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La cathédrale immortelle ?
D/2022/0095/70
ISBN 978-2-503-59966-3
eISBN 978-2-503-59972-4
DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.128585
ISSN 2566-0543
eISSN 2566-0551
Introduction
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 5-14.
10.1484/M.STMH-EB.5.129291
6 Dominique Poirel et Pascale Bermon
et le lieu le plus sacré de chaque Église particulière. Néanmoins, ses sculptures, ses
fresques et ses vitraux associent aux sujets religieux les représentations des signes
du zodiaque et des travaux des champs, des métiers séculiers et des arts libéraux,
d’une faune et d’une flore universelles, voire imaginaires, qui font d’elle un abrégé
de l’univers profane aussi bien que sacré, un édifice monde.
Les usages de la cathédrale se ressentent de cet entrelacement du temporel
et du spirituel. Outre les cérémonies religieuses ordinaires et extraordinaires, la
cathédrale est par sa taille et son prestige l’emplacement privilégié d’événements
de toute nature. Sans parler de Notre-Dame de Reims, où s’accomplit d’ordinaire
le sacre des rois de France, sans parler de Notre-Dame de Paris, où se célèbrent
ensuite les grandes cérémonies nationales, c’est dans la cathédrale d’Amiens, pour
ne prendre qu’un exemple, que le roi Louis IX rend en 1264 son arbitrage entre
le roi d’Angleterre Henri III et ses barons révoltés ; que son fils Philippe III
renouvelle en 1279 avec Édouard Ier Plantagenêt le Traité de Paris ; que le roi de
France Philippe VI reçoit en 1329 l’hommage du roi d’Angleterre Édouard III ;
que Guillaume Jouvenel des Ursins, au nom du roi Louis XI, prend en 1463
possession des villes de la Somme rachetées au duc de Bourgogne Philippe le
Bon ; qu’Henri II ratifie en 1550 le Traité d’Outreau, et ainsi de suite jusqu’à
l’inauguration en 1987 des commémorations du Millénaire capétien. Loin d’être
profané par ces usages séculiers, le caractère religieux de l’édifice en est comme
renforcé, tandis qu’il leur confère en retour un surcroît de prestige et de majesté.
On pourrait continuer longtemps la liste des paradoxes : la cathédrale est dans
son principe l’église de l’évêque, l’écrin de sa chaire ; en pratique, elle est surtout
l’affaire des chanoines cathédraux, qui assurent l’animation liturgique de l’édifice
et veillent à son entretien matériel ; et on a vu qu’elle servait aussi de bâtiment
public, de lieu de rassemblement ; elle est enfin la maison de tout un chacun, celle
où l’on aime à déambuler et à se rencontrer. Au plan architectural, les cathédrales
semblent tendues entre la basilique gréco-romaine, grands édifices civils à plan
rectangulaire, et d’autre part le sanctuaire à plan centré, cruciforme, polygonal ou
en rotonde selon l’Anastasis du Saint-Sépulcre ; de là l’essor des plans en croix
latine, avec abside et déambulatoire. Le regard y est verticalement aspiré vers
le haut de l’édifice, en direction des voutes et des fenêtres hautes, d’où vient la
lumière ; mais en même temps il est horizontalement orienté vers le chœur et
l’autel majeur, où se célèbre l’Eucharistie. Dans les cathédrales gothiques spéciale
ment, le visiteur est saisi d’emblée par une immédiate transparence de l’édifice,
lequel se donne à voir dès l’entrée comme un tout immense ; et à l’inverse, la
succession régulière des chapelles et des piliers, des ouvertures et des clôtures
alternées, scande sa déambulation des portails vers la crypte, vers le chœur ou la
chapelle axiale, et lui impose la durée d’un parcours initiatique, le rythme d’un
pèlerinage.
Ces paradoxes se ramènent tous à ceci : l’église cathédrale est l’image statique
d’une dynamique, la cristallisation dans la matière d’une tension et d’un mouve
ment infinis, du multiple vers l’un, du profane vers le sacré, de l’humain vers le
divin. Comme l’arche de la sagesse, décrite par Hugues de Saint-Victor, elle est
8 Dominique Poirel et Pascale Bermon
Dominique Poirel
introDuction 9
Fidèle à la fois aux méthodes les plus récentes adoptées sur les chantiers de
restauration de monuments historiques, et à la vocation de l’Institut d’Études
Médiévales de l’Institut catholique de Paris, le présent volume se veut pluridisci
plinaire. Il allie le travail des historiens médiévistes et modernistes, des architectes,
des musicologues, des théologiens, des liturgistes, des littéraires, des philosophes,
pour nous donner à comprendre la cathédrale, plus particulièrement encore
Notre-Dame, dont le terrible incendie du 15 avril 2019 oblige à penser, au-delà
de l’habituelle la restauration de l’existant, la restitution d’un ensemble en partie
disparu.
Les quatre premières contributions sont consacrées à la cathédrale médiévale,
révélée par ses fonctions et ses usages. Puis viennent trois contributions portant
sur la cathédrale mentalement construite, à travers ses lectures spirituelles, litté
raires et philosophiques. Les trois suivantes évoquent « la confrontation aux
épreuves : réparer et restaurer ». Le volume se clôt par trois contributions sur
Notre-Dame de Paris, depuis le drame du lundi 15 avril 2019 jusqu’aux projets
de restauration et d’aménagements intérieurs, préparant la réouverture du monu
ment au public, annoncée ici pour le 16 avril 2024.
Pascale Bermon
Partie I
Conçue au début des années 1160, la cathédrale gothique est restée en chan
tier de manière quasi ininterrompue jusque dans la seconde moitié du xive siècle,
au gré de multiples transformations, sans jamais perdre sa cohérence architectu
rale (fig. 1)1.
1 Pour une analyse plus détaillée de l’histoire de la cathédrale au Moyen Âge je me permets de
renvoyer à la récente publication : Dany Sandron, Notre-Dame de Paris. Histoire et archéologie
d’une cathédrale (xiie-xive siècle), Paris : CNRS Éditions, 2021.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 17-32.
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18 Dany sanDron
Le projet initial
2 Chronique de Robert de Torigni, abbé du Mont Saint-Michel, suivie de divers opuscules historiques de
cet auteur et de plusieurs religieux de la même abbaye, éd. Léopold Delisle, Rouen : Brument et
Métérie, 1873, t. 2, p. 68.
3 Victor Mortet, Maurice de Sully évêque de Paris (1160-1196). Étude sur l’administration épisco
pale pendant la seconde moitié du xiie siècle, Paris – Nogent-le-Rotrou : Daupeley-Gouverneur,
1890, p. 101, n. 3.
4 Ibid., p. 104, n. 1.
5 Chronique de Robert de Torigni, t. 2, p. 68.
6 Josiane Barbier, Didier Busson, Véronique Soulay, « Avant la cathédrale gothique », dans
Notre-Dame de Paris, éd. cardinal André Vingt-Trois, Patrick Jacquin, Jean-Pierre Cartier,
notre-Dame, une histoire architecturale 19
y voir aussi une citation des grandes basiliques paléochrétiennes, celles de Rome
en particulier, dont la cathédrale gothique reprend bien des caractéristiques en de
hors du plan à cinq vaisseaux, avec l’usage quasi généralisé des colonnes comme
supports, la prégnance du décor antiquisant et même, dans le chœur, de certaines
techniques qu’on pensait abandonnées à l’époque de sa construction, comme le
rattachement de l’astragale au sommet du fût de la colonne et non à la base du
chapiteau, comme nous avons pu l’observer récemment sur deux colonnes net
toyées dans la quatrième travée du collatéral extérieur nord du chœur (fig. 3)7.
Il revient à la cathédrale de Bourges, commencée une trentaine d’années après
Notre-Dame, de pousser davantage encore les références paléochrétiennes avec
l’étagement pyramidal des cinq vaisseaux, à l’image de la cathédrale Saint-Jean
de Latran, sur la façade de laquelle figurait depuis au moins la fin du xiie siècle
l’inscription élogieuse : omnium urbis et orbis ecclesiarum mater et caput8.
Gérard Pelletier, Dany Sandron, Strasbourg – Paris : La Nuée Bleue – Place des Victoires,
2012 (La grâce d’une cathédrale), p. 17-28.
7 Sandron, Notre-Dame de Paris, p. 82 et 92.
8 C’est-à-dire : « Mère et tête des Églises de la Ville et du monde ». Voir Dany Sandron, « An
cien et moderne. Considérations sur les sources architecturales de la cathédrale de Bourges »,
dans Cathédrale de Bourges, éd. Irène Jourd’heuil, Sylvie Marchant, Marie-Hélène Priet,
Tours : Presses Universitaires François-Rabelais, 2017, p. 203-223.
notre-Dame, une histoire architecturale 21
du dernier niveau des tours carrés, étaient en effet destinés à amortir la charge de
flèches octogonales, comme la flèche du clocher nord de Saint-Denis, démolie au
xixe siècle, en offrait un exemple dans les années 1220. L’aisance financière du
chantier de Notre-Dame rend peu probable que ce renoncement ait pour cause
une mesure d’économie. Il résulte plus vraisemblablement du souci de ne pas
notre-Dame, une histoire architecturale 25
risquer de charger excessivement la façade, dont le premier niveau avait déjà bas
culé au moment de sa construction, comme l’a montré Andrew Tallon14.
Au demeurant, de nouveaux impératifs ont entraîné d’importants change
ments, avant même l’achèvement des tours. Ces modifications constituent une
autre caractéristique de la cathédrale, constamment modifiée jusque dans la
seconde moitié du xive siècle sans que soit contrariée l’unité d’ensemble du
monument.
14 Dany Sandron, Andrew Tallon, Notre-Dame de Paris, neuf siècles d’histoire, Paris : Pari
gramme, 2013 (rééd. 2019).
15 Ibid.
16 Grégoire Eldin, Les chapellenies à Notre-Dame de Paris (xiie-xvie siècle). Recherches historiques et
archéologiques, thèse de l’École des chartes, Paris, 1994, 3 vol.
26 Dany sanDron
Figure 9. Façade du bras sud du transept (Mapping Gothic France, Andrew Tallon)
28 Dany sanDron
17 Dieter Kimpel, Die Querhausarme von Notre-Dame zu Paris und ihre Skulpturen, Bonn : Rhei
nische Friedrich-Wilhelms-Universität, 1971.
18 Stephan Albrecht, Stefan Breitling, Rainer Drewello (dir.), Les portails du transept de la
cathédrale Notre-Dame de Paris. Architecture, Sculpture, Polychromie, Petersberg : Imhof, 2022.
notre-Dame, une histoire architecturale 29
que soient les motifs, liturgiques, esthétiques ou pratiques, elles ont été menées
systématiquement, touchant toutes les parties de l’édifice. Il n’y a guère que
la cathédrale de Rouen qui présente une histoire aussi riche en remaniements,
encore est-elle plus distendue. Le contexte parisien si particulier, avec l’accueil des
reliques de la Passion à quelques centaines de mètres de la cathédrale, suscita une
émulation spectaculaire qui métamorphosa Notre-Dame.
19 Dany Sandron, « Une savante mise en scène des reliques : l’architecture et le décor monu
mental de Notre-Dame de Paris dans la seconde moitié du 13e siècle », dans Cathédrales et
pèlerinages aux époques médiévale et modernes. Actes du colloque international de Paris X-Nanterre
(2008), éd. Catherine Vincent, Jacques Picke, Louvain-la-Neuve : Université catholique de
Louvain, 2010 (Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, 92), p. 89-103.
20 Éric Fernie, « La fonction liturgique des piliers cantonnés dans la nef de la cathédrale de
Laon », dans Bulletin monumental, t. 145, 1987, p. 257-266.
21 Michaël Davis, « Splendor and Peril : The Cathedral of Paris, 1290-1350 », dans The Art
Bulletin, t. 80, no 1, mars 1998, p. 34-66.
30 Dany sanDron
22 Pierre-Yves Le Pogam, « Die Lettner der ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts in Frankreich »,
dans Der Naumburger Meister. Bildhauer und Architekt in Europa der Kathedralen, Petersberg :
Imhof, 2011, t. 2, p. 1212-1220.
23 Dorothy Gillerman, « The Clôture of the Cathedral of Notre-Dame : Problems of Recons
truction », dans Gesta, t. 14/1, 1975, p. 41-61. ; Françoise Baron, « La partie orientale détruite
du tour du chœur de Notre-Dame de Paris », dans Revue de l’Art, t. 128/2, 2000, p. 11-29.
24 Dany Sandron, « L’autre métamorphose de Notre-Dame de Paris : la réfection du décor d’or
fèvrerie du sanctuaire (vers 1260-1340) », dans Setkavani. Studie o stredovekem umeni venovane
Klare Benesovske (Mélanges en l’honneur de Klara Benesovska), éd. Jan Chlibec, Zoë Opacic,
Praha : Artefactum, 2015, p. 378-386.
notre-Dame, une histoire architecturale 31
chœur fut refaite en utilisant largement un verre blanc orné de grisaille. Il en alla
de même pour les baies des tribunes du chevet. Ces modifications de la vitrerie
sont loin d’être mineures, elles entraînent un changement très net de l’éclairage
dans la cathédrale, avec la mise en valeur du sanctuaire par une lumière accrue.
Cette priorité accordée à la partie la plus sacrée de la cathédrale s’observe
également dans les ultimes modifications extérieures, apportées dans les années
1360-1370 sous la direction de Raymond du Temple, maître d’œuvre de la cathé
drale. Ce que les comptes de la fabrique de l’époque qualifient d’opus magnum
(grand œuvre)25 consista à remplacer les toitures en tuiles sur charpentes des
chapelles, bas-côtés et tribunes du chevet par des terrasses formées de grandes
dalles de pierre. C’est donc à cette époque, relativement tardive, que le chœur de
la cathédrale prit cet aspect qui nous est familier, avec ce traitement en gradins des
volumes du chevet (fig. 11). L’architecte Raymond du Temple en reprit la solution
pour la chapelle Saint-Christophe de l’hôtel-Dieu, qu’il reconstruisit en 1384, ou
encore pour l’oratoire de la Sainte-Chapelle ou ceux de la Sainte-Chapelle de
Vincennes, mais on peut s’interroger sur l’origine de ce parti, moins fréquent dans
les régions septentrionales du royaume que dans le midi, où des édifices comme
la cathédrale de Narbonne, dont le chœur était achevé en 1332, systématise ces
couvertures en terrasse sur les chapelles et les bas-côtés. Les contacts multipliés
du clergé parisien avec le midi, à la faveur de l’établissement de la Papauté en Avi
gnon, ont pu favoriser ces choix, sans exclure une culture élargie des architectes et
hommes de l’art à l’œuvre.
Après la fin du xive siècle, Notre-Dame subit peu de modifications, ce qui
n’exclut pas de multiples restaurations, certaines d’importance au début du xvie
siècle26 ou vers 1720, où l’architecte Boffrand restaura notamment la grande rose
du bras sud du transept27. Le mobilier subit quant à lui de constantes mises au
goût du jour, avant même l’installation du Vœu de Louis XIII et la réfection du
chœur liturgique et du sanctuaire, sous la direction de Robert de Cotte28. La
disparition de la plus grande partie de la vitrerie médiévale au xviiie siècle, à
l’exception notable des trois roses, modifia considérablement l’aspect intérieur de
la cathédrale29.
25 Archives nationales, LL 270, fo 10v et 12r, voir Sandron, Notre-Dame de Paris, p. 44-45.
26 Étienne Hamon, « Un dessin technique pour la réparation de la voûte de la croisée au début du
xvie siècle », dans Notre-Dame de Paris, éd. Vingt-Trois et al., p. 45.
27 Alexandre Gady, « La cathédrale du roi », dans Notre-Dame de Paris, éd. Vingt-Trois et al.,
p. 117-133.
28 Ibid. ; voir aussi Mathieu Lours, L’autre temps des cathédrales. Du Concile de Trente à la Révolu
tion Française, Paris : Picard, 2010, p. 153-163.
29 Françoise Gatouillat, « Les vitraux anciens », dans Notre-Dame de Paris, éd. Vingt-Trois
et al., p. 61-65.
32 Dany sanDron
11631. C’est au cours du carême, cette année-là, que le pape Alexandre III
(1159-1181), fuyant Rome sous la pression de l’empereur Frédéric Barberousse,
posa la première pierre de la nouvelle cathédrale de Paris dédiée à la Vierge
Marie2. À quelques mètres du chantier, sur l’autre rive de la Seine, l’abbaye royale
de Saint-Victor – à laquelle le quartier doit son nom – connaît une période très
florissante. De toute part, ne cessent d’affluer des savants et des moines, maîtres
comme élèves.
Au cours des mêmes années, un manuel de liturgie destiné à connaître un
vif succès voit le jour : c’est le Speculum Ecclesiae3. Il s’agit d’un traité concis et
essentiel, une sorte de manuel de premier cycle, qui concentre en soi toute la
connaissance et la réflexion allégorique sur la liturgie et les Écritures élaborée au
cours des décennies, et même des siècles précédents.
La genèse et l’élaboration du Speculum Ecclesiae se placent chronologiquement
dans le troisième quart du xiie siècle, très probablement après 1141, année de la
* Je tiens à remercier chaleureusement la Bibliothèque de l’École Française de Rome qui, dans les
moments difficiles liés à la pandémie, m’a permis d’améliorer et d’achever la rédaction de cette
contribution.
1 Encyclopédie théologique, t. 51, col. 669, Paris : Jacques-Paul Migne, 1854.
2 Dans la seconde moitié du xiie siècle, la monarchie capétienne de Louis VII accorde l’asile
au pape Alexandre III contre Frédéric Barberousse, qui soutenait l’antipape Victor IV. Pendant
ce séjour, le souverain pontife consacre aussi la nouvelle église abbatiale de Saint-Germain-des-
Prés en 1163. Pour une analyse plus détaillée, voir Marcel Pacaut, Louis VII et Alexandre III
(1159-1180), dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 132, 1953, p. 5-45, ainsi qu’Aryeh
Graboïs, Les séjours des papes en France au xiie siècle et leurs rapports avec le développement de la
fiscalité pontificale, dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 146, 1963, p. 5-18.
3 Andrea Pistoia, La Liturgie, miroir d’une identité. Édition critique et étude historique et doctrinale
du « Speculum Ecclesiae » du pseudo-Hugues de Saint-Victor, thèse de doctorat préparée à l’École
Pratique des Hautes Études (EPHE-PSL) et à l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes
(IRHT-CNRS) sous la direction de Dominique Poirel, qui sera déposée en 2022/2023.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 33-46.
10.1484/M.STMH-EB.5.129293
34 anDrea Pistoia
Le xiie siècle fut à certains égards une période très féconde pour les savants
– évêques, moines, chanoines – qui s’occupaient de mettre en ordre les connais
sances : d’Odon de Cambrai à Hugues de Saint-Victor, tous selon leurs intérêts, se
mettent à écrire des traités aux titres et enjeux similaires8. Au sein de cet ensemble
4 L’hypothèse de datation du Speculum Ecclesiae proposée par Damien Van den Eynde il y
a soixante-dix ans reste encore valide, même si l’absence de certains ouvrages cités ne peut
pas être un indice certain d’antériorité. « Si on peut y surprendre un écho des Sentences de
Pierre Lombard, on n’y trouve pas la moindre trace des ouvrages liturgiques ni de Sicard de
Crémone (fin du xiie siècle), ni de Robertus Paululus (peu avant 1184), ni même de Jean
Beleth. Tout cela invite à situer le Speculum Ecclesiae entre les Sentences du Lombard et le
Rationale de Beleth », Damien Van den Eynde, « Deux sources de la Somme théologique de
Simon de Tournai », dans Antonianum, t. 24 1949, p. 41.
5 Composées autour du 1155-1158. Pour la vie et les œuvres de Pierre Lombard, voir « Prolego
mena », dans Petrus Lombardus, Sententiae in IV libris distinctae, t. 1, Grottaferrata, Romae :
Collegium S. Bonaventurae ad Claras Aquas, 1971 ; ou encore Philippe Delhaye, Pierre
Lombard : sa vie, ses œuvres, sa morale, Montréal – Paris : Institut d’Études Médiévales – Vrin,
1961 (Conférences Albert le Grand).
6 Iohannes Beleth, Summa de ecclesiasticis officiis, Turnhout : Brepols, 1976 (CCCM 41),
p. 29*-36*.
7 « Antichambre du paradis » est le titre que Jacques Le Goff a donné à son article paru dans la
revue L’Histoire, t. 278, juillet-août 2003, p. 30-32.
8 Pour une description détaillée de ce genre de textes, voir Alain Rawel, Expositio missae. Essai
sur le commentaire du canon de la Messe dans la tradition monastique et scolastique, Thèse de
doctorat, Université de Bourgogne, Dijon, 2002, p. 61-117.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 35
9 La littérature liturgique rassemble trois types de documents : les livres liturgiques proprement
dits, les œuvres des écrivains qui ont traité des choses relatives au culte et la documentation
monumentale parmi lesquelles les édifices sacrés, les inscriptions et le mobilier occupent une
place toute particulière. Cette distinction est largement exposée par Cyrille Vogel, Introduction
aux sources de l’histoire du culte chrétien au Moyen Âge, Spoleto : Centro italiano sull’Alto
Medioevo, 1966, p. 9-19.
10 La tradition indirecte du Speculum Ecclesiae est vaste. Il est intéressant qu’une grande partie des
commentateurs liturgiques du xiiie et xive siècle le lisent et l’utilisent pour la rédaction de leurs
œuvres.
11 Guillaume Durand l’utilise à plusieurs reprises dans le Rationale, sans jamais le mentionner,
notamment dans les trois premiers livres et dans le cinquième, en discutant le symbolisme du
bâtiment de l’église et de ses parties, ou encore à propos de l’office divin ; voir Guillelmus
Durantus, Rationale divinorum officiorum VII-VIII, Praefatio – Indices, Turnhout : Brepols, 2000
(CCCM 140B), p. 262-263. Cependant, les références dans le Mitralis de Sicard de Crémone
sont remarquables : Sicardus Cremonensis episcopus, Mitralis de officiis, Turnhout : Brepols,
2008 (CCCM 228), p. XLII.
12 Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL, 177, col. 335-380.
13 Voir Éric Palazzo, « Historische Umrisse. Jalons pour une histoire de la liturgie (ve-xiie
siècles) », dans Divina officia : Liturgie und Frömmigkeit im Mittelalter, Wolfenbüttel : Herzog
August Bibliothek, 2004 (Ausstellungskataloge der Herzog-August-Bibliothek, 83), p. 17.
À propos de la réforme grégorienne, voir Gilbert Dagron, Pierre Riché, André Vauchez,
Christian Hanninck, Histoire du christianisme des origines à nos jours, t. IV : Évêques, moines
et empereurs (610-1054), Paris : Desclée de Brouwer, 1993, p. 767-866, ainsi que Sylvain Gou
guenheim, La réforme grégorienne. De la lutte pour le sacré à la sécularisation du monde, Paris :
Temps présent, 2010.
36 anDrea Pistoia
l’empereur.
Plutôt que mettre en évidence les aspects théoriques focalisés sur le culte
divin, ces œuvres ont l’ambition d’offrir un vademecum dont le clergé peut se
servir pour un exercice meilleur et plus efficace du ministère au sein de l’Église et
pour comprendre les significations les plus profondes et obscures présentes dans
chaque geste et élément du rite.
L’ordre qui structure le déroulement du Speculum Ecclesiae est indiqué par
sa capitulation. Ses neuf chapitres suivent une cohérence pédagogique et mysta
gogique. Tout d’abord, l’auteur décrit l’Église en général (ch. I) : la présente
contribution aimerait jeter un peu de lumière à son sujet. Pour que le lieu où
les croyants se rassemblent transcende la mondanité, l’enceinte à l’intérieur et à
l’extérieur doit être consacrée par le rite de la dédicace (ch. II). Le culte quotidien
peut enfin avoir lieu en son sein : l’office divin (ch. III), qui se suit le rythme
de l’année liturgique (ch. IV). Suit une classification des ordres ecclésiastiques
(ch. V) et des vêtements sacrés (ch. VI), à travers une comparaison entre l’Ancien
et le Nouveau Testament. Le septième chapitre est consacré à la description de
la messe, formant par son ampleur une sorte de petit traité dans le traité. Deux
derniers chapitres sur les saintes Écritures et la Trinité complètent le plan.
L’explication des offices ecclésiastiques a mis l’auteur face à un défi que
d’autres avant lui – à partir d’Isidore de Séville et d’Amalaire de Metz – avaient
dû affronter. Leurs exposés questionnent les composantes du rite, appliquant à
la description des pratiques cultuelles, des éléments de l’édifice ecclésiastique,
des objets ou des vêtements, la méthode d’exégèse allégorique déjà utilisée pour
interpréter les Écritures. Il s’agit d’offrir dans un ouvrage plus ou moins étendu
un aperçu de ce qu’est l’Église, de ce qui la caractérise comme structure sociale
et hiérarchique au sein d’une communauté et comment le choix de suivre ses
préceptes permet aux hommes d’obtenir le salut de la vie éternelle.
Le pseudo-Hugues veut transmettre son message sans équivoque et, après le
court prologue, commence ainsi le Speculum Ecclesiae :
Ecclesia igitur, in quam populus conuenit L’église, dans laquelle le peuple se réunit
ad laudandum Deum, significat Ecclesiam pour louer Dieu, signifie la sainte Église
sanctam catholicam, quae construitur in catholique qui se construit au ciel de
coelis uiuis ex lapidibus. Haec est domus pierres vivantes. C’est elle la demeure du
Domini firmiter aedificata. Angularis Seigneur, fermement édifiée. Le Christ a
fundamentum lapis Christus missus est15. été mis comme pierre angulaire et
fondement16.
Pour vivre sa vie rituelle jour après jour, l’église doit être dédiée et consacrée
avec un rite ad hoc21.
Après être devenue le corps mystique du Christ22, elle est enfin destinée à
accueillir en soi l’accomplissement de tous les sacrements, signes composés de
gestes et de paroles qui confirment et renforcent la foi du croyant. La fin des
sacrements est aussi d’accompagner la vie du fidèle à chaque étape de sa vie
terrestre dans l’espoir d’atteindre le salut dans l’au-delà.
Il existe une véritable relation entre l’Église terrestre, en suivant les instruc
tions de laquelle on obtient la possibilité d’accéder au Salut, et l’Église céleste, qui
l’assure pour toujours. Cette correspondance, ou plus proprement cette tension,
émerge précisément dans le premier chapitre du Speculum Ecclesiae et guide
l’auteur dans la présentation des acteurs de l’Église.
À l’extérieur
Superaedificati parietes Iudaei sunt et Les murs édifiés par-dessus représentent les
gentiles de quatuor mundi partibus juifs et les païens qui viennent au Christ
uenientes ad Christum. […] Turres autem des quatre parties du monde. […] Les
praedicatores sunt et praelati Ecclesiae, qui tours sont les prédicateurs et les prélats de
sunt munimenta et defensio eius. l’Église, qui sont son rempart et sa défense.
[…] Gallus qui superpositus est […] Le coq qui est placé au-dessus
praedicatores repraesentat24. représente les prédicateurs.
Les quatre parietes, les murs principaux qui composent la structure porteuse
de l’ensemble de l’église font allusion aux juifs et aux païens qui atteignent le
Christ des quatre parties du monde, expression de l’universalité du message chré
tien. Par extension, cette définition nous offre un aperçu de l’une des nombreuses
fonctions que l’Église a revêtues au Moyen Âge au sein de la société dans son
ensemble : un lieu de prière mais aussi de rendez-vous. Hors du chœur, où se
déroule le cérémonial liturgique réservé à ceux qui accomplissent l’office, l’église
est un lieu ouvert, tolérant, où le sacré et le profane se fondent, où il y a un
va-et-vient constant de laïcs, chanoines, prêtres, diacres et évêques. Le silence des
nefs et des déambulatoires est interrompu par les fidèles et les pèlerins qui prient
ou transitent mais aussi par des hommes de toutes sortes qui se rassemblent,
négocient ou prêtent serment. Le bâtiment église polarise la vie sociale, assume
un rôle de centralité dans la société médiévale, devenant une véritable agora, où se
déroule la vie de tous les jours, rythmée par le son fidèle des cloches.
Les turres représentent les prédicateurs et le clergé, les remparts et les défen
seurs de la doctrine. Face à la diffusion des mouvements hérétiques25 et à la
nécessité d’un renouvellement de l’approche à la matière divine, la prédication
connaît un élan extraordinaire et une métamorphose profonde déjà au xiie siècle,
même avant la naissance et la diffusion des ordres mendiants26. Le prédicateur
a comme but de diffuser la vérité au service de l’institution ecclésiastique pour
extirper les vices et affirmer la foi catholique ; à cet égard les tours sont les
remparts de la foi : puissantes et stables elles sont érigées pour résister en défense
aux progrès des hérésies et du péché à travers l’arme de la Parole.
Dans ce contexte allégorique qui domine le Speculum Ecclesiae, c’est donc la
figure du prédicateur qui prend racine dans la description qui suit. En présentant
les éléments architecturaux et structurels de l’Église selon le projet déjà évoqué,
le pseudo-Hugues montre clairement que chaque détail est identifiable à un
aspect de l’âme ou du corps du prédicateur, celui qui doit annoncer, proclamer et
transmettre la Bonne Nouvelle.
Le gallus représente en premier lieu le gardien, la sentinelle annonciatrice du
soleil levant, qui marque le passage de l’obscurité à la lumière. Par dérivation
de cette dichotomie ombre/lumière, le coq, choisi dès l’époque paléochrétienne
comme symbole de la résurrection, évoque dans le riche répertoire du bestiaire
biblique la voix qui perce l’obscurité du péché et de la mort et la vigilance,
que Pierre a négligée pendant la Passion, indispensable pour ne pas tomber en
tentation. Le pseudo-Hugues propose aussi une autre interprétation du coq : il dit
sommeil pour leur faire abandonner les œuvres des ténèbres27 ». Cette force sym
la présence et le rôle des prédicateurs, « qui réveillent ceux qui sont en proie au
représente sa vie qui tend toujours vers le haut. Le plectrum, le battant des cloches,
25 Sur ce sujet, Julien Théry, « Les hérésies, du xiie au début du xive siècle », dans Structures
et dynamiques de la vie religieuse en Occident (1179-1449), Rennes : Presses Universitaires de
Rennes, 2010, p. 373-386.
26 Voir à ce propos, Nicole Bériou, « Introduction » dans Prédication et Liturgie au Moyen Âge,
éd. Nicole Bériou, Franco Morenzoni, Turnhout : Brepols, 2008, p. 12.
27 « dormientes excitant ut abiciant opera tenebrarum ». Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd.
PL 177, col. 335D.
28 Le coq est cité plusieurs fois dans l’Écriture, notamment à propos du reniement de Pierre
(Marc. 14, 66-72 ; Matth. 26, 69-75 ; Luc. 22, 56-62 ; Ioh. 13, 37-50 ; 18, 25-27). Pour un
résumé de ce que le coq a représenté au cours des siècles entre sacré et profane, voir Colette
Beaune, « Pour une préhistoire du coq gaulois », dans Médiévales, t. 10, 1986 : Moyen âge et
histoire politique, éd. Georges Duby, p. 69-80.
29 Ps. 2, 9 ; Apoc. 2, 27 ; 12, 25 ; 19, 15.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 41
À l’intérieur
Ostium Christus est […]. Columnae Le portail est le Christ […]. Les colonnes
doctores sunt, qui templum Dei per sont les docteurs qui élèvent le temple de
doctrinam […] sublevant. […] Reclinatori Dieu par l’enseignement. […] Les
a contemplatiuos designant […]. Tigna reposoirs désignent les contemplatifs […].
sunt qui spiritualiter subleuant ; laquearia Les poutres sont ceux qui élèvent
qui ornant uel roborant […]. Gradus, spirituellement ; les plafonds, ceux qui
quibus ascenditur ad altare, spiritualiter ornent ou consolident […]. Les marches,
demonstrant apostolos et martyres par lesquelles on monte à l’autel, désignent
Christi30. au sens spirituel les apôtres et les martyrs
du Christ.
33 « per uitia non putrescunt », Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL 177, col. 337A.
34 Avant 1134, selon l’étude avancée par Marie-Odile Garrigues, « Quelques recherches sur
l’œuvre d’Honorius Augustodunensis », dans Revue d’histoire ecclésiastique, t. 70/1, 1975,
p. 420.
