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MASTER 2 MEEF mention « EPABEP »

Mémoire de 2ème année


Année universitaire 2018 - 2019

Une ethnographie de "l’école" en prison


L’école en prison : cadre des apprentissages et de la construction d’une identité
valorisante

Christian GUILLEMET

Directrice de mémoire : Sylvie Pérez


Assesseurs : Monique Desq
Laure Ros

Soutenu le 20 juin 2019


Résumé :

Comment l’enseignant en prison contribue-t-il à la réinsertion de personnes scolarisées


une vingtaine d’heures ? Pour cette recherche, je me suis appuyé sur les profils
psychologiques des détenus. Parmi les moyens d’action permettant cette inclusion sociale
figurent la restauration de l’estime de soi, le renforcement de la compétence sociale et
l’inclusion sociale. J’ai suivi une démarche ethnographique dont l’analyse des données
recueillies permet de parier qu’une valorisation de l’identité associée à une pédagogie des
besoins particuliers peuvent contribuer à une réinsertion réussie.

Mots clés :

estime de soi, compétence sociale, inclusion sociale, prison, méthodologie


ethnographique, réinsertion

Abstract :

How does the prison teacher contribute to the rehabilitation of people who have been in
school for about 20 hours? For this research, I was based on the psychological profiles of
the inmates. The means of action for this social inclusion are the increase of self-esteem,
the strengthening of social competence and social inclusion. I followed an ethnographic
approach whose analysis of the collected data allows to bet that a valorization of the
identity associated to a pedagogy of the particular needs can contribute to a successful
rehabilitation.

Keywords :

self-esteem, social competence, social inclusion, prison, ethnographic methodology,


rehabilitation
« Nos « mauvais élèves » (élèves réputés sans devenir) ne viennent jamais seuls à l’école. C’est
un oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d’inquiétude, de
rancœur, de colère, d’envies inassouvies, de renoncement furieux, accumulées sur fond de
passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné. […] Le cours ne peut vraiment
commencer qu’une fois le fardeau posé à terre et l’oignon épluché ».

Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, (2007 p 70)

« La prison ; c’est l’image d’une société qui se défend contre celui qui n’a pas joué son jeu,
qui n’a pas respecté ses normes. Pour ce, la prison a son arsenal d’exigences, de contraintes,
de forces : privation de liberté, règles, codes, lois, disciplines (…)
L’école, c’est le savoir, le savoir-faire, le savoir-être au service de la personne humaine. Raison
ou raisonnement, expression de soi ; droit à penser, rêver, inventer, créer ; droit au plaisir, à la
réalisation du moi par la poésie, la lecture ; la musique, l’art, les sciences.
Société et personne ; nous sommes au cœur de la contradiction dans laquelle se débat l’école,
à savoir : aider l’être à s’accomplir et le préparer à entrer dans la société ; Homme libre et
Homme d’une société : l’antinomie éclate en prison mieux que partout ailleurs ».

M. Patrat, Inspecteur Départemental de l’Education


Nationale dans Etre parmi eux : l’enseignement dans les prisons en Alsace, CRDP Alsace,
1989. Cité par Michel Fébrer (2009) Enseigner en prison : entre contraintes, incertitudes et
expertises. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation de l’université Bordeaux 2, Bordeaux.
SOMMAIRE

Introduction..................................................................................................................... 1

1 Le contexte institutionnel de l’enseignement en prison .......................................... 3

1.1 La Déclaration des droits de l'Homme et les règles pénitentiaires ......................... 3

1.1.1 La Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 ............................. 3

1.1.2 Le Code de procédure pénale de 1958 ............................................................. 4

1.1.3 Les règles pénitentiaires européennes (11 janvier 2006) ................................. 4

1.1.4 Loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire..................................... 5

1.2 L’enseignement en prison ....................................................................................... 5

1.2.1 Circulaire d'orientation Education nationale/Administration pénitentiaire


(8/12/2011) et annexes .............................................................................................. 5

1.2.2 l'Unité Locale d'Enseignement (ULE) .............................................................. 6

1.2.3 La finalité et les objectifs de l'enseignement en milieu pénitentiaire ............... 7

1.2.4 Les démarches en direction des publics prioritaires ......................................... 7

2 Quelques concepts théoriques ................................................................................... 9

2.1 Le profil psychologique des personnes détenues .................................................... 9

2.1.1 Les effets psychologiques de l’incarcération ................................................... 9

2.1.2 Des élèves peu disponibles pour les apprentissages ....................................... 13

2.1.3 Des élèves empêchés de penser ...................................................................... 15

2.1.4 Des personnes en quête d’un réajustement de l’identité ................................ 17

2.2 Place et rôle de l’enseignant dans l’organisation prison ...................................... 18

2.3 Des moyens d’action ............................................................................................. 22

2.3.1 Ritualiser les enseignements .......................................................................... 22

2.3.2 Valoriser l’estime de soi et l’identité ............................................................. 23

2.3.3 Equilibrer la compétence sociale .................................................................... 27

2.3.4 Valider des acquis .......................................................................................... 29

3 Cadre méthodologique ............................................................................................ 29

3.1 Une posture ethnologique ..................................................................................... 29


3.2 Des notes ethnographiques et des observations .................................................... 32

3.3 Des traces écrites (courriers d’élèves) .................................................................. 35

4 Résultats et discussion ............................................................................................. 40

4.1 Le contexte de la Maison d’Arrêt 2 ...................................................................... 40

4.1.1 Les processus de scolarisation en Maison d’Arrêt 2 ...................................... 40

4.1.2 Les principales difficultés liées au contexte ................................................... 41

4.2 De la porte d’entrée principale à ma salle de classe ............................................. 44

4.2.1 Un fonctionnement contraint par les règles pénitentiaires ............................. 48

4.2.2 Des groupes sans cesse renouvelés ................................................................ 50

4.3 Des élèves "empêchés" ......................................................................................... 51

4.3.1 Les "convocations" ......................................................................................... 51

4.3.2 Des élèves interdits de venir en classe ........................................................... 55

4.4 Les possibles de "l’école" ..................................................................................... 56

4.4.1 L’école : une machine à réduire les peines ? .................................................. 56

4.4.2 Un regard pas toujours bienveillant................................................................ 57

4.4.3 Une compétence sociale à restaurer ............................................................... 59

4.4.4 Une estime de soi à stabiliser ......................................................................... 63

4.4.3 Le code de la route ......................................................................................... 63

5 Conclusion et perspectives ............................................................................... 64


Introduction
Lorsque je suis arrivé au centre pénitentiaire de Béziers en septembre 2016 je ne
savais pas réellement à quoi m’attendre. J’avais bien sûr quelques vagues représentations
de ce qu’était une prison et j’étais informé des injonctions institutionnelles mais l’école
en prison m’était totalement inconnue. Je n’avais pas pleinement mesuré ni les spécificités
inerrantes aux publics d’apprenants ni celles relatives à l’environnement et au contexte
particuliers. Je me suis rapidement rendu compte que ce temps scolaire était un temps
singulier dans l’emploi du temps du détenu scolarisé mais sans en connaître précisément
les caractéristiques spécifiques.

Quelques semaines plus tard un dialogue avec un élève1 que j’ai retranscrit m’a
brutalement fait prendre conscience que le moment singulier de l’activité Ecole pouvait
prendre une dimension symbolique extraordinaire aux yeux de ces personnes.

« Ici on est traité comme des animaux.


-Pourquoi dites-vous ça ? Vous êtes des êtres humains !
-Non ! Non ! Ici ils nous considèrent comme des chiens !
-Mais…
-Regardez ! Ici on dit pas le repas mais la gamelle ! On a aussi la promenade ! Comme
les chiens j’vous dis !
-… »

Je suis resté sans voix. Le vocabulaire était là. Implacable ! Indiscutable !

Nous étions là exactement dans ce que Charles GARDOU (2016 p. 75) appelle « ce déni
de reconnaissance, cette indifférence et ce mépris qui deviennent alors un véritable
chevalet de torture. »

Comment pouvais-je contribuer à construire une inclusion sociale pour ces hommes mis
à l’écart de la société le temps de leur peine ?

La violence des mots traduisait l’image de lui-même que la prison renvoyait à cet
homme et on peut penser qu’elle ne contribue pas à une estime de soi équilibrée. Ce
ressenti exprimé, me semble être celui de beaucoup de mes élèves. En effet malgré leurs
singularités et leurs parcours spécifiques, ils partagent beaucoup de caractéristiques : ils

1
Elève sera utilisé dans ce mémoire au sens de sujet qui s’engage dans un processus d’apprentissage
selon les normes et les attentes scolaires, acceptant ainsi d’adhérer au mode de fonctionnement d’une
communauté spécifique qui a ses propres règles et symboles (Marie-Thérèse Zerbato-Poudou, novembre
2014)
1
sont tous privés de liberté pour un temps, ils sont souvent en difficulté en français et en
mathématiques et ont majoritairement un parcours scolaire douloureux et/ou écourté. Le
simple fait de venir à l’école est un acte qui leur est difficile car ils y exposent alors leurs
fragilités et se mettent ainsi en danger.

Il se joue à l’école, en prison, quelque chose qui me paraît essentiel pour la


réinsertion à venir de mes élèves et mon action d’enseignant ne pourra s’effectuer qu’à la
condition que ces personnes soient en mesure de recevoir et de s’approprier cet
enseignement.

Mais alors comment rendre les élèves à la fois disponibles et engagés dans les
apprentissages ? Dans quelle mesure l’enseignant peut-il contribuer à l’inclusion sociale
et favoriser la réinsertion des détenus ? Quelles stratégies pédagogiques mettre en place
pour que les apprentissages soient des éléments essentiels permettant la restauration de
l’estime de soi, de la dignité de la personne incarcérée, que ce soit à ses propres yeux qu’à
ceux de la société ?

L’enseignant en milieu pénitentiaire ne doit-il pas, pour atteindre l’objectif de


l’enseignement en prison qui est de « permettre à la personne détenue de se doter des
compétences nécessaires pour se réinsérer dans la vie sociale et professionnelle »
(circulaire d’orientation du 8/12/2011), travailler sur la valorisation de l’identité de
l’élève ? Ne doit-il pas s’efforcer de renforcer l’estime de soi de l’élève ?

Comment faire pour que l’école devienne un lieu et un moment qui favorise
l’élévation de l’estime de soi ? Quelles stratégies pédagogiques mettre en place pour que
les apprentissages soient des éléments essentiels à la restauration de l’estime de soi, de la
dignité de la personne incarcérée, autant à ses propres yeux qu’à ceux de la société ? Quel
est l’intérêt pédagogique d’une estime de soi affirmée ? Comment la favoriser ?
L’école peut-elle alors contribuer à la réinsertion de ces personnes et rendre ainsi
possible leur inclusion sociale ?

Lorsqu’elles franchissent le seuil de la classe ces personnes passent symboliquement du


statut de détenu à celui d’élève c’est-à-dire de personne qui s’investit dans le projet
d’apprendre, qui accepte d’adhérer au mode de fonctionnement d’une communauté
spécifique, celle de la classe, qui a ses propres règles et ses propres symboles. Ainsi pour
devenir élève, la personne doit pouvoir s’engager dans un processus d’apprentissage selon
les normes et les attentes scolaires. Mais ce passage physique symbolique suffit-il, comme
par magie, à modifier les représentations qu’elles se font d’elles-mêmes ou bien cela

2
nécessite-t-il de mettre en place des actions spécifiques permettant à chaque détenu de
devenir un élève en une vingtaine d’heures ? Et au-delà, quel est l’intérêt pour le détenu
lui-même à devenir un élève ? Comment, « remettre en route la machine à penser […] »
S. BOIMARE (2016, p XI) dans ce contexte si particulier ?

Dans un premier temps, nous décrirons le contexte et observerons les textes officiels.
Ensuite, nous présenterons une revue de littérature dans laquelle nous interrogerons des
éléments de réponses proposés par des auteurs. Puis, nous donnerons le cadre
méthodologique de la recherche dont sont issues les analyses. Nous présenterons les
résultats que nous discuterons. Enfin, nous chercherons en quoi l’école en prison peut
constituer un facteur contribuant à la réinsertion et à l’inclusion sociale.

1 Le contexte institutionnel de l’enseignement en prison


Enseignant uniquement auprès de personnes majeures, nous ne considèrerons pas ici les
particularités liées à l’enseignement auprès d’un public de personnes mineures.

1.1 La Déclaration des droits de l'Homme et les règles pénitentiaires

1.1.1 La Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948

La Déclaration universelle des droits de l’Homme n’a qu’une valeur déclarative, et


ne crée donc pas d'obligations juridiques. Cependant, elle énonce les droits fondamentaux
de l’individu, leur reconnaissance, et leur respect par la loi.
Elle précise dans son article 26 que toute personne a droit à l'éducation et que
l'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au
renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Elle doit aussi favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations
et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des
Nations Unies pour le maintien de la paix.

Cependant il n’est pas encore question de l’enseignement en prison. Pour cela il faudra
attendre une dizaine d’années avec les articles relatifs à l’enseignement du Code de
procédure pénale en 1958.

3
1.1.2 Le Code de procédure pénale de 1958

Ce recueil regroupe les lois relatives à la procédure pénale définies par la France en
1958.

L’article D 450 du code de procédure pénale fixe comme objectif à l’école en prison
de contribuer à la réinsertion et précise que les détenus doivent y acquérir ou développer
les connaissances qui leur seront nécessaires après leur libération en vue d’une meilleure
adaptation sociale. Il précise également les conditions de scolarisation et les publics
prioritaires de l’école « Toutes facilités doivent être données aux détenus aptes à profiter
d’un enseignement scolaire et professionnel et en particulier, aux plus jeunes et moins
instruits. » L’article D 452 déclare en outre que l’enseignement primaire est assuré dans
tous les établissements pénitentiaires et que les condamnés qui ne savent pas lire, écrire
ou calculer couramment doivent bénéficier de cet enseignement et que les autres détenus
peuvent être admis sur leur demande. Enfin, des cours spéciaux sont organisés pour les
illettrés ainsi que pour ceux qui ne parlent ni n’écrivent la langue française. L’article D
455 indique que les détenus qui suivent un enseignement sont admis à subir les épreuves
des examens qui le sanctionnent lorsque le service de l’enseignement estime leur
préparation suffisante.

1.1.3 Les règles pénitentiaires européennes (11 janvier 2006)

Les règles pénitentiaires européennes ont été adoptées par la France et l’ensemble
des membres du Conseil de l’Europe le 11 janvier 2006.

Elles engagent les 46 pays signataires à harmoniser leurs pratiques pénitentiaires et


à adopter des pratiques communes. Elles rappellent les principes fondamentaux ainsi
qu’une série de recommandations. Ces règles sont des recommandations qui n’ont pas de
valeur contraignante pour les Etats et s’appliquent « dans la mesure du possible ».

Nous considèrerons ici uniquement les règles concernant l’éducation et la formation


en prison.

La règle 6 des règles pénitentiaires européennes stipule que chaque détention doit
être gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées
de liberté. Elle reconnaît ainsi que les détenus, condamnés ou non, retourneront un jour
vivre dans la société libre et que la vie en prison doit être organisée de façon à tenir
compte de ce fait, qu’ils doivent avoir la possibilité de travailler ou d’étudier.

4
Elles imposent à toutes les prisons de s’efforcer de donner accès à tous les détenus
à des programmes d’enseignement qui soient aussi complets que possible et qui répondent
à leurs besoins individuels tout en tenant compte de leurs aspirations. (règle 28.1)

Les règles 28.2 et 28.3 indiquent quant à elles les publics cibles en donnant la
priorité aux détenus qui ne savent pas lire ou compter et à ceux qui n’ont pas d’instruction
élémentaire ou de formation professionnelle et portant une attention particulière à
l’éducation des jeunes détenus et de ceux ayant des besoins particuliers.

1.1.4 Loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire

L’article 27 de cette loi dite « loi pénitentiaire » définie les conditions de


l’enseignement au sein de l’établissement pénitentiaire. Ainsi l’enseignement est
caractérisé comme une activité parmi d’autres comme le sport, les activités culturelles ou
pour un nombre plus restreint de détenus, le travail aux ateliers, le travail pour le service
général de la prison ou la formation professionnelle.

Il est précisé que « lorsque la personne condamnée ne maîtrise pas les


enseignements fondamentaux, l'activité consiste par priorité en l'apprentissage de la
lecture, de l'écriture et du calcul. Lorsqu'elle ne maîtrise pas la langue française, l'activité
consiste par priorité en son apprentissage. »

De plus « l'organisation des apprentissages est aménagée lorsqu'elle exerce une


activité de travail. » Le détenu travailleur peut s’il le souhaite suivre des cours à horaires
aménagés.

1.2 L’enseignement en prison

1.2.1 Circulaire d'orientation Education nationale/Administration


pénitentiaire (8/12/2011) et annexes

Cette circulaire précise les principales orientations de l’enseignement en prison.


Elle organise les conditions d'intervention de l'éducation nationale dans les établissements
pénitentiaires et définit les modalités de partenariat mises en œuvre entre le ministère de
la justice d’une part et celui de l’éducation nationale d’autre part. « L'enseignement en
milieu pénitentiaire doit être adapté aux caractéristiques propres des publics concernés,
caractérisés par leur hétérogénéité. Il définit comme prioritaires les publics pour lesquels

5
une obligation d’enseignement est prévue. Il est enfin structuré, pour chaque personne
détenue, par un parcours de formation individualisé ».

