Vous êtes sur la page 1sur 19

Journal de la Société des

Américanistes

Les rapports entre l'art, la religion et la magie'chez les Indiens Cuna


et Choco
Erland Nordenskiöld

Citer ce document / Cite this document :

Nordenskiöld Erland. Les rapports entre l'art, la religion et la magie'chez les Indiens Cuna et Choco. In: Journal de la Société
des Américanistes. Tome 21 n°1, 1929. pp. 141-158;

doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1929.3663

https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1929_num_21_1_3663

Fichier pdf généré le 29/03/2019


LES RAPPORTS
x ENTRE

L'ART, LA RELIGION ET LA MAGIE

CHEZ LES INDIENS CUNA ET CHOCÓ1,

Par Erland NORDENSKIÓLD.

Les Indiens Cuna et Chocó vivent dans l'isthme de Panama et sur la


partie la [pliis septentrionale du continent sudaméricain. Je les ai
visités en 1927 en compagnie de ma femme, de M. Linné et de mon fils.
Nous avions à notre disposition pour voyager un bateau à moteur
avec lequel nous navigâmes d'abord le long de la côte du Pacifique de
l'isthme de Panama et ensuite le long de celle de l'Atlantique. Nous fîmes
d'abord connaissance avec les Indiens Chocó qui habitent sur les rivières
Sambu, Báudó et Docamparó, que nous remontâmes en canot. Quant
aux Guna, nous les avons rencontrés surtout dans les îles sur la côte de
San Bias.
Les Indiens que l'on trouve dans l'isthme [de Panama ne sont pas
sans avoir subi l'influence des Blancs. Cependant ils ont conservé dans
une très large mesure une civilisation originale digne d'être étudiée.
Je parlerai d'abord des Chocó. Ces Indiens, comme je viens de le dire,
vivent principalement sur le versant du Pacifique de l'isthme de
Panama. En règle générale ils n'habitent pas sur la côte. La plus grande
partie des informations que j'ai pu recueillir sur leurs représentations, je
les dois au vieux magicien Selimo Huacoriso qui nous a accompagnés
pendant quatre mois principalement au cours de nos visites à ses frères
de race.
Dans les mythes des Indiens de Chocó on parle de Dieu, dont le nom
indigène est Acolé, comme du créateur des hommes et on le représente
aussi comme un héros civilisateur. C'est lui par exemple qui sous la
forme d'un poisson déroba le feu du caïman et c'est lui qui trouva l'eau
dans l'arbre de vie. Dieu ne joue aucun rôle dans la vie journalière des
#
d. Conférence faite au Musée des Arts décoratifs de Paris.

. SOCIÉTÉ DES AMÉR1CANISTES DE PARIS
Indiens. Pour autant que je le sache, les Ghočó ne lui
demandent jamais rien et ne lui font aucune offrande, i
Ils ne parlent jamais d'un châtiment envoyé par Dieu, à
l'exception toutefois de la loi rigoureuse qui interdit
toute union entre parents du côté paternel. Dieu est
offensé de ce qu'il se produit des alliances entre Nègres
et Indiennes, bien qu'elles soient défendues. Dieu pense
même détruire ce monde et en construire un nouveau,-
à ce que [prétendait le magicien Selimo. Les anciens
Chocó ne. disent jamais qu'à l'époque actuelle
quelqu'un ait vu Dieu ou lui ait parlé. Ils ne s'en font aucune
image. .
Selon Selimo, l'homme a deux âmes. L'une monte au
ciel après la mort et l'autre, « hauré », reste sur la terre.
C'est lorsque cette dernière quitte le corps que l'homme
meurt. Les Chocó croient aussi à un autre monde. Ce
un'
n'est pas enfer pour les méchants, mais c'est là que
vivent d'autres êtres immortels que Dieu a formés
avec du bois avant qu'il créât les Chocó. Ils ne jouent
aucun rôle dans la vie de ces Indiens et ne. présentent
pour ainsi dire qu'un intérêt historique puisque c'est
d'eux que les Chocó ont recule maïs.

'
Les âmes des hommes qui ont été bons pendant leur
vie ne sont pas dangereuses et ne font guère qu'effrayer
ceux qui les rencontrent la nuit. Par contre, celles des
méchants se changent après la mort en mauvais esprits,
« animára ».-Je ne sais si pour les Chocó tous les
« animára » ont été autrefois des hommes ; une chose
est certaine c'est qu'il existe beaucoup ďanimára. Ce
sont eux qui causent les maladies, du moins les maladies
du pays.
A part les esprits inoffensifs qui ne font qu'effrayer
la nuit et ceux qui répandent les maladies et la mort, il
existe de bons esprits qui aident les hommes à combattre
les mauvais, mais je ne saurais dire si ces derniers ont
été à l'origine des hommes.
.