35 Marie-Odile Garrigues, L’œuvre d’Honorius Augustodunensis : inventaire critique, 3 vol., Göttin
gen : E. Goltze, 1986-1988 (Abhandlungen der Braunschweigischen Wissenschaftlichen Gesell
schaft, 38), t. 1, 1986, p. 178-197. Une description monumentale similaire de l’église, encore
plus détaillée et complète, apparaît déjà quelques décennies avant le Speculum Ecclesiae dans
la Gemma animae d’Honorius Augustodunensis, éd. PL 172, col. 586A-591C. À propos des
interprétations exposées dans la Gemma animae, voir aussi Dominique Iogna-Prat, « Aux
fondements de l’Église : naissance et développements du rituel de pose de la première pierre
dans l’Occident latin (v. 960-v. 1300) », dans « Das Haus Gottes, das seid Ihr selbst » : Mittelal
terliches und barockes Kirchenverständnis im Spiegel der Kirchweihe Mittelalterliches und barockes
Kirchenverständnis im Spiegel der Kirchweihe. Actes du colloque tenu à Mayence en janvier 2002,
éd. Ralf M. W. Stammberger, Annekatrin Warnke, Claudia Sticher, Berlin : Akademie
Verlag, 2006, p. 87-111, surtout p. 108.
36 Pour une analyse embryonnaire des sources du Speculum Ecclesiae, voir Heinrich Weisweiler,
« Zu Einflusssphäre der “Vorlesungen” Hugos von St. Viktor », in Mélanges Joseph de Gellinck,
Gembloux : Duculot, 1951, p. 527-581.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 43
Ecclésiologie
« L’Église terrestre prépare à voir le Roi immortel face à face40 ». Après le tour
d’horizon panoramique à l’intérieur et à l’extérieur de l’église, voici enfin dévoilée
en quelques mots la raison ecclésiologique qui a poussé l’auteur du Speculum
Ecclesiae à présenter une liste aussi riche et vivante : l’Église est une préparation,
un parcours d’initiation marqué par l’administration des sacrements en prévision
du moment où le croyant verra enfin devant lui le Roi immortel.
À ce stade, il faut poser ces deux questions : dans un manuel d’exégèse litur
gique qui devrait avoir, selon ce qui a été annoncé dans le prologue, l’objectif
de traiter les sacrements ecclésiastiques, pourquoi vouloir mettre en évidence la
description de l’église en tant qu’édifice allégorique et surtout pourquoi souligner,
dans le cadre de cette présentation, les figures du prédicateur et celles des hommes
qui « font » l’église ?
L’édifice sacré et sa représentation se sont enrichies, au cours des siècles,
d’un système de signes d’une grande ampleur dans l’objectif d’établir un lien
solide et visible avec Dieu. Cette structure dévoile la tension de l’homme qui
a codifié ce langage vers l’idéal de la Jérusalem céleste, qui a profondément
influencé à la fois l’architecture et de manière strictement complémentaire la
liturgie au Moyen Âge. Cela a également inspiré certains des plus beaux hymnes
de la tradition liturgique médiévale tels que, par exemple, Urbs beata Ierusalem qui
remonte à l’époque carolingienne, traditionnellement chanté pendant l’office de
la dédicace41. L’église terrestre est une projection des choses à venir dans le sens
37 http://fama.irht.cnrs.fr/oeuvre/271625.
38 Garrigues, Quelques recherches, p. 391.
39 Nombreux sont les points qui montrent les liens qui existent entre l’œuvre d’Honorius
Augustodunensis et le pseudo-Hugues. Par exemple, pour ce qui concerne les turres et les
éléments des cloches, voir Honorius Augustodunensis, Gemma animae, I, 143, éd. PL 172,
col. 588D-589A. Ces éléments apparaissent souvent dans des traités liturgiques de ce genre
pour décrire l’édifice ecclésiastique, voir Dominique Iogna-Prat, La maison Dieu, une histoire
monumentale de l’Église au Moyen Âge, v. 800-v. 1200, Paris : Seuil, 2006, p. 299.
40 « Ad hunc regem immortalem uidendum facie ad faciem praeparat se praesens Ecclesia »,
Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL 177, col. 338C.
41 Urbs beata Ierusalem, cf. Ulysse Chevalier, Repertorium Hymnologicum, Catalogue des chants,
hymnes, proses, séquences, tropes en usage dans l’Église latine depuis les origines jusqu’à nos jours,
t. 2, Louvain : Polleunis – Ceuterick, 1892, no 20918, 20934. À propos de l’hymne et de son
44 anDrea Pistoia
qu’elle préfigure et anticipe la Cité de Dieu42 sur terre qui, sous la forme d’un
rite, donne un sens renouvelé à un espace anonyme et sans Esprit. C’est pourquoi,
dans l’exposé pseudo-hugonien, chaque détail de la description symbolique de
l’église renvoie à un élément qui caractérise une vraie ville médiévale, les murs, les
remparts, la sentinelle et même ses habitants.
Le plan général qui, selon toute vraisemblance, sous-tend le premier chapitre
du Speculum Ecclesiae et qui a poussé le pseudo-Hugues à traiter de l’Église est
le désir de projeter dans un bâtiment en pierre l’idéal de la maison commune,
dans laquelle chaque croyant peut s’identifier. Il s’agit d’une sorte d’instrument
de cohésion sociale qui permet à tous les croyants de se sentir unis dans la
profession d’une seule foi et d’un même Credo, mais surtout de démontrer à quel
point ils occupent une place au sein de la grande communauté qui se rassemble
aujourd’hui sur terre et demain dans la louange éternelle. La volonté de décrire
le bâtiment à travers sa richesse symbolique manifeste essentiellement l’exaltation
marquée par la relation complémentaire qui existe entre les deux mondes et les
deux Églises, entre le peuple toujours en chemin, qui doit faire face au drame de
l’exil et à l’épreuve du désert43, et l’autre racheté au ciel, qui vit dans la paix et se
réjouit pour toujours : festum agit continuum44.
Dans cette perspective, nous comprenons le rôle joué par les descriptions
du prédicateur et les types d’hommes qui représentent et vivent l’Église. Le
prédicateur est celui qui parle en public, qui exhorte à suivre une idée ou un
précepte, qui sort de l’enceinte sacrée pour évangéliser le monde, qui défend aussi
la doctrine par l’arme de la parole et de la persuasion. En cela, tout l’éventail des
éléments qui caractérisent la façade, les clochers, le coq ou les cloches met en
évidence le rôle d’appel et d’attente que joue l’Église au sein de la communauté
sociale : invitation, exhortation et persévérance. En cela la prédication médiévale
est chargée d’une mission essentielle pour la vie de l’Église : maintenir vivante
« quasi sacramentel45 ».
la flamme de la foi, instruire, guider et orienter les consciences dans un contexte
histoire, voir Laurence Hull Stookey, « The Gothic Cathedral as the Heavenly Jerusalem :
Liturgical and Theological Sources », dans Gesta, t. 8/1, Chicago : University of Chicago Press,
1969, p. 35-41.
42 Voir Apoc. 21, 2 : « sanctam ciuitatem Ierusalem nouam descendentem de caelo a Deo, paratam
sicut sponsam ornatam uiro suo ».
43 « de exilio ascendens, per desertum suspirat ad patriam », Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd.
PL 177, col. 338B.
44 Ibid.
45 À propos du lien étroit qui existe entre la liturgie et la prédication au cours du Moyen Âge,
voir la contribution de Martin Morard, « Quand liturgie épousa prédication. Note sur la place
de la prédication dans la liturgie romaine au Moyen Âge (viiie-xive siècle) » dans Prédication
et liturgie au Moyen Âge, éd. Nicole Bériou, Franco Morenzoni, Turnhout : Brepols, 2008,
p. 79-126, en particulier p. 100.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 45
à Dieu. Ce qui ressort de la présentation de ces types, c’est leur caractère ; ils sont
présentés à la lumière d’un élément qui les caractérise et les distingue des autres
dans la vie ecclésiale. Il y a des contemplatifs comme les docteurs, il y a des saints
comme les martyrs, il y a ceux qui aident et contribuent à l’élévation spirituelle
et ceux qui d’autre part fortifient l’Église à travers leurs œuvres. Il semble évident
qu’au sein de l’Église, il y a de la place pour chacun, avec ses propres capacités
et limites. En substance, le pseudo-Hugues ne fait que rassembler en quelques
lignes toutes les âmes multiformes dont l’Église est la synthèse. C’est la projection
du fidèle qui se nourrit de l’Église avec sagesse (les doctores), avec humilité (le
clerus) et avec foi (apostoli et martyres). Comme uiui lapides46, tous les fidèles
sont appelés à construire et bâtir cette Église terrestre qui prépare et anticipe la
Jérusalem céleste47.
46 Voir I Petr. 2, 5-6 : « et ipsi tamquam lapides uiui superædificamini, domus spiritualis, sacerdo
tium sanctum, offerre spirituales hostias, acceptabiles Deo per Iesum Christum. Propter quod
continet Scriptura : Ecce pono in Sion lapidem summum angularem, electum, pretiosum : et
qui crediderit in eum, non confundetur ».
47 Voir Rom. 8, 9-11 ; I Cor. 6, 19-20.
48 Speculum de mysteriis ecclesiae, éd. PL 177, col. 342B.
46 anDrea Pistoia
croyant, l’homme médiéval, s’apprêtait à franchir le grand portail avec ses limites,
ses peurs mais surtout avec sa foi. Il espérait pouvoir ressembler aux vierges sages
qui ne se laissaient pas saisir du sommeil à l’arrivée de l’Époux49 dans l’espoir de
savourer la béatitude éternelle et le Paradis.
49 Matth. 25, 1-13.
sylvain dieudonné
le menu les célébrations de la « Fête des Fous1 ». Mais il faut attendre les
Dame à partir de 1198, dans un édit de l’évêque Eudes de Sully décrivant par
années 1240 pour voir apparaître les premiers manuscrits2, copiés dans les ate
liers parisiens. Ces manuscrits témoignent d’une pratique qui était déjà effective
quelque cinquante ans auparavant. Pratique improvisée ? Exécutée de mémoire ?
Les scribes reproduisaient-ils ce qu’ils avaient entendu dans le but de préserver
1 Voir Guillaume Gross, Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux 12e et 13e siècles,
Turnhout : Brepols, 2007 (Studia artistarum, 14), p. 28-29 ; voir également Craig Wright,
Music and Ceremony at Notre-Dame of Paris, 500-1550, Cambridge : Cambridge University Press,
1989, p. 338-339.
2 En particulier : Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus 29.1 (F), et Wolfenbüttel,
Herzog-August-Bibliothek, Helmst. 1099 (W2).
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 47-66.
10.1484/M.STMH-EB.5.129294
48 sylvain DieuDonné
un répertoire et d’apporter une aide aux futurs exécutant3 ? Toujours est-il que
la mémoire joue ici un rôle fondamental, qui a des répercussions sur la structure
compositionnelle de ces polyphonies.
Mais la fascination que nous procure encore aujourd’hui ce répertoire ne
doit pas nous faire oublier que, comme partout ailleurs, le chant de l’office à
Notre-Dame de Paris est quotidiennement dominé par le plain-chant monodique.
Son exécution est alors assurée par les chanoines, les enfants et les clercs attachés
au chœur de la cathédrale. La transmission a toujours été une donnée constitutive
du chœur de Notre-Dame, et si bon nombre d’enfants ont rejoint par la suite
le collège des chanoines, d’autres ont mené une carrière parfois exemplaire en
dehors du cloître, comme Pierre Certon (env. 1510-1572) à la Sainte-Chapelle ou
Jean Allaire († 1547) à la cour de François Ier.
La présence d’enfants rattachés au chapitre est attestée dans des chartes de
la cathédrale à partir de la fin du xie siècle. Dès l’an 1208 ils sont placés sous
l’autorité d’un magister cantus puis, à la fin du siècle suivant, leur instruction
en latin est confiée à un second maître, un grammaticus4. En 1411, Jean Gerson
(1363-1429), théologien, philosophe, chanoine de Notre-Dame et chancelier de
l’université de Paris, rédige une Doctrina, sorte de « règlement intérieur », pour
l’éducation et la gouvernance du chœur d’enfants de la cathédrale5.
Durant l’office, l’usage de la polyphonie n’a pas d’autre but que de rehausser,
d’embellir le culte pour les jours de fête. Ainsi, selon le degré de solennité sont
mis en polyphonie, en organum – sont « organisés » – l’alléluia et le graduel de la
messe, certains répons de l’office de matines, le répons des premières vêpres et le
Benedicamus Domino.
Concernant le plain-chant, nous ne possédons pas (à de trop rares exceptions
près) de manuscrits parisiens antérieurs aux missels et bréviaires du xiiie siècle.
Les missels contiennent un important prosaire qui inclut de nombreuses compo
sitions d’Adam de Saint-Victor († vers 1146) qui, entre 1107 et 1134, est precentor
à Notre-Dame, dans la cathédrale qui a précédé celle que nous connaissons
aujourd’hui, avant d’intégrer l’abbaye Saint-Victor de Paris.
Dans les années 1270, un voyageur vraisemblablement anglais, de passage
à Paris, décrit dans un traité, De mensuris et discantu, les pratiques musicales
polyphoniques liées à Notre-Dame. Ce traité, qu’à la suite d’Edmond de Cousse
maker la musicologie moderne appelle l’Anonyme IV6, nous précise que « maître
Pérotin a écrit d’excellentes compositions à quatre voix, comme Viderunt, Se
La séquence est une forme musicale et poétique qui apparaît au ixe siècle
dans l’abbaye de Saint-Gall, en Suisse, sous la plume du moine Notker Balbulus
(Notker le Bègue, 840-912). Il s’agit de placer les syllabes d’un texte, composé
pour la circonstance, sur chacune des notes d’un long mélisme chanté, à l’époque,
par les enfants après l’alléluia de la messe. La séquence est basée sur la répétition,
deux à deux, de courtes phrases mélodiques de dimensions variables. Cette forme
de composition s’étend dans toute l’Europe en subissant diverses évolutions.
Principalement, la rime vient supplanter la simple assonance en [a], issue de
l’alléluia.
À Paris, le génie d’Adam de Saint-Victor transfigure totalement le genre. Les
phrases mélodiques procèdent toujours par deux, mais celles-ci sont désormais
totalement indépendantes de l’alléluia. Les séquences, que l’on appelle proses
dans les livres parisiens, sont maintenant de véritables poèmes. Sur les cinquante-
trois proses que l’on peut attribuer à Adam9, et qui étaient chantées à l’abbaye
Saint-Victor, trente-neuf ont été reprises dans le prosaire de Notre-Dame qui
compte quelque quatre-vingt-huit compositions réservées aux jours de fête, de
solennité, ainsi qu’à la messe des principaux saints célébrés dans l’Église de Paris.
Les poèmes d’Adam de Saint-Victor n’ont généralement pas supplanté les proses
anciennes des jours de fête, mais ont complété le prosaire. Ainsi, la séquence (ou
prose) notée dans les manuscrits parisiens pour le jour de Pâques, Fulgens preclara
rutilat, est présente dès le xe siècle dans de nombreux manuscrits de l’école de
Saint-Martial de Limoges. Par contre, les compositions d’Adam de Saint-Victor
ornent presque tous les jours de l’octave de Pâques. La prose Lux illuxit dominica,
par exemple, était chantée à Notre-Dame le jeudi de cette semaine.
7 « Ipse vero Magister Perotinus fecit quadrupla optima, sicut : Viderunt, Sederunt, cum abun
dantia colorum armonice artis », voir Coussemaker, Scriptorum de musica medii aevi, t. 1,
p. 342.
8 Ce sujet a été magistralement étudié et démontré, pour les polyphonies à trois ou quatre
voix, par Guillaume Gross, dans son ouvrage : Chanter en polyphonie. Aussi, notre étude se
cantonne-t-elle aux polyphonies à deux voix, et montre que ces principes étaient déjà une
évidence au tout début de la polyphonie à Notre-Dame.
9 Voir Jean Grosfillier, Les Séquences d’Adam de Saint-Victor, Brepols : Turnhout, 2008 (Biblio
theca Victorina, 20).
50 sylvain DieuDonné
Les mélodies des proses sont souvent composées dans une tessiture assez
étendue, explorant les registres graves et aigus de la voix. Elles possèdent leurs
propres tournures idiomatiques, caractéristiques de l’époque de leur composition,
dans tous les cas bien postérieure au chant grégorien. Une même mélodie peut
porter plusieurs textes, comportant les mêmes mètres, et inversement un même
texte peut être porté par plusieurs mélodies. C’est le cas de la prose Lux illuxit do
minica qui était chantée à l’abbaye Saint-Victor sur une mélodie en RÉ, et à Notre-
Dame sur une autre mélodie, en SOL. Cette dernière se rencontre sur cinq textes
différents, avec quelques variantes ornementales10. Comme le texte de Lux illuxit
dominica est sensiblement plus court que celui des autres proses composées sur la
même mélodie, l’auteur y a opéré quelques savants découpages. Ce type d’arran
gement permet à une mélodie préexistante de s’approprier un texte nouveau
(fig. 1).
Nous allons nous concentrer sur quelques aspects de la rhétorique poétique
présente dans cette œuvre.
Dès la 1re strophe, le mot lux est, si l’on peut dire, mis en lumière. Composé
d’une seule syllabe, il est entendu de manière incisive jusqu’à cinq fois, en ana
phore. Au tout début, lux est associé à illuxit de telle manière que, d’emblée,
on entend une répétition (epizeuxis) phonétique [lysi-lysi]. La même association
phonétique [lysi] se retrouve au début des 2e et 4e vers, et de manière amplifiée au
début du 3e vers [lyslysi].
Les verbes et les adjectifs qui lui sont associés donnent lieu à une gradatio :
lumière insigne, unique, lumière de la lumière, de la joie, de la gloire immortelle !
Tandis que les assonances [i] et [y] – les voyelles les plus brillantes de l’alphabet –
sont associées aux allitérations [l] et [s] issues, comme [y], du mot lux. De ce fait,
dans les deux premiers vers, la rime en [a] : « ica » – dominica, unica – prend un
relief particulier. Ces deux mots sont associés, Pâques étant la unica dominica, le
dimanche unique, qui englobe tous les dimanches du Temps. Strophe 1b, letitie
et glorie sont liés de la même manière : la joie de Pâques est celle de la gloire
immortelle.
La succession anaphorique de lux aboutit, au début de la deuxième strophe,
au mot diem. Le jour est sémantiquement associé à la lumière11. Il est intéressant
de comparer cette prose avec celle de l’octave de Pâques, également d’Adam de
Saint-Victor. Là, inversement, les anaphores sur dies aboutissent au mot lux :
10 Voir René-Jean Hesbert, Le prosaire de la Sainte-Chapelle, Macon : Protat frères, 1952 (Monu
menta Musicae Sacrae), p. 95.
11 « Quis est dies quem fecit Dominus ? Quare dies ? Quia lux est. Et vocavit Deus lucem diem
[cf. Gen. 1, 5] » (Quel est le jour qu’a fait le Seigneur ? Pourquoi est-il le jour ? Parce qu’il est
lumière. Et Dieu a appelé la lumière jour), Augustin, Sermon 226 In die Paschae III, éd. PL 38,
col. 1099.
52 sylvain DieuDonné
Adam nous en donne une clé de lecture dans la prose du mercredi de l’octave
de Pâques :
Tous ces textes commentent le graduel de Pâques dont le refrain est solennel
lement entonné tous les jours de la semaine pascale : Hec dies quam fecit Dominus,
exultemus et letemur in ea.
Adam s’inscrit dans une tradition héritée des Pères de l’Église, comme en
témoigne cette paraphrase enjouée et éloquente du Ps. 117, 24, extraite d’un
sermon attribué à saint Augustin : « Jour de bienveillance, jour de pardon, jour de
délivrance ! […] Ce jour joyeux et riche, exempt et resplendissant, est “comme
12 « Dies indulgentiae, dies remissionis, et dies liberationis […]. Dies iste laetus et latus, liber et
lucidus, “tamquam mille anni in conspectu Dei”, quia vere iste est “dies quem fecit Dominus” »,
ps.-Augustin, Sermon 21 pour la fête de Pâques, 4, dans Armand-Benjamin Caillau – Silvestre
Guillon, Collectio selecta Ss. Ecclesiae Patrum, complectens exquisitissima opera tum dogmatica et
moralia, tum apologetica et oratoria, Paris : Méquignon-Havard, t. 130, Paris : Parent-Desbarres,
1836, p. 138-140.
13 Voir Dom Jean Claire, « Le Cantatorium romain et le Cantatorium gallican, étude comparée
des premières formes musicales de la psalmodie », dans Orbis musicae, t. 10, 1990-1991,
p. 65-66 et n. 7.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 53
ce fait nous procure « les premières joies ». La cinquième strophe débute par sol
lemnitatum, anaphore phonétique et isolexique du sollemnis de la strophe 4a. Le
rythme et l’effet de progression sont ici remarquables pour signifier la montée vers
Pâques : « La gloire de ces solennités, c’est la victoire pascale ! ».
Ce climax est prolongé, strophe 6, alors que le poète dévoile le sens du
mystère de la Rédemption : « Dès lors, sous le voile déchiré, s’est révélé ce que
les ténèbres15 ». À la fin de la strophe, nous retrouvons, très exactement aux trois
l’ancienne Loi a annoncé14, l’événement accomplit le signe et la lumière illumine
14 Voir ps.-Augustin, Sermon 21, 3 : « Ut “revelata facie gloriam Domini speculemur”
(II Cor. 3, 18), quod legis antiquae mystico nobis velamine velabat, velum abscidit » (Afin que
nous contemplions la gloire du Seigneur à visage découvert, le voile qui, comme une enveloppe
mystérieuse autour de la Loi ancienne, nous la dissimulait, elle [la Passion] l’a déchiré).
15 Voir ps.-Augustin, Sermon 21, 4 : « Dies iste tenebras nescit, quia ipse primus tenebras effuga
vit » (Ce jour ne connaît pas les ténèbres, car lui-même a le premier dissipé les ténèbres).
54 sylvain DieuDonné
L’organum
16 Rappelons qu’il écrit près d’un siècle après les faits, au sujet d’un répertoire alors toujours en
usage dans la cathédrale…
17 « Et nota quod Magister Leoninus, secundum quod dicebatur, fuit optimus organista, qui fecit
magnum librum organi de gradali et antiphonario pro servitio divino multiplicando », voir
Coussemaker, Scriptorum de musica medii aevi, t. 1, p. 342.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 55
Figure 3. Graduel Hec dies. Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms. Pluteus 29.1,
fo 108r.
56 sylvain DieuDonné
Le déchant
selon le principe du rythme mesuré. C’est une innovation capitale dans l’appré
hension du temps musical. Alors que jusqu’à présent le rythme du chant était
avant tout basé sur la déclamation du texte, les notes plus ou moins brèves ou
longues ayant une valeur relative déterminée par la structure textuelle et mélo
dique des pièces, on établit maintenant un rapport numérique entre des notes qui
seront deux ou trois fois plus longues que d’autres. Ce système est organisé selon
plusieurs « modes rythmiques » suivant l’ordre des longues et des brèves. Par
exemple, le premier mode alterne – ⏑, le deuxième mode, ⏑–, le troisième mode
– ⏑⏑, etc. Cela a permis à Pérotin de superposer plus de deux voix simultanées,
jusqu’à trois et même quatre, et à l’art musical d’évoluer vers des polyphonies de
plus en plus complexes.
Après le verset, il est d’usage de reprendre le refrain du graduel. Mais ici, cette
reprise a été totalement réécrite, revisitée par Pérotin (fig. 4).
L’incipit (section A) et la coda (section H) sont écrits dans le style ancien.
Entre les deux, la partie centrale est composée dans le nouveau style, en déchant :
la voix organale est en premier mode rythmique (– ⏑ – ⏑…–) au-dessus d’une te
neure en valeurs longues et régulières (cinquième mode). Les rencontres de notes
se font majoritairement sur les intervalles harmoniques (octave, quinte, unisson,
quelquefois quarte). Ces intervalles sont amenés par des notes d’ornementation
(notes de passage, broderies…).
La section A fait entendre d’emblée une résonnance harmonique : au-dessus
du LA teneure, le LA-octave amène le MI-quinte qui dominera toute la com
position. Le discours mélodique de l’organum est alors amorcé par un jeu de
broderies : tout d’abord un « groupe broderie » en tension autour de FA, puis par
gradatio autour de MI, la quinte résonnante. Cette introduction nous permet ainsi
d’entendre les deux cellules mélodiques qui seront à la base de tout le déchant qui
suit : β, cellule ascendante de trois notes, MI-FA-SOL et δ, cellule FA-SOL-MI,
servant ici de liaison21.
Le contrepoint doit trouver sa cohérence en tenant compte de la teneure qui
s’impose comme la base de la polyphonie. Le duplum use ici encore de nombreux
procédés rhétoriques22.
Dans la section B, la cellule β est énoncée au début et à la fin (complexio), les
deux répétitions étant séparées par la cellule δ.
La section C se termine comme la section B sur β (conversio), tandis que la
cellule δ est amplifiée, inclue dans un large mouvement mélodique qui prend sa
source au LA aigu et se prolonge jusqu’au DO grave (LA-SOL-FA-SOL-MI-RÉ-
DO).
21 Ces deux cellules étaient déjà présentes dans le premier énoncé du Hec dies. À des fins de clarté,
nous utilisons ici le sigle qui leur était alors attribué.
22 La terminologie employée est celle des traités (Voir Gross, Chanter en polyphonie). Un tableau
récapitulatif est proposé, table 4.
58 sylvain DieuDonné
Figure 4. Graduel Hec dies (reprise) (Florence, BML, Pluteus 29.1, f° 109r)
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 59
Section D, les rôles sont inversés : complexio sur δ, tandis que β est répétée
deux fois de suite (conduplicatio) entre les deux énoncés de δ qui, la seconde fois,
est de nouveau amené par le LA aigu23.
La section E débute par la cellule δ qui terminait la section D (anadiplosis) et
prolonge sa mélodie vers le RÉ. Section F, la reprise de δ est prolongée cette fois
jusqu’au DO. Cette ponctuation au grave précède et annonce la dernière phrase
qui, par contraste, attaque directement sur SOL.
La section G procède d’emblée par une descente répercutée sur SOL, puis sur
FA, selon le principe ornemental spécifique de la florificatio vocis24. Cette manière
très vocale de faire vivre le son sur divers degrés précède la cadence.
Enfin, la coda finale (section H) répond par le mouvement inverse de celui de
l’incipit (A) : retour à l’octave à partir de la quinte en une ascension, MI-SOL-LA,
répétée par deux fois (conduplicatio), le SOL ayant alors une fonction ornemen
tale, broderie ou appogiature.
Cette musique, par ses longues vocalises, semble totalement s’affranchir du
texte. Mais elle reprend à son compte, dans une grande unité de pensée, les figures
propres à l’art poétique. La répétition permet de donner à la fois une couleur et un
rythme au discours (textuel et/ou musical), tout en faisant appel à la mémoire ;
elle est de ce fait associée à la notion de beauté.
Le motet
23 Tout comme l’incipit de C, ce qui donne lieu, si on réunit les sections C et D, à une complexio.
24 Selon Jean de Garlande (1190-ap. 1252), la florificatio vocis, la répétition de la même note, est ce
« qui fait qu’un son inconnu devient connu. Grâce à cette reconnaissance, l’audition procure du
plaisir ». Voir Gross, Chanter en polyphonie, p. 115-116 et 160-163.
25 Selon sa signification première, la clausule désigne la fin d’une phrase ou d’un texte, et devrait
donc qualifier la coda (section H) de l’organum que nous venons de voir. Dans le cadre des
grandes compositions de l’école de Notre-Dame, ce terme signifie également la section en
déchant de l’organum. Voir Olivier Cullin, article « Clausule » dans le Guide de la musique du
Moyen Âge, éd. Françoise Ferrand, Paris : Fayard, 1999, p. 173.
26 Tropes logogènes.
60 sylvain DieuDonné
à l’organum dont il est issu. Le motet Dat superis (fig. 5) est entièrement orienté
vers ses deux derniers mots, hec dies, qui sont ceux de l’incipit du graduel de
Pâques, tandis que la mélodie du plain-chant sert de support à la polyphonie.
À la contrainte de devoir composer une polyphonie cohérente sur une teneure
issue du plain-chant, s’ajoute celle du texte. La parfaite concordance rythmique
et structurelle du poème et de la mélodie nous laisse à penser qu’ils ont dû être
conçus simultanément.
Nous trouvons cette composition sous forme de clausule dans le manuscrit de
Florence, et sous forme de motet dans le manuscrit de Wolfenbüttel27. Comme
à cette époque les musiques syllabiques ne sont pas encore dotées d’écriture
rythmique, la clausule mélismatique nous est utile pour reconstituer le rythme du
motet. Celui-ci est écrit en troisième mode rythmique (– ⏑⏑ – ⏑⏑… –) tant pour
la teneure que pour la voix polyphonique.
Le motet Dat superis est composé de dix vers de dix syllabes chacun, sauf les
vers 4, 8 et 9 qui sont de quatre syllabes, et le vers 3 qui est de sept syllabes.
Mis en musique, chaque vers est ponctué par un silence, et donc clairement
identifiable en ce qu’on appelle un ordo. Il est à noter que la succession des vers
8 et 9, chacun de quatre syllabes, entrecoupés d’un silence ne brise pas la carrure
générale qui est de quatre pulsations 28 par ordo. La teneure, quant à elle, se déploie
par ordines parfaitement réguliers de deux pulsations chacun, et la mélodie du Hec
dies grégorien est répétée quatre fois.
Au début, les deux voix procèdent dans une parfaite concordance rythmique
(un ordo du motet pour deux ordines de la teneure). Mais à partir de la section
C, du fait de l’amputation de trois syllabes au vers 3 (rutilant insignia), puis de
trois autres au vers 4, elles se répondent l’une l’autre assurant par ce contrepoint
structurel, une présence rythmique ininterrompue.
Le poème est ponctué par la rime [ia], et même [ias] à partir de la deuxième
phrase. Ces rimes sont toutes issues de mots proparoxytons, et donc selon la
même rythmique29. À la rime phonétique correspond une rime rythmique. Cette
rime n’anticipe pas le [ɛs] du hec dies final (sauf pour le [s]), mais elle lui permet
a contrario de resplendir par l’étonnement phonétique qu’il procure. Par contre, ce
[ɛs] précédé des voyelles [e] et [i] (celebris) renvoie au Rex (vers 7) du début de la
phrase, et aux voyelles [e] et [i] qui suivent (sideris etheris).
Les vers sont composés de 4 + 3 + 3 syllabes et sont rythmés par une
assonance en « i ». Le premier vers répartit le texte selon cette division : un mot
de quatre syllabes (en fait un monosyllabe : dat, suivi d’un mot de trois syllabes :
27 F, fo 155r et W2, fo 179v. Les deux manuscrits présentent quelques menues variantes mélodiques
qui ne remettent aucunement en cause la structure d’ensemble de la pièce.
28 Une pulsation correspond à l’entité de base du mode rythmique, ici un pied dactylique (– ⏑⏑).
29 Aux vers 7 et 10, les paroxytons vĭās et dĭēs, dont la syllabe accentuée est brève, sont chacun
précédés d’un monosyllabe long par nature. Celui-ci reçoit de fait l’accent rythmique de la
phrase, faisant du groupe de mots (iām vĭās ou hēc dĭēs) un proparoxyton.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 61
superis), et deux mots de trois syllabes (inferis et gaudia). Ce principe est constant,
sauf pour les vers 2 et 3, ce qui ne modifie pas pour autant l’impression de balan
cement rythmique, du fait que l’assonance en « i » est conservée à sa place (qua
trième et septième syllabes).
Exceptionnellement, au vers 6, l’assonance en « um » vient assombrir par
contraste le « i » par ailleurs très présent (« car tu provoques un obscur gémisse
ment »). Une autre exception, remarquable, concerne les vers situés immédiate
ment après un vers de quatre pieds. La première assonance rythmique en « ias »
(à la quatrième syllabe) y est perçue comme une rime du vers précédent…
(cf. vers 5 et 10)
Les accents du texte tombent toujours sur la 1re brève du mode rythmique30,
tandis que la finale des mots se trouve généralement sur la longue. Cette prosodie
donne à la musique un élan caractéristique qui nous renseigne sur la manière
d’interpréter ce mode.
Figure 5. Motet Dat superis (Florence, BML, Pluteus 29.1, fo 155r (clausule) /
Wolsfenbüttel, Helmst. 1099, fo 179v (motet))
Le texte est composé de trois phrases (vers 1-3 / 4-6 / 7-10), mais le motet
est conçu dans une parfaite continuité, tant pour le texte que pour la musique. En
effet, dans la mesure où le MI, associé au LA de la teneure, est la note de référence,
les deux premières phrases, ponctuées par un SOL aigu suspensif, appellent une
suite… Dans les deux cas (sections C et F), ce SOL est amené par une gradatio.
