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Mélanges de l'Ecole française de

Rome. Antiquité

Gildon, les Maures et l'Afrique


Yves Modéran

Résumé
Yves Modéran, Gildon, les Maures et l'Afrique, p. 821-872.

La révolte du comte d'Afrique Gildon, en 397, est traditionnellement interprétée comme un épisode dans la longue série des
soulèvements berbères qui affectèrent l'Afrique romaine. Cette thèse se fonde essentiellement sur l'œuvre de Claudien, qui
présente Gildon comme un «tyran maure », sur les origines berbères du comte, et sur ses liens avec les donatistes. Un examen
critique de ces trois arguments est ici entrepris, qui démontre leur extrême fragilité. Une nouvelle interprétation est donc
recherchée, d'abord à partir d'un texte méconnu d'Orose mettant en cause les ambitions personnelles de Gildon. Cette
hypothèse est vérifiée par l'étude des rapports du comte avec les donatistes et les tribus maures, et surtout par la relecture de
plusieurs lois du Code Théodosien révélant l'immensité de la fortune qu'il avait accumulée et de probables malversa-
(v. au verso) tions dans l'exercice de ses fonctions. Gildon apparaît en conclusion comme un extraordinaire arriviste dont la
rébellion, loin de s'appuyer sur un projet politique berbère, correspondit avant tout à la recherche d'un pouvoir personnel accru.

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Modéran Yves. Gildon, les Maures et l'Afrique. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité, tome 101, n°2. 1989. pp.
821-872;

doi : https://doi.org/10.3406/mefr.1989.1651

https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1989_num_101_2_1651

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YVES MODÉRAN

GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE

L'histoire des provinces africaines au Bas-Empire est marquée par


une série d'usurpations et de rébellions qui ont longtemps illustré, pour
certains historiens, le déclin ou la décadence, caractéristique principale,
selon eux, de ce temps. Domitius Alexander en 308-310, Firmus en 372-75,
Gildon en 397-98, Heraclianus en 413, Boniface en 427-28, étaient les
acteurs, aux motifs variés, de ce processus qui semblait s'incarner ici
mieux qu'ailleurs1. Les recherches des trois dernières décennies, en
révélant la complexité de cette période, et en soulignant en particulier la
prospérité durable des provinces africaines2, ont totalement modifié
l'approche de ces événements. Une lecture fractionnelle s'est imposée, tendant à
considérer isolément chaque épisode, en privilégiant l'étude de son
contexte propre3.
Pourtant un rapprochement s'est maintenu entre deux personnages
d'origine berbère, Firmus et Gildon. Le premier souleva la Maurétanie
Césarienne entre 372 et 375, et entraîna avec lui de nombreux groupes
tribaux, (dont Ammien Marcellin nous a donné les noms), avant d'être
finalement éliminé par le comte Théodose. Le second, son frère mais son
ennemi à cette époque, devint ensuite un comte d'Afrique choyé par
l'autorité impériale. Il finit pourtant par rompre lui aussi avec Rome4. À l'au-

1 Cf. par exemple le chapitre de Ch. A. Julien, Histoire de l'Afrique du Nord,


tome I, paris, 1951, p. 194-232.
2 Cl. Lepelley, Les cités de l'Afrique romaine au Bas-Empire, tome 1, Paris,
1979.
3 Trois études de T. Kotula sont significatives de cette évolution : Firmus, fils de
Nubel, était-il usurpateur ou roi des Maures ?, dans Acta antiqua Academiae scientia-
rum Hungaricae, 18, 1970, p. 137-146; Le fond africain de la révolte d'Héraclien en
413, dans Antiquités africaines, II, 1977, p. 257-66; Der Aufstand des Afrikaners Gil-
do und seine Nachwirkungen, dans Das Altertum, XXXIII, 1972, p. 167-76.
4 La chronologie de la révolte a été très discutée. Chr. Courtois datait la
rupture avec Rome de 396 en se fondant sur une indication de la Chronica Gallica (cf.
Les Vandales et l'Afrique, Paris, 1955, p. 145). Mais les lettres de Symmaque
empêchent cette interprétation, et surtout le témoignage de Claudien, qui insiste plu-

MEFRA - 101 - 1989 - 2, p. 821-872.


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tomne 397, Gildon cessa en effet les livraisons de blé, et il décida


unilatéralement de ne plus reconnaître la souveraineté d'Honorius, mais celle de
son frère, l'empereur d'Orient Arcadius. Le régent Stilichon le fit déclarer
alors hostis publions, et envoya contre lui une armée conduite par un
autre frère de Firmus, Mascezel. Gildon décida de résister mais il fut
battu et mourut peu après (398), subissant donc le même destin que Firmus.
Leurs révoltes successives contre Rome ont paru à beaucoup d'historiens
l'expression d'un particularisme berbère irréductible, justifiant leur
association5. C'est qu'en effet, à défaut d'illustrer la décadence du
Bas-Empire, leur aventure venait confirmer une autre thèse aux prétentions au
moins aussi larges dans le domaine de l'historiographie nord-africaine, et
qui est celle de «l'éternel Jugurtha», selon une formule de J. Amrouche
popularisée par Chr. Courtois6. Rarement bien définie, cette thèse postule
l'existence, dans un certain nombre de groupes africains jugés peu ou pas
romanisés, d'un sentiment d'identité berbère plus ou moins conscient
mais irréductible, conduisant périodiquement à des révoltes contre le
pouvoir romain, son administration et son armée. Se gardant souvent de
parler de nationalisme, beaucoup d'historiens ont cependant développé
sur ce thème des idées qui n'en étaient guère éloignées, particulièrement
à propos de Firmus et de Gildon.
Appliquant la démarche évoquée plus haut, nous voudrions étudier
ici la pertinence de cette thèse dans le cas de Gildon, en examinant sa
révolte pour elle-même, et en refusant donc de l'associer a priori à Fir-

sieurs fois sur la rapidité de la défaite de Gildon (cf. De Bel. Gild., 16 : quem
veniens indixit hiemps, ver perculit hostem). La date précise de la victoire de
Mascezel reste cependant difficile à établir. Claudien la situe au printemps 398. Mais
une loi du Code Théodosien (IX, 39, 3) semble prouver que l'autorité impériale était
établie en Afrique dès le 13 mars 398. Beaucoup d'historiens, à la suite de O. Seeck
(article Gildo, in PW, 7, I, publié en 1910), estiment qu'il faut corriger la date de la
loi et lire 13 mai 398. Mais cette hypothèse est toujours discutée, comme le montre
une note de T. D. Barnes, An Anachronism in Claudian, dans Historia, 1978, p. 498-
99. Le débat ne porte cependant que sur une différence de moins de trois mois et
n'affecte pas directement notre propos.
5 Très nombreuses références historiographiques. Un exemple parmi d'autres;
S. Mazzarino, Stilichone, la crisi imperiale dopo Theodosio, Rome, 1942, p. 264 :
«Frère de Firmus, et bien qu'intégré à l'organisation administrative romaine, il
(Gildon) a voulu réaliser, avec un système différent de son frère, une politique
sinon semblable, du moins aux fins identiques».
6 J. Amrouche, L'éternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain, dans
L'Arche, XII, 1946, p. 58-70; cité par Chr. Courtois, Les Vandales et l'Afrique, Paris,
1955, p. 126, qui ajoute : [article] «où l'historien aurait tort de ne voir que
littérature».
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mus. Une telle association ne pourrait se justifier en effet qu'a posteriori,


après une étude particulière des deux cas : mais elle ne peut constituer,
comme cela a été trop souvent le cas, un postulat de départ. Firmus et
Gildon doivent chacun faire l'objet d'une enquête approfondie, avant
d'être éventuellement mis en parallèle. Pour Gildon qui nous retiendra ici,
notre méthode sera, dans un premier temps, de relever tous les éléments
ayant permis d'affirmer le caractère «berbère» de sa révolte, puis de les
soumettre à un examen critique systématique, interne et externe : examen
des sources fondant la thèse «berbère», et mise en perspective de ces
sources par rapport à l'ensemble de la documentation disponible. Les
conclusions qui se dégageront de ce travail nous permettront alors de
dépasser notre problématique initiale, et d'essayer de réinterpréter de
façon globale l'aventure de Gildon7.

À la lecture des divers travaux qui ont été consacrés à cette question,
on peut considérer que trois éléments ont été essentiellement utilisés pour
déterminer un caractère «berbère» dans la révolte de Gildon: le
témoignage de Claudien, les origines et les alliances maures de Gildon, et enfin
ses liens avec les donatistes.
Le témoignage de Claudien doit être examiné en premier lieu. La
révolte de Gildon occupe en effet dans l'œuvre de ce poète, exactement
contemporain des événements, une place exceptionnelle, qui en fait notre
source essentielle. Outre le De Bello Gildonico, composé immédiatement
après la chute de Gildon et qui lui est entièrement consacré, on la voit
évoquée aussi dans le De Consulatu Stilichonis, dans l'In Eutropium et
dans le Panégyrique pour le VIe consulat d'Honorius*. Cette insistance
s'explique par l'engagement personnel de Claudien auprès de Stilichon,

7 Au départ de cette enquête se trouve un séminaire de Cl. Lepelley où, à


propos du donatisme en Numidie, le cas de Gildon avait été évoqué, donnant lieu à un
débat animé. L'idée que la révolte du comte d'Afrique aurait pu n'avoir aucun
rapport avec ses origines familiales et ethniques avait déjà été avancée par Cl. Lepelley
dans une note de son livre sur les cités africaines au Bas-Empire (tome I, p. 51,
note 111). Nous le remercions ici de nous avoir laissé explorer librement son
hypothèse, qui n'avait jamais encore fait l'objet d'une recherche systématique.
8 Pour le De Bello Gildonico, se reporter à l'édition E. M. Olechowska, Leyde,
1978. Pour les autres œuvres, édition Birt, M.G.H., a.a., tome X, reprise avec
traduction anglaise par M. Planauer dans la Loeb Classical Library (2 vol.).
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dès le début de sa carrière de poète de cour. Le régent incarnait en effet


pour lui toutes les vertus romaines et était le seul à lutter pour l'unité de
l'Empire et la renaissance de la gloire romaine. Or, «pendant la période
couverte par l'œuvre de Claudien, la victoire sur Gildon en 398 fut la
seule vraie réussite, bien qu'indirecte, de Stilichon»9. On comprend donc
l'intérêt qu'il porta à ces événements, mais aussi le caractère totalement
négatif du portrait de Gildon qu'il nous livre. Claudien est délibérément
partial et son témoignage, pour abondant et contemporain des
événements qu'il soit, est lourdement grevé par cette hostilité sans nuance au
comte d'Afrique.
Celle-ci s'exprime dans une présentation du personnage axée sur
deux mots-clefs : tyrannus et Mourus. Le premier trait est assez banal :
l'assimilation d'un chef de révolte à un tyran, n'est pas une nouveauté
propre à Claudien. Le mot était en effet systématiquement utilisé au Bas-
Empire contre tous les rebelles à l'Empire et les usurpateurs10. Claudien
s'inscrit dans cette tradition dès le début du De Bello Gildonico, en
qualifiant Gildon de tertius tyrannus11. La référence aux usurpateurs Maxime
(383-88) et Eugène (392-94) est claire. Elle permet à la fois d'aggraver le
cas de Gildon (dont aucun texte ne dit qu'il s'est proclamé empereur),
tout en relevant l'importance du succès de Stilichon. Et de fait, dans tous
ses textes, le poète ne cesse d'attribuer à Gildon tous les traits classiques
du tyran. Des analogies avec le portrait de Maxime, tel qu'il apparaît dans
le Panégyrique de Théodose, attribué à Pacatus et prononcé en 389, sont
sur ce point très révélatrices. Ainsi la description de la cupidité sans
bornes du tyran, mais qui ne débouche que sur un gaspillage insensé de ce
qui a été accumulé, ou encore l'image du nouveau Phalaris12. Plus géné-

9 E. M. Olechowska, introduction de l'édition citée à la note précédente,


p. 1-2.
10 Cf. Al. Cameron, Claudian, poetry and propaganda at the court of Honorius,
Oxford, 1970, p. 103.
11 Tertius occubit nati virtute tyrannus, vers 6. Autres emplois du mot pour
Gildon : De Bel. Gild. 147, 466. De cons. Stil. Π, 190.
12 Pacatus, Panégyrique de Théodose, édité et traduit par E. Galletier in
Panégyriques latins, tome 3, Paris, 1955 (C.U.F.) :
23, 1 : invenit tyrannus ad scelera secretum.
26, 3 : Numerari ubique pecuniae, fisca repleri, aera cumulari, vasa concidi, cui-
vis ut intuenti non illud imperatoris domicilium, sed latronis receptaculum videretur
(. . .) et effundit et neglegit eadem quarendi et perdendi facilitate (cf. De Bel. Gild.
163-64 : quodcumque profunda traxit avaritia luxu peiore refundii).
29, 4: Hos Me Talaris in amicis habebat; cf. (De Bel. Gild. 186-87: Phalarim
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ralement cependant, il est évident que Claudien, comme Pacatus, a


d'abord puisé son inspiration dans une typologie ancienne du tyran. Dans
un article récent, L. Jerphagnon a construit, à partir des portraits des
«mauvais empereurs» chez Suétone et Tacite, une liste des traits
caractéristiques de la tyrannie 13. Le tableau de la page 826 montre que Claudien
n'a rien oublié. Si l'on s'en tenait à cet inventaire, le portrait de Gildon
serait donc assez banal. Mais Claudien a enrichi cette présentation du
tyran classique d'un aspect plus original, et auquel il donne en fait la
première place : Gildon est bien sûr un tyran, mais c'est d'abord un tyran
maure. Certes, une origine barbare, vraie ou supposée, est aussi un
élément traditionnel de la polémique contre les tyrans. Mais, chez Claudien,
les racines maures de Gildon ont une importance exceptionnelle. Plus que
tyrannus, le mot Maurus pris substantivement, sert en effet très souvent à
désigner le comte d'Afrique14. Ainsi dans le De Bello Gildonico, lorsque
Rome vient se plaindre devant Jupiter parce qu'elle est soumise au Mauri
arbitrio (v. 70), allusion au blocage de l'annone décidé par Gildon. Ou
encore dans le même poème, lorsque l'ombre de Théodose apparaît à
Arcadius et l'interroge sur son soutien à Gildon 15 :
Hoc erat? in fratres medio discordia Mauro
nascitur?

On ne peut avoir aucun doute sur le sens de ce mot chez Claudien.


Comme nous le montrerons plus loin, Maurus peut recouvrir au IVe siècle

tormentaque flammae profuit et Siculi nurgitur ferre juvenci quant taies audire cho-
ros).
13 L. Jerphagnon, Que le tyran est contre-nature; sur quelques clichés de
l'historiographie romaine, dans Actes du colloque «La tyrannie», Caen, 1984, p. 41-50. Cf.
aussi les remarques de F. Jacques, Le schismatique, tyran furieux. Le discours
polémique de Cyprien de Carthage, dans MEFRA, 94, 1982, p. 921-949.
14 De Bello Gildonico, outre les vers 70 et 236 cités infra :
283 : Mauri fuit Africa munus.
338 : nonne meam fugiet Maurus cum viderit umbram?
380 : Adversire tubam princeps dignabere Mauri?
- In Eutropium, II, prae. 71 : inclita naufragio memoratu Tabraca Mauro
(Gildon fut capturé à Thabraca).
- De consulatu Stilichonis I, 383 : si jure perempto insultaret atrox famula
Carthagine Maurus?
- De consulatu Stilichonis, II, 286 : cecidit Maurus.
- Panegyricus de sexto consulatu Honorii Augusti 122 :
Sed mihi jam pridem captum parnasia Maurum
Pieriis egit fidibus chelys
15 De Bello Gildonico 236-37.
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Liste de L. Jerphagnon : Gildon chez Claudien


l'empereur-tyran

1 . Impiété envers les dieux Gildon est un prof anus. Il a méprisé la


pietas [polluta est) = De Bel. Gild. 323 et
404

2. Impiété envers la famille Gildon a fait assassiner ses neveux et


les a privés de sépulture = De Bel. Gild.
394-96

3. Cruauté arbitraire Gildon est cruentus. Il invente des


mises à mort raffinées. = De Bel Gild. 397
et 171-174

4. Lubricité Gildon est un Virginibus raptor et un


obscenus adulter = De Bel. Gild. 166-67

5. Exactions Gildon est caractérisé par son avaritia.


Il dépouille les héritiers (morientibus
hères); c'est un voleur (praedo) = De
Bel. Gild. 164, 165, 458

6. Ivresse Gildon est décrit au sortir de ses


banquets titubons Lyaeo = De Bel. Gild.
455

7. Démesure Gildon est un monstre, (monstrum) et


un démens
= De Bel. Gild. 257 et De Cons. Stil. I,
347.

plusieurs significations. Mais pour le poète alexandrin, le mot est


uniquement synonyme de barbarus, avec une connotation très nettement
péjorative : le Maurus de Claudien est le Berbère non-romanisé, étranger à la
civilisation, avec de nombreux traits de sauvagerie16. Cette insistance sur

