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PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE

DES RELIGIONS - A PROPOS DU


SYMBOLISME DU ,CENTRE"-
Par MIRCEA ELIADE

C'est en tant qu'historien des religions que j'ai l'honneur


d'être invité à parler dans cette salle; mais je me trouve de-
vant un public qui s'intéresse plutôt à la psychologie, et
avant d'aborder mon sujet j'estime que je vous dois quel-
ques explications sur la méthode que j'entends suivre dans
mes conférences. Ces précisions préliminaires, en apparence
sans relation directe avec mon sujet, me semblent indis-
pensables. Elles ne traiteront pas uniquement d'un pro-
blème méthodologique, mais aussi, et en premier lieu, de la
validité même de notre discipline.
Bien des profanes envient notre vocation, ou, si vous
préférez, notre métier. Quelle occupation plus noble et plus
enrichissante que de fréquenter les grands mystiques de
toutes les religions, de vivre parmi les symboles et les mys-
tères, de lire et comprendre les mythes de toutes les nations?!
Les profanes s'imaginent qu'un historien des religions con-
naît et comprend aussi hien les mythes grecs ou égyptiens,
que le message authentique du Bouddha, ou les mystères
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taoistes, ou les rites secrets d'initiation des sociétésarchaiques.


Peut-être les profanes n'ont-ils pas entièrement tort de nous
imaginer sollicités par les grands et véritables problèmes,
préoccupés à déchiffrer les symboles les plus grandioses et les
mythes les plus complexes et les plus nobles de toute cette
immense documentation que se trouve à notre disposition.
Mais, en fait, nous sommes beaucoup plus modestes et, je
dois ajouter, infiniment plus humbles. Il y a nombre d'histo-
riens des religions, si absorbés par leur propre spécialité,
qu'ils ne connaissent pas beaucoup plus sur les mythes grecs
ou égyptiens, sur le message du Bouddha ou sur les techni-
ques taoïstes ou chamaniques, que n'en connaît un amateur
qui a su orienter ses lectures. La plupart d'entrenous ne con-
naissent bien qu'un pauvre petit secteur de l'immense do-
maine de l'histoire des religions. Malheureusement, même
ce secteur si modeste est, le plus souvent, exploité dans un
sens plutôt extérieur: déchiffrement, édition et traduction
de textes; essais de chronologie et étude d'influences; mono-
graphie historique ou répertoire des monuments, et ainsi de
suite. Travaillant sur un sujet forcément limité, nous avons
le sentiment que nous sacrifions la belle carrière spirituelle
rêvée dans notre jenesse à un devoir de probité scientifique.
Mais, à part quelques heureuses et illustres exceptions,
l'excessive probité scientifique de notre production a fini
par nous aliéner le public cultivé. A part, je le répète, de
très rares exceptions, les historiens des religions ne sont pas
lus hormis le cercle restreint de leurs collègues et disciples.
Le public ne lit plus nos livres, soit parce qu'ils sont trop
techniques, soit parce qu'ils sont ennuyeux, car ils ne présen-
tent aucun intérêt spirituel. A force d'entendre répéter,
comme, par exemple, l'a fait Sir James Frazer, sur quelques
20 000 pages, que tout ce qu'a pensé, imaginé ou désiré
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l'homme des sociétés archaïques, tous ses mythes et ses rites,


tous ses dieux et ses expériences religieuses, ne sont qu'un
amas monstrueux de bêtises, de cruautés et de superstitions,
heureusement abolis par le progrès rationnel de l'homme, à
force d'entendre presque toujours la même chose, le public
a fini par se laisser convaincre et il a cessé de s'intéresser à
l'étude objective de l'histoire des religions. Une partie au
moins de ce public essaie de satisfaire sa légitime curiosité en
lisant de très mauvais livres sur les mystères des Pyramides,
ou les miracles du Yoga, ou les «révélations primordiales ll, ou
l'Atlantide- bref, il s'intéresse à l'effroyable littérature des
dilettants, des néo-spiritualistes ou des pseudo-occultistes.
Jusqu'à un certain point, nous sommes responsables de
cet état des choses. Nous avons voulu à tout prix présenter
une histoire objective des religions, sans nous rendre tou·
jours compte que ce que nous estimions être l'objectivité,
suivait les modes de pensée de notre temps. Nous nous
efforçons, depuis près d'un siècle, de constituer l'histoire des
religions comme une discipline autonome, sans y être par-
venus; car, on le sait hien, l'histoire des religions est encore
confondue avec l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie, la
psychologie religieuse et même avec l'orientalisme. Désirant
à tout prix obtenir le prestige d'une <<scienceJJ, l'histoire des
religions a subi, elle aussi, toutes les crises de l'esprit scien-
tifique moderne: les historiens des religions ont été succes-
!Oivement, et certains d'entre eux continuent de l'être, posi·
tivistes, empiristes, rationalistes ou historicistes. Ce qui plus
est, aucune des «modesJJ qui ont dominé successivement
l'histoire des religions, aucune des explications globales et
générales données au phénomène religieux, n'ont été l'œuvre
d'un historien des religions; elles proviennent d'hypothèses
proposées par d'éminents linguistes, anthropologues, socio-
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logues ou ethnologues, et acceptées, à tour de rôle, par tout


le monde, inclusivement les historiens des religions.
La situation se présente de nos jours de la manière sui-
vante: un progrès considérable dans notre information, pro·
grès obtenu au prix d'une excessive spécialisation et même
d'un sacrifice partiel de notre vocation ( car la plupart des
historiens des religions sont devenus des orientalistes, des
classicistes, des ethnologues, etc.); dépendance des méthodes
élaborées par l'historiographie ou la sociologie modernes
(oubliant pourtant que l'étude historique d'un rite ou d'un
mythe n'est pas exactement la même chose que l'histoire de
tel pays ou la monographie de tel peuple primitif). Bref, on
a négligé ce fait essentiel: que dans l'expression ((histoire des
religions» l'accent ne doit pas tomber sur le mot histoire,
mais sur le mot religion. Car il y a des possibilités multiples
de pratiquer l'histoire - de l'histoire des techniques à l'his·
toire de la pensée humaine -tandis qu'il n'y en a qu'une
d'approcher la religion: c'est de s'attacher aux faits reli·
gieux. Avant de faire l'histoire de quelque chose, il im·
porte de bien comprendre cette chose même, en elle même et
pour elle même. C'est pourquoi il faut signaler ici l'impor·
tance de l'œuvre du professeur Van der Leeuw, qui a tant
fait pour la phénoménologie de la religion, et dont les nom·
breuses et brillantes publications ont suscité auprès du
public cultivé, un renouveau d'intérêt pour l'histoire des
religions en général.
D'une façon indirecte, le même intérêt a été réveillé grâce
aux découvertes faites par la psychanalyse et la psychologie
de profondeur, et en premier lieu par l'œuvre du professeur
Jung. En effet, on n'a pas tardé à remarquer que l'énorme
domaine de l'histoire des religions constituait une mine iné·
puisable de documents de comparaisons avec le comporte·
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ment de la psyché individuelle ou collective, comportement


