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PAUL-GEORGES SANSONETTI

Graal
et
Alchimie

L'ILE VERTE
BERG INTERNATIONAL
GRAAL ET ALCHIMIE
© 1982 Berg International éditeurs .
129, boulevard Saint-Michel, 75005 Pans
ISBN 2-900269-26-1
PAUL-GEORGES SANSONETTI

Graal
et
Alchimie
publié avec le concours du Centre N ational des Lettres

BERG INTERNATIONAL EDITEURS


à Henry Corbin
Gilbert Durand
et Jean Marx
qui guidèrent mes pas.
ABREVIATIONS

Cf. : confere.
Ibid. : même cèuvre.
1. : ligne.
op. cit.
p. : œuvre citée.
: page.
str.
: strophe.
T.o.
Tr. : texte original.
T. : transcription ou traduction.
: tome.
V.
: vers.
ms.
: manuscrit.
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION . .. ........... . ... .. ...... ......... 13

PREMIERE PARTIE
FORCES ET FORMES
Chapitre I : Perception d'un autre corps
- I.e Double . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
- La Forme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
- L'Ame et !'Armure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

Chapitre II : L es centres de Force et la Forme


- l..es Sept Forces Primordiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
- l..es quatre Eléments et les centres de Force . . . . . . . . 36
- « La Lune du héros , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
- Le sceptre aiguisoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
- « Plusieurs semblances , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

Chapitre ID : L es armes sidérales


- Pierres de vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
- l..es gemmes e t Ies astres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
- l..es vertus guerrières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
- I.e lion, le cœur et le soleil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
- L'âme du cœm . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
- l..es quatre escarboucles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
- La Pierre du soleil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
- Le sceptre de Vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62

Chapitre IV : La pierre et la foudre


- Le cœur tricorn u . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
- La chasse au cerf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
- La porteuse de coupe cosmique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
- L'Arbre de lumière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Le « Taillor , d'argent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
- « Eclair qui éblouit » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
GRAAL ET ALCHIMIE
10
.. ... . 76
_ Le rouge magique .... · · · · · · · · · · · · · · · · · ....... . 78
- Les armes de feu et de lumière ... .. ... 79
. .. .. .
- Cuirassé de dragons ........ . · · · ... . . .

Chapitre V : La vision alchimique de l'être 81


- L'eau mercurielle . . .......... · · · · · · · · · · · · · ·.....
···· 83
- Saturne et la Pierre ........... · · ······· ..... 84
- L' " Or inverse ~ ............ · ········

SECONDE PARTIE
LES SEPT CHATEAUX DES FORCES PRIMORDIALES

Chapitre VI : La Porte noire 89


- Le cheval ferré à l'envers ... . · · · · · · · · · · · · · · · · · · 91
- « Avez-vous ouï? :. ....... · - · ············ 93
- Un grand lion d'hermine .. .. . . · · · · · · · · · · · · · · · · · ". ·. ". 94
- En présence de la terre ...... . · · · · · · · ". ". ·. ~ ". .. . 95
- Anneaux d'or et cercles magiques · · · · · · · · 98
- La vision par la fissure . . .. . .. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 100
- L'axe et les clous d'or ..... .. . · · · · · · · · · · · · · · · ·

Chapitre VU : Le jeu d'azur et d'or


103
- Péril_ aquatique . . . .. . .. . . .. · · · · · · · · · · · 105
- Fascmat1on ......... . ... . . .. · · · · · · · · · · · · · · · · · · 108
- Soleil de fer ........... .... · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 110
- Jouer avec l'invisible .... ..... · · · · · · · · · · · · · · ·.....
· · · .. 111
- Lumières du Bel Echiquier ... . .. · · · · · · · · · · 113
- Les Azurs contre les Dorés ..... · · · · · · · · · · · · · 115
- La présence étoilée .............. · · · · · · · · · · · · · · 118
- Silhouettes païennes et chrétiennes ... · · · · · · · · · · · · · 122
- Gauvain en Escavalon . .. .. ...... · · · · · · ······

Chapitre VIll : L'antre de Saturne


127
- Le Chevalier au tombeau .... .. .. .. · · · · · · · · · · · · · · 129
- Aux armes des ténèbres ........ . ..... · · · · · · · · · · · · · 131
- La révélation du « sel > . .. ...... . ... · · · 133
- Le sommeil du Chevalier Noir ...... · · · · · · · · · · · · · ·

Chapitre IX : Le lion et la hache 137


_ Le château du Chevalier Dormant ........ .......
. . ..... .. 138
_ Un feu impur .... · ... · · · · · · · · · · · ·

--
TABLE DES MATIÈRES 11

= t~~iè:: A~~~:bre....... · .. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · 140


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
Chapitre X : L'air et l'affranchissement
- Froide fontaine .............. .. . . 145
- Sous le blason du cœur ..........................
· · · · · · · · · · · · · · 146
- Le château de l'air ........................... 148
- Face au géant ...... ....... ... ..... . .. ....... . 150
- Le Cheval Noir .. .. .... . . .... .. .... . 152
- Le Blanc gardien du « gué amoureux ~ . : : : : : : : : : : : 153
- Le fugitif et le serpent crêté .. ........ . ...... . ... . 157
- Rencontre avec le Bel Inconnu ................. . 158

Chapitre XI : Dans le château vibrant


- Regard sur la cité aux cinq tours ........... .. .. . 161
Le Beau Mauvais . ... ... .... ... .. ............. . 162
- « Je ne puis retarder cette œuvre :i> • • • • • • • • • • • • • • • • 163
- « Ni par peur, ni par prière l> • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 165
- La toute-puissance du son ....................... . 166
- Métaux et Alchimie ........................... . 169
Chapitre XII : Les ponts vers le non-moi
- La tête du Blanc Cerf ......................... . 173
- Minuit vermeil ............................. . 177
- Sur le pont de verre . . ... ........ ... . . ....... .. . 180
- Briol et le pont tournoyant ... ....... .. ... . . .... . 184
- L'anonyme vainqueur du monde ........ . ........ . 187
Chapitre XIII : A 11 sommet du monde
- La tombe et l'épervier .................. . ...... . 191
_ Le pendu à l'envers et l'enfant à la pomme ... .. .. . 193
- Sur Je Mont Douloureux ..... .. .... .. .......... . 195
Le septième centre de Force .. . .................. . 197
- La triple étoile et Je cuivre doré ................. . 199

Conclusion : La voie du Graal et les régimes de l'image


- Emblèmes diurnes ...... ..... . . .... ....... .... . . 205
- Emb1èmes nocturnes et Coincidentia oppositorum ... . 209

Bibliographie .. .... ....... ..... .. ........... ........ 211

Illustrations de Ulrike et Paul-Georges Sansonetti.


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INTRODUCTION

« Le long de cette brèche qui est taillée dans le rocher. ~

S'il fallait choisir un nom chargé de mystère, nimbé de sacr.alité,


au cœur du monde médiéval, ce serait bien celui de Graal, cœur
lumineux de ce monde.
On connaît le thème « inventé > - au sens étymologique du terme
c'est-à-dire re-trouvé - par Chrétien de Troyes aux alentours de
1190 : son héros, un jeune Gallois qui n'a pas encore de nom, perdu
dans un territoire désert, sur un chemin ne conduisant nulle part,
rencontre un mystérieux roi Pêcheur qui l'hébergera dans son châ-
teau. Là il assiste au cortège du Graal : on porte une lance dont
la pointe - phénomène surprenant ! - saigne, puis un vase dont
émane une clarté surnaturelle... Le Graal !
Y. Bonnefoy résume .ainsi le problème suscité par la dimension
magique de ce nom : < Un graal est un vase ou plutôt un grand
plat creux. Le mot est attesté sous une forme ou sous une autre
dans plusieurs dialectes français. Mais un graal n'est pas le Graal.
Au-delà de l'énigme d'un mot qui semble, chose curieuse, avoir intri-
gué les contempor.ains de Chrétien puisque certains essaieront de le
justifier par des étymologies fantaisistes, il y a l'énigme de cet objet
aperçu un instant dans un château inconnu > 1.
Le Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes est
demeuré inachevé. Inachevé ? Ici intervient l'heureuse intuition de
Jacques Ribard : < Comment ne pas être frappé par le fait que
trois des œuvres maîtresses de notre littérature médiévale - trois
quêtes spirituelles évidentes - , La Charrette, Le Conte du Graal et
Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, sont ainsi toutes trois
inachevées ou prétendues telles ? > :J. Ces romans seraient en fait

1. Présentation de La Quête du Graal (Paris, 1965), p. 14.


2. D ans Le Chevalier de la Charrette (Paris, 1972), p. 164.
14 GRAAL ET ALCHIMIE

volontairement inachevés parce qu'un silence est apposé sur la fin


de l'œuvre et, alors, comme le dit J. Ribard, c peut-être les aut~urs
ont-ils dû se résoudre à se taire devant l'inexprimable l> 3 • M.ais :
< N'est-ce pas plutôt que la quête n'a pas, ne peut p as, a~oir d:
fin? (...) Que ces romans sont bien finis dans la mesure meme ou
ils n'ont pas de fin $ 4 • La fin de l'œuvre demeurerait alors « en sus-
pend ~ dans l'invisible ! Autant dire que ces romans ser.aie:i; ai:alo-
giquement semblables à la fameuse épée brisée, aussi ?.1eratique,
aussi fascinante, que le Graal lui-même au point que, des la Pre-
mière Conti~uation, elle prendra place dans le co:tège ~u vase d:
lumière. Mais nul doute que cette lame tronçonnee r eflete c 0 ~?1
un miroir symbolique le Roi Pêcheur homme brisé par le m~lieu
pu~ci.ue paralysé des jambes. Alors aut~nt que de poser les qu~snons
fatidiques - pourquoi la lance saigne-t-elle ? Quel est le serv1~e du
Graal? - ressouder l'épée c'est faire que le roi méhaigné se leve et
marche.
T Il faut rétablir la jonction entre le visible et l'invisible, entre la
~~e et 1: Ciel, entre le corps et l'âme. Mais, paradoxalement, ~~
q.d est ~nsure entre deux mondes peut devenir signe, appel... .
v1
Te e asp1.re. ··· Et l'At ,
e re predestme. , decouvre
, que cette br1'sure entre
, t
, ~e et Ciel est justement la Voie ... Quelque part sur terre - ~ e~l -
ad re en notre être terrestre - la brisure a laissé une trace, ,a ' le
ans la, dens't i e' d u monde ... Perceval l'a trouvee
, et son nom reve e~
cette decouverte. N'est-il · pas celui qui a perce, le Secret du Val. ?a
comme , .
le rappell J M ,.
e · arx et cela parce qu'il a su oberr au conseil. du
mysteneux Pê h . . , h qui est
taill' d c eur · « Gnmpez donc le long de cette brec e
ee ans le rocher et, quand vous serez arrivé là-haut, vous verrelz
devant vous dans , , . . a D ans e
' une vallee, une maison ou ]'habite » ·· · ,
r?c, symbole de la densité et de la pesanteur du monde, une brecbe
s ouvre
D et monte
. : telle est l a V me
. '. ~
es continuateurs ~e Chrétien de Troyes se sont donc prése_ntes,
P.osant de no~veaux Jalons dans la Quête. Une Première Contznua-
tzon ~et en scene non point Perceval le Gallois mais le célèbre nev~u
du r,01 ~hu~, figure exemplaire de la chevalerie, Messire Gauva1?,
lance lui aussi, au hasard d'aventures, en Quête du Graal, ou plutot

3. Ibid ., p. 166.
4. p e Ch~étien de Troyes d Guillaume de Lorris : ces quêtes qu'o n dit ina-
chevees, ca?1ers du CUERMA (Paris, 1976), p. 321.
5. La L egende Arthurienne et le Graal (Paris, 1952), p. 68, not~ 2. .
6. Le Conte du Graal, transcription en prose moderne par J . R1bard (Pans,
1979), p . 67-68.
INTRODUCTION 15
de l'énigmatique lance qui saigne. La Seconde Continuation est
attribuée à Wauchier (ou Gautier) de Denain, désormais désioné
comme « pseudo-Wauchier » en raison des doutes que suscite
l'identité réelle de ce narrateur. Son récit, objet de la présente étude,
nous permet de retrouver Perceval après son passage chez le sage
ermite, son oncle. Il chevauche perdu dans une forêt - ce labyrinthe
végétal, décor de l'errance - jusqu'au moment où le monde ma-
gique du Graal, par un émissaire, lui indique une Voie. Pour lui
commence alors un long périple : il va d'aventures merveilleuses
en aventures terrifiantes. .. Tandis que, sur sa route, des châteaux
ouvrent leur porte sur les mystères qu'ils recèlent... Des châteaux?
Plutôt des temples initiatiques! Car c'est bien d'une initiation qu'il
s'agit... D'initiation et d'alchimie. Nul hasard sans doute si, dans
l'une des trois œuvres citées par J. Ribard, Le Roman de la Rose
on trouve les lignes suivantes : « c'est une chose bien connue,
!'Alchimie est un art véritable; qui en userait sagement ferait des
merveilles, car quoi qu'il en soit des espèces, les corps particuli~rs ,
soumis à des préparations intelligentes sont muables de tant de ma-
nières qu'ils peuvent changer entre eux de nature par diverses éla-
borations (... ) Car les maîtres alchimistes font naître l'or fin de
l'argent (... ) et de :l'or fin font des pierres précieuses claires et très
remarquables " 7 • De même, et plus proche dans le temps et par le
thème du sujet qui va nous occuper, on découvre dans La Queste
del St Graal cette image résumant tout le processus alchimique et
disant que Jésus-Christ, plein de bonté envers les preux aspirant
à la chevalerie célestielle du Graal, < leur promet de l'or au lieu du
plomb ~ 8 •
Nous avions abordé ce thème de la présence de l'hermétisme dans
les romans du Graal et particulièrement dans le Perceval de Chré-
tien de Troyes, lors de la rédaction de notre Doctorat de Lettres
intitulé Le Corps de Lumière dans la littérature arthurienne 9•
A l'époque nous n'avions pas encore connaissance de l'imposant
travail de P. Duval, La Pensée Alchimique et le Conte du
Graal io. Selon nous, l'auteur a le grand mérite d'orienter sa re-
cherche non seulement dans la direction de l'hermétisme - à cet
égard on ne peut que louer l'excellence de sa démonstration - mais

7. L e Roman d e la Rose, transcription en prose moderne p ar A . Mary (Paris,


1969).
8. La Quête du Graal, op. cit., p. 200. .
9. Sous la direction de G. Durand, S . Vierne et J. Ribard, soutenu le
7 mars 1980 à l'Université de Grenoble III.
10. Paris, 1979.
16 GRAAL ET ALCHIMIE

aussi dans celle du chamanisme. Semblablement, et dans la continuité


de notre doctorat, il nous a paru indispensable de rapprocher. cer-
tains thèmes arthuriens des traditions nord-européennes (Celtiq~es
et Germaniques) antérieures au Christianisme. D e même, thème bien
connu, que les cathédrales se sont élevées sur les lieux de cultes
païei:s, la littérature du Graal, ainsi que d'éminents che~cbeurs. l'ont
établi, est toute emplie de réminiscences celtiques... mais aussi ~er­
maniques pourrait-on ajouter. Les deux civilisations se resserobla:ent
tant et c'est l'immense mérite de G. Dumézil d'avoir roont:e la
proxin;ité des thèmes mythologiques entre ces deux rameaux 1Ildo-
eu~opeens. Aussi, dans le présent récit, ne s'étonnera-t-on pas de
vou apparaître au début et surtout à la fin lors d'un moment solen-
nel entre tous, l'image d'un immense pilier dans lequel des clous d'or
sont enfoncés : certes, il s'agit de l'Axe du monde mais comment ne
pas songer à l'lrminsul ou « Colonne du Ciel ~ évoqué par Rodolph_e
d~ Fulda, d'autant plus que les clous d'or sont présents dans la re~i­
gion scandinave comme R eginnaglar (littéralement « clous des PM~­
sances ~). Cela dit, Jacques Ribard, dès 1972, offrait à notre 01 . 1-
tation une étude très précieuse, parce qu'exemplaire, Le Chev~lter
de la Charrette, dont le sous-titre Essai d'interprétation symbolzque,
précise le contenu. Exemplaire ~n effet et ce par une rigueur non
austèr e car la « senefiance > - ' pour reprendre
' ' }' U
un mot cher a. .a -
teur - de chaque image clef du roman de Chrétien, apparaît si JUS-
tement cernée qu'elle se détache comme une enluminure. Il nous
fau~ encore citer le livre très complet de Paule Le Rider sur Le ~he­
va!zer . ~ans le Conte du Graal u ainsi qu'un autre ouvra~e plusieur~
fois cite dans notre présente recherche celui de P. Gallais, Perceva
et l' Initiation 12. '
, D'ores _et déjà disons qu'il n'entre pas dans notre propos d'affirmer
peremp_to1rement, ou de démontrer, preuves à l'appui, que O.e pseudo)
Wauchier de Denairl a sciemment introduit dans son récit toute une
s~~o~que ~n.térieure au Christianisme ou encore qu'il s'agit , d'un
tr~1te d hermetisme. Par contre il nous est apparu essentiel d.e decou-
vnr quelle < résonance > symbolique et alchimique émanait de ~ces
aventures de Perceval. Il convient de préciser que ce récit (de m_e me
que d'~utres romans arthuriens) s'impose comme le miroir du cµroat
symbolique du temps : l'art roman, puis l'art gothique, la science
héraldique, les écrits d'Herrade de Landsberg, d'Hildegarde d~ Bing~n
ou d'Alain de Lille (pour ne citer que ces trois auteurs preoccupes

11. Paris, 1978.


12. Paris, 1972.
INTRODUCT I ON 17
du rapport existant entre l'Homme et le Cosmos) r évèlent leur unité
de conception au niveau des images symboliques. Découvrir l'époque
de Chrétien de Troyes et de ses Continuateurs c'est s'apercevoir de
l'omniprésence du symbole. Pour une pensée de ce temps, comme
pour toute civilisation traditionnelle, le monde n'apparaît cohérent
que s'il est signifiant, constellé de signes. Et le r écit de Wauchier ne
se fait pas faute de multiplier les signes. Nous avons donc choisi de
laisser ces signes, ou plutôt ce qu'ils expriment, nous parler et appe-
ler d'autres signes. Des parallèles s'établissent avec le monde des
hermétistes mais aussi avec toute une emblématique venue de temps
oubliés ou ignorés à l'époque de Wauchier : des silhouettes de l'âge
du bronze et de l'âge du fer se juxtaposent aux personnages du
récit, des figures du paganisme surgissent entre deux évocations des
évangiles. Mais rien de contradictoire ou de chaotique en tout cela,
bien au contraire, car ces deux courants sont sans cesse réconciliés
par le message de l'hermétisme dont, une fois encore, nous ne pré-
tendons pas qu'il est à lire directement dans le récit de Wauchier,
mais parallèlement à ce récit.
Ces signes pourraient être définis comme des Forces qui prennent
Forme... La Force, la Forme : nous n'écrirons ces mots qu'avec
une majuscule afin de les extraire de la banalisation que leur impose
le langage contemporain. D'autres mots encore, nous le verrons, mé-
ritent la majuscule. Tel Présence, car désignant une entité ouranienne,
ainsi que Voie, car celle-ci conduit au Graal, c'est-à-dire à la radiance
divine. Aussi, en image introductive à notre étude, choisissons c.e
passage du Peredur, l'histoire_de Perceval, mais présentée comme un
conte bardique gallois. L'action se passe dans le château du Graal
et Je seigneur du lieu, « un homme à cheveux blancs, majestueux ~
montre au héros un objet : « il y avait, fixé au sol de la salle, un
grand crampon de fer que la main d'un homme de guerre aurait pu
à peine éteindre ». « Prends cette épée-là », d it le vieillard à Peredur,
« et frappe l'anneau de fer ». Peredur se leva et frappa l'anneau qui
se brisa en deux morceaux ainsi que l'épée. « Place les deux mor-
ceaux ensemble et réunis-les ». Peredur les mit ensemble et ils se
ressoudèrent comme devant. Une nouvelle fois le héros brisa et
rajusta l'anneau et l'épée. Il s'y essaya une troisième fois mais alors
« les morceaux de l'anneau ainsi que de l'épée ne purent être rajus-
tés. » « Bien, jeune homme », dit le vieillard, « en voilà assez (. ..) Tu
es le premier joueur d'épée de tout_ l~, royaum~ . ~u n'as, que le\ deux
tiers de ta force, il te reste la trolSleme partie a acquenr... » 3. La

13. D ans L es Mabinogion, contes bardiques gal/ois (Paris. 1979), p. 202.


18 GRAAL ET ALCHIMIE

capacité du héros à ressouder mystérieusement l'anneau. et l'ép ée


prouve que cette force ne procède pas d'un simple potentiel. mus~u­
laire : une Force surnaturelle entre en action qui par deux fois, bn~e
et soude, agit sur la structure moléculaire du métal. Cette Force eut
été complète si par trois fois elle avait agi. . .
En tant que symbole, l'anneau est présent dans diverses traditions
- particulièrement en hermétisme_ m ais toujours avec le sens d'une
~orce fermée sur elle-même qu'il faut tour à tour rompre ou recons-
tituer selon qu'il s'agisse de briser un enfermement ou de reforme~
une totalité : l'alchimie parlera de Solve et de Coagula. Quant a
l'épée brisée et ressoudée, elle illustre certes, une même _Fo:ce a~
double effet appliquée non au principe d'une totalité mais a _celm
d'une axialité. L'anneau, l'épée et le chiffre trois - ritu~l s'il . e_n
est - réapparaîtront dans le récit de Wauchier. On pourrait cbot slf
un aut:e. exe.mple :. le Lia Fail, ou pierre de souv~ra}n.e~é qui, da~!
l~ tradition irlandaise pousse un cri lorsque le roi legit1m~ pose
pied dessus. Là encore il s'agit d'une Force surnaturelle qui, pour se
manifester, prend Forme.
. ~es différentes notions, complémentaires les unes des ~utres_ et
mdispensables à la lecture symbolique de cette Seconde Contmuation,
vont être développées sous le titre général de « Forces et Formes .~
da~s une première partie. Après quoi, il ne nous restera plus qu a
suivre Perceval dans son périple initiatique.
Hormis les travaux de M. Eliade, de G. Dumézil ou de J. M arkale
14
- tout particulièrement son étude, L'Epopée Celtique d'Irlande -;-
e~ surtout de J. Evola dont l'ouvrage intitulé La Tradition H ern.ie-
tzqu~ ~ s'est ~posé ~omme notre guide permanent d~ns l~ d?~am:
1

alchimique, meme s1 la lecture du Mysterium Con1unctwnzs d


C. G. Ju~g s'avère indispensable en la matière, c'est aux œuvres de
ceux qui furent directement nos Maîtres universitaires que nous
ferons fréquemment appel. J. Marx tout d'ab ord, auquel nous ~e
pouvons rendre de meilleur hommage qu'en mentionnant maintes fois
. . al. ouvrage : La Légende Arthurienne et le Graa 111 · H, ·
son ~nnc1p
Corb1~, ensuite, tant il est vrai que sans ces deux notions con:ple-
mentatres que sont la Lumière de Gloire et le Monde Imaginai il n e
peut y avoir de juste approche du Graal et de son royaume. G.
Durand, enfin, sur les conseils de qui la présente recherche fut entre-

14. Paris, 1971.


15. Paris, 1963.
16. Paris, 1980.
17. Op. cit.
INTRODUCTION 19
prise. Et c'est à l'excellence de ses travaux que la conclusion de
notre ouvrage est consacrée puisqu'on ne pouvait mieux révéler
l'archétypologie de cette Seconde Continuation qu'en faisant appel
aux Structures Anthropologiques de l'imaginaire 18 •
Notre intérêt pour la Seconde Continuation remonte à 1968, date
de la publication, transcrite en prose moderne, par S. Hannedouche
sous le titre : Perceval et le Graal, les Continuations 19 • A la fin de
l'ouvrage, une réflexion était proposée au lecteur sur l'initiation de
P erceval selon la doctrine anthroposophique de Rudolf Steiner.
L 'orientation que nous donnons aujourd'hui au récit sera autre ...
mais non point contradictoire. Seule doit importer, selon 1a formule
de Simone Vierne, « 1a lecture comme initiation ;.) 20•

18. Paris, 1973.


19. Paris, 1968.
20. Grenoble, 1973, p. 99.
PREMIÈRE PARTIE

FORCES ET FORMES
....
Chapitre 1

PERCEPTION D'UN AU'IRE CORPS

LE DOUBLE.

Selon de multiples traditions, sept Forces primordiales émanées du


Divin furent créatrices et organisatrices de l'univers et de l'homme,
dès lors qu e ce dernier peut être défini comme le reflet microcos-
mique du macrocosme. Mais l'homme lui-même apparaît comme le
porteur de deux polarités. La première, inférieure, constituée par
tout ce qui relève d'une limitation inhérente à la condition humaine,
et donc tout ce qui se concentre et se concrétise en la sensation
- illusoire, il faudra y revenir - du « moi-je :i>, autrement dit de
I' « ego :i>, générateur de -l'égocentrisme et, par-delà, de l'égoïsme.
Dans le domaine alchimique, nous le découvrirons, cet état est assi-
milé à un phénomène de « pétrification ». A l'inverse, l'autre polarité,
supérieure celle-là, sera ce qu'il convient de nommer le « Soi » la
Présence divine en l'être, mais inaccessible à celui-ci dès lors qu~ la
condition humaine l'en sépare : il Y a en effet incompatibilité entre
cette condition soumise, comme tout ce qui existe dans le monde
manifesté, au temps entraînant la dégradation et la mort, et le Soi
synonyme d'Impérissable, indissolublement lié à la notion d'Eternité.
Toutefois cette séparation n'est pas totale car entre ces deux polarités
existe une modalité, ou plutôt une série de modalités, expression jus-
tement des sept Forces créatrices, composant ce que, pour choisir
un terme très général, l'on pourrait dénommer l' « âme l>.
D'ores et déjà disons que l'âme doit être pressentie comme un
second corps. Mais un corps d'une nature immatérielle ou plutôt
d'une matière si « subtile » qu'elle est impalpable. Ce corps « dou-
ble '> en quelque sorte le corps physique. C'est là une conception
commune aux diverses traditions. Ainsi les textes tantriques de l'Inde
24 GRAAL ET ALCHIMIE

évoquent cette autre physiologie de l'homme : entre le corps p~ysique


(ou sthûla çarira) et le « corps causal » (ou karana çanra) -
l'état le plus haut qui est la « cause > originelle de formation des
d~ux autres corps - se situe le « corps subtil » (le suk shma ç a-
rira), présenté à la fois comme « corps mental » et « corps. de
~ouffle » {prana maya) 1. La science sacrée de l'Egypte antique
~~oque les multiples aspects de l'âme ; les degrés de cette âme entre
: etat ~harnel et le pur divin. On parle principalement du ba, ?u
ame oiseau et du ka ou Double. A ce propos H. Frankfort precise
que le ka désigne à la fois la « force de vie > conférant à son pos-
sesseur, jusque dans l'au-delà le titre de < vivant » 2 et ce que l' on
pourrait nommer le jumeau ~ubtil du Pharaon, ce dernier étant par
f,~cellence le détenteur du ka. Il convient de préc!ser q~e seule
una~e du ka pharaonique se présente sous l'aspect d une silhouette
au vi~age tracé. Pour tout autre que la personne princière, le ~a
sera 1anonyme figuration de deux bras levés. A cet égard on emploie
la formule significative : c Le roi est mon ka l> 3 , justement parce
que _le Double royal s'impose en tant que modèle hiératique ; et cela
explique pourquoi il est le seul à être représenté sur les monument~
comme la réplique parfaite du corps physique car : « Né avec le, r<;>1
comme son jumeau il l'accompagne à travers la vie comme un geme
1
protecteur > · Frankfort ajoute encore que : « Les notions de ka et
~e .~a sont à peu de chose près du même ordre », toutefois « Le ha e.st
ntierement personnel· c'est de défunt lui-même sous un certain
a_spect (...) il conserve' l'identité de l'individu par sa constante rela-
~~: avec la momi~ ou la statue ( ...) Il peut se mouvoir à volonté,
voirnger ?e forme s1 cela -lui plaît (. ..). Il possède donc un grand pou-
. ' mais le6 ka est pouvoir » 5 et on peut le traduire par « force_
VItéale ) ... , car le ka est " la mystérieuse force de vie émanant du
cr ateur > 1.
. D~ns la tradition de l'Iran Mazdéen on découvre une conception
identiq"?e et indisso:iable de la notion de Xvarnah, la « Lumière
de Glorre >, ou Radiance jaillie du Divin et conférant invincibilité et

et 1.SUI0·
V. M. Eliade, Le Yoga, Immortalité et Liberté (Paris, 1968), p . 237
2. La Royauté et les Dieux (Paris 1951) p 101
3. Ibid., p. 109. ' ' . .
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid., p. 104
6. Ibid., p. 100 et p. 107.
7. Ibid., p. 105.
PERCEPTION D' UN AUTRE CORPS 25
victoire à celui qu'elle investit. Cette lumière comme l'a si bien
précisé Henry Corbin, est « la puissance qui con;titue et cohère l'être
d'un être de lumière. En ce sens, cette Gloire signifie l'âme même,
en tant qu'archétype éternel et norme de l'individualité terrestre.
Etant l'énergie préexistante qui individue cet être et qui irradie au-
tour de lui son aura protectrice, elle ne peut se détacher de lui sans
que cet être soit en péril. Ainsi assumerait-elle les traits d'un Com-
pagnon éternel de lumière, qui se propose à la fois comme le but
et comme le guide vers le but » 8 • Et H. Corbin de définir ce Com-
pagnon comme le daïmon paredros ou « corps subtil » d'un être 9.
De plus le Xvarnah lui aussi est indissociable de fa notion de « Force
vitale >, car cette Lumière doit être « perçue » dit Corbin « comme
étant la puissance qui fait jaillir les sources, germer les plantes, vo-
guer les nuages, naître des humains, illumine leur intelligence. ,. 10.
II n'entre pas dans notre propos de chercher à établir des corres-
pondances exactes entre les conceptions égyptienne, iranienne et
indienne en ce qui concerne le corps supra-sensible. Nous avons cité
ces exemples pour leurs images, à travers elles il est loisible de mieux
saisir dans son ensemble un concept fondamental, à savoir qu'entre
le corps physique et l'état divin - l'Impérissable, le Soi - s'étagent
différents aspects de l'âme, présentant celle-ci comme graduellement
plus « subtile », plus « aérienne », ou, pour user d'une formule
médiévale, « célestielle :i>, on pourrait dire aussi « plus éthérée » et
enfin plus « lumineuse ». C'est ici que l'utilisation des images revêt
toute son importance car elle tente de rendre perceptible la présence
d'une physiologie non charnelle. L'image permet de saisir l'invisible
et les énergies ou « pouvoirs » ou encore Forces qui y résident et
y vibrent autrement que par la formulation de concepts purement
abstraits. Ainsi l'Egypte en figurant le ka (au sens général) par
l'image de deux bras levés exprime bien l'idée d'une Force active,
bras et mains étant suggestifs d'action comme le prouve cette formule
dédiée à Ounas, un roi défunt :

« Ounas est rempli de puissance,


Ses bras ne lui tombent pas ( ... )
Son ka est avec lui » 11 •

8. En Islam Iranien, t. II (Paris, 1971), p. 88.


9. Ibid., p. 87 et 88.
10. H. Corbin, Terre Céleste et Corps de R ésurrection (Paris, 1961), p.
55-56.
11. Cité par H. Frankfort, op. cit., p. 119.
26 GRAAL ET ALCHIMIE

Toutefois cette « puissance ) demeure sans visage car, comme le


dit Frankfort Je ka se d éfinit comme « une force impersonnelle > 12 •
Seul le ka pharaonique en tant que réplique du corps physique est
per.sonnalisé. Là encore l'image atteint son but : montrer qu~ les
actions padaites de pharaon font se confondre corps de chair et
c?~PS hiératique et, par-là même, abolissent la frontière sépar ant le
Visible de l'invisible.
Le monde chrétien, bien qu'ayant systématisé la notion d'âme ~n
fondant ensemble les différents états subtils ou transcendants, n. a
cependant pu se passer du besoin de figuration. Ainsi l'imagerie
romane montre-t-elle l'âme sous l'aspect d'un petit p ersonnage, sorte
de réplique schématisée du corps physique. Nous ne citerons comme
exemple que le thème fort connu de « L a mort de l'avare :1> • Un
ch.apiteau de l'église de la Madeleine à Vézelay l'illustre de façon
sa1S1Ssante : l'avare agonise sur son lit entouré de démons s'eropar_?-nt
de l'âme que, dans un dernier soupir le vieillard laisse échapper de
sa bouche. L'âme figure assez grossiè~ement les traits du mourant et
se présente donc bien comme l'avare lui-même, mais sou s sa ~o~=
d~ .souffle. En rendant son dernier souffle ou substance s~~tile . .
vieillard expire son Double. L' « ymagier :1> médiéval r eJOlDt ici
~'autres traditions, telle l'indienne, nous apprenant que le souffle
tisse l'homme i 13 et parlant, nous l'avons vu, du « corps de souf-
fle i ; telle aussi la grecque avec la notion de pneuma ; te lle
encore la scandinave enseignant qu'Odin fait passer de sa person~e
~~ couple primordial, encore inerte, « souffle et vie » 14• <;ela di.t,
! important pour nous réside dans Je fait qu'il existe une ~age_ne
1
pe~mettant de perc.evoir l'âme sous l'aspect d'un corps qm, .bie~
q~ ~palpable, ser~1t une réplique du corps physique. En f~i~ant
reference, à la ~en:imologi; indienne, à la fois p our sa commod1te a~
parce quelle md1que precisément l'existence de cette m orpholoe ie
non charnelle, nous choisirons, plus encore que d'user du mot I?ou-
~Je,, de parler de « corps subtil > lorsqu'il s'agira d'évoquer les e tats
situes entre le corps physique et !'Impérissable.

12. I bid., p. 106.


13. Cf. M. Eliade, op. cit., p. 53. .
14. Cf. R.L.M. Derolez, Les Dieux et /a Religion des G ermains (Pans,
1962), p. 90.
PERCEPTION D'UN AUTRE CORPS 27
LA FORME.

Tout comme en Egypte à propos de l'âme oiseau dans l'ancien


monde celtique, cette notion <le corps subtil est associée à la capacité
de transformation. Ainsi se présente le terme de delba Ia Forme
spécifique à tel personnage. A ce propos l'une des plus' étonnantes
figures de l'épopée mythique irlandaise vient tout de suite à l'esprit :
<?i~hulain qui, fors <le ses accès de fureur guerrière, littéralement pos-
sede par une Force surnaturelle, se retourne dans sa peau « si bien
que ses pieds et ses genoux viennent se placer par derrière, ses mol-
lets et ses fesses par devant » 15. Ajoutons que cette Forme ne se
limite pas à un retournement dans le corps mais s'impose aussi
comme une Force flamboyante métamorphosant l'apparence phy-
sique : à la pointe de chacun de ses cheveux jaillit une étincelle ou
une goutte de sang.
Chez les Scandinaves, la Forme est exprimée par le mot hamr
désignant à la fois l'apparence d'un être, son aspect extérieur tout
autant ' que son âme. Mais hamr s'applique aussi à un vêtement et
l'on comprend que l'âme soit comparée à un habit que l'on endosse.
De plus, à côté de l'homme ordinaire doté d'un seul hamr existent
des êtres d'exception capables de changer de hamr et d'apparaître
sous une autre apparence - celle d'un animal symbolique (loup ou
aigle par exemple) - à leurs semblables, dans la réalité, ou dans
leurs rêves 16 • Sous la dénomination d'un terme qui en dérive ha-
mingja on désigne un « esprit protecteur » attaché à un être et « qui
est en réalité l'une de ses âmes » 17 • Enfin une notion « presque
synonyme » is de hamingja est celle de Fylgja, nom que l'on traduit
par « !'Accompagnatrice ». R. Boyer, dans un article consacré à
q: l'âme pour les anciens Scandinaves »
19 , écrit : « La Fylgja, tou-

jours conçue comme une entité féminine est expressément le double


d'un individu (... ) c'est une sorte d'esprit gardien, si nettement typé
sous ce rapport qu'après la christianisation, « ange gardien » se tra-
duira naturellement par fylgjuengill ». Ajoutons enfin que ce terme
de Fylgja s'applique à l'image des valkyries, ces guerrières surnatu-
relles qui, surgissant du lumineux royaume ouranien des Ases,

15. M.L. Sjoestedt, Dieux et Héros des Celtes (P.aris, 19~0), p. 85.
16. Cf. G. Dumézil, Heur et Malheur du Guemer (Pans, 1969), p. 128.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Dans Heimdal, Revue d'Héritage norrois N ° 33, printemps 1981, p. 8.
28
GRAAL ET ALCHIMIE

viennent chercher sur les champs de batailles les âmes des morts les
plus valeureux ou encore apparaissent à des héros de saga.

Sur cette fibule prO\'.enant de ~r_1ezh;~sis


usenté
(Allemagne) on voit un cava ter
de sa Fylgia dans le combat.

diq~e de la fravarti
. Henry Corbin n'a pas hésité à voir en la valkyrie l'équivalent ne:;·
20
• Dans l'univers mythique des Vikings, les v -
kynes figurent donc le daïmon paredros de certains élus et elles leur
apparaissent telles qu'une saga les dépeint, c altières sous ~e heaum':J;;
~eur. cotte de maille éclaboussée de sang, galopant au ~1el
dans 'a _
eclairs
P en brandissant une lance irradiée 21. Ainsi elles rmagent .1 P
man·uon d'une Force ouranienne étincelante et armee. , Et disons.
" etmcelante
eme ,· parce qu'armée. ' A cet égard, les noms d e cer tames
figu~es de l'escadron céleste sont évocateurs : « Puissance » < Ecl~t

« Vibrante ~, « Bataille·~ ou encore « Bouclier » « Lance pomt~e
'
~ Epée
0 tirée >, < Tumulte de l'épée , "· Autant d•appellations
fh . par un cliquetis d'armes à l'un des multiples surnoms de 1
fa~san;
A:,
qui les héros sont destinés : « Porte-heaume » c'est-à-dire Odin - ·
Il. Y aurait en outre beaucoup à dire sur le p~radis des héros ger-
lmaniques, le Valhall qu'un texte nordique décrit « brillant commet
'or ~ 21 · Ce qm. 1e d,es1gne. comme un heu . solaire
. pmsqu . e le refle
de l'or associe ce métal à la lumière de l'astre diurne. De plus ce
palais-forteresse semble édifié avec des panoplies : à la place de
à 1 du
tuiles toit, des boucliers pour poutres et chevrons des lances, e~,
· ,.mteneur,
' · "
revetant '
les sièges, des cottes de mailles 25 • A cela . il
faut ajouter les épées prodigieusement brillantes disposées en gmse
de flambeaux et illuminant cette formidable demeure qui se dresse,

20. L'Homme de Lumière dans le Soufism e Iranien (Paris,. 1971), P· 55 · .


21. Cf. R. Boyer, L es R eligions de l'Europe du Nord, op. c1t., p . 240 str. 15
22. Ibid., p. 493, note 855, ainsi que p. 575, note 222.
23. Ibid., p. 577, note 233.
24. Ibid., p. 569, str. 8.
25. Ibid., str. 9.
PERCEPTION D' UN AUTRE CORPS 29
équi~ée co~e, les guAerriers qu'elle accueille. Cette notion de corps
su~t~ compare a un vetement et, par le rapport avec la lumière plus
specialement, associé aux armes et armures nous conduit à une
réflexion sur l'équipement du chevalier. '

L'AME ET L'ARMURE.

Ouvrons donc une parenthèse d'ordre archéologique et technique.


A l'époque de Chrétien de Troyes et de ses continuateurs l'armure
,
ne se presente '
pas sous l'aspect d'un ensemble de pièces métalliques
articulées, sorte de statue de fer dans laquelle se glisse fe chevalier.
De tels équipements n'apparaîtront qu'à la fin du Moyen Age, vers le
xv• siècle, en un temps, donc, où tous les romans arthuriens ont
déjà été rédigés. Au siècle du Perceval, l'armure, ou plutôt le haubert
est une tunique de mailles, descendant aux genoux ; des chausses
couvrent aussi les jambes. Outre l'écu, le heaume complète l'ensemble.
Il n'est pas encore l'impressionnante pièce cylindrique enfermant toute
la tête sous son anonymat et munie de deux fentes pour les yeux.
C'est un casque hémisphérique, ou conique, comportant un nasal.
L'ensemble n'en est pas moins martial.
Comparé aux armures qui lui succéderont, le haubert, par la sou-
plesse de ses mailles, suggère quelque épiderme métallique. Le che-
valier endossait une seconde peau, « faisait corps » avec sa fonction.
Même sa silhouette humaine, reflet de la personnalité, s'abolissait
sous ce Double de fer qui, le recouvrant, prenait sa place et exprimait
par les « couleurs » et le « chiffre » héraldique le décorant, un autre
être, de nature essentiellement symbolique : celui supra-individuel
qu'exprime le titre de noblesse. Par ce corps de métal armorié, c'est
l' « âme » d'une lignée ancestrale qui vit, bien plus que le déposi-
taire temporaire d'un blason, maillon dans la chaîne d'une tradition
familiale. Dès lors, l'armement chevaleresque, complété par cette
expression codifiée de l'imagination symbolique que constitue la
science héraldique, pouvait servir de support à la spéculation méta-
physique. Certaines lignes de saint Paul y invitaient. L'apôtre exhorte
en effet les fidèles à revêtir « l'armure de Dieu » afin de « demeurer
debout » face aux forces démoniaques : « Autour des reins, le cein-
turon de la vérité ; sur vous la cuirasse de la justice (...) toujours en
main le bouclier de la foi, sur lequel vous pourrez éteindre tous les
traits enflammés du Malin ; prenez encore le casque du salut et le
glaive de l'Esprit qui est la parole de Dieu » (Ephésiens 6, 10-17).
30 GRAAL ET ALCHIMIE

Pareillement, ayant appelé les chrétiens « enfants de la lumière et


enfants du jour '» en opposition aux incroyants appartenant « à l~
nuit > et « aux ténèbres >, saint Paul les imagine « revêtus de la fm
et de la charité comme d'une cuirasse et de l'espérance du salut
comme d'un casque > (Thessaloniciens 4 5-8). Outre qu'ici des
vertus et qualités morales se changent en ~rmes, elles «,doublent -~
et « arment > en quelque sorte la nature lumineuse des elus en pre
cisant leur vocation militante.
?n_ fait, depuis l_es âges archaïques, l'équipement guerrier - ~~
pnnc1palement celui des chefs - faisait une large place au symb
lisme. Signes et emblèmes ornant les armes prirent nettement un
caractère sacré encore amplifié par l'imagination poétique. Le ~om­
~attant que couvrait une armure savamment décorée se changeait en
ti~n ou en demi-dieu. Ainsi Homère nous fait-il assister à l'arroeme_n~
d _Agamemnon, ou plutôt à sa mue en un être fantastique. Le voi~a
desormais plus qu'homme et presque chimère : « Il endosse la cm-
rasse ( ...) Dix lignes serrées d'un noir acier douze éclatantes d'or et
d'étain luisant en fortifiaient et en variaie~t la surface : aux deux
côtés s'étendaient trois serpents azurés dont la figure imitait l'arc
d'lris , s1gn~
· , ·
~emorable aux humains que Jupiter imprima ~
· d ns lest
nues. > PU1S il se couvre du bouclier « globe ténébreux » ou « es
représentée la sombre Gorgone, dont l'œil féroce lance des regar?s
funestes ... > Après quoi le roi <c met sur son front un casque bril-
lant~ chargé de quatre aigrettes, au-dessus desquelles flotte le pai;iache
temb~e;. et sa main saisit deux fortes lances, dont l'airairl acér.e res-
plendit 1u,sques aux cieux > (Iliade, chant XI). La métamorphose
est, complete. Des puissances veillent sur les armes du prirlce et para-
chevent .~a transfiguration guerrière : par les olympiens Iris et Zeu~
et par 1 infernale Gorgone une aura de sacralité émane de ce corp .
de ~étal. ~otons au passage que 1' 4 arc d'iris ,, (l'arc-en-ciel). lui
aussi, manifeste une transformation - celle d'une force tellunque
figurée par les trois reptiles - et fait du roi un « pontifex :t car
l' « arc d'~s " ~ymbolise la jonction (le pont) des sept Forces entre
terre et _ciel, et il apparaît donc comme une Présence olympienne se
« const1~ant A" ar1;1es après armes parmi les hommes. Du .reste,
Zeus es~. l ancetre. d Agamemnon qui, en outre, arbore un bouclier au
gorgone1on, duplicata de celui de Persée (lui-même prototype des
héros olympiens car issu de Zeus). Elena Cassin rapproche ~ort
justement l'épouvante que cause à Hector l'apparition d'Achille,
dont l'armure de bronze « resplendit pareille à l'éclat du feu _ar<lei;it
ou du soleil à son lever », du passage où la déesse Athéna 1r~a~~
le front du vengeur de Patrocle « d'un mimbe d'or tandis que 1a 1lht
PERCEPTION D' UN AUTRE CORPS 31
de son corps une flamme resplendissante » 26• Et cet éclat surnaturel
est, à son tour, rapproché de la « Splendeur divine » ou « Lumière
de Gloire > charismatique, émanant des princes mésopotamiens et
se confondant avec leurs armes, et que l'auteur désigne comme un
phénomène identique au X varnah 21 •
En fait, nous devinons que les armes de ce héros, par leur bril-
lance, se veulent le répondant spectaculaire d'un éclat tout inté-
rieur, jaillissement d'une Force qui investit l'âme en certaines cir-
constances. Tel est le menas ou fureur héroïque transportant en un
état surhumain les guerriers de l'Iliade. Dans le monde antique,
donc, l'étincellement des armes ciselées de Présences surnaturelles
manifestait l'âme lumineuse ou embrasée des élus du ciel. Sachons
qu'il en est de même pour les chevaliers du cycle arthurien . Mais
avant que ne surgissent leurs silhoutettes martiales il nous faut
revenir sur le -concept de Forces primordiales.

26. Cf. La Splendeur Divine .CP~ ris-La H aye, 1968), p . 76.


27. I bid., p. 79, note 93, ams1 que p. 8 1, no te 10 1 et p. 133.
'
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-.

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""' .
Chapitre Il

LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME

LES SEPT FORCES PRTh10RDIALES.

Des images évocatrices de sept Forces primordiales constitutives


de l'univers et de l'homme apparaissent dans diverses traditions.
C'est à ces Forces ou à leur activation, à leur « réveil », que font
allusion différents rites et une constellation de mythes. Ainsi pour
l'allumage du chandelier à sept branches chez les Hébreux ou encore,
dans !'Apocalypse de Jean, ces « sept lampes ardentes qui sont les
sept Esprits de Dieu » ( 4-5) ; ou cet Agneau - qui est lui-même le
flambeau de Dieu (21-22) - aux sept cornes et sept yeux symboli-
sant, là encore, « les sept Esprits de Dieu, qu'il envoie par toute la
terre » (5-6) et qui, seul, a pouvoir d'ouvrir les sept sceaux du Livre
« écrit au dedans et au dehors » (5-1), tandis que le Christ, appa-
raissant à l'apôtre, tient en sa dextre sept étoiles figurant sept anges.
On sait que, dans les visions de saint Jean, l'ouverture des sceaux
s'accompagne de bouleversements planétaires et cosmiques. De même
que lorsque les sept anges sonnent à tour de rôle d'une trompette
se produisent d'autres cataclysmes. Parce que créatrices et organisa-
trices, ces Forces peuvent également dissocier et bouleverser, ra-
mener à un état chaotique ce qu'elles ont justement tiré du chaos.
Ailleurs, dans l'initiation mithriaque l'un des symboles présenté
était une échelle à sept barreaux (tout comme sur la célèbre gravure
d'A. Dürer intitulée M elancholia); chaque barreau formé d'un métal
associé à l'une des sept planètes connues des anciens : le Soleil, la
Lune, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne, elles-mêmes pré-
sences stellaires des sept Forces ; du reste, nos jours de 1a semaine,
sont toujours placés sous l'invocation de ces astres. Et dans l'Iran
Mazdéen, une Heptade divine 1 préside à la création. Chez un peuple

1. Cf. H. Corbin, Terre Céleste et Corps d e R ésurrection, op. cit., p. 28


et su iv.
34 GRAAL ET ALCHIMIE

indo-européen du Caucase, les Ossètes, le dieu de la foudre, Batradz,


à sa naissance, surgit sous l'aspect d'un enfant d'acier incandescent et
plonge dans sept chaudrons destinés à le refroidir mais aussi à assu-
rer sa « trempe » car, comme l'écrit G. Dumézil, « le héros au corps
d'a~ier est s~lidaire de son épée » 2 . Dans l'ancien monde sc~ndii::av~,
Odm, appele Alfadir ( « Père universel »), se vante d'avoir sedu1t
sept sœurs 3 , allusion sans doute à la maîtrise d'une septuple moda-
lité de la matière dont nous allons parler. Mais c'est principalem,ent
avec l'arc-en-ciel, à la fois pont et voie triomphale réservés aux heros
destinés à gagner la sphère divine, que se manifeste l'image d'un~
septuple Force intermédiaire entre le monde des hommes et celm
des , dieux. L'arc-en-ciel, évocateur à la fois de sept rayons super-
~oses et de sept anneaux ou roues concentriques. Outre cela, men-
tt~nnons encore le fait que, dans la saga de Sigurd (le Sigfrid du
Nibelungenlied) ce héros après avoir tué le dragon Fafnir - sym-
bole du « moi-je » barrant la voie de la transcendance - compr~nd
le, langage de sept mésanges : ces oiseaux, figurant la manifestatl_on
dune .septuple Présence oùrarùenne, lui prodiguent de sages ~onseils.
E~~! dans la tradition celtique d'Irlande, le sept symbolique ~st
multiplie sur la personne du héros Cuchulain au point de prodmre
d.es singularités physiologiques comme pour révéler la Forme sub-
tile conditionnée par le septén~ire. Si l'on préfère la septuple Force,
« s':st faite
· chair · » à travers la Forme : il a sept doigts
' à chaque ·mam·
et, a chaque œil, sept pupilles, avec sept pierres précieuses en cha-
cune. Retenons la mention de 0oemmes à propos desquelles nous
aurons
. .l' o~casion
· de revenir, et disons 'que ces sept pupilles •
pour-
raient indiquer la capacité de voir les scintillations de la septuple
Force' fi. guree, par des minéraux et ce, sur sept plans - ou mvea · ux.
ont?logi~ue~ :---- différents. L'œil du plus célèbre des héros irlandais
refle~e .l mv1s1ble structure de l'univers où gravitent les Forces.
Ainsi que le fait remarquer justement Evola, la doctrine .des
centres de Force_ en l'homme, très précise dans la tradition o~ien­
tale et so~vent illustrée de diagrammes, ne se présente pas d ~ne
façon aussi ouverte et détaillée en Occident 1 et comme nous venons
de le ,v?ir, il faut saisir des images allusive~ à une septuple For~e.
Et prec1sons « Force illuminaute » pour qui est digne de la recevoir,
n:a1s d~ngereuse pour tout autre. A ce propos, dans le monde art~u­
nen qui nous occupe, un récit relate comment l'orgueilleux chevalier

2. H orace et les Curiaces (Paris, 1942), p. 55.


3. Cf. R. Boyer, Les R eligions de l'Europe du Nord, op. cit., p. 406, str. 18.
4. Cf. La Tradition Hermétique, op. cit., p. 69.

_______.l
---~------- ·----
- -- ---·-
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 35
Moyset qui avait eu l'imprudence de s'asseoir sur le « trône péril-
leux » rés , h,
D ' erve au eros du Graal, est saisi par sept mains de feu G.
ans. un texte plus ancien, l' Yvain de Chrétien de Troyes, il est
question de la fontaine de Barenton - mais transposée fantastique-
ment - dont :

« Le perron est une émeraude


que soutiennent quatre rubis
plus flamboyants et plus vermeils
que n'est au matin le soleil
quand il surgit à l'orient » (v. 424-29).

Fontaine merveiUe use comme le prouvent ces phénoménales gem-


n:es, et P_l us encore le fait de verser de l'eau sur le perron car aussi-
tot se dechaîne un orage inouï, brassant pluie, grêle, neige, vent
et ~oudre : quatorze éclairs jaillissent. Ici, le septénaire est doublé.
1'.:fais, dans ces d eux exemples, la septuple Force révèle l'aspect ter-
nble qu'elle comporte pour tout être non préparé à sa captation.
~ cette « merveille » de Barenton font écho, en alchimie, de mul-
tiples f~ntaines p érilleuses imageant le jaillissement brutal de la
Force vitale universelle. Ainsi un hermétiste comme Bernard de
Trévise a pu écrire d 'une telle fontaine qu'elle a « un pouvoir redou-
table.·· Elle est d'une nature si terrible que, si elle était enflammée
et .furieuse, e'lle p énétrerait tout. Et si son eau s'échappait! nous
s~nons perdus. » 6 D'une façon plus directe La Q ueste '~ « fait aUu-
s10n au septénaire, car l'apparition du Graal est précédée d 'un su~­
naturel rayon de soleil qui rend « sept fois plus claire qu'elle n'était
auparavant » la salle où son t assemblés les chevaliers arthuriens
qui, p a r ce phénomène, apparaissent « comme s'ils étaient illumin és
par la grâce du Saint-Esprit » (tr. p. 65, t. o. p. 15, 1. 10613).
Au sujet du roi Arthur et de la fameuse Table R onde, deux re-
marques s'imposent. Tout d 'abord il faut rappeler que si cette
Table a été conçue comme circulaire c'est p_arce qu'ell e symbolise
le ciel et, par-là même, l'ordre cosmique car elle fut « établie selon
les conseils de Merlin et pour une grande signifiance. On l'appelle
Table R onde pour désigner par-là la rondeur du monde, et le cours
des planètes et des astres au firmament; dans les révolutions célestes
on voit les étoiles et main.tes autres choses, aussi peut-on dire que

* Il s'agit d e La Queste del Saint Graal dont nous simplifions Je titre.


5. Cf. J . Evola, Le Mystère du Graal et !'Epopée Impériale Gibeline (Paris,
1967), p. 97.
6. Cf. J. Evola, La Tradition H erm étique, op. cit., p. 129.
36 GRAAL ET ALCHIMIE

la Table Ronde représente bien le monde 'l> (tr. p. 121, t.o. P· 76, 1.
~4-30) . Or, Arthur, qui préside cette Table, est lui-même ,une all~­
s1on au septénaire de par son nom : on sait que, rapproche du latin
.. arctus, il associe le roi aux constellations de la Grande et de la
Petit~ Ourse, « sièges ::> stellaires les plus élevés (puisque « pôle 'l>
du ciel~ et cons~ituées chacune de sept étoiles. La Table ,Ronde et
.... son roi ne seraient autre que l'image du monde gouverne par une
. septuple brillance ouranienne .

LES QUA,TRE ~L"f:MENTS ET LES CENTRES DE FORCE

. ~fous avons dit que seule la tradition orientale localise avec pré-
. . n 1es sept centres de Force sur le schéma corporel. L e t antnsme
c1s10 •
indi~,n parle en effet de chakram, centres comparés à des roues de
lu~iere ou à des lotus et qui s'ouvrent, lorsqu'une ascèse appro-
pnée les éveille. Ces chakram se superposent de la base , de la
colonne vertébrale jusqu'au sommet du crâne. L es quatre élements
- la terre, l'eau, le feu et l'air - ou mod alités de la matière vont
c~rrespondre aux quatre premiers centres, les trois autres étant le
~iege d'états de la matière graduellement plus subtils encore et
ecba~pant à la perception sensible. L'éveil des chakram permet pro-
~c~sivement le passage de la condition humaine et terrestre à l'état
div m.
Donc, à la base de la colonne vertébrale assimilée à 1' Axe d~
monde, se t;~uve le premier des sept centre;. Il correspond à celui
des qu~tre elements traduisant le plus la densité et la pesanteur de
la. matiere : l~ terre. Puis, au-dessus, situé au plexus sacré, le centre
su!vant assoc1~ ~ l'élément liquide qui, bien qu'encore évocateur .des
m,~~es. m~da1ttes .~ue le précédent, se présente comme plus fl~ide,
d~Ja difficile à sa1str, car si la main retient Ja motte de terre 1 eau
fuit entre les. do~g~. En troisième lieu, à la région ombilicale, et d'une
nature plus 10sa1s1ssable que l'eau, voici le feu. Au-dessus, à l'emp~a­
cement du ca:ur, se situe l'élément impalpable par excellence bien
qu'encore dote d'une densité : l'air. Après ces modalités de la ma-
tière, hiérarchiquement superposées de la plus dense à la plus vola-
tile, apparaissent trois autres centres correspondant à des états supra-
sensibles. Ainsi, en continuant la progression ascendante, nous d~­
couvrons le centre laryngien, siège de l'élément « éther ~. à la f~1s
quintessence et origine des quatre autres, puis vient, au centre frontal
- - . . ___________ _:__.:.:....:__-_--

LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 37

Cr:l~x~s caverneux), le fameux « troisième œil » des Eveillés et des


divirutés de l'Orient. A ce stade la matière existe sous sa forme
Prakriti, « substance primordiale '» et entre autres de ses dérivés
buddhi. !'inteHect compris comme « un produit extrêdiement raffiné d~
la _m~t~ere », pour reprendre les mots d'Eliade 7 , et manas le sens
« mteneur » d'où partent les cinq sens extérieurs (:l'ouïe, le toucher,
la vue, le goût, l'odorat) correspondant aux centres de Force qui,
de la gorge à la base de la colonne vertébrale, s'étagent et, du haut
vers le bas, témoignent de la densification de la matière. Enfin, au
sommet du crâne s'épanouit le centre coronal. Là se manifeste la
transcendance de l'être et la matière primordiale se transmue en
Présence divine .
.C'est à un tel centre de Force que font allusion les auréoles des
samts personnages d'Orient et d'Occident, ou encore la manifestation
du Saint-Esprit sous l'aspect de langues de feu apparues sur la tête
des apôtres le jour ·d e la Pentecôte. Mais certains accessoires emblé-
matiques peuvent également évoquer ce centre. Ainsi la couronne,
dérivant de celle dite « radiale » portée par les princes de la Grèce
antique et qui, 'comme l'indique' cet adjectif, renvoie à la lumière
apollinienne. Il en est de même pour les casques hérissés d'aigrettes,
tel celui d'Agamemnon, d'ailes ou de cornes. G. Durand a montré,
dans Les Structures Anthropologiques de l'imaginaire, que les cornes
arborées par le dieu, l e prêtre ou le chef, manifestent la puissance
surnaturelle ouranienne et solaire, tant il est vrai que le casque,
c~mme le « chef » qu'il couvre et transforme fantastiquemen~, . re-
leve dans la « classification isotopique des images » du Reg1me
Diurne et revoie au symbolisme du ciel lumineux 8 .

« LA LUNE DU HÉROS ».

Un certain nombre d'images extraites de mythes païens mais


aussi présentes dans la litté~ature ~thu;·ienne car dérivées de ces
mêmes mythes - semblent faire allus10n a c es centres de Force cons-
tituant ce que l'on pourrait nommer les « c:rganes-symboles » de la
corporéité subtile. Dans l'histoire de Cuchula,m, lo;squ~ la i:orce flam-
boyante investit ce personnage, un autre phenomene smguher se pro-
duit conjointement : de son front jaillit ce que le récit nomme ~ La

7. Le Yoga, Immortalité et Liberté, op. cit., p. 28-29. Pour les chakram


cf. p. 241 et suiv.
8 . Op. cit., p. 159.
38 GRAAL ET ALCHIMIE
'cise
lune du héros "», surnaturelle émanation lumineuse dont on J?re.
- ce qui ajoute à notre interrogation _ qu'elle est « aussi epaisse
qu'une pierre à aiguiser » n, comme si la delba révélait l'une de ses
composantes, ou plutôt l'un de ses < organes-symboles l) . J · M~rkale
n'h~~te pas. à rapprocher le phénomène frontal. d~<;ucbulam du
trolSleme œil 1° ; autant dire que le héros irlandais eve1lle ce centre
de Force.
V oilà certes qui est séduisant mais ici un fait retient notre atte.n-
. l · ' ' d 1 pbys10-
t ton : a JUXtaposition en une composante organique e a « . ,
logie mystique "• de' l'image de la lune avec celle d'une pierre a
· · · 1 Force
a1gu1ser. Or, 11 faut savoir que dans l'ancienne Egypte, a . ·
vitale. ou Ica a pouvoir d'investir un objet dès l'instant où celu~-ci
prod~i~ un effet 11 • Aux yeux de l'homme traditionnel, un obJ~:t
val?nse en tant que symbole, se présente donc com1!1e le supp de
actif, le transmetteur pourrait-on dire d'une Force. S1 la forI?-e 1
l' ob'1et suscite · l' ~ b1et ' ue
· la Forme elle suscite aussi, en celui· qui· voit a
Force que cet objet focalise En fait les mythes disent bien q
certai~s objets ou instrument; sacrés - et de sacre ! - rec~lent u~
pouvou. sur?aturel, sont « habités .,, . Ainsi le Li.a ~a.il.
ou p:erre :e
SouveralDete pousse un cri pour désigner le roi legiurne d Irl~? 1 é~
prouvant de la sorte qu'elle possède « un cœur et une âme ~ ; ep,
empoignée par le héros Ogma à la bataille de Moytura, est dou~e
de parole et narre ses comb~ts et l'on perçoit celle d'Arthur• a
célèbre ~x~alibur, comme " un être animé :1112 . Chez les Scand~av;~·
la Haming1a, elle aussi considérée çomme q: un pouvoir abstrait > '
prend parfois comme support un objet tel une lance ou uo manteau,
comme nous l'apprend R. Boyer 14 • '

LE SCEPTRE AIGUISOIR .
.M?is le ~hoix ,des. i~ages ne relève pas d'une invention p:atuit:~
Ams1 la pierre a a1gmser fait référence à un symbole prec1s, P
exemple dans la tradition scandinave : avant de se changer en rep-
tile ?uis en. aigle pour s'emparer de l'hydromel de la Con.naissance
le dieu Odm l ance en l'air une pierre à aiguiser. Acte rituel sans

9. Cf. M.,L. Sj~estedt'. Dieux et Héros des Celtes, op. cit., p. 86.
10. Cf. L Epopee Celtique d'lrla11de, op. cil., p . 80.
l l. H. Frankfort, La Ro?'auté et les Die11x, op. cit., p. 107 · . 1 le
12. Pour toutes ces nouons cf. J. Marx, La Légende Arthurienne e
Graal, op. cit., p. 80 et 70. . . 2 24
13. R.L.M. Derolez, Les Dieux et la R eligion des Germaws, op. cit., P· ·
14. Les Religions de l'Europe du Nord, op. cit., p. 29.
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 39
a~cun ?oute, comme tout ce qu'accomplit la main d 'un dieu. Acte
n~c~ssatrement annonciateur de ses changements de Forme. Il agit
1

ams1 pour s~ débarrasse~ . d~ ~eu~ serviteurs de ferme occupés à


1 fa~cb.er. Furieusement dec1des a s emparer de cet exceptionnel ai-
1 gmsolf, les ser~iteurs. se décapitent mutuellement de leur faux, per-
1 mettan~ ~lors , a Odm de les re?Jplacer~ condition préalable pour
1
parvenu· 1usqu au breuvage convoite. Le Jet de la pierre vers le ciel
1
semble préfigurer l'envol du dieu. Cet aiguisoir en évoque un auu·e :
Thor, l e grand Ase roux, maître des fulgurations ouraniennes lors
de son combat contre le plus f~rmidable des géants du gel, n~mmé
1 Hnmgnir, a reçu un éclat de la pierre à aiguiser dont son adversaire
s'est servi contre lui corrune arme de jet rn. Cela dit, à ce fragment
d'aiguisoir saillant du crâne de Thor, semble répondre la particu-
1 larité du dieu scandinave veillant sur l'arc-·en-ciel, Heimdal. Son nom
signifiant « Lumière du Monde » et le fait, complémentaire, qu'on
le surnomme « le plus brillant des Ases » 16, associe sa figure à une
idée de luminosité céleste, similaire, pour l'espace nordique, à celle
iranienne de Xvarnah. Et, comme pour concrétiser cette radiance, la
tête du dieu est une épée. Bel exemple d' « organe-symbole » typifiant
ce dieu vigile de 1'arc-en-cie'l, voie ascensionnelle menant l'élite
héroïque des guerriers vikings au royaume ouranien des Ases.
Les mythes semblent se répondre en précisant la « physiologie
mystique » et l'archéologie leur fait écho à son tour en livrant au cher-
cheur un indice tangible. Il en est ainsi pour l'étrange sceptre trouvé
ù Sutton-Hoo (Suffolk, Angleterre) dans une tombe viking et qui
n'est autre qu'une pierre à aiguiser dont les deux extrémités s'ornent
d 'une quadruple tête sculptée, semblan t indiquer qu'un rapport existe
entre cette partie du corps, multipliée comme pour en manifester un
accroissement des capacités, et la spécificité de la pierre. Nous som-
mes bien là en présence d 'un objet concrétisant l'un de ces « or-
ganes-symboles » animant le corps subtil et activant les changements
de Forme . Il renvoie, par-delà les particularités ethniques des Celtes
et d es Germains, à un même ensemble d'images sacrées : les méta-
morphoses odiniques, les fulguratio ns de Thor et, avec Cuchulain, les
accés, « brûlants » et « étincelants », de fureur guerrière dont le
paroxysme voit l'apparition d'une lune frontale assimilée à une
pierre à aiguiser, sans oublier la tête-épée du lumineux Heimdal.

