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Introduction
Alors qu’on spéculait sur son extinction, la « guerre classique » revient en 2022, notamment
dans les confins eurasiatiques, avec deux guerres opposant respectivement l’Arménie à l’Azerbaïdjan et la
Russie à l’Ukraine. Ce retour défraie les chroniques et s’accapare l’attention des analystes. Nous, autres
africains, sommes cependant concernés principalement par la prolifération des « conflits asymétriques »
sous formes, entre autres et souvent imbriqués, de séparatisme, terrorisme et criminalité organisée. Ainsi,
le renforcement de la paix et la sécurité africaines passe par une compréhension du logiciel asymétrique et
l’adaptation en conséquence de notre dispositif de sécurité à titre collectif, régional et national. À cet
effet, le construit conceptuel du théoricien prussien le Général Carl Von Clausewitz ne saurait être
négligé dans la quête d’un cadre paradigmatique. Qu’en est-il ainsi de sa pertinence et surtout de son
influence sur l’évolution de la pensée stratégique asymétrique à l’ère contemporaine ?
À considérer comme une catharsis d’une expérience personnelle des guerres napoléoniennes,
l’œuvre posthume "Vom Kriege" de Clausewitz, publiée en 1832, offre une théorisation philosophique
toujours pertinente du phénomène universel de la guerre, et plus particulièrement des « conflits
asymétriques ». Qu’à cela ne tienne, son influence sur la pensée des principaux théoriciens en la matière
tranche ce débat et demeure riche en enseignements.
Pour s’en convaincre, un recentrage conceptuel de l’asymétrie sera d’abord opéré, puis sa place
sera revisitée dans la pensée de Clausewitz, avant de remonter comment ce dernier avait fécondé la
pensée tout au long de la lignée des théoriciens de l’asymétrie contemporaine.
I. L’asymétrie conflictuelle : essai de recentrage conceptuel
Proposition d’une définition
Les conflits asymétriques sont aussi anciens que l’histoire humaine. A première vue, il s’agit de
luttes menées du faible au fort et réglées sur des modes d’action de guérilla, terrorisme ou leur
combinaison. Cependant, ce n’est qu’à l’issue de la guerre froide que naquit le néologisme américain
« asymmetric engagements »1 et restait sémantiquement imprécis jusqu’au lendemain des attentats du 11
septembre 2001.
Ce cafouillage conceptuel nourrit une psychose de fatalité de l’impuissance de la puissance suite
à une longue série de défaites, comme lors des guerres de décolonisation, ou plus tard au Vietnam,
Afghanistan, Somalie, etc. À cet égard, Jacques Baud souligne que « Les études ont été exhaustives et
parfois approfondies, mais, fortement ethnocentriques et orientées sur la recherche de solutions
technologiques, elles n’ont pas abouti à une conceptualisation stratégique de cette forme de
guerre [asymétrique ndlr.] »2.
Pour les besoins de cette contribution, nous posons que « L’asymétrie est une dialectique,
hypothétique (menace) ou factuelle (hostilité), où un acteur (ou groupe d’acteurs) infra-étatique organisé
et animé d’un objectif politique ou lucratif, se bat indirectement contre un adversaire de nature différente
(État ou coalition d’États) de manière à rendre inopérante la supériorité capacitaire de ce dernier, en
dissimulant sa propre faiblesse, tout en cherchant la décision sur le long terme par des actions non
conventionnelles »3.
1
Joint Warfare of The Armed Forces of the U.S, Washington DC, US Government Printing Office, 10 Jan. 1995.
2
Jaques BAUD, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Ed. Du Rocher, 2003, p.26.
3
Abdelhamid BAKKALI, Les conflits asymétriques : defis, enjeux et ripostes, Thèse de doctorat sous N° 217/19,
dirigée par Prof. Mohammed BENHAMMOU, Université Mohammed V – Rabat, 2019, p. 43. (Thèse non publiée).
1
… et d’une typologie
En filigrane de cette définition, on distingue une matrice à trois termes (mobile, rationalité et
mode d’action) facilitant la classification des acteurs asymétriques. Dès lors, on peut distinguer une
cascade de dichotomies selon l’axe du « mobile » séparant les acteurs asymétriques animés d’objectifs
lucratifs (prédateurs) et ceux animés par des objectifs politiques. Ces derniers peuvent être également
répartis en deux types : ceux animés d’objectifs subversifs et ceux animés d’objectifs revendicatifs.
