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Nouveau coup de chaud sur les taux d’intérêt. Le taux auquel emprunte l’Italie à dix ans s’est
élevé, mercredi 4 octobre, à 5 %, pour la première fois depuis début 2012. L’Allemagne, pays
considéré le plus sûr en Europe, a touché brièvement la barre symbolique des 3 %, tandis que
la France a atteint 3,6 %, au plus haut depuis 2011. Ces niveaux n’ont pas été enregistrés
depuis la crise de la zone euro. Sauf que, cette fois, il ne s’agit pas d’une crise, mais d’une
politique délibérée des banques centrales, appelée à durer. « Le marché prend enfin la mesure
de ce qu’il ne voulait pas voir jusqu’à présent, à savoir que les taux d’intérêt vont rester
élevés pendant longtemps, estime Gilles Moëc, économiste en chef d’Axa. Pourtant, les
banques centrales ont été claires. »
Derrière ce changement, tout l’équilibre économique de ces quinze dernières années est
progressivement remis en question. « Sortir de la période des taux d’intérêt négatifs a des
conséquences à tous les niveaux de l’économie » , avertit Eric Dor, directeur de la recherche
économique à l’Iéseg, une école de commerce. Chute des prix immobiliers, alourdissement du
remboursement de la dette, notamment en France, augmentation des défauts des entreprises,
baisse des Bourses… Aucun domaine ne va y échapper. « On est en plein rééquilibrage »,
confirme Alexandra Dimitrijevic, directrice de la recherche à l’agence de notation
S&P Global.
Cette augmentation est désormais pratiquement terminée. Sans complètement exclure une
hausse supplémentaire, Christine Lagarde, la présidente de la BCE, affirme qu’elle « se
concentre désormais sur la durée ». Huw Pill, membre du comité de politique monétaire de la
Banque d’Angleterre, a résumé la tendance générale, fin août, en comparant l’évolution des
taux d’intérêt à « la montagne de la Table » d’Afrique du Sud, dont le sommet est un long
plateau plat, plutôt qu’au Cervin suisse, pointu, qui monte et redescend aussi vite.
La deuxième étape du choc est en cours : il s’agit de la transmission de cette politique aux
marchés financiers. Longtemps, ceux-ci ont parié sur des taux d’intérêt qui redescendraient
dès la première moitié de 2024. Mais, paradoxalement, la (relative) bonne santé de
l’économie a déjoué leurs pronostics. La croissance de la zone euro devrait être de 0,6 % cette
année, selon Allianz. Un ralentissement, mais pas une récession. Aux Etats-Unis, la
robustesse est encore plus flagrante : la croissance est attendue à 2,2 % en 2023.
Dans le même temps, l’emploi demeure solide, le chômage étant au plus bas depuis quatre
décennies. « Les marchés se rallient seulement maintenant à l’idée que les taux vont rester
hauts longtemps, en partie parce qu’ils ont été surpris par la résilience de l’économie,
explique Mme Dimitrijevic. D’une certaine manière, c’est mieux ainsi : soit on avait un
rééquilibrage rapide, en passant par une récession, soit un rééquilibrage plus lent, avec une
faible croissance. » Tout cela provoque de sérieux remous sur les marchés obligataires.
Depuis début septembre, le taux d’emprunt de la France est passé de 3 % à 3,6 % en cinq
semaines, celui de l’Italie de 3,1 % à 4 %, ce qui est considérable.
Enfin, la troisième étape du choc des taux d’intérêt est… le recul de l’inflation. Tant que
celle-ci était très élevée, les taux d’intérêt réels (corrigés de l’inflation) demeuraient très
faibles. Avec une inflation qui ralentit, désormais à 4,3 % dans la zone euro, ce n’est plus
vrai. « Les taux réels sont passés en zone euro de − 2 % il y a deux ans à 0,5 % aujourd’hui,
c’est un changement majeur, souligne Florian Ielpo, directeur des études économiques à
Lombard Odier, une société de gestion. Aux Etats-Unis, ils sont passés de − 1 % à 1,7 %. »
Désormais, emprunter de l’argent coûte cher. « Ça change la donne », explique, dans une note
du 29 septembre, l’économiste Véronique Riches-Flores.