Cette convention indique la finalité de l’enseignement en prison ainsi que ses objectifs.
« Sa finalité est de permettre à la personne détenue de se doter des compétences
nécessaires pour se réinsérer dans la vie sociale et professionnelle » et ses objectifs sont
les mêmes qu’en milieu libre et s’appuient sur le socle commun des connaissances et de
compétences afin de valider les acquis.

Elle désigne des publics majeurs prioritaires :


-les illettrés et les personnes qui ne maîtrisent pas les savoirs de base
-les non francophones
-les adultes de 18 à 21 ans

Elle demande à l’enseignement :


-d’accueillir toutes les demandes de formation avec le même souci d’exigence et
d’ambition ; - de développer à tous les niveaux du parcours de formation une approche
différenciée du public, en soutenant ceux qui en ont le plus besoin ;
-de permettre aux personnes d’acquérir, outre les savoirs fondamentaux, les repères
et références indispensables à l’exercice de la responsabilité et de la citoyenneté ;
-de préparer les diplômes ou, si besoin, de rechercher les moyens de validation des
acquis les plus pertinents pour chaque personne.

1.2.2 l'Unité Locale d'Enseignement (ULE)

Officiellement, en prison, on ne parle pas d’école mais d’Unité Locale


d’Enseignement (ULE). Cette structure comprend l'ensemble des enseignants du premier
degré ou du second degré affectés dans un établissement pénitentiaire par l'éducation
nationale et des personnels vacataires assurant de la formation initiale auprès des
personnes détenues sur une enveloppe d'heures supplémentaires. (article 4 Circulaire n°
2011-239 du 8-12-2011)

L’ULE du centre pénitentiaire de Béziers regroupe cinq enseignants du premier


degré (dont l’un occupe les fonctions de responsable local d’enseignement (RLE), un
contractuel de l’administration pénitentiaire (assistant de formation dont un rôle essentiel
est le pré-repérage de l’illettrisme), et des enseignants vacataires du second degré.

6
Cette structure, placée sous l’autorité de l’Unité Pédagogique Régionale (UPR) de
Toulouse est définie par la circulaire n° 2011-239 du 8-12-2011 comme suit « Une unité
pédagogique de l'éducation nationale en milieu pénitentiaire est implantée dans chaque
direction interrégionale des services pénitentiaires. Pour son fonctionnement cette unité
est rattachée administrativement à la direction interrégionale des services pénitentiaires.
Elle réunit les différents niveaux d'enseignement et rassemble les diverses ressources de
formation initiale fournies par l'éducation nationale pour l'enseignement aux personnes
détenues… »

1.2.3 La finalité et les objectifs de l'enseignement en milieu pénitentiaire

Cette convention qui est signée par le ministre de l’Education nationale et le


ministre de la justice et des libertés rappelle tout d’abord que l'enseignement qui est
dispensé dans les établissements pénitentiaires correspond à un droit pour les personnes
privées de liberté au regard de l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de
l'homme.

L'enseignement en milieu pénitentiaire s'inscrit dans une perspective d'éducation


permanente, de poursuite ou de reprise d'un cursus de formation et de préparation d'un
diplôme. Sa finalité est de permettre à la personne détenue de se doter des compétences
nécessaires pour se réinsérer dans la vie sociale et professionnelle (cf. article D. 435 du
code de procédure pénale). La prise en charge des mineurs et la lutte contre l'illettrisme
constituent ses priorités.

L'enseignement est fondé sur les mêmes exigences et les mêmes références qu'en
milieu libre, notamment en référence au socle commun des connaissances et des
compétences (cf. article L. 122-1 et suivants du code de l'éducation). Il se fixe les mêmes
modalités de validation des acquis, en particulier par la préparation et la passation de
diplômes (C.FG., C.A.P., D.N.B. pro, D.A.E.U…)

1.2.4 Les démarches en direction des publics prioritaires

La loi pénitentiaire instaure une dimension d'obligation pour deux types de publics :
-les mineurs
-les majeurs, l'activité est en priorité destinée à ceux qui ne maîtrisent pas
l’apprentissage de la langue française, pour les non-francophones et l'apprentissage des
savoirs de base (en référence au socle commun) pour ceux qui ne les maîtrisent pas.
7
Les personnes illettrées ou non-francophones sont repérées dès leur incarcération
lorsqu’ils arrivent au quartier arrivant par l’assistant de formation afin de leur proposer
prioritairement et au plus vite la possibilité de suivre un enseignement adapté s’ils le
désirent. En effet l’adhésion de la personne au projet de formation est indispensable.

Par ailleurs, les enseignants doivent porter une attention particulière sur la situation
des jeunes majeurs âgés de 18 à 21 ans pour l’administration pénitentiaire et jusqu’à 25
ans pour l’éducation nationale, afin de les inciter à se former, conformément à l'article D.
521 du code de procédure pénale.
Du point de vue de l’Education nationale, la convention s’appuie sur le code de
l’éducation (CE) en affirmant que l’éducation est la première priorité nationale, en
particulier le droit pour chacun à une éducation permettant de développer sa personnalité,
d'élever son niveau de formation initiale et continue, de s'insérer dans la vie sociale et
professionnelle et d'exercer sa citoyenneté.

Ainsi, les missions de l’école en prison sont les mêmes que celles de l’école ordinaire.

De son côté le ministère de la justice s’appuie sur l'article premier de la loi


pénitentiaire du 24 novembre 2009 qui rappelle que le régime d'exécution de la peine de
privation de liberté concilie la protection de la société, la sanction du condamné et les
intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l'insertion ou la réinsertion de la
personne détenue afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la
commission de nouvelles infractions. L'enseignement est l'un des outils de cette
réinsertion et, à ce titre, il constitue l'un des critères de l'aménagement des peines (code
de procédure pénale - CCP - article 717-3).

On commence à entrevoir là un rôle spécifique de l’école en prison, à savoir, un


outil de la réinsertion et de la prévention de la récidive.
Mais comment l’enseignant en milieu pénitentiaire peut-il remplir ses missions d’aide au
développement de la personnalité de la personne détenue, d'élever son niveau de
formation, et contribuer à sa réinsertion dans la vie sociale et professionnelle et ainsi
d'exercer sa citoyenneté ?

Comment peut-il atteindre cet objectif ? La stricte transmission des savoirs, savoir-faire
et savoir-être est-elle suffisante ou bien y a-t-il d’autres éléments induits par l’école en
prison qui peuvent concourir à la réinsertion ? Si oui, quels sont-ils et comment les
développer ?

Ce sont quelques questions auxquelles nous nous efforcerons de répondre.

8
2 Quelques concepts théoriques

Je vais m’intéresser à deux aspects essentiels liés à ma problématique que sont les profils
psychologiques des personnes détenues et les leviers sur lesquels l’enseignant de MA2
peut agir. Pour cela les aspects théoriques et les recherches déjà réalisées dans ces
domaines m’éclaireront.

2.1 Le profil psychologique des personnes détenues

2.1.1 Les effets psychologiques de l’incarcération

La personne incarcérée, surtout lorsque c’est la première fois est brutalement en


difficulté psychologique avec notamment comme l’ont montré COOKE, BALDWIN et
HOWISON (1990, pp 55-66) cités par Annie LAROUCHE (2008, p 32) :

La perte de contrôle et de choix :

[…] plusieurs aspects sont à considérer pour comprendre les difficultés


psychologiques vécues par le détenu. D'abord, il y a la perte de contrôle et de
choix, même en ce qui concerne les comportements les plus banals tels qu'ouvrir
les portes et les lumières. Cette perte de contrôle, souvent vécue comme
humiliante et/ou angoissante, peut provoquer diverses réactions de colère,
d'impuissance, de perplexité, etc.

La perte du lien avec l’environnement extérieur :

Puis, il y a évidemment la perte de liens significatifs. […] Lorsque des événements


particuliers se produisent à l'extérieur - par exemple, la maladie d'un parent, le
mariage d'une sœur, la naissance de son enfant -, les frustrations et le sentiment
d'impuissance sont encore plus importants et les répercussions peuvent se
poursuivre au-delà de la libération à cause du sentiment de ne pas ou ne plus «
faire partie » de la réalité des personnes à l'extérieur.

Le rapport au temps et l’absence de stimulation

Une troisième difficulté vécue par les détenus est l'absence de stimulation. Le
temps ne revêt pas la même signification en prison qu'à l’extérieur. Le peu
d'activités disponibles et la routine carcérale semblent avoir des effets sur les
capacités cognitives du détenu qui peut trouver plus ardu de réfléchir et résoudre

9
des problèmes, difficultés aussi liées à l'environnement restrictif et à la perte de
contrôle et de choix.

Annie LAROUCHE rapporte également en citant TABOADA LEONETTI (1994, p 59)


et BELLOT (2000) que la prison impacte la socialisation du détenu.

La prison modifie les liens sociaux et les « réseaux de sociabilité » et, donc,
affaiblit le sentiment d'appartenance à un groupe à partir duquel l'individu peut
situer son identité (par rapport à ce groupe et à la société) et qui peut le valoriser
(Taboada Leonetti, 1994, p 59). Cet affaiblissement des liens sociaux fragilise en
retour le lien qui unit l'individu à la société et qui assure la cohésion sociale.
Suivant cette mise à l'écart, l'incarcération constitue aussi une forme de
désignation qui intervient dans la représentation sociale de l'individu et la façon
dont il négocie son identité sociale (Bellot, 2000).

L’incertitude

Le détenu est soumis à l’incertitude. Elle est particulièrement chez le détenu prévenu, qui
est en attente d’un jugement. Elle concerne la date de sa peine, la condamnation à venir.
Ce niveau d’incertitude est caractéristique des maisons d’arrêt. (FEBRER, 2011)

Selon FEBRER (2011, p. 193-194), il existe cependant une autre forme d’incertitude liée
au milieu carcéral qui affecte le détenu.

La cohabitation cellulaire imposée, la surpopulation carcérale subie, sont


potentiellement génératrices de violence aussi imprévisible que sournoise ou
déclarée. Comment vivre à deux ou trois personnes vingt-deux heures sur vingt-
quatre dans neuf mètres carrés ? Comment se reposer ? Qui choisit le programme
de télévision ? Vais-je retrouver mes cigarettes au retour de l’école ou de
promenade ? Que va-t-il se passer cette nuit ? Tous les détenus vivent dans ce
climat d’interrogations, de non réponses.

L’environnement et le fonctionnement de la prison génèrent de l’incertitude qui affecte


la psychologie de la personne incarcérée.

Mais FEBRER (2011, p. 194) recense d’autres motifs susceptibles de générer de


l’incertitude. Ainsi, il parle pour le condamné de l’incertitude liée à la date de sortie à
priori connue mais qui ne l’est en réalité pas. Avec les remises de peine, les

10
aménagements de peine voire de nouveaux jugements. « L’excitation des détenus à
l’approche des dates où sont habituellement prises de telles décisions manifeste l’ampleur
de cette incertitude. »

A cela s’ajoute l’incertitude liée aux faits de la vie quotidienne en détention :


[…] au changement de cellule inopiné, à la perte d’un poste de travail, au
placement sur une liste d’attente à l’école, à l’absence d’un parloir, à l’ouverture
de la porte de la cellule en vue de la participation à une activité, au changement
de l’heure de promenade, au report d’un rendez-vous chez le dentiste.

Par ailleurs l’incertitude concernant l’après prison impacte également le détenu. « Vais-
je pouvoir me réinsérer ? Vais-je retrouver mon emploi ? Qu’est-ce qui a changé dehors
depuis tout ce temps ? Qui va m’aider ? Où vais-je loger ? » sont quelques-unes des
questions que se pose le détenu.

FEBRER (2011, p. 194) soulève la question de l’impact de ces incertitudes sur


l’enseignant et sur son enseignement. « Comment dans un tel contexte envisager et
concevoir l’action pédagogique ? L’incertitude qui fait le quotidien des détenus, qui fait
également le quotidien de la détention rejaillit inévitablement sur le quotidien
professionnel de l’enseignant. »

La stratégie

En s’appuyant sur les travaux de GOFFMAN (1968) sur l’influence du milieu sur la
personne et sur ceux de CLEMMER (1940) sur l’assimilation du détenu par le milieu
carcéral, FEBRER (2011, p. 195-198) avance que « la formulation d’une demande de
participation à une action d’enseignement témoigne d’une certaine adaptation au
système ».

« Le détenu va utiliser la connaissance, la maîtrise qu’il a du fonctionnement de


l’institution à son profit ». Ainsi, naturellement le détenu se fixe l’objectif de passer le
moins mal possible son temps d’incarcération et de faire en sorte que celui-ci soit le plus
court possible. Un des moyens de l’atteindre est de demander l’accès à l’école. Celle-ci
présente sur le plan judiciaire un double intérêt :
-Contrairement à la plupart des activités le plus souvent ponctuelles, l’enseignement
s’inscrit dans la durée. L’école permet au détenu de faire son temps.

11
-Le Juge d’Application des Peines reconnait cette activité comme pouvant octroyer
une réduction supplémentaire de peines.

« Il serait malsain et il ne serait ni souhaitable ni honnête de réduire toute demande de


formation à une dimension stratégique. » Toutefois, reconnaît FEBRER (2011, p. 197)
c’est une question que ne peut pas occulter l’enseignant qui reçoit cette demande.

Quoiqu’il en soit, même si l’enseignant ne dispose que de peu de moyens de connaître les
réelles motivations du demandeur, sa dextérité va consister à transformer la demande en
« opportunité d’apprentissage ». Le challenge consistera à passer d’une logique de
demande à une logique de besoin que peut masquer la demande. La tâche incombe alors
à l’enseignant de « trouver les moyens de l’expliciter et de la rendre lisible. » (FEBRER,
2011, p.197)

Le détenu arrive en classe avec toutes ces incertitudes. Se pose alors la manière
d’appréhender les apprentissages qui nécessitent de la réflexion, des efforts, de la
concentration et de la mémorisation ?

Et du point de vue de l’enseignant comment établir des objectifs d’apprentissages quand


on ne sait pas de combien de temps d’apprentissage va disposer le détenu ? La séance
devient alors une fin en soi car elle peut être la dernière.

Des psychopathologies repérées

Il peut être intéressant de connaître les psychopathologies repérées chez les détenus afin
de mieux comprendre certaines réactions d’élèves en classe. Les personnes condamnées
pour des faits de violence sont surreprésentées selon CHÉNÉ (2012, p57-63). En 2012,
40,5 % des condamnés l’étaient pour faits de violences. A cette violence extérieure, la
prison, elle-même, est génératrice de violence de par son architecture, son
fonctionnement, son organisation rapportent CHAUVENET et al et COURTINE et al en
2005 cités par CHÉNÉ (2012, p. 58). Le fait même d’être enfermé sous la contrainte
« constitue en soi une forme de violence pour l’individu qui subit cet enfermement ».

D’autres études montrent que plus du quart des détenus ont été suivis par un juge pour
enfant avant 18 ans.

Concernant la consommation de produits licites ou illicites 80% fument des cigarettes,


33% déclarent une consommation excessive d’alcool et près du tiers déclare une
12
consommation prolongée et régulière de drogues au cours des douze mois précédents
l’incarcération. (Direction de la Recherche des Etudes de l’Evaluation et des
Statistiques,1999)

D’autre part, concernant les troubles psychiatriques, les résultats d’une étude
épidémiologique réalisée entre juillet 2003 et septembre 2004 rapportée par CHÉNÉ
(2012) montre qu’il y a sept fois plus de schizophrènes, cinq fois plus de dépressifs
majeurs en prison que dans la population générale.

CHÉNÉ (2012, p. 63) conclue en mettant les intervenants (enseignants, formateurs,


personnels de santé etc.) en garde contre l’oubli de ces spécificités qui lui sont rapidement
rappelées par l’individu.

2.1.2 Des élèves peu disponibles pour les apprentissages

Selon FASSIN (2015), être détenu, c’est fondamentalement être confiné dans un
espace et être contraint dans le temps.

« L’univers carcéral, c’est un espace-temps. Un espace confiné pour un temps contraint.


C’est cette double dimension qui délimite le monde des détenus. » (FASSIN, 2015 p 212).

Il distingue deux échelles de temporalité :

-la journée qui est rythmée par la répétition de cycles quasiment identiques (lever,
douche, promenade, repas, promenade, repas). Une personne détenue peut ainsi passer
jusqu’à 22h par jour dans sa cellule si elle ne sort que pour les promenades.

-la durée de la détention qui correspond au temps de la peine qui n’est jamais
précisément connu à l’avance pour le prévenu qui attend son procès comme pour le
condamné qui attend des remises de peines et parfois même d’autres condamnations pour
d’autres affaires.

Ces deux temporalités s’articulent dans une routine où les jours se succèdent et se
ressemblent. Mais FASSIN (2015, pp. 217-222) note qu’au-delà de la perte de liberté ce
sont « la perte de sens, la perte d’autonomie et la perte d’intimité qui conditionnent
l’expérience du confinement. » La perception du temps est focalisée sur la vie carcérale
afin de la rendre un peu moins vide de sens ou au contraire elle se concentre sur le monde
extérieur afin de réduire les effets délétères sur les proches, le travail ou l’insertion.

13
Au-delà de ces différences, FASSIN (2015) affirme que le sentiment d’inanité
prévaut chez la personne détenue. Il caractérise là encore deux temporalités :

-le temps perdu par rapport à ses proches qui continuent à vivre loin d’elle et le
temps perdu au regard de ce qu’elle pourrait faire à l’extérieur de la prison. La vie du
détenu est en « pause ».

