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Symbole, diabole et parabole

dans l'ordre traditionnel


et initiatique
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Ôoiïque est son fangage sp6ciYïque, cefuf qui fui permet détre p[us
qu'une association philanthropique et philosophique, autre chose qu'une
religion dont le caractère révélé repose sur l'expression exotérique de la
doctrine, alors que le symbole, par définition ésotérique, suppose la
recherche personnelle.

Mais affirmer cela, c'est déjà prendre parti sur la nature de la franc-
maçonnerie. Dès lors, autant aller jusqu'au bout de cette tentation ini-
tiale, ce qui permettra de situer dans un contexte défini la réflexion sur
le symbole.

La franc-maçonnerie est un Ordre, traditionnel et initiatique.

Ordre - Tradition Initiation


La franc-maçonnerie est un Ordre car ses membres se reconnaissent à
leur pratique d'une règle fondée sur des rites.
Bien entendu, nous ne confondrons as cette rè'je constituée at
l'ensemble des éléments du rite, avec les règlements de l'obédience qui
même s'ils renvoient à la règle dans certaines de leurs dispositions
ont pour objet d'organiser le fonctionnement administratif de l'Ordre
dans sa dimension exotérique d'association fédérale.

La franc-maçonnerie est traditionnelle car les rites qui fondent sa


règle et qui en font un Ordre, sont transmis de manière ininterrompue et

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La légende de l'invention du chapiteau corinthien par Calliinaque
Illustration de la traduction de Vitruve par Claude Perrault, 1773.
Réimpression Balland, 1965.
selon une forme inaltérée. De ce fait, certains d'entre nous peuvent pen-
ser qu'elle se rattache ainsi à une tradition universelle et immémoriale
qui, sous des formes diverses toujours adaptées au temps et au lieu de
son expression, prétend transmettre un mode d'accès non cérébral à la
connaissance spirituelle qu'on pourrait définir elle-même comme l'éveil
de l'esprit par l'intelligence du coeur.
Bien entendu, nous ne confondrons pas cette tradition avec les traditions
qui relèvent de la coutume ou du simple conservatisme, même s'il
advient, inévitablement, que les traditions, coutumes et folklores,
contiennent des éléments traditionnels au sens qui vient d'être rappelé.

3) Enfin, la franc-maçonnerie est initiatique parce que la transmission


des rites qui fondent sa règle et en fait un Ordre traditionnel, ne s'opère
pas par un enseignement théorique collectif malgré, parfois, les appa-
rences mais par initiation individuelle directe. L'initiation n'est
d'ailleurs pas la transmission d'un pouvoir ni le début d'un enseigne-
ment, mais la communication rituelle du moyen d'accéder à sa propre
conscience afin de découvrir par soi-même le savoir que les hommes
peuvent partager mais non communiquer. Est donc initiatique ce qui est
inexprimable en langage profane et qui constitue par là même le vrai
secret.

Telle est donc, pour moi, la franc-maçonnerie, Ordre traditionnel et


initiatique.

Ayant abordé le sujet par cette perspective définissante, il m'est difficile


d'échapper à la tentation sinon à la nécessité d'aborder la question
de la régularité.

En effet, dès lors que les Ordres se fondent sur une règle et sa transmis-
sion appelée tradition, le risque apparaît de voir se transformer la règle
où s'interrompre la tradition. Le tout est de savoir à partir de quel
moment ou de quel élément absent ou modifié, l'altération de la règle
rend caduque la transmission, et par conséquent, rompt la tradition. La
régularité n'étant pas le sujet de cette planche, je me garderais d'aborder
le fond du débat, me bornant à fournir quelques éléments de réflexion.
J'en retiendrai deux.

Tout d'abord, il est excessif d'ailleurs erroné de confondre la règle


et son application, voire l'esprit de son application. La force de la règle

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est telle qu'elle dépasse les faiblesses de ses utilisateurs. La régularité
concerne la règle, non les officiants. Ainsi l'Eglise catholique romaine
admet pour valides les sacrements conférés par un prêtre en état de
péché mortel, ou l'ordination conférée par un évêque indigne. Elle
admet même les croyants savent cela qu'un sacrement aussi fonda-
mental que le baptême, peut être administré, en cas de force majeure et
d'impossibilité de recourir à un prêtre, par des laïcs. Alors concevons
qu'en franc-maçonnerie, les engagements profanes ou les comporte-
ments internes des francs-maçons, aussi éloignés qu'ils puissent être de
l'esprit de la règle, même s'ils reflètent les tendances de toute une obé-
dience, n'entachent en rien la régularité dès lors que les éléments fonda-
mentaux et constitutifs de la règle sont respectés.

