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Graal
et
Alchimie
L'ILE VERTE
BERG INTERNATIONAL
GRAAL ET ALCHIMIE
© 1982 Berg International éditeurs .
129, boulevard Saint-Michel, 75005 Pans
ISBN 2-900269-26-1
PAUL-GEORGES SANSONETTI
Graal
et
Alchimie
publié avec le concours du Centre N ational des Lettres
Cf. : confere.
Ibid. : même cèuvre.
1. : ligne.
op. cit.
p. : œuvre citée.
: page.
str.
: strophe.
T.o.
Tr. : texte original.
T. : transcription ou traduction.
: tome.
V.
: vers.
ms.
: manuscrit.
TABLE DES MATIERES
PREMIERE PARTIE
FORCES ET FORMES
Chapitre I : Perception d'un autre corps
- I.e Double . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
- La Forme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
- L'Ame et !'Armure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
SECONDE PARTIE
LES SEPT CHATEAUX DES FORCES PRIMORDIALES
--
TABLE DES MATIÈRES 11
'
'..
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'
'
INTRODUCTION
3. Ibid ., p. 166.
4. p e Ch~étien de Troyes d Guillaume de Lorris : ces quêtes qu'o n dit ina-
chevees, ca?1ers du CUERMA (Paris, 1976), p. 321.
5. La L egende Arthurienne et le Graal (Paris, 1952), p. 68, not~ 2. .
6. Le Conte du Graal, transcription en prose moderne par J . R1bard (Pans,
1979), p . 67-68.
INTRODUCTION 15
de l'énigmatique lance qui saigne. La Seconde Continuation est
attribuée à Wauchier (ou Gautier) de Denain, désormais désioné
comme « pseudo-Wauchier » en raison des doutes que suscite
l'identité réelle de ce narrateur. Son récit, objet de la présente étude,
nous permet de retrouver Perceval après son passage chez le sage
ermite, son oncle. Il chevauche perdu dans une forêt - ce labyrinthe
végétal, décor de l'errance - jusqu'au moment où le monde ma-
gique du Graal, par un émissaire, lui indique une Voie. Pour lui
commence alors un long périple : il va d'aventures merveilleuses
en aventures terrifiantes. .. Tandis que, sur sa route, des châteaux
ouvrent leur porte sur les mystères qu'ils recèlent... Des châteaux?
Plutôt des temples initiatiques! Car c'est bien d'une initiation qu'il
s'agit... D'initiation et d'alchimie. Nul hasard sans doute si, dans
l'une des trois œuvres citées par J. Ribard, Le Roman de la Rose
on trouve les lignes suivantes : « c'est une chose bien connue,
!'Alchimie est un art véritable; qui en userait sagement ferait des
merveilles, car quoi qu'il en soit des espèces, les corps particuli~rs ,
soumis à des préparations intelligentes sont muables de tant de ma-
nières qu'ils peuvent changer entre eux de nature par diverses éla-
borations (... ) Car les maîtres alchimistes font naître l'or fin de
l'argent (... ) et de :l'or fin font des pierres précieuses claires et très
remarquables " 7 • De même, et plus proche dans le temps et par le
thème du sujet qui va nous occuper, on découvre dans La Queste
del St Graal cette image résumant tout le processus alchimique et
disant que Jésus-Christ, plein de bonté envers les preux aspirant
à la chevalerie célestielle du Graal, < leur promet de l'or au lieu du
plomb ~ 8 •
Nous avions abordé ce thème de la présence de l'hermétisme dans
les romans du Graal et particulièrement dans le Perceval de Chré-
tien de Troyes, lors de la rédaction de notre Doctorat de Lettres
intitulé Le Corps de Lumière dans la littérature arthurienne 9•
A l'époque nous n'avions pas encore connaissance de l'imposant
travail de P. Duval, La Pensée Alchimique et le Conte du
Graal io. Selon nous, l'auteur a le grand mérite d'orienter sa re-
cherche non seulement dans la direction de l'hermétisme - à cet
égard on ne peut que louer l'excellence de sa démonstration - mais
FORCES ET FORMES
....
Chapitre 1
LE DOUBLE.
et 1.SUI0·
V. M. Eliade, Le Yoga, Immortalité et Liberté (Paris, 1968), p . 237
2. La Royauté et les Dieux (Paris 1951) p 101
3. Ibid., p. 109. ' ' . .
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid., p. 104
6. Ibid., p. 100 et p. 107.
7. Ibid., p. 105.
PERCEPTION D' UN AUTRE CORPS 25
victoire à celui qu'elle investit. Cette lumière comme l'a si bien
précisé Henry Corbin, est « la puissance qui con;titue et cohère l'être
d'un être de lumière. En ce sens, cette Gloire signifie l'âme même,
en tant qu'archétype éternel et norme de l'individualité terrestre.
Etant l'énergie préexistante qui individue cet être et qui irradie au-
tour de lui son aura protectrice, elle ne peut se détacher de lui sans
que cet être soit en péril. Ainsi assumerait-elle les traits d'un Com-
pagnon éternel de lumière, qui se propose à la fois comme le but
et comme le guide vers le but » 8 • Et H. Corbin de définir ce Com-
pagnon comme le daïmon paredros ou « corps subtil » d'un être 9.
De plus le Xvarnah lui aussi est indissociable de fa notion de « Force
vitale >, car cette Lumière doit être « perçue » dit Corbin « comme
étant la puissance qui fait jaillir les sources, germer les plantes, vo-
guer les nuages, naître des humains, illumine leur intelligence. ,. 10.
II n'entre pas dans notre propos de chercher à établir des corres-
pondances exactes entre les conceptions égyptienne, iranienne et
indienne en ce qui concerne le corps supra-sensible. Nous avons cité
ces exemples pour leurs images, à travers elles il est loisible de mieux
saisir dans son ensemble un concept fondamental, à savoir qu'entre
le corps physique et l'état divin - l'Impérissable, le Soi - s'étagent
différents aspects de l'âme, présentant celle-ci comme graduellement
plus « subtile », plus « aérienne », ou, pour user d'une formule
médiévale, « célestielle :i>, on pourrait dire aussi « plus éthérée » et
enfin plus « lumineuse ». C'est ici que l'utilisation des images revêt
toute son importance car elle tente de rendre perceptible la présence
d'une physiologie non charnelle. L'image permet de saisir l'invisible
et les énergies ou « pouvoirs » ou encore Forces qui y résident et
y vibrent autrement que par la formulation de concepts purement
abstraits. Ainsi l'Egypte en figurant le ka (au sens général) par
l'image de deux bras levés exprime bien l'idée d'une Force active,
bras et mains étant suggestifs d'action comme le prouve cette formule
dédiée à Ounas, un roi défunt :
15. M.L. Sjoestedt, Dieux et Héros des Celtes (P.aris, 19~0), p. 85.
16. Cf. G. Dumézil, Heur et Malheur du Guemer (Pans, 1969), p. 128.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Dans Heimdal, Revue d'Héritage norrois N ° 33, printemps 1981, p. 8.
28
GRAAL ET ALCHIMIE
viennent chercher sur les champs de batailles les âmes des morts les
plus valeureux ou encore apparaissent à des héros de saga.
diq~e de la fravarti
. Henry Corbin n'a pas hésité à voir en la valkyrie l'équivalent ne:;·
20
• Dans l'univers mythique des Vikings, les v -
kynes figurent donc le daïmon paredros de certains élus et elles leur
apparaissent telles qu'une saga les dépeint, c altières sous ~e heaum':J;;
~eur. cotte de maille éclaboussée de sang, galopant au ~1el
dans 'a _
eclairs
P en brandissant une lance irradiée 21. Ainsi elles rmagent .1 P
man·uon d'une Force ouranienne étincelante et armee. , Et disons.
" etmcelante
eme ,· parce qu'armée. ' A cet égard, les noms d e cer tames
figu~es de l'escadron céleste sont évocateurs : « Puissance » < Ecl~t
:·
« Vibrante ~, « Bataille·~ ou encore « Bouclier » « Lance pomt~e
'
~ Epée
0 tirée >, < Tumulte de l'épée , "· Autant d•appellations
fh . par un cliquetis d'armes à l'un des multiples surnoms de 1
fa~san;
A:,
qui les héros sont destinés : « Porte-heaume » c'est-à-dire Odin - ·
Il. Y aurait en outre beaucoup à dire sur le p~radis des héros ger-
lmaniques, le Valhall qu'un texte nordique décrit « brillant commet
'or ~ 21 · Ce qm. 1e d,es1gne. comme un heu . solaire
. pmsqu . e le refle
de l'or associe ce métal à la lumière de l'astre diurne. De plus ce
palais-forteresse semble édifié avec des panoplies : à la place de
à 1 du
tuiles toit, des boucliers pour poutres et chevrons des lances, e~,
· ,.mteneur,
' · "
revetant '
les sièges, des cottes de mailles 25 • A cela . il
faut ajouter les épées prodigieusement brillantes disposées en gmse
de flambeaux et illuminant cette formidable demeure qui se dresse,
L'AME ET L'ARMURE.
-.
l
'
""' .
Chapitre Il
_______.l
---~------- ·----
- -- ---·-
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 35
Moyset qui avait eu l'imprudence de s'asseoir sur le « trône péril-
leux » rés , h,
D ' erve au eros du Graal, est saisi par sept mains de feu G.
ans. un texte plus ancien, l' Yvain de Chrétien de Troyes, il est
question de la fontaine de Barenton - mais transposée fantastique-
ment - dont :
la Table Ronde représente bien le monde 'l> (tr. p. 121, t.o. P· 76, 1.
~4-30) . Or, Arthur, qui préside cette Table, est lui-même ,une all~
s1on au septénaire de par son nom : on sait que, rapproche du latin
.. arctus, il associe le roi aux constellations de la Grande et de la
Petit~ Ourse, « sièges ::> stellaires les plus élevés (puisque « pôle 'l>
du ciel~ et cons~ituées chacune de sept étoiles. La Table ,Ronde et
.... son roi ne seraient autre que l'image du monde gouverne par une
. septuple brillance ouranienne .
. ~fous avons dit que seule la tradition orientale localise avec pré-
. . n 1es sept centres de Force sur le schéma corporel. L e t antnsme
c1s10 •
indi~,n parle en effet de chakram, centres comparés à des roues de
lu~iere ou à des lotus et qui s'ouvrent, lorsqu'une ascèse appro-
pnée les éveille. Ces chakram se superposent de la base , de la
colonne vertébrale jusqu'au sommet du crâne. L es quatre élements
- la terre, l'eau, le feu et l'air - ou mod alités de la matière vont
c~rrespondre aux quatre premiers centres, les trois autres étant le
~iege d'états de la matière graduellement plus subtils encore et
ecba~pant à la perception sensible. L'éveil des chakram permet pro-
~c~sivement le passage de la condition humaine et terrestre à l'état
div m.
Donc, à la base de la colonne vertébrale assimilée à 1' Axe d~
monde, se t;~uve le premier des sept centre;. Il correspond à celui
des qu~tre elements traduisant le plus la densité et la pesanteur de
la. matiere : l~ terre. Puis, au-dessus, situé au plexus sacré, le centre
su!vant assoc1~ ~ l'élément liquide qui, bien qu'encore évocateur .des
m,~~es. m~da1ttes .~ue le précédent, se présente comme plus fl~ide,
d~Ja difficile à sa1str, car si la main retient Ja motte de terre 1 eau
fuit entre les. do~g~. En troisième lieu, à la région ombilicale, et d'une
nature plus 10sa1s1ssable que l'eau, voici le feu. Au-dessus, à l'emp~a
cement du ca:ur, se situe l'élément impalpable par excellence bien
qu'encore dote d'une densité : l'air. Après ces modalités de la ma-
tière, hiérarchiquement superposées de la plus dense à la plus vola-
tile, apparaissent trois autres centres correspondant à des états supra-
sensibles. Ainsi, en continuant la progression ascendante, nous d~
couvrons le centre laryngien, siège de l'élément « éther ~. à la f~1s
quintessence et origine des quatre autres, puis vient, au centre frontal
- - . . ___________ _:__.:.:....:__-_--
« LA LUNE DU HÉROS ».
LE SCEPTRE AIGUISOIR .
.M?is le ~hoix ,des. i~ages ne relève pas d'une invention p:atuit:~
Ams1 la pierre a a1gmser fait référence à un symbole prec1s, P
exemple dans la tradition scandinave : avant de se changer en rep-
tile ?uis en. aigle pour s'emparer de l'hydromel de la Con.naissance
le dieu Odm l ance en l'air une pierre à aiguiser. Acte rituel sans
9. Cf. M.,L. Sj~estedt'. Dieux et Héros des Celtes, op. cit., p. 86.
10. Cf. L Epopee Celtique d'lrla11de, op. cil., p . 80.
l l. H. Frankfort, La Ro?'auté et les Die11x, op. cit., p. 107 · . 1 le
12. Pour toutes ces nouons cf. J. Marx, La Légende Arthurienne e
Graal, op. cit., p. 80 et 70. . . 2 24
13. R.L.M. Derolez, Les Dieux et la R eligion des Germaws, op. cit., P· ·
14. Les Religions de l'Europe du Nord, op. cit., p. 29.
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 39
a~cun ?oute, comme tout ce qu'accomplit la main d 'un dieu. Acte
n~c~ssatrement annonciateur de ses changements de Forme. Il agit
1
15 . Cf. R. Boyer op. cil., pour le mythe de Odin p. 105, et pour celui de
Thor, p. 123- 124. Àu chapitre IV de la présente étud e nous aurons l'occasion
ùc revenir plus longuement sur le mythe fondamental de Thor.
16. R.L.M. Derolez, op. cit., p. 135.
40 GRAAL ET ALCHlMIE
-~ - - - --
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORM.E 43
gement de Forme. Enfin, la capacité de métamorphose de ces Objets
nous conduit tout naturellement à aborder celle que les textes prêtent
au Graal même.
x,va~nah Dl J ~ St: Graal n'ont une forme spécifique qui nous soit
decnte ~ mais bien <i: des formes de manifestation semblables > ·
Ainsi le Graal " pouvait assumer certaines apparences matérie~es
(vase, coupe, écuelle, pierre) accompagnant celles des autres ~ Ob1et~
merveilleux > (la lance, l'épée). Le Xvarnah ( ... ) peut assumer, lui
24. Cf. le glossaire du R oman de Perceval, op. cit., p. 363 au mot semblance.
25. Cf. J . Marx, op. cit., p . 245.
26. I bid., p. 246.
27. Ibid., p. 244.
LES CENTRES DE FORCE ET LA FORME 45
aussi, la forme d'une coupe, d'une pierre, d'une lance, d'une
flamme ... ::i> 2s.
