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Ecole d’Economie de la Sorbonne

Licence 3 de Sciences Economiques

TD d’histoire de la pensée économique

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Cours de Nathalie Sigot et Goulven Rubin

DOSSIER 1

Economie et morale - le cas de l’usure

Remarque : ce dossier ne comporte pas de guide de lecture. Il s’agit du


premier dossier, que vous étudierez avec l’aide de votre chargé.e de TD. La
lecture des textes avant le TD est indispensable.
DOSSIER 1 – Economie et morale

TEXTE 1 : ARISTOTE

Les politiques, trad. P. Pellegrin, Paris : GF-Flammarion


(extraits pp. 115-122).
une quand la communauté s'agrandit. Car
CHAPITRE 9 les membres de la famille mettaient toutes
les choses en commun, alors que ceux qui
La chrématistique s'étaient séparés en familles distinctes en
avaient certes beaucoup en commun, mais
« Mais il y a un autre genre d'acquisition aussi d'autres manières qui,
que l'on appelle proprement, et il est juste nécessairement, selon les besoins firent
de l'appeler ainsi, la chrématistique du fait l'objet d'échanges, comme cela se pratique
de laquelle il semble n'y avoir nulle borne à aussi dans beaucoup des peuplades
la richesse et à la propriété. Beaucoup a barbares, selon la formule du troc. Car
pensent qu'elle ne fait qu'un avec l'art dont alors on échange des choses utiles les
on vient de parler du fait de leur proximité. unes contre les autres et rien de plus, par
Mais elle n'est ni identique à l'art en exemple on donne et on reçoit du vin contre
question ni beaucoup éloignée de lui : de du blé, et ainsi pour chaque chose de cette
ces deux arts l'un est naturel, l'autre n'est sorte. Et cet échange-là n'est ni contraire à
pas naturel mais provient plutôt d'une la nature ni une espèce de chrématistique ;
certaine expérience technique. il existait, en effet, pour compléter l'autarcie
naturelle. C'est pourtant de lui qu'est
Commençons l'étude de la chrématistique logiquement venue la chrématistique.
par ceci : de chaque objet possédé il y a un
double usage ; dans les deux cas il s'agit Car quand on eut plus recours à l'étranger
d'un usage de la chose en tant que telle, pour importer ce dont on manquait et
mais pas en tant que telle de la même exporter ce qu'on avait en surplus,
manière : l'un est propre et l'autre n'est pas nécessairement s'introduisit l'usage de la
propre à l'objet. Ainsi une chaussure sert à monnaie. Il n'est pas aisé, en effet, de
chausser et à être échangée ; ce sont bien transporter toutes les denrées
deux usages d'une chaussure, car celui qui naturellement indispensables; c'est
troque une chaussure avec celui qui en a pourquoi pour les troquer on convint de
besoin contre de l'argent ou de la nourriture quelque chose que l'on pût aussi bien
se sert aussi de la chaussure en tant que donner que recevoir, et qui, tout en étant
chaussure, mais pas selon son usage elle-même au nombre des choses utiles, ait
propre. En effet, elle n'a pas été fabriquée la faculté de changer facilement de mains
en vue du troc. pour les besoins de la vie, par exemple le
fer, l'argent et toute autre matière
Et il en est de même pour les autres choses semblable, dont la valeur fut d'abord
que nous possédons. Car il y a échange de simplement définie par les dimensions et le
tout : il a son origine première dans ce fait poids, puis finalement par l'apposition d'une
conforme à la nature que les hommes ont empreinte, pour éviter d'avoir sans cesse à
parfois plus, parfois moins des choses qu'il les mesurer ; l'empreinte, en effet, fut
faut. En ce sens il est clair que le petit apposée comme signe de la quantité du
commerce n'appartient pas par nature à la métal. Une fois donc la monnaie inventée à
chrématistique, car c'est seulement dans la cause des nécessités du troc, naquit une
mesure où il le faut qu'on en vint autre forme de chrématistique, la forme
nécessairement à pratiquer le troc. commerciale qui se manifesta sans doute
d'abord de manière simple, puis,
Certes, dans la première communauté, l'expérience aidant, avec plus d'art en
c'est-à-dire la famille, il est manifeste que le cherchant d'où et comment viendrait, par
troc n'a aucune fonction, mais il en acquiert l'échange, le plus grand profit possible.