La France, dont la dette atteignait 3 046,9 milliards d’euros au deuxième trimestre (soit
111,8 % du produit intérieur brut, PIB), en subit déjà les effets. En 2020, les intérêts de la
dette versés par l’Etat étaient de 36 milliards d’euros. Cette année, ils seront de 52 milliards.
Et, selon Bercy, ils atteindront 61 milliards en 2026.
Cet alourdissement est lent, mais mécanique et inévitable. En moyenne, la maturité moyenne
de la dette française est de sept ans. « Cela signifie que, chaque année, la France doit non
seulement emprunter pour financer son déficit, mais aussi renouveler 15 % de son ancienne
dette, qui arrive à échéance », rappelle M. Dor.
Concrètement, en 2023, le gouvernement français aura emprunté 172 milliards d’euros pour
payer son déficit, et aura renouvelé 150 milliards de vieilles dettes qui arrivaient à échéance.
La majorité de ces créances venait des années où les emprunts coûtaient autour de 0,5 %.
Aujourd’hui, celles-ci sont renouvelées à 3,5 %, soit sept fois plus. « En France, où on a
habitué le grand public à des interventions systématiques, on ne pourra plus se contenter de
continuer comme avant », estime M. Moëc.
Ces difficultés sont similaires pour l’ensemble des Etats. Sept pays émergents ont fait défaut
depuis le début de l’année. Même les Etats-Unis commencent à inquiéter, et l’agence Fitch a
abaissé leur note, leur retirant leur AAA. Quant à la zone euro, le maillon faible demeure
l’Italie, dont la dette s’élève à 140 % du PIB.
L’agence de notation S&P constate donc un marché à double vitesse. « Parmi les entreprises
les mieux notées, seulement 10 % sont avec une perspective négative. C’est historiquement
bas, parce que beaucoup d’entre elles ont profité de la pandémie pour se refinancer peu cher.
En revanche, dans les entreprises notées “spéculatives”, la détérioration est nette. Et
beaucoup vont arriver à un mur de refinancement vers 2025-2026. Dans des secteurs comme
les entreprises liées à la grande consommation ou celles de la santé aux Etats-Unis, les
problèmes se multiplient », souligne Mme Dimitrijevic.
Le taux de défaut parmi les entreprises à note spéculative remonte vite : il avait chuté autour
de 1 % en Europe pendant la pandémie et est désormais de 3,4 %, au-dessus de sa moyenne
de long terme. Il devrait atteindre 3,75 % en 2024, selon S&P. Cela n’a cependant rien à voir
avec les quelque 9 % enregistrés lors de la grande crise financière de 2008-2009.
« En soi, pour nos enfants, dégonfler la bulle immobilière de ces dernières décennies serait
une bonne chose, mais le problème est que le retournement immobilier peut déséquilibrer de
nombreux pans de l’économie », souligne M. Dor. Toujours en Suède, les entreprises de
construction commencent à tanguer. Le nombre de faillites dans le pays a augmenté de 14 %
en septembre, essentiellement à cause de ce secteur.
L’immobilier commercial est aussi une source d’inquiétude majeure. En plus de la hausse des
taux d’intérêt, le développement du télétravail depuis la pandémie a vidé une partie des
immeubles de bureaux. La correction est particulièrement forte en Allemagne. Signe des
difficultés, le groupe d’immobilier Adler, qui frôle la faillite et est par ailleurs accusé de
fraude, a émis une obligation le 29 septembre : il a dû accepter de payer un taux d’intérêt de
21 %, contre 2,5 % en avril 2021… Pour certains, le « rééquilibrage » de l’économie va être
brutal.
Éric Albert
Cinq ans plus tard, l’équation est toujours aussi complexe. D’un côté, en France comme
ailleurs, les phénomènes climatiques extrêmes (canicules, inondations…) deviennent
impossibles à ignorer et l’horizon pour respecter les accords de Paris se rapproche ; il faut
baisser de 55 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. Soit dans sept petites
années. De l’autre, l’inflation des prix énergétiques et alimentaires et la crise du logement
alimentent l’exaspération des Français, carburant idéal pour les extrêmes, Rassemblement
national en tête.