D écouvrons à présent Ja première semblance du Graal telle que
la plume de Chrétien de Troyes la fait surgir en ce cortège qui dans
le château du mystérieux Roi Pêcheur, d éfile sous les yeux du' jeune
Perceval : « Alors parurent deux autres jeunes gens tenant des
chandeliers d'or pur, finement niellés. Ces jeunes gens tenant des
chandeliers, étaient d'une grande beauté. Sur chaque chandelier
brûlaient pour le moins dix chandelles. Tenant un graal de ses deux
mains une demoiselle s'avançait avec les jeunes gens, belle, gracieuse
et élégamment parée. Quand elle fut entrée avec le graal qu'elle
tenait, il s'en dégagea une si grande clarté que les chandelles en per-
dirent leur éclat, comme les étoiles et la lune au lever du soleil (...).
Le graal, qui se présentait en tête du cortège, était de l'or le plus
pur et serti de toutes sortes de pierres précieuses, les plus riches et
les plus rares qui soient sur terre ou dans les mers. Elles avaient,
sans nul doute, plus de valeur qu'aucune autre, ces pierres qui or-
naient le graal » (tr. p. 70-71 ; t.o.v. 3213-39).
Nous retiendrons essentiellement de cette apparition que la lu-
mière - surnaturelle, de par son intensité, ainsi que le suggère le
texte - évoque celle du jour tandis que, parallèlement, se déploie
l'image du cosmos, dès lors qu'aux chandelles se superposent les
étoiles et la lune. Le fait que, dès cette vision inaugurale, le Graal
soit associé à l'imaO'e du soleil, mérite d'être souligné puisque ce
thème demeurera ca°nstant jusque dans La Quête. De plus, à l'or,
métal assimilé par son éclat à l'astre diurne, s'ajoutent les pierres
précieuses, « les plus riches et les plus rares qui soient ::i> précise le
récit comme pour donner à croire _qu'il ~ a coalescence entre leur
sp lendeur et la lumière du Graal. Pareillement, dans la Seconde
Continuation lorsque paraît le Graal on lit textuellement que :
PIERRES DE VERTU.
lM. Eliade écrit dans Images et Symboles (Paris, 1967), p. 108 que : « L:
héros d'un conte doit passer là où la nuit et le jour se rencontrent... ~ Imag
évoquant celle de la porte noire et blanche.
LES ARMES SIDÉRALES 49
x1_1· siècle e_t donc con~emp.orain de Chrétien de Troyes et de ses pre-
Illlers C?ntmuate;i~s, etablissant une relation entre l'ordre cosmique
et les pierres prec1euses : douze gemmes correspondent aux signes
du zodi_aq~e et sept autres aux plé~nètes 2 . Toutes sont assemblées
sur le drn~eme de l~ Nature et 1:
poe~e a~cJ.i:esse à celle-ci des p aroles
que ne desavouera1t pas Hermes Tnsmeg1ste : « Toi qui soumets
à tes rênes l'allure du monde, noue d'un nœud d 'harmonie tout ce
que tu affermis dans l'être, et (...) unis le ciel à la terre » a. Autre-
ment dit ces Forces ouraniennes, auxquelles correspondent les
gemmes, sont présentes en l'être. Nous retrouvons ici le rapport
macrocosme - microcosme, comme en témoigne également un ma-
i;uscrit de l 'abbesse Herrade de Landsberg montrant sept radiances
emanées des sept planètes et agissant sur l'homme 4 • Voilà qui n'est
pas sans évoquer le rayon du Graal augmentant sept fois la lumfoo-
sité d 'un lieu, mais aussi et surtout les paroles de Plotin, déjà citées,
disant que les astres ont leur correspondance en l'être. Enfin, tout
ceci nous rappelle que les pierres de vertu ornent le Graal. Est-ce
d'elles qu'émane ce « si grand éclat » ? L'identification du Graal
avec le Xvarnah, lui-même doté du pouvoir de se changer en pierre,
et le fait que chez Wolfram le Graal soit une pierre précieuse, nous
permettent d'emprunter à Eliade la belle formule dont il se sert pour
désigner les morceaux de quartz rituellement en usage dans certaines
initiations chamaniques, et voir en ces pierres de vertu « de la lumière
solidifiée ,, s.
Nous avons vu à propos du roi Salomon que le mot « vertu »
étai t appliqué aux plantes. Il convient de rappeler que la Force pour-
rait être qualifiée de « vitale ,, comme les notions de ka, de hamingja
mais aussi de Xvarnah nous y invitent. D 'autant plus que le corps
subtil est parfois appelé « corps de vie » 6 • Dans sa transcription en
prose moderne du Parzival, E. T onnelat mentionne un traité, rédigé
au d ébut du xm• siècle par un dénommé Arnoldus Saxo, intitulé D e
Virtutibus Lapidum 1, à propos d'un passage dan~ •lequel Wolfram
(qui a consulté le dit traité) nous conte que le roi Amfortas - le
fameux roi méhaigné détenteur du Graal - reposait sur une couche
« de toutes parts richement ,o~née (...) ~t so~n ~rix éta~t rehaussé en~ore
par la vertu des pierres prec1euses qm y eta1ent fi.xees ( ... ) Certames
astro~anonyme
leurs vertus secrètes (...) vous eussiez é_te . mieux orne • (tr. t. Il,
choses (...) par le sage Pictagoras qui fut 1adis rédac-
p. 291-292). Pour Wolfram, comme plus tard pour . vec celle des
teur de La Queste la science des gemmes va de pair a · t de facon
astres personnifiée , ici par le nom de Pythagor e ' transcn
fantaisiste. -
· •
s1.ts · a llus1on
des < passions > • . C'est à cela que fait . d'allégresse
de Parz,vaf où certaines pierres suscitent des sensatwns les sept
manifesten~ ~u'elles
et de bonheur. Mais sous une forme plus involuée encore, d iraient
Forces et les divinités sidérales qui les se tra
par des travers caricaturaux, sortes de reflets inverses de c.e l'illus-
, ·fient. . s
speci au~ ·
d,oute _les sept péchés capitaux en . sont-1
des1s avares ;
tration. Ai DSl a 1 Avance correspondrait Sa turne, dieu , du prin-
1'0rgueil, exaltation du < moi-je " serait la forme mvoluee sil , que
0
cipe soleil ou Soi , la Paresse évoquerait le caractère_ « p~s
négative-
la tradition attribue à l'entité lunaire ; la Colè:e
ment l'énergie martienne; l'Envie, qui pousse a
refteter~~ère
Mer-
voler, s
8
Cf. J. aurons
9.' Nous l'o~casion
Evola, op. 70 ~hap1tre
cit. , p. a? et p .. 86. V .d e reve01r
thèm e et sa significatton alch1m1que.
. plus longuement sur ce
LES ARMES SIDÉRALES 51
cure, d_ieu_ des voleurs ; la Gourmandise est un travers des tempéra-
ments JOV1ens, et, enfin, la Luxure appelle l'image de Vénus.
L'évocation des péchés capitaux conduit tout naturellement à celle
des vices auxquels, dans l'iconographie médiévale, sont opposées les
vertus. Et c'est ici que le mot « vertu » revêt son deuxième sens
co~plémentaire, nous allons le voir, de celui appliqué aux pierre~
prec1euses. En effet, la représentation des vertus chrétiennes com-
battant les vices - la psychomachie - telle qu'on peut la découvrir
sur un chapiteau roman de l'église Notre-Dame-du-Port de Clermont-
Ferrand mérite attention : ce sont des personnages féminins qui, cas-
qués, couverts d'un haubert et s'abritant derrière un bouclier, bran-
dissant la lance ou l'épée, affrontent les vices figurés par des créatures
mi-humaines mi-animales. Ainsi équipées, elles évoquent irrésistible-
ment les valkyries selon des images surgies des Eddas. La sculpture
gothique, elle, les personnifie tout autrement. Ce ne sont plus les
fières guerrières de la psychomachie mais des figures féminines,
assises, sans armes si ce n'est un écu - remplacé à Notre-Dame
de Paris par un disque - portant un emblème symbolisant la qualité
spécifique incarnée par chacune. A la cathédrale de Chartres (partie
datant de la première moitié du xm• siècle), « la Foi » montre un
calice sur son écu et « !'Espérance » un étendard. Seule - et cela
nous paraît significatif - celle personnifiant « le Courage » demeure
en cotte de maille et casquée, tient une épée, et surtout arbore un
lion sur son écu 1°.
L'AME DU CŒUR .
LA PIERRE DU SOLEIL.
Il se trouve que le siècle de Chrétien de Troyes nous a laissé
un document d'une extrême importance pour notre recherche. Un
document sculpté au portail occidental ~e l~ ~athédrale de, Chart;res
et datant approximativement de 1145 : il s agit de la representation
astrologique du signe des Gémeaux. L'artiste a figuré deux jeunes
hommes adoptant une posture identique - comme pour manifester
60 GRAAL ET ALCHIMIE
que chacun est l'e;acte duplication de l'autre - derrière un grand
écu riche
tour et do ment t orne de pierres
· , ·
precieuses (ou de vertu) a, son pour-
dique son ~s e centre,, l'umbo, lui-même une gemme comme l'in-
1
héraldique d~~ct !acette, déploie sur la surface du bouclier le motif
pital s'il en 1 f1~ sous l~ nom de « rai d'escarboucle » . D étail ca-
sculpteur a ~s ', ~ partie centrale du blason, là justement où le
dique se P ace 1 escarboucle, toujours selon la terminologie héral-
' nomme <! le cœur » '
Q ue le rai d'
choisi· comm escarb oucle s'étoile
· sur l'écu et par-là m ême, soit
fait que lors de ?me, d.e~ Dioscures, s'explique' sans doute p~ le
e arm · ·
Castor et p li . 1 expéd1t10n argonautique, à laquelle participaient
de protectio~
mythique à
u:; .une fl~mm~ b~a sur le~r tête. ~t ce, en . signe
vme .. L explication naturaliste ramene cette nnage
de Saint-El une allusion au phénomène bien connu appelé < feu
chement s'im me »' mais il n' en demeure pas moms . vrai· qu'un rappro-
le jour de p~;e ave: le thème chrétien de la descente du feu di~in
entre cette 1~ en~ec?te. Il est même loisible d'établir un parallele
héraldique s ans~:iption du feu des D ioscures dans la codification
de fa Pen't o~s aspect du rai d'escarboucle avec la représentation
, ecote seulPt'ee au tympan roman' <le la M adelellle .
V ezelay où les de
ila~es. Un mo~d~~s éman~s. du Christ. remplacent les la~gues d~
celui de l'escarb pose d ailleurs en 1onctton des deux nnages ·
~u Divin. Du re~~c1~ en .tant que pierre du soleil, lui-même symbole
a huit rayons. En~ ec~ai d'escarboucle est une sorte de soleil stylisé
rappelle, d'une pa t ' tte gemme r ayonnant depuis « le cœur » nous
le cosmos, l'astr: :fue. dans la relation s'établissant entre l'homme et
comme Je dit tel Jour gouverne le cœur et, d'autre part que,
son cœur sur le so~:~s~:ag~ de La Queste, un chevalier doit fixer
L es fl ammes des D" stique.,
Xvarnah. De même , 10 ~1:1res evoquent aussi le flamboiement du
but les fulguratio~ n ou h?ns pas que Zeus, lem père, a pour a ttri-
dans le fait que c ouJraruennes. Mais surtout l'important r éside
l 'ho~e, la mortelle es et umeaux
l'i ·
personnifient la' double !1a~ure ~e
sentes comme s'il s'a . . mmortelle. Castor et Pollux arns1 repre-
place dans une sérieg1ssa1t d,.
de 1a dup1.1c.att0n
. . d'un même être, ' prennent
1
rentes, certes mais ex 1?ages recueillies dans des civilisations diffé-
de son ka ou' le ouerri~:~~nt un semblable concept : Pharaon suivi
il est loisible de 0 sonoer ~ 1 'ilng, et sa Fylgja. Dès lors, en extrapolant,
du bouclier. Seul et 0pourt~ t ~~ a qu:un seul chevalier, le d étenteur
jaillie du « cœur }) du bl n double sous l'effet de cette radiance
boucle parce que fixe' e ason... ou de son p r opre cœur. C ar l' escar-
' au 4: cœur » b era ' Id.ique, semble faire
· re' f e-
'
1.
J ~ .
I~
~e sym~o
Force sise au cœur. lei, la figuration des elle associe une
~
lement un autre intérêt : par son jeu e\ de Saint-Elme,
image évocatrice du centre cardiaque a celle 1e escarboucles aux
révélant, elle, le centre coronal. Tout comme es
couronnes d'Erec et d'Enide.
LE SCEPTRE DE VIE.
ul~ur
raude constitue le perron , percé
' comme une outre
, t » ropos
v. 4 de deve- ,
fontaine de Barenton. n n'entre pas dans le presen verte, nous
lopper le symbolisme de l'émeraude et de la co tes arthunens .
nous restreindrons à quelques images hrees · , .
des . omme le d"t
tex i
q~e,
anciens curieux , ", un chevalier aussi vert que e selon cer-
c~ ~
éprouver le courage de Sire Gauvain. J. Marx note alier serait
!aines recherches, la verte couleur arborée i;ru; ;v Autrement
en rapport avec la vie et la fécondité de la vegetat';{ 2 · araît panru
c~;e~érique
dit ce preux incarnerait la Force vitale et, du reste, appne n ommée
< les coups de tonnerre et la tempête > devant une rap-
< 11la Chapelle Verte , "· cette manifestation atm P u l'éme-
pe e celle de la fontaine. de' Barenton et 1a couleur verte,. (alors
o que
lraude, exprimerait l'action germinative de la Force _vitate de cette
· ~ 1·uumman »
1
' escarboucIe serait
· la radiance,
· le pouvou
_cour~nne,
même Force). A l'appui de ceci, deux images. ce preux
~ne
La première nous ramène à Erec. Avec sa errière >
grosse~r. ~%~~
1
reçoit d'Arthur un sceptre splendide, < plus clau qu :, formait
(v. 6811) : < une émeraude de la d'un ' toutes les
le pommeau et l'on y avait ouvré et entaille au net de bêtes sau-
espèces connues d'hommes, d'oiseaux, de poissons
que co,~t1ent cette sphère verte. L'image du poing, choisie pour mén-
surer 1 emeraude, suggère une idée de maîtrise : ici la main fermée
s~mble c~ntenir toutes les créatures ; d'autant plus que le mot « ver-
ner~ »,aJoute celle d'un globe de verre, sorte de bocal qu'emplirait
la vie f~conde et polymorphe. Mais celui qui porte ce globe n'est plus
enferme dans cette sphère de la manifestation : il la domine l'em-
brasse tout entière du regard, et la hampe du sceptre se c~nfond
avec l'Axe du monde. Conjointement à la couronne, signe manifeste
de sa, surnature lumineuse, Brec a mérité le sceptre de Vie. De plus,
ce heros, par les quatre escarboucles et l'émeraude, réunit sur sa
P~rs.onne les mêmes gemmes qu'à Barenton, preuve que la fontaine
ams1 rapprochée des joyaux du sacre solaire, renvoie elle aussi aux
« organes-symboles » de la corporéité subtile.