15 . Cf. R. Boyer op. cil., pour le mythe de Odin p. 105, et pour celui de
Thor, p. 123- 124. Àu chapitre IV de la présente étud e nous aurons l'occasion
ùc revenir plus longuement sur le mythe fondamental de Thor.
16. R.L.M. Derolez, op. cit., p. 135.
40 GRAAL ET ALCHlMIE

Trouvé en Angleterre dans la sépulture d'un prince et datant de la premi~re


moitié du vu• siècle, ce sceptre figure un « organe-symbole ~ de la « pbys10-
logie mystique >. L'anneau joint au cerf, animal évocateur de l' Arbre du Monde,
voilà deux motifs qui prendront place dans la Quête de Perceval.
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 41
, ~jout~ns un élément complétant ce qui vient d'être dit. Dans un
recit ~eltiqu~, ~ Festi'! de Bric~iu, Cu~hulain se voit proposer par
un gea~t d a~oir la ~et~ tranchee ~mais on saura finalement que
cette decollat1on est fictive), cela afrn que le héros prouve en plus
d~ ~on cou_r~ge, une parfaite impassibilité devant la mort ~t assure
ams1 sa preseance su~ t~us les autres guerriers. Ce géant _ person-
nage surnaturel - aiguise sa hache « avec un bruit de tonnerre ,,,,
Une telle hache, par son symbolisme, est héritée de l'arme-outil pré-
~istorique car il est aisément compréhensible que pour les primitifs
mdustrieux du paléolithique, la taille du silex révéla, en un jaillisse-
ment d'étincelles, la présence du feu ouranien - l'éclair - caché
dans la pierre. Dès cet instant la hache fut associée à la foudre au
point que l'Inde fera brandir au héros Paraçu-Râma une telle
arme de pierre pour foudroyer ses adversaires et qu'en Bretagne les
haches préhistoriques portent encore le nom de « pierre à ton-
nerre » 17 •
Mais comment interpréter tout cela? L'acte d'aiguiser du géant
est associé à la fulguration céleste (le tonnerre présuppose la foudre)
et la pierre à aiguiser s'est fichée dans le crâne de Thor, parce qu'elle
a télescopé le marteau lanceur d'éclairs de ce dieu.
Quant au sceptre de Sutton-Hoo, le fait que ses extrémités soient
ornées de quatre têtes, chacune semblant regarder l'un des points
cardinaux, l'impose comme un symbole de centralité, et donc de
fixité. Or la notion de courage est initiatiquement liée à celle de cen-
tralité, autrement dit, la capacité de demeurer impassible devant une
épreuve assimile son possesseur à l'Axe du monde, centre immuable
de toute chose. Cela dit, la lune, d'une façon traditionnelle, est mise
en rapport avec la femme, l'eau et l'intellect. Retenons les deux der-
niers aspects, l'eau et l'intellect. Une analogie s'établit en effet entre
l'astre des nuits, décroissant et croissant, donc en perpétuel change-
ment, le phénomène des marées et le mental qui, pareillement, va
et vient, fait croître et décroître les pensées_ qu'il engendre. Alors
l'image de la pierre à aiguiser se superposant a celle de la lune fron-
tale du héros pourrait signifier que l~rsque Cuchulain revêt sa
Forme auerrière la « lune », elle aussi, se change en un instru-
ment appelant des images de tranchants. effilés, de lames affûtées,
brillantes, promptes à pourfendre. N'oublions pas, par exemple, que
la célèbre épée du roi Arthur se nomme Excalibur, c'est-à-dire ori-
ginellement Caledfwlch, « Dure Entaille » ( « qui entail1e durement») 18•

J7. Cf. R. Huygues, L'Art et l'Homm e, t. I (Paris, 1957), p. 174.


18. Cf. J. Marx, op. cit., p. 127.
42 GRAAL ET ALCHlMIE

Donc l'image de l'aiguisoir traduira les dispositions m~ntales de


celui que son courage assimile non à un astre féminin, aussi fluctuant
que l' eau qu'il gouverne, mais à un objet dur, tout d'un bloc, et, ,d_an~
sa fonction, indissociable de l'arme elle-même évocatrice de p eril a
affronter et de courage. On pourr;it dire qu'un tel mental, l?in de
demeurer « lunaire '» loin de fondre ou de varier au gré des circons-
tances, aiguise au contraire la capacité d'héroïsme. Quant à Thor,
par excellence le dieu du courage (l'un de ses fils, du r este, p er~on-
1:ifi~ cette qualité), il est loisible de comprendre que l'éclat de pier~e
a aiguiser demeure dans son front comme signe définitif de sa vail-
lance.
Cela dit, parmi les très sacrés Objets Merveilleux du « Tréso~ d~
~retagne '» talismans royaux provenant du peuple ~ée. b ab i,tan
1 Autr~ Monde, se trouvent, à côté d'un plat, d'un éch1qu~er, dune
~orne _a bo~e, ~'u_n vêtement et d' un manteau, une épée e t, JU~tem~~
ne pierre a a1gu1ser. Ce dernier objet, selo n J . M arx, ne fait qu
avec la fameuse pierre de souveraineté le Lia Fail d'Irlande. D e
plus, ajoute notre auteur, c'est ce même Lia Fail qui deviendra le
Graal-pierre dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach, , c:a~ l a
co~pe miraculeuse n'est plus représentée sous l'aspect d'un rectpient
mals comme « une pierre précieuse rayonnante et étincelante ~ •
10

Notons que la pierre à aiguiser de Sutton-Hoo en tant que sceptre


est aussi une pierre de souveraineté. E n fait le Graal-pierre montre
que. I' atguisOlr
· · · a, concurremment au chaudron ' de résurrection,
· au.tre
talisman royal, réapparu comme Graal tout en conservant l'essentiel
de sa signifiance.
Enfin , dernier élément et non des moindres, « les Objets Mervei~­
leux de l'Autre Monde - nous dit J. Marx - tout comme ses habt~
t_?nt~, ont, la facult~ de changer d'aspect et de forme 20 • ~ To~t ceci
5 avere dune extreme importance pour notre recherche. D abord
parce que ~en~ion est faite de la pierre à aiguiser, dont nous avons
vu quelle,_s1grufia~1ce était la sienne en tant qu'organe-symbole . d e
la corpore1té subtile, parallèl ement à celle d'une corne d'appel, m s-
trument qui se présentera à nous dans la Seconde Continuation , et
surto~t d'un échiquier dont Je rôle apparaîtra capital dans ce texte.
Ensuite parce que l'énumération cite un « vêtement ~ et un « m an-
teau l), or nous savons que, dans le domaine scandinave, hamr p ou-
vait signifier précisément un vêtement en tant qu'image d'un chan-

19. Ibid., p. 122.


20. Ibid.

-~ - - - --
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORM.E 43
gement de Forme. Enfin, la capacité de métamorphose de ces Objets
nous conduit tout naturellement à aborder celle que les textes prêtent
au Graal même.

« PLUSIEURS SEMBLANCES >.

En présence du mot Graal, le lecteur de Chrétien de Troyes et


de ses continuateurs imaginait « une écuelle ou un plat creux » 21
d'or et tout scintillant de pierreries selon les descriptions des
~extes. Mais prenons garde, car les mots descriptifs que l'on applique
a ce vase mythique demeurent suffisamment vagues pour laisser libre
cours à l'imagination du lecteur. En elle seule le Graal doit prendre
forme. De plus, et nous allons revenir sur ce point fondamental, cet
objet « se change en plusieurs semblances » 22 car, comme l'écrit
J. Marx, « Tantôt il sera 'l'écuelle où Jésus mangea !'Agneau avec
les apôtres le jour de la Pâque et où fut recuelli son sang par
Joseph d'Arimathie; tantôt il sera le Calice avec lequel est célébrée
la première messe ; tantôt il apparaîtra comme le Ciboire qui portera
!'Hostie sainte ... » 2 3. Pareillement, l'interrogation des miniatures illus-
trant les manuscrits arthuriens montre que les artistes s'ingénient à
différencier les représentations du Graal : coupe en forme de sablier,
globe surmonté d'une croix évocateur d'un ciboire, ou encore reli-
quaire, tout en ciselure précieuse, soutenu par des anges aux allures
d'hirondelles et volant dans une gloire de rayons en fil d'épée éma-
née du Graal.
En fait la forme de l'objet n'a d'autre importance que de manifes-
ter une Présence. Et si l'on se reporte aux textes, ceux-ci semblent
dire que la lumière jaillie du mystérieux réceptacle, rend flous ses
contours, voire même en efface la forme qu'on lui attribuerait éven-
tuellement et qui, rapprochant par trop le Graal d'un objet œuvré
de main d'homme, risquerait dans l'imagination du lecteur d'en atté-
nu er 1' « aura » de sacralité ou, si l'on préfère, le « rayonnement »,
la « Gloire » qui en émane. Le contenu abolit le contenant en révé-
lant l'essence même du Graal : « si grand éclat » chez Chrétien,
« flambe vermeille » chez Wauchier, et dans La Queste, surnaturel
rayon de soleil rendant « sept fois plus claire » la salle où sont
assemblés les chevaliers de la Table Ronde.

21. Ibid., p. 343.


22. Ibid. , p. 245.
23. Ibid.
44 GRAAL E T ALCHlMIE

Considérons à présent le mot semblance prononcé à propos des


changements d'aspect du Graal. Par semblance le Moyen Age e:n:
tendait à la fois une « apparence » et une 4: apparition » 2 4 • V 01 1~
qui exprime .Parfaitement la manifestation du réceptacle auguste, a
savoir que celui-ci se présente comme une apparition - dans t~ute
l'acception surnaturelle du terme tel que l'on peut parler d~ 1 ap-
parition aux apôtres du Christ r~ssuscité - phénomène irophquant
obligatoirement le support d'une apparence. Mais la semblance du
Graal se modifie pour se diversifier. Ainsi dans le roman Perlesva!fs
, .
precise-t-on qu'il peut se manifester en cinq sem blances Oa der-
., é les
ruere tant un calice) lors du mystère de la messe ; et ce, p~r , « 2 G •
chose~ s,ecrètes des sacrements » qui ne peuvent être rev~lee~a ~
ce qui evoque les mots suivants prononcés à Perceval apres .1 P
parition nocturne au cœur d'une' forêt du flamboiement vermeil du
Graal : « c'est là chose sacrée qui ne doit être racontée. » Or, n...ous
le devinons, le secret de cette précieuse coupe est son contenu meT?-~
dont le pouvoir module, en fonction des circonstances, l'intensite
lumineuse - depuis la 4: flambe vermeille > jusqu'à la septuple r a-
d.tance sol aue
· - ou la polymorphie des semblances. Pnncipa · · lement
.
dans La Queste, ce pouvoir s'identifie à « la grâce du Saint-Espnt » ·
Mais avec J. Marx disons que même lorsque « le G raal sera d eve~u
le symbole de la grâce de la vision des mystères ineffables et e
l'union divine, il garder~ ses caractères primitifs empruntés à la plus
· du monde indo-européen et derneur és viva
· ·11 e my th ol ogie
':'1e!. · nts '
a 1 msu des récitateurs et des conteurs... » 20.
Aussi, par-delà la multiplicité des talismans royaux du Trés.or de
Bretagne ou des semblances du Graal faut-il deviner la ma nifesta-
tion variée d'une même signifi ance ... ~t donc d'une même radia nce.
En ce phénomène nous reconnaissons un charisme lumineux ana-
logue au Xvamah de l'Iran Mazdéen. Du reste Sir Jahangir C . Coya-
jee a montré quelle analogie existait entre la « Lumière de Gloir~ ~
et le Graal . et pour H. Corbin : " Il est juste d'observer que 01 1 ~
27

x,va~nah Dl J ~ St: Graal n'ont une forme spécifique qui nous soit
decnte ~ mais bien <i: des formes de manifestation semblables > ·
Ainsi le Graal " pouvait assumer certaines apparences matérie~es
(vase, coupe, écuelle, pierre) accompagnant celles des autres ~ Ob1et~
merveilleux > (la lance, l'épée). Le Xvarnah ( ... ) peut assumer, lui

24. Cf. le glossaire du R oman de Perceval, op. cit., p. 363 au mot semblance.
25. Cf. J . Marx, op. cit., p . 245.
26. I bid., p. 246.
27. Ibid., p. 244.
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 45
aussi, la forme d'une coupe, d'une pierre, d'une lance, d'une
flamme ... ::i> 2s.
D écouvrons à présent Ja première semblance du Graal telle que
la plume de Chrétien de Troyes la fait surgir en ce cortège qui dans
le château du mystérieux Roi Pêcheur, d éfile sous les yeux du' jeune
Perceval : « Alors parurent deux autres jeunes gens tenant des
chandeliers d'or pur, finement niellés. Ces jeunes gens tenant des
chandeliers, étaient d'une grande beauté. Sur chaque chandelier
brûlaient pour le moins dix chandelles. Tenant un graal de ses deux
mains une demoiselle s'avançait avec les jeunes gens, belle, gracieuse
et élégamment parée. Quand elle fut entrée avec le graal qu'elle
tenait, il s'en dégagea une si grande clarté que les chandelles en per-
dirent leur éclat, comme les étoiles et la lune au lever du soleil (...).
Le graal, qui se présentait en tête du cortège, était de l'or le plus
pur et serti de toutes sortes de pierres précieuses, les plus riches et
les plus rares qui soient sur terre ou dans les mers. Elles avaient,
sans nul doute, plus de valeur qu'aucune autre, ces pierres qui or-
naient le graal » (tr. p. 70-71 ; t.o.v. 3213-39).
Nous retiendrons essentiellement de cette apparition que la lu-
mière - surnaturelle, de par son intensité, ainsi que le suggère le
texte - évoque celle du jour tandis que, parallèlement, se déploie
l'image du cosmos, dès lors qu'aux chandelles se superposent les
étoiles et la lune. Le fait que, dès cette vision inaugurale, le Graal
soit associé à l'imaO'e du soleil, mérite d'être souligné puisque ce
thème demeurera ca°nstant jusque dans La Quête. De plus, à l'or,
métal assimilé par son éclat à l'astre diurne, s'ajoutent les pierres
précieuses, « les plus riches et les plus rares qui soient ::i> précise le
récit comme pour donner à croire _qu'il ~ a coalescence entre leur
sp lendeur et la lumière du Graal. Pareillement, dans la Seconde
Continuation lorsque paraît le Graal on lit textuellement que :

« Mainte molt précieuse et chlère


Pierre i avaoit et vertual » (v. 31210-11).

Les pierres fines qui sertissent la coupe miraculeuse sont dites « de


vertu » . Quel mystère se cache donc sous cette formule médiévale?

28. En Islam Iranien, t. II, op. cit., p. 159-160.


Chapitre ID

LES ARMES SIDÉRALES

PIERRES DE VERTU.

Le mot « vertu » introduit deux domaines convergents de notre


rech erche. Il y a tout d'abord cette expression, fréquemment ren-
contrée dans les domaines médiévaux et dont l'auteur de la Seconde
Continuation se sert pour désigner l'ornementation du Graal :
« pierres de vertu » . II s'agit, certes, de pierres précieuses et « vertu »
s'applique alors aux supposées propriétés magiques de ces pierres
selon la croyance antique, reprise par le Moyen Age.
Pour illustrer cela prenons un exemple tiré du Perceval de Chrétien
de Troyes. Sire Gauvain, arrivé, au hasard d 'aventures, en un lieu
féérique, « le château de la Merveille », s'entend dire : « un clerc
versé en astrologie (... ) a r éalisé dans cet immense pa lais qui est là
devant nous une chose si extraordinaire que jamais n'en avez connu
de semblable ni n 'en avez entendu parler auparavant : nul chevalier
ne peut y rester sain et sauf fût-ce le temps de parcourir une lieue,
si c'est un lâche avéré ou s'il est porteur de quelque vice honteux,
mensonge ou cupidité. Lâche ou traître n'y tient guère, déloyal ou
parjure pas davantage : incapables d'y survivre, ils ont tôt fait d 'y
mourir » (tr. p. 139; t.o.v. 7548-58). Tel est le sort tragique réservé
à ceux qui n'ont pas les qualités de ce ~arfait chev~lie r dont les habi-
tants du château espèrent la venue : « il le faudrait sage et généreux
à souhait, sans convoitise, beau et noble, hardi et loyal, sans bas-
sesse ni aucun vice » (tr. p. 140, ; t.o.v. 7593-96). Malheur donc
à quiconque franchirait la porte de ce palais-forteresse sans en être
digne. Car, à l'image du lieu, cette porte se présente comme un
symbole d es plus parlants : « L 'un des battants était d 'ivoire ( ... ),
l'autre d'éb ène ( ... ) et chacun fut orné d'or et de pierres de vertu »
(v. 7682-87). Par ses battants, une telle porte, lorsqu'elle s'ouvre,
GRAAL ET ALCHIMIE

sépare le blanc du noir, la lumière des ténèbres ... 1 et aussi retranche


la chevalerie véritable de toute usurpation. Quant aux pierres, de
vertu, gageons qu'elles agissent m agiquement : comme les yeu.x d une
Présence supra-humaine - et nous songeons ici aux pupilles de
Cuchulain ou au septuple regard de !'Agneau de l'Apocalypse -
scrutant l'âme de celui qui passe la porte blanche et noire. Et sans
doute ces gemmes, comparables à celles de la fontaine de Barenton,
focalisent-elles les Forces surnaturelles, et ce, harmoniquement ~vec
l~s ent~tés sidérales, puisqu'il est loisible de supposer que de pa reill.es
pierreries furent disposées là par un clerc fort savant en a strologie.

LES GEMMES ET LES ASTRES .

.L~s pierres précieuses dites « de vertu :i> seraient-elles la tra?l-


cnption minérale des astres ou plus exactement des Forces qu ~
manifestent? La Queste apporte une réponse car la femme du roi
Salomon, s'adressant à celui-ci à propos d'une épée qui « surpasser~
en qu.alités toutes les autres 'l>, puisque magique, dit « vous q~~
c~nna1ssez les vertus des pierres ( ...) mettez-y un pom~eau
pierres précieuses ( ...) Puis faites une poignée plus merveilleuse ~t
plus riche ~e ~~rtus qu'aucune autre» (tr. p. 255-256, t.?· P· 22~, 1. i~
lO). En defin1t1ve ce pommeau fut fait « d 'une seule p terre qui ava
en soi. toutes les couleurs que l'on peut trouver sur la terre. Et au~ .
chose était d'un plus grand prix encore; chacune des couleurs avait
une vertu particulière 'l> (tr. p. 235 : t.o. p. 202, 1. 20-23).
On nous dit du roi Salomon qu'il ~ était si sage qu'il fut pourv~
?e tou~es les bonnes sciences que peut posséder un cœur d'h omme'
il savait la force des pierres précieuses et les vertus d es herbes, le
cours du firmament et la marche des étoiles » (tr. p. 253 ; t.~: P·
2~0; 1.9-12). Notons qu'ici le mot « vertu 'l> est appliqué au regne
vegetal et. nous verrons pourquoi ; mais l'important réside surton t
dans le fait que, comme le révèle la juxtaposition de ces deux pas-
sages concernant le savoir de Salomon, « vertu » et « force » sont
synonymes. La vertu des pierres désigne donc la Force au se.ns . 0,ù
nous l'entendons et ce d'autant plus que la science des spécifimte.s
· · u 'il
magiques des gemmes va de pair avec celle des astres. C'est 1~ 1 q d
faut citer le traité De planetu naturae d'Alain de Lille, poete u

lM. Eliade écrit dans Images et Symboles (Paris, 1967), p. 108 que : « L:
héros d'un conte doit passer là où la nuit et le jour se rencontrent... ~ Imag
évoquant celle de la porte noire et blanche.
LES ARMES SIDÉRALES 49
x1_1· siècle e_t donc con~emp.orain de Chrétien de Troyes et de ses pre-
Illlers C?ntmuate;i~s, etablissant une relation entre l'ordre cosmique
et les pierres prec1euses : douze gemmes correspondent aux signes
du zodi_aq~e et sept autres aux plé~nètes 2 . Toutes sont assemblées
sur le drn~eme de l~ Nature et 1:
poe~e a~cJ.i:esse à celle-ci des p aroles
que ne desavouera1t pas Hermes Tnsmeg1ste : « Toi qui soumets
à tes rênes l'allure du monde, noue d'un nœud d 'harmonie tout ce
que tu affermis dans l'être, et (...) unis le ciel à la terre » a. Autre-
ment dit ces Forces ouraniennes, auxquelles correspondent les
gemmes, sont présentes en l'être. Nous retrouvons ici le rapport
macrocosme - microcosme, comme en témoigne également un ma-
i;uscrit de l 'abbesse Herrade de Landsberg montrant sept radiances
emanées des sept planètes et agissant sur l'homme 4 • Voilà qui n'est
pas sans évoquer le rayon du Graal augmentant sept fois la lumfoo-
sité d 'un lieu, mais aussi et surtout les paroles de Plotin, déjà citées,
disant que les astres ont leur correspondance en l'être. Enfin, tout
ceci nous rappelle que les pierres de vertu ornent le Graal. Est-ce
d'elles qu'émane ce « si grand éclat » ? L'identification du Graal
avec le Xvarnah, lui-même doté du pouvoir de se changer en pierre,
et le fait que chez Wolfram le Graal soit une pierre précieuse, nous
permettent d'emprunter à Eliade la belle formule dont il se sert pour
désigner les morceaux de quartz rituellement en usage dans certaines
initiations chamaniques, et voir en ces pierres de vertu « de la lumière
solidifiée ,, s.
Nous avons vu à propos du roi Salomon que le mot « vertu »
étai t appliqué aux plantes. Il convient de rappeler que la Force pour-
rait être qualifiée de « vitale ,, comme les notions de ka, de hamingja
mais aussi de Xvarnah nous y invitent. D 'autant plus que le corps
subtil est parfois appelé « corps de vie » 6 • Dans sa transcription en
prose moderne du Parzival, E. T onnelat mentionne un traité, rédigé
au d ébut du xm• siècle par un dénommé Arnoldus Saxo, intitulé D e
Virtutibus Lapidum 1, à propos d'un passage dan~ •lequel Wolfram
(qui a consulté le dit traité) nous conte que le roi Amfortas - le
fameux roi méhaigné détenteur du Graal - reposait sur une couche
« de toutes parts richement ,o~née (...) ~t so~n ~rix éta~t rehaussé en~ore
par la vertu des pierres prec1euses qm y eta1ent fi.xees ( ... ) Certames

2. Cf. M.-M. Davy, lllitiatio11 â la Symbolique Roma11e, op. cit., p. 155-156.


3. lhid., p. 156.
4. I bid., p. 158. .
5. M éphistophélès et l'A11drogy11e (Pans, 1962), p. 25.
6. Cf. J. Evola, La Tradition H erm étique, op. cit., p. 68 et p. 177.
7. T r. p. 309, note 2.
50
GRAAL ET ALCHIMIE

de ces pierres avaient la vertu d'inspirer au cœur de et la guérison


l'allé!!resse.
Mainte autre avait la propriété d'apporter le bo~e-u~uvrait
en elles
des malades. Celui qui savait en user avec_art ec les chevaliers
bien des forces secrètes. C'est grâce à. ces pierres {~e
t. II, p . 309-
du Graal pouvaient prolonger la vie d Amfortas > . s gemmes, par
310). Voilà qui montre très clairement que certai~e
d'un être. Ail-
leurs vertus, sont en sympathie avec la Force _vita ;e.refis semée de
leurs l'auteur se plaît à décrire l'armure du pat~~
ti pure vertu(...)
renforçan~
pierres ' au merveilleux éclat > qui, < par leur no e e a vi •ueur • et
~e ~struits
lui inspiraient ardeur et courage tout en 5 quelles étaient
le narrateur d'ajouter: , que personn_e ne deman de ces

astro~anonyme
leurs vertus secrètes (...) vous eussiez é_te . mieux orne • (tr. t. Il,
choses (...) par le sage Pictagoras qui fut 1adis rédac-
p. 291-292). Pour Wolfram, comme plus tard pour . vec celle des
teur de La Queste la science des gemmes va de pair a · t de facon
astres personnifiée , ici par le nom de Pythagor e ' transcn
fantaisiste. -

LEs VERTlJs GUERRIÈREs.


C
ela nous amène à aborder une donnée cap1ta . l e Pom· la smtes'· « in-
de

~arnent capacit~ l~es


notre recherche. Lorsque des Forces s'incorporent a, un être
. , -e rétrécit
> - elles subissent une aitération. Leur étaient
a la mesure de la petitesse humaine : d'énergie pure qu ;ressions >,
impulsion~ »' le passage
les Voilà réduites à n'apparaître plus que comme des.« un des , dé-
des sensations » , des sentiments » , des «
o~
<i: (j:

· •
s1.ts · a llus1on
des < passions > • . C'est à cela que fait . d'allégresse
de Parz,vaf où certaines pierres suscitent des sensatwns les sept

manifesten~ ~u'elles
et de bonheur. Mais sous une forme plus involuée encore, d iraient
Forces et les divinités sidérales qui les se tra
par des travers caricaturaux, sortes de reflets inverses de c.e l'illus-
, ·fient. . s
speci au~ ·
d,oute _les sept péchés capitaux en . sont-1
des1s avares ;
tration. Ai DSl a 1 Avance correspondrait Sa turne, dieu , du prin-
1'0rgueil, exaltation du < moi-je " serait la forme mvoluee sil , que
0
cipe soleil ou Soi , la Paresse évoquerait le caractère_ « p~s
négative-
la tradition attribue à l'entité lunaire ; la Colè:e
ment l'énergie martienne; l'Envie, qui pousse a
refteter~~ère
Mer-
voler, s

8
Cf. J. aurons
9.' Nous l'o~casion
Evola, op. 70 ~hap1tre
cit. , p. a? et p .. 86. V .d e reve01r
thèm e et sa significatton alch1m1que.
. plus longuement sur ce
LES ARMES SIDÉRALES 51
cure, d_ieu_ des voleurs ; la Gourmandise est un travers des tempéra-
ments JOV1ens, et, enfin, la Luxure appelle l'image de Vénus.
L'évocation des péchés capitaux conduit tout naturellement à celle
des vices auxquels, dans l'iconographie médiévale, sont opposées les
vertus. Et c'est ici que le mot « vertu » revêt son deuxième sens
co~plémentaire, nous allons le voir, de celui appliqué aux pierre~
prec1euses. En effet, la représentation des vertus chrétiennes com-
battant les vices - la psychomachie - telle qu'on peut la découvrir
sur un chapiteau roman de l'église Notre-Dame-du-Port de Clermont-
Ferrand mérite attention : ce sont des personnages féminins qui, cas-
qués, couverts d'un haubert et s'abritant derrière un bouclier, bran-
dissant la lance ou l'épée, affrontent les vices figurés par des créatures
mi-humaines mi-animales. Ainsi équipées, elles évoquent irrésistible-
ment les valkyries selon des images surgies des Eddas. La sculpture
gothique, elle, les personnifie tout autrement. Ce ne sont plus les
fières guerrières de la psychomachie mais des figures féminines,
assises, sans armes si ce n'est un écu - remplacé à Notre-Dame
de Paris par un disque - portant un emblème symbolisant la qualité
spécifique incarnée par chacune. A la cathédrale de Chartres (partie
datant de la première moitié du xm• siècle), « la Foi » montre un
calice sur son écu et « !'Espérance » un étendard. Seule - et cela
nous paraît significatif - celle personnifiant « le Courage » demeure
en cotte de maille et casquée, tient une épée, et surtout arbore un
lion sur son écu 1°.

LE LION, LE CŒUR ET LE SOLEIL.

,Par cette figure se perpétue l'image ~'une Force surnat~relle, ar-


mee comme un chevalier et peut-être ame de la chevalene. Et ce,
sous le signe du lion, l'emblème astrologique d.~ oceur. En ,c~t ins-
tant, et pour nous situer à nouveau dans le s1ecle de Chretlen de
Troyes et de ses premiers continuateurs, nous pensons tout naturel-
lement au beau surnom de « Cœur de Lion », blasonnant Richard !°"
Plantagenet, tout autant qu'à l'un des preux les plus fameux de la
cour arthurienne « Yvain ou le chevalier au lion ». Mais faut-il
s'étonner que, dans Ja transformation iconographique, seule cette
vertu ait conservé ses armes : elle est la vertu par excellence puis-
qu'en latin virtus signifie précisément courage.

10. Pour l'imagerie romane cf. D . Jallabert, La Sculpture Française, t. l


(Paris, 1958), p. 45-46 ; et, pour l'imagerie gothique, ibid., t. II, p. 20-2 1.
La ~er~u par excellence : le Courage (bas-relief de N.-D. de Paris). Malgré l~
muttla t1ons du temps, ce personnage garde fière allure. Remarquons que sa_
heaume ne comporte pas de nasal ma is s'orne d' un motif végétal, à la fois
évoca leur du lys el de l' Arbre de Vie.
LES ARMES SIDÉRA LES 53
Pour illustrer ce rapport lion-cœur prenons un passage de La
Saga des Had~ngus où l~ héros, av~_nt de s'évader de sa prison, doit
affronter un bon affame, pour oberr aux conseils d'un sage autant
qu_e ~lystérieux vieillard. Ce dernier, qui n'est autre que le dieu Odin
lui dit : « précipite-toi de toutes tes forces sur le lion furieux qui es~
accoutumé à jouer avec les cadavres des captifs (. ..) et, de ton fer
nu, fends les fibres de son cœur .. Aussitôt fais descendre dans ta
gorge le sang fumant et broie cette chair, comme un mets, sous Ja
morsure de tes mâchoires. Alors une force nouvelle habitera tes _
membres, alors une fermeté inattendue entrera dans tes muscles et
un afflux de puissante vigueur pénétrera tes bras nerveux. » 11 '
Ce récit, comme divers autres, montre que la lutte contre un
monstre - fauve ou, dans la saga de Sigurd, dragon - a pour
but de vaincre un redoutable adversaire et de lui arracher le cœur.
P ar cet acte, il s'agit de soustraire une Force sise au camr du monstre
et conférant l'accès à un mode d'être supérieur. En fait, on devine
que ce monstre manifeste le gardien du seuil de la transcendance;
et que c'est son propre cœur que l'être libère de l'emprise exercée
par ce que le gardien personnifie, à savoir les désirs et les passions
(ou si l'on préfère les vices, les péchés capitaux, pour demeurer
dans la formulation médiévale). En rappelant avec M.-M. Davy que,
dans le contexte chrétien « le cœur de l'homme est le lieu où s'opère
la transfiguration » 12 o~vrons à nouveau La Queste à certains pas-
sages essentiels desqu'els il ressort, d'une part, que le lion symboli~e
l'orgueil qu'inspire le D émon (tr. p. 164 ; t.o. p. 126, 1. 5-6), mms
aussi s'impose comme l'emblème du Christ (tr. p. 142; t.o. p. 101,
1. 23-29), et, d'autre part, que le cœur - blasonné par le lion n.e
l'oublio ns pas - est le lieu où se loge « !'Ennemi l>, autrement dit
le J?iable (tr. p. 86 ; t.o. p. 39 ; 1. 6-8), tout autant que l~ Présence
christique (tr. p. 112 ; t.o. p. 68, 1. 1-8). De plu.s, tou1ours. dans
La Queste, un sage dit à J>erceval : « quand le soleil, par qu01 nous
entendons Jésus-Christ la vraie lumière, embrase l'homme du feu
du Saint-Esprit, le frold et le gel de l'Ennemi ne ~euvent plus lui
faire grand mal son cœur étant fixé sur le grand soleil. » (tr. p. 153 ;
t.o . p . 114, 1.' 17-21). Voilà qui fait très préci~ément r~férence à
l'astrologie puisque le soleil a son siège dans le signe du lion et que
l'un comme l'autre sont associés au cœur.
Cela dit, toujours à la lecture de La pueste, on découvre que la
figure féminine de l'une des vertus cbretiennes et la Force irradiée

11. Cité par G. Dumézil, Du Mythe au Roman (Paris, 1970), p. 49-50.


12. Op. cit., p . 178.
54 GRAAL ET ALCHIMIE

par l'éclat d'une telle gemme se confondent car un prud'homme expli-


que au chevalier Lancelot que : « Patience 'est semblable à l' ém eraude
qui reste toujours verte. Car la patience ne sera jamais si fortement
tentée qu'elle puisse être vaincue ; elle est toujours verdoya? te . et
de même force et nul ne la combat qu'elle n'en remporte la v1~toire
et l'honneur. On ne peut mieux vaincre l'ennemi que par la patience
Quelque péché que tu fisses, tu savais bien en ta p ensée que cette
vertu était naturellement hébergée en toi. » (tr. p. 163 ; t .o. P· 124 ,
1. 17-24). Ce texte est d'importance car à l'image de cette genune,
s~mboli~an~ la patience, se surimpressionne celle d'un combat e~
dune_v1ctoue,, dune lutte armée et, par-là même, celle ~e la p~ycb~­
macb1e sculptee à Clermont-Ferrand. Le fait que, suiva nt 1 exp
cation du prud'homme, Lancelot ayant fait siennes certaines vertus,
dont la patience, s'est trouvé « si bien armé de toute part " (tr. P·
163; t.o. p. 125, 1.10) associe les dites vertus à une armure. Av~c
l' e~
' 1at de cette vertu smaragdine
' se profile l'image d' une v alkyne
currasséc de lumière mais aussi <:elle de l'armure en tant que trans-
. . '
cnption symbolique de la corporéité subtile.

L'AME DU CŒUR .

. Nous ne manquerons pas de revenir à la fois sur le thème ?es


pie~es d,e vertu constellant l'armure et sur l'emblématique du lion
mais, ~res,entement, une remarque s'impose. Avec l'image du cœur
apparait 1 ~n _des sept centres de Force correspondant j~s~eroent à
c~tte localtsat~on physiologique. Pour preuve, dans la t~ad1~1on sc~n­
dmave, la_notion de hugr. Ce terme désigne le cœur, mais bien moins
comme .sim~le composante anatomique - car pour no~mer cet
organe il ~xiste ~e _terme hjarta _ que comme siège de 1 aine_ : le
~~gr constitue, ams1 que le précise Renauld-Krantz, « cette p a rtie de
l am,e. dont une conception millénaire place le siège dans l e cœ~ >
et,~ a1outer, dans une note, que le mot français courage est un ancien
13
denve du mot cœur et allait même jusqu'à désigner le cœur • En
vérité, hugr, si~ant le courage et l'âme du cœur, est un terme _que
'le monde scandmave place à côté de hamr e t d e Fylg ja pour expr11ner
la physiologie subtile 14.
L'importance du cœur s'explique sur un plan traditionnel par le
fait que c'est en cette localisation organique que « prend Forme >

13. Structures de la M ythologie Nordique, op. cil ., p. 120 et ~otc 2.


14. Cf. R. Boyer, La R eligion des Anciens Scandinaves, op. c1t., P· 150-15 1 ·
LES ARMES SIDÉRALES 55
l ~ corps subtil, que se manifeste principalement la Présence oura-
~r enne et divine. Ainsi le Veda affirme que « le Personnage qui se
tien~ dans notre cœur (... ) est aussi le Personnage dans le soleil. Ce
saler1 des bommes, cette Lumière des lumières est le Soi Univer-
sel. :1> rn Le monde chrétien, comme l'atteste La Queste, ne dit pas
autre chose en plaçant au cœur le soleil christique. Semblablement
l'alchimie,_ à l'éh1de comparative de divers auteurs, montre un~
grande urnté de conception résumée par Gichtel lorsqu'il affirme que
c'es! au cœur de l'homme que se trouve « la porte des cieux » 16.
Agnppa, de son côté, enseigne que « L'Ame dans sa descente se
1~evêt d'un corpuscule céleste et aérien que certains appellent véhicule
ethéré, d'autres char de l'Ame. Par son intermédiaire, elle s'infuse
d'abord dans le plan médian du cœur, qui est le centre du corps
humain, et de là se répand à travers toutes les parties et les mem-
bres. » 11
. ·P eut-être cette « âme du cœur », constitutive de la corporéité sub-
tile et focalisant les Forces ouraniennes, a-t-elle été symbolisée dans
la tradition hébraïque par le pectoral du Grand-Prêtre, formé de
quatre rangées de trois pierres précieuses chacune, soit une pierre
par tribu d'Israël mais aussi par signe du zodiaque. Par la disposition
de ses gemmes, cet ornement sacré renvoie également au chifire sept.
Quant au Graal lui-même en tant que coupe, objet évocateur du
cœur, il serait l' « âme du cœur » tout autant que le centre subtil
à partir duquel cette âme se diffuse, et l'on imagine que les pierres
de vertu serties dans son or fin relèvent d'un même symbolisme oura-
nien que les gemmes du pectoral hébreu, ou que celles de ~a !éru-
salem Céleste énumérées par saint Jean, ou encore, celles qm repon-
dent, selon Alain de Lille, au septénaire sidér~l. .
Dans le Parzival de Wolfram, on découvre 1ustement une allus10n
au septénaire et, par conséquent, à la signification du Graal en tant
que centre de Force du cœur. Il convient d'abord de rappeler que le
Graal se présente comme une fabuleuse « pierre précieuse » (tr.
t. II, p. 36) d'essence ouranienne dès lors que son nom fut lu « dans
les étoiJes > (ibid. p. 24) et qu' « une troupe ~'anges ~'a,vait déposé
sur terre > (ibid.), ce qui désigne ce mysténe~x mmeral comme
l'équivalent de toutes les pierres de vertu. Cela dit, en reprenant la
description du cortège du Graal, apparaît une indication révélant le

15. Cité par A. K. Coomaraswamy, Hindouisme et Bouddliisme, (Paris,


J 972), p. 26.
16. C ité par J. Evola, op. cit., p. 143.
17. I bid., p. 62, note 7.
56 GRAAL ET ALCHIMIE

caractère solaire - et donc le rapport avec le centre cardia~ue , -


de cette gemme : le visage, de la porteuse du Graal « rayonnait d un
tel éclat que tous crurent voir le jour se lever » (tr. t. 1, p. 205-206}-
Devant elle s'avancent six demoiselles tenant « des luminaires de tres
haut prix : c'étaient six vases de verre longs transparents et beaux,
' une huile
ou · embaumée brûlait en donnant' ' une bau te fi a~,e :$
(ibi~., ?· 206). Le Graal, pierre solaire, s'impose ici comme septieme
lummarre.

LES QUATRE ESCARBOUCLES.

Ce thème du cœur et du soleil joint aux scintillations des gemmes


en tant, qu'hypostases des iPresences
, ' . ,
s1derales, ·imp1·ique un élément
.
complementaire. Alain de Lille, dans son traité, désigne la pierre
correspondant à l'astre du 1·our : l'escarboucle. Au Moyen Age ce
nom . e'tait
· synonyme de gemme rouge, rubis ou grenat. S on ~' tymo-
~gie_ lati.ne carbunculus - diminutif de carbo (charbon). - ev<;'qu_e
ne image de flamboiement. En fait l'escarboucle pourrait se d~~.fi.rur
comme un rubis doté de propriétés merveilleuses, autrement dit. ,de
vertus ; celle de guérir les affections des yeux et d'irradier une luID:1er_e
telle qu'au plus noir de la nuit l'on y voit comme en plein jour. A.!051

dans _Erec et Enide, Chrétien de Troyes décrit un crucifix orne de
ces pierres :

« cha~une telle clarté lançait


de nuit, comme si le jour c'était
au matin, quand le soleil luit .,; (v. 2341-43).
L'escarboucle ~st donc à juste titre la gemme solaire. Souvenon~-n.ous
que _dans Yvain les fameux rubis de la fontaine de Barenton etaient
ausst ~omparés au soleil levant.
. Mai~ r etrouvons Erec et Enide qui, sortis victorieux de leurs mul-
t~p~es epreu~es, accèdent à la royauté : « les couronnes furent aus-
sitot apportees ; elles étaient enluminées chacune de quatre escar-
boucles qui rel~isaient de telle sorte qu'auprès de la moi:ndre d'entr~
elles, la plus vive lumière semblait pâle comme un clair de lune ·
tous ceux du palais en furent si ébahis qu'ils demeurèrent lon_gtemps
sans y voir goutte ~ 18 (v. 6778-88). Ces couronnes, en i:n-aru~estant
l'accession au pouvoir royal, suggèrent, par les gemmes irradiantes,

18. Tr. A. Mary, (Paris, 1966), p. 122.


LES ARMES SIDÉRALES
57
u~e dignité supra-humaine, une royauté « solaire :1>, ce que l'on pour-
rait nommer une « illumination » de l'être. En vérité c ·
font ffi d' , 1 . es Joyaux
o ce aureo e et il est loisible de voir en eux l'un de ces
« organes-symboles » révélateur du centre coronal.
Un détail retient l'attention : mention est faite de quatre pierres
ornant chaque couronne. Or, on se souvient que la fontaine de
Barenton comportait quatre rubis. A cela s'ajoute le fait que dans
l_~ , P_ercev~l, sire Gauva.in, visitant le château de la Merveille, lieu
feenque s Il en est, parvient en une salle où « se dressait un lit sans
1,a ~oin?re pièce de bois, tout en or (...) A chaque colonne du lit
eta1t fixee une escarboucle et celles-ci projetaient une vive clarté »
(tr. p. 142; t.o.v. 7692-7704). Tel est « le Lit de la Merveille, où
personne ne dort, ne se repose ni ne s'assied pour s'en relever sain
et sauf » (tr. p. 143 ; t.o.v. 7805-08). De fait quiconque oserait s'y
reposer provoquerait non un déchaînement des éléments atmosphé-
riques, comme pour la fontaine de Barenton, mais une véritable grêle
de fer car sept cents flèches d'arcs et d'arbalètes mus par magie le
prendraient pour cible. Encore un multiple de sept qui, de même
que pour les quatorze éclairs de la fontaine, évoque le jaillissement
d'une Force redoutable. Seul un parfait chevalier - Gauvain en
l'occurrence - sortira vivant de l'épreuve.
Dans tous ces contes de Chrétien de Troyes, revient donc l'image
de quatre escarboucles, inséparables d'une épreuve ou plutôt d'une
série d'épreuves rituelles dont le passage victorieux confère une di-
gnité supérieure. Mais pourquoi le chiffre quatre et pas le septénaire
par exemple? Risquons une explication. Traditionnellement, le quatre
est associé au nombre des éléments : terre, eau, feu, air. En outre
nous savons que, dans cet ordre, ces modalités de la matière corres-
pondent aux centres de forces s'étageant de la base de la colonne
vertébrale jusqu'au cœur. Or c'est précisément au cœur que l'on
situe symboliquement le soleil ... Et alors pourquoi ne pas associer
au cœur le flamboyant minéral rouge dédié à cet astre ? Wolfram von
Eschenbach, lui, n'hésite pas puisqu'il compare « le cœur d'une vr~ie
femme » à « un noble rubis, pierre aux heureuses et secrètes ver-
tus » (tr. t. I, p. 4). Cela dit, plusieurs donné~s relevées dans !'Yvain
et le Perceval tendraient à prouver que rubis et escarboucles sont
en rapport avec le symbolisme du cœur. Ainsi, l'épreuve de la fon-
taine de B arenton, destinée à révéler le « cœur » du chevalier qui
en verse l'eau, se déroule « près de midi » (v. 411), l'heure solaire
par excellence. Quant au Lit de la Merveille il se trouve « enmi le
palais '> (v. 7716), c'est-à-dire au milieu du palais, autant dire au
cœur et Gauvain, après être sorti vivant de la grêle de flèches, doit
58 GRAAL ET ALCHIMIE

affronter un lion « affamé, fort et fier, grand et merveill~ux :i> (v.


7854) ; ce fauve blasonnant le cœur manifeste ici le reflet impur de
la Force solaire, à savoir la violence des passions 19 • .
L 'escarboucle serait à la fois l'image d'une Force sise. au cœur
ou, ce qui revient au même, le centre cardiaque à partir duquel
l' ~ âme du oœur » se diffuse dans le corps. Le fait q?e c~tt~ gemme
soit quadruplée pourrait s'interpréter comme une urad1atton, une
<i: illumination » par ce centre subtil des trois autres premiers centres

correspondant aux éléments. On peut interpréter les bouleverse;nents


atmosphériques et telluriques - car le sol s'ouvre! - caus~ par
la fontaine périlleuse, comme des allusions 'à l'irruption souda~,e d~
la Force vitale originelle dans les quatre modalités de la ~atier_e ·
la terre croule (v. 6528-33) l'élément liquide jaillit en pluie, neige,
~êle (v. 444), le feu fuse e~ foudre (v. 442-47) et le vent (l'élément
ai~) brasse le tout (v. 776). Quant aux colonnes du Lit de la Mer~
veille, elles reposent chacune sur un « goucé » (v. 7706-7708), te;m
que _J. Ribard traduit par « petit personnage :i> . Ces quatre « ~o~ces;
seraient donc des nains, des gnomes et sans doute faudrait-il vo
en eux ces korrigans ou kobolds qui, dans le folklore, les contes ou
l'hermétisme, apparaissent comme des esprits des éléments : f~rge­
rons ou n:imeurs - tels les sept nains de Blanche-Neige qui habitent
« par-dela les sept montagnes » - leur prédilection pour les gemmes
ou les métaux les met en rapport avec les Forces planétaires. L.
Fou let préfère traduire « goucés » par « chiens » . Cet animal et le
lou-i;>, dans nombre de récits initiatiques, se présentent comme de~
« visages du t~mps », pour reprendre la formule de G. Durand, e
le temps est Justement fa cause de l'involution des Forces pures
devenues désirs et passions. Dans l'histoire de Cuchulain il est ques-
tion d'un chien ,fort comme cent personnes, gardien d'une f~rteresse
et al?partenant a un forgeron 20. Ailleurs le redoutable gardien sera
un lion, comme pour le château de la Merveille ou comme dans
la ~aga _ de Sigurd, un dragon dont le frère est u~ gn~me forgeron.
Chien, loup, ~~ag?n,_ gnome, autant de gardie ns du seuil de la tran~­
ce_n?ance. Qu il s agisse de gnomes ou de chiens supportant le L~t
penlleux, le,s~ns est le même, dès lors que le chiffre quatre renvoie
aux quatre elements et que ceux-ci se présentent également comme

19. Outre le « cœur », en effet le lion en ta nt que signe de feu, pom:rait,


sous l'aspect négatif, représenter ' une m~nifestation de ce que l'herroétisroe
nom me le « Soufre extérieur » à propos duquel no us reviendrons aux cha-
pitres V et IX.
20. Cf. J . M arkale, L'Epopée Celt ique d'Irlande, o p. cit., p . 8 1-84.
LES ARMES SIDÉRALES
59
de! limi~e~ que l'homme, tributaire de la matière et donc de ces
?1emes elements, doit franchir pour gravir les (sept) degrés menant
~ la transcendance. Ainsi s'expliquent les divers rites de passage :
a trave~ .la fente d'un roc (la terre) pour Perceval, dans le récit
de Chretten de Troyes (v. 3029-30) ; franchissement des eaux
comme Gauvain dans ce même conte (entre autres v. 8479-8520)
ou pour Perceval, dans la Seconde Continuation ; franchissement du
feu (saga de Sigurd et traditions folkloriques telles que le saut par-
~essus les brasiers de la Saint-Jean) ; et, enfin, pour Brec, passage
a trayers une « barrière d'air » (v. 5689-95) dressée par nigromance
(magie).
. Derrièr.e cette barrière, Brec doit affronter non quelque lion fu-
n eux mais un chevalier

« couvert d'armes vermeilles


qui était grand à merveille » (v. 5849-50),

et en férocité sûrement digne d'un fauve puisque Brec voit un


nombre impressionnant de· pieux où sont fichées des têtes encore
casquées d'infortunés chevaliers ... Ayant vaincu son adversaire, Brec,
sur le conseil de ce dernier, sonne d'un cor suspendu à un arbre
afin de dissiper la muraille magique. L'air, le plus <i: haut » des
quatre éléments, rappelons-le, correspond au centre subtil du cœur.
Quant au cor, notons que 1e son qui en jaillit renvoie au centre
laryngien. Après cet exploit, Brec et sa compagne Bnide. recevr~nt,
des mains du roi Arthur les fameuses couronnes enlummées d es-
carboucles. Parce que la ' couronne correspond à la tête, nous s~p­
poserons que les quatre gemmes lumineuses traduisent, non pomt
comme celles du Lit de la Merveille ou de Barenton, les quatre
premiers centres subtils, se superposant de la base .de la colonne
vertébrale jusqu'au cœur mais, en incluant ce dermer centre, les
suivants dans l'ordre ascendant jusqu'au « coronal l).

LA PIERRE DU SOLEIL.
Il se trouve que le siècle de Chrétien de Troyes nous a laissé
un document d'une extrême importance pour notre recherche. Un
document sculpté au portail occidental ~e l~ ~athédrale de, Chart;res
et datant approximativement de 1145 : il s agit de la representation
astrologique du signe des Gémeaux. L'artiste a figuré deux jeunes
hommes adoptant une posture identique - comme pour manifester
60 GRAAL ET ALCHIMIE
que chacun est l'e;acte duplication de l'autre - derrière un grand
écu riche
tour et do ment t orne de pierres
· , ·
precieuses (ou de vertu) a, son pour-
dique son ~s e centre,, l'umbo, lui-même une gemme comme l'in-
1
héraldique d~~ct !acette, déploie sur la surface du bouclier le motif
pital s'il en 1 f1~ sous l~ nom de « rai d'escarboucle » . D étail ca-
sculpteur a ~s ', ~ partie centrale du blason, là justement où le
dique se P ace 1 escarboucle, toujours selon la terminologie héral-
' nomme <! le cœur » '
Q ue le rai d'
choisi· comm escarb oucle s'étoile
· sur l'écu et par-là m ême, soit
fait que lors de ?me, d.e~ Dioscures, s'explique' sans doute p~ le
e arm · ·
Castor et p li . 1 expéd1t10n argonautique, à laquelle participaient
de protectio~
mythique à
u:; .une fl~mm~ b~a sur le~r tête. ~t ce, en . signe
vme .. L explication naturaliste ramene cette nnage
de Saint-El une allusion au phénomène bien connu appelé < feu
chement s'im me »' mais il n' en demeure pas moms . vrai· qu'un rappro-
le jour de p~;e ave: le thème chrétien de la descente du feu di~in
entre cette 1~ en~ec?te. Il est même loisible d'établir un parallele
héraldique s ans~:iption du feu des D ioscures dans la codification
de fa Pen't o~s aspect du rai d'escarboucle avec la représentation
, ecote seulPt'ee au tympan roman' <le la M adelellle .
V ezelay où les de
ila~es. Un mo~d~~s éman~s. du Christ. remplacent les la~gues d~
celui de l'escarb pose d ailleurs en 1onctton des deux nnages ·
~u Divin. Du re~~c1~ en .tant que pierre du soleil, lui-même symbole
a huit rayons. En~ ec~ai d'escarboucle est une sorte de soleil stylisé
rappelle, d'une pa t ' tte gemme r ayonnant depuis « le cœur » nous
le cosmos, l'astr: :fue. dans la relation s'établissant entre l'homme et
comme Je dit tel Jour gouverne le cœur et, d'autre part que,
son cœur sur le so~:~s~:ag~ de La Queste, un chevalier doit fixer
L es fl ammes des D" stique.,
Xvarnah. De même , 10 ~1:1res evoquent aussi le flamboiement du
but les fulguratio~ n ou h?ns pas que Zeus, lem père, a pour a ttri-
dans le fait que c ouJraruennes. Mais surtout l'important r éside
l 'ho~e, la mortelle es et umeaux
l'i ·
personnifient la' double !1a~ure ~e
sentes comme s'il s'a . . mmortelle. Castor et Pollux arns1 repre-
place dans une sérieg1ssa1t d,.
de 1a dup1.1c.att0n
. . d'un même être, ' prennent
1
rentes, certes mais ex 1?ages recueillies dans des civilisations diffé-
de son ka ou' le ouerri~:~~nt un semblable concept : Pharaon suivi
il est loisible de 0 sonoer ~ 1 'ilng, et sa Fylgja. Dès lors, en extrapolant,
du bouclier. Seul et 0pourt~ t ~~ a qu:un seul chevalier, le d étenteur
jaillie du « cœur }) du bl n double sous l'effet de cette radiance
boucle parce que fixe' e ason... ou de son p r opre cœur. C ar l' escar-
' au 4: cœur » b era ' Id.ique, semble faire
· re' f e-
'
1.
J ~ .
I~

Les Gémeaux de la cathédrale de Chartres (première moitié du XII 0 siècle).


Le chevalier et son D oubl e. Sur l'écu rayonne l'escarboucle, symbole de l'Œuvre
a u Rouge.
62
GRAAL ET ALCHIMIE

rence à l' « âme du cœur » - le hugr .ou 1e Courage en tant


t l'émanation. Deque
la
v;rtus - et par-là même au Double qui en_ es d lion en tant que
solarr~
Dw~cur
sorte, cette gemme renvoie au symbole u es présente éga-

~e sym~o
Force sise au cœur. lei, la figuration des elle associe une

~
lement un autre intérêt : par son jeu e\ de Saint-Elme,
image évocatrice du centre cardiaque a celle 1e escarboucles aux
révélant, elle, le centre coronal. Tout comme es
couronnes d'Erec et d'Enide.

LE SCEPTRE DE VIE.

Mais il est une autre gemme, déjà menllonnee. , e t toutt eaussi · un


· por-
le symbole
tante que la pierre du soleil. Il s'agit de !'émeraude. h0 -u rménale éme-
de la patience comme vertu nous savons qu'une P en(o 25) de la

ul~ur
raude constitue le perron , percé
' comme une outre
, t » ropos
v. 4 de deve- ,
fontaine de Barenton. n n'entre pas dans le presen verte, nous
lopper le symbolisme de l'émeraude et de la co tes arthunens .
nous restreindrons à quelques images hrees · , .
des . omme le d"t
tex i

J. Marx, ' Utilise certainement un modèle perdu et a gi"·~rique


Dans un roman, du xiv• siècle il est vrai, mais qm, c dé des traits
vient

q~e,
anciens curieux , ", un chevalier aussi vert que e selon cer-

c~ ~
éprouver le courage de Sire Gauvain. J. Marx note alier serait
!aines recherches, la verte couleur arborée i;ru; ;v Autrement
en rapport avec la vie et la fécondité de la vegetat';{ 2 · araît panru

c~;e~érique
dit ce preux incarnerait la Force vitale et, du reste, appne n ommée
< les coups de tonnerre et la tempête > devant une rap-
< 11la Chapelle Verte , "· cette manifestation atm P u l'éme-
pe e celle de la fontaine. de' Barenton et 1a couleur verte,. (alors
o que
lraude, exprimerait l'action germinative de la Force _vitate de cette
· ~ 1·uumman »
1
' escarboucIe serait
· la radiance,
· le pouvou

_cour~nne,
même Force). A l'appui de ceci, deux images. ce preux

~ne
La première nous ramène à Erec. Avec sa errière >

grosse~r. ~%~~
1
reçoit d'Arthur un sceptre splendide, < plus clau qu :, formait
(v. 6811) : < une émeraude de la d'un ' toutes les
le pommeau et l'on y avait ouvré et entaille au net de bêtes sau-
espèces connues d'hommes, d'oiseaux, de poissons

21. Op. cit., p. 76-77.


22. Ibid ., p. 291.
23 . Ibid., p. 290.
LES ARMES SIDÉRALES 63
vages » ~ (v. 6812-19). Autrement dit c'est la multiplicité de la vie
2

que co,~t1ent cette sphère verte. L'image du poing, choisie pour mén-
surer 1 emeraude, suggère une idée de maîtrise : ici la main fermée
s~mble c~ntenir toutes les créatures ; d'autant plus que le mot « ver-
ner~ »,aJoute celle d'un globe de verre, sorte de bocal qu'emplirait
la vie f~conde et polymorphe. Mais celui qui porte ce globe n'est plus
enferme dans cette sphère de la manifestation : il la domine l'em-
brasse tout entière du regard, et la hampe du sceptre se c~nfond
avec l'Axe du monde. Conjointement à la couronne, signe manifeste
de sa, surnature lumineuse, Brec a mérité le sceptre de Vie. De plus,
ce heros, par les quatre escarboucles et l'émeraude, réunit sur sa
P~rs.onne les mêmes gemmes qu'à Barenton, preuve que la fontaine
ams1 rapprochée des joyaux du sacre solaire, renvoie elle aussi aux
« organes-symboles » de la corporéité subtile.
L'autre image est présente dans la Première Continuation. Sire
G~uvain, introduit dans le château du Graal, voit un singulier appa-
reillage : le sang ruisselant mystérieusement de la lance dans un « or-
c;,r » (vase, bénitier), se confondant ici avec la précieuse coupe,
s ecoule ensuite par un « tüel » (tuyau) d'or puis dans un « conduit »
formé d'une « émeraude brillante » qui se prolonge hors de la salle,
se soustrayant ainsi au regard d'un Gauvain ébahi (ms. L, v. 7324-
3,~). L'émeraude serait donc le canal permettant au flux rouge de
s ecouler, autrement dit de se diffuser. N'oublions pas que celle de
Barenton était percée, sans doute pour permettre le passage de
l'eau. Bien évidemment le sancr surnaturel traduit encore l'image de
l a Force vitale et le fait ' qu'elle 0circule dans une gemme verte permet
de voir en cette dernière le symbole de la diffusion de cette Force.
Dans d'autres traditions le ka le Xvarnah ou la hamingja sont indis-
sociables de la germination et de la fécondité du sol. Et, justement,
toujours dans cette Première Continuation, Gauvain, s'étant décidé
à poser les fameuses questions relatives au mystèr~ de l~ coupe et
de la lance voit la « terre craste » recommencer a verdlI (ms. L,
v. 7753-65)~ Mais l'important réside ici en cette image du « tüel »
d'or et du « conduit » d'émeraude, évoquant ce que la tradition tan-
trique indienne désigne sous le terme de na~is, canaux ou ~ei~es par
lesquels la Force vitale irrigue le corps subtil et dont le pnnc1pal, le
canal central est identifié à l'axe vertébral (et à l'Axe du monde) 25 •
Emprunta~t à G. Durand sa belle formule « La maison tout en-

24. Tr. A. Mary, op. cit., p. 122.


25. Cf. M. Eliade, L e Yoga, Immortalité et Liberté, op. cit., p. 124.
64
GRAAL ET ALCHIMIE

tière est plus qu'un "vivoir ", elle est un vivant :i> 26, demandons-nous
si l~ c?âteau du Graal ne devrait pas être considéré comme u~e
pro1ect10n symbolique de la « physiologie mystique :i>. P. Galla1s,
s,e référant,. à ~ldegarde de Bingen pour qui le schéma corporel de
1 homme s lllscnt dans une géométrie sacrée a justement vu que la
salle, .carrée réservée au cortège du Graai, dans le P erceval de
Chretien, évoquait l'image d'une poitrine la cheminée centrale figu-
rant le cœur • Il conviendrait ici de r~ppeler le caractère anthr~­
27

pomorphe de toute cons truction traditionnelle car, comme le dit


M.
corpsEliade : « :i>le2s temple ou la maison sont considér és comme un
humain.
Ainsi donc la demeure du Graal comme nombre de châ teaux
rencontrés au hasard d'aventures p~r les chevaliers arthuriens, le
Graal lui-même ou l' « orcel ~ et son étrange « tubulure >~ pour
reprendre ici le mot de J . Marx ne seraient autres que des images
tr'.l11scrivant la corporéité subtil~. Mais nous savons d éj à que l'on
dec?uvre dans le monde mythique scandinave des allusi<:>ns no~
moins parlantes aux. centres de Force et à leur éveil ; allusions qui
se retrouveront dans la Seconde Continuation. Aussi est-ce vers le
nord que nous tournons à présent nos regards.

