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Imane BENMOHAMED
Institut de Traduction
Université d’Alger2
Résumé : À l’instar de beaucoup de juristes travaillant sur le droit algérien, nous avons constaté qu’au
moment même où le droit se dit officiellement en arabe, la langue française s’y invite en filigrane ou
en exergue. Le texte de référence reste celui en langue française, malgré l’existence d’une version
arabe dite officielle. Le bilinguisme juridique algérien non officiel est donc une réalité incontournable.
Cette contribution se propose de jeter une lumière sur ce phénomène, en se focalisant sur ses
spécificités, ses origines et surtout son impact sur la traduction juridique, dans son aspect législatif en
particulier.
Mots-clés : Bilinguisme juridique ; traduction ; Droit ; arabe ; français ; Algérie.
Introduction
1
Ramdane Babadji (1990), « Désarroi bilingue : notes sur le bilinguisme juridique en Algérie », Droit et société,
n° 15, Paris, L.G.D.J, p. 207.
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2
Nabila Jerad (2004), « La politique linguistique dans la Tunisie postcoloniale », in J. Dakhlia (dir.) Trames de
langues. Usages et métissage de l’histoire du Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, p. 527.
3
Gilbert Grandguillaume (1983), Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve et
Larose, (collection Islam d’hier et d’aujourd’hui).
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algérienne ne produit pas de bilingues, mais plutôt des « semilingues », qui ne dominent,
souvent, aucune des deux langues. « [Il s’agit] d’un bilinguisme scolaire inégal, dont la
langue française est prédominante comme langue d’enseignement au long du cursus scolaire,
en véhiculant notamment des matières scientifiques et se prolongeant ainsi aux univers
techniques et économiques. Le bilinguisme scolaire inégal donne lieu chez les locuteurs au
semi-linguisme double qui consiste en une maîtrise partielle ou lacunaire des deux langues de
l’école. »4
Par ailleurs, l’Algérie connaît une situation de bilinguisme juridique caractérisée par des
tensions entre l’arabe, revendiqué comme composante de l’identité, et le français, brandi
comme langue de la modernité juridique.
Nous ne pouvons pas nier que le droit et la justice ont fait partie des domaines où s’est
manifestée relativement tôt la volonté d’arabisation à travers une dizaine de dispositions
produites par le législateur algérien, notamment le Journal Officiel de la République
Algérienne, arabisé à partir du numéro 11 de l’année 1970 (le numéro précédent comportait
un avis aux abonnés les informant que le JORA ne comporterait dorénavant qu’une édition en
langue arabe). Mais la version française est maintenue jusqu’à nos jours. Pourtant, elle n’est
officiellement qu’une traduction de l’original…
Aussi faut-il souligner ici que ce bilinguisme ne semble pas concerner l’ensemble des textes
juridiques. Il est certes omniprésent en matière de règles juridiques (législation), mais
relativement absent en matière judiciaire. Ainsi, la législation algérienne est en grande partie
bilingue : les textes législatifs publiés dans le Journal Officiel (Constitutions, lois, décrets,
etc.) existent en deux versions – française et arabe.
Devant une telle situation, il n’est donc pas étonnant que l’expression du droit en Algérie
continue à se faire dans la plupart du temps en français, qui dit le droit sans aucune valeur
juridique ni aucun statut. En conséquence, la majorité des textes législatifs est conçue et
rédigée en français, puis traduite vers l’arabe. Et en matière d’interprétation, c’est toujours le
texte en langue française qui fait foi. Cela met donc en évidence une rivalité entre les deux
langues en Algérie.
Dans cet esprit, Trescases a mis en évidence la contribution de juristes français dans
l’élaboration de la législation maghrébine : « En pratique, l’élaboration des règles juridiques
se fait toujours en français, avec le concours de juristes français, puis ces règles sont
diffusées en arabe. L’ambiguïté relève du fait que la langue source devient alors la version
traduite. »5
En effet, cette réalité peut s’expliquer par plusieurs facteurs 6 : il y a d’abord l’occupation
française de l’Algérie (1830-1962) et sa politique linguistique promouvant le français et
combattant l’arabe, ce qui a eu un effet direct tant sur la langue véhiculaire des Algériens que
sur la culture juridique locale. Ensuite, nul ne peut négliger, dans un contexte semblable à
celui de l’Algérie l’impact de la langue et de la culture juridique françaises sur la langue arabe
et la culture juridique algérienne. Et même si, après l’indépendance, le français a perdu son
statut de langue officielle, le retour à l’arabisme et l’application de la politique d’arabisation
4
Khaoula Taleb Ibrahimi (1995), Les Algériens et leur(s) langue(s). Eléments pour une approche
sociolinguistique de la société algérienne. Alger, El Hikma, p. 61.