L'autre image est présente dans la Première Continuation. Sire
G~uvain, introduit dans le château du Graal, voit un singulier appa-
reillage : le sang ruisselant mystérieusement de la lance dans un « or-
c;,r » (vase, bénitier), se confondant ici avec la précieuse coupe,
s ecoule ensuite par un « tüel » (tuyau) d'or puis dans un « conduit »
formé d'une « émeraude brillante » qui se prolonge hors de la salle,
se soustrayant ainsi au regard d'un Gauvain ébahi (ms. L, v. 7324-
3,~). L'émeraude serait donc le canal permettant au flux rouge de
s ecouler, autrement dit de se diffuser. N'oublions pas que celle de
Barenton était percée, sans doute pour permettre le passage de
l'eau. Bien évidemment le sancr surnaturel traduit encore l'image de
l a Force vitale et le fait ' qu'elle 0circule dans une gemme verte permet
de voir en cette dernière le symbole de la diffusion de cette Force.
Dans d'autres traditions le ka le Xvarnah ou la hamingja sont indis-
sociables de la germination et de la fécondité du sol. Et, justement,
toujours dans cette Première Continuation, Gauvain, s'étant décidé
à poser les fameuses questions relatives au mystèr~ de l~ coupe et
de la lance voit la « terre craste » recommencer a verdlI (ms. L,
v. 7753-65)~ Mais l'important réside ici en cette image du « tüel »
d'or et du « conduit » d'émeraude, évoquant ce que la tradition tan-
trique indienne désigne sous le terme de na~is, canaux ou ~ei~es par
lesquels la Force vitale irrigue le corps subtil et dont le pnnc1pal, le
canal central est identifié à l'axe vertébral (et à l'Axe du monde) 25 •
Emprunta~t à G. Durand sa belle formule « La maison tout en-
tière est plus qu'un "vivoir ", elle est un vivant :i> 26, demandons-nous
si l~ c?âteau du Graal ne devrait pas être considéré comme u~e
pro1ect10n symbolique de la « physiologie mystique :i>. P. Galla1s,
s,e référant,. à ~ldegarde de Bingen pour qui le schéma corporel de
1 homme s lllscnt dans une géométrie sacrée a justement vu que la
salle, .carrée réservée au cortège du Graai, dans le P erceval de
Chretien, évoquait l'image d'une poitrine la cheminée centrale figu-
rant le cœur • Il conviendrait ici de r~ppeler le caractère anthr~
27
LA PIERRE ET LA FOUDRE
LE CŒUR TRICORNU.
d .M Magnusson,
3. Pour l' icon~8!apbie de ce thème voir d an s l'ouvr_age e SS e t S9.
Les Vikings (Pans, 1976), les reproductions photogra phiques Pi R e lig io 11s de
4. Comme le dit le Havamal à la str. 140, cf . R. Boyer, es
l'Europe du Nord, op. cit., p. 173.
5 Ibid. , p. 570, str. 13 du Dit de Grim11ir.
6: La légende Arthurien11e et le Graal, op. cit., p . 124-125.
LA PIERRE ET LA FOUDRE
67
~:s forces formatives, de la vie et du devenir, monde des corps , 1
tr notre aute_ur d'énumérer diverses représentations alchimiques illus-
a~t ~ette t_nade : « trois serpents qui jaillissent de trois cœurs :> ou
« ois ore11I<~s .» ou encore « trois serpents qui jaillissent d'une
~o~pe
8
» · Qui dit oreilles dit son et pourquoi pas celui émis par un
1
dt! P:e) cor? Mais la première image citée nous retient davantaae
1 e~ , ors q~'elle e? évoque irrésistiblement une autre : celle tirée de
l~l egende irlandaise de Mac Cecht - et fréquemment mise en parai-
: e, av;c le ~œur de Hrungnir ! - présentant l'adversaire de ce héros
Ote d un tnple cœur avec un serpent en chacun 9 •
LA CHASSE AU CERF.
Plus loin, il revient sur cette silhouette stylisée par le signe ru-
nique 'Y , pour la juxtaposer à celle de l'Arbre - et nous retrouvons
les ramures du cerf - en alchimie autrement dit du Mercure. Arbre
naissant de la pierre ou du roc, notre auteur, et qui a pour s~no
dit
nyme des images de « résurrection -~ ou de « soleil levant ~, de merne
qu'il> peut
vie 12 . être mis en parallèle avec la notion de ka ou « corps de
reçoive~t
e~ ~?lhëU
Eq_uivaJent païen des vertus chrétiennes, les valkyries,
en leur présentant une corne emplie d byd,rom ·
ad~
les h:ros
Or c est precisement un personnage féminin qui, dans 1e 'cortege
1Graal, porte la lumineuse coupe. Ce thème, comme 1 a souh 0 ne
· Marx, laisse soupçonner son antériorité au Christianisme : « La
por_teuse du Graal, cette pucelle, belle gracieuse et parée,_. pe~t-e~:
vraunent porter le Saint Vaisseau, quand on connaît le role reser
aux femmes dans la lithurgie chrétienne ? :b 13• ~
fr L'image païenne d'une porteuse de coupe ou de vase apparait
,
. equemment dans les découvertes archéologiques . Telle, ~' l'an-
tique Mari, au Moyen-Orient dix-huit siècles avant notre ere, la
célèbr,e « déess~ au vasejailli~sant ~. ou, à l'époque de Hallst~tt
et
tro~vee_ à _Behnngstadt dans le Schleswig-Holstein, cette gracieuse
petite figurine formant la poignée d'un rasoir rituel en bronze et re-
présentant une femme tenant une coupe 14. Comme le d émon trer:t
les travaux de _G. Durand, la Femme et le récipient sont des .« arche-
t?'.pes subst~ntifs :b du R égime Nocturne (de structure mystiq~te)_ de
limage. Mais une autre pièce archéologique mérite qu'on la detail1~.
Découverte à Strettweg en Styrie (Autriche) et conservée au mu~ee
~e
15
Graz
age du fer . , elle date également de la période hallstattienne, le premier
--- --- --
- -- -
LA PIERRE ET LA FOUDRE 73
« analogue à celui porté dans le cortège > écrit J. Marx 21, « de la
hanche de cerf au poivre ~ (v. 3284). Donc le tailloir du cortège
n:ontré aux convives juste après le Graal est destiné à recevoir de la
viande de cerf. On admet généralement que cet animal présent sur
le char de Strettweg est destiné au sacrifice 22 et sans doute à un
repas communie!. Dès lors un certain nombre de données se juxta-
posent .. En effet, nous avons dit que l'Arbre du Monde et le cerf
unagea1ent une même signification symboliqu.e ou plus exactement
une n:ême Force vitale et, du reste, des chercheurs n'ont pas manqué
de voi: dans le cerf, qui perd ses bois en automne pour les retrouver
au pnntemps (d'où une assimilation au végétal et donc à l'arbre),
puissance et fécondité n. Alchimiquement, cette Force est identifiée
au < Mercure ~ et il faut noter que le dieu Cernunnos, arborant des
con:1.es de cerf et qu'accompagne parfois cet animal, dans le mon~~
~e~ti9ue romanisé, correspondrait à Mercure 2 4'. Comm~ cela a déJa
ete evoqué, une telle Force est indissociable de la not10n de corps
sub_til ou Double. Et c'est ici que le tailloir revêtirait un sens sym-
b~hq~e que lui confère Ja confluence des images. Platea? d'arge~t, ~e
taillorr, par-delà sa fonction première pourrait faire office de nurmr.
D'où une notion de duplication s'ajo~tant à la signifiance des objets
sacrés portés dans le cortège du Graal. Notion illustrée peut-être par
la.présence des valets au chandelier. Le fait qu'ils soient deux, rem-
plissant la même fonction et s'avançant en même temps,. compte
tenu de la solennité du lieu et du cérémonial, ne peut qu'avo~ val~?r
de _sy~bole. En voyant ces deux jeunes gens dont le t~xte dit qu 1!s
« eta1ent très beaux > (v. 3216), comme pour valonser leur pre-
~ence e~ leur rôle de lampadophores, on ne P.eut s'empêcher d.e songer
a des figures dioscuréennes. On leur prêterait volontiers .la silhouet~e
et les traits des Gémeaux de Chartres. Ou, remontant bien plus lo~n
encore, jusqu'au char de Strettweg, ce sont les deux figurines ~am
fennée non sur un chandelier mais sur son équivalent symbolique,
les ramures du cerf qui viennent à comparaison.
Au sujet du cortège du char une remarque ,s'impose. C?m~te tenu
du caractère sacré et même magique de la scene reprodmte, mte!ro-
geons-~ous sur sa duplication. On p~ut s~pposer que ces figurmes
s?nt gemellaires : les personnages exister~ent alors sur deux ylans
différents, celui du corps physique et celm du Double. A cet egard,
25. Cf. W. To rbrügge, op. cit., p. 140 a insi que M . Mag nusson, op. c it.,
p. 12.
26. Cf. R.L.M. Derolez, op. cit., p. 44-45 .
27. Ibid ., p. 50 et 13 1.
28. Ainsi que nous le précise M . Magnusson, o p. cit., p. 12.
29. La R eligion des A nciens Scandina ves, op . cit ., p . LO 1.
LA PIERRE ET LA FOUDRE 75
Hrungnir comme pou r annoncer qu' une p orce vitale peut 1·aillir de
1a pierre.
ne~ce,. use des images suivantes : « éclair qui éblouit, pierre de fronde
qU! bnse et détruit la pierre, qui laisse une trace éternelle de frac:
t~:e ~ 82 . Si l'on remplace pierre de fronde par le m arteau ~barge
d eclam employé comme arme de jet, qui « brise et détruit la p1~rr~ ~
(mentale) et fa pierre à aiguiser, elle aussi changée en pro1e~tile
de fronde, marquant à jamais le front du dieu d' « une trace eter-
nelle >, on ~aisira la parenté des images illustrant un .~ême ~ro
cessus. En fait, Thor et son adversaire personnifient le D1vm et l en-
tité. tellurique en tout être. Et libérer le cœur pétrifié ne peut s'ob-
tenir qu'en brisant le mental.
Cor arboré sur la poitrine, cerf surnaturel dont il faut s'emparer,
choc sur le crâne provoquant moins une blessure qu'une modification
de la. conscience et, en guise de corne à boire, telle coupe d'or ou
~entame d'eau vive sise au cœur d'un château désert... qui est peut-
et!~ la carcasse d'un colosse de pierre, seront autant d'images du
penple de Perceval dans la Seconde Continuation dont ce mythe de
Thor favorise le décodage et l'insertion classific~trice dans un pro-
cessus formateur de la corporéité subtile.
LE ROUGE MAGIQUE.
33. Cf. J. Markale : L 'épopée celtique d'Irlande, op. cit., P·, 79.
34. Dans son récit intitulé : A travers les portes de la Clef d argent.
78 GRAAL ET ALCHIMIE
CUIRASSE: D E DRAGONS.
L'EAU MERCURIELLE.
8. Ibid., p . 46 et note 5.
9: Pour ces deux concepts cf. Ibid., resp ectivem ent p. 48 p our l' ea u du d e-
venir et a ux p. 47 et 50 pour l e feu convoi tise.
LA VISION ALCHIMIQUE DE L'ÊTRE 83
SATURNE ET LA PIERRE.
« M~s! 1
parallèlement à l'image de la pierre, Saturne, e? tan~ que
l'hmo :1~ :1>, nous conduit à évoquer un autre concept enonce par
ermetisme : celui d' < or vuloaire > appelé aussi d 'une façon plus
parlant · se
dé . . e « or mverse "• surtout lorsque l'on sait que le <t m01,. ~
C> ' •
.. .
·-. - -
.-
·- ~
~
.·--
.
..-
.
.
j
Chapitre VI
LA PORTE NOIRE
De même que, l'on pourrait dire que !'Autre monde de~ Tu~tha
De D~nann se presente comme la version celtique du monde imagina!,
de meme ce mystérieux veneur serait l' « image-reflet », surgie des
profon.deur~ de la méditation du Gallois, et une m anifestation d'!
corps imagznal de celui-ci. D'autant plus que cette rencontre a li~u « a
un carrefour »· Dans la tradition classique, en effet, on dressait aux
c~efours des « hermès ~, simples colonnes sculptées à l'effigie du
dieu Mercure, c.ar la mission de cet Olympien consistait à guider les
voyageurs. Et l'image du carrefour pourrait ici « refléter » un chan-
gement d'orientation intérieure pour le h éros, un « point crucial » de
nul assaut >, tandis qu' « au-dessus du portail se dressait une_ tou_r
imposante ~ ; et le narrateur d'ajouter qu'en dehors de celle-ci < il
n'y avait ni tour ni tournelle en plus ~ (v. 9531-41).
« A la porte il vint et la trouva fermée, mais il la regarda lon-
guement car jamais jusque-là il n'en avait vu une aussi belle :i> (v.
9550-54). Elle « était toute d'ébène '> (v. 9542). « Un gros anneau
d'or ~ell~ au milieu de la porte était fixé 1> et « auquel pend~it :in
cor d 1votre plus blanc que fleur de lys ou neige ( ...), annele d or
v~rmeil et splendidement décoré ~ (v. 9565-66). Le château sembl_e
smgulièrement_ dés~rt à Perceval qui, regard posé sur la porte, se dit
< que de ce lieu Il ne partira tant qu'il n'aura p as sonné ~u c~r >
(~. 9569-70). L'ayant pris « il le fit retentir si fortement, si_ cla!1" et
81 ~aut que toute la contrée environnante en résonna 1> • B1entot le
ch~teau s'anima d'allées et venues et quelqu'un s'écria : « Avez-vo~s
?u1 ? Jamais ce cor ne résonna ainsi. De bien grande valeur dmt
etre celui qui l'a sonné avec une telle vigueur. Qu'on m'appo~te mes
armes. Et Perceval qui l'entendit s'émerveilla d'ouïr une voix sans
qu'apparaisse quiconque. Alors il regarda par la fente d'une jointure
d_e la yorte et vit passer un valet portant un riche écu de gueule_s
fz~es a un grand lion d'hermine :& (v. 9575-98). Le Gallois « aurait
bien voulu posséder cet écu tant sa grande beauté l'a saisi 1> (v. 9606-
08). A nouveau le héros sonne du cor plus fort qu'auparavant et,
pour la seconde fois, la voix se fait en'tendre : « Par Dieu, merci !
