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Traduction de valeur, Oregon.

Un
époux Hmong filme dans les mains de
sa femme le magot gagné sur la
journée grâce aux champignons.
Dans la tente des achats, les
champignons et l’argent qu’ils
rapportent sont des trophées de la
liberté. Ce n’est que plus tard,
lorsqu’ils seront triés, qu’ils pourront
être dissociés en tant que
marchandises proprement
capitalistes.

9
DES DONS AUX MARCHANDISES, ET VICE-
VERSA

Il est temps de revenir au problème de l’aliénation. Dans la logique


capitaliste de la marchandisation, les choses sont arrachées au monde dans
lequel elles vivent pour devenir objets d’échange. Je désignerai ce
processus par le terme d’« aliénation », et j’utiliserai ce terme pour parler
aussi bien des non-humains que des humains. Une chose assez surprenante
frappe l’esprit en ce qui concerne la cueillette des matsutakes en Oregon : la
relation entre cueilleurs et champignons n’implique aucune aliénation.
De fait, les champignons sont arrachés à leur corps fongique (même si, en
tant que fruits, c’est leur destin), mais au lieu de devenir des marchandises
aliénées, prêtes pour les conversions entre argent et capital, ils deviennent
des trophées de chasse, même lorsqu’ils sont vendus. Les cueilleurs
rayonnent de fierté quand il s’agit pour eux d’exhiber leurs champignons :
ils ne peuvent alors s’empêcher de raconter en vrac les plaisirs et les
dangers associés à la cueillette. Les champignons deviennent des parties
d’eux-mêmes comme s’ils venaient de les manger. Cela n’empêche pas
qu’ils devront d’une manière ou d’une autre être convertis en marchandises.
Si les champignons sont cueillis comme des trophées de la liberté et
deviennent au cours de ce processus une partie des cueilleurs, comment
sont-ils transformés en marchandises capitalistes ?
Mon approche sur cette question a été guidée par une tradition en
anthropologie qui a porté son attention sur les qualités spéciales des dons en
tant que forme sociale d’échange. Cette attention a été promue par
l’échange de colliers et de bracelets de coquillages auquel procèdent les
Mélanésiens de l’est de la Nouvelle-Guinée, décrits par Bronislaw
Malinowski sous le nom de « koula1 ». Pour des générations de chercheurs
en sciences sociales, les échanges dans le cadre de la koula ont aidé à
penser les différentes manières de créer de la valeur. La chose étonnante à
propos de ces parures, c’est qu’elles ne sont ni particulièrement utiles, ni
des moyens d’échange en général, ni intéressantes en elles-mêmes : elles
n’ont de valeur que par le rôle qu’elles jouent dans la koula. Comme dons,
elles tissent des relations et forgent les réputations, et là est bien leur valeur.
Cette sorte de valeur a aussi le don de contrarier le sens économique
commun, et c’est la raison pour laquelle il est bon de se pencher sur elle.
De fait, penser à partir de la koula permet d’identifier l’aliénation comme
un trait mystérieux et unique du capitalisme. La koula nous rappelle, par
contraste, que les objets comme les gens sont aliénés sous le régime
capitaliste. De même que, dans les usines, les ouvriers sont aliénés par les
biens qu’ils fabriquent, autorisant à ces derniers d’être vendus sans
référence à leurs auteurs, de même les choses sont aliénées par les
personnes qui les fabriquent et les échangent. Les choses deviennent des
objets indépendants, destinés à l’usage ou à l’échange ; ils ne conservent
aucune relation avec les réseaux particuliers dans lesquels ils ont été
fabriqués et se sont déployés2. Et, alors que cette situation peut sembler
ordinaire à tous ceux d’entre nous qui vivent dans des mondes de part en
part capitalistes, étudier la koula rend la chose étrange. Dans la koula, les
choses et les personnes forment ensemble le don grâce auquel les choses
sont des extensions des personnes et les personnes des extensions des
choses. Les objets de valeur y sont repérés grâce aux relations qu’ils
établissent ; inversement, les personnes de renom sont connues grâce à leurs
dons réalisés dans le circuit de la koula. Les choses, en conséquence, ne
requièrent pas seulement une valeur d’usage ni une valeur d’échange ; elles
doivent acquérir de la valeur en fonction des relations sociales et des
réputations auxquelles elles participent activement3.