Cela nous amène au deuxième aspect de la réflexion sur la régularité


quels sont ces éléments fondamentaux ? Je m'adresserai ici plus particu-
lièrement aux compagnons et apprentis pour dire que si l'histoire n'est
pas la tradition, elle peut cependant l'éclairer. Aussi n'est-il pas inutile
de connaître quelques rudiments de l'histoire de la franc-maçonnerie
pour être éclairé sur des débats tels que celui-ci. Car il ne s'agit pas d'un
débat de pouvoir qui ne concernerait que les obédiences ou quelques
dignitaires. Il s'agit d'un débat qui s'insinue, un jour ou l'autre, dans
l'esprit et le coeur de chaque maçon confronté aux aléas de la vie de sa
loge, au trouble provoqué par quelques motions ou déclarations extério-
risées ; inévitablement on s'interroge sur le sens de la démarche entre-
prise, sur l'évolution de son atelier, de son obédience ; si l'on n'a pas le
réflexe profane de laisser tomber ou de briser les liens, on essaye d'aller
au fondamental et là, même si l'on ne se réfère pas au mot lui-même, on
ne pose des questions en terme de régularité. Je renvoie donc aux ori-
gines officielles de la franc-maçonnerie, et par conséquent aux Constitu-
tions d'Anderson pour cette réflexion.

Personnellement j'aurais tendance à considérer que la règle forme un


tout et non l'addition d'une série d'éléments constitutifs. L'irrégularité
procèderait davantage de la remise en cause flagrante de la totalité,
plutôt que de celle d'un élément de la série. Ainsi il ne pourrait pas y
avoir de régularité maçonnique dans une conception de l'Ordre qui
considérerait l'homme comme achevé et libéré de tout principe supé-
rieur. Mais le fait, par exemple, de se refuser à nommer et invoquer ce
principe ne prouve pas qu'on adhère à cette conception si de l'ensemble

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de ce qui est conservé du restant de la règle il ressort implicitement
qu'il n'est pas exclu. I

Laissons en suspens, comme il y est d'ailleurs depuis longtemps, ce


débat, pour nous rapprocher du coeur de notre sujet.

L'Ordre maçonnique n'est pas un pouvoir mais une puissance. J'ai tou-
jours eu un faible pour cette distinction, qu'on l'applique à l'individu ou
bien au groupe. Longtemps, j'ai tenté de la définir sans recourir à de
longs développements. Enfin, j'ai découvert tout récemment mon bon-
heur dans un texte du philosophe Elias Canetti. Pour l'anecdote, je pré-
cise qu'Elias Canetti est une Société des Nations à lui tout seul né en
Bulgarie de parents juifs espagnols, il étudie en Suisse, en Allemagne et
en Autriche avant de se réfugier en Angleterre. Dans son ouvrage de
référence, «Masse et Puissance», Canetti écrit ceci : «Quand le pouvoir
prend son temps, il devient puissance». J'adhère

En considérant que l'Ordre maçonnique est une puissance, nous nous


donnons le moyen de résoudre la douloureuse contradiction entre la
nécessité ressentie du travail intérieur sur soi dans le partage d'une
démarche initiatique inévitablement ésotérique, et le désir mué parfois
en volonté, de participer à une transformation extérieure du monde dans
une action exotérique. La clef de cette heureuse résolution réside en
effet, dans l'introduction de la durée dans notre perspective.

Mais où est le rapport avec le symbole?