La.lutte contre les mauvais esprits joue un rôle


considérable dans la vie des Chocó. Si, parmi mes collections
ethnographiques, je voulais choisir teut ce qui a rapport
avec l'influence des « animára » sur ces Indiens, il me
faudrait prendre presque tous les objets qui présentent
une ornementation ou une valeur artistique quelconque.
v

l'aut, la religion et la magie chez les cuna et les ciioco 143


L'existence de l'art et celle des mauvais esprits sont inséparables Tune
de l'autre et ici c'est vraiment des conjurations contre les démons qu'est
née l'œuvre d'art.
Les Chocó ont la conviction curieuse qu'on peut guérir un malade, ou
plus exactement quelqu'un qui est possédé par un « animera », en peignant
pour ainsi dire l'image du diable sur le mur. Par exemple, un Indien que
Selimo voulait guérir par des chants et des incantations s'était peint sur

Fig. 2. — Hutte où rhomme-médecine soigne les malades, Chocó, río Sambu (1/8).

le dos des démons à deux têtes. A cette même occasion, non seulement
le malade, mais aussi la plupart de ceux qui assistaient à la cérémonie
étaient couverts de peintures réellement assez artistiques.
On décore également un grand nombre d'objets qui, pendant la
conjuration, sont suspendus dans là hutte de l'homme-médecine. On retrouve
aussi ces ornements à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des parois de la
hutte en miniature où repose le malade pendant qu'on le guérit. Cette
petite hutte qui. se dresse à l'intérieur de la hutte sur pilotis est décorée
- 144 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES DE PARIS
de fleurs et de feuilles de palmier et tout autour sont suspendues des
planchettes de bois dont les unes sont ovales, les autres en forme de croix,
' d'autres encore affectant la forme d'un visage humain souvent extrême-
' ment stylisé. Tantôt ce n'est que la bouche, tantôt seulement le nez et
la bouche qui sont indiqués. Quant à l'œil, il n'est guère représenté que
par l'ombre qui tombe du front fortement proéminent. Il est curieux qu'on
,. n'ait jamais songé à peindre les yeux tandis que toutes les peintures du
'

i • ' corps et du visage sont reproduites avec soin. Quelquefois ce sont des
,/ démons qui sont peints sur ces poteaux dont les plus grandes sont fixées
aux piliers de la hutte. La fig. 1 représente un « aňimára » à deux têtes
qui tire une grande langue rouge et sur lequel sont peints d'autres
« animára ». En plusieurs cas, les deux têtes sont à la même extrémité,
mais regardant dans des directions opposées.
La hutte où l'homme-médecine soigne les adultes ou les enfants d'un
certain âge (iîg. 2) est peinte d'ornements qui ressemblent à des fleurs,
mais je crois que cette ressemblance n'est qu'accidentelle.
, k Lorsque c'est un enfant en bas âge qu'il s'agit de guérir, on dresse
! une hutte conique qui est construite de telle manière que l'enfant ne puisse
* i . pas se sauver pendant la cérémonie. C'est cette même petite cage que
! l'on emploie le jour du baptême, c'est-à-dire lorsque l'homme-médecine,
j par des chants et des incantations, procure à l'enfant un protecteur contre
, les animára et lui remet une poupée de bois dans laquelle habite cet
i

\ esprit bienveillant. Du reste le petit Indien traite dans ses jeux cette
\\ , poupée, qui est pourtant décorée de la même manière que les objets ser-
' vant aux cérémonies religieuses, sans plus de respect que nos enfants les
j
| leurs. -•'.-.■-.
'

]' Dans toutes les incantations, la bière de maïs joue un grand rôle. Lors-
j: qu'on broie le maïs pour la préparation de la bière rituelle, le bâton
\ contre lequel repose la pierre à broyer doit être ornementé et affecter la
I forme d'un animal, tandis que celui que l'on emploie tous.les jours est
sans décoration. L'alligator que représente la fig. 3, ou plus exactement
J \ le démon de l'alligator, sert de support à un petit mortier de pierre.
\ Les Ghocó gardent la bière de maïs pour les incantations dans de beaux
' f vases. Ce n'est qu'en de telles occasions qu'on sort les urnes anthropo-
> j morphes ou les calebasses ornées de crabes, de scorpions ou d'autres ani-
j maux dont quelques-uns sont vraiment bien reproduits. Je donne comme
I exemple la reproduction d'une de ces calebasses où est représenté un
•' | . vases
cerf qui
d'argile
détourne
et dela calebasses
tête (fig. 4).
non décorés
Pour l'usage
ou à peine.
quotidien,
C'estonla sepremière
sert de
1

| * fois qu'une céramique vraiment artistique a été trouvée chez les Indiens
'|!ц , vivant actuellement dans le nord-ouest de l'Amérique du Sud et le Sud
l'art, la religion et la magie chez les cuna et les ciiocó; 145
de l'Amérique Centrale, régions dont l'archéologie est
pourtant riche en belle céramique provenant лЬ.з
cimetières,. Les Chocó emploient, lors de leurs cérémonies
religieuses, des vases dont plusieurs types nous sont
connus uniquement par des fouilles archéologiques,
ainsi les urnes anthropomorphes, les vases en forme de
sabot, le « paccha » etc.. Ces derniers sont des vases où
l'on boit par un petit tuyau pratiqué dans le fond ; ce
sont des vases à surprise, comme ceux dont on se sert
pour jouer des farces.
Pour les cérémonies rituelles, les hommes-médecine
emploient des bâtons taillés dans un beau bois et
sculptés de figures humaines d'une façon souvent assez
naturaliste. Les yeux ne sont pas davantage indiqués que
sur les planchettes suspendues autour de la hutte des
malades. .C'est dans ces bâtons que résident les bons
esprits, « hayhuava », qui aident l'homme-médecine à
chasser les démons. Les sorciers les reçoivent après s'être
initiés à leur art et les gardent pendant toute leur vie.
C'est pourquoi il est très difficile de s'en procurer ^ car
s'ils les vendent, ils se défont non seulement du bâton
mais aussi de l'esprit protecteur. Les huttes en miniature
et les figures de bois peintes ou sculptées qui sont
suspendues tout autour sont taillées dans un bois
extrêmement tendre et léger,- le « palo balsa ». Après avoir joué
leur rôle dans une cérémonie religieuse, ces objets sont
dénués de toute valeur, car ils ne doivent être utilisés
qu'une seule fois. 2 S.
En fait de meubles, on ne voit dans les huttes de ces
Indiens que de petits escabeaux. Ceux-ci aussi ne
semblent présenter d'ornementation que lorsque l'homme-
médecine ou ses disciples s'en servent. Lorsque Selimo
s'initiait à la sorcellerie, il reçut un escabeau sur lequel
il devait s'asseoir pendant que son maître chantait.
Selimo l'avait fait lui-même et les femmes y avaient
tracé des ornements semblables à ceux qu'on .trouve
sur les autres objets rituels.
J'ai dit tout à l'heure que c'est particulièrement à
l'occasion des cérémonies que les Chocó se peignent. «
Les jeunes gens portent aussi alors de grands ornements
d'argent'
dans les oreilles ainsi que des bracelets d'argent
Société des Amer ic artistes de Paris.
SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES DE PARIS
4
aux bras et aux chevilles. On leur voit plus rarement un petit ornement
d'argent 'pendant du nez sur la lèvre inférieure. Ils ont aussi des
quantités de colliers et de ceintures en verroterie.- Ce n'est que dans les céréT
monies de conjuration qu'ils, portent des couronnes tressées avec des