La différence qui existe entre le processus de création de valeur dans la
koula et le capitalisme a semblé si cinglante que certains analystes ont
considéré qu’il fallait diviser le monde entre les « économies du don » et les
« économies marchandes », chacune ayant sa logique propre quant au
processus de création de valeur4. Comme la plupart des dichotomies,
l’opposition entre don et marchandise devient caduque dès qu’on tente de
l’appliquer telle quelle sur le terrain : dans la plupart des cas, les situations
juxtaposent et mélangent ces idéal-types, voire les étirent au-delà de leur
zones de référence. Mais, même par ses aspects trop simplificateurs, cela
reste un outil utile en ce qu’il nous oblige à traquer des différences. Plutôt
que de nous laisser bercer par le sens économique commun, nous restons
attentifs aux différences qui se manifestent entre régimes de valeurs. Pour
explorer la manière dont le capitalisme tire profit de systèmes de valeurs
non capitalistes et comment, à leur tour, ces derniers tirent leur épingle du
jeu à l’intérieur même du capitalisme, il vaut la peine de trouver un outil qui
soit capable de mettre en évidence cette différence. La distinction don
versus marchandise peut pallier l’absence ou la présence d’aliénation, qui
est la qualité nécessaire pour transformer les choses en biens capitalistes.
En considérant la chaîne des marchandises que déploie le matsutake,
l’intérêt de cet outil augmente d’autant plus quand on se projette jusqu’à la
destination finale du champignon. Au Japon, le matsutake est presque
toujours considéré comme un don. Les variétés inférieures de matsutake
sont vendues dans les supermarchés et utilisées comme ingrédients dans
l’industrie alimentaire, mais les meilleurs d’entre eux, ceux qui font leur
réputation, sont, par excellence, des dons. Presque personne n’achète un
bon matsutake seulement pour le manger. Le matsutake établit des relations
avec les autres et, en tant que don, ne peut pas être séparé de ces relations.
Les matsutakes deviennent des extensions des personnes ; trait
caractéristique qui définit la valeur dans une économie du don.
Il y a peut-être eu des époques et des lieux où le don entre cueilleur et
consommateur était direct. Quand, par exemple, dans le Japon médiéval, les
paysans présentaient des offrandes de matsutakes à leurs seigneurs, il n’y
avait qu’à cueillir et livrer les champignons pour que s’exprime la force de
relation que scellait le don. Aujourd’hui, en revanche, les dons sont pour la
plupart prélevés sur des chaînes de marchandises capitalistes. Les donneurs
les achètent dans des épiceries fines ou emmènent l’hôte qu’ils veulent
honorer dans des restaurants chics pour en déguster ; les épiceries et les
restaurants se les procurent par le biais d’une chaîne de grossistes qui, quant
à eux, sont fournis par des coopératives agricoles locales ou des
importateurs. À quoi ressemblent ces dons qui proviennent tout droit de
marchandises ? Et ces marchandises ont-elles pu, quant à elles, être
constituées, plus haut dans la chaîne, à partir de dons ? Le reste de ce
chapitre explore ces emboîtements énigmatiques, lesquels nous
emmèneront au cœur des traductions qui sont nécessaires pour que
s’articulent ensemble le capitalisme et ces autres logiques qui lui sont
inhérentes.
Commençons au Japon avec l’arrivée des matsutakes en provenance de
l’étranger. Il ne fait pas de doute que ces champignons, si soigneusement
tenus au frais, triés et empaquetés, représentent une marchandise capitaliste.
Il sont aussi voisins que possible de ce que nous pouvons considérer comme
des objets isolés, aliénés : uniquement labellisés par le pays exportateur,
personne ne peut avoir la moindre idée des conditions dans lesquelles ils
ont été cueillis ou vendus5. Il n’y a plus trace en eux des personnes qui les
ont auparavant admirés et échangés. Ce sont des stocks : des biens à partir
desquels les importateurs sont en mesure de renforcer leurs entreprises.
Mais, presque immédiatement à leur arrivée, de marchandises ils se
transforment déjà partiellement en dons. Là est la magie de la traduction, et
experts sont en cela les négociants qui infiltrent chaque maillon situé sur le
versant final japonais de la chaîne de marchandises. Il convient donc de les
suivre.
Les importateurs reçoivent des cargaisons de matsutakes qui sont
directement envoyées à des grossistes disposant d’une licence
gouvernementale et d’une commission pour superviser les ventes en aval.