Section C, cette gradatio associée à la diminution du vers de dix à sept syllabes,
révèle l’émerveillement, la stupéfaction : « les emblèmes rutilent ! ».
Les répétitions mélodiques rhétoriques sont nombreuses. Nous relevons juste
quelques éléments caractéristiques. Si le premier ordo (A) se chante sur un
ambitus très resserré (4te RÉ-SOL, autour du MI), une gradatio place le mot inferis
au grave de superis. Ce rapport rhétorique entre figure mélodique et sens du texte
amène ainsi le RÉ grave, broderie structurelle du MI. Avant le dernier retour sur
MI, la mélodie se prolonge en inversant (comme un palindrome) la descente de
inferis (FA-MI-RÉ-MI-FA : épanados). Le deuxième ordo reprend et amplifie les
mêmes principes, signifiant ainsi la vite victoria.
64 sylvain DieuDonné
Le Mors fugias (D) semble précipité par le resserrement rythmique dont nous
avons déjà parlé. Il se retrouve ainsi isolé, comme la mort est isolée… À la suite de
cela, la section E, plus contournée et contrastée, accompagne l’idée de l’éviction
de la mort : « emporte d’ici tes menaces cruelles » !
La troisième phrase (à partir de G) est conçue structurellement, gramma
ticalement, mélodiquement et rythmiquement selon un parallélisme inversé
(chiasme). Mais en contrepoint de cela, une autre structure mélodique apparaît.
La section G est composée en miroir (epanados). Le mouvement droit, ascendant,
reprend la formule de la fin de F (anadiplosis) pour amener le SOL aigu. Mais
le mouvement contraire, descendant, est rompu par le MI anticipé de etheris. En
fait, il amorce une progression qui balaie, par paliers, toute la tessiture de la pièce,
du LA aigu jusqu’au DO grave (LA-SOL / SOL-FA / FA-MI / MI-RÉ / DO).
Au sein de cet agencement, le MI est répété comme un point fixe (color in
ordinatione) : point d’arrivée sur etheris et iam vias ; point de départ lorsque la
descente le rejoint et le dépasse sur dat pervias (H) et dat varias (I). Comme
dans le Hec dies en déchant, la ponctuation sur le DO grave précède et annonce la
dernière phrase du motet. La progression est alors résumée, sur celebris hec dies, et
amène cette fois le MI modal conclusif.
Pour comprendre le sens que donnaient aux cathédrales du Moyen Âge ceux
qui les ont bâties, on rêverait de disposer de traités de leur part exposant leur
projet et leur intention. À défaut, les sermons d’un évêque bâtisseur comme
Maurice de Sully, qui en 1163 posa la première pierre de la nouvelle cathédrale
de Paris, nous conservent quelque chose de leurs intentions pastorales. Au
moment où paraît l’édition de ses sermons1, on a choisi de publier et de
traduire ici celui qui précisément porte sur la dédicace d’une église. On y
trouve des éléments qui dévoilent une vision de l’église, comme lieu cultuel, à
la fois symbole et creuset d’un édifice moral et spirituel.
Après avoir décrit l’organisation territoriale du diocèse de Paris dans les
années où l’on construisait Notre-Dame (xiie-xiiie siècles), la présente
contribution s’intéresse à la prédication que l’évêque Maurice de Sully faisait
résonner sous les voûtes des édifices dans lesquels il prêchait. Quelques
indications relatives à la prédication médiévale en général, puis aux recueils
de sermons que nous a laissés Maurice de Sully, sont suivies d’un bref
commentaire du sermon 61 sur la dédicace. (P. B. et D. P.)
Maurice de Sully naît vers 1120 à Sully-sur-Loire, d’une famille modeste, selon
le témoignage des contemporains2. Il vient à Paris vers 1140 et y fait de solides
1 Cet exposé sur Maurice de Sully prédicateur et bâtisseur introduit, si l’on peut dire, à la
publication prévue en 2022 du volume : Jean Longère, De la chaire à la pierre : la prédication
au peuple de Maurice de Sully († 1196), évêque de Paris et bâtisseur de Notre Dame, texte et
traduction, à paraître au CTHS, dans la collection Documents inédits de l’histoire de France.
2 Voir Victor Mortet, « Maurice de Sully, évêque de Paris (1160-1196). Étude sur l’administra
tion épiscopale pendant la seconde moitié du xiie siècle », dans Mémoires de la Société de
l’histoire de Paris et de l’Ile de France, t. 16, 1890, p. 120-121, et pièces justificatives no 1,
2, 9, p. 285-289 (p. 6 et 7, 171-175 du tiré à part) ; Jean Longère, « Maurice de Sully :
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 67-80.
10.1484/M.STMH-EB.5.129295
68 Jean longère
études. D’après les suscriptions de diverses chartes, il semblerait qu’il ait été
clerc en 1147, diacre et chanoine avant 1150. Fin 1150, il devient archidiacre de
Paris avec la charge du Hurepoix. À la mort de Pierre Lombard en 1160, il est
choisi pour lui succéder, comme évêque de Paris, sur le conseil de Louis VII, qui,
consulté par les chanoines hésitant entre Maurice de Sully et Pierre le Mangeur,
Sur l’île de la Cité, jusqu’au début du xie siècle, l’église cathédrale, Sainte-
Marie, reste la seule église. Mais les chapelles sont nombreuses : leur origine sou
vent monastique ou canoniale ne les empêche pas d’être ouvertes aux habitants
du quartier ; un clergé fixe apparaît peu à peu à la tête de ces divers lieux de culte.
5 Adrien Friedmann, Paris, ses rues, ses paroisses du Moyen Âge à la Révolution. Origine et évolution
des circonscriptions paroissiales, avec 24 planches in texte et 4 plans en dépliant, Paris : Plon, 1959,
p. 345-409 ; Jacques Boussard, Nouvelle histoire de Paris. De la fin du siège de 885-886 à la mort
de Philippe Auguste, Paris : Hachette, 1976, p. 47.
70 Jean longère
À Paris, comme dans les autres diocèses, les paroisses ne relèvent pas toutes
pareillement de l’évêque. Parfois elles dépendent directement de lui : il en choisit
le curé, leur donne charge d’âmes, pourvoit à leurs besoins : c’est le cas pour 195
lieux de culte sur 426. Parfois les églises ne sont placées qu’indirectement sous
l’autorité du chef du diocèse : elles se trouvent sur les terres d’un chapitre, d’une
abbaye, d’un prieuré, d’une collégiale, voire d’une autre église ou d’un seigneur,
qui ont alors le droit de présentation du curé à l’évêque. Celui-ci peut accepter
ou refuser : dans le premier cas, il confère la charge d’âmes, cura animarum.
L’entretien du prêtre, la responsabilité du temporel reviennent normalement au
présentateur.
6 Sur Sainte-Madeleine de la Cité, voir Adrien Friedmann, Paris, ses rues, ses paroisses,
p. 384-386.
7 Voir Alain Erlande-Brandebourg, « Le grand dessein de Maurice de Sully (1160) », dans
Notre-Dame de Paris. Un manifeste chrétien (1160-1230). Actes du colloque organisé à Paris le
vendredi 12 décembre 2003, éd. Michel Lemoine, Turnhout : Brepols, p. 71-91 ; Denis Sandron,
« Notre-Dame, une architecture diocésaine et royale », dans Notre-Dame de Paris. Un manifeste
chrétien, p. 29-35. La construction de la nouvelle cathédrale a pu susciter l’hostilité des habitants
expropriés de ce quartier de la Cité. Voir aussi la diatribe de Pierre le Chantre († 1197),
pourtant second personnage du chapitre cathédral après le doyen, dans Verbum adbreviatum.
Textus conflatus, I, 84 : Contra curiositatem et superfluitatem edificiorum, éd. Monique Boutry,
Turnhout : Brepols, 2004 (CCCM 196), p. 574-585, en particulier p. 579, l. 120-124 : « Item
quidam sanctus et religiosus cuidam edificatori prelato qui eum receperat, dicit : Heu ! Quid
sibi vult ista altitudo domorum tuarum ? Quid turres ? Quid propugnacula in eis ? Credis quod
diabolus non possit huc ascendere ? Immo per hec te fecisti demonibus viciorum et socium ».
8 Voir Michel Fleury, « Paris du Bas-Empire au début du xiiie siècle », dans Paris, croissance
d’une capitale, éd. Guy Michaud, Paris : Hachette, 1961 (Colloques, Cahiers de civilisation),
p. 73-96.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 71
Les rapports ne sont pas toujours faciles entre les pouvoirs dont relèvent
conjointement les églises, surtout si sont impliquées des abbayes exemptes, telles
à Paris Saint-Germain-des-Prés ou Sainte-Geneviève. Le droit de présentation
joue à Paris pour 236 églises ou chapelles, chiffre plus élevé que celui des 195
nominations directes. Cependant, il ne faut pas oublier l’extrême dispersion des
instances que l’évêque a en face de lui. La première, celle de Saint-Martin-des-
Champs s’exerce sur vingt-sept lieux de culte. On tombe à seize avec le chapitre
cathédral, à treize avec Saint-Maur-des-Fossés. Plusieurs approchent le chiffre de
dix : Saint-Marcel, Longpont, Lagny (11), Saint-Germain-des-Prés (10), Sainte-
Geneviève, Saint-Victor (9)… Un dernier rapprochement : quarante-sept églises
sont dans la mouvance de Cluny ; quatre-vingt-quinze se rattachent aux moines
noirs de diverses abbayes ; quatre-vingt-une aux chanoines séculiers ou réguliers,
y compris deux aux Prémontrés. Limitée à deux, la part des moniales est faible.
Vers 1205, les statuts synodaux d’Eudes de Sully, successeur immédiat de
Maurice de Sully (1196-1208), enjoignent aux prêtres « d’avertir leurs paroissiens
au confessionnal ou au prône de venir au moins une fois par an à leur église-mère,
(c. 101), et de la pourvoir en aubes, nappes et autres objets de ce genre », car
« elle en manque beaucoup » (c. 93)9.
9 Les statuts de Paris et le Synodal de l’Ouest (xiiie siècle), éd. Odette Pontal, Paris : Bibliothèque
nationale, 1971, p. 80 et 87.
10 Toutes les références aux documents cités sont dans Jean Longère, « La prédication et
l’instruction des fidèles selon les conciles et les statuts synodaux depuis l’Antiquité tardive
jusqu’au xiiie siècle », dans L’encadrement religieux des fidèles au Moyen Âge jusqu’au Concile de
Trente. La paroisse – le clergé – la pastorale – la dévotion. Actes du 109e congrès national des sociétés
savantes, Dijon, 1984, Paris : C.T.H.S., 1985, p. 391-418.
72 Jean longère
En 813, le canon 17 du Concile de Tours invite à parler des fins dernières et,
pour une meilleure compréhension de l’auditoire, à employer la langue vulgaire11.
Diverses décisions conciliaires permettent d’entrevoir le contenu de la prédi
cation. Les assemblées demandent avec insistance qu’on explique le Credo et le
Pater. À Mayence en 813, à Meaux en 845, on parle sans autre commentaire du
symbole et de l’oraison dominicale. À Francfort, en 794, on ajoute préalablement
la foi en la sainte Trinité. Maurice de Sully s’inscrit dans cette ligne quand il insère
au début de son homéliaire un sermon, très court il est vrai, sur le Je crois en Dieu
et un autre plus long, mais qui n’est pas de lui, sur le Notre Père.
Sur les quatre-vingt-seize canons des statuts synodaux publiés vers 1205 par
Eudes de Sully, le successeur de Maurice de Sully, dix-sept s’intéressent à des
degrés divers à l’enseignement des fidèles. La pastorale sacramentaire est la plus
longuement traitée. Les prières à savoir par tout chrétien sont précisées : « Les
prêtres exhorteront sans cesse le peuple à réciter l’oraison dominicale, le Je crois
en Dieu, la Salutation de la Bienheureuse Vierge ». Sauf erreur, c’est la première
fois que le Je vous salue Marie apparaît dans un document législatif comme prière
à faire apprendre et à réciter. La construction de la nouvelle cathédrale n’y est
peut-être pas étrangère.
Le canon 10 du Concile Latran IV (1215) constate que les évêques ne peuvent
suffire à proclamer la parole de Dieu, en particulier dans les territoires étendus à la
population dispersée. Il demande que soient désignés dans chaque diocèse « des
hommes capables, puissants en œuvres et en paroles pour remplir sainement
le ministère de la sainte prédication ». Ils devront visiter le peuple confié aux
évêques lorsque ceux-ci ne pourront le faire, l’édifier par la parole et par l’exemple.
11 MGH, Leges III : Concilia, t. II/1 : Concilia aeui Karolini, éd. Albertus Werminghoff, Hanno
ver – Leipzig : Hahn, 1906, p. 288 : « Et ut easdem omelias quisque aperte transferre studeat
in rusticam Romanam linguam aut Thiotiscam, quo facilius cuncti possint intelligere quae
dicuntur ».
12 Voir Jean Longère, Les sermons latins de Maurice de Sully, évêque de Paris († 1196). Contribution
à l’histoire de la tradition manuscrite, Steenbrugge – Dordrecht : Sint-Pietersabdij – Kluwer
Academic, 1988.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 73
Robert Bossuat situe entre 1168 et 117014 ? On a deux points de repère : le Liber
Peut-on assigner une date précise à la composition du manuel latin que
13 Voir par exemple Jean Longère, « Maurice de Sully : l’évêque de Paris (1160-1196), le
prédicateur », dans Notre-Dame de Paris. Un manifeste chrétien (1160-1230), p. 48-50 ; Beata
Spieralska, « Entre latin et ancien français : deux versions des sermons de Maurice de Sully »,
dans Traduire de vernaculaire en latin au Moyen Âge et à la Renaissance. Méthode et finalités,
éd. Françoise Féry-Hue, Paris : École des Chartes, 2013 (Études et rencontres de l’École des
Chartes, 42), p. 21-37.
14 Robert Bossuat, compte rendu dans Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 111, 1953,
p. 297-300, du livre de Charles A. Robson, Maurice of Sully and the Medieval Vernacular Homily
with the text of Maurice’s Homilies from a Sens Cathedral Chapter Ms., Oxford : Blackwell, 1952.
15 La numération des sermons de Maurice de Sully est celle proposée par Johann Baptist
Schneyer, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters für die Zeit von 1150-1350, t. 4 :
Autoren L-P, Münster Westfalen : Aschendorff, 1972 (Beiträge zur Geschichte der Philosophie
und Theologie des Mittelalters, 43/4), p. 170-175.
74 Jean longère
Comme on l’a déjà annoncé, est ici proposé le sermon de Maurice de Sully
pour la dédicace d’une église : il s’agit du texte latin du sermon au peuple 61,
accompagné de sa traduction. On ne sait si Maurice de Sully, mort en 1197, a
prêché dans la nouvelle cathédrale dont il avait lancé la construction en 1163.
Son sermon pour la dédicace d’une église ne renvoie pas à une circonstance qui
serait liée à Notre-Dame : c’est un sermon-type proposé pour remplir l’office
de la prédication à l’occasion d’une dédicace d’église, en général. Néanmoins,
ce sermon peut donner des indications, même discrètes, sur la conception que
Maurice de Sully avait de l’édifice église.
Le peuple juif connaissait le rite de la dédicace souvent renouvelé à l’occasion
des destructions subies par le temple de Jérusalem et dont une fête annuelle
rappelait le souvenir. Très tôt, les chrétiens ont eu, outre des lieux de réunions va
riables, des édifices voués spécialement au culte. Avec la paix que connut l’Église à
partir du ive siècle, des constructions s’élevèrent dans toutes les régions devenues
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 75
16 Voir le rite de la dédicace d’une église utilisé au xiie siècle, dans Michel Andrieu, Le Pontifical
romain au Moyen Âge, t. 1 : Le Pontifical romain du xiie siècle, Città del Vaticano : Biblioteca
Apostolica Vaticana, 1938 (Studi e Testi, 86), p. 176-195.
17 Le culte catholique étant tout entier hommage à la Trinité, on n’a pas ressenti pendant long
temps la nécessité d’une fête spéciale en son honneur. Cependant Alcuin († 804), composant
un recueil de messes pour chaque jour de la semaine, insère à son début une Missa de sancta Tri
nitate. Voir Jean Deshusses, Le sacramentaire grégorien, t. 2, Fribourg : Éditions universitaires,
1979 (Spicilegium Friburgense, 24), n. 1806-1810. Jean Beleth († après 1182) dit qu’on doit
réciter le Credo à cette fête, Summa de ecclesiasticis officiis, éd. Héribert Douteil, Turnhout :
Brepols, 1976 (CCCM 41A), p. 74. Il précise qu’on peut la célébrer dans l’octave de la
Pentecôte, malgré les réserves du pape Alexandre III : « Quamvis Alexander Papa interrogatus
utrum fieri debeat, ait se nescire diem specialem de Trinitate, sicut nec de Unitate », ibid.,
ch. 62a, p. 111 ; voir Decretales Gregorii, II, 9, 2 et 3, éd. Aemilius Friedberg, Corpus iuris
canonici, t. II, Graz : Akademische Druck- u. Verlagsanhalt, 1955, col. 271. Sicard de Crémone
(† 1215) nomme les partisans et adversaires de cette fête, sans prendre lui-même une position
trop tranchée, Mitrale, VIII, 1, éd. PL 213, col. 385-387. Maurice de Sully s’inscrit dans la ligne
des liturgistes et des pasteurs qui intègrent la fête de la Trinité. Mais il la situe dans le sanctoral
de son homéliaire, certes au début de son troisième « livre », mais pas dans le temporal où la
fête aurait sa place normale dans l’octave de la Pentecôte.
76 Jean longère
l’apôtre à cette communauté et par son insistance sur la dignité du corps membre
de Jésus Christ, temple de l’Esprit.
Le Psaume 36, 27 Détournez-vous du mal et faites le bien renvoie à des thèmes
majeurs de Maurice de Sully : le combat contre les vices18, la pratique de bonnes
œuvres19. Mais l’invitation est discrète, voire étonnante, de la part d’un prédica
teur toujours prêt à proposer des listes de vices. Certes l’appel à se purifier, comme
on nettoie l’église avant la dédicace, est présent, c’est même une obligation pour
qui veut « célébrer dignement cette sainte et annuelle dédicace d’église ». Mais
la tonalité est positive : comme on orne l’église de tentures, chacun, en l’honneur
de l’édifice matériel, doit faire grandir les vertus de foi, d’espérance, de charité.
Les bannières suspendues aux murs sont les œuvres de miséricorde qu’il faut
pratiquer, autre thème majeur de la prédication de Maurice de Sully.
18 Dès le prologue de son homéliaire, Maurice de Sully a proposé une liste de vices à combattre :
dix ici, mais il a procédé à d’autres énumérations qui n’ont pas le même nombre et ne
suivent pas nécessairement le même ordre, cela plus de vingt fois. Parmi les auteurs spirituels
monastiques qui se sont intéressés très tôt à la classification, aux caractéristiques et à la façon
de combattre les vices, il faut citer au moins Évagre le Pontique (vers 345-399) qui joua un rôle
décisif dans la mise au point d’une liste de huit vices, selon cet ordre : gourmandise, fornication,
avarice, tristesse, colère, acédie, vaine gloire, orgueil ; cf. Évagre le Pontique, Traité pratique ou
Le moine, éd. Antoine et Claire Guillaumont, Paris : Cerf, 1971 (Sources chrétiennes 171),
p. 506-509. Cassien (vers 360-435) adopte la classification d’Évagre et contribue à la répandre
en Occident, voir Jean Cassien, Institutions cénobitiques, V, 1, éd. Jean-Claude Guy, Paris : Cerf,
1965 (Sources chrétiennes 109), p. 190 ; Conférences V, 10-11, éd. Étienne Pichery, t. 1, Paris :
Cerf, 1955 (Sources chrétiennes 42), p. 197-201. Pas de changement d’un auteur à l’autre,
sinon une inversion entre la colère et la tristesse. Le pape Grégoire le Grand a procédé à son
tour à l’énumération des vices principaux : orgueil, vaine gloire, envie, colère, tristesse, avarice,
gourmandise, luxure, voir Moralia in Iob, XXXI, xlv, 87-91, éd. Marcus Adriaen, Turnhout :
Brepols, 1985 (CCSL 143B), p. 1610-1613. L’ordre qui préside au classement de Grégoire se
veut logique et même génétique. Fidèle à la pensée augustinienne (De Genesi ad litteram libri
duodecim, XI, 15, 19, éd. Joseph Zycha, Praha – Wien – Leipzig : Tempsky, 1894 [CSEL 28/1],
p. 347 ; In Iohannis Evangelium tractatus, XXV, 16, éd. Radbodus Willems, 1954 [CCSL 36],
p. 257), Grégoire considère l’orgueil comme la racine de tout mal, le roi des péchés (Moralia in
Iob, XXXI, 87, éd. Adriaen, p. 1610). Dans le Prologue (s. 1), Maurice de Sully place l’orgueil
en tête de liste des vices, mais la suite de l’énumération diffère. Dans l’ensemble des sermons on
ne peut pas dire que l’orgueil occupe une place prépondérante. Il est même souvent omis, alors
que la luxure, l’avarice, la haine, sont régulièrement dénoncées.
19 Exercer les œuvres de miséricorde. En effet, parlant du Jugement dernier, Jésus énumère les
actes qui permettront d’être à sa droite : donner à manger ou à boire à qui a faim ou soif,
accueillir l’étranger, vêtir qui est nu, visiter le malade et le prisonnier (Matth. 25, 31-46). Ces
œuvres de miséricorde louées ici par Jésus correspondent aux œuvres de piété retenues par
le judaïsme et le Nouveau Testament. S’y ajoute l’ensevelissement des morts recommandé
par le judaïsme tardif (Tob. 1, 17-19). Voir Irénée Noye, « Miséricorde (œuvres de) », dans
Dictionnaire de spiritualité, t. X, Paris : Beauchesne, 1980, col. 1328-1349. Maurice de Sully a
plusieurs fois traité des œuvres de miséricorde : s. 4 pour la Circoncision du Seigneur ; s. 5 pour
l’Épiphanie ; s. 10 pour la Septuagésime ; s. 12 premier dimanche de Carême ; s. 17 dimanche
des Rameaux.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 77
Une note plus inhabituelle, c’est la dimension eschatologique, si l’on peut dire,
de la fête de la dédicace : se rendre tel qu’on « puisse devenir avec les anges,
compagnon et participant de la solennité éternelle ».
Ce sermon sur la dédicace exprime la vision qu’a Maurice de l’édifice religieux.
Comme on le constate, il s’agit d’une approche essentiellement morale. L’édifice
offre une image de l’âme du chrétien, à nettoyer du péché et à orner des vertus.
Cette prédication morale, prompte à dénoncer les vices et à recommander les
vertus, trouve d’ailleurs un écho dans le décor de Notre-Dame : le portail du
Jugement dernier, la rose ouest, notamment, incluent des représentations des
vices et des vertus.
L’idée de cathédrale
dominique iogna-prat
Un monument d’exception
Un pareil Dieu de pierre est pourtant paradoxal au regard des origines chré
tiennes. Les premiers disciples du Christ n’aspirent, de fait, qu’à dépasser au plus
vite le monde d’ici-bas. Ils rejettent autant la sacralité diffuse du paganisme que la
référence juive au lieu unique qu’est le Temple de Jérusalem. Le seul lieu de leurs
désirs est la Jérusalem céleste. Leur communauté est la plus spirituelle possible :
elle est constituée des seules « pierres vivantes » que sont les fidèles. Ce n’est
que tardivement, entre 800 et 1200, que l’Occident latin commence à établir un
rapport d’équivalence entre l’église et l’Église, le contenant et le contenu, le bâti
ment et la communauté. Suivant une logique qui installe le monument porteur de
l’institution ecclésiale dans le paysage social, et qui revient à faire de l’église le pôle
structurant de la société chrétienne, il est nécessaire de passer par l’église pour
1 Richard Sennett, La chair et la pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Paris : Les
Éditions de la Passion, 2002.
2 Victor Hugo, Religions et religion (I. Querelles, 3. Le théologien), dans Id., Œuvres complètes,
Poésies, t. III, éd. Jean-Claude Fizaine, Paris : Robert Laffont, 1985 (Bouquins), p. 973.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 83-94.
10.1484/M.STMH-EB.5.129296
84 Dominique iogna-Prat
Figure 2. R. Roger van der Weyden, Triptyque des sept sacrements, Anvers, Musée des
Beaux-Arts, v. 1440/1444
ment inspiré, avec pour Notre-Dame, « à la fois catholique et occulte », ce par
fum d’ésotérisme qui a valu de sauver le portail royal du martelage en 1793 en tant
3 Joseph Sauer, Symbolik des Kirchengebäudes und seiner Ausstattung in der Auffassung des Mittelal
ters, Freiburg im Brisgau : Herder, 19242.
4 Joris-Karl Huysmans, La symbolique de Notre-Dame de Paris, dans Id., Œuvres complètes, t. 9
(1905-1907), éd. Jean-Marie Seillan, Paris : Classiques Garnier, 2020 (Bibliothèque du xixe
siècle), p. 55-69, ici p. 55 et 57.
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 87
mie5 ».
que « porche de l’astrologie » dont le « décor constituait un cours d’astrono
Exceptions cathédrales
et des clochers impose une omniprésence ecclésiale dans le paysage social. Les
7 Jacques Chiffoleau, « Note sur le polycentrisme religieux urbain à la fin du Moyen Âge »,
dans Religion et société urbaine au Moyen Âge. Mélanges offerts à Jean-Louis Biget, éd. Patrick
Boucheron, Jacques Chiffoleau, Paris : Publications de la Sorbonne, 2000, p. 227-252.
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 89
cloches rythment un temps, qui est longtemps « un temps d’Église », avant que
peu « un temps des marchands8 ». Plus globalement, c’est l’espace public qui est
les horloges civiles ne fassent leur apparition au xive siècle et n’imposent peu à
affecté par la cathédrale, les églises et les monastères urbains. On peut en juger par
le seul exemple des « entrées royales », grandes cérémonies d’affirmation de la
puissance royale, qui font leur apparition au xive siècle. Le prince ou le souverain
est accueilli hors les murs par le peuple de la cité, dont l’ordonnancement reflète la
structure et la hiérarchie de la communauté urbaine. Il est d’abord conduit jusqu’à
la porte de la ville dont les clés lui sont remises ; il est ensuite accompagné dans un
parcours solennel, qui est une manière de « Fête roi » calquée sur la munificence
de la « Fête-Dieu », à travers la ville parée et décorée, jusqu’à l’église principale,
qui est le plus souvent l’église-cathédrale. À Paris, c’est devant les portes closes
de Notre-Dame que le roi, tout juste sacré à Reims, s’engage par serment auprès
des trois ordres de son royaume. Ainsi de Louis XII, le 2 juillet 1498, suivant les
termes d’un récit anonyme :
Premièrement jura qu’il entretiendroit l’Église en ses bonnes libertez, et
qu’il deffendroit notre foy catholique contre tous infideles, juifz, payens et
sarrazins, et qu’il chasseroit et bouteroit hors de son royaume toutes heresies.
Secondement, qu’il entretiendroit les nobles, aussi les laboureurs, ensemble
les marchans en leurs bonnes loix et coutumes anciennes, et qu’il feroit justice
au petit comme au grant et garderoit son peuple des ennemys et adversaires9.
Comme sphère de la parole proférée, proclamée par la puissance publique,
comme théâtre des cérémonies du pouvoir qui marque le paysage social de
ses lieux emblématiques (le palais communal, le palais et le château, l’église-
cathédrale), la cité épiscopale de la seconde moitié du Moyen Âge ne cesse de voir
se déployer les formes de majesté dans l’espace commun ou public. L’« espace
public » peut ainsi être défini, selon la proposition de Jürgen Habermas, comme
le « déploiement de la sphère publique structurée par la représentation ». Encore
convient-il de préciser que la « représentation » en question relève d’une concep
tion de l’urbanisme suivant laquelle les pouvoirs civils et ecclésiastiques modèlent
à volonté la ville de leur présence, comme si le circuit du « déploiement » (les
rues du parcours et les stations) conférait à la ville-cité une forme exemplaire. De
ce point de vue, les cérémonies cathédrales, dans la longue tradition de la liturgie
stationnale romaine, contribuent fortement à modeler l’espace urbain, et servent
de fécond vivier à l’expression de l’ordre civique dans des circonstances festives
comme la célébration du Corpus Christi, du milieu du xiiie siècle, à l’occasion
de laquelle la communauté urbaine s’affiche en procession hiérarchique à la fois
8 Jacques Le Goff, « Au Moyen Âge : temps de l’Église et temps du marchand », dans Annales
ESC, t. 15/3, 1960, p. 417-433.
9 Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, éd. Bernard Guenée, Françoise Lehoux, Paris :
Éditions du CNRS, 1968 (Sources d’histoire médiévale, 5), p. 134.
90 Dominique iogna-Prat
ecclésiale et civique. Mais on peut aussi mentionner deux autres cérémonies qui
marquent symboliquement l’espace public de la ville : l’ordination de l’évêque et
les grands rites de pénitence publique.
Cathédrale et diocèse
10 Florian Mazel, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (ve-xiiie siècle), Paris : Le
Seuil, 2016.
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 91
11 Les citations à suivre sont empruntées à divers articles de presse qui ont couvert l’événement
dans la seconde quinzaine du mois d’avril 2019 (Le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Point).
Je me permets d’y ajouter mon propre commentaire paru dans Études (juin 2019), sous le titre
« Notre maison brûle », dont je reprends ici les développements.
92 Dominique iogna-Prat
Notre-Dame de Papier
La possibilité d’une Bible
1 Le drame de 2019 a suscité la publication de plusieurs anthologies littéraires. C’est l’une d’entre
elles qui a fourni le corpus de cette intervention : Notre-Dame des écrivains : raconter et rêver
la cathédrale, du Moyen Âge à demain. Textes choisis et commentés par Michel Crépu et An
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 95-108.
10.1484/M.STMH-EB.5.129297
96 laurent avezou
Cathédrale-martyr, cathédrale-témoin
C’est évidemment le fameux « Ceci tuera cela » de Claude Frollo, qui désigne
alternativement au vieux Jacques Coictier le livre imprimé et le livre ouvert qu’est
la cathédrale. À la littéralité du premier répond le langage codé de la seconde,
comme pour rappeler que l’on ne se rapproche vraiment des mystères de Dieu
qu’en acceptant justement leur part d’hermétisme. D’ailleurs, l’archidiacre se
charge, dans la suite du passage, d’expliciter sa pensée en plusieurs scansions : « le
livre tuera l’édifice », « la presse tuera l’église », « l’imprimerie tuera l’architec
ture »2. Frollo voit grandir avec regret l’ombre du prosaïsme qui finira par recou
vrir Notre-Dame et la foi, l’église comme l’Église. En 1898, Huysmans prolonge
cette lecture dans La cathédrale (second volume de sa trilogie de la conversion),
longue visite de l’édifice, sous la conduite de son directeur de conscience, qui est
en même temps un parcours initiatique pour le personnage de Durtal, attiré par
la vie de cloître, mais effrayé à l’idée de quitter Paris et sa vie mondaine. Même si
la cathédrale ici parcourue comme un livre ouvert est Notre-Dame de Chartres,
elle permet de considérer à distance le naufrage spirituel de celle de Paris. Comme
chez Péguy, celle-ci apparaît en antithèse, étouffée par les rénovations, le tourisme
et le temps administratif, tandis que Chartres a su garder la saveur du texte crypté.
Et c’est la péroraison fameuse, que Huysmans réserve à son essai posthume, Trois
églises et trois primitifs (1908) : « La cathédrale était un ensemble, une synthèse ;
elle embrassait tout ; elle était une bible, un catéchisme, une classe de morale,
un cours d’histoire et elle remplaçait le texte par l’image pour les ignorants »3.
Notre-Dame de Paris, elle, n’a plus de mystère : elle n’a que de l’intérêt.
Cette impuissance prophétisée de la cathédrale se concrétise dans le poème
figuratif de Guillaume Apollinaire, publié par le journal zurichois Der Mistral
en 1915 et repris dans Calligrammes en 1918, « 2e Canonnier conducteur ».
Pensé comme une insulte personnelle adressée aux Allemands, le poème coince
visuellement la cathédrale entre le godillot d’un poilu et la tour Eiffel. Reléguée
au second plan, littéralement réformée à l’arrière, Notre-Dame dessine les mots
toine Ginésy. Textes médiévaux traduits du latin et commentés par Emanuele Arioli, Paris :
Gallimard, 2020 (Folio classique). Nous avons emprunté certaines de leurs interprétations aux
commentateurs.