5
Anne Trescases (2012), « La traduction juridique : un art difficile dans les pays du Maghreb ». Le bilinguisme
juridique dans les pays du Maghreb. Colloque international, Perpignan avril 2012, Annales de l’université
d’Alger, p.124.
6
Imane Benmohamed (2016), « Les spécificités de la langue juridique au Maghreb, », Cahiers de traduction,
n°6, Institut de traduction, Alger. p.8.
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n’ont jamais vraiment compromis l’usage du français. Enfin, la politique en Algérie suggère
que c’est uniquement dans la langue française qu’existe le « stock » de notions et de modes de
raisonnement juridiques qui permettent à l’État moderne de dire le droit. Il convient toutefois
de considérer que cela s'ajoute au manque de cadres arabophones capables de concevoir et de
rédiger les textes officiels de l’État contemporain postcolonial. Les juristes algériens tenant le
haut du pavé sont en majorité formés dans la langue de Molière.
De toute évidence, « La profondeur de l’implication du français dans la société maghrébine
était telle que le changement de langue ne se réduisait pas à une opération linguistique, mais
entraînait des conséquences sociales, politiques, culturelles (…). »7
7
Gilbert Grandguillaume (1983), Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve et
Larose, p.9.
8
Ahmed El Kaladi (2002), « Acculturation et traduction », in Cultures en contact, Artois Presses Université,
p.155.
9
Michel Alliot (1968), « L’acculturation juridique », Ethnologie générale, Paris, Gallimard, p. 1181.
10
Norbert Rouland (2003), Dictionnaire de la culture juridique, Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), 1ère
édition, Paris, PUF, p.4.
11
Imane Benmohamed (2014), « La traduction juridique en Algérie entre acculturation linguistique et
acculturation juridique ». Le traducteur et son texte : relations dialectiques, difficultés linguistiques et contexte
socioculturel, actes du 1er colloque international (Misr pour les Sciences et la Technologie, Faculté de Langues
et Traduction, les 7 et 8 avril 2013), Égypte, p. 327.
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linguistiques par trop flagrantes et met à nu le recours à un littéralisme pas toujours heureux
et pertinent. La traduction juridique est donc orientée vers la langue de départ. La traduction
littérale et le calque y sont les procédés privilégiés. »12
Pour illustrer ces phénomènes, nous citons, à titre d’exemple, le terme « loi organique »,
traduit en arabe par ""قانون عضوي. Officiellement, ce n’est qu’en 1996 que l’Algérie a connu
ce terme emprunté au système juridique français. Il a en effet vu le jour, pour la première fois,
dans la Constitution du 28 novembre 1996.
D’après les différentes définitions générales13, spécialisées14 et doctrinales15 du terme français
loi organique, nous pouvons retenir deux traits conceptuels : organisation (des pouvoirs de
l’État) et/ou organe(s) (de l’État). Toutefois, aucun de ces traits n’a été traduit vers la langue
officielle de l’Algérie lors de la formation du terme arabe ""قانون عضوي.En plus, le traducteur
algérien aurait traduit le sens propre du mot organe, à savoir [partie du corps d’un être vivant
remplissant une fonction déterminée], et non pas son sens figuré [institution chargée de faire
fonctionner une catégorie déterminée de services].
Deux hypothèses pourraient alors expliquer ce choix : soit le traducteur n’a pas pu cerner le
concept d’origine et en extraire les traits pertinents, soit il a bien saisi le concept, mais il n’a
pas réussi à choisir la dénomination adéquate, considérée comme une sorte de représentation
synthétique du concept.
Nous considérons ainsi " "قانون عضويcomme un terme opaque, car il ne dit rien du concept,
c’est-à-dire qu’aucun de ses traits constitutifs n’a servi de base au processus de nomination.
Nous pensons en plus que les traits nommés ne sont ni perçus ni compris par les locuteurs.
En revanche, le terme français loi organique est transparent, donnant directement accès à
deux traits conceptuels intégrés dans le processus de nomination : organisation et/ou organes
de l’État.