26. Op. cit., p. 278.


27. Perceva/ et l'lnitiatio11, (Paris, 1972), p. 286.
28. Le Sacré et le Profane, op. cit., p. 145.
Chapitre IV

LA PIERRE ET LA FOUDRE

LE CŒUR TRICORNU.

R Revenons à la tradition scandinave pour retrouver Thor, dont


enauld-Krantz
1
a montré qu'il était, par excellence, le dieu du
hugr • Nous savons que ce maître de la foudre, a affronté un gigan-
tesque adversaire en la personne de Hrungnir, prototype du Thurs,
terme , désignant les géants du gel, sombres puissances titaniques
0
P.posees aux Forces lumineuses personnifiées par les Ases. Hrungnir
qui, pour arme, brandit une pierre à aiguiser, se distingue par sa tête
de pierre, image évocatrice d'une pensée identifiée à ce qui traduit
le plus la pesanteur et la densité de la matière. Et comme pour aller
de pair avec ce mental « pétrifié >, « bloqué >, cette « tête dure. "•
le ca;ur du colosse est de pierre, mais, bizarrerie supplémentalfe,
forme de trois cornes entrelacées. Un monolithe runique de Snoldelev
CDanemark) porte gravé un tel motif :
~ II s'agirait de trois cornes à boire ou de trois cornes
d'appel (trois cors) placées de façon à c~ que c~acune
retienne les deux autres. Cet organe, aussi smgulier que
la créature dont il meut la masse minérale, attire l'at-
tention sur un péril menaçant le cœur en tant que siège
de l'âme : à savoir qu'une pensée pétrifiée n~ peut que changer en
roc - < murer ,, pourrait-on dire - le seUJl de la transcendance.
Si avec G. Dumézil et R. Boyer nous considérons fo combat de
Thor contre ce formidable Thurs comme « un rite initiatique > 2 et
ql_le nous tentions d'en dégager une interprétation relative à la doc-
tnne des centres de Force, il est bien évident que ce cœur tri-cornu

1. Structures d e la Mythologie N ordique, op. cit., p. 120.


. 2.. Cf. G . Dumézil, H eur et Malheur du Guerrier, op. cit., p . 141 et 145,
ains i que R. Boyer, Les R eligions de l'Europe du Nord, op. cit., p. 122-125.
66 GRAAL ET ALCH IMI E
e symbole » et \es
capte toute notre attention. Il s'agit là d'un « organ - indication pré-
cornes qui le composent se présentent comm~ une ontre des val-
cieuse. En effet, toute une iconographie scandmav: mtant une corne
kyries accueillant en Walhëll des héros, en l~ur presen , cieux hydro-
à boire 3 qu'il est loisible de supposer empli~ du « !e,~e objet évoque
rnel '> 4, le breuvage des immortels. Par co~sequent anoe tutélaire du
la présence de la Fylgja, 1' « accompagnatnce 'l>. ou, -~ d'une corne
héros. Nous avons aussi supposé qu'il pouv_ait, s a~imdal dont on
d'appel. Dans ce cas le symbolisme renverrait a ~ tefois cet Ase
dit_ que le cor. est e~o~ sous !'Arbre du mond_e.. 5°uEn fait, corne
veilleur est lu1 aussi detenteur de l'hydromel di~n · ême ensemble
à boire ou corne sonore renvoient l'une et l'autre a un tm elle-ci évoque
d'images symboliques : la corne remplace 1~ coupe ~re~t un rapport
le cœur ; quant au breuvage et au son , 1ls sugge confondent
.
avec 1e centre laryngien. Du reste, la corne _e t le Mcor ·xse ils dénvent
.
dans les récits arthuriens, car, comme _le dit J ·. aM~rveilleUX du
de la corne inépuisable figurant parnn les Ob1ets fflant dans un
Trésor de Bretagne 6 • Souvenons-nous que c'est en_ s~u sa victoire sur
cor qu'Erec annule un enchantement et consa~re a~nsit et le cor, re-
un colosse détenteur de cet objet. L'adversaire gean d. ue. Ailleurs,
lèvent d'une même archétypologie que le mythe norh iq lier vêtu de
dans la Seconde Continuation, Arthur rencontre un c eva
rouge-sang qui portait

« pendu à son cou un cor


d'ivoire à cercles d'or
serti de pierres précieuses 0)
fort chères et très vertueuses » (ms. L, v · 3144 - 5 ·
,, .
Cor f eenque . . . Pour revenir à
comme l'md1quent les dites gemmes. . ,. oe de
Hei.mdal, sa lumineuse figure au chef en épée réintroduit , l u?a0
l'aiguisoir et celle de l'arc-en-ciel autrement dit du septenaire; nce
Mais po_urquoi ,trois c?rnes ? P~ut-~tr~ sommes-nous en pr~~ola,
de la « triade metaphys1que '> qui, ams1 que le rappelle J · T e.
désigne les trois modalités essentielles : « Soleil, Lun.~ et er~d~
monde rayonnant de la pure virilité spirituelle et de 1 etre, mo

d .M Magnusson,
3. Pour l' icon~8!apbie de ce thème voir d an s l'ouvr_age e SS e t S9.
Les Vikings (Pans, 1976), les reproductions photogra phiques Pi R e lig io 11s de
4. Comme le dit le Havamal à la str. 140, cf . R. Boyer, es
l'Europe du Nord, op. cit., p. 173.
5 Ibid. , p. 570, str. 13 du Dit de Grim11ir.
6: La légende Arthurien11e et le Graal, op. cit., p . 124-125.
LA PIERRE ET LA FOUDRE
67
~:s forces formatives, de la vie et du devenir, monde des corps , 1
tr notre aute_ur d'énumérer diverses représentations alchimiques illus-
a~t ~ette t_nade : « trois serpents qui jaillissent de trois cœurs :> ou
« ois ore11I<~s .» ou encore « trois serpents qui jaillissent d'une
~o~pe
8
» · Qui dit oreilles dit son et pourquoi pas celui émis par un
1
dt! P:e) cor? Mais la première image citée nous retient davantaae
1 e~ , ors q~'elle e? évoque irrésistiblement une autre : celle tirée de
l~l egende irlandaise de Mac Cecht - et fréquemment mise en parai-
: e, av;c le ~œur de Hrungnir ! - présentant l'adversaire de ce héros
Ote d un tnple cœur avec un serpent en chacun 9 •

LA CHASSE AU CERF.

Un second élément mérite qu'on s'y arrête. S. Sturlusson, narrant la


confrontation de Thor et du Thurs, dit du cœur tricornu qu'il est en
ra~port avec un certain signe runique 10. Il s'agit de la rune 'f
qui, comme toutes les lettres de cette écriture révélée par Odin dit le
mytJ;ie, revêt une signification magique. Dans l'ancien F.U.Th.A.R.K.
ce s1?ne désigne l'élan, animal qui, avec le renne et le cerf, apparaît
d~p_ms le néolithique jusqu'à la légende de saint Hubert, comme le
vehlcule d 'une puissance surnaturelle. En vérité, les bois majestueux
de cet animal en fon t le porteur de l'Arbre du monde. Image para-
do~ale dès lors que cet Arbre symbolise Ja centralité, la fixité, 1'In-
vanable Milieu de toute chose et que l'élan ou le cerf, prompts à la
course, évoquent la mobilité. Mais cette contradiction n'est qu'ap-
~arente dès l'instant où le cervidé en tant qu'image de l'Arbre s'iden-
t~e, i:ious y reviendrons, au « Mercure » alchimique - autre déno-
rnmation de la Force vitale - qui, tout en constituant l'Axe des
(sept) centres de Force de l'être (ce qui symbolise Je caducée), se
révèle insaisissable par la conscience humaine extérieure. Ce qui va
impliquer une chasse pour tenter de capturer ~ette ,i:orce ~< fu_?itive » ...
Chasse ne se déroulant nulle part ailleurs qu en 1 etre lw-meme.

Cela dit' dans un passaael:>
de La Tradition Hermétique, Evola dé-
signe cette « rune de !'Elan » comme le symbole de « l'Homme-Cos-
miq ue-a ux-bras-levés » et la rapproche d'un texte gnostique rap-
pelant que dans le temple de Samothrace se dressaient les statues de
deux personnages aux bras levés figurant 1' « H omme primordial > 11 •

7. La Tradition H ermétique, op. cil., p . 52.


8. Ibid.
9. Cf. G . Dumézil H orace et les Curiaces, op. cit., p. 50-5 1.
10. Cf. G . Dumézï'I , H eur et M a/lieur du Guerrier, op. cil., p. 142 et note 2.
11. La Tradition H erm étique, op. cit., p. 23 et note 38.
68
GRAAL ET ALCHIMIE

Plus loin, il revient sur cette silhouette stylisée par le signe ru-
nique 'Y , pour la juxtaposer à celle de l'Arbre - et nous retrouvons
les ramures du cerf - en alchimie autrement dit du Mercure. Arbre
naissant de la pierre ou du roc, notre auteur, et qui a pour s~no­
dit
nyme des images de « résurrection -~ ou de « soleil levant ~, de merne
qu'il> peut
vie 12 . être mis en parallèle avec la notion de ka ou « corps de

LA PORTEUSE DE CûuPE COSMIQUE.

reçoive~t
e~ ~?lhëU
Eq_uivaJent païen des vertus chrétiennes, les valkyries,
en leur présentant une corne emplie d byd,rom ·
ad~
les h:ros
Or c est precisement un personnage féminin qui, dans 1e 'cortege
1Graal, porte la lumineuse coupe. Ce thème, comme 1 a souh 0 ne
· Marx, laisse soupçonner son antériorité au Christianisme : « La
por_teuse du Graal, cette pucelle, belle gracieuse et parée,_. pe~t-e~:
vraunent porter le Saint Vaisseau, quand on connaît le role reser
aux femmes dans la lithurgie chrétienne ? :b 13• ~
fr L'image païenne d'une porteuse de coupe ou de vase apparait
,
. equemment dans les découvertes archéologiques . Telle, ~' l'an-
tique Mari, au Moyen-Orient dix-huit siècles avant notre ere, la
célèbr,e « déess~ au vasejailli~sant ~. ou, à l'époque de Hallst~tt
et
tro~vee_ à _Behnngstadt dans le Schleswig-Holstein, cette gracieuse
petite figurine formant la poignée d'un rasoir rituel en bronze et re-
présentant une femme tenant une coupe 14. Comme le d émon trer:t
les travaux de _G. Durand, la Femme et le récipient sont des .« arche-
t?'.pes subst~ntifs :b du R égime Nocturne (de structure mystiq~te)_ de
limage. Mais une autre pièce archéologique mérite qu'on la detail1~.
Découverte à Strettweg en Styrie (Autriche) et conservée au mu~ee
~e
15
Graz
age du fer . , elle date également de la période hallstattienne, le premier

. Nous sommes en présence d'un char symbolique de petit~ tai~e,


s~ple _rec~angle porté par quatre roues sur lequel sont disposees
treize figunnes de bronze ; six précèdent un personnage occup~nt la
place_ centrale du char et, derrière lui, six autres, dos tourne aux
premiers. Le tout ressemble à un cortège qui se serait divisé en d~ux
et s'apprêterait à se mettre en marche dans des directions opposees.

12. ibid., p. 102.


13. Op. cit., p . 225.
14.
15. Cf.
Ibid.,W.p.Torbrügge,
147. L'Europe Préhistorique (Lausanne, 1970), P· 137.
LA PIERRE ET LA FOUDRE 69
En tête deux personnages qui, l'un à droite et l'autre à gauche d'un
cerf, semblent symétriquement maintenir l'animal par ses ramures
stylisé~s. Derrière eux, un couple, et, l'encadrant, deux cavaliers
casques, portant un bouclier rond et brandissant une lance. Les six
autres figurines reproduisent exactement ce groupe. Au centre du
char et beaucoup plus grande se dresse une treizième :figurine...
0
~ ,la septième si l'on admet la duplication de la scène. Comme le
rev;le sa morphologie, il s'agi t d'une silhouette féminine : de ses bras
leves, elle supporte une sorte de grand plat rond dont le centre est
exactement posé au sommet de sa tête. Ainsi cette figurine apparaît
comme le pied anthropomorphe d'une coupe large et peu profonde.
Prêtresse ou déesse, comme le prouve sa taille révélatrice d'une
~urnatu re, dominant le gro upe, et sans doute l'une et l'autre, elle
evoque avec ses bras levés le ka ou ce qui deviendra la rune 'V du
cervidé, dont la présence figurative ouvre Je cortège. Ce personnage
porte hiératiquement la vasque au-dessus de la scène, signifiant ainsi
la sacralité de l'objet tout autant que le mystère prêt à s'accomplir
par ce geste d'offertoire au ciel.
Parce que large et circulaire ce récipient suggère la base visible
d'une invisible sphère immens; : peut-être le cosmos trouve-t-il là
son point d'appui et comment alors ne pas rapprocher la porteuse,
de cette déesse que l'Inde nomme la çakti ou Force divine perçu~
comme le soutien de l'univers m. Une telle vasque évoque aussi
quelque miroir concave destiné à refléter la ronde sidérale... ou à
focaliser une radiance ouranienne. En cet objet et son officiante,
faudrait-il voir l'ancêtre du Graal et de sa porteuse ? N'oublions pas
en effet que le mot « graal ~ désignerait primitivement un grand ,~lat
creux 17• Ce cortège de bronze préfigure-t-il celui décrit par ~hre~eo
de T royes ? En tout cas nous sommes en présence de la célebratton,
très proche q uant à la forme d'un même rituel. D'a?t~n~ plus _que le
Graa l est comparé au soleil et qu' ici le personnage fe~nm se tien: au
c~ntre d 'une roue solaire, rayonnant autour de ses r.17?s et ~~ meme
diamètre que celui de la vasque. Cette femme. de1f1ee offt~1~-t-el~e
dans l'astre diurne? Autant dire dans le cœur puisque le soleil urad1e
c~ centre. E t parc~ qu'elle a hissé au so~met de sa tête ce grand
receptacle il est tentant de voir en cet objet, comme pour les cou-
ronnes d'Erec et d'Enide, un « organe-symbole ~ allusif à l'activa-
tion du centre subtil du cœur et à l'épanouissement du coronal.

16. C f. M . Elia de, L e Yoga, Immortalité et L iberté, op. cit., p . 205.


17. Cf. J . M arx, op. cit., p. 241.
70 GRAAL ET ALCHIMIE

Sur le char de Strett (~ '


du Graal. weg age du broaze) ces figurines préfigurent le cortege
LA PIERRE ET LA FOUDRE 71
L'ARBRE DE LUMffiRE.

D'autres éléments rapprochent ce cortège de celui du Graal Ainsi


1es lances brandies par les cavaliers. II est amplement prouvé .que la
~me1:1se lance qui. saigne, avant d'être identifiée à celle du centurion
ongi~, fut }e ternble Luin de la tradition celtique : arme chargée du
f ~tentiel theurgique du sang joint aux fulgurations ouraniennes. De
d~t la lance 7st ~'arme distinctive des dieux Lug et Odin. Retenons
ne la valonsatton symbolique de cette arme accompagnant sur le
char~ comme dans le récit médiéval, la porteuse de coupe. Mais le
cortege de Stre ttweg montre aussi le cerf symbolique dont il nous
f aut reparler.
On se souvient que, précédant le Graal, deux « valets » Geunes
hommes) s'avançaient, tenant des chandeliers dont les flammes,
comparées à des étoiles semblent s'évanouir à l'apparition du GraaI-
~oleil. L 'image est d'i~portance car, Ie fait que ces chandeliers
evoquent la voûte étoilée nous conduit à deux remarques. La pre-
mière consiste à rappeler que, pour l'œil médiéval, la voûte noc~e
se ~ompose avant tout des sept planètes et des douze constellatio~s
z?diacales, ce que confirme l'iconographie puisque M.-M. Davy. pre-
cise que, dans la symbolique romane, l'étoile « se présente tou1ours
en ~oupe de sept ou de douze 1s ». Cela dit, ouvrons la S~conde
C~ntznuation pour lire que Perceval perdu de nuit en forêt, yo1t « au
lom, un arbre touffu dressé au milieu de son chemin » et, dit le nar-
rateur, « il y avait, à mon escient, sur l'arbre plus de mill.e chan-
delles aussi brillantes que des étoiles. » Car on en comptait « sur
chaque branche, dix ou quinze ou vingt ou trente. Et Perce;aI, sans
plus, atten~re, va vers l'arbre et pense que des chandell~ l ,ont en:-
br~se. Mais comme il s'en approchait, la grande clarte ~ am~n~i­
sait (...) Perceval força l'allure » et pourtant « quand il Y parvmt, il n Y
trouva ni chandelles ni clarté ni être vivant » (v. 32071-89). Comme
le précise la Troisiè:rze Conti;uation de Manessier, il s'agit d'un arbre
féérique. En vérité, on devine que ce candélabre surnaturel s~, confo~d
avec J' Arbre du Monde. De plus, le fait que les chandelles s eva?oms-
sent au fur et à mesure que l'on s'approche évoq,ue ~ne Pr~se~ce
« fugitive ». Mais surtout les chandelles comparees a des etoiles
permettent de juxtaposer l'i~age des chandeliers du cortège du Graal
et cet arbre merveilleux .
. L'autre remarque concerne, encore dans cette Sec?nde Continua-
twn, un cerf, Jui aussi féérique et dont nous aurons a reparler. Per-

l 8. Initiation à fa Symbolique Romane, op. cil., p. 215.


72 GRAAL ET ALCfilMIE

ceval se fera voler la tête de cet animal par un mystérie~x ~hevalier'


se lancera aux trousses du < fugitü > .•. et le retrouvera aIDSl que so~
trophée. Mais, pour l'instant, seul un détail importe : Perceval voi
pendue à un arbre ~ grand et feuillu > (v. 24743) la tête du c~f
< ramée de douze bois > (v. 24781). Outre qu'ici le symbole s~
cerf et celui del' Arbre se confondent. retenons le nombre d e 12 cor e~
autant que de signes du zodiaque! Disons pour tenter de résum
tout cela, que l'arbre et le cerf renvoient à l'image d'un cosmos or-
donné par le septénaire, qu'il s'agisse des planètes correspondant aux0
Forces primordiales ou du duodénaire - qui est une autre faç ?-1
' , · le sept prusque
. ' le produit du ternaire (corps Ph·ysique,
· subtl
d ecrue·) · ' l'arbre
et S01 par les quatre éléments. Le thème du cervidé con1oint a .
cosmique apparaît dans la tradition germanique puisqu'il est question
de quatre cerfs perchés dans le feuillage du grand Frêne Axe du
Monde 19 • Ce chiffre serait ici allusif aux quatre éléments, chacun
étant une différenciation de la « substance originelle > ou « M~
cure > à laquelle semble faire référence la strophe dix-neuf ~e
V oluspa, l'un des textes fondamentaux de la mythologie scandmav~,
' il · 20 En berme-
ou est dit que ce Frêne ruisselle d' « argile blanche > •
tisme, le blanc comme couleur est associé au Mercure ... Tout comme
l'argent dans le domaine des métaux.

LE < TAILLOIR > D'ARGENT.


Pour revenir au cortège du char de Strettweg nous avons dit qu'en
tête figure un cerf encadré par deux hommes' qui, symétriquem~ot,
1
semblent le maintenir par ses cornes, l'un de sa main gauche _et au-
tr~ de sa droite. Ne dirait-on pas qu'ainsi ils empêchent l'arumal de
~ ; qu_'ils m~î!1'isent une Force « fugitive ~. Ces deux homm~s pour~
raient 1:Jlen :prefigurer les valets qui, dans le cortège du Gra~l, ~ défa~e
de 1!1amtemr l~, cerf symbolique, présentent une iID.ag~ .eqwvaleD: 5_
de , l Arbre lu~ere ... et donc du cerf, quant à sa s1gmhance, pui
qu une translation s'opère de l'arbre à l'animal aux ramures.
U~ autre objet figurant dans le cortège évoque directement le ~erf :
dern~re la .porteuse du Graal s'avançait une seconde ~em_oisell~
c qm portait un tailloir d'argent ~ (v. 3230-32). Par < taill01r > il
faut entendre un plateau à découper les viandes. Or, pend~t !e
somptueux repas auquel participe Perceval, on sert sur un tailloir'

19. Cf. R. Boyer, op. cit., p. 372 citation du Gylfaginning.


20. C f. R. Boyer, ibid., p . 470, str. 19 de la Voluspâ et note 788.

--- --- --
- -- -
LA PIERRE ET LA FOUDRE 73
« analogue à celui porté dans le cortège > écrit J. Marx 21, « de la
hanche de cerf au poivre ~ (v. 3284). Donc le tailloir du cortège
n:ontré aux convives juste après le Graal est destiné à recevoir de la
viande de cerf. On admet généralement que cet animal présent sur
le char de Strettweg est destiné au sacrifice 22 et sans doute à un
repas communie!. Dès lors un certain nombre de données se juxta-
posent .. En effet, nous avons dit que l'Arbre du Monde et le cerf
unagea1ent une même signification symboliqu.e ou plus exactement
une n:ême Force vitale et, du reste, des chercheurs n'ont pas manqué
de voi: dans le cerf, qui perd ses bois en automne pour les retrouver
au pnntemps (d'où une assimilation au végétal et donc à l'arbre),
puissance et fécondité n. Alchimiquement, cette Force est identifiée
au < Mercure ~ et il faut noter que le dieu Cernunnos, arborant des
con:1.es de cerf et qu'accompagne parfois cet animal, dans le mon~~
~e~ti9ue romanisé, correspondrait à Mercure 2 4'. Comm~ cela a déJa
ete evoqué, une telle Force est indissociable de la not10n de corps
sub_til ou Double. Et c'est ici que le tailloir revêtirait un sens sym-
b~hq~e que lui confère Ja confluence des images. Platea? d'arge~t, ~e
taillorr, par-delà sa fonction première pourrait faire office de nurmr.
D'où une notion de duplication s'ajo~tant à la signifiance des objets
sacrés portés dans le cortège du Graal. Notion illustrée peut-être par
la.présence des valets au chandelier. Le fait qu'ils soient deux, rem-
plissant la même fonction et s'avançant en même temps,. compte
tenu de la solennité du lieu et du cérémonial, ne peut qu'avo~ val~?r
de _sy~bole. En voyant ces deux jeunes gens dont le t~xte dit qu 1!s
« eta1ent très beaux > (v. 3216), comme pour valonser leur pre-
~ence e~ leur rôle de lampadophores, on ne P.eut s'empêcher d.e songer
a des figures dioscuréennes. On leur prêterait volontiers .la silhouet~e
et les traits des Gémeaux de Chartres. Ou, remontant bien plus lo~n
encore, jusqu'au char de Strettweg, ce sont les deux figurines ~am
fennée non sur un chandelier mais sur son équivalent symbolique,
les ramures du cerf qui viennent à comparaison.
Au sujet du cortège du char une remarque ,s'impose. C?m~te tenu
du caractère sacré et même magique de la scene reprodmte, mte!ro-
geons-~ous sur sa duplication. On p~ut s~pposer que ces figurmes
s?nt gemellaires : les personnages exister~ent alors sur deux ylans
différents, celui du corps physique et celm du Double. A cet egard,

21. Op. cit., p. 221. .


22. Comme le rappelle w. Torbrügge, op. c1.r. , p. 148.
23. J .. de Vries, La Religion des Celtes (Pans, 1963), p. 114.
24. Ibid., p. 112.
74 GRAAL ET ALCHIMIE

certaines découvertes archéologiques datant de l'âge du bro~e ~or­


dique, période précédant celle du char sont révélatrices. Il s'agit d ob-
jets de cérémonie, toujours enterrés' par paire 25 , tels ces fam~ux
casq~es, surmontés de cornes imposantes, trop encombrants pour .etre
p_ortes a la guerre (et qui, par le biais d'une énorme confusio n histo-
nq~e, V?nt populariser l'image du guerrier viking au casque cornu) ,
mais qui n'ont pu être coiffés qu'à des fins religieuses ; te ls encore 1~~
lurs, sorte de buccin dont les gravures rupestres de ~?~uslan .
. montrent qu'on en jouait pour célébrer le culte de la fertihte . •~armi
des trouvailles de cette époque, deux figurines, provenant de 1 ile_ de
. Seelai;~ ~anemark), retiennent tout particulièrement not~e attentio~ .
.. En vent: ~- n'en reste qu'une, l'autre ayant disparu, mais '?n de~sin
.. du xvm s1ecle nous en restitue le motif original. Elles representaient
~eux personnages arborant le casque à cornes de cérémonie iden~que
a ceux découverts par paire et se présentant dans une posture rigou-
reusement symétrique. Agenouillés, ils brandissaient, l'un de sa dextre
e~ l'autre de sa senestre, la hache que l'iconographie de ce temps voue
dune façon probante aux fulgurations ouraniennes. Leur autre bra~,
en un geste dont la signification rituelle est évidente car reprodmt
i;ar une figurine de cette époque 27, se repliait à angle droit de façon
a ce que la main se pose sur le torse à l'emplacement du cœur. En
c_es deux personnages, primitivement fixés sur une hampe pour cons-
tltu~r une ~nseigne cérémonielle, on reconnaît une représentation d~s
~ci, les Dioscu~es germaniques. Chacune des deux figurines app_ar~it
B mme l_a parfaite duplication de l' autre son reflet dans un miroir.
! ?e fait, à l'origine, un miroir était fi.xê à ces statuettes 28 - Peut-on
~esrrer une illustration plus parlante de la notion, nordique en l'oc-
urrence, de Double ? Là encore la tentation est grande p o ur nous ~e
rapprocher cette représentation des Jumeaux divins de celle, sculptee
fuelques dix-sept siècles (au moins) plus tard, à Chartres, sur laquelle
escarbo~cle a remplacé les haches de lumière et qui fixée au « cœur »
du b?uclier, rappelle le geste des Alci désignant ce même centre.
Dernier détail, ces Jumeaux selon certains chercheurs, ainsi que le
rapporte Régis Boyer 2 ll, se;aicnt en rapport avec la rune 't' ' ce
dont nous nous doutions en voyant les deux figurines encadrer le
cerf sur le char de Strettweg, signe qui se superpose au cœur de

25. Cf. W. To rbrügge, op. cit., p. 140 a insi que M . Mag nusson, op. c it.,
p. 12.
26. Cf. R.L.M. Derolez, op. cit., p. 44-45 .
27. Ibid ., p. 50 et 13 1.
28. Ainsi que nous le précise M . Magnusson, o p. cit., p. 12.
29. La R eligion des A nciens Scandina ves, op . cit ., p . LO 1.
LA PIERRE ET LA FOUDRE 75
Hrungnir comme pou r annoncer qu' une p orce vitale peut 1·aillir de
1a pierre.

« ÉCLAIR QUI ÉBLOUIT » .

, _En vérité le combat de Thor contre Je formidable Thurs, met en


evidence au moins deux centres subtils de Force : le cœur, certes,
par le singulier motif tricomu et Ja notion de hugr, mais aussi le
fron~al . avec l'éclat de pierre à aiguiser. ,
Ams1 que l'enseiQUe I' Alchimie il faut comprendre que l « ou-
verture » du cœur ~ ta radiance' de l'escarboucle ou la lumière du
Gr~al pour garder les images arthuriennes - ne s'effectue que lors-
qu 'il Y a rupture du raisonnement intellectuel que l'on pourrait qua-
lifier de « lunaire », dès lors que le mental est comparé à la lune,
astre changeant, tandis que ce que l'on nomme l' « intelligence du
cœur ~ (indissociable, nous Je savons, de la capacité de courage)
apparait d'essence solaire. La (( pétrification ~ - ce mot choisi par
76 GRAAL ET ALCHIMIE

J . Evola 30 s'applique à merveille à Hrungnir - des Forces en sen-


sations, désirs et passions procède, pour citer ce même auteur, comme
la « conscience extérieure liée au monde physique à travers le ~er­
veau ~, du « sortilège de la terrestréité ~ 31• Il convient donc de bnse~
le processus mental en lequel réside le sens du « moi-je » engendre
par le corps physique; d'où, lors de l'apparition de la Fore~ trans-
formatrice, une stase du mental et le remplacement de l'encl~amement
s~~s fin de pensées (et de sensations) chaotiques par un signe défi-
mtif de fixité : noyau dur irréductible à partir duquel le nouvel
e~re se cohère. Un alchimiste, cité par Evola à propos de cette expe-
A ' ' ,,

ne~ce,. use des images suivantes : « éclair qui éblouit, pierre de fronde
qU! bnse et détruit la pierre, qui laisse une trace éternelle de frac:
t~:e ~ 82 . Si l'on remplace pierre de fronde par le m arteau ~barge
d eclam employé comme arme de jet, qui « brise et détruit la p1~rr~ ~
(mentale) et fa pierre à aiguiser, elle aussi changée en pro1e~tile
de fronde, marquant à jamais le front du dieu d' « une trace eter-
nelle >, on ~aisira la parenté des images illustrant un .~ême ~ro­
cessus. En fait, Thor et son adversaire personnifient le D1vm et l en-
tité. tellurique en tout être. Et libérer le cœur pétrifié ne peut s'ob-
tenir qu'en brisant le mental.
Cor arboré sur la poitrine, cerf surnaturel dont il faut s'emparer,
choc sur le crâne provoquant moins une blessure qu'une modification
de la. conscience et, en guise de corne à boire, telle coupe d'or ou
~entame d'eau vive sise au cœur d'un château désert... qui est peut-
et!~ la carcasse d'un colosse de pierre, seront autant d'images du
penple de Perceval dans la Seconde Continuation dont ce mythe de
Thor favorise le décodage et l'insertion classific~trice dans un pro-
cessus formateur de la corporéité subtile.

LE ROUGE MAGIQUE.

Si les textes ~rthuriens ne campent pas des figures aussi « massi-


vement ~ t~ll,unques et titaniques, avec crâne et cœur de roc ?u en
nœud de v1pere.' que les mythes païens, ils présentent toutef01.s des
personnages .qw, par les armures les carapaçonnant, en constituent
des transpositions tout aussi fantastiques.
Ainsi, ce chevalier qui, dans le Parzival de Wolfram vient d éfier
le roi Arthur : « Son rapide destrier était tout rouge ; rouge était le

30. Op. cit., p. 51-52 et p. 86.


31. Ibid., p. 86-87.
32. Ibid., p. 125.
LA PIERRE ET LA FOUDRE 77
I?a~ache de sa tête, rouge la couverture du samit. L'écu du chevalier
eta1t plus rouge que le feu. Son surcot (...) était également rouae.
Rouge était la hampe de sa lance et rouge la pointe. Le héros av7ût
en outre voulu qu'on lui forgeât une épée toute rouge :i>. De plus,
c: sa peau était blanche, mais ses cheveux tout rouges :i> (tr. I p. 128-
129). La surnature magique de ce personnage est évidente et traduite
par se~ armes dont l'énumération s'accompagne de la répétition quasi
obses~;onnelle de la plus éclatante des couleurs (ici formellement
asso;;1e~ au feu), comme pour souligner le caractère provoquant d'un
tel .equ1pement véritablement irradiant, car « l'armure était si ver-
meille qu'elle rendait tout rouges les yeux de qui la regardait :i> (ibid.).
Dans le Perceval de Chrétien ce personnage est présenté comme
« un chevalier à l'armure vermeille :i> (v. 872). En ce temps le mot
< vermeil :1> désianait semblablement une étoffe de couleur rouge et
un métal doré. Mais, comme le rappelle J. Marx, le verme~ qu'ar-
borent sur lems armes certains chevaliers des textes artbunens est
à rapprocher du fait que, dans ]a tradition irlandaise, chevelure
rousse et équipement rouge désignent ceux qui les porten~ comme ,ap-
parte~a,nt à l'Autre monde magique. Ainsi dans l'hist?rre du heros
Cona1re, le rouge est lié à un « aeis :1> ou tabou. II est dit en effet que
~o?airé ne doit pas rencontrer° trois hommes aux habits ro1:1ge~ se
dmgeant vers une maison de même teinte et dont le maître lm-meme
se v~t de rouge. Et, de fait, un jour, ayant perdu sa rout~ dans ~e
brouillard, il voit venir à lui trois cavaliers : « Ils avaient tr01 s
vêtements rouges et trois manteaux noirs. Ils portaient trois boucliers
rouges, ils avaient dans leurs mains trois épieux rouges. Ils chevau-
chaient trois coursiers rouges et leurs trois têtes avaient des cheveux
~oug~s :i> 33 • Appartenant au peuple féériq1~e de~ Tu~tha De Da~a~~·
ils viennent de !'Autre monde des Sidh, heu smguber et que defiru-
raient ces mots empruntés à ]'écrivain fantastique H.~. Lovecraft
lorsqu'il parle d'une mystérieuse porte menant « par dela la Terre et
le temps à cette extension de la Terre qui est hors du temps > ~·
Cela dit, nul doute que le chevalier venu défier Arthur leur soit
apparenté comme le clame son cuirassement.
Mais avec Cuchulain se présente l'illustration par ex~e~e_nce du
c~~actère magique de la couleur rouge. C:'est dans ~n Jailhsement
d ecarlate que sa Forme supra-humaine fait surface . cheveux em-
P.erlés de sang ou parcourus d'étincelles. pu
reste sa chevelure
s1~n~le, déjà par sa singularité, l'essence féé~19ue du hé~os, car, on la
decnt comme brune à la racine, rouge au milieu et aureolee d or. Et

33. Cf. J. Markale : L 'épopée celtique d'Irlande, op. cit., P·, 79.
34. Dans son récit intitulé : A travers les portes de la Clef d argent.
78 GRAAL ET ALCHIMIE

si cela ne suffisait pas à prouver que la nature de ce personnag~ est


tangentielle à l' Autre monde, voiià qu'il emmêle a u cam aïe u rutilant
de cette crinière cent chaînes d'escarboucles.. . tandis que cent col-
liers d'or, r?uge battent sur sa poitrine. Nous savions d éjà que ses
yeux .r~fleta1ent les orbes des sept Forces focalisées par des g~~unes ,
et vo1c1 qu'une tête ainsi constellée sucrnère que la m a tière cerebra le
du héros s'est transmuée en un essaiX:de minéraux solaires a ux .fa-
cett~s flamboyantes. Ici, comment ne pas deviner en cette profusion
de Joyaux rouges l'éclosion du septième centre de Force.

LES ARMES DE FEU ET DE LUMlbRE.


R:venons au récit de Wolfram pour découvrir d'autres brillanc~s
martiales. La cotte d'armes du père d e Parzival Gamuret, était dotee
d' < un t~l éclat qu'on aurait cru voir flamber' un feu v if au ~ilieu
de la nUtt ; elle était d'une claire et fraîche coul eur et tout etinc~­
l~nte ; des yeux malades n'en eussent pu supporter la vue. Elle éta it
tissue d' un or, que, dans le Caucase des griffons avaient ,avec leurs
se~res, arrache des roches » (tr. t. I p. 63). Ici encore 1 accent est
rrus sur. l'aspect e' blou1ssant.
· '
L'illumination surnature1le, pas plus que
.
1e solet~, _n'est soutenable pour l'œil. En fait, cc cuirassement traduit
une angine ouranienne : les griffons par la signifiance de leur
f pparence fabuleuse, puisque synthèse du 'lion (blasonna nt le fe u e t
~ c~ur) et de l'aigle (symbolisant l'envol vers les h auteurs extrêmes
amsi que la capacité à fixer le soleil) en arrachant l'or à la pesanteur
des ro~hes convertit ce métal en lumière.
To~1ours ~ans le Parziva/, voici une a utre armure [éé rique, C::~lle
d~, p~ien F eu e.fis : « L a cotte d'armes n'était qu'éclat et lu_miere.
C e~aient des salamandres qui, au fond du mont A grémonttn, en
avaient assemblé toutes les parties, au milieu d' un feu ardent » (tr.
t. Il, ~· ~6~). Plus loin le n arrateur qualifie ces animaux de « ~er­
~e?ts mgeilleux » (ibid., p. 278), ce qui ·l eur confère un s.tatut d en-
tit~s métallurges. analogues aux nains des légendes germarnques. Pl~s
lom, _e ncore, Fe1refis déclare : « J'ai rompu d es lances de.v a nt A gre-
montin avec un chevalier dont l'armure était de feu · s1 ma cotte
n'avait été faite en peau de salamandre et si mon é~u n'avait été
en ami~n~e, j'aurais été consumé par les flamm es au cours du com-
bat » (tb!d., p. 328-329). Le mont Agrémontin s'impose co~roe ~n
lieu magique et si nulle autre précision n'est fournie sur l'identité
de cet adversaire embrasé, son équipement inouï permet de suppo.ser
qu'il s'agit d'un être surnaturel, dragon igné autant que cheva lier,
Force de feu qu'affronte Feirefis, comme pour éprouver son propre
LA PIERRE ET LA FOUDRE 79
cuirassement ; et sa protection ignifuge provient justement de ce que
les forgerons salamandres ont incorporé leur propre épiderme à cette
armure.

CUIRASSE: D E DRAGONS.

P lus fantastique encore apparaît l'équipement du chevalier Orilus


Lal<~_n_der (il s'agi t de !'Orgueilleux de la L ande dans le Perceval de
Chretien). W olfram nous dit que sa lance, comme son harnois, « était
de couleur vermeille )) (tr., t. II, p . 227). Sur l'écu de ce preux « si
ardent à l a bataille )) (ibid., p. 229) P arzival « aperçut un dragon,
que l'on eut cru vivant · un autre dragon fixé sur le heaume d'Orilus
s'y dressait fièrement. Ôn voyait encore sur la couverture du cheval
et s~ la cotte d 'armes nombre de fins dragons d'or (ils étaient ornés
d~ pierres fines ; leurs yeux étaient de rubis) )) (ibid., p. 228). En
fait ces dragons semblent doués de vie : ainsi durant le combat,
~~lfram dit que le dragon dressé en cimier sur le heaume fut blessé
(tbtcf·: p. 229) . Et ce chevalier apparaît cuirassé par des énergies
re.I?tihennes, autonomes m ais avec lesquelles il < fait corps ))' à tel
P 0 1?t que Wolfram insinue que P arzival ne lutte plus contre Orilus
m_ais ~entre les dragons le blasonnant et qui, tirés de leur sommeil
heraldique par l'affrontement, déchaînent leur fureur homicide :
< Perceval prouva, à sa gloire, qu'il était homme à tenir tête à cent
dragons ~n même temps qu' à un tel chevalier )) (ibid., p. 229).
On sait que Cuchulain est fils du dieu lumineux Lug et probable-
i:ient le dieu lui-même. Aussi son essence ouranienne et solaire légi-
ttm~-t-elle les flamboiements qu'il arbore. M ais I?renons garde de
croire q~e son exemple s'applique à toutes les bnllances en. ar~es
n;ncontrees p ar les chevaliers en quête du Gra~l. T out ce qui bnlle
n, :s~ pas or, de même qu'un certain rouge signale non la nature
feenque d 'un être mais les passions féroces qui l'embrasent.
.
·~
Chapitre V

LA VISION ALCH11\11QUE DE L'i.tTRE

L'EAU MERCURIELLE.

Il exi~te, selon l'Alchimie, un c principe >, et nous P?uvons


donner a ce mot son plein sens latin : princeps signifie prellller car
pour l'hermétisme ce principe constitue l'origine de l'être et du cos-
mos. ?n l_e définit aussi comme une « substance > primordiale ou
matena Prima 1 se révélant comme c Force-vie > 2 ou, pour reprendre
notre formule, septuple Force vitale. Fréquemment, on la compare
à une « Eau > mais son véritable nom est le < Mercure > 3 , et l'on
trouve aussi l'expression < Eau mercurielle > • ou de nombreuses
autres telles que « Eau de vie > « Eau éternelle >, < Eau-argent >,
~Fons perennis '» « Fontaine d'e~u vive » 5 et ces dernières dénomina-
~ons nous remémorent la fontaine de Barenton et annoncent d'autres
image~ arthuriennes. Certaines appellations sont plus déroutantes :
« veru:11 >, « serpent > « dragon >, « basilic philosophique > doté du
pouvou de la foudre a • en fait elles mettent l'accent sur le Mercure
considéré, dit J. Evol;, comme « la puissance de l'inditiér~ncié a_u
co~tact de laquelle chaque chose différenciée ne_~e~t qu etr~ .de-
tru1te > 7 • Par « indifférencié > il faut entendre ICI 1état anteneur
à toute création.

l. Cf. M. E liade, Forgerons et Alchimistes (Paris 1977), p. 130, ainsi 9ue


J. Ev?la, La Tradition Hermétique, op. cil., p. 32 à propos de la < Matière
Pr;m1ère des Sages >.
- · Ibid., p. 43.
3. Ibid., p. 42.
4. Ibid.
5. Ibid ., p. 42 et 43.
6. Ibid., p. 43.
7. Ibid.
82
GRAAL ET ALCHIMIE

Dans une phase secondaire qu'il est convenu de désigner c?mme


« chute » vers (et dans) la matière le M ercure va se manifest_er
comme « soif ardente, comme convo'itise, faim, impulsion de joms-
sance aveugle » ou encore comme « désir » dit J. Evola s. Et nous
savons déjà que les sept Forces primordiales se sont changées e_n
autant de péchés capitaux . Ce t état de « chute » défini à la fois
c?mme « Eau coulante » du « devenir » et « feu-convoitise > 9 _sembl~
bien trouver une illustration dans La Oueste avec « la fontame qm
?ou_illait à gros bouillons » et dont « toute ardeur quitte les eaux "
a ,'.lils~ant _o~ Ga!aad, le chevalier parfait, y plonge sa main « parc~
1

qu il n avait Jamais eu en lui aucune flamme de luxure » (tr. P· 29 4 '


t.o. p. 263, 1. 29-32). A propos de cette « impulsion de jouissa~c~
aveugle » citons cet autre passage où un prud'homme t~nce amst
Lanc~~ot : « L'Ennemi (le D émon) te priva de toute clairvoyai:i~e~
Aussitot que tes yeux furent échauffés de luxure, tu chassa s l'humi~ite
f~ur, accueillir l'orgueil » (tr. p. 164 ; t.o. p. 126, 1. 3-5). Le vide
aisse _Par te_lle vertu ne peut qu'aspirer les péchés. .
Mais~ tou1,o~r~ dans ce même récit, pour prendre_un e~emple illus-
trant tres prec1sement cet état de convoitise ou « faim » citons encore
l'aventure tr~g_ï~ue d~ chevalier Melyant au moment_ où « ~ entra
d_~ns une clainere. La, au milieu du chemin, il y avait un tres beau
s1eg~ sur lequel était 'posée une maonifique couronne d'or. Devant
le s1è~e, il Y avait encore plusieurs 0tables bien garnies d'exceIl en t es
no~~l~es: Melyant vit cela, mais il n'eut faim que d e la couron~ e, 7
;:-181.:~ait s~ belle » (tr. p. 88 ; t.o. p. 41, 1. 20-25). A peine sen
1

,-il qu un chevalier surgit et le blesse grièvement. Plus tard, le


prud homm~ désigné pour le soigner et c: qui était de sainte vie e5 d~
~and ~av?17 » lui explique qu'il doit sa mésaventure à son peche
d orgueil Joint à celui de l'envie (tr p. 92; t .o. p. 45, 1. 19-3 2 ).
~o~pre.nons
1 que l'orgueil est l'expression exacerbée du « m_oi-je »
envie un synonyme de « désir » et de « convoitise ». A1outons
que c~tte ~ouronne « diabolique » s'impose comme le reflet inversé de
celle illuminant Brec et Enide de même que la fontaine bouillonnante
dont Galaad apaise les eaux' est l'antithèse de celle de Barenton :
son flux n'est pas d' « E au vive » mais du c: devenir > •

8. Ibid., p . 46 et note 5.
9: Pour ces deux concepts cf. Ibid., resp ectivem ent p. 48 p our l' ea u du d e-
venir et a ux p. 47 et 50 pour l e feu convoi tise.
LA VISION ALCHIMIQUE DE L'ÊTRE 83
SATURNE ET LA PIERRE.

. ~ ce st31de, le Mercure « en chute » de par le pouvoir d'adhérence


inherent a sa n ature et que l'alchimie désigne comme ~ humidité
sup~rflue » 10 , « viscosité » 11, fait que le Soi, ou Présence divin~, se
r~fleta~~ dans le miroir de cette « Eau-Argent > devenue adhérence,
s ident1f1e au module c orporel en lequel celle-ci a opéré sa « chute »
e~ se trouve séparé - car oublieux - de l'état originel qui était le
sien. Etat de perfection et d'omnipotence, au point qu'il y a coales-
c.ence entre le Soi, le Divin et l'E ternité. Mais, déchu de cette condi-
tt~m originelle, le Soi, désormais restreint aux li.mites corporelles, de-
vien~ l~ « moi-j e », l'ego petitement humain. Pour parler par images
alchlmrques, nous dirons que !'Etre apollinien, doté de perfection
et ~'une éternelle jeunesse, comparé à l'astre du jour et à l'o.r, métal
q~, par son éclat, semble consubstantiel au soleil et par son immuta-
bilite de même essence que !'Eternité, cet Etre, donc, cesse d' c: ê~re >
P0 .u.r « devenir » , quitte la certitude pour l'incertain, I'Inv~i:able
Milieu pour la périphérie fluctuante, et, oublieux de l'Etermte ne
pense pl1;1s qu'au temps... parce que le voilà devenu le Temps : Apol-
lon a pns les traits secs et ridés de Saturne le < vieillard Temps >,
confondu aisément avec la Mort personnifiée puisque, comme elle,
porteur du sablier, fragile urne des heures, et de la sinistre fa,ux.
, s.a_h.~rne, masque lugubre qu'on croirait coulé dans le plo~b.' metal
de~ie a ce dieu, et silhouette voûtée par le fatum de la condition hu-
~aine dont il incarne la phase finale, étend son ombre sur toute ~e
imagerie de claustration volontaire ou forcée - l'ermite en pnere
da?s le silence de sa cellule et le prisonnier enchaîné au. fond de sa
geole lui appartiennent - ou de paysage de gel (car l'hi~er est son
r?)'.'aume), ou encore de sépulcre et d'ossements blanchis. A cel~
s a1oute sa couleur ... qui n'en est pas une mais absence de coul~i:r ·
le noir où se confondent le gouffre et le désespoir et, comme le revele
Gilbert Durand, où s'aimantent toutes les terreurs des t~nèbres, et
notre auteur de définir le rapport entre la . couleur notre, perçue
comme absence de lumière et l'entité chroruenne par une superbe
f ormule : « La nuit noire ) est la substance meme d u t emp~ > 12·
A

~·ombr,e de Saturne emplit aussi la ca~erne, bouche . et gosier de


pierre evocateurs d'engloutissement tellunque, de labynnthe ~t donc
de reptation de dragon rn. Car, paradoxalement, le dragon, bien que

10. Ibid., p. 85.


11. Ibid. ,
J 2. L es S tructures A nthropo/ogiq11es de /'Imaginaire, op. cit., p. 98.
13 . Ibid. , p. 99.
84
GRAAL ET ALCHIMIE

sy~bole du ~ercure originel, apparaît, sur no~b~e de re~r~sen­


tations, en tram de tirer le char de Saturne. Vo1c1 pourquoi · ,~~
chut~ dans l'être, le Mercure, par son adhérence à la terrestreite
manifeste la Présence saturnienne et le draaon blasonne alors la
< fo~ce avide ~ et « dévoratrice ~ 14 dont ;ette entité se çiot~ en
empnsonnant
0 le Mercure dans la matière. Enfin, disons que la pierre
~ l~ roc - les os de la terre pour les anciens nordiques - trans-
1c,nption exemplaire de la densité et de la pesanteur, com:ne nous
av~ns. souligné à propos du crâne et du cœur de Hrungn_u, seront
alchinuquement des images priviléoiées de Saturne. Aussi peut-on
supposer, que le colossal adversaireb de Thor, dont no~s .app~enons
far ~ rec1t qu'il fait preuve d'une faim et d'une soif m satm?Ies,
1

;:~Uit le n:iême symbolisme que Saturne. De plus ,pour ce qu~ e~~


1manuscnt anglo-saxon AM 687 outre qu'on y d ecouvre les eq~,
~~ ents latins aux noms germaniqu~s des runes, Saturne Y est associe
a a rune c Thurs > désignant justement les géants du gel 15 ·

L' < OR INVERSE >.

« M~s! 1
parallèlement à l'image de la pierre, Saturne, e? tan~ que
l'hmo :1~ :1>, nous conduit à évoquer un autre concept enonce par
ermetisme : celui d' < or vuloaire > appelé aussi d 'une façon plus
parlant · se
dé . . e « or mverse "• surtout lorsque l'on sait que le <t m01,. ~
C> ' •

une finitb _comme


ll le reflet inversé du Soi·· Par c or inverse :I' on, designe
· ·
ex . n ance do~ée~ certes, mais séparée de son P?in~ ?'em1ssion,
. PIImant un Pnnc1pe îndividué et non plus supra-mdiv1duel. P~us
Sitnplement disons que l' « or inverse :i> va entre autre, se tradwre
~ar la " brillante personnalité » d'un être, c~ qui, dans bien des c~s,
f P.our e~et de confiner cet être dans un sentiment d'auto-satis-
action, vorre de le rendre imbu de lui-même. Ce qui explique, comme
nou~
8 1 le rappelle encore J. Evola, qu'en alchimie les symbolismes du
? e~. et du Soi et celui du Soufre apparenté au précédent quant à la
signifianc~, renvoient à des imag~s de brillance dorée ou de couleur
ro~ge qui, .e!1 certaines circonstances, témoigneront non point. d'~e
Pres~nce d1v;ne mais d'un état relevant de l'ego et donc d'un mdivi-
du~lisme. « feroce. » . Car l' « or vulgaire » dit Evola « est u!l sy?Jb,ole
qUI8 exi:rl.Dl.e le Pnncipe de la personnalité ordinaire. < R01 qui n ~st
P31 Roi », parce que sa « station debout l> est précaire ( ...). Ce p~­
c1pe, appelé aussi « Soufre extérieur ~, continue padois à mam-

14. Cf. J. Evola, op. cit., p. 59.


15. Cf. L. Musset, Introduction à la R unologie (Paris, 1965), p . 126.
LA VISION ALCHfMIQUE DE L'ÊTRE 85
fester à sa manière le principe de la virilité ( ...). Mais dans l'état de
chu~e , c'est-à-dire lors de la translation du Soi au moi, « il faut
16

envisager aussi la force instinctive et ardente de la vitalité animale


qui s'est transfusée dans la même Ame : c'est un des sens du Lio~
Rouge ou Dragon de Feu, souvent associé justement à l'homme ter-
restre > ~7 • <;e « Lion Rouge >, par exemple, est c l'irrésistible et
sauvage mstrnct d'autoconservation du Moi > 18 • Et J. Evola ajoute
e~ ~?mmentant un texte hermétique : c ce qui est particulièrement
difficile, c'est de briser et d'ouvrir l'Or, c'est-à-dire de vaincre la cJô-
!Ure de la personnalité >. 19 Dans un autre texte que cite notre auteur
Il~ est question « de dépouiller le Roi > - le c moi > - c de ses
v~tei:ients dorés > et de c lasser le Lion par une lutte telle qu'il soit
réduit à l'extrême faiblesse '> 20. Son aute ur, ·l'alchimiste Phila:lèthe,
est certes postérieur de plusieurs siècles à la péri.ode mécf!~val~ qui
nous occupe mais il ne fait que reprendre des unages s m.scnvant
dans la co?tinuité d'un symbolisme dont usent les. hermétis.tes de
toutes l~s . epoques et parmi eux l'un des plus anciens, Zozun~ le
panapohtarn, qui parle d'un c homme vêtu de rouge > devant etre
plongé dans une c solution noire > allusion à la mort initiatique
que doit subir le « moi > 21. En p~rfaite concordance symbolique
avec ces données nous pourrions choisir ce passage de La Queste où
le :prud'homme tançant Lancelot lui dit que par l'orgueil : il alla
< tete haute, fier comme un lion > (tr. p. 164 ; t.o. p. 126, 1. 5-6).
En, effet, le grand fauve solaire, blasonnant la vertu du cœur et la
Prese~ce christique (personnifiant le c Soi >), donne Forme au « sau-
vage mstinct » du « moi >.
Nous devinons donc que certaines armures, décrites par Wolfram,
celle d'~n rouge flamboyant du chevalier venu d~fier Ar~ur, o~ celle,
embras,ee, de cet autre chevalier qu'affronte Feirefis, vo_rre meme !a
cotte d armes de ce dernier, en peau de salamandres, r~ptiles.supposes
se complaire dans les braises celle encore du chevaher funeux, aux
dragons incorporés à son culrassement et que réveille le choc d~s
a;mes, toutes se présentent comme autant d'in:iages du < Soufre exte-
neur > ou « or inverse ~ sous l'apparente brillance duquel se cache
le sombre Saturne ou l'entité démoniaque le remplaçant dans la
!-Tadition cbrétienn~. Ainsi, en convoitant la couronne, c'est d' < or
mverse > dont a faim le chevalier Melyant.

16. Op. cit. p. 98.


17. Ibid.
18. Ibid., p. 127.
19. Ibid., p . 125-126.
20. Ibid., p. 128.
21. Ibid., p. 99, note 2.
86
.. GRAAL ET ALCHIMIE
. En P?ssession de ces constellations de données, il ne nous ~~ste
pl!15 qu à suivre Perceval dans sa quête de la coupe de . lum1er~.
. D av~ntu~es merveilleuses en exploits périlleux, il va parcounr la v01e
labynnthique. Voie royale pourtant puisque se confondant .avec le
~ent J?~ocessus hermétique par lequel l'être se transu~sta~tifie : le
mo1-1e l) pesant et compact dans sa conscience de lm-meme et du
mon~e, épreu~e après épreuve, degré par degré, se ,fend, se. lézar?e,
::_ dis~oque, ~ effnte et ainsi s'allège... et s'ouvre a une dI.?1enswn
.
'' qUI est d abord une perception _ toujours plus « subtile ~ ~t
. plus vaste, sorte de nouvel horizon annonciateur de l'aurore du Soi.
SECONDE PARTIE

LES SEPT CHATEAUX DES FORCES PRIMORDIALES


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j
Chapitre VI

LA PORTE NOIRE

LE CHEVAL FERM A L'ENVERS.


, Au début du conte nous découvrons Perceval le Gallois qui « a
eté en tant de terres et trouvé tant d'aventures et de dures batailles »,
au moment où il s'enfonce dans une forêt ; « et sachez bien > dit le
narrateur, <i: que de toute sa vie il n'avait vu forêt si désolée i>. Il
va errer « deux jours sans boire ni manger ( ...) ; la tête mélancoli-
9uemen.t penc~ée, affamé et pensif» (ms. A, v. 9459-73). Le troisjème
JOUr <i: il parvmt à un carrefour. Là, il trouva un veneur monte sur
~n .cheval baucent et sor; à son cou il arborait un riche cor de fin
IV~tre, grand et blanc » et « menait devant lui vingt couples de
chiens > (v. 9477-85). A peine le héros Ie rejoint-il que ce person-
nage l'apostrophe sans aménité, lui reprochant son silence au châtea~
du Graal. Si Perceval avait posé les questions fatidiques - pourquoi
la la~c~ saigne-t-elle ? et qu'est-ce que le Graal? - alor.s un règne
aurait eté restauré. Et le veneur lui donne un conseil qm ressemble
fort à un ordœ : que Perceval s'en retourne sur ses pas et suive « le.s
traces d'un cheval ferré à l'envers > (v. 9516), jusqu'au moment où il
verra un portail auquel pend un cor. En ce lieu l'attend une redouta-
ble épreuve.
J e~ant, pensif et mélancolique, tel est d~nc ~erceval au moment
où! « a un carrefour », le voilà en présence du~ mconnu, ~~ chasseur
qui connaît les raisons de l'errance du Gallois. Pour saisir tout le
sens de cette scène il convient de percevoir la résonance symbolique
des images qu'elle' déroule. Perdu dans ses pensées comme dans la
forêt, Perceval apparaît hanté par la crainte de s'éloigner à jamais
du château du Graal. II est tant intériorisé qu'il en oublie le boire et
l~ manger. Cette concentration sur lui-même s'interrompt à l'appari-
!1on du chasseur. La rencontre avec ce dernier a lieu après trois
JOurs de jeûne - retenons ce chiffre qui reviendra comme un leitmo-
90 GRAAL ET ALCHIMIE

tiv dans ce rec1t. Avec la tradition celtique, ou celle de l'Ind.e, le


jeûne pourrait se définir comme un moyen de contraindre les d~eux:
Ainsi, l'histoire mythique irlandaise parle-t-elle de ces fils de roi qm
~e met~ent à jeûner afin d'obliger les féériques Tu~tha ;:>e Da.n~nn
a ouvnr leur monde caché pour les accueillir p armi eux · Le Jeui:e
permet une augmentation des capacités psychiques et, en conse-
qu~nce, une plus grande réceptivité au plan subtil. La ~erre - ?en-
site et pesanteur des choses, ne l'oublions pas - .a mo1~s, de pnse
alors s ouvre. ce que l'on pourrait nommer, en faisan~ ref~rence aux
travaux magistraux d'Henry Corbin, la dimension « u:ia,gin~le ~ d~
~onde. ({. Il faut se demander », écrit ce dernier, « s1 .1 action mvi-
sible de forces qui ont leur expression simplement physique dans !es
proce~sus naturels, ne peut pas provoquer l'entrée en jeu d'én~rgies
p~ychiques négligées ou paralysées par nos habitude~ et at~em?re
directement une imagination qui, loin d'être invention . arbi~atr~,
coi:espond à cette imagination que les alchimistes appelaien~ zmagi-
natio vera ( ... ) L'imagination active ainsi provoquée prodmra non
pas quelque construction arbitraire, fut-elle lyrique, s'interposant, de-
vant le « réel », mais fonctionnera directement comme faculte et
organe de connaissance aussi réel sinon plus que les organes des
sens· M ais,
· e1le percevra à sa manière ' propre ': son organe, ce n ,es
' t
pas une
dè l' . . faculté sensible '
c'est une Image archétype qu'elle possede
. ,
. s ongme, sans avoir eu à la dériver de quelque perception exte-
n eure: Et le propre de cette image sera justement d'opérer la trans-
mu~tion des données sensibles leur résolution en la pureté du monde
subtil ' pour l es restituer
· '
en symboles à déchiffrer, et dont le chi·ffre
est
, . le pro pre c 1 e de l'âme. Cette perception par l ' !magma
h'ffr · u·on
eq.m~aut donc à une « dématérialisation » · elle change en un pur
mtrolf, en une transparence spirituelle la donnée physique imposée
aux sens '> 2 . '

De même que, l'on pourrait dire que !'Autre monde de~ Tu~tha
De D~nann se presente comme la version celtique du monde imagina!,
de meme ce mystérieux veneur serait l' « image-reflet », surgie des
profon.deur~ de la méditation du Gallois, et une m anifestation d'!
corps imagznal de celui-ci. D'autant plus que cette rencontre a li~u « a
un carrefour »· Dans la tradition classique, en effet, on dressait aux
c~efours des « hermès ~, simples colonnes sculptées à l'effigie du
dieu Mercure, c.ar la mission de cet Olympien consistait à guider les
voyageurs. Et l'image du carrefour pourrait ici « refléter » un chan-
gement d'orientation intérieure pour le h éros, un « point crucial » de

1. M.L. Sio,estedt, Dieux et H éros des Celles, op. cit., p. 72.


2. T erre Ce/este et Corps de R ésurrection, o p. cil., p . 32 e t suiv.
LA PORTE NOIRE 91
son existence. De plus, Hermès-Mercure s'impose comme une entité
en rapport avec la corporéité subtile. Nous sommes tentés de dire
~~e I' « apparition » de ce cavalier se présente comme la réponse à
l mterrogation angoissée de Perceval sur son destin de rejeté : condui-
s~nt hors. du labyrinthe forestier, projection - ou « image-reflet > -
geograpb1que des méandres mentaux du Gallois, une voie existe sous
l'aspect d'une trace, celle « d'un cheval ferré à l'envers > .•. Et n'est-ce
point là le sceau de la transcendance apposé sur la terrestréité ?
Trace <: dérou.tante », sans doute, pour tout autre que Perceval, mais
ce dermer devine qu'il lui faut entreprendre une « marche à rebours :i>
c?m.m~ !'_indique du reste le Corpus Hermeticum, l'un des plus an-
ciens ecnts alchimiques 3 .
Bien que le récit ne le précise point, nous sommes tentés de sup-
poser que cette trace « paradoxale » est laissée pa~ la monture du
chasseur. Monture qui du reste retient notre attention car les mots
bauce_nt sor (v. 9479) 'évoquent' une robe où alternent le son;b:e et
le clair, autrement dit ce veneur apparaît « à cheval » sur les tenebres
et la lumière. Mais n'est-ce point là la « situation ~ de Per~eval?
La trace du cheval semble allusive à un jeu de mir01r : peut-etre I.e
baucent se dédouble-t-il · un destrier ténébreux terrestre, galoperait
?ai;is une direction, celle' de la terre, tandis qu'i'm second, lumineux~
irrut dans une autre, inverse de la première et donc célestie~e. Ici
comment ne pas soncrer b
au tailloir d'arcrent
b
qui ferme le cortege,
du
G raal et au sujet duquel nous nous sommes interrogés sur son. even-
tuelle fonction de miroir ; ou comment ne pas évoquer le fait que
les figurines du char de Strettwecr dédoublées, s'avancent dans des
directions opposées. Dès lors au~~i, on comprend que le chasseur
multiplie les images évocatrices de duplication : il monte un chev~
ba_ucent, mène ses chiens par couples et le cor. qu'il arbore a. s~ re-
~bque sur la porte d'un château auquel condmt la trace « ~i-direc­
~onnelle » des fers inversés. Parce qu'avec ce veneur tout se dedouble,
11 est loisible de voir en lui le Double.