« Ces remises en cause rappellent que la transition climatique ne sera pas un chemin pavé de
roses, souligne Damien Demailly, directeur adjoint de l’Institut de l’économie pour le climat,
un laboratoire d’idées sur l’économie de la transition écologique. La question centrale, c’est
celle de l’accès aux alternatives et des moyens financiers, pour les plus modestes, mais aussi
pour les classes moyennes. »
Le rapport « Les incidences économiques de l’action pour le climat », publié en mai par
l’économiste Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, inspectrice générale des finances, ne dit
pas autre chose : pour les 20 % de ménages les plus modestes, acheter une voiture électrique
coûte plus de deux ans de revenus, et plus d’une année pour les classes moyennes.
Que penser, dans ce contexte, du discours prononcé par Emmanuel Macron, le 25 septembre,
sur l’ « écologie à la française », censée inciter plutôt que contraindre ? Pour M. Demailly,
ces propos, longtemps attendus, révèlent une prise de conscience du sujet. Mais sont loin de
l’épuiser. Il prévient : « Aujourd’hui, la transition est-elle accessible à tous ? Clairement,
non. »
Audrey Tonnelier
Berlin - correspondance - La querelle déchire depuis des mois la coalition tripartite au pouvoir
à Berlin (formée par les sociaux-démocrates du SPD, les Verts et les libéraux du FDP),
renforçant l’impression d’une action politique entravée. Faut-il plafonner temporairement le
prix de l’électricité pour les industries très consommatrices d’énergie et ainsi éviter les
délocalisations ? Ou bien laisser faire le marché ? La question divise autant les responsables
politiques que les économistes depuis que le ministre de l’économie, l’écologiste Robert
Habeck, a proposé d’intervenir face à la crise qui secoue l’économie allemande.
Formulée au mois de mai, la proposition du ministre, soutenue par la Fédération des industries
allemandes et les deux grands syndicats, IG Metall et IG BCE, consiste à compenser, par
l’argent public, la perte dramatique de compétitivité encaissée par les secteurs les plus
consommateurs d’énergie (chimie, sidérurgie, verre, céramique, papier) depuis le
déclenchement de la guerre en Ukraine. En 2021, ils représentaient ensemble 77 % de la
consommation totale d’énergie dans l’industrie. Un million de personnes y travaillent.
Ces dernières décennies, ilsont bénéficié outre-Rhin de coûts compétitifs grâce au charbon
local, au nucléaire et au gaz, notamment russe, livré par pipeline, particulièrement bon
marché. Le brusque renchérissement du gaz, à l’hiver 2022, l’abandon concomitant du
nucléaire et l’impératif de sortir du charbon et de décarboner l’industrie dans la décennie ont
placé ces spécialités dans un étau quasi inextricable : leur production est pour l’essentiel
devenue trop chère par rapport à la concurrence internationale, les investissements de
décarbonation deviennent très difficiles à financer. Plusieurs installations chimiques
importantes ont cessé de fonctionner. Au total, la production des industries intensives en
énergie est de 16,7 %inférieure à ce qu’elle était avant février 2022.
Risque de désindustrialisation
Le risque est de voir ces spécialités déserter le territoire allemand. Or, cette
désindustrialisation serait sans impact sur le CO2 généré si les délocalisations se faisaient sur
des sites à standards environnementaux inférieurs. C’est la raison pour laquelle une étonnante
alliance s’est nouée entre les écologistes, l’industrie, les syndicats et certains sociaux-
démocrates en faveur d’une subvention aux secteurs gourmands en énergie.
Les libéraux du FDP sont farouchement opposés à cette proposition. Ils sont soutenus par de
nombreux économistes, qui redoutent que le « signal prix », qui doit inciter les entreprises à
se transformer, soit atténué par un dispositif dont il sera difficile de se passer à la date butoir.
En 2030, a promis le gouvernement, 80 % de l’énergie produite en Allemagne viendra de
sources renouvelables.
Cet engagement paraît aujourd’hui extrêmement optimiste dans un contexte où, d’ici là, une
cinquantaine de centrales à gaz compatibles à l’hydrogène vert devront être construites, afin
de garantir un approvisionnement constant en électricité, quand les énergies renouvelables
produisent moins. Il est donc très incertain qu’en 2030 le prix du marché corresponde bien au
prix subventionné.