-le temps perdu au regard de ce qu’il ne fait pas à l’intérieur. Jusqu’à 22 heures à
emplir pour un détenu de maison d’arrêt.

La source de ce vide est selon LUCAS (1995) cité par CHANTRAINE (2011, p. 166) lié
à l’objectif de l’institution qui est la contention des détenus.

La journée carcérale est une journée entre parenthèses : elle n’appartient pas au
temps social, et comme telle elle est abstraite ou fictive, pure vacuité temporelle,
temps contenu que l’on traîne comme un boulet immatériel […] La journée
carcérale scande la vacuité du psychisme réduit à rabâcher sa propre durée ; elle
est le miroir de cette durée. (LUCAS, 1995)

À cela relève-t-il, s’ajoute la perte des sentiments moraux. L’empathie s’émousse et


l’agressivité envers les autres s’accroît. Les personnes ont parfois l’impression de devenir
asociales.

À ces expériences d’espace et de temps, D. FASSIN (2015, p. 222) ajoute


l’expérience sensorielle autant par excès et que par défaut, « faite de trop de bruit et de
pas assez de lumière, de lieux aseptisés et d’espaces infects, de repas fades et de plats
mijotés. »

Ce cadre très contraint de l’établissement pénitentiaire est-il structurant pour la personne


détenue ? On peut se poser la question car, même si un détenu cherche à occuper et
découper son temps au maximum en participant à des activités qui rythmeront sa journée,
il est soumis à des stimulations qui sont répétitives et monotones comme par exemple les
bruits, (cliquetis des verrous, musique forte, cris de détenus…) les odeurs (fortes,
désagréables,…), la vue (où le gris du béton le métal des grilles dominent, aucun arbre,
aucun végétal), l’horizon extrêmement restreint (limité au mur d’en face), les rythmes de
vie toujours identiques. Cela induit un phénomène d’habituation c’est-à-dire de capacité
d’apprendre à ne pas réagir à certains stimuli. (MIALARET, 2011)

14
Jean-Claude BERNHEIM (1982) cité par cité par JOLY(2012, p. 10) parle même de «
pilotage automatique » qu’il oppose à l’éveil. Ce serait donc bien des individus «
endormis » que nous recevrions la plupart du temps en classe.

Les élèves arrivent en classe, que ce soit le matin ou l’après-midi, dans une sorte de
léthargie intellectuelle.

Le détenu qui arrive en classe n’est pas un élève ordinaire. C’est un homme qui a
passé la journée et la nuit précédentes en prison, qui peut arriver d’un parloir famille qui
s’est peut-être avéré être un parloir fantôme, ou bien qui s’est peut-être accroché avec un
autre détenu lors d’une promenade, qui s’inquiète pour un jugement à venir, pour un
aménagement de peine ou encore pour sa date de libération, ou souvent même, pour ses
enfants et sa famille. Il peut aussi s’inquiéter de ne pas avoir reçu sa cantine etc. En entrant
dans la classe il est dans des états d’anxiété et parfois même d’énervement ou de haine,
contre la justice ou les surveillants. Le détenu est entièrement centré sur lui-même, sur
son quotidien, son avenir à court terme. Son égocentrisme est démesuré. Bénédicte
JOLY(2012, p. 10) rapporte que dans son ouvrage, De la prison à la révolte, Serge
LIVROZET (1999), ancien détenu lui-même, explique que les détenus sont tellement
cadrés en détention que « Leurs facultés s’arrêtent là où la vision d’une autre société
commence, car on en a fait des êtres limités à eux –mêmes, préoccupés de leur seule
survie ».

Les motivations qui poussent les détenus à demander à venir à l’école, même si tous
sont volontaires, sont multiples. Tous y viennent pour obtenir des remises de peine
supplémentaires (RPS) et ainsi alléger la durée de leur séjour en prison. Mais certains y
viennent aussi pour sortir de leur cellule et « s’aérer la tête » comme ils disent, et d’autres
enfin ont un réel désir d’apprendre à mieux lire, mieux écrire et mieux compter.

En dépit de ces différences ils ont en commun, en plus d’être privés de leur liberté
de se déplacer, d’avoir un passé souvent difficile avec l’école. Ils ont également une
image d’eux-mêmes très altérée et expriment de manière forte un sentiment d’exclusion
sociale. Comme en témoigne les paroles rapportées en introduction.

2.1.3 Des élèves empêchés de penser

Serge. BOIMARE (2016, p. 12-13) décrit « l’empêchement de penser » comme étant la


manifestation d’une recherche d’un équilibre psychique qui met en place des « stratégies
d’évitement pour échapper au doute. »
15
Bien que Serge BOIMARE (2016, pp. 9-17) parle d’enfants, il me semble que ce
fonctionnement peut très bien être transféré à de jeunes adultes de 18 ou 20 ans, encore
adolescents par bien des aspects et même à des adultes au parcours scolaire souvent
chaotique et douloureux. Ce fonctionnement affaiblit selon lui les quatre piliers de
l’apprentissage qui sont selon lui :

La curiosité

La curiosité, accaparée par les préoccupations primaires et personnelles ne


permet plus l’accès à la loi générale. […] Ces préoccupations, qui occupent trop
vite le devant de la scène accaparent et accaparent tout l’intérêt, sont un frein
considérable pour accéder au symbolique. Par ailleurs, la curiosité ne permet plus
ce passage entre l’intérêt particulier et une vision plus générale, plus sociale du
savoir, indispensable pour accéder à la règle. Elle freine ce mouvement de
décentration et prolonge l’égocentrisme. […]

Les stratégies pour apprendre

Les stratégies pour apprendre, appauvries par la phobie du doute, se détournent


de la recherche. Lorsque la réflexion devient synonyme de déstabilisation, lorsque
le retour vers le monde interne produit surtout du parasitage et du dérèglement,
les enfants cherchent à tout prix à éviter ce temps de la construction et de la
recherche qui va avec l’apprentissage. […] Les adolescents en échec de longue
date ont parfois développé une véritable phobie du temps de suspension 2, qui les
pousse à mettre au point tout un arsenal de stratégies pour ne plus y entrer…Pour
retrouver leur équilibre face au doute déstabilisant, deux voies sont
envisageables : le conformisme de la pensée (…ils n’affrontent que des exercices
déjà maîtrisés) et l’association immédiate (..ils répondent sans prendre le temps
de la recherche)

Le comportement

Le comportement est perturbé par le relais trop vite passé au corps « J’ai faim.
J’ai froid. J’ai chaud. J’ai soif. Je veux aller aux toilettes. J’ai une crampe. J’ai

2
moment du doute avant que la réponse ne soit trouvée
16
mal au dos… »et par des idées d’auto-dévalorisation « Je peux pas. J’y arrive pas.
Je sais pas faire… » et de persécution « Cet exercice ne sert à rien. Ce travail est
bidon. C’est nul… » […]

La rencontre avec l’incertitude se traduit chez eux par l’implication parfois


brutale et excessive du corps. C’est un moyen pour eux d’échapper au temps de
l’élaboration. L’agitation et l’instabilité, avec leurs conséquences -déficits de
l’attention et de la concentration- viennent en « tête » des dérèglements observés
par les enseignants. […]

Le langage

A l’insécurité déclenchée par l’activité de penser correspond très souvent une


pauvreté dans le maniement de la langue orale. […]

Cette insuffisance nous monte bien comment le langage et la pensée, qui se


structurent et s’enrichissent mutuellement, peuvent aussi se déstructurer et
s’appauvrir l’un l’autre […] L’échec scolaire s’accompagne pratiquement
toujours de pauvreté et d’insécurité linguistiques.
(S., BOIMARE, Ces enfants empêchés de penser 2016, p 9 à 17)

2.1.4 Des personnes en quête d’un réajustement de l’identité

Suite à l’arrestation et à l’incarcération, la personne devient un détenu. Il perd alors une


part de son identité dont les contours deviennent flous. A cette perte s’ajoute la nécessité
pour elle de s’adapter à un contexte nouveau et de surmonter le choc carcéral (LHUILIER
ET LEMISZEWSKA (2001) cité par F. SALANE (2012, p189-208).

La personne détenue, déstabilisée dans son parcours de vie, met alors en œuvre des
réajustements identitaires qui sont le signe du caractère réversible et non linéaire des
trajectoires. (SALANE, 2012)

L’investissement dans un processus de formation peut être analysé comme une volonté
de maintenir une identité sociale fragilisée en reproduisant des manières de faire à
l’extérieur mais également comme une tentative « d’acquisition » ou de « restauration
identitaire » (Barbier, 1996 cité par SALANE, (2012, pp. 189-208), qui dénote une
volonté de se forger une nouvelle identité (SALANE, 2012)

17
2.2 Place et rôle de l’enseignant dans l’organisation prison

Le dictionnaire des Sciences Humaines (2004) définit l’organisation ainsi :

« Le premier trait de l’organisation est l’existence d’une mission explicite à


accomplir : soigner, éduquer, produire, défendre un idéal, etc. ; le second trait est
la division des tâches en fonctions spécialisées ; le troisième est la présence d’une
hiérarchie et de règles formelles de fonctionnement, des schémas de
comportement, des mécanismes généraux assez communs. »

Le premier trait de l’organisation prison correspond alors aux deux missions explicites
de la prison : surveiller et réinsérer.
On peut alors dire que l’enseignant en milieu carcéral prend part à cette organisation en
contribuant à la réinsertion de ses apprenants.

En prison, contrairement à un établissement scolaire ordinaire, l’enseignant ne travaille


pas uniquement qu’avec les autres membres de la communauté éducative. Il collabore
notamment avec les surveillants de l’administration pénitentiaire.

Selon BERNOUX cité par FEBRER (2011, p. 182) chaque membre de l’organisation
connait son propre rôle mais celui-ci n’est jamais rempli de la même manière selon la
personne qui agit. « Tout membre d’une organisation se comporte comme un acteur
capable, et souvent même chargé, d’interpréter à sa manière un rôle identique. »
(FEBRER,2011)

On peut extrapoler cette idée à la manière d’agir d’un surveillant face à un détenu qui doit
se rendre en classe. Selon FEBRER (2011, p. 182), plusieurs cas de figure sont alors
possibles :

-Le surveillant referme la porte en arguant du fait que le détenu était informé
qu’il allait en cours et qu’il aurait dû être prêt. Tant pis pour lui, donc pas de
cours ce matin ;
-Le surveillant reste à la porte et demande au détenu de se préparer
rapidement ;
-Le surveillant indique au détenu qu’il repassera dans quelques minutes et
qu’il faudra qu’il soit prêt.

18
Ainsi, le détenu peut réellement ne pas être prêt mais il peut aussi ne pas avoir envie de
venir en classe et en anticipant la réaction du surveillant faire exprès de ne pas être prêt.
Au final, l’information communiquée à l’enseignant par le surveillant sera que le détenu
a refusé de venir à l’école et celle communiquée par le détenu sera que le surveillant a
refusé de l’envoyer en cours.

FEBRER (2011) prolonge sa démonstration en indiquant que la représentation qu’a


l’enseignant du détenu et du surveillant en question et de leur relation l’une ou l’autre des
interprétations sera privilégiée. Une même tâche pourra ainsi être envisagée de façon
totalement différente et la manière de l’exécuter ne sera pas sans conséquence sur le
fonctionnement de l’organisation.

Le risque selon FEBRER (2011, p. 183) est que l’enseignant oubli pourquoi il est là. Il
dégage plusieurs rôles joués simultanément ou tour à tour par l’enseignant selon les
personnes avec lesquelles il collabore ou intervient :
-par rapport au personnel de l’administration pénitentiaire, l’enseignant est
un vecteur de stabilité en détention, un partenaire, un gêneur, un faire-valoir
d’actions d’insertion, une source de travail supplémentaire, un porteur
d’informations, […], un spécialiste, un conseil ;
-par rapport à la population pénale, l’enseignant est un relais, un distributeur
d’information, un soutien, un ballon d’oxygène, un élément d’une stratégie, un
porteur de sens de la détention, un lien dedans/dehors, un interlocuteur
permanent, un porteur de projet ;
-par rapport aux magistrats, l’enseignant est un partenaire, un spécialiste, un
distributeur d’informations, un "auxiliaire de justice" ;
-par rapport aux "services des prisons" (SPIP, […]) l’enseignant est un
partenaire, un concurrent, un spécialiste.

Les enseignants sont tous les jours en contact avec les surveillants. Cette communication
se fait de manière informelle et sera d’autant plus efficace que la relation entre
l’enseignant et le surveillant sera bonne. C’est en partie à l’enseignant de créer les
conditions propices à un niveau de relation constructif. De la qualité de ces relations
dépendront l’accès à des informations susceptibles d’avoir des conséquences sur le plan
pédagogique. Par exemple être informé du motif d’un refus de venir en cours ou non n’a
pas la même incidence. (FEBRER,2011)

19
Le plus difficile, selon lui, est de mettre en place une coopération efficace entre tous les
niveaux de l’organisation, d’autant plus que les acteurs ne concourent pas aux mêmes
buts, ce qui est le cas dans « l’organisation prison » et dans « l’organisation enseignement
dans la prison ».

Selon BERNOUX (1985) cité par FEBRER (2011, p181-184), quelles que soient les
contraintes, elles ne dispensent pas l’acteur, ici l’enseignant, de faire des choix. C’est en
les faisant, qu’il participe à la politique de l’organisation.

FEBRER (2011, pp. 184-185) nous explique que CROZIER et FRIEDBERG (1977) ont
étudié l’organisation comme « un modèle expérimental des difficultés et des problèmes
de coopération que pose toute action collective ». Chaque acteur de l’organisation a ses
objectifs spécifiques, ses buts propres. Ils peuvent ou non être opposés. FEBRER (2011)
prend l’exemple d’un surveillant qui pourra considérer l’enseignement comme une source
de travail supplémentaire alors que le directeur d’établissement le considèrera en tant que
vecteur de stabilité et pensera que l’enseignant est présent pour cette mission d’insertion.
Il ne juge pas mais constate que c’est un fait quotidien.

Une problématique propre à l’enseignement en prison est qu’au traditionnel triptyque


pédagogique s’ajoute un paramètre organisationnel qui implique en plus de l’étudiant-
détenu et de l’enseignant, le surveillant. Ce dernier qui influe grandement sur le travail
quotidien de l’enseignant.

Le triangle pédagogique

20
Rôles et fonctions des surveillants de prison ?

Afin de mieux comprendre leurs fonctions nous nous pencherons sur une étude de 1994
menée par BENGUIGUI, CHAUVENET et ORLIC (1994, pp. 275-295), dans laquelle
ils ont analysé l’articulation entre les règles officielles et les règles non-écrites dans le
fonctionnement de la prison. Ils expliquent que les objectifs officiels de la prison définis
par l’administration pénitentiaire indiquent de manière non officielle une hiérarchie des
objectifs. Ainsi « l’exécution des peines et le maintien de la sécurité publique » sont
énoncés avant « la participation à la réinsertion sociale des personnes qui lui sont
confiées ». La mission sécuritaire serait donc selon ces auteurs « d’assurer la garde et
l’entretien des détenus et de veiller à la sécurité des prisons. »

BENGUIGUI, CHAUVENET et ORLIC (1994, p. 277) montrent que « la participation


aux activités tendant à la réinsertion sociale des détenus […] est une mission résiduelle
totalement plaquée sur les autres, voire une mission contradictoire avec celle de
surveillance et de sécurité ».

Ils vont même plus loin en montrant qu’une grande majorité de surveillants pensent
« qu’on ne peut pas faire le gendarme et l’éducateur en même temps ; entre la garde et la
réinsertion il y a incompatibilité totale » . Ils ne sont pas opposés au principe de
réinsertion mais ils pensent que c’est une utopie.

Le surveillant d’étage travaille de manière solitaire. Son travail dépend peu des autres
surveillants Il se considère, d’après cette étude, comme étant « le patron de son étage ».
Il est en effet seul dans son aile, à son étage à gérer les flux de détenus. Ce serait une
caractéristique propre à ce poste qui ne serait pas partagée par les autres surveillants dits
en poste fixe (cantine, activités etc.) qui partagent beaucoup plus entre eux ainsi qu’avec
des partenaires divers (socio-éducatifs, enseignants, infirmiers, psychologues, etc.).

Par ailleurs, BENGUIGUI, CHAUVENET et ORLIC (1994, p. 293) relèvent que les
surveillants « ont la sensation, à tort ou à raison, d’être haïs par les détenus, méprisés par
leur administration centrale, écartés par les spécialistes de la relation en prison
(éducateurs, psychologues, psychiatres), mal aimés et peu considérés par l’opinion
publique. »
Ce sentiment de rejet explique ainsi « qu’ils ne sont pas ou peu capables de mettre en
avant le discours qui fonctionne pour d’autres profession, celui du service d’autrui, du
service public, celui de la défense d’une valeur centrale de la société. »
21
Ils concluent en affirmant que c’est dans l’affrontement avec l’autre camp, les détenus,
que les surveillants arrivent à se penser en termes collectifs. Et cela passe par l’usages de
signes d’appartenance et de reconnaissance tels que les poignées de main ou les bises
qu’ils s’échangent régulièrement. Inversement, ils ne le font jamais avec les détenus.
BENGUIGUI, CHAUVENET et ORLIC (1994, p.294) notent que de nombreux
partenaires font le contraire. Ils sont alors perçus par les surveillants comme ayant choisi
l’autre camp.