étudié par les psychologues et les analystes. Comme on le
sait hien, l'utilisation de tels documents socio-religieux de la
part des psychologues n'a pas toujours obtenu l'adhésion
des historiens des religions. Nous examinerons dans un ins-
tant les objections adressées à de telles comparaisons, sou-
vent en effet, trop hardies. Mais, disons-le dès maintenant:
si les historiens des religions avaient approché leur objet
dans une perspective plus spirituelle, s'ils s'étaient efforcés
de pénétrer plus profondément le symbolisme religieux ar-
chalque, nombre d'interprétations psychologiques ou psy-
chanalitiques, qui semblent trop légères aux yeux des spécia-
listes, n'auraient pas été suggérées. Les psychologues ont
trouvé dans nos livres d'excellents matériaux, mais rare·
ment des explications en profondeur - et ils ont été amenés
à compenser cette lacune en se substituant aux historiens
des religions et en avançant des hypothèses globales, parfois
trop hâtivement bâties.
En deux mots, les difficultés que nous avons à surmonter
aujourd'hui sont les suivantes: a) d'une part, ayant opté
pour le prestige d'une historiographie objective, <<scienti-
fique», l'histoire des religions est obligée de faire face aux
objections qu'on peut faire à l'historicisme comme tel; h)
d'autre part, elle est obligée aussi de répondre au «challenge»
que vient de lui lancer la psychologie en général, et en pre-
mier lieu la psychologie de la profondeur, qui, en commen-
çant à travailler directement sur les matériaux historico-
religieux, propose des hypothèses de travail plus heureuses,
plus fertiles ou, en tout cas, plus retentissantes que celles qui
sont courantes chez les historiens des religions.
Pour mieux comprendre ces difficultés, venons au sujet
de notre conférence. Annonçant notre intention de parler
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des rites du Centre et de l'approche rituelle de l'immortalité,


un historien des religions a le droit de nous demander:
qu'est-ce que vous entendez par ces termes? de quels rites
s'agit-il?, de quels peuples et de quelles cultures? de quelle
sorte d'immortalité?! Et l'historien des religions pourra en·
chaîner: car, vous le savez, l'époque de Tylor, de Mannhardt
et de Frazer est révolue; on n'a plus le droit, aujourd'hui, de
parler des mythes et des rites ccen général», de l'unité des
réactions de l'homme primitif à l'égard de la Nature. Ces
généralités-là sont des abstractions, comme celle de l'cc homme
primitif» en général. Ce qui est concret, c'est le phénomène
religieux manifesté dans l'histoire et à travers l'histoire. Et,
du simple fait qu'il s'est manifesté dans l'histoire, il est limi·
té, il est conditionné par l'histoire. Quel sens pourrait donc
avoir dans l'histoire des religions une formule comme: l'ap·
proche rituelle de l'immortalité?! Il faut immédiatement
préciser de quelle immortalité il est question. Car, à priori,
on n'est pas sûr que l'humanité, dans son ensemble, ait eu,
spontanément, l'intuition ou même le désir de l'immortalité.
Et vous parlez des <crites du centre». A-t-on le droit de le
faire, en tant qu'historien des religions? Peut-on généraliser
si légèrement? Il faudrait plutôt commencer par se deman·
der: dans quelle culture et à la suite de quels événements
historiques s'est cristalisé la notion religieuse du cc Centre» ou
celle de l'immortalité?! Comment s'intègrent et se justifient
ces notions dans le système organique de telle ou telle cul·
ture? Comment se sont-elles diffusées et à travers quels
peuples? Après avoir posé toutes ces questions préliminaires,
on aura le droit de généraliser et de systématiser, de parler,
en général, des rites d'immortalité ou de rites du Centre.
Autrement, on fait de la psychologie ou de la philosophie,
voire de la théologie - mais pas de l'histoire des religions.
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J'estime que toutes ces objections sont justifiées, et, en


tant qu'historien des religions, j'entends en tenir compte.
Mais je ne crois pas qu'elles soient insurmontables. Je sais
très hien que nous avons affaire à des phénomènes religieux
et, du simple fait qu'ils sont phénomènes, c'est-à-dire se
manifestent, se révèlent à nous, ils sont frappés comme une
médaille par le moment historique qui les a vu naître. Il
n'existe pas de fait religieux << pun1, en dehors de l'histoire, en
dehors du temps. Le plus noble message religieux, la plus
universelle des expériences mystiques, le comportement
le plus généralement humain - comme, p. ex., la crainte re-
ligieuse, le rite, la prière - se singularisent et se délimitent
dès qu'ils se manifestent. Quand le Fils de Dieu s'incarna et
devint le Christ, il dut parler l'araméen; il ne pouvait se com-
porter que comme un hébreu de son temps - et non pas
comme un yogî, un taoiste ou un chaman. Son message re-
ligieux, quelque universel qu'il fût, était conditionné par
l'histoire passée et contemporaine du peuple hébreu. Si le
Fils de Dieu était né aux Indes, son message oral aurait dû
se conformer à la structure des langues indiennes et à la tra-
dition historique et proto-historique de ce conglomérat de
peuples.
On reconnaît bien dans cette prise de position tout le pro-
grès spéculatif qu'on a fait depuis Kant- qu'on doit consi-
dérer comme un précurseur de l'historicisme -jusqu'aux
derniers philosophes historicistes ou existentialistes. L'homme
en tant qu'être historique, concret, authentique - est <<en
situation». Son existence authentique se réalise dans l'his-
toire, dans le temps, dans son temps- qui n'est pas celui
de son père. Ce n'est pas non plus le temps de ses contempo-
rains d'un autre continent ou même d'un autre pays. Dans
ce cas, comment avoir le droit de parler du comportement
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de l'homme en général? Cet homme en général n'est qu'une