(
Il réside à mon sens dans ce que la symbolique est un langage de la
durée tandis que l'écriture porte le langage du présent, de l'immédiat.
Considérons tout ce qui a pu nous être transmis par l'écriture et plus
généralement les systèmes de signes non symboliques : rien, ou à peu
près, n'en est demeuré vivant et actif car ce que fige l'écriture n'évolue
plus. Or chaque jour apporte la remise en cause des affirmations gravées
dans la pierre des connaissances. Certes ces étapes étaient nécessaires à
la progression mais elles ne sont plus la référence de nos interrogations,
elles ne nourrissent plus notre besoin de changement. Pire encore, l'effet
sacralisant de ce qui est univoque et fixé, risque d'entraîner l'homme
timoré ou paresseux dans les dérives de l'adoration, de la superstition ou
du dogmatisme.

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Il est tellement plus rassurant de se dire qu'on est arrivé une fois
pour toutes ! Mais nous n'aurions ainsi à léguer à nos enfants que des
mausolées.

Le symbole, au contraire, parce qu'il échappe à la sacralisation sauf si


on commet l'imprudence de figer son interprétation dans d'infantiles
catéchismes porte en lui-même sa survie parce qu'il est un langage
hors du temps et de l'espace, c'est-à-dire l'inverse même d'une écriture.

Encore faut-il s'entendre sur ce qu'est le symbole. Et nous voici enfin


au coeur du sujet.
*
**
Symbole est un mot d'origine grecque qui se rattache à l'étymon, c'est-
à-dire au mot-source commun : «Bal» ; lequel «Bal» donne en grec
ancien «B allein», signifiant jeter, déplacer.

La famille «Bal» est intéressante car elle nous révèle des cousinages
surprenants. Ainsi en est-il de ballade (XIIPme siècle), Baliverne (XVème
siècle) arbalette, emblème, problème, et même bolide (désignant au
XVIem siècle une météorite).

Mais les collatéraux immédiats sont ceux qui retiennent aujourd'hui


notre attention: symbole. diabole, parabole.

Symbole c'est sun-ballein, c'est-à-dire jeter ensemble, mettre ensemble,


autrement dit rassembler. A l'origine le mot s'appliquait sur un plan
pratique à la désignation du rassemblement de deux ou plusieurs parties
d'un objet volontairement morcelé pour servir de signe de reconnais-
sance à ceux qui détenaient les morceaux. Par extension le symbole en
est venu à signifier tout ce qui constitue le signe de ralliement des
membres d'un groupe. Ainsi l'Eglise a-t-elle désigné une de ses princi-
pales prières par l'expression «symbole des apôtres».

Enfin, le symbole a pu devenir le mot désignant un élément plastique,


graphique, gestuel, et même toute chose quelle que soit sa nature, por-
tant en soi-même un rapport de signification avec des signifiés qu'on se
refuse à extérioriser dans un signifiant direct et figé tel que le mot.

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Ainsi est campé le décor de la tragédie. Car c'est bien de cela qu'il
s'agit. Tout signifiant qui fige, notamment le mot, déclenche un proces-
sus mortifère à l'instant même où il nomme le signifié. Mieux encore, si
l'on peut dire, le mot engendrant le mot, c'est une action de différencia-
tion croissante qui est alimentée par la parole et son écriture, de sorte
que le sens se démultiplie jusqu'à l'infini morcellement du chaos. Or, le
symbole suscite la démarche inverse en invitant à remonter au sens et
non à le développer. C'est pourquoi, à mon sens, la pire chose qu'on
puisse faire c'est de commenter un symbole car c'est lui oter sa faculté
de rassemblement.

Une telle affirmation peut paraître excessive. Observons pourtant nos


propres sentiments à l'égard de certaines situations caractéristiques de
ce qui réunit, rassemble, unit ; l'amour par exemple. Eh bien chacun
sait que dans ces situations qu'on voudrait péréniser, auxquelles on
voudrait conférer l'éternité, on n'a pas de plus grande crainte que celle
des effets de la parole. Parole aussi superflue et fade que destructrice
dire «je t'aime» c'est déjà compromettre l'amour. Chercher les mots
pour exprimer l'émotion qu'a fait naître un chef d'oeuvre, c'est briser
la magie de l'oeuvre. Et pourquoi l'interdit pesant sur le nom du créa-
teur si ce n'est parce que ceux qui l'ont lancé savaient qu'en nommant
celui-ci on le livrait déjà à la spéculation sur son essence et par consé-
quent sur son existence ?