D’autres voix avancent qu’il est injuste de subventionner les grandes installations chimiques
et sidérurgiques, quand les entreprises de taille moyenne moins consommatrices doivent
s’acquitter, elles, d’une facture d’électricité alourdie de taxes. Un fossé se creuse, au sein des
milieux d’affaires, entre ces spécialités anciennes, très organisées en lobbys, et les entreprises
où l’énergie n’est qu’un facteur parmi d’autres dans la production.
Pour ces raisons, Christian Lindner, le ministre libéral des finances, fait campagne depuis des
mois contre toute idée de prix plafonné de l’énergie. Le chancelier social-démocrate, Olaf
Scholz, apparemment très réservé sur la question, s’est abstenu jusqu’ici de trancher ce débat.
Cécile Boutelet
Xi’an (Chine) - envoyé spécial - Madame Liu perd patience. La construction de son
appartement a déjà plus d’un an de retard. Au milieu d’un immense chantier, mi-septembre,
elle scrute son futur chez-elle, à mi-hauteur d’une tour d’une trentaine d’étages, encore en
béton brut. « Regardez : il n’y a que deux ouvriers pour un immeuble aussi grand, à croire
qu’ils font de la figuration », dit-elle en montrant les silhouettes qui s’activent sur une nacelle
suspendue à la façade.
Lorsque, en 2020, Mme Liu (afin de préserver son anonymat, elle n’a pas souhaité donner son
prénom) achète sur plan dans cette résidence située à une trentaine de kilomètres du centre de
Xi’an, métropole de la province du Shaanxi, au centre de la Chine, pour 1,06 million de yuans
(135 000 euros), le marché immobilier se portait bien. Pour elle et son mari, accéder à la
propriété était une manière de s’installer dans leur ville d’adoption et d’assurer l’éducation de
leurs enfants, grâce aux trois écoles et au collège promis par le promoteur immobilier de cet
immense projet, qui devrait compter 17 000 appartements une fois terminé.
Aujourd’hui, la famille, qui espérait emménager cet été, doit non seulement rembourser son
emprunt immobilier mais également payer un loyer pour se loger, soit 8 000 yuans de charges
au total. « Et il faut ajouter 500 yuans d’essence pour emmener mes fils à l’école », calcule
Mme Liu. Problème : son mari, qui gagnait bien sa vie comme commercial pour des
équipements de salle de bains, est lui aussi touché par la crise immobilière : « Aujourd’hui, il
gagne à peine 20 000 yuans [2 500 euros, soit trois fois le revenu moyen à Xi’an]. Une fois
tout payé, il nous reste à peine de quoi vivre à quatre. L’an prochain, il faudra aussi
débourser pour le grand qui rentre au lycée… je ne sais pas comment on va faire »,
s’inquiète-t-elle.
Croissance limitée
Mois après mois, la crise immobilière s’aggrave en Chine, entraînant dans sa chute la plupart
des secteurs de l’économie. En août, les investissements immobiliers ont reculé de 19,1 % sur
un an, le dix-huitième mois de baisse consécutif. C’est un des principaux moteurs de
l’économie qui s’arrête : jusqu’en 2020, l’immobilier et la construction assuraient environ
25 % de la croissance chinoise. Plus encore si l’on ajoute l’ameublement et les matières
premières.
Résultat, malgré l’abandon de la politique zéro Covid en 2022 et la fin des confinements, la
reprise, attendue début 2023, n’a pas eu lieu : la croissance s’est limitée à 0,8 % au deuxième
trimestre, les exportations baissent, et le taux de chômage des jeunes est désormais tenu secret
après avoir atteint un record, en juin, à 21,3 %.
Les salariés du secteur immobilier sont les premiers touchés. Quelques kilomètres plus à
l’ouest de chez Mme Liu, un autre projet peine à attirer des acheteurs. Au pied des
immeubles, deux agents immobiliers s’agitent devant leurs smartphones posés sur des trépieds
: ils parlent à des utilisateurs de la plate-forme Douyin (le TikTok chinois) en direct, pour
essayer d’attirer des clients. A l’intérieur de la salle des ventes, Liu Lu, un autre agent,
raconte comment, croyant à la hausse de l’immobilier, il a acheté quatre appartements depuis
2016. Aujourd’hui, il doit rembourser 15 000 yuans d’emprunts, mais il ne gagne plus que 18
000 yuans environ par mois, soit 40 % de moins que deux ans plus tôt.