« AVEZ-VOUS OUÏ? >

Bientôt, en suivant les traces inversées, Perceval ne tard~ pas à


arriver en vue d' « un château situé au milieu de la lande, bien for-
tifié et beau », sans aucune ~aison alentour et dont « les murs lui
apparaissent blancs, lisses et hauts, tels qu'ils ne pouvaient craindre

3. Cf. 1. Evo la, La Tradition H ermétique, op. cit., p. 71.


92 GRAAL ET ALCHIMIE

nul assaut >, tandis qu' « au-dessus du portail se dressait une_ tou_r
imposante ~ ; et le narrateur d'ajouter qu'en dehors de celle-ci < il
n'y avait ni tour ni tournelle en plus ~ (v. 9531-41).
« A la porte il vint et la trouva fermée, mais il la regarda lon-
guement car jamais jusque-là il n'en avait vu une aussi belle :i> (v.
9550-54). Elle « était toute d'ébène '> (v. 9542). « Un gros anneau
d'or ~ell~ au milieu de la porte était fixé 1> et « auquel pend~it :in
cor d 1votre plus blanc que fleur de lys ou neige ( ...), annele d or
v~rmeil et splendidement décoré ~ (v. 9565-66). Le château sembl_e
smgulièrement_ dés~rt à Perceval qui, regard posé sur la porte, se dit
< que de ce lieu Il ne partira tant qu'il n'aura p as sonné ~u c~r >
(~. 9569-70). L'ayant pris « il le fit retentir si fortement, si_ cla!1" et
81 ~aut que toute la contrée environnante en résonna 1> • B1entot le
ch~teau s'anima d'allées et venues et quelqu'un s'écria : « Avez-vo~s
?u1 ? Jamais ce cor ne résonna ainsi. De bien grande valeur dmt
etre celui qui l'a sonné avec une telle vigueur. Qu'on m'appo~te mes
armes. Et Perceval qui l'entendit s'émerveilla d'ouïr une voix sans
qu'apparaisse quiconque. Alors il regarda par la fente d'une jointure
d_e la yorte et vit passer un valet portant un riche écu de gueule_s
fz~es a un grand lion d'hermine :& (v. 9575-98). Le Gallois « aurait
bien voulu posséder cet écu tant sa grande beauté l'a saisi 1> (v. 9606-
08). A nouveau le héros sonne du cor plus fort qu'auparavant et,
pour la seconde fois, la voix se fait en'tendre : « Par Dieu, merci !
Certes, merveille j'ai ouï. Le meilleur chevalier du monde, prodigue
en p_rouesses, a sonné du cor, j'en suis sûr ; aujourd'hui je l'éprou-
verai ~ (v. 9615-20). Pour la troisième fois - notons le chiffre -
le Gallois fait re~entir le cor. Alors paraît « un che~alie: équipé
~ontant un destrier tout couvert d'un samit vermeil ; 1amrus on n e
vit homme de tell_e prestance > (v. 9624-28), encore accentué~ par
<r.. la couronne qu'il portait bien ajustée sur son heaume. Des p1erre-
nes variées l'incrustaient toute. C'était signe qu'il était roi, sire d'Ir-
lande et _de Norrois > (v. 9640-46).
Ce pnnce qu'on surnomme ~ le Chevalier au cor :& (v. 9677 et
9849) fonce sur Perceval. Au choc des lances voilà les jouteurs à
terre et bientôt ils s'affrontent à l'épée. Sous l'~ssaut d'u1:1 adver~aire
des plus redoutables, le Gallois fléchit. Mais avec l'énergie du deses-
poir, d_épl~yant des prodiges d'escrime, il reprend l'avantage au poi~t
que, b1entot, le Chevalier au cor à bout de forces, demande merci.
~e vaiD:cu hé? erge le vainqueur' jusqu'à guérison des blessures. Le
JOUI qm les vit de nouveau sur pieds, « ils ouïrent raconte: _que sur
une haute montagne, le Mont Douloureux, se dressait un pilier mer-
veilleux, fait de telle façon que tout autour il présente des c!ous
d'or bien scellés. Mais aucun mortel n'aurait pu y attacher les renes
LA PORTE NOIRE 93
de son cheval à moins qu'il ne fût le meilleur dans le monde des
~i;nes ~ (~. 9818-28)_.. En ente~dant cela, Perceval n'a plus d'autre
1
ee que d aller au piller pour eprouver sa valeur ; et bientôt il re-
prend sa route.

UN GRAND LION D'HERMINE.

Vo~ons à présent le sens de cette aventure. Et tout d'abord il y a


ce Chateau dont l'aspect mérite attention. Une belle forteresse s'il
faut. en :r?ire le narrateur qui, nous l'avons dit, insiste sur une
particulante architecturale : il n'y a qu'une tour, celle imposante
~e dressant à l'entrée. Et les éléments descriptifs du récit concourent
a mu~r ce château en quelque chose de compact et de fermé : par
sa solitude (point de maison dans son ombre comme le prouve le
vers 9533),. ses hauts murs " ne craignant nul assaut ~ et, comme
tel, le qualifiant d'imprenable, sa tour unique le ramassant davan-
t~g: encore sur lui-même, un tel château évoque une masse mono-
hthiq.ue ; et la grande porte, toute noire et verrouillée, ajoute à l'im-
pression de mystère impénétrable.
Pourtant, il y a une faille dans ce roc. En effet, la fente dans la
porte permet à Perceval d'apercevoir non son adversaire mais le bla-
son ~e celui-ci. Avec l'apparition de cet écu, on dirait que se révèle
au heros le (l: chiffre ~ héraldique de son épreuve. Par sa coule,ur,
< ~e gueules fines ~, formule désignant un rouge intense, cet ecu
presente « un grand lion d'hermine ~. Fourrure, l'hermine double
le~ manteaux royaux et nous savons que le Gallois va affro_nter. un
rc:1. C~rtes, l'hermine se rapporte à la royauté mais sa codificatrop
h~rald1que plus encore à ce que sous-entend initiatiqueme~t et alchi-
miquement le pouvoir royal. On connaît cette codification :, 1;1ne
b~ancheur semée de mouchetures noires affectant une forme precis:.
L e:is,emble évoque une parcellisation des ténèbres sur fond de lllffil~
nos1te. Puisque l'alchimie se dénomme I' « Art royal ~, la royaute
hermétique consisterait à maîtriser la multiplicité, que figurent les
mouchetures, par l'obtention d'une unité intériorisée et .lumineuse,
suggérée par le fond blanc. Cela dit, ces mouchetures exigent tou_te
notre attention. G. Durand ayant démontré l'isomorphisme du groml-
lement chaotique et des ténèbres, l'un et l'autre visages du temps 4,
nous ne pouvons nous empêcher de ~eviner e~ ~es ,mo_ucheture~ le
chaos, ou la noirceur saturnienne, mais parcelltse, redwt, et qm se
résorbe et se convertit en une forme signifiante.

4 . Les Structures Anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 99.


94 GRAAL ET ALCHIMIE

} L:interprétation ésotérique de c~ !11otif ?écessiterait ~n long


,...I~ developpement hors de propos 1c1, aussi nous restr~mdrons­
nous à une simple approche guidée par la sym~olique ~es
nombres. En effet, le motif suggère un faisceau de lignes qm se
verticalisent et convergent pour jouxter une effloraison ter-
naire. Or le chiffre trois bien sûr allusif à la manifestation du
Divin, la Trinité, est aussi ~ssocié aux états de l'être : corps physique,
subtil, auxquels s'ajoute le Soi. Evocateur de la fusion du multiple
d~ns la tri-unité, ce signe noir marque la transmutation des ténèbres.
~Joutons qu'il se détache sur un fond blanc, donc, pour donner la
JUS}e définition héraldique, sur « champ d'argent », car dans, les
<r. ~maux » (couleurs) du blason, on assimile la couleur bl~che a ce
metal. :Mais, dans ce que l'on pourrait nommer le glossau~ de l~
sym~ohque du Graal, l'argent fait écho au tailloir. Alors, le lion .qui
se decoupe sur fond rouge serait-il un miroir thériomorphe ? Cune~­
sement la plupart des manuscrits s de la Seconde Continuation attn-
buent à Perceval « un écu vermeil ( ...) à un lion rampant d'argent ~ ·
Lorsqu'on découvre que le manuscrit E qualifie également de « ra~­
pant » le lion d'hermine du Chevalï.er au cor et que l'on pe ut temr
P~~ équivalents chromatiques « vermeil » et « de gueules » , il ~st
lolSl~l~ de croire ici à un jeu de miroir entre les deux écus. Ces motifs
qu~1 identiques trahissent une duplication. Car le Chevalier au cor
reflete une facette de Perceval. Découvrons laquelle ...

EN PRESENCE DE LA TERRE.
. Le château fermé sur lui-même, sorte de grande carapace. de
pierres, ne traduit-il pas une modalité de la matière mais aussi de
l'être ? La densité de la matière, son caractère compact, voilà ce que
semble transposer arcbitecturalement cette forteresse du roi au cor.
Un détail nous frappe : le fait que ce château « n'était pas entouré
d'un fossé mais d'une belle terre et d'un beau pré » (v. 9537-38),
comme pour dire que l'absence de l'eau valorise la terre, impression
que renforc~ l'image suivante : « le pré était beau, vert et fleuri ~
(v. 9670) ou le Gallois et le roi croisent le fer.
En alchimie, une synonymie s'établit entre la terre et la pierre,
t?,utes de~ ~g,urant l~ corps physique _ la terres~réité - d~ ~'être,
srege de 1entite saturruenne ; cette dernière se mamfestant exteneure-
ment par le « moi », l'ego, l'orgue il , ce « roi qui n'est pas roi » 6 et

5. Ce sont les manuscrits KLMPQTU.


6. Cf. J . E vola, op. cit., p. 98.
LA PORTE NOIRE 95
usurp~ l'or solaire et le rouge de la Force flamboyante. Alors, dans
le rec1t,_ c'est cela qu'affronte Perceval en la personne de son royal
a?versau:e arborant écu de gueules, caparaçon vermeil et couronne
d or s_ertie de gemmes ; celles-ci sans doute allusives aux Présences
o~ramennes mais réduites ici à n'atourner de leur éclat par trop mi-
nera! qu~ la prestance d'un prince terrestre.
. N ou~lto~s pas un certain adage alchimique déclarant combien
il ~s~ difficile de « défaire l'or » 1, autrement dit de briser l'ego.
Vml~_P<?urquoi Perceval ne parvient qu'à grand peine à « défaire »
par 1 epee son royal adversaire. Et le récit offre une belle image de
c~tte « ouverture de l'or », lorsque l'on nous dit qu'à grands coups
d estoc sur les heaumes ils en font sauter « les cercles d'or et entrer
les mailles des coiffes dans les fronts qui saignent fortement » (v.
9
738:~0). Les chocs des épées parce qu'ils brisent_ les cercle~ d'or
~! qu ils entament les fronts se prêtent à interprétatl_on symb~lique :
l llllage du cercle d'or (ou de la couronne) illustrerait la « cloture »
~u mental dans la fausse brillance du « moi-je ». De fait, en hermé-
t~sme,, le pouvoir de clôturer - ici équivalent de pétrifier - appa!-
tient a Saturne 8 ; et pourtant c'est en celui-ci que se trouve enfome
u~e Force régénératrice de l'être. Ces coups d'épée sur les fronts,
bnsant la « prison dorée » dans laquelle se complaît le mental, ne
sont pas sans évoquer la signifiante blessure de Thor.

ANNEAUX D'OR ET CERCLES MAGIQUES.


A ce stade de notre recherche il convient de rassembler diverses
données sur le symbolisme du cercle. Nous avons cité ce passage
du Peredur où ce héros, pour prouver sa Force, doit fendre en ?eux
un gros anneau. Comme nombre de symboles, l'anneau ou plu_tot la
figure dont il dérive, le cercle, se révèle ambivalent. A la f~ts _sur
un plan inférieur celui de la terrestréité, il représente le prmci~e__,
~éj~ évoqué, d'u~e « clôture », d'un enfermement, et alors le vo_ila
limite qu'il faut franchir ou briser - du r~te, ne pa~le-t-o~ p~mt
de « cercle vicieux » ou de « cycle infernal » a propos d une s1tuat1on
do~t on ne peut sortir? Et à la fois, il s'inip~s~ comme l_a f?rmu-
lat10_n gé~métrique de la plénitude, de la t~talite 9 ; alo~s il resum_e
le ciel, s mtègre dans le hiéroglyphe archruque du soleil e~ tradmt
le principe hermétique du Mercure originel dont une figuration sera

7. Ibid., p . 126.
8. Ibid., p. 92.
9. Cf. G. Durand, op. cil., p. 372.
96 GRAAL ET ALCIITMIE

le serpent Ouroboros avalant sa queue. Le cercle, en tant que signe


de la Présence divine, se retrouve aussi bien dans les aureoles des
saints personnages chrétiens ou orientaux, que dans l'anneau que
tient Ahura Mazda dans l'Iran Ancien celui dédié à Ullr chez .les
Scandinaves ou encore le torque de la tradition celtique. A ce S1;1Jet,
Henri Hubert a pu écrire que « Nous avons des figures de dieu_x
ga~lois qui tiennent un torque à la main et semblent en faire l'éle-
vatton. Une autre figure du même dieu, à Paris, porte un torque. sur
ses cornes. Le torque était un ornement dont les figures des dieux
étaien,t, , sem~le+il, nécessairement pourvues ( ...) Sur un .autre autel
tr?uve a Pan s et consacré en l'honneur de Tibère, on v01t des Gau-
lois armés apporter un immense cercle un grand cerceau, devant un
personnage assis > 10. L'un des dieux ~eltiques dressant le torque en
ge~te d'él~vation est justement Cernunnos déjà évoqué ; et l'on peut
vo~r la dite représentation sur le célèbre chaudron de Gund~strup,
~bJet d'une grande importance, non seulement pour l'archéologie cel-
tique, mais aussi pour la symbolique car on le considère comme une
préfiguration du Graal 11. Sur l'im~ge citée, l'élévation du torque
s'~ccompagne d'un second geste qui semble complémentaire du pre-
?11e! : de so~ _a utre n;iain, le dieu saisit le mystérieux serpe:it my;ru~u~
a tet~ de belier, present sur plusieurs monuments gaul01s. J?~tail a
ment1onner, ce serpent se replie une fois sur lui-même au m1heu de
sa longueur, comme pour former un anneau faisant pendant au torque
brandi*.
«, Mais que signifie alors la tête de bélier >, s'interroge J. De ';7r~es
en echo aux archéologues pour qui cet animal hybride pose une e01~­
me. ~ Peut-être exprime-t-elle l'idée de force . on a donc cru pouvoir
traduire l'enser:1ble du symbole ainsi : force' agressive, fertil~té sans
cesse renouvelee et richesse agricole 1> 12. R etenons les notions. de
~orce et de .fe~tilité en rapprochant ce singulier reptile de certaines
un.ages ~chimiques. Astrologiquement, le bélier manifestant le f.eu
primordial et créateur, on est tenté d'interpréter le serpent-bé~~r
co1!1me u~e Force ignée serpentiforme et de le r approcher du « basili~
philosophique > pareil à la foudre ou M ercure originel (d'où a1:1ssi
le rapport avec la fe~tilité) symbolisé par l'Ouroboros. 0?'~ s'airsse
de torque ou du reptile, Cernunnos semble illustrer la m a1tnse d une
Force redoutable ... et qui trace l'orbe de l'univers. .
La personne de l'empereur Auguste fut associée au dieu lummeux

* Voir illustration p. 199 de la présente é tude.


10. Les Celtes et 1;Expa11sion celtique (Paris, 1974), p . 107.
11. J. Marx, La L egende artliurienne et le Graal, op. cil., p. 138 et suiv.
12. La R eligion des Ce ltes, op. cit., p. 178.
LA PORTE NOIRE 97
Lug, et Tertulien nous raconte que les Gaulois lui offrirent un grand
to1;9ue. ~·~r d'un poids de cent livres. En fait, qu'il emprisonne ou
qu il divm1se, le cercle s'impose comme la formulation d'une Force :
~es anneaux enchantés des contes et légendes, en passant par le cercle
rituel tracé à des fins magiques, jusqu'à la ronde des cromlechs, les
~xemples abondent. Mais, principalement, sachons que, sur le plan
iconographique, les chakram ou centres de Force sont représentés
par des cercles.
Alors on peut se demander surtout après l'épisode cité du
Pe__redur si l'image du cercle, ain;i chargé de signifiance, ne réappa-
rait pas dans les romans arthuriens. Au hasard des aventures on
rencontre plusieurs personnaaes blasonnés par le cercle. Ainsi, dans
la Quatrième Continuation d~ Gerbert de Montreuil,

la « pucelle au Cercle d'Or


Qui était fille du roi Esclador :) 13 (v. 9015-16).

Le nom de ce prince évocateur d'une illumination dorée, laisse de-


viner que le lien de parenté énoncé ici se traduit aussi au ~veau du
symbole en révélant qu'une filiation existe entre la radiance .et
l'image du cercle d'or. A ce propos, nous avons cité une di~t.é
germanique, Ullr, dont l'anneau sacré (généralement d'or) brillait
~a~s les temples. Son nom, « forme scandinave du gothique wul~hu~ ~
eci;t G. Dumézil, exprime la " gloire majestueuse" »..... 1~· Il signifie
< ec~a_t, splendeur :) ajoute R. Boyer 15. Toutes ces dé~,t1ons serv~nt
aussi a désigner le Xvarnah et l'on devine que cette Lurmere de ~loue
e~ Ullr dénomment une même radiance. Dans la Second~ Con~mua~
twn, par deux fois est mentionné c le valet au cercle d or qw tan
est courageux et f~rt » (v. 31774-75; cf. aussi le v. 29~44) ~afa
qu'on en sache plus sur ce personnage sinon qu'il appartient a
fine fleur de la chevalerie arthurienne, avec Gauvain, Y".ain, L~ncelot
et d'autres (v. 31771-73, cf. aussi les v. 29024-69). Mat~ le f~t que,
chez Gerbert de Montreuil, la demoiselle au Cercle d O~ SOlt me-
nacée par un chevalier démoniaque que couvre un hallucmant ~ou~
cli~r en lequel est incorporé un dragon cracheur de feu, suffirait a
vorr en elle la porteuse d'un nimbe.

13. Edité par M. Williams (Paris, 1925), t. II.


14. Mitra-Varwza (Paris, 1948). .
15. La R eligion des Àllciens Sca11di11aves, op. c1t., p. 94.
98 GRAAL ET ALCHIMIE

LA VISION PAR LA FISSURE.

Un cercle d'or brille donc sur la porte d'ébène qui, elle aussi, a
valeur de symbole. Ses ferrures et autre claveüre sont d'or (v. 9556-
58) et l'on se plaît à imaginer qu'elles furent forgées. en. mêt?e temps
que. la couronne du roi vermeil. Toute porte est md1~~ociable ~es
notions complémentaires d'ouverture et de fermeture qu. il faut, b1~n
entendu,,..transposer sur un plan ontologique et auxquelle~ l~ faut confe-
rer le ID:eme sens que ceux de salve et coagula en alchimie ; et, da~s
1~e derru~r domaine, n'oublions pas qu'on recomman~e d « .ouvnr
or ». Detail important, cette porte à l'anneau est placee au pied d~
fa :(~eul~) tour du château; composante architecturale:: ~ajeure et qm
pnvilé~e la verticale. Sachant que sur un plan trad1tionn~l un rap-
~or~ existe entre la demeure et le corps humain 16, nous duons que,
situee de cette sorte à la base de l'axe vertical, la dite porte n'en sug-
gère qu~ mieux sa signification. .
Aussi noire que le manteau de Saturne, elle évoqu e la, nuit des
profondeurs telluriques et, comme cette forteresse represe~te la
terre _en tant qu'élément, on peut la considérer comme une allu~1~n au
prerruer des sept centres de Force. Mais ici, ces battants de t enebres
bardés d'or massif illustrent la fermeture de la matière sur elle-même.
<;~est le « de?-se », le « plein » qui répercute au plan mental _de
1.e!re, son épaisseur et sa pesanteur renforcées par le sens du « ~0 1 >
(ici_ les pentures d'or de la porte). « Ouvrir l'or inverse » qm ver-
rowlle l'âme consiste à « faire le vide », arrêter le processu s psycho-
mental comme l'expose l'ascèse orientale ou le Christ avec sa fa-
meuse formule à l'adresse de ses disciples : « videz-vous... » · Mais,
f. u~ emprunter ici à A. Verdet l'une de ses réflexions poétiques sur
0

u~ivers, magistralement concise comme un axiome, nous dirons


qu «entre le plein et le vide toute fissure est mitoyenne » 17 - Cette
fissure
d . ~ l'œil d e p erceva1 la decouvre
, sur la porte : brec' he d ans la
'
e~~:~ du ,monde ou glyphe d'.?ne prise de cons:ience. . . .
e qu ouverture de la matiere la fissure confere la signifiance de
centre de Force à l'anneau d'or. «'Centre » puisque fixé « au milieu
de
P , 1
~ porte ~ (v. 9560) et « Force » par le cor qu'on y a suspendu.
recedemment, à propos d'une aventure d'Erec, nous avons dit que
le son co;respondait à l' « éther» , quintessence des quatre élément~
et a_utre etat de la matière mais hiérarchiquement très supérieur a
celui de la terre et qui, comme tel, permet d'outrepasser ce dernier.

16. Cf. ~- Eliade, Le Sacré et Je Profane, op. cil., p. 146 et s uiv.


17. Le Ciel et son Fantôme (Paris, 1975), p. 115.
LA PORTE NOIRE 99
Ce c?r que. Perceval embouche par trois fois n'est pas sans évoquer
un s1~e tn-cornu (ou les trois oreilles). Parce qu'il retentit, le roi
vermeil s~, mo.ntre. Incarnation - comme Hrungnir - du pouvoir
~~ la matiere, il craint ce que symbolise le cor : le pouvoir sur la ma-
tiere. ~ar l'expérimentation scientifique ou des récits légendaires, on
connait les effets du son - de la vibration - sur la matière : qu'on
se souvie.nne par exemple des fameuses trompettes au son desquelles
les murailles de Jéricho s'effondrèrent ou encore de celles des sept
ange~ de !'Apocalypse; et notons en p~ssant que sur le tympan de la
c~thedrale romane d'Autun ces trompettes sont remplacées par des
olifants.
. En fait nous devinons la consubstantialité de la fissure avec l'inté-
rn:ur de l'olifant. Et par ce qui n'est encore pour Perceval que pré-
nu~s d'une brèche dans les murailles du monde, le héros a la rév~-
1at10n du Mercure alchimique sous la forme d'un écu. Ety~ologi­
quement, en effet, l'héraldique procède du héraut et ce derruer, e~
tant que. messager, portait un caducée en souvenir de Mercure q~t
~ccomphss~it cette fonction auprès des Olympiens. Dans ces co~d~­
tlon~, l~ science du blason, ou plus simplement un blason, sera refe-
renhel. a Mercure.. . et au Mercure alchimique, car toute surf~ce
armoriée pourrait se définir comme l'espace où les Forces archety-
pales prennent Forme.
Sur l'écu entrevu par Perceval s'inscrit héraldiquement le chiffre
d~ s~ transmutation, ce qui explique son désir de posséd~r un tel
nuro1r de sa virtualité (v. 9605-08). On aura sans doute note que les
couleurs de l'écu et celles présentes sur la porte se répondent. Les
mouchetures de l'hermine font écho à l'ébène et la blancheU: r~­
flète l'ivoire du cor ; enfin, le vermeil et l'émail de gueules s'eqm-
valent. Outre qu'on retrouve ici les trois couleurs du Grand Œuvre

h ermehque - noir blanc et rouge ou dore, - nous d'Irons qu'en
plongeant son regard dans la fissure, Perceval décompose le~ va}ew.:s
chromatiques de la porte et les reconstitue mais selon un unperatif
structurel différent : l'ébène, masse compacte, se fragment~ en, mou:
chetures à la signifiance que l'on sait ; le cor semble avoir deploye
son volume vide le chancreant en une surface au contour de sil-
hou~tte léonine présentée comme miroir ?u « ~œ~r ~ . Qua!1t aux
0

multiples brillances, l'or des ferrures, celm qualitativement différ~n~


du grand et bel anneau et celui vermeil, cerclant le cor, les vo1c1
converties en « champ ~ de gue~les. Ajoutons que si le cercle d'or
et l'olifant qui y pend peuvent être dénommé~ c org~nes-symboles ~
de la ,. ,
corporéité subtile' l'olifant lui-même fait allusion à cette cor-
pore1te comparée au souffle.
100 GRAAL ET ALCHIMIE

L ' AXE ET LES CLOUS D'OR.

Cet écu (pré) figure donc les opérations hermétiques à effectuer


pour transmuer le chevalier-roi et Perceval - un écu pour deux,
à l'exemple des Gémaux de Chartres ! _ puisque ce roi s'impos~
comme « image-rèftet 'l> de l'ego du héros. Roi ? En fait « rot qw
n:est ~as roi '» usurpateur de l'or et du vermeil et dont la stature
n est ~:posante qu'en apparence. ·
A 1aide du plus élémentaire des symboles, un segment d e ?~mte,
J . ~vola 18 commenterait ainsi ce processus : ce R:oi (~e « moi-J~ :1>)
doit passer d'une verticalité illusoire 1 à une s1tuat10n de vaincu
ou - (équivalent au brisement de l'or) p our être redressé et, désor-
mais purifié par sa chute, mériter la royauté véritable 19 - Alors est-ce
un hasard si le jour même où Perceval et son adversaire se retrouvent
s~. pied (v. 9816-19), à nouveau debout 9, ils ente ndent parle~ .. du
Pilier dressé au sommet d'un mont en miro ir de le ur mode d e~e
o~ . « situati on intérieure 'l> (ce que H. Corbin nomme une géographie
VlS10nnaire ~?
On devine aisément qu' en ce Pilier transparaît l'Axe du Mon~e.
Et comme nous aurons l'occasion de le découvrir, la porte nmre
s'o~vre en réalité à sa base, tant il est vrai que l'unique tour ?~
cbateau se. présente comme .une transcription d e cet Axe .. · pom
~~core clarrement perceptible ici puisqu'enfermé d ans une gangue,
1 elément . terre figuré par les murailles du château. ..
Cela dit, que signifient donc les clous d'or enfoncés dan s le P1her?
Tento~s. d'y ~épondre à l'aide des mythes de l'Europe du Nord. C:~ez
les Vikings il était rituel de planter dans les colonnes du « siege
d 'ho nneur l> d'• un temple des r eginnaglar ou « clous des .d.leux » 21 ·
Cette appe~l~tion est formée par un terme d'une extrême unport~i:ce
dans la religion scandinave : r egin, littéralement les dieux, le Divin.
Pou_r M. Cahen, les r egin sont les « puissances qui décident 'l> 22 • Il
s'ag;r~ donc du _Divin mais en tant que pouvoir de décision. L e ver?e
« decider 'l> exprime un choix affirme une volonté révèle une capacité
d'action et avec lui ou ave~ le mot « décision ' » intervient l'invite
à « trancher 'l> allusive au glaive, à la hache, voire même à la foudre .

18. Op. cit., p. 51.


19. Ibid. , p . 99.
20. Op. cil., p. 48 et suiv.
2 1. R.L.M . D~rolcz, L.es Dieux et la R eligion des G ermains, ~P · cil., p . 99.
22. L e M ot D ieu en Vieux Scandinave (Pa ris, 192 1), p . 18 e t su1v.
LA PORTE NOIRE 101
Toute cette formulation, à vocation schizomorphe, du Régime Diurne
de_ l'~mag~ ~ 3 , autorise à déduire que le terme regin manifeste un
pnnc1pe vml, ouranien et solaire. De plus, dans le monde scandinave,
comme dans toute société traditionnelle, le trône, surtout lorsque
des colonnes le rehaussent, traduit la stabilité, la fixité du pouvoir
royal : « Le trône " fait" le roi ou le chef » remarque J. Auboyer 24 •
~,ors, que le trône soit clouté de « décisions divines » ajoute à cette
idee que sa « cohésion » - et donc celle de l'autorité royale - pro-
~~de ~u :iel. Et l'or, outre que l'incidence de son symbolisme sur
l 1magmation convertit ces clous en radiance, atteste que de tels dé-
crets s'inscrivent dans l'éternité .
. Rapprochant ces reginnaglar du fait que, chez les Lapons, l'idole
fi~rant Thor portait un morceau de silex fixé à un clou enfoncé au
nuheu du front et destiné à allumer le feu, Renauld-Krantz conclut :
<i: Le clou, le silex dont on fait jaillir le feu, au front de l'idole, est
m~e expr~s_:>ion de la puissance qui, dans le cas de Thor, se manifeste
tres préc1sement sous la forme du feu de l'éclair » 25 . Et, cet auteur,
t?ut, comme G. Dumézil, établit un p~rallèle avec la pierre à aig~iser
f1ch~e dans le front du dieu ou jaillissant de celui de Cuchulam et
auss.1, sur certaines monnaies oauloises avec ces visanes portant planté
a' 1a racme. b
du nez, ou au milieu '
du front, un objet enb forme de _clou 26 ·
P01.~r notre part nous n'hésiterons pas à voir dans ces « stigmates
de vaillance » 27 comme les appelle Dumézil l'allusion à un ce~tre
de Force. Rapprochée de l'aiguisoir, la signifiance de ces clous d _or,
en opposition aux fluctuations « lunaires » inhérentes à l'humai_ne
pensée, affirme la prééminence d'une fixité ouranienne et solrur_e
r~sultant, au niveau de l'être, d'un style existentiel héroïque : qw-
vive i:ermanent, refus de subir et capacité de décision, de « tranch~r .>
e_n s01-même, de passer outre à toute crainte paralysant - (. petn-
fiant > - le « cœur ~ et enfin non identification à une brillance
par trop ostentatoire en'fer~ant d~ns l'orgueil. Donc, loin d'être issu~
du même filon que cet « or inverse )), les clous ?? Pilier, ,eux a~sst
« organes-symboles » de la corporéité subtile, pref1gurent 1obtention
d'une axialité situative des cimes. .
En présence du roi vermeil Perceval a la révélation du « moi-je »
usurpateur et despotique. Ma'is se mesurer avec lui et rester maître

23. Cf. G. Durand, op. cit., p. 179. . .


24. Le Trône et son symbolisme dans l'Inde an~1e11ne (Pans, 1949), p. 177.
25. Structures de la Mythologie Nordique, op. ca., p. 155. .
26. Ibid., et cf. aussi G. Dumézil, Heur et Malheur du Guemer, op. cit.,
p. 145 et suiv.
27. Ibid.
102 GRAAL ET ALCHIMIE

du terrain - de la terre _ ne signifie pas pour autant qu'un cha~­


gement définitü de statut ontologique s'est opéré. Il faut n'y .':orr
que 1~ pre~ère étape : d'autres, graduelles aux états de la ~a~tere,
sont a vemr ,et des châteaux étranges jalonneront de leurs penls et
de leurs mysteres la longue route du Gallois.
Chapitre VIl

LE JEU D'AZUR ET D'OR

PERIL AQUATIQUE .

. ,Pour~uivant sa route, Perceval, finit par arriver devant « une ri-


viere tres large, impétueuse et farouche '> (v. 9859-60), infranchissable
sans barque. Il lui semble reconnaître l'endroit où, jadis, la rencontre
se fit .avec le Roi Pêcheur, et il désire ardemment trouver à passer.
E!1 va~n. ~urant tout le jour il longea le cours d'eau jusqu'au moment
ou « il vit sur le versant d'une colline, un châtelet de belle assise »
(v. 9 883-84). Mais l'autre rive où cette demeure montre « de su-
perbes tours et de spacieux gla~is » (v. 9887-88), reste inaccessibl~.
Alors, cherchant toujours à traverser, il parvient à un versant. ~a,
p~r un passage ouvert entre des haies vives, il découvre un dom~ne
ou « ~~ut entiers de marbre précieux, se dressaient plus de tr~i.s rmlle
ma_grufiques statues et piliers somptueux. Un châtelet fut 1c1 c?n~­
tr,wt - c~r demeurait intact Je portail, imposant et beau - . mais ~l
n ~n restait ni salle ni tour. Allant tout autour Perceval se dit : « Il
fait mauvais séjourner ici dès lors qu'on y trouve âme qui vive »
(v. 9899-908).
Las de tourner, « il vint au portail et le franchit. D'une pucelle .qu'il
trouva, assise sous un olivier et occupée à peigner sa chevelure, J~ ne
pourrais vous conter toute la beauté car je n'en finirais plus » dit le
narrate_ur (v. 9911-16). Voyant le héros, elle lui lance :~ « Or ça
bel am1, vous l'aurez ce passage que vous avez tant cherche » (v. 99-
21-22). Alors, montant une mule, elle conduit le Gallois à la rive
où attendait un petit chaland. Là elle lui dit : « Beau sire, entrez »
mais à peine a-t-il posé le pied sur l'embarcation que son cheval
saute en arrière. A ce moment, venant de l'autre rive, un groupe de
personnes menées par un pontonnier lui crie : « Chevalier, en vérité,
elle veut vous noyer, vous êtes mort si vous embarquez! » (v. 9947-

__,. - - .
104 GRAAL ET ALCHIMIE

49). ~ la grande ire de cette inquiétante demoiselle, P~r~eval sui~ l~


conseil des nouveaux venus qui ne tardent p as à le r e1omdre. Ainsi
a-t-il la révélation des agissements de cette créature perverse dont
les victimes <i: appartenaient à la cour du roi Brandigan l> (v. 9953-
54). Grâce aux bons et loyaux services du passeur, le h éros re prend,
sur l'autre rive, sa route vers 1e R oi P êcheur.
Fréquemment, dans les récits artburiens, un co urs d'eau inter-
rompt l'errance des chevaliers. Sur la rive d'en face, se dresse, tel
celui de la M erveille pour sire Gauvain un ch âteau féérique. Jean
i::appier ~ésigne cette donnée topographique sous le no m d e_ « fron-
tiere hulillde :l> 1 en rappelant qu'elle comporte une connot~t10~ sur-
naturelle. Dans la tradition celtique, en effet, l'élém en t l1qui~e se
présente comme tangentiel entre le monde des h o mmes et celm des
etres surnaturels. Ainsi en Irlande on racontait que sou s le L ac de
l'Oiseau (Connaugh) s'étendait un 'royaume et, ailleurs, o n pa rle 1 ?l.
« pays sous les vagues ,, 2 . D e fait, ces lieux aperçus ou parcouru~ ici
par Perceval, bien que relevant apparemment du m o nde s~ns1~le,
observés avec insistances, trahissent leur singularité : du ph c~ti on
du paysage, symétrie antithétique, éclairage crépusculaire prof~l ?nt
tout~ ~bose so~s un angle inquétant, comme dans une , co mpos1t1on
surrealiste restituant les entorses à la normalité r elevees d ans les
décors oniriques.
, To~t d'.abord ~e Gallois aperçoit par delà l'eau, un châte let di~e
d admiration pose sur un versant E t ensuite il arrive à un do m aine,
lui _a ussi su! un versant ... comm~ en ' r eflet a~ précédent. On p_o:i rrait
cro_rre un mst?nt que, par le jeu d'une géométrie ~on-eucbd1en ne
ope!ant une pliurAe de l'espace, les parallèles des deux n ves ~e c<::rnfon-
draient et les chatelets ne formeraient plus qu'un. Toutefois, s1 pour
Perceval, voyageur désorienté s' insinue la sensatio n de se p erdre dans
l'espace truqué de décors gémellaires encor e accentuée p ar le mi-
: oir de _l'eau, co1;1~1ice de la confusion' des images, le domaine a~quel
il p arvient se revele un reflet inversé de l'autre. Jadis un chateau
s'y dressait mais à ce jour il n'en reste « ni salle ni tour » ... L e temps
s_ép~e le château de son r eflet ~ le temps ou plutô t sa transpositio n
hqmde car « L'eau qui s'écoule est amère invitatio n au voyage sans
retour '> d it G . Durand a. Il complète : « L 'eau est épiphanie du
malheur du temps, elle est clepsydre définitive ~ 4 . A joutons que le

l. Chrétien de T royes, (Paris, 1957), p. 59.


2. Cf. M .L. Sjoestedt, D ieur et H éros des C eltes, op . cit ., p. 66.
3. L es Structures A n thropologiques de l'imaginaire, op. cil ., p . 104.
4. Ibid .
LE JEU D'AZUR ET D' OR 105

Gallois, pour parvenir jusqu'à cet endroit, a erré sous un soleil


d'a~~ès-mi<;fi (v. 9882), donc en marche vers le couchant. Or, que la
lu1'.11ere decline et que s'allongent les ombres, consacre la toute
puissance du temps 5.

FASCINATION.

Du châ telet seul demeure intact (antiers, v. 9904) le portail, comme


P?Ur révéler que le flux temporel l'a épargné. Preuve aussi que
l'image d'un seuil interpose de nouveau sa signifiance entre le héros
et ce qui l'attend. Avec la porte noire se dressait l'ombre de Saturne
et ce présent portail en serait la duplication en creux : la fissure de
1~ première porte s'est agrandie aux dimensions d'un portail. Et, cu-
neusement, le chemin par lequel Perceval devait aboutir devant .
un tel seuil est qualifié de tranchiees (v. 9897) suggérant que fa
ten:e ~':st ouverte sur son passage. Il n'offre plus de prise à la terre,
mais 1c1 un autre élément le guette : l'eau. Présentement, la menace
ne s'avance pas avec la pesanteur d'une royale armure, elle semble
l'attendre sous les traits de la beauté accomplissant - presque rituel-
le~1ent pourrait-on dire - le geste même de la séduction et qui para-
cheve. la. féminité : elle peigne sa chevelure. La grâce déployée par
I~ mam Jouant du démêloir tisse un péril. La répétition du geste fas-
ci?e e! surajoute encore au pouvoir attractif qu'exerce la cbevel~re
denouee... Et fascine peut-être jusqu'à la perte partielle ou complete
de la conscience de soi, tel Perceval qui reste muet .en s~, P~~sence
(~._ ~924-26), fascine jusqu'aux effets de l'hypnose, JUSqu a l 1_mmo-
biltte du minéral ; car la fascination fige, « pétrifie >, « statufie > ...
Alors que se surprend-on à supposer de ces statues i°:°ombrable~
peuplant ce parc? Qui furent-elles? Chacune a-t-elle un Jour. fra,.nchi
le portail et pénétré dans ce domaine ? Domaine fermé sur l~u-m~me,
c~mme permet de le deviner le v. 9906 montrant le Gallois qm en
fait ~e tour avant de passer le portail. Ce lieu suggère un vast~ cercle
magique où les colonnes alternant avec les statues remplaceraient les
pierres levées. Ici opère un charme fatidique émané d'une chevelure
dont un peigne fait frémir les ondes au ryt~me du cou.rs d'eau tout
proche. Donc, si un jour le marbre fut chair nous devmons que les
flots de la chevelure se confondent avec ceux du fleuve et leurs ondu-
lations avec le réveil des reptiles. Cette belle demoiselle serait-elle
Euryalé, la plus jeune des trois gorgones ?

5. Ibid., p. 98.
106 GRAAL ET ALCHIMIE

, Dès lors que G. Durand a établi l'isomorphisme des cheve~, de


1 onde, du flux temporel et du reptile (ou d'une façon fantasma~1que,
le dragon saturnien) 6 , nous devinons que la demoiselle se coiffant
a~ .rythme supposé du fleuve qui coule et des heures qui s'écoulent,
detu:nt, avec le peigne, un hiéroglyphe d'une signifiance redoutable.
Et, a ce propos, une pertinente remarque de Simone Vierne concer-
nant_ le fait que l'on néglige trop souvent, dans les contes et le folklore,
le role saturnien du peigne, objet denté, nous conduit à rapprocher
les données suivantes.
. Dans 'l'histoire de Blanche-Neige, la m échante reine nru:cissique
(image du moi-je), après s'être grimée en vieille femme (le vis~ge d~
temps) s'en vient proposer à la jeune fille un peigne ~mp01s~mne.
<{. ~ pauvre Blanche-Neige, qui ne se méfiait d e rien, laisse faire la
vieille, mais à peine celle-ci eut-elle mis le peigne dans les cheveux
q.~e ~e poison fit son effet " • puis la reine s'en alla. « Par bonheur
~ eta~t bientôt l'heure où les sept nains rentraient chez eux: Quand
ils v1;ent Blanche-Neige couchée par terre, comme morte, ils s~up­
çonnerent aussitôt la marâtre cherchèrent et trouvèrent le peigne
~mpoisonné et à peine l'avaie~t-ils retiré que Blanche-Neige revenait
a .elle .... ,, 7 • Qu'intervienne la Présence (euphémisée) des ~orces
P~ 1 mord1ales retirant les mâchoires du temps et voilà que la vie re-
tent. De son côté, J. Ribard, dans son étude sur « L e Chevalier de
a Cha~rette » , analyse très finement l' épisode où Lancelot, parti à la
~~urs~ite des ravisseurs de Guenièvre, dame de ses pensées, déco~vre
« peigne ayant appartenu à cette dernière. Et ce, près d'une fontame,
~ouve~ avatar de Ja frontière humide » ... dit notre auteur pour
;:1 al~pe~gne est, ~ l'évidence, un signe ... ~ signe qui attire et fixe son
. g r > · Cet Objet fascinateur, ici également, s'impose comme une
1
d~age du temps. Certes Guenièvre symbole de l'âme comme le
lt J Rib d !)
.· ar • n , est pas' une figure ' chronienne au contraire,•
mais•

cel u1 qui l' a enlevee, , Meleagant


, , . '
lm par contre apparait ien"' b'
comme
, b
une crea , t ure d,emomaque
. ' ., . , , ,
10 • Ici ce peigne abandonne evoque
1 a sente et la, raison tragique de l'abse~ce. Il suggère l'inaccessibilité
de celle enlevee et captive et par-là même sur le chemin de Lancelot,
semble cro"t 1 re e t se changer' en herse et ' à partir
· de la,
, d ep , 1oyer
toutes le~ connotations saturniennes ctu' château fort de M éléagant :
tour, geole, porte verroui llée, barreaux. D e plus , une demoiselle

6. Ibid., p. 107-109.
7. Grimm, C~ntes (Paris, 1976), p. 152 .
8. 1Lb~dCheva3lter de la Charrette, op. cit., p. 78.
9• 1 ., p. 6.
10. Ibid., p. 33.
LE JEU D 'AZUR ET D'OR 107
acc_ompagne Lancelot, et c'est elle qui se présente comme gardien du
seml car non seulement elle tente de détourner le héros du « droit
chemin battu » (v. 1379) comme le souligne J. Ribard 11 mais encore
elle s'approprie le peigne.
C~s d~verses données relatives au symbolisme chronien du peigne
manifeste par ses dents mériteraient de plus amples développements.
Tenons-nous en à établir un parallèle avec !'Extrême-Orient en rap-
~ela_n~ que les linteaux des portes de nombre de temples présentent
1 effigie du temps, Kala, sous l'aspect d'une tête effrayante aux yeux
~~obuleu~ et surtout dépourvue de mâchoire inférieure, donnant ainsi
l 1mpress1on que son bâillement démesuré se confond avec la porte.
Fr_ancbir_ cette porte, passer sous la mâchoire du linteau si~e ~lors
soit sortu du temps, soit être avalé par lui. Il conviendrait aussi. de
~uan~er la signification symbolique de l'objet et même d'en, préc1~e;
l amb1valen_ce. Car, de même que le temps est le revers. de l Eterm~e
et l_es pass10ns l'ombre des Forces primordiales, le peigne, ~e. ma-
chorre chronienne, se métamorphose en radiance. Image precieuse
dans cette direction, Heimdal, dit la mythologie nordi~ue, présente
t~n~ d_enture dorée : son sourire est celui de l'Eterruté. De plus
1histoire celtique de Kulhwch rapporte que ce jeune héros, reçu par
Arthur et sa cour, exige solennellement que le roi mette de l'ordre
dans .sa chevelure. Arthur, ignorant encore tout de ce nouveau venu,
le c01ffe avec un peigne d'or et lui dit : « Je sens que mon cœur
s'épanouit vis-à-vis de toi ; je sais que tu es de mon sang ~ 12 • Par
cet
,. ,acte rituel ' une communication s'établit au niveau de la corpo-le
reite subtile : la lignée ancestrale se révèle tandis que, comme
note J . Marx, Kulhwch passe de la classe des adolescen~s à_ celle des
hommes 13 - Cette mise en ordre des cheveux est une ordmat10.n . Dans
la main d'Arthur le roi reflet du centre de l'ordre cosDllque, et
compte tenu que '1a tête était analogiquement comparée à la voftte
céleste 11 , ce démêloir d'or dans une chevelure en désordre se chang_e
en gamme de rayons abolissant le chaos. Mais, dans !a Seconde.(o~itz­
nu~tion le peigne ne valorise que Saturne. Franchir le portai c est
voir le peigne et risquer la fascination et la noyade dans le flot du
temps.
Ici, en ce domaine « à la tour abolie », pour le b~as?nner d'un
regard nervalien, la Présence saturnienne, loin de multipher les mu-

- - --
11 . Ib id. , p. 78. . .
l~. L es Mabinogion, contes bardiques gal/Ols, ?P· c1t., p . 105.
l .>. La Légende Arthuriemze et le Graal, OP_. czt., p. 101, note _1.
14. Cf. M .-M . Davy, Initiation à fa Symbolzque Romane, op. c1t., p. 167.

- --- - ~-
108
GRAAL ET ALCHIMIE
railles
bli ' de verrouill er 1es lourdes portes ou d'ensevelir .
d a ns son sa-
en er~ ~~ donc de s'imposer comme geôlier ou fossoyeur, s'avance
carp l~s op~mpe ve.rs le~ eaux profondes. Pourtant la pierre demeure,
f emme qui~ es
0
fascmatnces pétrifient et à l'entour de l'inquiétante
de . '
magnifice ' son peigne, « passe le temps », les statues malgré leur
ran()'e senlce, ~0 us. rappellent que le marbre, en tant que calcaire, se
0
Saturne' 1 1
on a chinue
lü Et d . ' parmi· 1es matenaux
, · , d u sceau d e
marques
rondeur d~s ' e fait, la patience de l'eau se mesure moins à la
roches du torrent qu'à la croissance des stalagmites.

SOLEIL DE FER.

Voilà donc Pe
vauche, un ch"t rceva_J sur l'autre rive et bientôt, tandis qu'il che-
comment rési ~ ea1! 1~ 1 apparaît ; sans doute celui déjà aperçu, alors
nière et s·lil.l.sts er a 1 appel d'une si superbe demeure après la der-
« . re aventure ?
Il Vit les porte b · .. ,
73). On devine s . ien :taillees qui étaient déverrouillées » (v. 9972-
de symbole à que le som dont leur facture témoigne, confère valeur
fissure, glyphe c~s ) 0 rtes .. Surtout « déverrouillées » ! Preuve que la
Gallois va « dro·~ , a Voie vers l'Eveil , ne cesse de s'agrandir. Le
1
et, ajouterons-no a la to'!r, qui était digne d'admiration » (v. 9980)
d'en face « aboul_s, se presente comme Ja duplication visible de celle
. , ie » pa l
PlDs > qui, à en . r e temps. Devant, s'épanouissent 1t deux
(v. 9983) doive lug,er par « le grand ombrage qu'ils procuraient »
le lieu d:un mo~if et:e de ?elle taille. Ces arbres semblent marque~
attend PercevaI. gemellarre; gardons cela à l'esprit pour ce qui
Ce dernier, desce d
escalier et décou n u de cheval, a pénétré dans la tour par un
et javelots, et co vr~ une sal~e décorée de quantité d'armes : 1t lances
d'acier bruni etuh es de c?îens et colliers » ainsi que « fortes épées
beauté > avec' ali~tes, bien fourbies. L a salle était d'une grande
98). Les' lieux «uun fta·· · ~1en
. ivou~ · ouvragé » digne d'un roi (v. 9991-
serts : « il s'en é~e 018
admrres,. le héros s'aperçoit qu'ils sont dé-
telets et son heauonne fort '> pms « sur le lit s'assit et ôta ses gan-
brissée de bois de me. yoyant l~ salle décorée d'or, peinte et lam-
(v. 10002-07). cypres il se dit : 4: Certes, il fait bon être ici ... »

15. La Tradition Herméti . . . .


que dans une phase ult' . que, op. c1t., p. 91. Mais 11 convient d e prec1ser
rect'ion (cf. ibid., p. 187)~ieure, le calcaire est associé à un pouvoir de résur-
LE JEU D'AZUR ET D'OR 109

Perceval, toujours à chevaucher et main sur l'épée semble en


.
cet mstant, '
s'offrir une trêve, en même temps qu'il se dépouille '
partiel-
lement .de .sa peau de chevalier ; et l'on notera que ses paroles sont
I~ duphc~t1on positive de celles prononcées sur l'autre rive, dans un
Ii;u ~an:1l!ement désert mais cause, de par son assemblée de pierre,
d un md1c1ble ~alaise. On pourrait dire qu'ici il se sent <i: chez lui »
car, pour certames âmes, « Le Paradis est à l'ombre des épées ».
En cette sal!e d'honneur, la vue de telle gerbe de javelots attendant
sous l~ soleil de fer d'une panoplie ne peut que ravir le cœur d'un
cb~vaher chasseur comme Perceval. Et que dire de ces couples de
chiens, prêts peut-être à répondre au cor du mystérieux veneur mon-
tant le cheval ferré à l'envers? Exaltant le Régime Diurne de l'image,
la~1 es et pointes, chantent la lutte et l'héroïsme, rappellent au Gal-
lois périls et exploits et prophétisent des jours sans merci. Temple
de Mars ou chapelle arsenal avec ses colonnes de lances et ses
rosaces d'épées, ce lieu évoqu~ à s'y méprendre, dans certains palais
de !'Autre Monde celtique, la salle cérémonielle constellé~ d'armes ~ •
6

ou ~mcore le Valholl des Vikings. Mais surtout, il célebre le defi


de 1 < Age de Fer > car, si un Hésiode a pu s'écrier de c~ temps
redoutable : <i: Puissé-je n'y être jamais né! >, à d'autres Il offre,
par une ~scèse héroïque, de s'y cuirasser de surnature. De plu~,, cett~
formulation virile se déploie sur fond d'or (v. 10005), et voila. 9m
rappelle celui des mosaïques byzantines, des icônes .ou des .llllllta-
tures pe~s.anes - sans oublier, ajouterons-nous, celm des pemtu~es
des pnm1tifs médiévaux - transcription chromatique, pour H. Co~b~n,
?C: l~ Lumière de Gloire 11 qui, plus conformément au décor, mente
ici 1 appellation de Lumière victoriale tant il est vrai que toute ce~te
radiance guerrière - armes d'hastes ~t lames d'estocs - l'hyp?stasie.
Ce lieu évocateur d'un vouloir libérateur et illuminant s'!Il1pose
comme antithétique du domaine sur la rive d'en face. L~-bas, la
magnificence des sculptures de marbre - équivalan.t à l' ~ or mverse ~
- ~t la stupéfiante beauté de la gardienn~ c.?n?.mse?-t a la cont~n;­
p~at1~n du corps, support du « moi ~, puis a l mertte des. capac1tes
r~actives : alors la conscience sombre dans une torpeur nn?érale ou
s _abandonne aux profondeurs aquatiques, Je regard se clot sur, la
pierre, l'eau asphyxie, le calcaire fossilise l'â?1e. !nexor,abl~ment 1es-
pace se referme. Ici au contraire cette emblematique d act10n a pour
cor~Ilaire l'ouvertu;e de l'espace' qu'exigent moulinets de l'épée, j~ts
de Javelots, maniements de la lance. Et la fissure dans la narre

- -- --
16. Cf. J. Marx, op. cil., p . 99.
17. Terre Céleste et Corps de R ésurrection, op. cil., p. 44.
llO GRAAL ET ALCHIMIE

é1;mi~seu,r ve~rouillée laisse présentement entrevc;>ir son ~t,lii:-ùte car,


ams1 deployes sur l'immuabilité de l'or, les signes ac1eres de !a
chevalene semblent ouvrir le continuum spatio- temporel sur la bn~­
lance de !'Eternité. Avec ces deux rives on pourrait retrouver, mais
selon d~autres références iconographiques, le face à face de Thor et
Hrungrur : d'_un côté la pensée de pierre, de l'autre le fer _fulgu~ant.
Autrement dit, ou le sommeil marmoréen des Forces pnmordiales
ou le~r réveil sous Je choc du marteau ou du glaive. Point de nuances,
tout Juste une lézarde, reflet de l'éclair.

JOUER AVEC L'INVISIBLE.

t ~ais le héros va bientôt percevoir une autre manifestation quali-


regard de
ative f t
la lumière
· , ' un nouveau degré d'éclairement. En effet, T «· son
u attire par un bel huis à sa dextre » (v. 10008). ou1ours
f.ette beauté spécifiant l'ouverture sur la dimension imaginale d'un
l ieu - se présentant comme < imacre-reflet » de l'être. ~ Il pousse
a porte ( 0 f '
, '> v. 10010) et entre : notons que celle-ci, bien que erll?-ee,
n est pa~1 verrouillée ; simplement il apparaît nécessaire que le beros
accompl s l ' · ·fi
d se e geste symbolique d'ouvrir en prélude à la s1gm ance
bu nouvel espace où il pénètre. A l'intérieur il découvre « une belle
cquier
ambre. voût' ,ee, decoree
' , a, l'ambre ( ... ) Au mzlleu
· · il
· y avait· un ec' h·-
l
d Jeint d azur et d'or fin ; par une grande sapience le conçurent
e:~e au~~s .. De la r:iagnificence de ces échecs d'or poli, d'émeraude
teu ru is Je ne puis vous dire toute la beauté » s'excuse le narra-
de ri « ta,nt1 ils -lançaient une 0crrande clarté » (v. 10012-22). Au sujet
t eur ,.ec 11 '
at le re'dacteur d'un autre manuscrit, s'adresse a' ses lec-
eurs qu suppose aussi informés que lui · « car vous savez bien que
-ce. sont les pl~s riches pierres du monde ~ (ms. E v. 20157-58), ce,
qui rappelle singulièrement les mots de Chrétien' de Troyes souli-
âna~ la ~plendeur unique des gemmes du Graal. Plus loin le récit
e auc~er nous apprendra que ces « pierres fines » possèdent « les
vertus , . et a·igues contre toutes advers1tes
13) Il saintes · , » (ms. E ., v. 27611 -
, ·. s agit donc de pierres de vertu et nous retiendrons les termes
preci~ant
revemr. leur caractère sotériologique' au sujet duquel il faudra
Ad~rant, les pièces, le héros « pense en lui-même qu'il n'a j_ama~s
vu un Jeu dune telle richesse '> (v. 10028-30) et, prenant un pion, il
le p~usse en avant. Alors, mystérieusement, un pion du parti adverse
se deplace to~t seul. Perceval en repousse un autre et de nouve~u,
~n _f~ce, un pion s'avance. Et le jeu se poursuit avec un ~dversaue
mv1s1ble rendant coup pour coup... au point que le Gallms perd la
LE JEU D 'AZUR ET D'OR 111
partie. Notre chevalier demeure ébahi... d'autant plus que les pions
se replacent tout seuls sur leurs cases. Il engage une nouvelle partie.
M~t cette fois encore, il s'entête, rejoue, reperd ... et perd son sang-
fro1d : ramassant les pions en pestant contre le jeu il va à la fenêtre
pour les jeter dans l'eau de la rivière qui passe juste devant. A cet
msta~t comme surgissant de l'eau, une demoiselle se montre : « vêtue
de soie vermeille brodée d'or et semée d'étoiles d'or aussi claires que
des chandelles, elle était plus belle qu'aucune créature » (v. 10065-
70). Et cette merveilleuse apparition dit au héros : « Sire, les ~che.cs
sont en ma garde, ne les jetez point vous feriez gran?e vileme:
D~ns le monde on ne peut trouver un aussi beau Jeu. Aussi
d01t-on le garder » (v. 10074-78). Le Gallois répond qu'ainsi il fera
et lui demande d'avoir la courtoisie de venir en sa compagnie. Elle
a:quiesce et, la prenant dans ses bras, à travers la fenêtr.e, il la
depose dans la chambre. Là, assis près de l'échiquier, ils dev1~ent ~t,
la contemplant, Perceval se dit qu'il n'a jamais vu une ~~ssi, ravis-
sante personne au point qu'il soupire et se sent tout saisi d.a~ou~
pour cette étrange châtelaine. Ne pouvant cacher son dé~ar~oi il lm
avoue sa passion et l'embrasse Se déaaaeant de son etrelllte elle
lui dit :. « jamais d'aimer je n~ fus requÎse ; vous êtes le prem~er;
Toutefois soyez certain que si violence me faisiez entièrement taille
e~ pièces vous seriez. Mais si mon amour voulez avoir il vous sera
~eces~,aire d'aller dans le parc à côté et de chasser le blanc cerf
J?squ a ce que vous puissiez l'atteindre. Si vous m'en rapportez la
tete mon amour aurez sans contredit » (v. 10123-37). Pour cette
chasse, la demoiselle lui prête son brachet (ou chien braque) excellent
chasseur, sans doute l'un de ceux attachés dans la salle d'arme~, et
voilà Perceval parti à la recherche du Blanc Cerf. Avant de le smvre,
demeurons dans cette chambre et tentons de découvrir le secret de
l'échiquier magique.

LUMffiRES DU BEL ECHIQUIER.


Perceval a clone pénétré dans une chambre « voû~ée ». Si l'im?ge
de la chambre resserre la spacialité du lieu, la mentl~n de la vouAte,
au contraire, l'étire vers le haut : réminiscence ouramenne,. la vout.e
confère à la chambre la solennité d'une chapelle. Cela dit, faut-il
à nouveau citer M. Eliade 1s et G. Durand 19 pour rappeler que la
demeure s' apparente à un corps? Mais ici, nous devinons que, plus

18. L e Sacré et le Profane, op. cil., p . 151-152.


19. Op. cit., p. 278.
112
GRAAL ET ALCHIMIE

qu' une 1ocalisati·on physique,


· cette chambre trad ut·t ~n e intériorité,'s
ou plutôt une composante de la « physiologie myst_ique ~ · Apr~
la confrontation avec l'élément terre devant un premier chateau, a
,
presente aventure valorise l'élément' eau. Le château lm-meme · " se
dresse « sur une rivière » (v. 9970) et la chambre donne « , s~ 1~
gra~de eau. -P (v. 10060~, ?e telle façon qu'à !a lect~e du re'f:it de
a l 1mpress1on que la nviere coule presque a portee de ma d
0
1a
l fenêtre : lorsque l'étrange demoiselle apparaît à demi hors, es
1'eau - ce qui· suffi t deJà ,. à révéler sa nature f" ·
eenque - le hero
· · d ans ses bras pour la déposer dans la piece.
da saisit ., E t l'on peut
. se
d
eman er s1,. avec elle, ce n'est pas l'eau « en personne ~ qw entre
dans la chambre. de
Ce 1ieu serait donc la transcription architecturale d'un centre
Force; le second dans l'ordre ascendant, siège d e l'_élément e~~i
Alors, sans doute, n'est-ce point fortuit si l'on nous dit que le dit
Echiqui~~ - ainsi sera-t-il dénommé (ms. E , v. 27609) -,- resplen _
( au lllllieu ~ (v. 10016) de la chambre. Et, ajoutant a cette cent
tralité, les pierres de vertu enchâssées dans les pièces du jeu lanc~~
« une grande clarté » (v. 10022). Il s'ao"it d'émeraudes et de ru ist,
0
"'oemm.es qui, · nous l'avons vu, dans les récits arthunens
• se chargen
. , t
de connotations surnaturelles et semblent bien désigner differe1:1 s
centres subtils. L'émeraude focaliserait le pouvoir germinatif de la vie,
Pet le rubis, lui, mettrait plutôt l'accent sur une Force flamboyante,
tr a?a1ogie · ch r~matique probablement en rapport avec le s~ng. Pour du
s mplifier nous dirons qu'elles focalisent le pouvoir de la seve ~t .
sang. Du reste, on découvre dans Je Peredur cette singulière. scene ·
< des deux côtés de la rivière s'étendaient des prairies urues. Sur
l'une des rives, il y avait un troupeau de moutons blancs, e t, sur
l'autre, un troupeau de moutons noirs. A chaque fois que ~êlait un
mouton blanc, un mouton noir traversait l'eau et devenait blan~­
A chaque fois que bêlait un mouton noir un mouton blanc traversait
l'eau et devenait noir. Sur le bord de la' rivière se dressait u_n gr~nd
arbre : une des moitiés de l'arbre brûlait depuis la racine 3usqu au
sommet, l'autre moitié portait un feuillage vert ~ 20 . Les co1:1le~rs
blan~hes et noires des moutons renvoient à celles d'un échiqw~r
cl~sSique et perm~ttent de voir en ces deux rives des pol.arités =?;
thetiques. Quant a l'arbre image de l'Axe du monde, il figure
double aspect de la Force ~itale : flamboiement et germination. Dans
la Seconde Continuation (qui, du reste, présente des épisodes c?m-
muns avec le Peredur), si la rivière demeure, cette scène et son decor

20. Mabinogion, op. cit., p. 223.


LE JEU D'AZUR ET D'OR 113

semblent concentrés dans le motif de l'échiquier · l'arbre pour sa


part~ _étant converti en gemmes rouges et vertes~ Un m'otif, plus
explicite encore quant au rapport Force germinative et Force du
sang, réapparaîtra dans La Queste où l'Arbre de Vie du Paradis ter-
restre , par duplication, donnera à la fécondation d'Eve, un arbre
vert (tr. p. 249 ; t.o. p. 215, 1. 28-31), puis après le meurtre d 'Abel,
rouge e n souvenir du sang v·e rsé (tr. p. 252; t.o. p. 219, 1. 5-7).
Joyaux merveilleux au sacre d'Erec, émeraudes et rubis s'érigaient
en fontaine à Barenton. Justement, de cette fontaine, mise en paral-
lèle avec les images alchimiques de la Fons perennis, nous avons sup-
posé qu'elie se présentait comme une allusion à la Force vitale
univer selle ou Mercure à l'état libre, l' «Eau vive ». Et nous sommes
bien près de penser que ce ·B el Echiquier, placé dans une chambre
ouverte sur l'onde, en propose une image équivalente. Outre que
l'on retrouve les mêmes gemmes, aux quatre rubis soutena~t le per-
ron d'émeraude de la fontaine répond la forme carrée du 1eu. Dans
la présente aventure de Perceval, l'eau révèle son ambivalence. Sur
l'~utre rive, le flot concrétisait le temps, plus précisément le Mercure
dlt « en chute » qui sous l'emprise de l'entité Saturnienne, « est la
vie ~ 21 d e celle-ci, t~dis que sous cette fenêtre, « la grande eau ~
~amfeste le Mercure « libre », originel, ou, si l'on préfère, la Fo~ce
vitale présentée sous son aspect d' «Humidité radicale ~ 22 (car racm.e
de toute chose) ; et ce, bien que l'aspect Lumière de Gloire ne s 01 t
pas absent pour autant puisque ces échecs illuminent le lieu.

LES AZURS CONTRE LES DORÉS.

. Une tradition tenace veut que, quelque part en Orient, des ~ages
inventèrent le jeu d 'échecs pour parfaire l'éducation des roi~. !J
s'agit donc d'un jeu royal, de même qu'on dénomme l'alchimte
l' « art royal » . Mais l'échiquier découvert par Perceval semble des-
tiné à une royauté supra-terrestre. ,, .
La Force vitale originelle se diversifiant en sept ·~orces, 1 ech1-
quier, équivalent de la fontaine de Ba~enton, se pres~nte ~?mme
la surface focale du septénaire. On objectera que le 3e~ d echecs
aligne trente-deux pièces, soit se~e d.ans chaqu~ camp. Se1z~ et non
sept. Pourtant il semblerait, à etudier de pres le symbolisme de
chaque piè ce du jeu que les sept Forces se manifestent non d~ns
les seize mais dans l~s huit .Principales qui ne sont en fait que cmq

2 1. J. Evola, op . cit., p.59.