Fig. 4. — Calebasse ornée de toutes sortes ďanimaux, Chocó, río Sambu (1/2).

pointés en bois peint. Les femmes s'en parent aussi, quoiqu'en général
en de telles occasions elles aient beaucoup moins d'ornements que les
hommes. Par contre, elles se peignent de la même manière et avec autant
de soin qu'eux. - .. v .,'.,, ....
Ori voit parfois des tissus d'écorce peints, mais seulement pour être
L'ART, LA RELIGION ET LA MAGIE CHEZ LES США ET LES CHOCÓ 147
employés lors des cérémonies conjuratoires. Ils sont étendus sous le
malade dans la hutte où on le soigne.
Les seuls objets ornementés, dont ces Indiens se servent dans la vie
quotidienne, sont des paniers, dont plusieurs sont tressés avec art.
L'ornementation simple et linéaire, que l'on voit sur ces paniers et qui
apparaît automatiquement du fait même de la technique du tressage, n'est
que fort rarement reproduite sur d'autres objets.
L'industrie artistique des Indiens est aux mains des hommes et des
femmes à la fois. Les hommes seuls font le travail du bois. La décoration
des huttes en miniature et des planchettes qu'on suspend autour est
l'affaire des deux sexes, tandis que seules les femmes s'occupent de la
céramique et du tressage des paniers. Un nombre restreint de vieilles
femmes fabriquent les vases que les échanges commerciaux dispersent
ensuite au loin. L'es nègres et les mulâtres eux-mêmes, qui n'ont aucune
industrie propre, se servent aussi de vases fabriqués par les Indiennes.
Tous ces faits que je viens de rapporter nous prouvent combien sont
étroits les rapports qui unissent l'art industriel et Tqrnementique des
Chocó à leurs cérémonies de conjuration. A supposer que celles-ci
disparaissent, ce serait la fin de l'art chocó, car ces Indiens ne semblent pas
ressentir beaucoup le désir d'orner de quelque manière que ce soit les
objets dont ils se servent tous les jours.

Je vais parler maintenant de l'art et de la religion de l'autre grande :


tribu indienne que nous avons visitée dans l'isthme de Panama. Quoique
cette tribu soit plus développée que celle des Chocó, nous allons y
trouver des conditions à peu près identiques.
Les Cuna viventsur la côte de l'Atlantique. C'est une tribu assez
curieuse à bien des égards, qui au xvine siècle a entretenu' des relations
avec les Français. En effet, des huguenots mariés avec des Indiennes
Cuna vivaient alors parmi eux. Malgré les rapports que les Cuna ont
entretenus avec les Blancs,- ils ont conservé en bonne partie leurs anciens
mythes et leur religion d'autrefois.
Ils ont toujours défendu leur indépendance avec succès. En 1925
encore, une grande fraction de ces Indiens s'est révoltée pour la dernière
fois et a fondé la république indépendante de Tule dont le président
actuel est El Néle. Il est fort' difficile de définir ce que représente
vraiment Néle. Il est à la fois grand prêtre, historiographe et prophète.
Néle, qui est un homme fort remarquable, a deux secrétaires qui savent
l'espagnol et auxquels il a dicté l'histoire de sa tribu. J'ai été assez
heureux pour obtenir la permission de copier ce précieux document. J'ai
aussi trouvé chez les Cuna une. masse d'autres documents rédigés sur-
*
148 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES DE PARIS
tout en pictographies mais aussi parfois en cuna avec des lettres latines.
J'ai pu m'en procurer un assez grand nombre, une trentaine environ. Je
voudrais pourtant faire remarquer que presque tous les documents de cet
ordre que je possède n'ont pas été écrits sur ma demande. mais se
trouvaient déjàdans la tribu avant mon arrivée. Pour compléter les
informations contenues dans ces documents cuna, je me suis adressé à Néle
et à un homme-médecine ordinaire qui m'ont dicté des renseignements.
C'est avec l'aide de ce matériel' que je vais tâcher de donner une idée
de la représentation que se font du monde'les Cuna.
D'après ce que m'a raconté Néle, un grand héros civilisateur, Ibeórgun,
vivait, il y a 800 ans, parmi eux et c'est lui qui leur a appris qu'il existe
un être supérieur qui est le roi du monde. Ibeórgun leur a enseigné que
Dieu a créé le monde, les plantes, les animaux, les poissons, le ciel, les
montagnes et les étoiles. Lors de la création, la terre n'était pas plus,
grande qu'une balle, mais elle s'accrut lentement. A l'origine, d'autres.