2 Ibid., p. 78-81.
3 Ibid., p. 201.
notre-Dame De PaPier 97
« Souvenirs de Paris avant la guerre ils seront bien plus doux après la victoire ».
Inapte au service, elle attend de redevenir, par défaut, objet de vénération visuelle.
C’est de cette recréation-sacrilège que participe Jacques Audiberti dans le
poème « Les deux mains » (publié en 1964 dans Ange aux entrailles), où il fait le
deuil d’une prostituée qui officiait rue Xavier-Privas, à deux pas de la cathédrale,
dont le destin est identifié avec le sien : Notre-Dame la Vierge et « Notre dame,
notre baisée » se rejoignent dans la ferveur qui leur est rendue par leurs thurifé
raires respectifs4. Mais la cathédrale n’est plus ici que décor.
La cathédrale est donc martyr, car témoin d’une chrétienté moribonde. Mais
faut-il avoir la foi pour aimer Notre-Dame ? Non, répond Henry James, à la fin
du monologue intérieur de Christopher Newman, L’Américain de son roman
de 1877 : « […] l’hospitalité qu’offre une grande cathédrale a cent visages diffé
rents ». Et nombre d’entre eux prennent celui de la nostalgie.
Nostalgie de la jeune Amérique envers l’église du Vieux Continent, retrouvée
comme une grand-mère jamais connue et pourtant jamais oubliée : « Bon Dieu,
c’est bon d’être revenu », soupire d’aise un personnage d’Ernest Hemingway,
dans Le soleil se lève aussi (1926)5, sans qu’on sache bien si la formule initiale a
simple valeur d’interjection ou bien d’apostrophe à un Créateur bonasse qu’on
retrouve comme un vieux parent vaguement familier. Nostalgie, par métonymie,
envers la ville et le pays qu’on aime d’autant plus qu’on le connaît de loin, chez
Jules Supervielle, ce Français d’Uruguay, dans son livre de confidences, Boire à
la source (1933) : « Croyants ou non, nous admirons comment se dressent les
deux fortes tours de Notre-Dame qui gagnent d’un même élan le ciel du bon Dieu
et celui de la météorologie […]. Ce qui donne à Paris une lumière si sensible,
ne serait-ce pas aussi la ferveur de l’amour que lui portent tous ceux qui en
sont loin ? »6. Nostalgie de l’orgue de Barbarie des fêtes foraines qu’éveille la
musique sacrée de la cathédrale dans l’esprit d’Abel Tiffauges, héros du Roi des
Aulnes de Michel Tournier (1970), alors que le spectacle compassé des dignitaires
était en train de le faire douter de l’Église-institution, et qui lui rend la fraîcheur
d’âme – qui est nostalgie du christianisme primitif – propre à goûter la saveur et
l’incongruité du mandatum, cérémonie du lavement des pieds des pauvres le Jeudi
saint, ici administrée par l’archevêque sur douze enfants de chœur : « Elle est
entrée pour toujours dans mon cœur, l’image de ce vieil homme chargé d’ors et de
pourpre, courbé jusqu’au sol pour poser ses lèvres sur le pied nu d’un enfant »7.
Nostalgie d’un autre « mauvais chrétien », mais qui a « conservé une vénération
4 Ibid., p. 149.
5 Ibid., p. 224.
6 Ibid., p. 219-220.
7 Ibid., p. 340.
98 laurent avezou
pour la chrétienté », tel que se définit, dans Ô reine de douleur ! (2019), Sylvain
Tesson, le grimpeur de Dieu qui renoue avec les funambules du Moyen Âge en
escaladant les flèches de Notre-Dame dans l’espoir de tutoyer Dieu, mais qui s’est
tout de même brisé l’échine, nouvel Icare, en tombant, éméché, du toit de son
chalet de famille.
Nostalgie enfin de ce qui a pu ne jamais exister. C’est Walter Benjamin qui
parle le mieux de cette métamorphose créatrice de l’édifice par l’onirisme, en
évoquant le sentiment que lui inspire en rêve la cathédrale. « J’étais là, mais il
n’y avait rien là qui ressemblât à Notre-Dame. D’une construction en briques,
seuls les derniers gradins dépassaient d’un haut coffrage de bois. J’étais pourtant,
bouleversé, devant Notre-Dame. Ce qui me bouleversait, c’était la nostalgie [tou
jours elle, mais rêvée dans le rêve]. Nostalgie justement de ce Paris où je me
trouvais en rêve » (« Trop près », dans Brèves ombres, 1929)8. Le français rend
mal le sens complet du mot Sehnsucht, cette nostalgie tournée vers le futur, mais
tout de même vouée à l’échec. Le désir qui porte vers la cathédrale ne peut en
effet se satisfaire de l’image que chacun peut en contempler. Dans l’horizon du
rêve, l’édifice trahit sa pathétique matérialité reconfigurée de pierres, de briques
et de bois. Il reste alors la force illusoire du nom, dont Proust aussi a bien rendu
compte : infidèle à son image, la cathédrale reste, du moins, fidèle à son nom.
Dans son recueil d’articles L’élite : écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs
(1899), Georges Rodenbach, plus célèbre pour son roman symboliste Bruges-la-
Morte, a bien relevé dans le décadentisme cultivé par Baudelaire, Barbey d’Aure
villy et Huysmans cet hommage du sacrilège au sacré : tous reconnaissent l’exis
tence de celui-ci à travers la réalisation de celui-là9. Et, là encore, la cathédrale-
martyr témoigne par sa souffrance de la toute-puissance du divin.
Non pas qu’il soit indifférent, mais l’édifice participe d’une autre temporalité
que celle des hommes, d’où son apparente inertie devant leur défilé, que ressent
Julien Green dans son Journal, à la date du Jeudi saint 1980 : « J’ai eu le sentiment
que dans cette immense cathédrale il y avait l’âme de la vieille Église qui ne veut
et ne peut mourir parce qu’elle est l’épouse du Christ. Le monde n’y pourra
jamais rien. On aura beau faire, il y aura toujours l’inexpugnable présence sous ces
voûtes, dans ce grand bateau renversé naviguant sur une mer qui est le ciel »10.
Notre-Dame témoigne, dans le silence. Et ce témoignage mutique a la force d’un
jugement. Ce que suggère Mark Twain, le promeneur américain décontracté,
faussement détaché et doucement ironique, devant les statues de la façade (dans
Les innocents à l’étranger, ou le voyage des pèlerins modernes, 1869) : « Ces vieux
8 Ibid., p. 401.
9 Ibid., p. 168.
10 Ibid., p. 164.
notre-Dame De PaPier 99
Cathédrale-apôtre, cathédrale-émissaire
11 Ibid., p. 235.
12 Ibid., p. 370-381.
100 laurent avezou
13 Ibid., p. 433.
14 L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris :
Flammarion, 1970.
notre-Dame De PaPier 101
rénovation qui l’ancre dans la terre. Plus encore : par son vit, c’est à Paris même
qu’il donne vie, en ayant sur elle « fait eau » – comme alors on disait – qu’on
serait tenté d’imaginer baptismale. Réfugiés sur les hauteurs de l’université, les
survivants du raz-de-marée gargantuesque s’écrient en effet : « “[…] Par saincte
mamye, nous son baignez par rys”, dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle
auparavant on appelloit Leucece »15. Quant au vol des cloches de Notre-Dame
dont Gargantua fait des grelots pour ses juments, il participe de la même dé
marche recréatrice. Face au professeur de théologie, incarnation du vieil âge qui
fige la cathédrale dans l’immuable, qui le somme de les remettre en place, le géant
rabaisse les cloches pour les rendre fécondes, au contact de ses juments, rappelant
ainsi que ces attributs de l’édifice trouvent leur origine dans la terre-mère, dont
leur moule est fait16.
Même l’aigle volant « de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame »
révèlerait dans le Napoléon des Cent-Jours, du moins selon Léon Bloy (L’âme de
Napoléon, 1912), « une secrète divination de la Suzeraineté de Marie, Patronne et
protectrice à jamais de cette France qu’il avait ramassée dans une boue de sang et
d’ordures et qu’il avait faite si magnifique »17.
Recréatrice, la cathédrale fait aussi renaître ceux qui s’exposent à elle. C’est elle
qui agit au nom de Dieu qui vient littéralement percuter Claudel, le 25 décembre
1886, « […] près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la
sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En
un instant mon cœur fut touché et je crus » (Ma conversion, 190918). Heureux élu,
terrassé par l’évidence, Claudel tourne dès lors le dos au positivisme renanien,
avec cette assurance résolue qu’on appelle la foi du charbonnier. L’illumination
égare même jusqu’au jeune calviniste André Gide, au point de le faire entrer dans
une procession, cierge à la main, avant qu’un scrupule de conscience ne le lui ôte
(lettre à sa mère, 18 mars 1890)19.
De même les héros de Henry James, Christopher Newman (le bien nommé,
pour lequel le spectacle de la cathédrale est comme une renaissance), dans L’Amé
ricain (1877), et Nick Dormer, dans La muse tragique (1890), sont-ils animés par
une démarche herméneutique : porteur de signes, le monument a quelque chose
à leur apprendre sur eux-mêmes, que ce soit la vanité du ressentiment, pour le
premier (« Il ne pria point ; il n’avait pas de prière à dire, il n’avait pas à remercier
la providence, il n’avait rien à demander ; c’était à lui maintenant de s’occuper de
lui-même »), ou, pour le second, le caractère impérieux de sa vocation littéraire
(« […] on peut bâtir une grande architecture à partir de nombre de choses – pas
seulement avec des pierres, des charpentes et des vitraux »20) : ils sont devant
Notre-Dame comme l’élève devant le maître, quand bien même il s’agirait de
dépasser le maître, dès lors qu’on a cessé de croire en son infaillibilité.
Porteuse de message, la cathédrale se fait entendre par ses cloches, qui
prennent vie pour conjurer la mort, quand François Villon demande, dans son
Testament, qu’on fasse sonner, pour son enterrement, la Jacqueline, grosse cloche
de la cathédrale qui portait le prénom de la femme de son donateur, Jean de
Montaigu, grand maître de l’hôtel de Charles VI21. En 1953, c’est directement aux
Cloches de Notre-Dame, dans la chanson du même nom, que Léo Ferré demande
de chanter avec les pauvres. Il peut mieux ainsi distinguer le glas lugubre, qui
sonne pour les puissants, des carillons lumineux, qui appellent à la révolte : « Et
chantez le bonheur de ceux qui n’en auront jamais / Cloches de Notre-Dame à
Paris / Qui sonnez chaque mort d’évêque / Sonnez un jour une nuit au hasard
comme ça toutes seules »22.
De l’au-delà à l’en-deçà
20 Ibid., p. 217.
21 Ibid., p. 354.
22 Ibid., p. 356.
notre-Dame De PaPier 103
Cathédrale-passion, cathédrale-objet
Témoin ou apôtre, Notre-Dame agit toujours. Mais qu’en est-il quand, déjà
pétrifiée, elle devient inerte ? Ainsi réduite au statut d’objet qu’on malmène,
réduite aux souffrances de la Passion, elle n’en porte que mieux la promesse de la
Résurrection.
La cathédrale réifiée
Ils sont si nombreux à passer devant elle qu’ils ne la voient même plus. Elle
laisse froids les grands promeneurs de la ville que sont Restif de La Bretonne,
dans ses Nuits de Paris, Léon-Paul Fargue, ce Piéton de Paris, ou plus tard Georges
Simenon, Léo Malet et Patrick Modiano. Pour tous ceux-là, Notre-Dame n’est
pas sujet. Seul Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris (1783), daigne
retenir trois traces de l’édifice, dont il déplore pour le reste le blanchiment à la
chaux qui le dénature : la statue de saint Christophe (colosse de plus de neuf
mètres de haut, retiré en 1786 à l’initiative du chapitre cathédral), la Chapelle
23 Ibid., p. 383-392.
24 Ibid., p. 424.
104 laurent avezou
25 Ibid., p. 241.
26 Ibid., p. 184.
27 Ibid., p. 350.
28 Ibid., p. 236-237.
notre-Dame De PaPier 105
Mise au tombeau
Même la Notre-Dame de Hugo finit par être trahie par son créateur. Acteur
et sujet dans le roman, la cathédrale devient objet de carton-pâte dans le livret
de l’opéra qu’en tira le même auteur en 1836, sur une musique de Louise Bertin
(fille du directeur du Journal des Débats, qu’on accusa de n’être que le prête-nom
de Berlioz, qui s’en défendit). Si La Esmeralda fut un échec retentissant, c’est
aussi en raison des torsions intenables qu’avait dû infliger Hugo à son roman pour
le transformer en opéra. Comme l’indique le titre, l’attention est décentrée sur
l’Égyptienne, et la cathédrale, qui était personnage et univers, y est réduite à un
paysage d’arrière-plan. Si elle occupe bien la scène en mouvement, les décorateurs
l’ayant représentée sous un angle différent à chaque tableau, elle n’en demeure pas
moins spectrale, préfiguration de sa réduction prochaine en bibelot pour touristes.
Ancestral, l’édifice marche inexorablement vers sa ruine, et seul le monument
de papier semble destiné à l’éternité. Sur la carte postale de la cathédrale s’est donc
incrustée celle du roman de Hugo. C’est celle-ci qui se superpose à celle-là, en
1952, dans la chanson d’Édith Piaf sur des paroles d’Eddy Marnay : « Dans le
Paris de Notre-Dame, / De Notre-Dame de Paris, / Y a un clochard qu’en a plein
le dos / De porter Notre-Dame sur son dos. / Il se prend pour Quasimodo »30.
Mais cette transposition littéraire n’est-elle pas illusion, ou songe mensonger ?
Dans celle de ses Odelettes de 1834 qu’il lui a consacrée, Nerval a pointé le
danger de l’enfermement de Notre-Dame dans une image univoque : « Bien des
hommes de tous les pays de la terre / Viendront pour contempler cette ruine
austère, / Rêveurs, et relisant le livre de Victor… / Alors, ils croiront voir la vieille
basilique / Toute ainsi qu’elle était puissante et magnifique, / Se lever devant eux
comme l’ombre d’un mort ! »31. Le salut spirituel ne suffit pas à sauver l’âme de
l’édifice.
Objet passif et inerte, Notre-Dame n’a plus qu’à attendre des poètes com
patissants l’expression de sa lassitude à être constamment identifiée au Paris
« éternel », elle qui n’est plus porteuse de promesse d’éternité spirituelle. Prévert
l’exprime en 1951, dans sa « Chanson de la Seine » (dans le recueil Spectacle),
29 Ibid., p. 338.
30 Ibid., p. 285.
31 Ibid., p. 305.
106 laurent avezou
Mort et transfiguration
Battue, rebattue, par les flots du fleuve comme par ceux des touristes, la
cathédrale ne peut plus être vue, ou plutôt entraperçue, dans son essence que
sans histoire et sans contexte, sous le coup d’une émotion intransmissible, car se
dérobant au verbe.
Comme Madame Arnoux pour Frédéric, dans L’éducation sentimentale, comme
Perceval voyant passer le Graal sans oser demander ce qu’il est, « ce fut comme
une apparition », chez Paul Valéry, dans « Magie » (Mauvaises pensées et autres,
1942) : « J’ai rencontré Notre-Dame. Je veux dire qu’elle m’est apparue tout à
coup (comme je passais sur le quai) en objet inconnu – sans rapports antérieurs
avec moi. C’était là véritablement la voir – ou non ? J’étais frappé de son étrangeté,
comme un Hellène l’eût été. Cette formation bizarre de masses et de détails aigus,
ce grillage de colonnettes – ces grosses tours, et la pointe fine au-delà »33.
Échappatoire à la noirceur du quotidien, transposée sous de nouvelles lati
tudes, dans le roman de George Sand, Indiana (le premier qu’Aurore Dupin ait
écrit et publié seule, sous son nom de plume, en 1836), la cathédrale devient
méconnaissable. Rejetée à Paris par un séducteur impénitent, l’héroïne a fini
par retourner vivre à l’île Bourbon. C’est là, sur l’océan Indien, que la vision de
deux voiles carrées émergeant de la brume lui offre la réminiscence « des tours
Notre-Dame de Paris, quand la Seine exhale un brouillard compact qui embrasse
leur base et les fait paraître comme suspendues dans le ciel »34. Cette image
singulière, presque aberrante, est d’ailleurs annonciatrice des abîmes vers lesquels
va rouler Indiana.
C’est toujours la carte postale du père Hugo qui tressaute dans la poche du
veston de Théophile Gautier, lequel, désabusé, s’en va vers son modèle, dans le
poème « Notre-Dame », intégré au recueil La comédie de la mort en 1838 : « Pour
le refaire au grand et me rélargir l’âme, / Ton livre dans ma poche, aux tours de
Notre-Dame, / Je suis allé souvent, Victor, / À huit heures, l’été, quand le soleil se
couche, / Et que son disque fauve, au bord des toits qu’il touche, / Flotte comme
un gros ballon d’or ». Pourtant, c’est dans un passé antérieur au Moyen Âge qu’il
la situe, dans une Antiquité authentique, fauve et palpitante, « prodigieux amas,
chaos, fait de main d’homme », loin de la « noble simplicité et calme grandeur »
que Winckelmann attribuait à l’art grec, mais loin aussi de l’aspect sombre qu’on
lui associe souvent : la cathédrale se révèle solaire, méditerranéenne. Ses vitraux
32 Ibid., p. 289.
33 Ibid., p. 333.
34 Ibid., p. 403.
notre-Dame De PaPier 107
sont « plus frais que les jardins d’Alcine ou de Morgane, / Sous un chaud baiser
de soleil », ses trèfles sont qualifiés d’ « arabes ». Du haut de ses tours, le ciel est
« safran » et le spectateur peut embrasser « sous le même horizon, Tyr, Babylone
et Rome ». Et on a le sentiment que c’est pour la sauver de cette fatalité de la
superposition hugolienne que Gautier tracte ainsi l’édifice vers la mer Intérieure35.
C’est d’ailleurs souvent un Orient rêvé qu’inspire Notre-Dame aux artistes.
Michel Tournier y revient dans « Le peintre et son modèle », histoire inédite
(publiée en 1986 dans Petites proses) du héros de La goutte d’or, Idriss, jeune
berger algérien venu à Paris à la recherche d’une photographie qu’avaient prise
de lui des touristes français. Sur un quai de la Seine, il tombe en arrêt devant
le chevalet d’un peintre (au nom aussi aberrant que programmatique : « de
l’Épéechevalier », croisé parti à la conquête de la Terre peinte, pinceau à la
main, chevalet en guise de bouclier) auquel la vision de la cathédrale inspire une
représentation… des pyramides de Gizeh. Interrogé, l’artiste s’en explique : « Il
s’agit de deux monuments religieux dont les auteurs furent des foules anonymes
animées par la foi. C’est cela que me dit la cathédrale de Paris. Du moins est-ce
cela que voient mes yeux. Et alors au lieu de recopier servilement la forme et
la couleur du bâtiment, j’entends, je comprends, je traduis son message. Et cette
traduction, c’est Gizeh. Pour cette fois du moins. Car demain, le même message
de Notre-Dame de Paris se traduira peut-être sur ma toile par le temple d’Angkor
ou par le visage de Bouddha »36. Le peintre redouble son tour de passe-passe
visuel en dévoilant bientôt devant Idriss un plan de la cathédrale mué en tapis de
roulette, jaune et vert, couvert de quelques mots (pair, impair, rouge, noir, passe
et manque) et estampillé d’une épigraphe de Bossuet extraite de la Politique tirée
de l’Écriture sainte : « Ce qui est un hasard à l’égard des hommes est dessein à
l’égard de Dieu ». On retrouve les impénétrables voies du Seigneur, comme le
décrypte Idriss, sous la houlette de son accoucheur de la pensée : « Le dessein de
Dieu, c’est la fortune ou l’infortune du joueur, et c’est aussi l’espace sacré de la
cathédrale »37. Derrière le didactisme un peu agaçant de Tournier, on retiendra la
fraîcheur d’une réinterprétation mêlée d’esprit de liberté et de joyeuse fantaisie,
portée par l’édifice vétuste et pourtant toujours renouvelé.
35 Ibid., p. 410.
36 Ibid., p. 414-415.
37 Ibid., p. 417-418.
108 laurent avezou
1 Par « philosophie de l’architecture », on n’entend pas ici les textes philosophiques utilisant
l’exemple ou le modèle de l’architecture, mais la tentative de produire un concept d’architecture
et une ontologie de l’œuvre architecturale. Nous exclurons également de notre propos les textes
de théorie de l’architecture visant la construction d’œuvres architecturales, et dont les auteurs
sont des architectes – ce qui ne signifie pas que ces textes ne puissent contenir des réflexions
d’intérêt philosophique ou de nature philosophique.
2 Je n’ai pris connaissance qu’après la rédaction de ce texte de la parution du livre de Roger
Pouivet : Du mode d’existence de Notre-Dame. Philosophie de l’art, religion et restauration, Paris :
Cerf, 2022.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 109-122.
10.1484/M.STMH-EB.5.129298
110 mauD PouraDier
des traces temporelles dans l’appréciation des œuvres d’art n’ont pas d’équivalent
philosophique. Les textes théoriques sur la restauration sont nourris par une
ontologie de l’œuvre d’art, mais la philosophie de l’architecture ne s’intéresse
guère au problème de la restauration : Taine par exemple ne s’exprime pas sur les
restaurations de Viollet-le-Duc, et c’est Proust qui traduit les textes de Ruskin.
Pourtant, des événements majeurs comme la Révolution française, la Com
mune ou les guerres donnèrent lieu à des destructions brutales de bâtiments
architecturaux majeurs. L’entreprise de Viollet-le-Duc à Notre-Dame consistait
non seulement à achever une œuvre qui ne le fut jamais, mais aussi à réagir au
vandalisme révolutionnaire. Plus proches de nous, les générations qui connurent
la guerre sur le sol français savent qu’une église, un quartier, une université,
peuvent être entièrement rasées par un bombardement. Seul Roman Ingarden,
dans son texte de 1945 sur L’œuvre architecturale, rappelle la destruction de la
cathédrale de Reims lors de la Première Guerre mondiale, mais c’est aussitôt
pour repousser le traumatisme, et souligner qu’une telle destruction n’est jamais
définitive, l’œuvre d’art devant être distinguée du bâtiment réel : « on pourrait
3 Roman Ingarden, L’œuvre architecturale, tr. fr. Patricia Limido-Heulot, Paris : Vrin, 2013,
p. 48-49.
4 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique, t. 2, tr. fr. Jean-Pierre Lefebvre, Veronika
von Schenck, Paris : Aubier, 1996, p. 315.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 111
Le temple et la cathédrale
5 Konrad Fiedler, « Remarques sur l’essence et l’histoire de l’architecture », dans Essais sur
l’art, tr. fr. Daniel Wieczorek, Paris : Éditions de l’imprimeur, 2002, p. 80.
6 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. 5, Paris : Rouen frères, 1830, p. 158.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 113
ne ment point » et qui ne doit « admettre aucune tromperie8 » écrit ainsi Alain,
est le modèle d’une architecture excluant l’illusion : « l’architecture est un art qui
fruit d’un art sophistique pour Schopenhauer. Konrad Fiedler va jusqu’à faire
de la cathédrale le contraire d’une œuvre d’art : si les bâtisseurs médiévaux
ont fait preuve d’une « maîtrise technique étonnante », c’est au détriment de
la « forme artistique » : en façonnant le matériau « dans des formes qui sont
en totale contradiction avec [ses] propriétés naturelles », la cathédrale gothique
perd son statut d’œuvre architecturale. Elle n’est qu’une prouesse technique
impressionnant les esprits faibles10. Qu’on loue la cathédrale pour sa capacité à
nier la pesanteur de la matière en la spiritualisant, ou qu’on regrette sa « menson
gère magnificence » selon l’expression de Taine11, temple classique et cathédrale
gothique présentent les deux finalités possibles de l’œuvre architecturale en tant
qu’œuvre d’art : formalisation des forces de la matière, ou dépassement formel des
contraintes de la matière.
Or cette « matière » considérée par les philosophes, qu’il s’agisse du temple
ou de la cathédrale, se révèle bien abstraite : elle renvoie exclusivement à la
pierre, réduite à ses propriétés physico-dynamiques (la pesanteur, la poussée, la
force, etc.). Les philosophes procèdent ici à une double abstraction. La première
consiste à ne considérer la pierre que sous un angle galiléen, sans égard pour des
propriétés essentielles sur le plan artistique comme la friabilité, la malléabilité
ou la solidité intrinsèque. À l’inverse, le premier chapitre que Vasari consacre à
l’architecture dans les Vies classe les différentes pierres en fonction de leur dureté
et des difficultés techniques attenantes : porphyre, serpentine, granit, toutes les
sortes de marbre, jusqu’aux pierres les plus poreuses. Chaque espèce de matériau
est ensuite classée par Vasari en fonction de sa couleur, tandis que les pierres
des philosophes de l’architecture paraissent moins blanches qu’incolores, comme
s’il s’agissait de la simple res extensa cartésienne. L’œuvre architecturale de Roman
Ingarden – dont l’exemple privilégié est la cathédrale tout au long de l’essai – fait
ici figure d’exception :
Tant les couleurs concrètes des surfaces du bâtiment (les murs) que le
type de matériau qui réfléchit la lumière, etc., de même enfin que le type
de configuration des surfaces elles-mêmes, selon qu’elles sont « lisses »,
« brillantes », « rugueuses » ou « poreuses », tout cela a une signification
pour la configuration des aspects possibles par lesquels la seule et même masse
corporelle du bâtiment accède à apparition. Si, par exemple, nous changeons
la couleur des murs, alors la forme corporelle purement géométrique du
bâtiment ne change pas, mais la totalité de l’œuvre architecturale subit par là
même une altération manifeste qui peut avoir une influence sur le « accéder-à-
apparition » des qualités douées de valeurs esthétiques12.
Cet attachement à l’aspect visuel tend à distinguer le cas de l’œuvre architec
turale de celui de l’œuvre musicale : selon le vocabulaire conceptuel d’Ingarden,
13 Ibid., p. 61.
14 Taine, Philosophie de l’art, p. 66-67.
116 mauD PouraDier
leur qualité porteuse, sans représenter leur modèle végétal supposé. À l’inverse,
le pilier gothique « forme à sa base une convolution en forme de roseaux, un
hauteur18 », justement parce que le pilier n’a pas pour seule fonction de porter,
faisceau de fibres ou de tiges qui ensuite déploie toute sa multiplicité dans la
mais se prolonge d’un trait dans l’arc brisé. La forêt est une métaphore soulignant
ces qualités expressives de l’architecture gothique. Sa validité n’exige pas que
forêts19 ». Les philosophes qui accordent aux qualités expressives une importance
« l’architecture gothique ait pris pour modèle réel de ses formes les arbres et les
particulière dans leur théorie de l’œuvre d’art, qu’il s’agisse de John Dewey dans
16 Friedrich Joseph von Schelling, Philosophie de l’art, tr. fr. Caroline Sulzer, Alain Pernet,
Grenoble : Million, 1999, p. 260.
17 Hegel, Cours d’esthétique, t. 2, p. 289.
18 Ibid., p. 321.
19 Ibid., p. 320.
118 mauD PouraDier
L’art comme expérience, qui conçoit l’œuvre d’art comme un objet expressif20,
ou qu’il s’agisse de Nelson Goodman, qui décrit l’œuvre d’art comme un objet
sémiotique, ont ainsi privilégié l’exemple de la cathédrale dans leurs textes sur
l’architecture21. Taine souligne également le symbolisme intégral de la cathédrale
gothique, preuve selon lui d’une mécompréhension barbare de ce qu’est l’art
architectural :
Des imaginations délicates et surexcitées […] ne se contentent point de
formes ordinaires. Et d’abord la forme en elle-même ne suffit pas pour les
intéresser ; il faut qu’elle soit un symbole et désigne quelque auguste mystère :
l’édifice, par ses nefs opposées, représente la croix sur laquelle le Christ est
mort ; les rosaces, avec leurs pétales de diamants, figurent la rose éternelle
dont toutes les âmes rachetées sont les feuilles22.
Quant à Roman Ingarden, la cathédrale lui permet de montrer comment des
qualités expressives, inappropriées si on les applique au bâtiment, émergent de
la cathédrale comme œuvre architecturale. Quelle que soit la valeur qu’on lui
attribue, l’expressivité de la cathédrale gothique fait donc l’objet d’un consensus
philosophique.
Dans cette perspective, si l’on accepte que la métaphore sylvestre soit plus
correcte ou plus sensée, pour l’intérieur d’une cathédrale gothique, que la méta
phore océanique par exemple, alors on conçoit que la perte de la charpente de
Notre-Dame un soir d’avril 2019 soit non seulement une perte documentaire ou
patrimoniale, mais une perte artistique et esthétique en considération de l’œuvre
architecturale Notre-Dame de Paris.
On pourrait objecter, selon un goodmanisme strict, que la ressemblance n’est
pas un concept rigoureux et opératoire, et qu’une métaphore est plus ou moins
féconde, mais ne peut être fondée en nature. Ainsi, on a tout autant comparé
l’intérieur de la cathédrale gothique à une forêt qu’à un navire, et ce dès le
Moyen Âge. Cependant, cela ne signifie pas, selon Goodman lui-même, que toute
métaphore soit judicieuse :
D’une cathédrale gothique dont on dit qu’elle s’élance et chante, on ne
peut pas dire qu’elle s’affaisse et qu’elle murmure. Bien que les deux
descriptions soient littéralement fausses, seule la première, et pas la seconde,
est métaphoriquement vraie23.
Notre expérience esthétique de la cathédrale gothique n’est pas la même si
nous faisons fonctionner sémiotiquement l’œuvre architecturale comme une forêt
20 John Dewey, L’art comme expérience, tr. fr. Jean-Pierre Cometti et al., Paris : Gallimard, 2010
(Folio essais), p. 364.
21 Nelson Goodman, « La signification en architecture », tr. fr. Roger Pouivet, dans Philosophie
de l’architecture. Formes, fonctions et significations, éd. Mickaël Labbé, Paris : Vrin, 2017, p. 277.
22 Taine, Philosophie de l’art, p. 65.
23 Goodman, « La signification en architecture », p. 277.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 119
métaphorique, ou comme un navire, voire comme une arche. Ces différents fonc
tionnements sémiotiques sont activés par le spectateur, et fondés dans l’œuvre
architecturale. Mais on remarquera que dans toutes ces métaphores correctes,
l’existence effective d’une charpente de bois, quand bien même on ne la verrait
pas soi-même, déploie l’expérience esthétique, renforce la métaphore, et nourrit
le fonctionnement symbolique. L’incendie d’avril 2019 montre brutalement aux
philosophes que le bois de Notre-Dame, même s’il est caché pour le visiteur ou
le priant, n’est pas un fondement ontique accidentel : la cathédrale comme œuvre
d’art architecturale n’est pas seulement une œuvre de pierre.
La place de l’ornement
24 Roger Scruton, The Aesthetics of architecture, Princeton (New Jersey) : Princeton University
Press, 1979, p. 37.
120 mauD PouraDier
que telle ? Si nous répugnons intuitivement à intégrer les toiles dans l’œuvre
architecturale, le cas du vitrail est plus difficultueux.
En refusant de substantialiser l’art, John Dewey ne propose pas de distinction
nette entre les beaux-arts :
Lorsque les bâtiments gothiques laissèrent trop peu de surface pour les
peintures murales, apparurent les vitraux et plus tard les peintures sur bois
– faisant eux aussi partie d’un tout architectural, de même que les sculptures et
les retables d’autel25.
Le vitrail fait donc pour Dewey pleinement partie de l’œuvre architecturale,
quoiqu’il puisse s’autonomiser comme forme d’art. L’important pour le philo
sophe pragmatiste est l’acte expressif : il est clair pour Dewey que dans la cathé
drale, le vitrail appartient au même acte expressif que l’œuvre entière. Cette thèse
fait toutefois figure d’exception dans les ouvrages d’esthétique classiques.
Les philosophes qui, à la suite de Panofsky, ont tenté de reconstituer une
esthétique médiévale de la cathédrale à partir du néoplatonisme ou de la philo
sophie scolastique, accordent au contraire une importance décisive aux vitraux.
