Vous êtes sur la page 1sur 232

La cathédrale immortelle ?

La cathédrale immortelle ?

Travaux réunis par


pascale bermon et dominique poirel
© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be


reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any
form or by any means, electronic, mechanical, photocopying,
recording, or otherwise without the prior permission of the
publisher.

D/2022/0095/70
ISBN 978-2-503-59966-3
eISBN 978-2-503-59972-4
DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.128585
ISSN 2566-0543
eISSN 2566-0551

Printed in the EU on acid-free paper.


dominique poirel et
pascale bermon 

Introduction

Que brûle une cathédrale, et soudain l’église redevient maison commune.


C’est ce qu’a par excellence manifesté l’incendie de Notre-Dame de Paris, survenu
le 15 avril 2019. Souvenons-nous : avant cet incendie, l’actualité catholique était
dominée par la question des abus sexuels dans l’Église, en France la mise en place
de la commission Sauvé, dans le monde la mise en cause ou la démission de pré­
lats jusque dans l’entourage du pape François, l’annonce d’une série d’apostasies
parmi les fidèles de France. L’observateur extérieur pouvait alors s’interroger :
est-ce la fin ? Les églises vont-elles se vider peu à peu ? Combien de temps
conserveront-elles leur fonction millénaire de lieu de rassemblement, de symbole
d’unité de tout un peuple chrétien ? Ce lundi soir, la question ne se posait plus.
Face au sinistre, tous communiaient bouche bée dans quelque chose qui, sans être
toujours la foi, touchait à des profondeurs inattendues.
Durant les mois précédents, pourtant, d’autres incendies avaient défrayé la
chronique. À Grenoble, en janvier, plusieurs montées d’escalier brûlent dans les
immeubles, l’église Saint-Jacques est détruite sauf son clocher et sa croix, la station
France Bleu Isère est touchée par un sinistre d’origine criminelle ; et, les mois
suivants, toujours à Grenoble, d’autres feux attaquent l’entreprise JCDecaux, un
immeuble public, huit voitures du parc EDF. À Paris, en février, l’incendie de la
rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement, fait dix morts ; c’est le plus meurtrier
depuis 2005. Aucun pourtant de ces drames n’eut sur l’opinion un impact compa­
rable à celui de Notre-Dame. En France et dans le reste du monde, l’émotion est
immense, la couverture médiatique exceptionnelle, la sidération universelle.
Sur place, passants et touristes s’immobilisent, incrédules, atterrés, boulever­
sés. Le soir même dans les églises de Paris, le lendemain dans dix-huit cathé­
drales de France, d’Allemagne, de Suisse, d’Autriche, d’Italie, des Pays-Bas et de
Norvège, le surlendemain encore dans toutes les églises de France, bourdons
et cloches résonnent en signe de compassion. De toutes les parties du monde,
en France de toutes les familles politiques, on entonne le même message : « ce
bâtiment est un membre de notre famille à tous » ( Jean-Luc Mélenchon), ce
qui brûle est « une part de nous » (Emmanuel Macron), « Notre-Dame de
Paris est Notre-Dame de toute l’Europe » (Donald Tusk, Conseil européen),

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 5-14.
10.1484/M.STMH-EB.5.129291
6 Dominique Poirel et Pascale Bermon

un « symbole […] de notre culture européenne » (Angela Merkel), un « sym­


bole mondial de civilisation » (Israel Katz, Israël), « un symbole important de
l’imaginaire collectif » (Marcelo Rebelo de Sousa, Portugal), un « patrimoine
du monde » (Yoshihide Suga, Japon), « un monument sacré important pour
la France et au-delà » (Anwar Gargash, Émirats), son incendie est une « catas­
trophe pour la culture et l’art mondiaux » (Andrzej Duda, Pologne), une « catas­
trophe […] pour l’Europe et le patrimoine mondial » (Alexis Tsipras, Grèce),
une « catastrophe pour l’humanité entière » (Mevlüt Çavuşoğlu, Turquie), « et
nous sommes tous un peu veuves et veufs » ( Jean-Claude Juncker, Commission
européenne).
Comment rendre compte de cette unanime solidarité ? Pourquoi cette iden­
tification générale, non seulement des catholiques français, mais de tous sans
distinction de religion ou de nationalité, à un vieux bâtiment de pierres dont un
colloque récent avait célébré le huit cent cinquantième anniversaire ? Comment
comprendre cette formidable puissance de signification et d’attachement ? D’où
vient à la cathédrale Notre-Dame cette aptitude à rassembler un peuple, alors au
comble de la désunion (les Gilets jaunes défilaient encore) et à susciter l’émotion
par-delà toutes les frontières (sans qu’il y ait eu de mort) ? Pourquoi sa perte ou
le risque de sa perte touchent-ils chacun au plus intime, tel un deuil familial, celui
d’une grand-mère qu’on omet parfois de visiter mais qui se tient là, hors d’âge,
rassurante et pour ainsi dire indestructible ?

Plusieurs explications peuvent être données, selon qu’on envisage la cathé­


drale comme un édifice historique, artistique ou religieux ; mais peut-être vaut-il
mieux admettre que la cathédrale est par sa nature même un bâtiment paradoxal.
Paradoxale, elle l’est en effet de manières nombreuses. D’abord, en ce que sa
disposition, en plan et en hauteur, manifeste le plus souvent une quête extrême
de cohérence et d’unité architecturale. Elle vise à l’édifice absolu, au temple
parfait, dans lequel tout, la forme, la structure, les proportions et la décoration,
répond à un ordre et une raison suprêmes. Néanmoins, peu d’édifices sont aussi
hétéroclites. Les reprises d’ouvrages antérieurs, les interruptions de chantier et les
changements de programmes, les destructions, les restaurations et les reconstruc­
tions, toute sorte enfin d’additions, d’adaptations et d’aménagements divers font
de la cathédrale une œuvre toujours en cours, un patchwork de styles, l’album où
toutes les générations laissent leur signature. Le plus étonnant est que le visiteur
ressente souvent l’un et l’autre ensemble : la simplicité fondamentale de l’édifice,
et l’accumulation indéfinie des alluvions, comme si la conception unitaire du
bâtiment avait pour but de mieux accueillir et de mieux exposer le dépôt des
siècles.
Second paradoxe : un étonnant mélange de profane et de sacré. D’un côté,
l’église cathédrale est pour les fidèles du diocèse l’église majeure, l’église mère,
celle dont toutes les églises paroissiales sont pour ainsi dire des succursales,
comme les prêtres sont les délégués et collaborateurs de ce successeur des apôtres
qu’est l’évêque. L’église épiscopale est donc l’église par excellence, à ce titre la tête
introDuction 7

et le lieu le plus sacré de chaque Église particulière. Néanmoins, ses sculptures, ses
fresques et ses vitraux associent aux sujets religieux les représentations des signes
du zodiaque et des travaux des champs, des métiers séculiers et des arts libéraux,
d’une faune et d’une flore universelles, voire imaginaires, qui font d’elle un abrégé
de l’univers profane aussi bien que sacré, un édifice monde.
Les usages de la cathédrale se ressentent de cet entrelacement du temporel
et du spirituel. Outre les cérémonies religieuses ordinaires et extraordinaires, la
cathédrale est par sa taille et son prestige l’emplacement privilégié d’événements
de toute nature. Sans parler de Notre-Dame de Reims, où s’accomplit d’ordinaire
le sacre des rois de France, sans parler de Notre-Dame de Paris, où se célèbrent
ensuite les grandes cérémonies nationales, c’est dans la cathédrale d’Amiens, pour
ne prendre qu’un exemple, que le roi Louis IX rend en 1264 son arbitrage entre
le roi d’Angleterre Henri III et ses barons révoltés ; que son fils Philippe III
renouvelle en 1279 avec Édouard Ier Plantagenêt le Traité de Paris ; que le roi de
France Philippe VI reçoit en 1329 l’hommage du roi d’Angleterre Édouard III ;
que Guillaume Jouvenel des Ursins, au nom du roi Louis XI, prend en 1463
possession des villes de la Somme rachetées au duc de Bourgogne Philippe le
Bon ; qu’Henri II ratifie en 1550 le Traité d’Outreau, et ainsi de suite jusqu’à
l’inauguration en 1987 des commémorations du Millénaire capétien. Loin d’être
profané par ces usages séculiers, le caractère religieux de l’édifice en est comme
renforcé, tandis qu’il leur confère en retour un surcroît de prestige et de majesté.
On pourrait continuer longtemps la liste des paradoxes : la cathédrale est dans
son principe l’église de l’évêque, l’écrin de sa chaire ; en pratique, elle est surtout
l’affaire des chanoines cathédraux, qui assurent l’animation liturgique de l’édifice
et veillent à son entretien matériel ; et on a vu qu’elle servait aussi de bâtiment
public, de lieu de rassemblement ; elle est enfin la maison de tout un chacun, celle
où l’on aime à déambuler et à se rencontrer. Au plan architectural, les cathédrales
semblent tendues entre la basilique gréco-romaine, grands édifices civils à plan
rectangulaire, et d’autre part le sanctuaire à plan centré, cruciforme, polygonal ou
en rotonde selon l’Anastasis du Saint-Sépulcre ; de là l’essor des plans en croix
latine, avec abside et déambulatoire. Le regard y est verticalement aspiré vers
le haut de l’édifice, en direction des voutes et des fenêtres hautes, d’où vient la
lumière ; mais en même temps il est horizontalement orienté vers le chœur et
l’autel majeur, où se célèbre l’Eucharistie. Dans les cathédrales gothiques spéciale­
ment, le visiteur est saisi d’emblée par une immédiate transparence de l’édifice,
lequel se donne à voir dès l’entrée comme un tout immense ; et à l’inverse, la
succession régulière des chapelles et des piliers, des ouvertures et des clôtures
alternées, scande sa déambulation des portails vers la crypte, vers le chœur ou la
chapelle axiale, et lui impose la durée d’un parcours initiatique, le rythme d’un
pèlerinage.
Ces paradoxes se ramènent tous à ceci : l’église cathédrale est l’image statique
d’une dynamique, la cristallisation dans la matière d’une tension et d’un mouve­
ment infinis, du multiple vers l’un, du profane vers le sacré, de l’humain vers le
divin. Comme l’arche de la sagesse, décrite par Hugues de Saint-Victor, elle est
8 Dominique Poirel et Pascale Bermon

cette construction archétypique, dont l’arche de Noé fut la préfiguration, dans


laquelle les trois axes du temps, de l’espace et de l’Écriture, bref tout le réel et
tout le connaissable, échappent au devenir et à la noyade en embarquant dans la
maison de Dieu et en s’y ordonnant graduellement, du dehors vers le dedans, du
bas vers le haut, du visible vers l’invisible. Par sa forme même, ce lieu de pierre et
de verre signifie les espaces intérieurs où tout se rassemble et retrouve peu à peu le
repos dans l’unité. Voilà peut-être ce qui explique la fascination des cathédrales :
du pullulement à la simplicité, du temporel au spirituel, de l’histoire à l’éternité,
elles sont la métaphore du cheminement progressif par lequel s’accomplit cette
coïncidence des opposés que la théologie chrétienne nomme incarnation de
Dieu dans le Christ et divinisation de l’homme par les sacrements. Sûrement,
d’autres édifices sacrés, temples grecs ou sanctuaires orientaux, reflètent mieux
la perfection de la divinité ; mais le bâtiment cathédral exprime davantage ce
mouvement par lequel l’âme et le peuple fidèles marchent vers elle et, loin de
s’évader du monde, entraînent celui-ci dans leur propre salut.

C’est après l’incendie de Notre-Dame de Paris qu’est née l’idée de consacrer


un colloque à la notion de cathédrale. Comme les autres colloques de l’Institut
d’Études Médiévales de l’Institut Catholique de Paris, il devait rassembler des
médiévistes de toutes spécialités. Le but commun était de réfléchir aux enjeux
techniques, liturgiques, doctrinaux, spirituels, artistiques, juridiques et politiques
qui s’enchevêtrent quand la cathédrale a souffert et qu’il faut la rénover, la res­
taurer, voire la reconstruire. À quoi tient l’identité profonde d’un bâtiment, qui
n’a cessé de changer au cours des âges ? Quelle restauration respecte sa nature,
quelle autre au contraire la défigure ? Comment les cathédrales meurent-elles,
ou restent-elles vivantes ? Sur toutes ces questions actuelles, nous estimions en
effet que les médiévistes, en dialogue avec les autres parties concernées, peuvent
apporter l’éclairage original de leur compréhension de l’édifice, de son usage et de
sa signification.
Le colloque aurait dû se tenir les 2 et 3 avril 2020, soit à peine un an après le
sinistre. La pandémie du Covid 19 et les restrictions qu’elle occasionne nous ont
contraints à le reporter une première fois aux 10-11 décembre, puis une seconde
fois à une date encore inconnue. Nous avons fait alors le choix de ne pas attendre
davantage pour publier les interventions. Le volume des actes ne suivra donc pas
le colloque comme d’ordinaire, mais la rencontre scientifique suivra la parution
de ce volume et aura pour but d’en saluer la parution, à un moment où, nous
l’espérons tous, Notre-Dame de Paris aura commencé de panser ses plaies.

Dominique Poirel
introDuction 9

Fidèle à la fois aux méthodes les plus récentes adoptées sur les chantiers de
restauration de monuments historiques, et à la vocation de l’Institut d’Études
Médiévales de l’Institut catholique de Paris, le présent volume se veut pluridisci­
plinaire. Il allie le travail des historiens médiévistes et modernistes, des architectes,
des musicologues, des théologiens, des liturgistes, des littéraires, des philosophes,
pour nous donner à comprendre la cathédrale, plus particulièrement encore
Notre-Dame, dont le terrible incendie du 15 avril 2019 oblige à penser, au-delà
de l’habituelle la restauration de l’existant, la restitution d’un ensemble en partie
disparu.
Les quatre premières contributions sont consacrées à la cathédrale médiévale,
révélée par ses fonctions et ses usages. Puis viennent trois contributions portant
sur la cathédrale mentalement construite, à travers ses lectures spirituelles, litté­
raires et philosophiques. Les trois suivantes évoquent « la confrontation aux
épreuves : réparer et restaurer ». Le volume se clôt par trois contributions sur
Notre-Dame de Paris, depuis le drame du lundi 15 avril 2019 jusqu’aux projets
de restauration et d’aménagements intérieurs, préparant la réouverture du monu­
ment au public, annoncée ici pour le 16 avril 2024.

I. Construire et animer la cathédrale au Moyen Âge

Dany Sandron (Notre-Dame, une histoire architecturale, p. 17–32) retrace


avec précision les étapes de la construction de Notre-Dame du xiie au xive siècle,
commentant les publications et les recherches les plus récentes, dont les progrès
intéressent les réflexions des restaurateurs actuels. Il souligne les caractéristiques
de l’édifice, ses références paléochrétiennes, son gigantisme et ses innovations
techniques, ses évolutions dans une cohérence maintenue, rappelant comment
s’est transcrite architecturalement sur les transepts l’émulation entre Notre-Dame
et la Sainte-Chapelle et dévoilant les échos qui existaient entre la flèche de
Notre-Dame et la châsse de Saint-Marcel qu’elle abritait.
Sylvain Dieudonné (Chanter dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, p. 47–
66) fait le point sur les innovations de l’« École de Notre-Dame », à savoir le
répertoire polyphonique inédit, intégrant la notion de mesure du temps, apparu
au xiie et au xiiie siècle, dès avant et pendant la construction de l’actuel édifice. Ce
répertoire est ici présenté dans ses différentes formes ou « figures rhétoriques mu­
sicales » : la prose (ou séquence), illustrée notamment par Adam de Saint-Victor,
l’organum à deux, trois ou quatre voix, où excella Maître Léonin, le déchant
inventé par Maître Pérotin, et le motet.
Jean Longère (Maurice de Sully. L’évêque du diocèse de Paris, le prédicateur.
Avec l’édition-traduction du sermon De dedicatione ecclesiae, p. 67–80) éclaire
la figure de l’évêque bâtisseur de Notre-Dame, Maurice de Sully, dont il a par
ailleurs préparé l’édition et la traduction des sermons au peuple, dans leur version
latine (De la chaire à la pierre : la prédication au peuple de Maurice de Sully
(† 1196), évêque de Paris et bâtisseur de Notre Dame. Texte et traduction. À paraître
au CTHS, coll. Documents inédits de l’histoire de France). Des précisions sur
10 Dominique Poirel et Pascale Bermon

l’organisation du diocèse de Paris à l’époque de Maurice de Sully introduisent


au sermon de l’évêque pour la dédicace d’une église. La prédication de Maurice,
axée sur les vices et les vertus, trouve un écho dans maints motifs décoratifs de la
cathédrale médiévale.

II. L’idée de cathédrale

Dominique Iogna-Prat (La cathédrale, une « maison Dieu » d’exception ?,


p. 83–94) explique les différentes manières dont le bâtiment de pierre exprime la
communauté de chair, depuis le christianisme antique jusqu’à nos jours, centrant
son discours sur la cathédrale, pour rendre compte ensuite du caractère propre de
Notre-Dame de Paris. Les ponts symboliques jetés par le passé entre la chair et
la pierre, entre la communauté-église et le monument-église, les relations tissées
entre l’évêque et le territoire, se déploient à l’arrière-plan des réactions contempo­
raines à l’incendie de la cathédrale Notre-Dame, leur donnant une profondeur
qu’elles ignorent, car plus probablement ancrées dans l’image forgée au xixe siècle
que dans le temps long des origines.
Andrea Pistoia (In coelis vivis ex lapidibus. L’Église au xiie siècle, entre la
terre et le ciel, p. 33–46) expose comment le Speculum Ecclesiae ou Miroir de
l’Église du pseudo-Hugues de Saint-Victor, écrit vers 1160-1170, à l’époque de
la pose de la première pierre de Notre-Dame (1163), et inspiré par la Gemma
animae d’Honorius Augustodunensis, propose une exégèse sociale du bâtiment
église, faisant de sa lecture du monument extérieur et intérieur un instrument de
cohésion sociale et ecclésiale. Ce texte qui connut un rapide succès présente aussi
l’Église comme un parcours initiatique, ponctué par la réception des sacrements,
dans l’attente de la vision béatifique.
Laurent Avezou (Notre-Dame de papier. La possibilité d’une Bible, p. 95–
108) se penche sur Notre-Dame revisitée par les écrivains, de François Villon à
Sylvain Tesson, en passant bien sûr par Victor Hugo, Huysmans, Péguy, Claudel
et par tant d’autres. Le corpus étudié est recueilli dans l’anthologie parue en 2020,
Notre-Dame des écrivains : raconter et rêver la cathédrale, du Moyen Âge à demain.
Les images diverses de Notre-Dame lisibles dans ce corpus sont distribuées dans
une structure ternaire : l’édifice y est décrit tantôt comme une cathédrale-martyr
ou témoin, tantôt comme une cathédrale-apôtre, tantôt comme une cathédrale-
objet, pouvant même laisser froids les promeneurs. Présente en filigrane, la Bible
inspire ces évocations littéraires de Notre-Dame, qu’elles soient croyantes ou non
croyantes.
Maud Pouradier (La vision philosophique de la cathédrale à l’épreuve du
feu, p. 109–121) dresse le constat surprenant que la destruction de l’œuvre
architecturale reste l’impensé de la philosophie de l’architecture, qui y voit es­
sentiellement un art de l’espace, sans limites temporelles, voire indestructible
« en intention ». L’incendie du 15 avril 2019, caractérisé par une « longue immi­
nence », et présenté comme une « expérience collective du sublime », permet ici
de faire la critique de l’idéalisme à l’œuvre dans la philosophie de l’art en général.
introDuction 11

L’incendie montre brutalement aux philosophes que la cathédrale comme œuvre


d’art architecturale n’est pas seulement une œuvre de pierre et que le bois de
Notre-Dame, même s’il est caché, « n’est pas un fondement ontique accidentel ».
Il leur permet aussi de prendre conscience de l’appartenance du vitrail à l’art archi­
tectural. Les philosophes cités sont Hegel, Schopenhauer, Roman Ingarden, Taine,
Schelling, Dewey, N. Goodman, Panofsky, Ludger Schwarte. Contre Ingarden, l’A.
rappelle qu’« aucun acte de conscience ne saurait remplacer, par un objet idéal ou
intentionnel, la cathédrale, si nous devions en faire le deuil ».

III. De la reconstruction à la restauration

Patrick Demouy (Les incendies des cathédrales au Moyen Âge, p. 125–140)


recense cinquante-quatre incendies pour vingt-quatre cathédrales, dont près de la
moitié sont la conséquence d’un acte de guerre. Le récit, traduit ici, de l’incendie
de la cathédrale de Cantorbéry en 1174, décrit comment le feu couva sous la
charpente avant d’éclater aux yeux de tous et comment l’on fit appel aux avis
des experts pour la reconstruction. Après un incendie, on fait au Moyen Âge
circuler les reliques, on appelle comme aujourd’hui aux dons, on distribue les
indulgences, telles des reçus fiscaux. La désinformation a aussi sa part, l’incendie
servant parfois de prétexte à la mise en œuvre d’un projet architectural. À la
douleur du brasier et de la destruction succède toujours la reconstruction ou la
restauration de la cathédrale, « figure d’éternité ».
Arnaud Montoux (Des voûtes de Cluny aux collines d’Assise : réparer l’église
pour restaurer l’Église, p. 141–156) livre une méditation sur le geste de réparation
d’une église abîmée ou ruinée, du chantier de Cluny III, abbatiale-monde, à
celui de la chapelle Saint-Damien d’Assise. Le récit de la conversion de François
d’Assise appelé par Dieu à réparer sa maison qui « tombe en ruine » (Légende
des trois compagnons), fait saisir à la racine à quel point le souci de la maison de
Dieu n’est jamais seulement un geste architectural, mais porte aussi la restauration
d’une espérance.
Jean-Michel Leniaud (Viollet-le-Duc et la restauration : théorie ; déontolo­
gie ; pratiques du projet et du chantier, p. 157–170) décrit les différentes étapes
de l’élaboration au xixe siècle d’une déontologie de la restauration monumentale,
qui fit tourner le dos aux innovations de la Révolution industrielle et promut
l’art de restaurer comme un métier à part entière exercé par des architectes et
par des entreprises spécialisés. Trois moments de cette histoire sont étudiés.
Premièrement, le Projet de restauration de Notre-Dame de Paris, rédigé par Lassus
et par Viollet-le-Duc en 1843, prône le strict respect de l’existant, à pondérer
avec le critère de l’utilité dans le cas d’un édifice ayant une destination cultuelle
comme Notre-Dame. Recommandant de ne pas modifier le système primitif de
construction pour en substituer un moderne, de refuser l’emploi de matériaux
industriels, de s’appuyer sur une recherche documentaire et de ne pas compléter
les parties détruites, il applique pour la première fois à un édifice médiéval la
démarche de restitution que Quatremère de Quincy avait définie à propos des
12 Dominique Poirel et Pascale Bermon

monuments antiques. L’Instruction pour la conservation, l’entretien et la restauration


des cathédrales de 1849, due à Prosper Mérimée et à Viollet-le-Duc, prône égale­
ment le respect de l’état « primitif », privilégiant la conservation sur l’usage,
même si ultérieurement fut reconnue l’importance prioritaire de l’usage, comme
assurant la vie et la survie de l’édifice. Les conceptions de Viollet-le Duc, enfin,
sont exposées à l’article « restauration » du Dictionnaire raisonné de l’architecture
française, notamment la planche fameuse représentant l’Idée de cathédrale, ainsi
que le dessin de Notre-Dame de Paris avec une façade surmontée de deux flèches,
dans le Septième Entretien des Entretiens sur l’architecture. L’A. remarque à propos
de la flèche de croisée que son dessin, publié au Septième entretien, diffère de
la construction inaugurée le 15 août 1859 mais aussi du projet proposé pour le
concours de 1843, signe qu’ « entre le Rapport de 1843 et la réalisation de 1859,
soit deux ans après la mort de Lassus, un principe nouveau, mais contradictoire
avec les affirmations antérieures, est apparu dans la théorie de la restauration : le
droit à créer », dont on peut dire que Viollet-le-Duc prit seul la décision, sans
aucun débat contradictoire. Ce n’est que deux ans après sa mort, qu’Anthyme
Saint-Paul dans Viollet-le-Duc : ses travaux d’art et son système archéologique (1881)
livra une critique systématique de ses conceptions.

IV. Restaurer la cathédrale aujourd’hui

Cécile Coulangeon (Restaurer aujourd’hui les églises médiévales : enjeux


et projets, p. 191–200) propose un état des lieux des chantiers de restaurations
et de leurs méthodes. Si la principale raison des interventions sur les monuments
reste liée à leur entretien, de nouvelles préoccupations sont apparues : usage
peu heureux du béton, mise en sécurité des édifices (électricité, incendie, atten­
tat), gestion des flux et des espaces d’accueil (qu’illustre l’extension greffée du
Musée national du Moyen Âge), mises en scène pour expliquer le monument
au public (abbaye de Cluny), mise en accessibilité (ascenseurs à Beauvais). La
nécessaire collaboration entre historiens, historiens de l’art, archéologues du bâti
et architectes est mise en œuvre dans la restauration récente de la cathédrale de
Chartres. Sont mentionnés aussi le traitement de données techniques toujours
plus nombreuses, les nouveaux outils de relevés et de mesures (relevé au scanner
de Notre-Dame d’Andrew Tallon). Il s’agit de nos jours non plus de revenir à
l’état primitif, mais de conserver les apports valables de toutes les époques, ce
qui implique de faire des choix (crypte de Vézelay). Le chantier de Notre-Dame
s’insère en outre dans une série visant à restituer les parties perdues d’un édifice,
comme à l’abbaye de Cluny (restitution numérique) ou pour la tour nord de la
façade occidentale de Saint-Denis (reconstruction à l’identique).
Marie-Hélène Didier (Un mal pour un bien, p. 173–190) témoigne de l’in­
cendie du 15 avril 2019 qu’elle a vécu en tant que conservateur des monuments
historiques alors en charge de la cathédrale depuis 2011. Après avoir dressé
précisément l’état des destructions, décrit les opérations de sauvetage, de sécurisa­
tion et de tri des vestiges, elle témoigne de la réflexion qui s’est engagée autour
introDuction 13

du projet de restauration et a abouti à l’annonce que la toiture, la flèche et la


charpente seront refaites à l’identique avec l’utilisation des même matériaux,
plomb et chêne. Outre l’architecture, la restauration concernera aussi les réseaux
et les œuvres (sculptures, tableaux, grand orgue), pour permettre une réouverture
le 16 avril 2024. L’A. souligne les progrès accomplis à l’occasion de ce sinistre dans
la connaissance de la cathédrale.
Gilles Drouin (Cathédrale Notre-Dame de Paris, enjeux théologiques d’une
restauration, p. 201–218) expose pour finir le projet diocésain pour Notre-Dame,
élaboré par l’Atelier Notre-Dame à la demande de l’évêque de Paris. Il souligne la
précieuse particularité de l’édifice, qui a conservé au fil des siècles sa destination
liturgique d’origine, si bien que le projet s’articule aujourd’hui comme hier sur
deux axes : célébrer et accueillir le flux de visiteurs, sans toutefois distinguer entre
fidèles et touristes. Les références historiques du projet sont plus antiques que mé­
diévales, plus contemporaines que modernes. Antiques, car le projet s’appuie sur
la liturgie et le rôle de l’évêque dans la basilique antique, sur la structure basilicale
de la cathédrale, sur la remise à l’honneur de l’initiation baptismale des premiers
siècles, sur la disposition respective de l’ambon et de l’autel dans la basilique
Saint-Césaire à Arles, sur les parcours iconographiques de Sainte-Marie-Majeure.
Contemporaines, car il se réfère au Concile Vatican II, propose l’installation d’un
baptistère fixe dans la partie occidentale de la nef, envisage la possibilité d’une
disposition en vis-à-vis des assises dans la partie orientale de cette même nef,
ouvre les chapelles latérales à l’art contemporain. Le projet vise à déployer tant
une théologie de l’eucharistie qu’une « pédagogie de l’initiation » permettant aux
visiteurs d’être informés par une évocation claire du mystère célébré.

Pascale Bermon
Partie I

Construire et animer la cathédrale


au Moyen Âge
dany sandron 

Notre-Dame, une histoire architecturale

Conçue au début des années 1160, la cathédrale gothique est restée en chan­
tier de manière quasi ininterrompue jusque dans la seconde moitié du xive siècle,
au gré de multiples transformations, sans jamais perdre sa cohérence architectu­
rale (fig. 1)1.

Figure 1.  Notre-Dame, flanc sud (Andrew Tallon)

Chronologie du gros-œuvre (vers 1160-1245)

La construction de la cathédrale est jalonnée d’un certain nombre de repères


datés fournis par des sources écrites que l’analyse architecturale du monument
permet de préciser (fig. 2). La pose de la première pierre par le pape Alexandre III

1 Pour une analyse plus détaillée de l’histoire de la cathédrale au Moyen Âge je me permets de
renvoyer à la récente publication : Dany Sandron, Notre-Dame de Paris. Histoire et archéologie
d’une cathédrale (xiie-xive siècle), Paris : CNRS Éditions, 2021.

Dany Sandron • Sorbonne Université, Centre André Chastel

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 17-32.
DOI 10.1484/M.STMH-EB.5.129292
18 Dany sanDron

aurait eu lieu entre le 24 mars et le 25 avril 1163. La cérémonie dut se dérouler


dans le périmètre du chœur actuel dont Robert de Torigny, abbé du Mont-Saint-
Michel précise en 1177 qu’il était alors achevé sauf le couvrement (excepto majori
tectorio)2. C’était chose faite cinq ans plus tard lors de la consécration par le légat
Henri, cardinal-évêque d’Albano, du maître-autel à l’aplomb de la clef de voûte de
l’abside3.
En 1196, le legs de 100 livres par l’évêque Maurice de Sully pour la couver­
ture en plomb devait concerner le transept ou l’extrémité orientale de la nef.
La destruction de maisons en 1208 en raison de l’avancement du chantier se
rapporte sans doute à la mise en chantier de la façade occidentale4. Ses tours ne
furent achevées que vers 1245, date du don de cloches par l’évêque Guillaume
d’Auvergne.
Le chantier du gros-œuvre s’étend ainsi sur environ 80 années, ce qui n’est
pas unique, mais il faut souligner l’ampleur du projet, plus monumental que tout
édifice précédent, comme en avait bien conscience Robert de Torigny, déjà cité,
qui mentionnait qu’une fois terminée la cathédrale dépasserait en taille tout ce
qui avait pu être élevé auparavant au nord des Alpes5. En outre, le projet initial
fut mené jusqu’à son terme, alors qu’ailleurs on rencontre plus fréquemment des
façades asymétriques, témoignage de chantiers restés définitivement inachevés
comme les frontispices des cathédrales de Soissons, Sens, Troyes, Meaux ou
Auxerre, ou terminées très tardivement comme l’illustrent les façades des cathé­
drales de Reims et d’Amiens, pour s’en tenir à des édifices du nord de la France.

Le projet initial

Le projet initial comportait un plan à cinq vaisseaux, le vaisseau principal


étant bordé sur toute sa longueur de doubles bas-côtés qui se prolongent en un
double déambulatoire autour de l’abside en hémicycle. Cette formule développe
à grande échelle le parti adopté à Saint-Denis du temps de l’abbé Suger, mais
elle reproduit également les éléments d'une église qui laissa place à la cathédrale
gothique et dont on a retrouvé des vestiges en avant de la façade occidentale sous
le parvis6. Par-delà cette référence à l’architecture du haut Moyen Âge, on peut

2 Chronique de Robert de Torigni, abbé du Mont Saint-Michel, suivie de divers opuscules historiques de
cet auteur et de plusieurs religieux de la même abbaye, éd. Léopold Delisle, Rouen : Brument et
Métérie, 1873, t. 2, p. 68.
3 Victor Mortet, Maurice de Sully évêque de Paris (1160-1196). Étude sur l’administration épisco­
pale pendant la seconde moitié du xiie siècle, Paris – Nogent-le-Rotrou : Daupeley-Gouverneur,
1890, p. 101, n. 3.
4 Ibid., p. 104, n. 1.
5 Chronique de Robert de Torigni, t. 2, p. 68.
6 Josiane Barbier, Didier Busson, Véronique Soulay, « Avant la cathédrale gothique », dans
Notre-Dame de Paris, éd. cardinal André Vingt-Trois, Patrick Jacquin, Jean-Pierre Cartier,
notre-Dame, une histoire architecturale 19

Figure 2. Notre-Dame, plan (Plemo 3D Grégory Chaumet)


20 Dany sanDron

Figure 3. Chapiteau de la colonne à l’angle sud-est de la quatrième travée du bas-côté


extérieur nord du chœur (relevé photogrammétrique, Plemo3D Grégory Chaumet)

y voir aussi une citation des grandes basiliques paléochrétiennes, celles de Rome
en particulier, dont la cathédrale gothique reprend bien des caractéristiques en de­
hors du plan à cinq vaisseaux, avec l’usage quasi généralisé des colonnes comme
supports, la prégnance du décor antiquisant et même, dans le chœur, de certaines
techniques qu’on pensait abandonnées à l’époque de sa construction, comme le
rattachement de l’astragale au sommet du fût de la colonne et non à la base du
chapiteau, comme nous avons pu l’observer récemment sur deux colonnes net­
toyées dans la quatrième travée du collatéral extérieur nord du chœur (fig. 3)7.
Il revient à la cathédrale de Bourges, commencée une trentaine d’années après
Notre-Dame, de pousser davantage encore les références paléochrétiennes avec
l’étagement pyramidal des cinq vaisseaux, à l’image de la cathédrale Saint-Jean
de Latran, sur la façade de laquelle figurait depuis au moins la fin du xiie siècle
l’inscription élogieuse : omnium urbis et orbis ecclesiarum mater et caput8.

Gérard Pelletier, Dany Sandron, Strasbourg – Paris : La Nuée Bleue – Place des Victoires,
2012 (La grâce d’une cathédrale), p. 17-28.
7 Sandron, Notre-Dame de Paris, p. 82 et 92.
8 C’est-à-dire : « Mère et tête des Églises de la Ville et du monde ». Voir Dany Sandron, « An­
cien et moderne. Considérations sur les sources architecturales de la cathédrale de Bourges »,
dans Cathédrale de Bourges, éd. Irène Jourd’heuil, Sylvie Marchant, Marie-Hélène Priet,
Tours : Presses Universitaires François-Rabelais, 2017, p. 203-223.
notre-Dame, une histoire architecturale 21

Figure 4. Coupe longitudinale, état vers 1220 (Plemo3D Grégory Chaumet)

Bien évidemment, Notre-Dame comme toutes les cathédrales gothiques se


distingue de ces sources anciennes par une structure entièrement voûtée d’ogives,
dont l’équilibre est assuré par un savant système de contrebutement inconnu au­
paravant.
L’élévation du vaisseau principal comptait initialement quatre niveaux :
grandes arcades, tribunes, oculi et fenêtres hautes (fig. 4). Ce nombre de niveaux
est caractéristique des édifices les plus ambitieux de la deuxième génération de
la phase du Premier art gothique, qui s’étend des années 1130 à la dernière
décennie du xiie siècle, où l’on retrouve la plupart des grandes églises commen­
cées entre 1140 et 1170 environ, les chœurs des cathédrales de Noyon, Laon,
Arras, de l’abbatiale Saint-Remi de Reims, ou les transepts des cathédrales de
Tournai, Cambrai et Soissons. Si tous ces édifices partagent avec Notre-Dame un
traitement comparable des grandes arcades, des tribunes et des fenêtres hautes, en
revanche la cathédrale de Paris se distingue par le traitement du troisième niveau,
qui prenait la forme d’ouvertures circulaires – des oculi – ornés de grandes croix
de pierre dans le chœur et de motifs polylobés dans la nef, comme l’a découvert
Viollet-le-Duc lors de la grande restauration du xixe siècle, nonobstant quelques
erreurs dans la restitution qu’il en a faite dans le transept et les travées du chœur et
de la nef contiguës à la croisée, comme l’a montré Chantal Hardy9.
Le motif de la croix, répété dans le chœur, renvoie directement à la présence
dans le trésor de la cathédrale d’un fragment de la Croix de la Passion, donné

9 Eugène-Emmanuel Viollet-Le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au


xvie siècle, t. 8, Paris : Morel, 1875, p. 39-42 ; Chantal Hardy, « Les roses dans l’élévation de
Notre-Dame de Paris », dans Bulletin Monumental, t. 149, 1991, p. 153-199.
22 Dany sanDron

en 1108 par le chanoine Anseau, auparavant chanoine du Saint-Sépulcre10. Le dé­


veloppement du vaisseau du transept, non pas en longueur mais en profondeur,
comme l’indique le plan oblong de la croisée, répond au même souci de rendre
l’architecture parlante, en renvoyant à la précieuse relique. La présence de nom­
breuses croix sur les clefs de voûtes dans le chœur et le transept notamment nous
mettent encore en présence d’une architecture parlante.
Le gigantisme de l’édifice, particulièrement sensible dans les 31 mètres de
hauteur sous voûte dans le chœur, et les 33 mètres dans la nef (fig. 5), marque
une étape décisive dans la course à la hauteur qui caractérise le premier siècle de
l’architecture gothique. Avant Notre-Dame, les édifices gothiques n’excèdent pas
25 mètres de hauteur, telles les cathédrales de Sens, Noyon, Laon, ou Saint-Remi
de Reims. L’élancement de la cathédrale parisienne inspire la métamorphose de la
collégiale de Mantes, dont le vaisseau central est modifié en cours de construction
pour s’élever à 30 mètres11. Ce n’est qu’à partir de l’extrême fin du xiie siècle que
s’ouvrent des chantiers plus ambitieux encore, avec en 1195 les cathédrales de
Chartres et de Bourges, en 1209 celle de Reims, en 1220 celle d’Amiens et enfin en
1225 celle de Beauvais, avec des hauteurs sous voûte culminant respectivement à
36, 37, 38, 42 et 48 mètres.
Cet élancement est d’autant plus exceptionnel à Paris que les murs sont parti­
culièrement minces, pouvant se réduire à seulement 80 centimètres d’épaisseur,
d’où le recours indispensable à la technique des arcs-boutants. Ce système de
contrebutement n’est alors pas nouveau, puisqu’on en trouve des précédents à

consacré en 116313 ; mais là encore le chantier de la cathédrale parisienne déve­


Sens12 et, non loin de Notre-Dame, dans le chœur de Saint-Germain-des-Prés,

loppe cette technique de manière spectaculaire, avec des arcs de 15 mètres de


portée, un record insurpassé. Cette finesse de l’architecture est une qualité propre
à Notre-Dame, qui la cultivera encore longtemps, à la différence des églises
colossales de Chartres ou de Reims.
La façade de Notre-Dame (fig. 6) se distingue par sa structure massive de
la minceur du reste de l’édifice avec deux puissantes tours qui s’élèvent jusqu’à
69 mètres de hauteur. Leur calibre impressionne du fait que leur emprise au
sol correspond à quatre travées de bas-côtés, ce qui une fois de plus marque
une étape décisive dans le gigantisme. On peut alors s’étonner de l’absence de
flèches en pierre. Les arceaux implantés obliquement dans les angles au sommet

10 Geneviève Bresc-Bautier, « L’envoi de la relique de la vraie croix à Notre-Dame de Paris en


1120 », dans Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 129, 1971, p. 387-397.
11 Jean Bony, « La collégiale de Mantes », dans Congrès archéologique de France, 104e session,
1946 : Paris-Mantes, Paris : Société française d’archéologie, 1947, p. 163-220 ; Dieter Kimpel,
Robert Suckale, L’architecture gothique en France, 1130-1270, Paris : Flammarion, 1990.
12 Jacques Henriet, « La cathédrale Saint-Étienne de Sens : le parti du premier maître et les
campagnes du xiie siècle », dans Bulletin monumental, t. 140, 1982, p. 81-174.
13 Philippe Plagnieux, « L’abbatiale de Saint-Germain des Prés : les débuts de l’architecture
gothique », dans Bulletin monumental, t. 158, 2000, p. 1-86.
notre-Dame, une histoire architecturale 23

Figure 5. Vaisseau central (Centre André Chastel, Christian Lemzaouda)


24 Dany sanDron

Figure 6. Façade occidentale (Centre André Chastel, Christian Lemzaouda)

du dernier niveau des tours carrés, étaient en effet destinés à amortir la charge de
flèches octogonales, comme la flèche du clocher nord de Saint-Denis, démolie au
xixe siècle, en offrait un exemple dans les années 1220. L’aisance financière du
chantier de Notre-Dame rend peu probable que ce renoncement ait pour cause
une mesure d’économie. Il résulte plus vraisemblablement du souci de ne pas
notre-Dame, une histoire architecturale 25

risquer de charger excessivement la façade, dont le premier niveau avait déjà bas­
culé au moment de sa construction, comme l’a montré Andrew Tallon14.
Au demeurant, de nouveaux impératifs ont entraîné d’importants change­
ments, avant même l’achèvement des tours. Ces modifications constituent une
autre caractéristique de la cathédrale, constamment modifiée jusque dans la
seconde moitié du xive siècle sans que soit contrariée l’unité d’ensemble du
monument.

Les transformations du xiii e siècle

Aux alentours de 1220 les parties hautes du vaisseau principal et du transept


subirent de profonds remaniements (fig. 7). Le plus évident concerne l’agrandis­
sement des fenêtres hautes, dont la hauteur fut doublée par l’abaissement de leur
appui jusqu’au sommet des tribunes, ce qui entraîna la suppression des oculi. Les
combles en appentis qu’ils ajouraient furent remplacés par des toitures à double
pente15. Les nouvelles baies furent subdivisées par des meneaux de pierre en deux
lancettes sous un oculus, suivant une technique et un dessin généralisé quelques
années plus tôt sur le chantier de la cathédrale de Reims, ouvert en 1209.
Parallèlement le mur du haut vaisseau fut surhaussé, comme en témoigne
une nouvelle corniche à motifs de crochets, qui se superposa à la corniche
primitive à billettes (fig. 8). Ce surhaussement permit l’établissement, à la base
du grand comble, d’une coursière extérieure qui facilitait l’examen de la toiture,
mais surtout permettait de recueillir les eaux de pluie ruisselant du toit afin de les
canaliser vers des conduits d’écoulement à l’aplomb des têtes des arcs-boutants,
qui furent aussi repris : leur extrados recreusé en canal et terminé par des gar­
gouilles saillantes – jusqu’alors inexistantes – permettait d’évacuer les eaux de
pluie suffisamment loin vers l’extérieur, pour limiter le risque d’infiltration au pied
de l’édifice.
Les premières chapelles latérales établies entre les culées des contreforts re­
montent aux années 122016. Ce mouvement édilitaire, destiné à répondre à la mul­
tiplication des fondations de chapellenies, qui requéraient un nombre important
d’autels qu’on ne pouvait sans risques ni désordre établir au milieu des espaces
fréquentés, se poursuivit jusqu’au début du xive siècle, où la nef, puis la partie
droite du chœur et enfin le chevet furent bordés par une ceinture continue de
chapelles. La cathédrale se trouva ainsi dilatée sur ses flancs. Peu de monuments
ont connu pareille systématisation, Notre-Dame sur ce point également peut avoir
servi de modèle à des édifices qui reprirent ce parti de généralisation des chapelles

14 Dany Sandron, Andrew Tallon, Notre-Dame de Paris, neuf siècles d’histoire, Paris : Pari­
gramme, 2013 (rééd. 2019).
15 Ibid.
16 Grégoire Eldin, Les chapellenies à Notre-Dame de Paris (xiie-xvie siècle). Recherches historiques et
archéologiques, thèse de l’École des chartes, Paris, 1994, 3 vol.
26 Dany sanDron

Figure 7. Coupe longitudinale, état en 1845 (Lecomte, 1845)

Figure 8. Sommet du mur goutterot du chœur (Dany Sandron)

latérales, comme Notre-Dame de Laon ou les nefs des cathédrales d’Amiens et de


Rouen.
Au milieu de son déroulement, la succession des chapelles latérales s’inter­
rompt de part et d’autre des façades-pignons du transept (fig. 9). Les frontis­
pices d’origine, construits à la fin du xiie siècle, s’élevaient légèrement en retrait
notre-Dame, une histoire architecturale 27

Figure 9. Façade du bras sud du transept (Mapping Gothic France, Andrew Tallon)
28 Dany sanDron

de l’alignement extérieur des nouvelles chapelles. L’adjonction d’une travée bar­


longue à l’extrémité de chaque bras permit d’augmenter la longueur du transept et
d’élever, quasiment à l’alignement des chapelles, de nouvelles façades17. L’inscrip­
tion gravée dans la pierre au bas de la façade du bras sud fournit à la fois un repère
chronologique précis et le nom du concepteur de l’ouvrage :
Anno Domini MCCLVII mense februario idus secundo hoc fuit inceptum Christi
Genitricis honore Kallensi lathomo vivente Johanne magistro.
L’an du Seigneur 1257 (ancien style), le 12 février, ceci fut commencé en
l’honneur de la Mère du Christ par maître Jean de Chelles, de son vivant
maçon.
Les travaux récents de Stephan Albrecht sur les deux portails du transept18, en
montrant qu’ils se référaient à un seul et même projet, du fait que leur montage en
assises superposées est identique, permettent d’écarter la chronologie longtemps
défendue, qui voulait que la façade nord, plus sobre, ait précédé celle du bras
sud. Les deux frontispices peuvent donc désormais être datés à partir de 1258.
La décision de construire ces nouvelles façades ne semble pas répondre à un
besoin pratique de gain de place, en allongeant les bras du transept, car ce gain est
minime, rapporté à la superficie globale de la cathédrale. Une simple mise au goût
du jour ne paraît pas non plus satisfaisante. Il faut replacer cette métamorphose
du transept dans le contexte religieux et monumental parisien du milieu du xiiie
siècle avec la consécration en 1248 de la Sainte-Chapelle du palais royal de la
Cité, abritant les reliques de la Passion du Christ acquises en 1239 et 1241 par
Saint Louis. Les reliques de la cathédrale ne pouvaient bien entendu pas rivaliser
avec elles, mais chanoines et évêque ont pu souhaiter magnifier les façades du
transept qui souligne le dessin cruciforme du plan de l’église, une allusion réitérée
à la présence d’une relique de la croix dans la cathédrale depuis le début du xiie
siècle. La flèche, élevée vraisemblablement dans le dernier tiers du xiiie siècle à
la croisée du transept, devait renvoyer au modèle fourni par la Sainte-Chapelle.
Les reconstructions successives de la flèche de la Sainte-Chapelle, depuis le xive
jusqu’au xixe siècle, et la démolition de la flèche médiévale de Notre-Dame, à
la fin du xviiie siècle, limitent les comparaisons, mais on ne peut exclure que
la cathédrale ait avec cet élément d’architecture enchéri en dimensions sur la
flèche de la Sainte-Chapelle voisine, qui menaçait visuellement la préséance de la
cathédrale dans le paysage parisien.
Par ailleurs, la flèche de la cathédrale fournissait aussi un écho à celle, minia­
turisée, qui coiffait la châsse de saint Marcel, refaite dans les années 1260, et
qui prit place sous un baldaquin en hauteur derrière le maître-autel. Comme

17 Dieter Kimpel, Die Querhausarme von Notre-Dame zu Paris und ihre Skulpturen, Bonn : Rhei­
nische Friedrich-Wilhelms-Universität, 1971.
18 Stephan Albrecht, Stefan Breitling, Rainer Drewello (dir.), Les portails du transept de la
cathédrale Notre-Dame de Paris. Architecture, Sculpture, Polychromie, Petersberg : Imhof, 2022.
notre-Dame, une histoire architecturale 29

dans la Sainte-Chapelle voisine, l’architecture du transept, métamorphosée par


de nouvelles façades et sa flèche, formait un écho monumental à l’écrin que le
reliquaire offrait aux reliques exposées dans le sanctuaire. Le traitement précieux
du décor de l’architecture des portails renvoie d’ailleurs directement à ce qu’on
connaît de la châsse d’orfèvrerie de saint Marcel19.
De très profondes transformations ne sont pas rares sur des chantiers de cathé­
drales, dont le cours peut être fortement infléchi, ainsi à Laon où l’allongement

chœur des chanoines au-delà de la croisée20 ; mais à Notre-Dame de Paris, quels


du chœur peut obéir à des raisons liturgiques, étant donné le déplacement du

que soient les motifs, liturgiques, esthétiques ou pratiques, elles ont été menées
systématiquement, touchant toutes les parties de l’édifice. Il n’y a guère que
la cathédrale de Rouen qui présente une histoire aussi riche en remaniements,
encore est-elle plus distendue. Le contexte parisien si particulier, avec l’accueil des
reliques de la Passion à quelques centaines de mètres de la cathédrale, suscita une
émulation spectaculaire qui métamorphosa Notre-Dame.

Une focalisation sur le chœur au xiv e siècle.

Le chantier de Notre-Dame ne s’interrompit pas avec l’achèvement de la


couronne des chapelles latérales autour du chevet, ni avec la construction de la
flèche. Des travaux de restauration intervinrent dans les premières travées des
bas-côtés du chœur, dont on reprit les supports intermédiaires des collatéraux,
tout en renforçant les arcades qui en marquent l’entrée, au bas du mur oriental du
transept21. Ces travaux enrayèrent efficacement des mouvements de maçonnerie,
dont on ne saurait exclure que la nouvelle flèche ait été la cause.
Les travaux menés au xive siècle se sont d’ailleurs concentrés dans le chœur,
dont l’aspect, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, tendit à se différencier plus nette­
ment de la nef par un traitement plus raffiné et un décor plus abondant. Les
chapelles latérales en offrent précocement l’illustration, puisque celles du chœur
sont séparées par des contreforts dont les culées sont traitées en niches qui
abritaient des statues. Les remplages des baies sont plus complexes que ceux de la
nef.

19 Dany Sandron, « Une savante mise en scène des reliques : l’architecture et le décor monu­
mental de Notre-Dame de Paris dans la seconde moitié du 13e siècle », dans Cathédrales et
pèlerinages aux époques médiévale et modernes. Actes du colloque international de Paris X-Nanterre
(2008), éd. Catherine Vincent, Jacques Picke, Louvain-la-Neuve : Université catholique de
Louvain, 2010 (Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, 92), p. 89-103.
20 Éric Fernie, « La fonction liturgique des piliers cantonnés dans la nef de la cathédrale de
Laon », dans Bulletin monumental, t. 145, 1987, p. 257-266.
21 Michaël Davis, « Splendor and Peril : The Cathedral of Paris, 1290-1350 », dans The Art
Bulletin, t. 80, no 1, mars 1998, p. 34-66.
30 Dany sanDron

Figure 10. Marot, Te Deum de 1660 (BnF)

À l’intérieur, le chœur liturgique et le sanctuaire, qui occupent le vaisseau cen­


tral au-delà du transept, furent profondément transformés. Si l’on conserva le jubé
élevé vers 1230 pour isoler le chœur des chanoines de la croisée du transept et de
la nef22, la clôture du chœur liturgique fut entièrement rebâtie entre 1290 et 1330
environ, avec une cloison pleine sur les quatre travées de la partie droite et une
clôture en partie ajourée dans la partie tournante, afin de permettre aux fidèles
ayant accès au déambulatoire de voir les reliquaires exposés à l’extrémité de l’ab­
side (fig. 10)23. Un nouveau retable en argent doré fut commandé à l’orfèvre Jean
de Montpellier dans les années 133024. Vers la même époque, la vitrerie du haut

22 Pierre-Yves Le Pogam, « Die Lettner der ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts in Frankreich »,
dans Der Naumburger Meister. Bildhauer und Architekt in Europa der Kathedralen, Petersberg :
Imhof, 2011, t. 2, p. 1212-1220.
23 Dorothy Gillerman, « The Clôture of the Cathedral of Notre-Dame : Problems of Recons­
truction », dans Gesta, t. 14/1, 1975, p. 41-61. ; Françoise Baron, « La partie orientale détruite
du tour du chœur de Notre-Dame de Paris », dans Revue de l’Art, t. 128/2, 2000, p. 11-29.
24 Dany Sandron, « L’autre métamorphose de Notre-Dame de Paris : la réfection du décor d’or­
fèvrerie du sanctuaire (vers 1260-1340) », dans Setkavani. Studie o stredovekem umeni venovane
Klare Benesovske (Mélanges en l’honneur de Klara Benesovska), éd. Jan Chlibec, Zoë Opacic,
Praha : Artefactum, 2015, p. 378-386.
notre-Dame, une histoire architecturale 31

chœur fut refaite en utilisant largement un verre blanc orné de grisaille. Il en alla
de même pour les baies des tribunes du chevet. Ces modifications de la vitrerie
sont loin d’être mineures, elles entraînent un changement très net de l’éclairage
dans la cathédrale, avec la mise en valeur du sanctuaire par une lumière accrue.
Cette priorité accordée à la partie la plus sacrée de la cathédrale s’observe
également dans les ultimes modifications extérieures, apportées dans les années
1360-1370 sous la direction de Raymond du Temple, maître d’œuvre de la cathé­
drale. Ce que les comptes de la fabrique de l’époque qualifient d’opus magnum
(grand œuvre)25 consista à remplacer les toitures en tuiles sur charpentes des
chapelles, bas-côtés et tribunes du chevet par des terrasses formées de grandes
dalles de pierre. C’est donc à cette époque, relativement tardive, que le chœur de
la cathédrale prit cet aspect qui nous est familier, avec ce traitement en gradins des
volumes du chevet (fig. 11). L’architecte Raymond du Temple en reprit la solution
pour la chapelle Saint-Christophe de l’hôtel-Dieu, qu’il reconstruisit en 1384, ou
encore pour l’oratoire de la Sainte-Chapelle ou ceux de la Sainte-Chapelle de
Vincennes, mais on peut s’interroger sur l’origine de ce parti, moins fréquent dans
les régions septentrionales du royaume que dans le midi, où des édifices comme
la cathédrale de Narbonne, dont le chœur était achevé en 1332, systématise ces
couvertures en terrasse sur les chapelles et les bas-côtés. Les contacts multipliés
du clergé parisien avec le midi, à la faveur de l’établissement de la Papauté en Avi­
gnon, ont pu favoriser ces choix, sans exclure une culture élargie des architectes et
hommes de l’art à l’œuvre.
Après la fin du xive siècle, Notre-Dame subit peu de modifications, ce qui
n’exclut pas de multiples restaurations, certaines d’importance au début du xvie
siècle26 ou vers 1720, où l’architecte Boffrand restaura notamment la grande rose
du bras sud du transept27. Le mobilier subit quant à lui de constantes mises au
goût du jour, avant même l’installation du Vœu de Louis XIII et la réfection du
chœur liturgique et du sanctuaire, sous la direction de Robert de Cotte28. La
disparition de la plus grande partie de la vitrerie médiévale au xviiie siècle, à
l’exception notable des trois roses, modifia considérablement l’aspect intérieur de
la cathédrale29.

25 Archives nationales, LL 270, fo 10v et 12r, voir Sandron, Notre-Dame de Paris, p. 44-45.
26 Étienne Hamon, « Un dessin technique pour la réparation de la voûte de la croisée au début du
xvie siècle », dans Notre-Dame de Paris, éd. Vingt-Trois et al., p. 45.
27 Alexandre Gady, « La cathédrale du roi », dans Notre-Dame de Paris, éd. Vingt-Trois et al.,
p. 117-133.
28 Ibid. ; voir aussi Mathieu Lours, L’autre temps des cathédrales. Du Concile de Trente à la Révolu­
tion Française, Paris : Picard, 2010, p. 153-163.
29 Françoise Gatouillat, « Les vitraux anciens », dans Notre-Dame de Paris, éd. Vingt-Trois
et al., p. 61-65.
32 Dany sanDron

Figure 11. Chevet (Andrew Tallon)

L’œuvre de restauration de Lassus et Viollet-le-Duc visait dans une certaine


mesure à retrouver la cathédrale médiévale. Les recherches et travaux actuels ap­
porteront à n’en pas douter de nouveaux éléments pour apprécier l’architecture de
la cathédrale médiévale.
andrea pistoia 

In coelis vivis ex lapidibus


L’Église au xiie siècle, entre la terre et le ciel*

11631. C’est au cours du carême, cette année-là, que le pape Alexandre III
(1159-1181), fuyant Rome sous la pression de l’empereur Frédéric Barberousse,
posa la première pierre de la nouvelle cathédrale de Paris dédiée à la Vierge
Marie2. À quelques mètres du chantier, sur l’autre rive de la Seine, l’abbaye royale
de Saint-Victor – à laquelle le quartier doit son nom – connaît une période très
florissante. De toute part, ne cessent d’affluer des savants et des moines, maîtres
comme élèves.
Au cours des mêmes années, un manuel de liturgie destiné à connaître un
vif succès voit le jour : c’est le Speculum Ecclesiae3. Il s’agit d’un traité concis et
essentiel, une sorte de manuel de premier cycle, qui concentre en soi toute la
connaissance et la réflexion allégorique sur la liturgie et les Écritures élaborée au
cours des décennies, et même des siècles précédents.
La genèse et l’élaboration du Speculum Ecclesiae se placent chronologiquement
dans le troisième quart du xiie siècle, très probablement après 1141, année de la

* Je tiens à remercier chaleureusement la Bibliothèque de l’École Française de Rome qui, dans les
moments difficiles liés à la pandémie, m’a permis d’améliorer et d’achever la rédaction de cette
contribution.
1 Encyclopédie théologique, t. 51, col. 669, Paris : Jacques-Paul Migne, 1854.
2 Dans la seconde moitié du xiie siècle, la monarchie capétienne de Louis VII accorde l’asile
au pape Alexandre III contre Frédéric Barberousse, qui soutenait l’antipape Victor IV. Pendant
ce séjour, le souverain pontife consacre aussi la nouvelle église abbatiale de Saint-Germain-des-
Prés en 1163. Pour une analyse plus détaillée, voir Marcel Pacaut, Louis VII et Alexandre III
(1159-1180), dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 132, 1953, p. 5-45, ainsi qu’Aryeh
Graboïs, Les séjours des papes en France au xiie siècle et leurs rapports avec le développement de la
fiscalité pontificale, dans Revue d’histoire de l’Église de France, t. 146, 1963, p. 5-18.
3 Andrea Pistoia, La Liturgie, miroir d’une identité. Édition critique et étude historique et doctrinale
du « Speculum Ecclesiae » du pseudo-Hugues de Saint-Victor, thèse de doctorat préparée à l’École
Pratique des Hautes Études (EPHE-PSL) et à l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes
(IRHT-CNRS) sous la direction de Dominique Poirel, qui sera déposée en 2022/2023.

Andrea Pistoia • EPHE-PSL / IRHT-CNRS

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 33-46.
10.1484/M.STMH-EB.5.129293
34 anDrea Pistoia

mort de Hugues de Saint-Victor, et plus précisément vers 1160-11704. En effet, on


soutient volontiers l’hypothèse que le Speculum Ecclesiae a été écrit au cours d’une
période jalonnée par deux ouvrages fondateurs : les Sentences de Pierre Lombard5
et la Summa de ecclesiasticis officiis de Iohannes Beleth6. Le souhait de l’évêque
Maurice de Sully de construire une nouvelle cathédrale pour son diocèse de Paris
et le commencement des travaux seraient donc pratiquement contemporains de
l’écriture, voir à la première diffusion du Speculum Ecclesiae.
À travers le prisme de cet ouvrage, nous voudrions aider à appréhender l’ima­
ginaire d’un homme médiéval, d’un homme du xiie siècle, vraisemblablement
un membre du clergé et connaisseur profond des éléments qui concernent les
ecclesiastica officia, le déroulement des rites et ses interprétations intimes. Dans
cette perspective nous essaierons de faire ressortir ce que l’Église représente pour
l’auteur du Speculum Ecclesiae et de quelle manière et avec quels arguments il en
décrit les éléments constitutifs et les détails. À travers cette étude s’esquisse ainsi

dans sa dimension concrète et symbolique, comme « antichambre du paradis7 ».


une nouvelle approche de l’église au Moyen Âge, conçue alors essentiellement,

Le Speculum Ecclesiae : un aperçu sur l’Église au Moyen


Âge

Le xiie siècle fut à certains égards une période très féconde pour les savants
– évêques, moines, chanoines – qui s’occupaient de mettre en ordre les connais­
sances : d’Odon de Cambrai à Hugues de Saint-Victor, tous selon leurs intérêts, se
mettent à écrire des traités aux titres et enjeux similaires8. Au sein de cet ensemble

4 L’hypothèse de datation du Speculum Ecclesiae proposée par Damien Van den Eynde il y
a soixante-dix ans reste encore valide, même si l’absence de certains ouvrages cités ne peut
pas être un indice certain d’antériorité. « Si on peut y surprendre un écho des Sentences de
Pierre Lombard, on n’y trouve pas la moindre trace des ouvrages liturgiques ni de Sicard de
Crémone (fin du xiie siècle), ni de Robertus Paululus (peu avant 1184), ni même de Jean
Beleth. Tout cela invite à situer le Speculum Ecclesiae entre les Sentences du Lombard et le
Rationale de Beleth », Damien Van den Eynde, « Deux sources de la Somme théologique de
Simon de Tournai », dans Antonianum, t. 24 1949, p. 41.
5 Composées autour du 1155-1158. Pour la vie et les œuvres de Pierre Lombard, voir « Prolego­
mena », dans Petrus Lombardus, Sententiae in IV libris distinctae, t. 1, Grottaferrata, Romae :
Collegium S. Bonaventurae ad Claras Aquas, 1971 ; ou encore Philippe Delhaye, Pierre
Lombard : sa vie, ses œuvres, sa morale, Montréal – Paris : Institut d’Études Médiévales – Vrin,
1961 (Conférences Albert le Grand).
6 Iohannes Beleth, Summa de ecclesiasticis officiis, Turnhout : Brepols, 1976 (CCCM 41),
p. 29*-36*.
7 « Antichambre du paradis » est le titre que Jacques Le Goff a donné à son article paru dans la
revue L’Histoire, t. 278, juillet-août 2003, p. 30-32.
8 Pour une description détaillée de ce genre de textes, voir Alain Rawel, Expositio missae. Essai
sur le commentaire du canon de la Messe dans la tradition monastique et scolastique, Thèse de
doctorat, Université de Bourgogne, Dijon, 2002, p. 61-117.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 35

considérable de textes qui composent la littérature qu’avec un terme moderne


nous appelons liturgique, le Speculum Ecclesiae occupe une place de choix9. Sa
diffusion remarquable rend compte de son succès immédiat et de sa fortune dans
le panorama des écrits du Moyen Âge central en latin. Il est devenu un jalon,
même indirectement10, parmi les compilations concernant les pratiques rituelles,
jusqu’au début de l’époque moderne11.
Du Speculum Ecclesiae nous ne connaissons pas l’auteur. Il a été associé au
fil du temps à la figure d’Hugues de Saint-Victor, à qui le texte est sans doute
redevable à bien des égards. Cette dépendance a permis à ce Miroir de l’Église de
bénéficier de la diffusion du corpus hugonien, puis d’être intégré avec lui dans la
Patrologia latina de Jacques-Paul Migne. Depuis lors, les savants enfin munis d’une
édition imprimée accessible12 ont commencé à explorer ce traité avec un intérêt
croissant jusqu’à ce qu’il soit classé parmi les œuvres pseudo-épigraphiques du
théologien victorin.
La circulation de ce genre de traités est l’un des effets produits par les change­
ments considérables qui ont affecté le xie et le xiie siècle : la réforme grégorienne,
la querelle des Investitures, la controverse née autour de la figure de Bérenger
de Tours. De manière différente mais complémentaire, tout cela a sûrement eu
un retentissement sur l’histoire et le déroulement de la vie sociale de l’Europe
entière, marquant un tournant décisif dans le christianisme occidental13. Ces

9 La littérature liturgique rassemble trois types de documents : les livres liturgiques proprement
dits, les œuvres des écrivains qui ont traité des choses relatives au culte et la documentation
monumentale parmi lesquelles les édifices sacrés, les inscriptions et le mobilier occupent une
place toute particulière. Cette distinction est largement exposée par Cyrille Vogel, Introduction
aux sources de l’histoire du culte chrétien au Moyen Âge, Spoleto : Centro italiano sull’Alto
Medioevo, 1966, p. 9-19.
10 La tradition indirecte du Speculum Ecclesiae est vaste. Il est intéressant qu’une grande partie des
commentateurs liturgiques du xiiie et xive siècle le lisent et l’utilisent pour la rédaction de leurs
œuvres.
11 Guillaume Durand l’utilise à plusieurs reprises dans le Rationale, sans jamais le mentionner,
notamment dans les trois premiers livres et dans le cinquième, en discutant le symbolisme du
bâtiment de l’église et de ses parties, ou encore à propos de l’office divin ; voir Guillelmus
Durantus, Rationale divinorum officiorum VII-VIII, Praefatio – Indices, Turnhout : Brepols, 2000
(CCCM 140B), p. 262-263. Cependant, les références dans le Mitralis de Sicard de Crémone
sont remarquables : Sicardus Cremonensis episcopus, Mitralis de officiis, Turnhout : Brepols,
2008 (CCCM 228), p. XLII.
12 Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL, 177, col. 335-380.
13 Voir Éric Palazzo, « Historische Umrisse. Jalons pour une histoire de la liturgie (ve-xiie
siècles) », dans Divina officia : Liturgie und Frömmigkeit im Mittelalter, Wolfenbüttel : Herzog
August Bibliothek, 2004 (Ausstellungskataloge der Herzog-August-Bibliothek, 83), p. 17.
À propos de la réforme grégorienne, voir Gilbert Dagron, Pierre Riché, André Vauchez,
Christian Hanninck, Histoire du christianisme des origines à nos jours, t. IV : Évêques, moines
et empereurs (610-1054), Paris : Desclée de Brouwer, 1993, p. 767-866, ainsi que Sylvain Gou­
guenheim, La réforme grégorienne. De la lutte pour le sacré à la sécularisation du monde, Paris :
Temps présent, 2010.
36 anDrea Pistoia

circonstances ont déclenché un processus de réflexion, de structuration et de co­


dification des textes destinés à servir le rite sous toutes ses formes. Les liturgistes

un monde en constante mutation qui oscille entre « deux soleils14 », le pape et


et les auteurs des grandes compilations ont été héritiers de ces évènements, dans

l’empereur.
Plutôt que mettre en évidence les aspects théoriques focalisés sur le culte
divin, ces œuvres ont l’ambition d’offrir un vademecum dont le clergé peut se
servir pour un exercice meilleur et plus efficace du ministère au sein de l’Église et
pour comprendre les significations les plus profondes et obscures présentes dans
chaque geste et élément du rite.
L’ordre qui structure le déroulement du Speculum Ecclesiae est indiqué par
sa capitulation. Ses neuf chapitres suivent une cohérence pédagogique et mysta­
gogique. Tout d’abord, l’auteur décrit l’Église en général (ch. I) : la présente
contribution aimerait jeter un peu de lumière à son sujet. Pour que le lieu où
les croyants se rassemblent transcende la mondanité, l’enceinte à l’intérieur et à
l’extérieur doit être consacrée par le rite de la dédicace (ch. II). Le culte quotidien
peut enfin avoir lieu en son sein : l’office divin (ch. III), qui se suit le rythme
de l’année liturgique (ch. IV). Suit une classification des ordres ecclésiastiques
(ch. V) et des vêtements sacrés (ch. VI), à travers une comparaison entre l’Ancien
et le Nouveau Testament. Le septième chapitre est consacré à la description de
la messe, formant par son ampleur une sorte de petit traité dans le traité. Deux
derniers chapitres sur les saintes Écritures et la Trinité complètent le plan.
L’explication des offices ecclésiastiques a mis l’auteur face à un défi que
d’autres avant lui – à partir d’Isidore de Séville et d’Amalaire de Metz – avaient
dû affronter. Leurs exposés questionnent les composantes du rite, appliquant à
la description des pratiques cultuelles, des éléments de l’édifice ecclésiastique,
des objets ou des vêtements, la méthode d’exégèse allégorique déjà utilisée pour
interpréter les Écritures. Il s’agit d’offrir dans un ouvrage plus ou moins étendu
un aperçu de ce qu’est l’Église, de ce qui la caractérise comme structure sociale
et hiérarchique au sein d’une communauté et comment le choix de suivre ses
préceptes permet aux hommes d’obtenir le salut de la vie éternelle.
Le pseudo-Hugues veut transmettre son message sans équivoque et, après le
court prologue, commence ainsi le Speculum Ecclesiae :

Ecclesia igitur, in quam populus conuenit L’église, dans laquelle le peuple se réunit
ad laudandum Deum, significat Ecclesiam pour louer Dieu, signifie la sainte Église
sanctam catholicam, quae construitur in catholique qui se construit au ciel de
coelis uiuis ex lapidibus. Haec est domus pierres vivantes. C’est elle la demeure du
Domini firmiter aedificata. Angularis Seigneur, fermement édifiée. Le Christ a
fundamentum lapis Christus missus est15. été mis comme pierre angulaire et
fondement16.

14 Dante Alighieri, De Monarchia, III, 15, 7-13 ; Purgatorio, XVI, 106-108.


In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 37

En ouverture du premier chapitre consacré à l’Église, les références et les


citations abondent. Cette définition programmatique et essentielle, qui s’appuie
sur Hugues de Saint-Victor17, devient tellement exemplaire qu’elle est choisie plus
tard par Sicard de Crémone pour son Mitralis18 et recopiée mot pour mot par
Guillaume Durand au début du Rationale divinorum officiorum, l’une des plus
vastes et célèbres encyclopédies médiévales consacrées à l’explication du rituel
chrétien19.
À travers une sorte de collage textuel qui emprunte tour à tour à la Bible et
au répertoire liturgique, à l’apôtre Paul, aux hymnes et aux antiennes, l’auteur ex­
plique en quelques lignes ce qu’est l’Église, par qui et par quoi elle est composée,
qui sont ses acteurs et qui est ce lapis angularis, la pierre maîtresse qui soutient
tout l’édifice. Sa clarté, sa simplicité et son immédiateté sont sûrement la cause de
son succès.

Qu’est-ce que l’Église ?

Ecclesia sancta catholica. L’Église est un lieu de convocatio, d’assemblée et de


louange, qui existe intrinsèquement par le fait qu’il existe une communauté de
fidèles qui professent leur foi. Elle est sancta parce que choisie comme épouse
du seul Saint, le Christ, et aussi catholica, c’est-à-dire universelle, parce que, selon
la glose de notre auteur, « elle est établie et répandue dans l’univers tout entier,
parce que tous ceux qui croient en Dieu doivent se réunir dans une seule et même

universelle pour l’instruction de tous les fidèles20 ».


assemblée, ou encore parce que l’Église catholique possède en elle une doctrine

15 Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL 177, col. 335B.