.
animaux y vivaient, mais ils rentrèrent dans la terre où leurs restes
demeurent. C'est ce que firent aussi les arbres que nous y retrouvons
maintenant à l'état de charbon. Les hommes alors n'existaient pas. Les
animaux de cette époque reculée étaient très forts et vivaient pendant
des siècles. Lorsqu'ils rentrèrent dans la terre, celle-ci devint très dure,
et ensuite Dieu créa les arbres actuels, mais qui ne sont pas aussi forts
que ceux de ce temps-là. Il créa alors aussi de nouveaux animaux, comme
le jaguar, le puma, les poissons, mais ces animaux n'ont pas non plus
la force de ceux d'autrefois.
Puis Dieu créa l'homme, Olopiliviléle, et la femme. Il ne voulut pas le
créer avec la paume de sa main, car la main frappe, ni avec la plante
de son pied, car le pied donne des coups, c'est pourquoi il le créa avec
son cœur.
Dans les récits des Cuna, c'est Dieu qui a tout créé, qui sait tout et
qui punit les pécheurs. Dieu a donc créé, et ensuite les héros civilisateurs
ont montré à l'homme comment il doit se servir de la création, sans
jamais avoir rien fait de nouveau, ce que Dieu seul peut. Les héros
civilisateurs ont donc vécu autrefois, puis ont disparu, mais on ne nous dit
jamais qu'ils existent encore et qu'ils continuent à exercer une influence
sur la vie des hommes. Ils ont rempli leur tâche et, appartiennent
maintenant à l'histoire, tandis que Dieu existe toujours et continue à punir
les pécheurs. Les héros civilisateurs ont introduit chez les hommes de
nouvelles habitudes, ils leur ont donné de nouveaux mots, enrichissant
ainsi leur langue, mais ce ne sont pas eux qui leur ont appris à parler.
Les premiers héros civilisateurs, qu'on appelle Néle, sont descendus du
ciel où ils n'avaient ni père ni mère. D'autres sont nés ici-bas sur la terre.
l'art, la religion et la magie chez les cuna et les ciiocó 119
Ibeléleoléle^ qui vivait au ciel, est celui qui a découvert le remède contre
les états de faiblesse. Un autre Néle descendu du ciel, Ibelélekálikíapáléle,
•a trouvé que la pneumonie était causée par l'iguane. C'est à Ibeléletu-'
miskua que revient le mérite d'avoir découvert les remèdes qui facilitent
les accouchements. On attribue à un autre Néle la science de la
céramique. Énumérons encore ceux qui ont trouvé les remèdes contre le
rhumatisme, la colique, les^morsures des serpents, etc.
.. Mais le plus grand de tous ces héros civilisateurs est Ibeórgun qui
descendit du ciel sur une barre d'or. C'est lui,- comme je l'ai déjà dit, qui
■enseigna aux hommes qu'il existe un être supérieur. Il leur apprit aussi
à se servir de Гог et c'est lui qui est l'inventeur de la pictographie. Il *
montra également aux hommes — c'est-à-dire aux Cuna — comment ils
doivent se saluer. Il ' leur i enseigna enfin les mots qui désignent les
diverses relations de parenté, domaine dans lequel les langues indiennes
sont riches. i • \ '
Ibeórgun remit en honneur la coutume de boire de Vinna, la bière de
maïs, qu'Ibeléle avait introduite. C'est encore de lui que proviennent les
cérémonies extrêmement compliquées que les jeunes filles doivent
observer lorsqu'elles deviennent pubères et dont Néle a dicté une description
détaillée à son secrétaire. •
Je passe maintenant aux représentations que les Cuna se font des ma-
. ladies et aux démons qui sont à l'origine de tout mal dans ce monde.
Nous allons voir qu'ici aussi l'art et l'ornementique indiennes sont en
rapports étroits avec les cérémonies conjuratoires.
J'ai déjà parlé de Néle, le président de la république de Tule, qui est
en même temps une sorte d'historiographe. C'est aussi un grand
médecin qui ne s'occupe pas du traitement des malades, mais qui se contente
d'établir le diagnostic.
■:-■ Les hommes-médecine proprement dits, qui vont cueillir les herbes, qui
recherchent les âmes dérobées par les démons, etc., sont nommés Inatu-
lédi. A l'heure actuelle, il n'y a qu'un Néle, mais plusieurs Inatulédi. La
différence essentielle consiste |en ceci que c'est la naissance qui confère
le titre de Néle, tandis que chacun peut prétendre à celui d'Inatulédi
s'il s'y est préparé. Les Néles et les Inatulédis sont en règle générale
des hommes, mais ces charges peuvent être aussi remplies par des femmes.
Il existe encore une autre catégorie d'hommes-médecine, qu'on nomme