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DOSSIER 1 – Economie et morale

C'est pourquoi les gens pensent que la côté, il semble que toute richesse ait une
chrématistique a principalement rapport limite, alors que, d'un autre côté, nous
avec la monnaie, et que sa fonction est voyons le contraire se produire dans les
d'avoir les moyens de faire connaître d'où faits, car tous ceux qui pratiquent la
l'on peut tirer une grande quantité de chrématistique augmentent sans limite
valeurs : elle semble, en effet, produire de leurs avoirs en argent.
la richesse et des valeurs. Car on pense
souvent que la richesse c'est une masse de La cause de cette confusion c'est la
numéraire, parce que c'est au numéraire proximité de ces deux arts, car les emplois
qu'on rapporte la chrématistique sous sa des deux formes de l'art d'acquérir ont un
forme commerciale. point commun, étant emploi de la même
chose : la propriété est également utilisée
Parfois à l'inverse, on considère la monnaie par ces deux arts, mais pas de la même
comme bagatelle et pure convention en manière, l'une s'en servant en vue d'autre
rien naturelle, du fait que si ceux qui s'en chose, l'autre en vue de son pur et simple
servent changent leurs accords, elle n'a accroissement. Voilà pourquoi certains ont
plus ni valeur ni utilité pour se procurer l'impression que la pure et simple
aucun des biens indispensables, et tel qui augmentation du patrimoine est l'objet de
sera riche de numéraire manquera souvent l'administration familiale, et ils s'acharnent
de la nourriture indispensable. Et c'est une à penser qu'il faut préserver ou augmenter
étrange richesse que celle dont le sans limite son patrimoine en numéraire.
propriétaire meurt de faim, comme mourut
le fameux Midas, homme insatiable, dont la La raison de cette attitudes c'est qu'on fait
fable nous dit que, selon sa prière, tout ce effort pour vivre et non pour mener une vie
qu'on lui présentait était changé en or. heureuse, et comme le désir de vivre n'a
pas de limite, les moyens eux aussi on les
C'est pourquoi on cherche, et c'est à juste désire sans limite. Et même ceux qui
titre qu'on le cherche, une conception s'efforcent de mener une vie heureuse
différente de la richesse et de la recherchent ce qui procure les jouissances
chrématistique. Car la chrématistique physiques, de sorte que, comme celles-ci
diffère de la richesse naturelle : celle-ci semblent dépendre de ce qu'on possède,
concerne l'administration familiale, celle-là toute leur vie ils la passent occupés par
le commerce qui n'est pas créateur de l'acquisition de richesses, et c'est ainsi
valeurs absolument, mais par échange de qu'on en est arrivé à cette autre forme de
valeurs. Et elle semble concerner la l'art d'acquérir : la chrématistique.
monnaie, car la monnaie est principe et fin
de l'échange. Et cette richesse, qui provient Car la jouissance résidant dans un excès,
de la chrématistique ainsi comprise, les gens cherchent ce qui produit cet excès
est sans limite. De même en médecine il n'y qui donne la jouissance. Et s'ils ne peuvent
a pas de limite dans la recherche de la pas y parvenir par la chrématistique, ils s'y
santé, et chacun des arts poursuit sans efforcent par d'autres moyens, faisant de
limite son but, car c'est avant tout lui qu'ils chacune de leurs facultés un usage
veulent atteindre, par contre pour ce qui est contraire à la nature. Le but du courage, en
des moyens mis en œuvre pour atteindre la effet, n'est pas de faire de l'argent mais de
fin, ils ne sont pas sans limite, car la fin leur rendre hardi, de même pour la stratégie et
est à tous une limite. Il en est de même pour la médecine, dont le but n'est pas de faire
la chrématistique ainsi comprise : elle n'a de l'argent mais de donner la victoire et la
pas de but qui puisse la limiter, car son but santé. Pourtant ces gens-là rendent tout
c'est la richesse et la possession de cela objets de spéculation, dans l'idée que
valeurs. c'est cela le but et qu'il faut tout diriger vers
ce but.
L'administration familiale, par contre, à
l'inverse de la chrématistique, a une limite, Nous avons donc parlé de l'art d'acquérir
car ce genre de richesse n'est pas l'objet de non nécessaire, la chrématistique, en
l'administration familiale. C'est que, d'un
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DOSSIER 1 – Economie et morale