2.3 Des moyens d’action

2.3.1 Ritualiser les enseignements

Les rituels constituent des formes très efficaces de la communication humaine. Ils
« diffèrent des formes purement langagières de communication, car ils constituent des
dispositifs sociaux dans lesquels il y a création d’ordre et de hiérarchie par le biais d’une
action sociale commune qui produit du sens. » (WULF, 2005, )
Ainsi le rituel permet de créer un ordre social du fait de l’action commune et répétitive.

Pour WULF (2005, pp. 9-20) « Les actions rituelles établissent un rapport entre l’histoire,
le présent et l’avenir. Elles rendent possibles à la fois la continuité et le changement, la
structure et le lien social, les expériences du passage et de la transcendance. » Les rituels
sont de ce fait des moyens d’envisager l’avenir différemment et donc ainsi de se projeter.

Les rituels servent également à comprendre le monde et la société. « Ils aident l’homme
à ordonner et à interpréter le monde et sa situation propre, à en faire l’expérience et à la
construire intellectuellement. » (WULF, 2005)

Un lien fort de cohésion sociale se crée à l’occasion des rituels souligne WULF (2005).
« Ils introduisent une solution de continuité entre les situations et les institutions sociales
et traitent les conflits entre les hommes et les situations ».

WULF (2005, p.14) recense 10 fonctions principales des rituels

« 1. Ils créent le social en faisant naître des communautés dont ils sont l’élément
organisateur et dont ils garantissent la cohésion émotionnelle et symbolique.
2. Ils créent de l’ordre en fabriquant des structures sociales qui garantissent la
répartition des tâches et leur planification, tout en préservant des marges
d’adaptation.
22
3. Ils créent de l’identification en garantissant aux acteurs sociaux une cohérence
temporelle, garante de continuité mais également ouverte sur le futur.
4. Le rituel comme mémoire et comme projection.
5. Ils permettent de surmonter les crises, en enclenchant des processus de
réparation ou des mécanismes de maîtrise de la crise, à la suite d’expériences
douloureuses ou pour répondre aux questions liées au domaine de la vie et de la
mort.
6. Ils ont une fonction magique transcendantale en garantissant la communication
avec l’« Autre » et avec le sacré.
7. Ils permettent de traiter les conflits en introduisant des césures, des seuils et
des cadres dans le social qu’ils abolissent ensuite le cas échéant.
8. Ils déclenchent et intensifient des processus mimétiques en répétant tout en
modifiant les dispositifs sociaux.
9. Ils sont créateurs d’un savoir pratique dans la mesure où ils contribuent à
l’incarnation de formes d’actions, d’images et de schémas sociaux.
10. Enfin ils développent la subjectivité en donnant à l’individu la possibilité de
faire l’expérience de soi-même et de se développer par l’intermédiaire des
dispositifs sociaux. »

Pour sa part Françoise HATCHUEL (2005) étudie plus spécifiquement les rituels en
milieu scolaire. Elle les définit comme « des organisations temporelles et spatiales
récurrentes permettant à la parole, verbale ou non, de prendre sens » et de « réagir en
fonction de et avec ces expériences antérieures ». (HATCHUEL,2005, p. 94)

2.3.2 Valoriser l’estime de soi et l’identité

« Le plus grand mal qui puisse échoir à l’homme serait qu’il ait mauvaise opinion de lui-
même. » GŒTHE

Avant de s’interroger sur le bénéfice réel à faire en sorte que les élèves possèdent
une haute estime de soi, mettons-nous d’accord sur la définition de l’estime de soi et des
différentes expressions qui y sont souvent associées.

Le dictionnaire Le petit Larousse 2009 définit l’estime comme une appréciation, une
opinion favorable qu’on porte sur quelqu’un ou quelque chose.

23
Ainsi, dans le langage courant, l’expression estime de soi signifie donc « juger de sa
valeur personnelle ». (DUCLOS, 2010, p. 22)

SAFONT-MOTTAY, LEONARDIS et LESCARRET proposent en (1997, p.28) une


définition plus précise de l’estime de soi.

« L’estime de soi, dimension affective de l’identité personnelle est une composante


essentielle de l’image de soi. Elle représente l’ensemble des attitudes et des
sentiments que le sujet éprouve à l’égard de lui-même et qui guide ses réactions
spontanées comme ses conduites organisées. Elle oriente les aspirations du sujet
et influence l’élaboration des stratégies de projet par la médiation des réussites et
des échecs antérieurs. »

Bien que différentes acceptions soient proposées dans la littérature selon les auteurs, nous
définirons l’estime de soi comme étant l’appréciation, l’opinion favorable qu’un individu
a de lui-même. (FAMOSE, BERTSCH, 2017)

J. DE SAINT-PAUL (1999) citée par DUCLOS (2010, pp.20-21) complète de


manière fine et nuancée cette définition.

« L’estime de soi est une évaluation positive de soi-même, fondée sur la conscience
de sa propre valeur et de son importance inaliénable en tant qu’être humain. Une
personne qui s’estime se traite avec bienveillance et se sent digne d’être aimée et
d’être heureuse. L’estime de soi est également fondée sur le sentiment de sécurité
que donne la certitude de pouvoir utiliser son libre arbitre, ses capacités et ses
facultés d’apprentissage pour faire face, de façon responsable et efficace, aux
événements et aux défis de la vie. »

On voit bien là, qu’il existe un lien, entre l’estime de soi et les capacités à apprendre
d’une part, et, entre l’estime de soi et la capacité à affronter les différentes situations de
la vie d’autre part.

G. DUCLOS (2010, p.51) dénombre quatre composantes essentielles à cette estime de soi
:
-le sentiment de sécurité et de confiance
-la connaissance de soi
-le sentiment d’appartenance à un groupe
-le sentiment de compétence

24
Le sentiment de sécurité physique et psychologique est ainsi un préalable à l’estime de
soi. Ce besoin de sécurité concerne l’individu à tous les âges de la vie.
« Beaucoup d’adultes sont plus rassurés et détendus en se garantissant une sécurité
extérieure ou exogène par un certain contrôle ou maîtrise de leur environnement : milieu
rassurant, temps et espace stables, prévisibilité de la plupart des événements, etc. »
(DUCLOS, 2010, p. 58)

Ainsi, selon DUCLOS (2010), la personne doit en premier lieu ressentir une sécurité
exogène ou extérieure. Puis celle-ci deviendra progressivement endogène ou intérieure et
se transformera ensuite en attitude de confiance face aux autres et à soi-même.
« C’est à partir de cette attitude de sécurité et de confiance que la personne peut se
permettre d’envisager l’avenir avec espoir, ce qui lui donne le goût de prendre des
initiatives et de relever des défis. » (DUCLOS, 2010, p.78)

La connaissance de soi constitue pour DUCLOS (2010, p.85) « un pilier sur lequel
s’appuie l’estime de soi ». Pour lui, « il faut apprendre à se connaître avant de pouvoir se
reconnaître ». L’individu ne pourra intérioriser le sentiment de sa valeur personnelle que
si elle a acquis une solide connaissance de soi qui se développe « à travers les yeux des
autres ». La connaissance de soi se développe en interagissant avec les autres. Le
sentiment d’identité personnelle se définit alors par les différences de sa personnalité par
rapport aux autres.

Le sentiment d’appartenance est « la conscience et le jugement de sa valeur dans ses


relations et dans un groupe. Cela suppose des attitudes d’acceptation […] de différences,
de coopération et de cohésion […] dans le partage d’une idéologie commune et dans la
poursuite d’un ou plusieurs objectifs communs du groupe […] ». Le sentiment
d’anonymat réduit l’estime de soi.

De surcroit DUCLOS (2010, p.137) indique que développer l’estime de soi est un moyen
efficace de prévenir des comportements violents en permettant aux individus d’intégrer
des habiletés sociales. « L’école représente une micro-société, un microcosme où l’enfant
doit apprendre à s’ajuster et à se régulariser face aux membres d’un groupe en acquérant
des habiletés ou des compétences sociales […] ».

Le sentiment de compétence peut se définir selon DUCLOS (2010) « comme


l’intériorisation et la conservation des souvenirs de ses expériences d’efficacité et de
succès personnels dans l’atteinte de ses objectifs. Ce sentiment se manifeste par une
25
motivation profonde à poursuivre des buts personnels et par une conviction intime d’être
capable de relever des défis et d’acquérir différentes connaissances […] Ce sentiment se
développe au cours des années, après de multiples expériences de réussite dans l’atteinte
d’objectifs ». (DUCLOS,2010, p.144)

On voit bien ici la conception selon laquelle l’estime de soi doit être renforcée pour
permettre une vie heureuse et épanouie. Le développement de cette estime devient ainsi
un objectif de l’école afin de permettre à l’individu d’atteindre des objectifs tout au long
de sa vie.

Cependant des chercheurs tels que FAMOSE et BERTSCH (2017) ont questionné cette
question de l’estime de soi en étudiant de très nombreux travaux et apportent un éclairage
un peu différent. Selon ces auteurs, il est reconnu que « les bénéfices psychologiques
d’une basse et d’une haute estime de soi découlent du fait qu’à la fois l’estime de soi et
les bénéfices psychologiques sont associés à l’acceptation sociale perçue. » (FAMOSE,
BERTSCH, 2017, p.180) L’estime de soi deviendrait donc un facteur important du lien
social et interpersonnel de tout individu avec son environnement social.
Cependant ils concluent leur recherche en évoquant des aspects qui vont à l’encontre de
la recherche à tout prix de la promotion de l’estime de soi. (FAMOSE, BERTSCH, 2017,
p.173)

-[…] certaines formes de haute estime de soi sont dangereuses


-l’estime de soi est seulement la perception, pas la réalité
-les problèmes de déviance ne proviennent pas d’une basse estime de soi en tant
que telle. Ils sont plutôt le résultat direct du rejet ou reflète des tentatives
inadaptées pour atteindre un niveau minimal d’inclusion sociale.
-l’objectif éducatif prioritaire semble plutôt d’augmenter leur sentiment
d’appartenance et d’inclusion sociale
-il est loin d’être clair que les interventions dans le but d’élever l’estime de soi
seront suffisantes pour produire des résultats positifs. Elles n’y parviendront
qu’en développant la compétence sociale des élèves.

Ainsi FAMOSE et BERTSCH (2017, p. 174) mettent en avant l’existence d’un bon et un
mauvais type de haute estime de soi. Le mauvais type conduirait la personne à être
« vaniteuse, narcissique et défensive » alors que le bon type la conduirait à « s’accepter
elle-même, avec une appréciation précise de ses forces et faiblesses. »

26
En désirant élever l’estime de soi, l’éducateur peut conduire l’individu à la vanité ou au
narcissisme.

« Elever artificiellement l’estime de soi des élèves peut être comparé à déplacer
manuellement la flèche d’une jauge d’essence dans la voiture plutôt que d’ajouter de
l’essence dans le réservoir. » (LEARY, BAUMEISTER, 2000 cité par FAMOSE et
BERTSCH, p. 176)

Pour conclure FAMOSE et BERTSCH (2017, p. 178) incitent à viser prioritairement


« l’objectif éducatif d’augmenter le sentiment d’appartenance et d’inclusion sociale de
tous les élèves. »
Une basse estime de soi pourrait signaler un sentiment de « dévaluation relationnelle »
c’est-à-dire de rejet. Rien ne servirait donc de rechercher de renforcer l’estime de soi car
cela ne changerait en rien le sentiment d’appartenance sociale. Il serait plus pertinent de
d’amener la personne à comprendre que leur estime de soi n’est pas, comme elle le
suppose un indicateur de leur valeur véritable.
Au lieu de chercher à élever l’estime de soi il faudrait donc « aider les élèves à rechercher
les meilleures manières de promouvoir l’acceptation sociale. » et développer chez eux le
sentiment d’être acceptés.

2.3.3 Equilibrer la compétence sociale

Jean-Marc DUTRENIT (2005, p. 14) définit la compétence sociale dans La


nouvelle revue de l’AIS en 2005 comme étant « une maîtrise de la réciprocité
interpersonnelle et intergroupe. ». La réciprocité étant elle-même définie par « la
nécessité implicite d’organiser les relations humaines avec équilibre entre le don et le
contre-don : je donne et je reçois à équivalence en fonction de mes capacités ».
(DUTRENIT,2015, p. 15)

Il s’appuie pour cela sur les travaux de M. MAUSS (1920), C. LEVI-STRAUSS (1950),
M. SAHLINS (1976), et D. TEMPLE (2000) qui ont étudié la réciprocité comme
régulation des relations entre les hommes. Ainsi la réciprocité peut être positive, on est
alors dans la coopération, ou au contraire négative, on est alors dans l’affrontement.

Selon J.M. DUTRENIT (2005, p. 15), la compétence sociale est « la capacité pour une
personne de vivre des relations de réciprocité majoritairement positive avec ses
partenaires. »

27
Ainsi, pour s’intégrer dans la société, une personne doit être capable de vivre des relations
de réciprocité majoritairement positive (de son propre point de vue) avec les autres.

Ces relations ont lieu dans sept domaines de la vie quotidienne : l’emploi, la formation,
l’hygiène, le budget, les loisirs et la vie familiale et affective

Toujours selon J.M. DUTRENIT (2005, p. 15), la compétence sociale se transmet et se


renforce par le vécu au cours d’événements et d’échanges quotidiens parfois anodins.
Tout repose sur l’estimation des échanges interpersonnels.

Ainsi, pour transmettre et renforcer la compétence sociale il faut utiliser au maximum le


circuit de réciprocité positive (noté (1)) en faisant en sorte que les échanges soient estimés
équilibrés ce qui contribue alors à l’enrichissement mutuel entre les protagonistes.

Si a contrario les échanges sont considérés comme déséquilibrés par l’un des
protagonistes le circuit de la réciprocité négative (noté (2)) est emprunté et cela conduit à
un sentiment de vengeance et à un appauvrissement mutuel. Pour sortir de cette boucle
négative et retrouver un circuit de réciprocité positive il faudra alors effectuer une
réparation auprès du partenaire qui se juge lésé dans l’échange.

28
L’intérêt majeur de cette recherche sur la compétence sociale est qu’elle permet d’agir
positivement sur six facteurs de réussite : la motivation, l’anticipation, l’image de soi, le
sens des responsabilités, la maîtrise de l’espace et l’utilisation des acquis.

2.3.4 Valider des acquis

Préparer et proposer à des détenus-élèves de passer des examens est une des missions
assignées à l’ULE.

Les travaux de recherche montrent que le public scolarisé est en difficulté massive.
(FEBRER, 2016). C’est pourquoi le CFG, premier diplôme de niveau V-bis est le
principal diplôme obtenu en détention. D’autres diplômes tels que le DNB ou le DAEU
ainsi que des diplômes post-baccalauréat peuvent être préparés sous forme de tutorat.

Mais au-delà de valider un diplôme qui pourra être utile pour accéder à une formation à
la sortie ou utile sur le marché de l’emploi, « la validation d’un diplôme comme le CFG
sera peut-être avec le permis de conduire la seule validation et reconnaissance officielle
que certains d’entre eux pourront revendiquer. » (FEBRER, 2016,p.251)

3 Cadre méthodologique

Pour comprendre ce qui se joue en classe au cours de cette vingtaine d’heures j’ai besoin
de m’appuyer sur une méthodologie. Au regard des fortes contraintes inhérentes aux
règles de sécurité imposées en prison qui m’interdisent la possibilité d’effectuer des
enregistrements audios et vidéos et même d’effectuer des entretiens individuels avec des
détenus j’ai choisi d’utiliser une méthodologie issue de la sociologie et de
l’anthropologie : l’observation directe.

3.1 Une posture ethnologique

L’observation directe « consiste à être le témoin des comportements sociaux d’individus


ou de groupes dans les lieux mêmes de leurs activités ou de leurs résidences sans en
modifier le déroulement ordinaire. » (PERETZ, 2004, p.14)

C’est pourquoi, j’ai choisi, pour mener cette recherche de me placer, dans la position
de l’ethnographe qui évolue au sein même de la communauté qu’il étudie. Pour cela, je

29
me suis inspiré de la méthodologie de l’observation participante décrite par C. PHILIP et
P. DE BATTISTA (2012, p209).

Dans cette approche, contrairement à d’autres, est privilégiée non la mise à


distance de l’objet, mais, au contraire, l’imprégnation de l’observateur par cet
objet. La « participation » du chercheur est ici essentielle, son implication est au
centre du processus d’observation. Sachant qu’il n’est possible de bien décrire
l’action sociale que si elle est « comprise » de l’intérieur, le chercheur doit donc
pénétrer dans la subjectivité des observés. Le meilleur moyen d’y parvenir est
d’être présent dans la situation pour la vivre en même temps que les observés,
d’où l’adjectif de « participant ». Être physiquement présent dans la situation est
essentiel, ce qui diffère de la situation d’entretien, par exemple, où la personne
interrogée évoque sa pratique par le discours et chacun, questionneur comme
questionné, sont hors des situations évoquées.