Dans sa Philosophie de l’architecture, Ludger Schwarte va jusqu’à faire de la lumière
colorée le médium véritable de la cathédrale, où le vitrail est un élément essentiel :
Pour façonner l’impression spatiale, l’église gothique utilise essentiellement
la lumière, la couleur et la transparence. Autrefois les fenêtres n’étaient
souvent que des ouvertures destinées à laisser passer la lumière dans les
murs, des orifices qui éclairaient et sous-articulaient l’espace intérieur au
moyen de faisceaux lumineux différents. Mais, désormais, les fenêtres colorées
deviennent un élément caractéristique. […] Les fenêtres en verre coloré
percent les murs opaques et font ainsi surgir, comme par magie, un jeu
tellement puissant de lumières et d’ombres sur chaque surface de la cathédrale
que même les blocs de matériau les plus solides paraissent encore se dissoudre
en couleurs26.
Tout en restant prudent sur l’existence d’une « esthétique » médiévale re
constituable par le philosophe ou l’historien de la culture, on peut suggérer que
la fin du modernisme dans l’art contemporain, et la dissolution du slogan de la
pureté du médium, a permis aux philosophes de voir l’importance des vitraux, et
leur appartenance structurelle à l’œuvre architecturale « cathédrale gothique ».
L’incendie de Notre-Dame, et la crainte de la destruction de sa rosace, a fondé
dans le sentiment une thèse à laquelle le préjugé moderniste ne fait plus obstacle.
27 Allen Carlson, « Existence, lieu et fonction : l’appréciation de l’architecture », tr. fr. Alexis
Anne-Braun, dans Philosophie de l’architecture. Formes, éd. Labbé, p. 131-171.
Partie III
De la reconstruction à la
restauration
patrick demouy
1 Compte tenu des circonstances sanitaires, je n’ai pu vérifier toutes les sources données par
les auteurs de monographies et indique ci-dessous surtout les références bibliographiques
utilisées :
Bordeaux : Bordeaux. Saint-André, primatiale d’Aquitaine, éd. Cardinal Jean-Pierre Ri
card, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2017 (La grâce d’une cathédrale) ; Paul Courteault, « La
cathédrale Saint-André », dans Congrès archéologique de France, 102e session, 1939 : Bordeaux –
Bayonne, Paris : Société française d’archéologie, 1941, p. 31.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 125-140.
10.1484/M.STMH-EB.5.129299
126 Patrick Demouy
Bayonne : Élie Lambert, « Bayonne. Cathédrale et cloître », ibid., p. 508 et 526 ; Albert
de Saint-Vanne, « La cathédrale de Bayonne », dans Bulletin de la Société des sciences, arts et
études régionales de Bayonne, n. sér., t. 5, janv.-juin 1930, p. 15 (voir sur Gallica).
Rouen : Rouen, éd. Mgr Jean-Charles Descubes, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013 (La
grâce d’une cathédrale), p. 23. Les fouilles ont livré la trace d’un grand incendie, une couche de
bois carbonisé mêlé aux gouttes de plomb fondu ; la nef abandonnée semble avoir laissé place à
un terrain vague.
Nantes : Nantes, éd. Mgr Jean-Paul James, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013 (La grâce
d’une cathédrale), p. 29 ; La Chronique de Nantes (570 environ – 1049), éd. René Merlet,
Paris : Picard, 1896, p. 13-17 (voir sur Gallica).
Chartres : Chartres, éd. Mgr Michel Pansard, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013 (La
grâce d’une cathédrale), p. 18 ; Topographie chrétienne des cités de la Gaule des origines au viiie
siècle, t. 8 : Province ecclésiastique de Sens, éd. Jean Charles Picard et al., Paris : De Boccard,
1992, p. 33-41.
Coutances : La cathédrale de Coutances. Art et histoire. Actes du colloque de Cérisy, 2009, éd.
Françoise Laty, Pierre Bouet, Gilles Désiré dit Gosset, Bayeux : Éditions OREP, 2012.
Tournai : Jean Dumoulin, Jacques Pycke, La cathédrale de Tournai, Tournai : Caster
mann, 1985 ; Jacques de Meyere, Annales Flandriae (Commentarii sive Annales rerum Flandrica
rum libri XVII), Antwerpen : In aedibus Ioannis Steelsii, 1561, t. 1, p. 71.
Évreux : Annick Gosse-Kischiniewski, Françoise Gatouillat, La cathédrale d’Évreux,
Évreux : Glaxo Wellcome, 1997.
Dol : René Couffon, « La cathédrale de Dol », dans Congrès archéologique de France,
126e session, 1968 : Haute-Bretagne, Paris : Société française d’archéologie, 1973, p. 38-39 ;
Anne-Claude Leboulc’h, La cathédrale de Dol, Rennes : Presses Universitaires de Rennes,
1999.
2 Charles Aimond, La cathédrale de Verdun. Étude historique et archéologique, Nancy : Royer et
Cie, 1909, p. 28-33.
3 Joseph Decaëns, « L’évêque Yves de Sées », dans Les évêques normands du xie siècle. Actes du
colloque de Cerisy, 2013, éd. Pierre Bouet, François Neveux, Caen : Presses universitaires de
Caen, 2017 (Open Editions Books), p. 117-137.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 127
4 Les trois frères Soreng qui avaient été à l’origine du drame ont payé leur forfait misérablement,
sans confession ni salut : Avesgaud a été tué d’un coup de lance ; Richard, pour échapper à ses
poursuivants, a traversé un vivier à la nage mais a été reconnu sur l’autre bord par un paysan
(rusticus) qui lui a fendu le crâne de sa hache pour avoir été jadis maltraité et enchaîné par lui ;
Robert, qui venait de ravager la campagne près d’Argentan, poursuivi par des vilains (villani), a
été blessé à mort. Des fins ignobles, au sens propre, qui sont autant de justes châtiments, voir
Guillaume de Jumièges, Gesta Normanorum Ducum, éd. Jean Marx, Rouen – Paris : Lestringant
– Picard, 1914, interpolations d’Orderic Vital, p. 165-166.
5 Meyere, Annales Flandriae, p. 75.
6 Traduction de Pierre Bouet, dans Bayeux, éd. Mgr Jean-Claude Boulanger, Strasbourg :
La Nuée Bleue, 2016 (La grâce d’une cathédrale), p. 48 ; Serlon, Versus Serlonis de capta
Bajocensium civitate, éd. Thomas Wright, The Anglo-Latin Satirical Poets and Epigrammatists of
the Twelth Century, London : Longman, 1872, p. 241-251.
128 Patrick Demouy
être expié par l’eau mais bien plutôt par le feu8 ». Parole prémonitoire. Quand
de sang ne serait effacée que par l’incendie de l’église, car un tel crime ne pouvait
Entre 1170 et 1192 la cathédrale d’Auch subit deux fois les outrages du comte
Bernard d’Armagnac puis de son fils Gérard, pillant les matériaux de construction
préparés pour la réfection du chœur, mettant le feu au cloître, aux maisons des
chanoines et de l’archevêque, démolissant en grande partie l’église10.
En 1203 ce sont les troupes de Jean sans Terre qui incendient la cathédrale de
Dol, en emportant les reliques de saint Samson et de saint Magloire11.
En 1209 la cathédrale romane Saint-Nazaire de Béziers est détruite lors du
sac de la ville par les croisés, commandés par Simon de Montfort, peu enclins au
discernement12.
D’autres incendies apparaissent d’origine accidentelle. Soit en raison de la
foudre (Senlis, 1504)13, soit surtout à la suite du feu qui a pris à des maisons
voisines et s’est propagé à la grande église, d’autant plus facilement quand elle
n’était pas voûtée en pierre mais dotée d’un plafond en bois. Cela dit, la générali
sation des voûtes depuis l’époque gothique ne met pas à l’abri du danger quand
la charpente est recouverte de plomb, dont l’entretien peut nécessiter l’usage de
fourneaux. Les Mémoires de Jean Foulquart en donnent un exemple pour Reims :
Le lundy 24e juillet 1481, environ entre 11 heures et 12 heures on prit à sonner
au feu en l’église de Reims et étoit le feu qui étoit pris au clocher de plomb de
la grande esglise de Notre-Dame par ung fourneau à fondre que les maistres
gouverneurs de la dicte esglise avaient fait faire audict clocher pour ouvrer en
iceluy. Lequel fourneau n’estoit pas de suffisante espesseur et y couva le feu
depuis le jour précédent jusques à ladicte heure que les ouvriers jettoient du
plomb en l’hostel Me Jehan Bourguet et avoient laissé leur dict ouvrage et
ledict fourneau sans garde […] pourqoy iceluy clocher et toute la couverture
dicelle esglise qui estoit la plus belle et la plus riche de ce royaulme fut toute
arse et brûlée14.
Les mentions d’incendie sont souvent assez brèves et imprécises sous la plume
des chroniqueurs et annalistes, quand elles n’exagèrent pas les dégâts pour fustiger
les coupables ou émouvoir les donateurs potentiels. Guibert de Nogent identifie
le départ du foyer dans la maison de l’archidiacre de Laon, la progression du feu
s’étendant en rampant jusque sur l’église puis se communiquant aux tentures ; il
s’attarde surtout sur la perte des objets d’orfèvrerie.
Le récit le plus circonstancié d’un sinistre se trouve sous la plume de Gervais
pour la cathédrale de Cantorbéry ; il mérite d’être traduit :
L’an de grâce du Verbe de Dieu 1174, aux nones de septembre, vers la 9e
heure, par un vent du midi furieux, presqu’au-delà de ce qui est humainement
imaginable, le feu se déclare devant la porte de l’église, en dehors des murs de
l’atrium, où trois petites maisons sont à demi-brûlées. Alors que les habitants
accourent pour éteindre cet incendie, des braises et des étincelles s’envolent
sous l’effet d’un vent très vif, se déposent sur l’église et, à cause de la force
violente de ce vent, s’introduisent par les jointures des plombs et se déposent
sur des planches de bois à moitié pourries. Alors, petit à petit, la chaleur
augmentant, les poutres gâtées s’enflamment. Le plafond remarquablement
peint qui était en-dessous et les plaques de plomb qui étaient au-dessus ont
caché le feu allumé à l’intérieur. Les trois petites maisons dont cette fureur
s’était élevée ayant été détruites, l’agitation populaire s’étant calmée, chacun
retourna à ses affaires. L’église du Christ seule, alors que personne ne s’en
doutait, était rongée par un incendie intérieur. Les poutres et leurs entraits
brûlant, les flammes s’élancent jusqu’au sommet du toit, les plaques de plomb
ne peuvent résister plus longtemps à une telle chaleur et commencent peu
à peu à fondre. Le vent furieux, trouvant un plus libre accès, déchaîne sans
limite les flammes de l’intérieur. Et voilà que soudain, les flammes devenant
en peu de temps apparentes, une clameur s’élève dans l’atrium de l’église :
« Malheur ! Malheur ! L’église brûle ». De nombreux laïcs accourent avec
des moines, puisent de l’eau, brandissent des haches, montent les marches,
désireux de venir au secours de l’église du Christ, à cet instant en péril. Ils
parviennent à la toiture encore en place, mais une fumée horrible et des
flammes atroces les saisissent. Ceux qui étaient accourus, désespérés, font
demi-tour pour sauver leurs vies. Et voici que les joints des entraits et leurs
tiges de fer étant rongés par les flammes, les poutres embrasées s’écroulent
dans le chœur sur les stalles des moines. Celles-ci, rassemblant une grande
quantité de bois, s’enflamment à leur tour et c’est ainsi que la calamité se
répand de tous côtés. Voir cet incendie était un spectacle admirable ou plutôt
déplorable. Ce chœur vraiment glorieux a été dévoré par le pire des feux. Les
flammes, multipliées par tant de bois accumulé, projetées à une hauteur de
quinze coudées, ont brûlé les murs et surtout les colonnes de l’église.
Suit la description de la confusion qui s’ensuit. Quand certains cherchent à
sauver les ornements et les reliques de l’église, d’autres les volent. Les gens du
peuple, fous de douleur et d’angoisse, s’arrachent les cheveux et cognent leur tête
contre les murs, en raison de la malédiction qui s’est abattue15.
L’interprétation
qu’elle tombe sous le sens : Dieu avertit, Dieu punit. À Bayeux en 1105 Serlon
pointe de sa plume le châtiment divin pour les crimes commis et l’anéantissement
par le feu des biens mal acquis, en particulier aux dépens des plus miséreux
(l’incendie ravage en effet une partie de la ville)18. À Laon en 1112 Guibert
de Nogent relève que le feu part de la maison de l’archidiacre simoniaque et
Hériman de Tournai ne manque pas de comparer la ville à Jérusalem détruite par
Nabuchodonosor en raison des péchés de ses habitants :
Voici qu’aux jours du règne de Louis, roi des Francs […] elle se trouva
éprouvée par la sévère punition d’un juge équitable, le Roi des Rois […]
De même notre église […] qui avait été distinguée par une gloire insigne
en de multiples occasions, ne fut certes pas aujourd’hui totalement détruite,
mais a souffert de l’accablement dû à un terrible tourment, au point que cette
prophétie pouvait lui être appliquée avec justesse : Un jour elle a été doublement
punie de la main du Seigneur à cause de ses péchés (Isaïe 40, 2)19.
En 1174 Gervais pense aussi « que les lamentations de Cantorbéry n’étaient
pas moins affligeantes que celles de Jérusalem dans les pleurs et les plaintes
de Jérémie » et compare les clercs de la cathédrale aux « fils d’Israël chassés
Dieu pardonne et envoie des signes. L’un des plus spectaculaires est le miracle
de la chemise de la sainte Vierge, habituellement exposée dans la cathédrale, que
les Chartrains croyaient avoir perdue dans l’incendie de 1194, et qui réapparaît
dans une mise en scène soigneusement étudiée après convocation du peuple :
Ce reliquaire se trouvait dans la crypte inférieure, dont l’entrée était proche de
l’autel de la bienheureuse Marie, grâce à la prévoyance digne de louange des
anciens. Pendant l’incendie il y avait été transporté par quelques personnes
qui s’y sont retrouvé enfermées ; en raison des flammes brûlantes elles
n’osaient pas sortir, mais ont été délivrées du péril de la mort par la protection
18 Voir note 6.
19 Hériman de Tournai, Les miracles de Sainte-Marie de Laon, éd. et trad. Saint-Denis, p. 131.
20 Gervais de Cantorbéry, Tractatus de combustione, éd. Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 210.
21 Mortet, Recueil de textes, t. 2, p. 168.
22 Ibid., p. 260 ; l’évêque fait référence à l’incendie de 1218 qui aurait entraîné la reconstruction
de la cathédrale. Cette tradition est douteuse, voir Mgr Jean-Luc Bouilleret (dir.), Amiens, La
grâce d’une cathédrale, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2012, p. 15.
132 Patrick Demouy
La recherche du financement
23 Miracula B. Marie Virginis in Carnotensi ecclesia facta, éd. Mortet, Recueil de textes, t. 2,
p. 168-169.
24 Gervais de Cantorbéry, Tractatus de combustione, éd. Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 209-210.
25 La cathédrale Saint-Jean de Besançon, éd. Pierre Chauve, Besançon : Les Cahiers de la renais
sance du Vieux Besançon, 2006, p. 30. L’incendie n’avait touché que la charpente, les murailles
demeuraient et la table d’autel, peu endommagée, n’a même pas été reconsacrée.
26 [Barthélemy], « Mémoires de Jean Foulquart », p. 422.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 133
pour financer les reconstructions d’églises, brûlées ou pas. Le drame, décrit avec
éloquence par les prédicateurs, permettait évidemment d’apitoyer les auditeurs
attirés par la vertu des corps saints. Parmi des exemples fort nombreux, retenons
celui de Laon après l’incendie du 25 avril 1112, particulièrement détaillé par
Hériman de Tournai27. Le chapitre choisit sept chanoines et six laïcs envoyés
sur les chemins avec la châsse de Notre-Dame en or et pierreries et d’autres
précieux reliquaires. On y trouve des cheveux de la sainte Vierge (selon Guibert
de Nogent, il y a aussi un fragment de sa chemise) et des reliques de la Passion :
fragments de la croix, de l’éponge, du linceul et du facial, le tissu qui recouvrait le
visage du Christ au tombeau. Après une première tournée en mai dans le diocèse
de Laon et ses environs, les quêteurs, avec un conduit royal, partent le 6 juin
vers Bourges, la vallée de l’Indre puis celle de la Loire, une région riche et de
vieille implantation capétienne. Les miracles ne manquent pas : deux impotents
guéris à Issoudun, un sourd et muet à Buzançais, une femme, alitée depuis huit
ans, et un jeune sourd et muet à Tours, une parturiente à Angers, une femme
stérile au Mans, deux paralytiques à Chartres… Séjournant au loin jusqu’à la
Saint-Matthieu (21 septembre), ils reviennent à Laon avec une belle quantité d’or
et d’argent, après 76 jours de pérégrinations et plus de 1000 kilomètres parcourus.
L’année suivante neuf clercs « faisant honneur à l’église de Laon, choisis pour leur
connaissance des lettres et pour la qualité de leur chant bien mesuré » partent
le 24 mars pour l’Angleterre. Ils reviennent le 6 septembre 1113, après 166 jours
et environ 2100 kilomètres (soit une moyenne journalière de 13), avec plus de
12 marcs d’argent, des bijoux, des ornements sacerdotaux, des tentures et des
vases précieux. Une vingtaine de miracles sont attribués aux reliques à Nesle,
Arras, Saint-Omer, Douvres, Cantorbéry, Winchester, Exeter, Salisbury, Wilton,
Dartmouth, Bristol, Bath… Donc, conclut Hériman de Tournai, « avec le secours
de la clémence divine et grâce aux offrandes des fidèles collectées à travers la
France et l’Angleterre, l’œuvre de notre église fut si prospère que l’année suivante
fut célébrée la complète restauration de l’édifice », le 6 septembre 1114, soit à
peine plus de vingt-huit mois après un incendie, qui, il faut le rappeler, était
partiel.
Si les dons n’arrivaient pas spontanément, il était possible de les stimuler par le
recours bien connu aux indulgences. La pratique étant fréquente, ne retenons que
deux exemples. À Reims dès 1221, soit dix ans après la première pierre, le pape
Honorius III, informé de la reconstruction entreprise de façon grandiose et coû
teuse, accorde des indulgences aux fidèles y contribuant par dévotion à la sainte
Vierge. En 1223, l’évêque de Laon se plaint auprès du même pontife des collectes
organisées dans son diocèse par les délégués du chapitre rémois qui viennent
prêcher l’indulgence d’un an octroyée aux bienfaiteurs de l’église métropolitaine.
Le jour de leur arrivée est fêté à l’égal d’un dimanche ; dans les locaux frappés
27 Hériman de Tournai, Les miracles de Sainte-Marie de Laon, éd. et trad. Saint-Denis, p. 143-195.
Alain Saint-Denis commente ces voyages dans son introduction (p. 87-95) ; il a établi les cartes
des pérégrinations (p. 88 et 91).
134 Patrick Demouy
d’interdit, le service divin est célébré aussi longtemps que dure leur séjour ; ils
fondent des confréries dont les membres s’engagent à verser des offrandes à la
fabrique de Notre-Dame de Reims. L’église de l’archevêque est l’église mère de la
province, dès lors tous les diocèses sont concernés. En 1246 Innocent IV demande
aux évêques suffragants, chapitres et abbayes de Belgique seconde de subvenir
aux frais de construction du siège métropolitain et de recevoir les quêteurs dans
des conditions signalées en 1223, renouvelant la concession d’une indulgence
d’un an. Le pape réitère sa demande en 1251 en raison de la charge financière
insupportable pesant sur la fabrique28.
À Strasbourg les indulgences scandent l’avancement du chantier en 1253,
1255, 1264. En 1275 l’évêque Conrad de Lichtenberg exhorte tous les ecclésias
tiques de son diocèse à bien accueillir les quêteurs, à collecter les dons et à
transformer les pénitences en amendes fiscales. Il ordonne la dévolution à l’œuvre
Notre-Dame des biens injustement acquis qui ne pouvaient être restitués et
recommande aux fidèles de venir vénérer la grande croix-reliquaire de la cathé
drale, avant d’y déposer leur offrande29. Nombreux sont les statuts synodaux du
xiiie siècle qui font du pèlerinage annuel à la cathédrale une obligation pour les
diocésains, assorti à Cambrai de quarante jours d’indulgence, sans oublier de
mettre son obole dans le tronc prévu à cet effet30.
Aux petits ruisseaux des offrandes populaires peuvent s’ajouter les rivières
des donations princières. Après l’incendie de 1020 qui a détruit complètement
sa cathédrale, l’évêque Fulbert de Chartres se tourne vers le duc Guillaume
d’Aquitaine et le roi Robert le Pieux31. En 1202 le roi d’Angleterre Jean sans
Terre encourage les fidèles à recevoir avec bonté ceux qui recueillent les aumônes
destinées à la réparation de la cathédrale de Rouen et ordonne aux barons de
l’échiquier de Caen d’acquitter le reste de ce qu’il a lui-même promis, 360 livres
28 Hans Reinhardt, La cathédrale de Reims. Son histoire, son architecture, sa sculpture, ses vitraux,
Paris : Presses Universitaires de France, 1963, p. 71-74 ; Berné « Les sources de la construc
tion », p. 79.
29 Hans Reinhardt, La cathédrale de Strasbourg, Grenoble : Arthaud, 1972, p. 18-21.
30 Les statuts synodaux français du xiiie siècle, t. 4 : Les statuts synodaux de l’ancienne province
de Reims (Cambrai, Arras, Noyon, Soissons et Tournai), éd. Joseph Avril, Paris : Éditions du
C.T.H.S., 1995, p. 73 et 117. La participation des fidèles pouvait aussi être une offre de main
d’œuvre, comme en témoignent Les miracles de Notre-Dame de Chartres : « Des chariots ayant
été préparés pour acheminer les pierres, ils s’invitaient mutuellement et s’exhortaient, afin que
tout ce qu’ils estimaient nécessaire à la fabrique de cette œuvre, ou tout ce que les architectes
demanderaient de faire, ils s’y soumettent sans hésitation et l’accomplissent sans délais. Mais
pour la construction d’une telle œuvre les dons et les aides des laïcs ne pouvaient suffire… »
(Mortet, Recueil de textes, t. 2, p. 169). Il ne faut pas en effet surestimer cet apport de
main d’œuvre qui restait limité à la manutention ; les bâtisseurs des cathédrales étaient des
professionnels qualifiés.
31 François Heber-Suffrin, Christian Sapin, « L’œuvre de Fulbert, xie siècle », dans Chartres
(La grâce d’une cathédrale, voir note 1), p. 31.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 135
32 Alain Erlande-Brandenburg, « La cathédrale gothique », dans Rouen (La grâce d’une
cathédrale, voir note 1), p. 38 ; l’incendie de 1200 n’est pas solidement attesté ou du moins il a
été exagéré (p. 32).
33 Casajus, Les réparations de la cathédrale de Reims, p. 77 ; Arch. Dep. Marne, 2 G 1670.
34 Ibid., p. 78-84 ; Arch. Dep. Marne, 2 G 1670.
35 Bideault et Lautier, Ile-de-France gothique, p. 362.
36 Pierre Bauduin, La première Normandie (xe-xie siècle), Caen : Presses Universitaires de Caen,
2006, p. 162.
136 Patrick Demouy
37 Aimond, La cathédrale de Verdun, p. 33, faisant référence à Laurent de Liège (MGH, Scriptores,
t. 10, éd. Georg Heinrich Pertz, Hannover, 1852, p. 492), Sigebert de Gembloux (Recueil des
historiens des Gaules et de la France, t. 9, Paris : Palmé, 1874, p. 164) et Lambert d’Aschaffenburg
(MGH, Scriptores, t. 5, éd. Georg Heinrich Petz, Hannover : Hahn, 1848, p. 153) qui raconte la
pénitence du duc.
38 Joseph Decaëns, « L’évêque Yves de Sées » ; la pénitence d’Yves, racontée par Orderic Vital
dans ses interpolations à Guillaume de Jumièges, p. 168 (voir note 4) est ignorée du moine
Anselme, témoin du concile de 1049 : Anselme de Saint-Remy, Histoire de la dédicace de
Saint-Remy, éd. Jacques Hourlier, dans La Champagne bénédictine. Travaux de l’Académie
nationale de Reims, t. 164, 1981, p. 283, note 9.
39 Neveux, « La cathédrale romane de l’évêque Odon », dans Bayeux (La grâce d’une cathédrale,
voir note 6), p. 46.
40 Annick Gosse-Kischiniewski, Françoise Gatouillat, La cathédrale d’Évreux, Évreux : Glaxo
Wellcome, 1997, p. 10-13.
41 Charles Cerf, Histoire et description de Notre-Dame de Reims, Reims : Dubois, 1861, t. 1, p. 400.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 137
Les expertises
maison qui « tombe en ruine1 », ils doivent prendre, l’un comme l’autre, assez de
figure aussi marquante que celle de François d’Assise appelé par Dieu à réparer sa
recul pour ne pas se laisser ravir par la fascination que peuvent procurer l’homme
et le moment, leur devoir d’envisager l’inaliénable nouveauté du personnage
dans le tissu historique et intellectuel auquel il appartient. L’image d’un François
épaulant l’édifice branlant de l’Église sous le pinceau de Giotto ne peut pas être
extraite des nombreuses entreprises de réparation et de réforme qui ont émaillé
l’histoire de l’Église ; toutes les renaissances de l’histoire ont eu tendance à
éclipser les temps qui les précédaient et dont elles étaient le fruit, et il faut bien
admettre que les reconstructions attireront toujours plus vivement l’attention que
la permanence invisible des fondations.
1 Légende des trois compagnons, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages. Édition du viiie
centenaire, éd Jacques Dalarun, Paris : Éditions franciscaines – Cerf, 2010, 2 vol., t. 1,
p. 1098-1099.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 141-156.
10.1484/M.STMH-EB.5.129300
142 arnauD montoux
Dans la Règle de saint Benoît, qui est sans conteste l’un des témoins majeurs
de l’ecclésiologie médiévale, la relation à l’hôte étranger au monastère est teintée
d’une ambiguïté majeure : celui-ci est à la fois le Christ et celui dont on doit
se méfier. Même si cette méfiance est lisible à mots à peine couverts, « chez
Benoît, le visiteur, reçu comme le Christ, n’en est pas moins étranger à la commu
souvent oublié dans l’annonce du projet de salut de Dieu, tant il apparaît marqué
par les stigmates de la brisure originelle. Celui qui se penche d’un peu plus près
sur cette histoire est cependant surpris d’y découvrir de nombreuses tentatives de
9 Rom. 8, 19.
144 arnauD montoux
abritant les moines et les anges11 ; ne pouvant être réduite à des fins décoratives,
de cité, sous les bouquets de fleurs et d’acanthe, dans ces antichambres du ciel
leur présence était révélatrice d’un rapport des clunisiens au cosmos dépassant les
cadres du dualisme étroit dans lequel on l’enferme traditionnellement. Cet hôte
étranger qu’est le cosmos était accueilli dans le vaisseau de Pierre, comme un signe
improbable qui ne cesse de surprendre aujourd’hui encore. Le monde, assombri
et défiguré par le mal, demeurait pour ces hommes le lieu de l’humble descente
par laquelle ils montaient vers Dieu.
C’est en effet dans l’humilité du Christ, né pauvre parmi les pauvres, lavant
les pieds de ses disciples, partageant la mort infamante des larrons, que le moine
clunisien, en bon disciple de saint Benoît, cherchait à progresser dans les degrés
de l’humilité : sur cette échelle, le septième degré était atteint lorsque le moine,
au sol13 ». Cette échelle bénédictine donnant accès à Dieu par une ascension
partout, qu’il soit assis, en marche ou debout, […] la tête inclinée, le regard fixé
culminant dans un « regard fixé au sol » ne peut être absente de notre lecture
du geste clunisien : grandeur et humilité s’entrecroisent dans l’image de cette
10 Nous renvoyons le lecteur désireux d’approfondir cette question à nos recherches sur les
rapports possibles entre ce projet théologico-politique clunisien et la pensée de Jean Scot
Érigène : Arnaud Montoux, Réordonner le cosmos : itinéraires érigéniens à Cluny, Paris : Cerf,
2016.
11 Voir Jean-Henri Pignot, Histoire de l’ordre de Cluny : depuis la fondation de l’abbaye jusqu’à la
mort de Pierre-le-Vénérable [909-1157], t. 2, Paris – Autun : Durand – Dejussieu, 1868, p. 491.
12 Regula Benedicti, VII, 52, dans La Règle de saint Benoît, éd. Jean Neufville, intr., trad. et notes
par Adalbert de Vogüé, Paris : Cerf, 1972, t. 1, p. 486-487.
13 Ibid., VII, 63, p. 488-489.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 145
abbatiale aux dimensions célestes, pourtant peuplée de toutes les basses réalités du
monde.
Comment ne pas voir dans la présence de singes et de monstres perchés dans
les altitudes vertigineuses des voûtes de Cluny III le paradoxe de la simultanéité
de l’élévation et de l’abaissement ? Les clunisiens pouvaient s’avancer dans la nef
de la Maior ecclesia en gardant au cœur les mots du chapitre VII de la Règle :
pas marché dans les grandeurs, ni dans des merveilles au-dessus de moi14 ». En
« Seigneur, mon cœur ne s’est pas élevé et mes yeux ne se sont pas levés. Je n’ai
plaçant au-dessus de lui ce qui est au plus bas de ce monde, le moine s’est en
quelque sorte enseveli dans un geste architectural aux allures d’ascension.
C’est ce même souci paradoxal de viser la plus haute spiritualité qui guidera le
choix de François d’Assise et de ses disciples se considérant comme des « frères
mineurs ». Dans son introduction au Commerce sacré de saint François avec dame
Pauvreté15, Michael Cusato a bien montré que la pauvreté n’épuisait pas le concept
de « minorité » des premiers frères qui eurent à défendre le choix originel de
François quelques temps après sa mort : le Poverello, connaissant bien les dangers
de la jeune société marchande dans laquelle il avait grandi, avait voulu entraîner
ses frères dans une exigeante suite du Christ adoptant le « mode de vie » de ces
« mineurs » du monde ; il fallait rejoindre ces représentants de « la plus basse
classe » parmi lesquels les frères désiraient vivre, travailler et servir16 pour que
le salut du Christ habite au milieu d’eux ; il fallait aussi convertir les loups17,
privées de raison19 », pour ne pas réduire les choix de vie franciscains à des
rejoindre les oiseaux18, tout ce monde au-delà de l’homme jusqu’aux « créatures
recettes vertueuses, et préserver leur valeur de signes : toute cette descente n’avait
de sens que dans celle du Dieu qui s’est fait chair pour que toute chair voie le salut
de Dieu20.
C’est l’unique urgence de s’engager au service de l’œuvre divine de salut qui
s’est imposée au xie siècle à Cluny comme au xiiie siècle à Assise, même si les
manières d’y entrer et d’être fidèles à cette exigence ont pu donner l’impression
« dans le monde » sans être « du monde » pour être signes de la vie nouvelle21 :
d’une opposition d’action ; il fallait toujours revenir à l’inextricable devoir d’être
il fallait que les disciples du Christ se convertissent dès ici-bas à cette vie divine,
qu’ils deviennent « parfaitement un », pour que le monde sache et entre dans la
dait ses sarments jusqu’à la mer, et ses rejets jusqu’au fleuve24 », mais force
On aurait pu dire de Cluny qu’à l’image de la vigne du psalmiste, elle « éten
est de constater que la clôture de cette vigne-là fut elle aussi percée et que les
grappilleurs, les sangliers, les bêtes des champs25, les nouvelles compréhensions
du monde et les vicissitudes de l’histoire vinrent à bout de ses ambitions de
récapitulation universelle. Pourtant, cette intuition enracinée dans le projet du
salut offert en Jésus-Christ, ne pouvait se dissoudre ; comme le rappelle saint
Paul dans la Lettre aux Colossiens, c’est lui, le Christ, « le commencement, le
premier-né d’entre les morts, afin qu’il ait en tout la primauté. Car Dieu a jugé bon
qu’habite en lui toute plénitude et que tout, par le Christ, lui soit enfin réconcilié,
création, si présent à la pensée d’un Irénée de Lyon, qui courait à Cluny et qui a
continué d’étendre les sarments de l’espérance du salut tout au long de l’histoire
de l’Église, sous une forme ou une autre.
22 Voir Jn. 17, 23b : « Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un, afin que le monde sache que tu
m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé ».
23 Gilon, Vita Hugonis, édition par Herbert Edward John Cowdrey, « Memorials of abbot Hugh
of Cluny (1049-1109) », dans Studi Gregoriani, t. 11, 1978, p. 13-109, ch. XII, p. 62. On
pourra consulter également : Nicolas Reveyron, « Un bateau pour une Île. Réflexions sur la
métaphore de l’Arche de Noé dans la Vita sancti Hugonis abbatis de Gilon », dans Hortus Artis
Medievalium, t. 19, 2013, p. 219-226.