Les travailleurs journaliers du bâtiment ressentent eux aussi la crise. Abrités sous un
échangeur routier du centre-ville, une quinzaine d’hommes attendent, assis sur leurs scooters
électriques auxquels sont accrochés des petits panneaux indiquant leur spécialité : «
Plomberie et électricité », « perceur de trous »ou « charpentier ». « C’est pire que pendant la
pandémie, explique M. Zhou, 45 ans, veste militaire élimée, teint mat et tignasse noire en
brosse. Habituellement, les employeurs nous appellent ou passent ici nous chercher mais,
comme il n’y a pas de boulot, on attend. » Pendant les périodes fastes, ces ouvriers pouvaient
gagner jusqu’à 10 000 yuans par mois. « Là, on se fait à peine 3 000 ou 4 000 yuans, c’est
difficile », explique M. Huang, un perceur de trous de 46 ans. Ce matin-là, il a gagné 150
yuans.
A Xi’an, ancienne capitale impériale, le coup de frein de l’économie n’est pas évident à
première vue : de l’armée de soldats en terre cuite à la tour de l’horloge, dans le centre-ville,
les sites touristiques sont pris d’assaut. Mais, dès que l’on s’éloigne, les restaurateurs accusent
le coup : si les gens profitent de leur liberté retrouvée pour voyager, ils dépensentpeu.
« Pendant trois ans, on a été bloqué à cause des confinements. Maintenant que tout a rouvert,
les gens n’ont plus d’argent à cause de la crise », résume M. Jiang, 27 ans, gérant d’un
restaurant de rou jia mo, des petits pains à la viande typiques du Shaanxi, installé en sous-sol
d’un centre commercial. « Avant, je pouvais gagner jusqu’à 6 000 yuans par mois mais, en ce
moment, c’est plutôt entre 4 000 et 5 000 », témoigne le jeune homme. Il envoie la moitié de
son salaire à sa femme et son fils, restés dans son village d’origine, situé dans le nord de la
province. « Tant que personne n’est malade, ça va », constate-t-il, faisant référence au coût
élevé des dépenses de santé en Chine.
Dans les petites villes à proximité de Xi’an, l’inquiétude est également de mise. A l’entrée de
Sanyuan, à une cinquantaine de kilomètres au nord, une immense résidence, du promoteur
Evergrande, au bord de la faillite, sort de terre. Dans le centre de ce bourg, les commerçants
font grise mine : un coiffeur, qui a dû licencier quatre de ses cinq employés pendant la
pandémie, n’a pas réembauché depuis. Un peu plus loin, plusieurs vendeurs de meubles ont
fermé. « On fait deux fois moins de chiffre d’affaires qu’en 2019, estime Mme Ye, une
vendeuse de rideaux. Même les gens qui ont acheté des appartements les laissent à nu, sans
les décorer ! Notre pays s’est beaucoup développé, c’est vrai, mais, en Chine, le
gouvernement a de l’argent pour ses grands projets, seulement les petites gens n’en ont pas !
», juge-t-elle.
Simon Leplâtre
Crise de la cinquantaine
Dans un an, la France va passer un cap peu glorieux. Pour la cinquantième année d’affilée, le
gouvernement présentera un budget en déficit. Plus que l’incapacité du pays à ajuster ses
dépenses à ses recettes durant un demi-siècle, c’est l’effet cumulatif qui donne le vertige, en
aboutissant à une montagne de dette dépassant les 3 000 milliards d’euros.
Si l’on se réfère au rythme de désendettement qui est anticipé dans la loi de programmation
des finances publiques (la trajectoire budgétaire jusqu’en 2027), cinquante ans, c’est aussi le
temps qu’il faudra pour faire repasser le niveau de la dette sous la barre des 60 % du PIB,
comme l’exigent nos engagements européens. En attendant, Bruno Le Maire présentera mi-
octobre devant l’Assemblée nationale le 49e budget de cette désespérante série.