16 Voir Is. 28, 16 ; I Petr. 2, 6.
17 Hugo de Sancto Victore, De sacramentis christianae fidei, II, v, 1, éd. PL 176, col. 439C.
18 Sicardus Cremonensis episcopus, Mitralis de officiis, Turnhout : Brepols, 2008 (CCCM 228),
p. 13.
19 Guillelmus Durantus, Rationale diuinorum officiorum, I, i, 9, 115-123, (CCCM 140), p. 15.
Voir aussi les études monographiques : Timothy M. Thibodeau, « Les sources du “Rationale”
de Guillaume Durand », dans Guillaume Durand, évêque de Mende (v. 1230-1296). Canoniste,
liturgiste et homme politique. Actes de la table Ronde du C.N.R.S., Mende 24-27 mai 1990,
éd. Pierre-Marie Gy, Paris : CNRS Éditions, 1992, p. 143-153 et Roger Edward Reynolds,
« Guillaume Durand parmi les théologiens médiévaux de la liturgie », ibid., p. 155-168. Mais
aussi Sicardus Cremonensis, Mitralis de officiis, I, iv, éd. Gábor Sarbak, Lorenz Weinrich,
Turnhout : Brepols, 2008 (CCCM 228), p. 13-18.
20 Guillelmus Durantus, Rationale diuinorum officiorum, I, i, 2, 25-29, éd. Anselme Davril, Timo­
thy M. Thibodeau, Turnhout : Brepols, 1995 (CCCM 140), p. 12 : « Rursus Ecclesia grece
dicitur catholica, id est uniuersalis, quia per totum mundum est constituta seu diffusa, quia
uniuersi in Deum credentes in una debent esse congregatione, uel quia in ea est generalis
doctrina ad instructionem omnium fidelium ».
38 anDrea Pistoia

Pour vivre sa vie rituelle jour après jour, l’église doit être dédiée et consacrée
avec un rite ad hoc21.
Après être devenue le corps mystique du Christ22, elle est enfin destinée à
accueillir en soi l’accomplissement de tous les sacrements, signes composés de
gestes et de paroles qui confirment et renforcent la foi du croyant. La fin des
sacrements est aussi d’accompagner la vie du fidèle à chaque étape de sa vie
terrestre dans l’espoir d’atteindre le salut dans l’au-delà.
Il existe une véritable relation entre l’Église terrestre, en suivant les instruc­
tions de laquelle on obtient la possibilité d’accéder au Salut, et l’Église céleste, qui
l’assure pour toujours. Cette correspondance, ou plus proprement cette tension,
émerge précisément dans le premier chapitre du Speculum Ecclesiae et guide
l’auteur dans la présentation des acteurs de l’Église.

L’Église et ses acteurs

Pour quiconque la visite, l’église est un système bien organisé de signes.


Chaque détail matériel, de l’extérieur à l’intérieur, fait renvoi au monde spirituel :
une véritable machine débordante de multiples interprétations qui s’adresse aux
fidèles. Dans leurs fonctionnements, les signes sont capables d’articuler une face
sensible et une face intelligible, l’une historica, l’autre allegorica. Ils détiennent un
pouvoir d’une portée si large qu’il génère chez le spectateur – quel qu’il soit et
dans quel contexte qu’il soit – des sentiments ambigus et variables. À travers les
signes, qui déclenchent les sens, la vue, l’odorat, l’ouïe, l’homme est capable de
dépasser les obstacles du visible, au-delà du sensoriel. L’abstrait devient concret,
l’invisible visible23. Ils jouent le rôle intermédiaire qui est nécessaire pour établir
un lien exclusif entre l’homme et Dieu. De tout cela se nourrit la liturgie elle-
même.
Ce que le pseudo-Hugues met en place dans ce premier chapitre du Speculum
Ecclesiae est un effet surprenant : après avoir présenté de manière générale l’Église,
l’auteur passe en revue les éléments du culte un à un, à l’instar d’une visite guidée.

21 Voir Dominique Iogna-Prat, « L’espace sacramentel de l’Église », dans Bulletin du centre


d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA, Hors-série no 7, 2013, p. 4. Pour une histoire du rite
de la consécration, voir du même auteur, La maison Dieu, une histoire monumentale de l’Église au
Moyen Âge, v. 800-v. 1200, Paris : Seuil, 2006, en particulier aux p. 260-308.
22 Voir Rom. 12, 4-5 ; I Cor. 12, 12-13 ; Col. 1, 24. Déjà au ixe siècle Raban Maur dans le De
uniuerso libri uiginti duo (éd. PL 111, col. 132A) écrit « Ecclesiae catholicae, quae mystice
corpus Christi est » ; à ce propos voir aussi le chapitre « L’Église, corps mystique » dans la
monographie d’Henri de Lubac, Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge. Étude
historique, Paris : Aubier, 1944, p. 116-135.
23 Voir les contributions d’Éric Palazzo : « Les cinq sens au Moyen Âge : état de la question et
perspectives de recherche » et de Jennifer P. Kingsley : « Le Paysage sensoriel de l’église et
les images vers 1200 : le témoignage du Mitralis de Sicard de Crémone » dans Les cinq sens au
Moyen Âge, éd. Éric Palazzo, Paris : Cerf, 2016, p. 13-57 (en particulier p. 45) et p. 667-687.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 39

Il aborde la description de l’édifice par un mouvement qu’un technicien de


cinéma appellerait « zoom ». Comme si la prise de vue était réalisée par un drone
qui en partant du haut survole lentement le périmètre extérieur du bâtiment, en
prenant en photo chaque cadre, chaque détail et s’attardant soigneusement pour
donner au lecteur le temps de les imaginer et de les représenter dans son esprit.
Puis, il entame sa descente sur terre, il s’arrête juste devant le grand portail et
entre dans la maison du Seigneur. Il suit donc une sorte de parcours balisé qui le
conduit du portail au chœur, comme s’il prenait un enfant par la main pour lui
faire visiter l’église de pierre dont il décrit la vie cultuelle.
L’attention du croyant est enfin happée par l’autel. C’est là que réside le cœur
de la vie chrétienne, lieu de sacrifice privilégié sur lequel le Christ se révèle aux
hommes de tous les temps.

À l’extérieur

Superaedificati parietes Iudaei sunt et Les murs édifiés par-dessus représentent les
gentiles de quatuor mundi partibus juifs et les païens qui viennent au Christ
uenientes ad Christum. […] Turres autem des quatre parties du monde. […] Les
praedicatores sunt et praelati Ecclesiae, qui tours sont les prédicateurs et les prélats de
sunt munimenta et defensio eius. l’Église, qui sont son rempart et sa défense.
[…] Gallus qui superpositus est […] Le coq qui est placé au-dessus
praedicatores repraesentat24. représente les prédicateurs.

Les quatre parietes, les murs principaux qui composent la structure porteuse
de l’ensemble de l’église font allusion aux juifs et aux païens qui atteignent le
Christ des quatre parties du monde, expression de l’universalité du message chré­
tien. Par extension, cette définition nous offre un aperçu de l’une des nombreuses
fonctions que l’Église a revêtues au Moyen Âge au sein de la société dans son
ensemble : un lieu de prière mais aussi de rendez-vous. Hors du chœur, où se
déroule le cérémonial liturgique réservé à ceux qui accomplissent l’office, l’église
est un lieu ouvert, tolérant, où le sacré et le profane se fondent, où il y a un
va-et-vient constant de laïcs, chanoines, prêtres, diacres et évêques. Le silence des
nefs et des déambulatoires est interrompu par les fidèles et les pèlerins qui prient
ou transitent mais aussi par des hommes de toutes sortes qui se rassemblent,
négocient ou prêtent serment. Le bâtiment église polarise la vie sociale, assume
un rôle de centralité dans la société médiévale, devenant une véritable agora, où se
déroule la vie de tous les jours, rythmée par le son fidèle des cloches.

24 Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL 177, col. 335C-336B.


40 anDrea Pistoia

Les turres représentent les prédicateurs et le clergé, les remparts et les défen­
seurs de la doctrine. Face à la diffusion des mouvements hérétiques25 et à la
nécessité d’un renouvellement de l’approche à la matière divine, la prédication
connaît un élan extraordinaire et une métamorphose profonde déjà au xiie siècle,
même avant la naissance et la diffusion des ordres mendiants26. Le prédicateur
a comme but de diffuser la vérité au service de l’institution ecclésiastique pour
extirper les vices et affirmer la foi catholique ; à cet égard les tours sont les
remparts de la foi : puissantes et stables elles sont érigées pour résister en défense
aux progrès des hérésies et du péché à travers l’arme de la Parole.
Dans ce contexte allégorique qui domine le Speculum Ecclesiae, c’est donc la
figure du prédicateur qui prend racine dans la description qui suit. En présentant
les éléments architecturaux et structurels de l’Église selon le projet déjà évoqué,
le pseudo-Hugues montre clairement que chaque détail est identifiable à un
aspect de l’âme ou du corps du prédicateur, celui qui doit annoncer, proclamer et
transmettre la Bonne Nouvelle.
Le gallus représente en premier lieu le gardien, la sentinelle annonciatrice du
soleil levant, qui marque le passage de l’obscurité à la lumière. Par dérivation
de cette dichotomie ombre/lumière, le coq, choisi dès l’époque paléochrétienne
comme symbole de la résurrection, évoque dans le riche répertoire du bestiaire
biblique la voix qui perce l’obscurité du péché et de la mort et la vigilance,
que Pierre a négligée pendant la Passion, indispensable pour ne pas tomber en
tentation. Le pseudo-Hugues propose aussi une autre interprétation du coq : il dit

sommeil pour leur faire abandonner les œuvres des ténèbres27 ». Cette force sym­
la présence et le rôle des prédicateurs, « qui réveillent ceux qui sont en proie au

bolique a permis à ce volatile de résider, stylisé, sur les clochers d’innombrables


églises et de devenir aussi un coffre-fort unique contenant les reliques des saints28.

sermon du prédicateur qui s’appuie sur les Écritures29 ; le pinacle de la tour


Et ainsi de suite. La uirga ferrea sur laquelle repose le coq représente le bon

représente sa vie qui tend toujours vers le haut. Le plectrum, le battant des cloches,

25 Sur ce sujet, Julien Théry, « Les hérésies, du xiie au début du xive siècle », dans Structures
et dynamiques de la vie religieuse en Occident (1179-1449), Rennes : Presses Universitaires de
Rennes, 2010, p. 373-386.
26 Voir à ce propos, Nicole Bériou, « Introduction » dans Prédication et Liturgie au Moyen Âge,
éd. Nicole Bériou, Franco Morenzoni, Turnhout : Brepols, 2008, p. 12.
27 « dormientes excitant ut abiciant opera tenebrarum ». Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd.
PL 177, col. 335D.
28 Le coq est cité plusieurs fois dans l’Écriture, notamment à propos du reniement de Pierre
(Marc. 14, 66-72 ; Matth. 26, 69-75 ; Luc. 22, 56-62 ; Ioh. 13, 37-50 ; 18, 25-27). Pour un
résumé de ce que le coq a représenté au cours des siècles entre sacré et profane, voir Colette
Beaune, « Pour une préhistoire du coq gaulois », dans Médiévales, t. 10, 1986 : Moyen âge et
histoire politique, éd. Georges Duby, p. 69-80.
29 Ps. 2, 9 ; Apoc. 2, 27 ; 12, 25 ; 19, 15.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 41

est la langue du prédicateur qui exalte à la fois l’Ancien et le Nouveau Testament.


La ligatura, la pièce qui relie le battant à la cloche, représente la charité, par
laquelle le prédicateur se glorifié dans la croix à la suite de Paul.

À l’intérieur

Ostium Christus est […]. Columnae Le portail est le Christ […]. Les colonnes
doctores sunt, qui templum Dei per sont les docteurs qui élèvent le temple de
doctrinam […] sublevant. […] Reclinatori Dieu par l’enseignement. […] Les
a contemplatiuos designant […]. Tigna reposoirs désignent les contemplatifs […].
sunt qui spiritualiter subleuant ; laquearia Les poutres sont ceux qui élèvent
qui ornant uel roborant […]. Gradus, spirituellement ; les plafonds, ceux qui
quibus ascenditur ad altare, spiritualiter ornent ou consolident […]. Les marches,
demonstrant apostolos et martyres par lesquelles on monte à l’autel, désignent
Christi30. au sens spirituel les apôtres et les martyrs
du Christ.

En traversant le portail, image par excellence du Christ selon ses propres


mots Ego sum ostium31, le pseudo-Hugues conduit le lecteur dans une nouvelle
dimension. Le portail a reçu depuis l’Antiquité une attention privilégiée parce
qu’il a symboliquement le pouvoir d’introduire dans une perspective inédite32.
C’est un limes, donc un passage, l’élément discriminant entre le monde terrestre et
le monde céleste mais aussi une étape importante sur le chemin du choix de la foi ;
d’une part il introduit à l’édifice sacré, de l’autre il garde un contact avec le monde
profane.
Les références changent donc à leur tour car le contexte est nouveau. Si la des­
cription qui caractérisait l’extérieur était centrée sur la figure du prédicateur, cette
fois l’auteur du Speculum Ecclesiae présente et décrit une sorte de catalogue des
« types » d’hommes dont l’Église est composée. Chaque élément architectural
représente un type différent de personne qui joue un rôle, qui revêt une tâche
dans la grande organisation ecclésiale. Les colonnes symbolisent les docteurs, les
pilastres et les gardiens de la foi qui, par leur vie et leurs œuvres, ont témoigné des
qualités marquées par la réflexion théologique et la diffusion de la juste doctrine ;

30 Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL 177, col. 336D-337B.


31 Voir Ioh. 10, 9.
32 Voir Franck Thénard-Duvivier, « Au seuil des cathédrales : le portail comme “lieu d’images”
et de passage », dans Art sacré, t. 28, 2010 : La Porte et le passage : porches et portails, Actes du
colloque d’Auxerre, (2-4 oct. 2008), éd. Françoise Michaud-Frejaville, [Le Blanc] : Rencontre
avec le Patrimoine religieux, 2010, p. 67-81 ; Dominique Rigaux, Le Christ du dimanche.
Histoire d’une image médiévale, Paris : L’Harmattan, 2005 (La librairie des Humanités). Pour la
symbolique du portail et son rôle, Caroline Roux, Entre sacré et profane. Essai sur la symbolique
et les fonctions du portail d’église en France entre le xie et le xiiie siècle, dans Revue belge de philologie
et d’histoire, t. 82/4, 2004, p. 839-854.
42 anDrea Pistoia

les reposoirs représentent les contemplatifs, qui, agenouillés, confient le sort du


monde à Dieu par la prière. Les poutres et le plafond représentent ceux qui d’une
part soutiennent et soulèvent avec l’esprit et de l’autre ornent et consolident le
bâtiment, si stables qu’ils ne pourrissent pas par les vices33.
Puis, après avoir passé la balustrade, autre élément discriminant entre la
nef et le chœur, qui manifeste l’humilité du clergé, le pseudo-Hugues énumère
les degrés menant à l’autel. Ils représentent les apôtres et les martyrs, qui ont
témoigné du message chrétien avec leur vie jusqu’à la mort.
Une enquête sur les sources de ce chapitre d’ouverture du Speculum Eccle­
siae montre une plausible dépendance envers la Gemma animae d’Honorius
Augustodunensis, un traité d’exégèse liturgique daté des premières décennies du
xiie siècle34, qui a connu un succès considérable pendant de nombreux siècles35.
Cet ouvrage, conçu vraisemblablement avec les mêmes intentions que celles du
Speculum Ecclesiae, est utilisé comme canevas, une sorte de dépôt de réemploi
textuel dans la constellation des ouvrages sur la liturgie et ses interprétations.
Ceci est un élément extrêmement constant dans ce genre de littérature, compte
tenu du rôle prioritaire que jouent la tradition et les auctoritates. Ce discours vaut
pour le Speculum Ecclesiae et montre à quel point son exposé est imprégné non
seulement des saintes Écritures et de la liturgie – comme il est normal – mais
aussi des théories élaborées et développées par les théologiens et les savants de
son temps36. Si l’œuvre d’Honorius n’a pas encore été suffisamment étudiée et
approfondie, ce principe s’applique aussi à lui, qui démontre à plusieurs reprises
qu’il dépend d’une chaîne, voyant en Isidore puis en Amalaire les pères fondateurs
d’une méthode d’interprétation des ecclesiastica officia qui passe par l’allégorie et
l’exégèse.

33 « per uitia non putrescunt », Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL 177, col. 337A.
34 Avant 1134, selon l’étude avancée par Marie-Odile Garrigues, « Quelques recherches sur
l’œuvre d’Honorius Augustodunensis », dans Revue d’histoire ecclésiastique, t. 70/1, 1975,
p. 420.
35 Marie-Odile Garrigues, L’œuvre d’Honorius Augustodunensis : inventaire critique, 3 vol., Göttin­
gen : E. Goltze, 1986-1988 (Abhandlungen der Braunschweigischen Wissenschaftlichen Gesell­
schaft, 38), t. 1, 1986, p. 178-197. Une description monumentale similaire de l’église, encore
plus détaillée et complète, apparaît déjà quelques décennies avant le Speculum Ecclesiae dans
la Gemma animae d’Honorius Augustodunensis, éd. PL 172, col. 586A-591C. À propos des
interprétations exposées dans la Gemma animae, voir aussi Dominique Iogna-Prat, « Aux
fondements de l’Église : naissance et développements du rituel de pose de la première pierre
dans l’Occident latin (v. 960-v. 1300) », dans « Das Haus Gottes, das seid Ihr selbst » : Mittelal­
terliches und barockes Kirchenverständnis im Spiegel der Kirchweihe Mittelalterliches und barockes
Kirchenverständnis im Spiegel der Kirchweihe. Actes du colloque tenu à Mayence en janvier 2002,
éd. Ralf M. W. Stammberger, Annekatrin Warnke, Claudia Sticher, Berlin : Akademie
Verlag, 2006, p. 87-111, surtout p. 108.
36 Pour une analyse embryonnaire des sources du Speculum Ecclesiae, voir Heinrich Weisweiler,
« Zu Einflusssphäre der “Vorlesungen” Hugos von St. Viktor », in Mélanges Joseph de Gellinck,
Gembloux : Duculot, 1951, p. 527-581.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 43

Assez rapidement, les représentations d’Honorius devinrent courantes et ré­


pandues, servies par le nombre des témoins manuscrits conservés37. Le succès im­
médiat de cette œuvre d’Honorius a servi d’inspiration dans plusieurs domaines
différents, de la poésie à la catéchèse, du culte à l’iconographie38. Les représen­
tations et références présentes dans le premier chapitre du Speculum Ecclesiae
montrent que le pseudo-Hugues en a également été influencé39.

Ecclésiologie

« L’Église terrestre prépare à voir le Roi immortel face à face40 ». Après le tour
d’horizon panoramique à l’intérieur et à l’extérieur de l’église, voici enfin dévoilée
en quelques mots la raison ecclésiologique qui a poussé l’auteur du Speculum
Ecclesiae à présenter une liste aussi riche et vivante : l’Église est une préparation,
un parcours d’initiation marqué par l’administration des sacrements en prévision
du moment où le croyant verra enfin devant lui le Roi immortel.
À ce stade, il faut poser ces deux questions : dans un manuel d’exégèse litur­
gique qui devrait avoir, selon ce qui a été annoncé dans le prologue, l’objectif
de traiter les sacrements ecclésiastiques, pourquoi vouloir mettre en évidence la
description de l’église en tant qu’édifice allégorique et surtout pourquoi souligner,
dans le cadre de cette présentation, les figures du prédicateur et celles des hommes
qui « font » l’église ?
L’édifice sacré et sa représentation se sont enrichies, au cours des siècles,
d’un système de signes d’une grande ampleur dans l’objectif d’établir un lien
solide et visible avec Dieu. Cette structure dévoile la tension de l’homme qui
a codifié ce langage vers l’idéal de la Jérusalem céleste, qui a profondément
influencé à la fois l’architecture et de manière strictement complémentaire la
liturgie au Moyen Âge. Cela a également inspiré certains des plus beaux hymnes
de la tradition liturgique médiévale tels que, par exemple, Urbs beata Ierusalem qui
remonte à l’époque carolingienne, traditionnellement chanté pendant l’office de
la dédicace41. L’église terrestre est une projection des choses à venir dans le sens

37 http://fama.irht.cnrs.fr/oeuvre/271625.
38 Garrigues, Quelques recherches, p. 391.
39 Nombreux sont les points qui montrent les liens qui existent entre l’œuvre d’Honorius
Augustodunensis et le pseudo-Hugues. Par exemple, pour ce qui concerne les turres et les
éléments des cloches, voir Honorius Augustodunensis, Gemma animae, I, 143, éd. PL 172,
col. 588D-589A. Ces éléments apparaissent souvent dans des traités liturgiques de ce genre
pour décrire l’édifice ecclésiastique, voir Dominique Iogna-Prat, La maison Dieu, une histoire
monumentale de l’Église au Moyen Âge, v. 800-v. 1200, Paris : Seuil, 2006, p. 299.
40 « Ad hunc regem immortalem uidendum facie ad faciem praeparat se praesens Ecclesia »,
Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd. PL 177, col. 338C.
41 Urbs beata Ierusalem, cf. Ulysse Chevalier, Repertorium Hymnologicum, Catalogue des chants,
hymnes, proses, séquences, tropes en usage dans l’Église latine depuis les origines jusqu’à nos jours,
t. 2, Louvain : Polleunis – Ceuterick, 1892, no 20918, 20934. À propos de l’hymne et de son
44 anDrea Pistoia

qu’elle préfigure et anticipe la Cité de Dieu42 sur terre qui, sous la forme d’un
rite, donne un sens renouvelé à un espace anonyme et sans Esprit. C’est pourquoi,
dans l’exposé pseudo-hugonien, chaque détail de la description symbolique de
l’église renvoie à un élément qui caractérise une vraie ville médiévale, les murs, les
remparts, la sentinelle et même ses habitants.
Le plan général qui, selon toute vraisemblance, sous-tend le premier chapitre
du Speculum Ecclesiae et qui a poussé le pseudo-Hugues à traiter de l’Église est
le désir de projeter dans un bâtiment en pierre l’idéal de la maison commune,
dans laquelle chaque croyant peut s’identifier. Il s’agit d’une sorte d’instrument
de cohésion sociale qui permet à tous les croyants de se sentir unis dans la
profession d’une seule foi et d’un même Credo, mais surtout de démontrer à quel
point ils occupent une place au sein de la grande communauté qui se rassemble
aujourd’hui sur terre et demain dans la louange éternelle. La volonté de décrire
le bâtiment à travers sa richesse symbolique manifeste essentiellement l’exaltation
marquée par la relation complémentaire qui existe entre les deux mondes et les
deux Églises, entre le peuple toujours en chemin, qui doit faire face au drame de
l’exil et à l’épreuve du désert43, et l’autre racheté au ciel, qui vit dans la paix et se
réjouit pour toujours : festum agit continuum44.
Dans cette perspective, nous comprenons le rôle joué par les descriptions
du prédicateur et les types d’hommes qui représentent et vivent l’Église. Le
prédicateur est celui qui parle en public, qui exhorte à suivre une idée ou un
précepte, qui sort de l’enceinte sacrée pour évangéliser le monde, qui défend aussi
la doctrine par l’arme de la parole et de la persuasion. En cela, tout l’éventail des
éléments qui caractérisent la façade, les clochers, le coq ou les cloches met en
évidence le rôle d’appel et d’attente que joue l’Église au sein de la communauté
sociale : invitation, exhortation et persévérance. En cela la prédication médiévale
est chargée d’une mission essentielle pour la vie de l’Église : maintenir vivante

« quasi sacramentel45 ».
la flamme de la foi, instruire, guider et orienter les consciences dans un contexte

À l’intérieur, en revanche, se rassemblent des hommes qui ont déjà fait un


choix, qui ont déjà franchi le portail ; en face de l’autel, tous élèvent leur louange

histoire, voir Laurence Hull Stookey, « The Gothic Cathedral as the Heavenly Jerusalem :
Liturgical and Theological Sources », dans Gesta, t. 8/1, Chicago : University of Chicago Press,
1969, p. 35-41.
42 Voir Apoc. 21, 2 : « sanctam ciuitatem Ierusalem nouam descendentem de caelo a Deo, paratam
sicut sponsam ornatam uiro suo ».
43 « de exilio ascendens, per desertum suspirat ad patriam », Speculum de mysteriis Ecclesiae, éd.
PL 177, col. 338B.
44 Ibid.
45 À propos du lien étroit qui existe entre la liturgie et la prédication au cours du Moyen Âge,
voir la contribution de Martin Morard, « Quand liturgie épousa prédication. Note sur la place
de la prédication dans la liturgie romaine au Moyen Âge (viiie-xive siècle) » dans Prédication
et liturgie au Moyen Âge, éd. Nicole Bériou, Franco Morenzoni, Turnhout : Brepols, 2008,
p. 79-126, en particulier p. 100.
In coelIs vIvIs ex lapIdIbus 45

à Dieu. Ce qui ressort de la présentation de ces types, c’est leur caractère ; ils sont
présentés à la lumière d’un élément qui les caractérise et les distingue des autres
dans la vie ecclésiale. Il y a des contemplatifs comme les docteurs, il y a des saints
comme les martyrs, il y a ceux qui aident et contribuent à l’élévation spirituelle
et ceux qui d’autre part fortifient l’Église à travers leurs œuvres. Il semble évident
qu’au sein de l’Église, il y a de la place pour chacun, avec ses propres capacités
et limites. En substance, le pseudo-Hugues ne fait que rassembler en quelques
lignes toutes les âmes multiformes dont l’Église est la synthèse. C’est la projection
du fidèle qui se nourrit de l’Église avec sagesse (les doctores), avec humilité (le
clerus) et avec foi (apostoli et martyres). Comme uiui lapides46, tous les fidèles
sont appelés à construire et bâtir cette Église terrestre qui prépare et anticipe la
Jérusalem céleste47.

En quelques lignes, le Speculum Ecclesiae, petit livret d’initiation à l’exégèse


liturgique, concentre tout ce qu’est l’Église pour un homme du xiie siècle. Grâce
à des images très représentatives et vives, il a été capable de transmettre l’un
des messages les plus importants qui caractérisent la vie chrétienne. Il porte un
intérêt particulier sur les sacrements qui permettent aux fidèles de se considérer
pleinement impliqués dans la vie de la communauté dans laquelle ils opèrent.
En même temps, pour contextualiser aussi d’un point de vue anthropologique et
social qui sont les acteurs qui construisent cette Église, il dessine les profils du
peuple saint de Dieu : tous, de génération en génération, ils ont projeté dans ces
pierres les rêves de salut éternel et de vie bénie en le considérant comme le lieu
saint sur terre.
C’est ainsi que le Speculum Ecclesiae devient un modèle qui offre un point de
vue privilégié d’où on observe ce qu’a pu signifier pour des gens du xiie siècle la
construction d’une nouvelle église et l’investissement dans ce projet des espoirs
de rédemption d’une vie. En étant guidé par la boussole posée par les sens de
la sainte Écriture, le pseudo-Hugues montre à plusieurs reprises combien l’expé­
rience humaine était entièrement tournée vers la recherche de l’idéal anagogique,
celui de la superna patria48. L’église devient concrètement ainsi le bâtiment visible
dans lequel les objectifs, voire les rêves de chacun, des bâtisseurs comme du
clergé, de la noblesse comme du peuple, sont projetés. Dans cet état d’esprit, le

46 Voir I Petr. 2, 5-6 : « et ipsi tamquam lapides uiui superædificamini, domus spiritualis, sacerdo­
tium sanctum, offerre spirituales hostias, acceptabiles Deo per Iesum Christum. Propter quod
continet Scriptura : Ecce pono in Sion lapidem summum angularem, electum, pretiosum : et
qui crediderit in eum, non confundetur ».
47 Voir Rom. 8, 9-11 ; I Cor. 6, 19-20.
48 Speculum de mysteriis ecclesiae, éd. PL 177, col. 342B.
46 anDrea Pistoia

croyant, l’homme médiéval, s’apprêtait à franchir le grand portail avec ses limites,
ses peurs mais surtout avec sa foi. Il espérait pouvoir ressembler aux vierges sages
qui ne se laissaient pas saisir du sommeil à l’arrivée de l’Époux49 dans l’espoir de
savourer la béatitude éternelle et le Paradis.

49 Matth. 25, 1-13.
sylvain dieudonné 

Chanter dans la cathédrale Notre-Dame de


Paris

À l’ombre du chantier de la cathédrale Notre-Dame de Paris, de la fin du xiie


au début du xiiie siècle, naît un répertoire polyphonique totalement novateur qui
intègre la notion de mesure du temps. De monumentales constructions sonores
voient le jour, à l’image du nouvel édifice conçu par Maurice de Sully.
La mesure du temps permettant de calculer les rencontres de notes, la poly­
phonie se déploie alors bien au-delà du contrepoint improvisé note contre note,
accolé au plain chant, qui avait cours depuis le xie siècle. Les voix se superposent
maintenant librement au-dessus du plain-chant… deux, trois et même jusqu’à
quatre voix, tout comme les triforiums et les voûtes gothiques de l’édifice naissant.
Ce concept ouvre la porte à toutes les évolutions ultérieures de la polyphonie, et
ce qu’on appelle aujourd’hui l’« École de Notre-Dame », au-delà de sa grande
valeur artistique, est indéfectiblement retenu comme étant une étape décisive
dans l’évolution de la musique occidentale.
La pratique de l’organum à deux, trois ou quatre voix est attestée à Notre-

le menu les célébrations de la « Fête des Fous1 ». Mais il faut attendre les
Dame à partir de 1198, dans un édit de l’évêque Eudes de Sully décrivant par

années 1240 pour voir apparaître les premiers manuscrits2, copiés dans les ate­
liers parisiens. Ces manuscrits témoignent d’une pratique qui était déjà effective
quelque cinquante ans auparavant. Pratique improvisée ? Exécutée de mémoire ?
Les scribes reproduisaient-ils ce qu’ils avaient entendu dans le but de préserver

1 Voir Guillaume Gross, Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux 12e et 13e siècles,
Turnhout : Brepols, 2007 (Studia artistarum, 14), p. 28-29 ; voir également Craig Wright,
Music and Ceremony at Notre-Dame of Paris, 500-1550, Cambridge : Cambridge University Press,
1989, p. 338-339.
2 En particulier : Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus 29.1 (F), et Wolfenbüttel,
Herzog-August-Bibliothek, Helmst. 1099 (W2).

Sylvain Dieudonné • Chef de chœur à la Maîtrise Notre-Dame de Paris de 1994 à 2020 /


Directeur musical de l’ensemble Pérotin le Grand

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 47-66.
10.1484/M.STMH-EB.5.129294
48 sylvain DieuDonné

un répertoire et d’apporter une aide aux futurs exécutant3 ? Toujours est-il que
la mémoire joue ici un rôle fondamental, qui a des répercussions sur la structure
compositionnelle de ces polyphonies.
Mais la fascination que nous procure encore aujourd’hui ce répertoire ne
doit pas nous faire oublier que, comme partout ailleurs, le chant de l’office à
Notre-Dame de Paris est quotidiennement dominé par le plain-chant monodique.
Son exécution est alors assurée par les chanoines, les enfants et les clercs attachés
au chœur de la cathédrale. La transmission a toujours été une donnée constitutive
du chœur de Notre-Dame, et si bon nombre d’enfants ont rejoint par la suite
le collège des chanoines, d’autres ont mené une carrière parfois exemplaire en
dehors du cloître, comme Pierre Certon (env. 1510-1572) à la Sainte-Chapelle ou
Jean Allaire († 1547) à la cour de François Ier.
La présence d’enfants rattachés au chapitre est attestée dans des chartes de
la cathédrale à partir de la fin du xie siècle. Dès l’an 1208 ils sont placés sous
l’autorité d’un magister cantus puis, à la fin du siècle suivant, leur instruction
en latin est confiée à un second maître, un grammaticus4. En 1411, Jean Gerson
(1363-1429), théologien, philosophe, chanoine de Notre-Dame et chancelier de
l’université de Paris, rédige une Doctrina, sorte de « règlement intérieur », pour
l’éducation et la gouvernance du chœur d’enfants de la cathédrale5.
Durant l’office, l’usage de la polyphonie n’a pas d’autre but que de rehausser,
d’embellir le culte pour les jours de fête. Ainsi, selon le degré de solennité sont
mis en polyphonie, en organum – sont « organisés » – l’alléluia et le graduel de la
messe, certains répons de l’office de matines, le répons des premières vêpres et le
Benedicamus Domino.
Concernant le plain-chant, nous ne possédons pas (à de trop rares exceptions
près) de manuscrits parisiens antérieurs aux missels et bréviaires du xiiie siècle.
Les missels contiennent un important prosaire qui inclut de nombreuses compo­
sitions d’Adam de Saint-Victor († vers 1146) qui, entre 1107 et 1134, est precentor
à Notre-Dame, dans la cathédrale qui a précédé celle que nous connaissons
aujourd’hui, avant d’intégrer l’abbaye Saint-Victor de Paris.
Dans les années 1270, un voyageur vraisemblablement anglais, de passage
à Paris, décrit dans un traité, De mensuris et discantu, les pratiques musicales
polyphoniques liées à Notre-Dame. Ce traité, qu’à la suite d’Edmond de Cousse­
maker la musicologie moderne appelle l’Anonyme IV6, nous précise que « maître
Pérotin a écrit d’excellentes compositions à quatre voix, comme Viderunt, Se­

3 Voir Gross, Chanter en polyphonie, p. 99-100.


4 Voir Wright, Music and Ceremony, p. 166.
5 Voir Wright, Music and Ceremony, p. 166-169.
6 Ce traité a été publié par Edmond de Coussemaker (1805-1876), dans Scriptorum de musica
medii aevi novam seriem a Gerbertina alteram collegit, Paris : Durand, 1864-1868, t. 1 (1864),
p. 327-365.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 49

derunt, contenant une grande quantité de figures rhétoriques musicales7 ». La


compréhension de ces « figures rhétoriques musicales » est fondamentale pour

Notre-Dame de Paris8 ». C’est ce que nous allons maintenant étudier à partir de


comprendre ce qu’est la musique à la cathédrale, et ce que signifie « chanter à

compositions de la liturgie du jour et de la semaine de Pâques.

La prose (ou séquence)

La séquence est une forme musicale et poétique qui apparaît au ixe siècle
dans l’abbaye de Saint-Gall, en Suisse, sous la plume du moine Notker Balbulus
(Notker le Bègue, 840-912). Il s’agit de placer les syllabes d’un texte, composé
pour la circonstance, sur chacune des notes d’un long mélisme chanté, à l’époque,
par les enfants après l’alléluia de la messe. La séquence est basée sur la répétition,
deux à deux, de courtes phrases mélodiques de dimensions variables. Cette forme
de composition s’étend dans toute l’Europe en subissant diverses évolutions.
Principalement, la rime vient supplanter la simple assonance en [a], issue de
l’alléluia.
À Paris, le génie d’Adam de Saint-Victor transfigure totalement le genre. Les
phrases mélodiques procèdent toujours par deux, mais celles-ci sont désormais
totalement indépendantes de l’alléluia. Les séquences, que l’on appelle proses
dans les livres parisiens, sont maintenant de véritables poèmes. Sur les cinquante-
trois proses que l’on peut attribuer à Adam9, et qui étaient chantées à l’abbaye
Saint-Victor, trente-neuf ont été reprises dans le prosaire de Notre-Dame qui
compte quelque quatre-vingt-huit compositions réservées aux jours de fête, de
solennité, ainsi qu’à la messe des principaux saints célébrés dans l’Église de Paris.
Les poèmes d’Adam de Saint-Victor n’ont généralement pas supplanté les proses
anciennes des jours de fête, mais ont complété le prosaire. Ainsi, la séquence (ou
prose) notée dans les manuscrits parisiens pour le jour de Pâques, Fulgens preclara
rutilat, est présente dès le xe siècle dans de nombreux manuscrits de l’école de
Saint-Martial de Limoges. Par contre, les compositions d’Adam de Saint-Victor
ornent presque tous les jours de l’octave de Pâques. La prose Lux illuxit dominica,
par exemple, était chantée à Notre-Dame le jeudi de cette semaine.

7 « Ipse vero Magister Perotinus fecit quadrupla optima, sicut : Viderunt, Sederunt, cum abun­
dantia colorum armonice artis », voir Coussemaker, Scriptorum de musica medii aevi, t. 1,
p. 342.
8 Ce sujet a été magistralement étudié et démontré, pour les polyphonies à trois ou quatre
voix, par Guillaume Gross, dans son ouvrage : Chanter en polyphonie. Aussi, notre étude se
cantonne-t-elle aux polyphonies à deux voix, et montre que ces principes étaient déjà une
évidence au tout début de la polyphonie à Notre-Dame.
9 Voir Jean Grosfillier, Les Séquences d’Adam de Saint-Victor, Brepols : Turnhout, 2008 (Biblio­
theca Victorina, 20).
50 sylvain DieuDonné

Figure 1. Prose Lux illuxit dominica


chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 51

Les mélodies des proses sont souvent composées dans une tessiture assez
étendue, explorant les registres graves et aigus de la voix. Elles possèdent leurs
propres tournures idiomatiques, caractéristiques de l’époque de leur composition,
dans tous les cas bien postérieure au chant grégorien. Une même mélodie peut
porter plusieurs textes, comportant les mêmes mètres, et inversement un même
texte peut être porté par plusieurs mélodies. C’est le cas de la prose Lux illuxit do­
minica qui était chantée à l’abbaye Saint-Victor sur une mélodie en RÉ, et à Notre-
Dame sur une autre mélodie, en SOL. Cette dernière se rencontre sur cinq textes
différents, avec quelques variantes ornementales10. Comme le texte de Lux illuxit
dominica est sensiblement plus court que celui des autres proses composées sur la
même mélodie, l’auteur y a opéré quelques savants découpages. Ce type d’arran­
gement permet à une mélodie préexistante de s’approprier un texte nouveau
(fig. 1).
Nous allons nous concentrer sur quelques aspects de la rhétorique poétique
présente dans cette œuvre.
Dès la 1re strophe, le mot lux est, si l’on peut dire, mis en lumière. Composé
d’une seule syllabe, il est entendu de manière incisive jusqu’à cinq fois, en ana­
phore. Au tout début, lux est associé à illuxit de telle manière que, d’emblée,
on entend une répétition (epizeuxis) phonétique [lysi-lysi]. La même association
phonétique [lysi] se retrouve au début des 2e et 4e vers, et de manière amplifiée au
début du 3e vers [lyslysi].
Les verbes et les adjectifs qui lui sont associés donnent lieu à une gradatio :
lumière insigne, unique, lumière de la lumière, de la joie, de la gloire immortelle !
Tandis que les assonances [i] et [y] – les voyelles les plus brillantes de l’alphabet –
sont associées aux allitérations [l] et [s] issues, comme [y], du mot lux. De ce fait,
dans les deux premiers vers, la rime en [a] : « ica » – dominica, unica – prend un
relief particulier. Ces deux mots sont associés, Pâques étant la unica dominica, le
dimanche unique, qui englobe tous les dimanches du Temps. Strophe 1b, letitie
et glorie sont liés de la même manière : la joie de Pâques est celle de la gloire
immortelle.
La succession anaphorique de lux aboutit, au début de la deuxième strophe,
au mot diem. Le jour est sémantiquement associé à la lumière11. Il est intéressant
de comparer cette prose avec celle de l’octave de Pâques, également d’Adam de
Saint-Victor. Là, inversement, les anaphores sur dies aboutissent au mot lux :

10 Voir René-Jean Hesbert, Le prosaire de la Sainte-Chapelle, Macon : Protat frères, 1952 (Monu­
menta Musicae Sacrae), p. 95.
11 « Quis est dies quem fecit Dominus ? Quare dies ? Quia lux est. Et vocavit Deus lucem diem
[cf. Gen. 1, 5] » (Quel est le jour qu’a fait le Seigneur ? Pourquoi est-il le jour ? Parce qu’il est
lumière. Et Dieu a appelé la lumière jour), Augustin, Sermon 226 In die Paschae III, éd. PL 38,
col. 1099.
52 sylvain DieuDonné

Table 1. Adam de Saint-Victor, proses Lux illuxit & Salve dies

Lux illúxit domínica, Salve, dies, diérum glória,


lux insígnis, lux única, dies felix, Christi victória,
lux lucis et letítie, dies digna iugi letítia,
lux immortális glórie. dies prima !
Diem mundi condítio… Lux divína cecis irrádiat…

Adam nous en donne une clé de lecture dans la prose du mercredi de l’octave
de Pâques :

Table 2. Adam de Saint-Victor, prose Ecce dies celebris

Ecce dies célebris Voici le jour


lux succédit ténebris où la lumière succède aux ténèbres
Morti resurréctio la résurrection à la mort

Tous ces textes commentent le graduel de Pâques dont le refrain est solennel­
lement entonné tous les jours de la semaine pascale : Hec dies quam fecit Dominus,
exultemus et letemur in ea.
Adam s’inscrit dans une tradition héritée des Pères de l’Église, comme en
témoigne cette paraphrase enjouée et éloquente du Ps. 117, 24, extraite d’un
sermon attribué à saint Augustin : « Jour de bienveillance, jour de pardon, jour de
délivrance ! […] Ce jour joyeux et riche, exempt et resplendissant, est “comme

qu’a fait le Seigneur12 ! ».


mille années en présence de Dieu” (cf. Ps. 89, 4) ; car ce jour est vraiment celui

Le timbre mélodique qui le porte, d’une lointaine origine gallicane13, est


entièrement dédié à la joyeuse proclamation de ce jour :
La quatrième strophe chante la solennité de Pâque : Sollempnis est celebritas !
– Solennelle est cette célébration ! Les vers de la strophe 4a sont agencés sous
forme de chiasme mettant en valeur le mot sollemnis/sollemnia au début et à la
fin, tandis que les vers de la strophe 4b sont parallèles, introduits par l’anaphore
prime/prima : solennité des solennités, Pâques est le « premier des jours » et de

12 « Dies indulgentiae, dies remissionis, et dies liberationis […]. Dies iste laetus et latus, liber et
lucidus, “tamquam mille anni in conspectu Dei”, quia vere iste est “dies quem fecit Dominus” »,
ps.-Augustin, Sermon 21 pour la fête de Pâques, 4, dans Armand-Benjamin Caillau – Silvestre
Guillon, Collectio selecta Ss. Ecclesiae Patrum, complectens exquisitissima opera tum dogmatica et
moralia, tum apologetica et oratoria, Paris : Méquignon-Havard, t. 130, Paris : Parent-Desbarres,
1836, p. 138-140.
13 Voir Dom Jean Claire, « Le Cantatorium romain et le Cantatorium gallican, étude comparée
des premières formes musicales de la psalmodie », dans Orbis musicae, t. 10, 1990-1991,
p. 65-66 et n. 7.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 53

Figure 2. Graduel Hec dies. BnF lat. 1112, fo 105v

ce fait nous procure « les premières joies ». La cinquième strophe débute par sol­
lemnitatum, anaphore phonétique et isolexique du sollemnis de la strophe 4a. Le
rythme et l’effet de progression sont ici remarquables pour signifier la montée vers
Pâques : « La gloire de ces solennités, c’est la victoire pascale ! ».
Ce climax est prolongé, strophe 6, alors que le poète dévoile le sens du
mystère de la Rédemption : « Dès lors, sous le voile déchiré, s’est révélé ce que

les ténèbres15 ». À la fin de la strophe, nous retrouvons, très exactement aux trois
l’ancienne Loi a annoncé14, l’événement accomplit le signe et la lumière illumine

cinquièmes du poème, le mot lux : lux illuminat. Ce sens de la proportion est


d’autant plus notable que ladite strophe débute à la moitié du poème. Le mot
lux est amené par une progression, au moyen de nombreux monosyllabes. En
début de vers, les adverbes et conjonctions : iam, quod et et, donnent à l’énoncé
du discours un caractère incisif, tandis que sur la quatrième syllabe des 2e, 3e et 4e
vers, les mots lex, res et lux offrent une marche rythmique et temporelle qui décrit
l’histoire du salut : successivement la loi (de l’Ancien Testament), l’événement (ce
qui vient d’arriver) et la lumière (effet de la grâce). Cette gradation est soutenue
par les verbes situés en fin de vers, assurant de ce fait les rimes : patuit/precinuit,
exterminat/illuminat : ce qui est révélé, ce qui annonce, ce qui abolit ou accomplit,
ce qui illumine…
Nous voyons par ces quelques exemples comment les proses d’Adam de Saint-
Victor s’intègrent dans un contexte liturgique bien défini. L’auteur est totalement
imprégné des textes et des chants de la liturgie, tout comme des versets bibliques
et de leurs commentaires patristiques. Ses poèmes viennent, comme des tropes,
commenter et enrichir la liturgie de leur expression propre. Ils ont été composés
avant la construction de l’actuelle cathédrale mais, comme on l’a vu, bon nombre
d’entre eux y ont été chantés.

14 Voir ps.-Augustin, Sermon 21, 3 : « Ut “revelata facie gloriam Domini speculemur”
(II Cor. 3, 18), quod legis antiquae mystico nobis velamine velabat, velum abscidit » (Afin que
nous contemplions la gloire du Seigneur à visage découvert, le voile qui, comme une enveloppe
mystérieuse autour de la Loi ancienne, nous la dissimulait, elle [la Passion] l’a déchiré).
15 Voir ps.-Augustin, Sermon 21, 4 : « Dies iste tenebras nescit, quia ipse primus tenebras effuga­
vit » (Ce jour ne connaît pas les ténèbres, car lui-même a le premier dissipé les ténèbres).
54 sylvain DieuDonné

L’organum

Pendant la deuxième moitié du xiie siècle, durant le chantier de la cathédrale,


se développe une nouvelle manière de commenter et de solenniser un texte
ancien : la polyphonie, et ce qu’on appelle l’organum. L’Anonyme IV, se faisant
l’écho de la mémoire parisienne16, témoigne qu’un certain maître Léonin est alors

organa du graduel et de l’antiphonaire, dans le but d’enrichir le service divin17 ».


considéré « comme un excellent “organiste” qui a composé le grand livre des

À la suite de la prose Lux illuxit dominica d’Adam de Saint-Victor, évoquons


d’autres commentaires du graduel Hec dies de Pâques, plus spécifiquement musi­
caux et polyphoniques (fig. 3).
Le plain chant est alors exposé en valeurs longues, d’une durée indéterminée
(teneure), tandis qu’une deuxième voix (duplum) s’ajoute, très ornée, luxuriante.
Cette voix, dite « organale », cherche avant tout à entrer en résonance avec la
première grâce aux consonances des intervalles harmoniques de quinte, de quarte
ou d’octave. L’harmonie des sons renvoie à l’harmonie du cœur et de la vie,
tout autant qu’à celle des nombres et des astres… mais cette harmonie est riche
d’événements, de petits motifs qui se répètent, se développent et se transforment
à l’envi sur divers degrés mélodiques. On appelle ce type de polyphonie l’« orga­
num fleuri ».
Ainsi, la cellule mélodique α, composée de trois notes descendantes, est
initialement conçue pour ponctuer les différentes sections musicales de l’organum.
À la fin de la section A, par exemple, elle amène le MI, à la quinte de la teneure
LA, tandis qu’à la fin de la section B, elle amène le RÉ, à la quinte du SOL.
Puis, elle continue de s’adapter aux fluctuations de la teneure qui sert de base à
la composition. Entendue sur différents degrés, elle subit diverses transformations
ou évolutions mélodiques. De trois notes descendantes, elle passe à quatre, et
même à cinq comme dans les sections D et H. Elle est également prolongée
par une note ascendante (mouvement contraire) comme à la fin de la section C
(FA-MI-RÉ-DO-RÉ, ce dernier RÉ à la quinte du SOL). Nous l’appelons alors
cellule α’.
Ces deux cellules, α et α’, sont développées, et donc abondamment répétées,
tout au long de l’organum. La cellule a est alors distendue par des intervalles
disjoints (tierces) (FA-MI-RÉ, puis FA-MI-DO, puis MI-DO-LA dans la sec­
tion E) et génère un nouveau motif : γ. Elle est également reprise en mouvement
contraire aux sections E et F : cellule β. Section E, le mouvement contraire (β)

16 Rappelons qu’il écrit près d’un siècle après les faits, au sujet d’un répertoire alors toujours en
usage dans la cathédrale…
17 « Et nota quod Magister Leoninus, secundum quod dicebatur, fuit optimus organista, qui fecit
magnum librum organi de gradali et antiphonario pro servitio divino multiplicando », voir
Coussemaker, Scriptorum de musica medii aevi, t. 1, p. 342.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 55

Figure 3. Graduel Hec dies. Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms. Pluteus 29.1,
fo 108r.
56 sylvain DieuDonné

naît du mouvement droit (α) auquel il est tuilé (FA-MI-RÉ-MI-FA18-MI). La cel­


lule β est alors reprise en tant que telle (RÉ-MI-FA-RÉ-MI), comme l’inversion
tronquée de l’ordo précédent. Dans la section F, elle est développée sous la forme
d’une remarquable gradatio ascendante.
De fait, ces développements et répétitions mélodiques répondent à une rhéto­
rique musicale en continuité avec la rhétorique poétique d’Adam. La gradatio, par
exemple, apparaît, grandiose, entre les sections A et B, suivant en cela la descente
de la teneure du LA au SOL. La mélodie est en pleine résonance avec celle-ci :
octave, quarte avec « groupe broderie » (varié la seconde fois) avant de rejoindre
la quinte. La gradatio est utilisée de manière plus cellulaire dans les différents
développements des sections C19 à G.
Le compositeur utilise également la repetitio (anaphore mélodique) sur la
cellule δ dans les sections H et K, comme un exorde à divers développements
mélodiques. Section H, la mélodie rejoint une première fois la quinte grave
(SOL-DO), comme une flexe de cantillation, et la seconde fois reste sur le SOL
initial (SOL-SOL), comme une cadence psalmodique. Section K, la cellule δ
s’enchaîne aux cellules α et β accolées, en gradatio différée (SOL-LA-FA-MI-RÉ-
RÉ-MI-FA-RÉ, puis SOL-LA-FA-MI-MI-RÉ-DO-DO-RÉ-MI-LA) conduisant
la mélodie vers le LA, à l’unisson de la teneure.
Nous avons vu comment l’art poétique joue sur le rythme et les couleurs des
sons. Nous voyons ici combien l’art musical se structure grâce aux figures de la
rhétorique. Et nous pouvons entendre à quel point sont portés ces deux mots : hec
dies, lorsque, entre résonances acoustiques et poétique musicale, ils sont chantés
de cette manière !

Le déchant

Mais ce style polyphonique, associé au nom de Léonin, est amené à évoluer.


L’Anonyme IV nous apprend que les œuvres de Léonin « sont restées en usage
jusqu’au temps du grand Pérotin († vers 1230), qui les a abrégées et a composé

excellent déchanteur, meilleur que Léonin20 ». Le déchant (discantus) désigne,


des clausules ou bien des cadences de bien meilleure facture, car il était un

selon l’acception du xiiie siècle, certaines portions de l’organum composées dans


un style d’écriture très différent, lorsque les deux (ou davantage) voix procèdent

18 Epanados, « procédé qui consiste à reprendre un mouvement mélodique dans un sens


contraire ». Voir Gross, Chanter en polyphonie, p. 181-183 et 332. Mais cela peut également être
perçu comme une prolongation de la formule α’ (FA-MI-RÉ-MI + FA).
19 La section C débute sur une répétition de la formule à la même hauteur (epizeuxis), avant la
gradatio qui amène pour la première fois la variante α’ (remontée de la dernière note).
20 « Et fuit in usu usque ad tempus Perotini Magni, qui abbreviavit eumdem, et fecit clausulas sive
puncta plurima meliora, quoniam optimus discantor erat, et melior quam Leoninus erat », voir
Coussemaker, Scriptorum de musica medii aevi, t. 1, p. 342.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 57

selon le principe du rythme mesuré. C’est une innovation capitale dans l’appré­
hension du temps musical. Alors que jusqu’à présent le rythme du chant était
avant tout basé sur la déclamation du texte, les notes plus ou moins brèves ou
longues ayant une valeur relative déterminée par la structure textuelle et mélo­
dique des pièces, on établit maintenant un rapport numérique entre des notes qui
seront deux ou trois fois plus longues que d’autres. Ce système est organisé selon
plusieurs « modes rythmiques » suivant l’ordre des longues et des brèves. Par
exemple, le premier mode alterne – ⏑, le deuxième mode, ⏑–, le troisième mode
– ⏑⏑, etc. Cela a permis à Pérotin de superposer plus de deux voix simultanées,
jusqu’à trois et même quatre, et à l’art musical d’évoluer vers des polyphonies de
plus en plus complexes.
Après le verset, il est d’usage de reprendre le refrain du graduel. Mais ici, cette
reprise a été totalement réécrite, revisitée par Pérotin (fig. 4).
L’incipit (section A) et la coda (section H) sont écrits dans le style ancien.
Entre les deux, la partie centrale est composée dans le nouveau style, en déchant :
la voix organale est en premier mode rythmique (– ⏑ – ⏑…–) au-dessus d’une te­
neure en valeurs longues et régulières (cinquième mode). Les rencontres de notes
se font majoritairement sur les intervalles harmoniques (octave, quinte, unisson,
quelquefois quarte). Ces intervalles sont amenés par des notes d’ornementation
(notes de passage, broderies…).
La section A fait entendre d’emblée une résonnance harmonique : au-dessus
du LA teneure, le LA-octave amène le MI-quinte qui dominera toute la com­
position. Le discours mélodique de l’organum est alors amorcé par un jeu de
broderies : tout d’abord un « groupe broderie » en tension autour de FA, puis par
gradatio autour de MI, la quinte résonnante. Cette introduction nous permet ainsi
d’entendre les deux cellules mélodiques qui seront à la base de tout le déchant qui
suit : β, cellule ascendante de trois notes, MI-FA-SOL et δ, cellule FA-SOL-MI,
servant ici de liaison21.
Le contrepoint doit trouver sa cohérence en tenant compte de la teneure qui
s’impose comme la base de la polyphonie. Le duplum use ici encore de nombreux
procédés rhétoriques22.
Dans la section B, la cellule β est énoncée au début et à la fin (complexio), les
deux répétitions étant séparées par la cellule δ.
La section C se termine comme la section B sur β (conversio), tandis que la
cellule δ est amplifiée, inclue dans un large mouvement mélodique qui prend sa
source au LA aigu et se prolonge jusqu’au DO grave (LA-SOL-FA-SOL-MI-RÉ-
DO).

21 Ces deux cellules étaient déjà présentes dans le premier énoncé du Hec dies. À des fins de clarté,
nous utilisons ici le sigle qui leur était alors attribué.
22 La terminologie employée est celle des traités (Voir Gross, Chanter en polyphonie). Un tableau
récapitulatif est proposé, table 4.
58 sylvain DieuDonné

Figure 4. Graduel Hec dies (reprise) (Florence, BML, Pluteus 29.1, f° 109r)
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 59

Section D, les rôles sont inversés : complexio sur δ, tandis que β est répétée
deux fois de suite (conduplicatio) entre les deux énoncés de δ qui, la seconde fois,
est de nouveau amené par le LA aigu23.
La section E débute par la cellule δ qui terminait la section D (anadiplosis) et
prolonge sa mélodie vers le RÉ. Section F, la reprise de δ est prolongée cette fois
jusqu’au DO. Cette ponctuation au grave précède et annonce la dernière phrase
qui, par contraste, attaque directement sur SOL.
La section G procède d’emblée par une descente répercutée sur SOL, puis sur
FA, selon le principe ornemental spécifique de la florificatio vocis24. Cette manière
très vocale de faire vivre le son sur divers degrés précède la cadence.
Enfin, la coda finale (section H) répond par le mouvement inverse de celui de
l’incipit (A) : retour à l’octave à partir de la quinte en une ascension, MI-SOL-LA,
répétée par deux fois (conduplicatio), le SOL ayant alors une fonction ornemen­
tale, broderie ou appogiature.
Cette musique, par ses longues vocalises, semble totalement s’affranchir du
texte. Mais elle reprend à son compte, dans une grande unité de pensée, les figures
propres à l’art poétique. La répétition permet de donner à la fois une couleur et un
rythme au discours (textuel et/ou musical), tout en faisant appel à la mémoire ;
elle est de ce fait associée à la notion de beauté.

Le motet

Cette section de l’organum – le déchant – d’une conception rythmique et


contrapunctique tout à fait nouvelle, inspire aux chantres de Notre-Dame un
certain nombre de déclinaisons sous forme d’exercices d’écriture et de contrôle
du contrepoint. Au xiiie siècle, ces longs mélismes rythmés qui pouvaient se
substituer les uns aux autres sont appelés clausules25. De manière analogue à ce
qui s’est passé au tout début de la séquence à Saint-Gall, certaines de ces clausules
sont tropées, ornées de nouvelles paroles, de nouveaux mots26, et donnent ainsi
naissance au motet.
Avant de devenir une forme totalement autonome et florissante, dans les
décennies et les siècles suivants, le motet reste, dans un premier temps, attaché

23 Tout comme l’incipit de C, ce qui donne lieu, si on réunit les sections C et D, à une complexio.
24 Selon Jean de Garlande (1190-ap. 1252), la florificatio vocis, la répétition de la même note, est ce
« qui fait qu’un son inconnu devient connu. Grâce à cette reconnaissance, l’audition procure du
plaisir ». Voir Gross, Chanter en polyphonie, p. 115-116 et 160-163.
25 Selon sa signification première, la clausule désigne la fin d’une phrase ou d’un texte, et devrait
donc qualifier la coda (section H) de l’organum que nous venons de voir. Dans le cadre des
grandes compositions de l’école de Notre-Dame, ce terme signifie également la section en
déchant de l’organum. Voir Olivier Cullin, article « Clausule » dans le Guide de la musique du
Moyen Âge, éd. Françoise Ferrand, Paris : Fayard, 1999, p. 173.
26 Tropes logogènes.
60 sylvain DieuDonné

à l’organum dont il est issu. Le motet Dat superis (fig. 5) est entièrement orienté
vers ses deux derniers mots, hec dies, qui sont ceux de l’incipit du graduel de
Pâques, tandis que la mélodie du plain-chant sert de support à la polyphonie.
À la contrainte de devoir composer une polyphonie cohérente sur une teneure
issue du plain-chant, s’ajoute celle du texte. La parfaite concordance rythmique
et structurelle du poème et de la mélodie nous laisse à penser qu’ils ont dû être
conçus simultanément.
Nous trouvons cette composition sous forme de clausule dans le manuscrit de
Florence, et sous forme de motet dans le manuscrit de Wolfenbüttel27. Comme
à cette époque les musiques syllabiques ne sont pas encore dotées d’écriture
rythmique, la clausule mélismatique nous est utile pour reconstituer le rythme du
motet. Celui-ci est écrit en troisième mode rythmique (– ⏑⏑ – ⏑⏑… –) tant pour
la teneure que pour la voix polyphonique.
Le motet Dat superis est composé de dix vers de dix syllabes chacun, sauf les
vers 4, 8 et 9 qui sont de quatre syllabes, et le vers 3 qui est de sept syllabes.
Mis en musique, chaque vers est ponctué par un silence, et donc clairement
identifiable en ce qu’on appelle un ordo. Il est à noter que la succession des vers
8 et 9, chacun de quatre syllabes, entrecoupés d’un silence ne brise pas la carrure
générale qui est de quatre pulsations 28 par ordo. La teneure, quant à elle, se déploie
par ordines parfaitement réguliers de deux pulsations chacun, et la mélodie du Hec
dies grégorien est répétée quatre fois.
Au début, les deux voix procèdent dans une parfaite concordance rythmique
(un ordo du motet pour deux ordines de la teneure). Mais à partir de la section
C, du fait de l’amputation de trois syllabes au vers 3 (rutilant insignia), puis de
trois autres au vers 4, elles se répondent l’une l’autre assurant par ce contrepoint
structurel, une présence rythmique ininterrompue.

Le poème est ponctué par la rime [ia], et même [ias] à partir de la deuxième
phrase. Ces rimes sont toutes issues de mots proparoxytons, et donc selon la
même rythmique29. À la rime phonétique correspond une rime rythmique. Cette
rime n’anticipe pas le [ɛs] du hec dies final (sauf pour le [s]), mais elle lui permet
a contrario de resplendir par l’étonnement phonétique qu’il procure. Par contre, ce
[ɛs] précédé des voyelles [e] et [i] (celebris) renvoie au Rex (vers 7) du début de la
phrase, et aux voyelles [e] et [i] qui suivent (sideris etheris).
Les vers sont composés de 4 + 3 + 3 syllabes et sont rythmés par une
assonance en « i ». Le premier vers répartit le texte selon cette division : un mot
de quatre syllabes (en fait un monosyllabe : dat, suivi d’un mot de trois syllabes :

27 F, fo 155r et W2, fo 179v. Les deux manuscrits présentent quelques menues variantes mélodiques
qui ne remettent aucunement en cause la structure d’ensemble de la pièce.
28 Une pulsation correspond à l’entité de base du mode rythmique, ici un pied dactylique (– ⏑⏑).
29 Aux vers 7 et 10, les paroxytons vĭās et dĭēs, dont la syllabe accentuée est brève, sont chacun
précédés d’un monosyllabe long par nature. Celui-ci reçoit de fait l’accent rythmique de la
phrase, faisant du groupe de mots (iām vĭās ou hēc dĭēs) un proparoxyton.
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 61

Table 3. Motet, Dat superis

1 Dat súperis, ínferis, gáudia, 4/3/3 MI


2 pre céteris, vite victória : 4/3/3 MI
3 rútilant insígnia ! 4/3 SOL
4 Mors, fúgias, 4 SOL
5 et rápias minas hinc ímpias, 4/3/3 MI
6 implícitum gémitum párias. 4/3/3 SOL
7 Rex síderis étheris iam vias 4/3/3 MI
8 dat pérvias : 4 RÉ
9 dat várias 4 DO
10 delícias célebris hec dies. 4/3/3 MI

superis), et deux mots de trois syllabes (inferis et gaudia). Ce principe est constant,
sauf pour les vers 2 et 3, ce qui ne modifie pas pour autant l’impression de balan­
cement rythmique, du fait que l’assonance en « i » est conservée à sa place (qua­
trième et septième syllabes).
Exceptionnellement, au vers 6, l’assonance en « um » vient assombrir par
contraste le « i » par ailleurs très présent (« car tu provoques un obscur gémisse­
ment »). Une autre exception, remarquable, concerne les vers situés immédiate­
ment après un vers de quatre pieds. La première assonance rythmique en « ias »
(à la quatrième syllabe) y est perçue comme une rime du vers précédent…
(cf. vers 5 et 10)
Les accents du texte tombent toujours sur la 1re brève du mode rythmique30,
tandis que la finale des mots se trouve généralement sur la longue. Cette prosodie
donne à la musique un élan caractéristique qui nous renseigne sur la manière
d’interpréter ce mode.

30 Exception au vers 3 (rútilant).


62 sylvain DieuDonné
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 63

Figure 5. Motet Dat superis (Florence, BML, Pluteus 29.1, fo 155r (clausule) /
Wolsfenbüttel, Helmst. 1099, fo 179v (motet))

Le texte est composé de trois phrases (vers 1-3 / 4-6 / 7-10), mais le motet
est conçu dans une parfaite continuité, tant pour le texte que pour la musique. En
effet, dans la mesure où le MI, associé au LA de la teneure, est la note de référence,
les deux premières phrases, ponctuées par un SOL aigu suspensif, appellent une
suite… Dans les deux cas (sections C et F), ce SOL est amené par une gradatio.
Section C, cette gradatio associée à la diminution du vers de dix à sept syllabes,
révèle l’émerveillement, la stupéfaction : « les emblèmes rutilent ! ».
Les répétitions mélodiques rhétoriques sont nombreuses. Nous relevons juste
quelques éléments caractéristiques. Si le premier ordo (A) se chante sur un
ambitus très resserré (4te RÉ-SOL, autour du MI), une gradatio place le mot inferis
au grave de superis. Ce rapport rhétorique entre figure mélodique et sens du texte
amène ainsi le RÉ grave, broderie structurelle du MI. Avant le dernier retour sur
MI, la mélodie se prolonge en inversant (comme un palindrome) la descente de
inferis (FA-MI-RÉ-MI-FA : épanados). Le deuxième ordo reprend et amplifie les
mêmes principes, signifiant ainsi la vite victoria.
64 sylvain DieuDonné

Table 4. Lexique des figures de rhétorique utilisées dans cette étude

Gradatio M M ou bien M M Marche mélodique


Repetitio M—|M— Anaphore mélodique
Conversio —M|—M Épiphore mélodique
Complexio M —— M Épanadiplose
Anadiplosis —M|M— Anadiplose
Conduplicatio (—) M M (—) Épizeuxe
Epanados fga agf Mvt droit/contraire
→←
Color in ordinatione Répétition d’une note au sein d’un motif progressivement
étagé sur une 5te
Florificatio vocis Répétition à l’unisson d’une ou plusieurs notes dans un
mouvement mélodique conjoint

Le Mors fugias (D) semble précipité par le resserrement rythmique dont nous
avons déjà parlé. Il se retrouve ainsi isolé, comme la mort est isolée… À la suite de
cela, la section E, plus contournée et contrastée, accompagne l’idée de l’éviction
de la mort : « emporte d’ici tes menaces cruelles » !
La troisième phrase (à partir de G) est conçue structurellement, gramma­
ticalement, mélodiquement et rythmiquement selon un parallélisme inversé
(chiasme). Mais en contrepoint de cela, une autre structure mélodique apparaît.
La section G est composée en miroir (epanados). Le mouvement droit, ascendant,
reprend la formule de la fin de F (anadiplosis) pour amener le SOL aigu. Mais
le mouvement contraire, descendant, est rompu par le MI anticipé de etheris. En
fait, il amorce une progression qui balaie, par paliers, toute la tessiture de la pièce,
du LA aigu jusqu’au DO grave (LA-SOL / SOL-FA / FA-MI / MI-RÉ / DO).
Au sein de cet agencement, le MI est répété comme un point fixe (color in
ordinatione) : point d’arrivée sur etheris et iam vias ; point de départ lorsque la
descente le rejoint et le dépasse sur dat pervias (H) et dat varias (I). Comme
dans le Hec dies en déchant, la ponctuation sur le DO grave précède et annonce la
dernière phrase du motet. La progression est alors résumée, sur celebris hec dies, et
amène cette fois le MI modal conclusif.

Ces nouvelles formes musicales sont nées et se sont développées à Notre-


Dame de Paris, avant et durant le temps de sa construction. Notre étude précède
les grandes réalisations de Pérotin à trois ou quatre voix qui vont continuer
d’embellir le paysage sonore de la cathédrale, et au sein desquelles les figures rhé­
toriques vont interagir entre les différentes voix. Nous avons pu voir et entendre
comment, entre plain-chant monodique et polyphonies, entre rythme prosodique
et rythme mesuré, entre poésie et musique, les mots et les mélodies se rejoignent
chanter Dans la cathéDrale notre-Dame De Paris 65

en une unité structurelle, sonore, rhétorique et théologique, pour faire entrer


le croyant dans la célébration du mystère. Ce mystère est porté par les voûtes
résonnantes de la cathédrale, édifice sonore au sein duquel la voix de l’Église
s’élève vers son Dieu.
jean longère 

Maurice de Sully, l’évêque du diocèse de


Paris, le prédicateur
Avec l’édition et la traduction du sermon De dedicatione
ecclesiae

Pour comprendre le sens que donnaient aux cathédrales du Moyen Âge ceux
qui les ont bâties, on rêverait de disposer de traités de leur part exposant leur
projet et leur intention. À défaut, les sermons d’un évêque bâtisseur comme
Maurice de Sully, qui en 1163 posa la première pierre de la nouvelle cathédrale
de Paris, nous conservent quelque chose de leurs intentions pastorales. Au
moment où paraît l’édition de ses sermons1, on a choisi de publier et de
traduire ici celui qui précisément porte sur la dédicace d’une église. On y
trouve des éléments qui dévoilent une vision de l’église, comme lieu cultuel, à
la fois symbole et creuset d’un édifice moral et spirituel.
Après avoir décrit l’organisation territoriale du diocèse de Paris dans les
années où l’on construisait Notre-Dame (xiie-xiiie siècles), la présente
contribution s’intéresse à la prédication que l’évêque Maurice de Sully faisait
résonner sous les voûtes des édifices dans lesquels il prêchait. Quelques
indications relatives à la prédication médiévale en général, puis aux recueils
de sermons que nous a laissés Maurice de Sully, sont suivies d’un bref
commentaire du sermon 61 sur la dédicace. (P. B. et D. P.)
Maurice de Sully naît vers 1120 à Sully-sur-Loire, d’une famille modeste, selon
le témoignage des contemporains2. Il vient à Paris vers 1140 et y fait de solides

1 Cet exposé sur Maurice de Sully prédicateur et bâtisseur introduit, si l’on peut dire, à la
publication prévue en 2022 du volume : Jean Longère, De la chaire à la pierre : la prédication
au peuple de Maurice de Sully († 1196), évêque de Paris et bâtisseur de Notre Dame, texte et
traduction, à paraître au CTHS, dans la collection Documents inédits de l’histoire de France.
2 Voir Victor Mortet, « Maurice de Sully, évêque de Paris (1160-1196). Étude sur l’administra­
tion épiscopale pendant la seconde moitié du xiie siècle », dans Mémoires de la Société de
l’histoire de Paris et de l’Ile de France, t. 16, 1890, p. 120-121, et pièces justificatives no 1,
2, 9, p. 285-289 (p. 6 et 7, 171-175 du tiré à part) ; Jean Longère, « Maurice de Sully :

Jean Longère • Directeur de recherche honoraire au CNRS (IRHT)

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 67-80.
10.1484/M.STMH-EB.5.129295
68 Jean longère

études. D’après les suscriptions de diverses chartes, il semblerait qu’il ait été
clerc en 1147, diacre et chanoine avant 1150. Fin 1150, il devient archidiacre de
Paris avec la charge du Hurepoix. À la mort de Pierre Lombard en 1160, il est
choisi pour lui succéder, comme évêque de Paris, sur le conseil de Louis VII, qui,
consulté par les chanoines hésitant entre Maurice de Sully et Pierre le Mangeur,

vez le plus instruit pour la direction des écoles3 ».


aurait répondu : « Choisissez le plus zélé pour le gouvernement des âmes ; réser­

Maurice de Sully, évêque du diocèse de Paris

La cathédrale est l’incarnation d’un diocèse, dont l’évêque a le gouvernement.