disant ce qu'elle est et pour quelle cause indispensables. Puisque, d'un certain point
nous en avons besoin ; quant à la forme de vue, il appartient au chef de famille et au
nécessaire de l'art d'acquérir nous avons gouvernant de veiller aussi sur la santé, et
montré qu'elle est différente de la première, que, d'un autre point de vue, c'est l'affaire
qu'elle concerne l'administration familiale du médecin, il en est de même pour les
naturelle relativement au ravitaillement en biens : d'un certain point de vue c'est au
nourriture, et qu'elle n'est pas, comme chef de famille de s'en occuper, et d'un
l'autre, sans limite, mais qu'elle a une autre point de vue ce n'est pas son affaire
borne. mais celle d'un art subordonné.

Mais, comme on l'a dit plus haut, il faut


CHAPITRE 10 considérer que ces biens sont
essentiellement fournis par la nature : car
Acquisition naturelle et usure c'est la fonction de la nature de fournir de la
nourriture à l'être une fois qu'il est né : pour
Ainsi s'éclaire la difficulté rencontrée au tout vivant, en effet, ce qui reste de la
début : l'art d'acquérir des biens dépend-il matière d'où il a été formé sert de
du chef de famille et de l'homme politique, nourriture. C'est pourquoi est conforme à la
ou au contraire faut-il que ces biens soient nature pour tous les hommes l'art
déjà à leur disposition ? De même, en effet, d'acquérir aux dépens des fruits de la terre
que l'art politique ne fabrique pas et des animaux.
d'hommes, mais les reçoit de la nature pour
s'en servir, de même pour la nourriture Cet art d'acquérir, comme nous l'avons dit,
aussi il faut bien que la nature la donne en a deux formes, une forme commerciale et
donnant terre, mer ou une autre chose de une forme familiale celle-ci est
cette sorte. A partir de là il est du devoir du indispensable et louable, celle qui concerne
chef de famille de répartir ces biens. Car l'échange, par contre, est blâmée à juste
l'affaire du tisserand n'est pas de produire titre car elle n'est pas naturelle mais se fait
les différentes sortes de laine, mais de s'en aux dépens des autres ; et il est tout à fait
servir, et de reconnaître laquelle est de normal de haïr le métier d'usurier du fait
bonne qualité et appropriée à son dessein, que son patrimoine lui vient de l'argent lui-
laquelle est défectueuse et inappropriée. même, et que celui-ci n'a pas été inventé
pour cela. Car il a été fait pour l'échange,
Car s'il n'en était pas ainsi on pourrait se alors que l'intérêt ne fait que le multiplier. Et
demander pourquoi l'art d'acquérir serait c'est de là qu'il a pris son nom : les petits,
une partie de l'administration familiale, en effet, sont semblables à leurs parents, et
alors que la médecine n'en serait pas une l'intérêt est de l'argent né d'argent. Si bien
partie, alors même que les membres de la que cette façon d'acquérir est la plus
famille doivent posséder la santé au même contraire à la nature. »
titre que la vie ou toute autre des choses

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DOSSIER 1 – Economie et morale

