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la Méditerranée
Ghorayeb Marlène. L'urbanisme de la ville de Beyrouth sous le mandat français. In: Revue du monde musulman et de la
Méditerranée, n°73-74, 1994. Figures de l'orientalisme en architecture. pp. 327-339;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1994.1685
https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1994_num_73_1_1685
enfants, dont l'un est architecte et l'autre ingénieur. Ce cabinet est connu sur la
place de Paris pour sa pratique dans le domaine de l'urbanisme, mais aussi pour
les cours d'urbanisme donnés par René Danger depuis 1908 à l'École spéciale
des Travaux publics. L'adhésion de ce dernier à la Section d'hygiène urbaine et
rurale du Musée social et à la Société française des urbanistes, révèle à quel point
l'urbanisme proposé par les frères Danger est caractéristique d'une école de
pensée en la matière.
Leur Société intervient indifféremment en métropole, dans les colonies, ou encore
dans ce qui se qualifiait à l'époque d'étranger. La grille d'analyse mobilisée pour
l'appréhension de l'espace urbain et les outils qu elle engendre ne souffrent pas
de la transposition. La démarche relève d'une méthodologie bien rodée et affinée
jusque dans sa forme. Les "Plans d'aménagement, d'embellissement et
d'extension" qu'elle produit se présentent chacun dans un carton qui renferme trois ou
quatre sous-dossiers, suivant le cas. En harmonie complète avec les exigences de
la Joi Cornudet, le dossier A propose un plan topographique de la ville à l'échelle
du 1 /5000e, le dossier B se compose du plan d'extension à cette même échelle et
d'un plan d'aménagement au 1 /2000e - traduction graphique des propositions
d'aménagement, tandis que le dossier C concerne les analyses "socio-spatiales" et
les règlements. Intitulé "Programme et règlement", ce dernier est lui-même divisé
en quatre sous dossiers : C 1 : Rapport d'enquête et justificatif, C 2 : Règlement
de police sanitaire, C 3 : Règlement de voirie et C 4 : Description des servitudes
générales. Pour certaines villes - ce n'est pas le cas pour Beyrouth - une quatrième
partie touchant à la procédure administrative vient compléter le dossier. C'est plus
particulièrement de ce dossier C dont il sera question ici, car il permet de saisir
les concepts véhiculés et les outils mobilisés.
Le rapport d'enquête :
saisir les composantes urbaines
L'enquête urbaine pose un regard global et instantané sur la ville dans l'objectif
de proposer les solutions les plus adaptées. Mais ce faisant, elle intègre à la fois le
passé par la dimension historique, le présent et l'avenir, puisque les résultats de
cette enquête conduiront à faire les choix d'aménagement. La tentative de saisir une
dynamique se fait clairement ressentir. La démarche, dans un premier temps,
ressemble à une sorte de topographie des lieux, économique et sociale. Elle vise à
produire un relevé du physique de la ville dans lequel sont répertoriés des
renseignements sur la nature du terrain, les monuments, les voies, les chemins de fer, les
équipements. . . - sorte d'instantané qui tente, par le détail, de reconstituer l'état des
lieux à un moment donné -, mais aussi à rendre compte de l'activité économique
comme de la composition sociale de l'espace urbain, avant de proposer les solutions.
La lecture du site, afin d'établir "l'enquête monographique urbaine", consiste,
si l'on se réfère au chapitre concerné du cours de R. Danger^, à procéder
méthodiquement du général au particulier et intellectuellement, à « avoir la volonté d'en-
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registrar les éléments sans préjuger de leur intérêt ». Les thèmes mobilisés pour
la compréhension des composantes urbaines de la ville de Beyrouth se présentent
dans le même ordre chronologique de la recommandation théorique, à savoir :
le site, l'histoire, la démographie, l'hygiène, la fonction publique et sociale, la
fonction économique et la circulation, l'architecture et l'esthétique locales et les pro-
jets,jmciens et actuels.