À quoi ressemblait le diocèse de Paris à l’époque de Maurice de Sully ?

L’organisation territoriale du diocèse

Le territoire du diocèse de Paris était divisé en six doyennés ruraux regroupés


en trois archidiaconés, à quoi s’ajoutaient deux archiprêtres pour la ville et la
banlieue.
Pour avoir des précisions sur la division du diocèse surtout dans sa partie
rurale, il faut recourir à des documents quelque peu postérieurs à Maurice de
Sully, tels que le Pouillé de 1205 et le Catalogue des abbayes et prieurés de 12604.
Trois archidiaconés ruraux regroupent chacun deux doyennés. Au Nord, l’ar­
chidiaconé du Parisis s’étend de la vallée de la Seine au Nord-Ouest à celle
de la Marne au Sud-Est. En 1205, le doyenné de Gonesse regroupe 92 églises,
1 chapelle, 11 prieurés, 2 chapitres, 2 abbayes. Le doyenné de Montreuil (plus tard
Chelles) comporte 39 paroisses, 2 chapitres, 2 abbayes, 7 prieurés.
L’archidiaconé de la Brie est délimité au Nord par la Marne, au Sud par la
Seine. Le doyenné de Lagny comprend 35 églises et 4 chapelles. Plus vaste, le
doyenné de Moissy compte 55 églises, 6 chapelles, 4 abbayes, 7 prieurés.
De Morsang-sur-Seine au Sud-Est, l’archidiaconé de l’Hurepoix rejoint le
même fleuve un peu en aval de Saint-Germain-en-Laye. Les doyennés ont plu­
sieurs fois changé de nom : celui de Linas ou de Montlhéry regroupe 60 églises,

l’évêque de Paris (1160-1196), le prédicateur », dans Notre-Dame de Paris. Un manifeste chrétien


(1160-1230). Actes du colloque organisé à l’Institut de France, le vendredi 12 décembre 2003,
Turnhout : Brepols, p. 27-70.
3 Le rire du prédicateur. Récits facétieux du Moyen Âge. Textes traduits par Albert Lecoy De La
Marche. Présentation, notes et annexes par Jacques Berlioz, Turnhout : Brepols, p. 48, no 36.
4 Jean Longère, « Le Moyen Âge », dans Le diocèse de Paris, t. 1 : Des origines à la Révolution, éd.
Bernard Plongeron, Paris : Beauchesne, 1987, p. 97-102, 105-131. Une référence classique :
abbé Jean Lebeuf, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, 5 vol. in 8°, Paris : Prault Père,
1754-1758. Nouvelle édition en cinq volumes in 8°, Paris : Féchoz – Letouzey, 1883.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 69

1 chapelle, 9 prieurés. Le doyenné de Châteaufort compte 82 églises, 13 chapelles,


4 abbayes, 24 prieurés.
Dans les trois archidiaconés ruraux, on totalise 363 églises paroissiales, 26 cha­
pelles, 16 abbayes, 66 prieurés. Le vaste territoire de l’Hurepoix est aussi celui qui
a le plus grand nombre d’églises : 142. La répartition n’est pas trop déséquilibrée
entre Linas (60) et Châteaufort (82). Au Nord, sur les 131 églises du Parisis, on
constate une grande différence entre Gonesse (92) et Montreuil (39), facilement
explicable par la différence d’étendue et de richesse agricole au profit du premier
doyenné. L’archidiaconé de Brie est le plus petit ; le nombre de paroisses y est
nettement inférieur (91), plus nombreuses à Moissy au Sud-Est (55) qu’à Lagny
(35). Par la seule implantation paroissiale, on voit que les parties Nord et Ouest
du diocèse (Gonesse et Chateaufort) sont nettement plus peuplées et structurées
que la partie Est (Montreuil et Lagny).
Outre les six doyennés ruraux, le diocèse de Paris comprend, au début du
xiiie siècle, deux archiprêtres pour la ville et la banlieue, tout à fait indépendants
des divisions archidiaconales5. C’est sur le Pouillé de 1205 qu’on constate la
répartition des paroisses de Paris et de ses abords immédiats en deux archiprêtrés.
En 1191, on ne parle encore que d’un archiprêtré. Entre les deux dates, une
décision de Philippe Auguste a pesé lourd sur le développement de Paris et la
réorganisation du dispositif paroissial : la construction d’un mur qui enferma dans
la ville une large étendue des faubourgs. L’enceinte est élevée sur la rive droite
entre 1190 et 1200, sur la rive gauche entre 1200 et 1210.
Rive droite, en moins d’une génération, le centre marchand de Paris passe de
la Cité au cœur du Châtelet. La population afflue jusqu’à Saint-Merry et gagne
même les bourgs de Saint-Martin-des-Champs et de Saint-Laurent. Des chapelles
déjà existantes vont être érigées en paroisses. Saint-Germain-l’Auxerrois est la
paroisse la plus importante, suivie de Saint-Jacques-de-la-Boucherie.
Rive gauche est créé, à la fin du xiie siècle, un second archiprêtré à Saint-
Séverin, paroisse qui s’agrandit au cours des xiie et xiiie siècles. La construction
du mur de Philippe Auguste pose des problèmes de territoire entre le diocèse,
l’abbaye de Sainte-Geneviève, celle de Saint-Germain-des-Prés.

L’église cathédrale Sainte-Marie

Sur l’île de la Cité, jusqu’au début du xie siècle, l’église cathédrale, Sainte-
Marie, reste la seule église. Mais les chapelles sont nombreuses : leur origine sou­
vent monastique ou canoniale ne les empêche pas d’être ouvertes aux habitants
du quartier ; un clergé fixe apparaît peu à peu à la tête de ces divers lieux de culte.

5 Adrien Friedmann, Paris, ses rues, ses paroisses du Moyen Âge à la Révolution. Origine et évolution
des circonscriptions paroissiales, avec 24 planches in texte et 4 plans en dépliant, Paris : Plon, 1959,
p. 345-409 ; Jacques Boussard, Nouvelle histoire de Paris. De la fin du siège de 885-886 à la mort
de Philippe Auguste, Paris : Hachette, 1976, p. 47.
70 Jean longère

En 1183, Philippe Auguste cède à Maurice de Sully la synagogue, rue de la Juive­


rie. À cet emplacement, l’évêque fait bâtir l’église Sainte-Marie-Madeleine ; elle
comble une lacune dans le dispositif paroissial entre Saint-Martial et Saint-Pierre-
aux-Bœufs6. Les chapelles de la Cité ont trouvé leur plein emploi après 1160,
au moment où disparaît l’ancienne église Sainte-Marie qui a longtemps abrité
l’essentiel de la vie liturgique pour les habitants de l’île. En 1163, la première
pierre du nouvel édifice est posée en présence du pape Alexandre III. Les travaux
commencent par le chœur dont Henry de Marcy, légat du pape, consacre le
maître-autel le 19 mai 1182. La construction de la nef est déjà bien avancée à la
mort de Maurice de Sully (1196)7.
Le chiffre de la population de Paris a donné lieu à controverse. On peut
cependant affirmer que la rive droite était de loin le secteur le plus peuplé, ce qui
s’explique : le territoire de la Cité est limité, celui de la rive gauche doit compter
avec une forte emprise foncière des abbayes et bientôt des écoles8.

L’évêque de Paris et les paroisses de son diocèse

À Paris, comme dans les autres diocèses, les paroisses ne relèvent pas toutes
pareillement de l’évêque. Parfois elles dépendent directement de lui : il en choisit
le curé, leur donne charge d’âmes, pourvoit à leurs besoins : c’est le cas pour 195
lieux de culte sur 426. Parfois les églises ne sont placées qu’indirectement sous
l’autorité du chef du diocèse : elles se trouvent sur les terres d’un chapitre, d’une
abbaye, d’un prieuré, d’une collégiale, voire d’une autre église ou d’un seigneur,
qui ont alors le droit de présentation du curé à l’évêque. Celui-ci peut accepter
ou refuser : dans le premier cas, il confère la charge d’âmes, cura animarum.
L’entretien du prêtre, la responsabilité du temporel reviennent normalement au
présentateur.

6 Sur Sainte-Madeleine de la Cité, voir Adrien Friedmann, Paris, ses rues, ses paroisses,
p. 384-386.
7 Voir Alain Erlande-Brandebourg, « Le grand dessein de Maurice de Sully (1160) », dans
Notre-Dame de Paris. Un manifeste chrétien (1160-1230). Actes du colloque organisé à Paris le
vendredi 12 décembre 2003, éd. Michel Lemoine, Turnhout : Brepols, p. 71-91 ; Denis Sandron,
« Notre-Dame, une architecture diocésaine et royale », dans Notre-Dame de Paris. Un manifeste
chrétien, p. 29-35. La construction de la nouvelle cathédrale a pu susciter l’hostilité des habitants
expropriés de ce quartier de la Cité. Voir aussi la diatribe de Pierre le Chantre († 1197),
pourtant second personnage du chapitre cathédral après le doyen, dans Verbum adbreviatum.
Textus conflatus, I, 84 : Contra curiositatem et superfluitatem edificiorum, éd. Monique Boutry,
Turnhout : Brepols, 2004 (CCCM 196), p. 574-585, en particulier p. 579, l. 120-124 : « Item
quidam sanctus et religiosus cuidam edificatori prelato qui eum receperat, dicit : Heu ! Quid
sibi vult ista altitudo domorum tuarum ? Quid turres ? Quid propugnacula in eis ? Credis quod
diabolus non possit huc ascendere ? Immo per hec te fecisti demonibus viciorum et socium ».
8 Voir Michel Fleury, « Paris du Bas-Empire au début du xiiie siècle », dans Paris, croissance
d’une capitale, éd. Guy Michaud, Paris : Hachette, 1961 (Colloques, Cahiers de civilisation),
p. 73-96.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 71

Les rapports ne sont pas toujours faciles entre les pouvoirs dont relèvent
conjointement les églises, surtout si sont impliquées des abbayes exemptes, telles
à Paris Saint-Germain-des-Prés ou Sainte-Geneviève. Le droit de présentation
joue à Paris pour 236 églises ou chapelles, chiffre plus élevé que celui des 195
nominations directes. Cependant, il ne faut pas oublier l’extrême dispersion des
instances que l’évêque a en face de lui. La première, celle de Saint-Martin-des-
Champs s’exerce sur vingt-sept lieux de culte. On tombe à seize avec le chapitre
cathédral, à treize avec Saint-Maur-des-Fossés. Plusieurs approchent le chiffre de
dix : Saint-Marcel, Longpont, Lagny (11), Saint-Germain-des-Prés (10), Sainte-
Geneviève, Saint-Victor (9)… Un dernier rapprochement : quarante-sept églises
sont dans la mouvance de Cluny ; quatre-vingt-quinze se rattachent aux moines
noirs de diverses abbayes ; quatre-vingt-une aux chanoines séculiers ou réguliers,
y compris deux aux Prémontrés. Limitée à deux, la part des moniales est faible.
Vers 1205, les statuts synodaux d’Eudes de Sully, successeur immédiat de
Maurice de Sully (1196-1208), enjoignent aux prêtres « d’avertir leurs paroissiens
au confessionnal ou au prône de venir au moins une fois par an à leur église-mère,
(c. 101), et de la pourvoir en aubes, nappes et autres objets de ce genre », car
« elle en manque beaucoup » (c. 93)9.

Maurice de Sully prédicateur

La prédication et les évêques : rappels historiques

Durant l’Antiquité tardive, la prédication a longtemps été le fait des seuls


évêques10. Mais avec la pénétration du christianisme dans les régions rurales, à
l’habitat dispersé, cette mesure s’est vite révélée impraticable. À l’instigation de
Césaire d’Arles († 543), le Concile de Vaison (529), c. 2, reconnaît expressément
aux prêtres le pouvoir de prêcher à la ville et à la campagne ; en cas d’empêche­
ment un prêtre devra lire des extraits d’homélies patristiques. Les capitulaires et
conciles carolingiens parlent fréquemment de la prédication. Comme les évêques,
les prêtres ont à vivre en conformité avec ce qu’ils enseignent. On retrouve là
un des thèmes majeurs de Grégoire le Grand (590-604) auquel Maurice de Sully
empruntera beaucoup.

9 Les statuts de Paris et le Synodal de l’Ouest (xiiie siècle), éd. Odette Pontal, Paris : Bibliothèque
nationale, 1971, p. 80 et 87.
10 Toutes les références aux documents cités sont dans Jean Longère, « La prédication et
l’instruction des fidèles selon les conciles et les statuts synodaux depuis l’Antiquité tardive
jusqu’au xiiie siècle », dans L’encadrement religieux des fidèles au Moyen Âge jusqu’au Concile de
Trente. La paroisse – le clergé – la pastorale – la dévotion. Actes du 109e congrès national des sociétés
savantes, Dijon, 1984, Paris : C.T.H.S., 1985, p. 391-418.
72 Jean longère

En 813, le canon 17 du Concile de Tours invite à parler des fins dernières et,
pour une meilleure compréhension de l’auditoire, à employer la langue vulgaire11.
Diverses décisions conciliaires permettent d’entrevoir le contenu de la prédi­
cation. Les assemblées demandent avec insistance qu’on explique le Credo et le
Pater. À Mayence en 813, à Meaux en 845, on parle sans autre commentaire du
symbole et de l’oraison dominicale. À Francfort, en 794, on ajoute préalablement
la foi en la sainte Trinité. Maurice de Sully s’inscrit dans cette ligne quand il insère
au début de son homéliaire un sermon, très court il est vrai, sur le Je crois en Dieu
et un autre plus long, mais qui n’est pas de lui, sur le Notre Père.
Sur les quatre-vingt-seize canons des statuts synodaux publiés vers 1205 par
Eudes de Sully, le successeur de Maurice de Sully, dix-sept s’intéressent à des
degrés divers à l’enseignement des fidèles. La pastorale sacramentaire est la plus
longuement traitée. Les prières à savoir par tout chrétien sont précisées : « Les
prêtres exhorteront sans cesse le peuple à réciter l’oraison dominicale, le Je crois
en Dieu, la Salutation de la Bienheureuse Vierge ». Sauf erreur, c’est la première
fois que le Je vous salue Marie apparaît dans un document législatif comme prière
à faire apprendre et à réciter. La construction de la nouvelle cathédrale n’y est
peut-être pas étrangère.
Le canon 10 du Concile Latran IV (1215) constate que les évêques ne peuvent
suffire à proclamer la parole de Dieu, en particulier dans les territoires étendus à la
population dispersée. Il demande que soient désignés dans chaque diocèse « des
hommes capables, puissants en œuvres et en paroles pour remplir sainement
le ministère de la sainte prédication ». Ils devront visiter le peuple confié aux
évêques lorsque ceux-ci ne pourront le faire, l’édifier par la parole et par l’exemple.

Les collections de sermons attribuées à Maurice de Sully

Deux collections de sermons ont été attribuées à Maurice de Sully12. L’une


de vingt sermons, à la tonalité plus savante et théologique, pourrait correspondre
à la période où Maurice de Sully enseignait à l’école cathédrale de Paris. Elle
mêle temporal et sanctoral et se rapporte à des périodes liturgiques ou à des
fêtes célébrées d’octobre-novembre à mars-avril. Elle s’ouvre par un sermon sur
la Dédicace : Vere Dominus est in loco isto (Gen. 28, 16). In templi dedicatione,
fratres mei, Ecclesia propositum verbum frequenter consuevit. Sermon édité dans
PL 171, col. 744D-748A, ainsi que six autres de cette collection dont l’authenticité
dans son ensemble n’est pas assurée.

11 MGH, Leges III : Concilia, t. II/1 : Concilia aeui Karolini, éd. Albertus Werminghoff, Hanno­
ver – Leipzig : Hahn, 1906, p. 288 : « Et ut easdem omelias quisque aperte transferre studeat
in rusticam Romanam linguam aut Thiotiscam, quo facilius cuncti possint intelligere quae
dicuntur ».
12 Voir Jean Longère, Les sermons latins de Maurice de Sully, évêque de Paris († 1196). Contribution
à l’histoire de la tradition manuscrite, Steenbrugge – Dordrecht : Sint-Pietersabdij – Kluwer
Academic, 1988.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 73

On a toujours vu en Maurice de Sully l’auteur d’un recueil de sermons, à


la facture plus simple et, cette fois-ci, adressés au peuple chrétien. Sur quarante
manuscrits proposant tout ou partie de cette œuvre, neuf incipit et huit explicit
portent le nom de l’évêque de Paris, ce qui paraît une bonne proportion pour ce
genre littéraire à visée pastorale.
À côté de la version latine des sermons de Maurice de Sully, il en existe en
français attestées par plusieurs manuscrits. On voit quels problèmes peuvent se
poser : quel est le texte authentique, en quelle langue prêchait-on ? Sans revenir
sur une controverse déjà largement exposée à plusieurs reprises13, on peut dire
que l’ancienneté des manuscrits latins et l’homogénéité du texte d’un témoin à
l’autre contrastent avec la date plus récente des manuscrits français et les versions
différentes qu’ils proposent. De plus, on voit mal pourquoi on aurait traduit en
latin un texte déjà écrit en français et qui devait être prononcé en cette langue.
L’inverse semble plus logique : c’est à partir du texte latin que des prédicateurs
ont proposé des adaptations en langue vulgaire. Cependant, si ces recueils ne sont
pas les premiers chronologiquement, ils correspondent à la prédication faite par
les prêtres et entendue par les fidèles ; depuis des siècles, on l’a vu, on ne prêchait
plus au peuple en latin, mais dans les diverses langues vernaculaires.

Robert Bossuat situe entre 1168 et 117014 ? On a deux points de repère : le Liber
Peut-on assigner une date précise à la composition du manuel latin que

exceptionum de Richard de Saint-Victor, très souvent utilisé par Maurice de Sully,


a dû être publié entre 1153 et 1160 ; Maurice de Sully enseigne ici avec l’autorité
d’un évêque, or il n’occupa le siège de Paris qu’à partir de 1160. Donc le manuel
latin est certainement postérieur à cette date et il n’y a rien d’invraisemblable à en
situer la rédaction autour de 1170, mais on ne saurait l’affirmer avec certitude.
Le recueil de sermons pour le peuple de Maurice de Sully se divise en trois
parties, ouvertes chaque fois par un prologue15.
I. 1-28. Le prologue 1 Evangelistis evangelizare, praedicatoribus praedicare (s. 1)
est une longue exhortation aux prêtres : vie sainte (il doit beaucoup ici à Grégoire
le Grand), science exacte, prédication assidue (Richard de Saint-Victor). Suit un
court exposé sur le symbole de la foi : Credimus sanctam Trinitatem (s. 2), suivi

13 Voir par exemple Jean Longère, « Maurice de Sully : l’évêque de Paris (1160-1196), le
prédicateur », dans Notre-Dame de Paris. Un manifeste chrétien (1160-1230), p. 48-50 ; Beata
Spieralska, « Entre latin et ancien français : deux versions des sermons de Maurice de Sully »,
dans Traduire de vernaculaire en latin au Moyen Âge et à la Renaissance. Méthode et finalités,
éd. Françoise Féry-Hue, Paris : École des Chartes, 2013 (Études et rencontres de l’École des
Chartes, 42), p. 21-37.
14 Robert Bossuat, compte rendu dans Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 111, 1953,
p. 297-300, du livre de Charles A. Robson, Maurice of Sully and the Medieval Vernacular Homily
with the text of Maurice’s Homilies from a Sens Cathedral Chapter Ms., Oxford : Blackwell, 1952.
15 La numération des sermons de Maurice de Sully est celle proposée par Johann Baptist
Schneyer, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters für die Zeit von 1150-1350, t. 4 :
Autoren L-P, Münster Westfalen : Aschendorff, 1972 (Beiträge zur Geschichte der Philosophie
und Theologie des Mittelalters, 43/4), p. 170-175.
74 Jean longère

d’une condamnation des divinations démoniaques, sortilèges et magie. Puis un


commentaire qui n’est pas de Maurice de Sully, articulé sur les demandes du
Pater (s. 3). Les homélies de tempore recouvrent l’année liturgique depuis la fête
de la Circoncision du Seigneur (1er janvier) jusqu’au dimanche de la Pentecôte
(s. 4-28).
II. 29-58. Prologue court Superius largiente gratia Dei (s. 29) : « les jours étant
plus longs nous devons insister plus longuement sur la saine doctrine et l’exhorta­
tion ». Suivent les sermons pour les dimanches après la Pentecôte (s. 30-53), le
temps de l’Avent (s. 54-57), la solennité de Noël (s. 58).
III. 59-71. Prologue également bref Exsecutis superioribus sermonibus (s. 59) :
« encourager avec soin le peuple confié en proclamant dans l’église et au-dehors
les vies et les vertus des saints ». Le troisième livre est donc un sanctoral. Fêtes
particulières : la Trinité (s. 60), la Dédicace (s. 61 édité et traduit ci-dessous),
la Purification de la Vierge (s. 62), Jean-Baptiste (s. 63), Pierre et Paul (s. 64),
Assomption de la Vierge (s. 65), l’archange Michel (s. 66), la Toussaint (s. 67),
Commun des apôtres (s. 68), de plusieurs martyrs (s. 69), d’un confesseur (s. 70),
des vierges (s. 71).
Cette liste apparemment logique quant à l’enchaînement de la plupart des
dimanches et des fêtes peut susciter cependant l’interrogation. En effet elle suit
l’ordre chronologique de l’année : à partir du 1er janvier, fête de la Circoncision
du Seigneur (s. 4) et non l’ordre liturgique qui fait commencer le cycle des
dimanches et fêtes avec l’Avent, puis Noël et la Circoncision… Deux fêtes, toutes
deux orientées vers le mystère de l’Incarnation, inaugurent le s. 4 (Circoncision)
et terminent le cycle du temporal (s. 58, Noël), ce qui ne respecte ni la chronolo­
gie, ni le cycle liturgique. Maurice de Sully ne s’explique pas sur les motivations
qui ont pu pousser à un tel choix, tout à fait inhabituel dans les homéliaires.

Sermon de Maurice de Sully pour la dédicace d’une église

Comme on l’a déjà annoncé, est ici proposé le sermon de Maurice de Sully
pour la dédicace d’une église : il s’agit du texte latin du sermon au peuple 61,
accompagné de sa traduction. On ne sait si Maurice de Sully, mort en 1197, a
prêché dans la nouvelle cathédrale dont il avait lancé la construction en 1163.
Son sermon pour la dédicace d’une église ne renvoie pas à une circonstance qui
serait liée à Notre-Dame : c’est un sermon-type proposé pour remplir l’office
de la prédication à l’occasion d’une dédicace d’église, en général. Néanmoins,
ce sermon peut donner des indications, même discrètes, sur la conception que
Maurice de Sully avait de l’édifice église.
Le peuple juif connaissait le rite de la dédicace souvent renouvelé à l’occasion
des destructions subies par le temple de Jérusalem et dont une fête annuelle
rappelait le souvenir. Très tôt, les chrétiens ont eu, outre des lieux de réunions va­
riables, des édifices voués spécialement au culte. Avec la paix que connut l’Église à
partir du ive siècle, des constructions s’élevèrent dans toutes les régions devenues
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 75

chrétiennes. Les rites d’inauguration sont divers : discours public, purification


surtout s’il s’agit d’un ancien temple païen, onction chrismale sur les autels,
translation de reliques. Au vie siècle, c’est la première célébration de l’eucharistie
qui consacre l’édifice.
Fin xiie siècle, le diocèse de Paris comptait, comme on l’a dit, plus de 400
églises. Durant son long épiscopat, Maurice de Sully aura eu l’occasion de célé­
brer, maintes fois, le rite de la dédicace16. Néanmoins Notre-Dame ne fut dédica­
cée que beaucoup plus tard : menaçant ruine après la Révolution, sa restauration,
décidée en 1844, ne fut couronnée par sa dédicace que le 31 mai 1864.
Le sermon se situe, on l’a vu, dans la troisième partie du recueil de Maurice
de Sully. Numéroté 61, il suit immédiatement le sermon sur la Trinité (s. 60), qui
curieusement ouvre cette section consacrée au sanctoral17, alors que la solennité
de la Trinité a normalement sa place dans le temporal.
On remarquera que le sermon sur la Dédicace n’a pas d’incipit scripturaire,
contrairement à tous ceux que propose Maurice de Sully pour chacun des ser­
mons du recueil. On commence par le simple rappel de la fête du jour : « Aujour­
d’hui, très chers, nous célébrons la fête de la dédicace de cette église », alors que,
par exemple, le sermon faisant partie de la série dite des vingt sermons de Maurice
de Sully, à l’authenticité discutée, s’ouvre par une citation de la Genèse (28, 19)
et que l’évangile souvent lu et commenté pour cette fête est l’épisode de Zachée
(Luc. 19, 1-10). Mais l’Écriture sainte n’est pas absente du sermon puisqu’on
compte cinq citations de l’apôtre Paul : Gal. 5, 6 ; I Thes. 4, 4 ; I Cor. 3, 17 ;
I Cor. 6, 15-16 et 19-20, et une du Psaume 36, 27. Le verset Gal. 5, 6 sur la foi
qui agit par l’amour est une citation chère à Maurice de Sully, puisqu’il la reprend
au moins cinq fois dans son recueil. Les emprunts aux lettres aux Corinthiens se
justifient par les reproches d’ordre relationnel, sexuel ou alimentaire adressés par

16 Voir le rite de la dédicace d’une église utilisé au xiie siècle, dans Michel Andrieu, Le Pontifical
romain au Moyen Âge, t. 1 : Le Pontifical romain du xiie siècle, Città del Vaticano : Biblioteca
Apostolica Vaticana, 1938 (Studi e Testi, 86), p. 176-195.
17 Le culte catholique étant tout entier hommage à la Trinité, on n’a pas ressenti pendant long­
temps la nécessité d’une fête spéciale en son honneur. Cependant Alcuin († 804), composant
un recueil de messes pour chaque jour de la semaine, insère à son début une Missa de sancta Tri­
nitate. Voir Jean Deshusses, Le sacramentaire grégorien, t. 2, Fribourg : Éditions universitaires,
1979 (Spicilegium Friburgense, 24), n. 1806-1810. Jean Beleth († après 1182) dit qu’on doit
réciter le Credo à cette fête, Summa de ecclesiasticis officiis, éd. Héribert Douteil, Turnhout :
Brepols, 1976 (CCCM 41A), p. 74. Il précise qu’on peut la célébrer dans l’octave de la
Pentecôte, malgré les réserves du pape Alexandre III : « Quamvis Alexander Papa interrogatus
utrum fieri debeat, ait se nescire diem specialem de Trinitate, sicut nec de Unitate », ibid.,
ch. 62a, p. 111 ; voir Decretales Gregorii, II, 9, 2 et 3, éd. Aemilius Friedberg, Corpus iuris
canonici, t. II, Graz : Akademische Druck- u. Verlagsanhalt, 1955, col. 271. Sicard de Crémone
(† 1215) nomme les partisans et adversaires de cette fête, sans prendre lui-même une position
trop tranchée, Mitrale, VIII, 1, éd. PL 213, col. 385-387. Maurice de Sully s’inscrit dans la ligne
des liturgistes et des pasteurs qui intègrent la fête de la Trinité. Mais il la situe dans le sanctoral
de son homéliaire, certes au début de son troisième « livre », mais pas dans le temporal où la
fête aurait sa place normale dans l’octave de la Pentecôte.
76 Jean longère

l’apôtre à cette communauté et par son insistance sur la dignité du corps membre
de Jésus Christ, temple de l’Esprit.
Le Psaume 36, 27 Détournez-vous du mal et faites le bien renvoie à des thèmes
majeurs de Maurice de Sully : le combat contre les vices18, la pratique de bonnes
œuvres19. Mais l’invitation est discrète, voire étonnante, de la part d’un prédica­
teur toujours prêt à proposer des listes de vices. Certes l’appel à se purifier, comme
on nettoie l’église avant la dédicace, est présent, c’est même une obligation pour
qui veut « célébrer dignement cette sainte et annuelle dédicace d’église ». Mais
la tonalité est positive : comme on orne l’église de tentures, chacun, en l’honneur
de l’édifice matériel, doit faire grandir les vertus de foi, d’espérance, de charité.
Les bannières suspendues aux murs sont les œuvres de miséricorde qu’il faut
pratiquer, autre thème majeur de la prédication de Maurice de Sully.

18 Dès le prologue de son homéliaire, Maurice de Sully a proposé une liste de vices à combattre :
dix ici, mais il a procédé à d’autres énumérations qui n’ont pas le même nombre et ne
suivent pas nécessairement le même ordre, cela plus de vingt fois. Parmi les auteurs spirituels
monastiques qui se sont intéressés très tôt à la classification, aux caractéristiques et à la façon
de combattre les vices, il faut citer au moins Évagre le Pontique (vers 345-399) qui joua un rôle
décisif dans la mise au point d’une liste de huit vices, selon cet ordre : gourmandise, fornication,
avarice, tristesse, colère, acédie, vaine gloire, orgueil ; cf. Évagre le Pontique, Traité pratique ou
Le moine, éd. Antoine et Claire Guillaumont, Paris : Cerf, 1971 (Sources chrétiennes 171),
p. 506-509. Cassien (vers 360-435) adopte la classification d’Évagre et contribue à la répandre
en Occident, voir Jean Cassien, Institutions cénobitiques, V, 1, éd. Jean-Claude Guy, Paris : Cerf,
1965 (Sources chrétiennes 109), p. 190 ; Conférences V, 10-11, éd. Étienne Pichery, t. 1, Paris :
Cerf, 1955 (Sources chrétiennes 42), p. 197-201. Pas de changement d’un auteur à l’autre,
sinon une inversion entre la colère et la tristesse. Le pape Grégoire le Grand a procédé à son
tour à l’énumération des vices principaux : orgueil, vaine gloire, envie, colère, tristesse, avarice,
gourmandise, luxure, voir Moralia in Iob, XXXI, xlv, 87-91, éd. Marcus Adriaen, Turnhout :
Brepols, 1985 (CCSL 143B), p. 1610-1613. L’ordre qui préside au classement de Grégoire se
veut logique et même génétique. Fidèle à la pensée augustinienne (De Genesi ad litteram libri
duodecim, XI, 15, 19, éd. Joseph Zycha, Praha – Wien – Leipzig : Tempsky, 1894 [CSEL 28/1],
p. 347 ; In Iohannis Evangelium tractatus, XXV, 16, éd. Radbodus Willems, 1954 [CCSL 36],
p. 257), Grégoire considère l’orgueil comme la racine de tout mal, le roi des péchés (Moralia in
Iob, XXXI, 87, éd. Adriaen, p. 1610). Dans le Prologue (s. 1), Maurice de Sully place l’orgueil
en tête de liste des vices, mais la suite de l’énumération diffère. Dans l’ensemble des sermons on
ne peut pas dire que l’orgueil occupe une place prépondérante. Il est même souvent omis, alors
que la luxure, l’avarice, la haine, sont régulièrement dénoncées.
19 Exercer les œuvres de miséricorde. En effet, parlant du Jugement dernier, Jésus énumère les
actes qui permettront d’être à sa droite : donner à manger ou à boire à qui a faim ou soif,
accueillir l’étranger, vêtir qui est nu, visiter le malade et le prisonnier (Matth. 25, 31-46). Ces
œuvres de miséricorde louées ici par Jésus correspondent aux œuvres de piété retenues par
le judaïsme et le Nouveau Testament. S’y ajoute l’ensevelissement des morts recommandé
par le judaïsme tardif (Tob. 1, 17-19). Voir Irénée Noye, « Miséricorde (œuvres de) », dans
Dictionnaire de spiritualité, t. X, Paris : Beauchesne, 1980, col. 1328-1349. Maurice de Sully a
plusieurs fois traité des œuvres de miséricorde : s. 4 pour la Circoncision du Seigneur ; s. 5 pour
l’Épiphanie ; s. 10 pour la Septuagésime ; s. 12 premier dimanche de Carême ; s. 17 dimanche
des Rameaux.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 77

Une note plus inhabituelle, c’est la dimension eschatologique, si l’on peut dire,
de la fête de la dédicace : se rendre tel qu’on « puisse devenir avec les anges,
compagnon et participant de la solennité éternelle ».
Ce sermon sur la dédicace exprime la vision qu’a Maurice de l’édifice religieux.
Comme on le constate, il s’agit d’une approche essentiellement morale. L’édifice
offre une image de l’âme du chrétien, à nettoyer du péché et à orner des vertus.
Cette prédication morale, prompte à dénoncer les vices et à recommander les
vertus, trouve d’ailleurs un écho dans le décor de Notre-Dame : le portail du
Jugement dernier, la rose ouest, notamment, incluent des représentations des
vices et des vertus.

Maurice de Sully, Sermon 61, Pour la dédicace d’une


église : Texte latin et traduction française

61. In Dedicatione Ecclesiae 61. Dédicace d’une église


Hodie, carissimi, sollemnitatem Aujourd’hui, très chers, nous célébrons la
Dedicationis hujus ecclesiae annua fête de la dédicace de cette église avec la
devotione recolimus, in quam videlicet dévotion de chaque année. En cette église,
ecclesiam, ad adorandum deprecandumque nous nous rassemblons assez souvent, à la
Creatorem ac Salvatorem nostrum, et ad fois pour adorer et prier notre Créateur et
dicendum vel audiendum obsequium Sauveur et pour réciter ou entendre l’office
divinum, pariter saepius convenimus. divin.
Oportet itaque ut ejus dedicationem taliter C’est pourquoi il faut que nous célébrions
recolamus, quatenus apud illum qui et eam cette dédicace de telle sorte qu’auprès de
et nos sanctificat, ex nostra devotione et Celui qui à la fois nous sanctifie et la
actione, gloriam et mercedem habeamus. sanctifie, nous recevions gloire et
Quid enim prodest alicui vel hanc vel aliam récompense de notre dévotion et de notre
sollemnitatem cum hominibus agere, si action. Car à quoi sert à quelqu’un de
contingat illi, pro peccatis suis, sanctis célébrer telle ou telle solennité avec les
supernorum civium sollemnitatibus hommes, s’il lui arrive de manquer, à cause
deesse ? Talem ergo necesse est, ut de ses péchés, aux saintes solennités des
unusquisque nostrum bene vivendo faciat, citoyens célestes ? Il faut donc que chacun
quatenus aeternae sollemnitatis cum de nous en vivant bien se rende tel qu’il
angelis socius et particeps fiat. puisse devenir, avec les anges, compagnon
et participant de la solennité éternelle.
Igitur, sicut in materiali et visibili ecclesia Donc, de même qu’on a l’habitude et le
solet et debet fieri, quia solet et debet in devoir de le faire dans une église matérielle
hac sollemnitate scopis mundari, et si et visible, ainsi devons-nous faire
habeat unde fieri possit, solet et debet spirituellement pour le temple spirituel du
cortinis extensis et palliis suspensis Seigneur, afin de pouvoir par là plaire à
decenter adornari et diversis luminaribus Dieu qui l’habite : car on a l’habitude et le
accensis illustrari et clarificari, ita in devoir en cette solennité de nettoyer l’église
spirituali ecclesia Domini spiritualiter de ses saletés ; si on a de quoi, on a
faciamus, ut per hoc ejus inhabitatori Deo l’habitude et le devoir de l’orner
placere valeamus. Ista nimirum materialis convenablement de tentures appliquées
78 Jean longère

ecclesia, quae ex divisis lapidibus et aux murs et de bannières suspendues, ainsi


caemento aedificata subsistit, sanctam et que de l’éclairer et illuminer de diverses
universalem Ecclesiam designat, quae ex lampes allumées. L’église matérielle, qui se
diversis gentibus et hominibus, fide, quae tient debout, édifiée de pierres séparées et
per dilectionem operatur (cf. Gal. 5, 6), de ciment, signifie sans doute l’Église sainte
congregata, in unum Deum credit et illi et universelle, qui, faite de nations et
fideliter servit. Unde per hoc quod in hac d’hommes divers, rassemblés par la foi qui
materiali ecclesia, sive ad munditiam, sive agit par l’amour, croit en un seul Dieu et le
ad ornamentum et decorem agitur, quid in sert fidèlement. C’est pourquoi on peut
spirituali Ecclesia fieri debeat non non sans raison signifier ce qui doit se faire
immerito significatur. dans l’Église spirituelle au moyen de ce que
l’on fait dans cette église matérielle soit
pour la nettoyer, soit pour l’orner et la
rendre belle.
Itaque, si hanc sacram et annuam hujus Ainsi, si nous voulons célébrer dignement
ecclesiae dedicationem digne volumus cette sainte et annuelle dédicace d’église,
celebrare, debeamus nosmetipsos ab omni nous devons nous nettoyer nous-mêmes de
inquinamento carnis et spiritus (II Cor. 7, 1) toute souillure de corps et d’âme
emundare, ut sciat unusquisque vas suum (II Cor. 7, 1), pour que chacun sache
possidere (id est semetipsum) in honore posséder et conserver le vase de son corps
(I Thess. 4, 4), conservare, et ita mereatur (c’est-à-dire soi-même) saintement et
in se Deum habitatorem habere. Quasi honnêtement (I Thess 4, 4), et qu’ainsi il
enim templum Dei mundamus, dum nostra mérite d’avoir Dieu comme hôte en lui-
corda et corpora mundare curamus. Nemo même. En effet, prendre soin de nettoyer
enim templum Dei in seipsum vel prava nos cœurs et nos corps, c’est comme
voluntate vel prava actione foedare nettoyer le temple de Dieu. Que personne
praesumat, quia scriptum est : Quicumque donc n’ose souiller en lui-même le temple
templum Dei violaverit, disperdet illum Deus de Dieu par une volonté perverse ou par
(I Cor. 3, 17). Et item : Nescitis quia corpora une action perverse, car il a été écrit : Si
vestra membra Christi sunt ? Tollens ergo quelqu’un profane le temple de Dieu, Dieu le
membra Christi faciam membra meretricis ? perdra (I Cor. 3, 17). Et de même : Ne
Absit (I Cor. 6, 1 5-16). Et item : An nescitis savez-vous pas que vos corps sont les membres
quoniam membra vestra templum [est] de Jésus Christ ? Arracherai-je donc à Jésus
<sunt> Spiritus sancti, qui in vobis est, quem Christ ses propres membres, pour les faire
habetis a Deo, et non estis vestri ? Empti enim devenir les membres d’une prostituée ? À Dieu
estis pretio magno. Glorificate et portate ne plaise ! (I Cor. 6, 15-16). Et encore : Ne
Deum in corpore vestro (I Cor. 6, 19-20). savez-vous pas que votre corps est le temple du
Quia ergo, carissimi, templa Dei esse Saint-Esprit qui réside en vous, et qui vous a
debemus, sicut et item scriptum est : été donné de Dieu, et que vous n’êtes plus à
Templum Dei sanctum est quod estis vos vous-mêmes ? Car vous avez été achetés d’un
(I Cor. 3, 17), timeamus inhabitatorem grand prix. Glorifiez donc, et portez Dieu
nostrum Deum, male vivendo, offendere. dans votre corps (I Cor. 6, 19-20). Très
chers, puisque nous devons être le temple
de Dieu selon ce qui a été écrit : Le temple
de Dieu est saint ; et c’est vous qui êtes ce
temple (I Cor. 3, 17), craignons donc
d’offenser Dieu, notre hôte, en vivant mal.
maurice De sully, l’évêque Du Diocèse De Paris, le PréDicateur 79

Studeamus nosmetipsos, ad honorem ejus, Ayons le désir de nous orner en son


virtutibus scilicet fide et spe, caritate et honneur des vertus de foi, d’espérance, de
caeteris omnibus, quasi quibusdam charité et de toutes les autres, comme de
cortinis, ac bonis operibus ; panem tentures ; et de bonnes œuvres comme de
esurienti, potum sitienti tribuendo, et bannières visibles, en donnant le pain à qui
caetera opera misericordiae exhibendo, a faim, le breuvage à qui a soif et en
quasi quibusdam pallis adornare ut sic pratiquant les autres œuvres de
impleamus quod scriptum est : Declina a miséricorde. Ainsi, nous accomplirons ce
malo et fac bonum (Ps. 36, 27). Sunt etenim qui est écrit : Détournez-vous du mal, et
multi qui quasi ignem et aquam pariter faites le bien (Ps 36, 27). Car il y en a
pugnare compellunt, dum et multa bona beaucoup qui veulent forcer l’eau et le feu à
faciunt et tamen mala facere non desinunt. se combattre ensemble, en faisant
Quos bona opera quae faciunt, ad aeternam beaucoup de bonnes choses sans
salutem consequendam non perducunt, cependant cesser d’en faire de mauvaises.
quoniam ante justum judicem ea, per Mais les bonnes œuvres qu’ils font ne les
adjuncta mala, corrumpunt. mènent pas à obtenir le salut éternel, parce
que devant le juste juge ils les corrompent,
en y mêlant de mauvaises œuvres.
Sed nos, dilectissimi, non tantum Mais nous, bien-aimés, ne venons pas
corporaliter in hanc visibilem et seulement corporellement dans cette église
manufactam ecclesiam conveniamus, nec visible et fabriquée à la main, ne nous
solum labiis Deum honoremus, sed a malo contentons pas d’honorer Dieu des lèvres,
declinando et bonum faciendo, mais, en nous détournant du mal et en
dignissimum ejus templum nosmetipsos faisant le bien, faisons de notre personne,
faciamus, ut per hoc caelestem et aeternam pour lui, un temple très digne, afin de
mansionem ipsum habere mereamur. mériter par là de l’avoir lui-même comme
demeure céleste et éternelle.
Quod nobis praestare dignetur Jesus Que notre Seigneur Jésus Christ daigne
Christus Dominus noster qui est nous l’accorder, lui qui est béni pour les
benedictus in saecula. siècles.
Partie II

L’idée de cathédrale
dominique iogna-prat 

La cathédrale, une « maison Dieu »


d’exception ?

L’émotion collective suscitée par l’incendie de la toiture de Notre-Dame de


Paris invite à réfléchir sur notre attachement quasiment « charnel » au monu­
ment. Les pierres de Notre-Dame diraient-elles à leur manière quelque chose de
la chair de la communauté ? Dans La chair et la pierre, le sociologue américain Ri­
chard Sennett a proposé une lecture originale de l’histoire occidentale au prisme
de la chair incarnée dans la pierre – la chair du Dieu fait homme imprimant sa
présence dans l’image et la visibilité du monument1. La thèse de Sennett s’inscrit

n’est pas en pierre / Il faut une maison pour mettre la prière2 ».


dans l’esprit d’une formule de Victor Hugo : « Dieu cela n’est pas, tant que ce

Un monument d’exception

Un pareil Dieu de pierre est pourtant paradoxal au regard des origines chré­
tiennes. Les premiers disciples du Christ n’aspirent, de fait, qu’à dépasser au plus
vite le monde d’ici-bas. Ils rejettent autant la sacralité diffuse du paganisme que la
référence juive au lieu unique qu’est le Temple de Jérusalem. Le seul lieu de leurs
désirs est la Jérusalem céleste. Leur communauté est la plus spirituelle possible :
elle est constituée des seules « pierres vivantes » que sont les fidèles. Ce n’est
que tardivement, entre 800 et 1200, que l’Occident latin commence à établir un
rapport d’équivalence entre l’église et l’Église, le contenant et le contenu, le bâti­
ment et la communauté. Suivant une logique qui installe le monument porteur de
l’institution ecclésiale dans le paysage social, et qui revient à faire de l’église le pôle
structurant de la société chrétienne, il est nécessaire de passer par l’église pour

1 Richard Sennett, La chair et la pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Paris : Les
Éditions de la Passion, 2002.
2 Victor Hugo, Religions et religion (I. Querelles, 3. Le théologien), dans Id., Œuvres complètes,
Poésies, t. III, éd. Jean-Claude Fizaine, Paris : Robert Laffont, 1985 (Bouquins), p. 973.

Dominique Iogna-Prat • CéSor, ÉHESS

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 83-94.
10.1484/M.STMH-EB.5.129296
84 Dominique iogna-Prat

être de l’Église, hors de laquelle il ne saurait y avoir de salut. L’Église romaine se


fait ainsi représenter sous la forme d’une Mater Ecclesia, une « Mère Église », allé­
gorie féminine installée sur le toit d’une église ou dans son chœur, dans la position
du prêtre à l’autel pour bien signifier que l’Église engendre les fidèles par l’opéra­
tion sacramentelle (fig. 1). Des siècles durant, le christianisme occidental poursuit
cette dynamique, l’église ayant pour fonction de donner de la visibilité à l’institu­
tion qui proclame ici-bas la présence du Dieu incarné, auquel Pierre, « vicaire du
Christ », puis ses successeurs, les papes, vicaires du vicaire, viennent donner de la
profondeur généalogique. Dans la seconde moitié du xve siècle, à un moment où
pourtant la suprématie de la monumentale Église romaine est déjà sérieusement
remise en question, on joue encore en majeur de la métonymie église/Église,
comme le fait Roger van der Weyden, dans le Triptyque des sept sacrements (fig. 2).
Le cadre monumental, sous la forme de trois portails gothiques, s’inspire d’un
monument réel, l’église Sainte-Gudule de Bruxelles. Du bas-côté gauche au bas-
côté droit, le spectateur pénètre dans la fabrique sacramentelle de l’Église, depuis
le baptême jusqu’au sacrement des malades (extrême-onction), en passant par la
confirmation, la pénitence, le sacrement de l’ordre, et le mariage. L’Eucharistie est
placée en position centrale, bénéficiant de toute la profondeur de la nef avec une
articulation pleine d’éloquence entre la crucifixion au premier plan et le sacrifice
de l’autel au fond – sacrifice saisi au moment de l’élévation, de l’ostension des es­
pèces qu’il importe de « voir », pour « croire » au mystère de la transsubstantia­
tion. Dans ce qui reste un thème iconographique rare, le triptyque de van der
Weyden synthétise, à une date tardive, tout le mouvement de monumentalisation
de l’Église médiévale, pensée, suivant la logique de l’engendrement sacramentel,
comme le cadre « naturel » de la société chrétienne incluse dans le contenant
qu’est l’église, maison où se « réalise » Dieu. L’insistance du peintre à faire de
l’église le contenant nécessaire à la réalisation sacramentelle de l’Église est telle
qu’il n’hésite pas à représenter en son sein le sacrement des malades (extrême-
onction), qui s’effectue pourtant au domicile des fidèles.
La formule d’Hugo suivant laquelle Dieu n’est pas, tant qu’il n’est pas en
pierre, pourrait laisser penser que le christianisme monumental incarné dans la
pierre s’est pérennisé jusqu’au temps de la célébration de la cathédrale romantique
dans Notre-Dame de Paris (1831). Les faits donnent d’ailleurs raison à Hugo. Sans
doute n’a-t-on jamais autant construit d’églises qu’au xixe siècle, qui est l’époque
par excellence de la mythique église médiévale en tant qu’idéal d’un contenant
propre à engendrer les harmonies communautaires. C’est une époque florissante
pour une exégèse monumentale d’inspiration médiévale, sensible à la fois dans
le regain d’actualité des traités de Walafrid Strabon ou de Guillaume Durand
que mobilise Huysmans dans La cathédrale, dans le mouvement anglais de l’Eccle­
siology, ou encore dans le formidable essor, en Allemagne, de l’herméneutique
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 85

Figure 1. Mater Ecclesia : ms. Vaticano, Barberini lat. 592, Exultet,


Montcassin, 1087 ?
86 Dominique iogna-Prat

Figure 2. R. Roger van der Weyden, Triptyque des sept sacrements, Anvers, Musée des
Beaux-Arts, v. 1440/1444

monumentale qui aboutit à la Symbolik der Kirchengebaude de Joseph Sauer 3. Dans


un petit texte tardif, La symbolique de Notre-Dame, Huysmans regrette pourtant
que ses contemporains aient perdu le « sens » du monument. Architectes et ar­
chéologues de l’École des chartes, soutient-il, ne s’intéressent plus qu’à « la
coque », à « l’écorce » ; « ils se sont obnubilés devant le corps et ils ont oublié
l’âme », faute de se rappeler avec les médiévaux qu’« ici-bas tout est symbole »

« les vérités du dogme4 ». En toute rigueur de termes, la cathédrale est un monu­


que la cathédrale propose un « ensemble », une « synthèse » destinée à enclore

ment inspiré, avec pour Notre-Dame, « à la fois catholique et occulte », ce par­
fum d’ésotérisme qui a valu de sauver le portail royal du martelage en 1793 en tant

3 Joseph Sauer, Symbolik des Kirchengebäudes und seiner Ausstattung in der Auffassung des Mittelal­
ters, Freiburg im Brisgau : Herder, 19242.
4 Joris-Karl Huysmans, La symbolique de Notre-Dame de Paris, dans Id., Œuvres complètes, t. 9
(1905-1907), éd. Jean-Marie Seillan, Paris : Classiques Garnier, 2020 (Bibliothèque du xixe
siècle), p. 55-69, ici p. 55 et 57.
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 87

mie5 ».
que « porche de l’astrologie » dont le « décor constituait un cours d’astrono­

Si la cathédrale traditionnelle est ainsi en perte de sens, c’est que la mo­


dernité a opéré un profond mouvement de déprise monumentale de l’Église
avec un spectaculaire retour aux pierres vivantes des origines. Ce retour est
sensible dans l’émergence du Temple protestant au xvie siècle, espace centré
sur la chaire du prédicateur et la communion des auditeurs, véritables pierres
vivantes d’une Église conçue comme invisible. Une pareille neutralisation du
lieu de culte marque le lointain aboutissement d’un refus de la pierre jamais
totalement surmonté dans l’Occident latin du Moyen Âge. Dès le xie siècle,
au moment où Rome impose la visibilité monumentale de l’Église, la question
de la nécessité d’un lieu pour se réunir ne cesse d’animer divers courants polé­
miques, qui ont beau jeu de rappeler que le Christ n’a jamais demandé à ses
disciples de s’assembler dans un bâtiment de pierre pour être en communion
avec lui. Dès lors, aucune doctrine ne parvient à vraiment imposer la nécessité
théologique d’une Église monumentale face aux voix dissidentes qui plaident
pour la dématérialisation de l’Église, invisible dans son essence. Les évolutions
du catholicisme contemporain vers des pratiques plus « pèlerines », largement
détachées de la participation régulière au culte dans l’église de la communauté
paroissiale, viennent aussi mettre à distance la monumentale Église du passé6.
Alors, pourquoi tant d’attachement aux pierres de Notre-Dame ? Est-ce à dire
que nous sommes encore culturellement, et comme à notre insu, portés par un
christianisme des profondeurs que le romantisme cathédral d’Hugo n’a fait que
pétrifier ?

Exceptions cathédrales

Dans l’histoire de ce monument d’exception qu’est le lieu de la présence


divine en Occident, quelle particularité attribuer à la cathédrale ?
Le terme « cathédrale » vient du latin cathedra, qui désigne originellement la
« cathèdre » ou siège de l’évêque, point de focalisation des premières églises
chrétiennes à partir du ive siècle, à un moment où l’autel fixe ne s’est pas
encore imposé comme pôle constitutif du lieu de culte chrétien. D’où la confu­
sion « église cathédrale » / « église épiscopale ». Avant de devenir (à partir
du xiie siècle) l’église « diocésaine » (du grec dioikèsis, cadre administratif de
l’Empire romain tardo-antique), la cathédrale est l’église-mère (ecclesia mater), la
première des églises d’un évêché. Fondamentalement, la cathédrale est là où se
trouve l’évêque, fixe ou en mouvement.

5 Ibid., p. 66 et 68.


6 Danièle Hervieu-Léger, « Mutations de la sociabilité catholique en France », dans Études,
2019, 2e fasc., p. 67-78.
88 Dominique iogna-Prat

Première des églises selon la hiérarchie des communautés locales, l’église-mère


cathédrale est, à partir des années 310, emblématique des évolutions morpholo­
giques qui affectent le lieu de culte, que les Latins désignent de plus en plus
systématiquement à partir du ixe siècle sous le terme d’« église » au prix d’une
articulation de type métonymique entre contenant (l’église-bâtiment) et contenu
(l’Église-communauté). L’église des origines chrétiennes est d’abord un ensemble
de lieux fonctionnels divers dans le cadre de « groupes épiscopaux » : un ou deux
édifices de culte (pour la dévotion aux saints martyrs et confesseurs, et, surtout,
pour l’eucharistie) ; un baptistère ; une maison voire un palais pour l’évêque et
son entourage proche ; parfois, un hospice (xenodochium) pour les malades, les
déshérités et les voyageurs. Selon une évolution accomplie à une date variable
selon les régions, entre le viiie et le début du xie siècle, l’église tend à regrouper
l’ensemble des fonctions jusque-là éclatées : eucharistique, sanctorale, et baptis­
male, avec une structuration et une hiérarchisation de l’espace interne propre à
mettre en valeur le lieu eucharistique, l’autel, qui gagne de plus en plus en majesté.
Entre le xie et le xiiie siècle, avec l’affirmation du réalisme eucharistique (la
transformation réelle des espèces en corps et en sang du Christ, solennellement
montrés aux fidèles avec l’élévation et l’ostension de l’hostie), l’espace intérieur
de l’église s’organise en un dispositif spatial véritablement focalisé sur le lieu de
l’effectuation du mystère du Dieu fait homme, tandis que la dramaturgie de la
messe isole et met en valeur l’officiant qui « fait » Dieu à l’autel.
Espace fonctionnel des clercs, l’église-cathédrale connaît, par ailleurs, à
l’époque carolingienne, une mutation majeure avec la réforme canoniale de
Chrodegang de Metz, qui installe une communauté de chanoines aux côtés de
l’évêque. Ce n’est pas seulement l’espace intérieur qui se trouve dès lors affecté,
avec l’organisation de trois zones fonctionnelles (l’évêque et sa cathèdre, le chœur
des chanoines, la nef des fidèles) ; les différents bâtiments destinés à accueillir la
communauté canoniale obligent aussi à édifier autour de la cathédrale un nouvel
ensemble, souvent qualifié d’« enclos canonial », contenu (ou pas) dans une
enceinte, tandis qu’à proximité un hôtel-Dieu assure souvent la fonction de prise
en charge des malades et des nécessiteux jadis assumée par le xenodochium.
L’histoire de la cathédrale et de son quartier est ainsi intimement liée à celle
de la ville. Dans le monde tardo-antique et du haut Moyen Âge, la cathédrale
ou plutôt les groupes épiscopaux sont avec la résidence du comte un des pôles
constitutifs du castrum clos de murs, qui, dans les anciennes cités romaines,
protègent les populations à partir des iiie-ive siècles. Avec le développement des
villes qui affecte l’Europe dans les années 1100, la cathédrale et le réseau des

selon une logique qualifiée de « polycentrisme religieux7 ». La hauteur des tours


églises paroissiales sont des pôles de structuration et d’organisation des villes

et des clochers impose une omniprésence ecclésiale dans le paysage social. Les

7 Jacques Chiffoleau, « Note sur le polycentrisme religieux urbain à la fin du Moyen Âge »,
dans Religion et société urbaine au Moyen Âge. Mélanges offerts à Jean-Louis Biget, éd. Patrick
Boucheron, Jacques Chiffoleau, Paris : Publications de la Sorbonne, 2000, p. 227-252.
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 89

cloches rythment un temps, qui est longtemps « un temps d’Église », avant que

peu « un temps des marchands8 ». Plus globalement, c’est l’espace public qui est
les horloges civiles ne fassent leur apparition au xive siècle et n’imposent peu à

affecté par la cathédrale, les églises et les monastères urbains. On peut en juger par
le seul exemple des « entrées royales », grandes cérémonies d’affirmation de la
puissance royale, qui font leur apparition au xive siècle. Le prince ou le souverain
est accueilli hors les murs par le peuple de la cité, dont l’ordonnancement reflète la
structure et la hiérarchie de la communauté urbaine. Il est d’abord conduit jusqu’à
la porte de la ville dont les clés lui sont remises ; il est ensuite accompagné dans un
parcours solennel, qui est une manière de « Fête roi » calquée sur la munificence
de la « Fête-Dieu », à travers la ville parée et décorée, jusqu’à l’église principale,
qui est le plus souvent l’église-cathédrale. À Paris, c’est devant les portes closes
de Notre-Dame que le roi, tout juste sacré à Reims, s’engage par serment auprès
des trois ordres de son royaume. Ainsi de Louis XII, le 2 juillet 1498, suivant les
termes d’un récit anonyme :
Premièrement jura qu’il entretiendroit l’Église en ses bonnes libertez, et
qu’il deffendroit notre foy catholique contre tous infideles, juifz, payens et
sarrazins, et qu’il chasseroit et bouteroit hors de son royaume toutes heresies.
Secondement, qu’il entretiendroit les nobles, aussi les laboureurs, ensemble
les marchans en leurs bonnes loix et coutumes anciennes, et qu’il feroit justice
au petit comme au grant et garderoit son peuple des ennemys et adversaires9.
Comme sphère de la parole proférée, proclamée par la puissance publique,
comme théâtre des cérémonies du pouvoir qui marque le paysage social de
ses lieux emblématiques (le palais communal, le palais et le château, l’église-
cathédrale), la cité épiscopale de la seconde moitié du Moyen Âge ne cesse de voir
se déployer les formes de majesté dans l’espace commun ou public. L’« espace
public » peut ainsi être défini, selon la proposition de Jürgen Habermas, comme
le « déploiement de la sphère publique structurée par la représentation ». Encore
convient-il de préciser que la « représentation » en question relève d’une concep­
tion de l’urbanisme suivant laquelle les pouvoirs civils et ecclésiastiques modèlent
à volonté la ville de leur présence, comme si le circuit du « déploiement » (les
rues du parcours et les stations) conférait à la ville-cité une forme exemplaire. De
ce point de vue, les cérémonies cathédrales, dans la longue tradition de la liturgie
stationnale romaine, contribuent fortement à modeler l’espace urbain, et servent
de fécond vivier à l’expression de l’ordre civique dans des circonstances festives
comme la célébration du Corpus Christi, du milieu du xiiie siècle, à l’occasion
de laquelle la communauté urbaine s’affiche en procession hiérarchique à la fois

8 Jacques Le Goff, « Au Moyen Âge : temps de l’Église et temps du marchand », dans Annales
ESC, t. 15/3, 1960, p. 417-433.
9 Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, éd. Bernard Guenée, Françoise Lehoux, Paris :
Éditions du CNRS, 1968 (Sources d’histoire médiévale, 5), p. 134.
90 Dominique iogna-Prat

ecclésiale et civique. Mais on peut aussi mentionner deux autres cérémonies qui
marquent symboliquement l’espace public de la ville : l’ordination de l’évêque et
les grands rites de pénitence publique.

Cathédrale et diocèse

Reste à voir pour finir la fonction territoriale de l’église cathédrale au-delà


même de son empreinte urbaine.
Dans L’évêque et le territoire, Florian Mazel a proposé une réflexion de fond
sur le sens et les usages du territoire comme « construction spatiale » pour une
époque dont on s’accorde à penser qu’elle n’a pas encore le mot pour penser
la chose10. En quoi le Moyen Âge et ses pratiques territoriales permettent-ils le
passage à l’espace au sens « moderne » du terme, homogène et isotrope ? Et en
quoi l’évêque et le diocèse contribuent-ils à cette « invention » spatiale ?
Suivant Mazel, il n’est guère possible d’accréditer l’idée d’une survie de l’an­
cienne civitas romaine comme territoire au-delà du vie siècle à travers la paroisse
épiscopale. Entre le viie et le xe siècle, l’essentiel du legs romain réside dans le
maintien de la plupart des anciens chefs-lieux de cité comme centres de pouvoir et
pôles d’urbanité, grâce à l’implantation des sièges épiscopaux. Au-delà de la ville
et de ses environs, l’ancien territoire de la civitas dessine l’horizon de la paroisse
épiscopale, mais cet horizon n’a plus grand-chose à voir avec ce que le droit et
les pratiques politiques et administratives romaines considéraient – et ce que
bien plus tard le droit canonique considérera – comme un territoire. Il constitue
plutôt ce que les géographes désignent aujourd’hui comme une « enveloppe
territoriale », poreuse et aux périphéries fluctuantes. Pour de longs siècles, le
pouvoir de l’évêque, en harmonie avec l’ensemble des autres pouvoirs, ne s’exerce
pas sur une aire spatiale bien définie et de manière homogène, mais sur une aire
virtuelle de domination, au moyen de liens plus ou moins étroits unissant la
personne de l’évêque à d’autres personnes (les prêtres, les moines, les fidèles) et à
des lieux (les autels et les églises baptismales).
C’est par un processus de « reterritorialisation » du diocèse que l’on aboutit
à la situation institutionnelle et territoriale classique que connaît l’Église à partir
du xiiie siècle. Ce processus est difficile à insérer dans une chronologie précise
parce qu’il met en œuvre des phénomènes politiques et religieux complexes. Pour
faire bref, on peut dire qu’à partir du xie siècle, en relation étroite avec la Réforme
de l’Église dite « grégorienne » et d’une séparation franche entre temporel et
spirituel, l’affirmation d’une sphère ecclésiastique autonome, c’est-à-dire dotée de
ses propres lois et de sa propre légitimité, permet aux évêques de s’immiscer au
cœur des seigneuries et d’y faire reconnaître la spécificité de leur autorité sur

10 Florian Mazel, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (ve-xiiie siècle), Paris : Le
Seuil, 2016.
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 91

les églises et les prêtres. Le diocèse territorial commence ainsi à se construire


par la scission de la seigneurie et par l’établissement, par-dessus les dominations
locales (aristocratiques ou monastiques), d’une forme de souveraineté épiscopale.
La rupture concerne aussi la nature même du rapport à l’espace, dont rend
compte l’évolution des pratiques et des usages épiscopaux. La multiplication des
conflits d’interface entre évêques voisins, l’intervention croissante de la papauté
et des légats, le recours plus fréquent au droit canonique enrichi par le droit
romain, entraînent la restauration progressive d’une territorialité de nature « éta­
tique ». Le diocèse, qui acquiert définitivement son nom au tournant des xiie et
xiiie siècles, en vient ainsi à être défini comme un authentique territoire, pourvu
de limites intangibles. Il est d’ailleurs peu à peu subdivisé en circonscriptions
subalternes gérées dans le cadre d’une véritable chaîne administrative, dont l’une
des principales fonctions est la collecte de redevances qu’il est légitime d’assimiler
à une fiscalité.
La constitution progressive du diocèse comme entité territoriale au centre
duquel règne l’église-mère de l’évêque permet de soutenir que la cathédrale
médiévale est une manière de maison Dieu superlative. En tant que lieu de
culte comme un autre, elle bénéficie du statut d’exception qui, à partir de 800
et avec le développement de la théologie sacramentelle aux xiie-xiiie siècles,
s’attache à l’église-bâtiment, contenant nécessaire à l’engendrement du contenu,
l’Église-communauté. De ce point de vue, on pourrait dire que, selon le pouvoir
d’ordre, l’évêque n’est jamais qu’un prêtre parmi d’autres quand il sacrifie à l’autel.
Mais à ce pouvoir d’ordre le droit canon ajoute le pouvoir de juridiction qui fait
de l’évêque et de son église le point focal de la hiérarchie qui impose la cathédrale
dans le paysage social, c’est-à-dire à la fois dans la structuration des pouvoirs
à l’échelle de la ville et du territoire diocésain, mais aussi plus globalement de
l’organisation de l’espace public comme sphère de déploiement de ces pouvoirs.

« C’est comme si notre maison de famille brûlait » ! Ce soupir anonyme


illustre l’effarement provoqué par l’incendie de la « forêt », la charpente médié­
vale de la cathédrale Notre-Dame de Paris, dans la soirée du 15 avril 201911.
Mais comment entendre le « notre » d’une désolation vécue comme un drame
collectif ? De quelle « maison », de quelle « famille » parle-t-on ? Dans son
intensité émotionnelle, l’événement est riche de tout un imaginaire qu’il importe à
l’historien de décrypter.
Imaginaire catholique, tout d’abord. L’incendie de Notre-Dame est intervenu
en une période particulièrement compliquée de la modernité d’un catholicisme
en crise. L’émotion collective en réaction au drame n’a pas manqué d’être perçue
comme la syntonie retrouvée d’un pays avec « son » Église, « d’une famille qui se

11 Les citations à suivre sont empruntées à divers articles de presse qui ont couvert l’événement
dans la seconde quinzaine du mois d’avril 2019 (Le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Point).
Je me permets d’y ajouter mon propre commentaire paru dans Études (juin 2019), sous le titre
« Notre maison brûle », dont je reprends ici les développements.
92 Dominique iogna-Prat

retrouve » (François-Xavier Bellamy). Imaginaire national ensuite. Notre-Dame


est restée jusqu’au xviie siècle la simple Église-mère d’un diocèse de la province
de Sens, et la cathédrale de Paris, ville capitale, ne joue longtemps qu’un rôle
mineur dans les célébrations nationales de la France d’Ancien Régime à côté de
Reims, la cathédrale des sacres, et surtout de Saint-Denis, la nécropole royale.
Pourtant, on ne manque pas de chanter le destin ancien de la nation France qui
se serait lentement sédimenté dans ses pierres : la convocation des premiers États
généraux par le « roi très chrétien » Philippe le Bel, en 1302 ; en 1632, le vœu
fait par Louis XIII, en attente d’héritier, de consacrer la France à Notre Dame ;
à partir des xvie et xviie siècles, la tradition d’y célébrer les succès militaires
de la nation, avec dépôt des étendards et drapeaux pris à l’ennemi ; le sacre de
Napoléon, en 1804 ; le Te Deum d’armistice, le 11 novembre 1918 ; la messe
solennelle de la libération de Paris, le 24 août 1944 ; les funérailles de présidents
de la République : de Gaulle (1970) et Mitterrand (1994). On comprend, dès
lors, que Notre-Dame puisse passer pour « une église nationale officieuse »
( Jean-Michel Leniaud), qu’elle soit la « métonymie de la nation » (Anne-Marie
Thiesse), mais d’une nation à vocation universelle, d’une nation confondue avec
l’humanité12.
De fait, l’émotion a été de dimension planétaire. On peut bien sûr y voir
une réaction attendue à l’âge d’un tourisme globalisé drainant jusqu’à quatorze
millions de visiteurs chaque année. Mais une pareille universalité a été largement
construite dans l’exportation de la nation France au-delà de ses frontières. En
Notre-Dame, lentement édifiée entre 1163 et le milieu du xive siècle, on célèbre le
gothique, « art de France » (opus francigenum), c’est-à-dire l’art d’Île-de-France,
qui, dans la dynamique de la construction de l’unité nationale par les Capétiens,
a vocation à rayonner aux dimensions de toute l’Europe, voire à celles du monde
entier avec la mode néo-gothique du xixe siècle, époque de la restauration de
Notre-Dame par Viollet-le-Duc et Lassus. On sait le rôle joué par la Notre-Dame
de Paris de Victor Hugo non seulement dans le sauvetage de l’édifice mais
aussi dans sa postérité patrimoniale et politique. Sollicité dès le lendemain du
15 avril 2019, le philosophe allemand Peter Sloterdijk se rappelle avoir dormi
enfant « avec Quasimodo sous la charpente de Notre-Dame », et il souligne
l’importance d’« une réalité symbolique dont l’Europe ne peut se passer : notre
“stratigraphie morale” qui s’incarne dans les grands bâtiments ».
Une pareille réflexion en dit long sur notre imaginaire du passé et la façon
dont la mémoire contemporaine est marquée par le bâtiment-église comme archi­
tecture nécessaire à l’édification de la communauté. Soucieux de mobiliser les
énergies nationales cinq ans avant la célébration des Jeux olympiques à Paris
(2024), le président de la République n’a pas manqué d’évoquer « cette capa­
cité de nous mobiliser et de nous unir pour vaincre », invitant la communauté

12 Jean-Michel Leniaud, « Notre-Dame, temple de la religion nationale (xixe siècle) », dans


Notre-Dame de Paris 1163-2013, éd. Cédric Giraud, Turnhout : Brepols, 2013, p. 49-56.
la cathéDrale, une « maison Dieu » D’excePtion ? 93

nationale à « assurer la continuité de la France matérielle et spirituelle », parce


que « nous sommes un peuple de bâtisseurs ». Il n’est pas bien certain que les
Français d’aujourd’hui aient une représentation bien claire du Paris des années
de construction de Notre-Dame – l’agglomération de quelque 200 000 habitants
en 1300, la capitale royale, le monde ecclésiastique de l’Île de la Cité, la ville
marchande de la rive droite, l’Université naissante sur la rive gauche –, et tout
laisse même penser que la perception de ce passé se fait, à la Hugo, à travers les
constructions identitaires nationales du xixe siècle. Au point que, dans tous les dé­
bats autour de la reconstruction de Notre-Dame, l’on soit tenté d’aplatir l’Histoire
en rebâtissant à l’identique, comme si le temps, avec ses drames, devait être aboli,
au point de payer ce déni d’Histoire d’un « pastiche du pastiche » puisque la
sainte cathédrale nationale d’avant l’incendie n’était jamais que le bâtiment légué
par les restaurateurs des années 1850. Ironie du sort : Viollet-le-Duc s’était fait
représenter en saint Thomas, le patron des architectes, sur la flèche consumée par
les flammes, avec cette fière devise Non amplius dubito (« Je ne doute plus »).
laurent avezou 

Notre-Dame de Papier
La possibilité d’une Bible

Comment y échapper ? Comment contourner le monolithe hugolien ? Après


la publication de Notre-Dame de Paris en 1831, qu’a bien pu laisser Victor Hugo,
non seulement à l’Histoire « avec sa grande hache », selon l’expression tant
galvaudée de Georges Perec, mais aussi à ses collègues hommes de lettres qu’il re­
gardait de si haut, depuis ces deux tours qui, selon Auguste Vacquerie, semblaient
dessiner l’initiale de son nom ? Quand c’est au tour de l’Histoire de perdre son
grand H pour se faire cortège d’histoires, quand elle cesse d’être enquête hérodo­
tienne pour devenir mise en intrigue alimentée par l’imaginaire littéraire, elle n’en
conserve pas moins à Notre-Dame de Paris sa part de Révélation providentielle.
Même détachée de toute lecture confessionnelle, Notre-Dame en littérature reste
cathédrale-témoin, cathédrale-émissaire et cathédrale-objet. Témoin, c’est-à-dire
martyr (et l’incendie du 15 avril 2019 a remis au premier plan cette dimension
sacrificielle), émissaire, c’est-à-dire apôtre, et porteuse de bonne parole, objet,
c’est-à-dire passion et promesse de résurrection. Notre-Dame revisitée par les
écrivains, de François Villon à Sylvain Tesson, offre la possibilité d’une autre
Bible, mais toujours de papier.
Il y a des lustres que le structuralisme n’a plus la cote. On lui rendra pourtant
hommage ici en appliquant au corpus littéraire secrété par la grande dame pari­
sienne ses préceptes de base : privilégier la totalité sur le particulier, les données
synchroniques et corrélées sur leur évolution, les considérer comme des éléments
finis et réductibles à des modèles, plutôt que dans leur rapport avec le producteur
humain. C’est la part d’arbitraire dans la créativité du chercheur. Mais, après tout,
depuis près de huit cents ans, et même étêtée de sa couverture, Notre-Dame,
toujours là dans sa permanence idéelle, incite à cette mise en structure1.