TEXTE 2 : François QUESNAY

« OBSERVATIONS SUR L’INTÉRÊT DE L’ARGENT », Journal de


l’agriculture, du commerce et des finances, Janv. 1766.
Le fur1 ou l’intérêt exigé pour le prêt de sans faire tort à autrui, le revenu qu’il s’est
l’argent, est fondé de droit sur le rapport de engagé de payer au prêteur.
conformité qu’il a avec le revenu des biens-
fonds et avec le gain que procure le Mais cette raison décisive prouve aussi que
commerce de revendeur. Avec de l’argent, ce revenu a manifestement ses bornes
on acquiert la propriété et le revenu d’un dans l’ordre de la nature et dans l’ordre de
bien-fonds ; la propriété d’un bien tient lieu la justice, qui limitent le droit qu’a le prêteur
du capital de l’argent payé pour l’acquisition au revenu qu’il peut exiger de l’emprunteur.
de ce bien qui, en outre, rapporte Il serait donc injuste d’exiger un revenu qui
annuellement un revenu. Ainsi par cet excéderait ces bornes, et les lois du
exemple de l’argent on acquiert un revenu souverain doivent avoir pour objet de
annuel avec la conservation du capital. réprimer une injustice si manifeste.
Donc avec de l’argent on peut, dans l’ordre
de la justice la plus exacte, acquérir un Le taux de l’intérêt de l’argent est donc,
revenu annuel avec la conservation du comme le revenu des terres, assujetti à une
capital de l’argent qui procure le revenu. loi naturelle qui limite l’une et l’autre.
Nous disons dans l’ordre de la justice la
plus exacte, puisque c’est le bien acquis Le revenu des terres que l’on peut acquérir
avec de l’argent qui produit ce revenu sans avec de l’argent n’est qu’une portion du
rien retrancher de ce qui appartient à autrui. produit net qui peut être vendue à
l’acquéreur avec la propriété du fonds. Or
Quand quelqu’un prête de l’argent, il aliène c’est cette portion de produit net connue du
donc une richesse qui de droit peut lui vendeur et de l’acheteur qui décide du prix
rapporter un revenu avec la conservation de l’acquisition.
du capital qu’il aliène.
La quantité de revenu que l’on peut
On pourrait objecter que prêter de l’argent acquérir par l’achat d’une terre n’est donc
n’est pas acheter un bien qui produise un ni arbitraire ni inconnue ; c’est une mesure
revenu, sans rien retrancher de ce qui manifeste et limitée par la nature, qui fait la
appartient à autrui, sous le prétexte que cet loi au vendeur et à l’acheteur ; et nous
argent employé à un bien-fonds lui allons prouver que dans l’ordre de la
rapporterait ce revenu sans rien retrancher justice, c’est cette même loi qui doit régler
de ce qui appartient à autrui ; et qu’il est le taux de l’intérêt ou du revenu de l’argent
trop connu que l’argent que l’on emprunte placé en constitution de rentes perpétuelles
ne rapporte pas à l’emprunteur le revenu dans un royaume agricole.
que le prêteur exige.
Il y a, dit-on, des risques à placer l’argent à
Mais cette objection n’aurait aucune constitution de rentes perpétuelles, qui
autorité contre le prêteur ; elle lui est même doivent inspirer des considérations en
totalement étrangère : car en aliénant son faveur de cet emploi de l’argent. S’il y a des
argent, il se prive de l’usage d’une richesse risques, il y a aussi pour le rentier
qui peut lui rapporter un revenu avec la l’avantage de n’être point chargé du soin de
conservation du capital sans faire tort à l’entretien de son revenu, et de se procurer
autrui. C’est à l’emprunteur, qui devient un état oisif. Il y a des incertitudes partout :
possesseur de cette richesse, à en faire un si le genre du revenu dont il s’agit était à
emploi par lequel elle puisse lui rapporter, l’abri des incertitudes, la masse des faux
revenus surpasserait de beaucoup celle

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Synonyme ancien de « taux ».

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DOSSIER 1 – Economie et morale