abstraction. Il existe grâce à un malentendu, dû à l'imper·
fection de notre langage.
Ce n'est pas ici le lieu d'aborder la critique philosophique
de l'historicisme et de l'existentialisme historiciste. Cette
critique a d'aüleurs été faite, et par des auteurs plus com·
pétents que nous. Remarquons en passant que le condition·
nement historique de la vie spirituelle humaine reprend, sur
un autre niveau et avec d'autres moyens dialectiques, les
théories aujourd'hui un peu périmées des conditionnements
géographiques, économiques, sociaux, voire même physiolo-
giques. Tout le monde est d'accord qu'un fait spirituel, étant
un fait humain, est forcément conditionné par tout ce qui
concourt à faire un homme, de l'anatomie et la physiologie,
jusqu'au langage. En d'autres termes, un fait spirituel pré·
suppose l'être humain intégral, c'est-à-dire et l'entité phy·
siologique, et l'homme social, et l'homme économique, et
ainsi de suite. Mais tous ces conditionnements n'arrivent pas
à épuiser, à eux seuls, la vie spirituelle.
Ce qui distingue l'historien des religions d'un historien
tout simple, c'est qu'il a affaire à des faits qui, hien qu'histo·
riques, révèlent un comportement qui dépasse de beaucoup
les comportements historiques de l'être humain. S'il est vrai
que l'homme se trouve toujours «en situation», cette situa·
tion n'est pas pour autant toujours historique, c'est-à·
dire conditionnée uniquement par le moment historique con·
temporain. L'homme intégral connaît d'autres situations
aussi en plus de sa condition historique; il connaît, p.ex.,
l'état de rêve, ou de rêve éveillé, ou de mélancolie et de dé·
tachement, ou de béatitude esthétique, ou d'évasion, etc.-
et tous ces états ne sont pas <<historiques», bien qu'ils soient
aussi authentiques et aussi importants pour l'existence hu·
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maine que sa situation historique. L'homme connaît, d'ail-


leurs, plusieurs rythmes temporels, et non pas uniquement
le temps historique, c'est-à-dire son temps à lui, la contem-
poranéité historique. Il lui suffit d'écouter de la bonne mu-
sique, ou de tomber amoureux, ou de prier - pour sortir du
présent historique et de réintégrer l'éternel présent de l'a-
mour et de la religion. Il lui suffit même d'ouvrir un roman
ou d'assister à un spectacle dramatique pour qu'il retrouve
un autre rythme temporel, ce qu'on pourrait appeler le
temps contracté et qui, en tout cas, n'est pas celui du temps
historique. On a trop vite conclu que l'authenticité d'une
existence dépend uniquement de la conscience de sa propre
historicité. Cette conscience historique joue un rôle assez
modeste dans la conscience humaine, pour ne rien dire des
zones de l'inconscient et du subconscient qui, elles aussi,
appartiennent à l'être humain intégral. Plus une conscience
est éveillée, plus elle dépasse sa propre historicité. Nous
n'avons qu'à nous rappeler les mystiques et les sages de tous
les temps, et en premier lieu ceux de l'Orient.

Il

Mais laissons de côté les objections qu'on pourrait appor-


ter à l'historicisme et à l'existentialisme historiciste, et
revenons à notre problème, c'est-à-dire aux dilemmes de
l'historien des religions. Celui-ci, disions nous, oublie trop
souvent qu'il a affaire à un comportement humain archarque
et intégral, et que par conséquent son rôle ne devrait pas
se réduire à l'enregistrement des manifestations historiques
de ce comportement; il devrait s'appliquer aussi à pénétrer
plus profondément ses significations et ses articulations.
256 MIRCEA ELIADE

Prenons un seul exemple: on sait maintenant que certains


mythes et symboles ont circulé à travers le monde diffusés
par certains types de culture; c'est-à-dire, que ces mythes et
ces symboles ne sont pas pour autant des découvertes spon-
tanées de l'homme archaïque, mais des créations d'un com-
plexe culturel bien délimité, élaboré et véhiculé par cer-
taines sociétés humaines; de telles créations ont été diffusées
très loin de leur foyer originel et ont été assimilées par des
peuples et sociétés qui autrement ne les auraient pas con-
nues.
Je crois que, en étudiant aussi rigoureusement que pos-
sible les relations entre certains complexes religieux et cer·
taines formes de culture, et en précisant les étapes de la diffu·
sion de ces complexes, l'ethnologue a le droit de se déclarer
satisfait des résultats de ses recherches. Mais ce ne serait
point le cas de l'historien des religions: les résultats de
l'ethnologie une fois acceptés et intégrés, celui-ci doit se
poser d'autres problèmes aussi: pourquoi tel mythe ou tel
symbole ont pu être diffusés? Que révélaient-ils? Pourquoi
certains détails - même très importants - se perdent-ils
durant la diffusion, tandis que d'autres survivent toujours?!
En fin de compte: à quoi répondent ces mythes et ces sym-
boles pour avoir eu une telle diffusion? Il ne faut pas ahan•
donner ces questions aux psychologues, aux sociologues et
aux philosophes, car nul, pour les résoudre, n'est mieux pré·
paré que l'historien des religions.
Il suffit de se donner la peine d'étudier le problème pour
constater que, diffusés ou découverts spontanément, les
symboles, les mythes et les rites révèlent toujours une
situation-limite de l'homme, et non pas uniquement une
situation historique; c'est-à-dire, la situation que l'homme
découvre en prenant conscience de sa place dans l'Univers.
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 257

C'est surtout en éclairant ces situations-limites que l'histo-


rien des religions remplit sa tâche et rejoint les recherches de
la psychologie de profondeur et même de la philosophie. Cette
étude est possible et elle est d'ailleurs déjà commencée. En
attirant l'attention sur la survivance des symboles et thèmes
mythiques dans la psyché de l'homme moderne, en montrant
que la redécouverte spontanée des archétypes du symbo-
lisme archaïque est chose commune chez tous les humains,
sans différence de race et de milieu historique, la psycholo-
gie de la profondeur a délivré l'historien des religions de ses
dernières hésitations. Nous donnerons dans un instant quel-
ques exemples de redécouverte spontanée d'un symbolisme
archaïque, et on verra ce qu'ils peuvent enseigner à un his-
torien des religions.
Mais on voit déjà quelles perspectives s'ouvriraient devant
l'histoire des religions si elle savait profiter de toutes ses
propres découvertes et de celles de l'ethnologie, de la sociolo-
logie et de la psychologie de profondeur. Si l'on envisage
l'étude de l'homme non seulement en tant qu'être historique,
mais aussi en tant que symbole vivant, l'histoire des reli-
gions pourrait devenir, qu'on nous excuse le mot, une méta-
psychanalyse. Car elle aura comme résultat un réveil et une
reprise de conscience des symboles et des archétypes ar-
chaïques, vivants ou fossilisés dans les traditions religieuses
de l'humanité entière. Nous avons risqué le terme: méta-
psychanalyse, puisqu'il sera question d'une technique plus
spirituelle, s'appliquant plutôt à éclaircir le contenu théo-
rique des symboles et des archétypes, à rendre transparent
et cohérent ce qui est «allusif,,, cryptique ou fragmentaire.
On pourra aussi hien parler d'une nouvelle maïeutique; car,
tout comme Socrate, d'après Théétète (149 A sq., 161 E),
accouchait l'esprit des pensées qu'il contenait sans le savoir