16 Ibid 189-91 : Mauris clarissima quaeque fastidita datur. Media Carthagine duc-
tae barbarae Sidoniae subeunt conubia maires
- ibid, 330-332 : Tantane devictos tenuit fiducia Mauros, care nepos? herum
post me conjurât in arma progenies vaesana Jubae . . .
Autres exemples de remarques péjoratives : l'allusion aux enfants qui seraient
nés de Romaines et de Maures {De Bel. Gild. 193), externet cunabula discolor
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l'appartenance de Gildon au peuple maure a, par sa répétition, une valeur


démonstrative aux yeux du poète visiblement nettement supérieure à
l'appellation de tyrannus. Elle est complétée par d'autres détails évocateurs.
Comme d'autres tyrans avant lui, Gildon est défini comme un fourbe,
mais cette fourberie est ici évoquée par l'expression Massylas fraudes. Son
orgueil, de la même façon, est défini comme barbaricus fastus 17. Mais
surtout, le caractère maure du personnage et de son action est longuement
souligné par la composition de ses troupes : il a entraîné avec lui des
« rois Maures » {Mauri reges), ses alliés (socii) et ses clients (regesque
clientes). Ceux-ci sont désignés précisément : outre des Éthiopiens, c'est à dire
des Noirs d'Afrique, sont cités les Nasamons, célèbre tribu riveraine de la
Grande Syrte qui combattit plusieurs fois Rome; les Nubae, voisins du
cours moyen du Nil; les Garamantes, peuple bien connu du Fezzan,
également souvent en conflit avec les Romains; les Autololes, tribu considérée
par Pline comme le plus puissant groupe gétule du Maroc atlantique18.
C'est-à-dire, pour résumer, des peuples berbères parmi les plus
notoirement hostiles à Rome dans la tradition, et ceux en tout cas dont la non-
romanisation était la plus probable, étant donnée leur marginalité
géographique (sud marocain, sud libyen, désert syrtique et pré-égyptien). La
barbarie de ces tribus assemblées derrière Gildon est d'ailleurs plusieurs
fois soulignée, à travers leur costume, leur désordre au combat, leur
absence de sentiment familial, leur lâcheté et leur fourberie19. Tout

infans ; la rabies Maurusia évoquée dans le Panégyrique pour le quatrième consulat


d'Honorius, vers 39; ou encore le Maurorum lacrimabile nomen de De cons. Stil. Π,
261.
17 De Bel. Gild. 284 : tollite Massylas fraudes
ibid. 72-73 :
vitamque famemque
librai barbarico fastu
l*Ibid. 452-53, 194, 196. La liste des alliés de Gildon se trouve dans le De
Consulatu Stilichonis, I, 248-258 et 351-357. La mention du Mazax (ibid. 356) est
peu significative, contrairement à ce que croit D. Roques (cf. nos remarques, infra
note 36). Sur ce nom et les autres éléments de la liste, cf. J. Desanges, Catalogue des
tribus africaines de l'Antiquité classique à l'ouest du Nil, Dakar, 1962.
19 - Costume: De Cons. Stil. I, 254, venerat et parvis reditimus Nuba sagittis;
ibid. 259-63 : his fulva leones velamenta dabant ignotarumque ferarum exuviae, vas-
tis Meroe quas nutrii harenis; serpentum patulos gestant pro casside rictus, pendent
viperae squamosa pelle pharetrae.
- Désordre : De Bel. Gild. 440 : non agminis ordo
- Absence de sentiment familial : ibid. 441-443,
conubia mille;

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conduit donc chez Claudien à la présentation de Gildon comme un prince


essentiellement «berbère», ayant conduit une révolte «berbère» contre
Rome. Aucune ambiguïté ne peut subsister à ce sujet quand le poète fait
dire à l'ombre de Théodose :
Tantane divictos tenuti fiducia Mauros
care nepos ? herum post me conjurât arma
progenies vaesana Jubae bellumque resumit
victoris cum stirpe sui?20

La référence suprême, qui a tant fasciné les historiens, apparaît


même dans un passage peu connu du panégyrique pour le VIe consulat
d'Honorius. Rome déplore l'absence de l'empereur dans la Ville et
regret e qu'il n'y ait pas eu de cérémonie de triomphe après la défaite de
Gildon. Le poète décrit alors ce qu'aurait pu être ce triomphe, avec comme
vedette Gildon :
ipse Jugurthinam subiturus carcere poenam
praeberet fera colla jugo, vi captus et armis,
non Bocchi Syllae doits21

La célèbre comparaison avec Jugurtha se trouve donc déjà dans


l'œuvre de Claudien, plus de quinze siècles avant Chr. Courtois. Avec ce poète,
toute la thématique de Γ« éternel Jugurtha» était ainsi en place dès le IVe
siècle.
Mais Claudien étant un poète de cour, beaucoup d'historiens, tout en
l'utilisant abondamment, ont néanmoins senti qu'une certaine méfiance
s'imposait à son égard : d'où la recherche, dans d'autres sources, de
confirmations à une lecture dont on convenait mais sans précision,
qu'elle devait parfois être excessive22.
Un deuxième témoin, bien plus sûr, pouvait heureusement venir à
l'appui de Claudien : il s'agit d'Ammien Marcellin. Peu prolixe sur Gil-

non Ulis generis nexus, non pignora curae


sed numero languet pietas. Haec copia vulgi
- Fourberie et lâcheté : ibid. 440, non ulta fides. De Cons. Stil. I, 354-55 : ster-
nitur ignavus Nasamon, nec spicula supplex torquet Garamas.
20 « Est-il possible que les Maures vaincus aient pris une telle assurance, petit-
fils chéri ? La race insensée de Juba reprend les armes après moi et recommence la
guerre contre le descendant de son vainqueur?» (trad. E. M. Olechowska).
21 Panegyricus de sextu consulatu Honorii Augusti, 381-383.
22 Cf. par exemple le jugement de P. Romanelli, Storia delle provincie romane
dell'Africa, Rome, 1959, p. 603.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 829

don23, le grand historien a en effet l'avantage de l'être beaucoup plus sur


sa famille. Or, sachant que Gildon était le frère de Firmus, ce que toutes
nos sources confirment24, il est extrêmement tentant d'analyser la
personnalité de Gildon à travers ce que l'on sait de ses origines, grâce à Ammien.
Frère de Firmus, Gildon était donc le fils de Nubel, regulus de la natio des
Jubalenses25, tribu de Maurétanie Césarienne à localiser dans une région
montagneuse, peut-être la chaîne des Bibans26. Cette appartenance à une
natio définie, la facilité avec laquelle Firmus noua des alliances avec
d'autres gentes, tout cela témoignerait d'un profond enracinement de Gildon
et de sa famille dans le monde berbère encore peu romanisé. Dès lors, le
qualificatif de Maurus employé par Claudien se justifierait parfaitement,
tout comme la révolte elle-même, reprise d'une tradition familiale et
nationale. De la même façon, les nombreux alliés évoqués par le poète
seraient plausibles, Gildon étant à même, grâce à ses origines familiales,
de nouer des contacts avec les groupes les plus marginaux.
L'œuvre de s. Augustin a également fourni une autre source
d'arguments en faveur de l'interprétation traditionnelle de la révolte de Gildon.
L'évêque d'Hippone évoque en effet à de nombreuses reprises les liens
étroits qui unissaient le comte et l'évêque Optât de Timgad, véritable chef
des donatistes en Numidie, où il se rendit tristement célèbre par ses
diverses et multiples exactions entre 388 et 398 27. Cette amitié a attiré l'atten-

23 Ammien Marcellin, Histoire, livre XXIX, 5, édition W. Seyfarth, Leipzig


(Teubner), 1978. Gildon apparaît trois fois dans le récit de la révolte de Firmus :
XXIX, 5, 6 : il est envoyé par le comte Théodose pour arrêter Vincentius, un
lieutenant de Romanus. XXIX, 5, 21 et 24 : il ramène à Théodose un chef maure et un
préfet de tribu, capturés.
24 Ammien Marcellin, ibid., XXIX, 5, 6 : quo ad Caesariensem digresso Gildo-
nem Firmi fratrem . . . misit . . .
Claudien, De Bel. Gild., 346-47 (l'ombre de Théodose l'ancien près d'Hono-
rius) : Di bene, quod tantis interlabentibus annis servati Firmusque mihi fraterque
nepoti.
25 Ammien Marcellin, ibid., XXIX, 5, 2 : Nubel, velut regulus per nationes Mau-
ricas potentissimus ; ibid., XXIX, 5, 44 : (Théodose] nationem Jubalenam spiritu
agressus ingenti, ubi natum Nubelem patrem didicerat Firmi, . . .
La première expression pourrait suggérer que Nubel contrôlait en fait
plusieurs tribus.
26 Cf. les localisations établies par S. Gsell, Observations géographiques sur la
révolte de Firmus, dans Recueil de la Société archéologique de Constantine.
Cinquantenaire, XXXVI, 1902, surtout p. 21-31.
27 Sur ce personnage, cf. la notice de la Prosopographie chrétienne du Bas-
Empire, I, Afrique, de A. Mandouze et alii, Paris, 1982, p. 797-801.
830 YVES MODÉRAN

tion des nombreux historiens du donatisme sur Gildon, ce qui explique


que, dans l'historiographie contemporaine, le personnage soit plus
souvent cité à propos du schisme que pour lui-même. Or, on sait qu'une des
grandes interprétations modernes du donatisme tend à faire de ce
mouvement religieux l'expression d'un particularisme berbère. W. H. C. Frend,
ardent défenseur de cette thèse28, a ainsi apporté, sans consacrer
cependant d'étude particulière à Gildon, des éléments nouveaux à ceux qui
voyaient d'abord en ce personnage un prince berbère. Pour cet auteur en
effet, avant tout intéressé par le donatisme, l'alliance d'Optat avec Gildon
vient surtout confirmer son interprétation du schisme : postulant que le
comte d'Afrique était un chef maure, il estime que ses liens avec les schis-
matiques prouvent que ceux-ci étaient aussi sensibles à la cause berbère.
Mais cette déduction peut être inversée et servir alors, pour certains, à
éclairer l'histoire de Gildon : les donatistes exprimant une opposition
berbère à l'ordre romain, leur entente avec le comte prouverait chez ce
dernier une identité d'aspirations. L'influence de ce raisonnement à double
sens nous semble manifeste, par exemple, dans l'introduction du P. Y.
Congar à l'édition des traités anti-donatistes de s. Augustin dans la
Bibliothèque augustinienne : pour lui, Optât « fit alliance avec Gildon » et « leur
insurrection à tous deux a certainement un caractère indigène et
antiromain»29. Ainsi, le témoignage de Claudien, volumineux et insistant, les
origines familiales de Gildon, et ses liens avec Optât de Timgad, ont
abouti à une interprétation de la révolte de 397-98 qu'on peut considérer
comme largement dominante dans l'historiographie des dernières décennies.
Certes, des notes discordantes sont apparues, ici et là, essentiellement sur
la question des rapports de Gildon et des donatistes. E. Tengström a
proposé une lecture critique des passages de s. Augustin sur ce problème.
Pour cet auteur, seul Optât était lié au comte d'Afrique et l'aide de ce
dernier à l'évêque donatiste ne résultait que d'une procédure courante à
l'époque, le pouvoir d'état intervenant à l'appel de l'Église pour aider
celle-ci à régler certains de ses problèmes internes30. Mais E. Tengström s'est

28 W. H. C. Frend, The Donatisi Church in North Africa, Oxford, 1985, p. 210 :


« In alliance with Gildo the formation of a predominantly native non-Roman power
in Africa became possible : Donatism would have been the religious and motive
force in such a kingdom».
29 Y. Congar, introduction aux Traités anti-donatistes de saint Augustin
(Bibliothèque Augustinienne, 28), p. 20.
30 E. Tengström, Donatisten und Katholiken, Göteborg, 1964; en particulier
p. 84-90 («Die Donatisten und Gildo»).
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 831

préoccupé d'abord du donatisme, et non de Gildon, et ses analyses ont eu


assez peu d'influence sur l'interprétation de la révolte de 397-98. D'autre
part, H. J. Diesner, J. Burian, et T. Kotula ont insisté, de leur côté, sur
l'arrière-plan social des événements de la fin du IVe siècle africain31. Ils
ont cherché en particulier à mettre en valeur la participation des masses
rurales dépendant du comte dans cette affaire. Mais, tout en contestant
l'existence d'un projet ou d'une orientation «nationaliste» bien défini chez
Gildon, ils n'ont pas vraiment remis en cause le caractère maure du
personnage et le rôle important des tribus maures dans son action. H. J.
Diesner écrit ainsi, à propos des alliés cités par Claudien : « Nasamonen,
Garamanten, Autololen, deren Erwähnung nicht nur gelehrte Spielerei
ist» (. . .)32.
Enfin, certains historiens, comme P. Romanelli33, ont eu parfois des
doutes sur l'identité maure de Gildon devenu comte d'Afrique. Mais à
défaut d'en faire un chef berbère, ils ont alors néanmoins estimé que sa
révolte correspondait à un projet d'autonomisme africain, reflétant une
tendance profonde des populations de la région. Cette interprétation,
pour prudente qu'elle soit, n'en reste pas moins un avatar de la thèse
traditionnelle : l'autonomisme africain reflète en effet pour ces auteurs, de
façon plus ou moins entière, un caractère national hérité du
particularisme berbère.
Au total, de Chr. Courtois qui qualifiait Gildon de «grand caïd
kabyle » à Cl. Gebbia qui tout récemment écrivait « Gildone fu forse il vero
erede di Giugurtha » 34, on a l'impression que les jugements ont finalement
assez peu évolué35, en grande partie à cause du témoignage de Claudien.

31 H. J. Diesner, Gildos Herrschaft und die Niederlege bei Theveste, dans Klio,
1962, p. 178-186. T. Kotula, Der Aufstand des Afrikaners Gildo und seine
Nachwirkungen, dans Das Altertum, XXXIII, 1972 p. 167-76. J. Burian, Die einheimische
Bevölkerung Nordafrikas in der Spätantike, dans F. Altheim et R. Stiehl, Die Araber
in der Alten Welt, tome V, I, Berlin, 1968, p. 251-77.
32 H. J. Diesner, op. cit. p. 181.
33 P. Romanelli, op. cit. p. 606: Gildon jouit de la «sympathie» des
«populations indigènes»; p. 609 : projet d'un royaume indépendant; p. 617-18 : agitation
indigène et donatiste après la chute de Gildon, liée à sa défaite.
34 Chr. Courtois, Les Vandales et l'Afrique, p. 145; Cl. Gebbia, Ancora sulle
rivolte di Firmo e Gildone, dans L'Africa romana 5. Atti del V convegno di studio, Sassari,
1987, Sassari, 1988, p. 129.
35 Outre les travaux cités dans les notes précédentes, la révolte de Gildon est
évoquée de façon détaillée dans l'ouvrage de É. Demougeot, De l'unité à la division
de l'Empire romain (395-410), Paris, 1951, p. 171-189; cet auteur rejoint l'opinion
832 YVES MODÉRAN

Un exemple extrême de l'influence du poète alexandrin sur cette question


vient d'ailleurs de nous être fourni par la thèse de D. Roques36.
Recherchant l'origine des tribus qui attaquèrent la Cyrénaïque au temps de
Synésios, il conclut qu'il s'agissait de groupes rassemblés par Gildon et
qui furent refoulés vers l'Orient après sa défaite37. Cette interprétation se
fonde sur des équivalences onomastiques douteuses : D. Roques identifie
les Μακέται de Synésios au Mazax, cité par Claudien aux côtés de Gildon,
et les Αύσουριανοί aux Saturiani, cités dans une loi de 399 qui serait en
rapport avec la révolte du comte d'Afrique. Ces identifications sont
extrêmement fragiles mais n'ont surtout de sens qu'en fonction d'une
interprétation a priori de la révolte de Gildon. C'est parce que D. Roques
considère, sans plus de discussion, Gildon comme le chef d'une révolte maure, en
faisant entièrement confiance à Claudien38, qu'il peut élaborer ces
équivalences et sa théorie de grandes migrations berbères vers l'Orient, pièce
décisive de sa thèse sur la Cyrénaïque du Bas-Empire. Or il ne nous
semble plus possible aujourd'hui d'accorder confiance à Claudien sur ces
problèmes. Son témoignage, comme l'ensemble des éléments fondant la
lecture «berbère» de l'aventure de Gildon, doivent faire l'objet d'une
analyse critique méthodique, préalable indispensable à toute interprétation
des événements de 397-98.

L'emploi du mot Maurus pour désigner Gildon représente un des


principaux problèmes posés par le témoignage de Claudien. L'utilisation

générale : « Donatistes et circoncellions . . . cherchèrent un chef qui soutiendrait


leur cause, devenue ainsi celle du séparatisme africain. Gildon, pressenti par eux,
fut sans doute séduit ... Il crut possible de recommencer l'aventure de Firmus »
(p. 174). Nous n'avons pu consulter l'article en polonais de E. Komornicka, La
carrière politique de Gildon, prince berbère, d'après le De Bello Gildonico de Claudien,
dans Meander, XXVI, 1971, p. 116-122. Cependant le titre même de ce travail
suggère un ralliement aux thèses traditionnelles.
36 D. Roques, Synésios de Cyrène et la Cyrénaïque du Bas-Empire Paris, 1987,
p. 33-34; 222-224; 268-277. Cf. sur les problèmes évoqués ici notre compte rendu
paru dans la Revue des études augustiniennes, XXV, I, 1989, p. 191-194.
37 D. Roques, ibid., carte p. 223.
38 Ibid., p. 222 : [Gildon] «avait des troupes nombreuses, constituées de
Berbères venus de toutes les origines : Claudien en donne une longue liste qui mentionne
même des Garamantes et des Nasamons. Cette nomenclature n'est pas uniquement
un prétexte à fioritures poétiques. Les troupes Berbères qui avaient rallié Gildon
venaient sans doute de très loin ». Malheureusement, D. Roques ne donne aucun
argument à l'appui de cette dernière affirmation.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 833

systématique de ce terme résulte chez le poète d'un choix délibéré et qui


lui est propre. Il faut d'abord remarquer en effet qu'aucun autre texte
concernant Gildon ne l'emploie39 : celui-ci est désigné simplement par son
nom ou son titre de comte d'Afrique, mais jamais comme un Maurus.
Cette constatation, importante, mais guère soulignée jusqu'ici, révèle déjà
une nette originalité de l'œuvre de Claudien. Celui-ci donne d'autre part à
ce mot Maurus un sens particulier qui n'était pas exclusif en Afrique.
Nous avons vu qu'il en fait un synonyme de barbarus, avec une très forte
connotation péjorative. Or, des textes africains exactement contemporains
de Claudien révèlent une toute autre utilisation de ce terme. Ainsi, le
canon 72 du concile de Carthage du 28 août 397; évoquant les enfants
dont on doute du baptême, ce texte précise :
hinc edam legati Maurorum, fratres nostri, consuluerunt, quia mul-
tos taies a barbaris redimunt40.