On objectera que certains symboles sont néanmoins des mots, ou, si


l'on préfère, qu'il y a des paroles symboliques. Justement, ces mots là,
lorsqu'ils deviennent symbole, perdent ipso facto leur valeur de signi-
fiant direct. Le «sacrilège» pour employer une expression religieuse,
consisterait à les ramener à cette signification, effaçant ainsi toute leur
valeur symbolique.

La réflexion sur le symbole, dès lors qu'elle s'exprime pour être com-
muniquée et emprunte le vecteur du langage scriptural, est exposée à
un risque considérable. C'est ce qui fait toute la difficulté réelle du tra-
vail sur le symbole. Un tel travail devrait plutôt consister dans l'invita-
tion à partager une émotion créatrice je dis bien créatrice et non à
ramener le symbole à ses significations non symboliques. Dire, par
exemple, du nombre 2 qu'on le retrouve dans le corps avec les membres,
les yeux et les oreilles, et dans le cosmos avec les pôles de la terre, les
faces de la lune, la nuit et le jour, c'est faire l'inverse du symbolisme car

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c'est disserter sur l'aspect justement non symbolique du nombre, le
signifiant direct n'apportant bien entendu rien du tout à la valeur sym-
bolique du signe. S'il y a commentaire, il accentue la tendance catho-
lique untel évoquera le cas des unijambistes ou celui du crépuscule et
de l'aube qui ne sont ni la nuit, ni le jour. On peut aussi se demander ce
qu'un tel usage du symbole peut apporter à notre faculté de contribuer
à transformer le monde puisqu'il se borne à un constat du contenu exis-
tentiel de ce monde.

Il faudrait alors me demander : «mais toi qui es si malin, que proposes-


tu ?». A cela je réponds qu'il faut y réfléchir ensemble, si toutefois nous
l'estimons opportun. Je dis simplement que la franc-maçonnerie, et non
chaque franc-maçon isolément, doit s'interroger sur la nature et le rôle
du symbole. Se contenter d'affirmer que le symbole a plusieurs sens,
voire tous les sens qu'on veut, et que de ce fait il peut rassembler au-
delà de toutes les différences, est un artifice inacceptable. Le symbole
ce n'est pas tant la multiplicité des sens qu'un niveau différent de signi-
fication et surtout de communication.

Je vais être très sincère : je me demande si à défaut de pouvoir répondre


à la question de la véritable nature et du véritable objet du symbolisme,
nous ne ferions pas mieux de garder le silence sur les symboles, sans
pour autant écarter leur présence, et privilégier une démarche humaniste
plutôt qu'un spiritualisme de principe et d'affichage qui réduit la dimen-
sion humaniste sans enrichir véritablement la dimension spirituelle.

Cela nous renvoie nécessairement à la richesse du rite car là sont tous


les symboles dans les mots, dans les formes, dans les mouvements
et ils exercent toute leur puissance sans le secours du commentaire.
Respecter le rite et en améliorer la pratique, s'en pénétrer au point de
pouvoir libérer sans risque la parole au profit de constructions huma-
nistes prolongées à l'extérieur du Temple, ne serait-ce pas ça, le véri-
table symbolisme?

Si le symbole appelle au rassemblement, le diabole triomphe dans la


dispersion. Je ne serais pas étonné d'entendre une voix me dire «s'il
:

te plait, dessine-moi un diabole». Et là j'ai prévu de répondre : «tu es


sûr que tu ne préfères pas un symbole ? ou que je te raconte une para-
bole ?». Car, bien entendu, le diabole n'existe qu'à l'état de concept,
encore que...

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s
Mais revenons à l'étymologie Dia-ballein c'est «jeter en travers, désu-
nir, disperser». Bien entendu c'est de ce terme qu'a dérivé le diabolus
latin devenu diable en français. Mais essayons d'en pénétrer le sens par
le message de l'étymologie.