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258 MIRCEA ELIADE

- l'histoire des religions pourrait accoucher d'un homme


nouveau, plus authentique et plus complet, car, à travers
l'étude des traditions religieuses, l'homme moderne retrou-
vera non seulement un comportement archaïque, mais aussi
il prendra conscience de la richesse spirituelle qu'implique
un tel comportement.
Cette maïeutique réalisée à l'aide du symbolisme religieux
contribuera aussi à délivrer l'homme moderne de son pro·
vincialisme culturel et surtout du relativisme historiciste et
existentialiste. Car, on le verra hien, l'homme s'oppose à
l'histoire même quand il s'applique à la faire, même quand
il prétend n'être rien d'autre que <<histoire». Et dans la me·
sure où l'homme dépasse son moment historique et donne
libre cours à son désir de revivre les archétypes, il se réalise
comme un être intégral, universel. Dans la mesure où il
s'oppose à l'histoire, l'homme moderne retrouve les positions
archétypales. Même son sommeil, même ses tendances or·
giastiques sont chargées d'une signification spirituelle. Par
le simple fait qu'il retrouve au cœur de son être les rythmes
cosmiques -l'alternance jour et nuit, par exemple, ou hiver·
été- il parvient à une connaissance plus totale de son destin
et de sa signification.
C'est toujours à l'aide de l'histoire des religions que l'homme
moderne pourrait retrouver le symbolisme de son corps, qui
est un anthropo-cosmos. Ce que les diverses techniques de
l'imagination, et spécialement les techniques poétiques, ont
réalisé à ce propos, n'est presque rien auprès de ce que
pourrait révéler l'histoire des religions. Toutes ces données
existent encore, même chez l'hommemoderne;ils'agitseule·
ment de les ranimer et de les élever à la conscience. En re·
prenant conscience de son propre symbolisme anthropocos·
mique- qui n'est qu'une variante du symbolisme archaïque
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 259

-l'homme moderne obtiendra une nouvelle dimension exis-


tentielle, totalement ignorée par l'existentialisme et l'histo-
ricisme actuel: c'est un mode d'être authentique et majeur,
qui le défend du nihilisme et du relativisme historiciste sans
pour autant le soustraire à l'histoire. Car l'histoire elle-même
pourrait un jour trouver son véritable sens: celui d'épipha-
nie d'une condition humaine glorieuse et absolue. Il suffit de
nous rappeler la valorisation que le judéo-christianisme a
donné à l'existence historique, pour nous rendre compte
comment et dans quel sens l'histoire pourrait devenir «glo-
rieuse)) et même ccabsolue)).
Evidemment, on ne saurait prétendre que l'étude raisonnée
de l'histoire des religions doive ou puisse se substituer à
l'expérience religieuse elle-même, et moins encore à l'expé-
rience de la foi. Mais, même pour une conscience chrétienne,
la maïeutique par le truchement du symbolisme archaïque
portera ses fruits. Comme on le sait, le christianisme a hérité
d'une très ancienne et très complexe tradition religieuse,
dont les structures ont survécu à l'intérieur de l'Eglise,
même si les valeurs spirituelles et l'orientation théologique
ont changé. De toute manière, rien de tout ce que, à travers
le Cosmos, manifeste la Gloire - pour parler en termes chré-
tiens - ne peut laisser indifférent un croyant.
Enfin, l'étude raisonnée des religions mettra en lumière
un fait qu'on n'a pas suffisamment remarqué jusqu'à pré-
sent: c'est qu'il existe une logique du symbole, que certaines
classes de symboles au moins s'avèrent cohérents, logique-
ment enchaînés entre eux 1 ; qu'on peut, en un mot, les for·
muler systématiquement, les traduire en termes rationels.
Cette logique interne des symboles pose un problème gros
l Cf. notre article: Le •Dieu Lieur• et le symbolisme des noeud.t (•Revue de l'Histoire
des Religions., t. 134, Juillet-Décembre 1947-1948, pp. 5-36).
260 MIRCEA ELIADE

de conséquences: certaines zones de l'inconscient individuel


ou collectif sont-elles dominées, elles aussi, par le logos- ou
avons-nous affaire à des manifestations d'un transconscient?
Ce problème ne pourrait pas être résolu uniquement par la
psychologie de la profondeur, car les symbolismes qui dé-
chiffrent cette dernière sont constitués, la plupart du temps,
par des fragments épars et par des manifestations d'une
psyché en crise, sinon en régression pathologique. Pour sur·
prendre les véritables structures et fonctions des symboles,
il faut s'adresser à l'énorme documentation de l'histoire des
religions. Et même ici il faut savoir choisir: car nos docu·
ments présentent nombre de fois des formes décadentes,
abérrantes ou franchement médiocres. Si on veut aboutir à
une compréhension adéquate du symbolisme religieux ar·
chaïque, on est obligé de faire une sélection, de même que, si
on veut se rendre compte d'une littérature étrangère on ne
prend pas au hasard les premiers dix ou cent livres qu'on
trouve dans la première bibliothèque publique. On doit
espérer que les historiens des religions feront un jour le tra·
vail de hiérarchisation de leurs documents, en tenant compte
de leur valeur et de leur état, tout comme leurs collègues, les
historiens des littératures. Mais, ici encore, nous ne sommes
qu'au commencement.

III

Les sociétés archaïques et traditionnelles conçoivent leur


monde environnant comme un microcosme. Aux limites de
ce monde clos, commence le domaine de l'inconnu, du non-
formé. D'une part il y a l'espace «cosmisé», puisqu'habité et
organisé- d'autre part, à l'extérieur de cet espace familier,
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 261

il Y a la région inconnue et redoutable des démons, des larves,


des morts, des étrangers; en un mot, le chaos, la mort, la
nuit. Cette image d'un microcosme-monde habité, entouré
des régions désertiques assimilées au chaos ou au royaume
des morts, a survécu même dans les civilisations très évo-
luées, comme celles de la Chine, de Mésopotamie ou de
l'Egypte. En effet, nombre de textes assimilent les adver-
saires en train d'attaquer le territoire national, aux larves,
aux démons, ou aux puissances du chaos. Ainsi les adver-
saires du Pharaon étaient considérés comme <<fils de la ruine,
des loups, des chiens», etc. Le Pharaon était assimilé au
dieu Rê, vainqueur du dragon Apophis, tandis que ses enne-
mis étaient identifiés à ce dragon mythique•. Du fait qu'ils
attaquent et mettent en danger l'équilibre et la vie même de
la cité (ou de n'importe quel autre territoire habité et orga-
nisé), les ennemis sont assimilés aux puissances démoniaques,
car ils s'efforcent de réintégrer ce microcosme dans l'état
chaotique, c'est-à-dire de le supprimer. La destruction d'un
ordre établi, l'abolition d'une image archétypale - équiva-
lait à une régression dans le chaos, dans le pré-formel, dans
l'état non-différencié qui précédait la cosmogonie. Remar-
quons que les mêmes images sont encore utilisées de nos
jours quand il s'agit de formuler les dangers qui menacent un
Certain type de civilisation: on parle notamment de «chaos»,
de «désordre», des «ténèbres» dans lesquelles sombrera
«notre monde».Toutes ces expressions, on le sent hien, signi-
fient l'abolition d'un ordre, d'un Cosmos, d'une structure,
et la ré-immersion dans un état fluide, amorphe, en dernier
lieu chaotique.
L'image de l'adversaire comme être démoniaque, véritable
2 Voir notre livre: Le Mythe de l'Eternel Retour: Archétype$ et répétition (Gallimard,
Paris 1949), pp. 68 sq.
262 MIRCEA ELIADE