Certes, merveille j'ai ouï. Le meilleur chevalier du monde, prodigue
en p_rouesses, a sonné du cor, j'en suis sûr ; aujourd'hui je l'éprou-
verai ~ (v. 9615-20). Pour la troisième fois - notons le chiffre -
le Gallois fait re~entir le cor. Alors paraît « un che~alie: équipé
~ontant un destrier tout couvert d'un samit vermeil ; 1amrus on n e
vit homme de tell_e prestance > (v. 9624-28), encore accentué~ par
<r.. la couronne qu'il portait bien ajustée sur son heaume. Des p1erre-
nes variées l'incrustaient toute. C'était signe qu'il était roi, sire d'Ir-
lande et _de Norrois > (v. 9640-46).
Ce pnnce qu'on surnomme ~ le Chevalier au cor :& (v. 9677 et
9849) fonce sur Perceval. Au choc des lances voilà les jouteurs à
terre et bientôt ils s'affrontent à l'épée. Sous l'~ssaut d'u1:1 adver~aire
des plus redoutables, le Gallois fléchit. Mais avec l'énergie du deses-
poir, d_épl~yant des prodiges d'escrime, il reprend l'avantage au poi~t
que, b1entot, le Chevalier au cor à bout de forces, demande merci.
~e vaiD:cu hé? erge le vainqueur' jusqu'à guérison des blessures. Le
JOUI qm les vit de nouveau sur pieds, « ils ouïrent raconte: _que sur
une haute montagne, le Mont Douloureux, se dressait un pilier mer-
veilleux, fait de telle façon que tout autour il présente des c!ous
d'or bien scellés. Mais aucun mortel n'aurait pu y attacher les renes
LA PORTE NOIRE 93
de son cheval à moins qu'il ne fût le meilleur dans le monde des
~i;nes ~ (~. 9818-28)_.. En ente~dant cela, Perceval n'a plus d'autre
1
ee que d aller au piller pour eprouver sa valeur ; et bientôt il re-
prend sa route.
EN PRESENCE DE LA TERRE.
. Le château fermé sur lui-même, sorte de grande carapace. de
pierres, ne traduit-il pas une modalité de la matière mais aussi de
l'être ? La densité de la matière, son caractère compact, voilà ce que
semble transposer arcbitecturalement cette forteresse du roi au cor.
Un détail nous frappe : le fait que ce château « n'était pas entouré
d'un fossé mais d'une belle terre et d'un beau pré » (v. 9537-38),
comme pour dire que l'absence de l'eau valorise la terre, impression
que renforc~ l'image suivante : « le pré était beau, vert et fleuri ~
(v. 9670) ou le Gallois et le roi croisent le fer.
En alchimie, une synonymie s'établit entre la terre et la pierre,
t?,utes de~ ~g,urant l~ corps physique _ la terres~réité - d~ ~'être,
srege de 1entite saturruenne ; cette dernière se mamfestant exteneure-
ment par le « moi », l'ego, l'orgue il , ce « roi qui n'est pas roi » 6 et
7. Ibid., p . 126.
8. Ibid., p. 92.
9. Cf. G. Durand, op. cil., p. 372.
96 GRAAL ET ALCIITMIE
Un cercle d'or brille donc sur la porte d'ébène qui, elle aussi, a
valeur de symbole. Ses ferrures et autre claveüre sont d'or (v. 9556-
58) et l'on se plaît à imaginer qu'elles furent forgées. en. mêt?e temps
que. la couronne du roi vermeil. Toute porte est md1~~ociable ~es
notions complémentaires d'ouverture et de fermeture qu. il faut, b1~n
entendu,,..transposer sur un plan ontologique et auxquelle~ l~ faut confe-
rer le ID:eme sens que ceux de salve et coagula en alchimie ; et, da~s
1~e derru~r domaine, n'oublions pas qu'on recomman~e d « .ouvnr
or ». Detail important, cette porte à l'anneau est placee au pied d~
fa :(~eul~) tour du château; composante architecturale:: ~ajeure et qm
pnvilé~e la verticale. Sachant que sur un plan trad1tionn~l un rap-
~or~ existe entre la demeure et le corps humain 16, nous duons que,
situee de cette sorte à la base de l'axe vertical, la dite porte n'en sug-
gère qu~ mieux sa signification. .
Aussi noire que le manteau de Saturne, elle évoqu e la, nuit des
profondeurs telluriques et, comme cette forteresse represe~te la
terre _en tant qu'élément, on peut la considérer comme une allu~1~n au
prerruer des sept centres de Force. Mais ici, ces battants de t enebres
bardés d'or massif illustrent la fermeture de la matière sur elle-même.
<;~est le « de?-se », le « plein » qui répercute au plan mental _de
1.e!re, son épaisseur et sa pesanteur renforcées par le sens du « ~0 1 >
(ici_ les pentures d'or de la porte). « Ouvrir l'or inverse » qm ver-
rowlle l'âme consiste à « faire le vide », arrêter le processu s psycho-
mental comme l'expose l'ascèse orientale ou le Christ avec sa fa-
meuse formule à l'adresse de ses disciples : « videz-vous... » · Mais,
f. u~ emprunter ici à A. Verdet l'une de ses réflexions poétiques sur
0
PERIL AQUATIQUE .
__,. - - .
104 GRAAL ET ALCHIMIE
FASCINATION.
5. Ibid., p. 98.
106 GRAAL ET ALCHIMIE
6. Ibid., p. 107-109.
7. Grimm, C~ntes (Paris, 1976), p. 152 .
8. 1Lb~dCheva3lter de la Charrette, op. cit., p. 78.
9• 1 ., p. 6.
10. Ibid., p. 33.
LE JEU D 'AZUR ET D'OR 107
acc_ompagne Lancelot, et c'est elle qui se présente comme gardien du
seml car non seulement elle tente de détourner le héros du « droit
chemin battu » (v. 1379) comme le souligne J. Ribard 11 mais encore
elle s'approprie le peigne.
C~s d~verses données relatives au symbolisme chronien du peigne
manifeste par ses dents mériteraient de plus amples développements.
Tenons-nous en à établir un parallèle avec !'Extrême-Orient en rap-
~ela_n~ que les linteaux des portes de nombre de temples présentent
1 effigie du temps, Kala, sous l'aspect d'une tête effrayante aux yeux
~~obuleu~ et surtout dépourvue de mâchoire inférieure, donnant ainsi
l 1mpress1on que son bâillement démesuré se confond avec la porte.
Fr_ancbir_ cette porte, passer sous la mâchoire du linteau si~e ~lors
soit sortu du temps, soit être avalé par lui. Il conviendrait aussi. de
~uan~er la signification symbolique de l'objet et même d'en, préc1~e;
l amb1valen_ce. Car, de même que le temps est le revers. de l Eterm~e
et l_es pass10ns l'ombre des Forces primordiales, le peigne, ~e. ma-
chorre chronienne, se métamorphose en radiance. Image precieuse
dans cette direction, Heimdal, dit la mythologie nordi~ue, présente
t~n~ d_enture dorée : son sourire est celui de l'Eterruté. De plus
1histoire celtique de Kulhwch rapporte que ce jeune héros, reçu par
Arthur et sa cour, exige solennellement que le roi mette de l'ordre
dans .sa chevelure. Arthur, ignorant encore tout de ce nouveau venu,
le c01ffe avec un peigne d'or et lui dit : « Je sens que mon cœur
s'épanouit vis-à-vis de toi ; je sais que tu es de mon sang ~ 12 • Par
cet
,. ,acte rituel ' une communication s'établit au niveau de la corpo-le
reite subtile : la lignée ancestrale se révèle tandis que, comme
note J . Marx, Kulhwch passe de la classe des adolescen~s à_ celle des
hommes 13 - Cette mise en ordre des cheveux est une ordmat10.n . Dans
la main d'Arthur le roi reflet du centre de l'ordre cosDllque, et
compte tenu que '1a tête était analogiquement comparée à la voftte
céleste 11 , ce démêloir d'or dans une chevelure en désordre se chang_e
en gamme de rayons abolissant le chaos. Mais, dans !a Seconde.(o~itz
nu~tion le peigne ne valorise que Saturne. Franchir le portai c est
voir le peigne et risquer la fascination et la noyade dans le flot du
temps.
Ici, en ce domaine « à la tour abolie », pour le b~as?nner d'un
regard nervalien, la Présence saturnienne, loin de multipher les mu-
- - --
11 . Ib id. , p. 78. . .
l~. L es Mabinogion, contes bardiques gal/Ols, ?P· c1t., p . 105.
l .>. La Légende Arthuriemze et le Graal, OP_. czt., p. 101, note _1.
14. Cf. M .-M . Davy, Initiation à fa Symbolzque Romane, op. c1t., p. 167.
- --- - ~-
108
GRAAL ET ALCHIMIE
railles
bli ' de verrouill er 1es lourdes portes ou d'ensevelir .
d a ns son sa-
en er~ ~~ donc de s'imposer comme geôlier ou fossoyeur, s'avance
carp l~s op~mpe ve.rs le~ eaux profondes. Pourtant la pierre demeure,
f emme qui~ es
0
fascmatnces pétrifient et à l'entour de l'inquiétante
de . '
magnifice ' son peigne, « passe le temps », les statues malgré leur
ran()'e senlce, ~0 us. rappellent que le marbre, en tant que calcaire, se
0
Saturne' 1 1
on a chinue
lü Et d . ' parmi· 1es matenaux
, · , d u sceau d e
marques
rondeur d~s ' e fait, la patience de l'eau se mesure moins à la
roches du torrent qu'à la croissance des stalagmites.
SOLEIL DE FER.
Voilà donc Pe
vauche, un ch"t rceva_J sur l'autre rive et bientôt, tandis qu'il che-
comment rési ~ ea1! 1~ 1 apparaît ; sans doute celui déjà aperçu, alors
nière et s·lil.l.sts er a 1 appel d'une si superbe demeure après la der-
« . re aventure ?
Il Vit les porte b · .. ,
73). On devine s . ien :taillees qui étaient déverrouillées » (v. 9972-
de symbole à que le som dont leur facture témoigne, confère valeur
fissure, glyphe c~s ) 0 rtes .. Surtout « déverrouillées » ! Preuve que la
Gallois va « dro·~ , a Voie vers l'Eveil , ne cesse de s'agrandir. Le
1
et, ajouterons-no a la to'!r, qui était digne d'admiration » (v. 9980)
d'en face « aboul_s, se presente comme Ja duplication visible de celle
. , ie » pa l
PlDs > qui, à en . r e temps. Devant, s'épanouissent 1t deux
(v. 9983) doive lug,er par « le grand ombrage qu'ils procuraient »
le lieu d:un mo~if et:e de ?elle taille. Ces arbres semblent marque~
attend PercevaI. gemellarre; gardons cela à l'esprit pour ce qui
Ce dernier, desce d
escalier et décou n u de cheval, a pénétré dans la tour par un
et javelots, et co vr~ une sal~e décorée de quantité d'armes : 1t lances
d'acier bruni etuh es de c?îens et colliers » ainsi que « fortes épées
beauté > avec' ali~tes, bien fourbies. L a salle était d'une grande
98). Les' lieux «uun fta·· · ~1en
. ivou~ · ouvragé » digne d'un roi (v. 9991-
serts : « il s'en é~e 018
admrres,. le héros s'aperçoit qu'ils sont dé-
telets et son heauonne fort '> pms « sur le lit s'assit et ôta ses gan-
brissée de bois de me. yoyant l~ salle décorée d'or, peinte et lam-
(v. 10002-07). cypres il se dit : 4: Certes, il fait bon être ici ... »
- -- --
16. Cf. J. Marx, op. cil., p . 99.
17. Terre Céleste et Corps de R ésurrection, op. cil., p. 44.
llO GRAAL ET ALCHIMIE
. Une tradition tenace veut que, quelque part en Orient, des ~ages
inventèrent le jeu d 'échecs pour parfaire l'éducation des roi~. !J
s'agit donc d'un jeu royal, de même qu'on dénomme l'alchimte
l' « art royal » . Mais l'échiquier découvert par Perceval semble des-
tiné à une royauté supra-terrestre. ,, .
La Force vitale originelle se diversifiant en sept ·~orces, 1 ech1-
quier, équivalent de la fontaine de Ba~enton, se pres~nte ~?mme
la surface focale du septénaire. On objectera que le 3e~ d echecs
aligne trente-deux pièces, soit se~e d.ans chaqu~ camp. Se1z~ et non
sept. Pourtant il semblerait, à etudier de pres le symbolisme de
chaque piè ce du jeu que les sept Forces se manifestent non d~ns
les seize mais dans l~s huit .Principales qui ne sont en fait que cmq
LA PMSENCE ÉTOILÉE.
O?- nous dit du Bel Echiquier, au vers 10018, que « par grand
savoir le firent (des) Maures » mais il faut se garder de l'imaginer
façonné dans quelque atelier islamique. Par « Maures » comprenons
ceux qui sont en « Orient » c'est-à-dire en un « lieu » - non oéo-
graphique mais ontologique - de jaillisement du Xvarnah. °Ces
« Maures » sont symboliques, tout autant que Belacane ou Feire.fis
dans Parzival, et l'on devine que leur teint sombre ne manifeste pas
une ré~lit.é ethnjque mais un concept alchimique : c'est la Nigredo,
phas~ md1spensable pour la réalisation du Grand Œuvre et à laquelle
succèd~ l'Albedo ou apparition de la Lumière. Sinésius, célèbre
hermétiste du cinquième siècle de notre ère, parlant par images dit
de cette phase : « La Terre noire, ou tête de corbeau est appelée
Ombre obscure : sur elle comme sur un tronc, le reste de l'œuvre
a sa base » 20 • Ici dans te' contexte du récit, les Maures personnifient
cette « Ombre ~bscure » d'où surgit la luminosité de l'échiquier.
~;tte Nigredo ou « œuvre au noir » correspond à 1a purification. de
1 etre : ouverture de r « or inverse » ou « dissolution » du « m01 »,
et. c'est précisément cette opération que suppose le jeu d'échecs.
A1outons qu'il serait loisible d'établir un parallèle entre ces « Mau-
res » e~ les Elfes noirs qui, dans la mythologie scandinave, forgent
les lummeux objets sacrés (dont le marteau fulgurant de Thor) des-
tinés aux As·es e t équivalents à ceux du Trésor de Bretagne.
