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Entre nos mains

France
Réalisation : Mariana Otero
Production : Archipel 33/Denis Freyd, 2010
Distribution : Diaphana
35mm, couleur, 87 min

Entre leurs mains, un outil de travail qu’ils ont la possibilité de sauver de la liquidation
judiciaire. Qui avec des ciseaux, qui avec une aiguille, qui avec des bilans comptables… tous
fabriquent des sous-vêtements féminins pour le compte de Starissima, près d’Orléans. Une
cinquantaine de salarié(e)s menacé(e)s de chômage qui peuvent donner une seconde vie à leur
atelier en constituant une Scop (Société Coopérative de Production). Ils deviendraient alors
propriétaires de la majorité du capital de l’entreprise et en éliraient le patron. Une personne
égale une voix, quelle que soit la somme investie. La règle est simple : ils doivent être
suffisamment nombreux à soutenir le projet de reprise en y risquant un mois de salaire,
minimum. Difficile sacrifice, mais le jeu en vaut sans doute la chandelle : il s’agit tout
simplement de (re)devenir maître de son propre destin.

Mariana Otero se fond dans cette aventure dès le prélude de sa naissance. Le spectateur ne le
sait pas, mais elle plonge dans une société figée, patriarcale, qui n’a jamais connu de grève et
ne compte qu’un seul employé syndiqué. L’organisation spatiale de l’usine est à cette image :
les bureaux des cadres en costumes à l’étage ; les ateliers et les bleus de travail au niveau
inférieur. Les responsables se réunissent dans des espaces vitrés et feutrés ; les ouvrières
s’affairent en solitaires dans un hangar ouvert et remuant. La vaste surface est toutefois divisée
par des murs invisibles : le clan des « piqueuses » n’est pas celui du conditionnement ; les
machines à coudre sont l’apanage des Asiatiques et les cartons d’expédition, le lot des
Africaines.

Le projet de Scop va souffler toutes ces barrières en insufflant un air nouveau, et solidaire, dans
les locaux de Starissima. Si le patron continue de peser sur le sort de l’entreprise et dans les
esprits des salariés, il est délibérément évacué de la représentation : le pouvoir (narratif)
appartient désormais aux ouvrières. Confrontées à des subtilités administratives et à des rouages
financiers qu’elles ne maîtrisent pas, elles doutent, s’interrogent sur leur engagement dans le
projet coopératif avec simplicité, pragmatisme, et parfois espièglerie. Entre soutiens-gorge et
petites culottes, Mariana Otero les accompagne pas à pas dans leur cheminement pour filmer,
de la défiance initiale à l’adhésion finale, les étapes d’une prise de conscience collective.

Il y a quelque chose des Portraits d’Alain Cavalier dans la manière dont la réalisatrice aborde
et absorbe ce petit théâtre professionnel : une attention minutieuse à des travaux manuels en
voie de disparition, le privilège des très gros plans sur les détails, la présence de la voix du
filmeur en réserve des images pour faire éclore les états d’âme avec tendresse…
Comme Alain Cavalier, Mariana Otero entretient un rapport très intime avec ses personnages.
Fruit formel de cette entente : les écrins cinématographiques que la cinéaste offre à chacune de
ces petites mains de la confection pour recueillir leurs paroles ouvrières. Manifestation verbale
de cette complicité : « Je ne devrais pas vous le dire mais… », « Bon week-end »… Les filmées
s’adressent à une camarade d’infortune. Au cours des trois mois de tournage, la réalisatrice a
d’ailleurs proposé de réaliser un clip afin de récolter de l’argent pour la Scop sur Internet.

Le récit s’appuie sur cette intelligence pour tisser les fils d’une narration qui alterne confidences
personnelles, conversations plus informelles et réunions entre cadres de la société. Nous
progressons dans la trame du film à la même vitesse que ses protagonistes, sans plus ni moins
d’informations sur les événements à venir. De là découle l’intensité dramatique d’un
documentaire dont le suspense engage le spectateur dans son jeu.

Une fois l’enthousiasme du succès de la mobilisation passé, une nouvelle offre de reprise du
patron sème le trouble parmi les salariés. La proposition est repoussée, mais elle parvient tout
de même à accroître les incertitudes – dans, et devant le film. Les rapports se crispent, le délégué
du personnel tente tant bien que mal de maintenir la cohésion du personnel. Le projet de Scop
avance, incertain, jusqu’à ce que l’unique travelling du film, dans un atelier désert et plongé
dans la pénombre, vienne préfigurer les mines déconfites du lendemain : les hypermarchés Cora
ont décidé de « déréférencer » la marque. 900 000 euros de chiffre d’affaires s’envolent, soit la
certitude que les banques ne suivront plus un projet alternatif devenu peu viable.

Il pleut sur l’usine, le responsable commercial s’enfonce dans un couloir sombre et deux plans
fixes de mannequins immobiles viennent s’ajouter au montage pour traduire la fin des illusions,
et la mort de l’entreprise. L’économie a repris ses droits mais Mariana Otero veut retenir le
chemin parcouru, indépendamment du dénouement. Elle referme son film par une séquence de
comédie musicale qui célèbre le courage d’un mouvement collectif au cours duquel les salariés
ont mis leurs propres ressources en commun pour devenir, ensemble, plus forts. Ils ont eux-
mêmes écrit les paroles d’une chanson qui leur permet de rejouer leur propre histoire, de la
mettre en récit et de se la réapproprier. « S comme Solidaire/Sortir du redressement judiciaire/C
comme courageux/On s’en sortira victorieux/ O comme Optimiste/Nous savons ce projet
réaliste/P, persévérant/Tous unis, quel projet motivant ». L’effort choral final agit comme une
projection au-delà de la représentation. A leur tour, finalement, de nous regarder, en s’imaginant
un avenir contre la fatalité. C’est leur point final, leur point d’espoir.
Cédric Mal

Extrait de Images documentaires n°69/70 (janvier 2011)

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