Les grossistes redirigent les matsutakes importés le long de deux voies
possibles : ils sont soit vendus par une voie de négociation soit par celle
d’une mise aux enchères entre grossistes intermédiaires. Dans les deux cas,
ce qui m’a plutôt surprise, les grossistes refusent d’envisager leur travail
simplement comme un transfert rationalisé de biens d’un bout à l’autre de la
chaîne d’approvisionnement. Ils se voient au contraire comme des
médiateurs actifs ; leur vrai travail consistant à pouvoir dégoter les
meilleurs acheteurs pour un lot précis de matsutakes. Un homme, qui était
chargé de s’occuper des matsutakes chez un grossiste, expliquait : « Je ne
dors plus quand c’est la saison des matsutakes. » Chaque fois qu’une
cargaison arrivait, il devait l’évaluer. Quand il avait jugé de la qualité et des
caractéristiques particulières du lot, il appelait le bon acheteur, autrement
dit celui qui serait le plus à même d’apprécier ce type-là de matsutakes.
Il avait déjà donc octroyé aux champignons un pouvoir de fabriquer des
relations : le pouvoir lié à la qualité.
Après plusieurs entretiens qui nous ont mis face à des expériences du
même genre, ma collaboratrice, Shiho Satsuka, me présenta le rôle des
grossistes comme celui d’« entremetteurs ». Leur travail s’attache à faire en
sorte que les biens coïncident avec les bons acheteurs, en obtenant ainsi de
cette mise en correspondance le meilleur prix possible. Un grossiste en
légumes racontait comment il lui arrivait de rendre visite à des fermiers
pour connaître les conditions dans lesquelles ils faisaient pousser leurs
cultures, son obsession étant de déterminer exactement quels acheteurs cela
pourrait satisfaire. La traduction de la marchandise en don était déjà à
l’œuvre dans cette volonté de créer les bonnes correspondances.
Le grossiste recherchait des qualités relationnelles dans ses biens, lesquels,
en retour, s’harmonisaient tout naturellement avec les exigences de chaque
acheteur. Bref, dès le départ, on s’aperçoit que la vente des matsutakes est
accaparée par la fabrique et le maintien de relations personnelles. Les
champignons endossent des qualités relationnelles : on leur octroye le
pouvoir de tisser des liens personnels.
Les grossistes intermédiaires qui achètent les matsutakes aux enchères
sont encore plus investis dans ce rôle d’entremetteurs. À la différence des
grossistes qui touchent une commission sur les ventes, ils ne gagnent rien
s’ils ne trouvent pas de bon ajustement à exploiter. Quand ils achètent, le
plus souvent, ils pensent déjà à un client en particulier. Leur savoir-faire
consiste, ici aussi, à bien évaluer la qualité, car celle-ci sera un gage pour
sceller les relations. Une exception existe : celle des agents qui travaillent
avec les supermarchés, plus concernés par la quantité et la fiabilité que par
la qualité. Les supermarchés se contentent d’acheter les matsutakes de
moindre valeur. Mais les matsutakes haut de gamme, eux, sont le privilège
des petits commerces qui achètent à des grossistes intermédiaires, et il va
sans dire que l’importance de leurs relations assaisonne l’ensemble de
l’échange. La capacité à juger correctement les matsutakes est un ingrédient
nécessaire pour créer la bonne atmosphère : les vendeurs se donnent ainsi le
droit de proposer aux acheteurs des conseils personnalisés, et pas seulement
une marchandise générique. Le conseil est le don qui accompagne les
champignons, en plus de leur valeur d’usage ou d’échange.
Les meilleurs matsutakes sont vendus à des épiceries fines et des
restaurants chers, qui sont fiers de connaître leurs clients. Un épicier
racontait qu’il connaissait bien ses clients : il savait quand allait avoir lieu
une cérémonie, comme un mariage, où on pourrait avoir besoin de
matsutakes. Quand il achetait des champignons auprès d’un grossiste
intermédiaire, lui aussi avait déjà en tête certains clients particuliers. Il les
contactait régulièrement, entretenant ainsi une relation personnelle qui ne se
réduisait pas à juste vendre un produit. Du don il y avait dans les
matsutakes, avant même qu’ils ne quittent la sphère de la marchandise.
Les personnes qui achètent des matsutakes sont presque toujours en train
de penser aux relations à nouer6. Un collègue m’a raconté qu’il avait
accompagné un groupe de personnes anxieuses à l’idée de rejoindre une
célébration supposée mettre fin à un vieux conflit dans une grande famille.