incarnation des puissances du mal, a également survécu


jusqu'à nos jours. La psychanalise de ces images mythiques
qui animent encore le monde moderne, nous montrera peut-
être dans quelle mesure nous projetons sur les <<ennemis»
nos propres désirs destructeurs. Mais ceci est un problème
qui dépasse notre compétence. Ce que nous voulons mettre
en lumière c'est que, pour le monde archaïque en général, les
ennemis qui menaçaient le microcosme étaient dangereux
non pas en tant qu'êtres humains (comme tels) mais parce
qu'ils incarnaient les puissances hostiles et destructrices. Il
est fort probable que les défenses des lieux habités et des
cités avaient commencé par être d'abord des défenses ma-
giques; car ces défenses- fossés, labyrinthes, remparts, etc.
- étaient disposés pour empêcher l'invasion des mauvais
esprits plus que l'attaque des humains 8 • Même assez tard
dans l'histoire, au Moyen Age, p. ex., les murs des cités
étaient consacrés rituellement comme une défense contre le
Démon, la maladie et la mort. D'ailleurs, le symbolisme
archaique ne rencontre aucune difficulté en assimilant l'en-
nemi humain au Démon ou à la Mort. En fin de compte, le
résultat de leurs attaques, fussent-elles démoniaques ou mi-
litaires, est toujours le même: la ruine, la désintégration, la
mort.
Tout microcosme, toute région habitée, a ce qu'on pourrait
appeler un «Centre», c'est-à-dire un lieu sacré par excellence.
C'est ici, dans ce Centre, que le sacré se manifeste d'une
manière totale, soit sous formes des hiérophanies élémen-
taires - comme chez les <<primitifs» (les centres totémiques,
p.ex., les cavernes où on enterre les tchuringa, etc.) -soit
sous la forme plus évoluée des épiphanies directes des dieux,
• Cf. W. F.J. Knight, Cumaean Gates (Oxford 1936); Karl Kerényi Labgrin1h-
Studien (Zürich 1950, Albae Vigilae Heft X). '
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 263

comme dans les civilisations traditionnelles. Mais il ne faut


pas envisager ce symbolisme du Centre avec ses implica·
ti ons géometriques de l'esprit scientifique occidental. Pour
chacun de ces microcosmes, il peut exister plusieurs «cen·
tres». Comme nous ne tarderons pas à le voir, toutes les civi-
lisations orientales - Mésopotamie, Inde, Chine, etc. - con·
naissent non pas un seul, mais un nombre illimité de ((Cen-
tres». Mieux encore: chacun de ces ((Centres ll est considéré et
même appelé littéralement le ((Centre du Monde». Comme il
s'agit d'un espace sacré, qui est donné par une hiérophanie
ou construit rituellement, et non pas d'un espace profane,
homogène, géométrique, la pluralité des ((Centres de la Terre))
à l'intérieur d'une seule région habitée ne fait aucune diffi.
cuité'. Nous sommes en présence d'une géographie sacrée
et mythique, seule effectivement réelle - et non pas à une
géographie profane, «objective», en quelque sorte abstraite
et non-essentielle, construction théoriqued'unespaceetd'un
monde qu'on n'habite pas et partant on ne connaît pas.
Dans la géographie mythique, l'espace sacré est l'espace
réel par excellence, car, comme on l'a montré récemment',
pour le monde archaique le mythe est réel parce qu'il raconte
les manifestations de la véritable réalité: le sacré. C'est dans
un tel espace qu'on touche directement au sacré - fût-il
incarné dans certains objets (tchuringas, représentations de
la divinité, etc.) ou manifesté dans des symboles hiéro-cos-
miques (Pilier du Monde, Arbre Cosmique, etc.). Dans les
cultures qui connaissent la conception des trois régions cos-
miques - Ciel, Terre, Enfer- le (ccentre» constitue le point
d'intersection de ces régions. C'est ici qu'est possible une
4 Notre Traité d'Histoire des Religions (Pa:vot, Paris 1949) pp. 315 sq.
6 Cf. R. Pettazzoni ]'.titi e Leggende, 1 (Torino, 1948), p. V; id., Verità del Milo
(•Studi e l\lateria'li di Storia delle Religioni•, vol. XXI, 1947-1948, pp.104-116);
G. van der Leeuw Die Bedeutung der Alythen (Festschrift für Alfred Bertholet,
Tübingen, 1949, pp. 287-293); l\1. Eliade, Traité d'Histoire des Religions, pp. 350 sq.
264 MIRCEA ELIADE

rupture de niveau et, partant, une communication entre ces


trois régions. Nous avons des raisons de croire que l'image
de trois niveaux cosmiques est assez archaïque; elle se ren·
contre, p. ex., chez les pygmées Semang de la péninsule de
Malacca: au centre du monde se dresse un énorme rocher,
Batu-Ribn; au dessous, se trouve l'Enfer. Autrefois sur
Batu-Ribn un tronc d'arbre s'élevait vers le ciel 6 • L'enfer,
le centre de la terre et la <<porte» du ciel se trouvent donc sur
le même axe, et c'est par cet axe que s'effectuait le passage
d'une région cosmique à une autre. On hésiterait à croire
à l'authenticité de cette théorie cosmologique chez les pyg·
mées Semang si on n'avait des raisons d'admettre que la
même théorie était déjà esquissée à l'époque préhistorique 7•
Les Semang disent qu'autrefois un tronc d'arbre reliait le
sommet de la Montagne Cosmique, le Centre du Monde, avec
le Ciel. C'est une allusion à un thème mythique extrême·
ment répandu: autrefois, les communications avec le Ciel
et les relations avec la divinité étaient faciles et «naturelles»;
à la suite d'une faute rituelle, ces communications ont été
interrompues et les dieux se sont retirés encore plus haut
dans les Cieux. Ce sont seulement les hommes-médecine, les
chamans, les prêtres et les héros ou les souverains qui réussis-
sent à rétablir, d'une manière passagère et uniquement pour
leur propre usage, les communications avec le Ciel 8 • Le
mythe d'un paradis primordial perdu à la suite d'une faute
quelconque, est extrêmement important - mais, bien qu'il
touche en quelque sorte à notre sujet, nous ne pouvons le dis-
cuter maintenant.
• P. Schebesta, Les Pygmées (trad. fr., Paris 1940), pp.156 sq. .
7 Cf.par ex., ,V.Gaerte, Kosmische Vorstellungen im Bilde priihistorischer Ze~t:
Erdberg, Himmelsberg, Erdnabel und lVeltenstriime (•Anthropos•, IX, 1914, pp.
95~979).
s Cf. notre: Le problème de chamanisme (•Rev. Hist. des Religions•, t.131, Janvier-
Juin 1946, pp.5-52).
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 265