Ainsi, nous retenons trois types d’acteurs asymétriques :
- Les acteurs subversifs : D’essence révolutionnaire et animés d’une idéologie totalitaire, les systèmes
subversifs visent le renversement de l’ordre établi et son remplacement par un ordre alternatif, et ce, par
un recours jusqu'au boutiste de la violence.
On peut y ranger les groupes révolutionnaires des années 1970 (Rote Armee Fraktion en Allemagne,
Action Directe en France et Brigades Rouges en Italie) et les groupes terroristes Al-Qaida et l’Etat
Islamique. Malgré le décalage d’un demi-siècle, la ressemblance est frappante que ce soit en termes de
rôle central des leaders iconiques et de la structure réticulaire et cloisonnée où une multitude de groupes
autonomes relativement petits se greffant à des réseaux transnationaux. Ainsi, Ben Laden et Abou Bakr
Baghdadi ont eu autant d’aura qu’un certain Ernesto (Che) Guevara, et les combattants étrangers partis
combattre en Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak, Syrie, sont autant nombreux que les guérilleros
d’extrême gauche partis, dans le temps du Che, combattre à Cuba, Bolivie, Congo, Angola, etc.
- Les acteurs revendicatifs : Ce genre d’acteurs asymétriques s’érige au sein et au nom d’une
communauté, réellement opprimée ou se représentant fallacieusement comme telle. Le groupe
revendicatif avant-gardiste s’auto-déclare comme le promoteur et le défenseur légitime de la cause basée
sur une revendication spécifique. Cette dernière peut être vérifiable, comme elle peut servir de prétexte
pour conquérir le pouvoir tout en prenant en otage la communauté considérée.
Ils se distinguent par leur organisation politique et par la centralité de la lutte armée dans la réalisation de
l’état final recherché, sans pour autant que soit écarté le règlement négociée du conflit. Cette catégorie
englobe principalement les anciens mouvements de libération nationale et les mouvements
sécessionnistes.
- Les acteurs prédateurs : Contrairement aux subversifs et revendicatifs, ces acteurs ne sont animés
d’aucun objectif politique et privilégient territorialement une faible empreinte physique. Leur mobile est
principalement lucratif. Ainsi, ils ne s’attaquent à l’État qu’au cas où l’enrichissement et la sécurité de
leurs membres sont remis en cause.
On y trouve les organismes spécialisés dans le crime organisé, tels que les mafias, les cartels, les Triades
chinoises, les Yakuza japonais. On peut ajouter également les bandes de pirates et certaines sectes servant
principalement à l’enrichissement de leurs fondateurs.
En Afrique, la contingence entre ces trois types d’acteurs asymétriques s’opère souvent pour
mutualiser leurs efforts au gré des situations géostratégiques, fondre dans une forme hybride ou
transmuter en un autre type d’acteurs de circonstances. Ainsi, des mouvements séparatistes s’allient à des
groupes terroristes et offrent leur protection rémunérée aux différents trafiquants qui sillonnent la région
(drogues, traite humaine, matières premières, etc.).
Aussi, il n’est pas surprenant de constater l’interférence entre les mobiles des acteurs
asymétriques et les intérêts géostratégique d’Etats tiers (limitrophes ou lointains). Ces derniers peuvent
les intégrer dans un plan de « guerre hybride » (composé de modes d’action symétrique et asymétrique)
ou de ligne d’opération isolée de « guerre par procuration » (proxy war).
2
II. L’asymétrie dans le construit conceptuel de Clausewitz
De l’observation et la pratique, … à la théorisation
N’en déplaisent à ses détracteurs, Clausewitz propose un cadre référentiel pour un paradigme
polémologique cohérent, pertinent et toujours d’actualité englobant la « guerre » en général et les
« conflits asymétriques » en particuliers. Entendons par « paradigme », concept développé par Thomas
Kuhn, l’ensemble des postulats, représentations, lois fondamentales et constantes sous-jacents au
phénomène observé, permettant d’orienter la pensée d’une communauté (doxa) et de guider son action
(praxis).
Précisons d’abord qu’avant d’être un théoricien de la stratégie asymétrique, Clausewitz en était
un observateur et un praticien. Ainsi, en plus de l’étude des soulèvements populaires contre les troupes de
Napoléon en Vendée, Espagne et Tyrol, Clausewitz a intégré en 1809 le groupe des patriotes prussiens
(Scharnhorst, Gneisenau, …) et fut chargé de rédiger trois manifestes appelant à la renaissance de la
Prusse et à la lutte contre l’envahisseur français4. Lors de la campagne de la Russie en 1812, Clausewitz,
servant d’officier de liaison auprès du Tsar, a pu observer de près le rôle des cosaques russes dans la
défaite de Napoléon.