« Apporteront-ils les matsutakes ? » n’avait cessé de demander l’un de ses
amis. Si le conflit devait être résolu, il y aurait des matsutakes (et il y en a
eu). Les matsutakes sont donc aussi un présent idéal à offrir à quelqu’un
avec qui on a besoin d’entretenir des relations à long terme. Les
fournisseurs offrent des matsutakes aux entreprises qui leur donnent du
travail. Un épicier signalait que des convertis religieux avaient commencé à
chercher des matsutakes pour les présenter à leurs chefs spirituels. Les
matsutakes témoignent qu’un engagement est sérieux.
L’épicier me raconta aussi que c’était là, pour lui, un élément clé du
mode de vie « japonais ». « On peut comprendre la France sans rien savoir
des truffes, me dit-il en plaisantant, mais on ne peut pas comprendre le
Japon si on ignore tout des matsutakes. » Toujours, il insistait sur les
qualités relationnelles du champignon. Ce n’était pas seulement le parfum
ou la saveur, mais la capacité du champignon à créer des liens personnels
qui le rendait si puissant. C’est là où son travail d’entremetteur commençait
également : il devait rendre les matsutakes relationnels longtemps avant
qu’ils ne soient prêts à être mangés.
C’est encore la force relationnelle du champignon qui permet d’évoquer
son autre visage : le fantasme indécent de s’empiffrer de matsutakes, au-
delà de toute mesure raisonnable. Plusieurs personnes se plaisaient à me
décrire avec une certaine malice de tels fantasmes, tout en sachant qu’ils
étaient impossibles. Ce n’était pas seulement là une question de prix, mais
on ne pouvait que frissonner à l’idée de briser le rôle cardinal du
matsutake : établir des relations. S’imaginer commettre une telle orgie,
c’était en même temps tremper dans quelque chose de profondément
déplacé et de délicieusement scandaleux.
La valeur du matsutake n’est donc pas seulement la conséquence de son
usage et de son échange commercial : elle se crée dans l’acte de donner.
La valeur prend ce pli parce que les médiateurs tout le long de la chaîne
présentent derechef la qualité des matsutakes à leurs clients sous la forme
du don personnel. Peut-être cette personnalisation est-elle sous le coup de la
réminiscence d’autres produits aristocratiques, en d’autres circonstances.
Le gentleman exigera un costume taillé spécialement pour lui et non du
vulgaire prêt-à-porter. En outre, ce parallèle rend la conversion entre
marchandise et don encore plus parlante. À travers divers secteurs et
différentes cultures, les médiateurs sont tenus de convertir des marchandises
capitalistes dans d’autres formes de valeur. De tels intermédiaires sont
engagés dans des actes de traduction de la valeur, grâce auxquels le
capitalisme en vient à cohabiter avec d’autres manières de modeler des
personnes et des choses.
Toutefois subsiste une série de relations qui ne seront jamais incluses
dans l’économie du don au Japon : celles qui existent entre les cueilleurs et
les acheteurs dans d’autres pays. Ni les intermédiaires ni les consommateurs
ne sont concernés par les relations qui ont été tissées en amont entre les
matsutakes et les fournisseurs sur le terrain. Les matsutakes en provenance
de l’étranger sont classés selon un ensemble de préférences japonaises qui
n’ont rien à voir avec les conditions dans lesquelles les champignons
poussent, sont cueillis et vendus. Lorsqu’ils se retrouvent stockés dans les
entreprises d’importation, ils n’entretiennent plus aucun lien avec les
cueilleurs et les acheteurs, et encore moins avec les mondes écologiques.
Pour un instant, ils sont pleinement et seulement des marchandises
capitalistes. Mais comment empruntent-ils cette voie ? C’est là que réside
encore une autre histoire de traduction de valeur.
Laissez-moi ainsi vous emmener, une dernière fois, sur la scène des
achats à Open Ticket, afin d’y observer le chassé-croisé de l’aliénation et ce
que cela représente comme alternatives quand il s’agit de créer de la valeur.
J’ai expliqué qu’en dépit des histoires et des modes de vie assez contrastés
des différents participants, ce qui les tenait ensemble était l’esprit qu’ils
appelaient liberté. De multiples versions de la liberté sont échangées au
cours de l’achat, chacune venant augmenter les autres. Les cueilleurs
apportent les trophées de leur liberté politique et de leur liberté forestière
pour procéder à l’échange avec des défenseurs de la liberté du marché – et,
ainsi, gagner encore plus de liberté, de retour dans les bois. Serait-ce la
liberté, autant que les champignons et l’argent, qui constituerait la valeur de
l’échange ? Dans le circuit de la koula mélanésienne dont j’ai déjà parlé, les
participants apportent des choses courantes comme des cochons et des
patates douces pour échanger des biens de valeur tout au long de la koula :
ces commerces adjacents gagnent en valeur grâce à leur association avec les
échanges de colliers et de bracelets, perçus comme sources de prestige.