des revenus réels d’un royaume. Ces faux dédommagera, puisqu’il le peut, par
revenus eux-mêmes n’auraient donc pas l’emploi de cet argent même, de la rente
de base ; ils dévasteraient le territoire. Il est qu’il se charge de payer annuellement et à
donc très essentiel qu’il y ait un contrepoids perpétuité, s’il n’éteint pas cette rente par le
qui en modère les progrès, autrement les remboursement volontaire du capital.
terres tomberaient à vil prix et dans le
dépérissement : l’argent ne serait employé Mais le prêteur ne peut présumer avec
qu’en acquisition de rentes ; mais bientôt raison, pour décider lui-même
l’argent manquerait aussi, parce qu’un arbitrairement du taux de l’intérêt de son
royaume qui n’a pas de mines ne peut argent, que l’emprunteur pourra loyalement
acquérir de l’argent que par les productions se dédommager par un plus grand revenu
du territoire ; les propriétaires, les revenus que celui que les terres produisent,
des biens, les rentiers, les rentes, les puisqu’il n’y a que les terres qui produisent
capitaux tomberaient dans le même réellement un revenu, et qu’il n’y a que ce
précipice. revenu qui puisse servir de prétexte au prêt
de l’argent, en constitution de rentes
Rien ne peut réellement produire de revenu perpétuelles. Car il ne saurait y avoir de loi
que la terre et les eaux. On peut dire positive, constante, qui puisse fixer
simplement la terre car sans terre les eaux équitablement le taux de l’intérêt de
ne produiraient rien. Ainsi le prétexte du l’argent, qui n’admet d’autre loi que la loi
prêt de l’argent à intérêt ne peut donc être naturelle ; c’est-à-dire l’état réel des
fondé dans l’ordre naturel et dans l’ordre de revenus produits par la nature, et qui
la justice que sur le rapport de conformité peuvent être acquis avec de l’argent : la loi
de cet intérêt avec le revenu que l’on peut du prince peut seulement assigner des
acquérir avec de l’argent par l’achat des limites que le prêteur, qui pourrait abuser
terres : car il est impossible de concevoir du besoin de l’emprunteur, ne peut passer,
d’autre revenu réel qu’on puisse acquérir en laissant d’ailleurs les contractants libres
avec de l’argent sans le prendre de traiter à un moindre intérêt ; mais elle
injustement sur ce qui appartient à autrui. n’en est pas moins préjudiciable au
débiteur dans les cas litigieux où le juge a
Je n’ignore pas que les fausses idées de à décider lui-même sur le taux de l’intérêt
richesses que l’on croit que le commerce de l’argent, qui alors n’est jamais plus bas
produit, fourniront une multitude pour le créancier que celui qui est marqué
d’objections captieuses qui viendront par la loi, quoiqu’en différents temps ce
échouer contre ce principe inébranlable ; taux soit exorbitant.
nous ne les préviendrons pas, pour éviter
ici une discussion prématurée et superflue Cependant il est nécessaire que le juge ait
; nous parlerons seulement dans la suite en tout temps un renseignement certain
des emprunts passagers usités dans le pour asseoir ses décisions ; mais il serait
commerce, qui sont d’un autre ordre que bien plus équitable de suivre une règle
les emprunts contractés à constitution de authentique qui serait renouvelée au moins
rentes perpétuelles. tous les dix ans, et qui ne serait que
déclaratoire du rapport actuel et le plus
On sait assez que l’argent considéré en lui- commun du prix des terres avec leur
même est une richesse stérile, qui ne revenu. Telle serait à chaque
produit rien, et que dans les achats il n’est renouvellement, par exemple, l’estimation
reçu que pour un prix égal à celui de la unanime des notaires du district de
chose que l’on achète. Ainsi l’argent ne chacune des villes principales de chaque
peut procurer de revenu que par l’achat province, qu’ils seraient engagés de
d’un bien qui en produit, ou en l’aliénant à remettre aux greffes des juridictions de leur
un emprunteur qui peut en faire le même ville pour y être confirmée ; et d’où il serait
emploi, parce que effectivement l’argent envoyé des extraits aux greffes des cours
peut servir à cet emploi, et que celui qui le souveraines de la province.
prête à constitution de rente peut présumer
avec raison que l’emprunteur le

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DOSSIER 1 – Economie et morale