Inconséquence collective
La méthode du gouvernement consiste à regarder systématiquement le verre à moitié plein.
Croissance, inflation, taux d’intérêt, capacité à faire des économies : toutes les hypothèses
sont fondées sur un scénario rose qui n’est partagé par aucun institut de conjoncture. Même
avec cet alignement des planètes relativement improbable, la France ne fera que revenir tout
juste dans les clous du pacte de croissance et de stabilité européen en passant sous les 3 % de
déficit en 2027. Le niveau de dette, lui, resterait quasi inchangé.
L’exploit est assez relatif : nous serions le dernier pays européen à atteindre cet objectif de
déficit. Malgré cela, il a été impossible de trouver une majorité au Parlement pour voter le
texte, obligeant la première ministre à activer l’article 49.3 de la Constitution, alors que son
adoption est une condition sine qua non pour bénéficier du plan de relance européen. Cette
absence de consensus politique illustre notre inconséquence collective au sujet de la dette.
Au début de l’année, tous les espoirs se portaient sur la revue des dépenses publiques censée
dégager plusieurs milliards d’économies. Dans cette pêche aux coupes budgétaires, Bercy n’a
pas remonté grand-chose dans ses filets. La suppression de la niche fiscale sur
l’investissement locatif ou l’encadrement plus strict du prêt à taux zéro sont déjà menacés par
de nouvelles mesures compensatoires. A peine une voie d’eau est-elle colmatée qu’une autre
se forme un peu plus loin.
Davantage que la nature et le volume des économies, c’est la méthode qui est en cause, celle
du « rabot » budgétaire, qui enlève les couches supérieures de la dépense sans s’interroger sur
sa pertinence et son efficacité. Tant que cette réflexion de fond n’aura pas été menée, la
France ne pourra jamais sortir du cercle vicieux de la dette.
Celle-ci est nourrie insatiablement par une dépense publique qui, bien qu’en augmentation
constante, n’arrive même plus à satisfaire nos attentes. Comme aime à le rappeler Pierre
Moscovici, le président de la Cour des comptes et du Haut Conseil des finances publiques
(HCFP), « chaque Français reçoit sous forme de dépenses publiques 28 % de plus en euros
constants qu’en 2000 ». Or les Français sont de plus en plus critiques sur le fonctionnement
de leurs services publics. Visiblement, augmenter la dépense ne fait pas le bonheur.
Exemple : sur le logement, le fait que nous dépensions deux fois plus que la moyenne de la
zone euro ne va pas empêcher le secteur de plonger dans une crise sévère dans les prochains
mois. De la même façon, la part du PIB que la France consacre à l’éducation est supérieure à
la moyenne des pays de l’OCDE. Pourtant, le pays se retrouve relégué systématiquement en
queue de peloton des classements internationaux sur le niveau des élèves. Le même constat du
décalage entre les moyens alloués et l’efficacité du système se retrouve dans la santé.
A se focaliser sur une optique purement comptable, on passe à côté de l’essentiel. La question
n’est pas tant de savoir combien est dépensé que d’évaluer le fonctionnement de nos services
publics, l’efficience des sommes engagées et, à partir de là, d’engager des réformes
structurelles. Faute de s’atteler à ce travail, la plupart des gouvernements ont préféré laisser
dériver nos comptes publics face à une majorité de Français pour qui les questions budgétaires
ne sont pas une priorité, pourvu qu’ils ne payent pas plus d’impôts.
La fuite en avant ne sera pas éternelle. Entre le ralentissement de la croissance, des taux
d’intérêt élevés, une nouvelle salve de notations par les agences financières dès cet automne et
la réactivation des règles budgétaires européennes en 2024, la tempête parfaite menace.
Attendre qu’elle éclate pour agir n’est clairement pas la meilleure option.
D’ici à 2027, la charge de la dette va exploser pour atteindre, selon le HCFP, 84 milliards
d’euros, soit une augmentation de 160 % par rapport à 2021 ! Son coût représentera plus du
double du budget qui est consacré cette année au financement de la transition écologique. La
théorie selon laquelle l’« obsession de l’équilibre budgétaire » serait l’ennemi de la
préservation de la planète ne tient pas. C’est tout le contraire : notre impéritie nous conduit à
dilapider de précieuses recettes qui seraient plus utiles à être investies dans ce qui compte
vraiment plutôt qu’à remplir les poches des investisseurs internationaux.