De la même manière, à Open Ticket, les champignons et l’argent sont
autant les témoignages et les trophées d’un échange de liberté que des biens
de valeur en soi. Ils augmentent leur valeur grâce aux liens tissés avec la
liberté. Ce ne sont pas de simples objets à posséder mais des attributs qui
constituent des personnes. C’est dans ce cadre que, malgré le fait qu’il n’y
ait pas de « dons » explicites à cet endroit, si j’avais à évaluer cette
économie selon le contraste don-versus-marchandise, je la placerais du côté
du don. La valeur personnelle et la valeur matérielle sont créées ensemble
dans les échanges de liberté : la liberté, comme valeur personnelle, est
obtenue grâce à l’argent et à la cueillette des champignons, tout comme la
valeur de l’argent et des champignons est établie par tous les participants
grâce à la liberté gagnée par les acheteurs et les cueilleurs. L’argent et les
champignons ont plus qu’une valeur d’usage ou une valeur d’échange
capitaliste : ils font partie intégrante de la liberté que cueilleurs, acheteurs et
agents de terrain chérissent.
Néanmoins, à la fin de la nuit, les champignons et l’argent qui est autour
d’eux sont devenus quelque chose de complètement différent. Dès le
moment où les champignons sont mis en caisses avec de la glace et se
retrouvent sur le tarmac pour être expédiés au Japon, il serait difficile de
trouver la moindre trace de cette économie particulière de la liberté qui en
faisait des trophées. Que s’est-il passé ? Il est environ 23 heures à Open
Ticket : les camions chargent les champignons conditionnés pour les
emporter dans les entrepôts de grossistes, situés en Oregon, dans l’État de
Washington, ou encore à Vancouver, en Colombie-Britannique. Là, quelque
chose d’étrange a lieu : les champignons sont à nouveau triés. C’est
d’autant plus bizarre que les acheteurs à Open Ticket sont des maîtres du tri.
Trier est une prouesse qui fait la fierté des acheteurs et qui exprime leur
profonde connexion avec les champignons. Plus anormal encore, les
nouveaux trieurs sont des travailleurs temporaires qui ne portent aucun
intérêt aux champignons, même pas un soupçon. Ce sont des travailleurs
intérimaires à temps partiel qui ne tirent aucun avantage du tri : des
personnes qui recherchent un petit revenu supplémentaire mais n’ont pas
d’emploi à plein temps. En Oregon, j’ai ainsi vu des hippies, défenseurs du
retour-à-la-terre, en train de trier sous la lumière de néons, aux premières
heures du matin. À Vancouver, c’étaient des immigrées de Hong Kong,
femmes au foyer. Tous étaient des travailleurs au sens classique du terme :
enrôlés dans un travail aliénant, coupés de toute marque d’intérêt pour le
produit. Et pourtant ils restaient des traducteurs, à la sauce nord-américaine.
C’est précisément parce qu’ils ne possédaient aucune connaissance ou ne
portaient aucun intérêt à la manière dont les champignons étaient arrivés
jusque-là qu’ils étaient capables de les purifier pour en faire un stock.
La liberté qui avait apporté ces champignons dans les entrepôts était effacée
au cours de ce nouveau processus d’évaluation. Dorénavant, les
champignons étaient seulement des biens, triés en fonction de leur maturité
et de leur taille.
Pourquoi trier à nouveau ? Les opérations de tri dans les entrepôts sont
orchestrées par les grossistes : petits hommes d’affaires qui cherchent à se
positionner stratégiquement entre des exportateurs soumis aux règles
économiques japonaises et des acheteurs attachés à une économie
américaine locale de guerre et de liberté, basée sur le don-et-le-trophée.
Leur travail se fait par l’intermédiaire des agents de terrain qui sont aux
prises avec les acheteurs. Pour que les champignons passent des agents de
terrain aux exportateurs, leur tâche consiste donc à les transformer en une
marchandise exportable et adéquate. Il leur faut connaître ce qu’ils
expédient et pouvoir le présenter aux exportateurs. Les retrier les aide à
connaître les champignons.