Absogéti; et qui ont pour tâche de chasser par des chants et d'autres
conjurations les épidémies de petite vérole, de rougeole, etc.
Comme beaucoup d'autres Indiens, les Cuna croient que les maladies
sont causées par de mauvais esprits. Tandis que les Chocó parlent
d'esprits d'une manière générale, les Cuna les divisent en plusieurs catégo-
150 SOCIÉTÉ DÉS AMÉRICANISTES DE PARIS
ries. Par exemple, lorsqu'une femme va accoucher, elle est en butte aux
attaques de plusieurs espèces de mauvais esprits. C'est ce que nous
appellerions les différents dangers de l'accouchement. Ces mauvais esprits qui
cherchent à empêcher la naissance sont le démon du chien, le démon
du serpent, le démon de l'étoile de mer, le démon du serpent de mer,
celui de la tortue de mer, celui de l'alligator et celui du homard. C'est
ce dernier qui est à l'œuvre lorsqu'un enfant se présente par les pieds.
Un très grand groupe de maladies ou de mauvais esprits est formé
par ceux qui sont rouges. Ils ont recule nom commun de « Pónikíniti »,
et je citerai parmi ceux-ci les hémorragies, les saignements de nez, les
rêves où apparaissent des diables vêtus de rouge, etc. Beaucoup de
maladies appartiennent au groupe de maladies des serpents et parmi celles-
ci, beaucoup ne sont pas causées par des morsures de reptiles, mais par
les démons des serpents. , . s ; ;
Les démons des maladies se trouvent partout, dans les huit étages qui
composent la terre. Ils se trouvent dans les vents et voyagent comme
passagers sur les bateaux de la lune et du soleil. Le bateau du soleil
tourne autour de la terre. Le matin, il fait halte un instant pour
embarquer les passagers, c'est-à-dire les démons des maladies. Autour de la
sphère solaire est enroulé un grand ч serpent. Parmi les ; passagers, on
mentionne- 1 edémon des singes, le démon noir, les démons rouges et
bien d'autres. A l'avant du bateau, se tient un coq et c'est à son appel
matinal que tous les coqs de la terre répondent.
La lune, qui voyage elle aussi dans un grand canot, a été autrefois,
comme le soleil et les étoiles, une créature humaine. Les planètes, Vénus
(« pugsu ») entre autres, sont ses enfants. Sur le bateau lunaire,- ce sont
les maladies de la nuit qui s'embarquent comme passagers. Le pilote est
« Chítchipníatúmadi », ce qui signifie le grand diable de la nuit. Parmi
les voyageurs se trouve le chien noir. Lorsqu'il dévore la lune, il se
produit une éclipse. Pendant ce phénomène, seuls les Indiens blancs peuvent
rester dehors et tirer contre la luné de petites flèches pour effrayer le
chien noir. En effet, une forte proportion d'albinos existe parmi les Cuna.
On les a déjà signalés dans cette contrée au commencement du xvir9
siècle et de nos jours ils ont fourni de nombreux articles aux* journaux
amateurs de nouvelles à sensation. On trouve aussi sur le bateau lunaire
« Chíchipáchudúvalet », qui est à moitié chien et à moitié femme.
Lorsque quelqu'un divague ou veut se jeter dans la mer, c'est qu'il est
possédé par ce démon . Et si l'on rêve d'un diable noir ailé, c'est un des
passagers du bateau lunaire qui vous apparaît. Je ne sais d'où les Cuna ont
reçu cette conception des bateaux de la lune et du soleil. Dans le
nouveau monde, ils semblent être les seuls à l'avoir.
l'art, la "religion et la magie chez les ccna et. les ciiocó 151
Dans les chants de ces Indiens, il est surtout question de maladies.
C'est avec un chant qu'on ramène l'âme que les mauvais esprits ont
dérobée. C'est en chantant que l'homme-médecine recherche l'âme perdue
dans les huit différentes couchessde la terre
où habitent les mauvais esprits. Les esprits
protecteurs, car il y en a aussi, aident le
sorcier à ramener l'âme dérobée du malade .
Ils sont souvent représentés sous une figure
humaine, mais à mon avis, c'est surtout
l'espèce de bois dans lequel ils sont taillés qui est
significative, car cela veut dire que l'esprit
protecteur se trouve dans un certain morceau
de bois. Le fait qu'on lui ait donné ensuite
la forme d'un homme n'a guère qu'une valeur
décorative.
Les Cuna représentent l'homme d'une
manière plus ňaturaliste^que les Chocó. Leurs
figures sont sculptées avec plus d'individualité
et plusieurs d'entre elles semblent être les
portraits de certaines personnes dont quelques-
unes ont dû vivre il y a longtemps, comme
on peut s'en rendre compte d'après le
,