Revenons donc à l'image des trois régions cosmiques reliées,


dans un «Centre», par un axe. C'est surtout dans les civili-
sations paléo-orientales que nous rencontrons cette image
archétypale. Le nom des sanctuaires de Nippur, Larsa et
Sippar était Dur-an-ki, «lien entre le Ciel et la Terre».
Babylone avait une foule de noms, parmi lesquels «Maison
de la hase du Ciel et de la Terre», «lien entre le Ciel et la
Terre». Mais c'est toujours dans Babylone que se faisait la
liaison entre la Terre et les régions inférieures, car la ville
avait été bâtie sur bâb-apsî, la «Porte d'apsÛ>>; apsû dé-
signant les eaux du Chaos d'avant la Création. Nous retrou-
vons cette même tradition chez les Hébreux. Le rocher de
Jérusalem pénétrait profondément dans les eaux souter-
raines (tehôm). Il est dit dans le Mishna que le Temple se
trouve juste au-dessus de tehôm (équivalent héhraique de
apsû). Et, tout comme à Babylone on avait la «porte d' apsû »,
le rocher du Temple de Jérusalem renfermait la «bouche du
tehôm». On rencontre des traditions similaires dans le monde
indo-européen. Chez les Romains, p. ex., le mundus constitue
le point de rencontre entre les régions inférieures et le
monde terrestre. Le temple italique était la zone d'inter-
section des mondes supérieurs (divins), terrestre et sou-
terrain (infernal)•.
Toute cité orientale se trouvait, en effet, au centre du
monde. Babylone était une Bâb-ilânî, une «porte des dieux»,
car c'est là que les dieux descendaient sur la terre. La capi-
tale du souverain chinois parfait se trouvait près de l'Arbre
miraculeux «Bois dressé», Kien-mou, là où s'entrecroisent
les trois zones cosmiques: Ciel, Terre et Enfer. Et on pourrait
ajouter d'innombrables exemples. Toutes ces cités, temples
ou palais, considerés comme des Centres du Monde, ne sont
9 Cf. Le Mythe de l'Eternel Retour, pp.32 sq.
266 MIRCEA ELIADE

que des répliques multipliées à volonté d'une image archaïque:


la Montagne Cosmique, l'Arbre du Monde ou le Pilier cen·
tral qui soutient les niveaux cosmiques.
Comme on le sait, le symbole d'une Montagne, d'un Arbre
ou d'un Pilier qui se trouvent au Centre du Monde, est
extrêmement répandu. Rappelons le Mont Meru de la tra·
dition indienne, Haraberezaiti des Iraniens, Himingbjorg
des Germains, le «Mont des Pays» de la tradition mésopota·
mienne, le Mont Thabor, en Palestine, (qui pourrait signi·
fier tabbur, c'est-à-dire unombrib, omphalos), le mont Gari·
zim, toujours en Palestine, qui est nommé expressément
mombril de la terre», le Golgotha qui, pour les chrétiens, se
trouvait au centre du monde, etc. 10 • Par le fait que le terri·
toire, la cité, le temple ou le palais royal se trouvait au
«Centre du Monden, c'est-à-dire au sommet de la Montagne
Cosmique, ils étaient considérés comme le lieu le plus haut
du monde, le seul qui ne fût pas submergé par le déluge. «La
terre d'Israël n'a pas été noyé par le déluge», dit un texte
rabbinique. Et, d'après la tradition islamique, le lieu le plus
élevé de la terre est la Kâ'aba, parce que «l'étoile polaire
témoigne qu'elle se trouve face au centre du Cieb 11 • Le nom
même des tours et des temples sacrés babyloniens témoigne
de leur assimilation à la Montagne Cosmique, c'est-à-dire
au Centre du Monde: <<Mont de la Maison n, «Maison du Mont
de toutes les terres», «Mont des tempêtes ''• «Lien entre le
Ciel et la Terren, etc. Le ziqqurat était à proprement parler
une montagne cosmique, c'est-à-dire une image symbolique
du Cosmos: les sept étages représentaient les sept cieux
planétaires; en les gravissant, le prêtre parvenait au sommet
de l'Univers. Ce même symbolisme soutient l'énorme cons·
lO Cf. Traité, pp.321 sq.; Le :Mythe de l'Eternel Retour, pp.30 sq.
l1 Cf. Les textes dans Le i'dythe de l'Eternel Retour, p.33.
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 267

truction du temple de Barabudur: celui-ci est bâti comme


une montagne artificielle. Son ascension équivaut à un
voyage extatique au Centre du Monde; en atteignant la
terrasse supérieure le pèlerin réalise une rupture de niveau;
il transcend l'espace profane et pénètre dans une uégion
puren. Nous avons affaire ici à un «rite du centren 12•
Le sommet de la Montagne Cosmique n'est pas seulement
le point le plus haut de la Terre; il est également le nombril
de la Terre, le point où a commencé la création. «Le très
Saint a créé le monde comme un embryon n, affirme un texte
rabbinique. «Tout comme l'embryon croît à partir du nom-
bril, de même Dieu a commencé à créer le monde par le
nombril et de là il s'est répandu dans toutes les directions».
«Le monde a été créé en commençant par Sionn, dit un autre
texte. Même symbolisme dans l'Inde ancienne: dans le Rig
Veda, l'Univers est conçu comme prenant son extension à
partir d'un point central 13•
La création de l'homme, réplique de la cosmologie, a eu
lieu de même en un point central, dans le Centre du Monde.
D'après la tradition mésopotamienne, l'homme a été fa-
çonné au cmombril de la terre n, là où se trouve aussi Dur-an-
ki, le «lien entre le Ciel et la Terre n. Ohrmazd crée l'homme
primordial, Gajômard, au centre du Monde. Le Paradis où
Adam fut créé à partir du limon se trouve, bien entendu,
au Centre du Cosmos. Le Paradis était le <mombril de la
Terren, et, d'après une tradition syrienne, était établi ccsur
une montagne plus haute que toutes les autres». D'après le
livre syrien La Caverne des Trésors, Adam a été créé au
centre de la terre, à l'endroit même où devait s'élever plus
tard la Croix de Jésus. Les mêmes traditions ont été conser-

