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Historique Stratégique Les stratégies internationales

Gerry Johnson, Kevan Scholes, Richard Whittington, Frédéric Fréry

Lenovo : Le PC passe à l’Est


En mai 2005, Lenovo, treizième constructeur mondial de micro-ordinateurs, racheta la division PC d’IBM,
troisième constructeur mondial. Lenovo, qui à l’époque était présent uniquement en Chine, paya 1,75 milliard de
dollars pour prendre le contrôle d’une activité intervenant dans le monde entier, qui avait fait partie des pionniers
historiques de l’industrie, avec le lancement du premier IBM PC en 1981. Michael Dell, dont l’entreprise était
alors le leader mondial de la micro-informatique, commenta sobrement : « Cela ne marchera jamais. »
Lenovo avait été fondé sous le nom Legend en 1984 par Liu Chanzhi, un chercheur de 40 ans qui travaillait alors
à l’Institut d’informatique de l’Académie chinoise des sciences. Son expérience incluait notamment le
démontage de radars américains récupérés lors de la guerre du Vietnam et la récolte du riz lors de la Révolution
culturelle. Pour obtenir de son institut les 25 000 dollars de capital qui lui étaient nécessaires pour lancer son
entreprise, Liu Chanzhi assura à son directeur qu’il atteindrait un chiffre d’affaires de 250 000 dollars. Il
s’installa dans la vieille salle de garde de l’institut et se fit prêter d’autres locaux lorsque ce fut nécessaire. Une
de ses premières activités fut la vente de téléviseurs couleur. Cependant, il ne connut le succès qu’en 1987, avec
la commercialisation du premier convertisseur de caractères chinois pour les PC d’importation.
Legend commença véritablement à croître lorsque Liu Chanzhi, grâce à l’appui de son père, qui occupait un
poste élevé au sein du gouvernement chinois, importa des PC à bas prix depuis Hongkong. En 1988, il publia sa
première annonce de recrutement, grâce à laquelle 58 nouveaux employés rejoignirent Lenovo. Alors que
l’équipe d’origine était composée de quarantenaires, ces nouveaux venus étaient tous âgés de moins de 30 ans,
car la Révolution culturelle avait bloqué l’accès aux études universitaires pendant dix ans, de 1966 à 1976. Parmi
les nouvelles recrues figurait Yang Yuanqing, qui prit la direction de l’activité PC de Legend avant l’âge de
30 ans et qui devint par la suite le président de la nouvelle entité Lenovo-IBM à 41 ans. C’est cette nouvelle
équipe qui fut à l’origine de la production du premier PC Legend en 1990 et qui permit à l’entreprise de détenir
30 % du marché chinois en 2005. L’entreprise fut partiellement introduite à la Bourse de Hongkong en 1994.

L’accord
L’opération de rachat de la division PC d’IBM débuta en 2004, avec le soutien du cabinet de conseil McKinsey
et de la banque d’investissement Goldman Sachs. Legend venait d’être rebaptisé Lenovo en 2003 (pour « Legend
Novo » ou « nouveau Legend »). De son côté, IBM voulait se débarrasser de sa division PC, dont la part de
marché aux États-Unis n’était plus que de 4 % et dont la rentabilité souffrait fortement d’une vive intensité
concurrentielle, dominée par Dell et HP. La stratégie d’IBM consistait à se recentrer sur les services et les gros
systèmes, nettement plus lucratifs. Même si IBM avait aussi reçu une offre de rachat de la part du fonds
d’investissement Texas Pacific Group, le prix proposé par Lenovo était plus élevé. Texas Pacific Group se
contenta donc de prendre une participation dans le capital de la nouvelle entité. IBM en prit pour sa part 13 %,
alors que le principal actionnaire restait l’Académie chinoise des sciences, un organisme gouvernemental, avec
27 %.
Le nouveau président, Yang Yuanqing, avait une vision claire des objectifs de l’entreprise, même s’il
admettait qu’il faudrait pour cela relever plusieurs défis :
Dans 5 ans, je veux que Lenovo soit une marque de PC réputée, dont la croissance sera le double de celle de
son industrie. Je veux des marges importantes et peut-être d’autres activités mondiales au-delà des PC. Nous
sommes au début de cette nouvelle entreprise, ce qui nous permet de définir les fondements de sa culture. Les
trois mots que je souhaite utiliser pour la décrire sont confiance, respect et harmonie.