costume (iîg. 5). En règle générale, ici aussi


les yeux sont rarement peints et ne sont
indiqués que par l'ombre qui tombe du front
fortement proéminent. Parmi les accessoires
de l'homme-médecine, on trouve aussi des
bâtons sculptés, mais je ne sais pas granď-
chose sur ces objets.
Les « acualélegána » sont très importants.
Voici, ce qu'écrit sur eux un Indien en
manière de commentaires pour les
pictographies : « Les « Acualélegána » sont une
,

sorte de pierres qu'on trouve dans le lit des


grands fleuves. Elles sont fort dures et lisses. Fig. 5. — Figurine sculptée en
Quand un non-initié brise une de ces pierres, bois par les Indiens Guna (1/2).
il tombe malade et meurt s'il ne reçoit aucun •
secours. Les Cuna s'en servent pour faire tomber la fièvre. Ces pierres
ont une vie propre, comme les animaux, et toutes les autres pierres ne
valent rien »..Le courant le plus fort ne peut pas déplacer une de ces
pierres, bien qu'elles soient souvent plus petites que le poing. Un Inatu-
152 SOCIÉTÉ DES AMERICAN ISTES DE PAU1S
lédi me l'expliqua de la manière suivante : il plaça un Acualéle sur le sol
et dessina tout autour des cercles concentriques. J'ai reçu d'un homme-
médecine une de ces pierres qui renfermait encore son esprit protecteur
lorsque j'étais chez les Cuna, mais je ne saurais dire s'il m'a suivi en
Suède. L'homme-médecine m'a recommandé de bien surveiller pour qu'il
ne se sauve pas.
' A l'aide des Acualélegána et des incantations1, on ramène de l'autre
monde les âmes dérobées par les démons, redonnant ainsi la santé au
malade. Lorsque règne chez les Guna une épidémie, comme j'ai déjà eu
l'occasion de le dire, un Absogéti place tout autour de la hutte des
centaines de figures de bois, c'est-à-dire d'esprits protecteurs.
Ce sont des rapports extrêmement étroits1 qui unissent ces conjurations
de maladies des Guna et leurs pictographies. J'ai pu réunir chez ces
Indiens un nombre très considérable de ces pictographies. Elles sont tracées (
sur du papier que les Guna ont reçu des Blancs. En général, ils emploient
des carnets de notes ou de comptes, mais aussi tout ce qui leur tombe
soussla main. Dans quelques cas exceptionnelsy on écrit sur des
planchettes de bois, et d'après les dires des Guna, ce serait là la matière
originale. Une de ces planches avec les habitations des démons bien tracées
en creux compte parmi les objets les plus précieux de notre collection.
Les planchettes sculptées de pictographies sont destinées à être
suspendues dans la hutte aux jours de fête. Le fait que le bois est la matière
primitive, sur laquelle on traçait autrefois les pictographies, nous prouve
bien que cette écriture est originale et n'est pas née sous l'influence des
Blancs.
Ces manuscrits contiennent surtout des conjurations et des chants dont
les hommes-médecine se servent pour guérir les malades, lorsqu'ils
rassemblent des plantes dans les forêts, pour chasser les épidémies, pour
instruire leurs jeunes disciples et enfin lors des enterrements.
Chaque homme-médecine a son propre système qu'il est le seul à
pouvoir enseignera ses élèves. Et pourtant il règne une telle ressemhiance
dans les écrits des différents hommes-médecine que tout Indien qui sait
déchiffrer les pictographies peut en comprendre à peu près le contenu.
Certains signes ont toujours la même signification, ainsi celui du fleuve,
de l'encensoir, ceux qui désignent les résidences de certains démons, etc.
Mais il n'y a pas beaucoup d'Indiens qui puissent lire ces pictographies,
et pas même tous les hommes-médecine.
Une pictographie indienne, qui sert d'aide-mémoire pendant une céré-

1. Nordenskiold (Erland). Comparative ethnographical Studies, vol. VII, part 1,


Goteborg, 1928. " '.'-•.
L'ART, LÀ RELIGION ET LA MAGIE CHEZ LES CUNA ET LES CHOCÓ 153
monie conjuratoire, n'en contient pas tout le texte, mais seulement les
représentations des principaux mots. Lisons par exemple celle-ci (fig\ 6),

®"f" ^' ^
г

fcirá © ® <§) ,

l 4 i

Fig. 6. — Pictographie Cuna.