Ce dispositif, qui a été proposé pour la première fois par l’école de Chicago au début du
XXème siècle, a pour caractéristique de faire fonctionner ensemble deux paramètres
apparemment contradictoires : la distance liée à l’observation et l’immersion inhérente à
la participation.
Pour mener cette observation le chercheur s’intègre dans la situation étudiée pour
observer le déroulement de la vie sociale. Il doit ainsi être en même temps observateur et
acteur de son objet d’étude. Pour mener cette recherche je garde ma fonction d’enseignant
mais je ne révèle pas mon statut d’observateur à mes élèves. Je deviens donc un
observateur incognito.
Selon .GOLD (1958) cité par C. PHILIP et P. DE BATTISTA.(2012, pp. 209-210),
le chercheur peut être présent de quatre façons différentes qui établit ainsi quatre
typologies selon l’engagement du chercheur :

-le participant complet : dans ce rôle, le chercheur qui n’appartient pas au départ à
la communauté qu’il observe s’immerge complétement dans la situation mais il souhaite
garder son rôle d’observateur secret. C’est un observateur clandestin. Il ne modifie pas la
situation par sa présence puisque sa qualité d’observateur est ignorée du groupe.

-le participant observateur : dans ce rôle, le chercheur fait partie intégrante de la


communauté qu’il observe mais ne cache pas son rôle d’observateur. L’observateur ne
perturbe pas le groupe puisqu’il en fait partie. Il est naturellement immergé dans la
situation. Il n’a pas d’effort à faire pour s’impliquer par contre il doit faire l’effort inverse
de se mettre à distance pour analyser ce qu’il observe.

-l’observateur participant : dans ce rôle, le chercheur est moins intégré au groupe


que précédemment car il ne fait pas partie de la communauté qu’il observe. Il est extérieur

30
au groupe qu’il observe. Il doit s’efforcer de se rapprocher des personnes qu’il observe
pour les comprendre de l’intérieur. Il est observateur avant d’être participant.

-le simple observateur : dans ce rôle le chercheur ne prend pas part à l’action. Il
reste dans sa position d’observateur. Reconnu comme observateur, il réalise une
intégration en retrait. Cela peut être réalisé lorsque l’observateur filme et analyse les
événements.

Certains auteurs (MARTINEAU, 2005), cité par C. PHILIP et P. DE BATTISTA (2012,


pp. 210,211) distinguent l’observation participante et la participation observante. Dans la
première, l’Observation participante (OP), le chercheur se mêle au milieu observé, mais
il est libre par rapport à ce milieu et peut en sortir à tout instant, alors que dans la
Participation observante (PO), la personne fait partie intégrante du milieu et essaie de
prendre du recul à certains moments pour l’observer.

Selon C. PHILIP et P. DE BATTISTA (2012) il n’y a aucune posture meilleure que


l’autre. L’avantage du participant est d’être réellement à l’intérieur et sa principale
difficulté est de s’en distancier. L’avantage de la posture d’observateur est d’être libre
d’aller et venir, mais l’effort d’implication doit être alors plus important pour arriver à
saisir les processus de l’intérieur. La différence entre les postures réside dans l’activité
principale du chercheur : ou bien il est avant tout un acteur de terrain se transformant
ponctuellement en chercheur et cessant d’être chercheur une fois sa mission terminée. Ou
bien l’activité principale est la recherche. Dans ce cas, c’est la participation qui est
ponctuelle et qui cesse une fois la recherche achevée.

Comme évoqué précédemment, compte tenu des difficultés liées aux règles de sécurité
inhérentes au milieu carcéral (quasi impossibilité de mener un entretien individuel,
difficulté d’enregistrer des documents vidéo et audio), j’ai choisi pour mener ma
recherche d’utiliser la méthode de l’observation participante décrite par GOLD en 1958.

Je me place ainsi dans la position de participant complet. En effet je ne fais pas partie de
la communauté des étudiants-détenus mais je garde secret mon rôle d’observateur. Je ne
modifie en rien la situation car ma qualité d’observateur est ignorée du groupe.

Selon la terminologie de MARTINEAU (2005) ma position peut être qualifiée de


manière fine de participant observateur. En effet, je peux dire qu’en qualité d’enseignant
je fais partie du milieu observé (la classe) mais que j’essaie de prendre du recul à certains
moments pour l’observer. Je dois m’efforcer de me mettre à distance pour analyser ce que
31
j’observe. Je dois également repérer et sélectionner les événements signifiants et
pertinents pour ma recherche de la manière la plus objective possible.

Trois objections sont principalement faites à cette méthode par PHILIP (2012, pp. 211-
212) :

-la présence de l’observateur modifie la situation. A cela je répondrais que je fais


partie intégrante de la situation, mes élèves ignorent ma position d’observateur. Ils me
voient comme un acteur à part entière de la situation.

-l’observateur est subjectif lorsqu’il observe et analyse la situation. Son regard est
influencé par de nombreux paramètres Mais n’est-ce pas le cas de toute forme
d’observation ?

Je dois m’efforcer de recueillir le maximum d’informations à chaud et seulement ensuite


les analyser.

-il est contradictoire de se mettre en position à la fois d’acteur et d’observateur de


la situation. A fortiori lorsque, comme moi, je ne dispose pas de moyens d’enregistrement
audio ou vidéo de la situation.

Cette cueillette de données donnera lieu à deux types de traces :


-des notes ethnographiques et des observations
-des traces écrites

3.2 Des notes ethnographiques et des observations

J’ai pris des notes écrites, transcrites de mémoire, sur un cahier, à chaud, c’est-à-dire au
plus près de l’action afin d’être le plus fidèle possible au déroulé de la situation. J’ai
sélectionné les situations relatives au lien enseignant-enseigné les plus pertinentes à mes
yeux.

Ces notes concernent des échanges formels, effectués en zone de détention, soit dans ma
salle de classe, avec des apprenants ou dans les couloirs et les différentes parties situées
entre l’Unité Locale d’Enseignement (bureaux) et ma salle de classe avec des élèves ou
des surveillants mais aussi dans le bâtiment administratif avec des professionnels tels que
les conseillers pénitentiaires (CPIP) ou la conseillère pôle emploi.

32
Des notes ethnographiques

Voici quelques exemples de notes ethnographiques issues de mon cahier de notes


ethnographiques qui illustreront mon propos.

Cette réflexion de Loïc, jeune homme âgé d’à peine 20 ans, de la communauté des gens
du voyage, qui me propose très sérieusement de mettre à ma disposition une caravane
pour « faire la classe » à ses enfants lorsqu’il sera libéré parce qu’il n’est pas question
pour lui de les scolariser « avec tout ce qui peut arriver ! ».

Un extrait n°1 d’une note ethnographique

33
Autre exemple, ce mardi 9 octobre lorsque de vives tensions sont apparues entre Nadir et
Yohann, deux jeunes hommes de 26 et 33 ans. J’ai voulu garder cet événement en
mémoire en le transcrivant le plus vite possible sur mon cahier car j’ai senti que cet
événement avait quelque chose à voir avec l’estime de soi, la compétence sociale et la
reconnaissance sociale.

Extrait n°2 d’une note ethnographique

34
Des photographies

Malgré l’utilisation très encadrée de l’appareil photographique au sein de l’établissement


j’ai pris quelques clichés dans le but de donner à voir le milieu dans lequel j’ai effectué
cette recherche. Ils serviront à visualiser certains lieux dans lesquels j’interviens.

Vue aérienne du centre pénitentiaire de Béziers

3.3 Des traces écrites (courriers d’élèves)

En prison, beaucoup d’échanges se font par écrit. Notamment les échanges avec les
détenus. Ceux qui désirent venir à l’école formulent leur demande par écrit et je les invite
à venir me rencontrer pour une première prise de contact également par écrit. De même
lorsqu’ils souhaitent me dire quelque chose hors de la classe, ils le font par écrit en
utilisant le courrier interne. Le détenu dépose son courrier (sur une simple feuille ou dans
une enveloppe non fermée) dans une boîte aux lettres prévue à cet effet. Un surveillant le
récupère et me le transmet. Inversement, je donne les convocations au surveillant
d’activités qui les transmet aux surveillants d’étages qui les remettent à leur tour aux
détenus concernés.

Ces écrits témoignent d’événements notables liés à la scolarisation des détenus.

35
Des courriers d’élèves

Demande de scolarisation adressée par un détenu

Courrier d’élève justifiant de son absence pour cause de rendez-vous avec le CPIP

36
Compte tenu du grand nombre de demandes de scolarisation je suis obligé de mettre en
place une liste d’attente. Afin de privilégier les élèves motivés j’ai mis en place la
contrainte de trois absences non justifiées maximum. Cela permet de ne pas inscrire trop
longtemps des élèves peu motivés qui ne viennent pas suivre les cours. Mais des rendez-
vous importants contraignent souvent les détenus à être absents. Je leur demande alors de
m’écrire pour m’informer sur la raison de leur absence.

37
Courrier d’élève justifiant de son absence pour cause d’extraction au tribunal
38
Des échanges de courriers électroniques

Les échanges de courriels sont peu fréquents au quotidien. En effet, l’essentiel des
échanges auxquels je participe se fait soit à l’écrit sur papier soit à l’oral.

Echange de mèl avec la conseillère Pôle Emploi concernant un projet « rédaction de


CV »
39
4 Résultats et discussion

Enseigner auprès d’un public de détenus comporte de nombreux aspects inhérents au


milieu carcéral. L’enseignant doit tenir compte de divers paramètres dont il n’a pas la
maîtrise mais qui influent fortement sur sa pratique. C’est dans ce but que nous nous
efforcerons de décrire au mieux les situations d’enseignement.

4.1 Le contexte de la Maison d’Arrêt 2

Le centre pénitentiaire de Béziers est composé de quatre quartiers d’hébergement. Il y a


deux maisons d’arrêt (MA). L’une accueille des prévenus en attente de jugement, la MA1
et l’autre, la MA2, dans laquelle j’interviens accueille des condamnés à des peines
généralement inférieures à 24 mois et deux centres de détention (CD) qui accueillent des
condamnés devant exécuter de longues peines. (Annexe 1)

Le centre pénitentiaire de Béziers a été mis en service en 2009. C’est donc une prison
récente qui se situe en périphérie de la ville de Béziers.

Elle se compose d’autres quartiers : le quartier des arrivants, le quartier à l’isolement, le


bâtiment socio-éducatif, le gymnase, l’unité sanitaire, les ateliers. Ces différents
bâtiments se trouvent en zone de détention.

4.1.1 Les processus de scolarisation en Maison d’Arrêt 2

Il me paraît important de donner des éléments du contexte dans lequel j’enseigne et


d’expliquer le processus qui permet à un détenu d’être scolarisé en Maison d’Arrêt. Pour
être inscrit à l’école et ensuite venir en classe pour suivre les cours de manière régulière
il existe deux possibilités selon la maîtrise du français du détenu :

1) Si la personne est repérée et signalée par l’assistant de formation (personnel


de l’administration pénitentiaire) lors de son arrivée au centre pénitentiaire comme étant
en situation d’illettrisme, en grande difficulté de lecture, ou encore comme étant non
francophone elle intègre alors directement les cours respectivement d’alphabétisation ou
de Français Langue Etrangère sans demande écrite de la personne.

2) Si la personne possède une maîtrise suffisante du français et si elle adresse


une demande écrite à l’école je l’inscris selon deux critères spécifiques qui répondent aux
objectifs de la circulaire n° 2011-239 du 8-12-2011 signée entre l’Education Nationale et

40
l’Administration Pénitentiaire qui sont l’âge, les jeunes âgés de moins de 21 ans sont
prioritaires, la date de libération prévisionnelle (souvent modifiée par la suite selon les
remises de peine ou d’éventuels jugements) doit permettre un minimum théorique de 20
heures d’enseignement et enfin la place disponible dans chacun des cours. (Annexe 7)

Cette année je ne dispense pas de cours aux personnes non-francophones. Ce sont


deux de mes collègues qui assurent cette mission. En revanche j’assure les enseignements
aux groupes de niveaux suivants :

• des groupes d’alphabétisation, appelés alpha-illettrisme et constitués de personnes


qui n’ont jamais appris à lire, et de personnes qui ont appris à lire mais ne maîtrisent pas
de manière suffisante la lecture (niveau infra VI)

• des groupes de remise à niveau, appelés CFG-RAN (niveau VI) constitués de


personnes pouvant si elles le souhaitent et si cela est possible préparer le certificat de
formation générale (compétences du cycle 3 du Socle Commun de Connaissances et
Culture)

• des groupes de niveau CAP, appelés CAP (niveaux V et V bis) avec la possibilité,
si cela est possible de préparer la partie théorique de l’examen (compétences du cycle 4
du socle commun de connaissances et culture)

Il est à noter que nous devons prêter une attention particulière aux hommes âgés de 18 à
21 ans (circulaire n° 2011-239 du 8-12-2011)

4.1.2 Les principales difficultés liées au contexte

Des entrées et sorties permanentes

Les entrées et sorties sont quotidiennes en maison d’arrêt. Cela se traduit à l’école par la
réactualisation permanente des listes de classes. De plus l’incertitude des présences et
absences est également quotidienne. Entre les parloirs, les rendez-vous imposés, les
transferts, les classements au travail ou en formation et les libérations les occasions ne
manquent pas pour un détenu-étudiant de s’absenter.

Il faut se soumettre aux impératifs et à l’organisation de la prison et cela nous renvoie à


l’incertitude subie par le détenu qui rejaillit sur l’enseignant (FEBRER, 2011). Même si
cela rend l’enseignement plus difficile il n’y a pas d’autre choix que de "faire avec".

41
Des objectifs pédagogiques nécessairement à court terme

Compte tenu des entrées et sorties permanentes et de la durée moyenne de scolarisation


qui est proche d’une vingtaine d’heures en MA2, il est difficile d’ancrer les apprentissages
dans le temps. A chaque séance je dois considérer que l’un des élèves qui se trouvent en
face de moi, et la plupart du temps je ne sais pas lequel, recevra sa dernière séance
d’enseignement. Tout en gardant une vision à plus long terme je dois toujours garder à
l’esprit que chaque séance est une fin en soi car elle peut être la dernière. FEBRER (2011)
parle de boucle d’apprentissage.

Des classes où cohabitent des temps d’incarcération courts, longs et incertains

« Je passe en CAP le 22 janvier. Comment ça se passe ? » demande cet élève à ses


voisins.

En maison d’arrêt cohabitent des personnes condamnées à des peines courtes, d’autres à
des peines plus longues et d’autres enfin, en appel ou en attente de jugement pour
"d’autres "affaires". Les séances pédagogiques en sont parfois perturbées.

Cette contrainte du temps contraint est centrale. Beaucoup des préoccupations des élèves-
détenus tournent autour de la double échelle de temporalité proposée par FASSIN (2015),
la journée d’une part et la durée de détention d’autre part. Un état de fait que je dois
prendre en compte est que la séance se trouve dans la temporalité de la journée et la
préoccupation de cet élève se situe dans le temps long, celui de la peine. J’essaie de
concilier ces deux temporalités en ménageant une pause pour que ses pairs puissent lui
répondre.

Par ailleurs l’incertitude à laquelle le détenu est soumis à ce moment-là doit être prise en
compte et la discussion vise à la réduire un petit peu. (FEBRER, 2011)

Des conditions d’encellulement difficiles

Extrait verbatim M. Mathieu, élève


« Monsieur, il faut que je vois le chef parce que je pète les plombs là. Il va y avoir un
malheur. Faut qu’ils me changent de cellule ! » sont les premières paroles de M. Mathieu
en arrivant en classe.

42
Les détenus de maison d’arrêt sont souvent victimes de la surpopulation carcérale. Ils sont
parfois trois dans une cellule prévue pour deux. L’un d’entre eux a alors son matelas par
terre. De plus les détenus ne choisissent pas leurs co-détenus. Cette promiscuité entraîne
des tensions voire de la violence et de la détresse chez les élèves qui arrivent en classe.

Cela renvoie au milieu carcéral lui-même évoqué par FEBRER(2011). La cohabitation


cellulaire imposée génère des tensions et souvent même de la violence. Cela m’impose
de prendre en compte cette problématique et de commencer par écouter la personne. Il
serait contre-productif de continuer le cours comme si de rien n’était. Je lui propose
d’aller voir l’officier chef de détention à l’issue du cours. Cela semble être une proposition
pertinente car il s’apaise et le cours continue normalement.

Parfois, cette attitude ne fonctionne pas. La personne ne s’apaise pas, la tension reste trop
forte pour suivre le cours sereinement, je lui propose alors de rencontrer le surveillant
immédiatement. L’élève doit être un minimum disponible pour apprendre.
(FASSIN,2015)

Des attentes variées

« Moi M’sieur j’vous cache pas que je viens pour les RPS », « J’aimerais surtout faire du
code », «Est-ce qu’on peut passer le CAP ? », « Je veux apprendre à lire. »

Ces quelques phrases entendues sont la preuve que les détenus-élèves n’ont pas tous les
mêmes attentes de l’école. Certains viennent dans l’unique but affiché d’obtenir des
réductions de peine, d’autres pour apprendre ou pour obtenir un diplôme ou une formation
quand d’autres enfin ont pour objectif de sortir de leur cellule et « s’aérer la tête ».
L’adaptation au système carcéral analysée par FEBRER (2011) conduit le détenu à
adopter des stratégies pour faire en sorte que son temps d’incarcération soit réduit au
maximum et que son temps d’incarcération se passe le mieux possible. On ne peut pas lui
reprocher cette stratégie visant à réduire sa peine et le défi pour l’enseignant est d’utiliser
cette demande "intéressée" pour répondre à des besoins pédagogiques et ainsi la
transformer en « opportunité d’apprentissage ».