2 2 . I bid., p. 42.
114
GRAAL ET ALCHIMIE

puisque trois d'entre elles _ la Tour, le Cavalier et le Fou - sont


do~bles. Mais si ces trois apparaissent gémellaires, deux ~ut~es - l~
~01 .et la R eine - doivent être séparées en deux. Ainsi le Roi
reurut en lui deux 1P résences : l'une du Soleil car sa couronne
évoque la radiance apollinienne et l'autre de Jupiter puisque son
s:eptre, dérivé du foudre, rappelle l'autorité du maître de~ ?I~m­
piens. En la Reine il serait loisible de voir les Présences femmmes
de la Lune et de Vénus. Tandis qu'avec le Cavalier (ou Chevalier)
Mars
1
paraît, le Fou, lui, figurerait Mercure, et ce d'autant plus que
~ Al~emands l'ont appelé laufer, c'est-à-dire « le coureur » , exl?res-
si.on evoquant tout à la fois la vélocité du messager des dieux,
ailes a~ talons, et, parfois en alchimie, la désignation de l'él~ment
~ercunel comme « fugitif » 2s. Quant à la Tour, allusive a des
in;ag~ de claustration volontaire ou forcée, et que l'on dénomme
heraldiquement « Roc d'échiquier » , elle augure la présence de
Saturne.
Ce}a dit, on sait que les Forces primordiales, une fois er:ipri-
sonnees dans la matière se retrouvent réduites à l'état de sensatwns,
d~o désirs, .~e :pas~ions. J-,a curiosité poussant Perceval. à ·dépl~cer un
P ,~ sur 1 ech1qu1er releve d'un comportement mercurien, mais, ~o~s­
iu ~ perd, avec sa colère jaillit une énergie martienne incontrolee.
d ~ .a la vue de la si belle demoiselle l'ire de Mars laisse place au
;sir amou.reux, formulation p assionnelle de la Présence vénusienne.
la fonta!Ile
perron dé h ~ de· Barenton ' verser l'eau sur la dalle smaragdine ·du·
d c, amait un bouleversement, remuait ciel et terre, et, ici,
~ns 1ge
p10ns e decor , d'intimité de cette chambre dorée' manipuler des
. mmes secoue désirs et passions.
Ce~ams, du reste ne manqueront pas <le relever des analogies
au ~veau chromatique. En .effet comment ne pas remarquer que
l a pierre d' ' ' bl
,ete, rapproch'emeraude
d' reposant sur les quatre rubis - l'ensem · e a
24
dallage de ·l''e hiun· dolmen - <le par sa couleur même renv01e · au
ec qu1er : Je vert naît du mélange du bleu et du 1aune
··· ou d~ l'~zur et de l'or. De plus, le perron d'émeraude ou l'échiquier
- sad;ephque antérieure au mélange bleu-jaune - se fait l'écho du
nom un des plus anciens textes alchimiques sinon du plus ancien,
et auquel tous les adeptes médiévaux de l' « a;t royal » se référaient :
J/a !a~ula smaragdina d'Hermès Trismégiste. Mais par rapport aux
echiqmers en usage, celui-ci se signale par la singularité de ses cou-
leurs : pourquoi l'azur et l'or?

23. I bid., p. 50 et 55.


24. Pa r A Mary à la fin de sa tran scription en prose mode rr. e du Che-
valier au Lion, (Paris, 1966), 1966), p. 232.
LE JEU D'AZUR ET D'OR 115
Par « azur » entendons ici non point la teinte du ciel diurne mais
un bleu plus foncé, celui désigné par ce terme en héraldique et évo-
cateur d'étendue marine. Cette précision apportée, et compte tenu
du rapport établi entre l'échiquier et les Forces primordiales, l'azur
e~ l'or seraient une transcription des deux grandes composantes ori-
gmelles de l'univers et de l'homme, à savoir, alchimiquement, le
Mercure et le Soufre. L'azur correspondrait au Mercure et à la qualité
flui~e, féminine, d'où les comparaisons fréquentes avec l'eau en her-
métisme (rivière, fleuve ou mer), et l'or, métal dont la brillance im-
muable, transcrit la qualité fixe ' masculine' au Soufre. Mais, parce
.

que presentes en l'homme et selon le même processus que les Forces


prim.o~di~les du reste po;teuses du Mercure et du Soufre, ces deux
quali!es involuent jusqu'à se présenter chacune comme 1~ r~flet ou-
tran71~r -. et caricatural - de sa spécificité. Et c'est amsi que la
quah~e fluide produira en l'être ce qu'il y a de plus fluctuant: de
plus instable, ~e plus « fugitif » à savoir son mental ~n perp~tue,l
mouvement, glissant d'une image à l'autre et donc d un desrr ~
i:~utre ... au fil de l'eau temporelle, ou de la rêverie, ou e~core a
1 image des phases lunaires. La qualité fixe, elle, transparait dans
le ca.r~ctère figé, « pétrifié » du sentiment du « moi-je ». Dans ces
conditions les cases et les pions dorés manifestent l' « or inverse ».
L :ambivalence du Bel Echiquier résidera donc dans le fait qu'il r~:
flete le Mercure et le Soufre aussi bien à l'état originel, pur, qu a
l'état conditionné par l'incarnation. En conséquence, la confrontation
des « .azurs » et des « dorés » pourrait désigner les phases d~ tran~­
muta~ion de l'être . Au cours de la partie chaque camp , doit P?n-
fier l autre : dissoudre la pseudo-fixité de la personnallte bu~aine,
1' «,or inverse », par l'azur désignant ici le Mercure ori~el , et, simul-
tanement, immobiliser l'acitation « fluviale » ou « manne » du men-
tal par l'or ou fixité originelle. , . . , _
La double signifiance de l'azur et du dore re1omt, la ~ncore, celle
des deux rives. Ainsi sur l'autre rive, les statues tém01gnent de la
pétrification du « moi » et l'eau périlleuse celle du n~ental., Quant
a la demoiselle au peigne on la devine ombre, .~eflet mverseAde la
belle châtelaine. Mais alors, qui est cette dermere, ou plutot que
manifeste-t-elle?

LA PMSENCE ÉTOILÉE.

D'emblée, le récit présente la châtelaine plus bAelle qu'au,cun~ cr.éa-


ture. Plus tard, lorsque Perceval retom~nera aU: cbat~au de 1 Ech1qmer,
le narrateur va conférer à cette beaute une dunension supra-terrestre
116 GRAAL ET ALCHIMIE

car la demoiselle apparaît au héros « de beauté si illuminée que ja-


mais si belle ne fut née ; elle semblait chose spirituelle » (ms .. 1?-' v.
27705-08). Une variante de ce passage est encore plus explicite :
« Dans la totalité du monde que Dieu façonna », dit le narrate~r,
~< .je crois être bien certain qu'un haut archange ( ...) l'amena ~~ c1e~
1c1-bas pour la montrer à <la gent mortelle » (ms. MQ add.). V mla qm
révèle l'origine célestielle de la châtelaine. Du reste, le vêtement
qu'elle arbore apparaît pour le moins emblématique de s~ natur~ :
cette soie vermeille semée d'étoiles d'or (v. 10065-68) fait allusion
à la Lumiè7e de Gloire autant qu'à la voûte célest~: A ~ela s'ajou!e
la comparaison des étoiles avec les chandelles, meme unage, mais
retournée, que pour les candélabres du cortège du Graal ou encore
pour !'a~bre illuminé apparu de nuit à Perceval. ,
, ~ais il est un autre moment du récit qui, une fois décrypte, en
revele davantage sur la mystérieuse châtelaine. Perceval chevaucha~t
dans une vaste forêt, « prie grandement Dieu, le roi puissant ~, afm
~ qu'il puisse trouver le château où il vit le Bel Echiquier et les
é,<:hecs, qui tant sont riches et sans prix » (ms. E, 25440-47) et1 à
1un~ge de l~ table d'azur et d'or alignant les figurines ~emmees,
succede le v1sage de la demoiselle remémoré par comparaison ave.c
les fleurs les plus nobles ainsi qu'avec des pierreries, car il le perçoit
~ d~ couleur plus fraîche et fine que rose et fleur de lys, émeraude et
rubis ~ (ms. KLMU, v. 25452 et MQTV add.). Pas n'importe
<J.uelles gemmes, donc, puisque émeraude et rubis scintillent sur les
ec~ecs. Dans l'esprit du chevalier une osmose s'opère entre l'échi-
quier et la merveilleuse demoiselle.
Cet é~hiq~ier sort tout droit des objets sacrés du Trésor de Bre-
tagne qui, pierre à aiguiser, corne (à boire ou d'appel) ou épée, cons-
tellent une Force divine. Plus exactement disons qu'ils sont cette
F.orce prenant plusieurs Formes. L'excellence des travaux de H. Cor-
bm nous ~ermet d~ deviner en la gracieuse châtelaine ce que l'~ncien
I.ran aurait nomme _1~ Daênâ, ange tutélaire du héros et ma~ifesta­
tlon anthropomorph1see de la Lumière de Gloire. Les Scandinaves,
e:ix, auraient vu en elle la Fylgja, 1' « accompagnatrice », autreme~t
dit le ~ouble. Et, plus que d'osmose entre le jeu et sa gardienne, il
faudrait parl~r de consubstantialité. Aussi p eut-on dire qu'en eng~­
ge~nt la partie contre l'échiquier c'est avec elle, invisible ou p~utot
presente sous sa forme d'échiquier, que joue P erceval. La partie se
déroule entre lui et son Double. Du reste le jeu d'échecs semble
l'éma~ation d'.un génie gémellaire : Tour, Ca~alier, Fou se dédoublent
et Roi e t R eme sont chacun séparés en deux si l 'on veut retrouver
quatr.e des sept Présences sidérales. A cela s'ajoute le fait que chaque
pion a sa réplique dans 'le camp adverse.
LE JEU D'AZUR ET D'OR 117

O?- nous dit du Bel Echiquier, au vers 10018, que « par grand
savoir le firent (des) Maures » mais il faut se garder de l'imaginer
façonné dans quelque atelier islamique. Par « Maures » comprenons
ceux qui sont en « Orient » c'est-à-dire en un « lieu » - non oéo-
graphique mais ontologique - de jaillisement du Xvarnah. °Ces
« Maures » sont symboliques, tout autant que Belacane ou Feire.fis
dans Parzival, et l'on devine que leur teint sombre ne manifeste pas
une ré~lit.é ethnjque mais un concept alchimique : c'est la Nigredo,
phas~ md1spensable pour la réalisation du Grand Œuvre et à laquelle
succèd~ l'Albedo ou apparition de la Lumière. Sinésius, célèbre
hermétiste du cinquième siècle de notre ère, parlant par images dit
de cette phase : « La Terre noire, ou tête de corbeau est appelée
Ombre obscure : sur elle comme sur un tronc, le reste de l'œuvre
a sa base » 20 • Ici dans te' contexte du récit, les Maures personnifient
cette « Ombre ~bscure » d'où surgit la luminosité de l'échiquier.
~;tte Nigredo ou « œuvre au noir » correspond à 1a purification. de
1 etre : ouverture de r « or inverse » ou « dissolution » du « m01 »,
et. c'est précisément cette opération que suppose le jeu d'échecs.
A1outons qu'il serait loisible d'établir un parallèle entre ces « Mau-
res » e~ les Elfes noirs qui, dans la mythologie scandinave, forgent
les lummeux objets sacrés (dont le marteau fulgurant de Thor) des-
tinés aux As·es e t équivalents à ceux du Trésor de Bretagne.
Lorsque la châtelaine conte à Perceval l'histoire du jeu d'azur et
d'or on ne parle plus des Maures comme premiers possesseurs de
ce,t objet mais d' « une pucelle élégante, avenante, sage et belle et
tres savante en magie, car elle l'avait apprise dès l'enfance » ; ~t, de
plus, « des étoiles elle connut le ma!!istère, de la lune et du firma-
ment et du soleil qui resplendit, elle sa~ait toutes les qualités » (ms. ~·
v. 27909-17). Un jour elle fit don de l'échiquier à la fameuse f:e
Mo~gane et c'est de cette dernière que la châtelaine le reçut. Apr~s
quoi elle vint s'installer au bord de la rivière où elle demeure depms
près d'un siècle, preuve que son château et ce cô.té de l'eau sont hors
du temps, contrairement à la rive d'en face. Tr01s femmes -:-:-- encore
ce c~fre - ont donc possédé le ~el E~hlquier. La prem1ere,. dont
la sapience embrasse l'ordre cosmique, 111carne les Forces pnmor-
diales reflétées par l'échiquier. La seconde est donc Morgane, sœur
du roi Arthur et connue pour sa nature perverse. Par son nom elle
apparaît comme un avatar de la Morrîgan irlandaise, redoutable
déesse des Mares, les spectres - comprenons. les puissance_s t~né­
breuses opposées à celles ouraniennes et solaues - ce qm laisse

25. Cité par J. Evola, op. cit., p. 124.


118 GRAAL ET ALCHIMIE

supposer qu'avec cette fée les Forces de l'échiquier involuent e~ i:>~s:


sions. Quant à la belle châtelaine elle pourrait figurer la possibihte
offerte à tel chevalier (Perceval ed l'occurrence) de se purifier de ses
passions par la maîtrise de la Force vitale que symbolise le Blanc
Cerf. Et par son apparition étoilée d'or et lumineuse, ell_e semble
anno.ncer ~u héros sa réintégration dans la s~rnature ouran~enne.
Ici plusi~urs. remarques s'imposent. Tout d abo~·d no1:1s d!fons que
le Bel Ecb1qmer, miroir potentiel des Forces pnmor?1ales, se pré-
sente comme une autre semblance du Graal. De plus il Y a une gar-
dienne de l'échiquier comme existe une porteuse de la coupe, .et ces
deux fig~c? .fé~foines sont bien proches ]'une de l:at~tre: En~mte, de
par sa signification sotériologique, cet ob1et apparait mdissociab.le. du
~lanc Cerf. Voilà pourquoi, ultime remarque, l'image du cerf 1omt~
a. c~~e des échecs évoque les figurines du char de Strettweg, el~es aussi
d!visees en deux groupes. Cela nous conduit à examiner m,a~tenant
d autres vestiges archéologiques d'une importance non neghgeable
pour tout ce qui vient d'être dit.

SILHOUETTES PAÏENNES ET CHIŒTIENNES.

. Oi:i a trouvé en Irlande dans le crannog (îlot artificiel servant d'~a­


bitation protégée) n° 1 de Ballinderry (Westmeatb) différents ob1ets
data~t approximativement du 1x • siècle : une épée forgée en Ger-
mani~., ~o~me e~ témoigne la marque de son officine, et sa?s .<lo:ite
propnete d un Viking une lampe de bronze et surtout un ecb1qmer
e b · d"f 20 '
n ois 1 • Ce lot plus quelques ob1·ets de moindre importance,
dat d l' ' ' ·
e ~ .epo~ue où des colonies scandinaves occupaient une part!e
d~ territoire trlan,dais. L'échiquier nous surprend. Sa surface, c~rnee
d u~e b?rdu.re decorée d'entrelacs, montre non des cases mais ~e
petits onfices ronds, permettant sans doute d'y fixer des pions mums
de fiches à leur base. Mais on ne compte pas soixante-quatre ori-
fices, selon le .nombre de cases que ce jeu comporte : il y en a ~ua­
rante-neuf, so1,t, 7 "?'- 7 .! Détail des plus signifiants pour nous, l'orifice
au c.entre de 1 ech1qu1er est entouré d'un cercle ce qui le transforme
en signe du soleil (et du Soi). Ce signe occupe l~ cœur de l'échiquie:··;
et du p~rso,nnage dont ce jeu constitue le corps. E n effet, d'un cote
d~ carre depasse une tête et, du côté opposé, une sorte d'axe ter~
mmé par une boule. Quel est donc ce personnage « axial » et qm

26. Cf. L'Art lrla11dais (Co/lectio11 Zodiaque, 1964), p. 39, document pho-
tographique, p. 15.
Ce singulier échiquier anthropomorphe, trouvé en Irlande, présente non des
cases m ais d es orifices au nombre de 49. Il s'agit du septénaire sacré multiplié
p~r lui-même. Au centre du carré, au « cœur » du personnage, est tracé le
signe archaïque du soleil.
1
120 GRAAL ET ALCHIMIE

<i: fait corps :1> avec le jeu ? Impossible, bien sûr, de répondre mais
il est loisible de supposer que cette :figure ne pouvait que se char~er
d'un _sen~ hautement symbolique : un objet qui pren~ for~e h1;1ma1~e
et lm <i: tncorpore :1> le carré de sept, centré sur le signe unmemonal
d~ Soi, n'est sûrement pas anodin; surtout lorsque l'on sait que les
die;ix scandinaves jouaient aux échecs. Toujours est-il que cette
Presence-échiquier nous évoque la belle châtelaine. . .
En laissant libre cours à la rêverie que suscite cet objet ne d1ra1t-on
pas que les entrelacs de sa bordure se changent en cordes pour lie:,
ent;~ver, ou en replis reptiliens ? Comme pour avertir que la pén-
phene carrée de la surface enserre menace et renvoie de la sorte
le reg~rd au centre, au <i: cœur :1>, :Uarqué du signe solaire~ E~ l'on
se J?lai.t à imaginer combien plus évocateur encore apparaitrait cet
éc?ïqmer si on le plaçait devant le soleil : par ses quarante-neuf
orifices l'or de l'astre jaillirait... Radiance ou reginnaglar. ..
Une telle pièce archéologique rappelle une autre silhouette pa1enne,
!Out aussi singulière. D'autant plus qu'elle a effectué le parc~urs
my~rse. Il s'agit en effet d'un travail irlandais datant de la meme
penode et retrouvé dans un tumulus viking de Myklebostad e°: Nor-
v~ge et co?servé au musée de Bergen. Nous sommes e:i .P:esence
dune applique anthropomorphe constituant l'anse d'un recipien,t de
bronze; sans doute un vase cultuel donc à ce titre, charge de
sacralité. Elle. représente un personn~ge à tête énorme reposant sur
un ca:ré émaillé duquel dépassent des jambes minuscules. Les yeux
exorbi~és - ~omme sur les monnaies celtiques -. révè~ent t?ut le
caractere , ~~g1que de cette représentation 2 7 car ils v01ent l ~utre
Monde feenque. On sait en effet que, dans la traditio~ celtique,
< le poète ouvre son poème en disant : J'ai vu. Le poete est un
voyant > dit J. Marx 2s.
Le torse .d~ ce personnage apparaît donc formé par un carré. lui-
A
meme subdivisé en neuf carrés, sorte d'échiquier simplifié. Celui du
centre est composé de cases de deux couleurs rappelant la surface
d'un échiquier ~ais curieusement irrégulières. Les quatre car!és ~ro­
long~ant ses cotés, et qu'on associe instinctivement aux directions
c~;dmales de l'espace, sont séparés en deux morceaux en ~orme
d equerre par une brisure angulaire. Si l'on admet qu'il ne s'agit pas
là d'~e ornementation purement gratuite, seule cette brisure per-
mettrait une spéculation prudente. Répétée quatre fois elle semble
faire allusion au principe d' « ouvrir :i> et de < fermer ~ - le salve

27 . Cf. W . Torbrügge, L'Europe Préhistorique, op. cil., p . 248-249.


28. L es Littératures Celtiques, op. cit., p . 80.
Ce personnage celtique yeux ouverts sur le Monde Imaginai, offre son torse
transformé en une sort~ de « mandala >. Sur ce carré une quadruple fracture
évoque le « solve et coagula » des alchimistes, appliqué aux quatre élé ments.
122 GRAAL ET ALCHIMIE

et coagula hermétique. Cet être ouvrant tout grands ses yeux sur la
dimension « imaginale » du monde, s' « ouvrirait » en même te~ps
quadruplement... comme s'il franchissait les fermetures de la mati~re
correspondant aux quatre éléments. Nous avons déjà eu l'o_ccasion
de mentionner l'intéressante comparaison établie par P_. ~allai~ entre
la salle carrée du château du Graal et le torse humain mscnt dans
un carré, selon les principes de géométrie sacrée énoncés par Hilde-
garde de Bingen. Là se tient le < cœur '» là paraît le G~aal. .
N'allons pas plus avant dans l'interprétation de ce motif_ mats rap-
prochons-le simplement de deux cariatides d'églises irlandaises datant
de la même époque. La première, à White Isla~d ci;:ermanagb),
montre _un personnage stylisé dont seuls pieds et tete depasse".1t du
~o~c, Slilple bloc, sur lequel deux animaux indéterminés paraissent
htteralement aimantés l'un à l'autre par les becs, les pattes et les
queues. De ses mains empoignant les animaux par le cou, le perso?-
na?e semble vouloir les séparer, 4'. ouvrir ~ en quelque sorte le ctr-
cuit fermé de leur antagonisme. L'autre cariatide, à Lismore (Water-
ford), presque aussi fruste, campe un saint personnage dont tou~
l'espa~e de la poitrine est occupé par un livre ouvert 29 • C:.'est la
un theme ~ui, dans l'iconographie romane et gothique, sera, fr~quem­
ment repns. Dans les deux cas l'idée paraît la même : a 1 ~mpla­
cement du torse - et donc du cœur ! - on figure un motif évo-
ca_teur d'une « ouverture ». A cela il faudrait encore ajouter cer-
tai~e? représentations médiévales de saint Pierre clefs posées sur la
P01trme a' h auteur du cœur comme on peut le voir ' sur l'e bas-re i·ief
de Théophile, à l'ancien p~rtail de l'église de Souillac (Lot).

GAUVAIN EN ESCAVALON.

Les vers ~7~11-.13 C:i;ns. E) nous ont appris que les « pierres fines '.))
du Bel. "?chiqu1er irradient « les vertus saintes et dignes contre toute
adversite »· Que la demoiselle soit une émanation de ces vertus
cel,a paraît évident. Mais, en même temps, dès lors que cet obje~ se
presente comme une Forme de la Lumière de Gloire, il conv:ent
de r~p~eler que celle-ci constitue l' < aura protectrice > d'un etre
et~ ams1 que le prAécise H . Corbin, qu' « elle ne peut se détacher de
lm sans que cet etre soit en péril » ao. S'imposant comme « force

29. Pour ces deux figures, cf. L'Art Irlandais, op. cit., documents photo-
graphiques, p. 12 et 13.
30. En Islam Iranien, op. cit., p. 88.
LE JEU D'AZUR ET D'OR 123

vi~toriale 3
» 1, elle confère l'aptitude à outrepasser les épreuves, à
va~cre l'adversité. Dans la tradition scandinave, Ullr, personnifi-
cation de cette Lumière de Gloire, a pour attribut, conjointement à
l'anneau, le bouclier, d'où son surnom d' « Ase au Bouclier » 32•
~ê!11e s'il n'occupe qu'une place très secondaire dans le panthéon
v:_king, on admet généralement qu'il eut en des temps reculés, un
role de premier ordre comme le montr~ du reste la toponymie où
l'~n r~lève de nombre~ses présences de son nom, preuve d'u? culte
tres repandu ~ 3 • A défaut d'iconographie, s'il fallait se le representer?
on le doterait du bouclier rond des Vikings peu différent de cellll
de l'âge du bronze nordique tel qu'on le v~it sur les _gravures. ru-
pestres de Bohuslan où il se confond avec la roue solarre : le signe
lu~1În~ux se fait en même temps hiéroglyphe de protection. On pour-
rait a1outer que les écus présentés par les vertus chrétie!1fies',.comme
par exemple à la cathédrale de Chartres outre le fait qu ils bla-
sonnent les vertus qui Je portent, impliqu;nt aussi le principe d'U?e
protection et, dans La Qu este, on recommande aux preux de. se faire
« ~hevaliers de Jésus-Christ » afin de porter « son écu qu1 est de
patience et d'humilité » (tr. p. 200 ; t.o. p. 163, 1. 16-18), deux
vertus, comme on le voit dont l'une dans ce même récit, est com-
parée à l'émeraude. Outr~ cela, le mythe antique de Persée, rap~or_te
que ce fils de Zeus se couvre d'un clipeus poli comme un miroir,
don de la déesse Athéna, qui va réfléchir le regard pétrifiant d~ la
Gorgone et c'est cette dernière qui se changera en pierre. Mentwn-
nons encore, dans l'histoire légendaire de Rome, l'ancili~ de pr.ov~
nance ourani•e nne et symbole du salut de la cité. Cela dit, la sigm-
ficat!o,n du Bel Echiquier, en tant que Force victoriale con~re ~:~~
versite, ne pourrait être complète si, en fonction de ces donnees. e .
mérées, on n'établissait pas un parallèle avec un autre ~chiqmer
présent dans le Perceval de Chrétien de Troyes et qui intervient lors
d'une aventure de messire Gauvain. , d
Ce dernier, accueilli cordialement en la cité d'Escavalon. sur 1 or r~
du seigneur du lieu, ignore qu'il est introduit chez so.n Pl!e enne~1;
Et le seioneur
0
son hôte n'ayant 1·amais vu Gauvam Ill deman e
a, celui• qu'il
. • ' '
mvite si généreusement son 1'd enti't'e, n ' ap prendra
. que
plus tard sa méprise En attendant, Gauvain est coll:dmt dahns u_ne
t ou1. aupres
, de la gracieuse
'. sœur du ch"t · e t le sémillant c eva1ier
a e1a.Ill
ne tarde pas à se montrer des plus courtois. Mais entre alors un

31. Ibid., p. 91.


32. « Le bouclier est son attribut principal », comme le rappelle R.L.M.
D erol ez, op. cit., p. 133.
33. Ibid., ainsi que p. 76.
124 GRAAL ET ALCHIMIE

vassal du seigneur qui, reconnaissant le preux, donne l'alerte à la


cité. La cloche sonne l'alarme, manants et bourgeois s'arment de
bric et de broc et encerclent la tour où Gauvain se retrouve sans
armes tandis que la demoiselle s'évanouit.
Sans armes? Pas tout à fait puisqu' « il portait au côté Es~ali?o~,
la me~eure épée qui fût, capable de trancher le fer comn~e s1 c'et~it
du b01s > 31 (tr. p. 167), et que la demoiselle revenue a elle, lom
de se montrer hostile à Gauvain, s'empresse de lui proc~er .~ne
armure. Mais en ce lieu point de bouclier. Aussi « en guise d ecu
se saisit-il d'un échiquier : « Mon amie, lui dit-il, inutile d'all:r .me
ch.ercher un autre écu ». Il renverse les pièces sur le sol. Elles etaie~t
faites d'ivoire et dix fois plus massives que les pièces d'~chec: habi-
tuellc::s, de plus solide consistance aussi » (tr. p. 167). DlX .fms pl~s
~,ass:ve~ ! Mais alors quelle taille phénoménale peut bien ~vo~
1echiqmer ? Et Gauvain s'en sert comme d'un quelconque ecu ·
E.trange ! La suite ne l'est pas moins. Les assaillants se pressen~ au
pied de la tour et menacent de l'envahir, mais Gauvain, Escahbor
au clair, se tient ferme à la porte et le narrateur d'ajouter : « Cette
porte, vous pouvez m'en croire, était si étroite et si basse que deux
hommes n'auraient pu y entrer de front (...) aussi un homme de
cœur P?uvait-il aisément la garder et la défendre » (tr. P· 169).
Quant ,a la demoiselle, voilà qu'elle se met à la fenêtre et rep~oc?~
avec vehémence aux assaillants de manquer aux lois de l'hospitahte
et de prendre des initiatives aux allures de révolte. Et joignant le
geste a la parole, elle ramasse les énormes pièces d'échec et les
lan~e sur la foule, provoquant la débandade pa rmi les assiégeants.
Mais les plus d écidés entreprennent à coups de pics, de saper la
tour. Il faudra l'arrivée du seigneur 'pour m ettre fin à l'émeute. 1:Jn
accord est conclu entre lui et Gauvain au terme duquel ce derm~r
d.evra, en gage de sa libération, entreprendre la quête de la myste-
neuse lance qui saigne.
Cette aventure semblerait se situer loin de toute féerie si de si n-
gulie~s détails - tels les dimensions imposantes des éch~cs ~u la
~ent10n de la lance accompagnant le Graal - n e ven aient i~t~r­
~e~er. Et, à Y regarder de près, tout un sens symbolique se d ecele
ict. Le n,?i;n du lieu d'abord : Escavalon, parce que contenar;t avalon,
terme des1gnant le domaine où le soleil se couche, nous evoque la
Force lumineuse et ouranienne déclinant degré par degr.é. Et, ic~,
comment ne pas songer au fait que l'on surnomme Gauvam le .sole!l
de toute la chevale_rie a5. En Escavalon, par un fatum, ce soleil de-

34. Tr. J. Ribard, op. cit.


35. Dans Yvain, v. 2405-10.
LE JEU D'AZUR ET D'OR 125
cline, la radiance de l'âme chevaleresque incarnée par le neveu d'Ar-
thur, s'amenuise au point que des manants et des bourgeois « gros
e~ ,gr~s ~ (cf. les v. 5909-11) le«< bloquent » dans une tour, ce « roc
d ec?1qmer » voué à la Présence saturnienne. De plus, la tour, logis
verl!cal, «. axial », assurant ce qu'Eliade nomme la communication
1
entr~ .le ciel et la terre aG, mais aussi symbole de féodalité, se voit
1 ~ssmllie. et menacée d'être abattue par ceux qui, un jour, contesteront
1
l ordre issu de la société médiévale. Et l'ombre de Saturne persiste
?an,s la, mesure où, souvenir des Saturnales, l'influence de cet astre,
J~gee nefaste, passait pour favoriser les bouleversements sociaux, les
1

1
revoltes populaires et autres jacqueries.
1
Alors, dans ce contexte de chaos social menaçant l'ordre établi
1 e~ où les Forces d'en bas, motivées par Saturne, assaillent les Forces
1
den ~au~, ouraniennes et solaires, l'échiquier prend tout son sens :
1 b.ouclier improvisé couvrant messire Gauvain, il s'impose comme le
signe d'~n.e protection providentielle et, de la sorte, manifeste la
1
faveur d1vme envers le neveu d'Arthur. S'il fallait une preuve nous
1
la trouvons dans le fait que le héros brandit Escalibor. N'oubyo~s
1 pa~, en effet, que cette arme appartenait, en même temps qu'un ~c~­
qu~er, au !résor de Bretagne. Aussi peut-on dire qu'avec cet ech1:
qmer place devant Gauvain en guise d'écu, c'est une Force qw
prend Fom1e. Et, ici encore, transparaît l'image de l'échiquier anthr~­
pomorphe trouvé en Irlande. Ajoutons que les échecs lancés depws
la ,f~nêtre sur le peuple déchaîné semblent tomber du ciel comme des
~~teores en signe de courroux divin : « Que Dieu vous refuse toute
JOI~ ! » crie la demoiselle aux assaillants (tr. p. 168). Car, avec le
~écit de cette aventure de Gauvain, transparaissent en fili~ane de.s
imag~s d'un drame cosmique. Le détenteur de la Forc:e sol~re - tl
est bien connu que les capacités guerrières de Gauvain croissent a~
fur et à mesure que l'heure approche de midi - se ret:ouve menace
en ce royaume au nom crépusculaire évocateur de l' « age sombre »
de la tradition de l'Inde, équivalent de « l'âge de fer » des Grecs, e5
que caractérise Je renversement des valeurs. En outre, on ai:ra note
que, lorsque la demoiselle sort de son évanouissement, cette 1eune et
friv?le personne qui tenait amoureuse compagnie à Gal!vain s'e~t
muee en femme d'action et de décision qm arme son hote et fait
grêler sur la foule haineuse les énormes échecs. Mais est-ce la même
demoiselle? Ou bien celle qui reprend connaissance serait-elle por-
teu se d'une surnature ? Il est tentant de supposer qu'elle reflète la
Fy lgja de Gauvain. Quant aux échecs, leur taille « dix fois plus mas-

:>6. L e Sacré e t le Profan e, op. cit., p. 39.


126 GRAAL ET ALCHIMIE

sive que les pièces d'échec habituelles :i> semble dire que l'intérieur
de la t~ur est à une autre échelle que la norme humaine. Parce que
constrwt vers le ciel ce lieu « axial ~ confère aux choses et aux
A '
etres une dimension décuplée et l'on songe ici à la porteuse de co1:1pe
du char de Strettweg ou, sur les frontons roman s, aux statures lffi-
menses du Christ et des ancres. Au pied de la tour - au niveau ter-
restre - la porte seule d~meure à l'échelle humaine puisqu' « elle
était si étroite et si basse que deux hommes n'auraient pu y passer de
front ~ (tr. p. 169).
Tout cela précisé, il nous faut maintenant revenir à Perceval.
Chapitre VIII

L'ANTRE DE SATURNE

LE CHEVALIER AU TOMBEAU.

Perceval, grâce au brachet n'a pas tardé à retrouver la trace du


Blanc Cerf, puis l'animal lui-~ême. Et bientôt il l'a tant forcé « qu'en
u~n roc~er l'a abattu » 1 (v. 20311) et il s'empresse d'en détacher la
tete. C est alors qu' « une pucelle de malheur vint chevauchant parmi
la lande. Elle prend le brachet l) et « s'en retourne rapidement l)
t· 2
0318-21). Voyant cela le Gallois la poursuit et l'ayant rattrapé~
~ demanda de le lui rendre mais elle lui répond : « je n'en ferai
1

ne~. Mon cerf avez pris sans permission et j'en ai une grande
~oler.e au cœ~~ » (v. 20336-38) et d'ajouter qu'elle ne le lui .rendra
J mais. sauf s d consent à aller « à un tombeau où est pelllt un
c~evalier > .e~ là il devra prononcer les mots suivant~ : < Vassal que
faites-vous 1c1 ? > (v. 20363). En entendant cette sunple demande,
Perc.eva~ a~cepte et chevauche jusqu'au tombeau. . .
Bientot il arrive à c une croix tout en marbre, bien frute avec
chaux et ciment » (v. 20380-81). Le narrateur s'attarde longu:ment
sur ~es qualités du tombeau que surmonte cette croix : « beUe voute »,
« bien couverte par dessus », « comme pour un reclus », ~~ec un
mur destiné à soutenir plus solidement la voûte et, « au lllil~eu d~
m~r, deux fenêtres, guère Jarges », pour permettre un regar~ ~ celUJ
qu~ demeurait Jà (v. 20382-91). « Et savez-vo~ s ,qu.ell~ vie il m~­
n~it? »,. interroge Je narrateur : < Tout seul il eta1t J?Ur e~, i:mt,
n ayant Jamais d'autre distraction que celle de son destrier. L ete et

- 1- -
· Notons l'image du roc contre lequel Je cerf achève sa course : image
scm~lant dire qu' il faut se servir de cette limite du corps pou~ arrêter la
Pe.rpetuelle mobilité du Mercure : « Le corps, comme nature organisée, accom-
J?ll ~ et stable, est un " fixe " en face de l'instabilité des principes psychiques »
cent J . Evola dans La Tradition H erm étique, op. cit., p. 50.
128 GRAAL ET ALCHIMIE

tout l'hiver il lui convenait de séjourner là » (v. 20392-95). ~e ce


lieu il ne pouvait partir car il avait convenu avec « son ~nue a~
corps si bien fait » (v. 20400) qu'il n'en bougerait que lorsqu'il aura~t
trouvé son maître par les armes. Et cela faisait bien cinq ans qu'il
demeurait en cette contrée « si sauvaoe » (v. 20407). « Perceval vient
à la fenêtre, l'appelle et dit tout h~ut : « Cbevalier,A si Dieu i;ie
sauve, d'une chose bien futile s'occupa qui en cette voute vous mis.
Sortez de là, ainsi je vous verrai et ensuite je m'en irai quand vous
m'.aurez conté pourquoi l'on vous a ici confiné » (v. 2042. .8-3,4).. ~
pe1n~ ces mots prononcés, celui auquel ils s'adressent appar~1t, eq?ipe
de. . pieds en cap : « toute noire était son armure, plus noire qu une
m~: mûre » (v. 20441-42). II apostrophe ainsi le héros : « Vassa~,
qu1 etes-vous ? Vous êtes bien fier et onrueilleux. Par grand orgueil
m'appelâtes » (v. 20449-51). Comprenan; qu'on le provoque ~n duel,
Perceval pose la tête du cerf au pied de la croix et emp01gne ses
armes, sous l'œil de la demoiselle tenant toujours le brachet. Les
~dversaires foncent l'un sur l'autre. Leurs lances volent en éclats,
ils roulent à terre, puis, se relevant, se font face l'épée haute. Et :les
c~ups pleuvent tant que, sur les heaumes, « l es cercles d'or en c~u­
perent ::> (v. 20513). Mais alors qu'ils bataillent ainsi, un chevalier
tout armé, s'approche de la tête du cerf et l'emporte ainsi que le
bracbet tandis que « la pucelle de malheur » le suit. Voyant cela,
Perceva~ furieux, redouble de vigueur pour venir à bout de son
adversaire ..: qui, sous un coup des plus vigoureux, brisant son
heaume, lru coupant l'oreille et le balafrant bat en retraite vers son
tombeau ~t disparaît à l'intérieur. Le Gall~is l'appelle en vain , car
a~c~ne reponse ne vient du monument funéraire. Alors le beros
dec1de de s'en aller.
Mais il convient de compléter ce récit par !'Appendice IV de cet~e
SecontJ._e Continuation qui poursuit l'aventure. Le Chevalier, ~olf
conte a .Perceval comment il en vint à garder ce monument funeralfe.
Autrefois, comme le Gallois, il a chassé le cerf et perdu le bracbet
que
,
la . belle châtelaine lui avait confié ·' aussi d ut-il accepter en
rep.aration - ou en malédiction - de cette mission faillie, de rester
t~Ois an? dans ce tombeau avec pour tâche de vaincre tous les cheva-
liers qw passeraient en ces lieux et s'arrêteraient devant l'image de
l'homme d'armes peinte sur la pierre. Puis il fait à Perceval les hon-
neurs de sa demeure dans la roche et le héros " va partout regardant
la grande beauté > de l'antre · " ni la noblesse, ni l'agrément, ni la
ric~esse q~'~n trouvait là pers'onne ne pourrait le dire ou le décrire.
~e1!1te Y ~tait la ~appemonde la plus belle qui fût au monde. , E lle
etait. tr,acee d ans l or, :».ca r « il y avait en grand n01~br~ des t~esors
cons1derables ; tout eta1t recouvert d'or. Toutes les h1storres qm sont
L'ANTRE DE SATURNE 129
dans les écritures de par le monde, on pouvait les trouver là > (v.
160-73). Le Chevalier Noir le prie de lui remettre son écu en échange
~'un autre que le héros trouvera parmi ceux, nombreux, accrochés
a la roche et provenant sans doute des chevaliers vaincus. Et Perce-
val, _ « Un écu trouva, superbe, tout à sinople sur argent; très beau
est-~l à mon avis » ajoute le narrateur. Il le prend, le met à son col
et dit_: « Maintenant j'en ai trouvé un (... ) qui ressemble parfaitement
au ~:uen. Cet échange fut le bienvenu dès lors que j'ai trouvé son
pareil. Cel';1i-ci est plus beau et meilleur et pareillement coloré. P~r
~on chef, Jamais je n'aurais emporté le mien, si j'avais trouvé celw-
c1 '> (v. 181-94). Puis il demande au Chevalier Noir où est allé celui
qui a volé son trophée de chasse et le brachet. Mais l'autre l'ignore
et ne peut que lui dire : « par 1a porte de ce jardin, là-haut à ce pin,
be~u doux sire, pouvez aller. Par-là l'ai-je vu s'en aller souvente
fois, et tout à l'heure cette route il a prise > (v. 213-19). Sans plus
attendre, Peroeva1 s'élance à la poursuite du voleur.

AUX ARMEs DES TÉNÈBRES.

Y oilà donc une nouvelle et non moins étrange aventure, ~t to.~t de


smte d~mandons-nous qui est, ou plutôt que représente cet ~quietant
Chevalier Noir ? Plus loin, dans le récit, il sera dénomme : < Le
Noir Chevalier de Valdoire de la Noire Forêt d'Ardoire > (v. 25291-
92) ou encore « Le Noir Chevalier de l'Arche à la sépulture en la
lande :i> (v. 25296-97). Ce terme d'arche désignant les tombeaux,
on remarquer.a que, par toutes ces appellations, conve;ge~t et ~e­
doublent des rmages de noirceur de mort et d'espaces desoles (fo_ret,
lande) et Les Structures Anthrop~logiques de l'imaginaire c1assera1~nt
un tel personnage parmi les visages du temps. Par son armure 9ui ,1~
carapace de ténèbres sa demeure pour le moins lugubre puis_qu
S'ag1·t d' un tombeau, 'son 1mage
. '.
pemte sur 1e roc. et donc . 4:. faisant
corps » avec l'état le plus dense de la matière, enfin son exis~ence -
presque celle d'un cloîtré - confinée dans la roche mausolee, com-
ment ne pas voir se profiler l'ombre de Saturne. Et jusqu'à la formule
qualifiant son armure de « noire comme mfrre mûre », (~. 20 441 - 4~),
des plus plaisantes à l'oreille, certes, mais qui n'en revele pa?, moms
un sens redoutable, car le principe du mûrisse1!1ent suppo,se 1 ecoule-
i;ient du temps ; et le dédoublement de c mure ~ suggere q~e cet
ecoulement a pour écho la noirceur. Et, en se couvrant de la bnllance

* Sinople outre la couleur verte, ce mot désignait en ancien français le


vermeil.
130 GRAAL ET ALCHlMIE

noire de ces fruits sauvages, l' armure semble se hérisser des ronces
évo,catrices des rets temporels qui, pernicieusement, enserre~t et
lacerent car, comme l'écrit G. Durand « Le lien est l'image directe
des «_ attachements » temporels, de l~ condition humaine liée à la
conscience du temps et à la malédiction de la mort » 2 • De cela on
peut rapprocher le fait qu'en runologie, la rune Thurs, d ésignant
comme ~m le sait les puissances du gel et de la pierre e t, dans un
manus~nt, associée à Saturne, change de nom chez les Anglo-Saxons
et devient Thorn, c'est-à-dire « épine »a.
~ais il y a plus. Le fruit des ronces, noir à force de soleil, porte
un JU~ .rouge et comme tel, allusif au sang. Or, ainsi que le dit u~
hermehste, le sang est l'agent qui « vivifie » et « joint » les corps '
autrement dit ce qui en assure la cohésion, l'unité apparente. Un
autre auteur parle de « la Solution du (sens du) Corps dan~ .son
P~?pre sang » 5 , formule signifiant que la dissolution du « J:?-~1-1e »
(he au corps) s'opère par le sang. Ce qui rend plus exphc1t~ un
autre texte disant que la « séparation » entre le « moi » et les etats
8~,btils s'effectue lorsque le sang quitte le corps <J. Car le sang ~ es~ le
s~ege d~s esprits vitaux » dit Della Riviera qui, citant le Lapzdan~m
d Orphee rappelle que « le Sang d e Saturne tombé à terre se congele
en Pierre » 7 • Ailleurs encore, en rappelant l'histoire des Hébr~~ en
route ,..pour retrouver la Terre Sainte (comprenons la Centralite que
tout .etre porte en lui), on parle de « traverser la Mer Rouge »,
en a3outant - référence à la tradition ITTecque cette fois-ci - que
c ~~s Eaux. ne sont pas autre chose que°Chronos » 8 . Les épines du
muner suscitent l'image de gouttes de sang et celles- ci se confondent
avec les mûr~s, comme pour dire que le sang se fige en ~énèpre et
prend la consistance d'un acier noir silhouettant un adversaire evoca-
teur de liens fatidiques et de ténèbres sépulcrales . C'est donc ~ l'obs-
tacle de son propre sang - dont le flux charrie désirs et pass1o~s. ~t
se confond avec celui du temps - que Perceval se voit confronte ici.

~· {le[ ~ructures Anthropologiques d e l'imaginaire, op. cit., . P· 117.


: · · · Derolez, Les Dieux et la R eligion d es Germams, op. cit., P·
212
~: n~:tionné par J. Evola, op. cit., p. 140.

6. « Du corps devenu pâle se sépare avec Je sang cette Ame qui, pour nous
est une .telle récompense », ibid., p. 140· 141.
7. Ibid., p. 141, note 10.
8. Ibid., p. 142.
L'ANTRE DE SATURNE 131
LA RÊV:E:LATION DU « SEL >.

On aura remarqué l'importance accordée à la description du tom-


beau. Le texte insiste tout d 'abord sur une image d'enfermement
avec la « belle voûte ( ... ) bien couverte par dessus >, à laquelle
s'ajoute la précision concernant le mur destiné à la tenir « plus sûre-
ment > ; image que renforce le mot « reclus > évocateur de l'aus-
tère cellule monastique. Autant de facteurs qui valorisent le pouvoir
saturnien de clôture - ou coagula dans la terminologie alchimique -
inhérent à la matière comme à tout être dominé par son « moi > .
Cela dit, la double ouverture étroite (v. 20389) ressemble à des yeux
aux aguets : sorte de heaume de roc, ce mausolée surveille la lande
afin qu'aucun chevalier passant à portée de lance n'échappe au
sombre sire régnant ici. Ce dernier n'ayant d'autre but que de vaincre
les cheva~ers aventurés en ces lieux désolés, tant il est vrai que le
«. moi-j~ > ne . sait que refermer son gantelet sur tout c_e q?e l'ext~­
neur lm envoie. Pour au fil des ans amasser des victoires, the-
. ' '
saunser des trophées, en l'occurrence ces blasons couvrant les p~rois
.
rocheuses et qui concrétisent la sédimentation de son individualisme
orgueilleux.
Lors de l'affrontement Perceval brise le cercle d'or décorant le
heaume de son adversair~ (v. 20513), signe de victoire sur l'enfer-
mement saturnien, ce qui lui confère le pouvoir de pénétrer dan~
la roche sépulcrale et d'y découvrir ce qu'elle contient : de l'or a
~rofusion ! Ainsi qu'une mappemonde, toute d'or elle aussi: En ce
lieu la surabondance du précieux métal contraste avec l'austere cou-
leur du ~< marbre bis » (appendice IV, v. 140) du tombeau sur lequ~l
le Gall01s s'asseoit après le combat. Mais, qu'il s'agisse du roarbie
sépulcral ou de l'or s'y entassant, nous sommes en présence des
deux faces de l'entité saturnienne : le pouvoir « pétrifiant > et, la
brillance illusoire. Quant aux « écritures » (v. 172) en lettres dor~~s,
elles constituent, on peut le supposer, les archives de l'humaruAte ;
et sans doute relatant la vie des hommes illustres, elles peuvent etre
d~finies, surtout en regard de la Voie de l'Eve~, comme les chro-
niques de l'ego, l'histoire multiforme du « mo1 » et, de la so~~e!
tout l' « or inverse » du monde « faisant corps » avec la terrestre1t_e
concrétisée par la roche. Et, similairement, la mappemond~ '!ue ~01t
Perceval pourrait signifier que le mond,e est, dans son mt~gr~li:é,
recouvert d' « or inverse ~ comme d une gangue, ce qm revele
l'emprise de l'entité saturnienne. Aussi l'or demeure-t-il enfermé dans
cette caverne, séparé de son équivalent lumineux, le soleil.
On a dit qu'une croix dominait le tombeau (v. 20380). Or, la
croix présente une double signification : soit qu'elle désigne l'éther,
132 GRAAL ET ALCHTMIE

quintessence des quatre éléments, chacun étant figuré par l'une ~es
branches, soit qu'elle transcrive graphiquement l'état d'arrêt du pr_m-
cipe actif (la verticale) par le principe passif (l'horizontale). Bien
évidemment c'est ce dernier sens qui prévaut ici puisque désignant
l'action de Saturne. De plus, parmi les matériaux intervenant dans
la construction de la croix, on mentionne la chaux (v. 20381), com-
posante saturnienne s'il en est comme le rapporte J. Evola à propos
d'un texte grec anonyme parlant de « l'opération de la chaux toute
puissante ~ 9 •
Une autre image doit encore être mentionnée. Lors du combat,
le Gallois portant un coup décisif à son adversaire lui tranche l'oreille
(v. 20553). Au chapitre IV nous avons évoqué le symbole hermé-
tique composé de trois oreilles et illustrant la triade métaphysique.
Que Perceval coupe l'oreille du chevalier saturnien pourrait signifier
la « séparation > alchimique. En tant que principale opération her-
métique, la « Séparation ~ consiste à libérer le Mercure empri-
sonné par Saturne, ainsi que nous l'avons indiqué au chapitre V.
Et, justement, ici le Chevalier Noir enferme dans 1e roc toute une
Collection d'écus, autrement dit la Présence de Mercure lui-même,
dès lors que le héraut hypostasie le dieu au caducée. Alchimique-
rnent, le Mercure est associé au son 10 - porté par l'éther, quintes-
s~nce des quatre éléments, l'un des états les plus subtils de la ma-
ti~re, d'où. le fait qu'il exprime le Mercure - et la sonorité se trans-
cnt graphiquement par l'image d'une oreille. Les trois oreilles du
symbole précité représenteraient le son ou Mercure selon la triple
modalité : 1 / emprisonné dans ]a matière, 2 / en tant que Forces
et F~rmes, .3 / « libre ~. originel. Il nous est loisible de supposer
que 1 armonal tout entier repose dans l'antre de Saturne ; nous avons
pour preuve la découverte par Perceval de son propre blason. Le
même, certes, mais « plus beau et meilleur ~ (v. 191). Le héros res-
sort donc de cette confrontation « mieux armé :)) doté d'une part
plus gra?de et plus forte de protection victoriale, 'ce que symbolise
le boucher.
, En ce roc rè~ne donc le sombre Saturne et c'est le principe de ce
regne, l~ pouvoir saturnien lui-même, dont Perceval a la révélation.
Tout~f01s cela ne signifie pas encore que ce pouvoir n'exerce plus
de pnse sur le Gallois, même si le sort des armes lui a été favorable,
mais prouve son aptitude à déceler le pouvoir saturnien. Ou plutôt,

9. Ibid., p. 91. Mais cette chaux comme la croix christique, annonce aussi
u n principe de résurrection : c'est' au plus profond du calcaire ou du tom-
beau que sont cachées les Forces.
10. Ibid., p. 48.
L'ANTRE DE SATURNE 133
pour user du lang~ge alchimique, à connaître le « Sel ~. troisième
terme, ~yec le Mercure et le Soufre, de la trinité hermétique, et dési-
gnant 1 etat des deux autres enfermés dans la terrestréité.

LE SOMMEIL DU CHEVALIBR NOIR.


!'lu~ tard, Perceval rencontrera le demi-frère du Chevalier Noir
qw lui apprendra l'histoire de ce dernier : « Il devint rude et fier >
t~nt il_ s'~mpo.sa comme « le meilleur chevalier > (v. 25117-18) que
1 on ait Jamais rencontré et pendant cinq ans on l'a vu vainqueur
de. tous les. preux qu'il affronta sans jamais trouver plus fort que
!m, ~t ce, jusqu'au jour où, « par aventure, il entra dans la riche
de. d Avalon. En la forêt du Blanc Perron il trouva une pucelle,
assise sur une fontenelle, qui tant était belle à grande merveille > et
le_ narra!eur de préciser que sa pareille n'existait pas au monde « c'1:r
Dieu meme lui avait donné forme et si brillamment illuminée qu'il
n'est. nul homme qui, en la voyant, ne crut et dit qu'Il l'eut envoyée
du ciel et qu'elle fût de sa maisnie ; plus blanche était que fleur
de lys. Mon frère en fut alors si surpris d'amour, qui de toute créa:
ture se , rend maître, que d'elle il ne se sépara plus > et c qu'il lut
dom~a a mon escient, tout l'or qui est en Orient > (v. 25128-48).
Un JOUr, alors qu'il arrivait dans ce lieu où Perceval le rencontra,
le Chevalier Noir fut pris d'un sommeil irrésistible ; et, du temps
qu'il dormait, la belle demoiselle dont on se doute qu'elle n'est
a1:tre qu~ celle à l'éclùquier et se présente comme un. ê~re surna!urel,
fait s~rgtr de terre une merveilleuse demeure. S'ag1t-1l du chate~u
9u~ vient de quitter Perceval ? Le conte ne le précise pas m~is
md~que seulement qu'il sera invisible à tout autre que le Chevalier
Noir. A son réveil la demoiselle lui dit : « Ami, regardez, P?nda~t
que vous avez dormi j'ai fait cette maison, de telle façon que 1am.~s
n~l hom~e ne la verra (... ) Mais à la porte, à c~ blanc mur, ai-J~
fait un tres beau tombeau ; voyez-le sous cette vou~.e. (... ).; ceux qm
pass~ront le verront de même qu'un chevalier qu e J at pemt sur son
destrier, ainsi que vous pouvez le voir l> (v. 252~1-57). Et le nar-
rateur d'ajouter à l'adresse de Perceval : « Mon frere demeura long-
temps, bien dix ans avec la pucelle l> et «. jamais je n'e_ntendis la
nouvelle qu'un chevalier conduit en ces heux le conqmt par les
armes jusqu'à votre venue l> (v. 85274-79). Notons que le temps
de deux. ans, primitivement requis pour garder ce tombeau, apparaît
~ultiplié. par cinq et se serait très certa~ement p~olongé ir:_défi-
mment s1 le Gallois n'avait défait ce chevalier et bnse - ne fut-ce
que momentanément - le charme temporel sous lequel il demeurait.
134 GRAAL ET ALCHIMIE

Car c'est bien d'un charme qu'il s'agit, en ce sens que le Chevalier
Noir répète sans cesse en un même lieu la même action et ce d'une
façon tellement systématique, quasi mécanique même, que l'on pour-
rait croire que jamais il ne s'arrêtera. Et les années passent s~ns
qu'il s'en rende compte car, véritablement hynoptisé par s?n role,
de combat en combat, il se fossilise dans son orgueil de vamqueur.
Cela dit, il convient de se rappeler l'image qui constitue la genèse
de ce destin : la surnaturelle demoiselle assise sur la fontenelle,
comme pour suggérer qu'elle se confond avec l'eau vive. Et cela
renvoie singulièrement à divers textes alchinùques car cette figure
féminine, véritable anthropomorphisation des eaux jaillissantes, par
la fascination qu'elle exerce sur le chevalier, s'assimile au Mercure
parfois qualifié de « Femme philosophique » 11 . J. Evola évoque
cet état d' « amour » (autre appellation du « feu-désir ») « t~l que
les eaux pénètrent avec une "humidité superflue" dans le prm,c1pe
solaire, le lèsent, l'enivrent, l'obscurcissent, le transportent ( ...) D ech~1
de sa propre nature, il devient alors pour ainsi dire, l'image de lm-
même, image qui, comme telle, subit la condition de ce où elle se
forme l) 12. P ar principe solaire il faut entendre le Soi ou, plus s~­
plement l'élément viril que, dans notre texte, représente ce cheva~er
d'une valeur exceptionnelle. Dès lors, à la lumière de cette citat10n
d'Evola, l'image d'un homme d'arme peint sur la pierre du tombeau
--;- sans doute le portrait du chevalier - apparaît des plus révéla-
trices : s.emblant dire que l'être ici représenté n'est plus qu'un r~fl.et
du ~ ~e1ll~ur chevalier que l'on vit » (v. 25116-17) ; elle tradmt la
« petrification :1> d'un principe viril puisque cette peinture - déd?u~
blement du preux - ~ fait corps :1> avec le tombeau et exprime amsi
la c: mort l) de ce chevalier à son état antérieur. M aintenant, il nous
faut retracer ce processus de descente dans la tombe afin de mettre
enAévi?ence le f~it que la fontenelle servant de siège, ou plutôt ~e
trone ~ la demo1selle, marque une limite ontologique. Cela, en pre-
tant tres attention aux couleurs accompagnant ce processus.
, On nou~ dit que le chevalier fut « si surpris d'amour », qu'il do~na
a la de~o1selle « tout l'or qui est en Orient » (v. 25144-48). M~tal
du sole!], l'or revêt cette valorisation que lui confère la localisauon
origi~elle de l'astre (l'Orient) ; entendons par-là qu'il désigne l'état
pre~1er., non. e.ncore déchu, du « principe solaire » en l'être. Ce
« pnnc1pe », 1c1 le chevalier, rencontre la demoiselle en « l'île d'Ava-
lon l) (v. 25129), c'est-à-dire en ce lieu symbolique où le soleil s'en-
gloutit dans la mer, où le « Soi » est pris par l' « Eau » et où s'opère

11. Ibid., p. 42.


12. Ibid., p. 85-86.
L'ANTRE DE SATURNE 135
son .o~scurcissement. De dominant, le « principe solaire :i> devient
~o1!1me, et pareillement pour ce chevalier à la vue de celle « qui
~t~tt belle à merveille l> (v. 25133) ; beauté véritablement divine iden-
tifiant cette demoiselle à 11: la déesse de merveilleuse beauté l> 13,
a?t.re désignation du Mercure. Et, justement, on nous dit qu'elle
res1de .« en la forêt du blanc perron l> (v. 25130). Alchimiquement,
la « Pierre Blanche » désigne l'Albedo l'Œuvre au Blanc, où prédo-
~ine11l'entité mercurienne et qu'accompagnent des images de végéta-
tion (d'où, ici, la localisation forestière de ce perron). Ajoutons
à cela le fait que la jeune personne porte naturellement la couleur du
Mercure car q; plus blanche était que fleur de lys :1> (v. 25143).
Sous l'emprise de l' « Eau :1> ou plutôt de sa semblance a~th~opo­
morphe, le chevalier erra puis il « se coucha pour dornur, Il ne
pouvait s'en retenir lui a~rait-on donné cent marcs d'argent » (v.
25207-09). Ce sommeil évoque la séparation d'avec l'état .~rigine~ ...
Et I~ chevalier ne se réveillera que dans une nouvelle cond1ti~~ e~s­
tentielle, celle de son attachement à la tombe autre façon d imaber
l~ sommeil du Soi. Du reste, pour bien marq~er le c~r~ctèr~ irrésis-
tible de ce processus d'ensommeill ement - ou de « petnfaction > -
du principe viril, on précise que celui-ci ne saurait même être maintenu
au degré mercurien d'existence, dans cette vivacité de l' « Eau a~­
gent » à laquelle répond peut-être l'allusion à quelque flux attractif
de n:1!·mn~ies d'argent jaillissant d'une escarcelle: A propos de cette
dernier~ image il convient de rappeler que le dieu c~lte Cernu°!1os:
personnifiant la fécondité du soI et donc Ja Force vitale, est ~bure
sur un bas-relief de Reims vidant un sac duquel s'écoule un véntable
ruisseau de pièces de monnaies 15 • Or nous savons que Cernunnos
se présente comme un dieu cerf et, ju;tement, au moment où Perce-
val affronte le Chevalier Noir on lui vole la tête du Blanc Cer~, au-
trement dit on le dépouille d'un potentiel de lumière mercunenne
pour le laisser en la seule présence de la noirceur. , ,
On pourrait dire que ce face à face de Perceval avec. la part .tene-
breuse de lui-même a pour effet de radicalise~ son at~tud,e existe~­
tielle : ayant vu la tombe de la condition humallle soumise a la dom(
nation saturnienne il ne lui reste qu'à s'engager plus avant sur a
. '
v01e et à gravir les degrés qu'elle comporte.

D . I bid., p. 42.
14. Ibid., p. 63.
15. C f. J . de Vries, La Religion des Celtes, op. cit., p. 112.

_,_____,. __ - - -
Chapitre IX

LE LION ET LA HACHE

LE CHATEAU DU CHEVALIER DORMANT.


Après avoir chevauché, Perceval parvient à un château... désert
celui-là e ncore mais dont toutes les portes sont msytérieusement
o~vertes, de sorte qu'il circule libremen't dans la demeure. Et nous
~~ivoi:is sa découverte des lieux inoccupés, tandis que la descripti?n
ploie les volumes vides des salles et des couloirs traversés. Pms,
c?m.~e dans un tableau surréaliste, paraît un détail singulier semblant
signifier ,à lui tout seul l'étrangeté du lieu : au-dessus d'un passage
menant a u?e chambre « entièrement vide > (v. 21109) ~end « une
h a~he danoise > (v. 21103). Faut-il voir en elle une vanante de la
célebre épée de Damoclès et le hiéroglyphe de quelque péril perma-
nent, ~ettant l'imprudent visiteur tenté de pénétrer dans cette cham-
bre vide? Vide mais somptueuse car « décorée à l'ambre > (v.
2 ~ 1 ?8) ... pareillement à celle du 'Bel Echiquier. En cet instant ne
drrait-on _pas que 1es deux lieux se juxtaposent par la coalescence de
leur ambiant doré? Mais avec le héros, que découvre-t-on dans cette
chambre où Je silence et le vide de la demeure semblent se concen-
trer ? A première vue rien hormis le décor ambré. Rien si ce n'est
« de l'herbe fraîche et nouv~lle > dont le sol est jonché (v. 21110-11),
provenant sans doute de ce beau pré « enclos d'un haut mur > 5v. 2 1
117- 19) sur lequel s'ouvre la fenêtre de cette chambre. L a presence
?e l'herbe dans la chambre et du mur entourant le pré suggère une
1!1terp~nétration d e ces deux espaces, comme si, vu ~e cette fe~être,
l exteneur n'était qu'une projection de ce que contient potentielle-
ment cette chambre. On se souvient en effet que, dans le château
précédent, la chambre d'ambre, siège du Bel Echiquier, s'ouvrait sur
l'élément eau et, ici, la fenêtre donne sur un pré ou plutôt sur ce qui
s'y trouve car on y voit « en son milieu une fontaine dont l'eau était
douce et saine », près de laquelle « il y avait une tente et jamais plus
138 GRAAL ET ALCHIMIE

belle ne fut vue. Un arbre se dressait devant la tente ( ... ), à son pied
!ri.sait
0
un grand lion fort et hardi » (v. 21121-29).
De couloirs en escaliers, le Gallois parvient au pré, et là, à peine
le lion le voit-il qu'il se dresse et bondit sur lui, plantant ses griffes
dans le bouclier du héros. Mais, prompt, Perceval, d'un coup d'épée,
lui fend le crâne et le tue. Puis il pénètre dans la tente. Son app~­
rition, l'arme sanglante au poing, arrache un cri d'effroi à une dem01-
selle, réveillant ainsi un chevalier qui dormait près d'elle. Seigneur
du lieu, ce personnage nommé Abrioris, furieux de la mort de son
lion :laisse libre cours à son tempérament : « très orgueilleux ~ et
« plein de colère » (v. 21214-15), il défie Perceval et revêt son ar-
mure. Le combat s'engage et chacun, fort habile au jeu de _l'épée,
découvre en l'autre un adversaire digne de lui. Perceval, un mstant
étourdi par un coup porté de taille sur son heaume, se ressai~it et
assène un pareil coup à son adversaire qui s'écroule assomme. , La
demoiselle se précipite et, avec une coupe d'or, puise de l'eau a la
fontaine pour en humecter le visage du vaincu. Alors, celui-ci se
redresse et « son cœur s'éclaire » (v. 21326). Le château, désert et
comme mort à l'arrivée du Gallois, se peuple de serviteurs empressés
à servir un repas plantureux aux combattants qui fraternisent.