Ce renseignement aurait, dans le cas le commerce des revendeurs est toujours


litigieux sur le taux de l’intérêt de l’argent, dans une nation en raison des achats
le même effet pour asseoir les décisions de qu’elle peut faire. Ce commerce n’a pas
la justice que celui des mercuriales qui besoin d’être provoqué. Les marchands
chaque marché consignent au greffe de la surabondent toujours dans les royaumes
juridiction du lieu le prix des grains, pour opulents ; mais ce ne sont pas les
décider sur les redevances en grains dans marchands qui enrichissent un royaume, ce
les cas litigieux, le taux du revenu qui doit sont les richesses d’un royaume qui y
être payé par les débiteurs aux créanciers. multiplient les marchands et qui y font
Le rapport naturel de conformité du taux de fleurir ce qu’on appelle le commerce, c’est-
l’intérêt de l’argent avec le prix et le revenu à-dire le commerce des revendeurs,
des terres, exige la même règle pour commerce qui n’a besoin d’autre protection
décider équitablement entre le créancier et que l’attrait des richesses de la nation ;
le débiteur dans les cas litigieux. mais le commerce des marchands, le
commerce de la nation, l’industrie, le luxe,
Les prêteurs d’argent à intérêt, qui se les revenus du royaume, les frais du
couvrent du manteau de commerce pour le commerce, tout ce qui a quelque
taux arbitraire de l’intérêt de l’argent, ne communication avec le commerce, a été
manqueront pas d’objecter que ce serait confondu ou enveloppé sous la
détruire le commerce si on assujettissait le dénomination générique et équivoque de
taux de l’intérêt de l’argent à ce principe commerce et dans cette confusion on a
rigoureux du rapport de conformité du taux toujours regardé sans distinction toute
de l’intérêt de l’argent avec le revenu des espèce d’emprunt d’argent à intérêt comme
terres ; car chez eux l’expression vague de la cheville ouvrière du commerce, et cette
commerce brouille tout : on y confond des opinion triviale a toujours favorisé la
emprunts qui ne sont point de la sphère du cupidité des prêteurs d’argent à intérêt.
commerce, et on légitime même des prêts
à intérêt, très illicites, qui se font dans le Pour se tirer de ce chaos en attendant que
commerce et qui sont également la lumière dissipe les ténèbres, il suffit de
préjudiciables au commerce et à la société. remarquer : 1° que les emprunts à
On conclut enfin que le prix de l’argent constitution de rentes perpétuelles n’ont
prêté à intérêt doit être aussi libre et aussi presque jamais lieu dans le commerce,
variable que le prix des denrées aux parce que les fonds des commerçants
marchés, à condition néanmoins que le revenant promptement dans leurs mains,
taux de l’intérêt qui aura été stipulé ne par le débit de leurs marchandises, les
changera point. Ainsi on veut que l’effet remettent promptement en état d’acquitter
d’une cause continuellement variable, reste les emprunts passagers qu’ils ont besoin
invariable, tandis que le revenu des biens- de faire pour des payements ou pour des
fonds est exposé à des changements achats dans des temps où le courant de
considérables, relativement au prix de leur commerce ne peut y pourvoir ; 2° qu’il
l’acquisition. Ces contrariétés, suggérées y a proprement entre les marchands une
par la cupidité des prêteurs d’argent à sorte de commerce d’argent à intérêt qui se
intérêt, et contraires à l’ordre de la justice, trafique sur la place comme dans un
ont pour prétexte les prétendus avantages marché, et qui n’a lieu qu’entre eux ; 3° que
du commerce, dont on n’a que des notions les emprunts les plus ordinaires des
erronées et confuses. commerçants sont les emprunts des
marchandises mêmes dont le payement est
On invoque sans cesse la protection du remis au terme prévu par le débit de ces
gouvernement pour le commerce, et c’est marchandises ; en sorte que les marchands
toujours pour le commerce de revendeur ne sont, pour ainsi dire, que
que l’on parle et jamais pour le commerce commissionnaires les uns des autres ; et
de la vente des productions en première les marchandises elles-mêmes forment en
main, qui forme les revenus du royaume. plus grande partie les fonds d’emprunt de
Cependant la nation ne peut acheter qu’à leur commerce ; 4° qu’ils ont une juridiction
raison de ses ventes ou de ses revenus ; et consulaire pour les affaires contentieuses

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DOSSIER 1 – Economie et morale