Stéphane Lauer
Une voyante nous aurait prédit il y a dix ans qu’un président de la République française,
fervent défenseur de l’économie de marché, créerait un conseil de la planification écologique,
nous l’aurions tous traitée de charlatan. Pourtant, c’est bien ce vocabulaire des années 1960,
réminiscence du Commissariat au plan, que le président Macron a choisi d’adopter pour
démontrer l’engagement de son gouvernement.
Aussi, déterminés à ne pas perdre espoir, nous voudrions être sûrs aujourd’hui que les
milliards d’argent public destinés à la transition écologique seront versés aux bons endroits,
aux bons acteurs et permettront vraiment de réduire les émissions carbone de la France. C’est
que, à force de répéter que l’Etat dépense trop, on en vient à douter. Qui sont les
bénéficiaires ? Comment s’assurer des résultats ? Le « Rapport sur l’impact environnemental
du budget de l’Etat », institué par une loi de décembre 2019, vise justement à rendre des
comptes aux citoyens et citoyennes sur cette question fondamentale qui mêle urgence
climatique et finances publiques. Il est annexé au projet de loi de finances et permet une
délibération citoyenne sur les moyens budgétaires alloués à la transition et leur impact. Le
prochain rapport sera bientôt publié, courant octobre.
Dans sa dernière parution, en 2022, on apprenait que les dépenses vertes, c’est-à-dire les
dépenses « favorables à l’environnement sans être défavorables par ailleurs », atteignaient
37,5 milliards d’euros dans le projet de loi de finances 2023. On y retrouvait ainsi
MaPrimeRénov’ (2,3 milliards), les dépenses en faveur de la rénovation énergétique
(1 milliard), la baisse de TVA appliquée aux travaux d’amélioration énergétique
(1,9 milliard), l’aide à l’acquisition de véhicules propres (1 milliard), etc.
Face à ces dépenses vertes, l’Etat avait consacré 19,6 milliards à des missions défavorables à
l’environnement, un montant deux fois plus élevé qu’en 2021 à cause du bouclier tarifaire sur
le gaz et l’électricité. En effet, les mesures adoptées pour protéger les familles contre une
partie de la hausse des prix de l’énergie rentrent en conflit avec l’objectif de décarbonation,
car elles sont de fait une forme de subvention à la consommation d’énergie. Le rapport de
2022 insistait néanmoins sur le fait que les dépenses favorables dépassaient les dépenses
défavorables à l’environnement. Ouf, on était donc sauvé. Et de toute façon, la fin des
différentes mesures de bouclier tarifaire est programmée en 2024.
Ce choix méthodologique n’est pas neutre, comme le rapport lui-même l’admet quand il
indique qu’il n’est pas exclu que « cette dépense fiscale finance in fine en partie des projets
ayant un impact sur l’environnement ». On aurait pu faire un autre choix, en évaluant par
exemple l’impact des dépenses publiques qui facilitent le financement de projets privés dans
des secteurs polluants. Ainsi, une entreprise qui vise à développer des substances chimiques
toxiques peut bénéficier du CIR et donc d’un coût de financement réduit pour investir dans
son projet.
La question est importante, car les aides publiques aux entreprises représentent aujourd’hui
une part conséquente du budget public : depuis 2016, l’Etat a versé chaque année 70 milliards
d’euros aux entreprises françaises au titre de subventions, et 100 milliards d’euros en manque
à gagner au titre des crédits d’impôts et exonérations fiscales. En effet, quand Bercy accorde
un crédit d’impôt, les recettes fiscales correspondantes n’entrent pas dans les caisses.
Il n’est donc pas illogique de remettre l’ouvrage sur le métier et de s’interroger sur le sens de
cette classification. L’objectif est-il d’offrir un affichage politique écologique, ou bien de
décarboner véritablement l’économie française ? Depuis 2013, l’industrie française réduit ses
émissions au rythme de 1,3 % par an, alors qu’il faudrait un rythme de 3,5 % par an pour
atteindre l’objectif de réduction d’émissions carbone en 2030 (- 35 % par rapport à 2015).