UN FEU IMPUR.

A présent tentons de découvrir le sens de cet affrontement. Nous


avons dit que si le lion blasonnait le cœur il s'imposait également
comme l'image du « moi-je '» ou plutôt comme une formulation
animalière de l'ire sulfureuse, ou « Soufre extérieur » , gardant le
seuil_ du cœur. Et, précisément, il semble bien que le fauve d'Abrioris
manifes~~ ,un f~u, impur, inhérent au « moi-je » de son maître. Or, le
feu, tro!Sleme element, correspond au centre ombilical. Dans la pro-
gression ascendante, l'épreuve que constitue cet élém ent se situe donc
juste avant le domaine cardiaque, aussi est-il loisible de supposer
qu'une co~posante du décor de cet « espace vert » dans le château
fasse .allusion au cœur : la fontaine, puisque située « au milieu »
(anmi, v. 21121), autant dire « au cœur », du pré. Ajoutons que la
coupe _d'or (v. 21321) dont la demoiselle se sert pour ramener à lui le
che~arlier hors de combat, double l'image de la fontaine et se pré~ente
aussi comme une allusion au cœur. Du reste, à peine Abrioris revient-
il à lui , so~~ l_'effet de l'eau, que « son cœur s'éclaire » (v. :1326).
Cette eau Jaillie du cœur de cet espace symbolique manifeste par le
pré a pouvoir d'éclairer le cœur.
LE LION ET LA HACHE 139
Nous proposons donc de considérer le lion d'Abrioris - et le
château de ce dernier - comme allusif au centre ombilical sièoe de
I'.élément feu. On sait en effet que le lion est astrologiqu~me;t un
signe de feu et l'on pourrait ·ajouter que, dans la tradition orientale,
le centre ombili~al gouverne la colère, la violence, la superbe orgueil-
leuse · ~outefo1s ce château ne se présente pas seulement comme
1

une ~llus1on au centre ombilical. Ainsi nous venons de voir que la


fontaine centrale évoque le centre cardiaque. Il y a plus : on aura
r~marqué q~~ ~orsque le lion se jette sur Perceval, ce demie: l'aba!
d un coup d epee sur le crâne et c'est un coup semblable qm, porte
par Abrioris, étourdira notre héros et le même encore qui mettra
hors de combat l'irascible châtelain en brisant le cercle d'or de son
heaume (v. 21293-94), selon une image dont le symbolisme nous
est connu. Voilà qui pourrait justifier la présence de la hache sus-
p~ndue au linteau d'une porte et qui, évocatrice de l'épée d~ Damo-
cles, semble menacer la tête de celui qui franchit le semi deA la
chambre dorée d'ambre. Car, frapper à la tête le lion, son m~itre
ou Perceval semble signifier qu'un « coup d'arrêt :i> doit être porte ~u
n;iental et aux réactions brutales qu'il engendre. Le « Soufre exte-
neur :i> comparé, rappelons-le, en alchimie à un lion rouge (c~r ar:
dent) doit être vaincu et l'une des façons les plus directes consiste a
pratiquer l'arrêt du mental l'arrêt du flux ininterrompu des sensa-
tions, désirs et passions. Un~ fois de plus, les adversaires de Perceval,
Abrioris et son lion - véritable transposition animalière de ce der-
nier - apparaissent comme des « images-reflets :i> de lui-m~me.
Pour preuve le fait que, sur son écu, le héros, on s'en souv~en_t,
arbore un lion d'argent : ce fauve emblématique fait office de mirOir
et reflète le lion et son maître. A
Cela dit, si, comme nous le croyons, il faut voir en ce chateau ~a
projection symbolique de la corporéité - à la fois physi9ue et su -
' lors que le symbole s'impose comme le_ trai"t d' u~ion entre 1ae
h·1e, _des
tangible et l'immatériel - de Perceval, ce dernier, en pr~sence ?e 1
fontaine, a la vision anticipée de son propre cœur ; de meme qu avec
la hache suspendue lui a été signifié un choc salvateur, un .« frappe-
ment capital », capable d'arrêter le mental et de p~rm~ttre gue le
« cœur s'éclaire ». Cette double image - le cœur JOIDt a la ntu~lle
?I.essure au crâne _ nous évoque le myt11e de Thor. et .de Hrungmr :
ici la fontaine ou la coupe d'or (toutes deux. annonciatnces du Graal)
re'.:1plac~nt la (triple) corne du centre cardi~que et les c}iocs sur le
crane l'eclat d'aiguisoir dans Je front du dieu. Quant a la hache,

1. Cf. J. Evola, Le Y oga Tantrique (Paris, 1971), p. 233.

~ . .M _ _ _ _ -·
140 GRAAL ET ALCH IMI E

parce que suspendue, on pourrait la qualifier d' « aérienne » et elle


apparaît comme une arme équivalente au marteau de 1:hor dont on
sait qu'il fend l'espace avec l'éclair. D e plus il est admis q~e hache
et marteau se confondent en tant que symboles des fulgurations o~­
raniennes et donc d'une illumination de l'être. A cela s'ajoute le fait
que la hache évoque traditionnellement la capacité de trancher net les
liens des désirs et ~~s passions, d'ouvrir une brèche da?.s . :la masse
co:npacte de la matiere : et comment ne pas songer qu ici transpa-
rait encore ~n hiéroglyphe perpétuant la signifiance de la fente dans
la porte notre du premier château.

L'ILE D'AVALON.

Nous avons noté que la dite hache luit au-dessus de la porte ou-
vr~nt sur !a chambre dorée, en conséquence de quoi il appa~aît néces-
Satre de l associer à cette chambre. Une telle arme en ser ait alors le
« chiffre > , en résumerait la secrète sionifiance. E n vérité nous pou-
vo_ns nous demander pourquoi la hach:' est qualifiée de « da~oise ~ ?
lei von_t se présenter toute une série de données archéologiques et
symboliques qui, d'une façon semblable que pour le char de Strett-
weg, vont nous obliger à remonter le cours des siècles.
pans l'~ntiquité, l'ambre, matière précieuse et recherchée, prov: -
nai_t des ~1vag~~ de la Baltique, principalement des territoires, d~n.ois
mai~ aussi de l île d'Œsel, nommée alors Abalum 2 • Ce nom, d ongme
c:Itique, <i: rappelle curieusement celui de l'île mythique d'Avalon >,
dit J. Markale qui, à propos du radical abal, ajoute qu'il est « rigou-
reusement identique au breton aval, pomme » 3 . Et notre auteur ne
i_;nanqu~ pas d'établir une relation symbolique entre l'ambre, substance
evocatnce, comme l'or, de lumière solaire et les n oms d'Abalum et
d'Apollon, dieu grec devenu chez les Celtes' Belenos et dont le r adical
ramè~e encore à aval 4, la pomme, fruit ayant valeur de symbol~, et
au s_u1et duquel nous ne manquerons pas de revenir dans la d erme~e
~~rtie, de notre recherche. Pour l'instant rappelons qu'il faut_ v?ir
1 île d Avalon comme l'endroit où le soleil « aval e » c'est-a-due
descend, se couche. Mais inversement comme H. Corbin n'a pas
manqué_ de le faire remarq~er, on pourr~it aussi y voir le lieu où l'as-
tre du JOUr se régénère. E n transposant cette imagerie sur un plan
ontologique, nous dirons que l' « île » d'Avalon se présente comme

2. J. Markal e, Les Celtes, op. cil., p . 52.


3. Ibid., p. 53.
4. Ibid.
LE LION ET LA HACHE 141
le lieu où le So~ à la fois « meurt » et « renaît », étant entendu que
< ~ort et renaissance » peuvent aussi s'interpréter comme « som-
mc:_1I ~ de ce même Soi, lors de sa descente dans l'incarnation, et
« . eve1l » <?u « renaissance », après réactivation des Forces primor-
di~les. <;e lieu, donc, n'est autre que le corps, à la fois « tombe » du
S01 et l~eu de sa régénération possible. La demeure d' Abrioris figure
un t,el heu et le châtelain lui-même, à la venue de Perceval, est pré-
sente comme plongé dans le sommeil (v. 21187-89) ... Mais point sa
cOJ.npa?ne et l'on devine en cette demoiselle une hypostase de l'âme
qui veille alors que le Soi est endormi dans ( et par) le corps. Ainsi,
e~e se confond avec la châtelaine au Bel Echiquier et, parce qu'elle
vient à Abrioris une coupe d'or en main, avec la porteuse du Graal.

LUMffiRE D 'AMBRE.

Bien évidemment, la chambre dorée d'ambre, où Perceval admira


le ·B el Echiquier ou cette chambre tout comme celles qui attendent
I~ héros ~ans d;autres châteaux, désignent un même espa~e « inté-
neur > ou demeure la brillance ouranienne de l'être. Mais voyons
plu~ . attentivement quelle signification l'ambre est susceptible de
revetrr.
On sait que ce minéral, le plus souvent d'une belle couleur ?~ne
dorée, est en fait de la résine fossilisée provenant des coniferes
a_Yant couvert l'emplacement de la Baltique durant la deuxième pé-
r!od.e de l'ère tertiaire. De cela retenons que la résine, substance
liq_uide, s'est pétrifiée, ce qui n'est pas sans évoquer le processus
meme de l'emprisonnement du Mercure par Saturne et le fa1t que les
For~es primordiales ou septuple radiance du Soi, se changent en
« pierre », l' « or inverse » . ,
Cela dit il convient de se demander comment se présente la deco-
ration d'a~bre des chambres visitées par Perceval. S'agit-il de mor-
ceaux d'ambre incrustant les murs ou les boiseries qui les recouvrent ?
Le texte ne le précise pas, mais peut-être est-il permis, de .songer à un
procédé con nu des anciens et consistant à broyer tres fme~e~t des
mor,ce~ux d 'ambre jusqu'à les réduire en .m~e poudre ensuite: mco~­
poree a une espèce de vernis dont on endu!srut les murs, ce qm devai!
les doter d'une brillance à la fois évocatrice du verre et de la clarte
dorée du soleil. Ainsi ce procédé conférait-il at?': P.a~ois une ~ppa­
rence les dégageant p artiellement de leur matenalite : les. pierres
semblant se libérer de leur pesanteur et se transmuer en lurmere.
Mais cet artifice décoratif n'évoque-t-il pas le processus de trans-
mutation du corps et du «moi-je » qui en résulte? L'alchimie en-
142 GRAAL ET ALCHIMIE

seigne qu' « il est plus difficile de défaire l'or que de _l~ faire > 5 !
allusion au brisement du cercle d 'or (inverse) ; et v01la pourqum
dans nombre de textes, les hermétistes insistent sur la nécessité de
6
<i: broyer l> ou de « piler l> l'or ou encore « d'en faire des lamelles ». ,
formules qui renvoient au travail de mise en pièce de la fausse b!il-
lance de l'humaine personnalité. Formules qui nous évoquent aussi la
préparation de l'·a mbre pour la décoration de cette chambre : en tant
que pierre, que corps compact, que produit du temps, l'ambre, à
l'image de l' « or inverse l>, doit subir un broyage, une pulvérisa-
tion, et se changer en une surface, se déployer en un espace où son
éclat et la lumière solaire vont se rejoindre. Le « sacrifice ~ de
l'ambre illustre celui du « moi » : en suivant P erceval dans cette
chambre d orée, vide mais paradoxalement pleine de signifiance,
c'est dans la Lumière de Gloire que nous pénétrons... ou dans la
coupe du Graal...
Le fait que cette hache suspendue à la voûte soit qualifiée de
« danoise » ne manque pas de nous intriguer. Fréquemment dans les
textes médiévaux la provenance d'un objet ou d'un animal (vêtement,
arme, destrier) est précisée comme pour valoriser son possesseur.
Ainsi, dans le Parzival de Wolfram on apprend qu'Orilus portait « un
surcot et une cotte d'armes, taillés d ans une soie fine qui venait
d'Alexandrie », et que son écu « avait été fabriqué à Tolède )) (Tr. t.
I., p. 227). Souvent la nécessité d 'une rime fait jaillir le nom d'une
cité ou d'~n pays. Mais d ans le cas qui nous occupe le qualificatif
de « danois.e » se trouve au milieu du vers. Or la provenance de cette
~rme renv_o1~ au te_rritoire d'où, depuis les temps antiques, l'ambre est
issu. Terntoue qui fut celui des Cimbres et des T eutons « dont les
chefs portent _des noms celtiques et chez qui a été trouvé le monu-
ment le plus unportant de la plastique celtique, le vase de Gundes-
trup », é~rit Henri Hubert en rappelant que ces peuples « tenaient
l~ ~a~cbe de l'ambre :1> et qu'à leur sujet une interrogation demeure:
s agit-il de Celtes germanisés ou de Germains celtisés ? 7 P our nous
l~ problème importe peu, seul compte le fait qu'un élément a rchéolo-
gique de premier ordre, le chaudron d e Gundestrup, préfigurant le
symbole d~ Graal, provient des mêmes domaines qu' une substance
dont. 1? brillance dorée nimbe 'l'origine de l' un des noms les plus
prestigieux de la légende arthurienne : A val on.
Mais plus étonnante encore apparaît une découverte archéologique
datant du néolithique et donc remontant aux origines de la diffusion

5. Cf. J . Evola, La Tradition H ermétique, op. cit., p. 126.


6. I bid.
7. Les Celtes et ['Expansion celtique, op. cit., p . 165-166.
LE LION ET LA HACHE 143
de l'ambre : on a retrouvé à Grrese (Seeland) au Danemark des col-
liers composés de morceaux d'ambre taillés en forme de haches à
double tranchant. Le symbolisme de cette arme, la bipenne, renvoie
en~re _à celui de la foudre et préfigure le marteau de Thor. La si-
gnification de lumière ouranienne que l'on prête à l'ambre apparaît
donc parfaitement justifiée par les bipennes danoises. Aussi, l'image
de la hache au seuil de la chambre d'ambre se révèle-t-elle fonda-
mentale pour la présente recherche· puisqu'elle est une preuve. fla-
grant: que, d'une façon sous-jacente au récit médiéval, un symbolisme
archaique demeure avec toute sa sianifiance.
Du passage de Perceval au châte°au d'Abrioris gardons présent à
l'esprit, d'une part sa confrontation avec un fauve, projection emblé-
matique de son irascible maître tout autant que de l'élément feu, et,
d'autre part, une constellation d'images évocatrices du mythe exem-
plai.re de Thor contre Hrungnir et comme préparatoires de la pro-
chame aventure qui attend notre héros.
Chapitre X

L'AIR ET L'AFFRANCIDSSEMENT

FROIDE FONTAINE.

, Chev~u~hant dans le labyrinthe forestier Perceval, alors 9ue


1~eure eta1t « près de midi » s'arrête soudain : au pied d'un cbene
git un chevalier tué dans un combat. Très spectaculairement, les
armes de l'adversaire sont restées fichées dans son corps : une lance
le transperc~ d~ part en part et une épée qui lui a fracassé le_ heaume
demeure comcee dans son crâne. Au-dessus, l'écu du chevalier pend
à la branche du chêne. Le Gallois « devant lui s'est arrêté et très
longuement l'a regardé » et marque son regret de voir un ch~va~ier
~~ beau et gent » ainsi frappé par le sort. Ayant recommandé a Dieu
l ame. du défunt il repart (v. 21585-601). ,
Pms, « tant a erré qu'il est entré en une lande très grand~ et tres
belle avec en son milieu une fontenelle très claire, plus froide que
marb~e. Au-dessus se dressait un bel arbre près duquel ~tait une
dem01selle qui de beauté sembl ait reine. Elle appuyait son visage sur
s~ main » (v. 2 1603-09). Le héros la salue et elle lui répond en sou-
pirant. Alors Perceval dit : « Belle amie, pour Dieu, ne me _celez
point pourquoi vous êtes si dolente » (v. 21615-17~. La demo1sell~
conte qu'elle ne sait ce qu'est devenu son chevaher servant qui,
l'ayant laissée en ce lieu la veille au soir, depuis lors n'est point
revenu. « Perceval l'a bien reoardée · belle il la vit et colorée car de
douleur elle était vermeille c~ qui 1~ rendait merveilleusement plus
belle » (v. 21631-34). Puis il lui demande quelles armoiries arborait
son compagnon : « D'or à trois lionceaux rampants d'argent » (v.
21642-43) répond-elle. Précisons toutefois que la plupart des ma-
nuscrits (KMQTU) le donnent vermeil et non point d'or, mais sur
un plan symbolique ces deux émaux s'équivalent. En l'entendant le
Gallois reconnaît l'écu p endu au chêne et il lui rapporte ce qu'il a vu,
146 GRAAL ET ALCHIMIE

au grand désespoir de la demoiselle pleurant le c hevalier qui tant


lui était cher et qu'on surnommait « le preu x, le sage et le beau »
(ms. KLMPTU) . ·
Etranges tableaux que ceux composés par ces d eux scèn es _et qm
semblent préfigurer certaines gravures alchimiques ou d es peintures
à signification symbolique de la R en aissance; ainsi par sa pose
pensive, la demoiselle évoque la célèbre M élan colie d'Albert Dürer.
Cela dit, nous savons que la fontaine, l'arb r e et la femme sont, en
h ermétisme, des synonymes du Mercure, lesqu e ls é ta ie nt déjà réunis
dans le château d 'Abrioris. L es deux fontaines se juxtaposent et cons-
tit~ent un « organe-symbole » d u cœur, et ce d 'a u tan t p lus qu'.i~i le
meme terme (anmi, v. 21 604) est utilisé pour préciser la centrahte de
la fonten elle. M ais son eau, bien que « très claire » (v. 2 1605),
c?mme la précédente (v. 21375), se révèle « froide comme mar~re »,
smgularité inquiétante, fo rmule à résonance funèb re : Ja froideur
du marbre suscite l'image d' un tombeau. E t l'on d evine que par
cette fontaine c'est le temps qui s'écoule car, ici, co mme le dirait
G. Durand, « l'eau est épiphanie du ma lheur d u temps » 1 . Une
ombre saturnienne s'épaissit en ce lieu et la n a ture d e l'eau - sous-
entendu le flux vital - s'en r essent. C ette « eau » se con fond avec
le. flot des i:ensées mélancoliques de la d emo iselle e t d e la p rémoni-
toire sensation du malheur qui lui étreint le cœ ur. L a fontenel~e
figure donc son cœur et la gracieuse m ais tri ste personne a pparait
com1?-e une hypostase d e l'âme d e Perceval, ou, si l'on préfère elle
manifest~ l~ Fylgja du héros. Sous l'effet de l' émotio n qui la traverse,
ne . I ~ depemt-on pas comme « vermeille » (v. 21633) ? Couleur
qm , Justement, parait fa ch âtela ine du B el Echiquier.

SOUS LE BLASON DU CŒUR.

D ans la tradition scandinave, la Fylgja apparaît parfois à te1 per-


so~n ~ge comme une projection prémonito ire d'un évén ement fata l
qui l at~en d. Alors, si la b elle et triste demo ise lle se présente comme
u ne « 1D1age-reflet » d e P erceva l, il en sera d e m ê me du Chevalier
mort . dont les ,surnoms le para nt font d e lui un modèle. E t si l'on
exam me son ecu « d'or (ou vermeil ) à trois li on ceaux r ampants
d'a rgent » (v. 21.641-43) on n e peut m anquer d e re lever sa r essem:
blan~e avec celui de P erceval, « vermeil » (v. 21167 et 23100) «,a
un lion rampant d'argent » (ms. KLMPQT U v. 2 3101). A la diffe-

1. L es Structures A nthropologiques de /'Imag inaire, op. cit ., p. 104.


L'AIR ET L ' AF FRANCHISSEME NT 147
ren~e près, toutefois, que sur le blason du défunt le symbole animalier
devient triple. Dans la science héraldique, on qualifie un lion de
« rampant » lorsqu'il est présenté dressé sur ses pattes postérieures
et tendant les antérieures comme pour s'accrocher à un axe invisible.
Cet Axe - quel serait-il sinon celui du monde ? - n'est visible
q~e pour l'être qui dompte et verticalise ses impulsions passionnelles
afu1: de les transmuer en Forces pures. Dès lors qu'astrologiquement
le 110n go uverne l e cœur, point focal de ces Forces, et que s'établit
un ra~p_ort entre l e cœur, le lion et Je soleil, nul hasard si P ercevaJ
a !a vision <lu défunt ainsi blasonné alors que l'he ure était « assez
pres de midi » (v. 2 1585). Initiatiquement, midi, l'heure solaire par
e_xcellence, l'he ure sans ombre, traduit le moment où Je « moi » s'abo-
ht sous la radiance du Soi.
Cela dit, le chiffre trois, véritable leitmotiv du parcours initiatique
du G~llois, et les lionceaux qui 1e composent mérï,t.ent attenti?n.
Car, s1 le blason du mort reflète celui de Perceval, l 1mage du hon
se1?-ble, comme par réfraction, proj etée sur les trois plans. déjà ~va­
ques, le phys iq ue, le subtil et celui du Soi. Mais pourquoi des lion-
ceaux ? , Peut-ê~e pour signifier trois potentialités non encore par-
ve~ues a matunté : le lionceau, figuré simultanément sur chacun des
troiAs plans et des trois phases du Grand Œuvre alchi?J-i9ue, devant
cro_itre et devenir lion ; non point, comme pour Abnons, le fauve
funeux du « moi » mais l'emblème solaire du Soi.
, ~ette triplicité exprim ant la Force sise au cœur reconduit bi e~
evidemment a u cœur de Hrungoir, et déjà transparaît l'épre~ve q~t
attend Perceval dans le prochain château sur sa route. M ais, pre-
sentemen t et d'une façon reférentieJle au mythe nordique, on re-
marque les blessures du chevalier défunt. Blessures que l'on _veut
qualifier de « rituelles » (analogues à celles, très semblables,Ad'Hiram
da_ns !a tradition maçonnique) et l'épée enfoncée dans la te.te pour-
rait bien être remplacée par l'instrument auquel. sa lam ~ ~oit un tel
tranchant : l'aiguisoir. Par cel a, cette lame renvoie encoie t1 la h~~he
suspendue et à l'arrêt du mental. Car si l'image de ce ~éfu nt, con1om-
te?1ent à l'atmosphère saturnienne imprégnant la scene de la fon~
tame, se fait anno nciatrice de péril pour Perceva:l, elle expose aussi
les données d'une mort initiatique, gage de renaissance.
Outre l'épée dans le crâne, la lance transperç~nt le corps,_ par l~
~ux de sang qu'elle provoque, renvoie ~gaiement a un ~ymb,o hsme ou
images mythiques et alchimiques se JUxtapose~t. Qu on ev?,que le
coup de lance porté par Longin au Christ, e~ croix, le co ~p d equerr~
frappant du côté gauche la poitrine d Hiram ou Odm pendu a
!'Arbre du monde et percé par sa propre lance, ou encore le coup de
poignard par lequel Mithra abat le taureau furieux, il s'agit tou-
148 GRAAL ET ALCHIMIE

jours de signifier que le sang doit être libéré de la prison - ou


tombe - corporelle et donc des sensations, désirs ou passions qu'il
véhicule. D'où le rouge flux vital jaillissant du chevalier mort par la
blessure de la lance, véritable fontaine de sang se substituant à celle
que glace l'ombre saturnienne et près de laquelle soupire la demoi-
selle. En vérité, quittant ce corps désormais inerte comme la pierre,
le flux vital semble se transfuser dans une autre corporéité. Peut-
être celle signalée par le fait que l'écu est suspendu à une branche,
~omme pour suggérer qu'un être invisible le tient devant lui. Cette
.u:nage allusive à un Double du défunt renvoie évidemment à celle
des Gémeaux de Chartres. Mais surtout, rappelons-le, la séparation
en~re la condition corporelle et l'état subtil s'opère lorsque le sang
qu1tte le corps 2 . Comme le précise J. Evola, « le cœur et le sang
~ont en relation, et la transformation et l'ouverture qui se produisent
fans_ le sang se centralisent dans le cœur :i> a. Dès lors, la froide
don~me, en tant qu'allusion au centre subtil du cœur sous l'emprise
Peerceva
atu rne et qu'il faut délivrer, annonce la nouvelle épreuve de
1.

!;;E,,..~.HATEAU
!" ::;- . •
DE L'AIR.
Ayant quitté l d . , . . '
moment où su a ~mo1selle ep~orée, le Gallois che":auche Jusqu au
(v. 216G 7)' r s~ route, un chateau montre « sa tres belle tour :P.
haie ni ~t, curieusement, il n'a « ni murs, ni fossés alentour, ru
tout~s lespa ssade, pour l'enclore » (v. 21688-89). Et, là encore,
valier. ausP?rtes de cette demeure sont ouvertes devant notre cbe-
tour. ' si, ayant gravi les marches du perron, e ntre-t-iJ dans la
On pourrait s''t d , . A •
défens t' . e onner e decouvnr un cbateau sans la momdre
e ex eneurc. ' ais peu -etre est-1·1 penrus
m · t · d'mterpreter
· ' sym b o1·1-
q uement cette smgul
A

l'espace lib , an e · nous sommes ici dans la emeure d e


·1, . . . d
trouve re, car, a première vue du moins, l'éventue1 visiteur se
l'air :P' J,~~~rp~endre_ une formule du langage courant, « libre comme
le Gallo·s d , t venu- alentour, ce que semble confirmer J.e fait que
l
(v. 217 5_; ) etacb~ son ch~val et le laissa paître en toute sérénité :P
6
21721 ) S . tandis qu e lui-même se dépouillait de son armure (v.
' lé· uivant Perceval dans sa progression ascendante à travers
1es e ments nous .
' supposerons qu'en ce heu se dresse le chateau
A

2. La Tradition Hermétique op .1
3. Ibid., p. 143. , . Cl ., p. 140.
L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 149

~e l'air. Tellement évocateur de l'air, même, que le récit ne men-


tionne de cette construction que la tour (v. 21667, 87, 93, 21762, 93,
21921), comme si tout le reste s'était évaporé. Car cette réduction
du châte~u. à son axe vertébral que constitue la tour contraste avec
le~ d.escnptions plus étoffées des châteaux précédemment rencontrés.
Ams1 la demeure d'Abrioris comporte une « ferté ( ... ) bien close
alentom (... ). Haute tour et donjon, riches salles et belles loges >
(v. 21080-85) . Celle du Bel Echiquier, outre sa tour, montre des
mu}·s « hauts et bien faits, d 'œuvre polie » (v. 27650-51). Quant au
chateau fermé par la porte noire, nous ne reviendrons pas sur son
allure de carapace.
A l'intérieur de cet édifice lui aussi mystérieusement désert, le
<!allois s'émerveille en découvrant « la plus belle maison que chré-
tien ne vit jamais l) (v. 22695-96). « Devant une belle fenêtre (il)
voit mise une table d'arcrent où il y avait à mon escient » dit le
n arrateur, « blanche napl:>pe, sel e t couteaux et han~ps d'or, .riches
et beaux et de nourriture en telle quantité qu'un roi en serait tout
honoré » (v. 21706-11). Remarquons le qualificatif de « belle » (v.
21706) et même de « noble » (ms. MQ) accolé à la fenêtre. Sans
doute cela signifte-t-il qu'elle est haute et larae, comme nous allons
le ;oir (cf. le vers 21803), alors que celle de la chambre d'ambre au
c~ateau d'Abrioris se présentait comme estroite (v. 21135). Aut~t
d~re que cette salle où Perceval vient d'entrer apparaît des plus « ae-
ree ». Mais avec la mention d'une table d'argent le narrateur nous
pr?pose une superbe image. Précisons toutefois que seuls les manus-
crits E et P indiquent le matériau de cette table, tous les autres se
contentent de la qualifter de dormant, c'est-à-dire fixée au sol: Que
la ~able soit d'argent et, de plus, placée « devant une belle ~enetre >
atttre le regard et captive l'imagination dès lors qu'on la devme ~ou_­
veau miroir à interrocrer : sa surface réfléchit la fenêtre et, amsi,
celui qui y contempl; son propre reflet le verra se ~éco;iper ~ur
fond de ciel et comme flotter dans l'air. Mais surtout Il decouvnra
les armoiries du lieu le blason même de l'air, puisque le ~ontour
de l~ fenêtre (ogivale' à cette époque), reflété par l'argent poli, trace
un ecu.
Au passage disons que l'image de la table d 'argent réapparaît~a
dans les récits ultérieurs. Ainsi, dans le Lancelot propreme~t dit,
la porteuse du Graal place le « saint vesse! ~ sur une table d argent
qu'entourent douze encensoirs d'araent également 4, allusion évidente
à l'ordre zodiacal. Et, dans La
Qu~ste elle sert d'autel à l'office du

4. Cf. J. Marx, La L égende Arthurie1111e et le Graal, op. cit., p . 355.


150 GRAAL ET ALCHIMIE

Graal célébré par des anges ; puis les douze chev.aliers. él~s - ,
vivante présence du zodiaque - conviés par le Christ lm-meme a
communier autour de cette surface argentée verront se refléter leurs
silhouettes dans le même espace mercuriel que les anges. En ce~
instant, le tailloir d'argent du premier cortège du Graal s'est agr~n~1
jusqu'à devenir la table où se célèbre la nouvelle Cène et le muoir
des mystères divins (t.o. p. 255, 1. 14 ; p. 268, 1. 32 et p. 269-271).

FACE AU GEANT.

Jeu de miroir, certes, mais à la condition que la nappe ne voile


pas .la table. Car ce linge, pour immaculé qu'il soit et, c?m?1e le
souligne le récit, destiné à recevoir un repas de roi, se fait linceul
du ciel : la profusion des nourritures terrestres s'interpose entre
l'hôte éventuel et la significiance aérienne du lieu qu'expriment l~s
4: armes parlantes '> reflétées par la t able. Du reste, à peine le Gall01s
achève-t-il son repas que « vers la porte (il) regarde et voit venir
un~ pucelle maltraitée (car) sans couleur, maigre, pâle et jaune ~t
noue ( ... et) pauvrement vêtue » (v. 21742-49). On aura compns
qu'en ce lieu où s'étale en abondance tout ce qu'il faut et plus encore
pour, gaver le corps, l'alourdir, le « soumettre ~ à la terre e~, en
con~equ ence, rendre famélique l'âme, cette malheureuse demmsel~e
est J~S~ement une nouvelle hypostase de l'âme. Sa maigreur, sa pa-
leur J.omtes aux couleurs - jaunâtre et noire - de la misère ~ont
les stigmates de la tyrannie saturnienne qu'elle doit subir. Elle vient
avertir le héros qu'il se trouve dans le manoir d'un géant et qu'il
va avoir à payer fort cher la collation si le maître de céans arrive ;
aussi. le prie-t-elle de fuir sur-le-champ. Mais Perceval ignore cette
supplique et, s'étant armé, se poste à la fenêtre qui « était très grande
et large '> (v. 21 802-03) pour voir venir celui dont il a tout à re-
douter. Image des plus parlantes que celle du preux s'encadrant
d ans cett~, i:résence de l'air que constitue la fenêtre, com~e pour
occuper 1 element dont il lui faut prendre possession en affrontant
le geant.
Ce dernier apparaît et lui crie haut et fort « Vassal qui vous a
conduit ici ? Bien serez hébergé cette nuit m ais ce sera pour vous
rnalaventure > (v. 21807-09). Puis il s'élance vers la tour et, de
l'én?rme m assue qu'il brandit, abat au passage le cheval du héros.
Funeux, P erceval bondit à sa rencontre. L e géant, deux fois plus
grand que le chevalier, lève sa massue « grosse et équarrie ~ (v.
21 827) pour lui en assener un formidable coup.
L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 151
. Avec ce .colosse surgit encore une image de Saturne ou de Hrung-
ni;. On sait que dans les contes et le folklore, le géant ou l'ogre
devoreur d'enfants figurent l'entité saturnienne. Ici, ce châtelain re-
doutable manie une arme traduisant ce qu'il personnifie : la matière
bri:-,te, }a,masse charnelle, la pesanteur du corps (et de la conscience
qu Il genere) en un mot tout ce qui, d'une façon inhérente à la condi-
tion physique s'oppose à la virtualité célestielle. En cet être massif,
écrasant tout ce qui lui résiste, on reconnaît le pouvoir oppressif
de Saturne agissant sur l'élément air ou plutôt sur ce qu'il symbolise
en l'être, un degré plus élevé de la ~atière et qui commence à échap-
~e: au conditionnement terrestre car il se rapproche du ciel. Et puis
1.arr ~orrespond au « cœur >, cette « porte du ciel > que Sa~rne
tient Jalousement fermée. On aura remarqué que si aucune muraille,
barrière et autre ferté n'entouraient le manoir, quiconque s'y aven-
turait risquait de n'en plus sortir, comme la demoiselle en haill~ns
(v. 21770-76) dont le cœur est « marri » (v. 21772), ou :Jes chevaüe~s
que le monstrueux maître de céans a tués (v. 21763-64). Exempl~1:
rement, le cheval du Gallois symbole de vélocité, de la capacite
d'aller « vite comme le vent >' tombe sous la massue. Mais Perceval,
plus leste que son adversair~ puisque moins soumis à sa pr~pre
pesan~eur, évite les coups et, à son tour, frappe d'estoc ~t de ~aille.
Il attemt la hanche du géant mais sa lame dévie et la cmsse lm en-
ta~e « si près de l'os qu'il trancha net jusqu'au talon. Le géant sent
qu'il est blessé, la colère et la douleur le rendent si enragé que pour
un peu le cœur lui crèverait » (v. 21846-51). Avec un tel co?P s~r­
gi,sse?~ des symboles. D'abord, par une blessure à la jaI?be, ~ pnv~
de.finit1vement le géant de ce que celui-ci, de nature, possede bien pe
et qui révélant le pouvoir de s'affranchir partiellement de la pesan-
teur, dénote quelque accointance avec l'air : la souplesse. Du reste, les
passes d'arme de cet affrontement mettent l'accent sur la souplesse
du h éros ; ainsi il « s'est écarté de côté » (v. 21831) ou enco:e
~,«,sauté en arrière » (v. 21859) pour éviter la m~ssue. Ensuite
1 epee du Gallois fait apparaître la composante saturnien~e dans l~
corps : le système osseux. Mais surtout on nous dit du gea?-t ?l.esse
que « pour un peu le cœur lui crèverait » (v.21851) ce qui designe
l'organe - ou plutôt le centre subtil correspondant à cet organe -
pour la libération duquel cette lutte a lieu. .
Manquant à nouveau le chevalier, le colosse bnse ~u s?l sa .mass~e.
Alors Perceval l'assaille si impétueusement « que 1 ore~lle (Il) lm , a
co upée et séparée de la tête, (puis) l'épaule et le }nas a tout~ volee
et le côt,é jusqu'au poumon ;p (v. 21869-72). Le gean;. t?m}?e a terre
et le heros l'achève en le transperçant. Outre qu 1c1 1image de
l'oreille coupée révèle qu'une parenté symbolique s'établit entre le
152 GRAAL ET ALCHIMI E

géant et le chevalier noir et qu'elle renvoie à celle alchimiq~e déjà


citée, on pourrait dire que Perceval met litt~ralement ~n, pie~es l.e
colosse. Il démonte la mécanique physiologique et voila qui fait
songer à certains exercices spirituels consistant à procéder mental~­
ment à un dépècement du corps, organe après organe, « avec la. fr01-
deur et l'exactitude d'un chirurgien au cours d'une aut~ps1e. :11,
comme le dit J. Evola 5. Mais surtout le fer du héros parvient JUS-
'!';'a;i poumon, l'organe de l'air ! A cet instant le géant s'écroule :
l epee de Perceval a libéré l'élément air de la masse corporelle sa-
turnienne.

LE CHEVAL NOIR.

Une dernière composante de cette aventure doit être si~alée.


Son cheval ayant été tué il faut à Perceval un nouveau destrier. La
demoiselle toute à la joi~ d'être enfin libérée et à qui revient le châ-
teau, lui dit d'aller dans le cellier où il en trouvera un que le géant
nourrissait abondamment (v. 21904-07). Ce que fait le Gallois qui,
un~ chandelle à la main (v. 21911-14) découvre un superbe cheval
no1.r (v. 21900). Le cellier lieu bas sombre et frais destiné à enfermer
la. nourriture, évoque un domaine 'tellurique où Saturne veille sur les
alime~~s,, a:itren:ient dit sur ce qui fournit au corps sa vitalité - pour
1
~ societe egypt1enne, par exemple, un rapport existait entre la Force
vital~, le ka, et la nourriture - mais aussi ce qui l'alourdit, l e sou-
met a la terre : quiconque s'attable dans la tour attire le géant. ~·~st
donc des profondeurs mêmes de ce Joois 0
vertébral que le héros hbere
une monture dont la robe se confond avec la noirceur du lieu.
, Oi;i. pourr~it s'étonner qu'une telle couleur, saturnienne s'il en est,
e.choit au heros. Pourtant pareil destrier s'impose comme embléma-
tique de la quadruple traversée victorieuse des éléments par P erceval.
En effet, noir~ ~tait la porte fermant le premier château - celui de
la terre - ou Il eut à lutter. Et le mince interstice fissurant cette
i;o_irceur é;~catric~ de profondeur tellurique annonçait le quatri~me
~l~ment, 1air. Pms, après son franchissement des deux prerrners
el:rnen~s, la te~re et l'eau, et avant les épreuves du feu et de l'air,_ le
heros fit face a une autre noirceur, toute armée celle-là, le cbevaher
au tombeau. A présent qu'il a conquis le plus subtil - et le dernier-
des quatre éléments par une victoire sur son antithèse, la pesanteur,
pouvoir lui est donné de chevaucher, et donc de dominer, de maî-

5. La D octrine de l'Eveil (Paris, 1956), p. 250.


L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 153
~riser, ~e qu'exprime la noirceur. La porte hostile et verrou~llée,
evocatnce de la terre, s'est transmuée en monture docile. Perceval
semble .te~r les rênes du destrier monté par le Chevalier Noir.
Alchirruquement, monter ce coursier pourrait signifier la maîtrise
de l'.Œuvre au Noir. Le cellier figurant les appétits terrestres, la
« faim » , les d ésirs, mais susceptibles d'être transmués par le por-
teur de lumière - Perceval descend dans le cellier une chandelle
à la main (v. 21911-14) - en Force vitale. Il n'est pas inutile de
rappeler _que, sur le plan iconographique médiéval, l'une des vertus,
la Temperance (ou Abstinence) a pour emblème le mors (et les rênes)
d'u~ cheyaI ; ainsi dans La Queste, Gauvain a-t-il la vision d' « une
m~in qui ~pparaissait jusqu'au coude et qui était recouverte d'une
soie ve~eille. Elle portait au poignet un mors assez peu somptueux,
et tenait un gros cierge dont la flamme était très vive > (tr. p. 187-
~88, ~·?· p. 150, 1. 32-33 et p. 151, 1. 1 et 2). Un. ~rud'homme ".a
1 exph~1ter : « Par la main il faut comprendre la chante, et ~ar la soie
ver~e1Ue la grâce du Saint-Esprit dont la charité est tou1ou;s em-
brasee ( ...) Par le mors il faut comprendre l'abstinence. De mem~ en
effet qu'avec le mors l'homme mène son cheval où il veut, de meme
i'abstin~nce préserve le chrétien de tomber en péché mortel >
Ct.r. P· 195, t.o. p. 60, 1. 6-14). Mais cette maîtrise des ténèbres satur-
me?nes n'implique pas obligatoirement, dans un premier temps du
moms, la connaissance et la maîtrise de la blancheur mercurienne.

LE BLANC GARDIEN DU « GUf: AMOUREUX >.

« C'était par .une matinée très belle, comme il y en a à la belle


saison ; clair chantaient les oisillons éclairant ainsi le cœur ~ (v.
21956-59). Perceval, après avoir ch;vaucbé tout le jour, «~ ~o~t u~
homme. C'était un Gallois qui courait à pied. L'ayant arrete. il lm
demanda d'où il venait et celui-ci dit qu'il avait vu au mati? un
serpent crêté dont il avait eu une grande peur. Et Perceval lm ~e­
man?a encore si en tout le jour il avait trou~é .homme o~ chevalier
arme, maison château ou forteresse. Et celm-ct répond · Par cette
direction d 'où' je viens, vous pourrez aller, en tel lieu vous trouverez
ch7valier ou aventure qui sera pénible ~t dure. > (v. 21962-_76):
Suivant son conseil, Perceval ne tarde pas a parvenir « en une plame !
une plus belle ne fut vue. L'herbe y poussait verte et drue (e9 RarID:I
elle y courait une rivière extraordinairement belle. Sur la nv1ere il
Y avait un arbre au pied' duquel un perron de marbre portait des
lettres inscrites peintes à l'or et petites. De l'autre côté de l'eau, au
milieu du pré, on avait tendu un riche pavillon d'un drap d'Antioche
154 GRAAL ET ALCH1MIE

très précieux. Devant le pavillon un destrier tout blanc ( ... ) et un écu


blanc d'argent, et près de l'écu une lance qui était toute neuv~ et
blanche. Perceval a bien regardé le pavillon, la rivière, le pre, le
blanc écu le blanc destrier et la blanche lance de quartier. Il pense
en lui-mê~e qu'en la blancheur n'émane que du bien. Il se dit qu'il
hébergerait dans la tente puisque la nuit approchait. Alors chevau-
chant jusqu'au gué, sans s'attarder il y est entré et laisse boire son
cheval. Regardant un peu en aval il vit un chevalier s'armer qui .cmi:i-
mença à lui crier à haute voix : « Par Die u, vassal, vous faites vileme
en abreuvant votre cheval à ce gué; (... ) Je vous défie ... )) (v. 21982-
22.016). Et, lance au poing, il fonce sur le héros. Rude bataille s'en-
swt mais qui, bientôt, tourne à l'avantage de Perceval. Le ·B lanc
Chevalier demande grâce puis il conte son histoire : « J'all~is ~her­
chant aventure, tant que j'arrivai à ce gué, dessus cet arbre ; Je VIS ~n
un perron de marbre des lettres d'or écrites ( ...) Mot à mot en latm
elles disaient que c'était le Gué Amoureux qui est le plus aven~reux
du monde » (v. 22089). Il s'agit d'un lieu enchanté car autrefois des
fées y vécurent puis, après leur départ, on inscrivit sur le perro~
« que s'il venait un chevalier qui tant fut courageux et fier et qu'~l
voulut demeurer au gué et sept ans pouvoir le garder, il en aurai!
tout le prix du monde » (v. 22141-45) sur tous les chevaliers qm
existent. Et il ajoute : « Or vous ai-je conté pourquoi j'y suis tant
demet~ré. S'il vous plaît, ainsi vous le garderez parce que vous m'avez
conqrus, re.ster devez au passage pour accroître votre renommée » ( ...)
« Certes, Je me garderais de le faire » dit Perceval « beau doux
ami, je n'y accroîtrais ma valeur que d'un éperon ~ '(v. 22147-57?·
A nouveau, nous remarquons que là où coule une rivière se mam-
festent des présences féminines surnaturelles. Et, magiquement, ce
lieu suscite un irrésistible attachement à une fonction imposant la
répétition indéfinie d'une même action. Le nom de ce point de pas-
sage se révèle des plus parlants : « Le Gué Amoureux )) (v. 22097).
En hermétisme « amour » a justement le sens d 'une « identification .»
ou « amalgamation » de l'être à un certain état dès lors qu'agit
le désir ou « convoitis~ )> enoendré par le Mercure prisonnier de Sa-
turne · Présentement dans ,~ette aventure de Perceval c'est le titre
6

de « .n:ieilleur chevaiier du monde )) qui agit comu'ie facteur de


convo1tlse et « pétrifie )> le Blanc Chevalier sur une parcelle de ter-
ritoire et clans sa fonction ... et le conditionne tant qu'il provoque
tous ce~1x dont le cheval s'abreuve au gué. Le caractère éminemment
symbolique de cette situation transparaît : La soif des chevau~
: 1

6. Cf. J. Evola, L a Traditio11 H erm étiqu e, op. c il., p . 85.


L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 155
prov<?q~e la « .soif de gloire » du gardien de l'eau. La rivière, certes,
se fait evocatnce du Mercure, de même que la couleur envahissant,
?u h~_aume au destrier, la silhouette de ce preux et qui blasonne
Jusqu a son surnom : « le Blanc Chevalier » (v. 22068). Remarquons
sur~out .son écu d' « argent:» (v. 21996), émail héraldique, s'entend,
mais qui apparaît référentiel au Mercure. Si tel est le blason du Blanc
Chevalier, celui-ci manifesterait une présence mercurienne ; non point
en tant que « Force :» primordiale et « libre l> , ce que symbolise
les fé:s qui , à leur gré, hantent ce lieu et le quittent, mais, au
contraue, en tant que Mercure « en chute l> , lorsqu'il s'identifie à une
f orme individuée.
S'il est loisible de deviner dans les différents chevaliers qu'affronte
~erceval des « images-reflets » des entités constitutives de sa phy-
siologie subtile, encore faudrait-il les classer selon une hiérarchie
exposée par J . Evola 7 • Avec le Chevalier Noir s'est montrée l'entité
terr~stre, Saturne « en personne », et avec ce Blanc Chevalier se
manifeste « l'entité acqueuse (. .. ) appelée aussi lunaire l>, le Mercure
« au sens restreint », le Double de l'ancienne Egypte 8 ou dans to,u~e
~utre t:adition. Sans doute faut-il, ainsi que nous l'avons ~ugger~,
1 ~terpreter « l'argent » de son blason en tant qu'émail héraldique A de-
si.gn~nt la couleur blanche et non une brillance argentée. Ma~s•. ro~~e
~msi, le mot « argent :» joint à l'image du bouclier recondmt xrr~sis­
tiblement la rêverie du lecteur à une surface métallique, et ce, d au-
tant plus que le texte original dit : « un escu blanc à argent » (v.21-
996). Et, comme cela fut déjà évoqué à propos du blason de Perceval,
~· « argent » héraldique s'impose comme un substitut du métal dont
il porte le nom. D ès lors, subjectivement on imagine que, lorsque le
Blanc Chevalier se couvre de son écu face au nouveau venu, la sur-
face argentée réfléchit l'image de Perceval. Mais, en vérité, s'avan-
ça.nt .vers lui, le héros pareillement couvert d'un écu, projette .sur 1 ~
~ro.1 r de l'adversaire le lion d'argent le blasonnant ~t donc lm-aussi
miroir. E t un déconcertant jeu de miroirs - où se glissent des reflets
d~ tailloir accompagnant le Graal, de la table d'~rgent ~ans ~a to,ur du
geant et, par-delà les siècles, du miroir des Alc1 --:-. s amplifie ~ me-
sure que les chevaliers se rapprochent. Dans ce ver~gmeux face a face
de boucliers se réfl échissant l'un l'autre, les deux ~ilhouettes se trans-
p~rc.ent mutuellement par l'infini qu'elles ~ focabsent. E n effet n.e
dirait-on pas que sur les écus s'ouvre un abune? Et sans doute est-1~
opportun de souligner que le « cœur » du blason se nomme aussi

7. Ibid., p. 59.
8 . Ibid.
156 GRAAL ET ALCHI MI E

l'abîme! Alors transparaît non plus le M ercure c~mditio~né par .un


espace-temps donné - le bouclier du Blanc Chevalier_ refletant le }ieu
auquel son porteur s'identifie - mais le Mercure « libre :i> . ~es ec~s
confrontés, déployant des infinis réciproques, allusifs à l'abime on-
ginel, illustrent l'adage hermétique scion lequel « le semblable
connaît le semblable » 9 • Et, parce qu'elle s'insinuait déjà entre deux
blasons gémellaires, la fissure de la porte noire se poursuit en ce
gouffre de reflets pour s'agrandir dans l'illimité. .
Mais, sur l'écu de Perceval, l'argent, métal lunaire susceptible
d'une perpétuelle identification aux choses reflétées, apparaît « conte-
nu " par le sinople ; quelle que soit l'image captée, celle-ci n'env~­
hira pas la surface de l'écu dans sa totalité : le lion la circonscnt,
J'enferme dans sa silhouette, la « dévore » dirait-on, ce qui n'est pas
.sans rappeler, dans le livre de Nicolas Flamel, ce « Lion qui dévore
toute nature métallique et la réduit à sa propre e t véritable substan-
10
~e ~ . ' entendons par-là, précise J . Evola, qu'il engloutit « toute nature
md1v1duée » pour la ramener à un état « non individué, libre » et la
transporter ainsi hors « des eaux de la corruption et de l'oubli » 11 ·
Expliquons-nous : on pourrait dire que, sur un plan h ermétique, ce
qu illustre le combat de Perceval et du Blanc C hevalier correspond
·à la phase où une forme de conscience individuée, « pétrifiée » ?u
« coagulée 11 dans une fonction voit brusquement ses limites se di~­
soudre sous l'apparition du Mercure originel - Je « dissolvant. um-
versel :li des textes alchimiques - dont l'un des synonymes est 1uste-
1?ent l' .« ~bîme :li, image répercutée, on l'a vu, par ce face à face des
ecus m1ro1rs. Mais, et les textes sont formels, il faut ensuite « fixer »
à nouveau l'essence de l'être sous peine qu'il subisse une dissolution
totale .. VoHà pourquoi, sur le blason de Perceval, cette fixité qui
« contient » l'Abîme trace la silhouette d'un lion emblème pris ici
- à l'inve~sc de ce lui d' Abrioris - dans son acce~tion supérieure de
Force solarre campant l'immuable.
Par.le miroitement d'écus, on devine que Perceval, en affrontant ~e
chevalier consubstantiel à la « frontière humide » qu'il garde, d01t
s'outrepasser lui-même. Il ne ferraille contre le oardien
0
que pour le
libére~ du lieu ou plutôt de ce qu'il implique. A œ sujet, il convient
de voir ~n ce « perron de marbre » (v. 21988) sur lequel des lettres
d'or ( « inverse ») scellent magiquement un f atum existentiel, u.ne
sorte de « borne » limitant la vie - la Force-vie - du chevalter
« pétrifiée '> dans sa répétition d'un seul et même exploit toujours

9. Ibid,. p. 6 1.
10. Ibid., p . J29.
J 1. I bid.
L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 157
renouvelé. ~es « sept années » (v. 22144) de présence obligatoire
comme gardien du gué faisant allusion à la conversion chronienne
des. Forces prii_nordiales. Certes, voilà qui rappelle le rôle du Chevalier
~01r. Toutefois, le « charme » du lieu - cette plaine dont jJ est
dit que « plus belle ne fut vue » (v. 21983) et où le « Gué amou-
reux » _suscite la « soif » de prestige - une fois rompu, le chevalier
mercunen le, 9-uitte , alors que, inversement, le chevalier saturnien
ne peut se res1gner a abandonner sa fonction et son tombeau .

LE FUGITIF ET LE SERPENT CMTE.

A l'origine de l'aventure le récit montre un homme en train de


cou~ir, effrayé « parce qu'il 'avait vu le matin un serpent crêté dont il
~vait eu une grande peur » (v. 21965-67). Cette image introductive
a 1~ rencontre du Blanc Chevalier mérite qu'on l'interroge. L'étran-
gete, on pourrait dire le caractère surréaliste de la scène et des propos
te~us par le comeur n'est pas sans évoquer quelque allégorie alchi-
mique.
R~marquon,s que le serpent qui provoque la frayeur n'appar~ent
pas a u_ne espece connue puisqu'on le dit crestu (v. 21966). Peut-etre
c~ reptile, ~ar son étrangeté toute mythologique, figurerait-il _l~ ~ur­
gissement d une Puissance cause de terreur sacrée. On songe 1c1 a ce
serpent à tête de bélier ac~ompagnant le dieu celte de la Force v.itale,
Ce:nunnos. Aux dires de l'homme, l'apparition du serpent ~·est, pro-
du.1t~ « au matin » (v. 21966), donc à l'orient de la jo~rnee,} son
ongme, prétexte horaire pour évoquer un état primordial. Limage
de~ la crête, elle, renvoie à celle du coq, héraut de l'aurore, et pa~ ~e
men:e animal un rapport s'établit entre le serpent crestu et le ·basilic,
reptile fabuleux dont la naissance transgresse l'ordre naturel : un coq
pond un œuf (?) et un crapeau Je couve. Elément du caducée, le_ s~r­
p~nt relève de l'emblématique majeure de Mercu~~- _or, en alchitrue,
div.ers symboles reptiliens constellent la spéc1fic1té du . Mercure
« hbre » : « venin » , « serpent universel :v , « dragon » et, J~Stement
« basili~ philosophique » que l'on déclare doté du pouvorr de la
f?~dre inhérent à sa primordialité antéformelle et, com~e t~l~ ter-
r~fiant puisque ,c apable d'anéantir toute forme 12• En cela Il reJOlilt le
Iton mentionné par N . Flamel.
Est-ce l'apparition de ce pouvoir qui effraya le personnage ren-
contré par Perceval ? Toujours est-il que l'effroi cause de fuite a fait

12. Ibid. , p . 43.


158 GRAAL ET ALCHIMIE

de lui un « coureur » (comme le fou du jeu d'échec) un « fugitif »,


et ce qualificatif surnomme aussi le Mercure : l' « Eau lumineuse »
(littéralement l' « Eau-argent »), « ce qui toujours fuit » 13 , est une
image qu'on lui applique. Avec ce Mercure fuyant devant lui-même
on pourrait dire que cette scène, par son burlesque, procéda~t d_'un
humour dont les sculpteurs médiévaux (et romans en partrcuher)
usent fréquemment pour rendre plus parlants les symboles, s'intitu l e~
rait : « La Puissance fuit devant sa propre puissance », formule qui
évoquerait alors l'une de ces multiples expressions illustrant le carac-
tère de radix ipsius de la materia hermétique, telle que :
4 La nature triomphe de la nature, la nature domine la nature »,
« La nature fascine, vainc et domine la nature » 14 • Ou encore :
cette 4 matière des Sages » ( ...) « se tue elle-même et ensuite. ~e
ressuscite d'elle-même » rn. Cela dit, le texte précise que ce fugitif
est un Gallois ... comme Perceval ! Et l'on se prend à songer que ~e
dernier se trouve en présence d'une modalité mercurienne d e lui-
même. Le fugitif dit à notre héros qu'il trouvera aventure « qui sera
pénible et dure » là d'où il s'est enfui : et cela suggère, quant à la
thématique mercurienne de la dite aventure, que Je serpent effrayant,
la rivière et le Blanc Chevalier à l'écu d'argent forment peut-être les
troi~ ~~cettes. d'une même Force. De fait le serpent, ondulant, évoque
la nv1ere qm « serpente » et l'éclat de celle-ci 11envoie aux armes du
~hevalier. Ainsi, .Par cette « cascade » d'images procédant l'une. ~e
1 a~tre, tr~nspararssent les aspects essentiels du Mercure : le « basilic
philosop~19ue », l' « Eau coulante » ou « fuyante » de la rivière et le
valet fu~tif ou « co~r~~r » - une image particulièrement bienvenu~
~ous dit que 1~ nv1ere « courait » (coro it v. 21985) parmi
1 berb,e - et enfin, en la personne du Blanc Chevalier, la stase pro-
voquee par la terrestréité.

RENCONTRE AVEC LE BEL INCONNU.

L'~pisode qui suit se range encore parmi les « aventures » cent~ées


sur l image.du « cœur ». Après avoir chevauché durant tout un 1our
sans pouvoir se restaurer ni même boire P erceval s'arrête en forêt
pour passer la ~ui~. Malgré sa fatigue il ~e peut trouver le sommeil
et « toute la nuit il a ainsi veillé » (v. 22269). Vers le matin seule-

l 3. Ibid., p. 34.
14. Ibid., p. 33.
15. Ib id., p. 34.
L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 159
i_;nent il sommeille un peu et pour cela, « il a posé la tête sur son
ecu » (v. 22272). Puis, sous un soleil déjà haut, il reprend sa route.
Voilà qui, après un jeûne circonstantiel, ressemble fort à une nuit
de veille rituelle avant une ordination chevaleresque, comme pour
annon.c er la sacralité du jour qui pointe. Et ce court somme pourrait,
par l'image de la tête appuyée sur l'écu, signifier que le mental se
repose sur le « cœur » ; ou plutôt, pour être plus explicite, disons que
le processus de pensée trouve désormais son assise sur la vertu du
« cœur »: Do~c, point d'abandon à la pesanteur du corps dans le fait
de dorm1r puisque le Gallois repart bientôt à « grande allure »
(v. 22277). Soudain paraît sur sa route une demoiselle si merveilleu-
s~m:nt belJ.e que le narrateur prend visiblement plaisir à nous la
decrue. S'agit-il d'un être de chair ou, à nouveau, d'une hypostase de
l'âme? Faut-il deviner un symbole dans son visage « coloré de
vermeil. » (v. 22297) et dans la « riche pourpre » (v. 22308)_ de
son habit ? Encore une fois 'l'apparence physique sert de reflet a 'la
corporéité spirituelle. L'ayant saluée, Perceval engage avec elle une
c~nv~~sation. .. brève car surgit un chevalier qui, reprochant au Gal-
lois d importuner sa belle amie, le défie. Nouveau duel et de fameux
coups d'épée sont échangés. Des coups tels, même, ~u'en fr~ppant
~es ~eaumes ·« ils font jaillir le feu » (v. 22356). Mais en vam car,
a yailJance égale, a ucun des deux « ne doute qu'il soit devant son
pair :1> (v. 22365). Alors, cessant le combat, le chevalier demande
au héros son nom. Entendant ces mots : « Je suis appelé Perceval
le ~allois » (v. 22376), il jette son épée, et, rempli de joie, il donne
mamte accolade à P erceval en lui disant « conquis m'avez » (v. 22-
381) puis il se présente : « Le Bel Inconnu ai pour nom; ainsi m'ap-
pellent les Bretons. Messire Gauvain est mon père » (v. 22387-89).
Nous avons cité l'adage hermétique selon lequel « Le semblable
connaît le sembl able » et cet épisode pourrait en être une nouvelle
formulation chevaleresque. Egaux au jeu de l'épée, cha.cun découvre
en l'autre son pair et à travers eux, reparaissent les· silhouettes des
Alci ou des Géme~ux ... avec four feu de Saint-Elme ; car l~s coup~
d'épée sur les heaumes, en provoquant des étincelles, transcnve1?-~~ ~a
encore un choc év,eilleur et le signe lumineux d'une autre corpore1te.
Très justement, Suzanne Hannedouche a vu dans ce 1Bel Inc?nnu c~
qu'.elle nomme « le Moi supérieur » lG du héros,, autrement d1~ I.e Soi
qui, effectivement, ne peut qu'être « \Beau » d~s lors , qu~ D1vm~ et
« Inconnu » puisque le but de la Quête consiste prec1sement a. le
connaître au « cœur » de soi-même. Eu tant que fils de Gauvam,

16. Perceval et le Graal, op. cit., p. 241.


160 GR AAL ET ALCHIMIE

preux dont la surnature se révèle dans la marche ascendante du


soleil, il serait une émanation de cette virtualité solaire. Et, traduisant
cela, le Bel Inconnu convie Perceval à rejoindre la cour arthurienne
à l~ Noël, donc au solstice d'hiver, point à partir duquel le soleil
croit en rayonnement.
Ensuite les deux chevaliers parvienent à une superbe demeure do-
minant un vivier. Devant le pont y menant, ils voient venir à eux un
prud'homme, seigneur du lieu, qui, laissant à leur pêche deux de ses
gens qu'il dirigeait, va leur offrir une hopsitalité fastueuse. Admirant
le logis et le vivier, ils en concluent « que nul ne peut être hébergé
en un plus beau lieu » (v. 22490-91). Car on devine en ce « vivier >
comme le réceptacle de la Force vitale et par l'imaoe du prud'homme
~ h
pec eur, cette demeure se substitue à' celle solaireb du Graal. Or cet
hôte généreux se nomme Eliadu , fils d'Elidu (v. 22471-72). D e tels
noms po"?1"raient renvoyer à celui d'Hélios, semblant alors transcrire
le caractere de révélation solaire de cet épisode où, avec le Bel ln-
c?nnu se manifeste - fugitivement, puisque Perceval et lui vont se
separer devant une fontenelle (v. 22528) , nouvel « organe-symbole >
du cœur - le Soi du héros.
Chapitre XI

DANS LE CHATEAU VIBRANT

REGARD SUR LA CITf: AUX CINQ TOURS.

Ce!ui 9ue nombre d'épreuves initiatiques ont conduit au « cœur >


~e. lui-meme, voit désormais le monde bien différemment et les trois
episodes qui suivent illustreront ce nouveau regard de Perceval .
.! 0 ut d'abord le Gallois retrouve, après deux ans d'absence, la

cite de la dame de ses pensées, Blanchefleur. Cité prospère à n'en


Pa;; . douter ~ar bruissante d'activités avec ses multiples corps de
metiers et son port plein de navires aux destinations lointaines. Per-
ceval quitte pour un temps l'espace imagina} des symboles et re-
Lrouve celui des hommes. Cependant le symbole ne peut s'en ~xclure
et le regard du héros le découvre au-dessus de l'agitation qu'impose
le quotidien. Il admire les cinq tours dominant la cité : quatre sont
blanches et encadrent la cinquième qui, vermeille, se dresse plus
A

haute que toutes les autres. Pour être exacts, disons meme. que du
pa.nora.ma de la cité, Perceval contemple en premier ces édifices de
veille J?uxtant le ciel. Et, bien plus qu'une archite~tu~e re~~nnue,
nous dirons que c'est une archétypologie que son œil situe ici. Par
l~s q~~tre tours la vision répartit cardinalement l'espace et, par la
cmqmeme, le centre axialement 1 . D'une couleur synonyme de ~u­
mière de Gloire la haute tour vermeille, pour un ancien Iramen,
évoquerait la c~lonne du Xvarnah, pour un Hébr~ux, ce~e de la
Chekhinah, pour un Chrétien le flamboiement du Samt-Espnt, et un
Saxon de Widukind y verrait l'lrminsul ... Car tous ces exemples
renvoient à l'Axe du Monde. :Pour l'œil - et le « cœur ~ - de
Perceval, en ce lieu la communication, comme dirait Eliade 2 ,
'
L Cf. M. Eliade L e Sacré et le Profane, op. cit., p. 42.
2. Ibid., p. 39. '

~ - -
162 GRAAL ET ALCHIMIE

s'établit entre terre et ciel : bien que soumis aux flu~tuations de ,la
temporalité - le Gallois découvre les transformations apportees
à la cité depuis son départ (v. 22847-48) - le visible offre un sup-
port à l'invisible et à !'Immuable. Aussi n'est-ce point un hasard
si, ~ai;s cette citadelle qu'agence le symbole, la chambre princièr,e
d~stmee à notre chevalier (v. 22788) se présente cc_m1me la. re-
phque de celles offrant leur énigme d'ambre à son mterrogat10n.
Preuve que, même dans la cité des hommes, Perceval ne peut p~rdre
l'espace doré de son intériorité. Mais il est vrai qu'en cette chambre
le rejoindra Blanchefleur tout à la fois être de chair et, comme le
~antre P. Gallais, « i~age-reflet l> de la Daênâ 3 (ou Fylgja) du
heros.