Il est clair que Maurus signifie ici simplement « l'habitant de la Mau-


rétanie», et l'expression nostri fratres démontre bien l'absence de valeur
péjorative du mot. Le même sens, uniquement géographique, se retrouve
chez s. Augustin quand il raconte les malheurs d'un évêque donatiste,
Rogatus, ille Maurus, victime du rex barbarus Firmus41. On le découvre
même chez Ammien Marcellin quand, évoquant le magister memoriae
Eupraxius, il le qualifie honorablement de Maurus Caesariensis42. Clau-

39 Orose, Historiae adversus paganos, VII, 36, évoque seulement des «barbari»
dans l'armée du «cornes Gildo». Zosime, Histoire nouvelle, V, 11, parle de la folie
barbare de Gildon, terme commenté infra p. 854. Marcellinus Comes, Chronique,
a. 398, qualifie Gildon de cornes idemque paganus. Jordanes, Rom. 320, l'appelle
cornes Africae. Les autres chroniques (éd. Mommsen in M.G.H., a.a., IX, p. 246, 298,
650 et éd. Frick, Teubner, Chronica minora, p. 393) le désignent simplement par
son nom, Gildo. Enfin, s. Augustin (cf. les références infra p. 846), Paulin de Milan
(Vie d'Ambroise, 51), s. Jérôme (lettre 123) et Symmaque (lettres III, 5) ne font jamais
d'allusion à l'origine de Gildon, pas plus que l'inscription CIL IX, 4051 qui le
qualifie d'Hostis publicus ou les lois du Code Théodosien qui le concernent (pour ces
textes, cf. infra p. 861-865).
40 Notifia de concilio Carthaginensi (28 Augusti 397), 72, in Concilia Africae
(345-525), éd. C. Munier (Corpus christianorum, s. latina, 149), Turnhout, 1974,
p. 201-202.
41 S. Augustin, Contra Epistulam Parmeniani, I, II, 16 : quae ab eis Rogatus ille
Maurus per regem barbarum Firmum quant saeva quant acerba perpessus sit . . . Cf.
ibid. I, 11, 17 et Contra Cresconium, IV, 58, 69.
42 Ammien Marcellin, XXVII, 6, 14: Eupraxius, Caesariensis Maurus, magister
ea tempestate memoriae constans semper legumque similis in suscepta parte justitiae
permanebat.
834 YVES MODÉRAN

dien se réfère donc à un autre sens pris par le mot Maurus, surtout
depuis le IIIe siècle, et qui était celui d'« indigène non-romanisé », «non-
administré suivant les principes romains», d'après la définition de
G. Camps43. Un exemple manifeste et peu connu de cette signification de
Maurus est fourni au IVe siècle par l'érudit Servius Honoratus lorsqu'il
commente le mot Massylus dans l'Enéide (VI, 60) : Massyli sunt Mauri ;
[Virgile] speciem pro genere posuit44. Le genus maure de Servius recouvre
ici tous les Berbères non-romanisés. Mais deux faits sont pourtant
frappants lorsqu'on considère le corpus des textes citant les Maures ou
évoquant les Berbères non-romanisés avant Claudien. D'une part, il est net
que la plupart des auteurs préfèrent parler de «barbares» plutôt que de
Maures. Ammien n'utilise ainsi que deux fois le mot Maurus à propos de
Firmus. Saint Augustin, de la même façon, quand il fait allusion aux gen-
tes indigènes, les qualifie simplement de «barbares»45. D'autre part, il est
clair aussi que, même avec ce sens, Maurus n'a pas toute la valeur
péjorative que Claudien lui donne. S. Lancel et P. -A. Février ont déjà souligné à
ce propos le cas du grammaticus Victor de Cirta qui affirme vers 320,
apparemment sans complexe : Nam origo nostra de sanguine Mauro
descendit46. Maurus, dans son sens large, a donc d'abord au IVe siècle une
signification ethnographique ou géographique générale. Les gentes «
maures» étant périodiquement en guerre contre l'Empire, le glissement vers
un sens ouvertement péjoratif était facile; mais il ne semble guère être
systématique avant Claudien47. On doit donc aussi conclure sur ce point à

43 G. Camps, L'inscription de Béfa et la problème des Dii Mauri, dans Revue


africaine, 98, 1954, p. 254.
44 Servius Honoratus, AdAen., VI, 60, éd. G. Thilo et H. Hagen, Teubner, 1881-
1884.
45 Trois exemples :
Lettre 199, à Hésychius de Salone, vers 418 : Sunt enim apud nos, hoc est in
Africa, barbarae innumerabiles gentes, in quibus nondum esse praedicatum evange-
lium ex his.
Lettre 46, de Publicola à Augustin, vers 396-399 : In Arzugibus, ut audivi,
decurioni, qui limiti praest, vel tribuno soient furare barbari jurantes per daemones
suos.
Lettre 220, à Boniface : quid autem dicam de vastatione Africae quant faciunt
Afri barbari resistente nullo?
46 Gesta apud Zenophilum, appendix cTOptat de Milev, dans CSEL, XXVI,
p. 185; cité par P.-A. Février, Le Maure ambigu, dans Bulletin archéologique du
Comité, n.s., 19B, 1985, p. 302 (Actes du 2e colloque d'histoire et d'archéogie de
l'Afrique du Nord, Grenoble, 1983) et S. Lancel (ibid. discussion, p. 306).
47 P.-A. Février a souligné combien ce sens péjoratif se retrouvait dans
l'Histoire Auguste, mais en montrant que cela confirmait une datation tardive de ce texte,
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 835

une certaine originalité du poète alexandrin : l'image caricaturale qu'il


donne du Mourus à travers Gildon ne faisait pas encore l'unanimité à la
fin du IVe siècle.
Ces remarques nous conduisent à une double interrogation :
pourquoi ce mot et pourquoi cette caricature? Peut-on considérer, comme
l'ont implicitement fait beaucoup d'historiens, que ces choix résultent
d'une réalité transcrite et perçue par le seul Claudien? Ou bien doit-on
retrouver ici les effets conjugués de la culture classique et de
l'engagement politique d'un poète de cour? De nombreux indices nous amènent
en fait à privilégier cette seconde hypothèse. Les recherches des
philologues l'ont montré à plusieurs reprises : le principal modèle littéraire de
Claudien a été, au moins pour le De Bello Gildonico, Lucain48. Or, c'est
effectivement chez ce poète que nous découvrons, à travers le personnage
de Juba, l'image du Tyrannus Mourus déjà entièrement esquissée. Comme
Gildon, Juba est en effet alternativement désigné par ces deux termes49.
Et comme pour Gildon, la désignation Maurus s'accompagne de traits
entièrement péjoratifs. Lucain évoque ainsi à propos de Juba la perfidie
(anceps dubii sollertia Mauri) ou l'impiété (Carthaginis impia proies)50. Ce
parallèle entre Juba et Gildon, est d'ailleurs directement réalisé par
Claudien lorsqu'il rappelle à propos du comte d'Afrique la progenies vaesana
Jubae51. Claudien n'a pas choisi ce modèle par hasard : le thème du
Maure maléfique correspondait en effet totalement à son propos. Le poète
avait au moins trois bonnes raisons de noircir le portrait du comte
d'Afrique. Gildon avait menacé Rome de famine, créant une panique dont Sym-

probablement contemporain de Claudien; cf. L'Histoire Auguste et le Maghreb,


dans Antiquités africaines, 22, 1986, p. 115-128.
48 Le travail le plus précis sur ce point est celui de R. T. Bruere, Lucan and
Claudian; The Invectives, dans Classical Philology, 59, 1964, p. 223-256 (surtout
p. 246-253). Cf. également Al. Cameron, op. cit., p. 305-348, et les nombreuses et
significatives notes de E. M. Olechowska dans son édition du De Bello Gildonico
déjà citée (plus de 150 références à Lucain mises en valeur).
49 Lucain, La Guerre civile, éd. A. Bourgery, 2 vol., Paris 1926 et 1929 (C.U.F.).
Deux exemples :
IV, 691 : [Curion] temptarat Libyamque auferre tyranno.
VIII, 283 : [Pompée se méfie de Juba], anceps dubii terret sollertia Mauri.
50 Lucain, ibid. VIII, 283-84.
51 Claudien, De Bello Gildonico, 331-333: [l'ombre de Théodose l'Ancien à
Honorius]
herum post me conjurât in arma
progenies vaesana Jubae bellumque resumit
victoris cum stirpe sui?
836 YVES MODÉR AN

maque témoigne autant que le De Bello Gildonico. Gildon avait failli


provoquer une guerre civile, attisant par sa rébellion l'hostilité entre l'Orient
et l'Occident. Enfin, Gildon avait compromis gravement la carrière de Sti-
lichon, auquel Claudien était tout dévoué. Dans ces conditions, la
caricature la plus forcée du comte d'Afrique était inévitable pour un poète se
voulant le propagandiste du régent. Or ici se présentait un arsenal
poétique prêt à l'usage, avec le thème du tyran maure consacré par Lucain et
qui pouvait correspondre d'autant mieux à Gildon que celui-ci était bien
d'origine maure. En reprenant ce schéma, Claudien atteignait
parfaitement ses objectifs et s'inscrivait en même temps dans une tradition
poétique qu'il respectait profondément. Cette analyse nous conduit donc à
nous demander si ce n'est pas uniquement pour l'image qu'il tenait d'une
certaine tradition littéraire que le terme Maurus, avec son sens négatif, a
été choisi, plus que pour exprimer une signification politique précise de
la révolte.
L'étude des autres traits soulignant le caractère maure de cette
révolte confirme cette hypothèse. Ainsi la liste des alliés de Gildon, déjà citée,
et qui a tant impressionné D. Roques. Son anachronisme apparaît
immédiatement. Autololes, Garamantes et Nasamons, avaient été en effet des
tribus redoutables pour Rome au Ier siècle, mais on n'en avait guère entendu
parler depuis. Si Orose cite encore les Autololes au début du Ve siècle,
c'est pour préciser que leur nom a changé52: on les appelle désormais
Galaules, ce que Claudien ignorait manifestement. Le prêtre espagnol, pas
plus que les sources antérieures, n'évoque aucun engagement militaire
entre ces gens et les Romains. Les Garamantes paraissent avoir été en
paix avec l'Empire après le Ier siècle, et les ostraka de Bu-Njem donnent
en tout cas d'eux une image pacifique au milieu du IIIe siècle53. Quant
aux Nasamons, ils ont été écrasés en 85-86 et, s'ils ont apparemment
survécu, ils n'ont plus fait parler d'eux après le IIIe siècle54. D'autre part, la

52 Orose, Hist. adv. Paganos, I, 2, 94 : Tingitana Mauritania (. . .) habet a meridie


gentes Autololum, quae nunc Galaules vocant, usque ad oceanum Hesperidum conti-
gentes.
53 Cf. la notice de J. Desanges (Catalogue . . . op. cit., p. 93-96). Pour Bu-Njem,
parmi les publications de R. Rebuffat, voir par exemple Dix ans de recherches dans
le prédésert de Tripolitaine, dans Libya antiqua, 13-14, 1976-77, p. 79-91. Cet auteur
soupçonne cependant un conflit possible avec les Garamantes sous Septime
Sévère : cf. Les centurions de Gholaia, dans L'Africa romana 2. Atti del II congresso di
studio, Sassari, 1984, Sassari, 1985, p. 225-238.
54 J. Desanges, op. cit., p. 152-54. La dernière mention sûre des Nasamons se
trouve sur la Table de Peutinger.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 837

Carthage

NUBAE

Les alliés de Gildon selon Claudien.

^ Jubaleni, le peuple d'origine de Gildon.


+ Emplacement de la bataille de l'Ardalio.
En majuscules, les peuples cités par Claudien. En minuscules, les repères
géographiques donnés par Claudien pour localiser les alliés de Gildon.

carte ci-dessus le montre clairement, la coalition générale de ces tribus


représente une absurdité géographique : 4000 km séparent les Autololes et
les Nubae, avec lesquels on se demande comment Gildon aurait pu entrer
en contact. En fait, c'est bien encore une fois dans la tradition poétique
qu'il faut chercher l'explication de ces curieuses précisions fournies par
Claudien, et d'abord à nouveau chez les poètes du Ier siècle. Deux noms
s'imposent ici : Silius Italicus55, mais surtout Lucain, en particulier avec
la description des troupes conduites par Juba au chant IV de la Guerre
civile :
tot castra secuntur
Autololes Numidae vagi semperque paratus
inculto Gaetulus equo, turn concolor Indo
Maurus, inops Nasamon, mixti Garamante perusto

55 Silius Italicus, La guerre punique, éd.-trad. P. Miniconi et G. Devallet, Paris,


1979-1984 pour les livres I-XII. Signalons en particulier la liste des alliés de
Carthage, III, 265-320 : Éthiopiens (265), Maces (275), Adyrmachides (279), Massyles
(282), Gétules (288), Marmarides (300), Baniures (303), Autololes (306), Garamantes
(313) et Nasamons (320). Comme chez Claudien, cette liste couvre tout l'espace
nord-africain, de l'Atlantique {Autololes) au Nil {Éthiopiens, qualifiés par Silius de
«voisins du Nil»).
838 YVES MODÉRAN

Marmaridae volucres aequaturusque sagittas


Medorum, tremulum cum torsit missile, Mazax . . . 56

La comparaison avec les deux listes d'alliés de Gildon, données par


Claudien, est édifiante :
- De consulatu Stilichonis I, 254-58 : Nuba, Garamas, Nasamona,
parcourant les Numidiae campi et les Syrtes Gaetulae.
- De consulatu Stilichonis I, 351-57 : Nasamon, Garamas, Autololes,
Mazax, Mourus.

À part les Marmaridae de Lucain et les Nubae de Claudien, l'identité


des listes est parfaite. Quand on relie cette constatation aux remarques
historiques et géographiques faites plus haut sur ces peuples, la valeur du
témoignage de Claudien en ce domaine apparaît des plus douteuses.
L'impression est la même en ce qui concerne les notations à caractère
ethnographique relevées chez le poète alexandrin. Aucune n'est originale et
toutes, comme l'a noté E. M. Olechowska 57, sont reprises de Salluste.
Ainsi le désordre au combat, affirmé par l'historien latin à propos des
troupes de Bocchus : non acte neque ullo more proeli, sed catervatim, uti quos-
que forse conglobaverat (ailleurs, il écrit qu'avec les Maures, une bataille
ressemble à une attaque de voleurs : pugna latrocinio magis quam proelio
similis fieri)58. L'absence de liens familiaux chez les Maures est une
notation provenant de la même source : Salluste écrit qu'ils ont de
nombreuses femmes, mais sans liens privilégiés avec aucune : nulla pro soda opti-
net, pariter omnes viles sunt 59. Quant au cliché sur la fourberie du Maure,
il était notoirement reconnu comme un trait caractéristique de Salluste,
comme le prouve une remarque de Tertullien dans le De anima : Comici
Phrygas timidos inludunt, Sallustius vanos Mauros et féroces Dalmatus
pulsai, mendaces Cretas etiam apostolus inurit60. Ainsi, de quelque manière
que l'on aborde le témoignage de Claudien, la même conclusion se
dégage. Ce poète a voulu donner dans ses diverses œuvres une certaine image
de la révolte de Gildon, que l'on peut qualifier de «berbère». Pour lui,
Gildon fut avant tout un Maure, ayant conduit une rebellion maure, dans
la lignée de Jugurtha, Juba et Firmus. Mais l'examen critique des diffé-

56 Lucain, IV, 676-681.


57 E. M. Olechowska, commentaire du De Bello Gildonico, p. 184.
58 Salluste, Guerre de Jugurtha, 97, 4 et 97, 5.
59 Salluste, ibid., 80, 6-7.
60 Tertullien, De anima, XX, 3 (éd. J. H. Waszink, Amsterdam, 1947).
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 839

rents éléments composant cette image nous a révélé une absence totale
d'informations originales : Claudien a construit son portrait de Gildon à
partir de sources très anciennes, et souvent anachroniques. Cet
anachronisme, déjà, noté sur de nombreux points, est d'ailleurs dénoncé par un
contemporain de Claudien, le poète chrétien Prudence. Dans son
Apotheosis, il note à propos des progrès du christianisme en Afrique :
novit et Atlantis pridem plaga perfida Mauri
dedere crinitos ad Christi altana reges61.

Pour Prudence, l'association de la perfidia et du Maurus est donc un


thème du passé. Claudien n'a pourtant pas hésité à en faire un pilier de
son évocation de Gildon. C'est que le poète alexandrin n'a, en fait, jamais
voulu faire œuvre de chroniqueur ou d'historien. Poète et propagandiste,
il a puisé dans la thématique ancienne du Maure perfide parce que cela
lui permettait seulement de remplir parfaitement les objectifs qu'il s'était
assignés : faire de la poésie «classique» et noircir le portrait d'un ennemi
de Rome et de Stilichon. Il n'avait pour cela nullement besoin d'effectuer
une enquête approfondie pour rechercher la nature réelle de la révolte de
Gildon. D'autre part, il n'avait eu jusque-là aucune raison de s'intéresser à
l'Afrique62. La rapidité des événements ne lui a pas non plus permis de se
documenter sérieusement puisque, selon A. Cameron, le De Bello Gildoni-
co fut récité en avril 398, soit à peine plus d'un mois après la chute du
comte d'Afrique. Comme l'écrit justement cet auteur, «the whole
conception of the poem is dictated by political considerations and propaganda
motives, rather than by the desire simply to present an account of the
war in verse»63. Cette conclusion, appliquée à la thèse de la révolte
«berbère» à propos de Gildon, doit nous conduire finalement à une extrême
prudence. Sans rejeter en bloc le témoignage de Claudien, il nous semble
nécessaire désormais de réduire son apport à deux idées essentielles, en
laissant donc de côté toutes les précisions à caractère poétique et
anachronique :
1 : Gildon était d'origine maure et s'est révolté, mais il est
impossible de dire à partir de Claudien s'il a agi au nom de ses origines.
2 : Gildon a eu des troupes maures, comme Orose le confirme64,

61 Prudence, Apotheosis, vers 433-34.


62 Les débuts de Claudien sont analysés par A. Cameron, op. cit., p. 1-29.
63 Al. Cameron, ibid. p. 123.
64 Orose, Hist. adv. paganos, VII, 36, 10 : Barbari, quorum magnant multitudi-
nem Gildo ad bellum deduxerat ... Ce passage indique simplement qu'il y avait des
840 YVES MODÉRAN

mais il est impossible de dire à partir du poète alexandrin de qui elles


étaient constituées65.