Lorsque la châtelaine conte à Perceval l'histoire du jeu d'azur et
d'or on ne parle plus des Maures comme premiers possesseurs de
ce,t objet mais d' « une pucelle élégante, avenante, sage et belle et
tres savante en magie, car elle l'avait apprise dès l'enfance » ; ~t, de
plus, « des étoiles elle connut le ma!!istère, de la lune et du firma-
ment et du soleil qui resplendit, elle sa~ait toutes les qualités » (ms. ~·
v. 27909-17). Un jour elle fit don de l'échiquier à la fameuse f:e
Mo~gane et c'est de cette dernière que la châtelaine le reçut. Apr~s
quoi elle vint s'installer au bord de la rivière où elle demeure depms
près d'un siècle, preuve que son château et ce cô.té de l'eau sont hors
du temps, contrairement à la rive d'en face. Tr01s femmes -:-:-- encore
ce c~fre - ont donc possédé le ~el E~hlquier. La prem1ere,. dont
la sapience embrasse l'ordre cosmique, 111carne les Forces pnmor-
diales reflétées par l'échiquier. La seconde est donc Morgane, sœur
du roi Arthur et connue pour sa nature perverse. Par son nom elle
apparaît comme un avatar de la Morrîgan irlandaise, redoutable
déesse des Mares, les spectres - comprenons. les puissance_s t~né
breuses opposées à celles ouraniennes et solaues - ce qm laisse
26. Cf. L'Art lrla11dais (Co/lectio11 Zodiaque, 1964), p. 39, document pho-
tographique, p. 15.
Ce singulier échiquier anthropomorphe, trouvé en Irlande, présente non des
cases m ais d es orifices au nombre de 49. Il s'agit du septénaire sacré multiplié
p~r lui-même. Au centre du carré, au « cœur » du personnage, est tracé le
signe archaïque du soleil.
1
120 GRAAL ET ALCHIMIE
<i: fait corps :1> avec le jeu ? Impossible, bien sûr, de répondre mais
il est loisible de supposer que cette :figure ne pouvait que se char~er
d'un _sen~ hautement symbolique : un objet qui pren~ for~e h1;1ma1~e
et lm <i: tncorpore :1> le carré de sept, centré sur le signe unmemonal
d~ Soi, n'est sûrement pas anodin; surtout lorsque l'on sait que les
die;ix scandinaves jouaient aux échecs. Toujours est-il que cette
Presence-échiquier nous évoque la belle châtelaine. . .
En laissant libre cours à la rêverie que suscite cet objet ne d1ra1t-on
pas que les entrelacs de sa bordure se changent en cordes pour lie:,
ent;~ver, ou en replis reptiliens ? Comme pour avertir que la pén-
phene carrée de la surface enserre menace et renvoie de la sorte
le reg~rd au centre, au <i: cœur :1>, :Uarqué du signe solaire~ E~ l'on
se J?lai.t à imaginer combien plus évocateur encore apparaitrait cet
éc?ïqmer si on le plaçait devant le soleil : par ses quarante-neuf
orifices l'or de l'astre jaillirait... Radiance ou reginnaglar. ..
Une telle pièce archéologique rappelle une autre silhouette pa1enne,
!Out aussi singulière. D'autant plus qu'elle a effectué le parc~urs
my~rse. Il s'agit en effet d'un travail irlandais datant de la meme
penode et retrouvé dans un tumulus viking de Myklebostad e°: Nor-
v~ge et co?servé au musée de Bergen. Nous sommes e:i .P:esence
dune applique anthropomorphe constituant l'anse d'un recipien,t de
bronze; sans doute un vase cultuel donc à ce titre, charge de
sacralité. Elle. représente un personn~ge à tête énorme reposant sur
un ca:ré émaillé duquel dépassent des jambes minuscules. Les yeux
exorbi~és - ~omme sur les monnaies celtiques -. révè~ent t?ut le
caractere , ~~g1que de cette représentation 2 7 car ils v01ent l ~utre
Monde feenque. On sait en effet que, dans la traditio~ celtique,
< le poète ouvre son poème en disant : J'ai vu. Le poete est un
voyant > dit J. Marx 2s.
Le torse .d~ ce personnage apparaît donc formé par un carré. lui-
A
meme subdivisé en neuf carrés, sorte d'échiquier simplifié. Celui du
centre est composé de cases de deux couleurs rappelant la surface
d'un échiquier ~ais curieusement irrégulières. Les quatre car!és ~ro
long~ant ses cotés, et qu'on associe instinctivement aux directions
c~;dmales de l'espace, sont séparés en deux morceaux en ~orme
d equerre par une brisure angulaire. Si l'on admet qu'il ne s'agit pas
là d'~e ornementation purement gratuite, seule cette brisure per-
mettrait une spéculation prudente. Répétée quatre fois elle semble
faire allusion au principe d' « ouvrir :i> et de < fermer ~ - le salve
et coagula hermétique. Cet être ouvrant tout grands ses yeux sur la
dimension « imaginale » du monde, s' « ouvrirait » en même te~ps
quadruplement... comme s'il franchissait les fermetures de la mati~re
correspondant aux quatre éléments. Nous avons déjà eu l'o_ccasion
de mentionner l'intéressante comparaison établie par P_. ~allai~ entre
la salle carrée du château du Graal et le torse humain mscnt dans
un carré, selon les principes de géométrie sacrée énoncés par Hilde-
garde de Bingen. Là se tient le < cœur '» là paraît le G~aal. .
N'allons pas plus avant dans l'interprétation de ce motif_ mats rap-
prochons-le simplement de deux cariatides d'églises irlandaises datant
de la même époque. La première, à White Isla~d ci;:ermanagb),
montre _un personnage stylisé dont seuls pieds et tete depasse".1t du
~o~c, Slilple bloc, sur lequel deux animaux indéterminés paraissent
htteralement aimantés l'un à l'autre par les becs, les pattes et les
queues. De ses mains empoignant les animaux par le cou, le perso?-
na?e semble vouloir les séparer, 4'. ouvrir ~ en quelque sorte le ctr-
cuit fermé de leur antagonisme. L'autre cariatide, à Lismore (Water-
ford), presque aussi fruste, campe un saint personnage dont tou~
l'espa~e de la poitrine est occupé par un livre ouvert 29 • C:.'est la
un theme ~ui, dans l'iconographie romane et gothique, sera, fr~quem
ment repns. Dans les deux cas l'idée paraît la même : a 1 ~mpla
cement du torse - et donc du cœur ! - on figure un motif évo-
ca_teur d'une « ouverture ». A cela il faudrait encore ajouter cer-
tai~e? représentations médiévales de saint Pierre clefs posées sur la
P01trme a' h auteur du cœur comme on peut le voir ' sur l'e bas-re i·ief
de Théophile, à l'ancien p~rtail de l'église de Souillac (Lot).
GAUVAIN EN ESCAVALON.
Les vers ~7~11-.13 C:i;ns. E) nous ont appris que les « pierres fines '.))
du Bel. "?chiqu1er irradient « les vertus saintes et dignes contre toute
adversite »· Que la demoiselle soit une émanation de ces vertus
cel,a paraît évident. Mais, en même temps, dès lors que cet obje~ se
presente comme une Forme de la Lumière de Gloire, il conv:ent
de r~p~eler que celle-ci constitue l' < aura protectrice > d'un etre
et~ ams1 que le prAécise H . Corbin, qu' « elle ne peut se détacher de
lm sans que cet etre soit en péril » ao. S'imposant comme « force
29. Pour ces deux figures, cf. L'Art Irlandais, op. cit., documents photo-
graphiques, p. 12 et 13.
30. En Islam Iranien, op. cit., p. 88.
LE JEU D'AZUR ET D'OR 123
vi~toriale 3
» 1, elle confère l'aptitude à outrepasser les épreuves, à
va~cre l'adversité. Dans la tradition scandinave, Ullr, personnifi-
cation de cette Lumière de Gloire, a pour attribut, conjointement à
l'anneau, le bouclier, d'où son surnom d' « Ase au Bouclier » 32•
~ê!11e s'il n'occupe qu'une place très secondaire dans le panthéon
v:_king, on admet généralement qu'il eut en des temps reculés, un
role de premier ordre comme le montr~ du reste la toponymie où
l'~n r~lève de nombre~ses présences de son nom, preuve d'u? culte
tres repandu ~ 3 • A défaut d'iconographie, s'il fallait se le representer?
on le doterait du bouclier rond des Vikings peu différent de cellll
de l'âge du bronze nordique tel qu'on le v~it sur les _gravures. ru-
pestres de Bohuslan où il se confond avec la roue solarre : le signe
lu~1În~ux se fait en même temps hiéroglyphe de protection. On pour-
rait a1outer que les écus présentés par les vertus chrétie!1fies',.comme
par exemple à la cathédrale de Chartres outre le fait qu ils bla-
sonnent les vertus qui Je portent, impliqu;nt aussi le principe d'U?e
protection et, dans La Qu este, on recommande aux preux de. se faire
« ~hevaliers de Jésus-Christ » afin de porter « son écu qu1 est de
patience et d'humilité » (tr. p. 200 ; t.o. p. 163, 1. 16-18), deux
vertus, comme on le voit dont l'une dans ce même récit, est com-
parée à l'émeraude. Outr~ cela, le mythe antique de Persée, rap~or_te
que ce fils de Zeus se couvre d'un clipeus poli comme un miroir,
don de la déesse Athéna, qui va réfléchir le regard pétrifiant d~ la
Gorgone et c'est cette dernière qui se changera en pierre. Mentwn-
nons encore, dans l'histoire légendaire de Rome, l'ancili~ de pr.ov~
nance ourani•e nne et symbole du salut de la cité. Cela dit, la sigm-
ficat!o,n du Bel Echiquier, en tant que Force victoriale con~re ~:~~
versite, ne pourrait être complète si, en fonction de ces donnees. e .
mérées, on n'établissait pas un parallèle avec un autre ~chiqmer
présent dans le Perceval de Chrétien de Troyes et qui intervient lors
d'une aventure de messire Gauvain. , d
Ce dernier, accueilli cordialement en la cité d'Escavalon. sur 1 or r~
du seigneur du lieu, ignore qu'il est introduit chez so.n Pl!e enne~1;
Et le seioneur
0
son hôte n'ayant 1·amais vu Gauvam Ill deman e
a, celui• qu'il
. • ' '
mvite si généreusement son 1'd enti't'e, n ' ap prendra
. que
plus tard sa méprise En attendant, Gauvain est coll:dmt dahns u_ne
t ou1. aupres
, de la gracieuse
'. sœur du ch"t · e t le sémillant c eva1ier
a e1a.Ill
ne tarde pas à se montrer des plus courtois. Mais entre alors un
1
revoltes populaires et autres jacqueries.
1
Alors, dans ce contexte de chaos social menaçant l'ordre établi
1 e~ où les Forces d'en bas, motivées par Saturne, assaillent les Forces
1
den ~au~, ouraniennes et solaires, l'échiquier prend tout son sens :
1 b.ouclier improvisé couvrant messire Gauvain, il s'impose comme le
signe d'~n.e protection providentielle et, de la sorte, manifeste la
1
faveur d1vme envers le neveu d'Arthur. S'il fallait une preuve nous
1
la trouvons dans le fait que le héros brandit Escalibor. N'oubyo~s
1 pa~, en effet, que cette arme appartenait, en même temps qu'un ~c~
qu~er, au !résor de Bretagne. Aussi peut-on dire qu'avec cet ech1:
qmer place devant Gauvain en guise d'écu, c'est une Force qw
prend Fom1e. Et, ici encore, transparaît l'image de l'échiquier anthr~
pomorphe trouvé en Irlande. Ajoutons que les échecs lancés depws
la ,f~nêtre sur le peuple déchaîné semblent tomber du ciel comme des
~~teores en signe de courroux divin : « Que Dieu vous refuse toute
JOI~ ! » crie la demoiselle aux assaillants (tr. p. 168). Car, avec le
~écit de cette aventure de Gauvain, transparaissent en fili~ane de.s
imag~s d'un drame cosmique. Le détenteur de la Forc:e sol~re - tl
est bien connu que les capacités guerrières de Gauvain croissent a~
fur et à mesure que l'heure approche de midi - se ret:ouve menace
en ce royaume au nom crépusculaire évocateur de l' « age sombre »
de la tradition de l'Inde, équivalent de « l'âge de fer » des Grecs, e5
que caractérise Je renversement des valeurs. En outre, on ai:ra note
que, lorsque la demoiselle sort de son évanouissement, cette 1eune et
friv?le personne qui tenait amoureuse compagnie à Gal!vain s'e~t
muee en femme d'action et de décision qm arme son hote et fait
grêler sur la foule haineuse les énormes échecs. Mais est-ce la même
demoiselle? Ou bien celle qui reprend connaissance serait-elle por-
teu se d'une surnature ? Il est tentant de supposer qu'elle reflète la
Fy lgja de Gauvain. Quant aux échecs, leur taille « dix fois plus mas-
sive que les pièces d'échec habituelles :i> semble dire que l'intérieur
de la t~ur est à une autre échelle que la norme humaine. Parce que
constrwt vers le ciel ce lieu « axial ~ confère aux choses et aux
A '
etres une dimension décuplée et l'on songe ici à la porteuse de co1:1pe
du char de Strettweg ou, sur les frontons roman s, aux statures lffi-
menses du Christ et des ancres. Au pied de la tour - au niveau ter-
restre - la porte seule d~meure à l'échelle humaine puisqu' « elle
était si étroite et si basse que deux hommes n'auraient pu y passer de
front ~ (tr. p. 169).
Tout cela précisé, il nous faut maintenant revenir à Perceval.
Chapitre VIII
L'ANTRE DE SATURNE
LE CHEVALIER AU TOMBEAU.
ne~. Mon cerf avez pris sans permission et j'en ai une grande
~oler.e au cœ~~ » (v. 20336-38) et d'ajouter qu'elle ne le lui .rendra
J mais. sauf s d consent à aller « à un tombeau où est pelllt un
c~evalier > .e~ là il devra prononcer les mots suivant~ : < Vassal que
faites-vous 1c1 ? > (v. 20363). En entendant cette sunple demande,
Perc.eva~ a~cepte et chevauche jusqu'au tombeau. . .
Bientot il arrive à c une croix tout en marbre, bien frute avec
chaux et ciment » (v. 20380-81). Le narrateur s'attarde longu:ment
sur ~es qualités du tombeau que surmonte cette croix : « beUe voute »,
« bien couverte par dessus », « comme pour un reclus », ~~ec un
mur destiné à soutenir plus solidement la voûte et, « au lllil~eu d~
m~r, deux fenêtres, guère Jarges », pour permettre un regar~ ~ celUJ
qu~ demeurait Jà (v. 20382-91). « Et savez-vo~ s ,qu.ell~ vie il m~
n~it? »,. interroge Je narrateur : < Tout seul il eta1t J?Ur e~, i:mt,
n ayant Jamais d'autre distraction que celle de son destrier. L ete et
- 1- -
· Notons l'image du roc contre lequel Je cerf achève sa course : image
scm~lant dire qu' il faut se servir de cette limite du corps pou~ arrêter la
Pe.rpetuelle mobilité du Mercure : « Le corps, comme nature organisée, accom-
J?ll ~ et stable, est un " fixe " en face de l'instabilité des principes psychiques »
cent J . Evola dans La Tradition H erm étique, op. cit., p. 50.