1 Le drame de 2019 a suscité la publication de plusieurs anthologies littéraires. C’est l’une d’entre
elles qui a fourni le corpus de cette intervention : Notre-Dame des écrivains : raconter et rêver
la cathédrale, du Moyen Âge à demain. Textes choisis et commentés par Michel Crépu et An­

Laurent Avezou • Lycée Pierre de Fermat, Toulouse

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 95-108.
10.1484/M.STMH-EB.5.129297
96 laurent avezou

Cathédrale-martyr, cathédrale-témoin

Si les pierres pouvaient parler… La présence de Notre-Dame est celle d’une


confidente mutique, mais ses silences sont toujours éloquents et porteurs de
témoignages : d’une désacralisation annoncée, d’une nostalgie lancinante, mais
aussi d’une transfiguration polymorphe.

Le témoin d’une chrétienté qui passe

C’est évidemment le fameux « Ceci tuera cela » de Claude Frollo, qui désigne
alternativement au vieux Jacques Coictier le livre imprimé et le livre ouvert qu’est
la cathédrale. À la littéralité du premier répond le langage codé de la seconde,
comme pour rappeler que l’on ne se rapproche vraiment des mystères de Dieu
qu’en acceptant justement leur part d’hermétisme. D’ailleurs, l’archidiacre se
charge, dans la suite du passage, d’expliciter sa pensée en plusieurs scansions : « le
livre tuera l’édifice », « la presse tuera l’église », « l’imprimerie tuera l’architec­
ture »2. Frollo voit grandir avec regret l’ombre du prosaïsme qui finira par recou­
vrir Notre-Dame et la foi, l’église comme l’Église. En 1898, Huysmans prolonge
cette lecture dans La cathédrale (second volume de sa trilogie de la conversion),
longue visite de l’édifice, sous la conduite de son directeur de conscience, qui est
en même temps un parcours initiatique pour le personnage de Durtal, attiré par
la vie de cloître, mais effrayé à l’idée de quitter Paris et sa vie mondaine. Même si
la cathédrale ici parcourue comme un livre ouvert est Notre-Dame de Chartres,
elle permet de considérer à distance le naufrage spirituel de celle de Paris. Comme
chez Péguy, celle-ci apparaît en antithèse, étouffée par les rénovations, le tourisme
et le temps administratif, tandis que Chartres a su garder la saveur du texte crypté.
Et c’est la péroraison fameuse, que Huysmans réserve à son essai posthume, Trois
églises et trois primitifs (1908) : « La cathédrale était un ensemble, une synthèse ;
elle embrassait tout ; elle était une bible, un catéchisme, une classe de morale,
un cours d’histoire et elle remplaçait le texte par l’image pour les ignorants »3.
Notre-Dame de Paris, elle, n’a plus de mystère : elle n’a que de l’intérêt.
Cette impuissance prophétisée de la cathédrale se concrétise dans le poème
figuratif de Guillaume Apollinaire, publié par le journal zurichois Der Mistral
en 1915 et repris dans Calligrammes en 1918, « 2e Canonnier conducteur ».
Pensé comme une insulte personnelle adressée aux Allemands, le poème coince
visuellement la cathédrale entre le godillot d’un poilu et la tour Eiffel. Reléguée
au second plan, littéralement réformée à l’arrière, Notre-Dame dessine les mots

toine Ginésy. Textes médiévaux traduits du latin et commentés par Emanuele Arioli, Paris :
Gallimard, 2020 (Folio classique). Nous avons emprunté certaines de leurs interprétations aux
commentateurs.
2 Ibid., p. 78-81.
3 Ibid., p. 201.
notre-Dame De PaPier 97

« Souvenirs de Paris avant la guerre ils seront bien plus doux après la victoire ».
Inapte au service, elle attend de redevenir, par défaut, objet de vénération visuelle.
C’est de cette recréation-sacrilège que participe Jacques Audiberti dans le
poème « Les deux mains » (publié en 1964 dans Ange aux entrailles), où il fait le
deuil d’une prostituée qui officiait rue Xavier-Privas, à deux pas de la cathédrale,
dont le destin est identifié avec le sien : Notre-Dame la Vierge et « Notre dame,
notre baisée » se rejoignent dans la ferveur qui leur est rendue par leurs thurifé­
raires respectifs4. Mais la cathédrale n’est plus ici que décor.

Le témoin d’une nostalgie

La cathédrale est donc martyr, car témoin d’une chrétienté moribonde. Mais
faut-il avoir la foi pour aimer Notre-Dame ? Non, répond Henry James, à la fin
du monologue intérieur de Christopher Newman, L’Américain de son roman
de 1877 : « […] l’hospitalité qu’offre une grande cathédrale a cent visages diffé­
rents ». Et nombre d’entre eux prennent celui de la nostalgie.
Nostalgie de la jeune Amérique envers l’église du Vieux Continent, retrouvée
comme une grand-mère jamais connue et pourtant jamais oubliée : « Bon Dieu,
c’est bon d’être revenu », soupire d’aise un personnage d’Ernest Hemingway,
dans Le soleil se lève aussi (1926)5, sans qu’on sache bien si la formule initiale a
simple valeur d’interjection ou bien d’apostrophe à un Créateur bonasse qu’on
retrouve comme un vieux parent vaguement familier. Nostalgie, par métonymie,
envers la ville et le pays qu’on aime d’autant plus qu’on le connaît de loin, chez
Jules Supervielle, ce Français d’Uruguay, dans son livre de confidences, Boire à
la source (1933) : « Croyants ou non, nous admirons comment se dressent les
deux fortes tours de Notre-Dame qui gagnent d’un même élan le ciel du bon Dieu
et celui de la météorologie […]. Ce qui donne à Paris une lumière si sensible,
ne serait-ce pas aussi la ferveur de l’amour que lui portent tous ceux qui en
sont loin ? »6. Nostalgie de l’orgue de Barbarie des fêtes foraines qu’éveille la
musique sacrée de la cathédrale dans l’esprit d’Abel Tiffauges, héros du Roi des
Aulnes de Michel Tournier (1970), alors que le spectacle compassé des dignitaires
était en train de le faire douter de l’Église-institution, et qui lui rend la fraîcheur
d’âme – qui est nostalgie du christianisme primitif – propre à goûter la saveur et
l’incongruité du mandatum, cérémonie du lavement des pieds des pauvres le Jeudi
saint, ici administrée par l’archevêque sur douze enfants de chœur : « Elle est
entrée pour toujours dans mon cœur, l’image de ce vieil homme chargé d’ors et de
pourpre, courbé jusqu’au sol pour poser ses lèvres sur le pied nu d’un enfant »7.
Nostalgie d’un autre « mauvais chrétien », mais qui a « conservé une vénération

4 Ibid., p. 149.
5 Ibid., p. 224.
6 Ibid., p. 219-220.
7 Ibid., p. 340.
98 laurent avezou

pour la chrétienté », tel que se définit, dans Ô reine de douleur ! (2019), Sylvain
Tesson, le grimpeur de Dieu qui renoue avec les funambules du Moyen Âge en
escaladant les flèches de Notre-Dame dans l’espoir de tutoyer Dieu, mais qui s’est
tout de même brisé l’échine, nouvel Icare, en tombant, éméché, du toit de son
chalet de famille.
Nostalgie enfin de ce qui a pu ne jamais exister. C’est Walter Benjamin qui
parle le mieux de cette métamorphose créatrice de l’édifice par l’onirisme, en
évoquant le sentiment que lui inspire en rêve la cathédrale. « J’étais là, mais il
n’y avait rien là qui ressemblât à Notre-Dame. D’une construction en briques,
seuls les derniers gradins dépassaient d’un haut coffrage de bois. J’étais pourtant,
bouleversé, devant Notre-Dame. Ce qui me bouleversait, c’était la nostalgie [tou­
jours elle, mais rêvée dans le rêve]. Nostalgie justement de ce Paris où je me
trouvais en rêve » (« Trop près », dans Brèves ombres, 1929)8. Le français rend
mal le sens complet du mot Sehnsucht, cette nostalgie tournée vers le futur, mais
tout de même vouée à l’échec. Le désir qui porte vers la cathédrale ne peut en
effet se satisfaire de l’image que chacun peut en contempler. Dans l’horizon du
rêve, l’édifice trahit sa pathétique matérialité reconfigurée de pierres, de briques
et de bois. Il reste alors la force illusoire du nom, dont Proust aussi a bien rendu
compte : infidèle à son image, la cathédrale reste, du moins, fidèle à son nom.

Le témoin des temps passés et à venir

Dans son recueil d’articles L’élite : écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs
(1899), Georges Rodenbach, plus célèbre pour son roman symboliste Bruges-la-
Morte, a bien relevé dans le décadentisme cultivé par Baudelaire, Barbey d’Aure­
villy et Huysmans cet hommage du sacrilège au sacré : tous reconnaissent l’exis­
tence de celui-ci à travers la réalisation de celui-là9. Et, là encore, la cathédrale-
martyr témoigne par sa souffrance de la toute-puissance du divin.
Non pas qu’il soit indifférent, mais l’édifice participe d’une autre temporalité
que celle des hommes, d’où son apparente inertie devant leur défilé, que ressent
Julien Green dans son Journal, à la date du Jeudi saint 1980 : « J’ai eu le sentiment
que dans cette immense cathédrale il y avait l’âme de la vieille Église qui ne veut
et ne peut mourir parce qu’elle est l’épouse du Christ. Le monde n’y pourra
jamais rien. On aura beau faire, il y aura toujours l’inexpugnable présence sous ces
voûtes, dans ce grand bateau renversé naviguant sur une mer qui est le ciel »10.
Notre-Dame témoigne, dans le silence. Et ce témoignage mutique a la force d’un
jugement. Ce que suggère Mark Twain, le promeneur américain décontracté,
faussement détaché et doucement ironique, devant les statues de la façade (dans
Les innocents à l’étranger, ou le voyage des pèlerins modernes, 1869) : « Ces vieux

8 Ibid., p. 401.
9 Ibid., p. 168.
10 Ibid., p. 164.
notre-Dame De PaPier 99

bonshommes décrépits au nez cassé ont vu bien des processions de chevaliers


en cotte de maille venus de la Terre sainte et rentrant chez eux ; ils ont entendu
au-dessus d’eux sonner à toute volée les cloches qui annonçaient le massacre de
la Saint-Barthélemy, et ils ont vu la boucherie qui a suivi ; plus tard, ils ont vu le
règne de la Terreur […] et il n’est pas impossible qu’il restent là jusqu’au jour
où ils verront la dynastie napoléonienne balayée et les drapeaux d’une grande
République flotter sur ses ruines »11. On est à un an de la chute du Second
Empire.
Monument saturé de visions, Notre-Dame est justement propice à la méta­
morphose visuelle : sa silhouette familière incite à multiplier les angles de vue.
Dans L’œuvre de Zola (1886), le peintre Claude Lantier décode à sa compagne
Christine la cathédrale qu’elle ne reconnaît plus, « vue ainsi du chevet, colossale
et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils à des pattes au repos, dominée
par la double tête de ses tours, au-dessus de sa longue échine de monstre ».
Marque d’un réel saturé et lieu d’une fréquentation familière, Notre-Dame peut
dépayser celui qui l’aborde et émettre les ondes de mondes engloutis ou à venir.
Cette vision transformiste est particulièrement prégnante chez Balzac, dans ses
bas-fonds marqués au coin de l’irréel. L’intrigue de deux de ses récits, Les proscrits
(1831) et L’envers de l’histoire contemporaine (1854), se déroule sous la même
« ombre froide » de Notre-Dame12. Ses alentours, que parcourt Dante, mis en
scène dans le premier ouvrage, bien à sa place dans la Comédie humaine en tant
qu’auteur de la Divine Comédie, apparaissent comme une enclave en suspens, hors
de l’espace et du temps urbains. L’édifice semble aspirer l’énergie des environs, sa
pesanteur même affectant la topographie du quartier et son climat. Nulle nostalgie
ici perceptible de la féodalité et de la chrétienté primitive chez le pourtant légiti­
miste Balzac. Seule demeure une lancinante mélancolie de l’étrange, fascinante et
désolée. Mais de ce lieu saturé, la cathédrale donne vie à un désert, seul refuge où
peuvent s’émouvoir les graves pensées du poète : engloutissement et recréation,
comme les deux côtés d’une même pièce.

Cathédrale-apôtre, cathédrale-émissaire

Dans son impavidité même, Notre-Dame témoigne donc. Mais l’édifice


semble aussi se mettre en mouvement, lorsqu’il devient apostolos, porteur d’une
mission qui, encore une fois, n’est plus tant apostolique au sens originel du
terme qu’émissaire d’horizons nouveaux, de renaissance personnelle ou d’un
inconscient enfin révélé.

11 Ibid., p. 235.
12 Ibid., p. 370-381.
100 laurent avezou

La cathédrale porteuse de (re)création

C’est le 25 juillet 1830 que Victor Hugo attaque le premier chapitre de


son roman. Le surlendemain, le peuple de Paris élève des barricades : les Trois
Glorieuses ont commencé. Dans son pamphlet Guerre aux démolisseurs !, Hugo
avait déjà pris à partie la Restauration, mais dans son sens monumental, déplorant
tout ce qui dissimule son Paris chéri sous le badigeon néoclassique : aussi bien la
nouvelle église Sainte-Geneviève, « le plus beau gâteau de Savoie qu’on ait jamais
fait en pierre », que le dôme de la Halle au blé, « casquette de jockey sur une
grande échelle », ou les « deux grosses clarinettes » des tours de Saint-Sulpice.
À ce Paris de frangipane Hugo oppose la créativité grouillante de la cour des
Miracles et des abords de la cathédrale décrits comme un « égout », une « ruche
monstrueuse », une « hideuse verrue à la face de Paris ». Hugo a sans doute
trop lu Henri Sauval et ses Antiquités de la ville de Paris (1724), qui, pour mieux
exalter la gloire de l’urbanisme du Grand Siècle, exagèrent à dessein le caractère
insalubre et dangereux de ce qui subsiste du Paris « gothique ». Mais une telle
charge permet de nourrir, dans le roman, l’image facile de la pourriture grouillante
de vie. Roman de la transition historique, Notre-Dame de Paris permet à Hugo
de trouver l’idéal qu’il voudrait voir réaliser en politique : l’alliance de l’ordre et
de la liberté. « Ce n’est plus une église romane, ce n’est pas encore une église go­
thique », décrète-t-il, entrant ainsi en écho avec l’évocation du règne de Louis XI,
sous lequel il situe son intrigue, en 1482, entre Moyen Âge et Renaissance. La
démonstration arrive avec la scène des truands partis à l’assaut de la cathédrale
soustraire Esmeralda aux mains de Quasimodo. Pour repousser les assaillants, le
bossu allume un feu au sommet de l’édifice, afin de faire fondre du plomb, qu’il
jette par les gouttières. Pourtant, l’incendie ne gagne pas la cathédrale, dans ce
qui serait une tragique anticipation de 2019 : c’est la vie qui la saisit, comme par
enchantement (« Une vieille église fée ! grommelait le vieux bohémien Mathias
Hungadi Spicali »13). Dans l’entremêlement effréné des flammes et de la pierre,
gargouilles et chimères s’animent à la lumière du brasier. Enchantée, l’église
exprime une énergie vitale à la mesure de ses ombres mortuaires.
La transfiguration hugolienne de Notre-Dame se situe dans une longue lignée
littéraire qui a été inaugurée par Rabelais. C’est depuis ses tours que Gargantua
compisse Paris, dans un geste apparemment sacrilège dont la portée recréatrice
n’a pas échappé à l’analyse célèbre de Mikhaïl Bakhtine14. Le jet d’urine s’inscrit
dans une démarche de réconciliation du haut et du bas, du ciel et de la terre, qui
parcourt tout l’œuvre de Rabelais. En tant qu’humeur corporelle, l’urine lancée
vers le bas symbolise la terre conçue comme lieu de régénération. Gargantua ne
profane donc pas la cathédrale – d’ailleurs, ce n’est pas sur elle qu’il se soulage,
mais sur les Parisiens, massés sur le parvis – : il lui redonne vie par un acte de

13 Ibid., p. 433.
14 L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris :
Flammarion, 1970.
notre-Dame De PaPier 101

rénovation qui l’ancre dans la terre. Plus encore : par son vit, c’est à Paris même
qu’il donne vie, en ayant sur elle « fait eau » – comme alors on disait – qu’on
serait tenté d’imaginer baptismale. Réfugiés sur les hauteurs de l’université, les
survivants du raz-de-marée gargantuesque s’écrient en effet : « “[…] Par saincte
mamye, nous son baignez par rys”, dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle
auparavant on appelloit Leucece »15. Quant au vol des cloches de Notre-Dame
dont Gargantua fait des grelots pour ses juments, il participe de la même dé­
marche recréatrice. Face au professeur de théologie, incarnation du vieil âge qui
fige la cathédrale dans l’immuable, qui le somme de les remettre en place, le géant
rabaisse les cloches pour les rendre fécondes, au contact de ses juments, rappelant
ainsi que ces attributs de l’édifice trouvent leur origine dans la terre-mère, dont
leur moule est fait16.
Même l’aigle volant « de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame »
révèlerait dans le Napoléon des Cent-Jours, du moins selon Léon Bloy (L’âme de
Napoléon, 1912), « une secrète divination de la Suzeraineté de Marie, Patronne et
protectrice à jamais de cette France qu’il avait ramassée dans une boue de sang et
d’ordures et qu’il avait faite si magnifique »17.

La messagère des renaissances

Recréatrice, la cathédrale fait aussi renaître ceux qui s’exposent à elle. C’est elle
qui agit au nom de Dieu qui vient littéralement percuter Claudel, le 25 décembre
1886, « […] près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la
sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En
un instant mon cœur fut touché et je crus » (Ma conversion, 190918). Heureux élu,
terrassé par l’évidence, Claudel tourne dès lors le dos au positivisme renanien,
avec cette assurance résolue qu’on appelle la foi du charbonnier. L’illumination
égare même jusqu’au jeune calviniste André Gide, au point de le faire entrer dans
une procession, cierge à la main, avant qu’un scrupule de conscience ne le lui ôte
(lettre à sa mère, 18 mars 1890)19.
De même les héros de Henry James, Christopher Newman (le bien nommé,
pour lequel le spectacle de la cathédrale est comme une renaissance), dans L’Amé­
ricain (1877), et Nick Dormer, dans La muse tragique (1890), sont-ils animés par
une démarche herméneutique : porteur de signes, le monument a quelque chose
à leur apprendre sur eux-mêmes, que ce soit la vanité du ressentiment, pour le
premier (« Il ne pria point ; il n’avait pas de prière à dire, il n’avait pas à remercier
la providence, il n’avait rien à demander ; c’était à lui maintenant de s’occuper de
lui-même »), ou, pour le second, le caractère impérieux de sa vocation littéraire

15 Notre-Dame des écrivains..., p. 138.


16 Ibid., p. 142.
17 Ibid., p. 167.
18 Ibid., p. 155-156.
19 Ibid., p. 101.
102 laurent avezou

(« […] on peut bâtir une grande architecture à partir de nombre de choses – pas
seulement avec des pierres, des charpentes et des vitraux »20) : ils sont devant
Notre-Dame comme l’élève devant le maître, quand bien même il s’agirait de
dépasser le maître, dès lors qu’on a cessé de croire en son infaillibilité.
Porteuse de message, la cathédrale se fait entendre par ses cloches, qui
prennent vie pour conjurer la mort, quand François Villon demande, dans son
Testament, qu’on fasse sonner, pour son enterrement, la Jacqueline, grosse cloche
de la cathédrale qui portait le prénom de la femme de son donateur, Jean de
Montaigu, grand maître de l’hôtel de Charles VI21. En 1953, c’est directement aux
Cloches de Notre-Dame, dans la chanson du même nom, que Léo Ferré demande
de chanter avec les pauvres. Il peut mieux ainsi distinguer le glas lugubre, qui
sonne pour les puissants, des carillons lumineux, qui appellent à la révolte : « Et
chantez le bonheur de ceux qui n’en auront jamais / Cloches de Notre-Dame à
Paris / Qui sonnez chaque mort d’évêque / Sonnez un jour une nuit au hasard
comme ça toutes seules »22.

De l’au-delà à l’en-deçà

Pourtant, Notre-Dame n’est pas seulement porteuse d’épiphanies sereines à la


Claudel ou sonores à la Villon. Dans son clair-obscur, la révélation peut prendre la
forme d’un doute qui ne lâche plus le passant. C’est celui qui traverse l’auteur des
Confessions dans Rousseau juge de Jean-Jacques, lorsqu’il relate son « expédition »
du 24 février 1776 à la cathédrale, dans le but d’y déposer sur l’autel le manuscrit
de ses dialogues biographiques, dans l’espoir qu’ils soient lus par le roi, déçu qu’il
a été par le jugement des amis à qui il avait jusque-là confié ces textes ! En proie
à son proverbial délire de la persécution, l’auteur malheureux et incompris s’est
fixé cet ultime espoir d’atteindre à cette reconnaissance tour à tour dédaignée et
convoitée. Or cet acte de foi envers Dieu et de défiance à l’égard des hommes se
transforme soudain en inquiétude face l’édifice sacré : la cathédrale le repousse,
littéralement, sous la forme d’une grille, qu’il n’avait jamais remarquée jusqu’alors
(malgré de nombreux repérages préalables à son opération à haut risque !) et qui
lui barre l’accès au chœur. Ce dédoublement de Notre-Dame, mère protectrice
muée en marâtre répulsive, renvoie au dédoublement de Rousseau, inscrit dans
le titre du texte même. La cathédrale, dans son inquiétante étrangeté freudienne,
provoque alors la fuite de l’auteur. Mais le souvenir de ce sentiment débouche sur
un autre dédoublement. C’est maintenant Jean-Jacques qui juge la grandiloquence
de Rousseau, et semble lui assener, en substance : « Qu’espérais-tu, orgueilleux,
en croyant te frayer un passage à tes insignifiants écrits jusqu’au roi, qui n’en a
cure, et devant lequel se seraient interposés tant de comparses ? ». Et l’édifice en

20 Ibid., p. 217.
21 Ibid., p. 354.
22 Ibid., p. 356.
notre-Dame De PaPier 103

ressort grandi, cette pulsion apparemment négative qui en émanait se révélant


au final préservatrice et conforme au plan de la Providence (auquel, avec grandilo­
quence, Rousseau avait confié son dépôt en guise de suscription) dont les voies,
comme chacun sait, sont impénétrables23.
Annonciatrice de temps nouveaux ou des mondes précoces, la cathédrale peut
aussi se retrouver porteuse de pulsions inavouables, Bible de l’inconscient, cette
fois, et non plus des pauvres. Les « Paroles à propos des nus de Fautrier » (L’ate­
lier contemporain, 1977) inspirées par ce peintre à Francis Ponge sont porteuses
d’une pareille vision savoureusement transgressive. Donnant la parole à Dionysos,
il y abolit le partage entre nature et culture, et la cathédrale, envisagée dans
sa dimension florale, se charge d’équivoque, puis d’explicite sexuel. Comme la
fleur dont la robe et la chair se confondent dans les pétales qui l’habillent, son
orgue n’est pas situé dans la cathédrale même mais concourt à l’édification de
sa silhouette en résonnant dans ses alcôves. Cet effacement de la barrière entre
l’enceinte et le sanctuaire devient révélation érotique. « Non, le véritable scandale,
c’est ta cathédrale, ô Jésus ! / Sous les tétons du ciel s’encorbellant aux deux tours,
je ne sais quelle étreinte, autour de la rosace du nombril, soude ces dernières,
jusqu’à la troublante arcature de la gaine, entre les piliers. / Voilà ce que tu
laisses voir du parvis, Notre-Dame de Paris, tandis que vers ton abside, cambrée
comme les reins d’une chatte, les mariniers d’amont, à mains pleines, guindent
leur timon »24.

Cathédrale-passion, cathédrale-objet

Témoin ou apôtre, Notre-Dame agit toujours. Mais qu’en est-il quand, déjà
pétrifiée, elle devient inerte ? Ainsi réduite au statut d’objet qu’on malmène,
réduite aux souffrances de la Passion, elle n’en porte que mieux la promesse de la
Résurrection.

La cathédrale réifiée

Ils sont si nombreux à passer devant elle qu’ils ne la voient même plus. Elle
laisse froids les grands promeneurs de la ville que sont Restif de La Bretonne,
dans ses Nuits de Paris, Léon-Paul Fargue, ce Piéton de Paris, ou plus tard Georges
Simenon, Léo Malet et Patrick Modiano. Pour tous ceux-là, Notre-Dame n’est
pas sujet. Seul Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris (1783), daigne
retenir trois traces de l’édifice, dont il déplore pour le reste le blanchiment à la
chaux qui le dénature : la statue de saint Christophe (colosse de plus de neuf
mètres de haut, retiré en 1786 à l’initiative du chapitre cathédral), la Chapelle

23 Ibid., p. 383-392.
24 Ibid., p. 424.
104 laurent avezou

du Damné, qui préserve le souvenir de ce chanoine mort en odeur de sainteté


et qui se dressa pourtant de sa bière pour s’écrier : « Je suis damné ! », et puis
les tours, du haut desquelles on contemple la ville comme un amas de ruines.
La sélection qu’accomplit Mercier trahit sa nostalgie des temps primitifs : « les
temples doivent être vieux »25.
On retrouve pareille déploration, mais amplifiée par l’essor du tourisme de
masse, chez John Ruskin (La Bible d’Amiens. Fors Clavigera, 187126), critique des
restaurations de Viollet-le-Duc, considérant que l’état de ruine est inhérent au
destin des monuments. Antique sans jamais être obsolète, car se dérobant à l’utile,
elle est, comme l’Acropole, un agalma, un « bel objet ». Mais là non plus Notre-
Dame n’est pas vraiment en question : elle n’est que prétexte à une réflexion sur
le rapport du présent au passé. De même, que le Bordelais Montaigne développe
l’exemple du philosophe saisi de vertige, alors qu’il était suspendu dans une cage
parfaitement sécurisée en haut des tours de Notre-Dame, en dit beaucoup sur la
place de l’édifice dans l’imaginaire collectif et dans l’expérience commune, mais
rien sur la cathédrale en soi (Essais, « Apologie de Raymond Sebond »27).
Les craintes d’une perversion de l’objet initial par l’esprit mercantile se
concrétisent cruellement dans le roman d’anticipation d’Albert Robida, Le ving­
tième siècle (1883) : « Ah ! la vieille cathédrale avait bien changé d’aspect, depuis
qu’à la fin du Moyen Âge, Victor Hugo, le grand poète, avait fixé son image dans
un admirable roman » (car tout est Moyen Âge, désormais, en-deçà de cette
modernité obscène qu’imagine l’auteur). Réduite à des fonctions trivialement
utilitaires, coiffée d’un restaurant et servant de station aux aéronefs qui survolent
désormais Paris, Notre-Dame n’est plus qu’un temple de la marchandise, simple
support des panneaux publicitaires qui l’encombrent. Et le passé de l’édifice est
lui-même intégré au dispositif marchand, réduit à un musée gothique enfoui sous
ses combles. À l’image du restaurant qui la domine, la cathédrale a perdu sa
souveraineté et sert d’aliment à l’appétit des consommateurs.
Il faut la fausse candeur du touriste étranger pour retrouver devant elle une
fraîcheur qui ne tourne pas pour autant à la béatitude. C’est la distance critique
que manifeste Mark Twain, envoyé en Europe du journal Alta California et de la
jeune Amérique sans culture et sans façon, qui veut bien rendre hommage aux
vieilles pierres, mais pas s’en laisser imposer par les superstitions qui en suintent :
le regard amusé et condescendant qu’il porte sur les coutumes et croyances
entourant l’édifice est de ceux qu’un adulte décoche à un enfant28.
Pareille altération du sens originel de la foi en institution rentière choque, on
l’a vu, Abel Tiffauges, le héros du Roi des Aulnes de Michel Tournier, avec « ces
crosses qui figurent autant de points d’interrogation, symboles de scepticisme
et d’ignorance, ces cardinaux attifés dans leur pourpre comme la Putain écarlate

25 Ibid., p. 241.
26 Ibid., p. 184.
27 Ibid., p. 350.
28 Ibid., p. 236-237.
notre-Dame De PaPier 105

de l’Apocalypse, et tout l’attirail romain, chasse-mouches et sella gestatoria qui


culmine dans la basilique de Saint-Pierre avec le monstrueux baldaquin du Cava­

comme pour le conchier »29 : si la cathédrale est vectrice d’images diaboliques,


lier Bernin dont les quatre pattes et le ventre de mammouth couvrent l’autel

c’est parce qu’elle est surchargée de symboles, lesquels trahissent un besoin de


dissimulation. Comme si le Stryge tireur de langue avait pris le contrôle de
l’édifice.

Mise au tombeau

Même la Notre-Dame de Hugo finit par être trahie par son créateur. Acteur
et sujet dans le roman, la cathédrale devient objet de carton-pâte dans le livret
de l’opéra qu’en tira le même auteur en 1836, sur une musique de Louise Bertin
(fille du directeur du Journal des Débats, qu’on accusa de n’être que le prête-nom
de Berlioz, qui s’en défendit). Si La Esmeralda fut un échec retentissant, c’est
aussi en raison des torsions intenables qu’avait dû infliger Hugo à son roman pour
le transformer en opéra. Comme l’indique le titre, l’attention est décentrée sur
l’Égyptienne, et la cathédrale, qui était personnage et univers, y est réduite à un
paysage d’arrière-plan. Si elle occupe bien la scène en mouvement, les décorateurs
l’ayant représentée sous un angle différent à chaque tableau, elle n’en demeure pas
moins spectrale, préfiguration de sa réduction prochaine en bibelot pour touristes.
Ancestral, l’édifice marche inexorablement vers sa ruine, et seul le monument
de papier semble destiné à l’éternité. Sur la carte postale de la cathédrale s’est donc
incrustée celle du roman de Hugo. C’est celle-ci qui se superpose à celle-là, en
1952, dans la chanson d’Édith Piaf sur des paroles d’Eddy Marnay : « Dans le
Paris de Notre-Dame, / De Notre-Dame de Paris, / Y a un clochard qu’en a plein
le dos / De porter Notre-Dame sur son dos. / Il se prend pour Quasimodo »30.
Mais cette transposition littéraire n’est-elle pas illusion, ou songe mensonger ?
Dans celle de ses Odelettes de 1834 qu’il lui a consacrée, Nerval a pointé le
danger de l’enfermement de Notre-Dame dans une image univoque : « Bien des
hommes de tous les pays de la terre / Viendront pour contempler cette ruine
austère, / Rêveurs, et relisant le livre de Victor… / Alors, ils croiront voir la vieille
basilique / Toute ainsi qu’elle était puissante et magnifique, / Se lever devant eux
comme l’ombre d’un mort ! »31. Le salut spirituel ne suffit pas à sauver l’âme de
l’édifice.
Objet passif et inerte, Notre-Dame n’a plus qu’à attendre des poètes com­
patissants l’expression de sa lassitude à être constamment identifiée au Paris
« éternel », elle qui n’est plus porteuse de promesse d’éternité spirituelle. Prévert
l’exprime en 1951, dans sa « Chanson de la Seine » (dans le recueil Spectacle),

29 Ibid., p. 338.
30 Ibid., p. 285.
31 Ibid., p. 305.
106 laurent avezou

par l’envie qu’éprouve la cathédrale pour la mobilité du fleuve : « La Seine a de la


chance / Elle n’a pas de soucis / […] Notre-Dame jalouse / Immobile et sévère /
Du haut de toutes ses pierres / La regarde de travers »32.

Mort et transfiguration

Battue, rebattue, par les flots du fleuve comme par ceux des touristes, la
cathédrale ne peut plus être vue, ou plutôt entraperçue, dans son essence que
sans histoire et sans contexte, sous le coup d’une émotion intransmissible, car se
dérobant au verbe.
Comme Madame Arnoux pour Frédéric, dans L’éducation sentimentale, comme
Perceval voyant passer le Graal sans oser demander ce qu’il est, « ce fut comme
une apparition », chez Paul Valéry, dans « Magie » (Mauvaises pensées et autres,
1942) : « J’ai rencontré Notre-Dame. Je veux dire qu’elle m’est apparue tout à
coup (comme je passais sur le quai) en objet inconnu – sans rapports antérieurs
avec moi. C’était là véritablement la voir – ou non ? J’étais frappé de son étrangeté,
comme un Hellène l’eût été. Cette formation bizarre de masses et de détails aigus,
ce grillage de colonnettes – ces grosses tours, et la pointe fine au-delà »33.
Échappatoire à la noirceur du quotidien, transposée sous de nouvelles lati­
tudes, dans le roman de George Sand, Indiana (le premier qu’Aurore Dupin ait
écrit et publié seule, sous son nom de plume, en 1836), la cathédrale devient
méconnaissable. Rejetée à Paris par un séducteur impénitent, l’héroïne a fini
par retourner vivre à l’île Bourbon. C’est là, sur l’océan Indien, que la vision de
deux voiles carrées émergeant de la brume lui offre la réminiscence « des tours
Notre-Dame de Paris, quand la Seine exhale un brouillard compact qui embrasse
leur base et les fait paraître comme suspendues dans le ciel »34. Cette image
singulière, presque aberrante, est d’ailleurs annonciatrice des abîmes vers lesquels
va rouler Indiana.
C’est toujours la carte postale du père Hugo qui tressaute dans la poche du
veston de Théophile Gautier, lequel, désabusé, s’en va vers son modèle, dans le
poème « Notre-Dame », intégré au recueil La comédie de la mort en 1838 : « Pour
le refaire au grand et me rélargir l’âme, / Ton livre dans ma poche, aux tours de
Notre-Dame, / Je suis allé souvent, Victor, / À huit heures, l’été, quand le soleil se
couche, / Et que son disque fauve, au bord des toits qu’il touche, / Flotte comme
un gros ballon d’or ». Pourtant, c’est dans un passé antérieur au Moyen Âge qu’il
la situe, dans une Antiquité authentique, fauve et palpitante, « prodigieux amas,
chaos, fait de main d’homme », loin de la « noble simplicité et calme grandeur »
que Winckelmann attribuait à l’art grec, mais loin aussi de l’aspect sombre qu’on
lui associe souvent : la cathédrale se révèle solaire, méditerranéenne. Ses vitraux

32 Ibid., p. 289.
33 Ibid., p. 333.
34 Ibid., p. 403.
notre-Dame De PaPier 107

sont « plus frais que les jardins d’Alcine ou de Morgane, / Sous un chaud baiser
de soleil », ses trèfles sont qualifiés d’ « arabes ». Du haut de ses tours, le ciel est
« safran » et le spectateur peut embrasser « sous le même horizon, Tyr, Babylone
et Rome ». Et on a le sentiment que c’est pour la sauver de cette fatalité de la
superposition hugolienne que Gautier tracte ainsi l’édifice vers la mer Intérieure35.
C’est d’ailleurs souvent un Orient rêvé qu’inspire Notre-Dame aux artistes.
Michel Tournier y revient dans « Le peintre et son modèle », histoire inédite
(publiée en 1986 dans Petites proses) du héros de La goutte d’or, Idriss, jeune
berger algérien venu à Paris à la recherche d’une photographie qu’avaient prise
de lui des touristes français. Sur un quai de la Seine, il tombe en arrêt devant
le chevalet d’un peintre (au nom aussi aberrant que programmatique : « de
l’Épéechevalier », croisé parti à la conquête de la Terre peinte, pinceau à la
main, chevalet en guise de bouclier) auquel la vision de la cathédrale inspire une
représentation… des pyramides de Gizeh. Interrogé, l’artiste s’en explique : « Il
s’agit de deux monuments religieux dont les auteurs furent des foules anonymes
animées par la foi. C’est cela que me dit la cathédrale de Paris. Du moins est-ce
cela que voient mes yeux. Et alors au lieu de recopier servilement la forme et
la couleur du bâtiment, j’entends, je comprends, je traduis son message. Et cette
traduction, c’est Gizeh. Pour cette fois du moins. Car demain, le même message
de Notre-Dame de Paris se traduira peut-être sur ma toile par le temple d’Angkor
ou par le visage de Bouddha »36. Le peintre redouble son tour de passe-passe
visuel en dévoilant bientôt devant Idriss un plan de la cathédrale mué en tapis de
roulette, jaune et vert, couvert de quelques mots (pair, impair, rouge, noir, passe
et manque) et estampillé d’une épigraphe de Bossuet extraite de la Politique tirée
de l’Écriture sainte : « Ce qui est un hasard à l’égard des hommes est dessein à
l’égard de Dieu ». On retrouve les impénétrables voies du Seigneur, comme le
décrypte Idriss, sous la houlette de son accoucheur de la pensée : « Le dessein de
Dieu, c’est la fortune ou l’infortune du joueur, et c’est aussi l’espace sacré de la
cathédrale »37. Derrière le didactisme un peu agaçant de Tournier, on retiendra la
fraîcheur d’une réinterprétation mêlée d’esprit de liberté et de joyeuse fantaisie,
portée par l’édifice vétuste et pourtant toujours renouvelé.

Monument de papier, ballotté comme un gigantesque origami de la structure


à la déconstruction, Notre-Dame des lettres reste ainsi fidèle, dans ses inflexions
majeures, à un métadiscours marqué au coin de la révélation chrétienne, même
dans une culture largement déconfessionnalisée. Qu’elle soit martyr-témoin,
apôtre-émissaire ou objet-passion, la cathédrale est porteuse des promesses de

35 Ibid., p. 410.
36 Ibid., p. 414-415.
37 Ibid., p. 417-418.
108 laurent avezou

l’Écriture sainte : ancienne et nouvelle alliance, transfiguration, mort et résurrec­


tion. Nul besoin d’être chrétien pour aimer Notre-Dame, mais, en lisant ceux qui
l’ont mise en littérature, on a le sentiment que la Bible de Jérusalem est comme le
palimpseste de la Bible des écrivains.
maud pouradier 

La vision philosophique de la cathédrale à


l’épreuve du feu

La destruction impossible dans la philosophie de


l’architecture

Malgré les apparences, la philosophie de l’art contemporaine en général, et


la philosophie de l’architecture1 en particulier, restent corsetées par le système
hégélien des beaux-arts, selon lequel l’œuvre architecturale serait la plus matérielle
des œuvres d’art, en raison de la technique qu’elle requiert et de son fonctionna­
lisme. Malgré cette plus grande « matérialité » de l’architecture, la possibilité de
la destruction de l’œuvre architecturale n’est pour ainsi dire jamais envisagée.
Du critère vitruvien de la solidité de l’œuvre architecturale, on glisse vers sa
quasi-éternité : alors que les textes littéraires sur les ruines abondent, les textes
philosophiques ignorent la fragilité de l’œuvre architecturale, et les problèmes liés
à leur restauration2. Dans l’Esthétique de Hegel, pyramide, temple grec et cathé­
drale sont les trois manifestations architecturales de l’Esprit, et toutes semblent
éternelles. Sans doute est-ce lié à la division traditionnelle entre les arts de l’espace
et les arts du temps : étant supposée être non seulement un art spatial, mais un
art de l’espace, l’architecture est comme sans temporalité pour les philosophes.
L’architecture est historique et spatiale, mais ne semble pas soumise aux aléas du
temps : les remarques de Riegl dans Le culte moderne des monuments sur la place

1 Par « philosophie de l’architecture », on n’entend pas ici les textes philosophiques utilisant
l’exemple ou le modèle de l’architecture, mais la tentative de produire un concept d’architecture
et une ontologie de l’œuvre architecturale. Nous exclurons également de notre propos les textes
de théorie de l’architecture visant la construction d’œuvres architecturales, et dont les auteurs
sont des architectes – ce qui ne signifie pas que ces textes ne puissent contenir des réflexions
d’intérêt philosophique ou de nature philosophique.
2 Je n’ai pris connaissance qu’après la rédaction de ce texte de la parution du livre de Roger
Pouivet : Du mode d’existence de Notre-Dame. Philosophie de l’art, religion et restauration, Paris :
Cerf, 2022.

Maud Pouradier • Normandie Univ, UNICAEN, Identité et subjectivité

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 109-122.
10.1484/M.STMH-EB.5.129298
110 mauD PouraDier

des traces temporelles dans l’appréciation des œuvres d’art n’ont pas d’équivalent
philosophique. Les textes théoriques sur la restauration sont nourris par une
ontologie de l’œuvre d’art, mais la philosophie de l’architecture ne s’intéresse
guère au problème de la restauration : Taine par exemple ne s’exprime pas sur les
restaurations de Viollet-le-Duc, et c’est Proust qui traduit les textes de Ruskin.
Pourtant, des événements majeurs comme la Révolution française, la Com­
mune ou les guerres donnèrent lieu à des destructions brutales de bâtiments
architecturaux majeurs. L’entreprise de Viollet-le-Duc à Notre-Dame consistait
non seulement à achever une œuvre qui ne le fut jamais, mais aussi à réagir au
vandalisme révolutionnaire. Plus proches de nous, les générations qui connurent
la guerre sur le sol français savent qu’une église, un quartier, une université,
peuvent être entièrement rasées par un bombardement. Seul Roman Ingarden,
dans son texte de 1945 sur L’œuvre architecturale, rappelle la destruction de la
cathédrale de Reims lors de la Première Guerre mondiale, mais c’est aussitôt
pour repousser le traumatisme, et souligner qu’une telle destruction n’est jamais
définitive, l’œuvre d’art devant être distinguée du bâtiment réel : « on pourrait

reconstruction était parfaite3 ». On peut se demander si la théorie de l’œuvre d’art


voir la cathédrale de Reims, comme étant exactement la même œuvre d’art, si la

architecturale comme objet intentionnel n’est pas une réaction au traumatisme


des destructions patrimoniales de la Seconde Guerre mondiale : le bâtiment réel
est destructible définitivement, mais l’objet intentionnel peut toujours renaître
des cendres grâce à l’acte de conscience, pourvu que la restauration soit correcte.
Plus encore que le temple grec, la cathédrale est ainsi présentée dans les textes
philosophiques sous l’angle de l’éternité. Sur le plan matériel, la possibilité de sa
destruction définitive n’est jamais envisagée. Sur le plan symbolique, la cathédrale
est supposée imiter l’éternité de l’ordre divin, ou plus fréquemment exprimer

conception : la cathédrale « se dresse là pour soi, solide et éternelle4 ».


le désir d’élévation spirituelle vers l’Éternel. Hegel fournit le slogan d’une telle

Pathos formel de la cathédrale en feu

L’incendie de Notre-Dame de Paris est un événement qui oblige la philoso­


phie à reprendre ses lieux communs. Comme des milliers de personnes en France
et dans le monde, l’image de Notre-Dame en feu me plongea dans un état de
sidération et de fascination, que l’attraction de l’« image en direct » ne suffit pas
à expliquer. Dans la Physique, Aristote définit le « par hasard » comme une cause
par accident, qui donne l’impression d’une cause à dessein : c’est par accident
que la tuile tombe sur la tête d’un promeneur, mais tout se passe comme si

3 Roman Ingarden, L’œuvre architecturale, tr. fr. Patricia Limido-Heulot, Paris : Vrin, 2013,
p. 48-49.
4 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique, t. 2, tr. fr. Jean-Pierre Lefebvre, Veronika
von Schenck, Paris : Aubier, 1996, p. 315.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 111

quelqu’un avait voulu le tuer. L’incendie de Notre-Dame, causé au hasard d’un


court-circuit électrique le soir du Lundi Saint, correspond parfaitement à cette
définition : quelles que soient ses convictions, le spectateur de l’événement ne
peut manquer de s’interroger sur la possibilité d’une signification spirituelle de
l’accident. Plus prosaïquement, celui-ci semble faire écho aux destructions de
la Seconde Guerre mondiale, et nous rappelle que partout dans le monde, des
hommes et des femmes vivent la douleur de perdre des proches, mais aussi tout
un univers familier, et les traces précieuses de leur histoire et de leur culture.
En même temps, contrairement à un bombardement soudain, l’embrasement
fut progressif : durant de longues heures, il fallut se demander si la flèche allait
s’effondrer, puis si la rosace allait exploser et enfin si Notre-Dame elle-même
n’allait pas finir par brûler tout entière. Ainsi l’événement prit-il la forme d’une
longue imminence, qui caractérise selon Jean-François Lyotard l’affect du sublime.
L’incendie de Notre-Dame retransmis en direct fut en ce sens une expérience
collective du sublime : aucune victime humaine n’étant à déplorer, restait ce spec­
tacle à la fois terrifiant et éblouissant. L’idée qu’un édifice comme Notre-Dame de
Paris puisse brûler de fond en comble nous surprit, car de longues décennies de
paix sur le sol français nous ont fait presque oublier que des bâtiments peuvent
être rasés jusqu’au sol en une nuit. Mais le soir de l’incendie, c’était l’idée d’un
monde sans Notre-Dame de Paris qui dépassait les limites de notre imagination.
Non seulement le monde de la ville de Paris, mais notre monde tout court, le
monde de tous ceux qui pleuraient en regardant l’embrasement de Notre-Dame.
En dehors même de l’aspect proprement spirituel ou des références bibliques
(la destruction du Temple de Jérusalem notamment), l’incendie de Notre-Dame
avait en soi une dimension apocalyptique, au sens où notre monde, en ce qu’il
a de plus humain, était en passe de disparaître. L’incendie de Notre-Dame eut
ainsi l’ambiguïté du sublime, mais sous la forme d’une expérience mondialisée
et médiatisée par des millions d’écrans. Stockhausen, en 2001, avait déclaré que
les attentats du 11 septembre avaient constitué la plus grande œuvre musicale
de tous les temps – oubliant dans ses réflexions mystico-esthétiques et ses rêves
d’art total les milliers de victimes directes et indirectes de l’événement. L’incendie
de Notre-Dame ne fut ni une performance artistique, ni un ersatz d’art total,
mais l’expérience collective qu’il suscita, en raison de l’heureuse absence de
victime humaine, eut une dimension esthétique, et suscita ce « plaisir négatif »
caractéristique du sublime selon Kant.
Si l’image de Notre-Dame en feu effrayait et fascinait tout à la fois, c’est
aussi parce qu’elle apparaissait comme une récapitulation de multiples thèmes
philosophico-littéraires associés à la cathédrale. Ce feu rougeoyant de l’intérieur
de la cathédrale parisienne, et s’élevant progressivement dans ses tours, exprimait
soudain au pied de la lettre, de manière non métaphorique, l’idée selon laquelle la
cathédrale est tout en intériorité, et vise à l’élévation spirituelle.
Si l’incendie de Notre-Dame s’insère dans la succession des incendies acci­
dentels de cathédrales en France (de Chartres en 1836, ou de Metz en 1877),
la possibilité d’une retransmission en direct et mondiale conféra à l’événement
112 mauD PouraDier

une tonalité particulière : le sentiment d’une communion émotionnelle mondiale,


mais aussi une prise de conscience de la valeur du réel. Alors que nous ne
prêtons plus guère attention, sur nos écrans, à ce que les images indexent, il
apparut soudain que malgré les millions d’images haute définition de Notre-Dame
qui continueraient de circuler, sa réalité risquait d’être définitivement perdue :
la vraie Notre-Dame, et non son flux d’images, comptait pour nous. Surgissait
soudain le regret de ne l’avoir pas assez contemplée de nos yeux de chair, et de
l’avoir trop photographiée au lieu de la regarder. La réalité imposante de l’œuvre
architecturale qu’évoque la philosophie ne disparaissait pas, mais était plutôt
aperçue comme le revers de sa fragilité : n’est authentiquement réel que ce qui
peut être détruit, et dont la destruction compte. La nuit du 15 avril 2019 remettait
ainsi en cause, tout en les renouvelant, les différentes thèses philosophiques sur
l’architecture associées à la cathédrale. C’est à une relecture de ces quelques
thèses, à l’aune de l’événement du Lundi Saint de 2019, que je souhaite procéder.

Le temple et la cathédrale

La philosophie de l’architecture est tendue entre les deux pôles exemplaires du


temple classique et de la cathédrale gothique, qu’on fasse du temple classique le
paradigme de l’œuvre architecturale comme Konrad Fiedler5, qu’on voie dans la
cathédrale une œuvre architecturale prouvant la supériorité des Modernes comme
Auguste Comte6, ou qu’on les mette en regard comme les sommets architecturaux
de configurations historiques spécifiques comme dans l’Esthétique de Hegel. Dans
cette sorte de paragone interne à la philosophie de l’architecture, un certain
nombre de motifs reviennent. Certains sont communs aux textes « littéraires »
en général. Il n’est du reste pas toujours aisé de tracer une frontière nette entre
textes philosophiques, textes de théorie de l’art ou de science de l’art, et textes
poétiques. Au-delà de ces motifs, il s’agit de reconstituer les thèses fondamentales
au soubassement d’une certaine vision philosophique de la cathédrale, laquelle
n’est pas entièrement réductible au thème littéraire de la cathédrale.
On pourrait toutefois objecter que pour le fondateur de la philosophie de
l’architecture, ce ne sont ni le temple ni la cathédrale qui constituent le modèle
de l’œuvre architecturale, mais la pyramide. L’architecture égyptienne est selon
Hegel le seul moment où l’œuvre architecturale est autonome et n’a pas d’autre
fin qu’elle-même : bien que la pyramide renferme une dépouille, la question de
l’articulation de la forme et de la fonction n’a pas de pertinence, car la pyramide
en tant que telle symbolise. C’est pourquoi l’art égyptien se caractérise, selon He­
gel, par une absence de distinction claire entre sculpture et architecture, comme
le montrent les cas litigieux de l’obélisque ou du sphinx. L’architecture égyptienne

5 Konrad Fiedler, « Remarques sur l’essence et l’histoire de l’architecture », dans Essais sur
l’art, tr. fr. Daniel Wieczorek, Paris : Éditions de l’imprimeur, 2002, p. 80.
6 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. 5, Paris : Rouen frères, 1830, p. 158.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 113

est autonome au prix d’une indécision conceptuelle. Or le concept d’architecture


requiert qu’une fin soit servie par une forme artistique : l’art architectural n’appa­
raît qu’avec la conscience de son fonctionnalisme. Temple et cathédrale gothique
proposent ainsi deux paradigmes d’esthétique architecturale fonctionnaliste. La
beauté du temple réside dans la figuration des fonctions physiques : l’œuvre
architecturale a pour finalité d’abriter le dieu, et ce sont les fonctions physiques
nécessaires à la construction d’un abri qui se figurent sous les formes fondamen­
tales de la colonne (dont la seule fonction est de porter), de l’entablement (dont
la fonction est la liaison et la stabilisation), de la toiture (dont la seule fonction
est de couvrir) et de la paroi (qui n’a pas de fonction portante selon Hegel dans
l’architecture classique, mais a pour seule fonction d’enceindre le dieu). La beauté
de la cathédrale gothique réside dans la figuration d’une fonction spirituelle.
Le temple classique figure la fonction physique d’abriter le spirituel, quand la
cathédrale gothique figure sa fonction spirituelle. La cathédrale synthétise ainsi la
conscience du concept d’architecture (la cathédrale est un bâtiment fonctionnel,
un « lieu de prière » et non un objet symbolique) et son autonomie. Si l’on
suit Hegel, la pyramide symbolise, le temple formalise ce qu’il est, la cathédrale
exprime :
Quand on entre à l’intérieur d’une cathédrale médiévale, on a moins le
souvenir de la solidité et de la fonctionnalité mécanique de piliers porteurs
et d’une voûte qui reposerait sur eux que des voussures d’une forêt dont les
rangées d’arbres inclinent et referment leurs branches les unes sur les autres7.
Les piliers portent, mais cette fonction physique est cachée par l’expression
de l’élévation, ce qui oblige à décrire l’œuvre sous la forme métaphorique d’une
forêt, alors même que la cathédrale n’est pas imitative. La forme de la cathédrale
est adéquate à sa fonction spirituelle, mais cache les fonctions physiques. Au
contraire, la forme du temple classique ne manifeste rien d’autre que ce qu’il est. Il

ne ment point » et qui ne doit « admettre aucune tromperie8 » écrit ainsi Alain,
est le modèle d’une architecture excluant l’illusion : « l’architecture est un art qui

partisan d’une esthétique architecturale rationaliste et néoclassique.


On retrouve cette polarité conceptuelle entre temple classique et cathédrale
gothique en dehors de l’esthétique hégélienne. Si Schopenhauer se distingue de
Hegel sur la valeur à attribuer à la cathédrale gothique, il partage les paramètres
hégéliens de la comparaison : alors que le temps classique expose un conflit

gothique a une allure « hyperphysique9 » et illusoire. Alors que l’art permet la


« réel et vrai, fondé en nature » entre la pesanteur et la rigidité, la cathédrale

contemplation objective des Idées, la cathédrale gothique n’est qu’un simulacre,

7 Hegel, Cours d’esthétique, t. 2, p. 319.


8 Alain, « Système des beaux-arts », dans Les arts et les dieux, éd. George Bénézé, Paris :
Gallimard, 1958 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 341.
9 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, t. 2, tr. fr. Christian Sommer
et al., Paris : Gallimard, 2009 (Folio Essais), p. 1809.
114 mauD PouraDier

fruit d’un art sophistique pour Schopenhauer. Konrad Fiedler va jusqu’à faire
de la cathédrale le contraire d’une œuvre d’art : si les bâtisseurs médiévaux
ont fait preuve d’une « maîtrise technique étonnante », c’est au détriment de
la « forme artistique » : en façonnant le matériau « dans des formes qui sont
en totale contradiction avec [ses] propriétés naturelles », la cathédrale gothique
perd son statut d’œuvre architecturale. Elle n’est qu’une prouesse technique
impressionnant les esprits faibles10. Qu’on loue la cathédrale pour sa capacité à
nier la pesanteur de la matière en la spiritualisant, ou qu’on regrette sa « menson­
gère magnificence » selon l’expression de Taine11, temple classique et cathédrale
gothique présentent les deux finalités possibles de l’œuvre architecturale en tant
qu’œuvre d’art : formalisation des forces de la matière, ou dépassement formel des
contraintes de la matière.
Or cette « matière » considérée par les philosophes, qu’il s’agisse du temple
ou de la cathédrale, se révèle bien abstraite : elle renvoie exclusivement à la
pierre, réduite à ses propriétés physico-dynamiques (la pesanteur, la poussée, la
force, etc.). Les philosophes procèdent ici à une double abstraction. La première
consiste à ne considérer la pierre que sous un angle galiléen, sans égard pour des
propriétés essentielles sur le plan artistique comme la friabilité, la malléabilité
ou la solidité intrinsèque. À l’inverse, le premier chapitre que Vasari consacre à
l’architecture dans les Vies classe les différentes pierres en fonction de leur dureté
et des difficultés techniques attenantes : porphyre, serpentine, granit, toutes les
sortes de marbre, jusqu’aux pierres les plus poreuses. Chaque espèce de matériau
est ensuite classée par Vasari en fonction de sa couleur, tandis que les pierres
des philosophes de l’architecture paraissent moins blanches qu’incolores, comme
s’il s’agissait de la simple res extensa cartésienne. L’œuvre architecturale de Roman
Ingarden – dont l’exemple privilégié est la cathédrale tout au long de l’essai – fait
ici figure d’exception :
Tant les couleurs concrètes des surfaces du bâtiment (les murs) que le
type de matériau qui réfléchit la lumière, etc., de même enfin que le type
de configuration des surfaces elles-mêmes, selon qu’elles sont « lisses »,
« brillantes », « rugueuses » ou « poreuses », tout cela a une signification
pour la configuration des aspects possibles par lesquels la seule et même masse
corporelle du bâtiment accède à apparition. Si, par exemple, nous changeons
la couleur des murs, alors la forme corporelle purement géométrique du
bâtiment ne change pas, mais la totalité de l’œuvre architecturale subit par là
même une altération manifeste qui peut avoir une influence sur le « accéder-à-
apparition » des qualités douées de valeurs esthétiques12.
Cet attachement à l’aspect visuel tend à distinguer le cas de l’œuvre architec­
turale de celui de l’œuvre musicale : selon le vocabulaire conceptuel d’Ingarden,

10 Fiedler, « Remarques sur l’essence », p. 85-86.


11 Hippolyte Taine, Philosophie de l’art, Paris : Fayard, 1985, p. 66.
12 Ingarden, L’œuvre architecturale, p. 56.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 115

l’œuvre architecturale a « plusieurs couches », contrairement à l’œuvre musicale


qui n’en a qu’une. Ingarden remarque que l’œuvre architecturale ne se réduit pas
à la masse formelle, mais apparaît dans des aspects visuels qui font pleinement
partie de la totalité artistique. Mais le phénoménologue met immédiatement
en garde contre le risque d’effacement de la forme spatiale de l’œuvre par un
usage éclaté ou impressionniste de la peinture. De manière très classique, Ingar­

problème de logique de masses13 », les aspects visuels du matériau architectural


den conserve la définition essentielle de l’architecture comme « solution à un

devant être subordonnés à l’apparition de cette forme spatiale. Seul un préjugé


métaphysique sur l’essence de la matière autorise la mise entre parenthèses des
couleurs (naturelles comme artificielles) du matériau dans une philosophie de
l’œuvre architecturale.
Mais les philosophes opèrent une seconde abstraction, qui consiste à ne
voir dans la cathédrale qu’une œuvre de pierre. Lorsque Taine fait remarquer
l’importance du fer dans la cathédrale gothique, c’est justement pour souligner
son manque de solidité, et même de virilité, par rapport au temple antique.
Cette broderie de pierre travaillée à jour, et qui va s’amincissant jusqu’à la
flèche, ne tient point par elle-même ; il a fallu la coller sur une solide armature
de fer. […] Parure de femme nerveuse et surexcitée […]14.
L’incendie de Notre-Dame a mis brutalement en lumière l’idéalisme de la phi­
losophie, au moment même où elle fait de l’architecture l’art le plus matériel : non
seulement la pierre a évidemment des propriétés autres que physico-dynamiques,
mais la cathédrale n’est pas seulement une œuvre de pierre. Elle possède une
charpente de bois, une « forêt », dont la disparition met à mal toute la solidité
de l’édifice. Sans l’avoir jamais visitée pour la plupart d’entre nous, il fallut faire
le deuil de la « forêt » de Notre-Dame, comme d’autres générations durent faire
le deuil de la « forêt » de la cathédrale de Chartres. La forêt de Notre-Dame
avait incontestablement en soi une valeur historique, et des valeurs d’ancienneté
et esthétique pour ceux qui avaient eu la chance de la voir de leurs yeux de
chair. Le choc de la perte de la « forêt » de Notre-Dame interroge cependant
ce présupposé philosophique solidement ancré selon lequel ne relève de l’œuvre
architecturale (et de toute œuvre d’art en général) que ce qu’on voit d’elle, le
reste n’étant tout au plus qu’une condition de possibilité ou un « fondement
ontique ». Une telle distinction entre ce qui relève de l’œuvre architecturale en
tant que telle, et ce qui relève simplement du bâtiment ou de la technique archi­
tecturale, suppose de séparer le bel art de la technique, distinction encore plus
difficultueuse en architecture que dans les autres arts. Que serait un architecte qui
dessinerait des plans sans se soucier de la solidité effective du bâtiment futur ?
Les philosophes affirment habituellement sans sourciller qu’une restauration

13 Ibid., p. 61.
14 Taine, Philosophie de l’art, p. 66-67.
116 mauD PouraDier

technique simplement conservatrice ne concerne pas l’œuvre architecturale en


tant que telle. Ingarden en fait même un postulat selon lequel :
[T]ous les aménagements purement techniques ou pratiques et les
déterminations du bâtiment sont, soit cachés ou rendus invisibles pour
l’observation de l’œuvre (par exemple, les canalisations du chauffage central),
soit choisis de telle sorte que leurs déterminations accessibles à l’observateur
puissent s’intégrer à la totalité de l’œuvre d’art en tant que partie composante
harmonique15.
Or l’incendie de Notre-Dame nous oblige à distinguer deux cas : la toiture
de plomb d’une part, la charpente en bois d’autre part. Si intuitivement, il paraît
assez clair que le remplacement du plomb par un métal moins toxique ne remet
pas en cause l’identité de l’œuvre architecturale, il n’en va pas de même pour la
« forêt ». Laissons de côté la question proprement architectonique de savoir si
une charpente en acier ou en béton pourrait remplacer fonctionnellement une
charpente de bois. En sus de sa valeur historique, la charpente de Notre-Dame
avait une valeur esthétique. Elle n’était pas habituellement visible pour la plupart
des usagers, mais elle n’était pas structurellement invisible, au contraire de la
nature métallique de la toiture. Il ne s’agit pas seulement d’une attention à la
valeur historique : l’expérience esthétique de la cathédrale, en tant qu’expérience
sensible et cognitive, sera influencée si nous savons que la charpente n’est plus
de bois, que la « forêt » n’existe plus. De ce point de vue, l’incendie de Notre-
Dame ne fait que rappeler, dans le domaine architectural, une thèse désormais
largement admise dans le champ esthétique : l’expérience esthétique n’est pas une
expérience simplement sensible, elle n’est même pas une expérience simplement
passive où la contemplation intellectuelle aurait sa place à côté de la perception
sensible. L’expérience esthétique requiert une activité cognitive constante, où ce
que nous savons de ce que nous percevons a son importance pour la qualité
esthétique globale de l’expérience. De ce point de vue, prendre acte du deuil
de la « forêt » de Notre-Dame revient à remettre en cause les fondements de
la description phénoménologique de l’œuvre architecturale par Ingarden : elle
n’est pas réductible à un objet intentionnel n’apparaissant que dans ses aspects
extérieurs, et le réalisme auquel aspire le disciple de Husserl devrait le conduire à
refuser la séparation idéaliste entre le bâtiment et l’œuvre architecturale.

Imitation et expression dans la cathédrale

Mais il y a une autre raison pour laquelle la disparition de la « forêt » de


Notre-Dame risque de modifier à jamais notre expérience esthétique de la cathé­
drale comme œuvre d’art architecturale. L’idée qu’une vaste charpente de bois,

15 Ingarden, L’œuvre architecturale, p. 63.


la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 117

issue de l’abattage d’arbres médiévaux, se cache derrière les voûtes, et parachève


de manière invisible les murs de la cathédrale, participe pleinement du fonction­
nement sémiotique de l’œuvre architecturale. La comparaison de l’intérieur de
la cathédrale gothique à une forêt est un topos littéraire et philosophique, que
Schelling pousse jusqu’à faire du style gothique une imitation du végétal :
Nous pouvons suivre la proche parenté de l’architecture avec le monde
végétal […]. Ce que l’on appelle architecture gothique nous montre encore
cet instinct à l’état tout à fait brut : l’art y prend pour modèle le monde végétal,
sans lui faire subir la moindre altération. Il n’est besoin que de jeter un coup
d’œil sur les œuvres authentiques de l’architecture gothique pour reconnaître
dans toutes ses formes les formes inaltérées des plantes. Quant à ce qui
les distingue principalement, leur base étroite par rapport à leur dimension
et à leur hauteur, nous pouvons nous représenter un édifice gothique, un
clocher tel, par exemple, que la cathédrale de Strasbourg et autres, comme un
arbre gigantesque qui s’épanouit, à partir d’un fût relativement étroit, en une
couronne immense déployant de tous côtés dans les airs ses rameaux et ses
branches16.
Si cette thèse ne paraît guère soutenable en dehors du présupposé schellingien
selon lequel l’art s’origine dans la nature, il est incontestable que la comparaison
entre le pilier gothique et l’arbre est plus correcte, ou produit plus de sens, que
la même comparaison appliquée à la colonne antique. Quoique Hegel suggère
que le modèle du temple antique soit l’abri ou la cabane, et que les colonnes
de pierre aient remplacé les troncs d’arbre, les colonnes antiques tirent leur
beauté de leur absence d’imitation : « La belle colonne est issue de la forme

la forme17 ». Pour parler comme Goodman, on peut dire qu’elles exemplifient


naturelle, reconfigurée ensuite en un poteau, en la régularité et la rationalité de

leur qualité porteuse, sans représenter leur modèle végétal supposé. À l’inverse,
le pilier gothique « forme à sa base une convolution en forme de roseaux, un

hauteur18 », justement parce que le pilier n’a pas pour seule fonction de porter,
faisceau de fibres ou de tiges qui ensuite déploie toute sa multiplicité dans la

mais se prolonge d’un trait dans l’arc brisé. La forêt est une métaphore soulignant
ces qualités expressives de l’architecture gothique. Sa validité n’exige pas que

forêts19 ». Les philosophes qui accordent aux qualités expressives une importance
« l’architecture gothique ait pris pour modèle réel de ses formes les arbres et les

particulière dans leur théorie de l’œuvre d’art, qu’il s’agisse de John Dewey dans

16 Friedrich Joseph von Schelling, Philosophie de l’art, tr. fr. Caroline Sulzer, Alain Pernet,
Grenoble : Million, 1999, p. 260.
17 Hegel, Cours d’esthétique, t. 2, p. 289.
18 Ibid., p. 321.
19 Ibid., p. 320.
118 mauD PouraDier

L’art comme expérience, qui conçoit l’œuvre d’art comme un objet expressif20,
ou qu’il s’agisse de Nelson Goodman, qui décrit l’œuvre d’art comme un objet
sémiotique, ont ainsi privilégié l’exemple de la cathédrale dans leurs textes sur
l’architecture21. Taine souligne également le symbolisme intégral de la cathédrale
gothique, preuve selon lui d’une mécompréhension barbare de ce qu’est l’art
architectural :
Des imaginations délicates et surexcitées […] ne se contentent point de
formes ordinaires. Et d’abord la forme en elle-même ne suffit pas pour les
intéresser ; il faut qu’elle soit un symbole et désigne quelque auguste mystère :
l’édifice, par ses nefs opposées, représente la croix sur laquelle le Christ est
mort ; les rosaces, avec leurs pétales de diamants, figurent la rose éternelle
dont toutes les âmes rachetées sont les feuilles22.
Quant à Roman Ingarden, la cathédrale lui permet de montrer comment des
qualités expressives, inappropriées si on les applique au bâtiment, émergent de
la cathédrale comme œuvre architecturale. Quelle que soit la valeur qu’on lui
attribue, l’expressivité de la cathédrale gothique fait donc l’objet d’un consensus
philosophique.
Dans cette perspective, si l’on accepte que la métaphore sylvestre soit plus
correcte ou plus sensée, pour l’intérieur d’une cathédrale gothique, que la méta­
phore océanique par exemple, alors on conçoit que la perte de la charpente de
Notre-Dame un soir d’avril 2019 soit non seulement une perte documentaire ou
patrimoniale, mais une perte artistique et esthétique en considération de l’œuvre
architecturale Notre-Dame de Paris.
On pourrait objecter, selon un goodmanisme strict, que la ressemblance n’est
pas un concept rigoureux et opératoire, et qu’une métaphore est plus ou moins
féconde, mais ne peut être fondée en nature. Ainsi, on a tout autant comparé
l’intérieur de la cathédrale gothique à une forêt qu’à un navire, et ce dès le
Moyen Âge. Cependant, cela ne signifie pas, selon Goodman lui-même, que toute
métaphore soit judicieuse :
D’une cathédrale gothique dont on dit qu’elle s’élance et chante, on ne
peut pas dire qu’elle s’affaisse et qu’elle murmure. Bien que les deux
descriptions soient littéralement fausses, seule la première, et pas la seconde,
est métaphoriquement vraie23.
Notre expérience esthétique de la cathédrale gothique n’est pas la même si
nous faisons fonctionner sémiotiquement l’œuvre architecturale comme une forêt

20 John Dewey, L’art comme expérience, tr. fr. Jean-Pierre Cometti et al., Paris : Gallimard, 2010
(Folio essais), p. 364.
21 Nelson Goodman, « La signification en architecture », tr. fr. Roger Pouivet, dans Philosophie
de l’architecture. Formes, fonctions et significations, éd. Mickaël Labbé, Paris : Vrin, 2017, p. 277.
22 Taine, Philosophie de l’art, p. 65.
23 Goodman, « La signification en architecture », p. 277.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 119

métaphorique, ou comme un navire, voire comme une arche. Ces différents fonc­
tionnements sémiotiques sont activés par le spectateur, et fondés dans l’œuvre
architecturale. Mais on remarquera que dans toutes ces métaphores correctes,
l’existence effective d’une charpente de bois, quand bien même on ne la verrait
pas soi-même, déploie l’expérience esthétique, renforce la métaphore, et nourrit
le fonctionnement symbolique. L’incendie d’avril 2019 montre brutalement aux
philosophes que le bois de Notre-Dame, même s’il est caché pour le visiteur ou
le priant, n’est pas un fondement ontique accidentel : la cathédrale comme œuvre
d’art architecturale n’est pas seulement une œuvre de pierre.