^

en haut, de droite à gauche, nous voyons : fleuve, Dieu, maison, puis les
noms des trois pierres magiques, ensuite les noms des cinq médecines,
154 SOCIÉTÉ DES AMERICAN ISTES DE PARIS
etc. Lorsque l'Indien chante en se servant de cette pictographie, il dit à
peu près ceci : là où les fleuves s'écoulent, Dieu a placé pour ton bien
une maison (pour les bons esprits), puis vient l'énumération des pierres
magiques et des médecines, etc. La pictographie ne donne que l'essentiel
de la conjuration que la mémoire doit compléter. Le tout décrit comment
l'âme, dérobée par les démons dans l'autre monde, est ramenée chez elle.
Bien que la pictographie ne contienne pas toute l'incantation, elle est
pourtant d'une grande aide pour la .mémoire.
Une bonne partie des manuscrits contient des reproductions des plantes
médicinale s.л Les Cuna sont convaincus que toutes les plantes ont une
valeur médicale, il n'y a qu'à savoir les employer h propos. Ces plantes
sont souvent dessinées avec tant d'exactitude que même un étranger
peut les reconnaître. Pour un Indien qui vit très près de la nature, ce
doit être encore plus facile. Les arbres sont parfois stylisés avec art.
Les pictographies sont souvent polychromes, ce qui est
particulièrement important lorsqu'il s'agit de plantes, car la teinte des plantes
dessinées permet de les identifier sans difficulté. Les couleurs, dont les Guna
se servent pour peindre ces figures, proviennent actuellement des Blancs.
Autrefois on employait des couleurs indigènes, telles que le roueou, le
génipa, etc. Comme dans les manuscrits mexicains, les contours des
figures sont souvent tracés en noir et ensuite l'intérieur est peint. Il est
aussi fort probable que la couleur en elle-même a pour les Guna une
signification magique, comme nous pouvons le voir dans leur histoire de
la création où il est question d'âmes bleues, jaunes ou rouges.
Dans ces pictographies, il est de petits détails qui ont leur importance.
Un point jaune sur l'image d'un démon de maladie signifie que cette
maladie marche sur la voie du soleil ; et si, à côté, on à dessiné un petit
bateau, cela veut dire que le démon de la maladie est passager sur le
bateau solaire ; ou si quatre petits traits surmontent une figure, il est
question d'un démon qui habite dans le quatrième des huit étages qui
forment la terre.
J'ai parlé des reproductions des plantes médicinales. Quant aux ani-
' maux ils représentent en général des démons. Ge sont souvent des
serpents qui jouent un grand rôle dans ces conjurations. Mais on voit aussi
des alligators, des grenouilles, des poissons, des scorpions, des écrevisses
et des fourmis venimeuses. Parmi les oiseaux, on représente surtout ceux
qui attrapent des serpents. On voit aussi des mammifères, mais ils sont
en général plus mal dessinés que les oiseaux, les poissons ou les
insectes.
Très fréquentes sont les figures d'hommes qui représentent "la plupart
du temps des démons. Dans ces pictographies, ils sont dessinés d'une
' l'art, la religion et la magie chez les cuna et les chocó 155
manière très schématique. A part ces figures relativement petites, on
trouve dans plusieurs manuscrits des images d'hommes dessinées sur une
grande échelle et souvent deux par deux. Ces hommes sont vêtus de
chemises, de pantalons et d'habits et portent parfois aussi un manteau.
Sur la tête, ils ont souvent un ornement de plumes. Les Indiens m'ont
assuré que ces figures ne faisaient pas partie de l'écriture. « Elles
correspondent aux vignettes, de vos livres », m'a dit l'un d'eux qui avait été
à Panama. . .
Ces pictographies, avec les commentaires à l'appui, nous aident к
comprendre comment les Indiens se représentent les maladies. J'ai déjà parlé
des maladies sur le bateau du soleil et des' démons' qui habitent dans les
huit étages de la terre. Les chiffres magiques des pictographies cuna sont
4 et 8. Le premier rappelle peut-être les quatre points cardinaux, mais
quelle est l'origine du second ? J'ai une pictographie où il n'est
question que de 8. Tout ceci ne peut être élucidé que si l'on compare les
représentations des Guna avec ce que nous savons des peuples de
l'Amérique centrale et méridionale, mais il m'est. impossible de le faire
ici. - - . .
.

Je passe maintenant aux croyances des Cuna sur le royaume des morts.
Dans ce domaine aussi, nous allons retrouver les pictographies.
Lorsqu'un Guna est mort; on dépose auprès de lui dans son hamac
quatre bâtons ornés de plumes jaunes. Ceux-ci renferment les bons esprits
qui doivent l'accompagner dans le royaume des morts. Le défunt est
conduit en canot au lieu de l'enterrement et pendant le trajet il est escorté
d'un chanteur qui raconte tout ce qui l'attend au cours de son voyage
dans l'autre monde, et cela avec une pictographie comme aide-mémoire
pendant le chant. Alors les bons esprits, nommés Másartúle, s'emparent
de l'âme du mort. Quant au corps, il est resté dans la tombe.
Ils arrivent d'abord vers le fleuve Oloúbigúndiguar. Là tous les morts
sont arrêtés et doivent se procurer un canot pour pouvoir continuer leur
voyage. Il y en a là de toutes sortes, pour les hommes bons, pour les
hommes-médecine, pour les Néles, pour les Cantule qui chantent
pendant les fêtes, et aussi pour les méchants.. Le passage des hommes bons
se fait rapidement dans un excellent canot. Ils arrivent ensuite à une
forêt où le sable, les pierres, les arbres et leurs fruits sont en or. Les bons
passent sur la rive droite du fleuve et les méchants sur la gauche. Les
arbres et les pierres de la rive gauche sont en argent.
Ce fleuve est le père et la source de tous les autres fleuves. Le défunt
en continuant son voyage arrive à plusieurs villages, Les habitants crient :
« Tu t'en vas? » et le défunt répond : « Je m'en vais ». Il arrive" alors en
un endroit nommé « Tobin ». C'est là qu'est le grand réservoir d'eau du
156 SOCIÉTÉ DES AMÉR1CAMSTES DE PARIS
monde. Son propriétaire s'appelle Olohuígipípiléle. Quatre femmes veillent
sur le réservoir et là on rencontre tous les chefs imaginables, comme les
chefs des pigeons, ceux des tapirs et des pécaris. On trouve là aussi des
chefs Cuna. '