Pour désunir il faut au préalable qu'il y ait eu réunion. On ne désunit


pas ce qui est unique, donc indissociable, mais ce qui est réuni. La désu-
nion implique donc le préalable de la dualité résolue dans l'Un. Ensuite,
pour désunir la dualité unifiée, il faut l'action du tiers. Et nous touchons
là à un aspect maléfique autant dire tout de suite diabolique de ce
nombre 3 si prisé dans les religions, l'ésotérisme, et bien entendu la
franc-maçonnerie. Cet aspect est particulièrement mis en lumière par le
philosophe René Girard, théoricien du mimétisme qui a abondamment
développé la notion «d'enfer de la triangulation». En schématisant à
l'extrême la pensée de Girard qui se prête peu à la schématisation, on
peut dire ceci : l'humanité est exposée au risque de l'action mimétique,
qu'il s'agisse du mimétisme d'imitation ou du mimétisme d'opposition;
le mimétisme est bloquant, s'opposant à la complémentarité non imita-
tive. Or, lorsque le mimétisme s'exerce dans la rivalité des désirs, il
engendre la violence. Si 1 et 2 désirent 3 qui est un objet, une personne
ou quoi que ce soit qui nourrisse leur désir, ce tiers va diviser la dualité
de 1 et 2, seul le sacrifice de l'un des termes de la dualité pouvant exor-
ciser la violence. Tel est l'enfer triangulaire. Pour les amateurs de sensa-
tions fortes ésotériques je propose de prendre à la lettre mathématique le
terme de division et de transformer en opération arithmétique cette
désunion-division qu'opère le tiers en venant s'insinuer dans le couple
de la dualité. Autrement dit je divise 2 par 3, j'obtiens alors 0,666-666,
le chiffre de la bête dans l'Apocalypse de Saint Jean, ce qui signerait
bien le caractère diabolique de la triangulation.

Après ce tour de magie, revenons à plus sérieux avec le constat que si le


tiers et la triangulation qu'il provoque sont de nature dispersive, il est
un autre tiers qui scelle au contraire la perfection de la dualité c'est
:

celui qui ne vient pas de l'extérieur de cette dualité mais procède d'elle-
même, tiers «engendré non pas créé» (génitum non factum, comme dit
le credo). Cette triangulation s'appelle trinité et c'est bien entendu cette
fécondité équilibrante que nous reconnaissons dans le 3 de l'apprenti
naissant comme dans le Delta de l'Orient, les grandes lumières de
l'autel et les étoiles des petites lumières.

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Pour en terminer avec le diable si ce n'est pour en finir avec le Diable -,
nous pourrions réfléchir à la portée de ce concept si le diable c'est
l'action séparatrice, si l'enfer c'est la désunion, la dispersion (en fait
l'opposé de l'amour), le symbole ne peut-il devenir diabole ? sur le plan
sémantique c'est un non sens, si toutefois nous appelons symbole tout
signe qui n'est pas un signifiant direct et univoque. En revanche c'est
une idée tout à fait acceptable si nous admettons qu'il est des signes qui
ne sont pas des signifiants directs, sont multivoques et peuvent susciter
la discorde. Ces signes pourraient exister dans une symbolique de la
contre-initiation, car il y a aussi une Tradition contre-initiatique qui
oppose au centre de l'Union la spirale de la désunion. Un de ces signes
les plus connus est le pentagramme renversé, pointe en bas, dans lequel
on a coutume d'inscrire la tête d'un bouc qui n'est autre qu'une repré-
sentation du diable, les pointes supérieures inscrivant ses cornes.

Il me reste à évoquer la parabole. Para ballein, c'est-à-dire lancer à côté,


ce qui par extension a pu signifier «comparer» (sous-entendu : avec ce
qui est à côté). C'est ce terme qui a donné parabole aux premiers siècles
puis parole au Moyen Age. Il n'est pas inutile de savoir que la parole a
d'abord désigné exclusivement les paroles des Evangiles, justement
parce que le Christ s'est exprimé en paraboles. La parole c'est donc, à
l'origine, le verbe au service de la signification indirecte. Tandis que le
caractère de signifiant indirect du symbole vient de ce qu'il échappe à la
représentation scripturale qui enferme le sens dans le mot à signification
unique, le caractère de signifiant indirect de la parabole vient de ce
qu'elle utilise les mots pour construire un récit à plusieurs niveaux de
signification. Le symbole n'est plus dans le signe mais dans le signifié
au premier degré qui devient signifiant d'un signifié à un autre degré.