128 GRAAL ET ALCHIMIE
noire de ces fruits sauvages, l' armure semble se hérisser des ronces
évo,catrices des rets temporels qui, pernicieusement, enserre~t et
lacerent car, comme l'écrit G. Durand « Le lien est l'image directe
des «_ attachements » temporels, de l~ condition humaine liée à la
conscience du temps et à la malédiction de la mort » 2 • De cela on
peut rapprocher le fait qu'en runologie, la rune Thurs, d ésignant
comme ~m le sait les puissances du gel et de la pierre e t, dans un
manus~nt, associée à Saturne, change de nom chez les Anglo-Saxons
et devient Thorn, c'est-à-dire « épine »a.
~ais il y a plus. Le fruit des ronces, noir à force de soleil, porte
un JU~ .rouge et comme tel, allusif au sang. Or, ainsi que le dit u~
hermehste, le sang est l'agent qui « vivifie » et « joint » les corps '
autrement dit ce qui en assure la cohésion, l'unité apparente. Un
autre auteur parle de « la Solution du (sens du) Corps dan~ .son
P~?pre sang » 5 , formule signifiant que la dissolution du « J:?-~1-1e »
(he au corps) s'opère par le sang. Ce qui rend plus exphc1t~ un
autre texte disant que la « séparation » entre le « moi » et les etats
8~,btils s'effectue lorsque le sang quitte le corps <J. Car le sang ~ es~ le
s~ege d~s esprits vitaux » dit Della Riviera qui, citant le Lapzdan~m
d Orphee rappelle que « le Sang d e Saturne tombé à terre se congele
en Pierre » 7 • Ailleurs encore, en rappelant l'histoire des Hébr~~ en
route ,..pour retrouver la Terre Sainte (comprenons la Centralite que
tout .etre porte en lui), on parle de « traverser la Mer Rouge »,
en a3outant - référence à la tradition ITTecque cette fois-ci - que
c ~~s Eaux. ne sont pas autre chose que°Chronos » 8 . Les épines du
muner suscitent l'image de gouttes de sang et celles- ci se confondent
avec les mûr~s, comme pour dire que le sang se fige en ~énèpre et
prend la consistance d'un acier noir silhouettant un adversaire evoca-
teur de liens fatidiques et de ténèbres sépulcrales . C'est donc ~ l'obs-
tacle de son propre sang - dont le flux charrie désirs et pass1o~s. ~t
se confond avec celui du temps - que Perceval se voit confronte ici.
6. « Du corps devenu pâle se sépare avec Je sang cette Ame qui, pour nous
est une .telle récompense », ibid., p. 140· 141.
7. Ibid., p. 141, note 10.
8. Ibid., p. 142.
L'ANTRE DE SATURNE 131
LA RÊV:E:LATION DU « SEL >.
quintessence des quatre éléments, chacun étant figuré par l'une ~es
branches, soit qu'elle transcrive graphiquement l'état d'arrêt du pr_m-
cipe actif (la verticale) par le principe passif (l'horizontale). Bien
évidemment c'est ce dernier sens qui prévaut ici puisque désignant
l'action de Saturne. De plus, parmi les matériaux intervenant dans
la construction de la croix, on mentionne la chaux (v. 20381), com-
posante saturnienne s'il en est comme le rapporte J. Evola à propos
d'un texte grec anonyme parlant de « l'opération de la chaux toute
puissante ~ 9 •
Une autre image doit encore être mentionnée. Lors du combat,
le Gallois portant un coup décisif à son adversaire lui tranche l'oreille
(v. 20553). Au chapitre IV nous avons évoqué le symbole hermé-
tique composé de trois oreilles et illustrant la triade métaphysique.
Que Perceval coupe l'oreille du chevalier saturnien pourrait signifier
la « séparation > alchimique. En tant que principale opération her-
métique, la « Séparation ~ consiste à libérer le Mercure empri-
sonné par Saturne, ainsi que nous l'avons indiqué au chapitre V.
Et, justement, ici le Chevalier Noir enferme dans 1e roc toute une
Collection d'écus, autrement dit la Présence de Mercure lui-même,
dès lors que le héraut hypostasie le dieu au caducée. Alchimique-
rnent, le Mercure est associé au son 10 - porté par l'éther, quintes-
s~nce des quatre éléments, l'un des états les plus subtils de la ma-
ti~re, d'où. le fait qu'il exprime le Mercure - et la sonorité se trans-
cnt graphiquement par l'image d'une oreille. Les trois oreilles du
symbole précité représenteraient le son ou Mercure selon la triple
modalité : 1 / emprisonné dans ]a matière, 2 / en tant que Forces
et F~rmes, .3 / « libre ~. originel. Il nous est loisible de supposer
que 1 armonal tout entier repose dans l'antre de Saturne ; nous avons
pour preuve la découverte par Perceval de son propre blason. Le
même, certes, mais « plus beau et meilleur ~ (v. 191). Le héros res-
sort donc de cette confrontation « mieux armé :)) doté d'une part
plus gra?de et plus forte de protection victoriale, 'ce que symbolise
le boucher.
, En ce roc rè~ne donc le sombre Saturne et c'est le principe de ce
regne, l~ pouvoir saturnien lui-même, dont Perceval a la révélation.
Tout~f01s cela ne signifie pas encore que ce pouvoir n'exerce plus
de pnse sur le Gallois, même si le sort des armes lui a été favorable,
mais prouve son aptitude à déceler le pouvoir saturnien. Ou plutôt,
9. Ibid., p. 91. Mais cette chaux comme la croix christique, annonce aussi
u n principe de résurrection : c'est' au plus profond du calcaire ou du tom-
beau que sont cachées les Forces.
10. Ibid., p. 48.
L'ANTRE DE SATURNE 133
pour user du lang~ge alchimique, à connaître le « Sel ~. troisième
terme, ~yec le Mercure et le Soufre, de la trinité hermétique, et dési-
gnant 1 etat des deux autres enfermés dans la terrestréité.
Car c'est bien d'un charme qu'il s'agit, en ce sens que le Chevalier
Noir répète sans cesse en un même lieu la même action et ce d'une
façon tellement systématique, quasi mécanique même, que l'on pour-
rait croire que jamais il ne s'arrêtera. Et les années passent s~ns
qu'il s'en rende compte car, véritablement hynoptisé par s?n role,
de combat en combat, il se fossilise dans son orgueil de vamqueur.
Cela dit, il convient de se rappeler l'image qui constitue la genèse
de ce destin : la surnaturelle demoiselle assise sur la fontenelle,
comme pour suggérer qu'elle se confond avec l'eau vive. Et cela
renvoie singulièrement à divers textes alchinùques car cette figure
féminine, véritable anthropomorphisation des eaux jaillissantes, par
la fascination qu'elle exerce sur le chevalier, s'assimile au Mercure
parfois qualifié de « Femme philosophique » 11 . J. Evola évoque
cet état d' « amour » (autre appellation du « feu-désir ») « t~l que
les eaux pénètrent avec une "humidité superflue" dans le prm,c1pe
solaire, le lèsent, l'enivrent, l'obscurcissent, le transportent ( ...) D ech~1
de sa propre nature, il devient alors pour ainsi dire, l'image de lm-
même, image qui, comme telle, subit la condition de ce où elle se
forme l) 12. P ar principe solaire il faut entendre le Soi ou, plus s~
plement l'élément viril que, dans notre texte, représente ce cheva~er
d'une valeur exceptionnelle. Dès lors, à la lumière de cette citat10n
d'Evola, l'image d'un homme d'arme peint sur la pierre du tombeau
--;- sans doute le portrait du chevalier - apparaît des plus révéla-
trices : s.emblant dire que l'être ici représenté n'est plus qu'un r~fl.et
du ~ ~e1ll~ur chevalier que l'on vit » (v. 25116-17) ; elle tradmt la
« petrification :1> d'un principe viril puisque cette peinture - déd?u~
blement du preux - ~ fait corps :1> avec le tombeau et exprime amsi
la c: mort l) de ce chevalier à son état antérieur. M aintenant, il nous
faut retracer ce processus de descente dans la tombe afin de mettre
enAévi?ence le f~it que la fontenelle servant de siège, ou plutôt ~e
trone ~ la demo1selle, marque une limite ontologique. Cela, en pre-
tant tres attention aux couleurs accompagnant ce processus.
, On nou~ dit que le chevalier fut « si surpris d'amour », qu'il do~na
a la de~o1selle « tout l'or qui est en Orient » (v. 25144-48). M~tal
du sole!], l'or revêt cette valorisation que lui confère la localisauon
origi~elle de l'astre (l'Orient) ; entendons par-là qu'il désigne l'état
pre~1er., non. e.ncore déchu, du « principe solaire » en l'être. Ce
« pnnc1pe », 1c1 le chevalier, rencontre la demoiselle en « l'île d'Ava-
lon l) (v. 25129), c'est-à-dire en ce lieu symbolique où le soleil s'en-
gloutit dans la mer, où le « Soi » est pris par l' « Eau » et où s'opère
D . I bid., p. 42.
14. Ibid., p. 63.
15. C f. J . de Vries, La Religion des Celtes, op. cit., p. 112.
_,_____,. __ - - -
Chapitre IX
LE LION ET LA HACHE
belle ne fut vue. Un arbre se dressait devant la tente ( ... ), à son pied
!ri.sait
0
un grand lion fort et hardi » (v. 21121-29).
De couloirs en escaliers, le Gallois parvient au pré, et là, à peine
le lion le voit-il qu'il se dresse et bondit sur lui, plantant ses griffes
dans le bouclier du héros. Mais, prompt, Perceval, d'un coup d'épée,
lui fend le crâne et le tue. Puis il pénètre dans la tente. Son app~
rition, l'arme sanglante au poing, arrache un cri d'effroi à une dem01-
selle, réveillant ainsi un chevalier qui dormait près d'elle. Seigneur
du lieu, ce personnage nommé Abrioris, furieux de la mort de son
lion :laisse libre cours à son tempérament : « très orgueilleux ~ et
« plein de colère » (v. 21214-15), il défie Perceval et revêt son ar-
mure. Le combat s'engage et chacun, fort habile au jeu de _l'épée,
découvre en l'autre un adversaire digne de lui. Perceval, un mstant
étourdi par un coup porté de taille sur son heaume, se ressai~it et
assène un pareil coup à son adversaire qui s'écroule assomme. , La
demoiselle se précipite et, avec une coupe d'or, puise de l'eau a la
fontaine pour en humecter le visage du vaincu. Alors, celui-ci se
redresse et « son cœur s'éclaire » (v. 21326). Le château, désert et
comme mort à l'arrivée du Gallois, se peuple de serviteurs empressés
à servir un repas plantureux aux combattants qui fraternisent.
UN FEU IMPUR.
~ . .M _ _ _ _ -·
140 GRAAL ET ALCH IMI E
L'ILE D'AVALON.
Nous avons noté que la dite hache luit au-dessus de la porte ou-
vr~nt sur !a chambre dorée, en conséquence de quoi il appa~aît néces-
Satre de l associer à cette chambre. Une telle arme en ser ait alors le
« chiffre > , en résumerait la secrète sionifiance. E n vérité nous pou-
vo_ns nous demander pourquoi la hach:' est qualifiée de « da~oise ~ ?
lei von_t se présenter toute une série de données archéologiques et
symboliques qui, d'une façon semblable que pour le char de Strett-
weg, vont nous obliger à remonter le cours des siècles.
pans l'~ntiquité, l'ambre, matière précieuse et recherchée, prov: -
nai_t des ~1vag~~ de la Baltique, principalement des territoires, d~n.ois
mai~ aussi de l île d'Œsel, nommée alors Abalum 2 • Ce nom, d ongme
c:Itique, <i: rappelle curieusement celui de l'île mythique d'Avalon >,
dit J. Markale qui, à propos du radical abal, ajoute qu'il est « rigou-
reusement identique au breton aval, pomme » 3 . Et notre auteur ne
i_;nanqu~ pas d'établir une relation symbolique entre l'ambre, substance
evocatnce, comme l'or, de lumière solaire et les n oms d'Abalum et
d'Apollon, dieu grec devenu chez les Celtes' Belenos et dont le r adical
ramè~e encore à aval 4, la pomme, fruit ayant valeur de symbol~, et
au s_u1et duquel nous ne manquerons pas de revenir dans la d erme~e
~~rtie, de notre recherche. Pour l'instant rappelons qu'il faut_ v?ir
1 île d Avalon comme l'endroit où le soleil « aval e » c'est-a-due
descend, se couche. Mais inversement comme H. Corbin n'a pas
manqué_ de le faire remarq~er, on pourr~it aussi y voir le lieu où l'as-
tre du JOUr se régénère. E n transposant cette imagerie sur un plan
ontologique, nous dirons que l' « île » d'Avalon se présente comme
LUMffiRE D 'AMBRE.
seigne qu' « il est plus difficile de défaire l'or que de _l~ faire > 5 !
allusion au brisement du cercle d 'or (inverse) ; et v01la pourqum
dans nombre de textes, les hermétistes insistent sur la nécessité de
6
<i: broyer l> ou de « piler l> l'or ou encore « d'en faire des lamelles ». ,
formules qui renvoient au travail de mise en pièce de la fausse b!il-
lance de l'humaine personnalité. Formules qui nous évoquent aussi la
préparation de l'·a mbre pour la décoration de cette chambre : en tant
que pierre, que corps compact, que produit du temps, l'ambre, à
l'image de l' « or inverse l>, doit subir un broyage, une pulvérisa-
tion, et se changer en une surface, se déployer en un espace où son
éclat et la lumière solaire vont se rejoindre. Le « sacrifice ~ de
l'ambre illustre celui du « moi » : en suivant P erceval dans cette
chambre d orée, vide mais paradoxalement pleine de signifiance,
c'est dans la Lumière de Gloire que nous pénétrons... ou dans la
coupe du Graal...
Le fait que cette hache suspendue à la voûte soit qualifiée de
« danoise » ne manque pas de nous intriguer. Fréquemment dans les
textes médiévaux la provenance d'un objet ou d'un animal (vêtement,
arme, destrier) est précisée comme pour valoriser son possesseur.
Ainsi, dans le Parzival de Wolfram on apprend qu'Orilus portait « un
surcot et une cotte d'armes, taillés d ans une soie fine qui venait
d'Alexandrie », et que son écu « avait été fabriqué à Tolède )) (Tr. t.