La place de l’ornement

La question du statut de l’ornement dans l’architecture – simple accessoire


ou aspect essentiel – découle du problème de l’articulation de la forme et de la
fonction, et de la définition qu’on donne de la forme. L’ornementation de la cathé­
drale gothique est utilisée à charge ou à décharge par les philosophes, selon qu’ils
souhaitent souligner l’éclatement de la forme architecturale par un ornement
arbitraire comme Taine, ou au contraire le caractère essentiel de l’ornementation
dans la forme architecturale. Roger Scruton utilise quant à lui l’ornementation de
la cathédrale gothique comme exemple d’une pleine réussite artistique, prouvant
que le slogan « la forme suit la fonction » n’a en réalité aucun sens rigoureux24.
L’ornement envisagé par les philosophes demeure toutefois essentiellement
sculptural : qu’il s’agisse des sculptures ou bas-reliefs décorant la façade de la
cathédrale, ou des ajours et formes de fenêtre, le présupposé est que l’ornemen­
tation de l’architecture a la pierre comme unique médium. Cela conduit non
seulement à ignorer l’importance de la peinture dans la cathédrale médiévale,
mais à ne pas traiter des vitraux – dont on ne sait que faire dans les divers systèmes
des beaux-arts, le vitrail ne semblant relever clairement ni de la peinture, ni de
l’architecture. Taine fait ici exception, mais c’est précisément pour souligner que la
cathédrale gothique n’est pas une œuvre d’art architecturale au sens strict, mais un
objet destiné à des sensibilités irrationnelles et exacerbées. La non-appartenance
du vitrail à l’art architectural ne fait donc guère question pour les philosophes.
L’incendie de Notre-Dame actualisa soudain cette question : si nous ne pouvions
qu’avoir le cœur serré à l’idée que la rosace de la cathédrale se brisât à jamais,
ou que des œuvres picturales fussent définitivement détruites, cela ne montrait-il
pas qu’il fallait considérer ces objets artistiques comme faisant pleinement partie
de l’œuvre d’art architecturale en tant que telle ? Ou fallait-il considérer ces
œuvres comme faisant partie du patrimoine de Notre-Dame de Paris ou attachées
au bâtiment de Notre-Dame, sans faire partie de l’œuvre architecturale en tant

24 Roger Scruton, The Aesthetics of architecture, Princeton (New Jersey) : Princeton University
Press, 1979, p. 37.
120 mauD PouraDier

que telle ? Si nous répugnons intuitivement à intégrer les toiles dans l’œuvre
architecturale, le cas du vitrail est plus difficultueux.
En refusant de substantialiser l’art, John Dewey ne propose pas de distinction
nette entre les beaux-arts :
Lorsque les bâtiments gothiques laissèrent trop peu de surface pour les
peintures murales, apparurent les vitraux et plus tard les peintures sur bois
– faisant eux aussi partie d’un tout architectural, de même que les sculptures et
les retables d’autel25.
Le vitrail fait donc pour Dewey pleinement partie de l’œuvre architecturale,
quoiqu’il puisse s’autonomiser comme forme d’art. L’important pour le philo­
sophe pragmatiste est l’acte expressif : il est clair pour Dewey que dans la cathé­
drale, le vitrail appartient au même acte expressif que l’œuvre entière. Cette thèse
fait toutefois figure d’exception dans les ouvrages d’esthétique classiques.
Les philosophes qui, à la suite de Panofsky, ont tenté de reconstituer une
esthétique médiévale de la cathédrale à partir du néoplatonisme ou de la philo­
sophie scolastique, accordent au contraire une importance décisive aux vitraux.
Dans sa Philosophie de l’architecture, Ludger Schwarte va jusqu’à faire de la lumière
colorée le médium véritable de la cathédrale, où le vitrail est un élément essentiel :
Pour façonner l’impression spatiale, l’église gothique utilise essentiellement
la lumière, la couleur et la transparence. Autrefois les fenêtres n’étaient
souvent que des ouvertures destinées à laisser passer la lumière dans les
murs, des orifices qui éclairaient et sous-articulaient l’espace intérieur au
moyen de faisceaux lumineux différents. Mais, désormais, les fenêtres colorées
deviennent un élément caractéristique. […] Les fenêtres en verre coloré
percent les murs opaques et font ainsi surgir, comme par magie, un jeu
tellement puissant de lumières et d’ombres sur chaque surface de la cathédrale
que même les blocs de matériau les plus solides paraissent encore se dissoudre
en couleurs26.
Tout en restant prudent sur l’existence d’une « esthétique » médiévale re­
constituable par le philosophe ou l’historien de la culture, on peut suggérer que
la fin du modernisme dans l’art contemporain, et la dissolution du slogan de la
pureté du médium, a permis aux philosophes de voir l’importance des vitraux, et
leur appartenance structurelle à l’œuvre architecturale « cathédrale gothique ».
L’incendie de Notre-Dame, et la crainte de la destruction de sa rosace, a fondé
dans le sentiment une thèse à laquelle le préjugé moderniste ne fait plus obstacle.

25 Dewey, L’art comme expérience, p. 366.


26 Ludger Schwarte, Philosophie de l’architecture, tr. fr. Olivier Mannoni, Paris : La Découverte,
2019, p. 247.
la vision PhilosoPhique De la cathéDrale à l’éPreuve Du feu 121

La cathédrale sans nous, et nous sans la cathédrale

En 2006, dans Après la finitude, Quentin Meillassoux lançait un appel au


renouveau réaliste en philosophie en rappelant que le monde n’advient pas
en même temps que le sujet : le réaliste est celui qui accepte que l’univers
soit réellement, que nous y soyons ou pas, et que des énoncés le concernant
demeurent vrais, que nous soyons là pour les énoncer ou pas. De ce point de
vue, la cathédrale est à la philosophie de l’art ce que l’archifossile est au réaliste
spéculatif. La cathédrale n’est pas redécouverte comme une villa de Pompéi. Elle
n’est pas seulement un objet patrimonial dont l’usage se serait perdu à travers
les siècles comme la pyramide ou le temple grec, et qui ne serait plus pour
nous qu’objet d’une contemplation esthétique. La cathédrale est une œuvre d’art
architecturale qui manifeste qu’elle était là sans nous, avant nous, et dont la
solidité apparente atteste qu’elle doit continuer à exister après nous. Selon Allen
Carlson, le jugement esthétique sur l’architecture a comme particularité d’être
un jugement de valeur sur l’existence de ce qu’il juge : un beau bâtiment est un
bâtiment qui doit exister, quand un bâtiment laid est un bâtiment qui aurait dû
ne pas exister27. Le jugement esthétique sur l’architecture est donc toujours un
jugement patrimonial : admirer une cathédrale – que nous en soyons familiers,
comme les Parisiens sont familiers de Notre-Dame, ou que nous en soyons les
admirateurs fugaces – c’est rendre grâce pour son existence, et souhaiter qu’elle
continue. La peur de la destruction de Notre-Dame en fut l’expérience négative :
un monde où nous serions sans la cathédrale est possible, car nous sommes tout
autant réels que la cathédrale l’est. Mais aucun acte de conscience ne saurait
remplacer, par un objet idéal ou intentionnel, la cathédrale, si nous devions en
faire le deuil. Puisse l’incendie de Notre-Dame être l’occasion, pour la philosophie
de l’art en général, et la philosophie de l’architecture en particulier, d’être guérie
des derniers symptômes d’idéalisme.

27 Allen Carlson, « Existence, lieu et fonction : l’appréciation de l’architecture », tr. fr. Alexis
Anne-Braun, dans Philosophie de l’architecture. Formes, éd. Labbé, p. 131-171.
Partie III

De la reconstruction à la
restauration
patrick demouy 

Les incendies des cathédrales au Moyen Âge

La présente communication ne prétend pas à l’exhaustivité, qui relèverait


d’une recherche collective. De surcroît les interdits multipliés par les conditions
sanitaires m’ont empêché d’accéder aux bibliothèques parisiennes ; j’ai dû tra­
vailler avec mes propres livres – heureusement acquis en nombre au long d’une
cinquantaine d’années d’intérêt pour les cathédrales – et avec les ressources
de la toile. J’ai tout de même trouvé dans ces conditions 54 sinistres pour 24
cathédrales, certaines ayant brûlé plusieurs fois (6 à Chartres, 5 à Évreux ou
Bayonne…). Je ne les ai pas tous retenus pour cette étude. Il s’agit donc modeste­
ment d’un « sondage », suffisant toutefois pour tenter d’analyser les causes, les
événements, leur interprétation par les contemporains, les mesures prises sur le
plan spirituel et temporel, c’est-à-dire le financement et les expertises. Je m’en
tiens aux limites de la France actuelle, à une seule exception près, Cantorbéry qui,
avec Chartres et Laon en particulier, nous offre de beaux textes.

Les causes du sinistre

Près de la moitié des incendies recensés sont la conséquence d’un acte de


guerre. Raids des Sarrasins (Bordeaux 725, Bayonne 928) et des Normands, qui
inspiraient la terreur pour mieux piller et rançonner : Rouen 841, Nantes 843,
Bordeaux 848 et 866, Chartres 858, Coutances 866, Tournai 881, Évreux 886,
Dol 944 et 1014 ; dans ce dernier cas, il s’agit de Danois1. Les fidèles s’étant

1 Compte tenu des circonstances sanitaires, je n’ai pu vérifier toutes les sources données par
les auteurs de monographies et indique ci-dessous surtout les références bibliographiques
utilisées :
Bordeaux : Bordeaux. Saint-André, primatiale d’Aquitaine, éd. Cardinal Jean-Pierre Ri­
card, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2017 (La grâce d’une cathédrale) ; Paul Courteault, « La
cathédrale Saint-André », dans Congrès archéologique de France, 102e session, 1939 : Bordeaux –
Bayonne, Paris : Société française d’archéologie, 1941, p. 31.

Patrick Demouy • Université de Reims

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 125-140.
10.1484/M.STMH-EB.5.129299
126 Patrick Demouy

souvent réfugiés dans la cathédrale pour implorer la clémence divine, l’incendie


se doublait d’un massacre incluant l’évêque : Frotold de Chartres et ses ouailles,
jetés dans le puits du Lieu-Fort où avaient déjà été précipités les premiers martyrs,
Gohard de Nantes, Guiomar de Dol…
Les incendiaires, volontaires ou involontaires, sont parfois des chrétiens em­
portés par la démesure des guerres féodales. La cathédrale de Verdun, qui avait
déjà été incendiée en 917 par le comte Boson à la suite d’un conflit dont les
circonstances demeurent obscures, brûle à nouveau le 25 octobre 10472. Révolté
contre l’empereur Henri III, le duc de Haute-Lorraine Godefroid le Barbu, assisté
des comtes de Flandre et de Gueldre, s’empare de la ville, provoquant un incendie
qui se communique accidentellement à la cathédrale, consumée avec son trésor et
ses archives.
L’année suivante, en 1048, c’est la cathédrale de Sées qui est gravement en­
dommagée dans un conflit opposant l’évêque Yves3, également comte de Bellême,
et un de ses vassaux, Guillaume Soreng. Avec ses trois fils Richard, Robert et
Avesgaud, il se rend maître de la ville, en l’absence de l’évêque, et s’empare

Bayonne : Élie Lambert, « Bayonne. Cathédrale et cloître », ibid., p. 508 et 526 ; Albert
de Saint-Vanne, « La cathédrale de Bayonne », dans Bulletin de la Société des sciences, arts et
études régionales de Bayonne, n. sér., t. 5, janv.-juin 1930, p. 15 (voir sur Gallica).
Rouen : Rouen, éd. Mgr Jean-Charles Descubes, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013 (La
grâce d’une cathédrale), p. 23. Les fouilles ont livré la trace d’un grand incendie, une couche de
bois carbonisé mêlé aux gouttes de plomb fondu ; la nef abandonnée semble avoir laissé place à
un terrain vague.
Nantes : Nantes, éd. Mgr Jean-Paul James, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013 (La grâce
d’une cathédrale), p. 29 ; La Chronique de Nantes (570 environ – 1049), éd. René Merlet,
Paris : Picard, 1896, p. 13-17 (voir sur Gallica).
Chartres : Chartres, éd. Mgr Michel Pansard, Strasbourg : La Nuée Bleue, 2013 (La
grâce d’une cathédrale), p. 18 ; Topographie chrétienne des cités de la Gaule des origines au viiie
siècle, t. 8 : Province ecclésiastique de Sens, éd. Jean Charles Picard et al., Paris : De Boccard,
1992, p. 33-41.
Coutances : La cathédrale de Coutances. Art et histoire. Actes du colloque de Cérisy, 2009, éd.
Françoise Laty, Pierre Bouet, Gilles Désiré dit Gosset, Bayeux : Éditions OREP, 2012.
Tournai : Jean Dumoulin, Jacques Pycke, La cathédrale de Tournai, Tournai : Caster­
mann, 1985 ; Jacques de Meyere, Annales Flandriae (Commentarii sive Annales rerum Flandrica­
rum libri XVII), Antwerpen : In aedibus Ioannis Steelsii, 1561, t. 1, p. 71.
Évreux : Annick Gosse-Kischiniewski, Françoise Gatouillat, La cathédrale d’Évreux,
Évreux : Glaxo Wellcome, 1997.
Dol : René Couffon, « La cathédrale de Dol », dans Congrès archéologique de France,
126e session, 1968 : Haute-Bretagne, Paris : Société française d’archéologie, 1973, p. 38-39 ;
Anne-Claude Leboulc’h, La cathédrale de Dol, Rennes : Presses Universitaires de Rennes,
1999.
2 Charles Aimond, La cathédrale de Verdun. Étude historique et archéologique, Nancy : Royer et
Cie, 1909, p. 28-33.
3 Joseph Decaëns, « L’évêque Yves de Sées », dans Les évêques normands du xie siècle. Actes du
colloque de Cerisy, 2013, éd. Pierre Bouet, François Neveux, Caen : Presses universitaires de
Caen, 2017 (Open Editions Books), p. 117-137.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 127

de la cathédrale Saint-Gervais. Au grand scandale des chroniqueurs, ils en font


une caverne de voleur, une écurie pour leurs chevaux et même un lupanar de
prostituées. Quand il l’apprend, l’évêque entre dans une grande et noble fureur
et n’a qu’une pensée, délivrer l’église de Dieu. Il gagne à sa cause Hugues de
Grandmesnil et d’autres barons, reprend la ville tandis que Soreng et les siens
se retranchent dans une tour (sans doute une tour de l’enceinte, toute proche)
d’où ils résistent violemment en tirant des volées de flèches qui blessent leurs
assaillants. L’évêque Yves, pour les déloger, ordonne de mettre le feu aux maisons
voisines, qui étaient en bois ; malheureusement le vent tourne et communique le
feu à la cathédrale, détruisant charpente et mobilier. Dans la confusion les Soreng
prennent la fuite, mais ils ne perdent rien pour attendre4…
En 1056, l’empereur Henri III prend d’assaut Tournai révoltée, qu’il saccage.
La toiture de la nef de la cathédrale est la proie des flammes5.
En 1105, lors de la guerre civile opposant Henri Beauclerc à Robert Courte­
heuse, le roi d’Angleterre met le feu à la ville de Bayeux, restée fidèle à son frère. Le
chanoine Serlon assiste à l’incendie de la cathédrale :
Nous avons vu alors la fumée s’élever au-dessus des toitures de l’église en
flammes. Des milliers de personnes enfermées, saisies par la crainte de la mort,
se ruèrent sur les portes pour sortir. Mais la peur des ennemis les en empêche,
tout autant que les contingents en rangs serrés avec leurs javelots étincelants
et la multitude des épées devant le seuil […]. Les habitants enfermés dans
l’église, sans faire montre de la moindre audace, fuyaient honteusement
en tremblant d’une manière incroyable ; abandonnant les parties basses de
l’église, ils gagnèrent les parties hautes et ils se seraient, je crois, envolés
jusqu’aux étoiles, s’ils l’avaient pu6.
On retrouve Henri Ier Beauclerc à Évreux en 1119. Chassé de la ville par le
comte, qui a donné sa foi au roi de France, l’évêque Audoin demande le secours
du roi d’Angleterre et duc de Normandie qui, en accord avec le prélat, provoque
un incendie détruisant la ville et ses églises. Évreux n’était pas au bout de ses
peines dans le contexte de la longue rivalité franco-anglaise. En 1194 Philippe

4 Les trois frères Soreng qui avaient été à l’origine du drame ont payé leur forfait misérablement,
sans confession ni salut : Avesgaud a été tué d’un coup de lance ; Richard, pour échapper à ses
poursuivants, a traversé un vivier à la nage mais a été reconnu sur l’autre bord par un paysan
(rusticus) qui lui a fendu le crâne de sa hache pour avoir été jadis maltraité et enchaîné par lui ;
Robert, qui venait de ravager la campagne près d’Argentan, poursuivi par des vilains (villani), a
été blessé à mort. Des fins ignobles, au sens propre, qui sont autant de justes châtiments, voir
Guillaume de Jumièges, Gesta Normanorum Ducum, éd. Jean Marx, Rouen – Paris : Lestringant
– Picard, 1914, interpolations d’Orderic Vital, p. 165-166.
5 Meyere, Annales Flandriae, p. 75.
6 Traduction de Pierre Bouet, dans Bayeux, éd. Mgr Jean-Claude Boulanger, Strasbourg :
La Nuée Bleue, 2016 (La grâce d’une cathédrale), p. 48 ; Serlon, Versus Serlonis de capta
Bajocensium civitate, éd. Thomas Wright, The Anglo-Latin Satirical Poets and Epigrammatists of
the Twelth Century, London : Longman, 1872, p. 241-251.
128 Patrick Demouy

Auguste, à la suite du massacre de la garnison française (300 chevaliers décapités


sur les ordres de Jean sans Terre), assiège la ville et la brûle. Reprise par Richard
Cœur de Lion, elle est à nouveau incendiée par Philippe Auguste en 1198, avant
d’être rattachée au domaine royal. Durant la guerre de Cent Ans, en 1355, le siège
par Jean le Bon provoque l’incendie de la cathédrale (au moins du transept et du
chœur), qui souffre encore en 1378 lors du siège par Charles V7.
En 1112 Notre-Dame de Laon est prise dans la tourmente de la révolte com­
munale. Il y a d’abord un meurtre dans la cathédrale, celui du châtelain Gérard
de Quierzy, laissant une trace de sang indélébile. Fameux pour sa science et son
éloquence, le doyen du chapitre, maître Anselme, aurait déclaré « que cette flaque

être expié par l’eau mais bien plutôt par le feu8 ». Parole prémonitoire. Quand
de sang ne serait effacée que par l’incendie de l’église, car un tel crime ne pouvait

l’insurrection se déchaîne, le 25 avril, contre l’évêque Gaudry, assassiné dans le


tonneau où il s’était réfugié, et contre certains dignitaires, le feu mis à la maison
de l’archidiacre Gui de Montaigu se propage au chevet de la cathédrale, dont

déployées pour les fêtes pascales. Scandale9 !


le chœur est gravement endommagé par l’incendie du mobilier et des tentures

Entre 1170 et 1192 la cathédrale d’Auch subit deux fois les outrages du comte
Bernard d’Armagnac puis de son fils Gérard, pillant les matériaux de construction
préparés pour la réfection du chœur, mettant le feu au cloître, aux maisons des
chanoines et de l’archevêque, démolissant en grande partie l’église10.
En 1203 ce sont les troupes de Jean sans Terre qui incendient la cathédrale de
Dol, en emportant les reliques de saint Samson et de saint Magloire11.
En 1209 la cathédrale romane Saint-Nazaire de Béziers est détruite lors du
sac de la ville par les croisés, commandés par Simon de Montfort, peu enclins au
discernement12.
D’autres incendies apparaissent d’origine accidentelle. Soit en raison de la
foudre (Senlis, 1504)13, soit surtout à la suite du feu qui a pris à des maisons
voisines et s’est propagé à la grande église, d’autant plus facilement quand elle

7 Francis Salet, « La cathédrale d’Évreux. Quelques remarques », Congrès archéologique de


France, 138e session, 1980 : Évrecin, Lieuvin, Pays d’Ouche, Paris : Société française d’archéologie,
1983, p. 301.
8 Hériman de Tournai, Les miracles de Sainte-Marie de Laon, éd. et trad. Alain Saint-Denis,
Paris : CNRS Éditions, 2008 (Sources d’histoire médiévale), p. 133.
9 Alain Saint-Denis, Apogée d’une cité, Laon et Laonnois aux xiie et xiiie siècles, Nancy : Presses
Universitaires de Nancy, 1994, p. 104, citant Guibert de Nogent ; voir aussi Victor Mortet,
Recueil de textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la condition des architectes au Moyen Âge,
t. 1 : xie-xiie siècles, Paris : Picard, 1911, p. 317.
10 Victor Mortet, Paul Deschamps, Recueil de textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la
condition des architectes au Moyen Âge, t. 2 : xiie-xiiie siècles, Paris : Picard, 1929, p. 119-120.
11 Congrès archéologique de France, 126e session, 1968 : Haute-Bretagne, p. 39.
12 Françoise Robin, Midi gothique. De Béziers à Avignon, Paris : Picard, 1999, p. 260.
13 Maryse Bideault, Claudine Lautier, Ile-de-France gothique, t. 1 : Les églises de la vallée de l’Oise
et du Beauvaisis, Paris : Picard, 1987, p. 362.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 129

n’était pas voûtée en pierre mais dotée d’un plafond en bois. Cela dit, la générali­
sation des voûtes depuis l’époque gothique ne met pas à l’abri du danger quand
la charpente est recouverte de plomb, dont l’entretien peut nécessiter l’usage de
fourneaux. Les Mémoires de Jean Foulquart en donnent un exemple pour Reims :
Le lundy 24e juillet 1481, environ entre 11 heures et 12 heures on prit à sonner
au feu en l’église de Reims et étoit le feu qui étoit pris au clocher de plomb de
la grande esglise de Notre-Dame par ung fourneau à fondre que les maistres
gouverneurs de la dicte esglise avaient fait faire audict clocher pour ouvrer en
iceluy. Lequel fourneau n’estoit pas de suffisante espesseur et y couva le feu
depuis le jour précédent jusques à ladicte heure que les ouvriers jettoient du
plomb en l’hostel Me Jehan Bourguet et avoient laissé leur dict ouvrage et
ledict fourneau sans garde […] pourqoy iceluy clocher et toute la couverture
dicelle esglise qui estoit la plus belle et la plus riche de ce royaulme fut toute
arse et brûlée14.

Les descriptions de l’incendie

Les mentions d’incendie sont souvent assez brèves et imprécises sous la plume
des chroniqueurs et annalistes, quand elles n’exagèrent pas les dégâts pour fustiger
les coupables ou émouvoir les donateurs potentiels. Guibert de Nogent identifie
le départ du foyer dans la maison de l’archidiacre de Laon, la progression du feu
s’étendant en rampant jusque sur l’église puis se communiquant aux tentures ; il
s’attarde surtout sur la perte des objets d’orfèvrerie.
Le récit le plus circonstancié d’un sinistre se trouve sous la plume de Gervais
pour la cathédrale de Cantorbéry ; il mérite d’être traduit :
L’an de grâce du Verbe de Dieu 1174, aux nones de septembre, vers la 9e
heure, par un vent du midi furieux, presqu’au-delà de ce qui est humainement
imaginable, le feu se déclare devant la porte de l’église, en dehors des murs de
l’atrium, où trois petites maisons sont à demi-brûlées. Alors que les habitants
accourent pour éteindre cet incendie, des braises et des étincelles s’envolent
sous l’effet d’un vent très vif, se déposent sur l’église et, à cause de la force
violente de ce vent, s’introduisent par les jointures des plombs et se déposent
sur des planches de bois à moitié pourries. Alors, petit à petit, la chaleur
augmentant, les poutres gâtées s’enflamment. Le plafond remarquablement
peint qui était en-dessous et les plaques de plomb qui étaient au-dessus ont
caché le feu allumé à l’intérieur. Les trois petites maisons dont cette fureur
s’était élevée ayant été détruites, l’agitation populaire s’étant calmée, chacun

14 E. B. [comte Édouard de Barthélemy], « Mémoires de Jean Foulquart, procureur de l’échevi­


nage à Reims, 1479-1499 », dans Revue de Champagne et de Brie, t. 1, 1876, p. 421-422 ; Mélanie
Casajus, Les réparations de la cathédrale de Reims après l’incendie de 1481 d’après les archives de la
fabrique, mémoire de maîtrise, Université de Reims, 1993, p. 18-19.
130 Patrick Demouy

retourna à ses affaires. L’église du Christ seule, alors que personne ne s’en
doutait, était rongée par un incendie intérieur. Les poutres et leurs entraits
brûlant, les flammes s’élancent jusqu’au sommet du toit, les plaques de plomb
ne peuvent résister plus longtemps à une telle chaleur et commencent peu
à peu à fondre. Le vent furieux, trouvant un plus libre accès, déchaîne sans
limite les flammes de l’intérieur. Et voilà que soudain, les flammes devenant
en peu de temps apparentes, une clameur s’élève dans l’atrium de l’église :
« Malheur ! Malheur ! L’église brûle ». De nombreux laïcs accourent avec
des moines, puisent de l’eau, brandissent des haches, montent les marches,
désireux de venir au secours de l’église du Christ, à cet instant en péril. Ils
parviennent à la toiture encore en place, mais une fumée horrible et des
flammes atroces les saisissent. Ceux qui étaient accourus, désespérés, font
demi-tour pour sauver leurs vies. Et voici que les joints des entraits et leurs
tiges de fer étant rongés par les flammes, les poutres embrasées s’écroulent
dans le chœur sur les stalles des moines. Celles-ci, rassemblant une grande
quantité de bois, s’enflamment à leur tour et c’est ainsi que la calamité se
répand de tous côtés. Voir cet incendie était un spectacle admirable ou plutôt
déplorable. Ce chœur vraiment glorieux a été dévoré par le pire des feux. Les
flammes, multipliées par tant de bois accumulé, projetées à une hauteur de
quinze coudées, ont brûlé les murs et surtout les colonnes de l’église.
Suit la description de la confusion qui s’ensuit. Quand certains cherchent à
sauver les ornements et les reliques de l’église, d’autres les volent. Les gens du
peuple, fous de douleur et d’angoisse, s’arrachent les cheveux et cognent leur tête
contre les murs, en raison de la malédiction qui s’est abattue15.

L’interprétation

Dans une « civilisation du signe16 », ces catastrophes ne sauraient évidem­


ment être de simples accidents. Surtout s’il y a conjonction, comme l’incendie de
la cathédrale de Reims, le 6 mai 1210, que les Annales de Saint-Nicaise associent
à une éclipse totale de soleil aux environs de midi. Le ciel s’obscurcit, comme
lors de la Passion du Christ, mais l’annaliste ne fait aucun commentaire17. Le
plus souvent en effet il n’y a pas d’interprétation dans les textes, sans doute parce

15 Gervais de Cantorbéry, Tractatus de combustione et reparatione Cantuariensis ecclesiae, éd. Mor­


tet, Recueil de textes, t. 1, p. 206-228. Le chapitre cathédral était une communauté bénédictine,
c’est pourquoi il est question de moines et non de chanoines.
16 L’expression est de Thomas Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, Paris : CNRS
Éditions, 2017, p. 125.
17 Annales S. Nicasii Remensis, éd. Georg Waitz, MGH, Scriptores, t. 13, Hannover : Hahn, 1881,
p. 85 ; Damien Berné « Les sources de la construction de la cathédrale de Reims au xiiie
siècle », dans La cathédrale de Reims, éd. Patrick Demouy, Paris : Presses de l’Université
Paris-Sorbonne, 2017, p. 75.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 131

qu’elle tombe sous le sens : Dieu avertit, Dieu punit. À Bayeux en 1105 Serlon
pointe de sa plume le châtiment divin pour les crimes commis et l’anéantissement
par le feu des biens mal acquis, en particulier aux dépens des plus miséreux
(l’incendie ravage en effet une partie de la ville)18. À Laon en 1112 Guibert
de Nogent relève que le feu part de la maison de l’archidiacre simoniaque et
Hériman de Tournai ne manque pas de comparer la ville à Jérusalem détruite par
Nabuchodonosor en raison des péchés de ses habitants :
Voici qu’aux jours du règne de Louis, roi des Francs […] elle se trouva
éprouvée par la sévère punition d’un juge équitable, le Roi des Rois […]
De même notre église […] qui avait été distinguée par une gloire insigne
en de multiples occasions, ne fut certes pas aujourd’hui totalement détruite,
mais a souffert de l’accablement dû à un terrible tourment, au point que cette
prophétie pouvait lui être appliquée avec justesse : Un jour elle a été doublement
punie de la main du Seigneur à cause de ses péchés (Isaïe 40, 2)19.
En 1174 Gervais pense aussi « que les lamentations de Cantorbéry n’étaient
pas moins affligeantes que celles de Jérusalem dans les pleurs et les plaintes
de Jérémie » et compare les clercs de la cathédrale aux « fils d’Israël chassés

jugement de Dieu20 ». En 1194 les Chartrains admettent tristement que leurs


de la terre promise ou plutôt du paradis des délices par un secret mais juste

péchés exigeaient le sacrifice de cette maison de prière incomparable21 ; l’évêque


d’Amiens Geoffroy d’Eu reprend en 1236 la même expression : Dieu a permis
l’incendie de notre église parce que nos péchés l’exigeaient22.

Le recours aux saints

Dieu pardonne et envoie des signes. L’un des plus spectaculaires est le miracle
de la chemise de la sainte Vierge, habituellement exposée dans la cathédrale, que
les Chartrains croyaient avoir perdue dans l’incendie de 1194, et qui réapparaît
dans une mise en scène soigneusement étudiée après convocation du peuple :
Ce reliquaire se trouvait dans la crypte inférieure, dont l’entrée était proche de
l’autel de la bienheureuse Marie, grâce à la prévoyance digne de louange des
anciens. Pendant l’incendie il y avait été transporté par quelques personnes
qui s’y sont retrouvé enfermées ; en raison des flammes brûlantes elles
n’osaient pas sortir, mais ont été délivrées du péril de la mort par la protection

18 Voir note 6.
19 Hériman de Tournai, Les miracles de Sainte-Marie de Laon, éd. et trad. Saint-Denis, p. 131.
20 Gervais de Cantorbéry, Tractatus de combustione, éd. Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 210.
21 Mortet, Recueil de textes, t. 2, p. 168.
22 Ibid., p. 260 ; l’évêque fait référence à l’incendie de 1218 qui aurait entraîné la reconstruction
de la cathédrale. Cette tradition est douteuse, voir Mgr Jean-Luc Bouilleret (dir.), Amiens, La
grâce d’une cathédrale, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2012, p. 15.
132 Patrick Demouy

de la bienheureuse Marie. Une porte de fer garantissait l’entrée de la crypte


qui ne fut ni ébranlée par les pièces de bois en feu qui tombaient d’en-haut, ni
pénétrée par les coulées de plomb liquéfié, ni endommagée par les morceaux
de charbons ardents. Comme ils ressortaient sains et saufs après l’ardeur de
l’incendie, eux que beaucoup croyaient morts à cause de la fumée et de la
chaleur, tous ceux qui étaient là furent remplis de joie et se réjouirent en
versant des larmes avec eux23.
Ce n’était que le début des miracles de Notre-Dame.
Les saints sont chez eux dans l’église qui leur est consacrée, on compte évi­
demment sur leur concours et il importe qu’ils restent au milieu des desservants.
À Cantorbéry en 1174 les moines procèdent à une translation provisoire :
Parce que les patrons de l’église, saint Dunstan et saint Aelfège étaient
restés sans protection, afin qu’ils ne souffrent pas des injures de la pluie
ou des tempêtes, le cœur incroyablement lourd et serré, dans les pleurs
et les lamentations, ils ouvrirent les tombes des saints pour extraire les
sarcophages du chœur, avec grande difficulté et grand labeur, comme si les
saints résistaient. Ils les disposèrent le plus décemment possible dans la nef,
devant l’autel de la Sainte-Croix24.
Il s’agissait bien sûr de permettre aux pèlerins de satisfaire leur dévotion… et
de remplir les troncs.
L’archevêque de Besançon, après l’incendie de 1212, transfère dans la cathé­
drale en restauration les reliques de saint Ferréol et saint Fergeux25.
Les saints sont invoqués lors de l’incendie lui-même. Ainsi à Reims, en 1481,
alors que l’on croyait le feu éteint, il a repris de plus belle en fin de journée :
À ladicte heure, ceulx de ladicte esglise firent procession selon l’ordre de
l’Ascension, en laquelle Me Guillaume Cauchon, chanoine de Reims, fort bon
prestre, porta la vraye Croix, et y avoit du peuple merveilleusement en grande
dévotion portant torches, cierges et chandelles ardens26.

La recherche du financement

Généralement après l’incendie étaient organisées des processions de reliques


à l’occasion des tournées de quêtes, qui étaient systématiques au Moyen Âge

23 Miracula B. Marie Virginis in Carnotensi ecclesia facta, éd. Mortet, Recueil de textes, t. 2,
p. 168-169.
24 Gervais de Cantorbéry, Tractatus de combustione, éd. Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 209-210.
25 La cathédrale Saint-Jean de Besançon, éd. Pierre Chauve, Besançon : Les Cahiers de la renais­
sance du Vieux Besançon, 2006, p. 30. L’incendie n’avait touché que la charpente, les murailles
demeuraient et la table d’autel, peu endommagée, n’a même pas été reconsacrée.
26 [Barthélemy], « Mémoires de Jean Foulquart », p. 422.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 133

pour financer les reconstructions d’églises, brûlées ou pas. Le drame, décrit avec
éloquence par les prédicateurs, permettait évidemment d’apitoyer les auditeurs
attirés par la vertu des corps saints. Parmi des exemples fort nombreux, retenons
celui de Laon après l’incendie du 25 avril 1112, particulièrement détaillé par
Hériman de Tournai27. Le chapitre choisit sept chanoines et six laïcs envoyés
sur les chemins avec la châsse de Notre-Dame en or et pierreries et d’autres
précieux reliquaires. On y trouve des cheveux de la sainte Vierge (selon Guibert
de Nogent, il y a aussi un fragment de sa chemise) et des reliques de la Passion :
fragments de la croix, de l’éponge, du linceul et du facial, le tissu qui recouvrait le
visage du Christ au tombeau. Après une première tournée en mai dans le diocèse
de Laon et ses environs, les quêteurs, avec un conduit royal, partent le 6 juin
vers Bourges, la vallée de l’Indre puis celle de la Loire, une région riche et de
vieille implantation capétienne. Les miracles ne manquent pas : deux impotents
guéris à Issoudun, un sourd et muet à Buzançais, une femme, alitée depuis huit
ans, et un jeune sourd et muet à Tours, une parturiente à Angers, une femme
stérile au Mans, deux paralytiques à Chartres… Séjournant au loin jusqu’à la
Saint-Matthieu (21 septembre), ils reviennent à Laon avec une belle quantité d’or
et d’argent, après 76 jours de pérégrinations et plus de 1000 kilomètres parcourus.
L’année suivante neuf clercs « faisant honneur à l’église de Laon, choisis pour leur
connaissance des lettres et pour la qualité de leur chant bien mesuré » partent
le 24 mars pour l’Angleterre. Ils reviennent le 6 septembre 1113, après 166 jours
et environ 2100 kilomètres (soit une moyenne journalière de 13), avec plus de
12 marcs d’argent, des bijoux, des ornements sacerdotaux, des tentures et des
vases précieux. Une vingtaine de miracles sont attribués aux reliques à Nesle,
Arras, Saint-Omer, Douvres, Cantorbéry, Winchester, Exeter, Salisbury, Wilton,
Dartmouth, Bristol, Bath… Donc, conclut Hériman de Tournai, « avec le secours
de la clémence divine et grâce aux offrandes des fidèles collectées à travers la
France et l’Angleterre, l’œuvre de notre église fut si prospère que l’année suivante
fut célébrée la complète restauration de l’édifice », le 6 septembre 1114, soit à
peine plus de vingt-huit mois après un incendie, qui, il faut le rappeler, était
partiel.
Si les dons n’arrivaient pas spontanément, il était possible de les stimuler par le
recours bien connu aux indulgences. La pratique étant fréquente, ne retenons que
deux exemples. À Reims dès 1221, soit dix ans après la première pierre, le pape
Honorius III, informé de la reconstruction entreprise de façon grandiose et coû­
teuse, accorde des indulgences aux fidèles y contribuant par dévotion à la sainte
Vierge. En 1223, l’évêque de Laon se plaint auprès du même pontife des collectes
organisées dans son diocèse par les délégués du chapitre rémois qui viennent
prêcher l’indulgence d’un an octroyée aux bienfaiteurs de l’église métropolitaine.
Le jour de leur arrivée est fêté à l’égal d’un dimanche ; dans les locaux frappés

27 Hériman de Tournai, Les miracles de Sainte-Marie de Laon, éd. et trad. Saint-Denis, p. 143-195.
Alain Saint-Denis commente ces voyages dans son introduction (p. 87-95) ; il a établi les cartes
des pérégrinations (p. 88 et 91).
134 Patrick Demouy

d’interdit, le service divin est célébré aussi longtemps que dure leur séjour ; ils
fondent des confréries dont les membres s’engagent à verser des offrandes à la
fabrique de Notre-Dame de Reims. L’église de l’archevêque est l’église mère de la
province, dès lors tous les diocèses sont concernés. En 1246 Innocent IV demande
aux évêques suffragants, chapitres et abbayes de Belgique seconde de subvenir
aux frais de construction du siège métropolitain et de recevoir les quêteurs dans
des conditions signalées en 1223, renouvelant la concession d’une indulgence
d’un an. Le pape réitère sa demande en 1251 en raison de la charge financière
insupportable pesant sur la fabrique28.
À Strasbourg les indulgences scandent l’avancement du chantier en 1253,
1255, 1264. En 1275 l’évêque Conrad de Lichtenberg exhorte tous les ecclésias­
tiques de son diocèse à bien accueillir les quêteurs, à collecter les dons et à
transformer les pénitences en amendes fiscales. Il ordonne la dévolution à l’œuvre
Notre-Dame des biens injustement acquis qui ne pouvaient être restitués et
recommande aux fidèles de venir vénérer la grande croix-reliquaire de la cathé­
drale, avant d’y déposer leur offrande29. Nombreux sont les statuts synodaux du
xiiie siècle qui font du pèlerinage annuel à la cathédrale une obligation pour les
diocésains, assorti à Cambrai de quarante jours d’indulgence, sans oublier de
mettre son obole dans le tronc prévu à cet effet30.
Aux petits ruisseaux des offrandes populaires peuvent s’ajouter les rivières
des donations princières. Après l’incendie de 1020 qui a détruit complètement
sa cathédrale, l’évêque Fulbert de Chartres se tourne vers le duc Guillaume
d’Aquitaine et le roi Robert le Pieux31. En 1202 le roi d’Angleterre Jean sans
Terre encourage les fidèles à recevoir avec bonté ceux qui recueillent les aumônes
destinées à la réparation de la cathédrale de Rouen et ordonne aux barons de
l’échiquier de Caen d’acquitter le reste de ce qu’il a lui-même promis, 360 livres

28 Hans Reinhardt, La cathédrale de Reims. Son histoire, son architecture, sa sculpture, ses vitraux,
Paris : Presses Universitaires de France, 1963, p. 71-74 ; Berné « Les sources de la construc­
tion », p. 79.
29 Hans Reinhardt, La cathédrale de Strasbourg, Grenoble : Arthaud, 1972, p. 18-21.
30 Les statuts synodaux français du xiiie siècle, t. 4 : Les statuts synodaux de l’ancienne province
de Reims (Cambrai, Arras, Noyon, Soissons et Tournai), éd. Joseph Avril, Paris : Éditions du
C.T.H.S., 1995, p. 73 et 117. La participation des fidèles pouvait aussi être une offre de main
d’œuvre, comme en témoignent Les miracles de Notre-Dame de Chartres : « Des chariots ayant
été préparés pour acheminer les pierres, ils s’invitaient mutuellement et s’exhortaient, afin que
tout ce qu’ils estimaient nécessaire à la fabrique de cette œuvre, ou tout ce que les architectes
demanderaient de faire, ils s’y soumettent sans hésitation et l’accomplissent sans délais. Mais
pour la construction d’une telle œuvre les dons et les aides des laïcs ne pouvaient suffire… »
(Mortet, Recueil de textes, t. 2, p. 169). Il ne faut pas en effet surestimer cet apport de
main d’œuvre qui restait limité à la manutention ; les bâtisseurs des cathédrales étaient des
professionnels qualifiés.
31 François Heber-Suffrin, Christian Sapin, « L’œuvre de Fulbert, xie siècle », dans Chartres
(La grâce d’une cathédrale, voir note 1), p. 31.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 135

angevines32. Les chanoines de Reims, en 1481, outre l’organisation de quêtes


jusqu’en Flandre, avec la ceinture de la Vierge Marie, se tournent vers Charles
d’Orléans, comte d’Angoulême, qui donne permission au chapitre de prendre
dans quatre de ses forêts d’Épernay 120 pièces de bois à faire chevrons et accorde
que les seigneurs fonciers et usagers de ses terres pourront donner jusqu’à 400
pièces sans aucun droit de gruerie33. Le roi Louis XI, aussitôt averti de l’incendie
offre… sa compassion. Mais son fils Charles VIII, sacré le 20 mai 1484, est ému
par les dégâts : « En prenant notre sacre audit lieu vismes à l’ueil la démolition de
ladite église qui trois ans auparavant avoit été arse et brullée ». En conséquence,
dès le 30 juin, il attribue au chantier 5 deniers tournois à prendre sur le droit de
gabelle pour chaque minot vendu en tous les greniers à sel du royaume. Réduit
à 2,5 deniers en 1495 (il fallait partager avec Sainte-Croix d’Orléans), cet octroi
royal, acté par Louis XII, s’est prolongé jusqu’en 1512 et a été la principale
source de financement. En reconnaissance la nouvelle toiture fut ornée d’une
crête fleurdelisée et les armoiries royales apposées sur le chemin de ronde en-haut
du chevet. Mais la suspension de cette aide a contraint le chapitre à abandonner
les travaux en 1516 avant d’avoir pu lancer les flèches prévues sur la cathédrale des
sacres34.
De la même façon les chanoines de Senlis, après l’incendie de juin 1504 qui
a détruit couverture, charpente, voûtes hautes et étage supérieur de l’élévation de
leur cathédrale, font appel à la générosité de Louis XII puis François Ier. Leurs
statues au portail méridional et les armes de François au portail septentrional
devaient en garder la mémoire35.
Mais les dons des puissants ne sont pas toujours spontanés. Ils ont parfois
valeur de réparation pour leurs mauvaises actions. Rollon, duc de Normandie à
peine assagi après sa conversion, donne en 912, selon Dudon de Saint-Quentin,
des sommes importantes pour reconstruire les églises qu’il avait dévastées36. Le
duc Godefroid le Barbu se présente à Verdun, à peine vêtu, les pieds nus et,
se traînant au sol, il va depuis le haut de la cité jusque devant le grand autel
de la cathédrale qu’il a incendiée en 1047. Divers auteurs racontent qu’il s’est
fait publiquement flageller, voire qu’il aurait servi ensuite comme simple maçon
parmi les ouvriers. C’est assez peu probable, cela ressemble trop à la fin édifiante
de Renaud de Montauban dans l’Histoire des quatre fils Aymon, pénitent sur le

32 Alain Erlande-Brandenburg, « La cathédrale gothique », dans Rouen (La grâce d’une
cathédrale, voir note 1), p. 38 ; l’incendie de 1200 n’est pas solidement attesté ou du moins il a
été exagéré (p. 32).
33 Casajus, Les réparations de la cathédrale de Reims, p. 77 ; Arch. Dep. Marne, 2 G 1670.
34 Ibid., p. 78-84 ; Arch. Dep. Marne, 2 G 1670.
35 Bideault et Lautier, Ile-de-France gothique, p. 362.
36 Pierre Bauduin, La première Normandie (xe-xie siècle), Caen : Presses Universitaires de Caen,
2006, p. 162.
136 Patrick Demouy

chantier de la cathédrale de Cologne et jeté dans le Rhin par ses compagnons


parce qu’il ne voulait pas être payé, et ainsi leur faisait tort37.
Quand l’évêque Yves de Sées se présente en 1049 au concile de Reims, il est
interpellé par le pape Léon IX au sujet de l’incendie de sa cathédrale : « Qu’as-tu
fait, perfide ? Tu dois être condamné par la loi, toi qui as osé livrer ta mère aux
flammes ! ». Il se défend en avouant que, s’il avait mal agi, c’était pour arracher
les enfants de l’église à des maux plus graves. Néanmoins le pape lui impose
comme pénitence de la rebâtir à ses frais. Malgré les grands biens de la famille de
Bellême et de l’Église de Sées, c’est impossible. L’évêque doit partir pour l’Italie
du sud, où des Normands épris d’aventure amassent du butin en luttant contre les
Sarrasins. Parents et amis établis dans les Pouilles lui offrent des sommes d’argent
considérables. Il poursuit son voyage jusqu’à Constantinople où l’empereur, ému,
lui fait un don inestimable, un fragment de la Vraie Croix, qui ne manquera pas
d’attirer les dévots. Rentré à Sées vers 1053 il commence alors l’édification d’une
grande cathédrale38.
Le roi Henri Ier Beauclerc, après sa victoire sur son frère Robert Couteheuse
à Tinchebray en 1106 nomme un nouvel évêque à Bayeux (le précédent, déprimé
par l’incendie de sa ville, s’était retiré à l’abbaye de Bec-Hellouin) et lui octroie
une aide financière pour restaurer la cathédrale39. De même à Évreux. Au concile
de Reims de 1120, le pape Calixte II l’oblige, conjointement avec l’évêque Au­
douin, son complice, à reconstruire la cathédrale sous peine d’excommunication.
En 1126, confirmant leurs donations, Honorius II leur accorde l’absolution40. Un
roi incendiaire est solvable. Ce n’est pas le cas des plombiers. Jehan et Remy
Legoys, dont la négligence a causé 100 000 livres de dégâts à la cathédrale de
Reims en 1481, ont été emprisonnés puis ont obtenu un pardon royal41.

37 Aimond, La cathédrale de Verdun, p. 33, faisant référence à Laurent de Liège (MGH, Scriptores,
t. 10, éd. Georg Heinrich Pertz, Hannover, 1852, p. 492), Sigebert de Gembloux (Recueil des
historiens des Gaules et de la France, t. 9, Paris : Palmé, 1874, p. 164) et Lambert d’Aschaffenburg
(MGH, Scriptores, t. 5, éd. Georg Heinrich Petz, Hannover : Hahn, 1848, p. 153) qui raconte la
pénitence du duc.
38 Joseph Decaëns, « L’évêque Yves de Sées » ; la pénitence d’Yves, racontée par Orderic Vital
dans ses interpolations à Guillaume de Jumièges, p. 168 (voir note 4) est ignorée du moine
Anselme, témoin du concile de 1049 : Anselme de Saint-Remy, Histoire de la dédicace de
Saint-Remy, éd. Jacques Hourlier, dans La Champagne bénédictine. Travaux de l’Académie
nationale de Reims, t. 164, 1981, p. 283, note 9.
39 Neveux, « La cathédrale romane de l’évêque Odon », dans Bayeux (La grâce d’une cathédrale,
voir note 6), p. 46.
40 Annick Gosse-Kischiniewski, Françoise Gatouillat, La cathédrale d’Évreux, Évreux : Glaxo
Wellcome, 1997, p. 10-13.
41 Charles Cerf, Histoire et description de Notre-Dame de Reims, Reims : Dubois, 1861, t. 1, p. 400.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 137

Les expertises

À Sées en 1018, l’évêque Yves sous-estime les conséquences de l’incendie. Il


s’empresse de refaire la couverture de sa cathédrale et de célébrer une nouvelle
dédicace le 2 janvier 1049. Mais les murailles, fragilisées, ne supportent pas la
charpente et s’effondrent avant le Carême, début mars. D’où l’importance d’une
évaluation par des maîtres d’œuvre compétents42.
Cantorbéry en 1174 donne l’exemple d’une véritable expertise de profession­
nels :
Des architectes français et anglais ont été convoqués, mais ils n’étaient
pas d’accord sur le conseil à donner. Les uns promettaient de réparer les
piliers sans dommage pour les parties supérieures. Mais d’autres, contredisant
leur raisonnement, disaient qu’il fallait détruire toute l’église si les moines
voulaient y demeurer en toute sécurité. De telles paroles, si elles s’avéraient
exactes, les mettaient au supplice. Rien d’étonnant. Les moines en effet ne
pouvaient espérer qu’un tel ouvrage pût être mené à bien de leur vivant par
l’ingéniosité humaine. Il se trouvait parmi les architectes un Sénonais du nom
de Guillaume, un homme vif, très habile dans la construction en bois et en
pierre. Renonçant à tous les autres, c’est lui qu’ils chargèrent de l’œuvre en
raison de la vivacité de son intelligence et de sa bonne réputation. C’est à
lui et à la Providence divine que fut confiée l’œuvre à accomplir. Restant là
plusieurs jours avec les moines, il examina attentivement, de part et d’autre, les
murs supérieurs et inférieurs, intérieurs et extérieurs. Il garda assez longtemps
le silence sur ce qui devait être fait, afin de ne pas éprouver plus rudement
les pusillanimes. Cependant il ne tarda pas à préparer ce qui devait être
nécessairement entrepris par lui ou par d’autres. Et quand il vit que les moines
étaient un peu réconfortés, il leur avoua qu’il fallait démolir les piliers abîmés
par le feu et tout ce qui était au-dessus s’ils voulaient avoir un ouvrage sûr et
incomparable. Convaincus par ses arguments ils y consentirent, désirant avoir,
avec le maximum de sécurité, l’œuvre qu’il leur promettait. Ils consentirent à
la démolition du chœur incendié et la supportèrent, même si ce n’était pas de
bon gré43.
Démarche identique à Senlis après l’incendie de 1504. Le chapitre charge
Gilles Hazart, maître des œuvres de maçonnerie du bailliage « d’aller quérir les
maistres maçons et autres ouvriers tant à Beauvais que à Compiègne pour fere
visiter laditte église tant sur les dommages et interestz que sur les réparations
nécessaires ». Martin Chambiges vient de Beauvais, dont il était maître d’œuvre
de la cathédrale, et Pierre de Meaux de Compiègne, où il dirigeait le chantier
de l’Hôtel de ville. Ils se livrent à l’expertise des dégâts. Quelques années plus

42 Orderic Vital (voir note 38), p. 168.


43 Gervais de Cantorbéry, Tractatus de combustione, éd. Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 210-211.
138 Patrick Demouy

tard, en 1513, il se fait une autre consultation sur le mode de couverture et le


choix se porte à nouveau sur le plomb, après en avoir mesuré les avantages et
les inconvénients. Nous voyons là ce que les modernes appelleraient un souci de
transparence44.
Il n’en allait pas toujours ainsi. Les textes conservés exagèrent très souvent les
dégâts. Mauvaise information, à distance spatiale ou chronologique, ou désinfor­
mation ? Les historiens contemporains sont unanimes à douter que l’incendie de
1194 soit la véritable raison de l’édification d’une nouvelle cathédrale à Chartres.
Certains indices laissent à penser que l’on avait déjà commencé les travaux de
renforcement de la crypte dans le secteur du chœur. Il n’y a pas trace de pierre
rougie sur la façade, qui a été conservée. Les travaux ont été entrepris aussitôt,
alors qu’il fallait des plans détaillés, des ouvriers, des matériaux, une organisation
performante que confirme l’avance rapide du chantier. Sans tomber dans le
fantasme de l’incendie provoqué, force est de constater qu’il est arrivé à point
nommé pour conforter une entreprise qui ne faisait peut-être pas l’unanimité. Le
choc psychologique du feu puis de la redécouverte de la principale relique de la
cathédrale ont incontestablement augmenté le flux des dons ; jusqu’à l’évêque et
aux chanoines qui, dans l’euphorie générale, ont consacré une part importante de
leurs revenus à la fabrique pendant trois ans45.
C’est sans doute le cas aussi à Reims, où les sources sont beaucoup plus
minces. Les Annales de Saint-Nicaise, dont la rédaction est postérieure à 1244,
placent la pose de la première pierre de la nouvelle cathédrale le 6 mai 1211, un an
jour pour jour après l’incendie de l’édifice précédent qui aurait coïncidé avec une
éclipse de soleil aux alentours de midi. Anne Prache a montré l’erreur. La seule
éclipse significative visible à Reims à l’époque s’est produite le 28 février 1207.
Et les recherches dendrochronologiques sur les fragments de boulins, utilisés lors
de la construction du déambulatoire et des parties orientales de la nef, datent de
1207, 1208 ou 1209 l’abattage des arbres nécessaires aux cintres46. Un an, c’est
bien court pour engager un projet aussi lourd. Et l’archéologie n’a relevé aucune
couche de charbons ou de cendres laissée par un grand sinistre. Là aussi il faut
admettre que des travaux étaient engagés et qu’un incendie, sans doute localisé, a
facilité la récolte des fonds par l’émotion suscitée.

44 Bideault et Lautier, Ile-de-France gothique, n. 13, p. 362-363.


45 Arnaud Timbert, « La construction de la cathédrale gothique », Chartres. (La grâce d’une
cathédrale, voir note 1), p. 57-58 ; Peter Kurmann, Chartres. La cathédrale, La-Pierre-qui-vire :
Zodiaque, 2001, p. 96-97.
46 Nouveaux regards sur la cathédrale de Reims. Actes du colloque international des 1er et 2 octobre
2004, éd. Bruno Decrock, Patrick Demouy, Langres : Guéniot, 2008. En particulier, Willy
Tegel, Olivier Brun, « Premiers résultats des analyses dendrochronologiques relatives aux
boulins de construction », p. 29-40 ; Anne Prache, « Le début de la construction de la
cathédrale de Reims au xiiie siècle : l’apport de l’archéologie et de la dendrochronologie »,
p. 41-52. Voir aussi Anne Prache, « Le début de la construction de la cathédrale de Reims
au xiiie siècle », dans Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, t. 160, 2002,
p. 160-175.
les incenDies Des cathéDrales au moyen Âge 139

Un incendie, enfin, pouvait inciter à prendre des mesures de prévention. Ainsi


à Strasbourg, le 14 août 1298, le feu partit d’une des maisons de la rue du
Maroquin et gagna la cathédrale en détruisant les toitures, les cloches, les orgues
et les ornements d’église. Murs et voûtes furent gravement endommagés. Afin de
réduire à l’avenir les risques de propagation d’un sinistre domestique, il fut décidé
de réduire la saillie des encorbellements des maisons de bois. La nouvelle mesure
fut gravée dans le mur de la cathédrale : Di zist die maze des vberhanges47.

Nous avons été bouleversés par l’incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril


2019, mais il s’inscrit, hélas, dans la longue série des sinistres qui ont frappé les
cathédrales48. Ce qui a changé, Dieu merci, c’est la capacité de lutte contre les
flammes avec rapidité et efficacité grâce au savoir-faire, au courage et au matériel
des professionnels. Mais nous retrouvons un écho des vieilles chroniques : la
négligence humaine, la douleur et la fascination devant le brasier, le miracle de la
statue de la sainte patronne préservée et des reliques sauvées, les appels aux dons
(les indulgences ayant été remplacées par les justificatifs fiscaux), les querelles
d’experts… Et puis nous constatons que toujours la cathédrale a été reconstruite
ou restaurée, car elle est une figure d’éternité.

47 Reinhardt, La cathédrale de Strasbourg, p. 21.


48 Incendies non cités ci-dessus : Angers, en 1032 (Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 84) ; Bazas,
au ixe s. ( Jean Vallery-Radot, Congrès archéologique de France, 102e session, 1939 : Bordeaux
– Bayonne, p. 274) ; Cambrai, en 1079 et 1148 (Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 67) ;
Dax, au ixe s. (Francis Salet, Congrès archéologie de France, 102e session, 1939 : Bordeaux –
Bayonne, p. 380 ; Le Mans, en 1137 (Mortet, Recueil de textes, t. 1, p. 79) ; Soissons, en 948
(Dany Sandron, La cathédrale de Soissons, Architecture du pouvoir, Paris : Picard, 1998, p. 27 ;
Les Annales de Flodoard, éd. Philippe Lauer, Paris : Picard, 1905, p. 117). Cette enquête est
incomplète et appellera des compléments.
arnaud montoux 

Des voûtes de Cluny aux collines d’Assise


Réparer l’église pour restaurer l’Église

Des flammes qui dispersent l’histoire

Quand survient un incendie comme celui qui a si douloureusement embrasé


Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, l’émotion est si grande qu’elle risquerait
de nous faire oublier que les monuments n’ont d’immuable que leur ancrage dans
le temps et l’espace, et que l’état dans lequel nous les admirons résulte de la conju­
gaison d’un projet ne pouvant être parfois retrouvé qu’en ses fondations, avec les
différentes tentatives de déployer ce projet originel ou d’y revenir ; celui qui ne
s’attacherait qu’à un moment de l’histoire d’un bâtiment comme Notre-Dame de
Paris, prendrait le risque de ne comprendre ni le projet d’origine ayant permis cet
état admirable, ni même la vérité de cet état particulier et provisoire, dont la valeur
repose en bonne partie, comme pour chacun des moments de son histoire, sur la
volonté d’être fidèle à ce projet d’origine.
De la même manière, quand l’historien et le théologien voient surgir une

maison qui « tombe en ruine1 », ils doivent prendre, l’un comme l’autre, assez de
figure aussi marquante que celle de François d’Assise appelé par Dieu à réparer sa

recul pour ne pas se laisser ravir par la fascination que peuvent procurer l’homme
et le moment, leur devoir d’envisager l’inaliénable nouveauté du personnage
dans le tissu historique et intellectuel auquel il appartient. L’image d’un François
épaulant l’édifice branlant de l’Église sous le pinceau de Giotto ne peut pas être
extraite des nombreuses entreprises de réparation et de réforme qui ont émaillé
l’histoire de l’Église ; toutes les renaissances de l’histoire ont eu tendance à
éclipser les temps qui les précédaient et dont elles étaient le fruit, et il faut bien
admettre que les reconstructions attireront toujours plus vivement l’attention que
la permanence invisible des fondations.

1 Légende des trois compagnons, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages. Édition du viiie
centenaire, éd Jacques Dalarun, Paris : Éditions franciscaines – Cerf, 2010, 2 vol., t. 1,
p. 1098-1099.

Arnaud Montoux • Institut catholique de Paris

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 141-156.
10.1484/M.STMH-EB.5.129300
142 arnauD montoux

Dans cette intervention, je voudrais proposer une réflexion sur la permanence


des fondements qui unissent des gestes ecclésiologiques apparemment aussi
éloignés que la construction et l’ornementation des grandes abbatiales romanes
clunisiennes d’un côté, et l’envolée des moineaux franciscains2 dans les vallées
ombriennes d’autre part. Ce détour pourra nous rappeler qu’un chantier de
construction, de restauration ou de réparation d’église ne peut jamais être détaché
de toutes les significations contenues dans la matière historique de l’édifice, et
que cette réunification mémorielle est essentielle pour éviter que l’avenir d’un
édifice comme Notre-Dame de Paris soit victime des amnésies collectives ou des
crispations passéistes.
C’est à travers le rapport unissant l’Église et le monde que je veux proposer
une relecture de ce qu’a pu être ce signe de la réparation d’une église abimée
ou ruinée à travers l’histoire : qu’il s’agisse du chantier de Cluny III ou de
celui de la chapelle Saint-Damien d’Assise, l’édification ou la réparation de la
maison de Dieu, n’aura jamais été seulement un geste architectural ; ce geste aura

donné avec la promesse de l’apparition eschatologique de la cité du ciel3 : cette


toujours été comme une mise en perspective des choix de l’Église d’un temps

demeure de l’Agneau4 aux dimensions du monde5, ceinte des splendeurs venues


des profondeurs de la terre6, et attirant à elle toutes les nations7.

Intégrer le monde dans l’église ou faire de ce monde une


église ?

Dans la Règle de saint Benoît, qui est sans conteste l’un des témoins majeurs
de l’ecclésiologie médiévale, la relation à l’hôte étranger au monastère est teintée
d’une ambiguïté majeure : celui-ci est à la fois le Christ et celui dont on doit
se méfier. Même si cette méfiance est lisible à mots à peine couverts, « chez
Benoît, le visiteur, reçu comme le Christ, n’en est pas moins étranger à la commu­

l’embrasser8 ». C’est cette attirance-méfiance qui ne cessera de traverser l’histoire


nauté ; il apporte le monde avec lui, donc il faut s’en garder… et prier avant de

2 Nous faisons ici discrètement allusion à l’œuvre cinématographique de Roberto Rossellini


intitulée Les onze Fioretti de François d’Assise (Francesco, giullare di Dio), créée en 1950 et
présentant François et ses frères parcourant l’Ombrie à la manière d’envolées d’oiseaux libres et
joyeusement disponibles à la grâce.
3 Apoc. 21-22.
4 Apoc. 21, 22 ; 22, 3.
5 Apoc. 21, 16-17.
6 Apoc. 21, 18-21.
7 Apoc. 21, 24. 26.
8 Michèle Gaillard, « L’accueil des laïcs dans les monastères (ve-ixe siècle), d’après les règles
monastiques », dans Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA, Hors-série
no 8, 2015 [mis en ligne le 22 janvier 2015] : http://cem.revues.org/13577 ; DOI : 10.4000/
cem.13577, § 14. Voir La Règle de saint Benoît, ch. 53.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 143

Figure 1. Giotto, Le rêve d’Innocent III, voyant saint François soutenir la basilique du


Latran, fresque de la basilique supérieure Saint-François, Assise, vers 1290

Verbe, attendant « avec impatience la révélation des fils de Dieu9 », et pourtant si


du rapport entre les disciples du Christ et cette étrangeté d’un monde, créé dans le

souvent oublié dans l’annonce du projet de salut de Dieu, tant il apparaît marqué
par les stigmates de la brisure originelle. Celui qui se penche d’un peu plus près
sur cette histoire est cependant surpris d’y découvrir de nombreuses tentatives de

9 Rom. 8, 19.
144 arnauD montoux

rapprochements destinées à rendre sa visibilité à l’ampleur fondatrice du projet de


Dieu.
À la fin du xie siècle, en Bourgogne, sur les rives de la Grosne, débutait l’un des
chantiers les plus ambitieux de l’histoire occidentale : l’abbé de Cluny, Hugues
de Semur, au soir d’un long abbatiat qui avait consacré la réforme clunisienne
comme l’un des plus vastes mouvements de l’histoire de l’Église médiévale,
avait décidé de reconstruire son abbaye, et il voyait s’élever le chœur majestueux
d’une abbatiale-monde reflétant un projet politique et spirituel de très grande
ampleur10. Au-delà des dimensions extraordinaires de la Maior ecclesia, de la
démesure technique de ce chantier, et de ses références flagrantes à l’Antiquité et à
la romanité, le visiteur attentif pouvait aussi découvrir sous ses voûtes l’inattendu
d’un peuplement cosmique semblant processionner dans la pierre et le verre de
l’immense vaisseau. À Cluny comme dans d’autres grandes églises romanes, les
singes, les chimères et les griffons, aussi repoussants que fascinants, avaient droit

abritant les moines et les anges11 ; ne pouvant être réduite à des fins décoratives,
de cité, sous les bouquets de fleurs et d’acanthe, dans ces antichambres du ciel

leur présence était révélatrice d’un rapport des clunisiens au cosmos dépassant les
cadres du dualisme étroit dans lequel on l’enferme traditionnellement. Cet hôte
étranger qu’est le cosmos était accueilli dans le vaisseau de Pierre, comme un signe
improbable qui ne cesse de surprendre aujourd’hui encore. Le monde, assombri
et défiguré par le mal, demeurait pour ces hommes le lieu de l’humble descente
par laquelle ils montaient vers Dieu.
C’est en effet dans l’humilité du Christ, né pauvre parmi les pauvres, lavant
les pieds de ses disciples, partageant la mort infamante des larrons, que le moine
clunisien, en bon disciple de saint Benoît, cherchait à progresser dans les degrés
de l’humilité : sur cette échelle, le septième degré était atteint lorsque le moine,

ver et non pas un homme, l’opprobre des hommes et le rebut du peuple12 » ; et il


avec les mots de la Règle citant le psaume 21, déclarait : « pour moi, je suis un

parvenait au sommet de l’humilité, au douzième et dernier degré de cette même


échelle, en ayant « à l’oratoire, au monastère, au jardin, en voyage, aux champs,

au sol13 ». Cette échelle bénédictine donnant accès à Dieu par une ascension
partout, qu’il soit assis, en marche ou debout, […] la tête inclinée, le regard fixé

culminant dans un « regard fixé au sol » ne peut être absente de notre lecture
du geste clunisien : grandeur et humilité s’entrecroisent dans l’image de cette

10 Nous renvoyons le lecteur désireux d’approfondir cette question à nos recherches sur les
rapports possibles entre ce projet théologico-politique clunisien et la pensée de Jean Scot
Érigène : Arnaud Montoux, Réordonner le cosmos : itinéraires érigéniens à Cluny, Paris : Cerf,
2016.
11 Voir Jean-Henri Pignot, Histoire de l’ordre de Cluny : depuis la fondation de l’abbaye jusqu’à la
mort de Pierre-le-Vénérable [909-1157], t. 2, Paris – Autun : Durand – Dejussieu, 1868, p. 491.
12 Regula Benedicti, VII, 52, dans La Règle de saint Benoît, éd. Jean Neufville, intr., trad. et notes
par Adalbert de Vogüé, Paris : Cerf, 1972, t. 1, p. 486-487.
13 Ibid., VII, 63, p. 488-489.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 145

abbatiale aux dimensions célestes, pourtant peuplée de toutes les basses réalités du
monde.
Comment ne pas voir dans la présence de singes et de monstres perchés dans
les altitudes vertigineuses des voûtes de Cluny III le paradoxe de la simultanéité
de l’élévation et de l’abaissement ? Les clunisiens pouvaient s’avancer dans la nef
de la Maior ecclesia en gardant au cœur les mots du chapitre VII de la Règle :

pas marché dans les grandeurs, ni dans des merveilles au-dessus de moi14 ». En
« Seigneur, mon cœur ne s’est pas élevé et mes yeux ne se sont pas levés. Je n’ai

plaçant au-dessus de lui ce qui est au plus bas de ce monde, le moine s’est en
quelque sorte enseveli dans un geste architectural aux allures d’ascension.
C’est ce même souci paradoxal de viser la plus haute spiritualité qui guidera le
choix de François d’Assise et de ses disciples se considérant comme des « frères
mineurs ». Dans son introduction au Commerce sacré de saint François avec dame
Pauvreté15, Michael Cusato a bien montré que la pauvreté n’épuisait pas le concept
de « minorité » des premiers frères qui eurent à défendre le choix originel de
François quelques temps après sa mort : le Poverello, connaissant bien les dangers
de la jeune société marchande dans laquelle il avait grandi, avait voulu entraîner
ses frères dans une exigeante suite du Christ adoptant le « mode de vie » de ces
« mineurs » du monde ; il fallait rejoindre ces représentants de « la plus basse
classe » parmi lesquels les frères désiraient vivre, travailler et servir16 pour que
le salut du Christ habite au milieu d’eux ; il fallait aussi convertir les loups17,

privées de raison19 », pour ne pas réduire les choix de vie franciscains à des
rejoindre les oiseaux18, tout ce monde au-delà de l’homme jusqu’aux « créatures

recettes vertueuses, et préserver leur valeur de signes : toute cette descente n’avait
de sens que dans celle du Dieu qui s’est fait chair pour que toute chair voie le salut
de Dieu20.
C’est l’unique urgence de s’engager au service de l’œuvre divine de salut qui
s’est imposée au xie siècle à Cluny comme au xiiie siècle à Assise, même si les
manières d’y entrer et d’être fidèles à cette exigence ont pu donner l’impression

« dans le monde » sans être « du monde » pour être signes de la vie nouvelle21 :
d’une opposition d’action ; il fallait toujours revenir à l’inextricable devoir d’être

il fallait que les disciples du Christ se convertissent dès ici-bas à cette vie divine,
qu’ils deviennent « parfaitement un », pour que le monde sache et entre dans la

14 Ibid., VII, 3, p. 472-473. La citation reprend le commencement du psaume 130.


15 Michael Cusato, « Introduction au Commerce sacré de saint François avec dame Pauvreté »,
dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 843-859.
16 Ibid., p. 852.
17 Voir Les Fioretti de saint François, trad. Alexandre Masseron, Paris : Éditions franciscaines,
1967, p. 94-98.
18 Voir Thomas de Celano, Vie de saint François (Vita prima), 58, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 540-541.
19 Ibid., 59, p. 541.
20 Voir Lc. 3, 6.
21 Voir Jn. 15-17.
146 arnauD montoux

connaissance de l’amour divin22. L’actualisation franciscaine de l’urgence évangé­


lique de rejoindre la minorité et l’infériorité du monde à l’écart des riches cités,
répondait-elle comme un écho à celle des clunisiens qui firent entrer avec la même
prodigalité les basses créatures du monde sous les voûtes de leur abbatiale ?
Dans le souffle d’une réforme clunisienne visant plus ou moins consciemment
à absorber l’Église et la société du xie siècle finissant, les grands édifices romans
se voyaient envahis par le monde, telles de nouvelles arches ; le passage de ce
monde vers l’autre ne se ferait pas sans une transfiguration opérée dans l’homme,
et même, peut-on dire à cette époque-là, sans la consécration monastique de
l’homme. Gilon, l’un des biographes de saint Hugues, décrivant l’abbé – alors
qu’il vient de créer le monastère féminin de Marcigny – comme un nouveau Noé
bâtisseur plaçant dans la « nef de saint Pierre » un représentant de chaque espèce
pour que ce monde soit sauvé23, voulait sans doute souligner que la création
de la composante féminine de l’Ecclesia cluniacensis était le signe d’une volonté
clunisienne de salut universel dépassant l’entreprise politique à laquelle les récits
historiques ont souvent réduit l’Ecclesia : le moine et la moniale, représentant
l’humanité sauvée, avaient désormais la responsabilité de reconduire toute cette
diversité cosmique vers Dieu en la faisant passer par l’arche clunisienne.

dait ses sarments jusqu’à la mer, et ses rejets jusqu’au fleuve24 », mais force
On aurait pu dire de Cluny qu’à l’image de la vigne du psalmiste, elle « éten­

est de constater que la clôture de cette vigne-là fut elle aussi percée et que les
grappilleurs, les sangliers, les bêtes des champs25, les nouvelles compréhensions
du monde et les vicissitudes de l’histoire vinrent à bout de ses ambitions de
récapitulation universelle. Pourtant, cette intuition enracinée dans le projet du
salut offert en Jésus-Christ, ne pouvait se dissoudre ; comme le rappelle saint
Paul dans la Lettre aux Colossiens, c’est lui, le Christ, « le commencement, le
premier-né d’entre les morts, afin qu’il ait en tout la primauté. Car Dieu a jugé bon
qu’habite en lui toute plénitude et que tout, par le Christ, lui soit enfin réconcilié,

dans le ciel26 ». C’est probablement cet unique projet divin de récapitulation de la


faisant la paix par le sang de sa Croix, la paix pour tous les êtres sur la terre et

création, si présent à la pensée d’un Irénée de Lyon, qui courait à Cluny et qui a
continué d’étendre les sarments de l’espérance du salut tout au long de l’histoire
de l’Église, sous une forme ou une autre.