12 Les textes dans Traité, pp.323 sq.


U Traité, p.324; Le 1\tgthe, p.36.
268 MIRCEA ELIADE

vées par le judaïsme. L'apocalypse judaique et le midrash


précisent qu'Adam fut façonné dans Jérusalem. Adam étant
inhumé à l'endroit même où il fut créé, c'est-à-dire au centre
du monde, sur le Golgotha, le sang du Seigneur le rachètera
aussi 11•
La variante la plus répandue du symbolisme du Centre
est l'Arbre Cosmique, qui se trouve au milieu de l'Univers et
qui soutient comme un axe les trois Mondes. L'Inde védique,
la Chine ancienne, la mythologie germanique aussi bien que
les religions <<primitives» connaissent, sous différentes for-
mes, cet Arbre Cosmique, dont les racines plongent jus-
qu'aux Enfers et les branches touchent le Ciel. Dans les my·
thologies central-et nord-asiatiques, ses 7 ou 9 branches sym·
bolisent les 7 ou 9 niveaux célestes, c'est-à-dire les 7 cieux
planétaires. Il n'y a pas lieu ici de nous attarder sur le sym-
bolisme complexe de l'Arbre du Monde 15• Ce qui nous in-
téresse, c'est son rôle dans les «rites du centre». En général,
on peut dire que la majorité des arbres sacrés et rituels que
nous rencontrons dans l'histoire des religions ne sont que
des répliques, des copies imparfaites de cet archétype
exemplaire: l'Arbre du Monde. C'est-à-dire, tous les arbres
sacrés sont censés se trouver au Centre du Monde et tous les
arbres rituels ou les poteaux qu'on consacre avant ou pen·
dant une cérémonie religieuse quelconque, sont comme pro·
jetés magiquement au Centre du Monde. Contentons-nous
de quelques exemples seulement.
Dans l'Inde védique, le poteau sacrificiel (yûpa) est fait
d'un arbre qui est assimilé à l'Arbre Universel. Pendant
qu'on l'abat, le prêtre sacrificateur lui adresse ces paroles:
«Avec ton sommet ne déchire pas le Ciel, avec ton centre ne
14Traité, pp.323 sq.; Le :Mythe, pp.32 sq.
u Cf.notre Traité, pp.236 sq.
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 269

blesse pas l'atmosphère ..• » On voit hien que nous avons


affaire ici à l'Arbre du Monde lui-même. Du bois de cet
Arbre on façonne le poteau sacrificiel, et celui-ci devient une
sorte de pilier cosmique: «Dresse toi, o Seigneur de la forêt,
au sommet de la terre!», l'invoque le Rig Veda III, 8,3. «De
ton sommet tu supportes le Ciel, de ta partie médiane tu
emplis les airs, de ton pied tu affermis la Terre n, proclame le
Çatapatha Brahmana III, 7, I, 4.
L'installation et ia consécration du poteau sacrificiel cons-
titue un rite du Centre. Assimilé à l'Arbre du Monde le po-
teau devient à son tour l'axe qui relie les trois régions cosmi-
ques. La communication entre la Terre et le Ciel devient
possible par le truchement de ce pilier. Et, en effet, le sacri-
ficateur monte au ciel, seul ou avec son épouse, sur ce po·
te au transformé rituellement en l'Axe du Monde lui-même.
En plaçant une échelle, le sacrificateur s'adresse à sa femme:
«Viens, montons au Ciel!» La femme répond: <<montons!»
(Çat.Br. V, 2, 1, 9). Et ils commencent à gravir l'échelle. Au
sommet, et touchant le chapiteau, le sacrificateur s'écrie:
<<Nous avons atteint le Ciel!n (Taittirîya Sa1J!-hitii, Çat.Br.,
etc.). Ou, en escaladant les marches du poteau, il étend les
mains (comme un oiseau ses ailes!) et, parvenant au sommet,
s'écrie: «j'ai atteint le Ciel, les dieux: je suis devenu immor-
tel!» ( Taittirîya Sa'!'hita I, 7, 9). aEn vérité, dit toujours le
Taittirîya Sa'!'hiûi (VI, 6, 4, 2), le sacrificateur se fait une
échelle et un pont pour atteindre le monde céleste».
Le pont ou l'échelle entre la Terre et le Ciel ont été ren·
dus possibles parce qu'ils s'élèvent dans un Centre du Monde.
Exactement comme l'échelle vue par Jacob dans son songe
et qui touchait aux cieux. Et «les anges de Dieu montaient
et descendaient le long de cette échelle» (Genése, 28, 11 sq.).
Le rite indien fait aussi allusion à l'immortalité qu'on oh-
270 MIRCEA ELIADE

tient à la suite de l'ascension au Ciel. Comme nous le ver·


rons tout-à-l'heure, quantité d'autres approches rituelles
d'un Centre équivalent à une conquête de l'immortalité.
L'assimilation de l'arbre rituel à l'Arbre Cosmique est en-
core plus transparente dans le chamanisme central et nord-
asiatique. L'escalade d'un tel arbre par le chaman tatar
symbolise son ascension au ciel. En effet, on rabote sur
l'arbre 7 ou 9 encoches et, en les grimpant, le chaman déclare
pertinemment qu'il monte au ciel. Il décrit à l'assistance
tout ce qu'il voit dans chacun des niveaux célestes qu'il
pénètre. Au sixième ciel il vénère la lune, au septième ciel,
le soleil. Finalement, au neuvième, il se prosterne devant
Bai Ülgan, l'Etre Suprême, et lui offre l'âme du cheval
sacrifié 16•
L'arbre chamanique n'est qu'une réplique de l'Arbre du
Monde, qui s'élève au milieu de l'Univers et au sommet du-
quel se trouve le Dieu suprême ou le dieu solarisé. Les 7 ou
9 encoches de l'arbre chamanique symbolisent les 7 ou 9
branches de l'Arbre Cosmique, c'est-à-dire les 7 ou 9 cieux.
Le chaman se sent d'ailleurs solidaire avec cet Arbre du
Monde par d'autres rapports mystiques. Dans ses rêves
initiatiques, le futur chaman est réputé s'approcherde l'Arbre
Cosmique et recevoir de la main du Dieu lui-même trois
branches de cet Arbre, qui lui serviront comme caisses de
ses tambours 17 • On connaît le rôle capital joué par le tarn·
hour pendant les séances chamaniques; c'est surtout à l'aide
de leurs tambours que les chamans obtiennent l'extase. Or, si
on se rappelle que le tambour est fait du bois même de
l'Arbre du Monde, on comprend le symbolisme et la valeur
1o Cf. matériaux et bibliographie dans notre Problème du chamanisme, pp.29 sq.
n A.A.Popov, Taugijcy. !tfalerialy po etnogra{ii auamskich i uedeeuskich tavgicev
(Moska-Lenlngrad, 1936), pp.84 sq.; voir notre livre de prochaine publication,
Le chamanisme et les techniques archaiques de l'extase (Payot, 1951).
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 271