L'œuvre de Claudien ne peut, selon nous, servir en elle-même à


fonder une interprétation qui placerait Gildon dans la lignée des chefs
d'insurrection berbère dans l'Afrique du Nord antique. Or, les autres
arguments avancés pour confirmer cette interprétation ne sont guère plus
convaincants.
Nous avons souligné l'importance décisive, aux yeux de certains
historiens, des origines familiales et ethniques de Gildon. Fils du chef Nubel,
portant un nom purement berbère (Gildon = G.L.D. des inscriptions liby-
ques, que l'on interprète comme «aguellid», «le chef»66), il était, a-t-on
dit, resté «kabyle». Chr. Courtois estimait d'ailleurs que «sans doute les
tribus kabyles, auxquelles avaient naguère commandé Nubel et ses autres
fils constituaient-elles pour une part l'armée barbare de l'usurpateur»67.
Pourtant ici aussi les choses sont en réalité loin d'être aussi simples. Il
faut d'abord remarquer que la famille de Gildon était apparemment très
liée aux Romains. S. Gsell a déjà évoqué la possible identité du regains
Nubel avec un certain Flavius Nuvel, cité sur une inscription de Rusgu-
niae (Maurétanie Césarienne) au IVe siècle, à propos de la construction
d'une église68. Ce personnage commandait un corps de troupes romain,

groupes non romains dans l'armée de Gildon, à côté des troupes romaines
d'Afrique évoquées juste avant. Nous montrerons plus loin que cette présence n'avait
rien de surprenant et qu'elle ne permet aucune conclusion sur les orientations
politiques de la révolte du comte d'Afrique.
65 Pour la discussion de la thèse de D. Roques sur les alliés de Gildon, Maziques
et Austuriani, cf. notre compte rendu dans la Revue des études augustiniennes,
XXXV, I, 1989, p. 191-194.
66 G. Camps, «Rex gentium Maurorum et Romanorum», dans Antiquités
africaines, 20, 1984, p. 187 note 20.
67 Chr. Courtois, op. cit. p. 125.
68 S. Gsell, Observations géographiques sur la révolte de Firmus, dans Recueil
des notices et mémoires de la Société archéologique de Constantine. Cinquantenaire,
XXXVI, 1902, p. 23-25. Inscription CIL VIII 9255 :
Sancto Ugno cruets Christi Salvatoris
adlato adq(ue) hic sito Flavius Nuvel
ex praepositis eq(u)itum Armigerorum (J)unior(um)
filius Saturnini viri perfectissimi ex
comitibus et Col(i)cia(e) honestissimae
feminae, pr(on)epos Eluri Laconi
basilicam voto promissam adq(ue) oblatam
cum conjuge Nonnica ac suis omnibus
dedicavit
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 841

les équités armigeri juniores, connu par la Notitia Dignitatum69; il était fils
d'un vir perfectissimus, ex comitibus, et apparaît à la fois fortement roma-
nisé et christianisé. Pour G. Camps, qui a repris récemment la question70,
Flavius Nuvel et Nubel ne font qu'un, et les arguments sont nombreux en
faveur de cette identification.
Un des fils de Nubel s'appelait Sammac. Il était, selon Ammien,
«agréable au comte Romanus»71. On a retrouvé le concernant, sur le lieu
présumé de sa résidence, une célèbre inscription72, dont P. A. Février
considère à juste titre qu'elle est une des plus belles qu'ait livré le sol
africain, en particulier par la richesse de son décor73. Les derniers vers
louent les qualités du personnage, avec une précision fort significative à
propos de sa virtus, qui fut
Romuleis semper sodata triumfis 74.

Très frappant encore est le cas de Mascezel, autre fils de Nubel,


dépeint par Orose et Paulin de Milan75 comme un fervent chrétien et dont
les fils servaient probablement dans l'armée d'Afrique76. Mais c'est
évidemment la carrière personnelle de Gildon qui doit surtout nous retenir
ici. Pendant la révolte de Firmus (372-375), il combattait aux côtés des
Romains, sous les ordres de Théodose l'ancien77. Ses fonctions militaires
semblaient déjà alors très importantes : il se vit confier, en effet, la tâche
d'arrêter un des plus hauts personnages d'Afrique, Vincentius, dont
Ammien fait le second du comte Romanus {qui curans Romani vicem)7*.
Ainsi lancé, il devint vers 385 79 cornes Africae. Zosime, reprenant Eunape,
précise qu'il «détenait le commandement de toute la Libye dépendant de

69 Notitia Dignitatum occ. VII, éd. O. Seeck, Berlin, 1876, p. 142.


70 G. Camps, op. cit. supra note 66, p. 185.
71 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 2 : corniti nomine Romano acceptus.
72 Photo et relevé de J. Laporte dans l'article de G. Gamps déjà cité.
73 Communication personnelle de P.-A. Février, que je remercie.
74 Texte complet dans l'article de Gsell déjà cité, p. 22 note 1.
75 Orose, hist. adv. paganos, VII, 36, 4-7. Paulin de Milan, Vie d'Ambroise, 51
(Patrologie latine, tome 14, col. 41).
76 Le fait se déduit de ce passage d'OROSE, op. cit. VII, 36, 4 : huic Mascezel
frater fuit, qui (. . .) relictis apud africanam militiam duobus filiis adulescentibus in
Italiam rediit.
77 Références supra note 23.
78 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 6.
79 La date se déduit de Claudien, De Bello Gildonico 154. Commentaire détaillé
de la question par E. M. Olechowska, op. cit. p. 161-162.
842 YVES MODÉRAN

Carthage»80. Une loi du Code Théodosien du 30 décembre 393 lui donne


le titre de com(es) et mag(is)ter utriusque mil(itiae) per Afric(am), avec le
rang de vir spectabilis*1. Il avait donc atteint un sommet de la carrière
militaire, détenant le commandement de toutes les troupes romaines,
fantassins et cavaliers (utriusque militiae), pour «l'Afrique». Les limites
géographiques de cette Afrique militaire dépendant de Gildon restent
cependant confuses. Il n'est pas sûr en particulier que la Maurétanie
Césarienne, avec les régions autrefois soulevées par Firmus, ait fait partie du
territoire contrôlé par le comte82. Mais, dans tous les cas, chef de la plus
importante armée romaine d'Afrique, Gildon pouvait, par sa fonction
même, et sans aucun lien sentimental avec eux, disposer de contingents
berbères. Il avait en effet la possibilité, en tant que comte d'Afrique, à
l'intérieur de ses provinces, de signer ou de renouveler des foedera avec
les chefs ou les préfets des tribus présentes dans certaines de ces régions.
Cette pratique, permettant d'utiliser temporairement, aux côtés des
légions, des contingents provenant de groupes peu romanisés conduits par
leurs chefs coutumiers, fut courante à l'époque byzantine en Numidie et
Byzacène; en 533 83, de nombreux chefs vinrent faire allégeance à Bélisai-
re et plusieurs prirent la tête de troupes « alliées » dans les guerres
suivantes. Le récit d'Ammien Marcellin sur la guerre de Firmus évoque quelque
chose de semblable84, lorsque la tribu des Iesalenses offre son aide à
Théodose, installé à Auzia : ubi Iesalensium gens fera semet dédiait, volun-
taria, auxilia praestare spondens et commeatus. En agissant ainsi, les chefs
romains ne faisaient qu'user d'un des aspects de leur charge. Le fait
d'avoir des troupes «maures» dans leur armée, aux côtés des soldats

80 Zosime, Histoire nouvelle, V, 11, 2 : «ύπο Καρχηδόνα Λιβύης έχοντα την ήγε-
μονίαν οίκειωσάμενος ». Cf. Π, 39, 2 sur cette expression qui semble se référer au
diocèse d'Afrique mais est ici imprécise.
81 Code Théodosien, IX, 7, 9.
82 Pour le problème des limites du territoire dirigé par Gildon, cf. l'appendice I.
83 Procope, La guerre vandale, I, 25, 2-9.
84 Ammien Marcellin, 29, 5, 44.
P. Salama (Les voies romaines de Sitifis à Igilgili, dans Antiquités africaines, 16,
1980, p. 129-130), estime qu'Ammien évoque une pratique semblable en XXIX, 5, 9,
lorsqu'à propos de Théodose il écrit : reversus Sitifim, concitato indigena milite
cum eo quern ipse perduxerat ... P. Salama traduit : (...) «et appelant aux armes
des troupes indigènes pour les joindre à celles qu'il avait amenées avec lui ... ».
Cette lecture pourrait impliquer la présence en Sitifienne de tribus maures possédant
des accords avec les Romains. Mais il n'est pas sûr que le mot indigena renvoie ici
à des Maures. Le terme peut en effet se rapporter aux troupes romaines d'Afrique,
évoquées peu avant, que Théodose unit à l'armée amenée d'Europe avec lui.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 843

romains, n'impliquait pas pour Théodose ou Solomon qu'ils devenaient


des princes «berbères» : la même conclusion doit s'appliquer à Gildon.
Appartenant à un milieu très lié aux Romains, lui-même devenu le
plus important représentant de Rome en Afrique, Gildon a aussi fondé
une famille au-dessus de tout soupçon. On sait en effet, par deux lettres
de saint Jérôme, que sa fille Salvina fut mariée à Nebridius, neveu de
l'impératrice Flacilla, femme de Théodose85. Ce mariage fut décidé par
Théodose lui-même86, qui vit en Salvina une nobilissima conjux, au dire
de saint Jérôme. Pour É. Demougeot, cette expression ne serait qu'une
référence à Nebridius, Salvina ne méritant ce titre que par son mariage 87.
Cela ne nous semble pas le sens du passage en question :
alius forsitan laudet Nebridium, quod de sorore generatus Augustae,
et in materterae nutritus sinu, invictissimo principi ita carus fuit, ut
ei conjugem nobilissimam quaereret*6,

« un autre louera peut-être Nebridius, parce que, né d'une sœur de


l'impératrice et élevé dans le giron de sa tante, il devint cher au très invincible
empereur, au point que celui-ci lui choisit une épouse très noble».
Au risque de la paraphrase, nous devons bien interpréter ce texte de
la façon suivante : Nebridius, qui n'était que le neveu de la femme de
l'empereur et n'avait pas été élevé près d'elle, a néanmoins réussi (par ses
qualités propres, développées ensuite) à gagner l'affection de Théodose,
dont la manifestation la plus remarquable fut le choix d'une épouse de
haute noblesse. On voit bien pourquoi, contre l'évidence, É. Demougeot a
refusé d'attribuer la valeur réelle de ce qualificatif à Salvina : fille de
Gildon, Maure et rebelle à l'Empire, elle ne pouvait devenir nobilissima que

"Lettres de s. Jérôme, éd. J. Labourt, Paris, 1954 (C.U.F.) :


tome 4 : lettre 79, où le rôle de Salvina à la cour apparaît nettement ;
tome 7 : lettre 123, où la filiation de Salvina est établie : Gildonis, qui Af ricatti
tenuit, filia est.
Sur Flacilla, Nebridius et Salvina, cf. les notices de la Prosopography of The
Later Roman Empire de A. H. M. Jones et alii, tome I, p. 341-42, 620, et 799.
86 La date de ce mariage a été très discutée. Pour É. Demougeot il serait de peu
postérieur à la chute de Maxime {op. cit. p. 174). Pour P. Romanelli {Storia . . ., op.
cit. n. 22, p. 607-608), il est au contraire fort possible de le situer plus tard, au
moment de l'usurpation d'Eugène. Une datation tardive nous semble la plus
probable : la lettre 79 de s. Jérôme, écrite vers 400, suggère en effet qu'à cette date les
deux enfants de Salvina étaient encore très jeunes (79, 6), ce qui rend peu
vraisemblable un mariage vers 388-389.
87 É. Demougeot, op. cit. p. 174 note 292.
88 S. Jérôme, Lettres, éd. Labourt, tome 4, 79, 2.

MEFRA 1989, 2. 54
844 YVES MODÉRAN

par mariage. Mais cette difficulté disparaît si l'on n'oublie pas que Gildon
avait gagné un titre de noblesse de premier ordre (vir spectabilis), et
surtout que Salvina avait aussi une mère : le mot nobilissima peut très bien
être une référence à cette mère. Cette hypothèse nous semble d'autant
plus vraisemblable que la suite de la lettre de saint Jérôme, moins
souvent citée, nous apprend que Salvina qui vit à la Cour et dont les enfants
sont choyés par Honorius89, a précisément près d'elle sa mère et sa tante.
Et les termes de saint Jérôme à leur propos sont significatifs :
certe cum tecum sancta sit mater, et lateri tuo amita haerat virgo
perpetua 90.

La femme de Gildon et la propre sœur du comte d'Afrique,


profondément chrétiennes comme sa fille, vivaient donc à la cour impériale vers
400-401 en toute quiétude. De telles faveurs accordées à la famille d'un
rebelle, à un moment où Stilichon est encore tout-puissant, ne peuvent
s'expliquer seulement par la vertu de Salvina. Elles témoignent de
l'intégration de la famille de Gildon à l'aristocratie romaine, et en particulier
du mariage du comte lui-même avec une femme de haut rang. Il est donc
probable que Gildon, parallèlement à sa carrière politique, a mené aussi
une stratégie familiale habile, d'abord par son mariage, puis par celui de
sa fille. On conviendra qu'il y a là un aspect du personnage qui
décidément ne convient guère au portrait du «grand caïd kabyle» attaché à ses
tribus maurétaniennes.
Nous avons signalé que la troisième pièce du dossier fondant cette
thèse était constituée par les rapports supposés étroits entre Gildon et les
donatistes91, en rappelant les critiques de E. Tengstrôm. Cet historien a
cependant orienté son étude avant tout vers la compréhension du donatis-
me, et non de Gildon. Il nous semble donc nécessaire de réexaminer ici
quelques uns des textes augustiniens sur ces problèmes.
Un premier fait très frappant qui se dégage de ces textes est que saint
Augustin ne cite jamais Gildon pour lui-même, mais toujours à propos
d'Optat de Timgad. L'évêque d'Hippone s'abstient de toute critique direc-

89 L'importance de Salvina à la Cour se déduit de la première phrase de s.


Jérôme dans la lettre 79 : il n'écrit pas à Salvina, précise-t-il, pour s'insinuer à la Cour,
(sed Aulae nos insunuare regali). C'est donc qu'elle y avait de l'influence, ce que
confirme le passage suivant à propos de sa fille : harte tenere non dedignatur
Augustus, hanc fovere in sinu regina laetatur. Certatim ad se omnes rapiunt.
90 S. Jérôme, lettre 79, 9.
91 Ainsi chez P. Romanelli, op. cit. n. 22, p. 608.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 845

te du comte d'Afrique92; il ne le présente ni comme un donatiste ennemi


de l'Église, ni comme un Maure ennemi de la romanité, mais seulement
comme le protecteur d'Optat. Les rapports entre les deux personnages
sont évoqués à travers une série d'expressions que nous avons réunies
dans la liste suivante :
1 Gildonianus Optatus . . .; Optât le gildonien . . . (Contra Cresconium, IV, 24, 31 et
passim).
2 Optatus . . . amicus comitis ; « Optât, ami du comte ...» (Contra Litteras Petiliani
II, 37, 88).
3 Tempore Gildoniano, quia unus collega vester familiarissimus amicus ejus
fuit . . .»; au temps de Gildon, et parce que l'un de vos collègues était son ami
très intime ...» (Contra Litteras Petiliani, II, 83, 184).
4 Optatus, in Ma gildoniana societate notissimus ... « Optât, très connu dans cette
société gildonienne» (Contra Cresconium, IV, 27, 34).
5 Optatus . . . quem (. . .) non amicum, non clientem, sed satellitem clamant ... ;
«Optât, qu'on appelle non l'ami, non le client mais le satellite» (du comte)
(Contra Litteras Petiliani, II, 103, 237).
6 manifestus satelles Gildonis Optatus ... ; « Optât, satellite notoire de Gildon »
(Contra Epistulam Parmeniani, II 15, 34).
7 Optatus de satellitio Gildonis accusatus ... « Optât, accusé d'être un satellite de
Gildon» (Contra Litteras Petiliani, II, 92, 109).
8 cui non deus, sed quidam cornes erat deus ... « II avait pour dieu non pas Dieu,
mais un certain comte» (Contra Litteras Petiliani, II, 28, 65) 93.

Deux remarques nous paraissent nécessaires à propos de cette liste.