24 Ps. 79, 12.
25 Ps. 79, 13-14.
26 Col. 1, 18-20.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 147
immenses28 », les frères font mine de remettre la visite à plus tard, et lui font
cuisine, le dortoir et l’hôtellerie, les beaux sièges, les tables polies et les bâtiments
découvrir dans chacun de leurs gestes, ce qu’est le nouveau monastère : ils lui font
se laver les mains dans « un demi-vase de terre », et les essuyer dans leur tunique,
ne lui présentent pour repas que du « pain d’orge », « de l’eau » et des « herbes
sauvages », la font dormir « nue sur la terre nue » et, quand elle se réveille et
Le lépreux
27 Nous renvoyons aux pages lumineuses de Jacques Le Goff sur le pauvre d’Assise et sur son
rapport à ce monde en pleine mutation : Jacques Le Goff, Saint François d’Assise, Paris :
Gallimard, 1999, p. 86-97.
28 Commerce sacré de saint François avec Dame pauvreté, 59, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 908.
29 Ibid., 60-62, p. 909-911.
148 arnauD montoux
nous pouvons nous arrêter sur le type de la rencontre avec le lépreux. Le lecteur
de l’Évangile connaît bien les rencontres du Christ avec les victimes de cette
maladie30, mais nous savons également que le Moyen Âge a été un temps d’exa
cerbation de l’exclusion des lépreux : citant un épisode du Roman de Tristan
de Béroul, composé au xiie siècle, Jacob Rogozinski explique que « la laideur
degiets, des “déchets”32 ». Ce sont pourtant ces mêmes lépreux qui pouvaient
en raison de leur mal » et que « dans le Sud-Ouest, ils étaient surnommés
et nous, nous le croyions puni, frappé de Dieu et humilié33 » ; pour ce que nous
ment, c’étaient nos maladies qu’il portait, et nos douleurs dont il s’était chargé ;
s’est fait pour nous « objet de malédiction34 » devenait donc identifiable à ces
traduisons par « puni », la Vulgate donne « quasi leprosum » : le Christ qui
33 Is. 53, 4. Le mot hébreu « ַ » נָג֛ וּעque nous traduisons par « frappé » est employé en IV Reg.
de l’éditeur.
(2 Rois) 15, 5 pour parler de la lèpre du roi Ozias et il renvoie au vocabulaire des « plaies » qui
désignent habituellement ce fléau.
34 Gal. 3, 13.
35 Voir I Cor. 1, 23.
36 On pourra consulter les travaux de Mary Douglas sur cette question et plus spécialement : Mary
Douglas, De la souillure, trad. Anne Guérin, Paris : Maspero, 1971.
37 Voir Rogozinski, « “Pire que la mort” », p. 4.
38 François-Olivier Touati, Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les léproseries
dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du xive siècle, Bruxelles : De Boeck Univer
sité, 1998.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 149
Si l’épisode de la rencontre du jeune François avec les lépreux est l’un des
plus célèbres de l’hagiographie franciscaine, il ne faudrait pas l’isoler d’un certain
nombre d’autres épisodes hagiographiques unissant les saints et la création défigu
rée représentée par le lépreux. Qu’il s’agisse de saint Louis39, de sainte Élisabeth
de Hongrie, ou encore de saint Julien l’Hospitalier, la rencontre des lépreux fut
toujours présentée comme le lieu d’une révélation d’un salut plus grand donné
dans l’amour.
Les chrétiens de tous les âges sont témoins d’une espérance de renouvelle
ment total de la création et ils n’ont de cesse de chercher à unir leur vie, souvent
péniblement et maladroitement, à la mission restauratrice du Christ en qui ce
renouvellement est déjà accompli. C’est bien ce que les clunisiens firent en
rendant visible dans la pierre de leurs abbatiales l’image d’un cosmos récapitulé,
malgré ses lèpres, sous le seul chef du Crucifié ayant épousé toutes les difformités
du monde et des pécheurs, pour les rendre à la ressemblance de Dieu. Dans la Vita
d’Hugues par Gilon, on voit que le saint abbé n’hésite pas à accueillir de nouveau
dans l’enceinte de l’abbaye un frère lépreux :
Dieu, qui est le médecin de vie, consentit à ce que la lèpre frappât Robert, un
frère honnête, érudit, et loué pour sa pieuse manière de vivre. Cet inlassable
pasteur ramena cette brebis égarée jusqu’au troupeau en la prenant sur ses
épaules ; et comme il ne pouvait l’installer avec les malades du monastère sans
créer un scandale, il fit pour lui une petite cellule dans le coin le plus reculé de
l’infirmerie40.
Ainsi, saint Hugues de Cluny, fidèle à sa gestuelle théologique d’agrégation,
nous est présenté comme l’artisan d’une tentative permanente de réintégrer ce
monde au projet divin ; dût-il construire, pour les créatures les plus éloignées
et les plus défigurées de ce monde, de petites cellules dans les coins les plus
reculés de l’enceinte sacrée de son abbaye, il ne cesse d’être représenté comme un
pasteur-bâtisseur, cherchant à agréger le monde à son arche pour le conduire à
Dieu.
Dans son Testament, François parle des commencements de sa penitentia, de
sa conversion, en évoquant en premier lieu la grâce de la rencontre des lépreux :
« comme j’étais dans les péchés, il me semblait extrêmement amer de voir des
lépreux. Et le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et je fis miséricorde
avec eux. Et en m’en allant de chez eux, ce qui me semblait amer fut changé pour
39 Voir Jacques Le Goff, « Le mal royal au Moyen Âge : du roi malade au roi guérisseur », dans
Mediaevistik, t. 1, 1988, p. 101-109, plus particulièrement la p. 104. Voir également le chapitre
intitulé « Le roi souffrant, le roi Christ » dans Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris : Gallimard
1996, p. 983-1012.
40 Gilon, Vita Hugonis, I, xii, éd. Herbert Edward John Cowdrey, « Memorials of abbot Hugh of
Cluny (1049-1109) », dans Studi Gregoriani, t. 11, 1978, p. 13-109, p. 89.
150 arnauD montoux
est suivi d’un acte de « foi dans les églises » et « dans les prêtres44 ». À propos de
Le passage du Testament de François évoquant sa conversion parmi les lépreux
ces derniers, il affirme qu’il aurait recours à eux, même s’ils le persécutaient, s’ils
étaient pauvres en sagesse ou pécheurs, au nom de sa dévotion à l’Incarnation et
41 François d’Assise, Testament, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, 1-3, éd. Dalarun,
t. 1, p. 308.
42 Voir l’article « Pénitence », dans Peter Eicher, Dictionnaire de Théologie, Paris : Cerf, 1988,
p. 530.
43 Nous faisons ici référence à l’épisode dans lequel un levraut pris au collet, libéré par les frères
et qui vint « se réfugier vers le saint et sans que personne l’y force, se réfugia contre son sein
comme dans le lieu le plus sûr » : voir Thomas de Celano, Vie de saint François (Vita prima), 58,
dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 541.
44 Voir François d’Assise, Testament, 4-5, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. Dala
run, t. 1, p. 308-309.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 151
au mystère eucharistique que leur ministère rend proche45. C’est ce même registre
que l’on retrouve dans la Vita prima, sous la plume de Thomas de Celano. En
effet, Thomas, racontant l’arrivée de François à Saint-Damien, parle de la grande
grand respect, et lui offre le produit de la vente qu’il vient de réaliser à Foligno ;
celui-ci, craignant une mauvaise plaisanterie, refuse le don mais, cédant à l’insis
tance de François, accepte de le laisser séjourner auprès de lui47. L’immédiate
proximité, dans ces récits, de la misère, des lépreux, des ministres de l’Église et des
sacrements tend à nous faire comprendre que la reconnaissance de la grandeur de
l’homme défiguré est profondément liée à celle des dimensions authentiques de
l’Église arche du salut.
À propos de l’épisode de l’arrivée à Saint-Damien, la Légende des trois compa
gnons apporte une précision célèbre ; en effet, c’est dans ce texte que l’on trouve
le dialogue avec le Crucifié dans l’église. Alors qu’il s’est mis à prier devant son
image, François l’entend lui parler :
« François, ne vois-tu pas que ma maison tombe en ruine ? Va donc et répare-
la-moi ! » Tremblant et stupéfait, il dit : « je le ferai volontiers, Seigneur ». Il
comprit en effet qu’on lui parlait de cette église-là que sa trop grande vétusté
menaçait d’un écroulement prochain48.
Ce fameux dialogue doit bien évidemment être relié à la vision qu’aurait eu
Innocent III avant l’arrivée de François à Rome quelques années plus tard : le
pape raconta « que l’église Saint-Jean-de-Latran menaçait ruine et qu’un homme
dos49 ». Ainsi, nous comprenons déjà que la réparation de la maison de Dieu dont
religieux, de petite taille et d’allure méprisable, la soutenait en l’étayant sur son
indicible54 ». Celui qui en sort n’est plus le même homme ; il s’expose désormais
« aux malédictions de ses persécuteurs55 », « rapide, impatient et allègre56 » ;
chétive et encore flétrie par les humidités hivernales de son sillon de penitentia,
lance vers le monde son intuition comme la promesse d’un nouveau printemps
pour l’annonce chrétienne du salut. De cette descente dans les profondeurs de
la terre qui peuvent nous renvoyer à la descente au tombeau, François revient
comme un homme nouveau, ressuscité avec le Christ58, manifestant dans sa chair
mortelle cette configuration au Ressuscité qui se parachèvera dans l’expérience
des stigmates reçus sur l’Alverne. C’est dans la conversio de cet homme « à l’allure
méprisable » que l’ampleur du projet de Dieu redevient visible.
C’est à ce moment que Thomas place les fameux épisodes du dénudement de
François, du baiser du lépreux59 auquel faisait référence le Testament de François,
puis celui du retour à Saint-Damien. Thomas précise qu’étant devenu libre, il se
mit à construire une maison à Dieu « sans tenter de la construire à neuf » ; il
insiste sur le fait qu’il « en répare une ancienne », qu’il en « raccommode une
précise qu’il invitait ceux qui passaient à le rejoindre sur le chantier. Après avoir
terminé de réparer Saint-Damien, François s’attaque à la reconstruction d’une
autre église qu’on a pu identifier à l’église Saint-Pierre61, puis à la petite église de
faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. C’est pourquoi j’accepte
de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les
situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort ».
51 Voir Thomas de Celano, Vie de François (Vita prima), 3, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 467.
52 Ibid., 6, p. 469.
53 Ibid., 10, p. 475.
54 Ibid., 10, p. 476.
55 Ibid.
56 Légende des trois compagnons, 17, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. Dalarun,
t. 1, p. 1103.
57 Ibid., p. 1103.
58 Voir Col. 3, 1.
59 Voir Thomas de Celano, Vie de François (Vita prima), 17, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 483-484.
60 Ibid., 18, p. 485.
61 Ibid., 21, p. 489.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 153
la Portioncule dédiée à la Mère de Dieu62. C’est seulement après avoir réparé ces
trois églises, que François comprit ce à quoi Dieu l’appelait vraiment :
François, entendant que les disciples du Christ ne devaient pas posséder d’or,
d’argent ou de monnaie et ne porter en route ni besace ni sac ni pain ni bâton,
ni avoir de chaussures ni tunique de rechange, mais prêcher le Royaume de
Dieu et la pénitence, aussitôt il exulta en l’Esprit de Dieu et dit : « C’est cela
« J’ai vu comme des routes, pleines de leur multitude, confluer à partir de toute
nation ou presque dans les régions où nous sommes. Des Français viennent, des
multitude d’autres langues diverses presse le pas65 ». Même si cette vision est
Espagnols se hâtent, des Allemands et des Anglais courent, et une très grande
Quand François se rend avec ses premiers frères à Rome pour faire approuver
leur forme de vie et leur première règle par Innocent III, il rencontre Jean
Colonna, qui fut bénédictin à Saint-Paul-hors-les-Murs avant de devenir cardinal-
évêque de Sabine ; celui-ci, voyant bien les difficultés vers lesquelles il allait, lui
conseilla vivement de devenir moine ou ermite, de choisir une voie déjà balisée,
Dieu une réponse adéquate à la situation de son temps ? Au xiiie siècle, une vie
monastique ou érémitique pouvait-elle donner, comme au xie siècle, le signe de
l’attente active de la récapitulation christique universelle ?
Cette image étonnante n’a rien perdu de sa force pour celui qui accepte d’y
voir la conversion entreprise alors par l’Église et qui n’est pas encore achevée.
L’entrée dans le xiiie siècle a été pour l’Occident une véritable entrée dans une
modernité et il est certain que François d’Assise a été l’un des premiers et des plus
authentiques témoins de la nécessité pour l’Église de changer le paradigme de son
rapport au monde : là où Cluny, au xie siècle, pouvait rendre visible, dans l’espace
bâti et historié de son cloître, la récapitulation du monde sous le chef unique du
Christ, le Poverello d’Assise décidait de rendre à ce monde exclaustré, l’hommage
d’une reconnaissance libératrice. Mais ce témoignage de pionnier, finalement peu
reconnu dans son ambition cosmique, prolongé de loin en loin au fil des siècles,
n’a sans doute pas encore percé les illusions d’un certain christianisme trop affairé
à préserver des logiques parcellaires teintées d’étroitesse. Le choc qu’a constitué la
parution de l’encyclique Laudato si’ en 2015 n’est que trop révélateur d’un oubli
chronique au sein de l’Église latine des dimensions réellement universelles et
cosmiques du salut offert en Jésus-Christ. Cette amnésie d’habitude qui a conduit
le chrétien à restreindre son devoir d’espérer pour tous68 et pour tout, se heurte
du monde passera toujours par « la capacité de sortir de soi vers l’autre69 ».
désormais à cette impulsion magistérielle rappelant à l’Église que la conversion
C’est cette « sortie » qu’initia saint François et que l’Église du xxie siècle doit
poursuivre pour réinventer son authentique annonce :
À la fin, nous nous trouverons face à face avec la beauté infinie de Dieu
(cf. I Cor. 13, 12) et nous pourrons lire, avec une heureuse admiration, le
mystère de l’univers qui participera avec nous à la plénitude sans fin. Oui,
nous voyageons vers le sabbat de l’éternité, vers la nouvelle Jérusalem, vers la
maison commune du ciel. Jésus nous dit : « Voici, je fais l’univers nouveau »
(Apoc. 21, 5). La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque
70 Ibid., § 243.
jean-michel leniaud
Viollet-le-Duc et la restauration
Théorie ; déontologie ; pratiques du projet et du chantier
C’est au début des années 1840 que se pose pour la première fois une question
fondamentale dans le domaine de la restauration monumentale : faut-il conserver
l’existant ? refaire à l’identique ? reconstruire selon les procédés du moment ? La
s’appuyait sur la notion d’« autorité »1 : qu’elle soit document écrit, élément lapi
restitution, telle que Quatremère de Quincy en avait fixé définitivement les règles,
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 157-170.
10.1484/M.STMH-EB.5.129301
158 Jean-michel leniauD
disent-ils, à y puiser des « autorités ». C’était reprendre au mot près les concepts
et la démarche même de Quatremère de Quincy mais ce que ce dernier avait
déterminé à propos des monuments antiques, nos deux auteurs l’appliquaient
explicitement aux architectures du Moyen Âge. Cette démarche était totalement
neuve.
Le Rapport ne manquait certes pas de contradictions internes. S’il était, par
exemple, recommandé aux architectes de faire taire leur subjectivité, il n’était pas
exclu de rencontrer au fil des phrases des qualificatifs généralement péjoratifs
sur les travaux des prédécesseurs : certaines ouvertures sont jugées « laides », le
Vœu de Louis XIII manque de « goût ». Il n’empêche : pour la première fois
dans l’histoire de l’architecture interviennent deux faits nouveaux. 1. L’affirma
tion de la spécialisation d’une « branche restauration » au sein de la profession
d’architecte ; 2. La rédaction d’un premier code de déontologie, de théorie et
de pratique. L’Instruction du 26 février 1849 pour la conservation, l’entretien et la
restauration [des] édifices [diocésains] et particulièrement des cathédrales alla plus
loin en prescrivant une sorte de cahier des charges particulières à appliquer aux
travaux de restauration. Signée Falloux, ministre des cultes, elle avait été préparée
par Prosper Mérimée et Viollet-Le-Duc7.
7 Le texte intégral en est publié dans mon ouvrage Les Cathédrales au xixe siècle, Paris : Econo
mica, 1993, p. 810-826.
viollet-le-Duc et la restauration 163
dans les provinces pour leurs compétences reconnues. Les deux auteurs avaient
rassemblé en quelques pages le contenu de leur expérience pour leur faciliter
l’analyse des édifices médiévaux et leur permettre d’en assurer, si nécessaire, la
restauration. Ce texte complétait le rapport de 1842 qui accompagnait le projet de
restauration de Notre-Dame de Paris : le premier s’attachait aux aspects déontolo
giques de la question. Celui-ci abordait le concret du bâtiment. Il fut complété
par un texte encore plus opérationnel : le modèle de cahier des charges générales
adressé par la direction des cultes aux préfets le 20 avril 1850, qui permettait
d’organiser la concurrence préalable au choix des entrepreneurs. Confirmé par la
suite à plusieurs reprises, il restera en vigueur jusqu’à la suppression du service,
consécutive à la loi de séparation des Églises et de l’État.
Peut-on circonscrire le rôle de Prosper Mérimée dans la rédaction de ce texte ?
Et quelle compétence peut-on lui accorder dans le domaine des matériaux ?
Notons en premier, même si l’information ne possède aucun caractère probant,
que son père Léonor Mérimée (1757-1836) n’était pas seulement peintre, mais
chimiste, qu’il avait reçu une formation en restauration des peintures, qu’il s’inté
ressait aux techniques de fabrication du papier, à la gravure, au tissage et à la
métallurgie, qu’il avait publié en 1827 une Instruction sur le collage du papier à la
cuve et, en 1830, un traité sur les techniques de peinture à l’huile, De la peinture
à l’huile, ou des procédés matériels employés dans ce genre de peinture depuis Hubert
et Jean van Eyck jusqu’à nos jours. Déduisons-en seulement que, par sa culture
familiale, Prosper Mérimée pouvait se tourner en direction d’une appréciation des
productions artistiques par le truchement des matériaux et des techniques.
Prosper Mérimée avait, en outre, acquis par ses fonctions d’inspecteur général
des monuments, par ses déplacements devants les édifices et par la nécessité de
décrire, dater et caractériser des architectures sur lesquelles il ne possédait aucune
documentation, une exceptionnelle capacité d’analyse de la construction et du dé
cor : ses quatre Notes de voyage (1835-1841), qui valent comme autant de rapports
de mission adressés au Ministre de l’intérieur et qui lui ont permis d’argumenter
ses propositions de liste de classement devant la commission des monuments
historiques, le confirment. Un domaine l’intéresse particulièrement, celui de la
peinture murale : il aime les découvrir sous d’épais badigeons, comme au Palais
des Papes à Avignon, en prescrire le relevé comme à Saint-Savin, en assurer le
sauvetage comme à la cathédrale du Puy, en publier l’étude : les Peintures de l’église
de Saint-Savin qu’il fait paraître en 1845 dans la collection des monuments inédits
de l’histoire de France.
On peut ajouter le rôle qu’il a tenu comme inspecteur général et secrétaire
de la commission des monuments historiques : à ce titre, il a vu passer, il a
critiqué, amendé, approuvé un ensemble considérable de projets de restauration.
La Commission, comme instance collégiale, comme lieu rassemblant ce que le
pays comptait de plus éminent dans la science du Moyen Âge, a dû jouer un rôle
considérable dans sa formation visuelle et intellectuelle. L’Instruction s’en révèle
l’écho.
164 Jean-michel leniauD
Conservation, entretien, restauration, tels sont les trois termes qui fixent
l’objet de la circulaire du 26 février 1849. Jusqu’alors les architectes et les
archéologues avaient pu lire la définition du seul concept de « restitution » :
Quatremère de Quincy s’était attaché à le faire avec beaucoup de soin dans
divers écrits et, en particulier, dans son Dictionnaire d’architecture (1788-1825)
mais, en dehors du texte rédigé par Lassus et Viollet-le-Duc en 1842, nul écrit
n’avait précisé ce qu’il fallait entendre par chacun de ces trois termes. À vrai
dire, le lecteur qui s’attendrait à une définition théorique serait amèrement déçu :
il n’en est pas question. Les auteurs se contentent d’énoncer que le rôle des
architectes diocésains doit se limiter à la conservation des édifices – ce qui donne,
au reste, une définition incomplète de leur mission –, que, dans ce cadre, un
soin particulier doit être accordé à l’entretien, opération entendue comme un
ensemble d’actions au quotidien destinées à maintenir l’existant en bon état et
que la restauration doit être évitée le plus possible. La restauration est qualifiée
de « nécessité fâcheuse » et qu’elle peut être évitée si l’édifice bénéficie d’un
« entretien intelligent » – les auteurs n’indiquent pas ce qu’ils entendent par ces
mots.
Néanmoins, les auteurs de la circulaire conseillent de traiter en urgence un
certain type d’interventions. Elles concernent, en principe, ce qui a trait à la
prévention de l’humidité : le drainage des sols, l’isolement des constructions et
l’écoulement des eaux.
Bien qu’il soit centré sur les édifices médiévaux – les constructions de l’âge
moderne et leurs problèmes spécifiques ne paraissent pas avoir attiré l’attention
des rédacteurs – le texte donne le syllabus le plus complet que le xixe siècle
ait conçu en matière de restauration monumentale. Fruit de l’expérience archéo
logique de Prosper Mérimée et des savoir-faire mis au point sur les chantiers
de la Sainte-Chapelle, de Vézelay et de Notre-Dame, il présente une originalité
supplémentaire : ce ne sont pas des conceptions théoriques qu’il exprime mais un
ensemble de prescriptions pratiques. Nous assistons aux débuts d’une discipline
nouvelle, celle de la conservation monumentale, qui va déboucher peu à peu sur
une spécialisation du travail architectural, celle d’architecte restaurateur.
En premier, la circulaire donne des prescriptions à caractère préventif, telles
que : § 6 : dresser un état actuel des parties qui devront être remplacées avant
toute exécution ; § 11 : protéger les sculptures, etc. pendant la durée du chantier ;
§ 12 : protéger les vieilles maçonneries de la pluie ; § 27, 28 et 30. Éloigner les
échafauds des parties fragiles. Elle ordonne aussi la plus grande rigueur dans la
tenue des attachements écrits et figurés (§ 25) car ils témoignent des travaux
exécutés et de l’état des maçonneries à l’époque de la clôture des travaux. En
donnant le procès-verbal du chantier, ils authentifient ce qui a été conservé de
l’état antérieur au chantier.
Puis, les différents corps d’état sont évoqués l’un après l’autre.
D’abord, la maçonnerie. § 31 : seules les parties dont l’état compromet la soli
dité et la conservation du monument doivent être remplacées. En ce cas, un dépôt
lapidaire doit être installé pour recueillir, dûment classés, les éléments déposés
viollet-le-Duc et la restauration 165
(§ 32). Les matériaux enlevés sont remplacés par des matériaux de même nature,
de même forme et mis en œuvre selon les procédés primitifs (§ 33). Les joints
des pierres incrustées sont faits au mortier ; plâtre, mastics et ciments sont pros
crits (§ 34). Les jointoiements ne débordent pas sur les pierres. Les épaufrures
éventuelles restent visibles (§ 35). Les pierres anciennes portant moulures ou
sculptures ne sont remplacées qu’après avoir été marquées par l’architecte (§ 38).
La circulaire insiste aussi sur la nécessité de donner à l’appareil des pierres neuves
l’apparence de l’appareil ancien. Dans ce but, le texte (§ 40) fournit une méthode
pour dater celui-ci en fonction de l’outil employé. Il recommande à l’architecte de
« se défier des retailles, des grattages faits après coup, qui altèrent la physionomie
des parements et la forme des profils » ; d’examiner les « modifications apportées
par des restaurations plus ou moins anciennes aux formes primitives ». Il proscrit
la boucharde.
Cependant, il ne suffit pas de reproduire les formes existantes, il faut aussi
connaître la construction des édifices (§ 41). La circulaire invite à étudier de
façon approfondie le style et suggère une typologie des constructions en fonction
du contexte local. L’importance accordée aux questions de structure constructive
conduit à demander de remplacer les chaînages en bois par du métal si nécessaire
(§ 42). Dans le même ordre d’idée, les arcs-boutants reconstruits doivent com
porter le même nombre de claveaux que l’original (§ 44).
Après la maçonnerie, il est question de l’écoulement des eaux pluviales. Le
texte insiste sur la nécessité d’entretenir et de restaurer les chéneaux et gargouilles
« suivant le système appartenant à l’époque où ils ont été posés ». Sous peine de
« mentir à la construction », ce système doit être scrupuleusement conservé, ou
rétabli dans son état original.
Pour la charpente, il est recommandé de conserver l’ancien dispositif du
chevron portant ferme. Et, si les murs déversent, de placer une armature, de façon
à ne pas avoir à reconstruire la charpente (§ 49).
Pour la couverture, il est interdit d’en changer la nature des matériaux sans
autorisation spéciale (§ 50). Puis chaque mode de couvrement est passé en
revue : s’il s’agit de plomb, la circulaire recommande de vérifier s’il n’existe pas
des dessins, gravures, voire des peintures sur les tables de plomb, de façon à
conserver tous les ornements. Les nouveaux ornements doivent être conçus selon
les modèles originaux et faits dans les mêmes matières (§ 52). Pour l’ardoise, il
faut veiller à conserver la même épaisseur, les mêmes dimensions et les mêmes
dessins (§ 53). Pour la tuile (§ 54), on doit s’attacher à retrouver le système,
les couleurs et les dessins primitifs ; faire fabriquer des tuiles sur le modèle de
celles des anciennes ; reproduire le mode d’attache originel. Les faîtières seront
reproduites dans leur forme ancienne. Pour les dalles (§ 55), on recommande de
ne jamais apporter de changement au système primitif.
D’autres prescriptions concernent encore la serrurerie, la sculpture d’orne
ment, le vitrail, la peinture et les badigeons, la menuiserie et le mobilier.
Au total, la circulaire de 1849, fournit un véritable cahier des charges de
la restauration monumentale et codifie la pratique d’intervention sur tous les
166 Jean-michel leniauD
corps d’état : gros et second œuvre. Elle établit une sorte de déontologie dont
le non-respect engage la responsabilité de l’architecte. Elle repose sur quelques
mots/principes : l’« authentique », rarement employé (§ 62), mais surtout, le
« primitif ». Elle donne des « recettes » pour les distinguer de ce qui est posté
rieur ; prescrit l’analyse, le relevé, les dispositifs conservatoires pour éviter toute
déperdition de matière (moulures et ornements, calques pour les vitraux) ; veille
à la conservation des vestiges archéologiques dans les gravats des combles, les
dessins sur les plombs, les menuiseries déposées et abandonnées ; impose un
devoir de conservation : sur place, dans des dépôts, contre les murs, par le
truchement de dessin. Elle fournit les grandes lignes de l’action du conservateur :
employer les mêmes matériaux et les mêmes modes de traitement, quel que soit le
corps d’état ; respecter la forme d’origine, mais aussi le mode de construction. Elle
fonde encore quelques principes : à chaque matériau sa forme (§ 58). Et surtout :
ce qui sert à la construction ne doit pas être dissimulé mais servir à la décoration
(§ 57). La circulaire, enfin, constitue les grandes lignes d’une spécialité nouvelle
au sein de la vaste profession d’architecte : celle d’architecte-restaurateur.
La circulaire introduisait une révolution discrète dans les rapports que l’État,
désormais propriétaire des cathédrales depuis la Révolution et le Concordat,
entretenait avec les autorités diocésaines. Les textes législatifs reconnaissaient, en
affectant l’édifice à l’activité cultuelle, qu’avant d’être perçu comme une sorte de
monument historique, il devait remplir une fonction d’usage et qu’en définitive,
c’était la fonction d’usage qui devait l’emporter sur les objectifs strictement
patrimoniaux. La première moitié du xixe siècle avait agi en ce sens, admettant
les adjonctions en style contemporain du temps que nécessitaient les évolutions
de la liturgie. C’était à quoi s’opposait Mérimée et ce qui l’avait conduit à tenter
un rapprochement entre les pratiques propres aux deux services patrimoniaux : les
Édifices diocésains et les Monuments historiques.
L’Instruction privilégiait la conservation sur l’usage, ouvrait la voie à un proces
sus qui voudrait transformer le lieu de culte en musée et laïciser le patrimoine
religieux. À cet égard, la modernité dont ce texte témoigne en instituant la priorité
à la conservation archéologique sur l’affectation cultuelle n’est qu’apparente puis
qu’on a reconnu par la suite, dans les années 1970 l’importance prioritaire de
l’usage, faute de quoi l’édifice dépérirait progressivement.
Il faut encore souligner que l’Instruction, en prescrivant une démarche sou
cieuse de la conservation des vestiges et des structures anciennes, a fondé une
pratique totalement nouvelle en matière de réception des œuvres anciennes, faite
du respect scrupuleux, en principe, de l’édifice ancien. Une page se tournait :
à la faveur de la Révolution industrielle, les architectes n’avaient pas hésité à
expérimenter des matériaux nouveaux tels que les mortiers hydrofuges ou le métal
sous toutes ses formes, du fer forgé à la fonte, apte à la préfabrication. Cette foi
dans le progrès technologique formait le pendant à la confiance accordée à la
création contemporaine. L’Instruction mit un terme à cette période d’optimisme et
lui substitua le règne de l’archéologie. Au nom de celle-ci furent effectuées les plus
systématiques des restitutions et des restaurations.
viollet-le-Duc et la restauration 167
8 Voir, entre autres, mon étude intitulée : « Notre-Dame de Paris, un lieu de mémoire pour la
théorie de la restauration du patrimoine monumental », dans Patrimoines. La revue de l’Institut
national du patrimoine, Patrimoines d’Afrique subsaharienne, n° 16, [2021], p. 105-115.
9 Sur ces questions, voir Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc ou les délires du système, Paris :
éd. Mengès,1994 et le catalogue de l’exposition organisée en collaboration avec Laurence de
Finance, Viollet-le-Duc et les visions d’un architecte, Paris : éd. Norma, 2014
10 Eugène Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, t. 1, Paris : A. Morel et Cie, 1873.
168 Jean-michel leniauD
Lassus le Rapport de 1843. On trouve déjà dans ce texte, en effet, une allusion à
l’idée de construire les deux flèches de façade (p. 28). Le ton n’est pas le même
et l’hypothèse même est écartée d’un revers de main. Lassus joue-t-il le rôle de
garde-fou ? « Croit-on, par exemple, que ce monument gagnerait à la reconstruc
tion des deux flèches (d’une forme d’ailleurs hypothétique) au-dessus des deux
tours ? Nous le ne pensons pas. Et même, en admettant une réussite complète,
on obtiendrait peut-être par cette adjonction un monument remarquable, mais
ce monument ne serait plus Notre-Dame de Paris ». Plusieurs affirmations du
Rapport viennent renforcer de façon têtue cette affirmation que le dessein de
Viollet-le-Duc doit être écarté : Notre-Dame est assez belle pour qu’il soit « in
utile de vouloir y rien ajouter ». Trente ans se sont écoulés entre le Rapport et la
publication des Entretiens. Dans l’intervalle, la pensée de Viollet-le-Duc a évolué.
Pourtant, un détail laisse entendre que la composition pour la façade de
Notre-Dame pourrait être antérieure à la mort de Lassus, ou qu’elle l’a suivie de
très près. Le dessin de la flèche de croisée diffère de la construction inaugurée le
15 août 1859, mais aussi du projet proposé pour le concours de 1843. La flèche
publiée au Septième entretien est portée par une souche de deux étages alors que
celle du concours, s’appuyant sur la documentation ancienne, en comprend un
seul. Quant à la réalisation définitive, elle ajoute au projet du Septième entretien
les quatre rampants obliques qui portent les apôtres et les évangélistes. Certains
chercheurs pensent que la décision de les y installer résulte de la découverte qui
aurait été faite de seize petits piliers arrimés aux restes de la charpente d’origine
dont Hippolyte Godde, le prédécesseur de Lassus et Viollet-le-Duc avait décidé la
conservation. Les mêmes estiment dater cette découverte de l’année 185811. Entre
le Rapport de 1843 et la réalisation de 1859, soit deux ans après la mort de Lassus,
un principe nouveau, mais contradictoire avec les affirmations, antérieures, est
apparu dans la théorie de la restauration : le droit à créer. Mais à Notre-Dame, ce
droit ne fut balisé par aucun préalable contradictoire. Sauf à ce que le processus de
décision eût relevé de la seule oralité, on peut dire que Viollet-le-Duc prit seul la
décision définitive.