LE BEAU MAUVAIS.

Après avoir quitté le domaine de Blanchefleur, le Galloi~ ~en­


contre un chevalier et sa dame. Ici se situe un épisode humonstlq~~
car .cette dame, auquel le narrateur consacre autant de vers qua
la_si gracieuse compagne du Bel Inconnu, est remarquable ... par s_a
laideur! De fait on s'attendait à voir surgir une ravissante demoi-
selle, par,eille. à celles - facettes multiples de la beauté de l'âme -
rencontrees 1usque-là. Hélas non ! Hideuse de visage et de corps,
elle « sembla~t un diable d'enfer l> (v. 23200). Avec ça, « .vêtue
com,me une fee l> (v. 23198), elle « chevauchait fièrement, 1ambe
P?see s~r le col du palefroi l> (v. 23217-19). Près d'elle, un chevalier
bien fait de corps et couvert de riches armes la suit. En voyant ce
< monstre é[>ouvantable :i> (v. 23214), accompagné d'un preux d'un.e
telle prest_ance, Perceval ne peut s'empêcher d'éclater de ri.re. ~ais
ce chevalier, surnommé le Beau Mauvais voue une pass10n a ~a
:ompagne. .« Je l'aime tant de tout mon 'c œur que je ne pou~ai~
a aucun pnx viv~e une heure sans elle :i> (v. 23339-41) dir~-t~il .a
Perceval - et, a ~a vue du héros qui s'esclaffe, il se sent 1DJUné
et dem~nd,~ réparation. Un duel acharné s'ensuit qui, l'épée du Beau
Mauvais s etant brisée, se termine à coups de poings ... comm~ p~ur
de quelconques manants! Vaincu, le Beau Mauvais et sa si laide
compagne sont envoyés à la cour d'Arthur où leur arrivée provoque
l'hilarité générale.
Cette demoiselle ·hideuse rappelle beaucoup celle qui, dans le Per-
ceval de Chrétien de Troyes, vient tancer le héros et lui reprocher

3. Perceval et l'initiation, op. cit., p. 113.


DANS LE CHATEAU VIBRANT 163
de n~ p~s. avoir posé les questions concernant le Graal, Pierre
Gallais des1~e cette apparition comme une autre manifestation de
la Daénâ ~e · Perceval, mais sous sa forme terrifiante, « image-re-
flet ». des unperfections du héros 4. Alors peut-être la disgracieuse
demoiselle compagne du Beau Mauvais est-elle une image-reflet de
la Daênâ .de ce dernier. En fait cet épisode pourrait s'interpréter
co~me s~1t : ce chevalier rencontré, par son surnom de Beau Mau-
vais, typifie le monde profane. Sa beauté est '1: mauvaise ~ puis-
qu'elle ne pare que ce monde et n'est au service que d'une âme
malformée. Ce couple s'impose comme l'ombre de celui formé par
le Bel Inconnu et sa compagne. Et c'est la vue de l'âme de ce
m?nde, ~i laide et caricaturale, qui provoque le rire de Perceval.
Desorma1s, outre le fait que son regard situe le monde s~us le ~C:
mon du symbole, et justement en fonction de cela, les etres petns
de profane lui apparaissent, malgré leurs grands airs, comme mons-
t~eusement grotesques. Aussi la confrontation avec le ~eau Ma~­
~ais ne peut-elle se traduire que par un retour c brutal > a la _co~di­
tion terrestre. L'épée de ce chevalier se brise comme pour signifier
que cette arme noble - et des nobles 5 - est la mal venue dans
sa main; et ce différend s'achève à la façon de ceux qu'exclut la
chevalerie : à coups de poings ! Ce qui rappelle le fait q?e, .dans
Perceval, lorsque Gornemant, le maître d'armes du Gallois, mt~r­
roge ce dernier sur sa façon de se défendre face à un adversaue
qui lui aurait brisé sa lance l'élève qui n'est encore qu'un jeune
rustre, ignorant tout des ~es du chevalier répond : 4 Il n'y
aurait dès lors plus rien d'autre à faire qu'à s; jeter sur lui à C?~ps
de poings » (tr. p. 42 ; t.o. v. 1514-16). Toutefois cette, conditio~
de Beau Mauvais n'est pas irrémédiable car à la cour d Arthur ~
centré par la Table Ronde - donc en harmonie avec l'ordre ,uru-
versel - ce chevalier se rédimera et son amie, son âme, elle, s em-
bellira « tant que plus belle en la contrée on ne trouvera >
(v. 23529-31).

< JE NE PUIS RETARDER CETTE ŒUVRE >.

Enfin, troisième épisode, Perceval a retrouvé le château où s',est


déroulée toute son adolescence. Là il apprend la mort de sa ~ere
et sa sœur le conduit à leur oncle devenu ermite : « saint homme
4. Ibid., p. 137.
5. '1: L'arme des chefs » dit G. Durand dans Les Structures Antliropolo-
giques d e l'imag inaire, op. cit., p. 89, cf. aussi p. 189.
164 GRAAL ET ALCHIMIE

qui était de grande religion et qui mène très sainte vie_> (v. 23841-
43). Le Gallois conte ses aventures et, de lui, reç01t sermons et
conseils.
A l'inverse de l'épis~de précédent le monde offre ici au Gallo~s
ce qu'il a de plus souhaitable dans le contexte médiéval : être sei-
gneur d'un fief et, comme perspective spiritueUe, l'obtention .de la
sainteté par la vie contemplative. En ce territoire s'achèvera~t son
errance. Et l'ermitage de son onde si éloigné de toute pres~nce
humaine, semble l'extrême limite du monde. Toutefois la destinée
du ? éros outrepasse le faste de la vie seigneuriale comme le ~é­
pouillement de la vie érémitique car accepter l'un ou l'autre, voue~
au fil des ans, passer du château à l'ermitage, reviendrait pour lm
à se fixer, à e pétrifier > son existence .
. Ajoutons à cela un signe ramenant le Gallois à sa vocation. Tan-
dis ~u'en compagnie de sa sœur il a quitté le château pour se ren~re
aupres de l'ermite, surgit soudain « un chevalier de haute taille
monté sur un grand destrier pommelé, fort et rapide à démesure >
(v. 23775-77). Il crie à Perceval : « Je vous défie pour la pucelle!
Je veux l'avoir car elle est très belle :1) (v. 23785-86). Mal lui en
prend car si sa lance vole en éclat sur l'écu du héros, celle de ce
dernier le transperce de part en part. En fait, comme le dit en
susbtance le récit, le Gallois et sa sœur, bien que sur leur fief, n'en
so~t pas _POUr autant quittes de tout péril (v. 23770-72) et ce che-
valier bngand qui les assaille entre le château et l'ermitage, aux
yeux. de Perceval, a valeur de symbole : dans un monde où pré-
~o~me la férocité de l'ego, ie passage du temporel au spirituel
s avere des plus précaires. Seul celui qui, à l'exemple de ·P erceval,
demeure sur un qui-vive perpétuel face à l'ego assaillant a des
~hances ~e l'outr~passer... de même que la l ance du h éros a traversé
l adversa1Ie. E t s1, justement, une lance au fer sanglant « ouvre »
le .cortège du Graal, n'est-ce point aussi pour rappeler qu'il n'est
pom.t d'apparition du précieux réceptacle resplendissant comm_e . un
soleil sans une ascèse guerrière. Alors autant que d'une v1s1on,
c'est. de ce style existentiel dont Percev;l ne peut désormais se dé-
partir. A son oncle il avoue dans un soupir : « si je savais la cause
de la lance dont saigne la pointe, et du Graal, et de l'épée qui ne
A

peut etr~ ressoudée, si ce n'est par un seul chevalier! ... > (v. 24010-
15), mais ,le saint homme de répondre que cette cause lui est incon-
nue. Et, a sa sœur qui, le voyant apprêter ses armes et boucle~
son haubert, veut le retenir par d'attendrissantes paroles - « s1
vous me laissiez de la sorte vous feriez mal car vous êtes mon
frère » (v. 24201-04) - il répond par les mots suivants joints
DANS LE CHATEAU VIBRANT 165
à l'acte diaïrétique de boucler son armure : « Je ne puis retarder
cette œuvre que j'ai entreprise. Maintenant soyez sage et laissez
votre douleur ; vous n'y pouvez rien gagner pour autant je ne
demeurerais » (v. 24206-11). Puis, couvert de mailles comme d'une
seco~de P.eau et montant son destrier noir, il reprend la Voie que
sa deternunation ouvre dans les terres incertaines.

« NI PAR PEUR, NI PAR PRIERE... »

~p~ès c~ triple événement, •Perceval a donc regagné le labyrinthe


foresti~r 01.~, durant trois jours (encore ce chiffre), il erre, ne trou-
v~nt ,m logis ni nourriture. Voilà qui suggère à nouveau une sorte
d ascese,, de purification par le jeûne, que le destin lui impose afin
de le ~egager des liens affectifs renoués. Et, comme pour marquer
symboliquement cette séparation, il doit franchir une hauteur ro-
cheuse..D~ l'a~tre côté s'étend une magnifique prairie .
. « Pui,s ~ vit un somptueux château dont tous les murs ~t les
pierres eta1ent de marbre coloré décorés de vermeil et de Jaune.
Il Y ~vait une tour haute et de' bel ouvrage » (v. 24257-61). Le
G~ll 01 s parvient à la demeure et en franchit la porte « qui à mer-
veille était solide » (v. 24270). Mais celle-ci, mystérieusement~ se
refer~e derrière lui sans que personne n'apparaisse. Alors, « a la
sa~e il est venu tout droit, à l'entrée il vit quatre colonn~ de
cUiyre bien ouvragées et belles, toutes dorées d'archal. ~~ d5' 1 ~ le
terur pour un sage celui qui les fit et appareilla, et s1 mgerueu-
sement les ouvragea que jamais colonnes mieux fa.çonné~s ne furen~
~n quelque contrée que ce soit. Une table était posee des~us. ·
Jamais plus belle on ne vit. Formée d'une mince plaque d'arram,
elleA était longue de trois toises et large que de cinq pieds <:·.) A une
chame d'argent pendait un marteau d'acier des plus précieux, tout
recouvert d'or fin. Et la table dans sa longueur c?mme dans sa
largeur était aussi très bien dorée et richement ouvragee » (v. 2 427 9 -
95).
Comme il ne trouve pas âme qui vive en la demeure il revient
à la table et, saisissant le marteau, « trois cours . en frappa s~ la
table, de telle force, de telle violence qu'il ~t. fremir tout le .c~ateau
et retentir les environs, car la table prodms1t tel son et s1 msup-
portable vacarme que toute la salle en .trembla .» (~. 24337-44).
Alors, à une fenêtre apparaît une dem01selle qm lm demande ce
qu'il veut. Etre hébergé, répond-il. Ma.is elle disparaît le laissant
seul. Ne la voyant pas revenir, le Gallois se met a sa recherche et
166 GRAAL ET ALCHIMIE

parcourt tout le château. En vain car la demeure est. dése:te. Per-


ceval retourne à la table-gong et, à nouveau, par tr01~ fois -.- ~e
chiffre confère une signifiance rituelle à son geste - il la fa~t r~­
sonner formidablement. Une autre demoiselle se montre et lm cne
que s'il frappe encore, le château va choir et ensevelir tous ceux
qui s'y trouvent. Et le chevalier d'avoir cette superbe réponse :
« ·Par ce Dieu qui peut et voit tout ( ...) amie chère, ni par peur,
ni par prière que vous ou un autre me fasse - et qui me veut
haïr.!11-e haïsse. - je ne renoncerai à frapper de telle force, de telle
mamere que si pour cent coups doit se renverser la grande tour
et s'écrouler le castel, j'en ferai deux cents ou plus » (v. 24410-19).
Et ~ la demoiselle sourit parce qu'il tenait le m arteau pou~ re?--
verser tout le château sans s'émouvoir de ce qu'elle lui avait dit,
mais il était plus vermeil qu'un charbon. Fureur de serpent ou de
lion n'était rien à côté de son attitude » (v. 24438-45). Alors p~­
raissent des demoiselles qui réservent au Gallois le meilleur accueil.
E~es le désarment et lui posent sur les épaules, comme pour un
pnnce, « très riche manteau de soie fourré dedans de blanche her-
mine > (v. 24492-93). Puis on le conduit à la ch âtelaine -<1: en la
chambre qui était toute décorée à l'ambre, p einte d'or, pavée- d'~­
gent ... > (v. 24505-07). Là sont rassemblées cent demoiselles ravis-
santes avec « leurs cheveux blonds qui reluisaient plus que l'or ~ >
(v. 24519-20). Le héros s'est assis auprès de la châtelaine ~ qm est
blanche_c,omme fleur de lys, et de vermeil mieux colorée gue n'e;;t
en matmee de mai la rose nouvellement épanouie quand la rosee
l'a mouillée > (v. 24530-34). Cette dame lui révèle alors le mystère
de son dom~i~e : « Nous séjournons dans ce désert éloigné de toute
gent C.) Ici Je fis fonder ce château qui sur la grande rivière a
son assi_se > _(v. 24618-27). Et elle ajoute à propos de la construction
que « 1a.mais ma~?~ n'y mit la main 'l> (v 24629) -. - preuve que
c~ ~omame est feenque. Lorsqu'un chevalier qui cherche aventure
pene_tre , dans le château, dit la dame, on le laisse entrer et libre
a_ 1 ~ 1 d aller et de venir. En présence de ce vide et de ce silence,
si .1homme est_couard il prend la fuite. Mais « s'il est sage et cour-
tms ~ (v. 24653) il se saisira du marteau et en fera vibrer la table
de bronze.

LA TOUTE-PUISSANCE DU SON.

Voilà donc ~e Gallois dans un nouveau château dont le caractère


féérique apparaît encore plus accentué que les précédents. Ce qui
DANS LE CHATEAU VIBRANT 167
s~explique dès lors que cette demeure manifeste un état de la ma-
t~ère au-delà des quatre éléments mais quintessence de ces derniers :
l ~ther. Posant comme acquis que les châteaux rencontrés par le
heros sont des « images-reflets ~ de sa corporéité subtile, ou plus
~xactement d es centres de Force étagés hiérarchiquement selon les
etats de la matière, le lieu abritant cette table-gong correspond au
centre laryngien, siège de l'élément Ether ainsi que du Son 6 • On
aura noté, en effet, que la table-gong est placée près de la porte,
com~e pour dire qu'il s'agit ici de franchir un élément ... et d'en
obterur la maîtrise, ce qu'illustre parfaitement le fait d'empoigner
le m arteau. Mais, au sujet de cette table, plusieurs données se juxta-
posent.
Disons tout d'abord qu'un tel instrument d'airain, tout c?mme l~s
trompettes de Jéricho, a pouvoir de renverser 1es murailles. Pns
dans un sens symbolique, cela signifie que le son lézar.d e la masse
compacte du tangible. Ici bien sûr avec ce marteau qu'il faut bran-
~ir po_ur que croulent le~ pierres ~n ne peut s'empêcher de 8?nger
a ,celw de Thor et par lequel Hrungnir ne sera p}u~ q?e bl~s epars.
L a.c~e de Perceval doit être perçu comme la revelation dune ~o­
dahte de lui-même : la non-crainte de voir s'effondrer ce que 1on
pourrait nommer les murailles constitutives de la terrestréité de son
être. Cela dit, le château provoque en celui qui est couard ce qu'il
porte en lui : la peur ! Ce lieu, désert de toute présence h~ame,
pour. certains chevaliers qui s'y aventurent, suscite un~ irrationnelle
angoisse car salles et chambres escaliers et couloirs, caves et
combles, se peuplent d'épouvante;. Mais, parallèlement, c~s compo-
santes spatiales d'un château, dès l'instant où, comme le dit G. Du-
rand, toute èlèmeure « est un vivant , 7 et renvoie à la mo1:Pho-
logie 8, figurent aussi ce sur quoi la conscience a encore pou~oir de
s' appuyer, a, ·savoir le corps en tant qu ,expression
· ·
unm é<:bate du
tangible.
Quant à la table dont émane un son capable de renvoyer le tan-
gible à l'informel il s'agit d'en saisir toute sa signifiance. 9: _Pla-
teau reposant sur 'quatre colonnes n'est pas sans rappeler la feenque
fontaine de Barenton. Ici des métaux ont remplacé les gemn:1es fabu-
leuses : donc, non point des rubis comme support mais quatre
col?nnes de cuivre et, en place du per~on d'émeraude, cett: plaque
d'arrain. L'ensemble luit de l'or fin qm le recouvre, de meme que

6. Cf. M . Eliade, Le Yoga, Immortalité et Liberté, op. cit., p. 243.


7 · Op. cit., p. 278.
8. Ibid., p. 277.

;;...:: . -- -
168 GRAAL ET ALCHIMIE

le marteau d'acier. Seule la chaîne d'argent à laquelle pen~ _,ce. der-


nier se distingue par sa brillance blanche dans cette umte 1aune
d'or. .. qui s'etend à presque tout le château puisque qu'on nous le
montre extérieurement « décoré de vermeil et de jaune » (v. 24260),
et, intérieurement de somptueuses tentures où prédominent les
mêmes teintes (v. 24484). A cela s'ajoute la chambre d'or et
d'ambre, dont on imagine la luminosité encore aceentuée par les
blondes chevelures des cent demoiselles. Tant d'éclat doré nous
éyoque naturellement la Lumière de gloire identifiée avec la Force
v1~ale. Or, considérée sous son aspect fondamental, cette Force ne
fait qu'un avec le Mercure originel. A la fontaine de Barenton,
l'acte de verser de l'eau sur la pierre smaragdine déchaînait un
cataclysme et, ici, le marteau a pouvoir de le provoquer pou,r. peu
qu'on multiplie les coups de gong. Il faut savoir qu'en hen:ne~1sme
le S~n, l'Ether et le Mercure désignent un seul et même prmc1pe •
9

Le nsque de destruction du château sous les « ondes » sonores de


la table-gong, ne symbolise rien d'autre, à nouveau, que l'irruption
de l'état antéformel qui renvoie toute forme dans l'indifférencié. Et
le château [ui-même pourrait exprimer cette Lumière originelle -.
d'où la profusion de brillance et de couleurs l'évoquant - mais
e solidifiée >, « pétri.fiée > en volumes faisant allusion à la structure
corporelle.. Cependant cette apparente solidification peut à tout ins-
tant se vorr abolie par l'instrument appelant une Puissance anté-
formene, n~mmée alchimiquement le « Dissolvant > 10• , •
En brandissant le marteau, 1Perceval semble investi par une energie
fiamb~yante - tout comme Cuchulain - puisqu'il apparaît « plu_s
verme~l que ~b arbon » (v. 24443). On se souvient que le verm~d
co.lora1t son ec_u et revêtait la châtelaine à !'Echiquier ou em?elhs-
sai: une autre i;nage de cette dernière en la personne de la pr~sente
maitresse de ceans, et nous découvrons cette couleur omnipresente
dans, le cam~ïeu doré décorant ce château. Alors autant dire que
le heros <i: fait corps » avec ce lieu. Et le texte d'ajouter que « Fu-
reur de serpent et de lion n'était rien à côté de son attitude l)
(v: 244~4-45). Donc, cette énergie _ ou Force _ qui l'embrase
l~t co.~ere une capacité de décision passant outre les passions, figu-
rees 1c1 par la fureur d'animaux redoutables tels que le serpent
(et l'on songe à ceux du caducée emblématiques des passions) et
I~ l~on (rappelant celui d'Abrioris),' l'un et l'autre imageant « l'irré-
sistible et sauvage instinct d'autoconservation > du « moi-je ~ . Ce

9. Cf. J. Evola op. cit,., p. 169.


IO. Ibid., p . 118, 121 et 123.
DANS LE CHATEAU VIBRANT 169
vermeil. évocateur d'une chaleur magique, « syndrome de prise de
possession d'une sacralité ~ comme le dirait Eliade 11 , prouve que
Perceval maîtrise une Force alors qu'Abrioris était possédé par
~'ombre de cette Force, la passion. L'impassibilité du héros face
a la menace d'écroulement du château manifeste un état originel
de fixité. L' « or fin » (v. 24295) plaqué sur l'acier du marteau
provient du même filon solaire que celui du Bel Echiquier. L'atti-
tude virile, révélatrice d'une domination sur soi suscite l'apparition
des demoiselles devinées comme fées autrement dit Forces vitales.
Pe.~ceval en déclarant à l'une d'ell~s que « ni par peur, ni par
pr.1ere » (v. 24412) il ne renoncera à frapper le gong si cela
lui semble juste, prouve qu'il se situe hors de toute peur mais aussi
de toute influence que le domaine du sentiment pourrait éventuelle-
ment exercer sur lui. Désormais aucune motivation extérieure n'a
pouvoir de fléchir ses décisions. Et peu lui importent les ré~~tions
qu.~ son attitude engendre chez autrui : « qui me veut hair m~
ha~ss~... » (v. 24414). Nous avons dit que le héros, par le ~erme~
qui 1 embrase, semble consubstantiel à la brillance du ohateau ·
une même lumière l'investit. Alors, que lui importe. si l'apparence
- la « semblance » - modelée par cette lumière disparait. Parce
que placée près d 'une porte cette table fioure la vibration du
supra-sensible :fissurant la den~ité du monde pour jalonner d'ouver-
tures la Voie de Perceval... Avec pour prémices la fente dans la
porte noire.

MJ;:TAUX ET ALCHIMIE.
~e gong singulier incite à une méditation métallurgique. Le
cm~re, composant pour la plus grande part la table, dans le sym-
bolisme traditionnel associant planètes et métaux, est en rapport
avec V énus. Et l'on peut dire qu'au propre co~e au figu.r~ ce
rectangulaire miroir de cuivre doré reflète les Presences fémmmes
peupl ant ce château. Du reste, plusieurs manuscrits (ùPTUV. add.)
précisent que les demoiselles sont vêtues de vert, C?ul~ur qui no!1
se~Jement renvoie au cuivre mais aussi à la « ger~mat~on » al,chi-
n~1que accompagnant la phase ~u ~lanc ,et que ,d?~e 1 as.tre ven~:
sien 12 • Cela dit, le plateau Jtu-meme etant d auam con.tient, allie
au cuivre, de l'étain, métal dédié au maître des fulgurations oura-

11. Naissances Mystiques (Paris, 1967), p. 194.


12. Cf. J. Evola, op. cil., p. 63 et 198.
170 GRAAL ET ALCHIMIE

Diennes, Jupiter. Alchimiquement, après le sombre Saturne et la


phase au Noir, l'être sort du tombeau de la terrestréité, alors se
montre Jupiter, puis Vénus. M ais l'horizontalité du plateau de la
table renvoie au symbolisme du segment couché, - hiéro~lYJ?he
d'une potentialité encore passive. Il faut qu'intervienne un pnnc1pe
actif, celui manifesté par un signe vertical, dès lors que l'usage du
verbe pendre (v. 24293) montre bien que le poids du m~tea?
d'a~ier au bout de la chaîne, selon le principe du fil à plomb, m~mt
obligatoirement une image de verticalité, transcrivant des planetes
ou métaux, à savoir, dans le récit, Mercure et Mars. Ainsi la chaîne
d'~~e?t apparaît comme l'objet métallique le plus évocateur de la
ftu1d1te du Mercure. M étal de Mars, l'acier du marteau figure une
Fore~ virile. Certains textes historiques précisent que si l'on p~­
v~~ait à séparer le fer - ou plutôt ce qu'il signifie, le potentiel
v.uil de l'homme - de la condition terrestre (le corps et ses pas-
s10ns), il serait loisible de réaliser l'or. Et, justement, ce mart~au
suspendu est recouvert d'or, comme la table, allusion à la LuIDiere
de Gloire qui parachève la réalisation du Grand Œuvre.
Ici une remarque s'impose concernant les br illances métalliques
et autres émaux du blason qui balisent la Voie de Perceval. Nous
avons ~it que les couleurs du Bel Echiquier - l'azur e~ ~'or
renvoyaient aux deux composantes principales de l'Alch1IDie : le
M~rcure et le Soufre. Mais nous savons que le Mercure, en t~t
qu « Eau-argent ~ est aussi évoqué par le métal blanc. To~tefo1s,
et compte tenu du rapport s'établissant entre le Mercure « hbre ~
ou originel et la Lumière de Gloire il est louabl e de voir celui-ci
désigné par le vermeil, à la fois brÙlance dorée et couleur rouge.
En cela. rien de contradictoire avec le fait que l'or use d'une mêm~
chromatique d~n~ le symbolisme hermétique, puisqu'il s'agit ~n fait
d~ Mercure ongmel, donc antérieur à sa bi-polarisation soleil-lune.
A1.out~ns qu'on peut associer le vermeil, non au signe alchimique
srnva~t : ~ ou Mercure soumis à Saturne, auquel l'argent convient
parfaitement puisque le croissant lunaire le domine mais à un
degré .supérieur du Mercure car déjà proche du prlncipe solaire
ou ~oi. Ce Mercure, qualifié d' « androgyne ~ est représenté par
le signe : "9 montrant que le symbole astrologique du bélier, évo-
cateur de Mars et du fer, mais aussi de la coul eur rouge, remplace
le croissant d'argent. « Androgyne ;) car la Présence virile du bé:lier
s'allie à celle féminine du Mercure. Aussi dans ce château des
demoiselles, le marteau conférant p ar sa têt~ de fer une disposition
axiale à la chaîne imageant l' « Eau-argent ~ à laquelle il pend,
s'impose comme une formulation équivalente à celle du Mercure
DANS LE CHATEAU VIBRANT 171

« androgyne ~, surtout recouvert d'un or fin annonciateur du Soi.


Et Perceval, marteau en main, personnifie ce degré supérieur du
Mercure.
. Enfin, un dernier point mérite d'être souligné. Le caractère initia-
tique de l'épreuve de ce château se charge de réminiscence celtique.
E:n faisant _sonner le gong, le chevalier doté de sagesse s'i?entifie au
dieu ga~Io1s Sukellos, littéralement « Celui qui frappe bien >,. ~ar
son attribut est un maillet. Sa parèdre, une déesse de la fertilité,
a nom Nantosuelta, autrement dit « Ruisseau étincelant ~ 111 • II faut
don_c_ ~omprendre que, sous les coups du maillet divin, jaillit la
fertihte. Sans rejeter l'aspect atmosphérique et agraire de ce mythe,
comprenons que c'est en soi-même qu'il faut frapper « bellement > ;
ce qui rappelle cette très célèbre parole du Christ : « Frappez et l'on
vous ouvrira ~ . Bien évidemment, ce « Ruisseau étincelant > évoque
le flux m ercuriel, et, n'oublions pas que ce castel se dresse sur une
grande rivière.
Perceval aura-t-il entendu toutes les explications que lui d?nne
la châtelaine sur le mystère du lieu ? Harassé par les dures JOUI~
nées passées à chevaucher il s'est endormi, allusion sans doute ~
une nouvelle stase de son processus de transmutation, un .retou~ a
la terrestréité. Après ce somme, il se retrouve seul au pied.~ un
chêne. Si, déjà, le château de l'air ne dressait plus dans le visib~e
qu'une tour, cette dernière demeure disparaît tout à fait. .. évanowe
comme un son.

13. Cf. J . de Vries, La R eligion des Celtes, op. cit., p. 99 et suiv. ainsi que
p. 102.
Chapitre XII

LES PONTS VERS LE NON-MOI

LA T~TE DU BLANC CERF.


Après une nouvelle errance forestière le Gallois entre en une
grande vallée. Là, < Tout droit au mili~u de la prairie se dressait
~~) ar~re que N~ture avait fait croître grand et feu~u > (v. 247~0-
d ' si vaste meme que cent chevaliers se tiendraient sans peme
dan~ ~on ombre. Et à cet arbre pend Ja tête du Blanc Cerf. On aura
evme que ce prodige botanique, situé « au milieu > '(v. 24740) de
1a vaJlé
e, s ,.impose comme une nouvelle hypostase de l'Arbre du
monde et, p ar conséquent du Mercure D'autant plus que la tête du
cerf JOmt
· · ses ramures à 'celles de l'arbre.
·
Mais voici que survient le Chevalier Voleur « portant un haubert
pl,~s blanc que fleur d'aubépine ou d'églantier > (v. 24858-59).
L una_ge mérite qu'on la médite. Le blanc, assimilé à l'ar~ent da~s
la science bé~aldique, incite à croire qu:avec ce chevaifer .surgit
une .nouvelle mrnge de Mercure ; ce dernier, du reste, n est-il pas
le dieu des voleurs ? Cela énoncé, la comparaison de son armure
avec ~es végétaux épineux n'est pas sans nous rappeler celle ~u
chevalier au tombeau « noire comme mûre mûre >. Et, de fait,
le r~cit nous apprend' que ce blanc chevalier est le demi-frère de
celui au tombeau. Les liens de sang unissent donc ces deux per-
sonnages. Or le sang est le véhicule des passions.
Devant l'assurance de Perceval qui, exigeant la tête du Cerf,
montre un visage serein et se ti~nt « .aJ?I?UY~ s~~ 1a lan.c~ .> (v.
24907), attitude révélatrice d'une impass1b1hté mteneure re1ailhssant
sur son comportement, le voleur blanc l'interroge furieux : « Vas-
sal ( ... ) qui vous conduit? Dites-le moi > (v. 24910). Et le preux
de lui répondre :
174 GRAAL ET ALCHIMIE

~ Cette épée et ce cheval


Cet écu qui est de quartier
Et ce heaume qui est d'acier
Et ce haubert de mailles blanches
Mon corps lui-même et ma lance
Me conduisent, je vous le jure,
Contre tous mes ennemis :i> (v. 2 4912-18).

Superbe réponse de celui que ne motivent plus désormais ni sen-


sations ni désirs ni passions mais bien au contraire des Forces
' l
libres de tout conditionnement. En effet il est remarquable de cons-
tater que, dans l'énumération de ce qui ' le meut, Perceval mentio~e
les sept composantes de sa silhouette de chevalier et qui pourraient
s'interpréter comme autant d'images de la septuple Force concré-
tisée par les planètes : les armes et l'armure, la monture et le corps
se conjoignent en une unité, celle de ce que nous pourrions nom-
n:ier ~ le corps de chevalerie >, support d'une corporéité plus sub-
tile. C'est ainsi que l'écu arboré ici est < de quartier " (v. 24913),
autrement dit « échiqueté '> , terme qui juxtapose à cet écu iJ.'image
du bel Echiquier, comme si fa signifiance du jeu alchimique, tout
en se substituant au signe du lion, s'était incorporée à la nouve~e
nature du héros. Le bouclier de Perceval comme celui de Gauvam
en Escavalon, se blasonne d'une vision totalisante de l'action che-
valeresque, preuve que le héros a pouvoir de faire face à tous les
~ coups ~ du destin, d'assumer - et d'affronter - toutes les situa-
tions possibles .
. Il se tr_ouve que cet écu présente les mêmes couleurs que le pa-
villon abntant son adversaire, car tendu « d'une somptueuse pourpre
vermeille échiquet~e de blanc (v. 24751-54). Le pommeau do~­
)>

nant la tente « était d'or pur, fin et vermeil, si brillant sous le soleil
que toute la tente en flamboyait ainsi que la fraîche herbe v~r­
?oya~t~ ,, (v. ~475?-62). Nul doute que voilà le héros dans un heu
illumi~e... et illummant ! En effet, si l'on ajoute que cette te~te
fut faite « en Inde », donc en « Orient ,, _ ici encore non pomt
situa~~on géographique mais bien ontologique, où se manife_ste la
Lum1ere de Gloire - nous devinerons que ce décor s'orgamse en
un espace initiatique où sont disposés des symboles se répondant :
d'un côté l'Arbre du monde avec pendue la tête du Blanc Cerf,
de l'autre cette tente flamboyante dominée par une boule d'or
- celle-ci véritable projection de l'astre du jour et du Soi - et
déployant cet échiquier blanc et vermeil. Comparativement au Bel
Echiquier la couleur blanche remplace l'azur et le vermeil l'or.
LES PONTS VERS LE NON-MOI 175
L,a te?te fait ~llusion au repos, au sommeil, transposition au niveau
d un etat physiologique de la soumission à la pesanteur et à la tor-
peur saturnienne. Du reste Perceval aperçoit un magnifique lit (v.
24769), ce qui nous remémore Abrioris endormi lui aussi dans une
tente. Mais ce lieu de sommeil n'en a pas moins une origine « orien-
t~le ~ et se présente comme le siège d'une illumination. Telle est
1 amb~valence de cette tente imageant la condition humaine. Et la
demoisel~e qui s'empara du brachet se montre, vêtue mi-partie de
blanc ~-partie de vermeil (v. 24776-78). Projection de l'âme du
Chevalier Blanc, elle reflète les travers de son compagnon - le vol
et l~ cayactè.re possessif inhérent à Saturne - mais aussi, par son
habit heraldique, 1a potentialité du lieu.
Nous avons dit qu'il serait loisible de considérer chacune des
sept composantes de l'équipement du héros comme allusive à ~ne
Force. Ainsi, d'une façon directe, l'écu, en tant que support .de
la science héraldique, fait référence à Mercure. L'épée et non pomt
le . cheval, comme dans le jeu d'échec, renverl'ait à Mars car cet
ammal, compte tenu que les romans arthuriens conservent nombre
de données des anciens mythes celtiques, serait davantage en rap-
port .~vec une figure féminine du type Epona-Rhiannon, déesse
cavahere ; mais surtout, en demeurant dans le cadre de cette Seconde
Continuation, nous verrons Perceval attacher son destrier à une
colonne de cuivre métal dédié à Vénus tandis qu'une belle
demoiselle viendra ~aresser l'animal qui lui fera fête puis elle po-
s~ra ~ur les épaules du héros un manteau vert (v. 31729), c~uleur
venus1enne. Le heaume évoquerait Jupiter car il couvre la_tete ~t
cette partie du- corps, par le mot « chef », son synonym~, re!1vme
a1;1 maître des Olympiens dès lors que, dans la classi!ication is?to-
pxque des images établie par G. Durand, le « chef », tete ou maitre,
voisine aV'ec la· Présence jupitérienne 1 • Le haubert, parce 9ue « de
mailles blanches », suggère la brillance de la lun~ ,tand.lS que le
corps, lui, permet de nommer sans hésitation l'entite qm , le ~ou­
veme : Saturne. La lance, enfin, elle aussi relève de l'emble~atique
martienne _ que l'on songe par exemple ~ux l~nces sacrees d~
temple de Mars dans la Rome antique - mais, presentement, serait
davantage une allusion à Ja radiance apollinienne. En effet, ,ce ,yers :
<r: Mon corps même et ma Jance > (v. 24916), renvoyant a l unage
d~ ,Perceval impassiblement appuyé su,r sa lance ~v.. 24906-~7)
revelerait, puisque cette arme d'hast evoque le prmc1pe solaire,

1. Cf. Les Structures Anthropologiques de l'lmagi11aire, op. cit., p . 151 et


156-57 pour le rapport Jupiter - ciel - tête.
176 GRAAL ET ALCHIMIE

que la masse corporelle soumise à Saturne et sujette aux fluctua-


tions des désirs, connaît 'désormais une rectitude et une fixité étymo-
logiquement qualifiables de « doriques ~.
Dans un autre ordre d'idée, le « haubert de mailles blanclies >
(v. 24915) de Perceva:l semble répondre à celui du Chevalier Voleur
comparé à la floraison de l'aubépine, végétal fée du celtisme ~·
et à celle de l'églantier (v. 24859), b}anche également mais qui,
parce qu'annonçant l'apparition de fruits rouges, évoque le proces-
sus alchimique où la phase au Blanc précède l'Œuvre au Rouge.
En vérité on dirait qu'il y a coalescence entre la blancheur des deux
adversaires et celle de la tête du Ced. Alors, en triomphant du
vol~ur et en lui reprenant la tête ramée pour la restituer à la ~~â­
telame au Bel Echiquier, autrement dit en libérant de la conv01~1se
terrestre ce symbole du Mercure, ·P erceval procède à l'opération
alchimique dite de « séparation :J> s. Le Voleur Blanc et « fugitif '>,
de même que le trophée qu'il s'est approprié, représentent l_e Mer-
cure subiss•ant l'influence saturnienne - n'oublions pas les hens du
sang unissant ce voleur au Chevalier Noir - et qu'il faut justement
séparer de cette influence. Ce à quoi parvient le héros en lui repre-
nant le trophée et en envoyant son -vaincu se « recentrer :1> à la
cour arthurienne.
On pourrait croire que cet épisode répète celui du chevalier gar-
dant le « Gué amoureux > car les •analogies ne manquent ~as :
b1ar:cheur ·des armes couvrant les adversaires et donc prodmsal)t
un Je u de miroir, perte de la garde du Gué dans l'épisode précédent
~t. de la tête du cerf pour celui-ci. Mais malgré ce parallélisme
ev1de~~· un~ ~ifférence not•able apparaît. Ici l'accent est mis non
sur l ecu-mrro1r (sous-entendu le « cœur :l> ) mais sur le trop~ée
~e chasse. Ce chef ramé s'impose évidemment comme une allusion
a la localisation crânienne de la Force et il s'alrit
0
de libérer de la
terrestréité les centres subtils situés dans la tête _ le frontal et le
cor?~al - et de rétablir la polatiS>ation ouranienne du mental syn;-
b_o~ee ~ar les douze cors pointant vers les signes zodiacaux. Tres
significativement, lorsque P erceval retrouve cette tête elle est pen-
due à l'Arbre du monde. La retrouver c'est décou~rir sa signifi-
ca~i01: : se confondant avec l' Arbre, elle semble dire que le mental
~o!t etr~ transmué, mmené à un principe axial, a-personnel. Plus
emgm~tique apparaît la précision suivante : la tête, aussi fraîc~e
que s1 le cerf venait d'être tué, ne pourrira pas en ce siècle mais

2. Comme le rappelle J. Markale dans Les Celtes, op. cit., p. 375.


3. Cf. J. Evola, La Tradition Hermétique, op. cit., p. 116 et suiv.
LES PONTS VERS LE NON-MOI 177
à la condition de se garder de la mouiller (v. 25374-81). Sans
doute s~agit-il là d'une allusion ·à la capacité de cette tête - de
to~te tete ou mental polarisé, de même que le trophée, par les
Presences ~uraniennes - de ne pas subir une dégradation sous les
effets du temps ; cela justement en restant hors de cette « humidité
superflue » dont parle l'hermétisme 4 et qui désigne l'adhérence du
Mercure « en chute » au conditionnement cbronien. La tête doit
donc être tenue hors du flot temporel, symbole équivalent à celui
~e. « la marche sur les eaux » dans la tradition christique. D'autres
episod_es vont confirmer ce symbolisme, mais auparavant Perceval
sera temoin d'un mystérieux phénomène.

MINUIT VERMEIL.

Les images de la blancheur illustrant la nouvelle phase hermé-


tiq_ue s'opérant en Perceval, ~ont se multiplier. C'est ainsi qu'il
voit venir à lui une mule toute blanche avec « blanc harnois de
fin argent » (ms. LKPTUV, v. 25726) ou « à fleurs d'argent l> ms.
KLM~QTUV add). .. puis la personne à qui elle iappartient1 un:
demoiselle d'une grande beauté : « jamais si belle ne fut nee, ru
vue, » et son visage coloré « resplendissait tant qu'on l'aur~t su~­
posee venue du Paradis ; elle semblait chose spiritueUe. Elle portait
u?e ro?e diaprée à fleurettes d'or ; jamais sorties d'un trésor on
n en vit d'aussi riche et d'aussi belle ... l> (v. 25495-506). La
nature spirituelle de cette créature étant énoncée, nous dirons
que l'âme ou Fylgja du héros se manifeste à nouveau, parée cette
f<:>is des signes emblématiques de l'Œuvre au Blanc mais déjà annon-
ciateurs de l'or. En effet si la :floraison argentée constellant le har-
nois de la mule fait dlr~ctement allusion à la germination de cette
phase de l'Œuvre où la noire écorce saturnienne étant brisée, les
fleurs ou « Forces »' s'épanouissent 5, la demoiselle, de son côté,
P?urr~it évoquer la phase terminale de l'~uvre au B!anc : s~ robe
d1apree transcrit vestimentairement les temtes de 1arc-en-ciel se
succédant entre le BI•anc et Je Rouge 6 et les fleurs dorées se pré-
sentent comme évocation du Mercure « androgyne » (l'alchimie parle
de fleurs rouges 1), ou promesse de l'apparition prochaine de l'or,

4. Ibid., p. 85.
5. Ibid., p. 178.
6. Ibid., p. 192.
7. Ibid., p. 72, note 2.
178 GRAAL ET ALCHIMIE

ce qui revient au même car le Mercure supérieur reçoit l'influence


du Soi ou or.
En compagnie de cette demoiselle Perceval s'engage de . nuit da~s
une forêt. Alors qu'il chemine depuis un certain temps, « il aperçoit
au loin une clarté comme celle d'un cierge embrasé :1>. Fixant son
regard sur cette apparition, il lui semble bientôt « que cinq cierges
ardaient si clairs et si resplendissants que .la forêt tout entière
s'enflammait l>. Et « jusques aux nues montait la flamme qui était
toute vermeille l> (v. 25609-21). Voulant interroger l•a demoiselle
il s'aperçoit qu'elle a disparu et s'élance vers l'insolite illumination.
Mais, soudain, « un grand vent se leva et souffla, poussant une
Pluie si grande et si démesurée qu'il semblait que la terre allait
s'effondrer et la forêt choir :i> (v. 25646-50). Le lendemain, retrou-
vant la demois.elle à la mule et l'interrogeant sur les événements
de la nuit le Gallois n'obtiendra qu'une réponse déconcertante car
eU~ lui dit « que point n'y eût vent ni pluie, la nuit fut belle et tr~n­
qurue ! :i> (v. 25777-82). Il faut donc en conclure que cette tempete
ne s'est déchaînée en nul autre endroit qu'en Perceval lui-même.
Une part de son être a subi un bouleversement à la vue de cette
P~odigieuse illumination. T empête, terre qui s'effondre, pluie et vent
violent font allusion à une commotion psychique résultant de l'écro~­
lern.ent de pans de terrestréité, subsistant après la phase au N01r,
sous l'irruption soudaine du Mercure « libre » s. Quant à l'illumi-
nation vermeil~e que le Gallois ne pourra rejoindre, elle se pro?uit
~o~s q~e « mmu1t approchait ')) (v. 25601), d'où une compara~son
~ etabhr avec ce « soleil resplendissant au milieu de la nmt »
evoqué ~~ ~pulée et qui manifeste, ainsi que J. Evola le souligne,
la capac1te a surmonter l'état de sommeil inhérent à la matière 0 •
Capacité non encore définitivement acquise par P erceval comme
~n tém~igne le fai~ qu'il ne parvient pas à rejoindre l'illum~a~io~ .
.outefo1~, l~ ~em01selle consent à lui révéler que « le feu qm eta1t
si haut s1gnifia1t que le Graal, qui tant est beau et précieux, et dan.s
lequel fut reçu le sang clair et glorieux du Roi des rois quand d
fut Apendu sur .la Acroix » (v. 25791-96), ét·ait porté cette nuit en
foret par le· roi Pecheur. Mais elle refuse de lui en dire davantage
su; I.e mystère du Graal « que nul homme ne pourrait ouïr sans
fremir, trembler, changer de couleur et pâlir de peur i> (v. 25845-
48).

8. Ibid., p. 147.
9. Ibid., p. 169.
LES PONTS VERS LE NON-MOI 179
Alors .que Perceval va se séparer d'èlle pour reprendre sa route,
la. dei;ioiselle lui confie sa mule comme guide vers le château du
roi Pecbeur puis elle dit : « ce mien anneau vous pqrterez dont
très riche est la pierre et si précieuse et si chère, et tant que vous
l'aurez au doigt, par cette foi que je vous dois, ma blanche mule
vous portera, sans aucun doute là où vous voulez aller i> (v. 26018-
25). Bien que le mot ne soit ~as prononcé par la belle demoiselle,
0
~ aura reconnu là une pierre de vertu - le manuscrit K parle
dune « blanche émeraude i> (v. 26076), image intéressante puisque
la (double) teinte singulière de cette gemme renvoie aux deux cou-
le~rs de la même phase hermétique. Pierre « saintime l> ( « très
sarnte », v. 26118) en tout cas, et dont fa vertu, hyposta~iée par
la bI~nche mule, apparaît comme une ouverture de la Vo~e... ~u
un discernement de cette Voie. En effet le récit, par tr01s fois,
nous dit que Perceval regarde très souvent la pierre (v. 26_076,
2 6119, 26305). Que le narrateur revienne avec une insistance ritua-
lisée par le ternaire, sûr ce fait en révèle' toute l'importance. Est-ce
l~ pro~able chatoiement de la gemme qui captive aussi fréquemme~t
l attention du Gallois ou bien ce reoard est-il corrélatif au chermn
s':1ivi par la mule? La voie s·e réfléchlt-elle dans les facettes de la
pierre~ie ? S'il en était ainsi on pourrait presque dire que le héros
ne qmtte plus du regard l'anneau comme 1e précise triplement le
texte original : '

- « L'anel esgarde molt savent )) (v. 26076).


« L'anel a la pierre saintime
Regarde molt de grant maniere )) (v. 26118-19).
- « ... l'anel
Qu'il avait precieux et bel
. .. ci le veoit an son doi
Et regardait molt volantiers i> (v. 26301-05).

Alors, un tel joyau ferait office d' « œil subtil .i>, discernant le ~ar:
cours en interstice s'insinuant à travers la dens1te du monde. Ainsi
cette pierre se présenterait-elle comme un « ?~gane;.sy~bol~ :P de
la vision en même temps que ce qui caractense. l mtegrat10n par
l'être de la phase au Blanc à savoir un état de ~ veille :P 10 en oppo-
sition au sommeil de la t~rrestréité.

IO. l bid., p. 170.


180 GRAAL ET ALCHIMIE

Donc, cette pierre fine, par le fait de la voir souvent, greffe un


nouveau reoard à Perceval en s'intégrant organiquement à sa cor-
poréité sub~ile symbolisée par l'équipement chevaleresque. Disons
qu'elle « éclaire » de sa signifiance la présence d'autres gemm_es
arborées par le héros. Effectivement, le vers 23760 des manuscnts
K.LMPQTUV nous apprend que son heaume est orné de gemmes,
détail conforme à ce passage du Perceval d e Chrétien de Troyes
où, lors d'un affrontement, le Gallois reçoit sur son casque un coup
d'épée qui « en abat fleurs et pierres » (v. 3926 K). I l s'agit de
fleurs en émail, sans doute alternant •avec des oemmes et fixées sur
le cercle (dor·é d'après le vers 20543 par exemple ) renforç~nt le _bord
du heaume à hauteur du front. Sach ant que les pierrenes castal-
lisent les vertus sidérales et que l'on figurait les étoiles sous l'aspect
de fleurs, ainsi que M.-M. Davy le rappell e " , ce double motif, minéral
et floral, multiplié sur le heaume de P erceval prend tout son sens.
Du reste on n'aura pas manqué de rapproch er ce heaume émaillé
de fleurs et serti de gemmes des attributs de la demoiselle : robe
à fleurs dorées rappelant celle étoilée d'or de la châtel·a ine à l'échi-
quier - mais n'est-ce point la même Fylgja? - et « pierre sain-
time. "· Car, à l'apparition de cette demoiseHe ainsi parée d'i.:ne
floraison solaire et qui transmet la pierre du regard, fleurs et
gemmes décorant le pourtour doré du heaume du héros évoquent
l'éclosion circulaire d'une Force à partir du centre subtil frontal.

SUR LE PONT DE VERRE.

Suivant les conseils de la demoiselle et le chemin choisi par la


blanche mule, Perceval arrive devant un étranoe ouvrage, le pont de
verre lancé sur une rivière large comme un b fleuve : « Elle était
impétueuse :t mer~eilleuse et si profonde et périlleuse qu'il n~étai~
au monde m nef m barge ( ...) qui lui aurait résisté. Le pont etabli
dess?s se. présentait de telle façon qu'il n'est homme qui pourrait
le due m clerc le décrire. Il était de verre et mesurait deux pieds
et demi de large, et, s-ans mentir si olair qu'à travers lui on voyait
l ,eau courant dessous comme tempête
' > (v. 26127-41). La blanche
mule passe la première et s'avance « sur le pont qui était fra-

1 ~ · Cf. Initiation à la Symbolique R omane, op. cit., p. 215. On consultera


aussi sur ce rapport fleurs-astres l' ouvrage de R obert Viel : Les Origines Sym-
boliques du Blason (Paris, 1982), p. 72 et suiv.
LES PONTS VERS LE NON-MOI 181
12
gile » (v. 26145) « comme si elle fut sur une plaine » (v. 26153),
m~is l e noir destrier, monté par le Gallois et qui la suit, « à grand
peme s'avance avec peur ». Et, de fait : « Derrière lui se pourfend
fortement le pont qui tant est périlleux. P.erceval s'avise qu'il s'ef-
fondre dans l'abîme car il frémit si violemment et de telle façon
que les mo rceaux. chutent dans la r·ivière lui semble-t-il. De tout
cela ~oint ne s'émeut Perceval ayant confi~nce en la mule qui sans
l~ momclre doute le porte sauf (... ) hors du pont. Et celui qui n'eut
ru souffrance ni crainte, ni doute ni peur, quand il fut outre, re-
garda le pont et s'émerveilla de le voir ent.for :> (v. 26155-73). Et
le h éros d'avoir cette réflexion : « Certes, ce pont doit être fatal à
franchir pour un homme couard. Merveille est que celui qui y est
~onté ei:i ressorte sans perdre la raison, ou qu'il n'ait basculé dans
1 eau, soit mort, perdu et noyé > (v. 26174-82).
. Un pont de verre ? Et qui, magiquement, se morcell~ et. se recon~­
tit~e, comme pour illustrer le solve et coagula des operat1ons alct:ï-
rruques ! Pour le narrateur nous l'avons déjà deviné, l'art d'Hermes
doit aussi se découvrir da~s la féerie celtique ... Surtout si '1e verre
galbe ses transp arences. En effet, dans la légende irlandaise de Con1e
une femme surnaturelle, venue d'une île merveilleuse, apparaît sur
une nef de verre 13. Ailleurs, un autre héros, Maelduin, navi?'1e
sur u ne mer pareille à du verre u. Mais auparavant, son périple
l'a conduit dans une île où se dresse une forteresse de bronze
à laquelle on accède par un pont de verre 15 • Lancelot, lui, s'aven-
ture dans « le royaume de Gorre » (de verre), dimension s um~turell~
d e notre monde ou plutôt, comme le dit J. Ribard, « do~am~ ou
se m euvent les purs esprits - non affligés, si l'on peut dire, dune
corporéité » 16• Sans o ublier Je nom même de Glastoobury, haut
lieu de la légende arthurienne. Avec Je verre surgit donc une image
clef de la thématique celtique, d'autant pJus que tout pont, en tant
que synonyme de franchissement, prend valeur de symbole : le pas-
sage d'une rive à l'autre sous-entend celui, c paradoxal ~. com:n.e
le qualifie Eliade « d'un mode d'être à un autre ~ et une « ven-
table mutation o~tologique '> . E t notre auteur ajoute : < Pour sug-
gérer ce passage paradoxal (il implique toujours une rupture. : t , une
transcendance) les diverses traditions ont abondamment utilise le

12. Le mot exac t au vers 26 145 est « foibles 1> (faible) et nous gardons ici
le terme p roposé par S. Hannedouche, Perceval et le Graal, op. cit., p. 104.
13. C f. J. Marx L es Littératures Celtiques, op. cit., p. 61.
14. Cf. J. Mark~ le, L'Epopée Celtique d'lr/a11de, op. cit., p. 200.
15. Ibid. , p. 199.
16. L e C he valier de la Charrette, op. cit., p. 43.
182 GRAAL ET ALCHlldIE

symbolisme du Pont dangereux ]> 17 • C'est un tel pont « tant péril:


Leux ]> (v. 26157) puisque si tisse et fragi1e sur lequel s'est aventure
Perceval. .
Cette arche translucide, sans doute irisée sous le soleil (même s1
le ré<:it ne le précise point, car l'image de ce verre étiré dans l'es-
pace suscite celle du prisme), évoque l'arc-en-ciel ; et le fai_t que
le pont « frémit l> (v. 26160) rappelle que les Germano-Scandmav~s
noromaient Bifrost, littéralement « chemin tremblant :,) 18 , la Voie
héroïque aux sept couleurs où veille Heimdal. Or, la remarque de
Perceval concernant le caractère inexorable d e ce pont pour tout
être couard qui se risquerait à le franchir révèle, si besoin était,
toute la signifiance héroïque de la traversée : seul celui qui « poi~t
ne s'émeut » (v. 26164) a pouvoir d'y lancer son coursier. Une fois
de plus, le courage s'impose comme la vertu cardinale. La rivière,
violente comme une tempête (v. 26141), bien plus qu'un flot tem-
porel en lequel la demoiselle au peigne tenta de noyer Perceval,
doit être identifiée au Mercure « libre » doté du pouvoir de la
foudre 19 . Le franchissement du pont de verre au travers duquel on
voit les eaux tourbillonnantes (v. 26139-41) pourrait, là encore,
s'interpréter comme la marche sur les eaux. Non plus les eaux tem-
porelles, donc, qui menaçaient la tête du cerf mais celles primor-
diales sur lesquelles il faut instamment se main~enir lors de la phase
au Blanc.
On sait que le verre serait né de la rencontre involontaire à l'oc-
casion d'un feu de camp dans le désert, du sable et d'une flamme.
En cela, cette substance apparaît comme la transcription matérielle
d'un processus hermétique. Par sable nous comprenons la terres-
tréité et par feu non point le « Soufre extérieur » dont témoigne
le « moi » par sa capacité à prendre feu (souvenons-nous d'Abrioris),
m,ai_s a~ contr~ire un Feu supérieur qui consume les composa?.t~s
hetero~en7s. et 1IDpures du « moi '> amalgamées dans la terrestre1te.
Cette 1gmtion ne fait qu'un avec le « Dissolvant » ou Mercure
« libre » agissant alors par le pouvoir de la foudre déjà évoqué.
Mais, parallèlement, doit intervenir ici un autre pouvoir du Feu,
celui qu'exprime le signe ~ , « Soufre qui ne brûle pas » ou
« incombustible » 20 , c'est-à-dire comme Je rappelle Evola, « que
rien ne saurait transporter », ~ur lequel désirs et passions n'ont

17. L e Sacré et le Profane, op. cit., p. 153.


18. Cf. R. Boyer, La Religion des Anciens Scandinaves, op. cit., p. 208.
19. Cf. J . Evola, op. cit., p . 43.
20. Ibid., p. 54.
LES PONTS VERS LE NON-MOI 183
plu~ de prise. Ce Soufre se défi.nit comme un principe viril - ce
q.u'1llustre métalliquement le fer, consacré à Mars qui gouverne le
s~gne du Bélier - et seul capable de rendre « fixe >, au sens supé-
rieur, ouranien du terme (en opposition à la fixité ou « pétrification >
sa.turnienne), les « Eaux > dissolvantes du Mercure originel. Alchi-
mrquement, ce principe sera le Mâle ou Feu « qui s'est affirmé sur
l'Eau » 21 . Alors s'opère le coagula et l'énigmatique inscription d'une
porte de Rome : « Aqua torrentum convertes in pertam > 22 prend
tout son sens, surtout, comme s'y emploie J. Evola, si on la rap-
proche de ces paroles de l'hermétiste Della Riviera : « Notre Fir-
mament est de !'Eau congelée à la ressemblance du cristal, c'est
pourquoi, en général, les H éros l'appellent l'Eau sèche » 23 et J.
Evola d 'ajouter que « De l'idée de transparence associée à ce~e
d~ dureté (équivalent au congèlement), découle le symbo_le alchi-
mique du verre » 24 • Ailleurs encore la Présence ouranrenne de
l'ange sera d ésignée comme ANticoGELO, glace (très) ancienne
ou, pour en rendre plus juste le sens gel des origines ou encore
glace 20 immémoriale. On aura deviné ' que ce pont se présente en
tant qu' « image-reflet » de la corporéité subtile du Gallois. Com-
m ent, en effet, ne pas rapprocher cette aventure de celle où le héros
celte Brân, faisant de son corps un pont pour permettre à ses
ho.mmes de franchir un fleuve, s'écrie : « Que celui qui est chef
sort pont » 20.
Brân, comme Perceval, mérite le titre de Pontifex tandis q_ue
le mot « chef » renvoie à l'image de la tête : non plus capac_ité
cérébrale, si vaste soit-elle où le flux ininterrompu des pensees
soumises au temps s'écoule: ou bien encore croît et décline seic:n
un rythme lunaire mais « sommet > « haut lieu > corporel. ou,
désormais, un noyau dur, irréductibl~ et sidéral, focali.se axiale-
ment les valeurs motrices de l'être. Lieu d'éclosion de l'a1na chak~a
ou centre de commandement de l'être et « siège de ses facultes
21
cognitives », dans le tantrisme, comme le rappelle Eliade. • Ce
centre de commandement selon les traditions, va se transcrire par
le chef-épée de Heimdal, lumineuse rec~itu~e. héroï~u~, , les ,clous
d'or symbolisant une « fixité » solaire, l'a1gms01r destme a « 1 arme

21. Ibid., p. 168.


22. Ibid.
23. Ibid.
24. Ibid., note 8.
25. Ibid., p. 168.
26. Cf. J. Markale, op. cit., p. 173.
27. Le Yoga, Immortalité et Liberté, op. cit., p. 243.
184 GRAAL ET ALCHIMIE

des chefs ~ 2 s et sceptre où s'affûte la capacité ,de .« trancher », enfin


les pierres de vertu perçues comme « congelauons » des Forc~s
du ciel. Quant aux' morceaux du pont qu'engloutit l'eau tempe--
tueuse, sans doute faut-il voir en eux une allusion aux états frag-
mentaires, non solidifiés selon un principe axial et que la marche
vers l'autre rive arrache au héros. Mais, dès ]ors qu'il avait mérité
la mule et l'anneau en lui, l a ·Force créatrice de Forme, ou 15 '
J'emporte sur les éta'ts morcelés qui s'effondrent. Ce pont s'effrite et
croule dans l'eau, de même que deux nuits auparavant la forêt
croula sous un déluge. La tempête semblait rouler alors au-dessus
de Perceval, ici c'est sous ses pieds qu'elle d éferle, mais les eaux
révèlent un même terrifiant pouvoir. Les formes imparfaites, sup~r­
fiues, périphériques - non centrées non axées - sont renvoyees
à l'informel primordial. Et, en consé~uence, tout être dont le mental
s~ composerait d'un agglomérat de formes illusoires subirait une
dislocation psychique entraînant la folie (v. 26180).

BRIOL ET LE PONT TOURNOYANT.