Toutes ces expériences ont constitué un creuset riche d’enseignements, convaincant Clausewitz
de l’importance de cette forme de lutte appelée à l’époque "petite guerre" traduit du diminutif espagnol
"guerilla". Il enseigna également un module sur la « petite guerre », pendant deux ans, à l’Ecole de guerre
de Berlin. De surcroît, il publia un récit et une analyse dédiés respectivement aux cas espagnol et russe.
Toutefois, c’est le chapitre XXVI du Livre VI de « De la guerre » intitulé « Le peuple en armes » qui
récapitule l’essentiel de la conception de Clausewitz en ce qui concerne l’asymétrie dans la guerre.
Gérard Chaliand, grand spécialiste des mouvements de guérilla, a attesté de l’importance de ce chapitre
dans la préface de la traduction française de « Vom Kriege », où « [Clausewitz examina] tous les aspects
de l’insurrection militaire contre l’occupant dans ce chapitre remarquable [...]. Toute la résistance
antinazie, toutes les guerres d’Indochine et d’Algérie y semblent pourtant par avance décrites »5.
Recentrage de l’asymétrie dans la conception clausewitzienne
Clausewitz livre le concentré de sa pensée asymétrique à travers ledit chapitre XXVI intitulé
« Le peuple en armes ». En le plaçant au cœur du Livre VI, dédié à la supériorité de défense sur l’attaque,
Clausewitz fait preuve d’une grande cohérence dans la construction de sa conception et donne autant de
crédits à sa démarche heuristique. Cet aspect influencera profondément l’opérationnalisation des
stratégies asymétriques, notamment chez Mao Zedong.
Cependant, il convient de nuancer un aspect fondamental de la contribution de Clausewitz dans
l’évolution de la pensée stratégique asymétrique. En fait, Clausewitz a théorisé la déclinaison de
l’asymétrie qui dominait le paysage géostratégique de l’époque, en l’occurrence les luttes de libération
nationale en la subordonnant à la stratégie globale de l’Etat. Ainsi, lit-on dans ce fameux chapitre XXVI
« Le peuple en armes »6, qu’« il faut concevoir la guerre du peuple en liaison avec la guerre que mène
l’armée régulière, et les unir en un plan général ».
Malgré les vertus qu’il lui attribut, Clausewitz ne manque pas d’en relativiser le rôle en
soulignant plus loin que « Nul besoin de s’exagérer la toute-puissance de la guerre populaire, pour la
tenir pour une force inépuisable et invincible à laquelle nulle armée ne saurait s’opposer ». C’est à cet
égard qu’il proscrit fermement que « cette importante composante de la défense stratégique de devenir un
moyen de défense tactique ». Pour éclairer cette faiblesse, Clausewitz recourt, dans ce même chapitre
XXVI « Le peuple en armes », à une métaphore du braisier ayant « besoin de temps pour réussir ». Mais,
ce braisier pourrait in fine soit « s’épuiser lentement » ou bien « déclencher une crise où les flammes vont
4
T. Derbent, Von Clausewitz et la guerre populaire, Ed. Aden, Belgique, 2004, p.84.
5
Carl Von Clausewitz, De la guerre, (Traduction Laurent Murawiec) Éd. Perrin, 1999.
6
Ibid. pp. 249-258
3
partout aller brûler l’armée ennemie, et la contraindre à évacuer le pays avant qu’il ne se transforme en
tombeau pour elle ».
Capitalisant sur les enseignements tirés des précédents tyrolien, vendéen, espagnol et russe,
Clausewitz énumère certains facteurs clés de succès de l’action asymétrique. Pour cela, il convoque une
autre métaphore, celle de la nuée qui « s’épaisse en certains points et se matérialise en groupes plus
denses, pour constituer une orageuses menace d’où peut jaillir un puissant éclair ». Il recommande
également que « [les forces irrégulières] ne peuvent ni ne doivent être lancées contre le gros de l’armée
ennemie, ni contre aucune forces substantielles. Elles ne sont pas faites pour écraser le noyau »; mais
pour menacer « ses lignes de communication et les fils auxquels tient son existence ». Il ajoute plus loin
que « La guerre doit avoir lieu à l’intérieur des frontières ; Le sort de la guerre ne doit pas être décidé
d’un coup ; Le théâtre de guerre doit s’étendre sur des territoires importants ; Le caractère national doit
être apte à ce genre de guerre ; […] territoire accidenté et difficile d’accès ».