11 Deirdre Westgate, Christopher Clarke, « Notre-Dame de Paris : the apostles on the spire
rediscovered », dans The Burlington Magazine, t. 149, août 2007, p. 537-545.
viollet-le-Duc et la restauration 169
Restaurer la cathédrale
aujourd’hui
marie-hélène didier
1 Cette présentation de l’état de la cathédrale et des recherches en cours est faite à un instant T, le
début du mois de décembre 2020. Chaque jour apporte des connaissances nouvelles. Lorsque
sortira cet article, l’actualité aura évolué.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 173-190.
10.1484/M.STMH-EB.5.129302
174 marie-hélène DiDier
La voûte du chœur est percée en deux endroits. Les deux dernières piles de la nef
côté nord sont fragilisées par les flammes des bois qui se sont consumés une partie
de la nuit à leur pied. Elles sont frettées. Les voûtes du chœur et de la nef révèlent
leurs épaisseurs insoupçonnées. Le sol et l’extrados des voutes sont jonchés de
bois, de métal et de pierre. L’échafaudage de la restauration de la flèche porte le
fantôme de ce qu’il enserrait (fig. 2). Philippe Villeneuve, architecte en chef des
monuments historiques chargé de la cathédrale depuis 2013, lors de son examen
premier de l’état de la cathédrale avec les pompiers, retrouve le coq de la flèche,
grand moment d’émotion ineffaçable. On ne peut cependant ignorer que la sil
houette de la cathédrale n’est plus identique. Depuis le parvis l’impression est
qu’il ne s’est rien passé, les tours demeurent les mêmes. Depuis la rive gauche, la
cathédrale est mutilée et paraît coiffée d’un toit terrasse.
Les opérations de sécurisation commencent immédiatement dans le cadre
de l’urgence impérieuse ; certaines parties fortement fragilisées par la chaleur du
feu, l’eau des pompiers et les chocs causés par les effondrements, menacent de
chuter sur la voie publique, en particulier côté rue du Cloître où des immeubles
sont évacués. Philippe Villeneuve s’est adjoint pour l’aider dans son immense
tâche, Pascal Prunet et Rémi Fromont, tous deux également architectes en chef
des monuments historiques. Les trois pignons, nord, ouest et sud sont étayés dès
la première semaine, par des poutres de bois en lamellé-collé, de presque vingt
176 marie-hélène DiDier
mètres de long, acheminées dans les hauteurs par des grues (fig. 3). Des filets les
emmaillotent ensuite pour empêcher toute chute de pierre. Les statues qui les
couronnaient sont déposées car éclatées sous la chaleur. Il en est de même pour
les chimères de l’angle nord-est de la tour sud qui sont enveloppées de plâtre avant
d’être soulevées. La pluie est annoncée. Il faut absolument protéger les voûtes de
la pluie pour qu’elles continuent à sécher. Les cordistes tendent des bâches sur des
poutrelles métalliques posées sur les murs gouttereaux pour couvrir l’ensemble de
la cathédrale en des temps records. À l’intérieur, des filets sont déployées dans la
nef, le transept et le chœur pour parer et repérer tout affaiblissement de matériau,
ces espaces étant interdits à la circulation des personnes. La mobilisation des en
treprises est totale et environ une centaine de compagnons sécurisent l’édifice
tous les jours. Les vitraux sont intacts. Les verrières hautes de la nef et du chœur
sont déposées afin de ne pas être endommagées lors des différentes manœuvres
nécessaires à l’amenée des matériaux. Les baies sont étrésillonnées et closes par
des écrans transparents. La protection est renforcée au-dessus des sculptures du
Vœu de Louis XIII et des stalles, à l’aide de tubes d’échafaudage et de bastaings
pour limiter les dégâts en cas de chute de pierre. Des barnums sont montés sur le
parvis pour recueillir et mettre à l’abri les vestiges sortis de la cathédrale, poutres
carbonisées, fragments de pierre, éléments métalliques. Des engins télécomman
dés attrapent les éléments un à un, en zone inaccessible dans la cathédrale, triés
par la police scientifique, puis le laboratoire de recherche des monuments histo
riques, le service régional de l’archéologie et le centre de recherches et de restaura
tion des musées de France (fig. 4). Chaque fragment est repéré, numéroté, photo
graphié, mesuré comme lors d’une fouille archéologique et posé sur des palettes.
Tous les décombres sont classés selon leur intérêt, répartis par matériau. Il en est
de même de tout ce qui était accumulé sur les voûtes. Deux des quatre têtes
d’anges polychromées et dorées sculptées autour de l’oculus de la croisée du tran
sept reconstruite par Germain Boffrand au xviiie siècle, sont retrouvées presqu’in
tactes (fig. 5). Le nettoyage du sol de la croisée dévoile les dégâts causés aux
marches lors de l’écroulement de la voûte (fig. 6). Des cintres non mis en charge
sont glissés sous les arcs-boutants et des tirants sont installés dans les tribunes sud
afin de garantir tout mouvement des murs, ceux-ci n’étant plus chargés par le
poids de la charpente et la toiture (figs 7 et 8). Des capteurs sont posés à des en
droits stratégiques et sont sous surveillance jour et nuit. L’échafaudage de la croi
sée est démonté entièrement depuis la fin du mois de novembre 2020 autorisant
l’achèvement du déblaiement des voûtes attenantes à la croisée, jusque-là inacces
sibles. Les poutres calcinées en équilibre, aux quatre angles de cette dernière, telles
des flèches pointées vers le ciel, sont déposées come un mikado, permettant l’ob
servation des pieds de gerbe de la croisée, l’une des parties les plus délicates de
un mal Pour un Bien 179
l’édifice avec les murs bahuts. En parallèle des opérations de sécurisation architec
une journée3 ; les mille trois cents objets du trésor sont déménagés au Louvre en
turale, l’évacuation du mobilier est organisée2. Vingt tableaux sont décrochés en
trois jours et demi ; les tapis dont celui de l’époque de Charles X, protégé par un
coffre en bois et surélevé sur un chariot, donc à peine touché par l’eau, et celui
dessiné par Viollet-le-Duc à l’abri dans les tribunes, sont hébergés par le Mobilier
national. La sculpture de la Vierge à l’enfant du xive siècle, alors adossée au pilier
sud-ouest de la croisée du transept et miraculeusement épargnée, les gravats étant
juste à ses pieds, est déplacée dans l’église Saint-Germain l’Auxerrois à Paris, pa
roisse substitutive de celle de Notre-Dame de Paris (fig. 9). Le cœur de la cathé
drale bat toujours. Un premier état sanitaire est présenté en Commission natio
nale du patrimoine et de l’architecture le 4 juillet 20194.
Le projet de restauration prend désormais le pas dans la réflexion. Les
différentes parties de la cathédrale sont investiguées pour déterminer leur état
sanitaire réel. Un plancher haut est installé au-dessus de la totalité des voûtes pour
pouvoir examiner l’extrados de ces dernières, désormais totalement déblayées. Un
nouveau bâchage est installé au-dessus de ce plancher. L’optimisme s’installe sur
la conservation des voûtes, hormis quelques points de fragilité et bien entendu
les endroits où elles ont été percées. Des consolidations provisoires sont en
cours. Une étude d’évaluation, réalisée par la maîtrise d’œuvre, est remise en
juin 2020. La qualité remarquable du travail est unanimement soulignée. Elle
fait un état des lieux très clair et très précis et propose un principe de parti de
restauration présenté en Commission nationale du patrimoine et de l’architecture
le 9 juillet 20205. Son exhaustivité balaie tous les sujets qui peuvent concourir à
la restauration complète de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Y sont abordés
l’histoire de la cathédrale, l’incendie et ses conséquences. L’étude d’évaluation est
également à replacer dans le contexte des diagnostics précédemment réalisés par
Philippe Villeneuve, dans le cadre de sa mission d’architecte en chef des monu
ments historiques et en particulier celui concernant les arcs boutants et les murs
gouttereaux du chevet6, mené en 2015 et approuvé en 2016. Il analysait l’altéra
tion des épidermes (érosion, desquamation), les altérations mécaniques (fissures,
2 Je remercie à nouveau tous ceux qui ont aidé au sauvetage des œuvres. Ils sont trop nombreux
pour que je puisse les citer. Mais je leur en serai reconnaissante à vie.
3 Une cinquantaine de personnes comprenant des conservateurs des Monuments historiques, du
Louvre, de la Ville de Paris, des restaurateurs, des régisseurs rassemblés en équipes par le Centre
de recherche et de restauration des Musées de France, très impliqué jusqu’à aujourd’hui dans la
restauration des tableaux.
4 Philippe Villeneuve, Rapport de présentation lors de la commission nationale de l’architecture
et du patrimoine du 5 juillet 2019, Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France.
5 Philippe Villeneuve, Pascal Prunet, Rémi Fromont, Cathédrale Notre-Dame de Paris : étude
d’évaluation à la suite de l’incendie du 15 avril 2019, juin 2020, Direction régionale des affaires
culturelles d’Ile-de-France.
6 Philippe Villeneuve, Restauration des arcs boutants et des murs gouttereaux du chevet, diagnostic
complémentaire, décembre 2015, Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France.
180 marie-hélène DiDier
et la nef avaient été reconstruites par Eugène Viollet-le-Duc. Le sujet est complexe
et non tranché à ce jour. Les journées européennes du patrimoine de 2020 ont été
l’occasion de présenter sur le parvis de Notre-Dame de Paris la reconstitution de
deux fermes selon les techniques traditionnelles. Le public s’y est pressé nom
breux.
Le milieu scientifique, mobilisé très tôt, a entrepris par certaines de ses
recherches d’aider les possibilités techniques de la restauration. Il est en effet
indispensable d’évaluer pour les murs bahuts et le dessus des voûtes la résistance
exacte des pierres calcinées, afin de déterminer quelles pierres seront à changer,
lesquelles pourront être conservées, lesquelles pourront être consolidées et la
profondeur des altérations dues à la chaleur et à l’eau. Toute restauration dans
les monuments historiques cherche à préserver le maximum de matière originale.
Certaines parties seront cependant restituées, leur état rubéfié ne permettant
aucune autre solution. Parallèlement, le laboratoire de recherche des monuments
historiques a effectué des essais simultanés de déplombage et nettoyage dans deux
chapelles de la nef avec cinq méthodes différentes. Des tests lingettes déterminant
les teneurs en plomb ont été appliqués sur une zone non dépoussiérée, une zone
dépoussiérée et les différentes zones avec les différents produits et cela sur tous les
matériaux : pierre, bois, métal, vitrail, peintures murales. L’efficacité du nettoyage
a été également évaluée. Deux produits ont été sélectionnés et sont en cours
de tests grandeur nature par une entreprise dans deux chapelles, ainsi que dans
le bas-côté attenant ou la partie de déambulatoire extérieur, sur les parements
unis et moulurés et les sculptures, tels les chapiteaux et les bases, afin d’estimer
clairement le temps d’application, la complexité de mise en œuvre et l’efficacité de
ces produits. Le même raisonnement est en cours pour la restauration complète
d’une chapelle peinte du chœur et de son vitrail en raison d’un protocole plomb
rendant les interventions plus longues du fait des mesures sanitaires renforcées.
La chapelle Saint-Germain restaurée à la fin de l’année 2018 a servi de base pour
l’élaboration de la méthode de nettoyage. Nous savions déjà que la crasse était
importante et que les peintures murales exécutées lors de la restauration d’Eugène
Viollet-le-Duc allaient réapparaître dans tout l’éclat de leurs couleurs, rouge, vert,
bleu, blanc, ocre, or (fig. 10). Chaque élément architecturé est peint d’une couleur
différente. Les sculptures retrouvent leur blancheur. Les premières découvertes de
fragments de décor peint se révèlent sous la poussière : des fleurs de lys dorées
sur un fond maintenant vert mais sans doute bleu à l’origine, sur les trois claveaux
attenant à la clef de voûte dans le bas-côté de la nef. Des analyses sont en cours
afin de nous aider à les dater. Des restes de polychromie rouge et vert sont percep
tibles dans les creux des feuilles des chapiteaux des colonnes du déambulatoire
et du bas-côté. La virtuosité de cette sculpture est révélée. Les traces d’outils
réapparaissent. La pierre retrouve sa blondeur et s’harmonise parfaitement avec
l’éclat des peintures de l’époque de Viollet-le-Duc. Les colonnettes liaisonnant
la chapelle sont peintes, côté chapelle, d’un ocre blond identique à la pierre
laissée brute de la colonnette, côté déambulatoire. Ce chantier test appréhende
aussi l’examen des maçonneries extérieures de la chapelle Saint-Ferdinand. Quels
un mal Pour un Bien 185
8 Whc.unesco.org/fr/list/600/documents/.
9 Whc.unesco.org/fr/faq/80/ L’Icomos, conseil international des monuments et des sites, est
une ONG créée en 1965 après l’adoption de la charte de Venise pour promouvoir la doctrine
et les techniques de conservation. L’Icomos fournit au comité du patrimoine mondial de
l’UNESCO les évaluations des biens de valeur culturelle proposés pour l’inscription sur la liste
du patrimoine mondial, ainsi que des études comparatives, des services d’assistance technique
et des rapports sur l’état de conservation des sites inscrits.
un mal Pour un Bien 187
10 Je reprends le terme de « cathédrale idéale » énoncé par Jean-Michel Leniaud lors de son
intervention au colloque Chantier scientifique de Notre-Dame – état des lieux et perspectives,
colloque des 19 et 20 octobre 2020 organisé par le Ministère de la Culture et le CNRS, qui
reflètent parfaitement comment nous devons comprendre Notre-Dame de Paris.
11 Trois nouvelles sculptures arrivent en décembre 2020, saint Philippe, saint Jacques le Mineur,
saint Pierre.
188 marie-hélène DiDier
1 Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte [catalogue d’exposition, Paris, Cité de l’architecture et
du patrimoine, 20 novembre 2014-9 mars 2015], éd. Laurence de Finance – Jean-Michel
Leniaud, Paris : Norma – Cité de l’architecture et du patrimoine, 2014 ; Françoise Bercé,
Viollet-le-Duc, Paris : Les Éditions du Patrimoine – Centre des monuments nationaux, 2013,
p. 55.
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 191-200.
10.1484/M.STMH-EB.5.129303
192 cécile coulangeon
peint intérieur retrouvé sous des couches plus récentes. Ce travail nécessite la réa
lisation d’une étude archéologique et historique, ainsi que la mise en place d’un
dialogue entre les acteurs concernés qui débouche sur un jugement collégial afin
de déterminer les ajouts et suppressions à envisager. Conservation et restauration
restent souvent très étroitement liées : le souci de la conservation du monument
débouchant sur la mise en œuvre de chantiers de restauration, d’ampleur plus ou
moins importante selon les besoins.
Comme à l’époque d’Eugène Viollet-le-Duc, la principale raison des interven
tions sur les monuments reste liée à leur entretien. Il est en effet nécessaire, à inter
valles réguliers, de pallier aux altérations de l’édifice : réfection de couvrements
et de couvertures altérés par les conditions climatiques, remplacement de pierres
érodées dont la solidité n’est plus assurée, rejointoiements de pierres désolidari
sées, traitement de remontées d’humidités dans les parements, réfection d’enduits
2 Pour un historique rapide à ce sujet, voir par exemple Frédéric Aubanton, « Bilan et perspec
tives », dans 1913-2013. Cent ans de protection en Région Centre. Monuments historiques, Orléans :
DRAC Centre, 2013, p. 3-9.
3 Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte [catalogue d’exposition, Paris, Cité de l’architecture et
du patrimoine, 20 novembre 2014-9 mars 2015], éd. Françoise Bercé, Paris : Les Éditions du
Patrimoine – Centre des monuments nationaux, 2014, p. 55.
4 Charte de Venise, article 9, 1964. Voir Retour à l’esprit de la charte de Venise. Synthèse et conclusions
du séminaire organisé par Icomos France, 18 octobre 2018, Médiathèque de l’architecture et du
patrimoine, Charenton-le-Pont, Paris : Icomos France, 2019.
restaurer auJourD’hui les églises méDiévales : enJeux et ProJets 193
altérés par des infiltrations d’eau ou encrassés… À ces différents désordres s’ajoute
également, plus récemment, la prise en considération de la dégradation des parois
murales et des décors sous les effets de la pollution, entraînant une érosion des
pierres parfois et des dépôts sous forme de croûtes noires, qu’il faut retirer à l’aide
de laser.
À ce besoin ancien d’entretien permanent du monument se sont ajoutées
progressivement, dans le courant du xxe siècle, de nouvelles préoccupations dans
les chantiers de restauration, liées en premier lieu à une adaptation aux progrès
technologiques dans le domaine de l’architecture. L’usage du béton s’est ainsi peu
à peu généralisé, avec plus ou moins de bonheur, dans les chantiers de restauration
des monuments historiques, pour contribuer à endiguer des désordres ou pour
pallier la disparition d’éléments, comme dans le cas de la restauration de la
charpente de la cathédrale de Reims, détruite au cours de la Première Guerre
mondiale, et remplacée par une structure en béton restée en bon état de conserva
tion5.
La mise en sécurité des édifices (électricité, incendie, attentat) est devenue
dans les dernières décennies une des contraintes réglementaires les plus fortes
portant sur les monuments anciens et leurs aménagements. La gestion des flux et
des espaces d’accueil est ainsi de plus en plus contraignante et amène les différents
acteurs à intégrer ces questions dans les projets de restauration6. Les espaces dans
les monuments médiévaux étant très contraints, les architectes se voient souvent
obligés de greffer des structures d’accueil modernes sur les bâtis anciens. Ainsi,
Bernard Desmoulin a pris le parti d’ajouter une extension greffée entre les vestiges
antiques des thermes de Cluny, l’hôtel des abbés du xve siècle et les parties du
xixe siècle, afin d’y installer les nouveaux espaces d’accueil du musée national du
Moyen Âge.
Les projets doivent ainsi évoluer en fonction des nouvelles demandes de la
société pour appréhender les églises médiévales. La mise en valeur du monument
dans le cadre d’une restauration doit s’accompagner d’une mise en scène qui aide
le visiteur du site à comprendre l’œuvre dans sa globalité, dans son histoire, et
qui éclaire la restauration menée en ce sens. Le 1100e anniversaire de la fondation
de Cluny en 2010 a été l’occasion de restaurer le monument et de mener une
réflexion sur la visibilité du parcours de visite sur le site. L’abbaye a été morcelée
à la Révolution ; son église – la plus grande jamais construite au Moyen Âge
avec ses 187 mètres de long, et la plus haute du monde roman avec ses voûtes
en berceau brisé culminant à 30 mètres du sol dans le vaisseau central – a été
en grande partie détruite entre 1798 et 1823. Avec des espaces muséographiques
éclatés entre le musée lapidaire, les vestiges de l’abbatiale (peu mis en valeur et
5 Éric Pallot, « L’utilisation du béton dans la restauration des Monuments historiques », dans
Monumental, t. 16, 1997, p. 48-59.
6 Philippe Charron, « Les actions du Centre des monuments nationaux en termes de
contraintes réglementaires pour la sécurité et l’accessibilité », dans Monumental, t. 2017, 1er
semestre, p. 102-103.
194 cécile coulangeon
non reliés les uns aux autres) ainsi que le farinier accueillant les chapiteaux du
chœur, l’abbaye souffrait d’un problème de lisibilité pour le visiteur. Le nouveau
circuit de visite inclut maintenant de vastes espaces d’accueil installés dans le
palais du pape Gélase, entièrement restauré à cet effet. Les vestiges de l’église
abbatiale sont mieux mis en valeur, complétés par de nouvelles découvertes
archéologiques dans la nef : ils offrent ainsi un programme cohérent et explicité,
avec de nombreux supports de médiation, où l’usage de restitutions en 3D permet
aux visiteurs de visualiser les parties disparues et leurs dimensions.
Rendre le monument compréhensible au public est en effet le meilleur moyen
pour assurer sa conservation sur le long terme, en faisant de l’édifice non pas
seulement une sorte d’icône intouchable dans le paysage mais une part de l’his
toire collective. Intégrer chacun dans cette démarche, depuis la loi du 11 février
2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des
personnes handicapées, a également un impact dans les projets de restauration
puisqu’il implique la nécessité pour les monuments historiques recevant du pu
blic de travailler à la mise en accessibilité de leurs espaces7. Plusieurs chantiers
récents ont ainsi pu intégrer par exemple dans leurs aménagements l’installation
d’ascenseurs à destination des personnes à mobilité réduite. Ainsi, à Beauvais,
dans le cadre de l’élaboration d’un nouveau parcours de visite, fondé sur un
circuit chronologique menant de la Basse-Œuvre du xe siècle au transept de la
cathédrale du xve siècle, un escalier en bois et en métal, doublé d’un ascenseur,
a été aménagé dans le collatéral sud de l’ancienne nef, des alentours de l’an mil,
permettant de rejoindre directement les niveaux gothiques du monument8. Le
recours à des moyens de médiation doit être privilégié pour donner à voir et à
comprendre les espaces, quand il reste impossible de les rendre accessibles.
La meilleure compréhension de l’histoire et de l’architecture du monument,
ainsi que de ses décors, sont donc au cœur de la démarche, que ce soit pour aider
aux meilleurs choix de conservation et de restauration, que pour familiariser le
public avec ces édifices et assurer ainsi leur place dans la société et leur pérennité.
La nécessité d’une approche pluridisciplinaire du monument pour mieux assurer
sa compréhension est entrée dans les mentalités depuis déjà plusieurs décennies.
Historiens, historiens de l’art et archéologues sont inclus dans les études préa
lables aux restaurations, aux côtés des architectes. La place de l’archéologie du
bâti s’est particulièrement développée, avec l’élaboration de méthodes de travail
plaidant en faveur d’« études archéologiques préalables » aux restaurations des
monuments9. L’intégration des archéologues ne se limite toutefois plus seulement
aux études préalables mais commence à être conçue tout au long du chantier, aux
côtés des architectes et des restaurateurs, comme l’a bien illustré la restauration de
la cathédrale de Chartres ces vingt dernières années, particulièrement pour l’étude
des enduits dans une collaboration en temps réel, au fur et à mesure de l’évolution
du chantier : ces enduits ont fait l’objet de relevés et d’analyses, sur lesquels se
sont appuyés les architectes et les restaurateurs pour prendre leurs décisions10.
Cette collaboration pluridisciplinaire, aussi riche soit-elle, impose toutefois des
contraintes d’organisation. Les rythmes de travail de chacun ne sont pas toujours
concordants. Les études historiques, archéologiques et artistiques se placent sur
un temps long, avec une démarche exhaustive, pour obtenir des résultats, alors
que les architectes et restaurateurs ont des impératifs de délais sur les chantiers
qui imposent des prises de décision rapides, pas toujours compatibles avec la dé
marche archéologique et historique. Il est important alors de trouver un équilibre
pour concilier au mieux les impératifs de chacun.
Au-delà de la connaissance historique et archéologique du monument, l’ap
proche pluridisciplinaire prend également en compte le traitement de données
toujours plus nombreuses qui peuvent être apportées par les différents spécialistes
techniques (géomètres, géologues, charpentiers, tailleurs de pierre…) mais éga
lement par les nouveaux outils de relevés et de mesures à notre disposition
(lasergrammétrie, photogrammétrie, prélèvements…). L’incendie récent de la
cathédrale Notre-Dame de Paris a remis ainsi en lumière notamment l’intérêt
pour la future restauration du relevé au scanner de l’ensemble du monument
levé par Andrew Tallon et ses équipes, qui a permis d’obtenir un plan spatial tridi
mensionnel de l’édifice avec une précision fiable à quelques millimètres près11.
La diversité de toutes les données éventuellement disponibles au moment d’un
chantier pose encore toutefois des difficultés dans le traitement global de cette
information, problématique qui a notamment fait l’objet entre 2013 et 2017 du
projet ANR Monumentum12.
Enjeux et perspectives
qui met en valeur la pureté de la pierre, sa matérialité, les qualités de sa taille dans
le cas de la pierre taillée, ou bien parfois de simples parements de moellons. Ils
ont également fait ressortir les nombreuses traces d’un chantier de construction,
comme les marques de tâcherons ou les cavités laissées dans les murs par les em
placements des boulins supportant les plateaux des échafaudages. Ces marques, si
elles ont permis aux archéologues d’avancer considérablement sur la connaissance
des chantiers, n’avaient jamais été destinées à être laissées visibles. Les rejointoie
ments au ciment qui ont souvent accompagné ces décroutages ont été tout aussi
préjudiciables, offrant la vision de joints secs, mécaniques, réguliers, et entraînant
des dommages parfois considérables aux édifices, en enfermant l’humidité au sein
des murs. Le xxe siècle a également vu l’installation de systèmes de chauffage
dans ces édifices, qui ont bien souvent fortement accentué l’encrassement des
pierres intérieures des monuments, alors que les murs extérieurs faisaient face
aux attaques chimiques suscitées par la pollution de notre époque. Les baies,
dotées de vitraux, à la fois assaillies par les dépôts intérieurs et extérieurs, se sont
obscurcies. Le développement des immeubles dans les villes, venant peu à peu
entourer les monuments, avait dès le xixe siècle déjà réduit l’apport de lumière
pénétrant par ces baies : il suffit encore aujourd’hui de regarder le carcan formé
par les bâtiments du Palais de justice de Paris autour de la Sainte-Chapelle pour
s’en rendre compte. À la vision minérale des monuments s’est ainsi ajoutée dans
l’esprit de nos contemporains un autre cliché : celui d’une architecture aux murs
et aux parois obscurcies, aux baies sombres, apportant peu de clarté, une image
bien éloignée de la recherche de luminosité, de jeux d’ombre et de lumière qui
animait les constructeurs du Moyen Âge.
Les derniers chantiers de restauration, s’appuyant sur une meilleure connais
sance des monuments et sur des études archéologiques préalables consacrées
notamment à l’étude des vestiges des revêtements muraux, sont en train de modi
fier progressivement ces visions erronées. Le long chantier de la cathédrale de
Chartres, sur les vingt dernières années, en est l’une des meilleures illustrations.
Dès 1989, Jürgen Michler avait attiré l’attention de la communauté scientifique
sur le fait qu’une grande partie des revêtements originaux étaient probablement
préservés sous des enduits plus récents et une épaisse couche d’encrassement,
la cathédrale ayant échappé aux décroutages systématiques15. Le chantier s’est
donc accompagné d’une étude archéologique des enduits, parallèlement à la
restauration. Les revêtements anciens ont été dégagés, nettoyés et brossés, puis
complétés dans les parties inférieures des élévations où ils avaient plus largement
disparu. En parallèle, les vitraux ont été déposés pour être intégralement nettoyés
et restaurés puis reposés, accompagnés de verres de doublage pour assurer leur
protection16. Ce chantier a permis de renouveler l’appréhension visuelle d’un
édifice qui avait été défiguré par l’encrassement progressif des parois et des vi
traux. L’enduit restauré et complété de couleur ocre clair, rehaussé de joints peints
en blanc, transforme la vision de la cathédrale : clarté et lumière sont renforcées,
avec une intensité augmentée par l’enduit et un effet de contraste visuel fort avec
les fonds bleus des vitraux restaurés, qui ont retrouvé toute leur luminosité et
leur éclat. La redécouverte visuelle de la cathédrale de Chartres témoigne d’un
bousculement des clichés anciens, qui n’a pas été sans susciter des débats dans
les médias, notamment à l’international17. Le besoin de pédagogie vis-à-vis du
public se fait alors d’autant plus nécessaire : mieux comprendre le monument doit
s’accompagner également d’une transmission au public des nouvelles découvertes
et de son intégration au sein des campagnes de restauration pour expliciter les
démarches engagées.
La révélation de ces enduits originaux du xiiie siècle, en partie conservés sous
des badigeons plus récents de qualité artistique moindre, a rapidement orienté les
restaurateurs vers ce choix de mise en valeur qui permet de redécouvrir l’œuvre
gothique originelle, particulièrement bien préservée au fil des siècles. La longue
histoire des églises médiévales offre toutefois bien souvent un visage beaucoup
plus complexe, avec différentes strates de construction et de décors, dès le Moyen
Âge. Les choix de restauration peuvent alors devenir beaucoup plus difficiles,
comme l’illustre le cas de la restauration de la crypte de l’abbatiale de Vézelay,
présentant plusieurs décors peints superposés, du xiie au xixe siècle. Les choix
ont été plus délicats, entre maintien à l’identique, mise en valeur et restitution
de certaines phases, et se sont au final orientés vers le maintien du décor peint
du xixe siècle dans la confession, et la restauration et restitution de celui du xiiie
siècle dans le reste de la crypte, au « détriment » de celui du xiie siècle qui
avait été repéré comme partiellement préservé sous celui-ci18. Le retour à l’état
« primitif », originel, n’est donc pas une priorité mais un choix dépendant de
multiples facteurs, selon les édifices.
Ce retour d’une vision du monument médiéval, dont les murs s’effacent sous
des enduits portant souvent une polychromie, transforme ainsi peu à peu notre
regard sur ces édifices, au fur et à mesure de l’évolution des chantiers, pour
nous familiariser avec une vision plus fidèle à l’esprit originel de l’architecture
médiévale.
La prise en compte de toutes les périodes de l’histoire artistique d’un monu
ment dans les choix de restauration a également dicté la récente intervention
sur l’abbatiale de Saint-Germain-des-Prés. Celle-ci, essentiellement construite de
la fin du xe siècle au milieu du xiie siècle, avait bénéficié au moment de sa
restauration entre 1842 et 1864 d’un décor monumental peint par Hippolyte
Flandrin et Alexandre Denuelle. Ce dernier offre une vision romantique de l’église
médiévale qui puise à différentes sources (décors gothiques de la Sainte-Chapelle,
mosaïques paléochrétiennes et byzantines, fresques de la Renaissance italienne)
fusionnées avec une grande inventivité caractéristique des courants néo-roman et
néo-gothique de l’époque19. C’est ce décor du xixe siècle, d’une grande qualité
artistique, qui vient d’être remis en valeur, à la suite d’un nettoyage de ses
surfaces qui lui a redonné tout son éclat et sa clarté, transformant une nouvelle
fois l’appréhension visuelle d’un monument qui s’était particulièrement assombri
à l’intérieur. Cette restauration s’est accompagnée d’une mise en lumière de
ce décor du xixe siècle, à l’aide de luminaires installés notamment dans les
fausses tribunes du chœur, éclairant une partie des décors peints. Cet impératif
de mise en valeur patrimoniale se fait ici au détriment de la compréhension de
l’architecture du xiie siècle, qui jouait sur des effets d’ombre et de lumière, entre le
niveau des fausses tribunes qui restait pris dans l’ombre, et celui des baies hautes
qui lui succédait, largement ouvert sur l’extérieur. La dimension artistique des
restaurations aujourd’hui menées sur ces monuments induit en effet bien souvent
une mise en valeur par des luminaires dans un but esthétique, au détriment de la
recherche d’une luminosité originelle.
21 Pour le cas de l’abbaye de Cluny, voir Frédéric Didier, Stéphane Maretz, « Cluny 2010 : le
projet Hézelon, une mise en valeur patrimoniale tournée vers le public », dans Monumental,
2012, 2e semestre, p. 22-37. Pour le projet de reconstruction de la tour nord de Saint-Denis,
démontée à la suite des conséquences de la chute de la foudre sur la flèche en 1846, voir
Alexandre Gady, « Saint-Denis : petites vérités et gros mensonges », dans L’objet d’art, t. 576,
mars 2021, p. 18-19 ; Gwenael Bourdon, « “Poser le coq sur le clocher” de Saint-Denis,
le dernier défi d’un re-bâtisseur de cathédrale », dans Le Parisien, 11 janvier 2021, article
en ligne : https://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/poser-le-coq-sur-le-clocher-de-saint-
denis-le-dernier-defi-d-un-re-batisseur-de-cathedrale-11-01-2021-8418335.php [consulté le 9
mai 2021].
p. gilles drouin
La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 201-218.