D'une part, il existait bien des liens personnels très forts entre Optât et
Gildon : ami très intime, l'évêque faisait partie d'un cercle privilégié
entourant le comte, que saint Augustin appelle la Gildoniana societas.
Mais en même temps, et tous les textes vont en ce sens, la relation n'était
absolument pas égale entre les deux hommes : Optât dépendait totale-

92 Une seule fois, s. Augustin émet un jugement sur Gildon, toujours à propos
d'Optat cependant, dans le Tractatus in Johannis Evangelium, V, 17 (éd. in Corpus
Christianorum, s. Latina, tome 36, Turnhout 1954) : Quicumque apud ipsos baptizati
fuerint ab ebrioso, (. . .) non dico a satellite alicuis scelerati . . .
Ce terme sceleratus, renvoyant de toute évidence au comte d'Afrique, est très
vague : il pourrait cependant suggérer que l'évêque d'Hippone voyait en Gildon
plus un criminel de droit commun qu'un véritable leader politique au destin
malheureux. Nous reviendrons sur cette hypothèse.
93 Tous les textes sont extraits de l'édition des Traités Anti-Donatistes de la
Bibliothèque Augustinienne.
846 YVES MODÉRAN

ment du comte. C'est ce que suggère l'expression «il avait le comte pour
dieu», mais c'est surtout ce qu'indique précisément le terme satelles si
souvent employé par saint Augustin. L'extrait n° 5 nous semble décisif à
cet égard. En opposant les trois mots amicus, cliens et satelles, l'auteur
distingue en fait trois degrés possibles de relation : l'ami serait l'égal, le
client serait un dépendant, mais en fonction d'un contrat plus ou moins
formel, alors que le satellite n'est qu'un complice se plaçant dans l'orbite
d'un chef sur lequel il n'a aucune prise. Cette interprétation confirme
d'ailleurs les analyses de E. Tengström sur l'aide apportée à Optât par
Gildon : en réalité, c'est Optât qui sollicite cette aide, que Gildon ne lui
accorde que dans certaines limites. Si des forces dépendant du comte
d'Afrique furent en effet utilisées à la demande d'Optat et du primat
donatiste contre les Maximianistes94, si Gildon laissa Optât pratiquer en
Numidie les exactions auxquelles s. Augustin fait allusion, aucun texte ne
permet en revanche de dire que Gildon employa ses forces contre les
catholiques pour faire progresser la cause du donatisme95. C'est d'ailleurs
ce qui permet probablement de comprendre pourquoi l'évêque d'Hippone
ne met jamais Gildon en cause personnellement. Il n'y a donc pas de
véritable engagement pro-donatiste de la part de Gildon, et nous sommes ici
en accord avec E. Tengström. Par contre, l'existence même de ses
rapports avec Optât continue à poser problème pour qui s'intéresse au comte
d'Afrique. Etant admis qu'il décida seul de ses interventions et qu'il n'eut
pas de politique donatiste systématique, il reste qu'il a bel et bien favorisé
cet individu, au comportement douteux d'après s. Augustin. Il l'admit
dans sa societas, il ne fit rien pour limiter ses méfaits en Numidie méri-

94 S. Augustin, Contra Cresconium IV, 25, 32 : Quod et ipsae civitates Mustitana


et Adsuritana testantur quae se dicunt ex Optati communicatione Gildonianum
militent formidantes coegisse episcopos suos ad communionem redire Primiani.
«Et les cités de Mustis et d'Assuras l'attestent, qui disent qu'elles ont forcé
leurs évêques à revenir à la communion de Primianus, craignant l'armée gildonien-
ne à cause de l'avis d'Optat» (trad. G. Finaert).
95 Certes, à plusieurs reprises, s. Augustin écrit que toute l'Africa a souffert des
exactions de Gildon ; ainsi dans le Contra Epistulam Parmeniani, II, 2, 4 : cum Opta-
tum Gildonianum, decennalem totius Africae gemitum, tamque sacerdote atque colle-
gam honorantes in communione tenuerunt. Mais l'expression semble surtout
rhétorique. En dehors des interventions très ponctuelles contre les Maximianistes, on ne
connaît pas d'exemples d'actions d'Optat en dehors de la Numidie du Sud. Comme
Cl. Lepelley l'a montré, la plupart des forfaits prêtés par s. Augustin à ce
personnage peuvent correspondre en fait à des décisions de l'audientia episcopalis de Tim-
gad, où Optât régnait en maître (cf. Les cités de l'Afrique romaine au Bas-Empire, 1,
p. 393-394 et 2, p. 472, note 108).
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 847

dionale, et il ne semble pas qu'à son époque les plaintes des catholiques à
ce sujet auprès du vicaire aient été suivies d'effets96. En tout cela, les
motivations de Gildon restent mystérieuses et nous devrons revenir sur ce
problème plus loin. Pour l'instant, concluons que la thèse qui voudrait
fonder sur les liens de Gildon et du donatisme une preuve de son
caractère de chef «berbère» est, elle aussi, indéfendable.
Au total, notre analyse critique du dossier établissant cette
interprétation nous conduit à la remettre complètement en cause. De Claudien, on
ne peut retenir avec certitude que le fait que Gildon était d'origine maure
et qu'il a eu des Maures dans ses troupes, ce qui pour un comte d'Afrique
n'avait en soi rien de surprenant. L'étude de son milieu familial nous a
amené à constater que plusieurs de ses frères avaient des rapports étroits
avec les Romains ; quant à lui-même, après avoir suivi une carrière
exceptionnelle dans l'armée romaine, il a accédé à la haute noblesse de
l'époque et semble y avoir trouvé son épouse, plaçant sa fille jusqu'à la Cour
impériale. Enfin ses liens avec Optât de Timgad ont révélé une politique
toute personnelle mais sans arrière-plan idéologique. Ces conclusions
nous obligent donc à rejeter la thèse du «grand caïd kabyle» et de Γ«
éternel Jugurtha». Elles rendent nécessaire une autre lecture du personnage,
qui permette de comprendre à la fois les différents aspects mis en valeur
jusqu'ici, mais aussi la révolte de 397, apparemment contradictoire avec
ce qui précède. Car c'est bien cette révolte qui, en dernière analyse, a
poussé tant d'historiens à voir en Gildon un chef national africain : même
lorsque le thème de Γ« éternel Jugurtha» n'est pas évoqué, revient
toujours en effet l'idée que Gildon aurait voulu fonder un «état africain», ce
qui suppose un projet politique précis. Or, rien dans les textes examinés
jusqu'à présent ne justifie un tel jugement. C'est donc vers une toute autre
interprétation qu'il faut nous diriger.

*
*

Bien moins cité que Claudien, Orose nous offre de la révolte de


Gildon un récit pourtant aussi détaillé, mais qui surtout semble beaucoup
plus fiable. Certes, les Historiae Adversus Paganos furent rédigées en 417,

96 S. Augustin, Contra Lifteras Petiliani, II, 83, 184 [Optât a maltraité les
Catholiques] : quae res coegit tune primo adversus vos allegari apud vicarium Seranum
legem illam de decent libris auri, quos nullus vestrum adhuc pendit.
848 YVES MODÉRAN

soit vingt ans après les événements97, mais Orose était alors auprès de
saint Augustin, à Hippone, parmi des gens qui avaient connu directement
la révolte de 397-98. Il évoque d'ailleurs ces témoins directs comme une
garantie de son récit :
periclitaremur sub tantorum miraculorum relatu quasi praesumpta
mentiendi inpudentia, nisi adhuc vocem nostram conscientia eorum,
qui interfuere, praecurreret96.

On peut donc considérer que la version qu'il nous offre de l'affaire


est celle de l'église catholique d'Afrique, et peut-être de s. Augustin lui-
même, Orose, d'origine espagnole, n'ayant guère eu les moyens de
s'intéresser à Gildon auparavant. Or le portrait qu'il nous donne du comte est
très différent de celui de Claudien, bien que ne provenant pas d'un milieu
particulièrement favorable à Gildon. Son récit peut être divisé en trois
parties : une analyse des causes de la révolte, une présentation de Masce-
zel insistant sur sa piété et sur l'apparition miraculeuse de saint Ambroise
lui garantissant la victoire, et une rapide relation de la bataille de l'Arda-
lio qui vit la défaite de Gildon". Les historiens ont jusqu'ici surtout
exploité les deuxième et troisième parties, qui complétaient le De Bello
Gildonico de Claudien, arrêté au départ de Mascezel pour l'Afrique.
Personne encore, à notre connaissance, n'a donné d'étude critique des
paragraphes VII, 36, 2-3, où Orose, dans une réflexion préliminaire, présente
les raisons de la révolte. C'est pourtant dans ces lignes que se trouve pour
nous l'essentiel, c'est à dire l'interprétation qu'avaient les catholiques
africains des événements de 397-98. Voici ce texte, dont la traduction est
parfois délicate :
(Le récit de l'avènement d'Arcadius et d'Honorius précède
immédiatement ce passage).
VII, 36, 2
Interea Gildo cornes, qui in initio regni eorum Africae praeerat,
simul ut defunctum Theodosium comperit, sive (ut quidam ferunt)
quadam permotus invidia Africani orientalis imperii partibus
jüngere molitus est, (3) sive (ut alia tradii opinio) minimam in parvulis
spem fore arbitratus, praesertim cum absque his non facile antea

97 Sur Orose et les circonstances de la rédaction des Historiae Adversus Paga-


nos, cf. E. Corsini, Introduzione alle storie di Orosio, Turin, 1968, p. 9-51. Nous
n'avons pu consulter B. Lacroix, Orose et ses idées, Montréal-Paris, 1965.
98 Historiae Adversus Paganos, VII, 36, 12.
"Ibid., VII, 36, 2-3; VII, 36, 4-8; VII, 36, 6-10.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 849

quisquam pusillus in imperio relictus ad maturitatem virilis aetatis


evaserit istique propemodum soli inveniantur, quos ob egregiam pa-
tris ac suant fidem et divisos et destitutos Christi tutela provexerit,
Africain excerptam a societate reipublicae sibi usurpare ausus est,
gentili magis licentia contentus quant ambitu regiae affectationis
inflotus.

«Pendant ce temps, le comte Gildon, au début de leurs règnes,


commandait l'Afrique; à la nouvelle de la mort de Théodose, mu par une sorte de
jalousie, il entreprit de rattacher l'Afrique à l'empire d'Orient, selon
l'opinion de certains. Selon une autre opinion, il estima qu'il y aurait très peu
d'espoir pour les deux jeunes garçons, surtout parce qu'ils se trouvaient à
peu près seuls et qu'exceptés eux, aucun enfant auparavant laissé seul sur
le trône n'avait facilement atteint la maturité de l'âge adulte. (Et, de fait,
ces deux petits, séparés et abandonnés, n'ont grandi que grâce à la
protection du Christ, acquise par les mérites et la foi de leur père). Pour cette
raison, et d'après cette opinion, Gildon osa s'approprier l'Afrique, après
l'avoir détachée de la communauté romaine, plus satisfait d'une liberté
convenant à un barbare qu'exalté par l'ambition d'une prétention à
l'empire ».
Avant tout commentaire du contenu et en particulier des dernières
lignes, apparemment fort obscures, un fait nous semble dès l'abord très
remarquable dans ce texte : c'est sa construction elle-même, avec la
présentation de deux opinions nettement différentes, entre lesquelles Orose
ne tranche pas (sive . . . sive . . .). Ainsi, vingt ans après, sur le lieu même
des événements, et dans un milieu catholique peu favorable à Gildon, on
hésitait cependant encore sur le sens de sa révolte. On est ici loin de la
diatribe manichéenne de Claudien, et cela constitue un argument de poids
en faveur du prêtre espagnol. L'interprétation des deux versions qu'il
nous propose n'est cependant pas facile. Un point commun, d'ordre
chronologique, les unit au départ : la préméditation de la révolte. Ce serait,
dans l'un et l'autre cas, dès la mort de Théodose, en 395 donc, que Gildon
aurait préparé sa rebellion. De fait, on a déjà remarqué à partir de la
correspondance de Symmaque que le ravitaillement de Rome fut difficile
dès 396 10° : des restrictions sur la livraison de l'annone décidées en Af ri-

100 Symmaque, Lettres, IV, 54 (de 397) : sed quid mihi insusurras frugis Africanae
tenues commeatus? Absit ut praesens annus imitetur fortunam superiorum!
«Mais pourquoi me chuchoter que sont minces les envois de blé de l'Afrique?
Au Ciel ne plaise que la présente année imite l'infortune des années précédentes!»
(trad. J.-P. Callu, éd. C.i/.F.].
850 YVES MODÉRAN

que sont l'explication la plus probable et confirment donc cette remarque


d'Orose. La présentation des deux versions est bâtie selon un plan
identique : le texte distingue une explication de la pensée de Gildon et une
interprétation de ses actes :

Hypothèse 1 Hypothèse 2

Explication : Explication :
«quadam per motus invidia» «minimam in parvulis spem fore arbi-
tratus ».
« gentili magis licentia contentus quam
ambitu regiae affectationis inflatus ».

Interprétation : Interprétation :
«Africain orientalis imperii partions «Africain excerptam a societate reipubli-
jüngere molitus est» cae sibi usurpare ausus est ».

Les deux interprétations sont totalement opposées. Gildon, dans la


première version, reste dans la communauté romaine {jüngere partibus
imperii) alors que dans la seconde il brise cette communauté {Africani a
societate reipublicae excerptam). Pour Claudien, qui en parle à peine101, la
première éventualité n'était qu'un prétexte. Pour Zosime, c'était le sens
même de l'action de Gildon102. Orose témoigne parfaitement de
l'indécision des témoins sur ce point : le comte d'Afrique a certainement
proclamé son rattachement à l'Orient, mais la brièveté de son aventure empêche

101 Claudien, discours de l'ombre de Théodose à Arcadius dans le De Bello Gil-


donico, v. 235-283. Il faut noter que dans ce passage Claudien semble évoquer un
transfert réel d'autorité vers l'Orient : 258-260.
(. . .) Sed magna rependit
inque tuam sortent numerosas transtulit urbes!
Ergo fas pretto cedet?
«Mais, diras-tu, il a donné des gages importants et placé sous ton pouvoir de
nombreuses villes ! Le devoir cède-t-il donc le pas aux avantages matériels ? » (trad.
E. M. Olechowska).
102 Zosime, Histoire nouvelle, V, 11. Dans ce récit, c'est Eutrope qui prend lui-
même l'initiative d'une alliance avec Gildon, et le pousse à rompre avec Honorius.
Plusieurs historiens suivent ce point de vue, comme A. Cameron {Claudian . . .op.
cit., p. 93). Même si des contacts sont possibles, il est pourtant bien évident, comme
le remarque E. M. Olechowska {op. cit., n. 8, p. 4), que la décision finale a d'abord
été prise par Gildon, et que c'est en lui qu'il faut chercher les raisons de la
rupture.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 851

de savoir si sa décision était sincère. Pour nous, le plus intéressant est


bien qu'à Hippone, vingt ans après, l'hypothèse de la sincérité n'ait pas
été totalement exclue : cela rend déjà bien fragile la thèse du projet d'état
« berbère » ou « africain » prêté à Gildon.
Plus difficiles à analyser sont les explications proposées par Orose.
Dans la première version, le motif de Gildon aurait été l'invidia. Le terme
est obscur car Orose ne l'accompagne d'aucune autre précision. Si l'on
traduit par « envie », en voulant y voir une allusion à l'ambition
person el e de Gildon, la phrase apparaît confuse, puisque l'invidia explique ici le
rattachement à l'empire d'Orient considéré comme un acte sincère. Ce
sens conviendrait bien à la deuxième hypothèse proposée par Orose, mais
pas à la première. Nous pensons donc plutôt qu'il faut traduire ce mot
par «jalousie» et peut-être «haine», comme d'autres passages de l'œuvre
d'Orose nous y invitent 103. Dans ce cas, ce serait une allusion à un
antagonisme personnel entre Gildon et Stilichon, véritable maître de l'Occident à
ce moment. L'hostilité entre les deux hommes, sur laquelle nous ne
savons malheureusement rien par ailleurs, permettrait aussi de
comprendre l'acharnement particulier de Claudien contre le comte d'Afrique.
Les explications avancées dans la seconde version posent des
problèmes encore plus délicats. Gildon apparaît ici d'abord comme un
calculateur. Les empereurs sont des enfants, et ils ont, pense-t-il, peu de chances
de vivre longtemps. Le pouvoir impérial est donc faible et un acte de
rebellion peut réussir. Mais cette constatation ne suffit pas à Orose qui
entend aussi expliquer le sens profond de ce calcul et de sa conséquence :
d'où cette expression, dont la compréhension est essentielle, gentili magis
licentia contentus quant ambitu regiae affectationis inflatus. Les termes
décisifs sont évidemment gentili licentia, mais leur traduction est ardue.
C'est par exemple parce qu'il a lu gentili avec le sens de «païen», courant
à son époque, que Marcellinus Comes, dans un paragraphe totalement
démarqué d'Orose, écrit au VIe siècle que Gildon était cornes idemque
paganus 104. Ici également, c'est à la fois le contexte et la construction de
la phrase qui peuvent nous guider. Celle-ci oppose deux groupes : conten-

103 Cf. Historiae adversus paganos, III, 8, 8 : Inviti licet Uli, quos in blasphemiam
urguebat invidia, cognoscere faterique cogentur, pacem istam totius mundi et tran-
quillissimam serenitatem non magnitudine Caesaris sed potestate filii Dei (. . .)
104 Marcellinus Comes, Chronique, éd. Mommsen dans M.G.H., a.a., tome XI,
Berlin, 1894, p. 65 : Gildo, cornes idemque paganus . . .
Tout le récit résume fidèlement le texte d'Orose, en en suivant exactement
l'ordre. La seule différence est que le chroniqueur précise à propos de la mort de
Gildon : se manu strangulavit, là où Orose avait écrit strangulatus interiit.
852 YVES MODÉRAN

tus gentili licentia / inflatus regiae affectationis ambitu. Orose a indiqué,


immédiatement avant, que Gildon s'est «approprié» l'Afrique. Les mots
employés (sibi usurpare) font référence à une entreprise purement
personnelle. On comprend mal dans ces conditions que le texte affirme,
aussitôt après, que le comte n'a cependant pas agi par «recherche d'une
prétention royale». Cette dernière expression ne peut avoir de signification
que si elle renvoie à l'Empire. De fait, le mot regius est employé au Ve
siècle pour exprimer le pouvoir impérial ; on le trouve ainsi chez s.
Augustin105. Le deuxième terme de l'opposition a d'ailleurs un vocabulaire
politique purement romain. Ambitu peut évoquer la brigue, affectationis
regiae la prétention à l'Empire des usurpateurs. Cette interprétation nous
semble d'autant plus certaine que le contexte dans lequel Orose écrivait
l'invitait à une telle référence : quatre ans auparavant, en effet, Heraclia-
nus, comte d'Afrique comme Gildon, s'était lui aussi rebellé, mais pour
essayer d'envahir l'Italie et d'usurper le trône impérial. Il eut
probablement à cette occasion, comme l'a montré T. Kotula 106, le soutien des élites
et de l'église africaines, dont le patriotisme romain était alors fort vif. La
comparaison avec Gildon était donc toute naturelle, et elle explique le
jugement d'Orose. Dès lors, il devient possible d'interpréter sur des bases
plus solides l'expression contentus licentia gentili. Gildon s'est bien
«contenté» de l'Afrique au lieu de «briguer» l'Empire. Et c'est en agissant
ainsi qu'il s'est comporté en gentilis, c'est à dire en « barbare ». Ce mot ne
fait cependant pas allusion à un quelconque «nationalisme» de Gildon, à
une action entreprise au nom de « son peuple » : Orose a insisté fortement
sur le caractère personnel de la décision de Gildon (il s'est approprié
l'Afrique). La référence à la licentia gentilis doit se comprendre dans ce
contexte : se désintéressant de la communauté romaine, Gildon a agi en
«barbare», au sens le plus traditionnel du mot, parce qu'il a considéré la
province africaine comme sa chose, dont il serait libre de faire désormais
ce qu'il voulait. La licentia gentilis est ici en fait un topos classique
comme l'est la tyrannie pour Claudien. En ces temps de crise générale de
l'Empire, la première sert à qualifier un responsable de division de
l'Empire, la seconde un usurpateur du trône impérial. Pour les intellectuels
romains du début du Ve siècle, au patriotisme exacerbé, toute atteinte à
l'unité de l'Empire (la societas reipublicae d'Orose) est un acte de non-