Quid du réquisitoire des anti-clausewitziens ?
Plusieurs détracteurs en veulent à Clausewitz, dont les chefs de fils sont principalement Martin
Van Creveld (1991), John Keegan (1993) et Mary Kaldor (1999). Nous retenons deux de leurs griefs, en
l’occurrence la réfutation du caractère politique de la guerre qui pourrait englober également le culturel et
l’obsolescence de la trinité clausewitzienne par rapport à la réalité de la guerre de nos jours.
Globalement, ces griefs convergent pour dénoncer le péché originel de Clausewitz, qui n’est
autre que la défaillance heuristique dans sa construction conceptuelle. Conséquemment, cette dernière est
frappée d’anachronisme et reste bridée par l’influence d’éléments historiques d’une époque révolue
marquée par la Révolution française et les guerres napoléoniennes. À titre d’illustration, citons Martin
Van Creveld : « […] trinitarian war is not War with a capital W but merely one of the many forms that
war has assumed. [ ...] it only emerged after the Peace of Westphalia. Based on the idea of the state and
on the distinction between government, army, and people, trinitarian war was unknown to most societies
during most of history »7.
En fait, l’exégèse de la trinité de Clausewitz est suffisante pour réfuter le réquisitoire de ses
détracteurs, dont l’argumentaire reflète une légèreté dans l’analyse ou à la limite une certaine
méconnaissance de sa pensée. En effet, la trinité de la guerre clôt le premier chapitre du premier livre de
l’œuvre « De la guerre », considéré comme la partie la plus actualisée avant la mort de Clausewitz.
Raymond Aron la considère par ailleurs qu’elle constitue l’aboutissement de la conception de la guerre
chez le penseur prussien et « apportant une novation décisive, […] elle [la trinité ndlr.] sert de fondement
et à la théorie, et à l’histoire, et à la doctrine »8.
Sur le plan méthodologique, Clausewitz a opté pour une approche philosophique dans sa
théorisation de la guerre contrairement à la pratique du récit qui dominait à son époque ou des tentatives
dogmatiques et de modélisation mathématique reflétant le rationalisme réductionniste et linéaire de la
pensée philosophique des Lumières. Par contraste et sous l’influence du Romantisme comme courant
philosophique, Clausewitz conçoit la guerre à travers le prisme de l’« idéaltype » qu’est une abstraction
d’un phénomène social sous forme d’un modèle théorique dont les attributs et les caractéristiques ne se
réalisent pas toujours ni parfaitement pour le phénomène considéré.
C’est grâce à ce subterfuge que Clausewitz a réussi à résoudre son problème théorique
consistant à subsumer les différents types de guerres en un seul idéaltype qui en constitue l’essence. Cet
idéaltype est appelé par Clausewitz « la guerre absolue » dont la définition est donnée par la « fameuse
trinité » composée de trois pôles : « la violence originelle de son élément faite de haine et d’hostilités,
qui opèrent comme un instinct naturel aveugle ; le jeu des probabilités et du hasard, qui en font un libre
jeu de l’esprit; et sa nature subordonnée d’instrument politique, par laquelle elle appartient à
7
Martin Van Creveld, The Transformation of War. The Most Radical Reinterpretation of Armed Conflict Since
Clausewitz, Ed. The Free Press, New York, 1991. p.42 (Notre soulignement)
8
Raymond Aron, Penser la guerre, CLAUSEWITZ. L’âge européen », Tome I, Ed. Gallimard, 1976, p. 117.
4
l’entendement pur »9. Ramené à la réalité, cet idéaltype (ou guerre absolue) prendra différentes formes
selon la résultante de leurs interactions qui est elle-même fonction de leur prépondérance. Ainsi, pour
Clausewitz : « chaque guerre a sa propre grammaire mais non sa propre logique ». Si la grammaire est
la dialectique des belligérants (Qui fait quoi, contre qui et malgré qui, … ?), la logique demeure toujours
la même ; c’est d’être l’un des moyens de la politique pour imposer sa volonté à l’ennemi.