22 Voir Jn. 17, 23b : « Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un, afin que le monde sache que tu
m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé ».
23 Gilon, Vita Hugonis, édition par Herbert Edward John Cowdrey, « Memorials of abbot Hugh
of Cluny (1049-1109) », dans Studi Gregoriani, t. 11, 1978, p. 13-109, ch. XII, p. 62. On
pourra consulter également : Nicolas Reveyron, « Un bateau pour une Île. Réflexions sur la
métaphore de l’Arche de Noé dans la Vita sancti Hugonis abbatis de Gilon », dans Hortus Artis
Medievalium, t. 19, 2013, p. 219-226.
24 Ps. 79, 12.
25 Ps. 79, 13-14.
26 Col. 1, 18-20.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 147

Il faudra attendre que se dresse au xiiie siècle la figure de François d’Assise


pour que le lien privilégié unissant l’homme à l’ensemble du créé soit ravivé et
que la dimension cosmique du salut en Jésus-Christ resurgisse autrement aux yeux
du monde. En héritière de l’unité impériale dont son art était le reflet, Cluny
avait voulu rendre visible l’intégration du monde au sein de l’Église ; en fils d’un
monde moderne naissant27, le Poverello d’Assise allait manifester par sa vie et son
œuvre le désir d’étendre la fraternité christique aux confins du monde.
Dans le Commerce sacré de saint François avec dame Pauvreté, nous découvrons
un incroyable prolongement retourné de ce que nous trouvons chez les cluni­
siens : là où nous avons repéré dans les pratiques clunisiennes des anticipations
du ciel incrustées dans la pierre et dans l’espace du monastère, François fait appa­
raître une sorte de contagion ecclésiale du monde. Quand dame Pauvreté leur
demande de lui montrer « l’oratoire, la salle du chapitre, le cloître, le réfectoire, la

immenses28 », les frères font mine de remettre la visite à plus tard, et lui font
cuisine, le dortoir et l’hôtellerie, les beaux sièges, les tables polies et les bâtiments

découvrir dans chacun de leurs gestes, ce qu’est le nouveau monastère : ils lui font
se laver les mains dans « un demi-vase de terre », et les essuyer dans leur tunique,
ne lui présentent pour repas que du « pain d’orge », « de l’eau » et des « herbes
sauvages », la font dormir « nue sur la terre nue » et, quand elle se réveille et

totalité du monde qu’ils pouvaient embrasser du regard29 ».


demande à voir le cloître, ils la conduisent sur une colline et lui montrent « la

Ce que les clunisiens ont récolté du monde pour le concentrer et le transfor­


mer au sein de leur cloître, les franciscains l’ont rejoint et aimé dans son espace
propre. Relier ces deux visions nous permet de les éclairer l’une par l’autre et
de comprendre qu’elles témoignèrent l’une et l’autre d’une profondeur spirituelle
bien plus grande que ce que nous aurions pu croire en les tenant isolées. Le lien
des disciples du Christ à la création apparaît dans ces deux moments comme le
désir de montrer que l’horizon de l’œuvre de salut en Jésus-Christ ne se découvre
que dans ses extrémités défigurées ou déshonorées.

Le lépreux

Pour mieux comprendre que ces relations, unissant la recherche de sainteté


chrétienne et l’annonce du salut à la part la plus lointaine du monde, sont une
constante de l’émerveillement chrétien face à la grandeur du projet de Dieu et
qu’elles sous-tendent bien des gestes théologiques ecclésiaux à travers l’histoire,

27 Nous renvoyons aux pages lumineuses de Jacques Le Goff sur le pauvre d’Assise et sur son
rapport à ce monde en pleine mutation : Jacques Le Goff, Saint François d’Assise, Paris :
Gallimard, 1999, p. 86-97.
28 Commerce sacré de saint François avec Dame pauvreté, 59, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 908.
29 Ibid., 60-62, p. 909-911.
148 arnauD montoux

nous pouvons nous arrêter sur le type de la rencontre avec le lépreux. Le lecteur
de l’Évangile connaît bien les rencontres du Christ avec les victimes de cette
maladie30, mais nous savons également que le Moyen Âge a été un temps d’exa­
cerbation de l’exclusion des lépreux : citant un épisode du Roman de Tristan
de Béroul, composé au xiie siècle, Jacob Rogozinski explique que « la laideur

lubricité attribuées traditionnellement aux lépreux31 » ; il ajoute que le théologien


des visages et des corps déformés par la maladie y révèle toute la cruauté et la

Guillaume d’Auvergne parlait d’eux comme d’« êtres rejetés, devenus “abjects”

degiets, des “déchets”32 ». Ce sont pourtant ces mêmes lépreux qui pouvaient
en raison de leur mal » et que « dans le Sud-Ouest, ils étaient surnommés

être paradoxalement considérés comme des images du Christ : il faut en effet


entendre dans les oracles du Serviteur souffrant du livre d’Isaïe cette surprenante
identification du Juste au péché et à ses manifestations dans la chair : « Véritable­

et nous, nous le croyions puni, frappé de Dieu et humilié33 » ; pour ce que nous
ment, c’étaient nos maladies qu’il portait, et nos douleurs dont il s’était chargé ;

s’est fait pour nous « objet de malédiction34 » devenait donc identifiable à ces
traduisons par « puni », la Vulgate donne « quasi leprosum » : le Christ qui

rebuts du monde, et par eux, il ne cesserait de renvoyer ses disciples au scandale


de la Croix35 dans lequel s’origine la possibilité d’un salut s’étendant au-delà du
convenable et de toute réalité circonscrite. Le Moyen Âge, dans son traitement
des lépreux, et de toutes les marginalités humaines qui ont été associées à cette
maladie36, témoigne de la lutte permanente opposant les projets de construction
d’une société pure37 et la nécessité de recevoir le salut d’un Dieu qui s’est fait
souillure38.

30 Voir Mc. 1, 40-45 ; Mt. 8, 1-14 ; Lc. 5, 12-16 ; 17, 11-19.


31 Jacob Rogozinski, « “Pire que la mort” Les lépreux au Moyen Âge : de l’exclusion à l’exter­
mination », dans Lignes, t. 35/2, 2011, p. 7-30, en part. p. 7, https://www.cairn.info/revue-
lignes-2011-2012-page-7.htm.
32 Ibid. On notera cependant que le mot abiectus, qui a donné « abject », signifie en latin
« rejeté » ; de même l’ancien provençal degiets ne signifie pas « déchet » (de « déchoir »),
mais vient du latin deiectus et signifie lui aussi « rejetés ». Tout ce vocabulaire signifie donc un
éloignement hors de la communauté, mais l’idée morale d’un mépris n’est pas prouvée. Au sens
moral, abiectus signifierait plutôt « banal », ou « abattu », « découragé », « déprimé ». Note

33 Is. 53, 4. Le mot hébreu « ַ‫ » נָג֛ וּע‬que nous traduisons par « frappé » est employé en IV Reg.
de l’éditeur.

(2 Rois) 15, 5 pour parler de la lèpre du roi Ozias et il renvoie au vocabulaire des « plaies » qui
désignent habituellement ce fléau.
34 Gal. 3, 13.
35 Voir I Cor. 1, 23.
36 On pourra consulter les travaux de Mary Douglas sur cette question et plus spécialement : Mary
Douglas, De la souillure, trad. Anne Guérin, Paris : Maspero, 1971.
37 Voir Rogozinski, « “Pire que la mort” », p. 4.
38 François-Olivier Touati, Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les léproseries
dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du xive siècle, Bruxelles : De Boeck Univer­
sité, 1998.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 149

Si l’épisode de la rencontre du jeune François avec les lépreux est l’un des
plus célèbres de l’hagiographie franciscaine, il ne faudrait pas l’isoler d’un certain
nombre d’autres épisodes hagiographiques unissant les saints et la création défigu­
rée représentée par le lépreux. Qu’il s’agisse de saint Louis39, de sainte Élisabeth
de Hongrie, ou encore de saint Julien l’Hospitalier, la rencontre des lépreux fut
toujours présentée comme le lieu d’une révélation d’un salut plus grand donné
dans l’amour.
Les chrétiens de tous les âges sont témoins d’une espérance de renouvelle­
ment total de la création et ils n’ont de cesse de chercher à unir leur vie, souvent
péniblement et maladroitement, à la mission restauratrice du Christ en qui ce
renouvellement est déjà accompli. C’est bien ce que les clunisiens firent en
rendant visible dans la pierre de leurs abbatiales l’image d’un cosmos récapitulé,
malgré ses lèpres, sous le seul chef du Crucifié ayant épousé toutes les difformités
du monde et des pécheurs, pour les rendre à la ressemblance de Dieu. Dans la Vita
d’Hugues par Gilon, on voit que le saint abbé n’hésite pas à accueillir de nouveau
dans l’enceinte de l’abbaye un frère lépreux :
Dieu, qui est le médecin de vie, consentit à ce que la lèpre frappât Robert, un
frère honnête, érudit, et loué pour sa pieuse manière de vivre. Cet inlassable
pasteur ramena cette brebis égarée jusqu’au troupeau en la prenant sur ses
épaules ; et comme il ne pouvait l’installer avec les malades du monastère sans
créer un scandale, il fit pour lui une petite cellule dans le coin le plus reculé de
l’infirmerie40.
Ainsi, saint Hugues de Cluny, fidèle à sa gestuelle théologique d’agrégation,
nous est présenté comme l’artisan d’une tentative permanente de réintégrer ce
monde au projet divin ; dût-il construire, pour les créatures les plus éloignées
et les plus défigurées de ce monde, de petites cellules dans les coins les plus
reculés de l’enceinte sacrée de son abbaye, il ne cesse d’être représenté comme un
pasteur-bâtisseur, cherchant à agréger le monde à son arche pour le conduire à
Dieu.
Dans son Testament, François parle des commencements de sa penitentia, de
sa conversion, en évoquant en premier lieu la grâce de la rencontre des lépreux :
« comme j’étais dans les péchés, il me semblait extrêmement amer de voir des
lépreux. Et le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et je fis miséricorde
avec eux. Et en m’en allant de chez eux, ce qui me semblait amer fut changé pour

39 Voir Jacques Le Goff, « Le mal royal au Moyen Âge : du roi malade au roi guérisseur », dans
Mediaevistik, t. 1, 1988, p. 101-109, plus particulièrement la p. 104. Voir également le chapitre
intitulé « Le roi souffrant, le roi Christ » dans Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris : Gallimard
1996, p. 983-1012.
40 Gilon, Vita Hugonis, I, xii, éd. Herbert Edward John Cowdrey, « Memorials of abbot Hugh of
Cluny (1049-1109) », dans Studi Gregoriani, t. 11, 1978, p. 13-109, p. 89.
150 arnauD montoux

moi en douceur de l’esprit et du corps41 ». La rencontre du lépreux ne saurait


être réduite à une pénitence de mortification ; la pénitence qu’évoque François
est d’un autre ordre : elle se caractérise par le choix de l’homme de se dégager de
ce qui l’entrave, dans le double mouvement intérieur du refus du péché et de la
conversion à Dieu42. Là où le péché de François lui faisait percevoir l’amertume
dans la rencontre des lépreux, la pénitence de cette rencontre lui donne d’avoir
le péché en horreur ; le chemin qui mène François à Dieu est né dans la sombre
demeure des lépreux, et il a fait épouser à cet homme la kénose du Christ, sa
descente convertissant le monde à la vie par l’apparente soumission de la vie à la
mort.
L’épisode clunisien et cet épisode franciscain nous montrent que l’intelligence
du salut chrétien au Moyen Âge ne peut pas être borné à une séparation parcimo­
nieuse de la lumière et des ténèbres, de l’esprit et de la matière, de la vie et
de la mort, pour ne retenir que la meilleure part d’un monde promis en bonne
partie à la destruction ; l’attitude de François nous révèle que ce salut est envisagé
comme penitentia, conversion de ce monde, insatisfait de sa condition dégradée
par le mal, à l’accomplissement offert par Dieu. Ce salut ne peut être pleinement
manifesté que quand la venue transformatrice de Dieu rencontre l’insatisfaction
désirante de la créature ; c’est cette insatisfaction créatrice que fuyait le fils de
Pietro Bernardone dans les consolations stériles du péché, et qu’il rencontra dans
le visage défiguré des lépreux. Cette penitentia, en conduisant François à voir dans
ces visages repoussants l’imago Dei en attente de reconnaissance, et à donner asile
en son sein à toutes les créatures blessées43, lui permit d’accéder à la vérité de
l’appel de Dieu le concernant : il allait devoir laisser Dieu convertir en lui l’appel
à réparer sa « maison » qui tombait en ruine, pour rendre à l’Église sa capacité
réintégratrice.

Une Église à réparer pour restaurer les dimensions de son espérance

est suivi d’un acte de « foi dans les églises » et « dans les prêtres44 ». À propos de
Le passage du Testament de François évoquant sa conversion parmi les lépreux

ces derniers, il affirme qu’il aurait recours à eux, même s’ils le persécutaient, s’ils
étaient pauvres en sagesse ou pécheurs, au nom de sa dévotion à l’Incarnation et

41 François d’Assise, Testament, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, 1-3, éd. Dalarun,
t. 1, p. 308.
42 Voir l’article « Pénitence », dans Peter Eicher, Dictionnaire de Théologie, Paris : Cerf, 1988,
p. 530.
43 Nous faisons ici référence à l’épisode dans lequel un levraut pris au collet, libéré par les frères
et qui vint « se réfugier vers le saint et sans que personne l’y force, se réfugia contre son sein
comme dans le lieu le plus sûr » : voir Thomas de Celano, Vie de saint François (Vita prima), 58,
dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 541.
44 Voir François d’Assise, Testament, 4-5, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. Dala­
run, t. 1, p. 308-309.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 151

au mystère eucharistique que leur ministère rend proche45. C’est ce même registre
que l’on retrouve dans la Vita prima, sous la plume de Thomas de Celano. En
effet, Thomas, racontant l’arrivée de François à Saint-Damien, parle de la grande

lesquelles il se trouve en y entrant46 : il manifeste au prêtre qu’il trouve là le plus


« misère » de ce lieu qu’il associe à la « crainte » et à la « révérence » dans

grand respect, et lui offre le produit de la vente qu’il vient de réaliser à Foligno ;
celui-ci, craignant une mauvaise plaisanterie, refuse le don mais, cédant à l’insis­
tance de François, accepte de le laisser séjourner auprès de lui47. L’immédiate
proximité, dans ces récits, de la misère, des lépreux, des ministres de l’Église et des
sacrements tend à nous faire comprendre que la reconnaissance de la grandeur de
l’homme défiguré est profondément liée à celle des dimensions authentiques de
l’Église arche du salut.
À propos de l’épisode de l’arrivée à Saint-Damien, la Légende des trois compa­
gnons apporte une précision célèbre ; en effet, c’est dans ce texte que l’on trouve
le dialogue avec le Crucifié dans l’église. Alors qu’il s’est mis à prier devant son
image, François l’entend lui parler :
« François, ne vois-tu pas que ma maison tombe en ruine ? Va donc et répare-
la-moi ! » Tremblant et stupéfait, il dit : « je le ferai volontiers, Seigneur ». Il
comprit en effet qu’on lui parlait de cette église-là que sa trop grande vétusté
menaçait d’un écroulement prochain48.
Ce fameux dialogue doit bien évidemment être relié à la vision qu’aurait eu
Innocent III avant l’arrivée de François à Rome quelques années plus tard : le
pape raconta « que l’église Saint-Jean-de-Latran menaçait ruine et qu’un homme

dos49 ». Ainsi, nous comprenons déjà que la réparation de la maison de Dieu dont
religieux, de petite taille et d’allure méprisable, la soutenait en l’étayant sur son

il était question dans le dialogue avec le Crucifié, à Saint-Damien, ne passerait


plus par le discours visuel des maçons et des imagiers qui plantèrent, à Cluny et
ailleurs, d’ambitieuses visions de la récapitulation eschatologique qui continuent
de frapper les esprits de ceux qui les contemplent, mais par le témoignage d’un
homme nouveau, reconnu à la pauvreté de son témoignage évangélique : c’est
dans le geste de ce petit homme « à l’allure méprisable » que le pape voyait
l’Église retrouver ses fondations et c’est dans l’expérience de sa propre faiblesse
que celui-ci allait apprendre, comme saint Paul, à laisser la puissance du Christ se
manifester dans la faiblesse de son argile humaine50.

45 Ibid., 10, p. 309.


46 Voir Thomas de Celano, Vie de François (Vita prima), 8, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 472-473.
47 Ibid., 9, p. 473-474 ; voir également : Légende des trois compagnons, 16, ibid., t. 1, p. 1102.
48 Légende des trois compagnons, 13, ibid., t. 1, p. 1098-1099.
49 Ibid., 51, p. 1139.
50 Voir II Cor. 12, 9-10 : « Mais il m’a déclaré : “Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute
sa mesure dans la faiblesse”. C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes
152 arnauD montoux

Le récit de la conversion de François s’était précisément ouvert dans la Vita


de Thomas par un enfouissement dans la terre : le jeune homme après avoir vécu
la douloureuse expérience de la maladie51 et avoir reçu le songe d’une conversion

laquelle il passa un mois, « inondé d’une pluie de larmes53 » et d’une « allégresse


de sa recherche de gloire52, s’était préparé dans une maison une fosse dans

indicible54 ». Celui qui en sort n’est plus le même homme ; il s’expose désormais
« aux malédictions de ses persécuteurs55 », « rapide, impatient et allègre56 » ;

« épuisé par la macération de la chair57 » : François, comme une petite pousse


ceux qui l’ont connu auparavant, se moquent de lui, le trouvant si « changé » et

chétive et encore flétrie par les humidités hivernales de son sillon de penitentia,
lance vers le monde son intuition comme la promesse d’un nouveau printemps
pour l’annonce chrétienne du salut. De cette descente dans les profondeurs de
la terre qui peuvent nous renvoyer à la descente au tombeau, François revient
comme un homme nouveau, ressuscité avec le Christ58, manifestant dans sa chair
mortelle cette configuration au Ressuscité qui se parachèvera dans l’expérience
des stigmates reçus sur l’Alverne. C’est dans la conversio de cet homme « à l’allure
méprisable » que l’ampleur du projet de Dieu redevient visible.
C’est à ce moment que Thomas place les fameux épisodes du dénudement de
François, du baiser du lépreux59 auquel faisait référence le Testament de François,
puis celui du retour à Saint-Damien. Thomas précise qu’étant devenu libre, il se
mit à construire une maison à Dieu « sans tenter de la construire à neuf » ; il
insiste sur le fait qu’il « en répare une ancienne », qu’il en « raccommode une

même à son insu, ce privilège au Christ60 ». La Légende des trois compagnons


vieille » ; il « n’arrache pas les fondations, mais bâtit sur elles, réservant toujours,

précise qu’il invitait ceux qui passaient à le rejoindre sur le chantier. Après avoir
terminé de réparer Saint-Damien, François s’attaque à la reconstruction d’une
autre église qu’on a pu identifier à l’église Saint-Pierre61, puis à la petite église de

faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. C’est pourquoi j’accepte
de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les
situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort ».
51 Voir Thomas de Celano, Vie de François (Vita prima), 3, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 467.
52 Ibid., 6, p. 469.
53 Ibid., 10, p. 475.
54 Ibid., 10, p. 476.
55 Ibid.
56 Légende des trois compagnons, 17, dans François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, éd. Dalarun,
t. 1, p. 1103.
57 Ibid., p. 1103.
58 Voir Col. 3, 1.
59 Voir Thomas de Celano, Vie de François (Vita prima), 17, dans François d’Assise. Écrits, Vies,
témoignages, éd. Dalarun, t. 1, p. 483-484.
60 Ibid., 18, p. 485.
61 Ibid., 21, p. 489.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 153

la Portioncule dédiée à la Mère de Dieu62. C’est seulement après avoir réparé ces
trois églises, que François comprit ce à quoi Dieu l’appelait vraiment :
François, entendant que les disciples du Christ ne devaient pas posséder d’or,
d’argent ou de monnaie et ne porter en route ni besace ni sac ni pain ni bâton,
ni avoir de chaussures ni tunique de rechange, mais prêcher le Royaume de
Dieu et la pénitence, aussitôt il exulta en l’Esprit de Dieu et dit : « C’est cela

profond de mon cœur63 ».


que je veux, c’est cela que je cherche, c’est cela que je désire faire du plus

L’expérience de la lente réparation matérielle de ces églises lui avait permis de


se laisser édifier lui-même par Dieu pour rendre à l’Église ses dimensions et la
profondeur de son regard. En 1209, à Poggio Bustone, François, dans une même

vision d’une « grande multitude » rejoignant la petite communauté naissante64 :


extase, reçoit l’assurance intérieure du pardon de la totalité de ses péchés et la

« J’ai vu comme des routes, pleines de leur multitude, confluer à partir de toute
nation ou presque dans les régions où nous sommes. Des Français viennent, des

multitude d’autres langues diverses presse le pas65 ». Même si cette vision est
Espagnols se hâtent, des Allemands et des Anglais courent, et une très grande

accompagnée de l’annonce des difficultés à venir pour cette communauté élargie,


on perçoit bien à quel point elle est une sorte de réactualisation de la vocation
de rassemblement universel donné dans le mystère de l’Église. De la Pentecôte à
l’Apocalypse, l’Église révèle le projet divin de rassembler tout ce qui a été dispersé
par le mal, de réunir tout ce que la sagesse des hommes n’est plus capable de tenir
dans une destinée commune.

L’humilité de l’arbre et la promesse des racines

Quand François se rend avec ses premiers frères à Rome pour faire approuver
leur forme de vie et leur première règle par Innocent III, il rencontre Jean
Colonna, qui fut bénédictin à Saint-Paul-hors-les-Murs avant de devenir cardinal-
évêque de Sabine ; celui-ci, voyant bien les difficultés vers lesquelles il allait, lui
conseilla vivement de devenir moine ou ermite, de choisir une voie déjà balisée,

un désir plus haut66 ». Qu’était-il, ce désir, sinon celui de donner à l’appel de


mais François refusa. Comme le rappelle son biographe, « il était porté par

Dieu une réponse adéquate à la situation de son temps ? Au xiiie siècle, une vie
monastique ou érémitique pouvait-elle donner, comme au xie siècle, le signe de
l’attente active de la récapitulation christique universelle ?

62 Ibid., 21, p. 489-490.


63 Ibid., 22, p. 490-491.
64 Ibid., 27, p. 497-498.
65 Ibid., 27, p. 498.
66 Ibid., 33, p. 504.
154 arnauD montoux

À la suite du récit de la rencontre avec Innocent III, Thomas de Celano


rapporte une étrange vision que François eut dans son sommeil ; il marchait
sur une route et vit un arbre gigantesque représentant le pape Innocent ; alors
qu’il se tenait sous cet arbre, François parvient lui-même « à une hauteur telle
qu’il touchait la cime de l’arbre » et il l’inclina jusqu’à la terre. Thomas conclut

bienveillance pour accéder à sa demande et à sa volonté67 ».


cette vision en reconnaissant que c’est ainsi que le pape « s’inclina avec tant de

Cette image étonnante n’a rien perdu de sa force pour celui qui accepte d’y
voir la conversion entreprise alors par l’Église et qui n’est pas encore achevée.
L’entrée dans le xiiie siècle a été pour l’Occident une véritable entrée dans une
modernité et il est certain que François d’Assise a été l’un des premiers et des plus
authentiques témoins de la nécessité pour l’Église de changer le paradigme de son
rapport au monde : là où Cluny, au xie siècle, pouvait rendre visible, dans l’espace
bâti et historié de son cloître, la récapitulation du monde sous le chef unique du
Christ, le Poverello d’Assise décidait de rendre à ce monde exclaustré, l’hommage
d’une reconnaissance libératrice. Mais ce témoignage de pionnier, finalement peu
reconnu dans son ambition cosmique, prolongé de loin en loin au fil des siècles,
n’a sans doute pas encore percé les illusions d’un certain christianisme trop affairé
à préserver des logiques parcellaires teintées d’étroitesse. Le choc qu’a constitué la
parution de l’encyclique Laudato si’ en 2015 n’est que trop révélateur d’un oubli
chronique au sein de l’Église latine des dimensions réellement universelles et
cosmiques du salut offert en Jésus-Christ. Cette amnésie d’habitude qui a conduit
le chrétien à restreindre son devoir d’espérer pour tous68 et pour tout, se heurte

du monde passera toujours par « la capacité de sortir de soi vers l’autre69 ».
désormais à cette impulsion magistérielle rappelant à l’Église que la conversion

C’est cette « sortie » qu’initia saint François et que l’Église du xxie siècle doit
poursuivre pour réinventer son authentique annonce :
À la fin, nous nous trouverons face à face avec la beauté infinie de Dieu
(cf. I Cor. 13, 12) et nous pourrons lire, avec une heureuse admiration, le
mystère de l’univers qui participera avec nous à la plénitude sans fin. Oui,
nous voyageons vers le sabbat de l’éternité, vers la nouvelle Jérusalem, vers la
maison commune du ciel. Jésus nous dit : « Voici, je fais l’univers nouveau »
(Apoc. 21, 5). La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque

67 Ibid., 33, p. 505.


68 Voir Hans Urs von Balthasar, Espérer pour tous, Paris : Desclée de Brouwer, 1987. L’espérance
manifestée par Hans Urs von Balthasar dans sa méditation sur le mystère du salut et de l’enfer
n’est pas directement liée à la question du salut pour le cosmos, mais elle relève probablement
du même désir de libérer et de réparer une vision du salut de Dieu qui ne serait plus prisonnière
des étroitesses humaines.
69 Pape François, Lettre encyclique Laudato Si’ sur la sauvegarde de la Maison
Commune, § 208 : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-
francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html.
Des voûtes De cluny aux collines D’assise 155

créature, transformée d’une manière lumineuse, occupera sa place et aura


quelque chose à apporter aux pauvres définitivement libérés70.
C’est peut-être ce même étonnement qui saisit les visiteurs des églises ro­
manes tentant de déchiffrer la présence de toutes les créatures animales ou
monstrueuses qui les peuplent encore, et ceux qui s’approchent du petit pauvre
d’Assise à travers le Cantique des créatures ou les pages de la Vita prima. Que
nous le voulions ou non, cette relation étonnante – sinon inquiétante – avec le
monde, qu’elle apparaisse dans un sermon adressé aux oiseaux dans la vallée de
Spolète ou dans la procession des chimères de Cluny, portera toujours en elle
un parfum d’Apocalypse. C’est ce parfum âcre et fascinant qui serrait la gorge
de tant de spectateurs impuissants le soir du 15 avril 2019 sur les berges de la
Seine, et c’est encore lui qui accompagne tous les bouleversements de cette année
2020 ; cet incendie de cathédrale, la pandémie actuelle et les peurs ancestrales
qui les accompagnent, renvoient les chrétiens à leur responsabilité d’annoncer un
salut universel dans un monde qui lui préfère encore des logiques mesquines.
Nul doute que la simultanéité unissant la lente réparation de Notre-Dame et celle
d’une société fragile et destructrice à la fois, devrait aider les chrétiens du xxie
siècle à réajuster leurs espérances et leurs combats, en leur rappelant les véritables
dimensions du salut.

70 Ibid., § 243.
jean-michel leniaud 

Viollet-le-Duc et la restauration
Théorie ; déontologie ; pratiques du projet et du chantier

C’est au début des années 1840 que se pose pour la première fois une question
fondamentale dans le domaine de la restauration monumentale : faut-il conserver
l’existant ? refaire à l’identique ? reconstruire selon les procédés du moment ? La

s’appuyait sur la notion d’« autorité »1 : qu’elle soit document écrit, élément lapi­
restitution, telle que Quatremère de Quincy en avait fixé définitivement les règles,

daire, vestige archéologique, l’autorité donne une indiscutable information à celui


qui entend reconstituer sur le papier le monument ancien dans son état d’origine.
La restauration soulève, en tant qu’elle intervient sur l’architecture et le décor, une
question parallèle : comment en respecter la substance, l’authentique ? On rap­
pelle que ce terme « authentique » signifie, selon son origine grecque, « qui agit
de sa propre autorité » : le monument intact, ou touché par le restaurateur avec
tact, possède un caractère d’« autorité ». Au même titre que le document écrit,
l’élément lapidaire ou le vestige archéologique, il entre dans la sphère de l’objectif,
du scientifique, du positif. Mais il faut s’aviser de la deuxième signification que
le dictionnaire donne au mot « authentique » : « d’une sincérité totale ». Par un
glissement de sens, l’authentique entre dans le champ du subjectif. Ainsi gagne-t-il
en intensité individuelle ce qu’il perd en valeur universelle. L’authentique ne serait
plus ce qui fournit une information indiscutable, mais ce qui, d’un point de vue
extérieur, serait estimé fidèle à son origine, à sa vocation, à son engagement.
Autrement dit, l’important dans un objet ou une architecture authentique ne
tiendrait plus à l’exactitude du renseignement, mais à sa capacité à se montrer
différent, sincère. Le langage observe un glissement semblable à propos du terme
« original » qui, au départ, renvoie par intention de preuve, à la source première
et finit par signifier « hors de la norme », sinon « excentrique ». On mesure la
révolution copernicienne que subit la notion d’authentique : avec Quatremère de

1 Antoine Quatremère de Quincy, [notices] « Restauration, « Restaurer », « Restitution »,


Dictionnaire historique d’architecture comprenant dans son plan les notions historiques, descriptives,
archéologiques, biographiques, théoriques, didactiques et pratiques de cet art, vol. 2, Paris, 1. Le
Clère et Cie, 1832, p. 375-377.

Jean-Michel Leniaud • École pratique des hautes études, Sorbonne

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 157-170.
10.1484/M.STMH-EB.5.129301
158 Jean-michel leniauD

Quincy, elle se situe dans l’ordre de l’hétéronomie, de la conformité aux règles et


de l’imitation du beau idéal ; sous sa seconde acception, elle entre dans la sphère
de l’autonomie, de la loi fabriquée par soi-même et non par un ordre supérieur.
Il est difficile de préciser vers quelle période s’introduit cette dernière, inconnue
de la première édition du Dictionnaire de Littré (1881) : il paraît toutefois légitime
de placer à l’arrière-plan du débat sur la restauration monumentale cette évolution
sémantique.
Tout commence ou presque avec le concours lancé en 1842 pour la restaura­
tion de Notre-Dame de Paris. Dans l’esprit du gouvernement de Juillet, il s’agit
de monter une opération médiatique de grande ampleur qui permettrait de fixer
une fois pour toutes des règles déontologiques rigoureuses : les travaux de Saint-
Denis conduits alors par François Debret depuis l’année 1813 ont suscité trop
de polémiques2. Lassus, restaurateur en second de la Sainte-Chapelle3 et Viollet-
le-Duc son cadet, chargé de la Madeleine de Vézelay, s’associent et remportent
le concours. À l’appui de leur projet, ils ont présenté un mémoire imprimé de
quarante pages dans lequel sont pour la première fois fixés des principes : Projet
de restauration de Notre-Dame de Paris […] rapport adressé à M. le ministre de la
justice et des cultes4. Ce texte, à la vérité, n’est pas tout à fait le premier en la matière
si on tient compte d’une instruction d’Albert Lenoir publiée en 1840-1841 au
nom du comité historique des arts et monuments en matière de vitrail. Mais il
annonce une longue série de publications qui trouvera son terme avec l’article
« Restauration » au tome VIII du Dictionnaire raisonné de l’architecture (1875).

L’Annexe au projet de restauration remis le 31 janvier 1843

Le Rapport de 1843, quoi qu’il en soit des travaux du xviiie et du début du


e
xix siècle, restera comme un moment fondateur dans l’histoire de la théorie
de la restauration monumentale. À l’exception des réflexions de Quatremère de
Quincy, déjà cité – dont il faudrait au reste établir l’exégèse pour distinguer
ce qui lui appartient en propre et ce qui relève de l’Académie royale d’architec­
ture – il n’existe aucun texte qui apporte autant pour la matière. À l’époque,
l’expérience de Viollet-le-Duc est courte ; celle de Lassus, plus importante : il
restaure Saint-Germain l’Auxerrois et la Sainte-Chapelle et s’est engagé dans la
monumentale Monographie de la cathédrale de Chartres qui le conduit à établir de

2 Sur les restaurations à Saint-Denis, Jean-Michel Leniaud, De Napoléon à la République, la


basilique royale de Saint-Denis, Paris : éd. Picard, 2012.
3 Jean-Michel Leniaud et Françoise Perrot, La Sainte Chapelle du Palais, Paris : éd. Nathan/
CNMS/CMN, 1991, rééd. 2007.
4 Jean-Baptiste Lassus et Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Projet de restauration de Notre-
Dame de Paris. Rapport adressé à M. le ministre de la Justice et des cultes annexé au projet de
restauration, remis le 31 janvier 1843, Paris : imprimerie de Mme de Lacombe, 1843.
viollet-le-Duc et la restauration 159

minutieux relevés de la construction5. Le principe fondateur du propos tient en


une phrase lapidaire : « En principe, il ne faut pas restaurer ». « Une restauration
peut être plus désastreuse pour un monument que les ravages des siècles et les
fureurs populaires ». Ou encore : « Le temps et les révolutions détruisent, mais
n’ajoutent rien […]. Une restauration peut, en ajoutant de nouvelles formes, faire
disparaître une foule de vestiges, dont la rareté et l’état de vétusté augmentent
même l’intérêt ». Une restauration « finit par transformer un monument ancien
en un monument neuf, dépouillé de tout intérêt historique ». Ce type d’interven­
tion peut être désastreux en raison d’un « zèle ignorant » ; il nécessite de la
« prudence » et de la « discrétion ». Les deux rédacteurs se montrent marqués
par l’influence du journaliste-industriel-éditeur-archéologue Adolphe-Napoléon
Didron : le secrétaire du comité historique des arts et monuments s’est fait le
dénonciateur, après Charles de Montalembert et Victor Hugo, du vandalisme
restaurateur6.
Devant ce constat, les milieux archéologiques se sont émus : il ne faut pas
restaurer, mais soutenir, consolider, remplacer la pierre rongée par de la pierre
neuve, mais ne pas y tailler des moulures ou des sculptures. C’est le point de vue
que Didron ne cesse de faire valoir au comité historique des arts et monuments :
ne pas chercher à tromper. Mais, sur ce point, Lassus et Viollet-le-Duc ne sont
que partiellement d’accord : à côté du strict respect de l’existant, ils fondent le
critère de l’utilité qui vient partiellement corriger le premier. Le premier ne vaut
que s’il s’agit « d’une ruine curieuse, sans destination et sans utilité actuelle » et
s’avère inapplicable s’il s’agit d’un monument dont l’utilité est réelle, notamment
un lieu de culte édifié pour une religion dont les principes, disent les auteurs,
sont immuables – tel est le cas de Notre-Dame. Dès lors, il ne faut pas seulement
« soutenir, consolider et conserver », mais « rendre à l’édifice, par des restaura­
tions prudentes, la richesse et l’éclat dont il a été dépouillé ».
Ainsi « l’artiste » « pourra conserver à la postérité l’unité d’aspect et l’intérêt
des détails du monument ». Car c’est ainsi que les deux architectes désignent le
restaurateur : la rigueur restauratrice ne lui retire pas sa personnalité d’homme de
l’art. Néanmoins l’artiste doit sacrifier son ego créateur, faire preuve de discrétion,
d’abnégation, oublier ses goûts personnels, se soumettre à l’art d’une époque
qui n’existe plus. Car l’objectif d’« unité d’aspect » qu’il poursuit ne signifie pas
qu’il faille faire disparaître les « additions postérieures à la construction primitive
et […] ramener le monument à sa première forme ». Au contraire, chaque ajout
– on retrouve ici le point de vue des écrivains romantiques, en particulier de Théo­
phile Gautier – doit être « consolidé et restauré avec une abnégation complète
de toute opinion personnelle ». Ainsi l’architecte-restaurateur appartient à une

5 Jean-Michel Leniaud, Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) ou le temps retrouvé des cathédrales,


Paris : éd. Droz/Flammarion, 1980.
6 Jean-Michel Leniaud, préface à Adolphe-Napoléon Didron, Histoire de Dieu. Iconographie
chrétienne, Paris : Les Mondes de l’art, Klincsiek, 2021.
160 Jean-michel leniauD

catégorie spéciale d’« artiste » : il doit crucifier sa propre subjectivité, « s’effacer


entièrement, oublier ses goûts, ses instincts ».
Mais ici se révèle une ambiguïté : il n’est pas explicitement dit que l’architecte
doit conserver dans l’état ce qu’il restaure. Il lui faut, en effet, « retrouver et suivre
la pensée qui a présidé [à la conception et] à l’exécution de l’œuvre qu’il veut res­
taurer » : « Il ne s’agit pas […] de faire de l’art, mais seulement de se soumettre à
l’art d’une époque qui n’est plus ». Concrètement, l’architecte-restaurateur « doit
reproduire scrupuleusement non seulement ce qui peut lui paraître défectueux
au point de vue de l’art, mais même […] au point de vue de la construction ».
Faut-il voir ici une position opposée à celle que Viollet-le-Duc défendra plus tard
dans l’article « restauration » ? Probablement non, ainsi qu’on le verra un peu
plus loin.
Les auteurs, en effet, exposent qu’il ne faut pas modifier le système primitif
de construction pour en substituer un moderne, car ce serait au détriment de la
forme. En agissant ainsi, on détruirait « une des plus curieuses pages de l’histoire
de l’art de bâtir et plus la prétendue amélioration est réelle, plus le mensonge
historique est flagrant ». Sans doute pensent-ils au mode médiéval d’écoulement
des eaux. Autrement dit, quand bien même jugeraient-ils « défectueux » l’écoule­
ment des eaux par les gargouilles et plus efficace l’installation de gouttières, c’est
ce dispositif originel qu’il faut conserver.
Ce n’est pas seulement le système de construction qui doit être sauvegardé,
mais les matériaux. Matière et forme, affirment les auteurs, sont liées. Cependant,
ils ne veulent pas vraiment dire qu’il faille garder précieusement la matière an­
cienne, mais que, dans le cas où il faudrait la remplacer pour cause de vétusté,
il importe de ne pas employer les matériaux industriels. Ainsi, assiste-t-on à la
fin de la période expérimentale de la restauration, qui marquait les temps de la
Révolution industrielle. Alavoine employait la fonte à Rouen et à Séez ; Debret,
le cuivre sur les combles de Saint-Denis ; Édouard Baron, les charpentes en fer et
fonte à Chartres ; Godde le mastic de Diehl et les ciments hydrauliques sur les
sculptures et les parements moulurés, etc. : ces produits industriels sont désormais
prohibés car, affirment Lassus et Viollet-le-Duc, les formes gothiques ne peuvent
être correctement reproduites que dans les matériaux pour lesquels elles ont été
conçues.
Dans le même esprit, les décors sculptés mutilés de la façade occidentale
doivent être conservés dans l’état : « L’état de mutilation, peu grave d’ailleurs,
dans lequel ils se trouvent, est de beaucoup préférable à une apparence de restau­
ration, qui ne serait que très éloignée de leur état primitif ». On s’autorise, cepen­
dant, à remplacer les statues manquantes par des copies de modèles originaux,
mais par des copies seulement – et non par des créations ou même des imitations :
en effet, « Quel est le sculpteur qui pourrait retrouver, au bout de son ciseau, cette
naïveté des siècles passés ? ».
Quelques conseils s’ajoutent encore aux considérations qui précèdent. En
premier, chaque partie doit être restaurée dans le style qui lui est propre. C’est ce
qu’après de longues réflexions, Lassus et Duban étaient en train d’entreprendre à
viollet-le-Duc et la restauration 161

la Sainte-Chapelle en voulant restituer la flèche non pas dans un supposé état du


xiiie siècle, mais dans le style flamboyant de la fin du Moyen Âge. Ensuite, les au­
teurs recommandent de n’entreprendre jamais d’expériences car elles tourneraient
au détriment du monument, de consulter les textes et de ne rien commencer sans
une sérieuse phase d’étude.
Après ces considérations générales, la deuxième partie du rapport est consa­
crée à la description historique de Notre-Dame – les auteurs lui consacrent
dix-sept pages sur quarante. Puis ils décrivent les différentes phases de la restaura­
tion extérieure (p. 27 et suiv.). Là-dessus, le projet est conforme aux principes :
« Nous avons repoussé complètement toute modification » déclarent les archi­
tectes, « tant de la forme et de la matière que du système de construction ». C’est
avec un « religieux respect » qu’a été entreprise la recherche documentaire.
C’est pourquoi il ne saurait être question de compléter les parties détruites :
pour la première fois dans la longue histoire des cathédrales intervient une
rupture dans la chaîne des apports architecturaux. Il n’empêche, néanmoins, qu’il
faille « rendre [s]a splendeur » à Notre-Dame, c’est-à-dire restituer les richesses
dont elle a été dépouillée : sont ici visés le mobilier liturgique et les vases sacrés.
Ceux-là, il faut les mettre en harmonie avec l’architecture de l’édifice, mais sans
esprit de système : les stalles et le mobilier du chœur, bien qu’ultérieurs, méritent
d’être conservés.
On notera que les auteurs se contredisent sur un point : ils s’interdisent de
compléter les parties manquantes mais proposent de rétablir les sculptures. Ils se
refusent à toute subjectivité mais annoncent devoir rendre aux « belles façades
[de la cathédrale] toute l’élégance qu’elles ont perdue ». Ils indiquent leur souci
de garder les strates des différentes époques mais souhaitent remplacer les fenêtres
des galeries dessinées au xive siècle pour éviter une situation qu’ils jugent bâtarde
et défectueuse par une composition en « harmonie » avec le style général des
façades.
Le rapport de 1843 fournit quelques indications sur les techniques à adopter.
En dehors de la prohibition de la fonte, diverses recommandations concrètes
s’adressent en complément : il faut garder la matière ancienne et ne pas en
introduire de nouvelles. Il faut de même éviter les matériaux sans rapport avec la
pierre, tels les mastics et les ciments produits par l’industrie ou encore le fer. Pour
les couches de badigeon de lait de chaux, il est impérativement recommandé de
les retirer non pas par un grattage de la pellicule mais à la brosse et à l’éponge pour
éviter d’agresser les peintures et les parements. Quant aux sculptures mutilées,
elles ne doivent pas être complétées, sauf à risquer de porter atteinte à la matière
authentique des œuvres, mais remplacées par des copies.
Ces diverses opérations doivent être précédées par un important travail do­
cumentaire dont Quatremère de Quincy, avant les auteurs, avait déjà fixé le
principe, de façon à établir une chronologie précise de la construction et à faciliter
l’étude des caractéristiques archéologiques. Lassus et Viollet-le-Duc énoncent
qu’ils ont étudié les textes d’archives, consulté des documents descriptifs, examiné
les dessins anciens et les gravures, analysé la construction elle-même de façon,
162 Jean-michel leniauD

disent-ils, à y puiser des « autorités ». C’était reprendre au mot près les concepts
et la démarche même de Quatremère de Quincy mais ce que ce dernier avait
déterminé à propos des monuments antiques, nos deux auteurs l’appliquaient
explicitement aux architectures du Moyen Âge. Cette démarche était totalement
neuve.
Le Rapport ne manquait certes pas de contradictions internes. S’il était, par
exemple, recommandé aux architectes de faire taire leur subjectivité, il n’était pas
exclu de rencontrer au fil des phrases des qualificatifs généralement péjoratifs
sur les travaux des prédécesseurs : certaines ouvertures sont jugées « laides », le
Vœu de Louis XIII manque de « goût ». Il n’empêche : pour la première fois
dans l’histoire de l’architecture interviennent deux faits nouveaux. 1. L’affirma­
tion de la spécialisation d’une « branche restauration » au sein de la profession
d’architecte ; 2. La rédaction d’un premier code de déontologie, de théorie et
de pratique. L’Instruction du 26 février 1849 pour la conservation, l’entretien et la
restauration [des] édifices [diocésains] et particulièrement des cathédrales alla plus
loin en prescrivant une sorte de cahier des charges particulières à appliquer aux
travaux de restauration. Signée Falloux, ministre des cultes, elle avait été préparée
par Prosper Mérimée et Viollet-Le-Duc7.

La circulaire ministérielle du 26 février 1849 aux


architectes diocésains

La réorganisation consécutive à la Révolution de 1848 place Viollet-le-Duc


et Mérimée à la tête de l’administration chargée de restaurer les cathédrales :
le service des édifices diocésains. Désormais entièrement centralisé à Paris, le
service renouvelle entièrement le corps des architectes et en recrute les membres
parmi les élèves de Lassus et de Viollet-le-Duc. Une commission est instituée
le 16 décembre 1848. Composée, à l’instar de la commission des monuments
historiques, de spécialistes de l’ancienne commission des arts et édifices religieux,
elle instruit les dossiers – ce qui retire toute initiative aux préfets et aux évêques.
Mérimée en est la cheville ouvrière ; Viollet-le-Duc est chargé de l’entretien de
nombreuses cathédrales et occupera bientôt les fonctions d’inspecteur général.
Quelques mois après la mise en place de la nouvelle structure, les deux
hommes vont rédiger au nom de la commission des arts et édifices religieux L’Ins­
truction pour la conservation, l’entretien et la restauration des cathédrales. Diffusée
sous la forme d’une circulaire adressée aux préfets, le texte est particulièrement
destiné aux architectes chargés des cathédrales, les architectes diocésains, dont
le personnel avait été presqu’entièrement renouvelé en 1848 et remplacé par des
élèves de Jean-Baptiste Lassus ou de Viollet-le-Duc et quelques autres choisis

7 Le texte intégral en est publié dans mon ouvrage Les Cathédrales au xixe siècle, Paris : Econo­
mica, 1993, p. 810-826.
viollet-le-Duc et la restauration 163

dans les provinces pour leurs compétences reconnues. Les deux auteurs avaient
rassemblé en quelques pages le contenu de leur expérience pour leur faciliter
l’analyse des édifices médiévaux et leur permettre d’en assurer, si nécessaire, la
restauration. Ce texte complétait le rapport de 1842 qui accompagnait le projet de
restauration de Notre-Dame de Paris : le premier s’attachait aux aspects déontolo­
giques de la question. Celui-ci abordait le concret du bâtiment. Il fut complété
par un texte encore plus opérationnel : le modèle de cahier des charges générales
adressé par la direction des cultes aux préfets le 20 avril 1850, qui permettait
d’organiser la concurrence préalable au choix des entrepreneurs. Confirmé par la
suite à plusieurs reprises, il restera en vigueur jusqu’à la suppression du service,
consécutive à la loi de séparation des Églises et de l’État.
Peut-on circonscrire le rôle de Prosper Mérimée dans la rédaction de ce texte ?
Et quelle compétence peut-on lui accorder dans le domaine des matériaux ?
Notons en premier, même si l’information ne possède aucun caractère probant,
que son père Léonor Mérimée (1757-1836) n’était pas seulement peintre, mais
chimiste, qu’il avait reçu une formation en restauration des peintures, qu’il s’inté­
ressait aux techniques de fabrication du papier, à la gravure, au tissage et à la
métallurgie, qu’il avait publié en 1827 une Instruction sur le collage du papier à la
cuve et, en 1830, un traité sur les techniques de peinture à l’huile, De la peinture
à l’huile, ou des procédés matériels employés dans ce genre de peinture depuis Hubert
et Jean van Eyck jusqu’à nos jours. Déduisons-en seulement que, par sa culture
familiale, Prosper Mérimée pouvait se tourner en direction d’une appréciation des
productions artistiques par le truchement des matériaux et des techniques.
Prosper Mérimée avait, en outre, acquis par ses fonctions d’inspecteur général
des monuments, par ses déplacements devants les édifices et par la nécessité de
décrire, dater et caractériser des architectures sur lesquelles il ne possédait aucune
documentation, une exceptionnelle capacité d’analyse de la construction et du dé­
cor : ses quatre Notes de voyage (1835-1841), qui valent comme autant de rapports
de mission adressés au Ministre de l’intérieur et qui lui ont permis d’argumenter
ses propositions de liste de classement devant la commission des monuments
historiques, le confirment. Un domaine l’intéresse particulièrement, celui de la
peinture murale : il aime les découvrir sous d’épais badigeons, comme au Palais
des Papes à Avignon, en prescrire le relevé comme à Saint-Savin, en assurer le
sauvetage comme à la cathédrale du Puy, en publier l’étude : les Peintures de l’église
de Saint-Savin qu’il fait paraître en 1845 dans la collection des monuments inédits
de l’histoire de France.
On peut ajouter le rôle qu’il a tenu comme inspecteur général et secrétaire
de la commission des monuments historiques : à ce titre, il a vu passer, il a
critiqué, amendé, approuvé un ensemble considérable de projets de restauration.
La Commission, comme instance collégiale, comme lieu rassemblant ce que le
pays comptait de plus éminent dans la science du Moyen Âge, a dû jouer un rôle
considérable dans sa formation visuelle et intellectuelle. L’Instruction s’en révèle
l’écho.
164 Jean-michel leniauD

Conservation, entretien, restauration, tels sont les trois termes qui fixent
l’objet de la circulaire du 26 février 1849. Jusqu’alors les architectes et les
archéologues avaient pu lire la définition du seul concept de « restitution » :
Quatremère de Quincy s’était attaché à le faire avec beaucoup de soin dans
divers écrits et, en particulier, dans son Dictionnaire d’architecture (1788-1825)
mais, en dehors du texte rédigé par Lassus et Viollet-le-Duc en 1842, nul écrit
n’avait précisé ce qu’il fallait entendre par chacun de ces trois termes. À vrai
dire, le lecteur qui s’attendrait à une définition théorique serait amèrement déçu :
il n’en est pas question. Les auteurs se contentent d’énoncer que le rôle des
architectes diocésains doit se limiter à la conservation des édifices – ce qui donne,
au reste, une définition incomplète de leur mission –, que, dans ce cadre, un
soin particulier doit être accordé à l’entretien, opération entendue comme un
ensemble d’actions au quotidien destinées à maintenir l’existant en bon état et
que la restauration doit être évitée le plus possible. La restauration est qualifiée
de « nécessité fâcheuse » et qu’elle peut être évitée si l’édifice bénéficie d’un
« entretien intelligent » – les auteurs n’indiquent pas ce qu’ils entendent par ces
mots.
Néanmoins, les auteurs de la circulaire conseillent de traiter en urgence un
certain type d’interventions. Elles concernent, en principe, ce qui a trait à la
prévention de l’humidité : le drainage des sols, l’isolement des constructions et
l’écoulement des eaux.
Bien qu’il soit centré sur les édifices médiévaux – les constructions de l’âge
moderne et leurs problèmes spécifiques ne paraissent pas avoir attiré l’attention
des rédacteurs – le texte donne le syllabus le plus complet que le xixe siècle
ait conçu en matière de restauration monumentale. Fruit de l’expérience archéo­
logique de Prosper Mérimée et des savoir-faire mis au point sur les chantiers
de la Sainte-Chapelle, de Vézelay et de Notre-Dame, il présente une originalité
supplémentaire : ce ne sont pas des conceptions théoriques qu’il exprime mais un
ensemble de prescriptions pratiques. Nous assistons aux débuts d’une discipline
nouvelle, celle de la conservation monumentale, qui va déboucher peu à peu sur
une spécialisation du travail architectural, celle d’architecte restaurateur.
En premier, la circulaire donne des prescriptions à caractère préventif, telles
que : § 6 : dresser un état actuel des parties qui devront être remplacées avant
toute exécution ; § 11 : protéger les sculptures, etc. pendant la durée du chantier ;
§ 12 : protéger les vieilles maçonneries de la pluie ; § 27, 28 et 30. Éloigner les
échafauds des parties fragiles. Elle ordonne aussi la plus grande rigueur dans la
tenue des attachements écrits et figurés (§ 25) car ils témoignent des travaux
exécutés et de l’état des maçonneries à l’époque de la clôture des travaux. En
donnant le procès-verbal du chantier, ils authentifient ce qui a été conservé de
l’état antérieur au chantier.
Puis, les différents corps d’état sont évoqués l’un après l’autre.
D’abord, la maçonnerie. § 31 : seules les parties dont l’état compromet la soli­
dité et la conservation du monument doivent être remplacées. En ce cas, un dépôt
lapidaire doit être installé pour recueillir, dûment classés, les éléments déposés
viollet-le-Duc et la restauration 165

(§ 32). Les matériaux enlevés sont remplacés par des matériaux de même nature,
de même forme et mis en œuvre selon les procédés primitifs (§ 33). Les joints
des pierres incrustées sont faits au mortier ; plâtre, mastics et ciments sont pros­
crits (§ 34). Les jointoiements ne débordent pas sur les pierres. Les épaufrures
éventuelles restent visibles (§ 35). Les pierres anciennes portant moulures ou
sculptures ne sont remplacées qu’après avoir été marquées par l’architecte (§ 38).
La circulaire insiste aussi sur la nécessité de donner à l’appareil des pierres neuves
l’apparence de l’appareil ancien. Dans ce but, le texte (§ 40) fournit une méthode
pour dater celui-ci en fonction de l’outil employé. Il recommande à l’architecte de
« se défier des retailles, des grattages faits après coup, qui altèrent la physionomie
des parements et la forme des profils » ; d’examiner les « modifications apportées
par des restaurations plus ou moins anciennes aux formes primitives ». Il proscrit
la boucharde.
Cependant, il ne suffit pas de reproduire les formes existantes, il faut aussi
connaître la construction des édifices (§ 41). La circulaire invite à étudier de
façon approfondie le style et suggère une typologie des constructions en fonction
du contexte local. L’importance accordée aux questions de structure constructive
conduit à demander de remplacer les chaînages en bois par du métal si nécessaire
(§ 42). Dans le même ordre d’idée, les arcs-boutants reconstruits doivent com­
porter le même nombre de claveaux que l’original (§ 44).
Après la maçonnerie, il est question de l’écoulement des eaux pluviales. Le
texte insiste sur la nécessité d’entretenir et de restaurer les chéneaux et gargouilles
« suivant le système appartenant à l’époque où ils ont été posés ». Sous peine de
« mentir à la construction », ce système doit être scrupuleusement conservé, ou
rétabli dans son état original.
Pour la charpente, il est recommandé de conserver l’ancien dispositif du
chevron portant ferme. Et, si les murs déversent, de placer une armature, de façon
à ne pas avoir à reconstruire la charpente (§ 49).
Pour la couverture, il est interdit d’en changer la nature des matériaux sans
autorisation spéciale (§ 50). Puis chaque mode de couvrement est passé en
revue : s’il s’agit de plomb, la circulaire recommande de vérifier s’il n’existe pas
des dessins, gravures, voire des peintures sur les tables de plomb, de façon à
conserver tous les ornements. Les nouveaux ornements doivent être conçus selon
les modèles originaux et faits dans les mêmes matières (§ 52). Pour l’ardoise, il
faut veiller à conserver la même épaisseur, les mêmes dimensions et les mêmes
dessins (§ 53). Pour la tuile (§ 54), on doit s’attacher à retrouver le système,
les couleurs et les dessins primitifs ; faire fabriquer des tuiles sur le modèle de
celles des anciennes ; reproduire le mode d’attache originel. Les faîtières seront
reproduites dans leur forme ancienne. Pour les dalles (§ 55), on recommande de
ne jamais apporter de changement au système primitif.
D’autres prescriptions concernent encore la serrurerie, la sculpture d’orne­
ment, le vitrail, la peinture et les badigeons, la menuiserie et le mobilier.
Au total, la circulaire de 1849, fournit un véritable cahier des charges de
la restauration monumentale et codifie la pratique d’intervention sur tous les
166 Jean-michel leniauD

corps d’état : gros et second œuvre. Elle établit une sorte de déontologie dont
le non-respect engage la responsabilité de l’architecte. Elle repose sur quelques
mots/principes : l’« authentique », rarement employé (§ 62), mais surtout, le
« primitif ». Elle donne des « recettes » pour les distinguer de ce qui est posté­
rieur ; prescrit l’analyse, le relevé, les dispositifs conservatoires pour éviter toute
déperdition de matière (moulures et ornements, calques pour les vitraux) ; veille
à la conservation des vestiges archéologiques dans les gravats des combles, les
dessins sur les plombs, les menuiseries déposées et abandonnées ; impose un
devoir de conservation : sur place, dans des dépôts, contre les murs, par le
truchement de dessin. Elle fournit les grandes lignes de l’action du conservateur :
employer les mêmes matériaux et les mêmes modes de traitement, quel que soit le
corps d’état ; respecter la forme d’origine, mais aussi le mode de construction. Elle
fonde encore quelques principes : à chaque matériau sa forme (§ 58). Et surtout :
ce qui sert à la construction ne doit pas être dissimulé mais servir à la décoration
(§ 57). La circulaire, enfin, constitue les grandes lignes d’une spécialité nouvelle
au sein de la vaste profession d’architecte : celle d’architecte-restaurateur.
La circulaire introduisait une révolution discrète dans les rapports que l’État,
désormais propriétaire des cathédrales depuis la Révolution et le Concordat,
entretenait avec les autorités diocésaines. Les textes législatifs reconnaissaient, en
affectant l’édifice à l’activité cultuelle, qu’avant d’être perçu comme une sorte de
monument historique, il devait remplir une fonction d’usage et qu’en définitive,
c’était la fonction d’usage qui devait l’emporter sur les objectifs strictement
patrimoniaux. La première moitié du xixe siècle avait agi en ce sens, admettant
les adjonctions en style contemporain du temps que nécessitaient les évolutions
de la liturgie. C’était à quoi s’opposait Mérimée et ce qui l’avait conduit à tenter
un rapprochement entre les pratiques propres aux deux services patrimoniaux : les
Édifices diocésains et les Monuments historiques.
L’Instruction privilégiait la conservation sur l’usage, ouvrait la voie à un proces­
sus qui voudrait transformer le lieu de culte en musée et laïciser le patrimoine
religieux. À cet égard, la modernité dont ce texte témoigne en instituant la priorité
à la conservation archéologique sur l’affectation cultuelle n’est qu’apparente puis­
qu’on a reconnu par la suite, dans les années 1970 l’importance prioritaire de
l’usage, faute de quoi l’édifice dépérirait progressivement.
Il faut encore souligner que l’Instruction, en prescrivant une démarche sou­
cieuse de la conservation des vestiges et des structures anciennes, a fondé une
pratique totalement nouvelle en matière de réception des œuvres anciennes, faite
du respect scrupuleux, en principe, de l’édifice ancien. Une page se tournait :
à la faveur de la Révolution industrielle, les architectes n’avaient pas hésité à
expérimenter des matériaux nouveaux tels que les mortiers hydrofuges ou le métal
sous toutes ses formes, du fer forgé à la fonte, apte à la préfabrication. Cette foi
dans le progrès technologique formait le pendant à la confiance accordée à la
création contemporaine. L’Instruction mit un terme à cette période d’optimisme et
lui substitua le règne de l’archéologie. Au nom de celle-ci furent effectuées les plus
systématiques des restitutions et des restaurations.
viollet-le-Duc et la restauration 167

L’Instruction servit de modèle au service des monuments historiques mais était


trop limitée à la sphère administrative du ministère des cultes pour être connue
comme telle à l’étranger. Elle donnait néanmoins la quintessence de ce qu’un
lecteur attentif et patient trouverait dans le Dictionnaire raisonné de l’architecture :
une méthode de diagnostic exigeante et concrète et une pratique de chantier
totalement inédite.

Viollet-le-Duc et le projet de restauration : le cas de


Notre-Dame de Paris

Le décès de Lassus en 1857 laisse à Viollet-le-Duc sur le chantier de Notre-


Dame de Paris une entière liberté pour mettre en œuvre ses conceptions en
matière de restauration8. On les connaît : elles ont été exposées à l’article « restau­
ration » du Dictionnaire raisonné de l’architecture française et critiquées de façon
très dialectique par Anthyme Saint-Paul dans un livre paru deux ans après le
décès de l’architecte : Viollet-le-Duc : ses travaux d’art et son système archéologique
(1881)9. Mais sans doute n’a-t-on pas suffisamment dit que la pensée de Viollet-
le-Duc sur la définition architecturale de la cathédrale se synthétise en une seule
composition, la planche fameuse du Dictionnaire raisonné représentant l’« Idée de
cathédrale », dite aussi « cathédrale idéale ». Il est indifférent que cette composi­
tion résulte d’une réflexion sur la cathédrale de Reims : elle a servi de « boîte à
idées » pour diverses réalisations. Ainsi la tour lanterne de la cathédrale idéale
a-t-elle donné naissance, sous une forme certes appauvrie, à celle de la cathédrale
de Lausanne. De la même manière, il faut rapprocher les deux façades imaginaires
que l’architecte a dessinées pour la même cathédrale idéale et pour Notre-Dame
de Paris.
De cette dernière il fait paraître le dessin dans le Septième Entretien
(p. 300-301) des Entretiens sur l’architecture10. Cette façade surmontée de deux
flèches a longtemps passé pour un travail d’école ou une sorte de plaisanterie
architecturale mais la longue analyse qu’il en donne confirme qu’il n’en est
rien : « Si la façade de Notre-Dame de Paris est fort belle telle qu’elle existe
aujourd’hui, cependant il faut reconnaître que tout avait été si bien préparé pour
arriver aux flèches de pierre, qu’on peut regretter leur absence ».
« On peut regretter leur absence ». La pensée de Viollet-le-Duc a clairement
évolué sur cette affirmation depuis le temps où il rédigeait sous la houlette de

8 Voir, entre autres, mon étude intitulée : « Notre-Dame de Paris, un lieu de mémoire pour la
théorie de la restauration du patrimoine monumental », dans Patrimoines. La revue de l’Institut
national du patrimoine, Patrimoines d’Afrique subsaharienne, n° 16, [2021], p. 105-115.
9 Sur ces questions, voir Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc ou les délires du système, Paris :
éd. Mengès,1994 et le catalogue de l’exposition organisée en collaboration avec Laurence de
Finance, Viollet-le-Duc et les visions d’un architecte, Paris : éd. Norma, 2014
10 Eugène Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, t. 1, Paris : A. Morel et Cie, 1873.
168 Jean-michel leniauD

Lassus le Rapport de 1843. On trouve déjà dans ce texte, en effet, une allusion à
l’idée de construire les deux flèches de façade (p. 28). Le ton n’est pas le même
et l’hypothèse même est écartée d’un revers de main. Lassus joue-t-il le rôle de
garde-fou ? « Croit-on, par exemple, que ce monument gagnerait à la reconstruc­
tion des deux flèches (d’une forme d’ailleurs hypothétique) au-dessus des deux
tours ? Nous le ne pensons pas. Et même, en admettant une réussite complète,
on obtiendrait peut-être par cette adjonction un monument remarquable, mais
ce monument ne serait plus Notre-Dame de Paris ». Plusieurs affirmations du
Rapport viennent renforcer de façon têtue cette affirmation que le dessein de
Viollet-le-Duc doit être écarté : Notre-Dame est assez belle pour qu’il soit « in­
utile de vouloir y rien ajouter ». Trente ans se sont écoulés entre le Rapport et la
publication des Entretiens. Dans l’intervalle, la pensée de Viollet-le-Duc a évolué.
Pourtant, un détail laisse entendre que la composition pour la façade de
Notre-Dame pourrait être antérieure à la mort de Lassus, ou qu’elle l’a suivie de
très près. Le dessin de la flèche de croisée diffère de la construction inaugurée le
15 août 1859, mais aussi du projet proposé pour le concours de 1843. La flèche
publiée au Septième entretien est portée par une souche de deux étages alors que
celle du concours, s’appuyant sur la documentation ancienne, en comprend un
seul. Quant à la réalisation définitive, elle ajoute au projet du Septième entretien
les quatre rampants obliques qui portent les apôtres et les évangélistes. Certains
chercheurs pensent que la décision de les y installer résulte de la découverte qui
aurait été faite de seize petits piliers arrimés aux restes de la charpente d’origine
dont Hippolyte Godde, le prédécesseur de Lassus et Viollet-le-Duc avait décidé la
conservation. Les mêmes estiment dater cette découverte de l’année 185811. Entre
le Rapport de 1843 et la réalisation de 1859, soit deux ans après la mort de Lassus,
un principe nouveau, mais contradictoire avec les affirmations, antérieures, est
apparu dans la théorie de la restauration : le droit à créer. Mais à Notre-Dame, ce
droit ne fut balisé par aucun préalable contradictoire. Sauf à ce que le processus de
décision eût relevé de la seule oralité, on peut dire que Viollet-le-Duc prit seul la
décision définitive.

La pensée de Viollet-le-Duc sur la restauration doit beaucoup au chantier de


Notre-Dame de Paris et aux travaux qu’il a conduits sur les cathédrales. Elle s’est
forgée au cours des deux décennies, 1843-1863, qui séparent l’Annexe au projet
de restauration de la publication de la façade de Notre-Dame avec ses flèches. Elle
se trouvait au départ sous l’influence de son ainé, Jean-Baptiste Lassus, lui-même
marqué par Didron et s’en est détachée explicitement à la mort de Lassus en
1857, pour tendre vers la mise en œuvre de l’« Idée de cathédrale », dite encore
« cathédrale idéale ». Auteur d’un concept théorique de cathédrale, il fit en sorte
de l’incarner dans la pratique. Mais cette démarche ne renferme pas toute entière

11 Deirdre Westgate, Christopher Clarke, « Notre-Dame de Paris : the apostles on the spire
rediscovered », dans The Burlington Magazine, t. 149, août 2007, p. 537-545.
viollet-le-Duc et la restauration 169

la pensée et l’action de l’architecte : il a poursuivi individuellement une réflexion


collective qui avait commencé avec Quatremère de Quincy et s’était élargie
avec Lassus. Le projet architectural était désormais concerné par l’importance
donnée à l’auscultation archéologique du monument, au rassemblement de la
documentation et par l’instrumentalisation des données recueillies dans le travail
graphique. Le cahier des charges particulières à contractualiser avec les entrepre­
neurs chargés de la restauration s’affina progressivement. Les techniques et le
chantier tournèrent le dos aux innovations de la Révolution industrielle au profit
de celles qui résultèrent du mariage de l’archéologie et des arts industriels. L’art
de restaurer devint un métier à part entière avec la spécialisation des architectes et
des entreprises.
Partie IV

Restaurer la cathédrale
aujourd’hui
marie-hélène didier 

Un mal pour un bien

Se remémorer l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris le 15 avril


2019 et se rappeler de son état le 16 avril 2019 au matin est toujours un exercice
éprouvant lorsqu’on l’a vécu de près. Ma présentation et ma vision sont partielles
et partiales, celle d’un conservateur des monuments historiques alors en charge
de la cathédrale depuis 2011, dans le cadre de sa mission d’exercice du contrôle
scientifique et technique au sein de la conservation régionale des monuments
historiques de la direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France1.
Le soir du 15 avril 2019, à la nouvelle de l’incendie, se sont mobilisés de
façon spontanée, les personnels de la direction régionale des affaires culturelles,
du clergé, des entreprises ainsi que des architectes, chacun aidant, selon sa
connaissance du monument, les services de secours. Parallèlement au sauvetage
de l’architecture s’est déroulée l’évacuation des reliques, (couronnes d’épines,
bois de la croix et clou), d’objets du trésor selon le plan de sauvegarde en cours
d’établissement et de tout ce qui était manipulable aisément dans les chapelles
de la cathédrale, deux tableaux de petites dimensions, des chandeliers, des piques
cierges… Les objets sont ensuite évacués dans la nuit vers l’Hôtel de ville de Paris.
Le 16 avril matin, la vision est à la fois terrifiante par la disparition de la
charpente, de la toiture, de la flèche et de la croisée du transept (fig. 1). Voir le
ciel depuis l’intérieur de l’édifice est déstabilisant. Et le soulagement naît car tout
le reste est intact. La cathédrale est toujours debout avec son mobilier, sculptures
du Vœu de Louis XIII, tableaux dont les Mays, stalles, objets du trésor, chaire ;
seul l’autel majeur a été écrasé par la chute de la croisée du transept. Quel est
le premier constat ? Un élément de la voûte entre la troisième et la quatrième
travée de la nef, ainsi qu’une partie de la voûte du bras du transept nord se sont
effondrés par poinçonnement de bois provenant de la charpente ou de la flèche.

1 Cette présentation de l’état de la cathédrale et des recherches en cours est faite à un instant T, le
début du mois de décembre 2020. Chaque jour apporte des connaissances nouvelles. Lorsque
sortira cet article, l’actualité aura évolué.