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Il ajoutait :
En tant qu’entreprise globale, nous devrons peut-être sacrifier notre vitesse, particulièrement ­pendant notre
première phase. Nous devons améliorer notre communication. Nous devons prendre du temps pour nous
comprendre les uns les autres. Cependant, la vitesse était dans les gènes de l’ancien Lenovo. J’espère qu’elle
sera dans les gènes du nouveau Lenovo.

IBM n’avait pas totalement laissé son ancienne activité voler de ses propres ailes. Lenovo avait le droit d’utiliser
les marques IBM et ThinkPad sur ses PC pendant cinq ans. Les équipes commerciales d’IBM seraient
financièrement motivées à vendre des PC Lenovo, tout comme elles l’avaient été à vendre les PC IBM. IBM
Global Services était chargé d’assurer la maintenance et le support après-vente. IBM détenait deux sièges
d’observateurs au conseil d’administration de la nouvelle entité. Enfin, Stephen Ward, l’ancien directeur de la
division PC d’IBM, âgé de 51 ans, avait été nommé directeur général de Lenovo.

Le management du nouveau géant


Cette nomination d’un ancien d’IBM à la tête de la nouvelle entité n’était pas réellement une surprise. Après
tout, près de 80 % du chiffre d’affaires (13 milliards de dollars) venait d’IBM et il était important de donner aux
clients et aux salariés des gages de continuité. Pour autant, l’entreprise était confrontée à d’importants défis.
Les choses n’avaient pas bien commencé. Lorsque l’équipe chinoise était venue pour la première fois à New
York pour rencontrer l’équipe américaine, personne ne l’avait accueillie à l’aéroport, contrairement à ce
qu’exigeait la politesse en Chine. Par ailleurs, Yang Yuanqing et Stephen Ward s’étaient opposés sur la
localisation du nouveau quartier général : le premier voulait qu’il soit partagé entre Pékin et New York, alors que
le second voulait le maintenir uniquement aux États-Unis. C’est finalement cette seconde solution qui avait été
retenue : le siège fut implanté à Raleigh en Caroline du Nord et Yang Yuanqing dut déménager aux États-Unis
avec sa famille. Dans la nouvelle organisation, l’ancienne activité d’IBM et l’ancien Lenovo restaient des
divisions distinctes. Pourtant, l’entreprise avait besoin d’être en liaison constante avec la Chine, distante de
13 heures de vol et de 12 fuseaux horaires. Les téléconférences étaient donc devenues un véritable mode de vie,
les Américains devant appeler soit à 6 heures du matin, soit à 23 heures pour pouvoir joindre leurs collègues
chinois. Les téléconférences se déroulaient toujours en anglais, langue que beaucoup de Chinois ne maîtrisaient
que très imparfaitement, et le langage corporel était impossible à observer.
La nationalité officielle de l’entreprise – chinoise – était un problème pour certaines parties prenantes. IBM
avait obtenu par le passé de nombreuses commandes auprès du gouvernement américain, et certains membres du
Congrès lancèrent une campagne de dénigrement, en soulignant le danger de laisser des « ordinateurs chinois »
avoir accès à des domaines sensibles. En Allemagne, le droit du travail empêchait que les anciens salariés d’IBM
soient obligés de rejoindre Lenovo. Or, nombre d’entre eux préférèrent ne pas être transférés dans la nouvelle
entité, ce qui laissa la filiale exsangue pendant un certain temps. Au Japon, les anciens salariés d’IBM étaient
également mal à l’aise à l’idée d’être dirigés par des Chinois. Enfin, entre les deux cultures dominantes au sein
du nouveau Lenovo, l’américaine et la chinoise, les différences étaient considérables. Qiao Jian, vice-président
des ressources humaines, commentait ainsi la situation :
Les Américains aiment parler. Les Chinois aiment écouter. Au départ, nous nous demandions pourquoi ils
n’arrêtaient pas de parler alors qu’ils n’avaient rien à dire. Mais nous avons appris à être plus directs lorsque
nous avons un problème et les Américains apprennent à écouter.
Les différences culturelles n’étaient pas uniquement nationales. Lenovo était une entreprise jeune et relativement
simple : en gros un seul produit vendu dans un seul pays. À l’inverse, IBM était beaucoup plus complexe : c’était
une multinationale géante, fondée en 1924. L’équipe de direction de Lenovo était composée de trentenaires,
nettement plus jeunes que leurs collègues d’IBM. L’âge moyen de la nouvelle entité dans son ensemble était de
28 ans. De même, IBM était célèbre pour ses procédures et ses routines. Comme le disait Qiao Jian : « Chez
IBM, une fois qu’ils ont fixé un horaire pour une téléconférence, ils le conservent toutes les semaines. Mais
pourquoi organiser une téléconférence si on n’a rien à se dire ? » Par ailleurs, dans la culture d’IBM, il était de
coutume d’arriver en retard aux réunions, ce qui était inadmissible du point de vue de Lenovo.