À titre d’illustration, Clausewitz enchaine en dérivant de cette trinité idéal-typique, une
déclinaison qui s’ap0plique à l’Etat « De ces caractères, le premier est plutôt celui du peuple, le second
celui du général et de son armée, le troisième est celui de l’État». Ainsi, l’imposture de l’argumentaire
des détracteurs de Clausewitz est réfutable dès qu’ils confondent, par mégarde ou méconnaissance,
« trinité dérivée » appliquée à l’Etat et « trinité idéal-typique » servant à la modélisation de la « guerre
absolue ». Cette dernière pourrait également s’appliquer au cas des acteurs asymétriques d’obédience
politique, comme l’illustre la troisième ligne du tableau de la figure.1.
11
Carl Schmitt, La notion du politique - Théorie du partisan, Éd. Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 261.
12
Mao Zedong, La guerre révolutionnaire, Ed. Sociales, 1955, p. 52.
6
Lors de ce pat stratégique, le fort n’est plus dans l’élan initial (notion du point culminant de Clausewitz),
alors que le faible, techniquement et logistiquement diminué, est obligé de continuer à s’installer
solidement dans la défensive. La conquête ou la conservation de territoires est toujours secondaire, au
profit d’une guerre de mouvement. Cela n’empêche pas d’agrandir les zones facilement défendables qui
aideraient à la montée en puissance de forces irrégulières et la génération des forces régulières.
- 3ème Phase (Le faible passe de la défensive tactique à la contre-offensive stratégique) : Cette phase se
démarque par l’aboutissement au choc frontal qui constitue jusqu’ici un risque existentiel pour le faible.
C’est l’occasion de porter un coup décisif au fort. Un coup qui permettrait au faible à la fois d’anéantir les
forces armées de l’ennemi, briser sa volonté de lutte, et s’offrir la possibilité de contrôle du territoire. A
ce titre Mao est on ne peut plus clair : « La guérilla ne peut cependant pas assurer la victoire ; il faut
revenir à la guerre classique lorsque l’ennemi sera suffisamment affaibli, et que la rupture d’équilibre
sera définitivement acquise. L’ensemble des partisans se regroupera en unités régulières, les combats se
dérouleront de nouveau essentiellement à l’extérieur des lignes, et la guerre de mouvement retrouvera sa
priorité ; elle sera poursuivie jusqu’à ce que le territoire soit définitivement libéré ».
Vanité de la théorie hérétique du foquisme du Che Guevara
La théorie développée par Che Guevara, en rupture totale avec la lignée Clausewitz-Lénine-
Mao, peut servir à la base d’un raisonnement par l’absurde en appui du construit conceptuel du théoricien
prussien. En effet, là où la doctrine guevarienne a été appliquée, ses instigateurs n’ont compté que les
défaites comme en Angola, Congo, Argentine et Bolivie. Nous n’avons pas pu établir que Che Guevara
ait ou pas accès à la pensée de Clausewitz.
Parti d’une analyse étriquée de la révolution cubaine, Guevara développa au début des années
1960 la théorie du foquisme13. Il s’agit d’une politique révolutionnaire militariste qui consiste à engager la
lutte armée sans conditionnement politique préalable des populations. Elle procède par l’implantation à la
fois de plusieurs foyers de guérilla (focos en espagnol) dans les campagnes et principalement dans la
montagne, à l’instar de nombreux petits feux qui se transforment en un grand incendie. Les succès
opérationnels, une sorte de propagande armée par l’exemple, rallieraient les masses rurales puis urbaines
à la cause révolutionnaire, transformant la guérilla en guerre révolutionnaire populaire.
En substance, la conception guévariste du foquisme préconise la lutte armée avant l’organisation
politique qui, à elle seule, créerait les conditions de la révolution. Elle converge avec le modèle tellurique
Maoïste basé principalement sur l’appui de la paysannerie, du moins au tout début, et l’adoption d’un tri-
phasage crescendo de la lutte ; cependant, il diverge quant à l’essentiel c'est-à-dire la condition de la
victoire : la place de « l’organisation politique » par rapport à « la lutte armée ».
Un demi-siècle après la disparition du Che Guevara, sa « braise »14 brûle encore malgré ses
déboires en Afrique aussi bien qu’en Amérique latine. A ce titre, les groupes d’Al-Qaida et de l’Etat
islamique sembleraient incarner les derniers avatars du foquisme de par leur stratégie de créer de
multiples foyers de lutte armée « foco djihadiste», comme en témoigne l’Afrique, dans le but d’entrainer
un ralliement massif de la population en attendant la mise en place de situations révolutionnaires plus
classiques. En marge de ce phénomène de foquisme djihadiste, il s’est développé un épiphénomène de
« combattants étrangers », dont le Che est l’icône emblématique étant lui-même un combattant étranger.