Marie-Hélène Didier • Conservateur des Monuments historiques / Direction Régionale


des affaires culturelles d’Ile-de-France

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 173-190.
10.1484/M.STMH-EB.5.129302
174 marie-hélène DiDier

Figure 1. Au lendemain de l’incendie


un mal Pour un Bien 175

Figure 2. Échafaudage de la flèche

La voûte du chœur est percée en deux endroits. Les deux dernières piles de la nef
côté nord sont fragilisées par les flammes des bois qui se sont consumés une partie
de la nuit à leur pied. Elles sont frettées. Les voûtes du chœur et de la nef révèlent
leurs épaisseurs insoupçonnées. Le sol et l’extrados des voutes sont jonchés de
bois, de métal et de pierre. L’échafaudage de la restauration de la flèche porte le
fantôme de ce qu’il enserrait (fig. 2). Philippe Villeneuve, architecte en chef des
monuments historiques chargé de la cathédrale depuis 2013, lors de son examen
premier de l’état de la cathédrale avec les pompiers, retrouve le coq de la flèche,
grand moment d’émotion ineffaçable. On ne peut cependant ignorer que la sil­
houette de la cathédrale n’est plus identique. Depuis le parvis l’impression est
qu’il ne s’est rien passé, les tours demeurent les mêmes. Depuis la rive gauche, la
cathédrale est mutilée et paraît coiffée d’un toit terrasse.
Les opérations de sécurisation commencent immédiatement dans le cadre
de l’urgence impérieuse ; certaines parties fortement fragilisées par la chaleur du
feu, l’eau des pompiers et les chocs causés par les effondrements, menacent de
chuter sur la voie publique, en particulier côté rue du Cloître où des immeubles
sont évacués. Philippe Villeneuve s’est adjoint pour l’aider dans son immense
tâche, Pascal Prunet et Rémi Fromont, tous deux également architectes en chef
des monuments historiques. Les trois pignons, nord, ouest et sud sont étayés dès
la première semaine, par des poutres de bois en lamellé-collé, de presque vingt
176 marie-hélène DiDier

Figure 3. Pignon sud


un mal Pour un Bien 177

Figure 4. Engin télécommandé


178 marie-hélène DiDier

mètres de long, acheminées dans les hauteurs par des grues (fig. 3). Des filets les
emmaillotent ensuite pour empêcher toute chute de pierre. Les statues qui les
couronnaient sont déposées car éclatées sous la chaleur. Il en est de même pour
les chimères de l’angle nord-est de la tour sud qui sont enveloppées de plâtre avant
d’être soulevées. La pluie est annoncée. Il faut absolument protéger les voûtes de
la pluie pour qu’elles continuent à sécher. Les cordistes tendent des bâches sur des
poutrelles métalliques posées sur les murs gouttereaux pour couvrir l’ensemble de
la cathédrale en des temps records. À l’intérieur, des filets sont déployées dans la
nef, le transept et le chœur pour parer et repérer tout affaiblissement de matériau,
ces espaces étant interdits à la circulation des personnes. La mobilisation des en­
treprises est totale et environ une centaine de compagnons sécurisent l’édifice
tous les jours. Les vitraux sont intacts. Les verrières hautes de la nef et du chœur
sont déposées afin de ne pas être endommagées lors des différentes manœuvres
nécessaires à l’amenée des matériaux. Les baies sont étrésillonnées et closes par
des écrans transparents. La protection est renforcée au-dessus des sculptures du
Vœu de Louis XIII et des stalles, à l’aide de tubes d’échafaudage et de bastaings
pour limiter les dégâts en cas de chute de pierre. Des barnums sont montés sur le
parvis pour recueillir et mettre à l’abri les vestiges sortis de la cathédrale, poutres
carbonisées, fragments de pierre, éléments métalliques. Des engins télécomman­
dés attrapent les éléments un à un, en zone inaccessible dans la cathédrale, triés
par la police scientifique, puis le laboratoire de recherche des monuments histo­
riques, le service régional de l’archéologie et le centre de recherches et de restaura­
tion des musées de France (fig. 4). Chaque fragment est repéré, numéroté, photo­
graphié, mesuré comme lors d’une fouille archéologique et posé sur des palettes.
Tous les décombres sont classés selon leur intérêt, répartis par matériau. Il en est
de même de tout ce qui était accumulé sur les voûtes. Deux des quatre têtes
d’anges polychromées et dorées sculptées autour de l’oculus de la croisée du tran­
sept reconstruite par Germain Boffrand au xviiie siècle, sont retrouvées presqu’in­
tactes (fig. 5). Le nettoyage du sol de la croisée dévoile les dégâts causés aux
marches lors de l’écroulement de la voûte (fig. 6). Des cintres non mis en charge
sont glissés sous les arcs-boutants et des tirants sont installés dans les tribunes sud
afin de garantir tout mouvement des murs, ceux-ci n’étant plus chargés par le
poids de la charpente et la toiture (figs 7 et 8). Des capteurs sont posés à des en­
droits stratégiques et sont sous surveillance jour et nuit. L’échafaudage de la croi­
sée est démonté entièrement depuis la fin du mois de novembre 2020 autorisant
l’achèvement du déblaiement des voûtes attenantes à la croisée, jusque-là inacces­
sibles. Les poutres calcinées en équilibre, aux quatre angles de cette dernière, telles
des flèches pointées vers le ciel, sont déposées come un mikado, permettant l’ob­
servation des pieds de gerbe de la croisée, l’une des parties les plus délicates de
un mal Pour un Bien 179

l’édifice avec les murs bahuts. En parallèle des opérations de sécurisation architec­

une journée3 ; les mille trois cents objets du trésor sont déménagés au Louvre en
turale, l’évacuation du mobilier est organisée2. Vingt tableaux sont décrochés en

trois jours et demi ; les tapis dont celui de l’époque de Charles X, protégé par un
coffre en bois et surélevé sur un chariot, donc à peine touché par l’eau, et celui
dessiné par Viollet-le-Duc à l’abri dans les tribunes, sont hébergés par le Mobilier
national. La sculpture de la Vierge à l’enfant du xive siècle, alors adossée au pilier
sud-ouest de la croisée du transept et miraculeusement épargnée, les gravats étant
juste à ses pieds, est déplacée dans l’église Saint-Germain l’Auxerrois à Paris, pa­
roisse substitutive de celle de Notre-Dame de Paris (fig. 9). Le cœur de la cathé­
drale bat toujours. Un premier état sanitaire est présenté en Commission natio­
nale du patrimoine et de l’architecture le 4 juillet 20194.
Le projet de restauration prend désormais le pas dans la réflexion. Les
différentes parties de la cathédrale sont investiguées pour déterminer leur état
sanitaire réel. Un plancher haut est installé au-dessus de la totalité des voûtes pour
pouvoir examiner l’extrados de ces dernières, désormais totalement déblayées. Un
nouveau bâchage est installé au-dessus de ce plancher. L’optimisme s’installe sur
la conservation des voûtes, hormis quelques points de fragilité et bien entendu
les endroits où elles ont été percées. Des consolidations provisoires sont en
cours. Une étude d’évaluation, réalisée par la maîtrise d’œuvre, est remise en
juin 2020. La qualité remarquable du travail est unanimement soulignée. Elle
fait un état des lieux très clair et très précis et propose un principe de parti de
restauration présenté en Commission nationale du patrimoine et de l’architecture
le 9 juillet 20205. Son exhaustivité balaie tous les sujets qui peuvent concourir à
la restauration complète de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Y sont abordés
l’histoire de la cathédrale, l’incendie et ses conséquences. L’étude d’évaluation est
également à replacer dans le contexte des diagnostics précédemment réalisés par
Philippe Villeneuve, dans le cadre de sa mission d’architecte en chef des monu­
ments historiques et en particulier celui concernant les arcs boutants et les murs
gouttereaux du chevet6, mené en 2015 et approuvé en 2016. Il analysait l’altéra­
tion des épidermes (érosion, desquamation), les altérations mécaniques (fissures,

2 Je remercie à nouveau tous ceux qui ont aidé au sauvetage des œuvres. Ils sont trop nombreux
pour que je puisse les citer. Mais je leur en serai reconnaissante à vie.
3 Une cinquantaine de personnes comprenant des conservateurs des Monuments historiques, du
Louvre, de la Ville de Paris, des restaurateurs, des régisseurs rassemblés en équipes par le Centre
de recherche et de restauration des Musées de France, très impliqué jusqu’à aujourd’hui dans la
restauration des tableaux.
4 Philippe Villeneuve, Rapport de présentation lors de la commission nationale de l’architecture
et du patrimoine du 5 juillet 2019, Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France.
5 Philippe Villeneuve, Pascal Prunet, Rémi Fromont, Cathédrale Notre-Dame de Paris : étude
d’évaluation à la suite de l’incendie du 15 avril 2019, juin 2020, Direction régionale des affaires
culturelles d’Ile-de-France.
6 Philippe Villeneuve, Restauration des arcs boutants et des murs gouttereaux du chevet, diagnostic
complémentaire, décembre 2015, Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France.
180 marie-hélène DiDier

Figure 5. Tête d’ange de l’oculus

Figure 6. Intérieur de la cathédrale


un mal Pour un Bien 181

Figure 7. La croisée du transept

fractures, lacunes, ouvertures de joints), les altérations chromatiques (encrasse­


ments, croûtes noires), les désordres affectant les vitraux (verres, plombs, calfeu­
trements, grilles de protection). Cette connaissance approfondie a permis d’extra­
poler les constats faits sur le reste des maçonneries en évaluant les altérations
réelles consécutives à l’incendie. Chaque partie de l’édifice est examinée. Il est fait
état avec précision des interventions menées et à mener, extérieures et intérieures,
y compris sur le mobilier resté en place, ainsi que la sacristie et la crypte Soufflot.
Il est acté alors, avis confirmé par un communiqué de presse de la présidence de la
République, que la toiture, la flèche et la charpente seront refaites à l’identique
avec l’utilisation des même matériaux, plomb et chêne. Les relevés et les photo­
graphies sont suffisamment nombreux pour minimiser toute marge d’erreur. La
flèche avait fait l’objet d’une documentation exhaustive pour sa restauration7. Ce­
pendant une recherche plus poussée est demandée pour la charpente lors de l’éla­
boration du diagnostic, étape suivante. Quel état de référence choisir, quelles
transformations reproduire ? La charpente de la nef et du chœur, appelée « la fo­
rêt » était d’époque médiévale avec un certain nombre de consolidations succes­
sives, celles des bras de transept et les travées proches de la croisée pour le chœur

7 Philippe Villeneuve, Restauration de la flèche de la croisée, étude de diagnostic, mai 2015,


Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France.
182 marie-hélène DiDier

Figure 8. Mise sur cintre


un mal Pour un Bien 183

Figure 9. Vierge à l’enfant du xive siècle


184 marie-hélène DiDier

et la nef avaient été reconstruites par Eugène Viollet-le-Duc. Le sujet est complexe
et non tranché à ce jour. Les journées européennes du patrimoine de 2020 ont été
l’occasion de présenter sur le parvis de Notre-Dame de Paris la reconstitution de
deux fermes selon les techniques traditionnelles. Le public s’y est pressé nom­
breux.
Le milieu scientifique, mobilisé très tôt, a entrepris par certaines de ses
recherches d’aider les possibilités techniques de la restauration. Il est en effet
indispensable d’évaluer pour les murs bahuts et le dessus des voûtes la résistance
exacte des pierres calcinées, afin de déterminer quelles pierres seront à changer,
lesquelles pourront être conservées, lesquelles pourront être consolidées et la
profondeur des altérations dues à la chaleur et à l’eau. Toute restauration dans
les monuments historiques cherche à préserver le maximum de matière originale.
Certaines parties seront cependant restituées, leur état rubéfié ne permettant
aucune autre solution. Parallèlement, le laboratoire de recherche des monuments
historiques a effectué des essais simultanés de déplombage et nettoyage dans deux
chapelles de la nef avec cinq méthodes différentes. Des tests lingettes déterminant
les teneurs en plomb ont été appliqués sur une zone non dépoussiérée, une zone
dépoussiérée et les différentes zones avec les différents produits et cela sur tous les
matériaux : pierre, bois, métal, vitrail, peintures murales. L’efficacité du nettoyage
a été également évaluée. Deux produits ont été sélectionnés et sont en cours
de tests grandeur nature par une entreprise dans deux chapelles, ainsi que dans
le bas-côté attenant ou la partie de déambulatoire extérieur, sur les parements
unis et moulurés et les sculptures, tels les chapiteaux et les bases, afin d’estimer
clairement le temps d’application, la complexité de mise en œuvre et l’efficacité de
ces produits. Le même raisonnement est en cours pour la restauration complète
d’une chapelle peinte du chœur et de son vitrail en raison d’un protocole plomb
rendant les interventions plus longues du fait des mesures sanitaires renforcées.
La chapelle Saint-Germain restaurée à la fin de l’année 2018 a servi de base pour
l’élaboration de la méthode de nettoyage. Nous savions déjà que la crasse était
importante et que les peintures murales exécutées lors de la restauration d’Eugène
Viollet-le-Duc allaient réapparaître dans tout l’éclat de leurs couleurs, rouge, vert,
bleu, blanc, ocre, or (fig. 10). Chaque élément architecturé est peint d’une couleur
différente. Les sculptures retrouvent leur blancheur. Les premières découvertes de
fragments de décor peint se révèlent sous la poussière : des fleurs de lys dorées
sur un fond maintenant vert mais sans doute bleu à l’origine, sur les trois claveaux
attenant à la clef de voûte dans le bas-côté de la nef. Des analyses sont en cours
afin de nous aider à les dater. Des restes de polychromie rouge et vert sont percep­
tibles dans les creux des feuilles des chapiteaux des colonnes du déambulatoire
et du bas-côté. La virtuosité de cette sculpture est révélée. Les traces d’outils
réapparaissent. La pierre retrouve sa blondeur et s’harmonise parfaitement avec
l’éclat des peintures de l’époque de Viollet-le-Duc. Les colonnettes liaisonnant
la chapelle sont peintes, côté chapelle, d’un ocre blond identique à la pierre
laissée brute de la colonnette, côté déambulatoire. Ce chantier test appréhende
aussi l’examen des maçonneries extérieures de la chapelle Saint-Ferdinand. Quels
un mal Pour un Bien 185

Figure 10. Nettoyage de la chapelle Saint-Ferdinand


186 marie-hélène DiDier

travaux doivent être réalisés immédiatement, pour éviter de nouvelles altérations


des chapelles restaurées ? L’écoulement des eaux est amélioré. Des essais de diffé­
rents produits de nettoyage sont également réalisés sur les parements extérieurs et
complèteront le projet de restauration déjà établi par Philippe Villeneuve, sur le
chevet de la cathédrale.
La restauration ne concerne pas seulement l’architecture elle-même. Des
réflexions sont en cours sur les différents réseaux de la cathédrale, électricité,
chauffage. Faut-il reprendre les anciens, en créer de nouveaux ? Le climat de la
cathédrale était parfait pour les œuvres de la cathédrale qui ne souffraient ni d’hu­
midité, ni d’infestation d’insectes. L’éclairage, modernisé ces dernières années,
donnait satisfaction. Il peut être amélioré par l’éventualité de la remise en place
de luminaires dessinés par Viollet-le-Duc, ôtés avec les années, malheureusement,
et parfaitement conservés en réserve. Les œuvres de la cathédrale vont aussi être
restaurées. Si les sculptures du Vœu de Louis XIII venaient d’être remises en état
à l’automne 2018 et ne nécessiteront donc qu’un simple nettoyage, les tableaux
vont faire l’objet de travaux complets. Ils n’étaient pas en état de péril, loin de là,
mais nous allons profiter du décrochage général, opération compliquée en raison
des grandes dimensions, pour reprendre de manière fondamentale aussi bien le
support que la couche picturale. La plupart n’ont pas fait l’objet d’une restauration
depuis les années 1955-1970. Ils sont fortement encrassés. Leur restauration
permettra aussi de les observer de près et de mieux connaître leur technique et
leur qualité picturale. Le grand orgue récemment restauré lui aussi, épargné par
le feu et l’eau, doit faire l’objet d’une nouvelle restauration. Les poussières s’y
sont déposées partout. Il est actuellement en cours de démontage sous la maitrise
d’œuvre de Christian Lutz, technicien-conseil au ministère de la culture. Tout
est fait, et tout le monde se mobilise pour cela, pour que la cathédrale puisse
rouvrir le 16 avril 2024 afin de la rendre au culte et au public. La cathédrale va se
découvrir ainsi une nouvelle identité.
Son aspect extérieur va retrouver son image d’avant l’incendie. La silhouette
de la cathédrale est une composante du site inscrit au patrimoine mondial de
l’UNESCO8 « Rives de Seine de Paris » défini en 1991. Sa modification est
impossible. Sa place est primordiale dans le paysage parisien non seulement
par sa forme, mais aussi par ses matériaux qui sont indissociables de leur envi­
ronnement. Le rapport rédigé par l’ICOMOS, lors de l’instruction du dossier

extraits9 ; ainsi dans le paragraphe observation : « L’ICOMOS aimerait qu’un


en 1991, est très clair sur le sujet et il est important d’en appeler quelques

8 Whc.unesco.org/fr/list/600/documents/.
9 Whc.unesco.org/fr/faq/80/ L’Icomos, conseil international des monuments et des sites, est
une ONG créée en 1965 après l’adoption de la charte de Venise pour promouvoir la doctrine
et les techniques de conservation. L’Icomos fournit au comité du patrimoine mondial de
l’UNESCO les évaluations des biens de valeur culturelle proposés pour l’inscription sur la liste
du patrimoine mondial, ainsi que des études comparatives, des services d’assistance technique
et des rapports sur l’état de conservation des sites inscrits.
un mal Pour un Bien 187

contrôle rigoureux soit maintenu non seulement en ce qui concerne le tissu


urbain environnant, mais aussi les caractéristiques architecturales et la hauteur
des constructions visibles depuis les berges, pour maintenir ainsi l’intégralité du
site et des perspectives » ; et dans le paragraphe justification : « L’ensemble qui
doit faire l’objet d’une lecture géographique et historique, constitue aujourd’hui
un exemple remarquable d’architecture fluvio-urbaine, où les strates de l’histoire
sont harmonieusement superposées » ; et enfin dans le critère 1 : « Les quais
de la Seine sont jalonnés d’une succession de chefs-d’œuvre dont on retiendra
particulièrement Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, le Louvre, le palais de l’Insti­
tut, l’hôtel des Invalides, la place de la Concorde, l’École militaire, la Monnaie,
le Grand Palais, les Champs-Élysées, la tour Eiffel, le palais de Chaillot. Certains
d’entre eux comme Notre-Dame et la Sainte-Chapelle ont constitué une référence
certaine dans la diffusion de la construction gothique, cependant que la place
de la Concorde, ou la perspective des Invalides ont influencé l’urbanisme des
capitales européennes ». À la suite de l’incendie, dès le 19 juin 2019, l’Unesco
et la section française de l’ICOMOS ont émis des recommandations afin d’être
informés pour que les décisions de l’État français ne soient pas irréversibles et ne
puissent remettre en cause la protection UNESCO. Ils souhaitent également la
mise en valeur des savoir-faire pour la restauration.
L’incendie tragique remet en lumière l’œuvre globale d’Eugène Viollet-le-Duc
par l’observation complète du monument telle qu’elle n’a jamais été réalisée. La
connaissance et l’érudition de l’architecte sur le Moyen Âge était grande pour
créer sa cathédrale idéale10. Le décor imaginé par Eugène Viollet-le-Duc réappa­
raît dans sa globalité, architecture, peinture, sculpture, vitrail. Les seize statues
de la flèche, les douze apôtres et les quatre symboles des évangélistes, déposées
le 11 avril 2019, quelques jours avant l’incendie, et dont la restauration ne s’est
pas interrompue, participent à cette connaissance. Elles ont retrouvé leur teinte
brune d’origine comme lors de leur mise en place, les dessins de Viollet-le-Duc
montrant bien cette teinte foncée et l’inversion de leur perception au début du
xxe siècle par l’oxydation du cuivre devenue vert. La présentation des premières
statues restaurées de la flèche, saint Jude, saint Simon et saint Barthélemy, à la Cité
de l’Architecture et du Patrimoine11, côtoyant ainsi les moulages des sculptures
médiévales des plus grands portails gothiques de France renforce cette vision.
La connaissance de la cathédrale, que cela soit dans sa technique de construc­
tion ou dans ses comparaisons stylistiques, va progresser, telle que nous ne
pouvions l’imaginer. Cette accélération due à un malheur peut être comparée aux
progrès numériques provoqués par le Covid. La recherche s’est mobilisée sur le

10 Je reprends le terme de « cathédrale idéale » énoncé par Jean-Michel Leniaud lors de son
intervention au colloque Chantier scientifique de Notre-Dame – état des lieux et perspectives,
colloque des 19 et 20 octobre 2020 organisé par le Ministère de la Culture et le CNRS, qui
reflètent parfaitement comment nous devons comprendre Notre-Dame de Paris.
11 Trois nouvelles sculptures arrivent en décembre 2020, saint Philippe, saint Jacques le Mineur,
saint Pierre.
188 marie-hélène DiDier

sujet. Le CNRS, allié au ministère de la culture12 a constitué plusieurs groupes


de travail, dont certains axes de recherches doivent servir immédiatement à la
restauration, moment privilégié pour l’observation et l’étude du monument. Une
cinquantaine de projets ont ainsi vu le jour sous forme de thèses ou de projets
de l’Agence nationale de la recherche, ou européens. Un colloque tenu les 19 et
20 octobre 202013 a présenté l’état des lieux de la recherche de ces huit groupes
de travail sur le bois, le métal, la pierre, le verre, la structure du bâtiment et le
génie civil, l’acoustique, l’écosystème des données numériques rassemblées autour
de la cathédrale et l’anthropologie de l’émotion patrimoniale14. Des résultats sont
attendus très prochainement sur le tri des pierres, la sauvegarde du matériau, leur
réutilisation possible. Si les différents types de pierre et les carrières d’origine
étaient déjà bien connus, des méthodes inédites sont mises au service du patri­
moine, comme des simulations 3D afin d’éclairer le comportement mécanique
des pierres. La composition des mortiers est à l’étude. L’identité patrimoniale de
la cathédrale va se trouver renforcée par une connaissance accrue. L’échafaudage
intérieur en cours de montage permet d’accéder à des parties jamais observées de
près depuis fort longtemps. Le bras sud est déjà accessible sur toute sa hauteur
et permet d’étudier les voûtes de près ainsi que le vitrail de la rose. L’analyse des
bois précisera leur datation, leur provenance, leur environnement climatique, le
mode constructif et la résistance des bois brulés. Le groupe pierre participe au
remontage à blanc, demandé par la maîtrise d’œuvre, d’un arc doubleau afin de
déterminer avec précision le nombre de claveaux subsistants et réutilisables et
leur emplacement d’origine, provenance, altération. Le groupe numérique ouvrira
prochainement une plateforme regroupant toutes les données disponibles, avec
la création d’un état sanitaire en 3D. Le groupe métal mène des analyses sur
les éléments métalliques des vestiges, mais également sur ceux en place et inacces­
sibles jusque-là, tels ceux des agrafes ou des tirants. Ces nouvelles données seront
mises à disposition pour d’autres monuments français et européens et d’autres
disciplines, hors du champ patrimonial. La méthode de tri des vestiges a déjà été
transposée à la cathédrale de Nantes, à la suite de l’incendie du 26 juillet 2020, afin
de répertorier les éléments subsistants du grand orgue et du vitrail de la façade
ouest. La connaissance constructive de la cathédrale va faire un grand bond en
avant. Le plomb, sujet complexe et polémique, requiert une attention particulière
sur sa provenance, son emploi, ses techniques. Le vitrail profite tout autant de
cette recherche (fig. 11). Non seulement les vitraux des roses vont être observés
de près, préparant ainsi leur restauration future, mais il en va de même de toute
la vitrerie de la cathédrale. De nombreux artistes ont participé à la création des
vitraux sous la direction de Viollet-le-Duc. L’analyse de leur conception, de leur

12 Aline Magnien, « Perspectives de la recherche après l’incendie », dans Archéologia, t. 590,


septembre 2020, p. 46-47.
13 Chantier scientifique de Notre-Dame – état des lieux et perspectives, colloque 19 et 20 octobre 2020,
ministère de la Culture et CNRS.
14 « Un an après, la science fait renaître Notre-Dame », Hors-série de Science et vie, 2020.
un mal Pour un Bien 189

Figure 11. Vitrail de la rose sud

altération et de leur restauration va également être utile pour tout le patrimoine


du vitrail du xixe siècle. La restauration du vitrail de la chapelle Saint-Ferdinand
en cours montre combien les vitraux étaient encrassés et perturbaient la diffusion
de la lumière et la lecture intérieure de la cathédrale. La baie en grisailles, telle
que l’a conçue Viollet-le-Duc, retrouve tout son éclat et s’insère parfaitement dans
le projet global de l’architecte au milieu du xixe siècle. Viollet-le-Duc connaissait
les grisailles médiévales subsistantes. Le nettoyage a révélé une très grande qualité
de conception technique : qualité des verres, des plombs, de la peinture, de la
composition. L’identité architecturale de la cathédrale s’insère dans un champ pa­
trimonial et multidisciplinaire très large. Les objets de la cathédrale participent à
l’identité patrimoniale. Ils sont toujours empruntés pour des expositions, comme
pour l’exposition « Geneviève 1600 » à la mairie du Ve arrondissement de Paris15
à la fin de l’année 2019 : « la chapelle offerte par le comte d’Artois à l’église Sainte-
Geneviève », ou « l’ostensoir offert par Napoléon III ». Les objets liturgiques
restent disponibles pour les cérémonies.
Un grand chantier demeure devant nous. Les découvertes possibles sont
encore nombreuses et il sera fait appel à chaque spécialiste pour nous aider dans

15 Geneviève 1600. [Catalogue d’exposition, Paris, Mairie du Ve arrondissement, 27 novembre


2019-2019 janvier 2020], Saint-Ouen : Les Éditions du NET, [2019], p. 100-103.
190 marie-hélène DiDier

cette immense tâche. Un nouveau chapitre de l’histoire architecturale s’ouvre.


Ceci est appelé de leur vœu par tous les chercheurs passionnés de la cathé­
drale, comme le révèlent leurs conclusions à chaque interview : « opportunité
unique », « mise à nu des entrailles de la cathédrale ». Les vestiges seront conser­
vés pour permettre dans les années futures, grâce à l’émergence de nouvelles
technologies, d’autres investigations et d’autres avancées.
Le chantier sera l’occasion de perpétrer les savoir-faire, la France étant réputée
pour la qualité de ses entreprises de restauration. La dextérité des entreprises
et de leurs compagnons a été déjà reconnue par le prix d’honneur du jury de
Batiactu délivré le 10 septembre 2019, les prix du bâtiment et des métiers d’art
de l’Académie d’architecture le 29 septembre 2020. De la douleur première est
née une soif de connaissances de l’un des plus grands chantiers de la période
médiévale. Un grand défi a été lancé. Un mal pour un bien ?
cécile coulangeon 

Restaurer aujourd’hui les églises médiévales :


enjeux et projets

L’incendie du 15 avril 2019 survenu à Notre-Dame de Paris a ouvert une


série de débats sur sa restauration : ses formes, ses méthodes, sa durée. La restau­
ration d’un monument tel qu’une cathédrale comme Notre-Dame est déjà en
soi, en dehors de l’événement dévastateur dont nous avons été témoins, une
entreprise particulièrement complexe. Les cathédrales médiévales, ainsi que les
grandes abbatiales, qui sont parvenues jusqu’à nous, ont fait l’objet de campagnes
d’entretien, d’embellissements, de restaurations au fil des siècles, qui ont culminé
au xixe siècle. L’émergence dans le deuxième quart de ce siècle de la notion de
patrimoine, sous l’impulsion de personnalités diverses comme Prosper Mérimée
ou Victor Hugo pour le cas de Notre-Dame, a entraîné la mise en place d’une
première liste publiée en 1840 de « monuments historiques » jugés dignes d’être
restaurés. La majorité d’entre eux a alors été l’objet de travaux de restauration
importants, souvent sous la houlette de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc. Dans
une volonté de « rappeler ce qui était et non pas d’innover », celui-ci impose
dans une grande majorité des édifices sa vision de l’église médiévale, romane
ou gothique, supprimant souvent les traces laissées par les siècles qui ont suivi
le Moyen Âge, et complétant autant que nécessaire les vestiges, dans le but de
créer le monument parfait1. Les chantiers lancés dans les décennies du milieu
du xixe siècle ont permis à nombre de monuments d’être sauvés de la ruine et
de parvenir jusqu’à nous. Eugène Viollet-le-Duc et ses contemporains ont ainsi
donné naissance par leur action à la figure de l’architecte dédié à la restauration
des monuments historiques. Depuis lors, le cadre législatif et les pratiques ont
fait évoluer peu à peu les approches des restaurateurs qui se consacrent à la

1 Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte  [catalogue d’exposition, Paris, Cité de l’architecture et
du patrimoine, 20 novembre 2014-9 mars 2015], éd. Laurence de Finance – Jean-Michel
Leniaud, Paris : Norma – Cité de l’architecture et du patrimoine, 2014 ; Françoise Bercé,
Viollet-le-Duc, Paris : Les Éditions du Patrimoine – Centre des monuments nationaux, 2013,
p. 55.

Cécile Coulangeon • Institut catholique de Paris

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 191-200.
10.1484/M.STMH-EB.5.129303
192 cécile coulangeon

préservation de ces monuments médiévaux2. Afin de mieux éclairer les débats


actuellement en cours sur la restauration de Notre-Dame, il paraissait pertinent de
proposer ici un état des lieux des chantiers de restaurations, de leurs méthodes et
des enjeux qui s’en dégagent.

Conserver et restaurer : définitions et méthodes

Le premier et inflexible principe, c’est de rappeler ce qui était et non pas


d’innover, quand bien même on serait poussé par la louable intention de
compléter. En fait de monuments délabrés, il vaut mieux consolider que
réparer, mieux réparer que restaurer, mieux restaurer qu’embellir, en aucun cas
il ne faut supprimer3.
Ainsi s’exprime Eugène Viollet-le-Duc en 1843 dans la partie introductive au
projet de restauration qu’il propose alors pour Notre-Dame de Paris. Nous y re­
trouvons déjà les deux notions fondamentales de conservation et de restauration
du monument. La conservation correspond à l’entretien quotidien de l’édifice, en
l’état, sans modification, alors que la restauration prend un caractère beaucoup
plus exceptionnel et implique des modifications, qui peuvent prendre la forme

esthétiques et historiques du monument4 », comme la mise en valeur d’un enduit


d’ajouts ou de suppressions, dans le « but de conserver et de révéler les valeurs

peint intérieur retrouvé sous des couches plus récentes. Ce travail nécessite la réa­
lisation d’une étude archéologique et historique, ainsi que la mise en place d’un
dialogue entre les acteurs concernés qui débouche sur un jugement collégial afin
de déterminer les ajouts et suppressions à envisager. Conservation et restauration
restent souvent très étroitement liées : le souci de la conservation du monument
débouchant sur la mise en œuvre de chantiers de restauration, d’ampleur plus ou
moins importante selon les besoins.
Comme à l’époque d’Eugène Viollet-le-Duc, la principale raison des interven­
tions sur les monuments reste liée à leur entretien. Il est en effet nécessaire, à inter­
valles réguliers, de pallier aux altérations de l’édifice : réfection de couvrements
et de couvertures altérés par les conditions climatiques, remplacement de pierres
érodées dont la solidité n’est plus assurée, rejointoiements de pierres désolidari­
sées, traitement de remontées d’humidités dans les parements, réfection d’enduits

2 Pour un historique rapide à ce sujet, voir par exemple Frédéric Aubanton, « Bilan et perspec­
tives », dans 1913-2013. Cent ans de protection en Région Centre. Monuments historiques, Orléans :
DRAC Centre, 2013, p. 3-9.
3 Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte  [catalogue d’exposition, Paris, Cité de l’architecture et
du patrimoine, 20 novembre 2014-9 mars 2015], éd. Françoise Bercé, Paris : Les Éditions du
Patrimoine – Centre des monuments nationaux, 2014, p. 55.
4 Charte de Venise, article 9, 1964. Voir Retour à l’esprit de la charte de Venise. Synthèse et conclusions
du séminaire organisé par Icomos France, 18 octobre 2018, Médiathèque de l’architecture et du
patrimoine, Charenton-le-Pont, Paris : Icomos France, 2019.
restaurer auJourD’hui les églises méDiévales : enJeux et ProJets 193

altérés par des infiltrations d’eau ou encrassés… À ces différents désordres s’ajoute
également, plus récemment, la prise en considération de la dégradation des parois
murales et des décors sous les effets de la pollution, entraînant une érosion des
pierres parfois et des dépôts sous forme de croûtes noires, qu’il faut retirer à l’aide
de laser.
À ce besoin ancien d’entretien permanent du monument se sont ajoutées
progressivement, dans le courant du xxe siècle, de nouvelles préoccupations dans
les chantiers de restauration, liées en premier lieu à une adaptation aux progrès
technologiques dans le domaine de l’architecture. L’usage du béton s’est ainsi peu
à peu généralisé, avec plus ou moins de bonheur, dans les chantiers de restauration
des monuments historiques, pour contribuer à endiguer des désordres ou pour
pallier la disparition d’éléments, comme dans le cas de la restauration de la
charpente de la cathédrale de Reims, détruite au cours de la Première Guerre
mondiale, et remplacée par une structure en béton restée en bon état de conserva­
tion5.
La mise en sécurité des édifices (électricité, incendie, attentat) est devenue
dans les dernières décennies une des contraintes réglementaires les plus fortes
portant sur les monuments anciens et leurs aménagements. La gestion des flux et
des espaces d’accueil est ainsi de plus en plus contraignante et amène les différents
acteurs à intégrer ces questions dans les projets de restauration6. Les espaces dans
les monuments médiévaux étant très contraints, les architectes se voient souvent
obligés de greffer des structures d’accueil modernes sur les bâtis anciens. Ainsi,
Bernard Desmoulin a pris le parti d’ajouter une extension greffée entre les vestiges
antiques des thermes de Cluny, l’hôtel des abbés du xve siècle et les parties du
xixe siècle, afin d’y installer les nouveaux espaces d’accueil du musée national du
Moyen Âge.
Les projets doivent ainsi évoluer en fonction des nouvelles demandes de la
société pour appréhender les églises médiévales. La mise en valeur du monument
dans le cadre d’une restauration doit s’accompagner d’une mise en scène qui aide
le visiteur du site à comprendre l’œuvre dans sa globalité, dans son histoire, et
qui éclaire la restauration menée en ce sens. Le 1100e anniversaire de la fondation
de Cluny en 2010 a été l’occasion de restaurer le monument et de mener une
réflexion sur la visibilité du parcours de visite sur le site. L’abbaye a été morcelée
à la Révolution ; son église – la plus grande jamais construite au Moyen Âge
avec ses 187 mètres de long, et la plus haute du monde roman avec ses voûtes
en berceau brisé culminant à 30 mètres du sol dans le vaisseau central – a été
en grande partie détruite entre 1798 et 1823. Avec des espaces muséographiques
éclatés entre le musée lapidaire, les vestiges de l’abbatiale (peu mis en valeur et

5 Éric Pallot, « L’utilisation du béton dans la restauration des Monuments historiques », dans
Monumental, t. 16, 1997, p. 48-59.
6 Philippe Charron, « Les actions du Centre des monuments nationaux en termes de
contraintes réglementaires pour la sécurité et l’accessibilité », dans Monumental, t. 2017, 1er
semestre, p. 102-103.
194 cécile coulangeon

non reliés les uns aux autres) ainsi que le farinier accueillant les chapiteaux du
chœur, l’abbaye souffrait d’un problème de lisibilité pour le visiteur. Le nouveau
circuit de visite inclut maintenant de vastes espaces d’accueil installés dans le
palais du pape Gélase, entièrement restauré à cet effet. Les vestiges de l’église
abbatiale sont mieux mis en valeur, complétés par de nouvelles découvertes
archéologiques dans la nef : ils offrent ainsi un programme cohérent et explicité,
avec de nombreux supports de médiation, où l’usage de restitutions en 3D permet
aux visiteurs de visualiser les parties disparues et leurs dimensions.
Rendre le monument compréhensible au public est en effet le meilleur moyen
pour assurer sa conservation sur le long terme, en faisant de l’édifice non pas
seulement une sorte d’icône intouchable dans le paysage mais une part de l’his­
toire collective. Intégrer chacun dans cette démarche, depuis la loi du 11 février
2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des
personnes handicapées, a également un impact dans les projets de restauration
puisqu’il implique la nécessité pour les monuments historiques recevant du pu­
blic de travailler à la mise en accessibilité de leurs espaces7. Plusieurs chantiers
récents ont ainsi pu intégrer par exemple dans leurs aménagements l’installation
d’ascenseurs à destination des personnes à mobilité réduite. Ainsi, à Beauvais,
dans le cadre de l’élaboration d’un nouveau parcours de visite, fondé sur un
circuit chronologique menant de la Basse-Œuvre du xe siècle au transept de la
cathédrale du xve siècle, un escalier en bois et en métal, doublé d’un ascenseur,
a été aménagé dans le collatéral sud de l’ancienne nef, des alentours de l’an mil,
permettant de rejoindre directement les niveaux gothiques du monument8. Le
recours à des moyens de médiation doit être privilégié pour donner à voir et à
comprendre les espaces, quand il reste impossible de les rendre accessibles.
La meilleure compréhension de l’histoire et de l’architecture du monument,
ainsi que de ses décors, sont donc au cœur de la démarche, que ce soit pour aider
aux meilleurs choix de conservation et de restauration, que pour familiariser le
public avec ces édifices et assurer ainsi leur place dans la société et leur pérennité.
La nécessité d’une approche pluridisciplinaire du monument pour mieux assurer
sa compréhension est entrée dans les mentalités depuis déjà plusieurs décennies.
Historiens, historiens de l’art et archéologues sont inclus dans les études préa­
lables aux restaurations, aux côtés des architectes. La place de l’archéologie du
bâti s’est particulièrement développée, avec l’élaboration de méthodes de travail
plaidant en faveur d’« études archéologiques préalables » aux restaurations des
monuments9. L’intégration des archéologues ne se limite toutefois plus seulement

7 Jean-François Delhay, « Aménagements et contraintes réglementaires », dans Monumental,


2017, 1er semestre, p. 100-101.
8 Étienne Poncelet, « Les ascenseurs dans les monuments historiques. Les exemples de l’Arc de
triomphe, de la cathédrale Saint-Pierre de Beauvais et de l’église de la Madeleine à Paris », dans
Monumental, 2017, 1er semestre, p. 106-107.
9 Brigitte Boissavit-Camus, Dany Darraud, Charles Bonnet, Martine Fabioux, Jean
Guyon, François Héber-Suffrin, Daniel Prigent, Stefano Pulga, Jean-François Reynaud,
restaurer auJourD’hui les églises méDiévales : enJeux et ProJets 195

aux études préalables mais commence à être conçue tout au long du chantier, aux
côtés des architectes et des restaurateurs, comme l’a bien illustré la restauration de
la cathédrale de Chartres ces vingt dernières années, particulièrement pour l’étude
des enduits dans une collaboration en temps réel, au fur et à mesure de l’évolution
du chantier : ces enduits ont fait l’objet de relevés et d’analyses, sur lesquels se
sont appuyés les architectes et les restaurateurs pour prendre leurs décisions10.
Cette collaboration pluridisciplinaire, aussi riche soit-elle, impose toutefois des
contraintes d’organisation. Les rythmes de travail de chacun ne sont pas toujours
concordants. Les études historiques, archéologiques et artistiques se placent sur
un temps long, avec une démarche exhaustive, pour obtenir des résultats, alors
que les architectes et restaurateurs ont des impératifs de délais sur les chantiers
qui imposent des prises de décision rapides, pas toujours compatibles avec la dé­
marche archéologique et historique. Il est important alors de trouver un équilibre
pour concilier au mieux les impératifs de chacun.
Au-delà de la connaissance historique et archéologique du monument, l’ap­
proche pluridisciplinaire prend également en compte le traitement de données
toujours plus nombreuses qui peuvent être apportées par les différents spécialistes
techniques (géomètres, géologues, charpentiers, tailleurs de pierre…) mais éga­
lement par les nouveaux outils de relevés et de mesures à notre disposition
(lasergrammétrie, photogrammétrie, prélèvements…). L’incendie récent de la
cathédrale Notre-Dame de Paris a remis ainsi en lumière notamment l’intérêt
pour la future restauration du relevé au scanner de l’ensemble du monument
levé par Andrew Tallon et ses équipes, qui a permis d’obtenir un plan spatial tridi­
mensionnel de l’édifice avec une précision fiable à quelques millimètres près11.
La diversité de toutes les données éventuellement disponibles au moment d’un
chantier pose encore toutefois des difficultés dans le traitement global de cette
information, problématique qui a notamment fait l’objet entre 2013 et 2017 du
projet ANR Monumentum12.

Christian Sapin, Philippe Vergain, « Archéologie et restauration des monuments. Instaurer


de véritables “études archéologiques préalables” », dans Bulletin monumental, t. 161/3, 2003,
p. 195-222.
10 Frédéric Aubanton, Marie-Suzanne de Ponthaud, Emmanuel Boissard, Daniel Alazard,
Fabienne Audebrand, Irène Jourd’heuil, « La cathédrale Notre-Dame de Chartres », dans
Monumental, 2016, 2e semestre, p. 64-75.
11 Andrew Tallon, « Archéologie spatiale. Le bâtiment gothique relevé (et révélé) par laser »,
dans Architecture et sculpture gothiques : renouvellement des méthodes et des regards, éd. Arnaud
Timbert, Stéphanie Daussy, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 65-77.
12 Livio de Luca, « Vers un système d’informations multidimensionnelles pour l’étude et le
suivi de l’état de conservation du bâti patrimonial », dans Monumental, 2017, 1er semestre,
p. 8-11. Voir en ligne : https://anr.fr/Projet-ANR-13-CORD-0019 et http://www.monumen­
tum.map.cnrs.fr/ [consultés le 9 mai 2021].
196 cécile coulangeon

Enjeux et perspectives

Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer, le refaire, c’est le


rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment
donné13.
Cette affirmation d’Eugène Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire a guidé une
grande partie de son action de restauration, explicitant ses choix de reconstruire
une flèche à la croisée du transept de Notre-Dame de Paris, flèche qui avait été
détruite au xviiie siècle, ou encore de terminer la cathédrale de Clermont-Ferrand
en érigeant une nouvelle façade à deux tours. Cette posture ne fait plus sens
de nos jours. Les différents textes de lois ont progressivement affirmé dans le
courant du xxe siècle la nécessité de prendre en compte les différentes étapes de
l’histoire architecturale et artistique du monument. L’important est de conserver
l’édifice en englobant les différents ajouts, agrandissements ou modifications qui
ont eu lieu au cours des siècles de son histoire, et non pas de revenir à un état
« primitif » au détriment d’un autre, ou de rechercher une unité de style14. Cet
exercice implique de redécouvrir les œuvres dans leurs différents états : d’où la
part primordiale jouée de nos jours dans ce processus par les collaborations avec
les historiens, historiens de l’art et archéologues. La compréhension la plus fine
possible de l’histoire du monument influe sur la capacité des architectes à faire
les bons choix afin de mieux assurer la protection, la conservation et donc la
pérennité de l’édifice.
Ces collaborations pluridisciplinaires ont ainsi offert dans les deux dernières
décennies des restaurations d’envergure de monuments médiévaux embléma­
tiques, qui ont profondément renouvelé la vision et les idées reçues que nos
contemporains avaient de l’architecture du Moyen Âge. Les politiques de restaura­
tion, durant la majeure partie du xxe siècle, ont effectivement été dominées par
une conception erronée du monument, mettant en valeur des murs de pierre nus,
rejointoyés au ciment. Cette démarche a entraîné le décroutage systématique des
parois intérieures et extérieures des édifices, originellement recouverts d’enduits
pouvant porter un décor polychrome. La présence de ces revêtements jouait un
rôle indispensable dans les monuments médiévaux, qu’il soit pratique (isolation
des murs, protection des pierres contre les encrassements liés par exemple à la
combustion des bougies à l’intérieur ou contre l’érosion de la pluie à l’extérieur)
ou symbolique (en tant que support d’un éventuel décor). La pierre n’était que
rarement destinée à être visible. Or, les décroutages massifs menés sur les murs
des églises durant plusieurs décennies ont habitué notre regard à une architecture

13 Eugène Viollet-le-Duc, « Restauration », dans Dictionnaire raisonné de l’architecture française


du xie au xvie siècle, t. 8, Paris : A. Morel, 1866, p. 14.
14 « Les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être
respectés, l’unité de style n’étant pas un but à atteindre au cours d’une restauration », Charte de
Venise, article 11, 1964.
restaurer auJourD’hui les églises méDiévales : enJeux et ProJets 197

qui met en valeur la pureté de la pierre, sa matérialité, les qualités de sa taille dans
le cas de la pierre taillée, ou bien parfois de simples parements de moellons. Ils
ont également fait ressortir les nombreuses traces d’un chantier de construction,
comme les marques de tâcherons ou les cavités laissées dans les murs par les em­
placements des boulins supportant les plateaux des échafaudages. Ces marques, si
elles ont permis aux archéologues d’avancer considérablement sur la connaissance
des chantiers, n’avaient jamais été destinées à être laissées visibles. Les rejointoie­
ments au ciment qui ont souvent accompagné ces décroutages ont été tout aussi
préjudiciables, offrant la vision de joints secs, mécaniques, réguliers, et entraînant
des dommages parfois considérables aux édifices, en enfermant l’humidité au sein
des murs. Le xxe siècle a également vu l’installation de systèmes de chauffage
dans ces édifices, qui ont bien souvent fortement accentué l’encrassement des
pierres intérieures des monuments, alors que les murs extérieurs faisaient face
aux attaques chimiques suscitées par la pollution de notre époque. Les baies,
dotées de vitraux, à la fois assaillies par les dépôts intérieurs et extérieurs, se sont
obscurcies. Le développement des immeubles dans les villes, venant peu à peu
entourer les monuments, avait dès le xixe siècle déjà réduit l’apport de lumière
pénétrant par ces baies : il suffit encore aujourd’hui de regarder le carcan formé
par les bâtiments du Palais de justice de Paris autour de la Sainte-Chapelle pour
s’en rendre compte. À la vision minérale des monuments s’est ainsi ajoutée dans
l’esprit de nos contemporains un autre cliché : celui d’une architecture aux murs
et aux parois obscurcies, aux baies sombres, apportant peu de clarté, une image
bien éloignée de la recherche de luminosité, de jeux d’ombre et de lumière qui
animait les constructeurs du Moyen Âge.
Les derniers chantiers de restauration, s’appuyant sur une meilleure connais­
sance des monuments et sur des études archéologiques préalables consacrées
notamment à l’étude des vestiges des revêtements muraux, sont en train de modi­
fier progressivement ces visions erronées. Le long chantier de la cathédrale de
Chartres, sur les vingt dernières années, en est l’une des meilleures illustrations.
Dès 1989, Jürgen Michler avait attiré l’attention de la communauté scientifique
sur le fait qu’une grande partie des revêtements originaux étaient probablement
préservés sous des enduits plus récents et une épaisse couche d’encrassement,
la cathédrale ayant échappé aux décroutages systématiques15. Le chantier s’est
donc accompagné d’une étude archéologique des enduits, parallèlement à la
restauration. Les revêtements anciens ont été dégagés, nettoyés et brossés, puis
complétés dans les parties inférieures des élévations où ils avaient plus largement
disparu. En parallèle, les vitraux ont été déposés pour être intégralement nettoyés
et restaurés puis reposés, accompagnés de verres de doublage pour assurer leur
protection16. Ce chantier a permis de renouveler l’appréhension visuelle d’un

15 Jürgen Michler, « La cathédrale Notre-Dame de Chartres : reconstitution de la polychromie


originale de l’intérieur », dans Bulletin monumental, t. 147/2, 1989, p. 117-131.
16 Frédéric Aubanton, Marie-Suzanne de Ponthaud, Emmanuel Boissard, Daniel Alazard,
Fabienne Audebrand, Irène Jourd’heuil, « La cathédrale Notre-Dame de Chartres », dans
198 cécile coulangeon

édifice qui avait été défiguré par l’encrassement progressif des parois et des vi­
traux. L’enduit restauré et complété de couleur ocre clair, rehaussé de joints peints
en blanc, transforme la vision de la cathédrale : clarté et lumière sont renforcées,
avec une intensité augmentée par l’enduit et un effet de contraste visuel fort avec
les fonds bleus des vitraux restaurés, qui ont retrouvé toute leur luminosité et
leur éclat. La redécouverte visuelle de la cathédrale de Chartres témoigne d’un
bousculement des clichés anciens, qui n’a pas été sans susciter des débats dans
les médias, notamment à l’international17. Le besoin de pédagogie vis-à-vis du
public se fait alors d’autant plus nécessaire : mieux comprendre le monument doit
s’accompagner également d’une transmission au public des nouvelles découvertes
et de son intégration au sein des campagnes de restauration pour expliciter les
démarches engagées.
La révélation de ces enduits originaux du xiiie siècle, en partie conservés sous
des badigeons plus récents de qualité artistique moindre, a rapidement orienté les
restaurateurs vers ce choix de mise en valeur qui permet de redécouvrir l’œuvre
gothique originelle, particulièrement bien préservée au fil des siècles. La longue
histoire des églises médiévales offre toutefois bien souvent un visage beaucoup
plus complexe, avec différentes strates de construction et de décors, dès le Moyen
Âge. Les choix de restauration peuvent alors devenir beaucoup plus difficiles,
comme l’illustre le cas de la restauration de la crypte de l’abbatiale de Vézelay,
présentant plusieurs décors peints superposés, du xiie au xixe siècle. Les choix
ont été plus délicats, entre maintien à l’identique, mise en valeur et restitution
de certaines phases, et se sont au final orientés vers le maintien du décor peint
du xixe siècle dans la confession, et la restauration et restitution de celui du xiiie
siècle dans le reste de la crypte, au « détriment » de celui du xiie siècle qui
avait été repéré comme partiellement préservé sous celui-ci18. Le retour à l’état
« primitif », originel, n’est donc pas une priorité mais un choix dépendant de
multiples facteurs, selon les édifices.
Ce retour d’une vision du monument médiéval, dont les murs s’effacent sous
des enduits portant souvent une polychromie, transforme ainsi peu à peu notre
regard sur ces édifices, au fur et à mesure de l’évolution des chantiers, pour

Monumental, 2016, 2e semestre, p. 64-75. Voir également la publication collective : Chartres.


Construire et restaurer la cathédrale (xie-xxie siècles), éd. Arnaud Timbert, Lille : Presses uni­
versitaires du Septentrion, 2014, en particulier les deux articles suivants : Patrice Calvel,
« Restaurer la cathédrale de Chartres du xixe au xxie siècle », ibid., p. 97-123, et Jean-Paul
Deremble, « La restauration des revêtements de la cathédrale de Chartres : pour un vêtement
de lumière », ibid., p. 363-372.
17 Voir, par exemple, Martin Filler, « A scandalous makeover at Chartres », dans The New
York Review, 14 décembre 2014, en ligne : https://www.nybooks.com/daily/2014/12/14/
scandalous-makeover-chartres/ [consulté le 9 mai 2021].
18 Cécile Ullmann, Hubert Barbieux, Frédéric Didier, Cécilia Billaud, Christian Sapin,
« La basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay », dans Monumental, 2016, 2e semestre,
2017, p. 46-55.
restaurer auJourD’hui les églises méDiévales : enJeux et ProJets 199

nous familiariser avec une vision plus fidèle à l’esprit originel de l’architecture
médiévale.
La prise en compte de toutes les périodes de l’histoire artistique d’un monu­
ment dans les choix de restauration a également dicté la récente intervention
sur l’abbatiale de Saint-Germain-des-Prés. Celle-ci, essentiellement construite de
la fin du xe siècle au milieu du xiie siècle, avait bénéficié au moment de sa
restauration entre 1842 et 1864 d’un décor monumental peint par Hippolyte
Flandrin et Alexandre Denuelle. Ce dernier offre une vision romantique de l’église
médiévale qui puise à différentes sources (décors gothiques de la Sainte-Chapelle,
mosaïques paléochrétiennes et byzantines, fresques de la Renaissance italienne)
fusionnées avec une grande inventivité caractéristique des courants néo-roman et
néo-gothique de l’époque19. C’est ce décor du xixe siècle, d’une grande qualité
artistique, qui vient d’être remis en valeur, à la suite d’un nettoyage de ses
surfaces qui lui a redonné tout son éclat et sa clarté, transformant une nouvelle
fois l’appréhension visuelle d’un monument qui s’était particulièrement assombri
à l’intérieur. Cette restauration s’est accompagnée d’une mise en lumière de
ce décor du xixe siècle, à l’aide de luminaires installés notamment dans les
fausses tribunes du chœur, éclairant une partie des décors peints. Cet impératif
de mise en valeur patrimoniale se fait ici au détriment de la compréhension de
l’architecture du xiie siècle, qui jouait sur des effets d’ombre et de lumière, entre le
niveau des fausses tribunes qui restait pris dans l’ombre, et celui des baies hautes
qui lui succédait, largement ouvert sur l’extérieur. La dimension artistique des
restaurations aujourd’hui menées sur ces monuments induit en effet bien souvent
une mise en valeur par des luminaires dans un but esthétique, au détriment de la
recherche d’une luminosité originelle.

Les chantiers de restauration de ces dernières années ont évolué, en faisant


face aux transformations de la société : assurer l’entretien et la conservation des
monuments, en intégrant les nouvelles menaces notamment liées à la pollution,
mettre en sécurité les édifices face aux risques des incendies mais aussi des
attentats, rendre les monuments accessibles à tous. Les progrès techniques et
technologiques ont également ouvert de nouvelles possibilités d’études du bâti,
pour mieux appréhender les édifices et leur histoire. Les chantiers récents ont
ainsi pu remettre en question certains clichés anciens sur l’architecture médiévale
et permettre de découvrir une nouvelle vision plus fidèle à celle des constructeurs
du Moyen Âge.
Le chantier qui a commencé à Notre-Dame intégrera toutefois une autre
dimension : celui de la restauration et de la restitution d’un monument en
partie disparu, après un sinistre dans ce cas particulier20. Celle-ci entraîne des

19 Éva Bensard, « La flamboyance retrouvée de l’église Saint-Germain-des-Prés », dans Dossiers


de l’art, t. 259, mai 2018, p. 70-73.
20 « Achèvement, restitution et reconstruction », éd. Françoise Bercé, dans Monumental, 2010,
1er semestre, 2010, p. 4-106.
200 cécile coulangeon

problématiques supplémentaires : la valeur historique d’un monument peut en


effet justifier de reconstruire à l’identique des parties irrémédiablement perdues.
Cette démarche pose toutefois la question de l’ancienneté : quelle valeur attribuer
à ces parties nouvellement reconstruites ? faut-il rendre cette reconstruction la
plus fidèle possible au modèle originel disparu ? ou la rendre visible tout en
respectant une forme d’harmonie avec le reste du monument ? De nombreux
exemples dans le courant du xxe siècle, notamment dans les chantiers de res­
tauration des monuments impactés par les deux guerres mondiales, ont offert
différentes réponses à ces questions, la plus mémorable étant sans doute celle de
la reconstruction de la cathédrale de Reims. Peu importe combien de temps s’est
écoulé depuis la disparition du monument : des exemples récents montrent que
restituer les parties perdues des édifices les plus emblématiques de l’architecture
médiévale reste une préoccupation des pouvoirs publics, que ce soit par des
restitutions numériques, comme à l’abbaye de Cluny, ou par de véritables projets
de reconstruction à l’identique, comme pour la tour nord de la façade occidentale
de Saint-Denis, un chantier qui devrait se dérouler dans les années à venir parallè­
lement à celui de Notre-Dame de Paris21.

21 Pour le cas de l’abbaye de Cluny, voir Frédéric Didier, Stéphane Maretz, « Cluny 2010 : le
projet Hézelon, une mise en valeur patrimoniale tournée vers le public », dans Monumental,
2012, 2e semestre, p. 22-37. Pour le projet de reconstruction de la tour nord de Saint-Denis,
démontée à la suite des conséquences de la chute de la foudre sur la flèche en 1846, voir
Alexandre Gady, « Saint-Denis : petites vérités et gros mensonges », dans L’objet d’art, t. 576,
mars 2021, p. 18-19 ; Gwenael Bourdon, « “Poser le coq sur le clocher” de Saint-Denis,
le dernier défi d’un re-bâtisseur de cathédrale », dans Le Parisien, 11 janvier 2021, article
en ligne : https://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/poser-le-coq-sur-le-clocher-de-saint-
denis-le-dernier-defi-d-un-re-batisseur-de-cathedrale-11-01-2021-8418335.php [consulté le 9
mai 2021].
p. gilles drouin 

Cathédrale Notre-Dame de Paris, enjeux


théologiques d’une restauration

Pendant le temps de la crise, Jésus nous met en garde contre


certaines tentatives pour en sortir qui sont au départ destinées
à échouer, comme celui qui « déchire un morceau à un
vêtement neuf pour le coudre sur un vieux vêtement ». Le
résultat est prévisible : le neuf sera déchiré parce que « le
morceau qui vient du neuf ne s’accordera pas avec le vieux ».
De la même manière, « personne ne met du vin nouveau
dans de vieilles outres ; autrement, le vin nouveau fera éclater
les outres, il se répandra et les outres seront perdues. Mais
on doit mettre le vin nouveau dans des outres neuves »
(Luc 5, 36-38).
L’attitude juste, en revanche, est celle du « scribe devenu
disciple du royaume des Cieux [qui] est comparable à
un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et
de l’ancien » (Matth. 13, 52). Le trésor c’est la Tradition
qui, comme le rappelait Benoît XVI, « est le fleuve vivant
qui nous relie aux origines, le fleuve vivant dans lequel les
origines sont toujours présentes. Le grand fleuve qui nous
conduit au port de l’éternité » (Catéchèse, 26 avril 2006).
Il me vient à l’esprit la phrase de ce grand musicien allemand :
« La tradition c’est la sauvegarde de l’avenir, et non pas
un musée, gardien des cendres ».
Pape François, Discours à la Curie, 21 décembre 2020

P. Gilles Drouin • Institut Supérieur de Liturgie, ICP, Directeur / Délégué de l’archevêque


de Paris pour l’aménagement de la cathédrale Notre Dame

La cathédrale immortelle ?, éd. par Pascale Bermon et Dominique Poirel, Turnhout, Brepols, 2022,
p. 201-218.
10.1484/M.STMH-EB.5.129304
202 P. gilles Drouin

Cette citation du pape François, qui se situe ici, comme plus souvent qu’il
y paraît, en héritier de Benoit XVI, peut nous servir de boussole quand nous
travaillons à l’aménagement, pour aujourd’hui, d’un édifice aussi vénérable que
la cathédrale Notre-Dame de Paris. Tirer du neuf de l’ancien, c’est ce qu’ont admi­
rablement su faire les générations passées. Elles nous ont laissé une cathédrale
jamais pétrifiée dans les choix, même magnifiques, d’une époque particulière de
sa longue histoire, elles ont en revanche su la faire évoluer dans une étonnante
fidélité à la cohérence du projet de Maurice de Sully, toujours lisible parce que
toujours respecté tout au long des huit siècles de sa tumultueuse histoire. Quand
moins d’un siècle après l’achèvement de la cathédrale du xiie siècle, probablement
parce que les commanditaires de l’époque avaient conscience des progrès enregis­
trés au cours de la première moitié du xiiie siècle dans la conquête de la lumière
par l’opus francigenum, on n’a pas hésité à transformer les fenêtres hautes de
la cathédrale pour l’ouvrir plus largement à la lumière ; puis quand les maîtres
Jean de Chelles et Pierre de Montreuil ont rebâti les façades des transepts en
les dotant des deux grandes roses qui nous émerveillent aujourd’hui encore, ils
ont assurément tiré du neuf, et du neuf audacieux, d’un ancien dont ils ont non
seulement respecté mais magnifié la cohérence. Quand un siècle encore plus tard
il a fallu doter Notre-Dame de chapelles, en raison des évolutions des mentalités,
marquées par la montée en puissance de la piété et des liturgies confraternelles
et familiales, cela s’est fait très progressivement, avec une grande liberté dans les
choix de remplages par exemple, mais avec une rigueur dans ce qui est devenu une
enveloppe, ou une couronne, qui fait corps avec la vieille cathédrale. Quand au
xviiie siècle, dans un contexte de polémiques théologico-politiques auxquels les
débats actuels n’ont rien à envier, il a été décidé, moins de mettre la cathédrale
au goût du jour que d’intégrer les conséquences liturgiques du Concile de Trente
dans un lieu qui devenait de plus en plus la cathédrale royale, et d’une certaine ma­
nière avec le vœu de Louis XIII, déjà la cathédrale de toute la France, les « embel­
lissements » du chœur ont été aussi radicaux dans leur langage que profondément
respectueux de l’économie générale du chœur hérité du Moyen Âge, marquant par
là même un net coup d’arrêt dans le mouvement de romanisation des cathédrales
françaises et l’émergence d’une sorte de modèle d’organisation post-tridentine à
la française. Quant après les saccages révolutionnaires, après le sacre de 1804 qui
a été une étape essentielle de l’itinéraire qui a fait, de cet édifice catholique, un
lieu emblématique de la difficile et pourtant nécessaire réunion des deux France,
après le cri de Victor Hugo, un géant de l’architecture, Eugène Viollet-le-Duc, a
entrepris la restauration générale de la cathédrale, il a en quelque sorte réinventé
la cathédrale gothique, la faisant évoluer en profondeur mais dans un profond
respect du projet initial, et de manière probablement plus différenciée des strates
successives, dont celle de la cathédrale royale qu’il n’aimait guère, apportées par
les siècles. La flèche de bois et de plomb, dont la silhouette faisait tellement
corps avec la cathédrale dans un audacieux contrepoint avec la robustesse du
massif occidental, est devenue le chiffre génial de son intervention. La cathédrale
a continué à évoluer, notamment pour intégrer certaines des conséquences de la
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 203

réforme liturgique consécutive au Concile Vatican II, mais aussi par une timide
réhabilitation des apports des xviie et xviiie siècle, avec le rapatriement progressif
d’œuvres d’art de la cathédrale royale, qui n’avaient plus leur place dans l’œuvre
« totale » de Viollet-le-Duc, dont treize des fameux Mays, sous l’impulsion du
grand conservateur Pierre-Marie Auzas, pour être installés alors à la marge dans
les chapelles occidentales de la cathédrale1. C’est cette cathédrale, chargée d’une
histoire longue et complexe, qui a été ravagée par l’incendie du 15 avril 2019 et
sur laquelle veillent amoureusement, travaillent avec ardeur, des spécialistes de
très nombreuses disciplines avec la conscience du devoir de la rendre, plus belle
peut-être, aux générations qui viennent.
Dans cette intervention je me situerai, conformément à la commande qui m’a
été faite, en théologien, et particulièrement en théologien de la liturgie. Parce que
la théologie de la liturgie est ma spécialité mais surtout parce qu’elle aborde la
cathédrale à partir de ce qui est sa fonction première. Construite pour célébrer
les mystères chrétiens dans la liturgie, la cathédrale et, plus largement, nos églises
ont cette particularité rare qu’elle est, qu’elles sont quelques-uns des rares édifices
anciens de notre ville qui continuent à être habités pour ce pour quoi ils ont
été construits. Il est difficile de parler en théologien de la liturgie dans une telle
opération, moins parce que la parole d’un liturgiste ne serait pas considérée
comme légitime en ces matières que parce que nous, liturgistes, héritons dans
le monde du patrimoine d’un lourd passif. Cette mauvaise réputation est liée à
ce que j’ai qualifié, dans de précédents écrits, de quatrième vague iconoclaste,
celle des années postconciliaires2, une vague dont ont particulièrement souffert
certains des nombreux apports du xixe siècle, un siècle longtemps mal-aimé
tant des spécialistes des monuments historiques que des artisans pas toujours
bien éclairés d’une réforme liturgique trop souvent pensée en termes de rupture.
Certaines destructions aujourd’hui incompréhensibles ne peuvent se comprendre
sans une forme d’alliance tacitement objective entre ces protagonistes représen­
tants de la collectivité propriétaire et/ou garante du patrimoine national et de

1 Les Mays sont de grands tableaux offerts chaque année au 1er mai, d’où leur nom, par la
corporation des orfèvres parisiens à la Vierge, durant la deuxième moitié du xviie siècle et le
premier quart du siècle suivant. Ils constituent un ensemble exceptionnel de peinture religieuse
française de cette époque. Dispersés à la Révolution puis une seconde fois par Viollet-le-Duc,
ils ont rejoint pour treize d’entre eux la cathédrale durant la seconde moitié du xxe siècle, sous
l’impulsion de l’Inspecteur Pierre-Marie Auzas. Ils étaient avant l’incendie présentés dans les
chapelles. La question de leur présentation dans la nef, dans une évocation de la configuration
initiale, s’est posée en 1997, puis à l’occasion de l’actuelle restauration. Pour en savoir plus,
Delphine Bastet, Les Mays de Notre Dame 1630-1707, Paris : Arthena, 2021.
2 L’Occident a été épargné par la grande crise iconoclaste qui a marqué l’Orient Byzantin aux
viiie et ixe siècles. En revanche des « poussées » iconoclastes régulières, de nature et d’intensité
très variables ont secoué l’Occident et la France, en particulier au xiie siècle, avec certaines
réformes monastiques dont la plus connue est celle de Cîteaux, au xvie siècle avec la Réforme
dans sa version huguenote, lors de la Révolution… et d’une certaine manière dans les années
postconciliaires.
204 P. gilles Drouin

l’Église affectataire. Et de fait les liturgistes ont eu leur part de responsabilité,


avec une interprétation quasi fondamentaliste de la noble simplicité proposée par
la Constitution sur la sainte liturgie de Vatican II comme boussole pour l’aménage­
ment des églises3. Cela étant ils n’ont pas été les seuls, l’esthétique minimaliste
était dans l’air du temps, avec pour nos édifices, à la suite du magnifique Pierres
sauvages de Fernand Pouillon4, cette étrange mode de la pierre apparente qui
nous a valu la destruction, souvent encouragée voire suscitée par les services des
monuments historiques, et bénie par nombre de clercs de l’époque, ou l’inverse,
de décors peints ou de badigeons du xixe siècle, entraînant par la même souvent
la disparition des strates de peintures médiévales ou de la période classique qu’ils
recouvraient5. Déchirer un morceau de tissu neuf pour le coudre sur un vieux
vêtement plutôt que tirer du neuf de l’ancien. Nous y sommes de nouveau.
En confiant à une équipe l’élaboration du projet diocésain pour Notre-Dame
après le drame du lundi saint 2019, l’archevêque de Paris a donné une vision
très claire de ce qu’il voulait pour sa cathédrale, une cathédrale intégralement
catholique donc ouverte à tous, en formulant deux axes précis qui guident depuis
le début notre travail : la cathédrale est faite pour célébrer, dans la liturgie, le
mystère du Christ, c’est sa raison d’être et sa fonction première ; la cathédrale
doit permettre d’offrir aux millions de visiteurs qui en franchissent le seuil un
accompagnement, une initiation au seuil du mystère afin qu’ils puissent en per­
cevoir quelque chose du sens et peut-être faire une expérience, spirituelle, de
rencontre. Cette double insistance sur la fonction liturgique, première et sur la
dimension missionnaire de la cathédrale se situe dans la continuité des récents
aménagements, dont celui du cardinal Lustiger en 2004, mais elle vise à mieux
intégrer un changement considérable lié à la montée en puissance du tourisme
de masse et à la présence continuelle dans notre vieille cathédrale de visiteurs
toujours plus nombreux, issus de cultures non chrétiennes ou postchrétiennes. Le
défi est redoutable, il a pu être relevé dans d’autres édifices catholiques d’Europe
avec des choix très différents de ceux que nous posons à Paris, par exemple celui
de la réservation d’un lieu intime pour la prière et la célébration « entre soi »,
et l’ouverture des principales parties de l’édifice aux touristes, dans une logique
de musée. Ce n’est pas le choix qui a été fait à Notre-Dame, depuis plusieurs
décennies d’ailleurs, et la volonté du diocèse de Paris est plus que jamais de ne pas
distinguer ceux qu’on pourrait appeler les fidèles de ceux qu’on pourrait appeler

3 Concile Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium sur la sainte liturgie, promulguée le 4
décembre 1963. À propos des rites, § 34 : « Les rites manifesteront une noble simplicité, seront
d’une brièveté remarquable et éviteront les répétitions inutiles ». À propos de l’art sacré, § 124 :
« Les Ordinaires veilleront à ce que, en promouvant et favorisant un art véritablement sacré, ils
aient en vue une noble beauté plutôt que la seule somptuosité. Ce que l’on doit entendre aussi
des vêtements et des ornements sacrés ».
4 Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, Paris : Seuil, 1964.
5 Ainsi des décors peints de Viollet-le-Duc dans les chapelles occidentales de Notre-Dame de
Paris, détruits après la guerre dans l’indifférence générale.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 205

les visiteurs, tant les motivations sont inextricablement mêlées, fluctuantes et


surtout poreuses. Ce choix, de fond, qui est fondamentalement un choix spirituel
de confiance dans la capacité que recèle la cathédrale de communiquer de manière
universelle quelque chose du mystère qui l’anime, a des conséquences très impor­
tantes sur l’économie de l’espace qui doit rester unifié. Il y aura certes le « cœur
liturgique » de la cathédrale dédié aux célébrations, distinct mais non séparé
de l’espace de déambulation conçu pour les visiteurs, avec une porosité voulue
et encouragée entre les deux éléments structurants de l’espace cathédral. Cette
distinction sans séparation fonctionne selon un modèle chalcédonien6 particuliè­
rement adapté pour penser la juste articulation entre les deux axes, mystérique et
missionnaire, du projet de l’archevêque pour sa cathédrale.

Un espace pour célébrer la liturgie cathédrale

Le Concile Vatican II a fait de la participation à la messe stationnale7, de tout le


peuple de Dieu autour de l’autel unique où préside l’évêque entouré de son presbyterium
et de ses ministres la principale manifestation de l’Église8 et a en quelque sorte
érigé cette messe dite stationnale en matrice pour penser l’Eucharistie. De fait,
la cathédrale n’était pas à l’origine un lieu eucharistique, sauf pour les chanoines,
qui l’habitaient en célébrant l’eucharistie, mais aussi, on l’oublie trop souvent,
en y chantant les heures. Pour les fidèles, la paroisse était ce lieu eucharistique,
non seulement ordinaire mais de plus en plus exclusif9. La cathédrale médiévale
l’était de manière « marginale » pour des confréries, mais en lien avec sa fonction
sociale fondamentale au cœur de la cité, au cœur du diocèse alors plus ou moins
confondus. On allait de fait à la cathédrale pour faire ses dévotions aux saints
dont elle abritait les reliques, saint Marcel à Paris, et surtout pour les grands
évènements à caractère indissociablement ecclésial et social de la vie de la cité,
qui ne prenaient que rarement une forme eucharistique. On n’en a pas encore

6 Je fais référence ici à la formule du concile de Chalcédoine (en 451) précisant que les deux
natures dans la personne du Christ étaient unies « sans confusion ni séparation ».
7 On appelle messe stationnale, en référence aux antiques liturgies romaines qui se déplaçaient de
« station en station » les grandes célébrations diocésaines où tout le people est invité à entourer
l’évêque, ses prêtres et ses ministres, par exemple la messe chrismale où est consacré le Saint
Chrême, les ordinations ou encore les célébrations d’assemblées synodales.
8 Concile Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium sur la sainte liturgie, promulguée le 4
décembre 1963, reprise au premier chapitre du cérémonial des évêques, § 41 : « C’est pourquoi
tous doivent accorder la plus grande estime à la vie liturgique du diocèse autour de l’évêque,
surtout dans l’église cathédrale ; ils doivent être persuadés que la principale manifestation de
l’Église réside dans la participation plénière et active de tout le saint peuple de Dieu, aux mêmes
célébrations liturgiques, surtout à la même Eucharistie, dans une seule prière, auprès de l’autel
unique où préside l’évêque entouré de son presbyterium et de ses ministres ».
9 Le Concile de Latran IV en légiférant sur la confession et la communion annuelles constitue un
jalon essentiel, repris à Trente, de ce mouvement de contrôle paroissial des fidèles catholiques.
206 P. gilles Drouin

tiré toutes les conséquences, perçues avec son acuité coutumière par le cardinal
Lustiger, dont le projet liturgique, musical, culturel pour Notre-Dame n’est pas
compréhensible sans le recours à cette intuition conciliaire sur l’importance de la
messe stationnale dans la cathédrale. L’insistance du cardinal sur l’unité entre le
sanctuaire et le chœur des chanoines ne peut se comprendre sans la volonté de
prendre en compte cette note collégiale de l’ecclésiologie conciliaire, héritée du
premier millénaire et reprise par les constitutions sur la liturgie et sur l’Église, et
qui situent l’évêque présidant la liturgie cathédrale en son presbyterium et avec ses
ministres. Aussi l’espace le plus prestigieux de la vénérable cathédrale, le chœur des
chanoines, désormais organiquement lié à l’espace du sanctuaire, était-il devenu
à Notre-Dame le lieu ordinaire de la présence des prêtres concélébrants, le presby­
terium prenant en quelque sorte le relais symbolique de l’antique chapitre10. C’est
cette même logique, associée à une distinction très lustigérienne entre présidence
active, devant l’autel, et présidence passive, primus inter pares au milieu de ses mi­
nistres, notamment pendant la proclamation de la Parole, qui explique l’abandon
de la cathèdre et l’installation de l’archevêque dans une stalle de dignité, à l’entrée
sud du chœur de la cathédrale.
Il n’en reste pas moins que d’autres grandes intuitions de l’ecclésiologie litur­
gique du Concile Vatican II méritent d’être prises en compte, si du moins la
visée est d’aménager une cathédrale selon Vatican II. J’en aborderai trois dans cette
contribution, en tentant chaque fois d’en tirer les conséquences concrètes pour
l’aménagement de notre cathédrale, telle que l’a pensé et proposé l’Atelier Notre-
Dame à l’archevêque : la triple redécouverte, antérieure au Concile Vatican II,
mais intégrée par l’assemblée conciliaire, de l’initiation chrétienne comme socle
de la vie chrétienne, de la place de la Parole de Dieu dans la vie chrétienne,
et de l’assemblée eucharistique considérée comme corps du Christ. En parlant
de redécouverte, je me place résolument en syntonie avec le geste liturgique de
Vatican II, qualifié par le Père Gy de ressourcement en tradition11, c’est-à-dire une
instauratio ou une renovatio qui ne procède jamais exclusivement d’une simple
adaptation à des conditions nouvelles, mais d’un aggiornamento qui jaillit d’une
retrouvaille avec les sources antiques de la tradition. Ce mouvement, qualifié par
les deux conciles pour l’Ordo Missae de retour à la norma sanctorum Patrum était
également celui de la réforme liturgique du Concile de Trente. Où l’on retrouve
l’habitus de faire du neuf avec du vieux.