De l'autre côté du pont le héros semble attendu par un person-


nage dont la tenue et le nom le présentent comme une vivante
figure héraldique : « un vavasseur de bel âge, prud'homme et .sage.
1;-. son co_u pendait un cor d'ivoire (...), en son poing il tenait un
epieu et il menait deux lévriers » (v. 26195-200). Ce chasseur au
cor ,et, ses chiens n'est pas sans rappeler celui montant un cheval
ferre a l'envers. S'agit-il du même? Si rien ne permet de l'affirmer,
la sagess~ dont on le gratifie et les paroles initiatiques qu'il destine
au Gallois en font pareillement une sorte d' « hermès » apparu pour
guider le héros.
EAn se, n?mmant il déploie un décor rougeoyant : « Briol de la
Foret Brulee » (v. 26226). Certes, ce nom de Briol, Brioul, Brouel
selon les manuscrits, ne se laisse pas décoder aisément mais il est
tentant de le rapprocher des mots broil, brueil, bruel, bois, taillis,
ou_ encore de bruïr, broïr, brûler. Compte tenu du titre blasonnant
Bnol, on yeut penser que le nom de ce personnage condense ~ima~e
d,e la foret ~t celle du brasier. Mais quelle est donc cette. foret b!~­
lee? ?n sait que le Gallois ne cesse de parcourir des 1mmens1tes
forest1eres : qu'il s'agisse de « la grande forêt ramée ~ (v. 21583)

28. Cf. G. Durand, op. cit., p. 185.


LES PONTS VERS LE NON-MOI 185
où il voit le chevalier mort, celle « haute et feuillue )) (v. 25572)
où, de nuit, s'amassent tant de ténèbres (v. 25573-74) que le sentier
se perd et qu e le cœur se ressent « triste et dolent > (v. 25671).
Mais forêt également où Perceval « se sent plus en sécurité qu'en
forteresse » (v. 22251-52, et aussi v. 23144-45) car il a grandi dans
la « forêt sauvage » de la « dame veuve » sa mère. Lieu de périls
ou_ de refuge, le labyrinthe forestier est d'abord l'espace tout en
meandres de la Quête perpétuelle et donc de l'errance ... Que brûlent
ces méandres végétaux pourrait signifier l'abolition des périls autant
~ue du refuge, de la quiétude aussi bien que de l'angoisse. Anéan-
tissement du dédale où peut-être le héros tourne en rond. Qu'il
rencontre le Sire de la '
' Forêt Brûlée après la fantastique vision
no~turne de l'embrasement vermeil, voilà qui paraît significatif.
Bnol, « image-reflet » de la corporéité subtile du héros, semble
annoncer qu'au seuil du domaine du Graal Perceval sera témoin
~ une nouvelle illumination nocturne de la forêt.
'
Briol conduit le Gallois à sa demeure, un nouveau château dres-
sant ses « murs de marbre blanc » (v. 26309) - toujours cette cou-
leur signant la présente phase de l'Œuvre - en lequel une chambre
dorée d'ambre (v. 26359-60) attend le héros et où il rencontrera
la fille de Brio! « d'une grande beauté comme si elle était sirène
ou fée » (v. 26364-65), façon imagée d'énoncer le caractèr,e surn~­
t~r.el de cette nouvelle apparition féminine. Le maître de ce~n~ qw,
v1s1blement connaît la Voie menant au domaine du Graal, dit a son
hôte : « Si à cette cour vous voulez vous rendre, il convient que
de. chevalerie vous ayez le prix et la maîtrise » (v. 2?238-40). Ce
~nx ~era décerné au grand tournoi qui réunira les meilleurs c?eva-
~iers a l'ombre du Château Orgueilleux. Mais, pour .se rendre a ces
Joutes, ·P erceval devra franchir un nouveau pont périlleux.
Aussi, le lendemain, dès l'aurore tous deux se mettent en route.
Bientôt les voici « à la rivière où le pont était renommé (... ) De
bois était construit le pont et de telle maniè~e é,ta~li q,ue lor~qu'on
Y montait on s'avançait 1·usqu'au milieu. Mats la, il n Y avait plus
21) d . l .
rien. Pour ce ne pouvait-on le franchir. Un .Pi~er ~ cuivre c arr,
qui était d'une grande robustesse le soutenait a ~a bnsure. Le po~t
était long d'une portée d'arbalète, et l'eau qui de.ssou,s bruissait
était très grande et large et profonde et la plus impetueuse du
monde ~ (v. 26526-44). Ce pont fut construit par magie (v. 26758)

29. La traduction littérale de estaiche est « pieu i>, « poteau i>, mais nous
conservons le mot choisi par S. Hannedouche, « pilier i> de beaucoup plus
exact quant à la présente signifiance symbolique de ce terme.
186 GRAAL ET ALCHIMIE

et demeura inachevé, affirme Briol, « nul homme n'y pourrait pas-


ser s'il ne méritait louange par ses armes et sa chevalerie, ses lar-
gesses et sa courtoisie ( ...) plus que tout autre au monde ~ (v.
26775-81). Nombre de chevaliers se sont essayés à franchir ce pont
et bien peu ont réussi. A son tour, Perceval s'y engage à cheval :
alors le pont » jeta un cri si horrible et si laid qu'il sembla que
tout s'écroula et se disloqua. Quand le bruit diminua, la tête du
pont qui était fichée en la rive se détacha d'elle-même et pivota
pour se fixer sur l'autre rive. :Briol voit bien que c'est le meilleur
chevalier, le plus hardi et le plus redoutable qui soit au monde :1>
(v. ~6797-811). Ne pouvant franchir le pont, Briol doit rester sur
sa n ve. Au retour de .Perceval, le pont effectuera la même ma-
nœuvre... qui achève de tracer un signe !
En effet, si nous représentons très sommairement les rives, le
pont et son mouvement giratoire, nous obtenons la figure suivante,
étant entendu qu'il convient de placer dans la partie supérieure la
rive de Briol car elle appartient aux .Présences surnaturelles et
magiques, et dans le bas cel'le du monde arthurien et des humains :

RIVE DE BRIOL

Rivière tempétueuse

RIVE DU MONDE ARTHURIEN


LES PONTS VERS LE NON-MOI 187
Le double i:i~uvement aller et retour trace donc le signe <P qui,
dans ~a _tradition alchimique, correspond au ·« Nitre ~ et désigne
u_n prmc1pe viril. Ce principe « fixe ;) -ou domine les Eaux primor-
d1~e;5 au pouvoir dissolvant. La rivière, elle, est la même que la
preced_ente, et le présent pont menaçant de se briser ressemble fort
a cel:i1 de, v_erre, à la différence près toutefois qu'ici son mouvement
rot~t~f prec1se le rôle du Nitre tandis que le centre du pont, le
« ptl1er <le cuivre clair » (v. 26538), revêt une signification axiale
redo~blant la verticale du signe <D. Affirmation du principe viril
le Nitre transcrit graphiquement l'état de Perceva1 et révèle ainsi
la capacité de ce dernier à dominer les eaux primordiales. Quant
au pilier de cuivre, outre qu'il évoque les pieds de la table-gong,
sachons que nous le retrouverons dans un autre lieu, aussi étrange
mais plus solenn el, et il sera temps alors de s'interroger sur le choix
de ce métal. Pour l'instant, voyons en lui une image de l'_Axe. du
moud~ par lequel le pont change de rive tandis que celm qui le
fr,~nch1t change de statut ontologique. Ajoutons que l~ menace
d ecroulement du pont jointe au cri « si laid et si hornbl~ ~ ~v:
26798) ,- - cr~ de désespoir et d'agonie - sont une a~us10~, ici
~ncor~, a la dislocation de l'être au passage des Eaux pnmord_iales.
1
arall element, par ce signe du Nitre Briol, bien plus qu'un simple
h ermès, apparaîtrait comme une figure martienne. Car révélate~r
de l~, potentialité virile de Perceval, il se présente épieu en m_am
- h_i eroglyphe de Mars - et porteur d'un nom ardent. Sa fonct.ion
consis t~ donc à faire passer le pont que lui-même ne peut fra~chir :
Mars mtervient lorsque succède à la blancheur un rouge01ernent
an~onciateur de l'ultime phase de l'Œuvre 30 • Il signale un passage
mais ne va pas outre. La suite appartient au Soleil.

L 'ANONYME VAINQUEUR DU MONDE.

Le Gallois chevauche donc vers le grand tournoi du Château


Orgueilleux. Dans cette joute des milliers de chevaliers vont se me:
surer. Toute la maisnie arthurienne se présente avec ses yreux s1
renommés, Lancelot, Gauvain, Yvain, d'autres encore parfill les plus
fameux. On identifie leurs bannières et leurs écus et des noms sont
lancés, l;Iasonnés par la fonctio~, les expl_oits ou l~ mystère : voici
Ke le senéchal et Lucans le maitre bouteiller, Yvam aux Blanches
Mains et Taulas de Rougemont, sans oublier Brec, fils du roi Lac

30. Cf. J. Evola, op. cit., p. 198.


188 GRAAL ET ALCHIMIE

(v. 26829-46). Avec sans doute aussi tous ceux que le narr~teur ~e
lasse de nommer : le Valet au Cercle d'Or et Guirrez le tres petit,
Caradoc le preux ei sage et Dodinel le Sauvage, Espinobles et
Bran de Lis, le Beau Mauvais et le Laid Hardi (v. 29044-64). 0~
reconnaît Sagremor à son écu « bandé à or ,, (v. 26902) et le rot
d'Irlande à son destrier sor (v. 27071). Car, outre Arthur, d'autre~
princes arrivent en tête de leurs vasseaux : voici encore le rot
d'Ecosse et le courtois Brïens des Iles (v. 26859). Et le narrateur
de s'exclamer : « Vous auriez vu là maints bons destriers à capara-
çon, et tant de lances et de bannières que cela semble merveille. Et
tant de boucliers arborés, de vermeil ou or, sinople ou argent que
tout le pays en resplendit ,, (v. 27032-37). Sans nul doute la cheva-
lerie tout entière est rassemblée en cette vaste plaine devant le
Château Orgueilleux. Mais le nom du lieu s'impose comme les « ar-
mes parlantes » de cette formidable joute : l'orgueil ! Car pour
nombre de chevaliers s'impatientant de rivaliser de prouesses ~t ~e
hausser leur bannière, l'honneur du nom et la gloire d'une hgn,ee
se changent vite, même à l'insu des meilleurs, en soif de renommee.
En vérité, cette grande fête des lances est d'abord celle du ~ moi :P.
Aussi Perceval décide-t-il de ne point se faire connaître. Sous
des armes anonymes empruntées à Briol (v. 27048-49), il se glisse
dans les joutes et choisit même d'affronter les champions arthuriens !
Preuve que voilà le héros désormais hors de toute maisnie, affranchi
de. toute vassalité, tandis qu'au soir de cette première rencontre, en
~am dans chaque camp cherche-t-on à savoir qui est ce chevalier
mconnu (v. 26986). De fait, s'il va mériter un titre durant ces deux
journées c'est bien celui de « Bel Inconnu l> et l'on s'accorde à dire
que « le maître de tous les chevaliers est venu » (v. 27108-09). Et,
comme peut le vérifier Arthur lui-même, on le voit « au milieu de
la mêlée, tenir tranquille son cheval ~ (v. 27126-27). Impassible
sous les charges, impersonnel dans ses exploits, « s'il gagne, rien
ne v~u~ ~rendre, cb~v~ux ou chevaliers prisonniers » (v. 27138-41),
cru: lib~re de tout destr de possession, de toute faim de gloire mon-
dame, il ne fuit qu e les honneurs et les « mille marcs d'argent »
(v. 27150), prix offert au vainqueur du tournoi d'Orgueil... et flux
sonnant et trébuchant du Mercure en chute !
Sachant que le centre subtil du front correspond au dernier état
de la matière, celle-ci n'existant plus que comme images mentales,
on y,eut supposer que cette joute se présente comme le panorama
kale1doscope de toute la chevalerie. Ici Perceval s'affronte aux
images les plus fortes, les plus saisissantes les plus « prégnantes >
de l'univers chevaleresque, celles suscitant 'soif de gloire et faim de
LES PONTS VERS LE NON-MOI 189
puissance. En traversant la mêlée des preux, le Gailois se révèle,
comme l'exigeait le franchissement du pont tournoyant, le meilleur
chevalier du monde. Vainqueur de tous, certes, mais d'abord de lui-
même en préférant l'anonymat aux honneurs des rois. Le prix de
sa victoire - de toutes ses victoires - c'est ailleurs qu'il s'en ira
le quérir : loin des foules et des princes, quelque part où, sur la soli-
tude d'un sommet, le ciel a déposé le sceau, la couronne et le sceptre,
cyclopéens et « monumentaux ~ . d'une royauté supra-humaine.
Chapitre XIII

AU SOMMET DU MONDE

LA TOMBE ET L'ÉPERVIER.

B Afin de confirmer la parfaite réussite de cette phase de 'l'Œuvre au


lanc, d'autres aventures attendent Perceval. Tout d'abord, il arrive
devant, une tombe près de laquelle un arbre se dresse. Sous la dalle
;uelqu un appelle, supplie qu'on le délivre. Le Gallois parvient. à
o~Iever le marbre et un chevalier de belle prestance en sort. Mrus,
traitreusement, il pousse le héros dans le caveau, laisse retomber la
:~lie et lui crie : « Or vous convient garder ce lieu ainsi que je l'~
ait » (v. 27432-33). Puis il va à la blanche mule, la monte mrus
~lle demeure immobile ; alors il enfourche le noir destrier. .. en vain
egalement. N'ayant à l'évidence aucun pouvoir sur cet équipa~e aux
c~mleurs des première et seconde phases de l'Œuvre, le chevalier re-
vien.t au marbre, le soulève et lance à Perceval : ~ Sire, sortez, ce
serait déraison et tort si ennui je vous faisais (...) car je sais bien que
vo~s êtes le plus prisé, le mieux appris et le mieux enseigné de cheya~
lene que tout autre qui soit en vie ~ (v. 27477-86). On aura devme
en ce mort-vivant une autre figure du Chevalier Noir et de Saturne.
E~ cet épisode révèle que son pouvoir d'enfermement n'a. pas de
pnse sur le héros. La « tombe ~. sous-entendu le corps physique ou
ter:estréité, ne peut l'emprisonner dans ses sortilèges. De la fissu-
ration de la porte ténébreuse jusqu'à ce tombeau béant, la Force
chevaleresque apparaît synonyme de brèche ouverte dans la densité
du monde. E t, avant de sauter à nouveau dans le sépulcre en refer-
mant le marbre avec fracas, le chevalier des ténèbres montre au héros
le chemin conduisant au Mont Douloureux.
A quelque distance, le Gallois retrouve sous un arbre la belle de-
moiselle et lui restitue sa mule et son anneau. Elle, comme mystérieu-
sement attirée ailleurs, s'éloigne rapidement. Alors, seul et désorienté
192 GRAAL ET ALCHIMIE

dans ce désert le voilà veillant toute la nuit et, au lever du soleil, il


invoque le Divin pour trouver la route menant soit au château du
Graal, soit à celui du Bel Echiquier. Et, d'un arbre « haut, large et
!!!'and " une voix surnaturelle descend qui lui dit de suivre le brachet
fusqu'à 'ce que cet animal le conduise au castel espéré (v. 27616).
Ainsi fait le Gallois et bientôt il retrouvera la somptueuse demeure
où resplendit le jeu d'azur et d'or. A 1a châtelaine, qui « semblait
créature spirituelle " (v. 27707), il remet la tête du cerf et conte ses
exploits. Son !l'écit achevé, e11e Je mène en la chambre voisine et le
narrateur d'avouer qu'il ne peut décrire « la beauté et la richesse, le
plaisir et la noblesse » qu'offrait ce lieu (v. 28083-85). Là se tiennent
les suivantes de la châtelaine : « sept pucelles 1 qui de beauté et de
savoir étaient si bien illuminées, comme si Dieu leur eût donné formes
de ses mains, ce qu'il fit à mon escient. D'or et de soie elles ouvra-
geaient un orfroi " (v. 28091-97). Sans doute 'faut-il voir en cette
chambre (peut-être celle dorée d'ambre), espace de perfection et
d'harmonie où l'on introduit Perceval, une nouvelle « image-reflet "
de sa nature subtile, et dans les demoiselles une septuple émanation
de la châtelaine autant que les Forces primordiales en telle semblance.
Et nous supposerons aussi que ces Présences angéliques brochent de
fil d'Eternité la propre füne du héros. En ce même lieu, la nuit venue,
la belle châtelaine rejoindra Perceval pour que se produise alchimi-
qu~ment l'u~io~ ?u prï_n~ipe viril, héroïque, purifié, avec le Mercure
« libre » . Ainsi 1hermetisme nous livre-t-il des expressions du type :
prendre pour épouse « une nymphe céleste " 2 ou encore tenter « de
corporifier l'Esprit et de spiritualiser le Corp~ en un seul et même
acte " 3 .
Le lendemain, autre preuve du pouvoir du principe viril sur les
Eaux mercurielles, comme Perceval doit repartir, la demoiselle
« blanche comme fleur d' aubépine " (v. 28180) - allusion à l'Albedo
- le conduit à Ja rivière : « là ils trouvent une nef fermée par une
clef pendant à un chêne grand et feuillu ~ (v. 28187-88). On le voit,
I'ï:nage de l'~bre du monde ne cesse de jalonner la route du Gal-
loIS., Ce ~ermer entre avec son destrier dans Ja nef qui, rapide comme
un eperv1er (v. 28210) l'emporte vers l'autre rive. Cette séquence se
présente comme la réplique positive de celle où Perceval manqua
d'être noyé : en place de la femme traîtresse isomorphe de l'eau
mortelle et de la nef à noyade, voici un être angélique, offrant la
.)
1. Certains manuscrits donnent d'autres nombres (deux ou huit) mais il est
évident que le sept a ici pleine signification.
2. Cité par J . E vola, La Traditio11 H ermétique, op. cit., p. 172.
3. Ibid., p. 173.
AU SOMMET DU MONDE 193
clef du franchissement, suspendue à l'arbre symbole de la Force
~ulrirante ~u ciel, tandis que l'esquif va « voler > sur l'eau pareil
a 1 un des oiseaux de l'emblématique solaire.

LE \PENDU A L'ENVERS ET L'ENFANT A LA POMME.

~ais, justement, sur l'autre rive, après avoir chevauché un jour


entier, ce n'est point une clef que le Gallois voit à un «grand chêne
branc~u > (v. 28254) mais, « pendu par les pieds ~ (v. 28252), un
chevalier. Perceval lui vient en aide et écoute son histoire : alors
q~'il se rendait au Mont Douloureux, où se dresse un immense pilier,
afin de tenter l'épreuve du lieu - « chevalier ne peut attacher cheval,
palefroi ni destrier, à un anneau du pilier (...) s'il n'est le meilleur en
ce mo1_1de » (v. 28317-21) - voici qu'à sa rencontre accouren~ quatre
chevaliers arthuriens. Parmi eux le sénéchal Ke. Ils revenaient du
M<;>nt où leur superbe les poussa à tenter l'épreuve. Mais cette outre-
cuidance allait se payer et voici qu'ils s'en retournaient « hors .de
!eur s~ns > (v. 28310). Et lorsqu'ils virent le malheureux chevalter
ils se J.etèrent sur lui et, après l'avoir rossé d'importance, lui lièrent
les ma10s et le pendirent par les pieds à l'arbre.
Cette aventure avertit qu'on ne gravit pas impunément le ~ont
Douloureux. Malheur à qui n'est pas prêt : ce sommet et ce qw s'y
c:Iresse, exacerbe à outrance les qualités, mais aussi et surtout les d~
fauts de celui qui s'approche du pilier prodigieux. Et cela re~v01e
en~ore a.u processus alchimique car, comme le dit J. Evola,, « s1 une
preparation opportune n'a pas éliminé la scorie des pass10ns, des
s~nsations, des tendances et des complexes irrationnels qui peut ~ub­
sister au-delà de fa conscience plus extérieure, l'effet sera 1'accr01sse-
ment démesuré de tous ces éléments > 4 .et de citer cette sentence
hermétique : « Le Feu accroît la vertu du Sage et la corruption du
pervers > 5. A la clef pendue à un chêne sur une rive répond sur
~'autre rive ce chevalier ainsi supplicié. D'un c~té la clef évoque des
images d'ouverture -0 de franchissement, de v01e grande ouverte -
à ell~ se surimpressi~nnent la fissu;e d~s la premièr; porte, l'abîme
des ecus argentés, ou le ciel d'un eperv1er - ,et, ~e 1 autre, ~e pendu
parle de corde et de liens, d'obstacles et d espnts « égares :t>. La
clef et le chevalier se contredisent et pourtant, paradoxalement,

4. lbid., p. 146.
5 . lbid.
6. En hermétisme Ja clef est parfois associée au Mercure c libre > de par
son pouvoir d'ouve;ture sur l' « or inverse > (cf. Ibid., p. 117).
194 GRAAL ET ALCHIMIE

« s'équilibrent » - comme les deux p'lat~aux d'un~ balance - , d~s


leur signifiance. Ce qui n'est pas ~a.ns evoquer, JUS~e.me?t, 1 alchi-
mique ~ science des balances » 7 des1gnant la « subtilisauon ~ p~o­
gressive de l'être par un rééquilibrage constant entre le pnnc1p,e
« moi-je l) - comme « or inverse }) ou en tant que « Soufre exte-
rieur » - et le Mercure primordial. Car, afin de permettre la trans-
mutation du « moi » en Soi, il convient de prendre garde que son
contact avec ce Mercure « libre », d'une part, ne le dissolve pas
entièrement et, d'autre part, ne puisse l'exalter en accroissant ses
impedections, ainsi que cela a déjà été dit, 'Ou, par répulsion, ne le
referme davantage encore sur lui-même. « Subtilisation » s'opérant,
par exemple, à travers les quatre éléments - conversion de la terre
en eau, de l'eau en feu et de celui-ci en airs - et l'on notera que
les chevaliers déments sont justement au nombre de quatre : Ke, le
plus féroce du groupe, représente sans doute l'élément le plus bas,
la terre, ce que suggérait son titre de sénéchal car, de sa fonction
d'économe de la cour il résulte une avarice - travers saturnien -
que lui reprochent les jongleurs 9 • En fait, la rage de Ke, la terre,
contre le malheureux chevalier, le pousse à suspendre sa victime
pieds e en l'air », « au ciel », en sens inverse donc de l'élément
qu'incarne le sénéchal : La violence de la terre fait offrande au ciel
et, du chamanisme à ce qui sera plus tard la douzième lame du
Tarot, la pendaison par les pieds signe une mort initiatique à l' Arbre
du Monde.
A_ ce propos faut-il rappeler que de tous les arbres, le chêne est
celui sur lequel descend le plus fréquemment la· foudre? Surtout
si quelque objet de fer, tel une clef ou l'armure d'un chevalier, l'at-
tire. Comment, en effet, ne pas songer ici à une autre clef, suspendue
à u~ ,cerf-~~l~nt, ,:en~-là, et qui per?ùt à Benjamin Franklin d~ cap-
ter 1 electnc1te. Leclair fend la matiere ·e t illumine l'âme ... ou fele un
mental trop fragile. Sur chaque rive, ces chênes par leur symbolisme
axial, préfig~~ent le _Pilier ~u, Mont Douloureu~ et, par le pote?tiel
fulgurant qu. ils suscitent, revelent ce pilier comme l'épicentre d une
Force transfi~urante ou de~.t;uctrice : le pouvoir de la foudre, syno-
nyme ? e « n.1ssolv~n! »,.de1a m~nifesté par l'eau tempétueuse.
Apres avotr qmtte 1 mfortune chevalier, Perceval erre pendant
quinze jours avant de pénétrer dans un bois et là : « Sur un
arbre qui était très haut, il vit un enfant sur une branche ( ... ) ; en

7. Ibid., p . 126-127, 179 et 194-195.


8. Ibid., p . 127.
9. Cf J . Marx, Nouvelles Recherches sur la Littérature Arthurienne (Par~s,
1965), p. 12.
AU SOMMET DU MONDE 195
sa main il tenait une pomme, mais jusqu'en la cité de Rome vous ne
t~ouverez créature qui fut de si belle - apparence ; il était ~êtu très
nchement. D e par sa jeunesse il ne semblait pas avoir plus de cinq
~ns '-> (v. 31432-43). Le Gallois le salue et le prie de descendre mais
~enfant refuse avec ces mots singuliers : « Je ne suis pas en votre
epreuve (...) beau sire cher, encore que vous soyez chevalier > (v.
31452-54). La réponse ne déconcerte en rien Perceval, devinant
s~s doute en cette étrange rencontre une « image-reflet > de lui-
:_neme perchée sur cet Arbre « très haut , (v. 31432) qui ne peut
etre ~ue celui du monde. Et ce, à la lumière des premiers mots pro-
nonces par l'enfant se définissant comme étranger aux épreuves
qu_'~ffronte le héros. « Epreuve , ne rend qu'imparfaitement le terme
ong1nel : « destroit >, littéralement « difficulté >, « obstacle > mais
surtout « passage étroit et difficile , et nous sommes tentés d'écrire
« porte étroite >. Au. héros qui lui pose une série de questions le
c?ncernant et aussi au sujet du Roi Pêcheur, l'enfant dédaigne de
rep.ondre si ce n 'est par ces mots : « une chose sais-je bien, que de-
main vous pourrez aller au pilier du Mont Douloureux, où vous en-
tendrez nouvelles qui vous seront plaisantes et belles > (v.31484-88).
Après quoi l'enfant se lève de branche en branche grimpe jusqu'au
sommet de l'arbre « qui à' merveille était haut > (v. 31495), et là,
mystérieusement, « s'évanouit > dans l'air (v. 31501).

SUR LE MONT DOULOUREUX.


Le lendemain à midi heure sans ombre et point tangentiel entre le
Temps et l'Ete;nité, P~ceval arrive en vue du Mont Douloureux
Cv: 31519), Je plus haut ou le plus beau du monde .selon 1es m~nus­
cnts. Parvenu au pied du Mont, il voit venir à lm une demoiselle
montée sur un palefroi. Devant )e Gallois elle s'écrie : « Sire (...) par
Dieu ayez merci de vous-même et de moi > (v. 3154~-41) et de le
mettre en garde contre l'épreuve du Mont : < ~e senut trop ?rand~
folie > (v. 31545) de la tenter, car son chevalier ser,vant,. lm au,ss1
désireux de s'éprouver ne lui est pas revenu et on 1 aurait vu sen
aller < se comportant' com'me un homme enragé > (v. 31560). .Et
la demoiselle d'ajouter en gémissant s~r s?n propr~ sort : « ~am­
te?-ant je suis seule et égarée en cette lomtame ~~ntree. Je ne sais que
faire (...) Mais si vous vouliez retourner et ev1ter cette montagne,
avec vous, certes je m'en irais et votre volonté ferais en tout selon
votre désir > (v. '31561-69). Comme on le voit, après avoir tenté de
dissuader le héros par l'évocation d'un indicible péril l'attendant au
sommet du Mont, elle use de l'apitoiement et du charme ... Mais Per-
196 GRAAL ET ALCHIMIE

ceva demeure imperturbable, et, ayant ainsi outrepassé un n01.~veau


flux, celui du trop humain sentimentalisme, sans plus attendre, il en-
treprend l'ascension.
Enfin au sommet, il contemple, non sans étonnement, le singulier
monument qui s'y dresse. D 'abord le grand pilier : « de cuivr~ il
était fait et édifié :1>. On l'imagine resplendissant puisque « dore »
et « entièrement poli :1> et il ~ atteignait en hauteur une portée d'ar-
balète ~ . De plus, « Quinze croix l'entouraient, hautes de douze
toises 0 (v. 31583-91). Et le narrateur d'ajouter : « Je crois que
jamais homme ne vit œuvre aussi belle ( ...) Des quinze croix, cinq
étaient vermeilles, cinq autres blanches comme neige sur branche 1>
et les dernières « couleur d'azur » (v. 31592-602). Perceval entre
dans le cercle de ces croix, va au pilier « qu'il voit haut et doré ( ...)
et y découvre un anneau attaché. Je ne sais s'il était d'argent ou
d'or mais il valait tout le trésor qu'on pourrait mettre en une _tour.
Sur une bande d'argent fin l'entourant était une inscription disant,
en son latin (... ), que nul chevalier ne devait par outrage attacher
son destrier au pilier s'il ne pouvait s'identifier au meilleur chevalier
du monde :1> (v. 31609-21). Mettant pied à terre, il noue les rênes
de son cheval à l'anneau, puis, au pilier, appuie son écu et sa lance.
Cela fait, il demeure immobile. Bientôt, une ravissante pucelle
montée « sur _sa mule qui était blanche » (v. 31646) apparaît. S'agit-
il de celle déjà rencontrée? A nous de le deviner. Cette « demoiselle
spirituelle 1> (v. 31652) vient à Perceval, avec beaucoup de respect
le salue et, allant jusqu'au destrier attaché à l'anneau, elle commence
à lui caresser de son manteau le cou et la tête. D evant l'étonnement
de Perceval elle dit : « Sire ( ... ) bien le sais, sans le moindre doute,
que votre corps et votre destrier tout le monde devrait adorer mieux
que pour tel saint on le fait à l'autel (. ..). Maintenant vous pouvez
vous vanter du plus grand honneur que chevalier, de mère né, ait
jamais reçu de sa vie » (v. 31687-701).
Au pied du Mont la demoiselle a fait dresser son pavillon. Là,
Perceval apprendra d'elle l'histoire de cet édifice alliant la magnifi-
cence d'un ft}ausolée royal à la rigueur d'un cadran solaire et le
grandiose ~'un mémorial à l'étrangeté d'un temple inachevé. Il fut
dressé magiquement, ainsi qu' un château quelque part près du Mont,
par Merlin l'enchanteur, propre père de la « demoiselle spirituelle ».
En ce cercle où de colosS:ales croix - douze toises de h aut cela
fait environ vingt-trois de nos mètres ! Et que dire du pilier ! -
remplacement des mégal ithes, comment ne pas voir un cromlech,
un second Stonehenge (dont une légende affirme justement que
Merlin fut l'architecte) mais plus formidable, un Stonehenge d e féérie
AU SOMMET DU MONDE 197
~ifié su~ une cm:ie, presque d~ns le ciel. Ainsi que le révélait déjà
1 assemblee arthunenne, le trace du compas semble parapher la Pré-
sence de l'enchanteur. Car, pour l'œil de .Perceval, ce sommet du
Mont Douloureux, ou summun de la chevalerie, déploie l'épure de
la Table Ronde et l'orbe de l'univers.

LE SEPTŒME CENTRE DE FORCE.

Voilà donc le héros parvenu au terme de son périple initiatique.


En ce sommet s'achève le monde : la terre ne va pas plus haut.
Ici culmine une virtus. Mais ce faîte est autant celui d'une signifiance
que le « chef » d'une corporéité subtile dont sept châteaux forment
les centres de Force et la graduation hiérarchique de la matière.
La citadelle fermée d'une porte noire gardait la terre et le ~astel
du Bel Echiquier s'entourait d'eau tandis que dans un autre chateau
le seigneur et son lion s'enflammaient de colère. Le manoir d'un
géant s'est tout évaporé fors la tour et assemblé de brillances dorées,
le pal~is des blondes pucelles ne tient' qu'à un son. Le blan~ château
de Bnol mérite attention car « aucune maison ne fut IIlleux fer-
mée » (v. 26311). En tant que centre subtil frontal ce château
mon~e une garde vigilante : comprenons qu'il veille à ce qu'aucu~~
pensee étrangère ne pénètre le mental purifié. Pour reprendre ict
une formule chère à Julius Evola, le mental de celui qui progresse
sur la Voie se caractérise par« une intensité recueillie > 10 • Et.notr~
a,uteu~ d 'ajouter cette image empruntée au Bouddhisme m~s qui
s appliquerait au château de Brio! : il faut rendre la pensée « lDlpre-
nable comme une forteresse > 11. En effet la doctrine bouddhique
enseigne ceci : « La discipline d'un contrôle constant de la pensée
avec élimination de ses formes automatiques, sert à réaliser graduel-
le~ent ce qui, dans les textes est appelé appamâda! terme que cer-
tams traduisent « attention », et d'autres oi: gravité > ou encore
« vigilance » ( ... ) Un ascète « qui trouve sa joie dans. l'appamâda
- en cette concentration austère - et qui se garde s01gneusement
du relâchement mental s'avancera comme un feu, brûlant tous les
liens » ... ~ 12. Par Briot, l'inextricable forêt des pensées où tant
de fois Perceval a erré brûle inexorablement afin que s'ouvre une
Voie Triomphale. Ma~ le château du Bel Echiquier, auquel fait
retour le h éros porteur de la blanche tête ramée, s'impose également

10. Cf. La Doctrine de /'Eveil, op. cil., p. 208.


11. Ibid., p. 205.
12. Ibid. , p. 208-209.
198 GRAAL ET ALCHIMIE

comme centre subtil du front : la rivière qui en baigne les murs


n'étant plus perçue alors en tant que second des éléments dans l'ordre
ascendant mais comme redoutable Mercure originel. Car le flux
fébrile du mental humain en lequel, sur l'autre rive, la perfide nau-
tonière au peigne noya plus d'un chevalier, a cédé place à la signi-
fiance supérieure du jeu d'azur et d'or : les Eaux primordiales ont
dissout l' « or inverse :i> tandis que la virilité solaire, outrepassant
les temporelles eaux d'en bas, fixait celles d'en haut. Ce que pour-
rait signifier encore la clef aux foudres conférant la maîtrise de ces
mêmes Eaux par un vol d'épervier, oiseau blasonnant le soleil.
Pour septième centre, non point un château, donc, bien qu'il en
existe un jumelé au Mont par le vou lo ir de Merlin, mais un hau~
lieu circulaire dressant des croix aux couleurs de gemmes et qw
« couronne :i> le sommet. La « demoiselle spirituelle :i>, Fylgja de
Perceval, n'a-t-elle pas proclamé la sainteté de ce dernier? Or les
saints, par l'auréole, sont couronnés de Lumière. Ici s'épanouit le
centre coronal tandis que le pilier doré, outre qu'il évoque un fon~li­
dable sceptre, confirme la centralité définitive du héros, le caractere
axial de sa nouvelle réalité intérieure : nouer les rênes de la mon-
ture - symbole de mobilité - à l'Axe du monde est le privilège
des d~eux, ainsi ~hez les peuples altaïques et chez les Germano-
scandmaves où Odin lui-même attache son coursier au grand Frêne 13 •
On ne nous dit pas si ce dieu appuie sa lance à l'Axe comme le fait
présentement ·Perceval. Geste symbolique dès lors que cette arme
d'h~st apollin ie?n~ autant que martienne, verticalisée par Je pilier,
revet toute sa signifiance de virilité ouranienne. Et l'on peut supposer
que c'est devant l'imposant anneau, gravé de l'inscription annonçant
l'épreuve du lieu, que le chevalier choisit d'appuyer sa lance; a insi
réapparaît le hiéroglyphe alchimique du Nitre <P sign ant la virtus
par laquelle s'ouvre la Voie. Qu'il s'agisse de la lance, dressée devant
l'~nneau , o~, sur le chaudron de Gundestrup, de la figuration déjà
citée du dieu Cernunnos brandissant verticalement le torque, le
sym~olis~e dem.eu~e le même et l'anneau du pilier renvoie à la
s1gn1fication alch1m1que la plus ·essentielle du cercle : celle exprimée
par la formule « Un le Tout }) et désignant le Mercure originel 14.
C'est donc cet état primordial de la matière que maîtrise Perceval
par l'éveil du septième centre de Force.
Voici donc la couronne et le sceptre mais « monumentaux :i. par
.
rapport aux 1oyaux du sacre d'Erec. Il 'ne manque plus, comme em-

13. Cf. M. Eliade, Le Chamanisme (Paris 1968), p. 219.


14. Cf. J . Evola, op. cit., p. 32. '
AU SOMMET DU MONDE 199

.b.lème de la royauté hiératique dè Perceval, que le sceau. Vu du


c~~l, à la verticale, ce haut lieu Je révèle : (:"; signe identique au
h,ieroglyphe archaïque du soleil 0 et affirmant" qu'ici le héros réin-
tegre le Soi. Alors s'accomplit l'Œuvre au Rouge ...

LA TRIPLE :ËTOILE ET LE CUIVRE DORÉ.


Nous nous souvenons que, la veille, le Gallois a rencontré un
mystérieux enfant juché sur un arbre très haut - image, comme
on le sait, de l'Arbre du monde mais aussi, par anticipation du
grand pilier, lui-même figuration métallique de cet Axe. En fonction
de l'arrivée de Perceval sur le Mont - ce que prophétise l'enfant -
et de la signification de cette arrivée, on devine en cette apparition
une manifestation symbolique du Soi : l'enfant est le filius regius 15,

15. Comme le rappelle H. Corbin à propos de l'or qui constitue la chair


de l'Homme primordial dans la tradition de l'Iran Mazdéen (Terre Céleste et
Corps de Résurrection, op. cil., p. 75).
200 GRAAL ET ALCHIMIE

la Présence divine, encore toute jeune car non entièrement c: incor-


porée ~ à Perceval, d'où le fait qu'il ne descend pas de l'arbr~. ~t
demeure sur les branches, en hauteur, inaccessible à la terrestre1te.
Apparition brève puisque l'enfant reprend le chemin du ciel et de
l'invisible, mais qui, comme l'a bien vu Pierre Gallais, préfigur~ la
nouvelle naissance du héros 16 • Cela dit, le bambin détient le signe
secret par lequel il s'avère possible de décoder la signifiance d~s
quinze croix couronnant le Mont. On nous a dit qu' « en sa mam
il tenait une pomme ~ (v. 31437). Ce fruit en tant qu'allusion à
un état primordial - jardin d'Eden bien sûr, mais aussi Asgard
nordique avec ses pommes de jou;ence - est souvent désigné
comme initiatique du fait qu'il présente une particularité bien
~onnue : qu'on le coupe en deux, horizontalement (par rapp?rt

une étoile à cinq branches, le pentagramme *


a la verticale du pédoncule), et voilà qu'apparaît en son milieu
ou symbole de la
Connaissance puisque la silhouette d'un homme - ce microcosme
reft.~t du macrocosme - campé sur ses jambes et bras tendus à
l'horizontale s'y inscrit parfaitement. Or le chiffre cinq, mis en évi-
den~e par l'étoile mais aussi par l'âge supposé de l'enfant (v. 31443)
est egalement présent sur le Mont Douloureux puisque les croix sont
au. nombre de trois fois cinq. Alors, peut-être, la possession de ce
chiffre .et du pentagramme nous permet-elle de deviner que les croix
sont disposées autour de l'Axe alternativement : une d'azur à côté
d'une blanche, celle-ci à côté d'une vermeiHe à nouveau une d'azur
et . ainsi. de suite de telle façon que les croi'x d'une même couleur
soi~nt situées exactement aux pointes d'une étoile. De la sorte, nous
aunons trois pentagrammes et ce ternaire, véritable leitmotiv sur
le périple initiatique de Perceval, trouve ici son aboutissement. La
première étoile, tracée par les croix d'azur, serait l'image de l'homme
?ont. la corporéité subtile se dégage de l'entité saturnienne. L'azur,
1de?tique à celui du Bel Echiquier, évoque alchimiquement la < sépa-
ration > ou fin de l'Œuvre au Noir : le bleu dissout - et dissipe ! -
les tén..èbres ·:· .pour ,aboutir à l'Albedo, figurée par l'étoile blan~he,
el~e-meme SUlVle de 1Œuvre au Rouge et que signe l'étoile vermeill~.
A3outons que le motif tracé par cette triple étoile, bien que graphi-
quement très différent de celui désigné comme q: cœur de Hrungnir ~
n'en possède pas moins le même sens. Car parvenu sur ce sommet,
Perceval se retrouve en même temps « au ~œur > de lui-même, trône
que Je Soi peut à nouveau occuper.

16. Perceval et l'initiation, op. cil., p. 275.


~
~

Il ..
.

0
'
IfJ!fill
-
~

0
Au •omn>et du Moot Doulou'<ux, lfou <orntinol do Io Quêt~ le ernmlooh d.,
croq lai,,, entrevoir '"' <mi. é<o;i., qui sigueot los ph"" du Grand Œuv,..
202 GRAAL ET ALCHIMIE

Reste à nous interroger sur la composition métallique du pilier:


On le dit « de cuivre ,, (v. 31585) et « doré » (v. 31609) ce qm
n'est pas sans rappeler les pieds de la table-gong et le pilier ém~r­
geant de l'eau, par lequel le pont tournait magiquement. ~ais,
justement, pourquoi ce métal? L'un des plus anciens hermétistes
connus, Zozime, parle d'un « Homme de Cuivre », à la fois « Chef
des Sacrificateurs ,, et lui-même « objet de sacrifice » et qui, par
le pouvoir des Eaux, deviendra l' « Homme d'Argent ,, 1 7 • Un second
alchimiste, Stephanius, évoquant le combat du Cuivre et du Mer-
cure s'écrie : « Le Cuivre est détruit, il est rendu immatériel par
le Mercure, et le Mercure est fixé en fonction de sa combinaison
avec le Cuivre ,, 18 • A propos de ce « Cuivre symbolique ,, J . Evola
nous précise qu'en tant que métal rougeâtre - déjà allusif à la der-
nière phase de l'Œuvre - il est « le plus proche pour être transmué
en Or » rn et de citer un autre hermétiste, Pélage, exhortant à rendre
le Cuivre « sans ombre » 20 • Ces deux indications, précieuses pour
notre interprétation de la signification du pilier, nous font entrevoir
le « Cuivre symbolique ,, comme une substance équivalente à l' « or
inverse ,, ou au plomb et qu'il s'agit de transmuer 21 en or ou
soleil. Et ce par conjonction avec le principe martien, proche lui
aussi du soleil ; cela est manifesté par le fait que le héros appuie
sa lance - hiéroglyphe de Mars - sur l'Axe de cuivre. A cela
s'ajoute ce que l'on nommera la surrection progressive du pilier.
Dans le château des Pucelles, la table d'airain reposait sur quatre
pieds ? e cuivre, quatre tronçons de colonne dirons-nous, auxquels
pourraient correspondre 1es quatre éléments. Le cinquième, le
son, étant présent sous la forme « passive ,, du plateau de la table,
il sera mis en œuvre pour révéler la signifiance du château. Avec
le pilier de cuivre autour duquel s'articulait le pont mouvant, l'image
de la colonne - reconstituée - « émerge ,, et traduit cette « fixité ,,
conférant la capacité de (se) commander, d'exercer le pouvoir sur
soi-même, spécifique du centre subtil frontal :}'ajna chakra. Au som-
met du ~ont, enfin, le pilier se montre to{1t entier et, de plus, on
nous suggere que la transmutation s'opère : le cuivre apparaît « do-
ré :i> , sa nature métallique vénusienne se change en celle du soleil.
Deux éléments méritent encore d'être relevés. En premier, le fait

17. Cf. J. Evola, op. cit., p. 175.


18. Ibid., p. 179.
19. Ibid., p. 77-78.
20. Ibid., p. 78.
21. Ibid., p. 172.
AU SOMMET DU MONDE 203

que le narrateur nous dit de l'anneau : « je ne sais s'il était d'argent


ou d'or mais il valait tout le trésor qu'on pourrait mettre en une
tour.'> (v. 31611-13). Cette tour est peut-être 'le « Roc d'échiquier >,
allusion au pouvoir saturnien d'enfermement s'exerçant sur les bril-
lances sidérales et divines. Quant à l'anneau le fait qu'on ne puisse
en déterminer l'exacte nature métallique pourrait signifier qu'il
exprime l'état primordial, antérieur à la hi-partition soleil-lune, le
Mercur~ originel, justement figuré par le cercle 22 • Au niveau arché-
typolog1que 1'Axe e t 1'Anneau se retrouvent dans d'autres civilisa-
tions et toujours chargés de la même signifiance. Tels le cercle et
la b a guette remis par la vénus babylonienne, Ishtar, à Gilgamesh,
comme moyen d 'atteindre le Centre du monde, ainsi que le rappelle
Paulette Duval en rapprochant ce thème de données hermétiques 23 -
Mais surtout, la vision de cet anneau au moment où Perceval achève
son périple initiatique nous fait souvenir de l'anneau d'or fixé sur
l~ porte no~re , « retenu ~ en quelque sorte, dans les ténèbres sa1!11"-
mennes mais préfigurant celui du pilier. Du reste, la porte, on sen
souvient, était située à la base de la tour, composante architecturale
res~ent~e par nous non plus simp1ement comme « Roc d'échiq~er :li
mais bien comme Axe vertébral de la corporéité subtile. Ici, au
sommet du Mont, tous les donjons dressés sur la route du héros se
confondent et s'abolissent en ce pilier solaire.
Un autre détail doit être examiné car il surprend. Redescendu
de l_a montagne jusqu'au pavillon de la fille de Merlin, Per~e~~I
reçoit de celle-ci un manteau « de samit vert » (v. 31729). Legttl-
mement on attendrait une autre couleur - le rouge ou le doré -:
spécifiant la phase finale de l'Œuvre mais non point celle-ci qm,
P_arachevant I'Albedo avec l'apparitio'n d'une Force g~rminative, ~e
sit~e antérieurement à la signifiance du Mont. En fait, . une ~xpli­
cation existe : cette Force se manifeste à nouveau, mtens_ement
accrue, après le contact avec le Soi. Car ce principe .solaire va
d~sormais resplendir jusque dans la terrestréité P?~r lm. red~nner
Vie. Et cette couleur verte, par le biais de l'hermetisme _IShu~uque,
renvoie à fa notion ismaélienne de barzak, ce « monde IIDagmal :li
des archétypes où se dresse la montagne Qâf, toute d'émeraude, et
dont le Mont Douloureux, verdoyant de la base au sommet ~v: 31656
et 31744), est une image équivalente. Ce monde de la vzszo sma-
ragdina est celui « par lequel se spiritualisent les corps et par lequel

22. Ibid., p. 32.


23 . La Pensée Alchimique et le Conte du Graal, op. cit., p. 12.
204 GRAAL ET ALCHIMIE

se corporalisent les esprits '> :?\ ce qui fait écho à ce qu'Hermès


Trismégiste énoncé de l'Un : « Sa Force est parfaite lorsqu'il est
transformé en terre » dès lors qu' « il s'élève de la Terre vers le
ciel et de là revient vers la terre pour recevoir la Force du haut
et du bas ». Dans une première phase il s'agit donc de s'affranchir
de la terrestréité et, traversant la graduation des états de la matière,
d'atteindre le Centre suprême, phase illustrée par le périple du
Gallois jusqu'à ce sommet. Puis, lors d'une seconde phase, s'effectue
un mouvement de retour à la terrestréité, de redescente de la mon-
tagne. Ce manteau vert, dont la « demoiselle spirituelle » couvre
Perceval, est la transcription vestimentaire de la Tabula smarag-
dina - ou du perron de Barenton - et reflète le sceptre d'Erec,
les émeraudes du Bel Echiquier et surtout le tuël, ou canal, issu
du Graal. N'oublions pas que Perceval, futur roi du Graal, devra
m~ttre fin aux maléfices pesant sur la terre gaste et, de la sorte,
faire surgir le verdoiement que préfigure ce manteau de Vie.

24. Terre Céleste et Corps de R ésurrection, op. cil., p. 159.


CONCLUSION

La voie du Graal et les régimes de l'image

EMBŒ:MES DIURNES.
Partir en quête du Graal c'est par excellence tenter de se dégager
de la dimension temps et, ' pour' cela, affronter' les périls qui la cl~-
turent : qu'ils soient pétrifiants, labyrinthiques ou dévorants. Aussi,
dans son périple, •Perceval se voit-il confronté à ces multiples « vi-
sages du temps >, nommés par G. Durand, et qui se tournent unani:
mement menaçants vers le héros de Lumière. D'abord parut ce roi
rouge, sorti de la porte noire d'un château blanc et lisse comme
un os et à l'allure de monolithe ou de monstre assoupi dans sa
carapace : la forteresse même de la terre ! Bien digne d'un roi « te~­
porel ;) - cet ego qui, arborant l'hermine et le vermeil, et armoné
d :un lion, usurpe Ja royauté hiératique du Soi. Pujs, plus tard, le
heros fit face à l'armure noire ... et défia Saturne en personne.
D 'autres chevaliers encore allaient surgir : même ceux ne se pré-
sentant point en tant qu'hypostases de Chronos - la lumineuse blan-
cheur et l'argenté de leurs armes en témoignent! - ont ,encore
« partie liée » avec lui. Ainsi la rivière gardée par l'un d'eux evoque
le Mercure en « chute » . Un autre rivière se confondant avec le
flux temporel noie inexorablement · car « l'eau est épiphanie des
2
malheurs du temps » 1 surtout si ia « féminité néfaste > fascine
par sa chevelure aux o~doiements isomorphes de « l'eau fatale » 8 :
ici les dents du peigne rongent les réactions de celui dont le regard,

1. Dit G. Durand dans L es Structures A11tlzropologiq11es de l'imaginaire,


op. cit. , p. 104.
2. Ibid., p. 107-110.
3. Ibid., p. 104.
206 GRAAL ET ALCHIMIE

ébloui par la somptueuse assemblée lapidaire, a morcelé son atten-


tion et émoussé son qui-vive. Aux dents du peigne succèdent celles
carnassières du lion d'Abrioris, fauve blasonnant, comme pour le
roi rouge, le « Soufre extérieur », o mbre embrasée du Soi projeté
dans la temporalité. Plus redoutable encore surgit le géant à la mas-
sue : après le temps dévorant voici le temps destructeur. Cette créa-
ture massive figurant, comme son arme, la pesanteur du monde et
les effets du temps qui brise et morcelle. Et même le cheval no!r
gardé par le géant relève d'une thérimorphie chronienne 4 • Mais
ici, en s'appropriant ce destrier, ·Perceval prouve qu'il tient les
rênes de la Nigredo. Ainsi affirme-t-i·f la transmutation de la dynamique
du temps, thème présent, comme le rappelle G. Durand, dans d'autres
traditions - par exemple la légende médiévale du cheval Bayard
et des Quatre fils Aymon 5 - et que résume à merveille sa for-
mule : « le coursier d'Apollon n'est que ténèbres domptées » 6 .
Lors de la traversée du pont de verre, les rides du vieillard temps
se transcrivant en craquelures sous les sabots du noir destrier,
l'image de cette Voie de la transparence et de la lumière qui se
morcelle et croule annonce d'autres symboles catamorphes : menace
d'écroulement du pont tournoyant, chute du héros traîtreusement
projeté dans la tombe. Et si G. Durand a pu définir la chute « comme
la quintescence vécue de toute la dynamique des ténèbres » 7 , il sera
loisible de comprendre en quoi cet épisode où Perceval bascule
dans l'obscurité du sépulcre marque l'ultime péril encouru par le
héros avec son ascension du Mont Douloureux. Elément à noter,
entre la chute dans la noirceur funèbre et l'ascension à midi l'heure
sans ombre, s'interpose l'image du chevalier pendu par les' pieds ...
alors étonnamment évocatrice d'une chute soudain interrompue,
figée entre ciel et terre, sinon entre cime et tombe. Or la chute, dit
encore G. Durand, « résume et condense les aspects redoutables du
temps » 8 , et, dans ces conditions, il se pourrait que l'étrange pen-
daison, en tant que stase du mouvement de chute qu'entraîne la
pesanteur dans (et par) le temps, annonce la résorbtion du temps :
comme tel, l'arrêt de la chute - et du Mercure « en chute ~ -
serait le seuil de !'Eternité. Au pied du Mont Douloureux se pré-
sente encore une autre tentative pour empêcher Je héros de s'élever
vers la cime solaire, ce qui équivaut à essayer sinon de le faire choir,

4. I bid., p. 79.
5. I bid., p. 85-86.
6. Ibid., p. 82.
7. Ibid., p. 122.
8. Ibid., p. 124.
CONCLUSION 207
d~ ~oins . de le maintenir loin des hauteurs ; toutefois la théologie
dira;t. : faire en sorte qu'il ne réintègre pas un état « antérieur ou
supeneur à la chute , 9 • Et' tout naturellement' ce « visacre . 0
du
temps » qui apparaît est celui d'une femme : « symbolisation fém.i-
noïde de la chute » 1 0, noterait G. Durand. De fait, cette femme
qui s'efforce de détourner Perceval de l'attraction des hauteurs, bien
plus que « fatale » est porteuse de tout le fatum existentiel inhérent
a la condition saturnienne.
Avec le Mont, dont la cime est encore surélevée par l'immense
pilier, nous abordons - littéralement - le versant lumineux du
Régime Diurne. La montée au sommet, le concept de « haut lieu >,
la verticalisation et la gigantisation du sceptre, de même que l'image
de la flèche filant verticalement dans l'azur, voilà pour les « symb~les
ascensionnels 1_:, tandis que la brillance dorée jointe à la mention
de midi, l'heure synonyme de grand soleil, renvoie aux « symboles
spectaculaires ». Enfin, en appuyant au pilier son écu et sa lance,
le héros complète l'ensemble par les « symboles diaïrétiques >,, ~ar
le bouclier couvre pour protéger mais aussi « sépare de l'exteno-
rité » 1 2 et la lance, « dont la pointe était d'acier tranchant » (v.
31635), a soutenu les assauts des ténèbres.
Cette arme d'hast prend place dans une panoplie d'emblèmes
diaïrétiques déployés en soleil aciéré à l'horizon aventureux de Pe:-
ceval. La lance, mais plus encore l'épée - symbole central du Re-
gime Diurne de l'image - sont synonymes de Voie victoriale. vers
le Graal, ou plutôt de la double exigence de cette Voie : rectitud.e
et courage ... « La transcendance est donc toujours armée > di,t
G. Durand 13; formule qui prend valeur de sentence et, par-dela
les siècles, fait écho aux paroles de Gornemant, le maîtr~ d'armes
de Perceval, qui, lors de fa cérémonie d'adoubement, averut ce d.er-
nier qu'avec l'épée « il lui confère l'ordre le plus haut que Dieu
ait établi et créé, 'l'ordre de chevalerie qui n'admet aucune bas-
sesse , (tr. p. 44; t.o. v. 1634-38). . .
Mais hormis cette lame d'autres aciers brillent de toute leur sigm-
fiance diurne. Ainsi la hache danoise symbole ouranien jailli du
fond des âges, révélant la capacité de « 'trancher » les li~n~ du condi-
tionnement temporel 13 mais aussi de « fendre > la densite de la ma-

9. Sur la chute résultant du péché originel, cf. ibid., p . 125.


10. Ibid. , p. 127.
l l. Ibid., p. 142, 148, 150.
12. Ibid., p . 189.
13. Ibid., p. 179.
208 GRAAL ET ALCHIMIE

tière pressentie comme « ténébreuse :1> . Et peut-être alors, fau~-il


supposer qu'au château de la terre, la fente dans la portt; . n01re
donne la mesure d'un tel tranchant. Arme suspendue, aenenne,
comme pour menacer du ciel les crânes « pétrifiés » par la .terres-
tréité ... Non moins digne de crainte appparaît le marteau qw pend
sur la table-gong. Evoquant celui de Thor ou de Sukellos, on le
devine sceptre ouranien dans la main du héros : ne s'impose-t-il pas
comme le symbole du pouvoir absolu sur la matière?
Il convient aussi de joindre à tout ce symbolisme diurne une
autre référence à la brillance ouranienne : la couronne. Mais une
couronne guerrière puisqu'il s'agit du heaume du chevalier, ou plus
exactement du cercle renforçant son bord à hauteur du front et sur
lequel s'alignent des gemmes. Certes G. Durand a montré que les
scintillations multicolores des pierres précieuses ne constellent que
le R égime Nocturne (de structures mystiques) de l'image. Toutefois,
dans le présent récit chevaleresque, les pierres ornementant les
heaumes app~raissent bien moins comme des joyaux que comme les
yeux 14 des vertus sidérales qui, évoquant des clous de lumière,
semblent vouloir « fixer » - pourrait-on dire en jouant sur ce
ve~be - l'instabilité du mental entraîné vers le bas, par fa précipi-
tation temporelle. En outre, il est fort rare que l'on mentionne la
couleur des gemmes ornant les casques. Tout au plus, une fois,
nous dit-on que le heaume coiffant le Blanc Voleur s'orne de « gem-
mes d'or » (v. 24979). Cela, au moment où Perceval le vainc et donc
en « fixe :1> la nature fugitive. Des gemmes d'or? Plutôt des sortes d e
rivets facettés~ id_entiques dans leur symbolisme aux clous d'or ou
R eginnaglar enfoncés dans le pilier du Mont (ms. A. v. 9823). Peut-
être même sont-ils au nombre de douze sur cet Axe autant que
de cors sur la tête du Blanc Cerf manifestation cy~égétique du
R égime Diurne. '
A l'époque. de Chrétien de Troyes et de son continuateur Wau-
cbier de Denain, le heaume était généralement de forme conique ou
hémisphérique. L'image du casque renvoie au « chef » et celui-ci,
comme le démontre G. Durand, au ciel. Mais que l'on retourne le
heaume et, d'un symbolisme ouranien et masculin - que résume
parfaitement le hiéroglyphe hermétique du feu, un triangle pointe
en haut - on passe à celui de la féminité et de l'eau, figuré par
un triangle pointe en bas ou par le demi-cercle du croissant de

14. Ibid., p . 170.


CONCLUSION 209
lune. Du heaume de Perceval à la coupe du Graal une translation
s'opère. Le Régime Diurne cède place au Régime Nocturne de
l'image.

EMBLÈMES NOCTURNES ET COINCIDENT/A OPPOSITO-


RUM.

Le Régime Nocturne {de structure mystique) est illustré tout au


long du récit : on remarque sans cesse l'isomorphisme de la de-
meure (château, manoir, palais) avec la présence de la femme,
l'abondance de la nourriture et le chatoiement des couleurs des
décors (ainsi v. 24484 et v. 27680-·8 1) et des habits. Mais surtout
sachant que la coupe est au « cœur » - est le cœur - de ce
régime de l'image, de même que l'épée constituait -l'Axe vertébral du
Régime Diurne, remémorons-nous ces fioures féminines penchées sur
des fontaines et porteuses de coupe, tell:' la compagne d' Abrioris, ou,
surtout, celle du Graal, à laquelle se juxtapose la silhouette a la
vasque du char de Strettweg ; ou encore ces Pucelles conduisant le
héros dans des chambres dorées d'ambre, brillance qui, sans doute,
renvoie à l'éblouissement diurne jailli de la hache ouranienne, mais
aussi substance et, comme telle, appartenant à ce Régime Nocturne
de l'image. Substance et couleur que l'on est presque naturellement
tenté de qualifier de « chaudes », de même que l'on ne songe plus
à un minéral pilé qui vernirait les murs de cette chambre des dames,
mais bien plutôt à du miel... celui tiré des fleurs de la surnature
ornementant les habits de la Fylgja.
Comme G. Durand l'a démontré, la Coïncidentia Oppositorum
où se réconcilient les tensions de la bi-polarité Diurne-Noctui:ne
a pour emblèmes essentiels le cercle et l'arbre. Pour le second, pomt
n'est besoin de rappeler que son image n'a cessé de baliser la route
de Perceval. Synonyme de Mercure et donc d' « Eau~Argent », on
comprendra aisément qu'il se présente en tant qu' « llll~ge-reflet »
du Gallois et support d'une emblématique : un écu, un~ tete de,cerf,
une clef, un _chevalier pieds en l'air, pendent .successivement a ses
branches, comme des enseignes ... qui « enseignent » le voy~~eur
du Graal sur son itinéraire spirituel. Sous d'autres arbres v01c1 la
fontaine, « organe-symbole » du « cœur » du héros, ou la tombe
saturnienne. D'un arbre encore descend cette voix mystérieuse qui
indique la route du château de !'Echiquier, et sur un arbre apparaît
~·enfant à fa pomme, -le Soi détenteur du « chiffre ~ du Mont. Et,
JUStement, sur la cime l'attend l'autre symbole de ce Régime de
210 GRAAL ET ALCHIMIE

l'image, le cercle, ou plutôt l'anneau, présent au commenceme?t et


à la fin du périple, comme pour dire qu'un cycle s'est accompli. Le
cercle mais aussi la croix - ici associée au cercle - que G. Durand
désigne comme l'a?tre gra~d symbol~ de l'union de.s contr.air.e,s.
Mais alors il convient aussi de mentionner cette croix mult1phee
que constitue la surface du jeu d'échec. Et le Bel Echiquier, p~
les opérations hermétiques qu'explicitent les valorisations alter~atl­
vement positi_yes et négatives des azurs et des dorés, lui aussi, se
présente comme symbole cyclique et promesse de dépassement du
fatum saturnien.
Toutefois, lorsque :Perceval, ayant quitté le Mont, se dirige vers
le château du Roi Pêcheur, et traverse de nuit une forêt, c'est encore
par un arbre que se manifeste un signe « messianique ». Et quel
arbre! Un arbre-lumière semblant porter des milliers de bougies,
à tel point que sa clarté illumine la forêt ... comme le fit l'apparition
nocturne du Graal : soleil de minuit où les opposés se conjoignent !
Bientôt, pour Perceval, voici que le château du Graal ouvre ses
portes. On le conduit en une chambre « Toute enluminée d'or fin >
(v. 32284) à la voûte de laquelle luisent « de petites étoiles d'ar-
gent ~ (v. 32285) tandis qu'aux murs « plaqués d'or fin et d'argent ~
(v. 32251) des pierres précieuses jettent leurs feux (v. 32294-95).
Là, le Roi Pêcheur, « assis sur une pourpre vermeille » (v. 32300),
l'attend. Au héros, le Roi présente « une épée nue qui, par le milieu
était tronçonnée (v. 32409-10) et lui dit : « je vous prie de la prendre
et les deux pièces rejoignez. Puis je vous conterai la nouvelle ( ...)
du riche Graal et de la lance au fer royal ~ (v. 32530-36). Perceval
« prit les pièces à rajuster » et de cette lame « joint les aciers, si
parfaitement et avec tant d'adresse que le jour qu'elle fut faite ne
sembla pas plus neuve, ni mieux fourbie ni plus belle » (v. 32550-
56). Voyant cela le Roi prononça ces paroles qui concluent le pé-
riple de Perceval « Beau sire, or écoutez. En armes vous avez pris
beaucoup de peine ( ... ) Mais, de par cette épreuve, je sais très bien
que de par le monde, de tous ceux qui présentement y sont, il n'en
est aucun qui vous vaille » (v. 32561-67). Et, en cette chambre
royale où s'achève la quête de Perceval, la reconstitution de l'épée
a lieu sous un ciel d'or. Par son immutabilité ce métal solaire
confère à la scène sa pleine signifiance : il ca~pe les acteurs de
ce rituel dans une lumjère d'Eterruté. Ici le Temps n'a plus sa place.
L'épée surnaturelle, au contact du meilleur chevalier qui soit, se
ressoude. Mais, réciproquement, l'arme confirme la valeur exception-
nelle de celui qui en joint les tronçons. Une fois encore, « Le sem-
blable est connu par le semblable ! ~.
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ANONYME :
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Honoré Champion, (Paris, 1972).

TRANSCRIPTIONS EN PROSE MODERNE.

- Le Chevalier au Lion, Erec et Enide, par André Mary, Gaili-


mard, (Paris, 1966).
- Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, par Lucien Foulet,
Stock + Plus, (Paris, 1978).
- L e Conte du Graal, par Jacques Ribard, Librairie Honoré
Champion, (Paris, 1979).
- Perceval et le Graal (Les Continuations), par Suzanne Hanne-
douche, Triades, (Paris, 1968).
- La Quête du Graal, par Albert Beguin et Yves Bonnefoy, Edi-
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- Parzival, de Wo1fram von Eschenbach, par E . Tonnelat, Au-
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- Le Roman de la Rose, de Guillaume de Lorris et Jean de
Meun, par André Mary, Gallimard, (Paris, 1969).
ACHEVÉ D 'IMPRIMER
SUR LES PRESSES
DE L'IMPRIMERIE CORBIÈRE ET JUGAIN
A ALENÇON (ORNE)
EN NOVEMBRE 1982

© Berg International Editeurs


129, boulevard Saint-Michel - 75005 Paris
ISBN 2-900269-26-1

Dépôt légal novembre 1982


Huit siècles après avoir enchanté et nourri la rêverie d'un poète
médiéval, après avoir constitué le cœur lumineux de l'âme chevale-
resque, le Graal, récep~acle du sang christique qui s'est substitué au
chaudron d'immortalité de la tradition celtique, nous attire toujours par
son mystère. Partir à sa quête, c'est désirer atteindre l'essence de notre
être.

Dans le récit connu sous le nom de Seconde Continuation et dont


le présent ouvrage dégage l'herméneutique, le chevalier Perceval pour-
suit sa quête. Sur cette voie labyrinthique, épreuves et adversaires ne
manquent pas : roi caparaçonné de vermeil, redoutable armure noire
surgie du tombeau, lion furieux gardien d'un château désert... Les
épreuves, mais aussi la féerie : Bel Echiquier d'azur et d'or dont les
pièces s'animent, Blanc Cerf, chambres dorées d'ambre, mystérieuses
jeunes filles aussi belles que savantes en habits héraldiquement étoilés
ou fleuris ... Et que dire de ces sept châteaux symbolisant à la fois les
Forces primordiales et les différents états de la matière que doit tra-
verser le chevalier en quête ...

Paul-Georges Sansonetti nous révèle dans cet ouvrage les multiples


« images reflets » de la corporé.ité subtile du héros et les opérations
hermétiques devant transmuer sa condition humaine et mortelle en
Présence divine. Il nous montre comment, parallèlement à toute une
symbolique initiatique antérieure ou extérieure au christianisme, les
aventures de Perceval expriment les phases successives du Grand
Œuvre.

lSBN 2-900269-26- 1

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