Un bruit permanent et des odeurs souvent désagréables

Le bruit extérieur à la salle de classe est quasi permanent. Le début de matinée est le
moment le plus calme. On entend les appels passés au Motorola (talkie-walkie) par les
43
surveillants, les discussions entre les surveillants du sous-sol. Puis rapidement viennent
s’ajouter les cris de détenus qui s’appellent de cellules en cellules, les musiques trop
fortes, sans compter les yo-yo (cordelette ou ficelle de fortune qui permet aux détenus de
se faire passer des objets par les fenêtres des cellules) qui passent devant les fenêtres et
qui attirent l’attention des élèves.

Les fenêtres de ma classe sont situées à quelques centimètres au-dessus du sol sur lequel
les détenus des étages jettent toutes sortes de déchets (alimentaires, vestimentaires...). Les
abords sont régulièrement nettoyés par les auxis, mais cela n’empêche pas que des
mauvaises odeurs pénètrent dans la classe dès que les fenêtres sont ouvertes.

Par ailleurs, lors du nettoyage des cellules situées au-dessus de la classe, de l’eau de javel
ruisselle sur les vitres.

Ceci fait partie de l’environnement de la prison de son et je n’ai aucun pouvoir de changer
cela. Je dois m’en accommoder.

4.2 De la porte d’entrée principale à ma salle de classe

Dans le but de donner à voir le parcours qui me permet de parvenir à ma salle de classe,
voici la note ethnographique que j’ai réalisée. (Annexes 1 à 3)

Lundi 18 février, 7h45


J’arrive devant la lourde porte d’entrée principale. C’est l’unique accès à la
prison pour tous les piétons, qu’ils soient visiteurs, membres du personnel ou
même détenus en semi-liberté.
Je retrouve deux surveillants que je salue. Ils m’informent qu’il faudra être
patient. « On a sonné mais il y a un parloir »

Dans le cadre de la mission de réinsertion et de prévention de la récidive, le maintien des


liens familiaux, le parloir permet aux familles de rendre visite aux détenus. C’est un
moment essentiel pour chacun d’entre eux. Il n’y a qu’à constater leur état d’abattement
ou de colère lors d’un parloir fantôme qui désigne l’absence du visiteur quel que soit le
motif (empêchement ou retard).

Ah zut !! J’ai été retardé sur la route et maintenant, à cause de ce parloir je vais
être en retard. Je mesure ce retard à environ 10 min.

44
Finalement, nous entendons le bruit caractéristique du déverrouillage de la
serrure « clac ». Toutes les portes de la prison sont déverrouillées à distance et se
verrouillent automatiquement.
En poussant fort la très lourde porte nous pouvons entrer. Le sas d’entrée pourtant
relativement grand me paraît soudain trop petit. Il est occupé par une trentaine
de personnes. Il y a là des personnes de tous âges, des jeunes femmes avec des
bébés qui viennent voir leurs maris, des femmes ou des hommes plus âgés qui
viennent voir leurs fils.

Ces parloirs limités à une durée de 45 min constituent un véritable lien entre l’espace de
la prison et le monde extérieur. En voyant toutes ces personnes, je prends pleinement
conscience que la détention n’est pas seulement une peine infligée à une personne qui a
commis un acte délictuel ou criminel mais aussi une peine infligée à sa famille. Des
femmes, des enfants, des parents souffrent d’être ainsi éloignés d’un homme.

Je pense également à certaines réactions de désespoir de personnes qui reviennent en


classe démoralisées suite à un parloir fantôme ou encore les celles qui n’ont pas encore
de parloir et qui l’attendent impatiemment. Le regard des autres, en l’occurrence celui des
êtres aimés, participe à la restauration de l’estime de soi.

Elles portent toutes d’énormes sacs de supermarchés qu’elles posent sur le tapis
roulant du tunnel à rayons X à l’appel de leur nom par le surveillant. Elles passent
ensuite sous le portique en ayant pris soin d’ôter chaussures, ceintures et autres
bijoux susceptibles de faire sonner.

Le parloir est l’occasion pour la famille d’apporter du linge propre au détenu qui lui
donnera son linge sale en échange.

Le surveillant appelle : « Famille T. ! ». Une jeune femme accompagnée d’une


petite fille s’avance. Je me dis que Monsieur T. ne sera pas là ce matin à l’école.
« Il ne faut pas que j’oublie de le noter excusé. »

Le lien avec l’environnement extérieur est essentiel. Comme le montre LAROUCHE


(2008), ce lien permet de préserver le sentiment de faire toujours partie de la vie des
personnes de l’extérieur. Voir sa femme, ses enfants, ses parents, sa sœur ou son frère
permet au détenu de participer un peu à la vie quotidienne de son entourage. Plus rarement
cette rencontre peut avoir lieu dans une Unité de Vie Familiale (UVF). L'UVF est un

45
appartement meublé de 2 ou 3 pièces, séparé de la détention, où la personne détenue peut
recevoir ses proches dans l'intimité pour une durée de 6 à 72 heures.

Au bout d’une dizaine de minutes le sas s’est vidé. Je peux récupérer la clé de
l’ULE auprès du surveillant que je vois à peine derrière sa vitre de sécurité.
Je pose mon sac sur le tapis roulant et m’avance à mon tour sous le portique. Je
récupère mon sac puis badge au tourniquet. J’appuie sur le bouton d’appel de la
lourde porte de sortie du sas. J’entends le bruit métallique du déverrouillage de
la serrure. Je pousse la porte qui se referme automatiquement derrière moi.
J’entends le même bruit qui cette fois indique le verrouillage automatique de la
serrure.
Je parcours une vingtaine de mètres dans un couloir délimité par du grillage. Je
regarde les hauts murs de béton, le fil barbelé, le mirador, les caméras et je me
fais la remarque que je me suis habitué à cet environnement qui il n’y a pas si
longtemps encore m’impressionnait. J’arrive à une grille. Toujours le même
bouton d’appel, les mêmes sons de déverrouillage puis de verrouillage. Je longe
le bâtiment administratif puis arrive devant la porte qui permet d’y accéder.
Encore un bouton d’accès commandé à distance. Je monte au troisième, longe un
long couloir. Les portes des CPIP sont encore fermées. Ils ne sont pas encore
arrivés. Je suis le premier enseignant arrivé dans le bureau de L’ULE. Je tourne
la clé dans la serrure de la seule porte de la prison dont j’ai la clé. J’allume
aussitôt mon ordinateur pour convoquer mes élèves au plus vite. (Annexe 1)

Chaque détenu doit être inscrit et convoqué sur le logiciel interne de gestion des détenus
GENESIS pour être autorisé à venir en classe. Cette tache m’incombe et toute erreur de
ma part peut avoir des conséquences négatives sur l’élève. Ainsi, si j’oublie de convoquer
un élève, le surveillant d’étage ne le laissera pas sortir de sa cellule et lui interdira ainsi
l’accès à la salle de classe ce qui aura pour effet de le contrarier, voire de l’énerver et de
me dire au cours suivant : « Ils m’ont dit que je n’étais pas sur la liste. »

8h25, je redescends les trois étages et sors du bâtiment administratif à ouverture


télécommandée. Je tourne à droite et me dirige vers la zone de détention. Une
porte grillagée me conduit vers une petite cour au bout de laquelle se trouve une
lourde porte. J’appuie sur le bouton d’appel, la porte se déverrouille. J’entre dans
le PCI (Poste de Centralisation de l’Information) qui est un sas dont un des murs
est constitué par une vitre très épaisse. J’essaie de voir au travers les surveillants

46
de permanence pour dire un bonjour personnalisé. Je n’y parviens pas. Je lance
un « Bonjour ! » à l’aveugle.
Une voix me répond et le grand tiroir métallique encastré dans le mur s’ouvre. Je
récupère mon API (Alarme Portative Individuelle). La lourde porte de sortie du
PCI s’ouvre. Je fais le décompte, il s’agit de la septième porte ou grille empruntée
depuis que je suis entré dans l’établissement. Encore une grille et j’arriverai en
zone de détention. J’arrive alors dans ce que tout le monde nomme le carrefour.
Comme une place, y arrivent de nombreuses rues. Je prends soin de faire le tour
et de saluer tous les surveillants qui s’y trouvent. Aujourd’hui, ils sont trois.

Les relations avec le personnel pénitentiaire sont essentielles. Je ne dois pas oublier que
ce sont les surveillants qui me permettent d’avoir les élèves en classe. Ils leur ouvrent les
portes des cellules leur permettant ainsi de venir en classe. Les surveillants sont des
acteurs de l’organisation prison, au même titre que je le suis. (FEBRER, 2011)

Avec les surveillants, je m’efforce de développer au maximum des relations qui


empruntent « le circuit de réciprocité positive » (DUTRENIT, 1999). Même si je suis en
retard je prends le temps de saluer tous ceux que je croise. Au-delà de simples relations
de courtoisie, ces salutations et les quelques mots échangés induisent un sentiment de
coopération. Nous œuvrons conjointement dans le but de réinsérer les personnes
détenues.

Une surveillante, Marie, m’ouvre la porte de la rue qui conduit aux bâtiments des
deux maisons d’arrêts. Je marche une trentaine de mètres. Je croise des auxis qui
sont des détenus choisis qui apportent une aide aux personnels pénitentiaires en
échange d’un petit salaire. Ils poussent de gros containers Je les salue et serre la
main de Monsieur D. qui vient tous les vendredis à l’école. Je bifurque vers la
droite et j’appuie sur le bouton d’appel de la MA2. La porte se déverrouille. Je
pousse la lourde porte et entre dans le sas du PIC MA 2 (PIC : Poste
d’Information et de Contrôle de la MA2). Je reconnais Antoine derrière la vitre
sécurisée et lui adresse un petit mot amical. La grille se déverrouille, je la pousse.
Ça y est je suis dans mon bâtiment. Je ne suis pas encore arrivé pour autant. Je
suis au rez-de-chaussée. Je fais un petit crochet par le bureau des surveillants.
« Salut tout le monde. » Je serre les mains ou fais la bise et je leur souhaite une
bonne matinée. Un petit mot rapide et je reprends ma route. Une nouvelle grille
puis rapidement la porte qui mène au sous-sol où se trouve ma classe. Un escalier

47
étroit puis une nouvelle porte. Elle s’ouvre sur un sas. J’aperçois le surveillant
d’activité. Il est 8h36. Je ne suis pas en avance.
-Salut Arthur
-Salut Christian
-Alors quoi de neuf depuis hier ?
-Oh pas grand-chose ! Tu n’en auras pas beaucoup ce matin.
-Ah bon !!!
-Écoute j’appelle mais selon les étages je peux te dire que t’en auras pas
beaucoup.

Cette remarque d’Arthur nous renvoie au concept d’organisation prison développé par
FEBRER (2011). Selon lui, chaque membre d’une organisation se comporte comme un
acteur qui interprète à sa manière un rôle identique. Selon cette idée, Arthur qui connait
les surveillants affectés à chaque étage anticipe la réaction de chacun d’entre eux
lorsqu’ils devront ouvrir les portes des cellules des détenus-élèves. De l’ouverture
effective ou non de la cellule dépendra le fonctionnement de l’enseignement.

Arthur m’ouvre la grille. Il me tend également les clés des armoires de ma classe
dans lesquelles sont rangé le matériel, et les demandes écrites de scolarisation.
-Tiens ! Tes fans t’ont écrit !
Arthur m’ouvre la grille d’accès à l’aile des activités. Il m’accompagne. Nous
passons devant le salon de coiffure dont la porte est encore vide, et nous arrêtons
avant la bibliothèque. Je suis arrivé. Un dernier tour de clé et je suis enfin dans
ma classe après avoir franchi 16 portes dont je ne maîtrise pas l’ouverture.

Nous voyons là le poids de l’espace contraint de la prison y compris pour ceux qui y
travaillent. (FASSIN, 2015)

4.2.1 Un fonctionnement contraint par les règles pénitentiaires

Enseigner en prison signifie que nous devons respecter le fonctionnement de la


détention. Nous sommes dans une classe qui se trouve dans un lieu singulier dont les
règles de fonctionnement sont extrêmement contraignantes. Nous sommes soumis aux
règles instaurées par l’administration pénitentiaire. Celles-ci impactent considérablement
notre enseignement.

48
Ainsi, chaque bâtiment, les deux maisons d’arrêt et les deux centres de détention,
comporte une salle de classe située à l’étage des activités (musculation, coiffeur et
bibliothèque) dédiée aux détenus.

Avant chaque cours, le surveillant d’activités appelle les surveillants d’étages qui
ouvrent les portes de cellules des élèves, tous convoqués par mes soins sur le logiciel
GENESIS qui gère les mouvements des détenus.

Une fois en classe ils ne peuvent plus circuler hors de la salle au risque de se faire
reprendre par le surveillant d’activité. Nous ne pouvons pas par exemple nous rendre à
la bibliothèque située juste à côté de la classe dans le même couloir. De la même manière,
ils ne peuvent pas sortir fumer une cigarette ou se dégourdir les jambes à la pause, lors
d’un cours de 3h. Un détenu ne doit pas circuler au sein de la maison d’arrêt sans
justification et sans contrôle.

Par ailleurs notre emploi du temps doit prendre en compte le rythme de la prison et
ne pas empiéter sur les horaires des repas, des ateliers ou de la promenade.
Il faut noter que l’assiduité à l’école est prise en compte pour les remises de peine
supplémentaires (RPS)

Contrairement à beaucoup d’écoles dans d’autres prisons, le centre scolaire se


trouve en zone administrative c’est-à-dire avant la zone de détention loin des salles de
classes. D’autre part la plupart des classes se trouvent dans les bâtiments d’hébergement
ce qui fait que chacune des classes est éloignée spatialement des autres et de la salle des
maîtres. Il n’y a donc pas de bâtiment école à proprement parlé. Ceci est important car
cela a au moins quatre conséquences :

→ Il m’est impossible de proposer des créneaux de 45 min ou 1h30 de cours comme


cela est la norme dans beaucoup d’écoles en prison et oblige à des cours de 3h le matin
ce qui est énorme pour des hommes qui ne sont plus allés à l’école depuis des années et
même des décennies pour certains. Et cela ne me permets pas de proposer l’école chaque
jour aux élèves.
→ Le sentiment d’être isolé des autres classes et donc le travail en équipe est rendu
plus difficile
→ Pour l’élève, le sentiment d’aller à l’école est amoindri, de manière infra-
consciente, par le fait que ma salle de classe se trouve à l’étage des activités entre la salle
dévolue au coiffeur et la bibliothèque. Il n’a pas le sentiment d’entrer symboliquement et

49
progressivement d’abord dans une école puis dans une classe mais de descendre au sous-
sol, à l’étage des activités puis enfin d’entrer directement en classe.
→ La salle de classe n’est pas aussi sanctuarisée que je le souhaiterais. Elle se situe
juste avant la bibliothèque et comme je ne peux pas refermer la porte de ma classe, lorsque
des détenus se rendent à la bibliothèque, ils interpellent mes élèves pour leur parler ou
tout simplement dire bonjour ce qui perturbe le cours et déconcentre mes élèves de leur
travail.

Par ailleurs, il est important de savoir qu’en prison, l’activité école se distingue
notamment des activités de travail et de formation professionnelle très demandées par les
personnes détenues car celles-ci sont rémunérées. L’école entre donc en concurrence avec
d’autres activités. Ce qui induit que des personnes inscrites à l’école le sont par dépit et
peuvent ne plus revenir en classe sitôt leur inscription au travail ou en formation activée.

4.2.2 Des groupes sans cesse renouvelés

Il existe un très fort turn-over en maison d’arrêt. Cela signifie que les entrées et les
sorties sont incessantes. A cela, plusieurs raisons parmi lesquelles le fait que la durée des
séjours en maison d’arrêt est très variable et peut aller de quelques semaines à deux ans.
Ainsi, chaque semaine, j’accueille une quinzaine de nouveaux élèves et environ autant
arrêtent l’école. Ceux-ci sont libérés, transférés ou bénéficient d’une réduction de peine
ou d’un aménagement de peine ou bien encore intègrent une formation professionnelle
ou sont classés au travail. Ces deux dernières activités étant rémunérées les détenus-
étudiants préfèrent suivre une activité rémunérée plutôt qu’une qui ne l’est pas. Mes
élèves ne savent donc pas à l’avance pour combien de temps ils seront scolarisés. Ils
peuvent aussi ne plus vouloir venir suivre les cours et préférer sortir en promenade.
Concrètement cela a pour incidence qu’à l’instant T, le groupe classe est constitué
d’élèves scolarisés depuis un jour, une semaine, voire plusieurs mois.

Une autre particularité est que des élèves sont régulièrement absents pour cause de parloir
ou de rendez-vous médical. La conséquence de cela est que le groupe classe, d’une séance
à l’autre, n’est jamais exactement constitué des mêmes élèves.

Il n’est pas aisé dans ces conditions de créer une ambiance de classe permettant à
chaque élève qui vient à l’école entre 1h30 à 4h30 par semaine de construire un sentiment
d’appartenance au groupe. Je dois m’efforcer de créer un parcours d’apprentissage

50
personnalisé et adapté à chaque élève et en parallèle proposer des activités qui visent à
favoriser le sentiment d’appartenance au groupe.
S’ajoute à cela le fait que mes élèves arrivent en classe de manière échelonnée sur
une durée d’environ 30 à 45 minutes et que je dois consacrer du temps pour noter les
demandes administratives des élèves comme par exemple des attestations de scolarité ou
des changements de créneaux horaires.