I., p. 227). Souvent la nécessité d 'une rime fait jaillir le nom d'une
cité ou d'~n pays. Mais d ans le cas qui nous occupe le qualificatif
de « danois.e » se trouve au milieu du vers. Or la provenance de cette
~rme renv_o1~ au te_rritoire d'où, depuis les temps antiques, l'ambre est
issu. Terntoue qui fut celui des Cimbres et des T eutons « dont les
chefs portent _des noms celtiques et chez qui a été trouvé le monu-
ment le plus unportant de la plastique celtique, le vase de Gundes-
trup », é~rit Henri Hubert en rappelant que ces peuples « tenaient
l~ ~a~cbe de l'ambre :1> et qu'à leur sujet une interrogation demeure:
s agit-il de Celtes germanisés ou de Germains celtisés ? 7 P our nous
l~ problème importe peu, seul compte le fait qu'un élément a rchéolo-
gique de premier ordre, le chaudron d e Gundestrup, préfigurant le
symbole d~ Graal, provient des mêmes domaines qu' une substance
dont. 1? brillance dorée nimbe 'l'origine de l' un des noms les plus
prestigieux de la légende arthurienne : A val on.
Mais plus étonnante encore apparaît une découverte archéologique
datant du néolithique et donc remontant aux origines de la diffusion
L'AIR ET L'AFFRANCIDSSEMENT
FROIDE FONTAINE.
!;;E,,..~.HATEAU
!" ::;- . •
DE L'AIR.
Ayant quitté l d . , . . '
moment où su a ~mo1selle ep~orée, le Gallois che":auche Jusqu au
(v. 216G 7)' r s~ route, un chateau montre « sa tres belle tour :P.
haie ni ~t, curieusement, il n'a « ni murs, ni fossés alentour, ru
tout~s lespa ssade, pour l'enclore » (v. 21688-89). Et, là encore,
valier. ausP?rtes de cette demeure sont ouvertes devant notre cbe-
tour. ' si, ayant gravi les marches du perron, e ntre-t-iJ dans la
On pourrait s''t d , . A •
défens t' . e onner e decouvnr un cbateau sans la momdre
e ex eneurc. ' ais peu -etre est-1·1 penrus
m · t · d'mterpreter
· ' sym b o1·1-
q uement cette smgul
A
2. La Tradition Hermétique op .1
3. Ibid., p. 143. , . Cl ., p. 140.
L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 149
Graal célébré par des anges ; puis les douze chev.aliers. él~s - ,
vivante présence du zodiaque - conviés par le Christ lm-meme a
communier autour de cette surface argentée verront se refléter leurs
silhouettes dans le même espace mercuriel que les anges. En ce~
instant, le tailloir d'argent du premier cortège du Graal s'est agr~n~1
jusqu'à devenir la table où se célèbre la nouvelle Cène et le muoir
des mystères divins (t.o. p. 255, 1. 14 ; p. 268, 1. 32 et p. 269-271).
FACE AU GEANT.
LE CHEVAL NOIR.
7. Ibid., p. 59.
8 . Ibid.
156 GRAAL ET ALCHI MI E
9. Ibid,. p. 6 1.
10. Ibid., p . J29.
J 1. I bid.
L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 157
renouvelé. ~es « sept années » (v. 22144) de présence obligatoire
comme gardien du gué faisant allusion à la conversion chronienne
des. Forces prii_nordiales. Certes, voilà qui rappelle le rôle du Chevalier
~01r. Toutefois, le « charme » du lieu - cette plaine dont jJ est
dit que « plus belle ne fut vue » (v. 21983) et où le « Gué amou-
reux » _suscite la « soif » de prestige - une fois rompu, le chevalier
mercunen le, 9-uitte , alors que, inversement, le chevalier saturnien
ne peut se res1gner a abandonner sa fonction et son tombeau .
l 3. Ibid., p. 34.
14. Ibid., p. 33.
15. Ib id., p. 34.
L'AIR ET L'AFFRANCHISSEMENT 159
i_;nent il sommeille un peu et pour cela, « il a posé la tête sur son
ecu » (v. 22272). Puis, sous un soleil déjà haut, il reprend sa route.
Voilà qui, après un jeûne circonstantiel, ressemble fort à une nuit
de veille rituelle avant une ordination chevaleresque, comme pour
annon.c er la sacralité du jour qui pointe. Et ce court somme pourrait,
par l'image de la tête appuyée sur l'écu, signifier que le mental se
repose sur le « cœur » ; ou plutôt, pour être plus explicite, disons que
le processus de pensée trouve désormais son assise sur la vertu du
« cœur »: Do~c, point d'abandon à la pesanteur du corps dans le fait
de dorm1r puisque le Gallois repart bientôt à « grande allure »
(v. 22277). Soudain paraît sur sa route une demoiselle si merveilleu-
s~m:nt belJ.e que le narrateur prend visiblement plaisir à nous la
decrue. S'agit-il d'un être de chair ou, à nouveau, d'une hypostase de
l'âme? Faut-il deviner un symbole dans son visage « coloré de
vermeil. » (v. 22297) et dans la « riche pourpre » (v. 22308)_ de
son habit ? Encore une fois 'l'apparence physique sert de reflet a 'la
corporéité spirituelle. L'ayant saluée, Perceval engage avec elle une
c~nv~~sation. .. brève car surgit un chevalier qui, reprochant au Gal-
lois d importuner sa belle amie, le défie. Nouveau duel et de fameux
coups d'épée sont échangés. Des coups tels, même, ~u'en fr~ppant
~es ~eaumes ·« ils font jaillir le feu » (v. 22356). Mais en vam car,
a yailJance égale, a ucun des deux « ne doute qu'il soit devant son
pair :1> (v. 22365). Alors, cessant le combat, le chevalier demande
au héros son nom. Entendant ces mots : « Je suis appelé Perceval
le ~allois » (v. 22376), il jette son épée, et, rempli de joie, il donne
mamte accolade à P erceval en lui disant « conquis m'avez » (v. 22-
381) puis il se présente : « Le Bel Inconnu ai pour nom; ainsi m'ap-
pellent les Bretons. Messire Gauvain est mon père » (v. 22387-89).
Nous avons cité l'adage hermétique selon lequel « Le semblable
connaît le sembl able » et cet épisode pourrait en être une nouvelle
formulation chevaleresque. Egaux au jeu de l'épée, cha.cun découvre
en l'autre son pair et à travers eux, reparaissent les· silhouettes des
Alci ou des Géme~ux ... avec four feu de Saint-Elme ; car l~s coup~
d'épée sur les heaumes, en provoquant des étincelles, transcnve1?-~~ ~a
encore un choc év,eilleur et le signe lumineux d'une autre corpore1te.
Très justement, Suzanne Hannedouche a vu dans ce 1Bel Inc?nnu c~
qu'.elle nomme « le Moi supérieur » lG du héros,, autrement d1~ I.e Soi
qui, effectivement, ne peut qu'être « \Beau » d~s lors , qu~ D1vm~ et
« Inconnu » puisque le but de la Quête consiste prec1sement a. le
connaître au « cœur » de soi-même. Eu tant que fils de Gauvam,
haute que toutes les autres. Pour être exacts, disons meme. que du
pa.nora.ma de la cité, Perceval contemple en premier ces édifices de
veille J?uxtant le ciel. Et, bien plus qu'une archite~tu~e re~~nnue,
nous dirons que c'est une archétypologie que son œil situe ici. Par
l~s q~~tre tours la vision répartit cardinalement l'espace et, par la
cmqmeme, le centre axialement 1 . D'une couleur synonyme de ~u
mière de Gloire la haute tour vermeille, pour un ancien Iramen,
évoquerait la c~lonne du Xvarnah, pour un Hébr~ux, ce~e de la
Chekhinah, pour un Chrétien le flamboiement du Samt-Espnt, et un
Saxon de Widukind y verrait l'lrminsul ... Car tous ces exemples
renvoient à l'Axe du Monde. :Pour l'œil - et le « cœur ~ - de
Perceval, en ce lieu la communication, comme dirait Eliade 2 ,
'
L Cf. M. Eliade L e Sacré et le Profane, op. cit., p. 42.
2. Ibid., p. 39. '
~ - -
162 GRAAL ET ALCHIMIE
s'établit entre terre et ciel : bien que soumis aux flu~tuations de ,la
temporalité - le Gallois découvre les transformations apportees
à la cité depuis son départ (v. 22847-48) - le visible offre un sup-
port à l'invisible et à !'Immuable. Aussi n'est-ce point un hasard
si, ~ai;s cette citadelle qu'agence le symbole, la chambre princièr,e
d~stmee à notre chevalier (v. 22788) se présente cc_m1me la. re-
phque de celles offrant leur énigme d'ambre à son mterrogat10n.
Preuve que, même dans la cité des hommes, Perceval ne peut p~rdre
l'espace doré de son intériorité. Mais il est vrai qu'en cette chambre
le rejoindra Blanchefleur tout à la fois être de chair et, comme le
~antre P. Gallais, « i~age-reflet l> de la Daênâ 3 (ou Fylgja) du
heros.
LE BEAU MAUVAIS.
qui était de grande religion et qui mène très sainte vie_> (v. 23841-
43). Le Gallois conte ses aventures et, de lui, reç01t sermons et
conseils.
A l'inverse de l'épis~de précédent le monde offre ici au Gallo~s
ce qu'il a de plus souhaitable dans le contexte médiéval : être sei-
gneur d'un fief et, comme perspective spiritueUe, l'obtention .de la
sainteté par la vie contemplative. En ce territoire s'achèvera~t son
errance. Et l'ermitage de son onde si éloigné de toute pres~nce
humaine, semble l'extrême limite du monde. Toutefois la destinée
du ? éros outrepasse le faste de la vie seigneuriale comme le ~é
pouillement de la vie érémitique car accepter l'un ou l'autre, voue~
au fil des ans, passer du château à l'ermitage, reviendrait pour lm
à se fixer, à e pétrifier > son existence .
. Ajoutons à cela un signe ramenant le Gallois à sa vocation. Tan-
dis ~u'en compagnie de sa sœur il a quitté le château pour se ren~re
aupres de l'ermite, surgit soudain « un chevalier de haute taille
monté sur un grand destrier pommelé, fort et rapide à démesure >
(v. 23775-77). Il crie à Perceval : « Je vous défie pour la pucelle!
Je veux l'avoir car elle est très belle :1) (v. 23785-86). Mal lui en
prend car si sa lance vole en éclat sur l'écu du héros, celle de ce
dernier le transperce de part en part. En fait, comme le dit en
susbtance le récit, le Gallois et sa sœur, bien que sur leur fief, n'en
so~t pas _POUr autant quittes de tout péril (v. 23770-72) et ce che-
valier bngand qui les assaille entre le château et l'ermitage, aux
yeux. de Perceval, a valeur de symbole : dans un monde où pré-
~o~me la férocité de l'ego, ie passage du temporel au spirituel
s avere des plus précaires. Seul celui qui, à l'exemple de ·P erceval,
demeure sur un qui-vive perpétuel face à l'ego assaillant a des
~hances ~e l'outr~passer... de même que la l ance du h éros a traversé
l adversa1Ie. E t s1, justement, une lance au fer sanglant « ouvre »
le .cortège du Graal, n'est-ce point aussi pour rappeler qu'il n'est
pom.t d'apparition du précieux réceptacle resplendissant comm_e . un
soleil sans une ascèse guerrière. Alors autant que d'une v1s1on,
c'est. de ce style existentiel dont Percev;l ne peut désormais se dé-
partir. A son oncle il avoue dans un soupir : « si je savais la cause
de la lance dont saigne la pointe, et du Graal, et de l'épée qui ne
A
peut etr~ ressoudée, si ce n'est par un seul chevalier! ... > (v. 24010-
15), mais ,le saint homme de répondre que cette cause lui est incon-
nue. Et, a sa sœur qui, le voyant apprêter ses armes et boucle~
son haubert, veut le retenir par d'attendrissantes paroles - « s1
vous me laissiez de la sorte vous feriez mal car vous êtes mon
frère » (v. 24201-04) - il répond par les mots suivants joints
DANS LE CHATEAU VIBRANT 165
à l'acte diaïrétique de boucler son armure : « Je ne puis retarder
cette œuvre que j'ai entreprise. Maintenant soyez sage et laissez
votre douleur ; vous n'y pouvez rien gagner pour autant je ne
demeurerais » (v. 24206-11). Puis, couvert de mailles comme d'une
seco~de P.eau et montant son destrier noir, il reprend la Voie que
sa deternunation ouvre dans les terres incertaines.
LA TOUTE-PUISSANCE DU SON.
;;...:: . -- -
168 GRAAL ET ALCHIMIE
MJ;:TAUX ET ALCHIMIE.
~e gong singulier incite à une méditation métallurgique. Le
cm~re, composant pour la plus grande part la table, dans le sym-
bolisme traditionnel associant planètes et métaux, est en rapport
avec V énus. Et l'on peut dire qu'au propre co~e au figu.r~ ce
rectangulaire miroir de cuivre doré reflète les Presences fémmmes
peupl ant ce château. Du reste, plusieurs manuscrits (ùPTUV. add.)
précisent que les demoiselles sont vêtues de vert, C?ul~ur qui no!1
se~Jement renvoie au cuivre mais aussi à la « ger~mat~on » al,chi-
n~1que accompagnant la phase ~u ~lanc ,et que ,d?~e 1 as.tre ven~:
sien 12 • Cela dit, le plateau Jtu-meme etant d auam con.tient, allie
au cuivre, de l'étain, métal dédié au maître des fulgurations oura-
13. Cf. J . de Vries, La R eligion des Celtes, op. cit., p. 99 et suiv. ainsi que
p. 102.
Chapitre XII
nant la tente « était d'or pur, fin et vermeil, si brillant sous le soleil
que toute la tente en flamboyait ainsi que la fraîche herbe v~r
?oya~t~ ,, (v. ~475?-62). Nul doute que voilà le héros dans un heu
illumi~e... et illummant ! En effet, si l'on ajoute que cette te~te
fut faite « en Inde », donc en « Orient ,, _ ici encore non pomt
situa~~on géographique mais bien ontologique, où se manife_ste la
Lum1ere de Gloire - nous devinerons que ce décor s'orgamse en
un espace initiatique où sont disposés des symboles se répondant :
d'un côté l'Arbre du monde avec pendue la tête du Blanc Cerf,
de l'autre cette tente flamboyante dominée par une boule d'or
- celle-ci véritable projection de l'astre du jour et du Soi - et
déployant cet échiquier blanc et vermeil. Comparativement au Bel
Echiquier la couleur blanche remplace l'azur et le vermeil l'or.