10.1484/M.STMH-EB.5.129304
202 P. gilles Drouin
Cette citation du pape François, qui se situe ici, comme plus souvent qu’il
y paraît, en héritier de Benoit XVI, peut nous servir de boussole quand nous
travaillons à l’aménagement, pour aujourd’hui, d’un édifice aussi vénérable que
la cathédrale Notre-Dame de Paris. Tirer du neuf de l’ancien, c’est ce qu’ont admi
rablement su faire les générations passées. Elles nous ont laissé une cathédrale
jamais pétrifiée dans les choix, même magnifiques, d’une époque particulière de
sa longue histoire, elles ont en revanche su la faire évoluer dans une étonnante
fidélité à la cohérence du projet de Maurice de Sully, toujours lisible parce que
toujours respecté tout au long des huit siècles de sa tumultueuse histoire. Quand
moins d’un siècle après l’achèvement de la cathédrale du xiie siècle, probablement
parce que les commanditaires de l’époque avaient conscience des progrès enregis
trés au cours de la première moitié du xiiie siècle dans la conquête de la lumière
par l’opus francigenum, on n’a pas hésité à transformer les fenêtres hautes de
la cathédrale pour l’ouvrir plus largement à la lumière ; puis quand les maîtres
Jean de Chelles et Pierre de Montreuil ont rebâti les façades des transepts en
les dotant des deux grandes roses qui nous émerveillent aujourd’hui encore, ils
ont assurément tiré du neuf, et du neuf audacieux, d’un ancien dont ils ont non
seulement respecté mais magnifié la cohérence. Quand un siècle encore plus tard
il a fallu doter Notre-Dame de chapelles, en raison des évolutions des mentalités,
marquées par la montée en puissance de la piété et des liturgies confraternelles
et familiales, cela s’est fait très progressivement, avec une grande liberté dans les
choix de remplages par exemple, mais avec une rigueur dans ce qui est devenu une
enveloppe, ou une couronne, qui fait corps avec la vieille cathédrale. Quand au
xviiie siècle, dans un contexte de polémiques théologico-politiques auxquels les
débats actuels n’ont rien à envier, il a été décidé, moins de mettre la cathédrale
au goût du jour que d’intégrer les conséquences liturgiques du Concile de Trente
dans un lieu qui devenait de plus en plus la cathédrale royale, et d’une certaine ma
nière avec le vœu de Louis XIII, déjà la cathédrale de toute la France, les « embel
lissements » du chœur ont été aussi radicaux dans leur langage que profondément
respectueux de l’économie générale du chœur hérité du Moyen Âge, marquant par
là même un net coup d’arrêt dans le mouvement de romanisation des cathédrales
françaises et l’émergence d’une sorte de modèle d’organisation post-tridentine à
la française. Quant après les saccages révolutionnaires, après le sacre de 1804 qui
a été une étape essentielle de l’itinéraire qui a fait, de cet édifice catholique, un
lieu emblématique de la difficile et pourtant nécessaire réunion des deux France,
après le cri de Victor Hugo, un géant de l’architecture, Eugène Viollet-le-Duc, a
entrepris la restauration générale de la cathédrale, il a en quelque sorte réinventé
la cathédrale gothique, la faisant évoluer en profondeur mais dans un profond
respect du projet initial, et de manière probablement plus différenciée des strates
successives, dont celle de la cathédrale royale qu’il n’aimait guère, apportées par
les siècles. La flèche de bois et de plomb, dont la silhouette faisait tellement
corps avec la cathédrale dans un audacieux contrepoint avec la robustesse du
massif occidental, est devenue le chiffre génial de son intervention. La cathédrale
a continué à évoluer, notamment pour intégrer certaines des conséquences de la
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 203
réforme liturgique consécutive au Concile Vatican II, mais aussi par une timide
réhabilitation des apports des xviie et xviiie siècle, avec le rapatriement progressif
d’œuvres d’art de la cathédrale royale, qui n’avaient plus leur place dans l’œuvre
« totale » de Viollet-le-Duc, dont treize des fameux Mays, sous l’impulsion du
grand conservateur Pierre-Marie Auzas, pour être installés alors à la marge dans
les chapelles occidentales de la cathédrale1. C’est cette cathédrale, chargée d’une
histoire longue et complexe, qui a été ravagée par l’incendie du 15 avril 2019 et
sur laquelle veillent amoureusement, travaillent avec ardeur, des spécialistes de
très nombreuses disciplines avec la conscience du devoir de la rendre, plus belle
peut-être, aux générations qui viennent.
Dans cette intervention je me situerai, conformément à la commande qui m’a
été faite, en théologien, et particulièrement en théologien de la liturgie. Parce que
la théologie de la liturgie est ma spécialité mais surtout parce qu’elle aborde la
cathédrale à partir de ce qui est sa fonction première. Construite pour célébrer
les mystères chrétiens dans la liturgie, la cathédrale et, plus largement, nos églises
ont cette particularité rare qu’elle est, qu’elles sont quelques-uns des rares édifices
anciens de notre ville qui continuent à être habités pour ce pour quoi ils ont
été construits. Il est difficile de parler en théologien de la liturgie dans une telle
opération, moins parce que la parole d’un liturgiste ne serait pas considérée
comme légitime en ces matières que parce que nous, liturgistes, héritons dans
le monde du patrimoine d’un lourd passif. Cette mauvaise réputation est liée à
ce que j’ai qualifié, dans de précédents écrits, de quatrième vague iconoclaste,
celle des années postconciliaires2, une vague dont ont particulièrement souffert
certains des nombreux apports du xixe siècle, un siècle longtemps mal-aimé
tant des spécialistes des monuments historiques que des artisans pas toujours
bien éclairés d’une réforme liturgique trop souvent pensée en termes de rupture.
Certaines destructions aujourd’hui incompréhensibles ne peuvent se comprendre
sans une forme d’alliance tacitement objective entre ces protagonistes représen
tants de la collectivité propriétaire et/ou garante du patrimoine national et de
1 Les Mays sont de grands tableaux offerts chaque année au 1er mai, d’où leur nom, par la
corporation des orfèvres parisiens à la Vierge, durant la deuxième moitié du xviie siècle et le
premier quart du siècle suivant. Ils constituent un ensemble exceptionnel de peinture religieuse
française de cette époque. Dispersés à la Révolution puis une seconde fois par Viollet-le-Duc,
ils ont rejoint pour treize d’entre eux la cathédrale durant la seconde moitié du xxe siècle, sous
l’impulsion de l’Inspecteur Pierre-Marie Auzas. Ils étaient avant l’incendie présentés dans les
chapelles. La question de leur présentation dans la nef, dans une évocation de la configuration
initiale, s’est posée en 1997, puis à l’occasion de l’actuelle restauration. Pour en savoir plus,
Delphine Bastet, Les Mays de Notre Dame 1630-1707, Paris : Arthena, 2021.
2 L’Occident a été épargné par la grande crise iconoclaste qui a marqué l’Orient Byzantin aux
viiie et ixe siècles. En revanche des « poussées » iconoclastes régulières, de nature et d’intensité
très variables ont secoué l’Occident et la France, en particulier au xiie siècle, avec certaines
réformes monastiques dont la plus connue est celle de Cîteaux, au xvie siècle avec la Réforme
dans sa version huguenote, lors de la Révolution… et d’une certaine manière dans les années
postconciliaires.
204 P. gilles Drouin
3 Concile Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium sur la sainte liturgie, promulguée le 4
décembre 1963. À propos des rites, § 34 : « Les rites manifesteront une noble simplicité, seront
d’une brièveté remarquable et éviteront les répétitions inutiles ». À propos de l’art sacré, § 124 :
« Les Ordinaires veilleront à ce que, en promouvant et favorisant un art véritablement sacré, ils
aient en vue une noble beauté plutôt que la seule somptuosité. Ce que l’on doit entendre aussi
des vêtements et des ornements sacrés ».
4 Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, Paris : Seuil, 1964.
5 Ainsi des décors peints de Viollet-le-Duc dans les chapelles occidentales de Notre-Dame de
Paris, détruits après la guerre dans l’indifférence générale.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 205
6 Je fais référence ici à la formule du concile de Chalcédoine (en 451) précisant que les deux
natures dans la personne du Christ étaient unies « sans confusion ni séparation ».
7 On appelle messe stationnale, en référence aux antiques liturgies romaines qui se déplaçaient de
« station en station » les grandes célébrations diocésaines où tout le people est invité à entourer
l’évêque, ses prêtres et ses ministres, par exemple la messe chrismale où est consacré le Saint
Chrême, les ordinations ou encore les célébrations d’assemblées synodales.
8 Concile Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium sur la sainte liturgie, promulguée le 4
décembre 1963, reprise au premier chapitre du cérémonial des évêques, § 41 : « C’est pourquoi
tous doivent accorder la plus grande estime à la vie liturgique du diocèse autour de l’évêque,
surtout dans l’église cathédrale ; ils doivent être persuadés que la principale manifestation de
l’Église réside dans la participation plénière et active de tout le saint peuple de Dieu, aux mêmes
célébrations liturgiques, surtout à la même Eucharistie, dans une seule prière, auprès de l’autel
unique où préside l’évêque entouré de son presbyterium et de ses ministres ».
9 Le Concile de Latran IV en légiférant sur la confession et la communion annuelles constitue un
jalon essentiel, repris à Trente, de ce mouvement de contrôle paroissial des fidèles catholiques.
206 P. gilles Drouin
tiré toutes les conséquences, perçues avec son acuité coutumière par le cardinal
Lustiger, dont le projet liturgique, musical, culturel pour Notre-Dame n’est pas
compréhensible sans le recours à cette intuition conciliaire sur l’importance de la
messe stationnale dans la cathédrale. L’insistance du cardinal sur l’unité entre le
sanctuaire et le chœur des chanoines ne peut se comprendre sans la volonté de
prendre en compte cette note collégiale de l’ecclésiologie conciliaire, héritée du
premier millénaire et reprise par les constitutions sur la liturgie et sur l’Église, et
qui situent l’évêque présidant la liturgie cathédrale en son presbyterium et avec ses
ministres. Aussi l’espace le plus prestigieux de la vénérable cathédrale, le chœur des
chanoines, désormais organiquement lié à l’espace du sanctuaire, était-il devenu
à Notre-Dame le lieu ordinaire de la présence des prêtres concélébrants, le presby
terium prenant en quelque sorte le relais symbolique de l’antique chapitre10. C’est
cette même logique, associée à une distinction très lustigérienne entre présidence
active, devant l’autel, et présidence passive, primus inter pares au milieu de ses mi
nistres, notamment pendant la proclamation de la Parole, qui explique l’abandon
de la cathèdre et l’installation de l’archevêque dans une stalle de dignité, à l’entrée
sud du chœur de la cathédrale.
Il n’en reste pas moins que d’autres grandes intuitions de l’ecclésiologie litur
gique du Concile Vatican II méritent d’être prises en compte, si du moins la
visée est d’aménager une cathédrale selon Vatican II. J’en aborderai trois dans cette
contribution, en tentant chaque fois d’en tirer les conséquences concrètes pour
l’aménagement de notre cathédrale, telle que l’a pensé et proposé l’Atelier Notre-
Dame à l’archevêque : la triple redécouverte, antérieure au Concile Vatican II,
mais intégrée par l’assemblée conciliaire, de l’initiation chrétienne comme socle
de la vie chrétienne, de la place de la Parole de Dieu dans la vie chrétienne,
et de l’assemblée eucharistique considérée comme corps du Christ. En parlant
de redécouverte, je me place résolument en syntonie avec le geste liturgique de
Vatican II, qualifié par le Père Gy de ressourcement en tradition11, c’est-à-dire une
instauratio ou une renovatio qui ne procède jamais exclusivement d’une simple
adaptation à des conditions nouvelles, mais d’un aggiornamento qui jaillit d’une
retrouvaille avec les sources antiques de la tradition. Ce mouvement, qualifié par
les deux conciles pour l’Ordo Missae de retour à la norma sanctorum Patrum était
également celui de la réforme liturgique du Concile de Trente. Où l’on retrouve
l’habitus de faire du neuf avec du vieux.
10 L’insistance du cardinal Lustiger pour que soit démontée la grille de Viollet-le-Duc entre le
chœur des chanoines et le sanctuaire vise précisément à adapter le nouveau sanctuaire aux
concélébrations, mais surtout à donner corps à cette présidence liturgique de l’évêque en son
presbyterium, voulue pour des raisons ecclésiologiques par le Concile.
11 Pierre-Marie Gy, La liturgie dans l’histoire, Paris : Cerf, 1990 (Lex orandi), en particulier le
ch. XIII consacré aux origines de la constitution sur la liturgie.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 207
12 Dans la constitution sur la sainte liturgie Sacrosanctum Concilium, on ne parle encore que d’une
restauration d’un catéchuménat des adultes, distribué par étapes, il faudra attendre le décret Ad
Gentes sur l’activité missionnaire de l’Église pour que la notion d’initiation chrétienne fasse son
grand retour dans le vocabulaire de l’Église.
13 Réformes de la Vigile pascale et de la semaine sainte sous Pie XII, respectivement en 1951 et
1955.
14 Par exemple à travers le renouvellement de la profession de foi baptismale prévue par l’ordo de
la Vigile pascale pour l’ensemble des baptisés, qu’il y ait ou non célébration des sacrements de
l’initiation chrétienne de catéchumènes.
208 P. gilles Drouin
15 Les praenotanda du rituel du baptême des petits enfants situent d’ailleurs dès leur premier
numéro le baptême des petits enfants dans le cadre plus large de l’initiation chrétienne.
16 L’institution catéchuménale a retrouvé sa place centrale dans la pastorale et la vitalité des Églises
d’ancienne chrétienté, en particulier dans les métropoles mondialisées comme Paris et l’Île de
France en France.
17 Comme d’ailleurs les grands baptistères de la tradition antique n’étaient ouverts, donc acces
sibles, que lors des célébrations solennelles de l’initiation chrétienne, une ou deux fois par an en
Occident aux ive et ve siècles.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 209
la Parole18, est bien connue. Le Concile n’a en ces matières, comme d’ailleurs
avant lui le Concile de Trente19, donné presqu’aucune indication concernant les
conséquences de cette insistance sur l’espace de célébration. Il a fallu attendre
les instructions Interoecumenici20, dès 1965, puis la Présentation générale du Missel
romain21, en 1969, pour que la mise en place d’un ambon soit recommandée,
avec comme seule précision un élément fonctionnel de visibilité. La réception
de ces indications s’est souvent faite par l’installation, sur ce qui est devenu un
plateau liturgique, selon le modèle alors dominant, paradoxalement hérité de la
période moderne, d’un pupitre plus ou moins satellite par rapport à l’autel, avec
les discussions sans fin, souvent réduites à la dimension esthétique de la question
de l’équilibre à trouver au sein du ternaire, devenue la préoccupation majeure des
commissions d’art sacré, constitué par l’autel, l’ambon et la présidence. C’était
oublier le caractère organique de la conception traditionnelle de l’espace de
célébration, envisagé comme un système, conservé d’une certaine manière jusque
dans la période baroque22. Il est vrai que l’Europe du nord, avec la mise en place
des grands jubés à la fin du Moyen Âge, avait en quelque sorte perdu le sens
des grands ambons, qu’avait plus longtemps conservé par exemple l’Italie, et ce
malgré les tentatives de réarticulation entreprises après le Concile de Trente, avec
la suppression des jubés et la généralisation de la chaire à prêcher, voire de la
tribune pour les chantres. Cette organicité a été parfois pensée après le Concile à
18 Une notions analogique développée dans l’exhortation apostolique postsynodale Verbum Do
mini (11 novembre 2010) de Benoît XVI aux numéros 55 et 56.
19 J’ai développé dans l’introduction de mon livre Architecture et liturgie ce constat que la réception
de deux conciles emblématiques de la période moderne et contemporaine, le concile de
Trente et le concile Vatican II, a comporté une profonde évolution des espaces de célébration
(suppression des jubés et disposition à la romaine pour Trente, installation d’un nouvel autel
plus proche du peuple et célébration versus populum pour Vatican II), alors même que les textes
conciliaires ne disaient rien ou presque à ce sujet.
Gilles Drouin, Architecture et liturgie au xviiie siècle. Offrir avec ou pour le peuple, Paris : Cerf,
2019 (Lex orandi).
20 Première d’une série d’instructions romaines sur l’application de la Constitution sur la sainte
liturgie qui tente de réguler, dans l’urgence, une réception parfois hasardeuse des intuitions
conciliaires, avant même la parution des premiers livres liturgiques réformés, en termes d’évolu
tion des espaces de célébration.
21 C’est dans la Présentation générale du Missel romain (ci-après PGMR) qu’apparaît le ternaire
« autel, ambon, siège de présidence », qui a commandé la plupart des aménagements postcon
ciliaires, dans un contexte strictement eucharistique, d’où l’« oubli » de la prise en compte du
lieu du baptême dans la plupart des cas.
22 Louis Bouyer, dans son magistral Architecture et liturgie, avait avec son acuité habituelle constaté
les dangers potentiels de l’adaptation du modèle gallican tripolaire « autel à tabernacle, chaire
et tribune occidentale » et le risque, en monde latin, d’une concentration de tous les éléments
dans le sanctuaire. Sa proposition de dispositif « bipolaire » inspiré du monde syriaque visait
à proposer une alternative à cette évolution. L’avenir lui a malheureusement donné raison. Voir
Louis Bouyer, Architecture et Liturgie, Paris : Cerf, 1967.
210 P. gilles Drouin
23 Il n’est que rarement de bonne méthode de fonder un dispositif liturgique sur des précédents
historiques, tant la diversité est de mise en ces matières, et le risque d’archéologisme, auquel les
liturgistes n’ont pas toujours su résister, est grand ; mais il est possible et toujours souhaitable
d’explorer, dans leur contexte, les grands choix opérés par la tradition de l’Église. Il semble à
la suite des fouilles menées au début des années 2000 à Arles que le dispositif de la basilique
antique de Saint-Césaire, avec un autel à la corde de l’abside et un grand ambon profondément
engagé dans la nef, ait été courant en Gaule jusqu’au ixe siècle.
24 Une fine lame de bois recouverte d’or blanc a été disposée par l’artiste Marc Couturier
au-dessus de la croix dorée pour signifier la présence de Dieu, la Shekhinah biblique, paradoxale
ment manifestée au creux même de son absence au moment de la crucifixion.
25 Yves Congar, « L’Ecclesia ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique »,
dans La liturgie après Vatican II, Paris : Cerf, 1967 (Unam Sanctam), 1967, p. 241 et suivantes.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 211
s’est grosso modo concentrée sur le seul sanctuaire. On s’est le plus souvent
contenté de rapprocher l’autel de la nef, en construisant un plateau liturgique sur
lequel l’évêque, ou le prêtre, célébrait désormais versus populum, et surtout sur
lequel l’ensemble des lieux de la célébration (autel, ambon, siège de présidence
voire baptistère le plus souvent mobile) était concentré. Paradoxalement ces
aménagements, inspirés par la version télévisuelle qui est comme la radicalisation
contemporaine des versions théâtrale ou universitaire de la période précédente,
ont renforcé le face à face entre prêtres et fidèles. On a bien essayé, au nom de la
participation active de ceux-ci, de faire monter, sur ce qui était devenu une scène,
des ministres laïcs, mais en courant le double risque d’une confusion, dans ce
qui n’est plus vraiment un sanctuaire, et/ou d’une cléricalisation des baptisés. La
plupart du temps ces aménagements n’ont pas concerné la nef, en contradiction
avec la redécouverte, mise en lumière par Congar de sa participation entière à
la célébration, en envisageant d’ailleurs souvent cette participation sous la forme
d’une députation d’une petite minorité passablement cléricalisée. Le diagnostic
est volontairement critique et probablement excessif. Néanmoins la question
demeure, largement impensée. Elle peut se poser pour ceux qui travaillent à
l’aménagement d’un espace de célébration en ces termes : comment souligner
cette dimension d’une assemblée intégralement célébrante, consciente de ce qu’en
participant à l’eucharistie elle est appelée, selon la formule indépassable de saint
Augustin, à devenir ce qu’elle reçoit, le corps du Christ, autrement dit à faire
corps, tout en soulignant la diversité essentielle des ministères à son service,
évêque et prêtres mais aussi diacres et ministres laïcs, dont les chantres si impor
tants à Notre-Dame de Paris ?
Cette question n’a pas été occultée par l’Atelier Notre-Dame, d’autant plus que
l’archevêque lui avait explicitement demandé de travailler l’articulation entre nef
et sanctuaire, une question dont il pressentait, en pasteur, l’importance pour les
temps qui sont les nôtres. Nous avons envisagé la possibilité de « jouer » sur deux
claviers principaux : la mise en lumière liturgique et la forme de l’assemblée.
La question de la lumière peut sembler étrangère à nos préoccupations, et
pourtant la mise en lumière contemporaine d’une église, conçue comme un
simple éclairage, renforce souvent cette conception « télévisuelle » de l’espace
liturgique avec un sur-éclairage du « plateau », conçu comme une scène, et des
présupposés à la fois fonctionnalistes (il faut pouvoir lire) et patrimoniaux pour
la nef. Un bref retour sur l’histoire récente de l’éclairage de Notre-Dame permet
de dégager les présupposés successifs à l’œuvre. Viollet-le-Duc était d’un âge
technologique, quand il a équipé la cathédrale d’une série de lustres et de bras
de lumière, largement inédits dans les configurations antérieures de l’édifice, afin
de faire bénéficier la cathédrale des dernières avancées de la technique : enfin
on voyait clair dans la vieille cathédrale, en dehors des moments d’exception
où, pour certaines grandes cérémonies, un décor éphémère s’accompagnait d’une
débauche elle aussi éphémère de flambeaux. L’électrification de la cathédrale, en
1905, en raison de l’accroissement de puissance permis par la technique nouvelle,
s’est accompagnée d’un démembrement partiel des lustres de Viollet-le-Duc,
212 P. gilles Drouin
puisque tous les bras n’étaient plus nécessaires pour obtenir la lumière nécessaire
et surtout de leur déplacement, de la nef sous les grandes arcades de la nef,
dégageant à nouveau le vaisseau central occupé depuis un petit demi-siècle par
une double rangée de lustres. L’éclairage mis en place en 2013, dont la conception
est plutôt dictée par l’architecture, témoigne lui aussi de nouvelles possibilités
techniques et surtout de la prise en compte de la préoccupation montante
de l’époque pour les questions patrimoniales. Ainsi, à la veille de l’incendie,
l’éclairage de Notre-Dame résultait d’un compromis entre ce qu’on considérait
alors comme un éclairage liturgique, centré sur le plateau, et un éclairage patrimo
nial, soulignant fortement la structure architectonique de la cathédrale, avec un
élément complémentaire, secondaire mais non second, lié aux exigences de la
retransmission télévisuelle imposant à l’époque un éclairage massif de tout ce qui
devait être vu à l’écran. Le projet de l’Atelier, conçu par un artiste de la mise en
lumière de renommée internationale, met en place un nouvel équilibre entre légi
times préoccupations patrimoniales et primauté donnée à la dimension liturgique
de la cathédrale, pensée selon les catégories de Vatican II. Une étude intégrant
la dimension cosmique de la cathédrale et son rapport à la lumière naturelle,
toujours première surtout dans un édifice gothique, la dimension patrimoniale
de l’héritage des luminaires de Viollet-le-Duc et la dimension liturgique, nous
a amené à mettre au point un système mixte fondé sur : une base liturgique
constituée par une mise en lumière douce de l’assemblée, au niveau des assises,
complémentaire de l’éclairage traditionnel des autres grands lieux de la liturgie
(autel, ambon, baptistère) ; une intégration de l’héritage de Viollet-le-Duc comme
éclairage d’ambiance, surtout en dehors des célébrations ; et le maintien d’un
éclairage particulier pour les parties hautes de l’édifice. Il s’agit aujourd’hui de
continuer l’histoire multiséculaire de la cathédrale : nous ne prétendons pas
renouer avec l’ambiance lumineuse à jamais perdue de la cathédrale médiévale ou
d’Ancien Régime, mais prendre en compte les exigences, premières, de la liturgie,
qui ne peut pas se limiter à un simple éclairage d’un « plateau liturgique ». D’où
ce travail inédit sur la nef qui, de fait, renoue de plus avec un éclairage « doux »,
qui était celui de la cathédrale avant les innovations technologiques du xixe siècle.
Faire du neuf avec de l’ancien : dans ce cas précis, il ne s’agit en aucun cas
d’archéologisme, qu’il soit celui de la cathédrale royale ou de la cathédrale de
Viollet-le-Duc, mais d’une subtile intégration de toutes les dimensions que nous
nous devons de prendre en compte : dimension liturgique première, dimension
patrimoniale avec le moment viollet-le-ducien à sa juste place, et dimension
architecturale permise par les technologies d’aujourd’hui.
Le second « levier » sur lequel nous travaillons, pour intégrer la prise en
compte de l’assemblée comme corps célébrant, est celui de la forme de celle-ci,
en particulier à travers la disposition des assises. Notre-Dame a vécu pendant
plus de six siècles sans assises, du moins dans la nef, les seules assises étant celles
du chœur des chanoines, disposées en deux ensembles disposés en vis-à-vis. La
généralisation des assises dans la nef en Occident, à la fin du xviiie siècle, a
contribué à la fixation de l’assemblée, là aussi selon un modèle liturgique inspiré
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 213
28 La question de l’accueil des visiteurs devant et dans la cathédrale, avec sa dimension humaine
irremplaçable, est au cœur du Projet du diocèse de Paris pour Notre-Dame.
29 Gilles Drouin, « Initier au Mystère de et par la cathédrale », dans Transversalités, t. 154/3,
2020, p. 49-64.
30 Comme celui du revers de la clôture du chœur de Notre-Dame, dont subsistent certaines scènes
des récits de l’Enfance au nord et de la Résurrection au sud.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 215
pédagogie de l’initiation, qui a guidé nos choix, que nous rappelons ici avec leurs
deux composantes majeures dans le Projet du diocèse de Paris pour Notre-Dame :
- L’entrée par le portail central et la découverte d’une nef partiellement libre de ses
assises, en dehors des grandes célébrations, dont celles du dimanche. Il s’agit
de se laisser saisir par la puissance ascensionnelle et orientée31 du vaisseau
principal de la cathédrale. On trouve dans la tradition tous les dispositifs
d’accès possibles aux églises, mais les évocations de la puissance de saisisse
ment des vaisseaux, immédiatement saisis dans toute leur ampleur, sont très
nombreuses dès les origines, comme la célèbre description de la cathédrale de
Tyr avec ses trois portails occidentaux par Eusèbe de Césarée, l’évocation par
Léon le Grand (pour les condamner) des rites solaires posés par les Romains
à l’entrée de la basilique occidentée du Vatican, celle, la découverte de l’espace
de Haghia Sophia à Constantinople exprimée par Maxime le Confesseur
dans sa Mystagogie… C’est cette expérience, première, que nous voulons
offrir aux visiteurs de la cathédrale, d’où notre travail sur la mobilité des
assises, et encore notre opposition à la restitution des dispositifs d’éclairage de
Viollet-le-Duc tels qu’ils ont fonctionné jusqu’à leur électrification en 1905,
parasitant cette vision d’ensemble. Cette question est d’importance car il
s’agit du contact premier, donc potentiellement fondateur, avec l’intérieur de
l’édifice, du passage du dehors, avec le grand Livre de la façade ouvert sur la
Ville, vers le dedans du monument, envisagé comme une triple métaphore de
l’intériorité, de la mise en route et de l’élévation.
- la mise en place d’un parcours d’initiation, en quatre temps32, pour enrichir la
déambulation des visiteurs et leur donner à goûter quelques-uns des grands
signes de la geste de Dieu dans l’histoire des hommes, des origines à nos jours
en passant par le point axial de l’Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu.
Conformément à une antique tradition latine, déjà repérée à Sainte-Marie-
Majeure et reprise jusqu’en pleine période baroque, par exemple par Borro
mini au Latran, le flanc nord sera dédié aux origines vétérotestamentaires et
le flanc sud à la suite du Christ tout au long de l’histoire de la communauté
des disciples. Ainsi le parcours se déploiera en quatre temps, avec une allée des
origines, le long des chapelles du flanc nord de la cathédrale ; puis, passé le
transept, évocation lumineuse de l’entrée de l’immensité et l’éternité divines
dans l’espace et le temps des hommes, il se poursuivra en s’appuyant sur
les hauts-reliefs médiévaux du revers de la clôture du chœur : sur les scènes
35 Sans systématiser le propos, faire du neuf avec de l’ancien pourrait aussi passer par une certaine
spatialisation des doctrines de restauration : le déambulatoire et ses chapelles dont les décors
peints ont été conservés pourrait évoquer l’atmosphère de la cathédrale de Viollet-le-Duc ; la
nef de nouveau garnie d’une série de Mays évoquerait la cathédrale royale, en grande partie
effacée par l’intervention du grand restaurateur ; et les chapelles occidentales, parce qu’elles
sont privées de leur décor peint depuis un bon demi-siècle, seraient le lieu tout indiqué pour
accueillir l’art d’aujourd’hui… pour continuer l’histoire.
218 P. gilles Drouin
36 La Tradition avec un grand T en ce qu’elle se distingue, par son ampleur, sa dimension vivante
et féconde, des traditions, ses avatars respectables mais partiels et plus ou moins éphémères.
37 Ce texte a été rédigé en juin 2021. Depuis, un certain nombre d’étapes dans le processus d’éla
boration du projet ont été franchise. En particulier, la Commission Nationale du Patrimoine
et de l’Architecture en a validé les grands principes en décembre 2021, émettant également
quelques réserves sur certains points précis. Aussi, si les présupposés théologiques exposés dans
ce texte demeurent, quelques exemples de leur incarnation concrète présentés pour les illustrer
pourront évoluer.
Index personarum et operum anonymorum
Une même série alphabétique réunit 1) les noms de personnages anciens (morts
avant 1500), qui sont classés au prénom, ex. Pierre Abélard ; 2) les noms de
personnages modernes (morts après 1500), classés à leur nom, rehaussé alors par
des petites capitales ; et enfin les titres d’ouvrages anonymes, écrits en italiques.
On a mentionné la qualité de sainte ou saint lorsqu’elle est assez consacrée par
l’usage pour aider à identifier le personnage.
On trouve ici, classé par nom de lieu, les cathédrales, églises et bâtiments, religieux
ou non, mentionnés dans l’ouvrage, à l’exception de la cathédrale Notre-Dame de
Paris, devenue par la force des circonstances son sujet plus précis, derrière ce sujet
plus large qu’est la cathédrale en général.
Amiens, cathédrale 7, 18, 22, 26, 104, Cluny, abbatiale 11-12, 141-142,
131 144-147, 151, 154-155, 200
Angkor, temple 107 Compiègne, hôtel de ville 137
Arles, basilique Saint-Césaire 13, 210 Constantinople, basilique Sainte-Sophie
Arras, cathédrale 21, 133, 134 n. 30, 136 215
n. 39 Coutances, cathédrale 125, 126 n. 1
Assise, basilique Saint-François 143
Assise, église de la Portioncule 152-153 Dol, cathédrale 125-126, 128
Assise, église Saint-Damien 11, 142
Évreux, cathédrale 125, 126 n. 1, 127,
Auch, cathédrale 128
128 n. 7, 136
Auxerre, cathédrale 18
Avignon, palais des papes 163
Gizeh, pyramides 107
Grenoble, église Saint-Jacques 5
Bayeux, cathédrale 127, 130-131
Bayonne, cathédrale 125, 126 n. 1, 139 Jérusalem, basilique du Saint-Sépulcre
n. 48 7
Beauvais, cathédrale 12, 22, 137, 194
Bec-Hellouin, abbatiale 136 Laon, cathédrale 21-22, 26, 29, 125,
Béziers, cathédrale 128 128, 131, 133
Bordeaux, cathédrale 125, 139 n. 48 Le Puy-en-Velay, cathédrale 163
Bourges, cathédrale 20, 22 Longpont, abbatiale 71
Bruxelles, cathédrale 84
Mantes, collégiale 22
Cambrai, cathédrale 21, 134, 139 n. 48 Meaux, cathédrale 18
Cantorbéry, cathédrale 11, 125, 129, Metz, cathédrale 111
132-133, 137 Mont-Saint-Michel, abbatiale 18
Chartres, cathédrale 12, 22, 96, 111,
115, 125, 126 n. 1, 133, 138, 158, 160, Nantes, cathédrale 125, 126 n. 1, 188
195, 197-198 Narbonne, cathédrale 31
Clermont-Ferrand, cathédrale 196 Noyon, cathédrale 21-22
228 inDex aeDium
Introduction
Dominique Poirel et Pascale Bermon 5
Partie I
Construire et animer la cathédrale au Moyen Âge
Partie II
L’idée de cathédrale
Partie III
De la reconstruction à la restauration
Partie IV
Restaurer la cathédrale aujourd’hui