105 S. Augustin, Confessions IX, 7, 16; Contra Epistulam Parmeniani, 1, 8, 14.


106 T. Kotula, Le fond africain de la révolte d'Héraclien en 413, dans Antiquités
africaines, tome 11, 1977, p. 257-266.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 853

civilisé, un acte contre la civilisation. On peut certes supposer qu'Orose a


joué aussi sur les mots, sachant que Gildon était lui-même d'origine «
barbare». Dans le récit de Zosime, on lit également que sa rupture avec Mas-
cezel fut provoquée par une βαρβαρική μανία107. Mais là aussi, il s'agit
d'un jugement à caractère essentiellement moral, et non d'une référence
à une orientation politique. Quant au caractère de croisade que donne la
suite du texte à l'expédition de Mascezel, (Deo militans)108, il s'explique
par les mêmes raisons : la cause de l'Empire et celle du Christ étaient
liées depuis Constantin109, et toute atteinte à l'unité de l'Empire desservait
l'un et l'autre.
Si tel est bien le sens de l'expression employée par Orose, on pourrait
cependant supposer que le prêtre espagnol a délibérément ignoré
derrière les mots Ucentia gentili un véritable projet africain ou berbère chez
Gildon. Mais les silences et la construction du texte sont ici
impressionnants : pas une allusion aux schismatiques donatistes, pas un seul emploi
du mot Mourus ; à l'inverse une hésitation, vingt ans après, sur l'éventuel
loyalisme de Gildon vis à vis de l'empire d'Orient. Il est bien évident que
si le comte d'Afrique avait agi en prince berbère, amenant ses tribus dans
Carthage comme le dit Claudien, personne à Hippone en 417 n'aurait eu
le moindre doute. Au contraire, tout le récit d'Orose se limite
exclusivement à le description d'une crise entre un homme et l'Empire. Gildon,
dans l'une ou l'autre version, est d'abord un individu agissant pour son
propre compte, sans véritable projet politique, par haine ou jalousie
personnelles ou par volonté de s'approprier une province, de la diriger
comme son bien propre110. C'est finalement ce caractère très personnel de la
politique de Gildon qui nous semble être le principal enseignement du
texte d'Orose. Or, outre le fait de correspondre probablement à l'avis de
témoins directs des événements, qui n'avaient aucune raison de ménager
le comte en dissimulant une éventuelle orientation «berbère» ou
«africaine» de son action, cette analyse a aussi l'avantage d'offrir une clef
décisive pour l'interprétation de tous les aspects objectifs connus de sa
carrière, dont plusieurs ont déjà été mis en valeur précédemment.
Ainsi des liens du comte d'Afrique et d'Optat de Timgad : nous savons

107 Zosime, op. cit., V, 11, 3.


108 Orose, VII, 36, 13.
109 Cf. P. Courcelle, Histoire littéraire des invasions germaniques, 3e édition,
Paris, 1964, p. 110-111.
110 C'est aussi ce que suggère Jordanes lorsqu'il dit du comte : sibi velie coepit
Africani tenere (Rom, 320, éd. Mommsen, M.G.H., a.a., 5, Berlin, 1882).
854 YVES MODÉRAN

que Gildon a appuyé personnellement Optât, mais seulement pour régler


des questions internes au schisme donatiste ou pour tolérer ses exactions
en Numidie. Ces constatations précises empêchent de voir en Gildon un
donatiste zélé ou un révolutionnaire encourageant systématiquement les
circoncellions. En fait, seule une explication purement politique permet
de comprendre cette attitude : comte d'Afrique ambitieux (son
extraordinaire ascension sociale et sa stratégie familiale le prouvent), Gildon a dû
chercher bien avant 397 à renforcer son pouvoir à l'échelle africaine. La
succession des usurpations de Maxime et d'Eugène, puis la mort de
Théodose ne pouvaient que le convaincre de la fragilité de l'autorité impériale.
Or, et tous les textes le soulignent, en Numidie méridionale, les donatistes
étaient les maîtres111 et Optât leur chef véritable. Si Gildon l'a donc
protégé et en a fait un de ses «satellites», c'est d'abord parce qu'il avait tiré la
leçon de cette situation établie depuis longtemps : en appuyant Optât, il
renforçait, dans cette région au moins, son assise. Et en assurant la
cohésion du donatisme par la pression sur les maximianistes, il consolidait la
position d'Optat, donc la sienne. Son soutien à l'évêque de Timgad
s'inscrit parfaitement dans le cadre de cette stratégie de pouvoir personnel
évoquée par Orose. En Numidie du sud, les donatistes étaient les plus
forts : Gildon soutint les donatistes. Ailleurs, les catholiques étaient
majoritaires : Gildon s'abstint de toute brimade à leur égard, soucieux de ne
pas se créer d'ennemis directs dans ce camp112.
Le problème des relations du comte et des Maures, dont on a vu
l'importance que lui ont donnée les historiens, peut s'interpréter de la même
façon. Orose indique que lors de la bataille de l'Ardalio, Gildon avait
mené au combat «une grande multitude de barbares»113. Les tribus citées
par Claudien ont souvent été comprises parmi ceux-ci. Nous avons
montré que les références du poète étaient plus littéraires qu'historiques et
que ses informations étaient peu fiables. Certains, comme Chr. Courtois,
ont proposé de retrouver dans ces «barbares» les tribus de Kabylie jadis
entrainées par Firmus114. Cette interprétation est douteuse pour au moins

111 Cf. S. Lancel, Actes de la conférence de Carthage en 411, I, Paris, 1972,


p. 159-164.
112 Ajoutons que, en vertu d'un vieil adage, le fait d'entretenir les divisions,
religieuses ou autres, au sein de la société romaine d'Afrique, ne pouvait que favoriser
le pouvoir personnel de Gildon.
113 Historiae Adversus Paganos, VII, 36, 10 : Barbari, quorum magnam multitudi-
nem Gildo ad bellum deduxerat . . .
114 Chr. Courtois, op. cit., p. 125.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 855

deux raisons : rien ne prouve, comme nous l'avons noté, que Gildon avait
autorité sur la Maurétanie Césarienne; et surtout, il est peu probable
qu'après son comportement au moment de la révolte de Firmus il ait pu
réellement jouir de la sympathie de ces gens115. En fait, le seul indice
dont nous disposions pour tenter d'identifier les alliés de Gildon est le lieu
où ils apparurent : sur l'Ardalio, entre Théveste et Ammaedara.
La présence de Gildon à cet endroit mérite en effet un commentaire.
Le comte d'Afrique n'a pas été surpris en pleine villégiature par le
débarquement romain puisque toute son armée était à ses côtés. Il était donc
près de Théveste soit parce qu'il avait choisi cet endroit pour attendre
Mascezel, soit parce qu'il revenait de régions plus lointaines : dans ce cas,
se préparant à rentrer à Carthage avec ses troupes et ses alliés par la
grande route Théveste-Carthage, il aurait été surpris par l'arrivée plus
rapide que prévue de son frère. T. Kotula a largement développé la
première hypothèse116, en supposant que Gildon avait dû fuir Carthage et sa
région, dont la population romaine lui aurait été hostile; il a également
avancé que les domaines du comte se trouvaient dans les environs de
Théveste, ce qui l'aurait incité à se replier là pour assurer le ravitaillement de
son armée. En réalité, rien ne permet d'affirmer la nécessité d'évacuer
Carthage. Nous avons indiqué que Gildon avait probablement épousé une
représentante de l'aristocratie locale. D'autre part la comparaison de
deux inscriptions de Cirta semble suggérer qu'il bénéficia de l'appui d'un
très haut magistrat civil de la capitale, le vicaire d'Afrique117. Le nom de
celui-ci a en effet été martelé sur une dédicace du consulaire de Numidie
Flavius Barbarus Donatianus, datée entre 395 et 402. Or, aucune cause de
martelage du nom d'un vicaire entre ces deux dates n'est connue, en
dehors d'un rapport, déjà jugé très probable par H. G. Pflaum, avec la
révolte de Gildon118. Le comte d'Afrique semble donc avoir eu des amis
puissants à Carthage. Il est probable qu'il y avait aussi des ennemis, mais
l'hypothèse d'une fuite obligée nous paraît totalement dénuée de preuves.

115 II ne faut pas oublier en effet que, seul de sa famille apparemment, Gildon
était entièrement engagé aux côtés des Romains au temps de la révolte de Firmus.
Sa popularité en Kabylie n'est donc pas garantie. D'autre part, rien ne prouve qu'il
ait été, après la mort de Firmus, l'héritier de Nubel. Ce rôle a fort bien pu être tenu
par Mascezel.
116 T. Kotula, article cité supra note 31.
117 Inscriptions latines de l'Algérie, tome II, 1, Paris, 1957, n° 599 et 653. Cf. Pro-
sopography of the Later Roman Empire, vol. II, p. 375.
118 H. G. Pflaum, ibid., commentaire du n° 599, à la suite de A. Pallu de Les-
sert, Fastes des Provinces africaines, II, p. 217.
856 YVES MODÉRAN

En fait, que Gildon ait choisi Théveste ou qu'il y ait été surpris, sa
présence à cet endroit s'explique surtout par des raisons stratégiques. Ses
troupes étaient d'abord composées de l'armée romaine d'Afrique : les
circonstances de la bataille de l'Ardalio rapportée par Orose le démontrent
amplement. Cet auteur distingue nettement dans les forces rebelles les
milites, que Mascezel cherche à gagner à sa cause, et les barbari119. Les
premiers, malgré l'entêtement d'un signifer, passèrent d'ailleurs
finalement dans le camp impérial. Ces soldats romains d'Afrique étaient, pour
l'essentiel cantonnés en Numidie et Maurétanie Sitifienne : il semble en
effet que la Proconsulaire et la Byzacène n'avaient pas de garnisons
importantes au IVe siècle 120 ; nous avons d'autre part montré que le
commandement de Gildon sur la Maurétanie Césarienne et la Tripolitaine
était très incertain. Si l'armée romaine de Gildon était d'abord composée
d'unités stationnées en Numidie et Maurétanie Sitifienne, sa présence à
Théveste se comprend aisément. La configuration du réseau routier
africain faisait de cette ville un point de concentration privilégié pour ces
forces venues de l'ouest et du sud-ouest, et cela suffit à expliquer la
localisation de la bataille contre Mascezel121. Cependant, sauf à supposer un
calcul dont les motivations nous échappent, Gildon aurait pu attendre ses
soldats à Carthage, d'où il se serait porté aussitôt contre le point de
débarquement de l'armée impériale. Faute du moindre indice qui
autoriserait à affirmer qu'il n'était pas en sûreté dans la capitale, rien ne
permet donc d'exclure la seconde hypothèse que nous avions proposée :
Gildon a pu aussi être surpris par l'arrivée inopinée de son frère alors qu'il
revenait sur Carthage. Le récit de Zosime semble confirmer cette
interprétation : «II (Mascezel) arriva à l'endroit où il avait entendu que se
trouvait son frère et fondit sur lui à l'improviste [άπαρασκεύω] avec son
armée ...» 122. Dans ce cas, il faut expliquer le déplacement de Gildon : on

119 Orose, VII, 36, 9-10. Barbari, quorum magnani multitudinem Gildo ad bel-
lum deduxerat, defectu militum destituii in diversa fugerunt.
120 Cl. Lepelley, op. cit., tome I, p. 39.
121 Cf. P. Salama, Bornes militaires d'Afrique Proconsulaire, un panorama
historique du Bas-Empire romain, Rome, 1987, p. 74 : «On voit donc que Gildon utilisait
la valeur stratégique de l'axe routier fondamental et traditionnel de la
Proconsulaire, la route Carthage-Théveste ».
122 Histoire Nouvelle, V, II, 4, éd./trad. F. Paschoud, Paris, 1986 (C.U.F.).
F. Paschoud remarque justement (commentaire p. 117-118) que Zosime,
reprenant le païen Eunape, escamote ici le miracle évoqué par Orose, et, en décrivant
une violente bataille, cherche à expliquer rationnellement la victoire de Mascezel.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 857

peut supposer qu'il a voulu s'assurer personnellement de la mobilisation


des garnisons romaines, mal à l'aise dans ce qui s'annonçait une guerre
civile. On doit aussi penser que le comte a estimé nécessaire de
rencontrer les chefs des tribus qu'il désirait rallier à sa cause. Si on admet en
effet, comme nous l'avons proposé, que ces groupes figuraient dans son
armée en vertu de traités traditionnels entre leurs chefs et les autorités
militaires romaines, cette démarche s'imposait naturellement. À l'époque
byzantine, Bélisaire et Solomon furent obligés, de la même façon, de
rencontrer personnellement les dirigeants des peuples alliés pour renouer les
traités et les faire appliquer. En 398, la mobilisation semble avoir été
massive (Orose parle de multitude) et très rapide (la chronologie de la révolte
est très resserrée). Cela suppose des liens antérieurs soigneusement
cultivés par Gildon, qui correspondent bien à l'image que nous avons déjà du
personnage. Haut responsable soucieux d'abord de faire durer son
pouvoir, il a entretenu les alliances traditionnelles que sa fonction lui confiait
parce qu'elles renforçaient localement son assise personnelle. Nous
retrouvons ici une logique spatiale du pouvoir personnel, identique à celle
déjà constatée à propos d'Optat de Timgad et des donatistes de Numidie.
D'où pouvaient venir ces groupes d'alliés qu'Orose qualifie de
«barbares»? Deux hypothèses sont possibles : soit de relativement près de Thé-
veste, soit de plus loin; on peut penser en particulier aux montagnes de
Numidie méridionale, Némenchas ou Aurès. La première éventualité
semble délicate en raison de la romanisation jugée en général assez forte
dans la région de Théveste-Ammaedara 123. On ne peut cependant
l'exclure, pour au moins trois raisons. D'une part en effet, plusieurs indices
suggèrent que cette région fut au début du VIe siècle un territoire sous
contrôle «maure»124. D'autre part, plusieurs inscriptions du IIIe siècle
témoignent de l'existence prolongée, non loin de là, d'une tribu, la gens

123 C'est par exemple ce que l'on pourrait déduire de l'importance des pressoirs
et huileries dans cette région (cf. H. Camps-Fabrer, L'olivier et l'huile dans l'Afrique
romaine, Alger, 1953, p. 27; et tout récemment l'article de D. J. Mattingly, OU for
export? A comparison of Libyan, Spanish and Tunisian olive oil production in the
Roman Empire, dans Journal of Roman Archeology, I, 1988, p. 33-56, avec une carte
très complète).
124 C'est près de Théveste qu'en 544 Solomon entre en contact avec la coalition
maure dirigée par Antalas. Sans suivre Chr. Courtois qui voulait localiser les
Frexes de ce chef près de Thala, nous estimons cependant que de nombreux
indices permettent de situer ce peuple non loin de Théveste (étude dans notre thèse
Byzantins et Berbères en Afrique au VIe siècle, en cours).
858 YVES MODÉRAN

des Musimi regiani, au pied du Djebel Chambi125. Enfin, l'onomastique de


cette zone, dans un rayon de 50 km au sud de Théveste, apparaît encore
peu romanisée sous l'empire : une rapide enquête dans les inscriptions
recueillies révèle un nombre important de Muthun, Iahin, Sidin126. Le
cognomen Gaetulus / Gaetulicus, dont J. Gascou a noté qu'il représentait
une affirmation consciente ou inconsciente de «spécificité gétule»127, est
aussi particulièrement présent dans ce territoire : plus du cinquième de
tous les cas connus en Afrique, dans ce seul rayon de 50 km au sud de
Théveste. Il reste donc possible que certains groupes berbères aient
conservé leurs structures traditionnelles dans les montagnes voisines, tout
en ayant depuis longtemps le statut d'alliés des Romains. S'il faut
cependant en croire Orose, les alliés de Gildon formaient une multitude,
permettant à l'ensemble des forces du comte d'atteindre le chiffre de 70 000
hommes. R. Cagnat a évalué l'armée romaine d'Afrique au début du Ve
siècle à environ 20 000 hommes 128 : cela suppose au minimum 50 000
«barbares» derrière Gildon. Le chiffre est énorme et probablement
exagéré, par volonté d'accentuer le caractère miraculeux de la victoire de Mas-
cezel. Mais il est difficile pour autant d'admettre que la région de
Théveste ait pu fournir une véritable armée à Gildon. Il faut donc supposer
l'intervention de groupes plus lointains, montagnards des Némenchas et des
environs par exemple. Dans tous les cas, ces groupes qualifiés de
«barbares » ne semblent pas avoir considéré le comte comme le chef d'une cause