LES PONTS VERS LE NON-MOI 175
L,a te?te fait ~llusion au repos, au sommeil, transposition au niveau
d un etat physiologique de la soumission à la pesanteur et à la tor-
peur saturnienne. Du reste Perceval aperçoit un magnifique lit (v.
24769), ce qui nous remémore Abrioris endormi lui aussi dans une
tente. Mais ce lieu de sommeil n'en a pas moins une origine « orien-
t~le ~ et se présente comme le siège d'une illumination. Telle est
1 amb~valence de cette tente imageant la condition humaine. Et la
demoisel~e qui s'empara du brachet se montre, vêtue mi-partie de
blanc ~-partie de vermeil (v. 24776-78). Projection de l'âme du
Chevalier Blanc, elle reflète les travers de son compagnon - le vol
et l~ cayactè.re possessif inhérent à Saturne - mais aussi, par son
habit heraldique, 1a potentialité du lieu.
Nous avons dit qu'il serait loisible de considérer chacune des
sept composantes de l'équipement du héros comme allusive à ~ne
Force. Ainsi, d'une façon directe, l'écu, en tant que support .de
la science héraldique, fait référence à Mercure. L'épée et non pomt
le . cheval, comme dans le jeu d'échec, renverl'ait à Mars car cet
ammal, compte tenu que les romans arthuriens conservent nombre
de données des anciens mythes celtiques, serait davantage en rap-
port .~vec une figure féminine du type Epona-Rhiannon, déesse
cavahere ; mais surtout, en demeurant dans le cadre de cette Seconde
Continuation, nous verrons Perceval attacher son destrier à une
colonne de cuivre métal dédié à Vénus tandis qu'une belle
demoiselle viendra ~aresser l'animal qui lui fera fête puis elle po-
s~ra ~ur les épaules du héros un manteau vert (v. 31729), c~uleur
venus1enne. Le heaume évoquerait Jupiter car il couvre la_tete ~t
cette partie du- corps, par le mot « chef », son synonym~, re!1vme
a1;1 maître des Olympiens dès lors que, dans la classi!ication is?to-
pxque des images établie par G. Durand, le « chef », tete ou maitre,
voisine aV'ec la· Présence jupitérienne 1 • Le haubert, parce 9ue « de
mailles blanches », suggère la brillance de la lun~ ,tand.lS que le
corps, lui, permet de nommer sans hésitation l'entite qm , le ~ou
veme : Saturne. La lance, enfin, elle aussi relève de l'emble~atique
martienne _ que l'on songe par exemple ~ux l~nces sacrees d~
temple de Mars dans la Rome antique - mais, presentement, serait
davantage une allusion à Ja radiance apollinienne. En effet, ,ce ,yers :
<r: Mon corps même et ma Jance > (v. 24916), renvoyant a l unage
d~ ,Perceval impassiblement appuyé su,r sa lance ~v.. 24906-~7)
revelerait, puisque cette arme d'hast evoque le prmc1pe solaire,
MINUIT VERMEIL.
4. Ibid., p. 85.
5. Ibid., p. 178.
6. Ibid., p. 192.
7. Ibid., p. 72, note 2.
178 GRAAL ET ALCHIMIE
8. Ibid., p. 147.
9. Ibid., p. 169.
LES PONTS VERS LE NON-MOI 179
Alors .que Perceval va se séparer d'èlle pour reprendre sa route,
la. dei;ioiselle lui confie sa mule comme guide vers le château du
roi Pecbeur puis elle dit : « ce mien anneau vous pqrterez dont
très riche est la pierre et si précieuse et si chère, et tant que vous
l'aurez au doigt, par cette foi que je vous dois, ma blanche mule
vous portera, sans aucun doute là où vous voulez aller i> (v. 26018-
25). Bien que le mot ne soit ~as prononcé par la belle demoiselle,
0
~ aura reconnu là une pierre de vertu - le manuscrit K parle
dune « blanche émeraude i> (v. 26076), image intéressante puisque
la (double) teinte singulière de cette gemme renvoie aux deux cou-
le~rs de la même phase hermétique. Pierre « saintime l> ( « très
sarnte », v. 26118) en tout cas, et dont fa vertu, hyposta~iée par
la bI~nche mule, apparaît comme une ouverture de la Vo~e... ~u
un discernement de cette Voie. En effet le récit, par tr01s fois,
nous dit que Perceval regarde très souvent la pierre (v. 26_076,
2 6119, 26305). Que le narrateur revienne avec une insistance ritua-
lisée par le ternaire, sûr ce fait en révèle' toute l'importance. Est-ce
l~ pro~able chatoiement de la gemme qui captive aussi fréquemme~t
l attention du Gallois ou bien ce reoard est-il corrélatif au chermn
s':1ivi par la mule? La voie s·e réfléchlt-elle dans les facettes de la
pierre~ie ? S'il en était ainsi on pourrait presque dire que le héros
ne qmtte plus du regard l'anneau comme 1e précise triplement le
texte original : '
Alors, un tel joyau ferait office d' « œil subtil .i>, discernant le ~ar:
cours en interstice s'insinuant à travers la dens1te du monde. Ainsi
cette pierre se présenterait-elle comme un « ?~gane;.sy~bol~ :P de
la vision en même temps que ce qui caractense. l mtegrat10n par
l'être de la phase au Blanc à savoir un état de ~ veille :P 10 en oppo-
sition au sommeil de la t~rrestréité.
12. Le mot exac t au vers 26 145 est « foibles 1> (faible) et nous gardons ici
le terme p roposé par S. Hannedouche, Perceval et le Graal, op. cit., p. 104.
13. C f. J. Marx L es Littératures Celtiques, op. cit., p. 61.
14. Cf. J. Mark~ le, L'Epopée Celtique d'lr/a11de, op. cit., p. 200.
15. Ibid. , p. 199.
16. L e C he valier de la Charrette, op. cit., p. 43.
182 GRAAL ET ALCHlldIE
29. La traduction littérale de estaiche est « pieu i>, « poteau i>, mais nous
conservons le mot choisi par S. Hannedouche, « pilier i> de beaucoup plus
exact quant à la présente signifiance symbolique de ce terme.
186 GRAAL ET ALCHIMIE
RIVE DE BRIOL
Rivière tempétueuse
(v. 26829-46). Avec sans doute aussi tous ceux que le narr~teur ~e
lasse de nommer : le Valet au Cercle d'Or et Guirrez le tres petit,
Caradoc le preux ei sage et Dodinel le Sauvage, Espinobles et
Bran de Lis, le Beau Mauvais et le Laid Hardi (v. 29044-64). 0~
reconnaît Sagremor à son écu « bandé à or ,, (v. 26902) et le rot
d'Irlande à son destrier sor (v. 27071). Car, outre Arthur, d'autre~
princes arrivent en tête de leurs vasseaux : voici encore le rot
d'Ecosse et le courtois Brïens des Iles (v. 26859). Et le narrateur
de s'exclamer : « Vous auriez vu là maints bons destriers à capara-
çon, et tant de lances et de bannières que cela semble merveille. Et
tant de boucliers arborés, de vermeil ou or, sinople ou argent que
tout le pays en resplendit ,, (v. 27032-37). Sans nul doute la cheva-
lerie tout entière est rassemblée en cette vaste plaine devant le
Château Orgueilleux. Mais le nom du lieu s'impose comme les « ar-
mes parlantes » de cette formidable joute : l'orgueil ! Car pour
nombre de chevaliers s'impatientant de rivaliser de prouesses ~t ~e
hausser leur bannière, l'honneur du nom et la gloire d'une hgn,ee
se changent vite, même à l'insu des meilleurs, en soif de renommee.
En vérité, cette grande fête des lances est d'abord celle du ~ moi :P.
Aussi Perceval décide-t-il de ne point se faire connaître. Sous
des armes anonymes empruntées à Briol (v. 27048-49), il se glisse
dans les joutes et choisit même d'affronter les champions arthuriens !
Preuve que voilà le héros désormais hors de toute maisnie, affranchi
de. toute vassalité, tandis qu'au soir de cette première rencontre, en
~am dans chaque camp cherche-t-on à savoir qui est ce chevalier
mconnu (v. 26986). De fait, s'il va mériter un titre durant ces deux
journées c'est bien celui de « Bel Inconnu l> et l'on s'accorde à dire
que « le maître de tous les chevaliers est venu » (v. 27108-09). Et,
comme peut le vérifier Arthur lui-même, on le voit « au milieu de
la mêlée, tenir tranquille son cheval ~ (v. 27126-27). Impassible
sous les charges, impersonnel dans ses exploits, « s'il gagne, rien
ne v~u~ ~rendre, cb~v~ux ou chevaliers prisonniers » (v. 27138-41),
cru: lib~re de tout destr de possession, de toute faim de gloire mon-
dame, il ne fuit qu e les honneurs et les « mille marcs d'argent »
(v. 27150), prix offert au vainqueur du tournoi d'Orgueil... et flux
sonnant et trébuchant du Mercure en chute !
Sachant que le centre subtil du front correspond au dernier état
de la matière, celle-ci n'existant plus que comme images mentales,
on y,eut supposer que cette joute se présente comme le panorama
kale1doscope de toute la chevalerie. Ici Perceval s'affronte aux
images les plus fortes, les plus saisissantes les plus « prégnantes >
de l'univers chevaleresque, celles suscitant 'soif de gloire et faim de
LES PONTS VERS LE NON-MOI 189
puissance. En traversant la mêlée des preux, le Gailois se révèle,
comme l'exigeait le franchissement du pont tournoyant, le meilleur
chevalier du monde. Vainqueur de tous, certes, mais d'abord de lui-
même en préférant l'anonymat aux honneurs des rois. Le prix de
sa victoire - de toutes ses victoires - c'est ailleurs qu'il s'en ira
le quérir : loin des foules et des princes, quelque part où, sur la soli-
tude d'un sommet, le ciel a déposé le sceau, la couronne et le sceptre,
cyclopéens et « monumentaux ~ . d'une royauté supra-humaine.
Chapitre XIII
AU SOMMET DU MONDE
LA TOMBE ET L'ÉPERVIER.
4. lbid., p. 146.
5 . lbid.
6. En hermétisme Ja clef est parfois associée au Mercure c libre > de par
son pouvoir d'ouve;ture sur l' « or inverse > (cf. Ibid., p. 117).
194 GRAAL ET ALCHIMIE
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202 GRAAL ET ALCHIMIE
EMBŒ:MES DIURNES.
Partir en quête du Graal c'est par excellence tenter de se dégager
de la dimension temps et, ' pour' cela, affronter' les périls qui la cl~-
turent : qu'ils soient pétrifiants, labyrinthiques ou dévorants. Aussi,
dans son périple, •Perceval se voit-il confronté à ces multiples « vi-
sages du temps >, nommés par G. Durand, et qui se tournent unani:
mement menaçants vers le héros de Lumière. D'abord parut ce roi
rouge, sorti de la porte noire d'un château blanc et lisse comme
un os et à l'allure de monolithe ou de monstre assoupi dans sa
carapace : la forteresse même de la terre ! Bien digne d'un roi « te~
porel ;) - cet ego qui, arborant l'hermine et le vermeil, et armoné
d :un lion, usurpe Ja royauté hiératique du Soi. Pujs, plus tard, le
heros fit face à l'armure noire ... et défia Saturne en personne.
D 'autres chevaliers encore allaient surgir : même ceux ne se pré-
sentant point en tant qu'hypostases de Chronos - la lumineuse blan-
cheur et l'argenté de leurs armes en témoignent! - ont ,encore
« partie liée » avec lui. Ainsi la rivière gardée par l'un d'eux evoque
le Mercure en « chute » . Un autre rivière se confondant avec le
flux temporel noie inexorablement · car « l'eau est épiphanie des
2
malheurs du temps » 1 surtout si ia « féminité néfaste > fascine
par sa chevelure aux o~doiements isomorphes de « l'eau fatale » 8 :
ici les dents du peigne rongent les réactions de celui dont le regard,
4. I bid., p. 79.
5. I bid., p. 85-86.
6. Ibid., p. 82.
7. Ibid., p. 122.
8. Ibid., p. 124.
CONCLUSION 207
d~ ~oins . de le maintenir loin des hauteurs ; toutefois la théologie
dira;t. : faire en sorte qu'il ne réintègre pas un état « antérieur ou
supeneur à la chute , 9 • Et' tout naturellement' ce « visacre . 0
du
temps » qui apparaît est celui d'une femme : « symbolisation fém.i-
noïde de la chute » 1 0, noterait G. Durand. De fait, cette femme
qui s'efforce de détourner Perceval de l'attraction des hauteurs, bien
plus que « fatale » est porteuse de tout le fatum existentiel inhérent
a la condition saturnienne.
Avec le Mont, dont la cime est encore surélevée par l'immense
pilier, nous abordons - littéralement - le versant lumineux du
Régime Diurne. La montée au sommet, le concept de « haut lieu >,
la verticalisation et la gigantisation du sceptre, de même que l'image
de la flèche filant verticalement dans l'azur, voilà pour les « symb~les
ascensionnels 1_:, tandis que la brillance dorée jointe à la mention
de midi, l'heure synonyme de grand soleil, renvoie aux « symboles
spectaculaires ». Enfin, en appuyant au pilier son écu et sa lance,
le héros complète l'ensemble par les « symboles diaïrétiques >,, ~ar
le bouclier couvre pour protéger mais aussi « sépare de l'exteno-
rité » 1 2 et la lance, « dont la pointe était d'acier tranchant » (v.
31635), a soutenu les assauts des ténèbres.
Cette arme d'hast prend place dans une panoplie d'emblèmes
diaïrétiques déployés en soleil aciéré à l'horizon aventureux de Pe:-
ceval. La lance, mais plus encore l'épée - symbole central du Re-
gime Diurne de l'image - sont synonymes de Voie victoriale. vers
le Graal, ou plutôt de la double exigence de cette Voie : rectitud.e
et courage ... « La transcendance est donc toujours armée > di,t
G. Durand 13; formule qui prend valeur de sentence et, par-dela
les siècles, fait écho aux paroles de Gornemant, le maîtr~ d'armes
de Perceval, qui, lors de fa cérémonie d'adoubement, averut ce d.er-
nier qu'avec l'épée « il lui confère l'ordre le plus haut que Dieu
ait établi et créé, 'l'ordre de chevalerie qui n'admet aucune bas-
sesse , (tr. p. 44; t.o. v. 1634-38). . .
Mais hormis cette lame d'autres aciers brillent de toute leur sigm-
fiance diurne. Ainsi la hache danoise symbole ouranien jailli du
fond des âges, révélant la capacité de « 'trancher » les li~n~ du condi-
tionnement temporel 13 mais aussi de « fendre > la densite de la ma-
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