Ainsi débute le récit du voyage à. tra vers le royaume des" morts qui
est beaucoup trop long pour que je le raconte ici en entier.
Un domaine où 1'ornemeňtique cuna est fort riche, c'est celui du
vêtement féminin. J.e suppose que là aussi il existe des relations avec les
démons, mais on ne m'a rien dit à ce sujet. A l'heure actuelle, les
femmes cuna s'entourent les reins d'une étoffe et portent en outre
une blouse courte où l'on remarque des motifs d'application fort
intéressants et souvent extrêmement décoratifs. D'où ont-ils reçu cette technique
qui semble être moderne chez eux ? Je ne le sais, mais en. tout cas les
motifs sont anciens et ont dû être peints autrefois. Je ne sais pas davantage
à quelles conceptions se rattache cette ornementique, mais le fait qu'on la
reproduit avec autant de conservatisme semble indiquer qu'elle a une
signification magique. On m'a dit que l'un de ces motifs représentait
des démons. Sur beaucoup d'autres, on voit des figures* d'animaux qui
peuvent ou ont pu être des démons.
Les objets que l'on emploie dans la vie de tous les jours. rie sont presque
pas décorés, si l'on excepte les motifs sur les paniers qui naissent pour
ainsi dire mécaniquement du travail du tressage. Nous remarquons sur l'un
de ces derniers une série de svasticas. Le même symbole occupe le centre
du drapeau de la république de Tule, qui est peut-être l'inspiration d'un
Américain, M. Marsh. Cet ornement n'apparaît jamais dans les
pictographies, ce qui me donne à croire qu'il n'est pas indigène.
Mentionnons encore une série de figures d'argile assez grossières et
d'autres en bois, dont quelques-unes sont sculptées avec habileté. Je les
soupçonne aussi d'avoir à faire avec les cérémonies conjuratoires, mais
sans en avoir de preuves certaines. Plusieurs des images d'animaux sont
intéressantes, car, au contraire des figures humaines, elles ne sont pas
stéréotypées, mais expriment un mouvement. Ainsi, par exemple, les
animaux tournent la tête. Elles ne sont donc pas symétriques, ce qui
est une chose fort rare pour le degré de civilisation qu'ont atteint les
Cuna.
On voit combien sont intimes les relations qui unissent l'art des
Chocó et des Cuna avec leurs conjurations de démons. Ici, l'œuvre d'art
n'a pas été inspirée par Dieu, les héros civilisateurs, les mythes et l'éro-
tique, ou dans une très faible mesure. A part les exceptions que j'ai
mentionnées du vêtement féminin et des paniers tressés, les objets
d'usage quotidien sont à peine ornementés.
l'art, la religion et la magie chez les cuna et les ciiocó 157
* II nous est difficile de comprendre comment ces conjurations de démons
ont inspiré aux Indiens une œuvre artistique. Il faut nous contenter de
constater le fait et cela d'autant plus que nous avons ici à faire à des
phénomènes extrêmement anciens, dont nous ne connaissons pas
l'histoire et qui sont sûrement fort compliqués. Il faut nous rappeler que les
observations que nous avons faites chez les Cuna et les Chocó ne sont
pas uniques dans leur genre. Dans beaucoup d'autres tribus indiennes,
c'est aussi dans les cérémonies conjuratoires surtout qu'on emploie des
objets ornementés. Et puis n'oublions pas non plus que les Chocó étaient
autrefois entourés de voisins plus civilisés qu'eux, auxquels ils ont pu
faire plusieurs emprunts. .
Quant aux hommes-médecine auxquels sont confiés les conjurations,
ils représentent la classe cultivée dans les sociétés indiennes, et ils tiennent
beaucoup, pour renforcer leur situation sociale, à s'entourer d'un voile de
mystère. Ils entreprennnent de grands voyages pour étendre leurs
connaissances. Le vieux Selimo, quia longtemps voyagé avec nous, avait une
véritable passion de s'instruire. Quand il nous a quittés pour rentrer
chez lui, il emportait toute une collection de curiosités sur lesquelles il
comptait pour impressionner ses clients. Lorsqu'en sa compagnie nous
visitions les Indiens Bogota qui vivent bien loin de sa patrie, je l'ai vu
se donner une peine infinie pour étudier le plus possible leur science
médicale . Il est donc bien naturel que ces hommes-médecines aient pu, au
cours de leurs voyages et même dans le domaine. artistique, acquérir de
nouvelles connaissances, qui, à leur retour, ont trouvé leur application
dans leur tribu.
• Lorsque nous étudions les croyances des Chocó et des Cuna, il ne nous
faut pas perdre de vue l'influence chrétienne. Leur concept de Dieu a été
modifié au cours des siècles pendant lesquels ces Indiens ont subi le
contact direct ou indirect des Blancs. Le concept des deux âmes dont l'une
monte au ciel tandis que l'autre reste sur la terre peut avoir son origine
dans le récit qu'ils ont entendu faire aux chrétiens des âmes des hommes
bons qui vont au ciel. Leur croyance originelle a dû être que toutes les
âmes des défunts demeurent sur la terre en tant que bons ou mauvais
esprits.
Les. figurines qu'on suspend autour de la hutte en miniature, dans'
laquelle l'homme-médecine traite son patient, sont nommées chez les
Chocó « curúsu », ce qui vient évidemment du mot espagnol « cruz »
c'est-à-dire croix. Quant aux poupées qui contiennent des esprits
protecteurs, " ils les appellent « curúsudyakě », ce qui signifie petite croix,
preuve de l'influence chrétienne. Il est pourtant peu vraisemblable que
les crucifix ou les images des saints, que les Indiens ont pu voir occa-
158 SOCIÉTÉ DES AWÉRICANISTES DE PARIS
sionnellement, leur aient servi de modèles. Il est plus probable que
c'est la ressemblance des figures humaines stylisées avec une croix
qui les a induits à les appeler « curusu ». Je ne crois pas du tout que la
sculpture de ces Indiens ait son origine dans une influence des chrétiens.
L'art des Guna et des Chocó est donc bien indien dans ses traits
essentiels et plonge ses racines dans l'art précolombien. Il n'est pourtant pas
exempt de toute influence des Blancs. De la même manière, leur religion
et leur magie sont également bien indiennes, à part- les quelques traces
d'influence chrétienne qu'on y. peut relever.

Vous aimerez peut-être aussi