qui sont, privativement à toute autre, du sourde et générale qui devient d’autant plus
ressort du commerce ; en sorte que la funeste qu’on est peu attentif à en arrêter le
jurisprudence propre du commerce n’influe progrès.
point sur les affaires contentieuses des
autres classes des citoyens, et que la Cette surcharge du taux de l’intérêt de
jurisprudence contentieuse de ceux-ci l’argent au-delà du rapport de la conformité
n’influe point non plus sur les affaires de où il doit être au plus haut, comme le prix
pur commerce exercé entre marchands. des terres est avec le revenu qu’elles
produisent, cette surcharge, dis-je, est
Ainsi les prêteurs d’argent à intérêt, qui ne nécessairement imposée sur ce qui
sont pas marchands par état et qui prêtent appartient aux citoyens et à l’État : parce
à constitution de rentes perpétuelles, n’ont qu’elle excède dans la réalité le revenu que
aucun droit d’invoquer le commerce pour l’on peut acquérir avec de l’argent par
jeter de la confusion dans l’ordre naturel du l’achat des terres qui, seules, peuvent
taux de l’intérêt de l’argent prêté à produire des revenus ; ainsi il n’y a plus de
constitution de rentes perpétuelles et pour proportion entre cet emploi de l’argent et
soutenir, sous le prétexte des avantages du celui du prêt à intérêt démesuré ; car cet
commerce, que le taux de l’intérêt de intérêt qui excède l’ordre naturel des
l’argent prêté à constitution de rentes revenus relativement au prix de leur
perpétuelles, doit hausser ou baisser à acquisition, est une déprédation qui
raison de la concurrence du nombre plus retombe injustement sur toute la nation et
ou moins grand de prêteurs ou sur l’État ; mais elle est bien plus
d’emprunteurs, d’où résulterait la ruine de redoutable encore lorsque l’État est lui-
la nation ; car dans les temps malheureux même le principal débiteur des rentiers, qui
le nombre des emprunteurs surpasserait de ont abusé des besoins pressants de
beaucoup celui des prêteurs : l’intérêt de l’emprunt dans des temps malheureux ou
l’argent monterait à un taux extrême ; les qui du moins ont ignoré que l’appât d’un
rentes enfin absorberaient les revenus des intérêt trop fort rend cet intérêt dangereux
biens-fonds ; la culture des terres dépérirait pour eux-mêmes, par la raison qu’il est
de plus en plus ; les besoins d’emprunter funeste à l’État et à la nation. Car l’État
deviendraient encore plus pressants ; à n’est alors que la nation elle-même
mesure que les revenus diminueraient, le surchargée d’un fardeau qui excède les
taux de l’intérêt de l’argent augmenterait forces et qui menace aussi d’accabler ceux
sans bornes ; les hypothèques qui le rendent plus pesant qu’il ne doit être
expulseraient les propriétaires de leur naturellement.
patrimoine, les terres dégradées et
tombées en friches seraient l’unique Les différents moyens que l’on pourrait
ressource des rentiers qui, eux-mêmes, tenter pour parvenir indirectement à
seraient ruinés par la défection de ceux l’alléger, pourraient n’avoir pas dans un état
qu’ils auraient ruinés. d’épuisement le succès que l’on en
espérerait. Il y a alors tant de circonstances
D’ailleurs, lorsque l’intérêt monte plus haut qui s’y opposent dans un royaume agricole
que son taux naturel, la surcharge s’étend et tant de besoins qui en dérangent les
sur tous les citoyens ; les commerçants, qui effets, qu’il est beaucoup plus sûr de
ne calculent que par l’argent et par les revenir à la règle prescrite par la loi
intérêts qu’il rapporte, augmentent les frais naturelle et par la voix de l’équité pour
de leur commerce à raison du prix du taux rétablir l’ordre ; car un faux revenu qui
excessif de l’intérêt courant de l’argent, qui excède l’ordre du revenu réel est une
fait baisser le prix des ventes des excroissance parasite dans une nation et
productions en première main et qui un dérèglement désastreux dans
augmente celui des reventes faites par les l’économie générale d’un royaume
marchands ; ce qui établit une contribution agricole.

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DOSSIER 1 – Economie et morale

TEXTE 3 : Adam SMITH,

Richesse des Nations, (trad. de l'anglais par J.G. Courcelle-


Seneuil), Paris : Guillaumin, 1888.

(Extrait du chapitre IV, Livre II)

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DOSSIER 1 – Economie et morale

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Texte 4 : Jeremy BENTHAM

Défense de l'usure, ou Lettres sur les inconvénients des lois


qui fixent le taux de l'intérêt de l'argent (trad. de l'anglais sur la
4e éd. par Saint-Amand Bazard), Paris : Malher, 1828

[...]

[...]

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