L’objectif pourrait probablement être atteint si l’on concentrait les ressources publiques au
bénéfice des entreprises réellement engagées dans la transition. Il faudrait pour cela
conditionner les aides publiques aux efforts réels d’investissement dans la décarbonation.
Anne-Laure Delatte
Note(s) :
Après 1945, ces savoirs deviennent les points d’appui de nouvelles politiques publiques. Deux
nouveaux personnages entrent en scène : le macroéconomiste et le planificateur. Ils ont pour
nom Alfred Sauvy (1898-1990) et André Vincent (1900-1990), à l’Institut de conjoncture, ou
encore Claude Gruson (1910-2000) au ministère des finances. Leur langage commun est celui
de la comptabilité nationale et son modèle simplifié de l’économie.
A partir du début des années 1950, il prend la forme de trois tableaux : le tableau économique
d’ensemble, qui représente les échanges entre ménages, entreprises et administrations ; le
tableau des opérations financières, destiné à mieux harmoniser l’épargne et l’investissement ;
enfin le tableau d’échanges interindustriels (aujourd’hui tableau des entrées et sorties), qui
permet d’identifier les dépendances de chaque secteur d’activité aux matières premières. Dès
lors que « l’économie française » est dotée d’une structure comptable et d’une grandeur
monétaire, elle peut faire l’objet d’une politique orientée vers la « croissance », qui devient
dans le même temps un nouveau paradigme, promu notamment par François Perroux (1903-
1987), le titulaire de la chaire d’économie au Collège de France.
Ambition prométhéenne
Changeant d’échelle d’analyse, deux chapitres sont consacrés à la « division des programmes
» de l’Insee et plus précisément au modèle « Fifi » (« physico-financier ») qui, fondé sur plus
d’un millier d’équations, servit de base à l’élaboration du sixième plan français entre 1971 et
1975. Ce modèle fut largement contesté. Pour le fabriquer, il avait fallu sélectionner, mettre
en équivalence et classer la réalité économique. Or ces choix avaient tous une dimension
politique : dans le modèle Fifi, par exemple, les salaires n’étaient traités que comme une
donnée ou un résultat, et non comme un levier de la politique économique. Dès 1970, Henri
Krasucki critiqua vivement ces présupposés normatifs au nom de la CGT. Paradoxalement,
beaucoup d’économistes de gauche, quoique sensibles à ces critiques, restaient persuadés de
l’importance et de l’utilité des modèles mathématiques de l’économie. Espéraient-ils les
affiner pour les rendre un jour plus réalistes et démocratiques ?
A ce stade, le récit prend une tonalité à la fois tragique et ironique. Sous l’effet du premier
choc pétrolier de 1973, écrit l’auteur, « la conception de l’économie française se transforme,
et avec elle, celle de l’action de l’Etat ». L’intégration des événements extérieurs aux
modèles, qui avaient déjà posé problème en mai 1968, devient de plus en plus difficile, et les
hauts fonctionnaires qui avaient tenté d’inventer un modèle de l’économie française
permettant d’intervenir sur elle voient désormais ce dernier dicter sa loi au législateur. Dans le
même temps, il devient manifeste que les acteurs économiques, loin d’être des animaux de
laboratoires passifs, ajustent leurs stratégies en fonction des prévisions du plan et des analyses
des économistes. L’ambition prométhéenne d’un Etat planificateur, qui avait cru pouvoir
infléchir le cours de l’histoire, se voit dépassée par l’imprévisible des événements et sa
créature théorique, tel le monstre de Frankenstein, se retourne contre son créateur.
Il est étonnant que jamais Angeletti ne fasse le lien avec le débat environnemental, pourtant
omniprésent après la création du ministère de l’écologie en 1971. La question est-elle absente
des sources ? Il tente néanmoins de tirer des perspectives pour le présent : « l’économie
française » , telle qu’elle a été inventée après-guerre, existe-t-elle encore ? Assurément ce
n’est plus la même, et pourtant les besoins en matière de planification écologique sont plus
grands que jamais. Ce riche récit d’une invention macroéconomique, et de ses pièges, est à ce
titre une inspiration.
Julien Vincent
Note(s) :