Quelques résultats contrastés


Au départ, les réactions au nouveau Lenovo furent positives. Les clients IBM restèrent fidèles et le cours de
l’action commença à monter. Les anciens managers d’IBM toujours en fonction soulignaient que si auparavant
ils étaient un peu des cendrillons dans le vaste empire IBM, ils travaillaient à présent pour un spécialiste des PC.
Le fait qu’un PC Lenovo fabriqué en Chine bénéficiait d’un coût de main-d’œuvre de seulement 3 dollars
constituait un considérable avantage.

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Cependant, Dell répondit à cette menace en baissant ses prix de 100 dollars par machine en moyenne. Cela
provoqua un effondrement de la part de marché de Lenovo aux États-Unis, au point qu’en décembre 2005
Stephen Ward fut remplacé par William Amelio, l’ancien responsable de Dell pour la région Asie-Pacifique. Au-
delà de sa connaissance intime du principal concurrent de Lenovo, il avait vécu plusieurs années à Singapour et
comprenait bien les spécificités du management asiatique :
Grâce aux 5 années que j’ai passées en Asie, il y a une chose que j’ai apprise… c’est d’être très patient. De
par mes fonctions je dois avoir un sens de l’urgence et de l’exigence, mais au contact de ces différences
culturelles, j’ai appris à tempérer mes élans de façon à être plus efficace.
William Amelio commença par réduire les coûts en supprimant 1000 postes, soit 10 % de la main-d’œuvre de
Lenovo hors de Chine. Il intégra les anciennes activités IBM et Lenovo en une seule structure. L’entreprise lança
une nouvelle gamme de PC sous la marque Lenovo, à destination des PME américaines, un marché
traditionnellement négligé par IBM. Afin d’améliorer son impact sur ce segment, Lenovo renforça ses relations
avec les grands groupes de distribution américains tels que Office Depot. La part de marché aux États-Unis
commença à remonter de nouveau au-dessus de 4 %. Au niveau mondial, grâce notamment aux positions
acquises sur le marché asiatique, la part de marché de Lenovo était proche de 8 %, ce qui en faisait le troisième
constructeur mondial, derrière HP (environ 18 % de part de marché) et Dell (environ 15 %), mais devant le
Taïwanais Acer (environ 7 %) et le Japonais Toshiba (environ 4 %). Afin de consolider sa position en Asie,
Lenovo envisageait de pénétrer sur le marché indien, mais il lui fallait aussi améliorer sa position en Europe.
En 2007, Lenovo tenta de fusionner avec le fabricant de PC européen Packard Bell. Grâce à cette fusion, Lenovo
espérait augmenter très significativement sa part de marché en Europe. Or, c’est son principal concurrent
asiatique, Acer, qui le devança en rachetant successivement l’Américain Gateway, puis l’Européen Packard Bell.
Grâce à ces deux acquisitions, Acer devenait le troisième constructeur mondial de PC, avec une part de marché
de 11 %, alors que Lenovo était rétrogradé à la quatrième place. Non seulement Lenovo perdait ainsi l’occasion
de rééquilibrer sa position en Europe, mais surtout il laissait un très puissant concurrent y occuper une position
enviable : sur le marché européen, Acer avait d’ores et déjà dépassé Dell et était désormais au coude à coude
pour la première place avec HP.
L’année 2008 fut riche en rebondissements. Sur le plan marketing, Lenovo profita des jeux Olympiques de Pékin