125 CIL VIII 23195 : dédicace à l'empereur M(arcus) Antonius Gordianus par la
gens Mus(uniorum) Reg(ianorum) . La restitution est assurée grace à une inscription
trouvée à 3,5 km de là (IlAf 102 : «gens Musunior[um] Regianorum»), datée de
Septime Sévère. Cette collectivité, localisée apparemment sur le bord sud-est des
monts de Tébessa, semble donc avoir gardé une organisation autonome. Le fait
que l'inscription IlAf 102 porte la mention «curante Thululem Fue, flaminem Augg»
ne prouve rien en effet : ce personnage, au nom totalement indigène (Thulul, fils
de Phua), a pu, en tant que chef possible de la tribu, se voir décerner le titre de
flamen. Cela montre seulement que cette gens vivait officiellement à l'intérieur des
frontières de l'Empire et reconnaissait l'autorité impériale. Mais elle a pu aussi
très bien conserver en même temps son organisation originale. Attestée encore en
238-244, a-t-elle disparu ensuite? Rien ne permet de l'assurer.
126 Cf. Inscriptions Latines de l'Algérie, tome I : n° 3685 et 3697 (Bahiret el Ous-
sera); n° 3747, 3753, 3770, 3772, 3782 (route Théveste-Thélepte) ; n° 3818 et 3825
(Est de la route Théveste-Thélepte).
127 J. Gascou, Le cognomen Gaetulus, Gaetulicus en Afrique romaine, dans
MEFR, 1970, 2, p. 723. -736. L'auteur note p. 736 que de nombreuses inscriptions
de cette série sont postérieures au IIe siècle.
128 R. Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, Paris, 1892, p. 730 note 3.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 859

leur tenant très à cœur : bien que majoritaires et capables donc


d'affronter la petite armée de Mascezel, ils se dispersèrent dès qu'ils virent la
défection des troupes romaines, et abandonnèrent Gildon aussitôt 129.
Cette attitude confirme bien que leur présence ne répondait pas à un
soulèvement indigène, mais à la simple application de traités traditionnels avec
le représentant de Rome. Lorsqu'ils constatèrent que les Romains
changeaient de camp, ils rentrèrent chez eux. Ici aussi, le caractère très
personnel de l'action politique de Gildon révélait ses limites, et l'absence de
tout fondement idéologique.
Un dernier aspect de sa carrière, souvent commenté, vient compléter
notre analyse. Plusieurs lois du Code Théodosien 13°, échelonnées de 399 à
409 (?), évoquent les problèmes posés par la gestion de son immense
patrimoine, désormais confisqué par l'empereur et confié à un
administrateur spécial, le cornes Gildoniaci patrimonii13i. Chr. Courtois et H. J.
Diesner132 ont voulu voir dans ces textes la preuve d'une politique
révolutionnaire de Gildon. Pour l'historien français, en effet, ces terres avaient
été enlevées par Gildon à la Couronne, avant 398 : on ne pourrait
expliquer autrement pourquoi elles passèrent sous contrôle impérial après
cette date. D'autre part, a-t-il noté, la loi du 8 juin 400 vise à empêcher des
transeuntes de stationner sur les domaines confisqués, et celle du 20 avril
405 veut réprimer des occupatores de certains de ces domaines. Tout ceci
traduirait en fait une «réforme agraire» entreprise par Gildon, que l'on

129 Cf. le passage d'Orose cité supra note 117.


13° Code Théodosien, IX, 42, 16 : Ier décembre 399; VII, 8, 7 : 8 juin 400; IX, 42,
19 : 20 avril 405; VII, 8, 9 : 6 août 409 (?).
Ce dernier texte pose un problème : il porte en tête la mention « Impp Hono-
rius et Theodosius », et à la fin la date « VIII id. Aug. Honorio VIII et Theodosio III
AA Conss», ce qui explique la date de 409. Mais il est adressé à Sapidianus, vicaire
d'Afrique en 406-407, qui n'était plus en fonction en août 409 puisqu'on connaît
Gaudentius vicarius Africae à la date du 29 avril 409 (C. Th. VII, 15, 1 ; cf. Prosopo-
graphy of the Later Roman Empire, II, p. 976). D'autre part, notre loi du 6 août 409
(?) fait référence à celle du 8 juin 400 en la considérant comme « proxime ». Il est
donc probable qu'il faut corriger la date proposée, au moins de deux ans en
arrière.
131 Notitia Dignitatum, Occ. XII : Sub disposinone viri illustris comitis rerum
privatarum : cornes largitionum privatarum, cornes Gildoniaci patrimonii . . . Sont
cités plus loin et donc distingués de ce personnage, le rationalis rerum privatarum
per Africani et le rationalis rei privatae fundorum domus divinae per Africani. Ce
traitement particulier au sein de la res privata témoigne de l'ampleur du
patrimoine en question.
132 Chr. Courtois, op. cit. p. 145-146. H. J. Diesner, Gildos Herrschaft und die
Niederlage bei Theveste, dans Klio, 1962, p. 178-186.

MEFRA 1989, 2.
860 YVES MODÉR AN

pourrait résumer ainsi : le comte usurpa des domaines impériaux, puis y


installa des paysans sans terres, en particulier des circoncellions (les tran-
seuntes)133. Les restrictions successives, puis l'arrêt des livraisons de
l'annone, s'expliqueraient par des préoccupations voisines : en agissant ainsi,
Gildon aurait assuré l'abondance sur le marché africain, provoquant une
baisse des prix favorable aux plus démunis134. Ce raisonnement,
attribuant à Gildon une politique sociale avancée, complétait assez bien
l'image du prince indigène aux projets indépendantistes. Il permettait aussi de
dissiper le mystère sur les fameux « satellites » de Gildon, évoqués dans les
lois du Code Théodosien. Pourtant les documents sur lesquels il se fonde
peuvent conduire à une toute autre interprétation.
Une seule chose est sûre en effet : Gildon avait à sa mort un énorme
patrimoine; mais contrairement à l'hypothèse de Chr. Courtois, rien ne
prouve que l'usurpation de biens impériaux en soit la cause. Les textes du
Code Théodosien ne font jamais allusion à une restitution, à un retour à
un état antérieur, mais à une véritable confiscation traduisant un
accroissement du patrimoine impérial :
- (Possessiones) quae ad nostrum aerarium sunt devolutae (IX, 42, 16).
- Praedia (. . .) sodata domui nostrae (VII, 8, 7).
- Possessiones (. . .) nostra patrimonio adgregentur (IX, 42, 19).
- Praedia (. . .) quae ad nostrum aerarium delata sunt (VII, 8, 9).

L'historien des Vandales se refusait à admettre qu'il puisse s'agir


d'un patrimoine appartenant légalement à Gildon, parce qu'il voyait
d'abord en lui un «grand caïd kabyle». Mais tout ce que nous avons mis
en valeur de la carrière du personnage au sein du système romain permet
de supposer que cette fortune avait été acquise progressivement, et sans
coup de force trop évident. On peut aisément imaginer des pressions sur
tel ou tel propriétaire pour faciliter les ventes; cela était cependant une
pratique courante de la part des puissants à cette époque135, et ne justi-

133 Chr. Courtois, ibid., p. 146-147 note 10 : «Je ne puis m'empêcher de


considérer ces transeuntes comme identiques aux circoncellions».
134 Chr. Courtois, ibid., p. 145-146. Cf. dans le même sens Cl. Gebbia, article cité
supra note 34.
135 C'est peut-être à ces pratiques que Claudien fait allusion dans le fameux
vers 198 du De Bello Gildonico (veteres detrudit rure colonos) : Chr. Courtois y
voyait une allusion à une réforme agraire ; E. M. Olechowska remarque au
contraire qu'il s'agit surtout d'un thème classique de l'invective contre un tyran {op. cit.
n. 8, p. 166). Si l'on veut accorder une valeur précise à ce vers, il évoquerait de
toute façon des manœuvres aux dépens des petits paysans et non de l'aristocratie.
S. Augustin, lorsqu'il évoque les exactions d'Optat de Timgad en Numidie, ou
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 861

fiait pas après 398 un effort, certainement interminable, de


l'administration impériale pour remédier à ces abus. Comte d'Afrique pendant 12 ans,
probablement marié à une riche héritière, Gildon a eu les moyens
financiers et policiers d'accumuler une fortune personnelle, normalement
confisquée en 398 136. D'autre part, les textes sur les occupants illégaux
des « terres gildoniennes » ne concernent nullement des circoncellions
établis par le comte. Les «transeuntes» sont évoqués dans deux lois
successives :
VII, 8, 7, du 8 juin 400, au Proconsul d'Afrique :
Praedia ex Gildonis hostis publici et satellitum ejus bonis sodata
domui nostrae ne transeuntes hospitii gratia intrent, decernimus, ut
sciant omnes a possessoribus nostris penitus abstinendum, quinque
auri libras tnultae nomine inferre cogendo, quisquis praedium
nostrum manendi causa importunus intraverit.
VII, 8, 9, du 6 août 409 (?), à Sapidianus (vicaire d'Afrique en 406-
407:
Licet proxime jusserimus quinque librarum auri condemnatione
proposito praedia, quae ex Gildonis bonis ad nostrum aerarium dela-

lorsqu'il raconte les méfaits d'Antoninus de Fussala dans la nouvelle lettre 20,
donne de bons exemples des pressions illégales que peut exercer un important
personnage pour forcer des propriétaires à vendre à bas prix des terres : Gildon, comte
d'Afrique, a très bien pu agir ainsi, en sauvant donc les apparences légales puisque
des contrats de vente étaient signés.
136 Le fait qu'une administration spéciale ait été créée pour ces biens, au lieu
d'une simple intégration au reste de la res privata, pose cependant problème. Mais
il faut remarquer que l'on n'est pas sûr de la datation du chapitre de la Notitia
concernant cette administration. Il n'est peut-être pas très postérieur aux lois de
399-409 (?). Or, les deux lois les plus tardives montrent que le rassemblement du
patrimoine de Gildon n'était pas encore achevé en 408 : le 1 1 novembre 408 (C. Th.
IX, 40, 19) on ordonne en effet la condamnation par proscription (exil et
confiscation des biens) de satellites de Gildon. On a voulu interpréter ce dernier texte
comme un indice de soulèvements très postérieurs à la chute de Gildon, mais liés à sa
mémoire. Il témoigne peut-être simplement de l'acharnement de la justice
impériale dans la recherche des complices de Gildon, avec une lenteur qui ne doit pas
surprendre quand on connaît l'histoire des malheureux Lepcitains victimes de
Romanus (cf. Cl. Lepelley, op. cit., tome II p. 354-358). Il est donc possible de
supposer que, puisque dix ans après la bataille de l'Ardalio la réunion du patrimoine
de Gildon et de ses satellites n'était pas achevée, une administration particulière
mais destinée à être provisoire ait été créée dès 398, en prévision de la lenteur des
opérations. Celle-ci peut s'expliquer également par la nécessité de ménager une
transition pour les paysans de ces terres qui changeaient de statut, passant de
domaines privés à des domaines impériaux (suggestion de X. Dupuis que je
remercie pour ses remarques).
862 YVES MODÉRAN

ta sunt, ab hospitibus excusari, nunc etiam praecipimus, ut omnes


domus ex eodem jure venientes, in quibuslibet civitatibus sunt cons-
titutae, ab hospitibus excusentur, quo possint conductores facilius
inveniri. Si quis igitur contra nostram fecerit jussionem, multa pri-
dem ferietur inf lieta 137.

La comparaison de ces deux textes permet tout de suite de


comprendre qu'il ne s'agit pas ici de paysans errants. La loi ne vise pas en effet
des gens déjà installés mais d'éventuels voyageurs invoquant un droit
(hospitii gratia). Et comme le second texte le montre bien, en agissant
ainsi, elle a pour but de trouver plus facilement des fermiers (conductores)
pour ces terres. Ces lois accordent en fait une dispense, une faveur
impériale, à certaines terres, comme le mot excusari, propre au vocabulaire
juridique, l'exprime très clairement. Elles ont pour but simplement de
remédier à un fléau bien connu en Afrique, l'abus du metatum, la charge
du logement imposée aux provinciaux pour les fonctionnaires en voyage.
Plusieurs constitutions impériales évoquent ce problème dans les
provinces africaines 138. Dans le cas qui nous intéresse, l'administration se
préoccupait, une fois les terres confisquées, de les affermer pour en tirer des
revenus. Une dispense de metatum était pour cela un bon argument. Il n'y
a donc pas à chercher derrière ces transeuntes d'hypothétiques circoncel-
lions généreusement lotis par Gildon. La même remarque doit se dégager
de l'étude des occupatores, cités dans la loi du 20 avril 405 :
Possessiones quae ex bonis Gildonis aut satellitum ejus in jus
nostrae serenitatis retentae sunt ab occupatoribus, nostro patrimonio
adgredentur (. . .)

137 Traduction :
VII, 8, 7 : «Afin que des hôtes de passage ne pénètrent pas, au nom de Yhospi-
tium, dans les domaines de l'ennemi public Gildon et de ses satellites annexés aux
biens de notre Maison, nous décidons, pour que tous sachent qu'il faut se tenir
entièrement à l'écart de nos possessores, que quiconque sera entré dans notre
domaine de façon inopportune dans le but de s'y installer, sera contraint de payer
cinq livres d'or à titre d'amende».
VII, 8, 9 : « Bien que tout dernièrement, en ayant annoncé une condamnation
de cinq livres d'or, nous ayons ordonné que les domaines venant des biens de
Gildon et qui ont été ajoutés à notre Trésor soient dispensés d'hôtes de passage, nous
ordonnons maintenant encore que toutes les maisons provenant du même droit, en
quelques cités qu'elles soient établies, soient dispensées d'hôtes de passage, pour
que de la sorte des fermiers puissent plus facilement être trouvés. Si donc
quelqu'un agit contre notre ordre, qu'il soit frappé par l'amende autrefois imposée».
138 Sur ces questions, cf. le commentaire et les références de P. Salama, Bornes
militaires . . . (op. cit., n. 121) p. 164.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 863

Ici également, il apparaît nettement que le but de la loi n'est pas de


se débarrasser de paysans installés sur les terres déjà confisquées. La loi
vise en réalité des individus ayant soustrait à la confiscation des terres
devant en faire partie : « on ajoutera ces domaines au patrimoine
impérial», dit le texte, ce qui implique qu'en 405, date de la loi, ils n'en
faisaient pas encore effectivement partie. Les occupatores ne sont pas des
colons que l'on cherche à expulser, mais des usurpateurs, ce qui est
d'ailleurs le sens de ce mot dans les Nov elles de Valentinien III139. On peut
imaginer que le terme fait référence en particulier aux voisins des
domaines de Gildon et de ses amis. Après la chute du comte et de ceux qui
furent proclamés ses satellites, l'administration impériale dut mettre un
certain temps à recenser et à annexer leurs propriétés. Certains possesso-
res en ont profité pour arrondir leur biens, et ce sont ces usurpations que
la loi voulut annuler. Très significative est d'ailleurs la disposition qui
conclut cette loi : l'administration n'a pas perçu son dû sur les terres en
question pendant plusieurs années (praestatio). On prévoit donc d'obliger
les occupatores à verser l'équivalent de ces revenus pour les années
perdues, sans autre amende dit le texte (praestationum simplum). Aucune
allusion à une quelconque politique agraire de Gildon ne figure ainsi dans
ces textes du Code Théodosien. Or, la politique frumentaire supposée par
Chr. Courtois et d'autres historiens n'est pas mieux fondée. Certes, les
lettres de Symmaque montrent bien qu'à partir de 395 l'annone d'Afrique
parvint mal à Rome, avant la coupure totale de 397. Mais qu'est devenu le
blé retenu de la sorte en Afrique? L'hypothèse de Chr. Courtois implique
qu'il fut revendu après avoir été prélevé normalement. De fait, un vers de
Claudien pourrait aller dans ce sens (Romuleas vendit segestes . . .) 140,
même s'il figure dans la longue liste des caractères de la tyrannie. Mais
selon Chr. Courtois, cette opération se fit en Afrique, et avait un aspect
politique pour Gildon, lui permettant de s'assurer un soutien populaire.
Or deux lois du Code Théodosien, directement liées aux événements de
395-98, nous donnent une autre vision des choses :
XIV, 15, 3, du 15 avril 397, au Sénat
(. . .) urbani edam usus frutnenta si quando vel fortuna vel ratio
in Africae coegerit residere litoribus, adtingere nullus audeat aut

139Novellae Valentiniani III, 3 et 8, 1, 4.


140 De Bello Gildonico, v. 75, qui s'oppose aux vers 70-71 :
nec debita reddi
sed sua concedi jactat (à propos de l'annone).
864 YVES MODÉRAN

mutatis directoriis quoquam praeter sacram urbem praescribti ullius


innovatione transmittere.
XIV, 15, 6, du 28 septembre 399, à Messala, préfet du prétoire
d'Italie et d'Afrique
(. . .) decernimus, ut a vicario ceterisque judicibus, quos ex urbi-
cario canone quidquam usurpasse costiterit, in quadruplum prae-
sumpta poscantur (. . .) 141

Ce qui apparaît ici, derrière les rétentions de l'annone c'est un


véritable trafic illégal exercé par les plus hauts responsables provinciaux. Le
premier texte, adressé au Sénat, est en effet très curieux puisqu'il vise des
gens qui «toucheraient» au blé africain alors même qu'il serait bloqué en
Afrique, ou participeraient à son détournement vers d'autres directions
que Rome. Une telle éventualité ne peut concerner que des personnes
dépendant du Sénat, donc des Romains. Mais elle suppose surtout des
complicités en Afrique c'est-à-dire auprès de Gildon. On devine derrière
ce texte que le blocage de l'annone n'excluait pas un fructueux trafic
clandestin vers Rome ou d'autres régions. La même réalité se dessine
dans notre second texte : la loi, adressée au Préfet du Prétoire d'Italie et
d'Afrique, et évoquant des problèmes frumentaires, se rapporte de toute
évidence aux événements des années précédentes. Or, elle veut réprimer
le vicaire ou des gouverneurs qui auraient détourné à leur profit
{usurpasse) l'annone. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que le vicaire d'Afrique
de 397-98 soit ici concerné, dans la mesure où nous avons vu précisément
qu'il existe contre lui une probabilité de complicité avec Gildon 142.
Tout ce dossier économico-social de la révolte de Gildon, invoqué par
certains pour donner au comte d'Afrique une image de réformateur
populaire, finalement très complémentaire de sa présumée fidélité à ses
origines berbères, prend ainsi une toute nouvelle physionomie. Tout ce
que les textes du Code Théodosien prouvent, c'est que Gildon avait accu-

141 Traduction :
XIV, 15, 3 : (. . .) «Que personne n'ose également toucher aux blés destinés à la
Ville, si le hasard ou une raison quelconque les forçait à rester sur le rivage
africain, ou n'ose les envoyer, après un changement d'itinéraire, quelque part au delà
de la Ville sacrée, par la modification d'un ordre ».
XIV, 15, 6: (...) «nous décidons que le vicaire ou les autres gouverneurs
devront payer le quadruple de ce qui a été enlevé, lorsqu'il a été établi qu'ils ont
usurpé une partie du canon frumentaire de la Ville».
142 Cf. supra p. 856.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 865

mulé une immense fortune personnelle143, et que sa rétention de l'annone


a couvert et peut-être encouragé un fructueux trafic. Ces conclusions, si
elles vont à l'encontre de l'interprétation classique de la révolte de 397-98,
correspondent par contre parfaitement à tout ce que nous avons déjà
dégagé de l'aventure de Gidon. Elles permettent aussi de découvrir quelle
réalité se cachait derrière les «satellites» du comte d'Afrique. Ni tribus
berbères unies à lui par un sentiment de commune origine, ni paysans
pauvres fidèles à celui qui les aurait protégés, il s'agissait probablement
en fait d'une nébuleuse d'individus liés personnellement à Gildon, et
participant à sa fortune. L'expression employée par saint Augustin est
finalement très révélatrice sur ce point : la societas Gildoniana qu'il évoque,
nous l'appellerions aujourd'hui «l'honorable société» ou mieux la
«maffia» gildonienne. Et tout cela confirme bien finalement le jugement
d'Orose; hésitant sur le sens historique de son action, il avait tendance à
voir en Gildon un personnage n'agissant pas en fonction de critères
politiques, mais bien plutôt privés (sibi usurpare Africani . . .).