10 L’insistance du cardinal Lustiger pour que soit démontée la grille de Viollet-le-Duc entre le
chœur des chanoines et le sanctuaire vise précisément à adapter le nouveau sanctuaire aux
concélébrations, mais surtout à donner corps à cette présidence liturgique de l’évêque en son
presbyterium, voulue pour des raisons ecclésiologiques par le Concile.
11 Pierre-Marie Gy, La liturgie dans l’histoire, Paris : Cerf, 1990 (Lex orandi), en particulier le
ch. XIII consacré aux origines de la constitution sur la liturgie.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 207

Première redécouverte : l’initiation chrétienne comme


socle de la vie chrétienne

On connaît bien l’acte fondateur de la prise de conscience de l’assemblée


conciliaire par elle-même, quand elle a refusé le schéma proposé pour ce qui
allait devenir la Constitution sur l’Église, et qu’elle a inversé la présentation tradi­
tionnelle, depuis un petit millénaire, de l’Église en partant du peuple de Dieu,
donnant par là même une sorte de primauté de fait au sacerdoce baptismal
et rouvrant la boîte de Pandore, complexe voire conflictuelle mais féconde, de
l’articulation entre sacerdoce baptismal et ministère sacerdotal, qu’il soit épiscopal
ou presbytéral. On connaît peut-être moins l’importance de l’intuition conciliaire,
initialement venue de ce qu’on appelait alors les pays de mission, de ce qui allait
progressivement, d’un simple baptême par étapes, générer la redécouverte du
catéchuménat et de la théologie de l’initiation chrétienne12. Partis de besoins
pastoraux des pays du sud, le concept et la pratique de l’initiation chrétienne
allaient très vite devenir une ressource théologique et pastorale essentielle dans
les pays de vieille chrétienté, soumis à une vague de sécularisation sans précédent.
Dans un monde qui cesse progressivement d’être chrétien, le catéchuménat et,
plus précisément, la théologie de l’initiation chrétienne mettent en lumière ce qui
fait un chrétien, en dehors d’une matrice sociale ou familiale qui joue de moins
en moins le rôle qui a été le sien durant des siècles de chrétienté. Ainsi la vigile
pascale, redécouverte dans sa forme antique quelques années avant le Concile13 et
désormais marquée par la célébration de l’initiation chrétienne des catéchumènes,
enseigne-t-elle que la vie chrétienne, nourrie par la Parole, est comme tendue
entre sa source baptismale et son horizon eucharistique. Les conséquences en
termes d’espaces de célébration de cette redécouverte, qui ne concerne pas que
les catéchumènes, mais que la liturgie propose à chaque baptisé14, n’ont été
que peu explorées dans les années postconciliaires, focalisé qu’on était sur une
queue de comète de chrétienté par une (trop ?) rapide adaptation des espaces
hérités de Trente à la seule « nouvelle messe ». Or c’est paradoxalement dans
les cathédrales, qui ne sont pas les lieux baptismaux habituels des communautés
catholiques, que cette redécouverte de l’initiation chrétienne aurait dû d’abord
être prise en compte dans la conception de leurs espaces de célébration. La raison
en est ecclésiologique : l’évêque est le responsable de l’initiation chrétienne dans

12 Dans la constitution sur la sainte liturgie Sacrosanctum Concilium, on ne parle encore que d’une
restauration d’un catéchuménat des adultes, distribué par étapes, il faudra attendre le décret Ad
Gentes sur l’activité missionnaire de l’Église pour que la notion d’initiation chrétienne fasse son
grand retour dans le vocabulaire de l’Église.
13 Réformes de la Vigile pascale et de la semaine sainte sous Pie XII, respectivement en 1951 et
1955.
14 Par exemple à travers le renouvellement de la profession de foi baptismale prévue par l’ordo de
la Vigile pascale pour l’ensemble des baptisés, qu’il y ait ou non célébration des sacrements de
l’initiation chrétienne de catéchumènes.
208 P. gilles Drouin

son diocèse, et la célébration des sacrements de l’initiation chrétienne par l’évêque


dans sa cathédrale, pendant la nuit de Pâques, revêt un caractère d’exemplarité que
peu à peu les diocèses redécouvrent, d’ailleurs. Mais il faut du temps pour qu’un
Concile soit reçu, surtout quand il s’agit de faire évoluer des pratiques, d’autant
plus que les livres liturgiques qui donnent corps à ces pratiques catéchuménales
cathédrales sont parmi les derniers de la série des livres promulgués après le
Concile : je fais référence ici au Rituel de l’initiation chrétienne des adultes et au
Cérémoniaire des évêques, parus en adaptation francophone respectivement en
1997 et en 1998. On a d’abord paré au plus pressé avec par exemple le Rituel
du baptême des petits enfants, oubliant que, si la pratique du pédobaptisme était
de loin la plus répandue, elle devait se penser sur le plan théologique comme
une forme particulière, infiniment respectable et spirituellement féconde, mais
dérivée de la forme référentielle que constitue désormais le processus d’initiation
chrétienne des adultes15.
C’est sur ces bases théologiques et pour donner corps à cette intuition conci­
liaire, dont les conséquences pastorales sont désormais évidentes dans une métro­
pole comme Paris16, que le projet du diocèse pour la cathédrale Notre-Dame
a voulu manifester cette structure initiatique de la vie chrétienne, en proposant
l’installation d’un baptistère fixe dans la partie occidentale de la nef. Ainsi le
corps des baptisés se trouvera comme enchâssé entre le lieu du baptême et le
lieu eucharistique, dans une manifestation, finalement très traditionnelle, de cette
tension entre source baptismale et horizon eucharistique de la vie chrétienne. Là
aussi, il s’agit de faire du neuf avec de l’ancien en privilégiant toujours le sens sur la
seule fonctionnalité, puisque, Notre-Dame n’étant pas une paroisse, son baptistère
n’est utilisé qu’assez rarement, et de manière solennelle uniquement durant la
Vigile pascale17. Mais le lieu du baptême rappelle à tous, par sa seule présence au
seuil de la nef, la source baptismale de la vie chrétienne et l’éminente dignité du
sacerdoce baptismal, au service duquel sont ordonnés évêque, prêtres et diacres.

Deuxième redécouverte : la place de la Parole de Dieu

L’insistance du Concile Vatican II sur la place de la Parole de Dieu dans la


liturgie et plus largement dans la vie chrétienne, complétée depuis par l’émergence
de notions aussi décisives que la reconnaissance d’une certaine sacramentalité de

15 Les praenotanda du rituel du baptême des petits enfants situent d’ailleurs dès leur premier
numéro le baptême des petits enfants dans le cadre plus large de l’initiation chrétienne.
16 L’institution catéchuménale a retrouvé sa place centrale dans la pastorale et la vitalité des Églises
d’ancienne chrétienté, en particulier dans les métropoles mondialisées comme Paris et l’Île de
France en France.
17 Comme d’ailleurs les grands baptistères de la tradition antique n’étaient ouverts, donc acces­
sibles, que lors des célébrations solennelles de l’initiation chrétienne, une ou deux fois par an en
Occident aux ive et ve siècles.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 209

la Parole18, est bien connue. Le Concile n’a en ces matières, comme d’ailleurs
avant lui le Concile de Trente19, donné presqu’aucune indication concernant les
conséquences de cette insistance sur l’espace de célébration. Il a fallu attendre
les instructions Interoecumenici20, dès 1965, puis la Présentation générale du Missel
romain21, en 1969, pour que la mise en place d’un ambon soit recommandée,
avec comme seule précision un élément fonctionnel de visibilité. La réception
de ces indications s’est souvent faite par l’installation, sur ce qui est devenu un
plateau liturgique, selon le modèle alors dominant, paradoxalement hérité de la
période moderne, d’un pupitre plus ou moins satellite par rapport à l’autel, avec
les discussions sans fin, souvent réduites à la dimension esthétique de la question
de l’équilibre à trouver au sein du ternaire, devenue la préoccupation majeure des
commissions d’art sacré, constitué par l’autel, l’ambon et la présidence. C’était
oublier le caractère organique de la conception traditionnelle de l’espace de
célébration, envisagé comme un système, conservé d’une certaine manière jusque
dans la période baroque22. Il est vrai que l’Europe du nord, avec la mise en place
des grands jubés à la fin du Moyen Âge, avait en quelque sorte perdu le sens
des grands ambons, qu’avait plus longtemps conservé par exemple l’Italie, et ce
malgré les tentatives de réarticulation entreprises après le Concile de Trente, avec
la suppression des jubés et la généralisation de la chaire à prêcher, voire de la
tribune pour les chantres. Cette organicité a été parfois pensée après le Concile à

18 Une notions analogique développée dans l’exhortation apostolique postsynodale Verbum Do­
mini (11 novembre 2010) de Benoît XVI aux numéros 55 et 56.
19 J’ai développé dans l’introduction de mon livre Architecture et liturgie ce constat que la réception
de deux conciles emblématiques de la période moderne et contemporaine, le concile de
Trente et le concile Vatican II, a comporté une profonde évolution des espaces de célébration
(suppression des jubés et disposition à la romaine pour Trente, installation d’un nouvel autel
plus proche du peuple et célébration versus populum pour Vatican II), alors même que les textes
conciliaires ne disaient rien ou presque à ce sujet.
Gilles Drouin, Architecture et liturgie au xviiie siècle. Offrir avec ou pour le peuple, Paris : Cerf,
2019 (Lex orandi).
20 Première d’une série d’instructions romaines sur l’application de la Constitution sur la sainte
liturgie qui tente de réguler, dans l’urgence, une réception parfois hasardeuse des intuitions
conciliaires, avant même la parution des premiers livres liturgiques réformés, en termes d’évolu­
tion des espaces de célébration.
21 C’est dans la Présentation générale du Missel romain (ci-après PGMR) qu’apparaît le ternaire
« autel, ambon, siège de présidence », qui a commandé la plupart des aménagements postcon­
ciliaires, dans un contexte strictement eucharistique, d’où l’« oubli » de la prise en compte du
lieu du baptême dans la plupart des cas.
22 Louis Bouyer, dans son magistral Architecture et liturgie, avait avec son acuité habituelle constaté
les dangers potentiels de l’adaptation du modèle gallican tripolaire « autel à tabernacle, chaire
et tribune occidentale » et le risque, en monde latin, d’une concentration de tous les éléments
dans le sanctuaire. Sa proposition de dispositif « bipolaire » inspiré du monde syriaque visait
à proposer une alternative à cette évolution. L’avenir lui a malheureusement donné raison. Voir
Louis Bouyer, Architecture et Liturgie, Paris : Cerf, 1967.
210 P. gilles Drouin

partir du modèle des deux tables, en la « réduisant » à la pensée d’un équilibre,


difficile à penser en dehors d’une concurrence, entre ambon et autel.
La proposition que nous avons faite pour Notre-Dame d’un ambon central
soulève bien des questions, qu’il faudra traiter avec le sérieux qu’elles méritent,
mais vise à intégrer le lieu de la Parole dans l’ensemble d’un espace repensé,
conformément à la structure basilicale de la cathédrale, avec son axialité tellement
saisissante23. La proposition vise à habiter cette axialité de manière systémique,
par les principaux « lieux » de la liturgie, pensée selon la matrice de l’initiation
chrétienne, avec de part et d’autre de cet axe l’ensemble des baptisés, disposés
sans confusion ni séparation entre fidèles et ministres ordonnés, entre source
baptismale, formation du corps par la Parole et horizon eucharistique, et au-delà,
pour tous, l’échappée eschatologique si magnifiquement soulignée à Notre-Dame
par la Croix de gloire et la Shekhina24. Ainsi la Parole de Dieu retrouve-t-elle sa
place dans l’itinéraire initiatique évoqué précédemment, une place inamissible
mais seconde par rapport à l’autel, qui est le centre ou l’horizon de l’ensemble de
l’itinéraire, horizon lui-même ouvert à son accomplissement eschatologique.

Troisième redécouverte : l’assemblée eucharistique


comme corps du Christ

intégral de l’action liturgique25 », le père Congar posait un jalon essentiel de l’in­


Dans son grand article de 1966, « L’Ecclésia ou communauté chrétienne, sujet

terprétation des intuitions conciliaires en termes d’ecclésiologie liturgique. C’est


probablement sur cette question que, dans la précipitation de l’après-Concile,
les impensés ont été les plus lourds de conséquences en termes d’aménagement
des espaces de célébration. Paradoxalement, alors que l’intuition conciliaire mise
au jour par le père Congar d’une assemblée toute entière célébrante, mais de
manière fondamentalement différenciée entre fidèles et ministres, en particulier
les ministres ordonnés, aurait dû amener à mettre au centre des préoccupations
l’organicité du rapport entre nef et sanctuaire, comme cela avait d’ailleurs été
déjà le cas dans les débats qui ont suivi le Concile de Trente, la préoccupation

23 Il n’est que rarement de bonne méthode de fonder un dispositif liturgique sur des précédents
historiques, tant la diversité est de mise en ces matières, et le risque d’archéologisme, auquel les
liturgistes n’ont pas toujours su résister, est grand ; mais il est possible et toujours souhaitable
d’explorer, dans leur contexte, les grands choix opérés par la tradition de l’Église. Il semble à
la suite des fouilles menées au début des années 2000 à Arles que le dispositif de la basilique
antique de Saint-Césaire, avec un autel à la corde de l’abside et un grand ambon profondément
engagé dans la nef, ait été courant en Gaule jusqu’au ixe siècle.
24 Une fine lame de bois recouverte d’or blanc a été disposée par l’artiste Marc Couturier
au-dessus de la croix dorée pour signifier la présence de Dieu, la Shekhinah biblique, paradoxale­
ment manifestée au creux même de son absence au moment de la crucifixion.
25 Yves Congar, « L’Ecclesia ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique »,
dans La liturgie après Vatican II, Paris : Cerf, 1967 (Unam Sanctam), 1967, p. 241 et suivantes.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 211

s’est grosso modo concentrée sur le seul sanctuaire. On s’est le plus souvent
contenté de rapprocher l’autel de la nef, en construisant un plateau liturgique sur
lequel l’évêque, ou le prêtre, célébrait désormais versus populum, et surtout sur
lequel l’ensemble des lieux de la célébration (autel, ambon, siège de présidence
voire baptistère le plus souvent mobile) était concentré. Paradoxalement ces
aménagements, inspirés par la version télévisuelle qui est comme la radicalisation
contemporaine des versions théâtrale ou universitaire de la période précédente,
ont renforcé le face à face entre prêtres et fidèles. On a bien essayé, au nom de la
participation active de ceux-ci, de faire monter, sur ce qui était devenu une scène,
des ministres laïcs, mais en courant le double risque d’une confusion, dans ce
qui n’est plus vraiment un sanctuaire, et/ou d’une cléricalisation des baptisés. La
plupart du temps ces aménagements n’ont pas concerné la nef, en contradiction
avec la redécouverte, mise en lumière par Congar de sa participation entière à
la célébration, en envisageant d’ailleurs souvent cette participation sous la forme
d’une députation d’une petite minorité passablement cléricalisée. Le diagnostic
est volontairement critique et probablement excessif. Néanmoins la question
demeure, largement impensée. Elle peut se poser pour ceux qui travaillent à
l’aménagement d’un espace de célébration en ces termes : comment souligner
cette dimension d’une assemblée intégralement célébrante, consciente de ce qu’en
participant à l’eucharistie elle est appelée, selon la formule indépassable de saint
Augustin, à devenir ce qu’elle reçoit, le corps du Christ, autrement dit à faire
corps, tout en soulignant la diversité essentielle des ministères à son service,
évêque et prêtres mais aussi diacres et ministres laïcs, dont les chantres si impor­
tants à Notre-Dame de Paris ?
Cette question n’a pas été occultée par l’Atelier Notre-Dame, d’autant plus que
l’archevêque lui avait explicitement demandé de travailler l’articulation entre nef
et sanctuaire, une question dont il pressentait, en pasteur, l’importance pour les
temps qui sont les nôtres. Nous avons envisagé la possibilité de « jouer » sur deux
claviers principaux : la mise en lumière liturgique et la forme de l’assemblée.
La question de la lumière peut sembler étrangère à nos préoccupations, et
pourtant la mise en lumière contemporaine d’une église, conçue comme un
simple éclairage, renforce souvent cette conception « télévisuelle » de l’espace
liturgique avec un sur-éclairage du « plateau », conçu comme une scène, et des
présupposés à la fois fonctionnalistes (il faut pouvoir lire) et patrimoniaux pour
la nef. Un bref retour sur l’histoire récente de l’éclairage de Notre-Dame permet
de dégager les présupposés successifs à l’œuvre. Viollet-le-Duc était d’un âge
technologique, quand il a équipé la cathédrale d’une série de lustres et de bras
de lumière, largement inédits dans les configurations antérieures de l’édifice, afin
de faire bénéficier la cathédrale des dernières avancées de la technique : enfin
on voyait clair dans la vieille cathédrale, en dehors des moments d’exception
où, pour certaines grandes cérémonies, un décor éphémère s’accompagnait d’une
débauche elle aussi éphémère de flambeaux. L’électrification de la cathédrale, en
1905, en raison de l’accroissement de puissance permis par la technique nouvelle,
s’est accompagnée d’un démembrement partiel des lustres de Viollet-le-Duc,
212 P. gilles Drouin

puisque tous les bras n’étaient plus nécessaires pour obtenir la lumière nécessaire
et surtout de leur déplacement, de la nef sous les grandes arcades de la nef,
dégageant à nouveau le vaisseau central occupé depuis un petit demi-siècle par
une double rangée de lustres. L’éclairage mis en place en 2013, dont la conception
est plutôt dictée par l’architecture, témoigne lui aussi de nouvelles possibilités
techniques et surtout de la prise en compte de la préoccupation montante
de l’époque pour les questions patrimoniales. Ainsi, à la veille de l’incendie,
l’éclairage de Notre-Dame résultait d’un compromis entre ce qu’on considérait
alors comme un éclairage liturgique, centré sur le plateau, et un éclairage patrimo­
nial, soulignant fortement la structure architectonique de la cathédrale, avec un
élément complémentaire, secondaire mais non second, lié aux exigences de la
retransmission télévisuelle imposant à l’époque un éclairage massif de tout ce qui
devait être vu à l’écran. Le projet de l’Atelier, conçu par un artiste de la mise en
lumière de renommée internationale, met en place un nouvel équilibre entre légi­
times préoccupations patrimoniales et primauté donnée à la dimension liturgique
de la cathédrale, pensée selon les catégories de Vatican II. Une étude intégrant
la dimension cosmique de la cathédrale et son rapport à la lumière naturelle,
toujours première surtout dans un édifice gothique, la dimension patrimoniale
de l’héritage des luminaires de Viollet-le-Duc et la dimension liturgique, nous
a amené à mettre au point un système mixte fondé sur : une base liturgique
constituée par une mise en lumière douce de l’assemblée, au niveau des assises,
complémentaire de l’éclairage traditionnel des autres grands lieux de la liturgie
(autel, ambon, baptistère) ; une intégration de l’héritage de Viollet-le-Duc comme
éclairage d’ambiance, surtout en dehors des célébrations ; et le maintien d’un
éclairage particulier pour les parties hautes de l’édifice. Il s’agit aujourd’hui de
continuer l’histoire multiséculaire de la cathédrale : nous ne prétendons pas
renouer avec l’ambiance lumineuse à jamais perdue de la cathédrale médiévale ou
d’Ancien Régime, mais prendre en compte les exigences, premières, de la liturgie,
qui ne peut pas se limiter à un simple éclairage d’un « plateau liturgique ». D’où
ce travail inédit sur la nef qui, de fait, renoue de plus avec un éclairage « doux »,
qui était celui de la cathédrale avant les innovations technologiques du xixe siècle.
Faire du neuf avec de l’ancien : dans ce cas précis, il ne s’agit en aucun cas
d’archéologisme, qu’il soit celui de la cathédrale royale ou de la cathédrale de
Viollet-le-Duc, mais d’une subtile intégration de toutes les dimensions que nous
nous devons de prendre en compte : dimension liturgique première, dimension
patrimoniale avec le moment viollet-le-ducien à sa juste place, et dimension
architecturale permise par les technologies d’aujourd’hui.
Le second « levier » sur lequel nous travaillons, pour intégrer la prise en
compte de l’assemblée comme corps célébrant, est celui de la forme de celle-ci,
en particulier à travers la disposition des assises. Notre-Dame a vécu pendant
plus de six siècles sans assises, du moins dans la nef, les seules assises étant celles
du chœur des chanoines, disposées en deux ensembles disposés en vis-à-vis. La
généralisation des assises dans la nef en Occident, à la fin du xviiie siècle, a
contribué à la fixation de l’assemblée, là aussi selon un modèle liturgique inspiré
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 213

du théâtre et/ou de la salle de cours à l’université. Il n’est évidemment pas


envisageable de revenir sur cette évolution : l’équipement de la nef de nos églises
par des sièges ; mais faire du neuf avec de l’ancien peut permettre d’envisager
une modification, partielle, des dispositifs. À Notre-Dame, le projet envisage
l’hypothèse d’une disposition en vis-à-vis des assises dans la partie orientale de
la nef26. Les raisons de cette disposition sont nombreuses. La première est bien
évidemment la perception qu’a l’assemblée du corps qu’elle est appelée à former,
avec, en vis-à-vis, des visages plutôt que des rangées de nuques. Il y a ensuite
une meilleure intégration du dispositif dans la structure longitudinale de ce grand
édifice basilical, la similitude de traitement des assises du clergé et de celles de l’as­
semblée, ainsi qu’une meilleure participation du peuple aux grandes processions
qui remontent la nef. Il y a également la question, importante à Notre-Dame,
des célébrations officielles, où le peuple de Dieu disparaît derrière une haie de
personnalités. Il y a enfin un début de retrouvailles avec une certaine mobilité de
l’assemblée, à travers le quart de tour qu’elle fait naturellement, au moment de
se tourner vers l’autel pour la liturgie eucharistique. La mise en place de ce type
de dispositif, déjà présent dans plusieurs édifices nouveaux, mais aussi anciens,
nécessitera un effort de pédagogie et une large concertation pour permettre à
chacun de se l’approprier, mais il faut aller jusque-là si nous voulons prendre au
sérieux l’intuition conciliaire de l’assemblée comme corps célébrant.
À l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la Constitution conciliaire sur la
sainte liturgie27, le pape Jean-Paul II parlait de la liturgie comme d’une épiphanie
de l’Église. Ainsi mise en lumière et disposée, l’assemblée célébrante manifestera
pour elle-même, mais plus encore pour celles et ceux qui visitent la cathédrale, ce
qu’est l’Église dans une disposition tout au long de cet axe structurant et signifiant
de la dynamique de la vie chrétienne : du baptistère à l’ambon, de l’ambon au
centre eucharistique et, au-delà, au tabernacle et à la Croix de gloire, dans son
unité pleinement différenciée : les fidèles, dont l’ordre des vierges, les religieux et
religieuses à l’ouest ; les ministres ordonnés de part et d’autre du sanctuaire et du
chœur des chanoines, en premier lieu l’évêque qui aura retrouvé sa cathèdre, le
presbyterium et les diacres… ; mais aussi, à Notre-Dame, les chantres dont l’habit
qu’ils portent signifie qu’ils exercent un véritable ministère au service du corps
tout entier.

26 D’autres raisons, fonctionnelles, plaident en faveur de dispositifs d’assises, en particulier pour


certains concerts qui nécessitent des modifications de la configuration des sièges. Aussi les
équipes techniques de la cathédrale ont-elles insisté pour que la mobilité soit intégrée dès la
conception des assises de la cathédrale restaurée.
27 Jean Paul II, Lettre apostolique Vicesimus quintus annus, du 4 décembre 1988.
214 P. gilles Drouin

Un espace pour accompagner les visiteurs au seuil du


mystère

Le second axe clairement exprimé par l’archevêque, après celui de la liturgie,


est la dimension missionnaire de la cathédrale. Il n’est d’ailleurs pas complètement
distinct du précédent puisque le mouvement liturgique a fortement souligné
la dimension missionnaire de la liturgie, une dimension qu’expérimentent les
chapelains en célébrant les saints mystères au grand autel, au milieu du peuple des
visiteurs qui déambulent, et non pas dans un endroit protégé, à part. Cette dimen­
sion prend une acuité particulière depuis quelques décennies en raison de la forte
croissance du nombre de visiteurs et de la modification de leurs provenances,
souvent marquées par des cultures non chrétiennes, voire postchrétiennes. Parfois
cet afflux est considéré comme un mal nécessaire, auquel il faut se résoudre. Cela
n’a jamais été le cas des recteurs successifs de la cathédrale qui se sont efforcés
de mettre en place des dispositifs d’accueil et d’accompagnement, destinés à faire
autant qu’il est possible entrer ces visiteurs dans le mystère de la cathédrale.
La réflexion consécutive à l’incendie va nous permettre de passer à une étape
nouvelle de cette préoccupation28.
Nous devons à la fois nous appuyer sur la puissance d’évocation de la
cathédrale en elle-même ; mais l’expérience montre que cela ne suffit pas et
qu’il convient d’accompagner les visiteurs, souvent étrangers à la culture judéo-
chrétienne, en partant du principe que l’intelligence du monument n’est jamais
assurée si elle n’inclut pas un minimum de compréhension de ce pour quoi il a
été édifié : chanter la gloire de Dieu et faire mémoire de son action dans l’histoire
des hommes. Certains pensent que le monument suffit, et qu’il suffit de compter
sur une vague ambiance « mystique », si possible rehaussée d’une nostalgie
romantique d’une époque révolue : c’est confondre les dimensions mystérieuses
et mystériques du mystère. Nous avons la conviction, que nous avons développée
dans un article de la revue Transversalités de l’Institut catholique de Paris29 que
l’expérience cathédrale, puisque c’est de cela dont il s’agit, demeure vague et
inopérante si elle n’est pas « informée », au sens aristotélicien du terme, d’une
évocation claire du mystère célébré. C’est ce que les anciens avaient compris,
des origines antiques aux grands cycles médiévaux30 et à la grande iconographie
post-tridentine, avec son côté à la fois populaire et catéchétique. Nous avons
évoqué dans l’article précité le double écueil d’un pédagogisme lourd et d’une
approche qui ne compte que sur l’émotion en excluant l’intelligence. C’est cette

28 La question de l’accueil des visiteurs devant et dans la cathédrale, avec sa dimension humaine
irremplaçable, est au cœur du Projet du diocèse de Paris pour Notre-Dame.
29 Gilles Drouin, « Initier au Mystère de et par la cathédrale », dans Transversalités, t. 154/3,
2020, p. 49-64.
30 Comme celui du revers de la clôture du chœur de Notre-Dame, dont subsistent certaines scènes
des récits de l’Enfance au nord et de la Résurrection au sud.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 215

pédagogie de l’initiation, qui a guidé nos choix, que nous rappelons ici avec leurs
deux composantes majeures dans le Projet du diocèse de Paris pour Notre-Dame :
- L’entrée par le portail central et la découverte d’une nef partiellement libre de ses
assises, en dehors des grandes célébrations, dont celles du dimanche. Il s’agit
de se laisser saisir par la puissance ascensionnelle et orientée31 du vaisseau
principal de la cathédrale. On trouve dans la tradition tous les dispositifs
d’accès possibles aux églises, mais les évocations de la puissance de saisisse­
ment des vaisseaux, immédiatement saisis dans toute leur ampleur, sont très
nombreuses dès les origines, comme la célèbre description de la cathédrale de
Tyr avec ses trois portails occidentaux par Eusèbe de Césarée, l’évocation par
Léon le Grand (pour les condamner) des rites solaires posés par les Romains
à l’entrée de la basilique occidentée du Vatican, celle, la découverte de l’espace
de Haghia Sophia à Constantinople exprimée par Maxime le Confesseur
dans sa Mystagogie… C’est cette expérience, première, que nous voulons
offrir aux visiteurs de la cathédrale, d’où notre travail sur la mobilité des
assises, et encore notre opposition à la restitution des dispositifs d’éclairage de
Viollet-le-Duc tels qu’ils ont fonctionné jusqu’à leur électrification en 1905,
parasitant cette vision d’ensemble. Cette question est d’importance car il
s’agit du contact premier, donc potentiellement fondateur, avec l’intérieur de
l’édifice, du passage du dehors, avec le grand Livre de la façade ouvert sur la
Ville, vers le dedans du monument, envisagé comme une triple métaphore de
l’intériorité, de la mise en route et de l’élévation.
- la mise en place d’un parcours d’initiation, en quatre temps32, pour enrichir la
déambulation des visiteurs et leur donner à goûter quelques-uns des grands
signes de la geste de Dieu dans l’histoire des hommes, des origines à nos jours
en passant par le point axial de l’Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu.
Conformément à une antique tradition latine, déjà repérée à Sainte-Marie-
Majeure et reprise jusqu’en pleine période baroque, par exemple par Borro­
mini au Latran, le flanc nord sera dédié aux origines vétérotestamentaires et
le flanc sud à la suite du Christ tout au long de l’histoire de la communauté
des disciples. Ainsi le parcours se déploiera en quatre temps, avec une allée des
origines, le long des chapelles du flanc nord de la cathédrale ; puis, passé le
transept, évocation lumineuse de l’entrée de l’immensité et l’éternité divines
dans l’espace et le temps des hommes, il se poursuivra en s’appuyant sur
les hauts-reliefs médiévaux du revers de la clôture du chœur : sur les scènes

31 Le génie de l’architecture gothique est de « compléter », par une accentuation de la dimension


ascensionnelle, ce qui est le propre de la basilique chrétienne : une mise en espace de la double
dimension structurante de la foi chrétienne : un peuple en marche vers Celui qui vient à sa
rencontre, et que la liturgie quotidienne invoque sous le titre de Soleil levant qui vient nous visiter
(Benedictus, Luc 1, 78), et parfois même de véritable Oriens (antiennes Ô de l’Avent).
32 Allée des origines le long des chapelles du collatéral nord, allée de l’Incarnation le long des
hauts-reliefs du revers de la clôture nord du chœur, allée de la Résurrection symétrique au sud,
allée des saints le long des chapelles du collatéral sud.
216 P. gilles Drouin

de l’Incarnation au nord ; puis, après le point de bascule marqué à la fois


par le Saint-Sacrement à l’orient du chœur et par la relique de la Couronne
d’épines dans la chapelle axiale, sur les scènes de la Résurrection au sud. La
Vierge au pilier, figure maternelle et ecclésiale, sera le point de départ du
quatrième temps de ce parcours : l’allée des saints, le long des chapelles sud
de la nef. Cette proposition vise à donner du sens à la déambulation, dans
une habitation cohérente de la structure, y compris cosmique de la cathédrale,
d’ouest en est, du nord au sud… pour revenir à l’ouest profane… par un autre
chemin33. L’intérêt de cette proposition, conçue pour conduire les visiteurs
au seuil du mystère, et peut-être de faire une rencontre, est aussi de réhabiter
les espaces des chapelles ; ces espaces étaient jusqu’ici assez délaissés, avec
des autels où l’on ne célèbre plus l’eucharistie et des confessionnaux où
l’on ne confesse plus, cependant garnis depuis un bon demi-siècle par des
œuvres d’art de qualité mais présentées de manière disparate et avec une
visibilité médiocre (les treize Mays)34. L’Atelier Notre-Dame travaille à la
manière d’incarner ce parcours, avec la possibilité offerte par ces espaces,
malheureusement débarrassés dans les années soixante de leurs décors peints,
de continuer l’histoire en accueillant l’art d’aujourd’hui. C’est à ce propos qu’a
éclaté une malheureuse et inutile polémique en novembre, avec l’évocation
dans la presse de la possibilité d’incarner les grands thèmes de ce parcours par
des vitraux contemporains. Il s’agissait d’une hypothèse parmi d’autres, jouant
sur les surfaces murales et un vis-à-vis potentiellement fécond entre créations
du xxie siècle et œuvres de la tradition médiévale ou classique. Par-delà les
débats, notre équation est la suivante : en premier lieu il s’agit de réhabiter
ces chapelles en permettant à ces espaces jusqu’ici morts, à l’exception des
chapelles de dévotion, de retrouver une vie, au service d’un « public » qui
n’existait pas dans sa forme actuelle au xixe siècle, en cohérence avec et au
service de la destination liturgique de la cathédrale, dans un dialogue qui
assume en la dépassant la dialectique culte/culture, assez vite inopérante si on
la durcit dans un espace comme celui de Notre-Dame de Paris. Il s’agit aussi de
continuer l’histoire en ouvrant la cathédrale à l’art d’aujourd’hui, comme cela
avait d’ailleurs déjà été fait avec, par exemple, la Croix de Marc Couturier, les
chapelles de la nef étant probablement le lieu où cette ouverture peut se faire
de la manière la plus respectueuse de la cohérence interne de l’édifice et du
projet missionnaire du diocèse35.

33 Voir Matth. 2, 12.


34 Le parcours sera comme suspendu par la dévolution de certaines chapelles à la dévotion, afin
de multiplier les voies d’accès au mystère, d’honorer la dimension dévotionnelle fondamentale
pour beaucoup de pèlerins et aussi d’éviter un caractère trop systématique et mettre du jeu, au
sens guardinien, dans la proposition offerte aux visiteurs. Voir « De la liturgie comme jeu »,
célèbre chapitre troisième de Romano Guardini, L’esprit de la liturgie, Paris : Plon, 1930,
réédité plusieurs fois, dont en 2007 chez Parole et Silence.
notre-Dame De Paris, enJeux théologiques D’une restauration 217

La question de l’incarnation sensible de ce parcours d’initiation est aussi


complexe que passionnante et n’a que rarement été posée à une telle échelle dans
une opération de restauration. Mais elle éclaire le choix que nous avons à faire :
celui de continuer l’histoire, comme nos devanciers l’ont magnifiquement fait
depuis plus de huit siècles ou bien celui, illusoire, de figer la cathédrale à un stade
de son développement, fût-il prestigieux.
L’attitude juste, celle du scribe de l’Évangile « devenu disciple du royaume
des cieux [qui] est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du
neuf et de l’ancien » (Matth. 13, 52) est évidemment délicate à trouver. C’est
celle que nous cherchons, à partir de la considération de la vocation liturgique
qui est celle de la cathédrale depuis les origines et dont l’histoire montre que
son respect est la meilleure garantie du respect de l’intégrité l’édifice… Il nous
faut toujours avoir à l’esprit et au cœur la garde de ce trésor, ce trésor qui n’est
pas une étape, médiévale, royale, viollet-le-ducienne, que disais-je encore, de la
longue et belle histoire de notre cathédrale mais le trésor, comme nous le rappelle
le pape François à la suite de son prédécesseur : « c’est la Tradition qui, comme
le rappelait Benoît XVI, “est le fleuve vivant qui nous relie aux origines, le fleuve
vivant dans lequel les origines sont toujours présentes. Le grand fleuve qui nous
conduit au port de l’éternité” ». Un trésor qu’il faut connaître et aimer dans toute
son ampleur. Un trésor qui nous dépasse, qui nous emporte avec lui et dont
nous ne devons et pouvons fossiliser le développement. Pour ce faire, comme
nos devanciers, nous devons agir avec une main infiniment prudente mais en
même temps ferme et jamais tremblante. Telle est la tâche à laquelle nous sommes
attelés, dont nous avons posé les présupposés fondamentalement théologiques. Il
est normal et sain qu’elle se heurte à d’autres approches. Mais cette tâche, si nous
la resituons en tradition sur son axe théologique, nous montre également, si besoin
était, qu’aménager une église, une cathédrale comme une modeste église, c’est
beaucoup plus que ce qui a été fait dans une première réception, nécessairement,
et probablement heureusement partielle du Concile, c’est-à-dire choisir la forme
et le matériau d’un podium liturgique et… débattre sur la disposition, la forme
et la matière d’un autel, d’un ambon et d’un siège de présidence, le reste étant
laissé aux soins vigilants, et souvent heureusement protecteurs, des services des

35 Sans systématiser le propos, faire du neuf avec de l’ancien pourrait aussi passer par une certaine
spatialisation des doctrines de restauration : le déambulatoire et ses chapelles dont les décors
peints ont été conservés pourrait évoquer l’atmosphère de la cathédrale de Viollet-le-Duc ; la
nef de nouveau garnie d’une série de Mays évoquerait la cathédrale royale, en grande partie
effacée par l’intervention du grand restaurateur ; et les chapelles occidentales, parce qu’elles
sont privées de leur décor peint depuis un bon demi-siècle, seraient le lieu tout indiqué pour
accueillir l’art d’aujourd’hui… pour continuer l’histoire.
218 P. gilles Drouin

monuments historiques. Ce n’est évidemment pas ce que l’archevêque nous a


demandé de faire à Notre-Dame car, qu’on le veuille ou non, nous n’avons pas le
choix, il nous faut tous être au rendez-vous de l’histoire, ou plutôt à celui de la
Tradition36. Qui, elle, nous dépasse et nous porte37.

36 La Tradition avec un grand T en ce qu’elle se distingue, par son ampleur, sa dimension vivante
et féconde, des traditions, ses avatars respectables mais partiels et plus ou moins éphémères.
37 Ce texte a été rédigé en juin 2021. Depuis, un certain nombre d’étapes dans le processus d’éla­
boration du projet ont été franchise. En particulier, la Commission Nationale du Patrimoine
et de l’Architecture en a validé les grands principes en décembre 2021, émettant également
quelques réserves sur certains points précis. Aussi, si les présupposés théologiques exposés dans
ce texte demeurent, quelques exemples de leur incarnation concrète présentés pour les illustrer
pourront évoluer.
Index personarum et operum anonymorum

Une même série alphabétique réunit 1) les noms de personnages anciens (morts
avant 1500), qui sont classés au prénom, ex. Pierre Abélard ; 2) les noms de
personnages modernes (morts après 1500), classés à leur nom, rehaussé alors par
des petites capitales ; et enfin les titres d’ouvrages anonymes, écrits en italiques.
On a mentionné la qualité de sainte ou saint lorsqu’elle est assez consacrée par
l’usage pour aider à identifier le personnage.

Adam, préchantre à Notre-Dame puis Audebrand (Fabienne) 195 n. 10, 197


chanoine de Saint-Victor 9, 48-49, n. 16
51-54, 56 Audiberti ( Jacques) 97
Aimond (Charles) 126 n. 2, 136 n. 37 Audoin, évêque d’Évreux 127
Alain (Émile-Auguste Chartier, dit) Augustin, évêque d’Hippone 51 n. 11,
113 52, 76 n. 18, 211
Alavoine ( Jean-Antoine) 160 Augustin, évêque d’Hippone (pseudo-)
Alazard (Daniel) 195 n. 10, 197 n. 16 52-53
Albrecht (Stephan) 28 Aupetit (Michel), archevêque de Paris
Alcuin 75 n. 17 204-206, 211, 214, 218
Alexandre III, pape 17, 33, 70, 75 n. 17 Auzas (Pierre-Marie) 203
Allaire ( Jean) 48, Avesgaud, fils de Guillaume Soreng
Amalaire de Metz 36, 42, 126, 127 n. 4
Amédée de Tramelay, archevêque de Avezou (Laurent) 10, 95-108
Besançon 152
Andrieu (Michel) 75 n. 16, Bakhtine (Mikhaïl) 100
Annales sancti Nicasii Remensis 130, 138 Balthasar (Hans Urs von) 154 n. 68
Anonyme IV (De musica) 48, 54, 56 Balzac (Honoré de) 99
Anseau, chanoine du Saint-Sépulcre puis Barbey d’Aurevilly ( Jules) 98
chanoine de Notre-Dame de Paris Barbier ( Josiane) 18 n. 6
22 Barbieux (Hubert) 198 n. 18
Anselme de Laon, maître 128 Baron (Édouard) 160
Anselme de Mauny ou de Bercenay, Baron (Françoise) 30 n. 23
évêque de Laon 133 Barthélemy (comte Édouard de) 129
Anselme de Saint-Remy 136 n. 38 n. 14, 132 n. 26
Apollinaire (Guillaume) 96 Bastet (Delphine) 203 n. 1
Aristote 110, 214, Baudelaire (Charles) 98
Aubanton (Frédéric) 192 n. 2, 195 Bauduin (Pierre) 135 n. 36
n. 10, 197 n. 16 Bellamy (François-Xavier) 91-92
220 inDex Personarum et oPerum anonymorum

Benjamin (Walter) 98 Cavusuglu (Mevlüt) 6


Benoît de Nursie, saint 142, 144 Cerf (Charles) 136 n. 41
Benoît XVI, pape 201-202, 209 n. 18, Certon (Pierre) 48
217 Césaire, évêque d’Arles 71
Bercé (Françoise) 191 n. 1 Charles d’Orléans, comte d’Angoulême
Bérenger de Tours 35 135
Bériou (Nicole) 40 n. 26, 44 n. 45 Charles V, roi de France 128
Berlioz (Hector) 105 Charles VI, roi de France 102
Bermon (Pascale) 9-13 Charles VIII, roi de France 135
Bernard IV, comte d’Armagnac 128 Charles X, roi de France 179
Berne (Damien) 130 n. 17, 134 n. 28 Charron (Philippe) 193 n. 6
Bernini (Gian Lorenzo), dit le Cavalier Chaumet (Grégory) 19-21, 223
Bernin 105 Chevalier (Ulysse) 43 n. 41
Béroul 148 Chiffoleau ( Jacques) 88 n. 7
Bertin (Louise) 105 Chrétien de Troyes 106
Bloy (Léon) 101 Chrodegang, évêque de Metz 88
Boffrand (Germain), architecte 31, Claire (Dom Jean) 52 n. 13
178 Clarke (Christopher) 168 n. 11
Boissard (Emmanuel) 195 n. 10, 197 Claudel (Paul) 10, 101-102
n. 16 Comte (Auguste) 112
Boissavit-Camus (Brigitte) 194 n. 9 Comte d’Artois, voir Charles X, roi de
Bonnet (Charles) 194 n. 9 France 189
Bony ( Jean) 22 n. 11 Concile de Chalcédoine (451) 205
Borromini (Francesco) 215 Concile de Francfort (794) 72
Boson, comte de Bourgogne Transjurane Concile de Latran IV (1215) 72, 205 n. 9
126 Concile de Mayence (813) 42 n. 35, 72
Bossuat (Robert) 73 Concile de Meaux (845) 72
Bossuet ( Jacques-Bénigne) 107 Concile de Reims (1049) 136
Bouet (Pierre) 126 n. 1 et 3, 127 n. 6 Concile de Reims (1120) 136
Bourdon (Gwenael) 200 n. 21 Concile de Tours (813) 72
Boussard ( Jacques) 69 n. 5 Concile de Trente (1545-1563) 31 n. 28,
Bouyer (Louis) 209 n. 22 71 n. 10, 202, 203, 204 n. 3, 205,
Bresc-Bautier (Geneviève) 22 n. 10 206-210, 213, 217
Brun (Olivier) 138 n. 46 Concile de Vaison (529) 71
Busson (Didier) 18 n. 6 Concile de Vatican II (1962-1965) 13,
Bideault (Maryse) 128 n. 13, 135 203-206, 208-210, 212
n. 35, 138 n. 44 Congar (Yves Marie) 210-211
Conrad de Lichtenberg, évêque de
Calixte II, pape 136 Strasbourg 134
Calvel (Patrice) 198 n. 16 Cotte (Robert de) 31
Carlson (Allen) 121 Couffon (René) 126 n. 1
Casajus (Mélanie) 129 n. 14, 135 n. 33 Coulangeon (Cécile) 12, 191-200
Cassien, v. Jean Cassien Courteault (Paul) 125 n. 1
inDex Personarum et oPerum anonymorum 221

Coussemaker (Edmond de) 48, 49 Eudes de Sully, évêque de Paris 47,


n. 7, 54 n. 17, 56 n. 20 71-72
Couturier (Marc) 210 n. 24, 216 Eusèbe, évêque de Césarée 215
Crépu (Michel) 95 n. 1 Évagre le Pontique 76 n. 18
Cullin (Olivier) 59 n. 25
Cusato (Michael) 145 Fabioux (Martine) 194 n. 9
Dagron (Gilbert) 35 n. 13 Fargue (Léon-Paul) 103
Dante Alighieri 36 n. 14, 99 Fernie (Éric) 29 n. 20
Darraud (Dany) 194 n. 9 Ferré (Léo) 102
Davis (Michaël) 29 n. 21 Fiedler (Konrad) 112, 114
Davril (Anselme) 37 n. 20 Filler (Martin) 198 n. 17
Debret (François) 158, 160 Finance (Laurence de) 167 n. 9, 191
Decaëns ( Joseph) 126 n. 3, 136 n. 38 n. 1
Delhay ( Jean-François) 194 n. 7 Flandrin (Hippolyte) 199
Fleury (Michel) 70 n. 8
Delhaye (Philippe) 34 n. 5
François d’Assise, saint 11, 141-143,
Demouy (Patrick) 11, 125-140
145, 147-154
Denuelle (Alexandre) 199
François, pape 5, 154, 201-202, 217
Deremble ( Jean-Paul) 198 n. 16
François Ier, roi de France 48, 135
Deschamps (Paul) 128 n. 10
François Villon 10, 95, 102
Descubes ( Jean-Charles) 126 n. 1
Frédéric Barberousse, empereur 33
Deshusses ( Jean) 75 n. 17
Friedmann (Adrien) 69 n. 5, 70 n. 6
Désiré dit Gosset (Gilles) 126 n. 1
Fromont (Rémi) 175, 179 n. 5
Desmoulin (Bernard) 193
Frotold, évêque de Chartres 126
Dewey ( John) 11, 117, 118 n. 20, 120
Fulbert, évêque de Chartres 134
Didier (Frédéric) 198 n. 18, 200 n. 21
Didier (Marie-Hélène) 12, 173-190 Gady (Alexandre) 31 n. 27, 200 n. 21
Didron (Adolphe-Napoléon) 159, 168 Gaillard (Michèle) 142 n. 8
Dieudonné (Sylvain) 9, 47-65 Gargash (Anwar) 6
Dormer (Nick) 101 Garrigues (Marie-Odile) 42 n. 34-35,
Douteil (Héribert) 75 n. 17 43 n. 38
Drouin (Gilles) 13, 201-218 Gatouillat (Françoise) 31 n. 29, 126
Duda (Andrzej) 6 n. 1, 136 n. 40
Dudon de Saint-Quentin 135 Gaudry, évêque de Laon 128
Dumoulin ( Jean) 126 n. 1 Gaulle (Charles de) 92
Gautier (Théophile) 106-107, 159
Édouard Ier, roi d’Angleterre 7 Gélase II, pape 194
Édouard III, roi d’Angleterre 7 Geoffroy d’Eu, évêque d’Amiens 131
Eicher (Peter) 150 n. 42 Gérard de Quierzy 128
Eldin (Grégoire) 25 n. 16 Gérard ou Géraud IV, comte d’Armagnac
Élisabeth de Hongrie, sainte 149 128
Erlande-Brandebourg (Alain) 70 Gervais de Cantorbéry 129
n. 7, 135 n. 32 Gide (André) 101
222 inDex Personarum et oPerum anonymorum

Gillerman (Dorothy) 30 n. 23 Hamon (Étienne) 31


Gilon, moine de Cluny et historien 146 Hanninck (Christian) 35 n. 13
Ginesy (Antoine) 95-96 n. 1 Hardy (Chantal) 21
Giotto di Bondone 141, 143 Hazart (Gilles), architecte 137
Godde (Étienne-Hippolyte) 160, 168 Heber-Suffrin (François) 134 n. 31,
Godefroid le Barby, duc de Haute- 194 n. 9
Lorraine 126, 135 Hegel (Georg Wilhelm Friedrich) 11,
Gohard, évêque de Nantes 126 109-110, 112-113, 117
Goodman (Nelson) 11, 117-118 Hemingway (Ernest) 97
Gosse-Kischiniewski (Annick) 126 Henri de Marcy, cardinal-évêque
n. 1, 136 n. 4 d’Albano 18
Gouguenheim (Sylvain) 35 n. 13 Henri III, empereur 126-127
Graboïs (Arieh) 33 n. 2 Henri II, roi de France 7
Green ( Julien) 98 Henri Ier Beauclerc, roi d’Angleterre
Grégoire Ier le Grand, pape 71, 73, 76 127, 136
n. 18 Henri III, roi d’Angleterre 7
Grosfillier ( Jean) 49 n. 9 Henriet ( Jacques) 22
Gross (Guillaume) 47 n. 1, 48 n. 3, 49
Hériman de Tournai 128 n. 8, 131, 133
n. 8, 56 n. 18, 57 n. 22, 59 n. 24
Hervieu-Léger (Danièle) 87 n. 6
Guardini (Romano) 216 n. 34
Hesbert (René-Jean) 51 n. 10
Gui de Montaigu, archidiacre de Laon
Histoire des quatre fils Aymon 135
128
Guibert de Nogent 128 n. 9, 129, 131, Honorius II, pape 136
133 Honorius III, pape 133
Guillaume V, duc d’Aquitaine 134 Honorius Augustodunensis 10, 42-43
Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris Hraban Maur, voir Raban Maur
18, 148 Hugo (Victor) 10, 83-84, 87, 92-93,
Guillaume Cauchon, chanoine de Reims 95, 100, 104-107, 159, 191, 202
132 Hugues, seigneur de Grandmesnil 127
Guillaume de Jumièges 127 n. 4, 136 Hugues de Saint-Victor 7, 34-35, 37, 42
n. 38 n. 36
Guillaume de Sens, architecte 137 Hugues de Saint-Victor (pseudo) 10,
Guillaume Durand de Mende 35 n. 11, 33-46
37, 84 Hugues de Semur, abbé de Cluny 144,
Guillaume Jouvenel des Ursins 7 146, 149
Guillaume Soreng 126 Hull Stookey (Laurence) 44 n. 41
Guillaumont (Antoine) 76 n. 18 Huysmans ( Joris-Karl) 10, 84, 86, 96,
Guillaumont (Claire) 76 n. 18 98
Guiomar, évêque de Dol 126
Guyon ( Jean) 194 n. 9 Ingarden (Roman) 11, 110, 114-116,
Gy (Pierre-Marie) 37 n. 19, 206 118
Innocent III, pape 143, 151, 153, 154
Habermas ( Jürgen) 89 Innocent IV, pape 134
inDex Personarum et oPerum anonymorum 223

Iogna-Prat (Dominique) 10, 83-93, Lambert (Élie) 126 n. 1


38 n. 21, 42 n. 35, 43 n. 39 Lambert d’Aschaffenburg 136 n. 37
Irénée de Lyon 146 Lassus ( Jean-Baptiste) 11-12, 32, 92,
Isidore de Séville 36, 42 158-162, 164, 167-169
Laty (Françoise) 126 n. 1
James (Henry) 97, 101 Lautier (Claudine) 128 n. 13, 135
James ( Jean-Paul) 126 n. 35, 138 n. 44
Jean Béleth 34, 75 n. 17 Le Goff ( Jacques) 34 n. 7, 89 n. 8, 147
Jean Bourguet 129 n. 27, 149 n. 39
Jean Ier le Bon, roi de France 128 Le Pogam (Pierre-Yves) 30 n. 22
Jean sans Terre, roi d’Angleterre 128, Lebeuf (abbé Jean) 68 n. 4
134 Leboulc’h (Anne-Claude) 126 n. 1
Jean Cassien 76 n. 18 Lecoy de La Marche (Albert) 68 n. 3
Jean Colonna, cardinal-évêque de Sabine Legenda trium sociorum 11, 141 n. 1,
153 151-152
Jean de Chelles (maître), maître d’œuvre Lemzaouda (Christian) 23-24
28, 202 Leniaud ( Jean-Michel) 11, 92,
Jean Foulquart, chroniqueur 129, 132 157-169, 187 n. 10, 191 n. 1
n. 26 Lenoir (Albert) 158
Jean de Garlande 59 n. 24 Léon Ier le Grand, pape 215
Jean Gerson, chanoine de Notre-Dame et Léon IX, pape 136
chancelier de l’université de Paris Léonin, maître 9, 54, 56
48 Littré (Émile) 158
Jean Legoys 136 Longère ( Jean) 9, 67-79
Jean de Montaigu, grand-maître de Louis VI, roi de France 131
l’hôtel de Charles VI, roi de France Louis VII, roi de France 33 n. 2, 68
102 Louis IX, roi de France, saint 7, 28, 149
Jean de Montpellier, orfèvre 30 Louis XI, roi de France 7, 100, 135
Jean Scot (Érigène) 144 n. 10 Louis XII, roi de France 89, 135
Jean-Paul II, pape 213 Louis XIII, roi de France 31, 92, 162,
Jérémie, prophète 131 173, 178, 186, 202
Jourd’heuil (Irène) 20 n. 8, 195 n. 10, Lours (Mathieu) 31 n. 28
197 n. 16 Lubac (Henri de) 38 n. 22
Julien l’Hospitalier, saint 149 Lustiger ( Jean-Marie), archevêque de
Juncker ( Jean-Claude) 6 Paris et cardinal 204, 206
Lutz (Christian) 186
Kant (Immanuel) 111 Lyotard ( Jean-François) 111
Katz (Israel) 6
Kimpel (Dieter) 22 n. 11, 28 n. 17 Macron (Emmanuel) 5
Kingsley ( Jennifer P.) 38 n. 23 Magnien (Aline) 188
Kurmann (Peter) 138 n. 45 Malet (Léo) 103
Maretz (Stéphane) 200 n. 21
Labbé (Thomas) 130 n. 16 Marnay (Eddy) 105
224 inDex Personarum et oPerum anonymorum

Martin Chambiges, architecte 137 Palazzo (Éric) 35 n. 13, 38 n. 23


Maurice de Sully, évêque de Paris 9-10, Pallot (Éric) 193 n. 5
18, 34, 47, 67-79, 202 Panofsky (Erwin) 11, 120
Mazel (Florian) 90 Pansard (Michel) 126 n. 1
Meillassoux (Quentin) 121 Péguy (Charles) 10, 96
Mélenchon ( Jean-Luc) 5 Perec (Georges) 95
Mercier (Louis-Sébastien) 103-104 Pérotin le Grand, maître 9, 47-48,
Mérimée (Léonor) 163 56-57, 64
Mérimée (Prosper) 12, 162-164, 166, Philippe II Auguste, roi de France
191 69-70, 127-128
Merkel (Angela) 6 Philippe III le Hardi, roi de France 7
Meyere ( Jacques de) 126 n. 1, 127 n. 5
Philippe IV le Bel, roi de France 92
Michaud-Fréjaville (Françoise) 41
Philippe VI de Valois, roi de France 7
n. 32
Philippe le Bon, duc de Bourgogne 7
Michler ( Jürgen) 197
Piaf (Édith Giovanna Gassion, dite
Migne ( Jacques-Paul), abbé 35
Édith) 105
Mitterand (François) 92
Pie XII, pape 207
Modiano (Patrick) 103
Montaigne (Michel Eyquem, seigneur Pierre, apôtre et pape 40, 84
de) 104 Pierre Lombard, évêque de Paris 34, 68
Montalembert (Charles de) 159 Pierre le Mangeur 68
Montoux (Arnaud) 11, 141-155 Pierre de Meaux, architecte 137
Morard (Martin) 44 n. 45 Pierre de Montreuil, maître d’œuvre
Mortet (Victor) 18 n. 3, 67 n. 2, 128 202
n. 9-10, 130 n. 15, 131 n. 20-21, 132 Pietro Bernardone 150
n. 23-24, 134 n. 30, 137 n. 43, 139 Pignot ( Jean-Henri) 144 n. 11
n. 48 Pistoia (Andrea) 10, 33-46
Plagnieux (Philippe) 22 n. 13
Nabuchodonosor, roi de Babylone 131 Poirel (Dominique) 5-8, 33 n. 3
Napoléon Ier, empereur des Français 92, Poncelet (Étienne) 194 n. 8
99, 101, 158 n. 2 Ponge (Francis) 103
Napoléon III, empereur des Français Pontal (Odette) 71 n. 9
189
Ponthaud (Marie-Suzanne de) 195
Nerval (Gérard Labrunie, dit Gérard n. 10, 197 n. 16
de) 105
Pouillon (Fernand) 204
Neveux (François) 126 n. 3, 136 n. 39
Pouradier (Maud) 10, 109-121
Notker le Bègue 49
Prache (Anne) 138
Noye (Irénée) 76 n. 19
Prévert ( Jacques) 105-106
Odon de Cambrai 34 Prigent (Daniel) 194 n. 9
Orderic Vital 127 n. 4, 136 n. 38, 137 Proust (Marcel) 98, 110
n. 42 Prunet (Pascal) 175, 179 n. 5
Pulga (Stefano) 194 n. 9
Pacaut (Marcel) 33 n. 2 Pycke ( Jacques) 126 n. 1
inDex Personarum et oPerum anonymorum 225

Quatremère de Quincy (Antoine Rossellini (Roberto) 142 n. 2


Chrysostome) 11, 157-158, Rousseau ( Jean-Jacques) 102-103
161-162, 164, 169 Roux (Caroline) 41 n. 32
Ruskin ( John) 104, 110
Raban Maur 38 n. 22
Rabelais (François) 100 Sacrum commercium sancti Francisci cum
Rawel (Alain) 34 n. 8 domina Paupertate 145, 147
Raymond du Temple, maître d’œuvre de Saint-Denis (Alain) 128 n. 8-9, 133
Notre-Dame de Paris 31 n. 27, 135 n. 32
Rebelo de Sousa (Marcelo) 6 Saint-Paul (Anthyme) 12, 167
Regula sancti Benedicti 144 n. 12 Saint-Vanne (Albert de) 126 n. 1
Reinhardt (Hans) 134 n. 28-29, 139 Salet (Francis) 128 n. 7, 139 n. 48
n. 47 Sand (George) 106
Remy Legoys 136 Sandron (Dany) 9, 17-32, 70 n. 7, 139
Renan (Ernest) 101 n. 48
Renaud de Montauban 135-136 Sapin (Christian) 134 n. 31, 195 n. 9,
Restif de la Bretonne (Nicolas 198 n. 18
Edme) 103 Sauer ( Joseph) 86
Reveyron (Nicolas) 146 n. 23 Sauval (Henri) 100
Reynaud ( Jean-François) 194 n. 9 Sauvé ( Jean-Marc) 5
Reynolds (Roger Edward) 37 n. 19 Schelling (Friedrich Wilhelm Joseph
Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre von) 11, 117
128 Schneyer ( Johann Baptist) 73 n. 15
Richard de Saint-Victor 73 Schopenhauer (Arthur) 11, 113-114
Richard, fils de Guillaume Soreng 126, Schwarte (Ludger) 11, 120
127 n. 4 Scruton (Roger) 119
Riché (Pierre) 35 n. 13 Sebond (Raymond) 104
Riegl (Aloïs) 109-110 Sennett (Richard) 83
Rigaux (Dominique) 41 n. 32 Serlon de Bayeux 127, 130-131
Robert II le Pieux, roi de France 134 Sicard de Crémone 34 n. 4, 35 n. 11, 37,
Robert Courteheuse, comte du Maine et 38 n. 23, 75 n. 17
duc de Normandie 127 Sigebert de Gembloux 136 n. 37
Robert de Torigny, abbé du Mont-Saint- Simenon (Georges) 103
Michel 18 Simon IV, seigneur de Montfort puis
Robert Paululus 34 n. 4 comte de Toulouse, vicomte de
Robert, fils de Guillaume Soreng 126 Béziers et Carcassonne 128
Robida (Albert) 104 Sloterdijk (Peter) 92
Robin (Françoise) 128 n. 12 Soulay (Véronique) 18 n. 6
Robson (Charles A.) 73 n. 14 Speculum de mysteriis Ecclesiae 10, 33-46
Rodenbach (Georges) 98 Spieralska (Beata) 73 n. 13
Roger van der Weyden 84, 86 Stockhausen (Karlheinz) 111
Rogozinski ( Jacob) 148 Suckale (Robert) 22 n. 11
Rollon, duc de Normandie 135 Suga Yoshihide 6
226 inDex Personarum et oPerum anonymorum

Suger, abbé de Saint-Denis 16 Vallery-Radot ( Jean) 139 n. 48


Supervielle ( Jules) 97 Van den Eynde (Damien) 34 n. 4
Vasari (Giorgio) 114
Taine (Hippolyte) 11, 110, 114-115, Vauchez (André) 35 n. 13
118-119 Vergain (Philippe) 195 n. 9
Tallon (Andrew) 12, 17, 25, 27, 32, Victor IV, antipape 33 n. 2
195 Villeneuve (Philippe) 175, 179, 181
Tegel (Willy) 138 n. 46 n. 7, 186
Tesson (Sylvain) 10, 95, 98 Villon (François), voir François Villon
Thénard-Duvivier (Franck) 41 n. 32 Viollet-le-Duc (Eugène-Emmanuel)
Théry ( Julien) 40 n. 25 11-12, 21, 32, 92-93, 104, 110,
Thibodeau (Timothy M.) 37 n. 19-20 157-169, 179, 184, 186-189, 191-192,
Thiesse (Anne-Marie) 92 196, 202-203, 204 n. 5, 206 n. 10,
Thomas (saint), apôtre 93 211-212, 215, 217
Thomas de Celano 145 n. 18, 150 n. 43, Vitruve 109
151, 152 n. 51 et 59, 154, Vogel (Cyrille) 35 n. 9
Timbert (Arnaud) 138 n. 45, 195
n. 11, 198 n. 16 Walafrid Strabon 84
Touati (François-Olivier) 148 n. 39 Weisweiler (Heinrich) 42 n. 36
Tournier (Michel) 97, 104, 107 Westgate (Deirdre) 168
Tsipras (Alexis) 6 Winckelmann ( Johann Joachim) 106
Tusk (Donald) 5 Wright (Craig) 47 n. 1, 48 n. 4-5
Twain (Mark) 99, 104
Yves, évêque de Sées et comte de
Ullmann (Cécile) 198 Bellême 126-127, 136-137

Vacquerie (Auguste) 95 Zola (Émile) 99


Valery (Paul) 106
Index aedium

On trouve ici, classé par nom de lieu, les cathédrales, églises et bâtiments, religieux
ou non, mentionnés dans l’ouvrage, à l’exception de la cathédrale Notre-Dame de
Paris, devenue par la force des circonstances son sujet plus précis, derrière ce sujet
plus large qu’est la cathédrale en général.

Amiens, cathédrale 7, 18, 22, 26, 104, Cluny, abbatiale 11-12, 141-142,
131 144-147, 151, 154-155, 200
Angkor, temple 107 Compiègne, hôtel de ville 137
Arles, basilique Saint-Césaire 13, 210 Constantinople, basilique Sainte-Sophie
Arras, cathédrale 21, 133, 134 n. 30, 136 215
n. 39 Coutances, cathédrale 125, 126 n. 1
Assise, basilique Saint-François 143
Assise, église de la Portioncule 152-153 Dol, cathédrale 125-126, 128
Assise, église Saint-Damien 11, 142
Évreux, cathédrale 125, 126 n. 1, 127,
Auch, cathédrale 128
128 n. 7, 136
Auxerre, cathédrale 18
Avignon, palais des papes 163
Gizeh, pyramides 107
Grenoble, église Saint-Jacques 5
Bayeux, cathédrale 127, 130-131
Bayonne, cathédrale 125, 126 n. 1, 139 Jérusalem, basilique du Saint-Sépulcre
n. 48 7
Beauvais, cathédrale 12, 22, 137, 194
Bec-Hellouin, abbatiale 136 Laon, cathédrale 21-22, 26, 29, 125,
Béziers, cathédrale 128 128, 131, 133
Bordeaux, cathédrale 125, 139 n. 48 Le Puy-en-Velay, cathédrale 163
Bourges, cathédrale 20, 22 Longpont, abbatiale 71
Bruxelles, cathédrale 84
Mantes, collégiale 22
Cambrai, cathédrale 21, 134, 139 n. 48 Meaux, cathédrale 18
Cantorbéry, cathédrale 11, 125, 129, Metz, cathédrale 111
132-133, 137 Mont-Saint-Michel, abbatiale 18
Chartres, cathédrale 12, 22, 96, 111,
115, 125, 126 n. 1, 133, 138, 158, 160, Nantes, cathédrale 125, 126 n. 1, 188
195, 197-198 Narbonne, cathédrale 31
Clermont-Ferrand, cathédrale 196 Noyon, cathédrale 21-22
228 inDex aeDium

Orléans, cathédrale 135 Reims, abbatiale Saint-Remi 21-22


Rome
Paris, cathédrale Notre-Dame passim Rome, basilique Sainte-Marie-Majeure
Paris, abbatiale Sainte-Geneviève 69, 13, 215
71, 100 Rome, basilique Saint-Jean de Latran
Paris, abbatiale Saint-Germain-des-Prés 20, 143, 151, 215
22, 33, 71, 199 Rome, basilique Saint-Paul-hors-les-
Paris, abbatiale Saint-Victor 33 Murs 153
Paris, église Sainte-Marie-Madeleine Rome, basilique Saint-Pierre 105, 152
194 n. 8, 70 Rouen, cathédrale 26, 29, 125, 126 n. 1,
Paris, église Saint-Jacques-de-la- 134, 135 n. 32, 160
Boucherie 69
Paris, église Saint-Laurent 69 Saint-Denis, abbatiale 12, 18, 24, 92,
Paris, église Saint-Martial 70 158, 160, 200
Paris, église Saint-Martin-des-Champs Saint-Savin-sur-Gartempe, abbatiale
69, 71 163
Paris, église Saint-Merry 69 Sées, cathédrale 128, 135, 137
Paris, église Saint-Pierre-aux-Bœufs 70 Senlis, cathédrale 126, 136-137
Paris, église Saint-Séverin 69 Sens, cathédrale 18, 22, 92
Paris, hôtel des abbés de Cluny (anciens Soissons, cathédrale 18, 21, 139 n. 48
thermes, actuel Musée du Moyen Strasbourg, cathédrale 117, 134, 139
Âge) 193
Paris, Hôtel-Dieu 31 Tournai, cathédrale 21, 125, 126 n. 1,
Paris, Palais de justice 197 127
Paris, Sainte-Chapelle 48, 158, 161, Troyes, cathédrale 18
164, 187, 197 Tyr, cathédrale 215
Paris, Synagogue 70
Verdun, cathédrale 126, 136 n. 37
Reims, cathédrale 7, 18, 22, 25, 89, 92, Vézelay, basilique Sainte-Marie-
110, 129-130, 132-136, 138, 167, Madeleine 12, 158, 164, 198
193, 200 Vincennes, Sainte-Chapelle 31
Table des matières

Introduction
Dominique Poirel et Pascale Bermon 5

Partie I
Construire et animer la cathédrale au Moyen Âge

Notre-Dame, une histoire architecturale


Dany Sandron 17

In coelis vivis ex lapidibus. L’Église au xiie siècle, entre la terre et le ciel


Andrea Pistoia 33

Chanter dans la cathédrale Notre-Dame de Paris


Sylvain Dieudonné 47

Maurice de Sully, l’évêque du diocèse de Paris, le prédicateur. Avec


l’édition et la traduction du sermon De dedicatione ecclesiae
Jean Longère 67

Partie II
L’idée de cathédrale

La cathédrale, une « maison Dieu » d’exception ?


Dominique Iogna-Prat 83

Notre-Dame de Papier. La possibilité d’une Bible


Laurent Avezou 95

La vision philosophique de la cathédrale à l’épreuve du feu


Maud Pouradier 109
230 taBle Des matières

Partie III
De la reconstruction à la restauration

Les incendies des cathédrales au Moyen Âge


Patrick Demouy 125

Des voûtes de Cluny aux collines d’Assise. Réparer l’église pour


restaurer l’Église
Arnaud Montoux 141

Viollet-le-Duc et la restauration. Théorie ; déontologie ; pratiques du


projet et du chantier
Jean-Michel Leniaud 157

Partie IV
Restaurer la cathédrale aujourd’hui

Un mal pour un bien


Marie-Hélène Didier 173

Restaurer aujourd’hui les églises médiévales : enjeux et projets


Cécile Coulangeon 191

Cathédrale Notre-Dame de Paris, enjeux théologiques d’une


restauration
P. Gilles Drouin 201

Index personarum et operum anonymorum 219

Index aedium 227

Vous aimerez peut-être aussi