– dont il était l’un des principaux sponsors – pour accroître très significativement sa notoriété mondiale. Cela lui
permit de retirer le logo IBM de ses produits deux ans avant la date prévue. Par ailleurs, William Amelio – dont
le contrat de trois ans s’achevait – fut remplacé à son poste de directeur général par Yang Yuanqing, alors que
Liu Chanzhi prenait les fonctions de président. Enfin, avec l’annonce de très bons résultats (hausse du chiffre
d’affaires de 17 % à 16,3 milliards de dollars et hausse du résultat avant impôts de 232 % à 513 millions), le
cours de l’action Lenovo connut une forte croissance, ce qui poussa IBM à revendre sa participation. En
juillet 2008, la part d’IBM dans le capital de son ancienne filiale était tombée à moins de 5 %. Quelques mois
plus tard, un fonds d’investissement contrôlé par le gouvernement chinois acquit 27 % du capital de Lenovo,
devenant ainsi son principal actionnaire.
En 2009, le ralentissement de l’économie chinoise toucha assez fortement Lenovo, qui subit une baisse de son
chiffre d’affaires de 6 % et de son résultat de 94 %. Le groupe annonça alors un plan de suppression de
2 500 emplois. Dès 2010, les ventes (16,6 milliards de dollars) et les résultats (176 millions) repartirent à la
hausse. Après avoir très fortement chuté en 2009, le cours de l’action retrouva son niveau de 2008. Lenovo fut le
fournisseur des équipements informatiques pour l’exposition universelle de Shanghai, qui se déroula de mai à
octobre 2010. Sur le marché chinois, Lenovo détenait alors une part de marché des PC de plus de 35 %, ce qui
représentait 48 % de son chiffre d’affaires. Parallèlement, Lenovo était devenu la troisième marque de
téléphones mobiles sur le marché chinois avec des modèles tels que LePhone, un smartphone présenté comme
« un concurrent de l’iPhone d’Apple adapté aux clients chinois ».
Sources : lenovo.com ; L. Zhijun, The Lenovo Affair, Wiley, 2006 ; Business Week, 9 mai 2005, 22 décembre 2005, 20 avril 2006 et 7 août 2006 ;
Financial Times, 8, 9 et 10 novembre 2005 ; Les Echos, 8 novembre et 4 mai 2010, 23 février 2009 ; L’Expansion, 8 janvier 2009.

Questions
1.1.Quelles
Quelles sources
sources nationales
nationales d’avantageconcurrentiel
d’avantage concurrentiel Lenovo
Lenovo peut-il
peut-ilretirer
retirerdede
sonson
implantation en Chine
implantation ? En? quoi
en Chine celacela
En quoi peut-il
être un inconvénient
peut-il être un inconvénient ? ?
2. En utilisant le modèle CAGE (voir la section 8.5.1) et les types de ripostes concurrentielles (voir le schéma 8.6), commentez
l’entrée deleLenovo
2. En utilisant modèlesur le marché
CAGE, américain.
commentez l’entrée de Lenovo sur le marché américain.
3. Quel type de stratégie internationale conseilleriez-vous à Lenovo : l’exportation simple, l’approche multidomestique, l’exportation
3. Lenovo souhaiterait
complexe se développer
ou l’approche globale ? en Amérique du Sud. Le marché brésilien apparaît dès lors très attractif mais le
contexte est très différent des pays dans lesquels Lenovo est déjà présent. Quel(s) mode(s) d’entrée Lenovo pourrait
potentiellement employer,
Préparé par Jill Shepherd, SegaletGraduate
pourquoi ? of Business, université Simon Fraser, Vancouver.
School

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