Aussi avons-nous relevé un autre exemple, discursif cette fois-ci, illustrant clairement une
traduction servile vers la langue arabe. Il s’agit de l’article 65 de la Constitution de 1996 qui
prévoit dans sa version française :
« La loi sanctionne le devoir des parents dans l’éducation et la protection de leurs enfants,
ainsi que le devoir des enfants dans l’aide et l’assistance à leurs parents. »
Il a été traduit en arabe comme suit:
كما يجازي األبـــناء على القيام بواجب اإلحسان إلى،»يجازي القانون اآلباء على القيام بواجب تربية أبنائهم ورعايــــتهم
«.آبائهم ومساعدتهم
Dans cet exemple, nous nous intéressons plus particulièrement au verbe « sanctionner » qui
veut dire, ici, « Confirmer quelque chose, lui apporter une consécration officielle ou quasi
officielle»16, à savoir ّ نص، كرّسه بصفة رسمية أو شبه رسمية،أ ّكـد شيئا ما وأقــرّه. Or, en optant pour
l’équivalent arabe « » يجازي, le traducteur de cet article aurait adopté le premier sens de
« sanctionner » : « Prendre une sanction contre quelqu’un ou quelque chose ; réprimer,
12
Imane Benmohamed (2016),« La terminologie traductionnelle juridique: cas des pays du Maghreb »,
L’aménagement lexical et la terminologie traductionnelle : cas des langues de moindre diffusion, Timsal n
Tamazight, n. 7, septembre,Alger.
13
Loi organique : toute loi créant les organes de l’État et fixant leur structure.
14
Loi organique : loi fixant, dans le cadre de la Constitution, les règles relatives aux pouvoirs publics et
soumises pour son adoption à une procédure. Parfois, qui préside à l’organisation des pouvoirs de l’État.
15
Loi organique : loi qui, à la demande explicite du constituant, complète et précise la Constitution. Elle permet
d’alléger la Constitution de dispositions accessoires et de faciliter des adaptations non substantielles de
l’organisation des pouvoirs publics.
- Loi organique : traditionnellement, loi relative à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics. La
Constitution de 1958 (article 46) a défini cette notion jusque-là imprécise : est organique, la loi prévue par la
Constitution, adoptée selon une procédure particulière, et obligatoirement soumise au contrôle du Conseil
constitutionnel. »
16
Le Petit Larousse grand format (2005), Paris, Larousse. p. 957.
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punir.»(Le Petit Larousse, 2005 : 957) « » عاقب وجازىqui n’a rien à avoir avec le contexte en
question.
Ainsi, le bilinguisme juridique en Algérie et le mouvement de traduction du français vers
l’arabe ne sont pas sans inconvénients. Cette situation est à l’origine de plusieurs traductions
calquées, littérales et même fallacieuses. Dans cet esprit, un auteur a relevé 20 fautes dans la
traduction de la Constitution du 23 février 1989 en langue arabe17. Mieux encore, nous avons
réalisé une analyse diachronique – terminologique et discursive – et synchronique de plus de
35 exemples des quatre lois fondamentales algériennes (1963, 1976, 1989 et 1996)18. Cette
recherche a révélé des ambiguïtés, des omissions et des imperfections grammaticales et
syntaxiques marquant la version arabe des quatre Constitutions, au regard d’une perfection
stylistique dans leur version française. Cela pourrait même avoir des risques aussi bien pour la
compréhension de l’énoncé juridique arabe que pour son application.
Or, nul ne peut nier que le recours, voulu ou forcé, à la traduction pour pouvoir dire le droit en
arabe, a aidé à l’enrichissement de cette langue en matière juridique, ainsi qu’à son adaptation
au lexique de l’État contemporain, à savoir l’arabisation de la modernité juridique.
Comme l’écrit Babadji, « Cela n'implique en aucune manière que cette langue[l’arabe]soit
pauvre - bien au contraire - mais force est de constater que, dans tous les domaines liés au
juridisme industriel, elle doit faire un effort d'innovation, d'adaptation, de transposition,
etc. »19.
Conclusion
Bibliographie
17
Abdelhafid Ossoukine (1989), Quelques réflexions sur la rédaction de la Constitution, (inédit), Oran, 1989.
Cité par Babadji, op.cit.
18
Imane Benmohamed (2013), La problématique de la traduction du discours législatif en Algérie. Étude
analytique et comparative des constitutions algériennes de l’après-indépendance, thèse de doctorat en
Traduction, Université d’Alger II, Département d’Interprétariat.
19
Ramdane Babadji, op.cit., 193.
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