Quoi qu’il n’ait rien de nouveau, ce phénomène représente actuellement une menace asymétrique
tentaculaire à l’échelle planétaire.
13
Cf. Ernesto (Che) Guevara, Guerre de guérilla, Ed. La Formation Léon Lesoil, 1962.
14
Besancenot, O., et LÖWY, M., Che Guevara, une braise qui brûle encore, Ed. Mille et une nuits, Paris, 2007.
7
Conclusion
En définitive, l’apport conceptuel de Clausewitz peut servir de socle pour un paradigme solide
et cohérent en matière de stratégie asymétrique et de contre-asymétrie. Outre sa contribution à la
théorisation de la guerre dans sa dimension absolue, il se distingue par la richesse des outils scientifiques
à même d’aider à une meilleure compréhension du logiciel asymétrique. Son influence est d’ailleurs
patente sur l’évolution de la pensée stratégique asymétrique qui garde en substance sa signature
heuristique.
Son apport séminal réside dans la mise en avant du rôle décisif du pôle (population) qui
constitue l’une des vulnérabilités critiques du centre de gravité15 des acteurs asymétrique comme l’étaye
par ailleurs Olivier Kempf16. Il en découle que toute stratégie contre-asymétrique devrait avoir une ligne
d’opération visant la dissolution du « contrat social » qui lit la population aux deux autres pôles de la
trinité asymétrique. La lame de fond de cette approche est de priver le combattant insurgé (le poisson
selon le jargon maoïste) et son leadership, de bénéficier du soutien populaire (l’eau).
Ainsi, l’Afrique dont la stabilité continue de souffrir de la prolifération des menaces
asymétriques, en tout genre (subversive, revendicative et prédative), trouverait dans de tels exercices
théoriques les repères nécessaires pour se forger son propre paradigme stratégique. Nul besoin de rappeler
à cet égard que les importations clé-en-main de doctrines, conçues ailleurs pour des besoins d’ailleurs,
sont condamnées à non seulement être inopérantes, mais aussi contreproductives. En ligne avec l’appel
lancé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, à Abidjan en 2014, à l’effet que « L’Afrique devrait faire
confiance à l’Afrique », on peut plaider à une autonomie de la pensée stratégique contre-asymétrique
afro-africaine comme gage de la paix et la sécurité du continent.
Éléments bibliographiques :
˗ Carl Von Clausewitz, De la guerre, 1832, (Traduction Laurent Murawiec) Éd. Perrin, 1999.
˗ Mao Zedong, La guerre révolutionnaire, Éd. Sociales, 1955.
˗ Ernesto (Che) Guevara, « Guerre de guérilla », Ed. La Formation Léon Lesoil, 1962.
˗ Carl Schmitt, La notion du politique - Théorie du partisan, Éd. Calmann-Lévy, Paris, 1972.
˗ Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. L’âge européen », Tome I, Ed. Gallimard, 1976.
˗ Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. L’âge planétaire, Tome II, Éd. Gallimard, Paris, 1976.
˗ Martin Van Creveld, The Transformation of War. The Most Radical Reinterpretation of Armed Conflict Since
Clausewitz, Ed. The Free Press, New York, 1991.
˗ John Keegan, A History of Warfare, Ed. Random House, New York, 1993.
˗ Mary Kaldor, New and Old War: Organized Violence in a Global Era, Ed. Stanford University Press, 1999.
˗ Jaques BAUD, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Ed. Du Rocher, 2003.
˗ T., Derbent, Von Clausewitz et la guerre populaire, Ed. Aden, Belgique, 2004.
˗ Olivier Kempf, Qu’est-ce qu’un centre de gravité en conflit asymétrique ?, Stratégique, vol. 85, no. 1, 2005.
˗ Abdelhamid BAKKALI, Les conflits asymétriques : defis, enjeux et ripostes, Thèse de doctorat sous N°
217/19, dirigée par Prof. Mohammed BENHAMMOU, Université Mohammed V – Rabat, 2019 (Thèse non
publiée).
15
"Centre de gravité" est un autre concept introduit par Clausewitz qui le définit comme « le moyeu de la puissance
et du mouvement, duquel tout dépend. C’est le point contre lequel toutes nos énergies devraient être dirigées […] La
première tâche de la planification, dès lors, consiste à identifier les centres de gravité de l’ennemi et de les réduire
à un seul. ».
16
Kempf, Olivier, Qu’est-ce qu’un centre de gravité en conflit asymétrique ?, Stratégique, vol. 85, no. 1, 2005.
8