Les études géographiques, historiques et démographiques, bien que fondées sur
des analyses scientifiquement incontestables (nature du sous-sol, nombre de jours
de pluie, densité de la population par quartier, etc.), témoignent parfaitement du
romantisme colonial survivant encore au début du siècle. Danger décrira la «
physionomie générale de la ville » dans ses termes :
«... Des collines verdoyantes et fleuries presque toute l'année, une vallée assez large,
et comme fond de tableau les pentes couvertes de neige du Liban. Tout cela prête à
l'arrivée par mer un charme incomparable4. »
Dans son ensemble le Plan Danger ne sera pas mis en œuvre : seuls quelques
tronçons de voies seront exécutés, notamment en ce qui concerne le boulevard
périphérique. L'absence d'une réglementation permettant de l'appliquer servira
d'argument pour expliquer la non-application du projet10. Il provoque cependant
une dynamique qui engendre des débats sur les questions réglementaires jus-
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qu'aux années 1934/36. Son existence en tant que document crée la base d'une
discussion sur les questions réglementaires, particulièrement en ce qui concerne
le règlement de voirie et le permis de construire. Il va jouer un rôle d'accélérateur
du processus en cours. Le programme arrêté des travaux à entreprendre à Beyrouth
pour l'année 1935 est ainsi directement inspiré des propositions d'aménagements
avancées dans le plan Danger. Mais plus important encore, est la mise au point
d'une réglementation en matière de voirie, d'hygiène et d'esthétique.
Ce plan issu de l'histoire de l'urbanisme français dont les frontières
dépassaient la métropole soulève un débat au-delà même de ses propositions pour
Beyrouth. L'urbanisme de la Société française des urbanistes (SFU) cherche à
composer entre fonctionnalisme et esthétique, tente de moderniser dans la continuité
et croit concilier la ville existante avec la ville projetée en intégrant les données
locales - végétation y comprise. Comment interpréter cette volonté de
non-rupture et cette dialectique avec le site ? Car ce désir de prendre en compte la ville
existante s'exprime différemment en métropole et dans les villes des colonies.
Dans le cas de Beyrouth, l'ensemble des projets en cours de réalisation sera
intégré dans les propositions et seul un percement timide dans le vieux tissu -
quartier du petit sérail -, est prévu. Cette démarche est encore plus significative s'agis-
sant du plan réalisé par Danger pour la ville d'Alep approuvé en 1933. Danger
recommande pour Alep de respecter « le caractère du centre ancien, notamment
les souks », et localise ses aménagements en dehors de ce noyau entouré par une
voie concentrique - "ceinture de protection". La ville indigène "traditionnelle" dans
son ensemble se transforme en monument à conserver, elle se fige telle une carte
postale. En revanche pour la ville de Troyes, par exemple, il s'agira uniquement
de ménager les édifices classés, le schéma de voirie prévoyant l'élargissement des
rues du centre ville, ou encore des percements à travers les îlots dans le but de créer
des courants d'aération. Faut-il expliquer cette attitude de plus grande réserve hors
métropole par l'impulsion que donnera l'expérience marocaine, anticipatrice des
réflexions théoriques de la SFU, ou par une certaine pudeur face à un "pittoresque
oriental" encore mal défini ?
Bien que dix ans seulement séparent le plan Danger du plan Ecochard, les
concepts véhiculés par ce dernier relèvent déjà, timidement mais directement, des
théories du Mouvement moderne. Directeur de l'Urbanisme en Syrie, Ecochard
se trouve détaché à Beyrouth en mai 1941 pour une mission de 16 jours
motivée par le souci de « régler les problèmes les plus urgents posés par l'aménagement
de la ville11 ». Contrairement à la démarche Danger, la démarche d'Ecochard est
empirique. Le praticien se fonde davantage sur son expérience personnelle et sur
sa connaissance des lieux pour déterminer les problèmes. Dans son premier
rapport rédigé à l'issue de cette mission, Ecochard établira une liste de tous les docu-
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Les premières propositions faites par Ecochard sont présentées dans son
rapport daté du 27/07/1942^, dont l'objectif est de fixer les grandes lignes d'extension
et l'emplacement général des grandes voies. Trois schémas révélateurs, par les
thèmes choisis, des priorités composent le dossier : "Les grandes voies de
circulation", "La ville nouvelle" et "L'urgence des réalisations"14. Une fois l'accord
obtenu sur ces principes, des études plus détaillées viendront compléter cette
esquisse. Le schéma des grandes voies de circulation classe celles-ci en trois
catégories : les voies d'évitement, reliant directement la ville de Saïda au sud à celle
de Tripoli au nord par deux tronçons de route, les liaisons latérales, permettant
d'achever à la périphérie les tronçons réalisés et à l'intérieur de créer des voies
rayonnantes reliant l'est à l'ouest, et les voies d'arrivée en ville. Ecochard n'hésite pas à
"tailler dans le vif" pour reprendre son expression afin de proposer tout un
"système de circulation" doublant l'ancien.