4.3 Des élèves "empêchés"

4.3.1 Les "convocations"

Comme décrit dans la partie 4.1.1, je convoque chaque nouvel élève de deux manières
selon le destinataire :
-pour les surveillants d’étages, je convoque sur le logiciel de gestion des personnes
détenues (GENESIS) les personnes qui ont formulé une demande de scolarisation et qui
sont susceptibles de suivre un enseignement de vingt heures d’enseignement.
Cette convocation est la seule officielle. C’est elle qui théoriquement permet aux
surveillants d’ouvrir après consultation de GENESIS d’ouvrir la porte des cellules aux
détenus inscrits à l’école pour leur permettre de s’y rendre.
-pour le détenu, je l’invite à une première prise de contact sur une fiche papier que
je lui transmets via le surveillant d’activités et les surveillants d’étages. (Annexe 4)
Cette convocation n’est pas obligatoire mais elle me parait indispensable pour
responsabiliser la personne qui pourra anticiper son rendez-vous et s’inscrire ainsi dans
un processus social valorisant.
Cette convocation pourra lui permettre de mettre le drapeau c’est-à-dire glisser un papier
par l’embrasure de la porte pour indiquer aux surveillants qu’elle doit se rendre à un
rendez-vous.

Mais très souvent, des détenus m’écrivent pour me dire qu’ils ont reçu leur convocation
une fois l’heure du rendez-vous passée ou ne viennent tout simplement pas au rendez-
vous. Peut-être ont-ils préféré sortir en promenade ou peut-être n’ont-ils pas eu
l’information tout simplement. Je n’ai aucun moyen de le savoir.

51
Extrait d’un verbatim entre Arthur, surveillant d’activité, et moi-même
Mardi 20 novembre 8h25

J’arrive au sous-sol. Après les salutations, Arthur le surveillant d’activités me dit :


« Ce matin, t’auras personne du premier étage.
-Ah bon ! Pourquoi ?
-Fais-moi confiance, tu n’auras personne. Ecoute, je fais mon boulot mais je ne
peux pas faire celui des autres. »

Je comprends à demi-mot ce qu’Arthur veut me dire. Il connait les surveillants affectés


aux étages des cellules et il prédit que certains n’ouvriront pas les cellules ne permettant
pas alors aux détenus de venir en classe. Cela semble être une fatalité. Si la chance n’est
pas avec moi ma classe sera quasiment vide. Je suis révolté contre cet état de fait mais je
n’ai aucun moyen de changer cela. J’en ai discuté bien des fois avec l’officier responsable
du bâtiment mais rien ne change sur le long terme.

J’analyse cette réalité quotidienne contre laquelle je ne peux rien faire à la lumière de ce
qu’écrit FEBRER(2011) à propos de l’organisation prison. Chaque membre rempli son
propre rôle. Le mien est d’enseigner mais celui des surveillants est de surveiller. De
nombreuses tâches leur incombent. Ils doivent ainsi gérer les déplacements promenades,
les rendez-vous imposés (parloir, psychologue etc.). Ils n’ont pas que les élèves-détenus
à gérer. De plus ils doivent souvent faire face à des situations imprévues.

Je regrette que certains élèves déclarent être empêchés de venir en classe mais il est
possible que cela se passe parfois comme l’explique FEBRER (2011). Le détenu peut ne
pas avoir envie de venir en classe et anticiper la réaction du surveillant en faisant exprès
de ne pas être prêt, à l’heure prévue, et ainsi se voir refusé l’accès à l’école. Le surveillant
lui referme la porte en arguant qu’il aurait dû être prêt. Il me communiquera sans doute
que l’élève a refusé de venir en classe. Cela fait partie du cloisonnement de l’organisation
prison. Je n’ai aucun moyen d’intervenir auprès des surveillants d’étages.

Un autre motif d’absence est la convocation remise tardivement au détenu.


Je reçois le jeudi 13 décembre le courrier de Monsieur E. Il m’écrit qu’il n’a pas pu venir
pour la première prise de contact car il me dit ne pas avoir reçu la convocation à temps.
Il m’indique l’avoir reçue à 10h00 pour un rendez-vous donné à 8h30.

52
Cet homme a réussi à me faire parvenir le motif de son absence et j’ai ainsi pu lui redonner
un autre rendez-vous qu’il honorera deux semaines plus tard.

Là encore, cet aspect montre la difficulté de communiquer en prison. Cela s’explique par
les contraintes liées à la sécurité. Il pourrait sembler plus efficace que je puisse remettre
en main propre chaque courrier directement à la personne. Mais ceci est impossible.

Hormis lorsque je les rencontre physiquement en classe, je ne peux communiquer avec


les détenus que par courrier-papier. C’est notamment le cas lors de la première

53
convocation. (Annexe 7) Ce courrier passe par au moins deux surveillants avant d’arriver
au détenu. Cette transmission augmente les délais et les risques de non distribution. Ceci
explique que certains reçoivent leur convocation après l’heure du rendez-vous. Cela
accroit ainsi la difficulté pour un étudiant d’être scolarisé ainsi que le sentiment qu’on
l’empêche de suivre une activité.

D’autres élèves arrivent en retard ou ne voient pas leur porte de cellule s’ouvrir. Ainsi
Messieurs Olivier, Saïd et Aumont. dont je retranscris ici les paroles.

Extrait d’un verbatim de MM. Olivier et Saïd, élèves


Jeudi 4 avril 15h48
Messieurs Olivier et Saïd, arrivent ensemble en classe à 15h48 pour un cours qui
normalement débute à 15h. Monsieur Olivier me dit « Désolé, on est dans la même
cellule. On a mis le drapeau à 14h40. On vient juste de nous ouvrir. »

Extrait d’un verbatim de M. Aumont, élève


Lundi 8 avril 9h12
Monsieur Aumont arrive à 9h12 au lieu de 8h30.
« Le surveillant m’a dit que je n’étais pas sur la liste. »me dit-il.
Après vérification il y figure bien.

Ces situations, loin d’être exceptionnelles, sont quotidiennes. (Annexe 8, 9)


Par ce constat je ne critique bien évidemment pas le travail des surveillants dont je ne
connais qu’une toute petite partie du travail. Je ne monte jamais dans les étages et ne suis
jamais présent lors de l’ouverture des portes. Et je sais qu’ils sont très souvent débordés
et qu’ils doivent gérer plusieurs choses en même temps et ainsi se trouver dans
l’impossibilité d’ouvrir la porte des cellules de mes élèves à temps.

Cependant, je m’interroge sur le ressenti du détenu vis-à-vis l’école et vis-à-vis de de lui-


même. Il peut penser que l’école est de peu d’importance car s’il en allait autrement tout
serait fait pour lui permettre d’être en classe. Il peut également penser qu’on lui en veut
particulièrement et qu’on l’empêche de suivre une activité dans le but de lui nuire. Sa
compétence sociale est alors atteinte.

Quoiqu’il en soit je ne peux pas m’empêcher de penser que certains surveillants


considèrent que l’enseignement est une source de travail supplémentaire (FEBRER,
2011) qui implique de gérer des mouvements (déplacements de détenus).
54
D’autre part, je me pose la question de la question de l’estime de soi du détenu. Comment
peut-il (re)prendre confiance en lui s’il se sent ainsi déconsidéré ?

4.3.2 Des élèves interdits de venir en classe

Extrait d’un verbatim entre M. Bertrand, élève, Arthur, surveillant, et moi-même


Jeudi 18 avril 15h10
Monsieur Bertrand. qui se rend à la bibliothèque s’arrête et entre dans la classe
très contrarié.
« Bonjour Monsieur Guillemet. J’ai pas pu venir à une heure et demie… Ils m’ont
pas ouvert.
-Ne vous inquiétez pas. Je suis au courant. Monsieur Astier, votre co. m’a informé
tout à l’heure. »
J’entends alors Arthur, le surveillant d’activité, lui crier de sortir de la classe puis
entrer très énervé.
« Allez ! Maintenant tu dégages ! Sors ! »
Je sens Monsieur Bertrand à bout et très remonté contre quelque chose de très
injuste à ses yeux.
« Non je sortirai pas maintenant ! Je parle au prof ! hurle-t-il
-Tu parles à personne ! Tu dégages ! Tu vas à la bibliothèque ! »

Le surveillant bouscule alors Monsieur Bertrand et le pousse dans le couloir.


A ce moment trois surveillants arrivent et l’attrapent, l’encadrent et le font revenir
vers la sortie. Les surveillants crient ! Monsieur Bertrand hurle ! Mes sept élèves
se regardent ! Certains restent silencieux, d’autres ricanent. Je me dis qu’ils
doivent être habitués à cette violence. Cela leur fait un spectacle. Je sens Monsieur
Astier indigné par ce qu’il vient d’arriver à son codétenu. D’ailleurs une vive
tension apparaîtra entre lui et un jeune homme de 18 ans qui donne raison au
surveillant. « Il est sympa Arthur ! Il devait sortir quand Arthur lui a demandé. Tu
fais ce qu’Arthur te dit de faire »

La fin du cours sera difficile et très tendue.

En remontant les surveillants sont dans le bureau. J’entre pour expliquer mon
point de vue sur l’incident. Je sais que je marche sur des œufs. J’explique le motif
de l’entrée dans la classe de Monsieur Bertrand qui voulait m’informer qu’il avait

55
été « empêché » de venir en et ne voulait surtout pas être supprimé de la liste des
inscrits. Je comprends que toute explication est peine perdue.
L’officier me demande de le supprimer des listes de l’école et Arthur, le surveillant
d’activité me dit : « De toute façon, même s’il est sur la liste il ne franchira pas la
grille ! »

J’apprendrai plus tard que Monsieur Bertrand a été placé au quartier à l’isolement,
suite à cet incident, par mesure disciplinaire parce qu’il a insulté le chef de
détention en remontant vers les étages. L’école est terminée au moins pendant un
temps pour ce détenu.

Les paroles de Georges LECAUDEY , instituteur puis RLE cité par


(FEBRER,2011 p18) prennent ici tout leur sens : « Les enseignants doivent
comprendre qu’en prison c’est l’école qui est construite autour de la prison et non
la prison autour de l’école. […] vous ne pouvez pas régenter la prison en fonction
de votre population scolaire. » L’enseignant doit composer avec l’autorité
carcérale, même en cas de désaccord. Dans ce cas précis, après discussion avec les
surveillants, Monsieur B. sera à nouveau scolarisé quelques semaines plus tard.

4.4 Les possibles de "l’école"

4.4.1 L’école : une machine à réduire les peines ?

Extrait d’un verbatim entre M. Bonnet, élève et moi-même


« Prof, vous pouvez me faire une attestation ? me demande Monsieur Bonnet.
-Pas de problème. Je vous la remets en main propre au prochain cours ou je la
donne à votre CPIP ?»
-Non vous me la donnez en main propre s’il vous plaît. Je lui fais pas confiance à
ma CPIP. Ça fait trois fois que je lui écris et j’lai toujours pas vue. »

Je reçois cette demande quotidiennement. Ce court dialogue est très représentatif d’une
fonction singulière de l’école en prison. Celle-ci en effet est un moyen pour la personne
placée sous main de justice de voir sa peine réduite.

La scolarisation permet à chaque détenu scolarisé de prétendre à des remises de peine


supplémentaires. Elle est attestée par un document généré par le logiciel de gestion des
personnes détenues (GENESIS) que je complète en précisant la date d’inscription ainsi

56
qu’un commentaire sur l’assiduité et l’investissement. Je la remets ensuite, soit au
Conseiller pénitentiaire (CPIP), soit au détenu lui-même. Le Juge d’Application des
Peines (JAP) utilise ce document pour évaluer, lors d’une Commission d’Aménagement
de Peine (CAP), l’investissement consenti de la personne dans les différentes activités
dont l’école fait partie. Ainsi aller à l’école peut, en théorie, réduire la peine jusqu’à sept
jours par mois d’incarcération.
L’école peut ainsi parfois devenir une machine à réduction de peines.

« Demandez l’école, vous aurez des RPS », « Pourquoi vous voulez arrêter
l’école ? Vous allez perdre des RPS » sont des phrases souvent entendues dans la
bouche de surveillants.

L’école est ici un moyen de pression utilisé par l’administration pénitentiaire pour
engager le détenu dans une activité.
Mais cela pose clairement la mission de l’enseignement en prison qui selon les textes
institutionnels est « de permettre à la personne détenue de se doter des compétences
nécessaires pour se réinsérer dans la vie sociale et professionnelle » (Circulaire
d'orientation Education nationale/Administration pénitentiaire (8/12/2011)).

On peut alors se demander si toutes les personnes qui formulent une demande
d’inscription à l’école le font pour les bonnes raisons, c’est-à-dire celles prescrites par
l’institution ou bien avec l’unique objectif de sortir plus tôt. Combien de demandes
formulées uniquement par stratégie ? Difficile à dire. Mais peu importe, le défi, pour
l’enseignant, comme le rappelle FEBRER (2011), est de saisir cette « opportunité
d’apprentissage » et de « trouver les moyens de l’expliciter et de la rendre lisible. »
Quelles que soient les motivations, toute demande de scolarisation doit être considérée
comme une opportunité de contribuer à la réinsertion en utilisant des situations
pédagogiques, des relations interpersonnelles valorisantes et humaines.

4.4.2 Un regard pas toujours bienveillant

Extrait d’un verbatim de Pierre, surveillant


Jeudi 22 novembre 8h20
J’arrive au sous-sol dans le sas des activités. Aujourd’hui c’est Pierre qui
m’accueille. Il remplace Arthur qui est malade.
« Je t’appelle tes voyous » me dit-il.

57
Bien sûr je sais que mes élèves, en principe condamnés, ont tous commis un acte
délictueux. Cependant le terme voyou utilisé par ce surveillant me choque. Pour moi ce
sont des élèves, des étudiants, des stagiaires, des apprenants, mais en aucune façon des
voyous. J’ignore les motifs de leur incarcération et je ne tiens pas à les connaître.
Comment peut s’effectuer le pari d’éducabilité si je les "considère" en fonction des actes
qu’ils ont commis ?

Cette autre remarque d’un surveillant lors d’une discussion informelle dans l’ascenseur
du bâtiment administratif est encore plus violente.

Extrait d’un verbatim de Paul, surveillant


Vendredi 14 septembre
« Tu sais, tu arriveras peut-être à en sauver un dans toute ta carrière. C’est des
cafards, des cancrelats je te dis. Y a rien à en tirer. »

Cette réflexion me choque. Elle est tellement définitive, tellement caricaturale et


tellement cynique que je commence par la rejeter en bloc. Ce point de vue qui n’est
cependant pas partagé par tous les personnels pénitentiaires me pousse à chercher les
raisons de cette opinion si tranchée.

Je me penche alors sur les travaux de BENGUIGUI, CHAUVENET et ORLIC (1994) qui
ont travaillé sur les différentes missions des surveillants. Ils nous disent que la mission
essentielle des surveillants est une mission de sécurité « assurer la garde et l’entretien des
détenus et veiller à la sécurité des prisons. » Celle des enseignants en prison est de
contribuer via la formation à la réinsertion des personnes. Nos missions sont
complémentaires, mais d’une certaine manière, contradictoires.

J’émets une autre hypothèse explicative. Les surveillants connaissent les motifs
d’incarcération et les condamnations antérieures des détenus contrairement à moi. En
effet, je n’ai pas accès aux fiches pénales et par choix pédagogique je tiens à en savoir le
moins possible sur leurs affaires de peur de dénaturer le pari d’éducabilité. Celle-ci
« interdit d'obturer définitivement son avenir en le condamnant à n'en faire qu'une
duplication de son passé ; elle laisse ouverte la possibilité d'un changement, d'une réussite,
d'une rédemption, dont nous savons bien, dans le registre de l'humain, qu'ils peuvent
toujours advenir. ». (MEIRIEU)

58
D’une manière caricaturale l’enseignant parie sur le changement de la personne et donc
sur sa réinsertion, le surveillant la garde pour ce qu’elle a fait. Ces deux points de vue
dépendraient ainsi de la mission du professionnel.

4.4.3 Une compétence sociale à restaurer

1er Extrait d’un verbatim entre M. Bensaïd, élève, et moi-même (Annexe 10 et 11)
Lundi 18 mars 15h
J’accueille des personnes nouvellement inscrites à l’ULE pour une première
prise de contact.

Monsieur Bensaïd entre dans la classe en même temps que cinq autres personnes ;
quatre personnes sont déjà installées autour des tables disposées en grand îlot. Je
salue chacun des nouveaux arrivants et m’adresse à Monsieur Bensaïd en le priant
de bien vouloir m’excuser pour le lundi précédent. En raison d’une mauvaise
manipulation de ma part sur le logiciel de gestion des déplacements de la prison,
GENESIS, il n’a pas pu arriver jusqu’à l’école. Il s’est fait refouler par le
surveillant d’activité qui gère les activités du sous-sol dont l’école fait partie. Il
me répond « C’est pas grave » mais je le sens agacé.
Au bout de 10 minutes, Monsieur Bensaïd se lève et vient me trouver à mon bureau.
Il est agité.
« Voilà ! Là, y faut que je sorte. J’ai besoin de récupérer du tabac
-Vous ne pouvez pas sortir. Le surveillant d’activité ne vous laissera pas remonter.
-S’il vous plaît j’ai vraiment besoin de fumer. J’deviens fou. Et puis vous me devez
bien ça ! Vous vous êtes trompé la semaine dernière.
-Si vous remontez le surveillant me demandera de vous désinscrire.
-Quoi !! me crie-t-il très énervé. Vous me dites que je serai désinscrit alors que la
semaine dernière c’était votre faute ! On veut me rendre fou ici ! On me balade !
Ça fait un an que j’étais à l’école en MA1 et on m’a dit que j’étais sur liste
d’attente en Anglais. Et toujours rien ! »
Je le prie de m’excuser mais je ne pouvais pas savoir qu’il avait été inscrit en MA1
avant d’être transféré en MA2.
Je regarde sa fiche de renseignements et je vois qu’il souhaite suivre les cours
d’anglais.