Un détail l’illustre. Il est illégal de cueillir, acheter et exporter de tout
petits matsutakes, connus en Oregon sous le nom de « bébés ». La raison en
est qu’ils n’intéressent pas le marché japonais, même si les pouvoirs publics
étatsuniens arguent que la conservation est censée conduire à bien la
régulation7. Peu importe, les cueilleurs en ramassent malgré tout, et les
acheteurs prétendent que ce sont les cueilleurs qui les obligent à en acheter8.
À l’entrepôt, les bébés entraînent un tri supplémentaire pour être retirés.
Comme ces champignons sont de petite taille, je doute que cela fasse
beaucoup de différence en ce qui concerne le poids. Les autorités
américaines ne contrôlent jamais la présence de bébés dans les caisses en
partance. Mais les écarter contribue à assurer une conformité optimale des
champignons aux critères marchands. N’étant plus enchevêtrés dans les
échanges de liberté entre cueilleurs et acheteurs, les champignons
deviennent des marchandises d’une taille et d’une qualité particulières9.
Ils sont prêts à être consommés ou échangés comme marchandises
standardisées.
Le matsutake est donc une marchandise capitaliste qui commence et
termine sa vie sous la forme d’un don. Il ne devient une marchandise
totalement aliénée que pendant quelques heures : juste le temps de patienter
sur le tarmac en s’improvisant sous l’aspect d’un stock bien empaqueté et
de voyager dans la soute d’un avion. Pourtant, il reste que ces quelques
heures sont primordiales. Les relations entre exportateurs et importateurs
qui dominent et structurent la chaîne d’approvisionnement sont établies à la
faveur de ces heures fatidiques. En tant que stock, les matsutakes rendent
possibles les opérations de calcul qui redistribueront les profits entre
exportateurs et importateurs, en optimisant l’organisation de la chaîne
d’approvisionnement à leur plus grand avantage. C’est de l’accumulation
par captation : la création de valeur capitaliste à partir de régimes de valeur
non capitalistes.

1. Bronislaw MALINOWSKI, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, Paris, 1989.


2. Ma capacité à penser des objets, aliénés ou autres, renvoie à Marilyn STRATHERN, The Gender of the Gift, University of
California Press, Berkeley, 1990 ; Amiria HENARE, Martin HOLBRAAD et Sari WASTELL (dir.), Thinking through Things,
Routledge, Londres, 2006 ; et David GRAEBER, Toward an Anthropological Theory of Value, Palgrave Macmillan, Londres,
2001.
3. Les marchandises capitalistes, à la différence des objets qui circulent dans la koula, ne peuvent pas porter le poids d’histoires
enchevêtrées et d’obligations. Ce n’est pas seulement l’échange qui définit les marchandises capitalistes : l’aliénation est requise.
4. Marilyn Strathern paraphrase Christopher Gregory : « Si dans une économie marchande les choses et les personnes prennent la
forme sociale de choses, alors dans une économie du don elles prennent la forme sociale de personnes. » Marilyn STRATHERN,
The Gender of the Gift, op. cit., p. 134, citant Christopher GREGORY, Gifts and Commodities, Academic Press, Waltham, MA,
1982, p. 41.
5. Beaucoup de matsutakes cueillis dans le Nord Pacifique des Etats-Unis sont labellisés comme canadiens parce que les
exportateurs les expédient depuis la Colombie-Britannique. Les exportateurs créent un code-barres basé sur la localisation de
l’aéroport d’exportation. La loi japonaise interdit la labellisation régionale des produits alimentaires étrangers, un privilège réservé
aux produits japonais. Seules les appellations nationales d’origine sont autorisées.
6. Les matsutakes ne sont pas les seuls produits alimentaires de luxe à être utilisés de cette manière. Certains melons et saumons
font partie des biens qui entrent dans cette économie du don et qui, comme les matsutakes, marquent une nouvelle saison. De tels
dons sont généralement considérés comme propres au mode de vie « japonais » : leur statut de don dicte leur classement et leur
prix.
7. Si tous les champignons sont cueillis avant la maturation de leurs spores, il n’y a aucune raison, en termes de possibilité de
reproduction, de faire un tri à part pour les bébés.
8. De manière conventionnelle, les bébés appartiennent à la catégorie « numéro 3 » (sur 5), même si les cueilleurs de champignons
interviennent parfois pour qu’un certain nombre soient classés dans la catégorie « numéro 1 », plus chère.
9. Les acheteurs dans le centre des Cascades répartissent les matsutakes en fonction de leur maturité entre cinq catégories. Les
grossistes retrient en fonction de la taille : les champignons exportés sont empaquetés en fonction de la taille et de la maturité.

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