*
* *

Cette interprétation d'Orose, nous avons pu le constater, s'avère ainsi


pertinente dans tous les domaines sur lesquels nous possédons des
informations à propos de Gildon. Loin d'être un nouveau Jugurtha ou d'agir
en chef berbère fidèle à ses origines, ou luttant au nom de ses origines,
Gildon nous apparaît d'abord comme un extraordinaire arriviste. Toute
son action politique semble s'expliquer avant tout par un souci constant
de consolidation de son pouvoir personnel. Il a réussi une étonnante
ascension au sein de l'armée romaine pour en devenir le principal chef en
Afrique. Il a mené une stratégie familiale ambitieuse, épousant
probablement une aristocrate puis mariant sa fille à un membre de la famille
impériale. Il s'est constitué une gigantesque fortune personnelle. Il a
habilement pris conscience de la prédominance donatiste en Numidie

143 La localisation des domaines de Gildon est difficilement précisable. Chr.


Courtois a noté qu'une des lois de confiscation était adressée au Proconsul
d'Afrique, ce qui suppose que le comte avait des terres dans cette province. T. Kotula
(Der Aufstand . . ., op. cit.) a rapproché cette remarque de la présence de Gildon à
Théveste : la ville était en effet un des sièges de procuratèle des domaines
impériaux en Afrique. Il a donc supposé que Gildon avait dans cette région ses
principales propriétés. Nous avons montré supra que cette hypothèse est fragile, car rien ne
prouve que le comte avait usurpé des domaines impériaux.
866 YVES MODÉRAN

méridionale et a transformé le chef régional de cette église en un de ses


partisans fidèles. Enfin, il a su renouveler ou établir, en tant que comte
d'Afrique, chef des armées, les accords avec les chefs de tribus
permettant leur mobilisation en cas de conflit. À tout point de vue donc, les
entreprises de Gildon en Afrique semblent obéir d'abord à une stratégie
de potentat régional. Ce ne fut pas, comme le constatait Orose, un
usurpateur : seule l'Afrique l'intéressait. Ce ne fut pas non plus, comme une
lecture trop rapide de Claudien l'a fait croire à beaucoup d'historiens, un
chef national qui aurait eu un véritable projet d'état africain. Ce fut
encore moins un réformateur agraire soucieux du sort de la paysannerie
africaine. Gildon, en réalité, s'est parfaitement intégré à la romanité et a
cherché, en toutes choses, à profiter des avantages qu'elle lui procurait.
Si vingt ans après, en Afrique, on hésitait toujours sur son éventuel
loyalisme (à l'empire d'Orient), c'est bien parce que toute son action, fondée
sur un renforcement constant de son pouvoir personnel, échappait en fait
à toute interprétation idéologique. La pensée politique de Gildon ne s'est
jamais définie en termes d'indépendance nationale ou de patriotisme
romain. Elle s'est d'abord déterminée par rapport aux moyens
d'accroissement de son autorité et de ses richesses.
Les raisons précises de sa rebellion nous sont inconnues comme elles
l'étaient pour Orose. Mais sa signification nous semble désormais claire.
S'il a cherché, de façon très révélatrice, à la déguiser, comme en
témoignent sa reconnaissance de l'Empire d'Arcadius mais aussi ses
monnaies144, c'est qu'elle ne correspondait en fait à aucun projet politique
précis : ni nationalisme berbère ni séparatisme africain, mais simplement
renforcement de son pouvoir et de sa fortune personnels à la faveur de la
faiblesse du trône d'Honorius. Seule cette interprétation nous paraît
finalement en accord avec l'ensemble des données connues de sa carrière, de
son engagement dans le camp romain lors de la guerre de Firmus jusqu'à
sa défaite lamentable au bord de l'Ardalio en 398. Ne s'appuyant ni sur le
patriotisme romain, ni sur un nationalisme berbère, ni sur des
convictions religieuses, mais uniquement sur des rapports personnels, Gildon
fut incapable de donner un sens à cette dernière bataille. La défection
soudaine de ses troupes romaines puis de ses alliés maures n'a donc rien

144 Cf. l'article de Chr. Courtois, Les monnaies de Gildon, dans Revue
numismatique, 1954, p. 71-77, corrigé par R. Turcan, Trésors monétaires trouvés à Tipasa,
dans Libyca, 1961, p. 210-212. Cet auteur conclut de l'analyse des monnaies de
Gildon : « C'était un usurpateur qui n'aurait pas voulu passer officiellement pour tel »
(p. 210). C'est bien là qu'est la clef de l'histoire du personnage.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 867

de surprenant, et constitue en fait l'épilogue logique d'une telle carrière.


Nous devons en conclure, pour reprendre les typologies évoquées au
début de ce travail, que Gildon ne peut finalement être inscrit ni dans la
série des usurpateurs, ni dans celle des héros de l'indépendance berbère.
Pour qui a présent à l'esprit le cas de tant d'obscurs officiers, parvenus
en ce vingtième siècle au sommet d'états qu'ils gèrent ensuite comme
leurs biens personnels, accumulant d'immenses fortunes, détournant le
produit des impôts, entretenant délibérément les rivalités ethniques et
religieuses pour mieux régner, l'aventure de Gildon s'explique très
simplement. C'est finalement dans cette dernière et peu glorieuse catégorie
que nous le placerions de préférence.

Yves Modéran
868 YVES MODÉRAN

APPENDICE

LES TERRITOIRES DÉPENDANT DU COMTE D'AFRIQUE


EN 397

On sait que le mot Afrique avait, sur le plan administratif, une


extension très variable. La Province d'Afrique n'était que la Proconsulaire. Mais
le diocèse d'Afrique, dirigé par le vicaire, comprenait les cinq provinces de
Tripolitaine, Byzacène, Numidie, Maurétanie Sitifienne et Maurétanie
Césarienne. Dans le domaine militaire, les choses semblent encore plus
complexes. L'histoire du comte Romanus dans les années 363-373 nous
montre qu'à l'époque le cornes Africae avait autorité sur une zone immense, de
la Tripolitaine à la Maurétanie Césarienne. On voit en effet les habitants
de Lepcis Magna l'appeler à l'aide au moment de la première attaque des
Austuriani1. Moins de dix ans plus tard, il est évident qu'il est intervenu
aussi en Maurétanie Césarienne puisque Sammac était son protégé et que
Firmus se plaignit d'avoir été maltraité par lui2. Gildon a-t-il disposé des
mêmes pouvoirs? La Notitia Dignitatum3, dont le chapitre sur le comte
d'Afrique est daté par É. Demougeot d'entre 401 et 409 4, semble
témoigner d'une réduction des compétences de ce personnage. Elle met en
effet sur un strict pied d'égalité le comte d'Afrique et deux nouveaux
officiers, le Dux et praeses Provinciae Mauritaniae (Caesariensis) et le DuxPro-
vinciae Tripolitanae. Tous trois sont vir spectabilis, et tous trois ont un
officium rigoureusement identique, avec un représentant du magister mi-
litum praesentalis des pedites, en alternance avec un représentant du
magister militum praesentalis des équités : ce dernier point suggère que
chacun commandait à la fois des fantassins et des cavaliers. Tous trois
enfin ont le contrôle d'une série de praepositi limitis 5. Une seule anomalie
perturbe cette égalité apparemment parfaite : un certain nombre de sec-

1 Ammien Marcellin, XXVIII, 6, 5.


2 Ibid., XXIX, 5, 2 et 8.
3 Notitia Dignitatum, éd. O. Seeck, Berlin, 1876.
4 É. Demougeot, La Notitia Dignitatum et l'histoire de l'Empire, dans Latomus,
34, 2, 1975, p. 1112.
5 Notitia Dignitatum, Occ. XXV : cornes Africae; Occ. XXX : Dux et Praeses
provinciae Mauritaniae ; Occ. XXXI : Dux provinciae Tripolitanae.
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 869

teurs du limes atttribués au comte d'Afrique se retrouvent aussi, soit dans


la liste des secteurs du dux de Maurétanie Césarienne, soit dans celle du
dux de Tripolitaine6. R. Cagnat avait conclu à un droit de contrôle du
comte d'Afrique sur une partie des zones militaires de ses collègues7,
suivi en cela encore récemment par P. Trousset8. Mais S. Mazzarino9 puis
Chr. Courtois 10 ont souligné la difficulté de cette interprétation : le limes
Audiensis (Auzia), dépendant du dux de Maurétanie, est situé en effet plus
à l'est que le limes Columnatensis qui figure dans les deux listes. Pour
suivre R. Cagnat, il faudrait donc croire que le comte d'Afrique aurait eu
autorité particulière sur seulement certains postes du limes maurétanien,
isolés au milieu de postes dépendant du dux, ce qui semble très peu
probable. Pour résoudre la difficulté, S. Mazzarino a donc supposé ici deux
étapes de la rédaction de la Notitia. Son chapitre sur le comte d'Afrique
correspondrait à une première période, après laquelle le pouvoir du
comte aurait été réduit ; il proposait de voir en cette réduction une
conséquence de la chute de Gildon. Mais les recherches récentes sur la Notitia ont
rendu cette explication peu plausible puisque le chapitre sur le cornes
Africae a pu être daté d'entre 401 et 409, soit trois ans au moins après la
défaite du fils de Nubel. Il semble en fait qu'il y ait plutôt ici une erreur
de la Notitia : les secteurs du limes attribués à la fois au comte d'Afrique
et aux deux duces de Tripolitaine et Maurétanie appartiennent en effet à
un ensemble totalement confus sur le manuscrit unique de référence. La
liste des praepositi limitis du comte d'Afrique est cohérente et facilement
localisable jusqu'au bas de la feuille 92. Les étrangetés apparaissent
exactement à partir de la feuille 93 n comme le montre le tableau suivant :

Praepositus limitis

Thamallomensis : semble un doublet du P. L. Thamallensis de la page


précédente.
Balaretani : totalement inconnu.

6 Cf. la liste infra.


7 R. Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, Paris, 1892, p. 725.
8 P. Trousset, Recherches sur le limes Tripolitanus, Paris, 1974, p. 152.
9 S. Mazzarino, Stilichone . . ., op. cit.., p. 166-167.
10 Chr. Courtois, Les Vandales et l'Afrique, p. 82-84.
11 Cf. la préface de l'édition Seeck de la Notitia, p. XVII, et le chapitre
correspondant p. 175.
870 YVES MODÉRAN

Columnatensis : se retrouve exactement dans la liste du dux Mauritaniae.


Tablatensis : semble se retrouver sous la forme Talatensis dans la liste du
dux de Tripolitaine.
Caputcellensis : se retrouve dans la liste du dux Mauritaniae.
Secundaeforum in castris Tillibanensibus : semble se retrouver dans la
liste du dux de Tripolitaine sous la forme Tillibarensis.
Taugensis : totalement inconnu.
Bidensis : semble identique au P. L. Vidensis de Maurétanie.
Badensis : semble un doublet du Bazensis de la page précédente.

La possibilité d'une confusion des copistes nous semble d'autant plus


probable que les feuilles 92 et 93 appartiennent à un cahier lui-même très
confus, où l'ordre des notices a été bouleversé. Il est peu vraisemblable
que cette étrange série corresponde à un état antérieur précis des
pouvoirs du comte, malencontreusement non remis à jour lors de la
rédaction définitive de la Notitia. De même en effet que Columnata est plus à
l'ouest qu'Auzia, clairement rattaché au dux de Maurétanie, on doit
constater que Tillibari et Talalati, attribués au comte d'Afrique, sont plus au
sud et à l'est que Bezereos, uniquement dépendant du dux de
Tripolitaine.
Deux hypothèses nous paraissent donc seulement envisageables : soit
une véritable et inexplicable erreur de copie, sans fondements réels; soit
une erreur sous la forme d'une copie partielle et confuse, reflétant un
état assez ancien des pouvoirs du comte d'Afrique, dans lequel il avait
autorité sur tout le limes africain, Maurétanie Césarienne et Tripolitaine
comprises. Dans ce cas, il faudrait pouvoir dater la réduction de ce
pouvoir. Nous ne possédons aucun texte daté pour la Maurétanie
Césarienne12, mais deux repères existent en Tripolitaine. Entre 375 et 378, on le
sait par l'exemple de Flavius Victorianus, le comte d'Afrique intervenait
encore à Lepcis Magna 13. En 393 existait un Dux et Corrrector limitis Tri-

12 On connaît seulement Flavius Hyginus, cornes et praeses p(rovinciae) M(auré-


taniae) C(aesariensis), par une table de patronat trouvée en Espagne (CIL II 2210 =
D. 6116) mais qui n'est pas datée.
13 IRT 570 : inscription lacunaire où les habitants de Lepcis remercient le
comte Flavius Victorinus de son action. Or, ce personnage apparaît sur une autre
inscription, datée de 375-378, trouvée près de Cellae, en Maurétanie Sitifienne, avec le
titre complet de cornes Africae (CIL VIII; 10937 = 20566).
GILDON, LES MAURES ET L'AFRIQUE 87 1

politani 14, le premier connu, qui devait disposer de l'autonomie suggérée


par la Notitia 15.
Si réforme il y a eu, elle s'est donc placée entre ces deux dates, et très
probablement en Maurétanie Césarienne en même temps qu'en Tripolitai-
ne. Or, des événements ont eu lieu en Afrique dans cette période qui
rendent une telle réforme vraisemblable. On sait en effet que l'Afrique, dont
Gildon était le comte depuis 385, soutint probablement l'usurpateur
Maxime en 388 : en témoignent un passage du Panégyrique de Théodose par
Pacatus16, et surtout un papyrus du 14 juin 388 faisant état de troupes
d'Egypte en marche vers l'Afrique17. Pourtant, Théodose, victorieux à
l'été 388, ne destitua pas Gildon, peut-être parce qu'il s'était soumis in
extremis. Les historiens ont souvent été étonnés par ce généreux pardon.
Les hypothèses présentées plus haut nous amènent à nous demander si
Théodose fut vraiment aussi naïf qu'on l'a supposé : il est fort possible en
réalité que l'empereur ait décidé, après 388, une réforme de
l'organisation militaire en Afrique, instituant en Maurétanie Césarienne et Tripoli-
taine deux duces égaux en rang au comte d'Afrique. Cela aurait permis à
la fois d'affaiblir un personnage dont les pouvoirs étaient trop considéra-

14 Code Théodosien XII, 1, 133 : loi du 27 mars 393 adressée à Silvanus, Dux et
Corr(ector) Limitis Tripolitani.
15 La loi du 27 mars 393 ne mentionne cependant pas le rang de Silvanus.
A. Chastagnol (Les gouverneurs de Byzacène et de Tripolitaine, dans Antiquités
africaines, 1, 1967, p. 131) estime qu'il n'était qu'un simple vir clarissimus et pense
qu'il était subordonné au comte d'Afrique (ibid. p. 128), tout en admettant qu'à
partir de 406 au plus tard, la Tripolitaine fut enlevée à la compétence du cornes
Africae. On connaît en effet à cette date en Tripolitaine Nestorius, cornes et dux
(sans autre précision), et après 408, Flavius Ortygius, contes et dux provinciae Tri-
politanae, avec le rang de spectabilis. Mais l'argument a silentio concernant
Silvanus ne nous semble pas suffisant à lui seul pour affirmer sa dépendance par
rapport au comte d'Afrique. A. Chastagnol croyait celle-ci établie parce qu'il datait les
chapitres africains de la Notitia Dignitatum de 428. Mais les analyses postérieures
de É. Demougeot (cf. note 4) remettent en cause cette conclusion et, en datant le
chapitre sur le cornes Africae entre 401 et 409, rendent contradictoires l'autonomie
de Nestorius et la présence de praepositi limitis de Tripolitaine dans la liste des
dépendances du comte d'Afrique. Dans ces conditions, l'hypothèse présentée ici
trouve tout à fait sa raison d'être.
16 Panégyrique de Théodose par Pacatus, XXXVIII, 2 : Maxime s'écrie : quo
fugio ? ... peto Africani quant exhaust ?
17 Pap. Lipsiae 63, du 14 juin 388 : des soldats égyptiens sont envoyés en Penta-
pole pour passer ensuite ε/ς Άφρικήν. Commentaire dans E. Wipszycka, Un papyrus
d'Egypte et la guerre de Théodose le Grand contre la réaction païenne en Occident,
dans Eos, 56, 1966, p. 358-359.
872 YVES MODÉRAN

bles, et aussi de l'encadrer par deux chefs dont l'autonomie aurait joué
un rôle dissuasif. Si tel fut bien le cas, Gildon n'aurait donc pas eu le
contrôle de sa région d'origine, avec les tribus qui avaient animé la
révolte de Firmus. Installé à Carthage, son titre de comte d'Afrique lui donnait
le commandement des troupes des quatre provinces les plus romanisées,
Proconsulaire, Byzacène, Numidie, et Maurétanie Sitifienne, ce qui était
déjà très considérable.

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