Le schéma concernant la ville nouvelle détermine les idées directrices de
l'urbanisme proposé par Ecochard, et qu'il explicitera dans un document rédigé
l'année suivante15. Le choix de l'emplacement - au sud ouest de la ville - dépend
d'abord du facteur climatique, car l'habitation a des besoins climatiques particuliers :
« Si les ports de la côte cherchent l'exposition au nord afin de se protéger naturellement
des vents régnant sud-ouest, l'habitation, elle, a des besoins contradictoires puisque les
vents sud-ouest apportent de l'air frais qui permettent de supporter plus facilement les
chaleurs d'été. » (Ibid.)
Pour séparer les fonctions, la ville nouvelle est excentrée par rapport au centre
des activités, notamment du port, la distance n'étant plus problématique à l'heure
où, « les transports en commun peuvent rapidement transporter à prix modique
une grosse masse de population » (ibid.). La voirie est l'armature de la ville
projetée : « l'épine dorsale de cette ville nouvelle serait la nouvelle route de Saïda. »
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II s'agit de voies hiérarchisées : « à part ces quelques grandes lignes intérieures, une
série de voies intérieures seraient étudiées en tenant compte des vues et des courbes
de niveau ». Une vision prospective engage les extensions futures :
« II faut ajouter encore que si les événements en marche venaient à dépasser les
prévisions d'extension, l'emplacement choisi serait susceptible de permettre l'installation d'une
ville beaucoup plus grande en s'étendant alors sur les dunes du sud actuellement non
fixées. » (Ibid.)
L'urbaniste ne se limite pas à fixer au sol l'emplacement et les contours de la
ville, mais il détermine aussi "les principes de construction" et prévoie les
extensions. Le paragraphe consacré aux "principes de construction", qui précise l'image
de la ville projetée et l'exprime sans encombres, révèlent les aspirations
modernistes d'Ecochard, qui sont toutefois antérieures à sa rencontre avec Le Corbu-
sier mais le prédisposeront sans doute à de telles rencontres. Qu'on en juge par
cet extrait :
« Étant donné les grandes surfaces utilisables dans cette ville nouvelle, et surtout les
possibilités d'extension qu'elle présente, on devra se refuser de la manière la plus absolue
à adopter le vieux principe de construction des villes qui veut que les rues soient des
corridors bordés de maison jointives, les surfaces accordées à chaque propriétaire
devront être suffisantes pour avoir non seulement des retraits sur rues, mais encore
pouvoir situer leurs bâtiments en plein milieu de jardin. Ceci sera obtenu par des bâtiments
importants à étages en groupant en coopératives plusieurs propriétaires qui pourraient
alors construire en un seul bloc toute une série de bâtiments et profiter de la sorte de
grands espaces communs. Ainsi le système de la construction à cour fermée, si
détestable pour les bâtiments à étages, pourra être complètement proscrit de la ville
nouvelle, et les constructions bénéficieront de grands espaces que les constructions de
rapport isolés n'auraient jamais pu avoir [...]. » (Ibid.)
Une ville nouvelle permet déjà de ne plus s'inscrire dans l'histoire, donc de nier
les principes fondateurs de la ville telle qu'elle existe, et par ce fait même de
proposer un nouveau mode de construction qui décrit la forme du grand ensemble,
avec toute l'idéologie afférente. Ecochard s'adonne à ce grand rêve d'en finir avec
ce « vieux principe de construction » en contrepartie d'un urbanisme qui donnera
lieu à "l'homme nouveau".