Mais la parabole, comme le symbole, est fragile. Elle l'est d'autant plus
que recourant à un récit au premier degré, donc réaliste et rationnel, elle
expose le signifié du deuxième degré aux faiblesses du signifiant pri-
maire. Ainsi dans les trois paraboles de la miséricorde où le Christ
s'efforce d'expliquer que Dieu a plus de joie pour un pêcheur qui se
repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui lui ont toujours été
fidèles, on pourrait discuter férocement sur la brebis perdue. Que dire,
en effet, de ce berger qui abandonne un troupeau pour rechercher une
brebis sinon qu'il aurait pu perdre tout le troupeau pendant sa
recherche ? Que dire de ce Dieu qui préfère les pêcheurs repentis aux

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justes, sinon qu'il mériterait que davantage de pêcheurs soient à conver-
tir comme cela il se réjouirait cent fois au lieu d'une

En fait, on peut constater à ce jeu un peu cruel que la parabole n'est pas
faite pour convaincre l'incrédule mais pour guider le croyant.

Nous avons, nous aussi nos paraboles, c'est-à-dire, en fait, nos récits
symboliques. Mais les situations symboliques dans lesquelles sont pla-
cés les néophytes qu'on initie, puis les apprentis qu'on instruit, sont
des paraboles vivantes. Le rituel lui-même, à l'ouverture et à la ferme-
ture des travaux, relève de la parabole considérée comme ensemble de
paroles symboliques ou jeu de rôles symboliques. D'où procède donc
l'efficience de la parabole ? Considérée dans le contexte du rituel elle
apparaît complémentaire du symbole en ce qu'elle habitue peu à peu
le franc-maçon à dépasser le degré primaire des significations et à
remonter, en quelque sorte, vers des interprétations plus subtiles et
diversifiées.

Cette accoutumance l'amène ensuite spontanément à appliquer la même


méthode dans les domaines profanes. Car même si les paroles profanes
ne sont pas intentionnellement paraboles, et les divers signes intention-
nellement symboles, il n'en demeure pas moins qu'ils contiennent ces
paraboles et ces symboles. C'est finalement ce qu'ont redécouvert
l'anthropologie, la psychologie et la psychanalyse.

Dès lors l'initié peut, en retour d'un langage inconsciemment symbo-


lique et parabolique, développer une parole consciemment symbolique
et parabolique pour produire des effets transformateurs que le recours
aux signifiants directs risquerait de connoter d'une certaine inéfficience
en se prêtant excessivement aux ruses de la dialectique primaire.

*
**
Au terme de cette réflexion sur l'Ordre traditionnel initiatique, et sur les
éléments de son langage, je voudrais conclure en rappelant la significa-
tion des deux triades constituées par les grandes et les petites lumières
car elles révèlent le sens profond de notre démarche.

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Dans l'espace sacré délimité par la loge en tenue et dans l'intervalle du
temps symbolique compris entre midi et minuit (descente du soleil du
zénith au nadir), nous nous situons dans un processus involutif en appe-
lant la descente de la lumière, ce que le croyant appellera le mystère de
l'Incarnation. En effet le volume de la Loi sacrée ouvert au prologue de
l'Evangile de Saint Jean renvoie au verbe créateur qui est cette lumière,
le compas renvoie au ciel et l'équerre à la Terre. Pour les petites
lumières on part de la Terre (pour qui on souhaite la paix), on passe par
l'humanité (où l'on souhaite le processus unifiant de l'amour) et on par-
vient à l'homme individu (en souhaitant que la joie le fasse rayonner).
Telle est l'involution, la descente de la lumière.

Mais alors qui, de l'évolution, du mystère de la rédemption, qui justifie


celui de l'Incarnation ? Tout simplement hors du temple, au-delà des
parvis. C'est dans le retour au profane que se joue l'évolution, la remon-
tée de cette lumière depuis le coeur de chacun pour atteindre à nouveau
l'union dans l'indifférencié.

En fait, c'est au sortir du temple qu'on peut évaluer sa qualité d'initié.


Et c'est cela, la véritable extériorisation : non pas quelques dignitaires
qui parlent à notre place dans le langage même du chaos, mais chaque
franc-maçon conscient de la place de sa pierre dans l'édifice inachevé
de l'évolution sociale.

Jean-René Pessionne

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