59
Je l’informe que ce n’est pas moi qui dispense ces cours, ce sont des enseignants
vacataires et je lui indique qu’il y a beaucoup de demandes en Anglais et qu’il
serait sans doute sur liste d’attente.
Monsieur Bensaïd entre alors dans une fureur noire.
« Casse les couilles !! Vous me dîtes que vous allez me mettre sur liste d’attente.
C’est bon là !! Je remonte ! »
Je comprends que quoi que je dise, je ne parviendrai pas à apaiser Monsieur
Bensaïd.
Il tourne les talons et sort de la salle de classe en se dirigeant vers le bureau des
surveillants.
J’entends qu’il discute avec l’officier et le chef de bâtiment qui tentent de le
raisonner.
« Restez !! Si vous remontez vous serez désinscrit de l’école et vous n’aurez pas
vos RPS (Remises de Peine Supplémentaires).
-C’est pas grave ! Ça casse les couilles ! J’m’en fou des RPS ! »
J’entends la porte se déverrouiller puis se verrouiller. Je comprends que Monsieur
Bensaïd est remonté. Parviendra-t-il à récupérer son tabac ?

En remontant à mon bureau en zone administrative je vérifie l’historique de Monsieur


Bensaïd. Il a été convoqué en MA1 il y a plus neuf mois et il a rencontré ma collègue qui
ne travaille plus au Centre Pénitentiaire aujourd’hui. Elle a très certainement dû l’inscrire
sur la liste d’attente des cours d’anglais mais comme c’était la fin de l’année scolaire il
n’a jamais été appelé. Avec la nouvelle année scolaire 2018-2019, sa demande ne s’est
pas automatiquement renouvelée. Le logiciel utilisé par l’administration pénitentiaire
GENESIS que nous utilisons aussi pour gérer les élèves fonctionne par modules calés sur
l’année scolaire. Il a donc disparu des listes de l’école en juillet 2018 à la fin de l’année
scolaire. Ensuite il a été transféré en MA2 en étant persuadé qu’il était toujours sur liste
d’attente. Il aurait dû formuler une nouvelle demande au mois de septembre 2018 pour
figurer à nouveau sur la liste des scolarisés.
Je suis très touché par cette altercation qui me semble représentative d’interrelations
négatives entre les détenus et les personnes, dont je fais partie, impliquées dans leur
réinsertion.

Dix jours plus tard, Monsieur Bensaïd qui se rend à la bibliothèque s’arrête devant le seuil
de la classe et demande à me parler. Je l’invite à entrer.

60
2ème Extrait d’un verbatim entre M. Bensaïd, élève, et moi-même
Vendredi 29 mars 9h15
-Bonjour Monsieur Guillemet
-Bonjour Monsieur Bensaïd.
-Je viens vous voir parce que je ne me suis pas bien comporté la dernière fois et
je tiens à m’excuser.
-Ecoutez, j’apprécie votre démarche…
-J’étais vraiment pas bien la dernière fois. J’avais les nerfs. J’étais en train de
changer de cellule et j’avais les nerfs. J’avais pas fumé et j’étais à cran.
-Ecoutez ! L’école doit être un lieu de sérénité. Vous devez pouvoir vous y sentir
bien ! Détendu !
-Oui ! Je sais ! C’est moi ! J’ai déconné et s’il vous plaît, excusez-moi encore !
J’aurais pas dû venir dans cet état. Vous savez j’ai vraiment envie de changer. »

Le sentiment d’aider un homme à devenir l’homme qu’il souhaite devenir m’envahit à ce


moment-là.

3ème Extrait d’un verbatim entre M. Bensaïd, élève, et moi-même


En repassant devant la classe 15 min plus tard, Monsieur Bensaïd me dit en levant
le pouce.
« Bonne après-midi, Prof ! »

Monsieur Bensaïd. le dit très bien, il tente de reprendre le contrôle de lui-même. Il subit
les effets psychologiques de l’incarcération avec notamment une perte de contrôle de son
environnement et du choix de ses actions. (COOKE, BALDWIN, HOWISON, 1990).

De plus, comme 80 % de détenus, Monsieur Bensaïd fume des cigarettes et comme plus
du tiers d’entre eux il déclare être dépendant au cannabis (CHÉNÉ, 1994). Cette situation
de sevrage à des substances addictives comme peuvent l’être le tabac ou le cannabis dans
un environnement fortement anxiogène est un facteur qui accentue une compétence
sociale dégradée. (DUTRENIT,2005).

Lorsqu’il arrive lors de notre premier entretien le 18 mars et que je lui propose de refaire
ce qu’il a fait neuf mois auparavant, c’est-à-dire de reprendre le processus de scolarisation
à zéro il se met en colère. Essayons d’analyser et de discuter cette réaction au regard du
concept de la compétence sociale développé par DUTRENIT (2005).

61
Monsieur Bensaïd. déclare vouloir « changer, arrêter les conneries » pour s’insérer dans
la société. Il investit l’école comme étant un outil de ce changement. Ses attentes vis-à-
vis de moi sont grandes. Or je commence par une erreur de manipulation informatique
qui l’empêche de descendre à l’école et ensuite je lui propose de revenir au début du
processus de scolarisation entamé il y a neuf mois. Sa relation avec l’école, représentée
par l’enseignant est, à juste titre, considérée de son point de vue comme déséquilibrée.
Cet échange emprunte le circuit de réciprocité négative (2) sur le schéma proposé par
DUTRENIT (2005).

L’école ne répond pas à sa demande et lui fait prendre neuf mois de retard. Il ne comprend
pas pourquoi il doit repartir à zéro et reprendre le processus d’inscription au départ. Il
estime que les échanges lui sont défavorables, ce qui est justifié, et cela provoque alors
en lui un sentiment sinon de vengeance, tout au moins de vive colère. Ce sentiment est
accentué par son fort désir de changer de vie.

Le fait de lui présenter mes excuses pour le premier rendez-vous manqué et pour l’erreur
administrative de la seconde convocation, et d’adopter une attitude empathique a
contribué à son retour en classe onze jours plus tard.

62
4.4.4 Une estime de soi à stabiliser

Extrait d’un verbatim entre M. Henri, élève et moi-même


Jeudi 21 mars 15h
Monsieur Henri est un homme d’une quarantaine d’année. Il est toujours très
anxieux et arrive aujourd’hui en classe en même temps que ses pairs. Il me laisse
à peine le temps de le saluer qu’il m’interpelle déjà :
-Je stresse, monsieur, je stresse.
-Pour quelle raison stressez-vous ?
-Je stresse parce que j’ai un rendez-vous avec la Conseillère pénitentiaire (CPIP)
et j’ai peur que le surveillant m’oublie et vienne pas me chercher en classe.
-Détendez-vous Monsieur Henri Si le surveillant vous a pris votre carte de
circulation ça veut dire qu’il sait que vous êtes là. Et puis il vous a ouvert la grille
pour vous faire passer. Il sait donc forcément que vous êtes à l’école. Ne vous
inquiétez pas.
J’appelle le surveillant et lui indique que M. Henri a rendez-vous avec sa CPIP et
qu’il a peur d’être oublié. Il me confirme qu’il est au courant d’un air agacé.
« Ça fait trois fois qu’il me le demande. Faut qu’il arrête ! » me confie-t-il.
Je vois le visage de Monsieur Henri se détendre. Il s’installe à sa table
tranquillement, apparemment apaisé. Monsieur Henri est appelé pour rencontrer
sa CPIP 45 minutes plus tard.

Monsieur Henri est un homme dont l’estime de soi semble très dévaluée. Il pleure souvent
et semble vivre très difficilement la détention. Les autres détenus mais aussi les
surveillants ne supportent plus ses plaintes permanentes. Je sens pourtant chez lui un
grand sentiment d’insécurité psychologique. Il semble par ailleurs être rejeté des autres
détenus et se dévalorise en permanence. Cela fait trois composantes défaillantes sur les
quatre essentielles repérées par DUCLOS (2010).

4.4.3 Le code de la route

Un grand nombre de mes élèves, environ 40 % de mes élèves sont incarcérés pour des
délits routiers. La plupart des personnes concernées sont contraintes de repasser leur
permis de conduire. De plus, certaines personnes incarcérées pour un autre délit ne
possèdent pas le permis. Il me semble pertinent de proposer un accès à des leçons et des
exercices du code de la route sur les ordinateurs de la classe aux personnes dont la date
63
de libération prévue est proche et qui n’ont par ailleurs pas de besoins plus urgents. Ceci
d’autant plus que l’école constitue le seul accès possible au sein de la prison à une
préparation au code de la route.

Demande pour une formation au code de la route

5 Conclusion et perspectives

Cette réflexion met en évidence la complexité du rôle de l’enseignant en milieu carcéral


et plus particulièrement en maison d’arrêt. L’enseignement en prison est situé au carrefour
de deux institutions, l’Administration Pénitentiaire d’une part et l’Education Nationale
d’autre part. Celles-ci fixent de manière conjointe les objectifs de cet enseignement dans
la circulaire du 8 décembre 2011. L’enseignement en milieu pénitentiaire s’inscrit dans
une perspective d’éducation permanente et de formation tout au long de la vie et a pour
missions :
-d'accueillir toutes les demandes de formation avec le même souci d'exigence
et d'ambition ;

64
-de développer à tous les niveaux du parcours de formation une approche
différenciée du public, en soutenant ceux qui en ont le plus besoin ;
-de permettre aux personnes d'acquérir, outre les savoirs fondamentaux, les
repères et références indispensables à l'exercice de la responsabilité et de la
citoyenneté ;
-de préparer les diplômes ou, si besoin, de rechercher les moyens de
validation des acquis les plus pertinents pour chaque personne.

Cependant nous avons vu que cet enseignement est dispensé dans le contexte singulier
très contraignant de l’organisation prison très réglée qui influe grandement son
appréhension. Parmi ces contraintes, on peut citer celles qui sont liées à la sécurité des
détenus et des intervenants comme par exemple les déplacements d’élèves très encadrés,
celles liées aux entrées et sorties permanentes, aux absences incontournables (parloirs,
rendez-vous médicaux), à la concurrence avec d’autres activités (travail, sport, formation
professionnelle, culte), à l’incertitude des temps d’enseignement, ou à une procédure de
scolarisation lourde et rigide.

L’enseignant n’ayant aucune prise sur ces impératifs, il n’a pas d’autre choix que de s’y
soumettre et de s’adapter. Il devra par exemple accepter d’avoir un groupe classe incertain
et sans cesse renouvelé mais aussi comme l’indiquent les textes institutionnels
individualiser son enseignement.

L’enseignant en milieu carcéral est un acteur de l’organisation prison, et à ce titre, il


développe des interrelations avec les élèves-détenus bien sûr mais aussi des
professionnels tels que les surveillants, les membres du SPIP ou la conseillère Pôle
Emploi.

Ma posture professionnelle vis-à-vis des surveillants a évolué au cours de cette recherche.


J’ai pris conscience que la mission sécuritaire qui leur est assignée est contradictoire avec
celle qui vise à la réinsertion comme l’est celle qui m’est assignée. Les surveillants sont
sur le versant sécuritaire et moi, je suis sur le versant réinsertion. Nous avons des objectifs
complémentaires mais parfois difficilement compatibles.
L’analyse de leurs paroles et de leurs réactions au regard de certaines études m’a apporté
des éléments de compréhension. Désormais, j’essaie, par le dialogue de montrer que la
sécurité et la réinsertion ne sont pas forcément incompatibles et qu’en tout cas nous ne
travaillons pas en opposition mais nous collaborons.

65
Ce travail de recherche a également modifié ma posture professionnelle vis-à-vis des
élèves. Tout en restant fidèle aux injonctions institutionnelles je m’autorise à tenir compte
des réalités du terrain. Par exemple lorsque je pense que proposer à un élève de réviser le
code de la route est le plus sûr moyen de lui permettre une réinsertion réussie je lui
propose un enseignement au code même si je ne suis pas moniteur d’auto-école. Je
m’adapte ainsi aux besoins spécifiques de la personne.

Cette recherche m’a également permis de comprendre que des concepts tels que l’estime
de soi, la compétence sociale ou l’acceptation sociale perçue sont déterminants dans
l’efficience des relations interpersonnelles, que ce soit entre l’enseignant et le surveillant
ou l’enseignant et l’élève. Dorénavant, je suis plus exigeant quant à la qualité des liens
que je tisse avec les personnes dans mon cadre professionnel et je prends soin de
construire une identité valorisante de mes élèves mais aussi des professionnels avec
lesquels je travaille.

L’enseignant en milieu carcéral évolue dans un contexte qui n’est pas pensé pour lui et
qui est soumis à de fortes contraintes et de nombreuses incertitudes. Il est contraint de
s’adapter à ces conditions particulières de façon à remplir sa mission. Ce travail de
recherche m’aura permis de réfléchir et d’affirmer mon statut de "spécialiste" en
m’accommodant des particularités liées à ce contexte. Je suis en mesure dorénavant de
faire le pari qu’une valorisation de l’identité associée à une pédagogie des besoins
particuliers peuvent contribuer à une réinsertion réussie.

Je souhaiterais poursuivre ma réflexion avec des élèves condamnés à des peines plus
longues, dans un bâtiment où les mouvements sont plus souples, afin d’observer et
analyser les différences et les invariants qui concernent l’enseignement.

Enfin, j’aimerais interroger les élèves-détenus pour mesurer l’impact de l’école sur leur
détention mais aussi après leur libération.

66
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Documents en ligne

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SALANE, F., Parcours scolaires singuliers et conversion identitaire. L’exemple des
étudiants en prison, Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne],
11 | 2012, mis en ligne le 26 mars 2014, consulté le 08 mai 2019. URL :
http://journals.openedition.org/cres/2254

Mémoire CAPA-SH

JOLY, B., (2012) Comment (re)devenir élève en milieu carcéral ? Académie Nancy –
Metz
REPERTOIRE DES SIGLES

AP : Administration Pénitentiaire
API : Alarme Portative Individuelle
CAP : Commission d’Application de Peine
CD : Centre de Détention
CFG : Certificat de Formation Générale
CP : Centre Pénitentiaire
CPIP : Conseiller Pénitentiaire d’Insertion et de Probation
FLE : Français Langue étrangère
JAP : Juge d’Application des Peines
LPP : Lecture et Population Pénale
MA : Maison d’arrêt
PCI : Poste de Centralisation de l’Information
PIC : Poste d’Information et de Contrôle
QD : Quartier Disciplinaire
QI : Quartier à l’Isolement
RLE : Responsable Local d’Enseignement
RPS : Remise de Peine Supplémentaire
SPIP : Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation
UCSA : Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires
ULE Unité Locale d’Enseignement
UPR : Unité Pédagogique Régionale
ANNEXES

Certaines photographies sont issues d’une plaquette de présentation de la prison éditée à l’initiative de
l’Agence publique pour l’immobilier de la Justice lors de sa construction en 2009.Les autres ont été prises
par moi-même.

Annexe n°1: "De la porte d’entrée principale à l’ULE" (photographies) p1


Annexe n°2 : "jusqu’à la MA2" (photographies) p2
Annexe n°3 : "En classe" (photographies) p3
Annexe n°4 : Invitation papier remise au demandeur p4
Annexe n°5 : Fiche de suivi au centre scolaire p5
Annexe n°6 : Fiche de positionnement (1ère page/4) p6
Annexe n°7 : Demande de scolarisation p7
Annexe n°8 : Courrier d’élève n’ayant pas pu venir en cours p8
Annexe n°9 : Courriers empêchés de venir en classe p 9-12
Annexe n°10 : Courriers de demandes de révision de code de la route p 13
Annexe n°11 : Courrier d’excuse pour un incident arrivé en classe p 14
Annexe n°12 : Courrier de remerciements transfert p 15
Annexe n°13 : Bon de refus rempli par le surveillant d’étage p 16
Annexe n°14: Notes ethnographiques p 17 à 24
Annexe n°1

Vue aérienne du centre pénitentiaire Bâtiment administratif et entrée principale

Entrée principale Sas de l’entrée principale

Unité Locale d’Enseignement (ULE)


lieu des tâches administratives (convocations GENESIS,…), des préparations de cours, des
réunions…

1
Annexe n°2

Porte d’accès en zone de détention "Rue" conduisant à la MA1 et à la MA2 dans


(vue depuis la zone de détention) laquelle se trouve ma classe au sous-sol

Grille d’accès au "carrefour" Porte d’accès à la MA2

2
Annexe n°3

Des élèves engagés dans les


apprentissages

Une activité rituelle pour


remettre en route "la
machine à penser"

Une salle de classe ordinaire malgré les barreaux

3
Annexe n°4

4
Annexe n°5

5
Annexe n°6

6
Annexe n°7

7
Annexe n°8

8
Annexe n° 9

9
10
11
12
Annexe n°10

13
Annexe n°11

14
Annexe n°12

15
Annexe n°13

16
Annexe n°14

17
18
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20
21
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