L'aménagement du centre ville renvoie aux mêmes concepts urbanistiques et
démontre clairement l'adhésion de l'architecte aux principes du Mouvement
moderne. Les sept propositions émises par Ecochard à cet égard devaient avoir pour
effet de changer radicalement le visage de la ville, alors même qu'il prétendait
connaître si bien la réalité orientale, comme il avait l'habitude de le dire. Les
idées majeures sur ce point consistaient à regrouper les bâtiments publics dans un
centre administratif, sur un terrain acquis en grande partie par l'Etat et la
municipalité, situé dans l'axe d'une des perspectives de la place de l'Étoile. Ce centre
devait abriter un "hôtel des postes" et différents ministères. Cet aménagement se
complétait par la création d'une place de stationnement (afin d'interdire aux
voitures de se garer dans les rues de Bab-Idriss et Souk el-Gémil et dans tout le quar-
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NOTES
1. Les premiers travaux entrepris concernèrent plutôt les infrastructures (sol et sous-sol) et les grands
équipements, mais ne s'inscrivaient pas encore dans une politique d'ensemble.
2. "Relations Commerciales, programme des grands travaux, 18/02/1930", ministère des Affaires
étrangères, Fonds de Nantes, Beyrouth, série E, carton 364.
3. René Danger, Cours d'urbanisme, Paris, Eyrolles, 1933, p. 347.
4. Société des plans régulateurs de villes, Dossier du Plan d'aménagement, d'extension et d'embellissement
de Beyrouth, rapport d'enquête, p. 1.
5. La complexité de la composition communautaire des habitants de la ville ne permet pas une
classification facile, comme Danger le dit clairement dans le rapport d'enquête (p. 1 1) : « il n'y a pas comme à
Alep des quartiers strictement musulmans ou chrétiens avec leurs enceintes et leurs portes blindées ». La
perception classique de la ville musulmane est faussée ; l'auteur explique cette situation par une tradition
de commerce et de navigation. Cette difficulté de se représenter l'image sociale est confirmée par le
paragraphe accordé à la question, dont le titre démontre l'amalgame : "Races et religions".
6. Société des plans régulateurs de villes, Dossier du Plan. .. de Beyrouth, rapport d'enquête, op. cit., p. 13.
7. René Danger, Cours d'urbanisme, chap. I : "Définition", p. 10.
8. Société des plans régulateurs de villes, Dossier du Plan. . . de Beyrouth, rapportjustificatif, p. 28.
9. Les articles 54 à 59, "Maladies transmissibles - Déclaration" relèvent directement du discours
médical : obligation aux hôteliers de signaler un malade contagieux, isolement du malade, désinfection des affaires
personnelles, des locaux, interdiction de réintégrer les enfants malades à l'école avant avis favorable du
médecin. L'article 62, "Surveillance des denrées alimentaires" complète le tableau en s'attaquant à
l'utilisation de l'eau dans l'alimentation dans les lieux publics, jusqu'à l'entretien de la vaisselle.
10. Deux ans plus tard, René Danger rédige un projet de loi s'inspirant à la fois de la jurisprudence locale,
de la législation française et de celle du Maroc, pour les Etats du Levant, cf. René Danger, "La
législation dans les Etats du Levant sous mandat français", in Jean Royer (dir.), L 'urbanisme aux colonies et dans
les pays tropicaux, vol. II, 1935, p. 103-109.
11. Lettre du 05/05/1941 du Conseiller du municipe de Beyrouth à l'Administrateur de la ville,
ministère des Affaires étrangères, Nantes, fonds Beyrouth, série E, inv 10, carton 1307.
12. Michel Ecochard, Rapport du 04/08/41 sur "Les problèmes de l'urbanisme dans les pays du Levant",
M.A. E, Nantes, fonds Beyrouth, série E, inv. 17, carton 2927.
13. Michel Ecochard, Rapport sur la présentation de la première esquisse, M.A.E., Nantes, fonds
Beyrouth, série E, inv 10 carton 1347.
14. L'analyse de ce dernier schéma "Urgence des réalisations", ainsi que le montre son croisement avec
d'autres sources d'archives, relève de préoccupations géopolitiques que nous ne développerons pas ici.
15. Michel Ecochard, La ville nouvelle , rapport de la réunion du 28/07/1943 (ce rapport rend compte
d'une réunion au courant de laquelle l'auteur développe sa conception de la ville à venir). M.A.E., Nantes,
fonds Beyrouth, série E, inv 17, carton 2927.
16. Note (n° 1230) envoyé par M. Ecochard le 30/03/1943 à l'administrateur de la ville de Beyrouth,
M.A.E., Nantes, fonds Beyrouth, série E, inv 10, carton 1347.