religieuse des sons du tambour chamanique: c'est qu'en le


battant, le chaman se sent projeté, en extase, près de l'Arbre
du Monde 18 • Nous avons affaire à un voyage mystique au
«Centrell et, ensuite, au plus haut Ciel. Ainsi, soit en grim·
pant au bouleau cérémoniel à 7 ou 9 encoches, soit en tam-
bourinant, le chaman entreprend son voyage au Ciel. Mais il
ne peut obtenir la rupture des niveaux cosmiques qui lui
permettra l'ascension ou le vol extatique à travers les Cieux,
que parce qu'il est censé se trouver au Centre même du
monde; car, nous l'avons déjà vu, c'est seulement dans un
tel Centre qu'est possible la communication entre la Terre,
le Ciel et l'Enfer1 9 •

IV
Il est fort probable que, au moins dans le cas des religions
central-asiatiques et sibériennes, ce symbolisme du Centre
est influencé par des schémas cosmologiques indo-iraniens
et, en dernière instance, mésopotamiens. L'importance du
nombre 7, entre autre, semble le prouver. Mais il importe de
bien distinguer entre l'emprunt d'une théorie cosmographique
élaborée autour du symbolisme du Centre- comme serait,
p.ex., la conception de 7 niveaux célestes- et le symbolisme
du centre en lui-même. Nous avons déjà vu que ce symbo·
lisme est extrêmement archaique, car il est aussi connu par
les Pygmées de la péninsule de Malacca. Et même si on pou-
vait soupçonner une lointaine influence indienne sur ces
Pygmées Semang, il resterait à expliquer le symbolisme du
1s Cf. E. Emsheimer, Schamanentrommel und Trommelbaum ( •Ethnos •, vol. IV, 1946,
pp.166-181). . . . .
u L'ascension initiatique d'un arbre cérémomel se rencontre auss1 dans le chama-
nisme indonésien, sud-américain (Araucan) et nord-américain (Porno); cf. notre
livre Le Chamanisme.
272 MIRCEA ELIADE

Centre rencontré sur les monuments préhistoriques (Mon·


tagne Cosmique, les quatre fleuves, l'Arbre et la spirale,
etc.). Mieux encore: on a pu montrer que le symbolisme d'un
axe cosmique est déjà connu dans les cultures archaiques
(les Urkulturen de l'école Graebner-Schmidt) et en premier
lieu par les populations arctiques et nord-américaines: le
poteau central de l'habitation de ces peuples est assimilé à
l'Axe Cosmique. Et c'est à la base de ce poteau qu'on dépose
les offrandes à l'intention des divinités célestes, car c'est
seulement au long de cet axe que les offrandes peuvent mon·
ter au ciel 20 • Quand la forme de l'habitation change et que la
cabane est remplacée par la yourte (comme p.ex., chez les
pasteurs-éleveurs de l'Asie Centrale), la fonction mythico·
rituelle du pilier central est assurée par l'ouverture supéri·
eure destinée à l'échappement de la fumée. A l'occasion des
sacrifices, on introduit dans la yourte un arbre dont la cime
débouche par cette ouverture. Cet arbre sacrificiel, du fait
qu'il a sept branches, symbolise les sept sphères célestes.
Ainsi, d'une part, la maison est homologuée à l'Univers, et
d'autre part, elle est regardée comme sise au Centre du
Monde, l'ouverture pour la fumée se trouvant en face de
l'étoile polaire.
Nous reviendrons tout à l'heure sur cette assimilation
symbolique de l'habitation au «Centre du Monde», car elle
trahit un des comportements les plus instructifs de l'homme
religieux primordial. Pour l'instant, arrêtons-nous sur les
rites d'ascension qui ont lieu dans un «centre». Nous avons
vu que le chaman tatar ou sibérien grimpent à un arbre et que
le sacrificateur védique monte une échelle. Les deux rites
poursuivent le même but: l'ascension au Ciel. Un nombre
considérable de mythes parlent d'un arbre, d'une liane, d'une
oo V.Le problème du chumanisme, pp.43 sq.
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 273

corde, d'un fil d'araignée ou d'une échelle qui relient la Terre


au Ciel, et par le truchement desquels certains êtres privilé-
giés montent effectivement au ciel. Ces mythes ont, hien en-
tendu, des correspondances rituelles-comme, p.ex., l'arbre
chamanique ou le poteau du sacrificateur védique. L'escalier
cérémoniel joue également un rôle important. Contentons-
nous de quelques exemples seulement: Polyaenus (Stratage-
maton, VII, 22) nous parle de Kosingas, prêtre-roi de quel-
ques populations de Thrace, qui menaçait ses sujets de les
quitter, en montant sur une échelle de bois jusqu'à la déesse
Hera; ce qui prouve qu'une telle échelle rituelle existait et
qu'elle était censée pouvoir mener le prêtre-roi jusqu'au
Ciel. L'ascension céleste par la montée cérémonielle d'une
échelle faisait probablement partie d'une inititation orphi·
que. En tout cas, nous la retrouvons dans l'initiation my-
thriaque. Dans les mistères de 1\fithra, l'échelle (climax)
cérémonielle avait 7 échelons, chaque échelon étant fait d'un
métal différent. D'après Celse (Origène, Contra Celsum, VI,
22), le premier échelon était de plomb et correspondait au
«cieh de la planète Saturne, le deuxième d'étain (Vénus), le
troisième de bronze (Jupiter), le quatrième de fer (Mercure),
le cinquième d'<<alliage monétaire» (Mars), le sixième d'ar-
gent (la lune), le septième d'or (le soleil). Le huitième éche-
lon, nous dit Celse, représente la sphère des étoiles fixes. En
gravissant cette échelle cérémonielle, l'initié parcourait ef-
fectivement les 7 cieux, s'élevant ainsi jusqu'à l'Empyrée.
Tout comme on montait jusqu'au demier ciel en gravissant
les 7 étages du ziqqurat babylonien, ou qu'on traversait les
différentes régions cosmiques en escaladant les terrasses du
templeBarahudur, qui constituait en lui-même, nous l'avons
déjà vu, une Montagne Cosmique et une imago mundi.
On comprend facilement que l'escalier de l'initiation mi-

18
274 MIRCEA ELIADE

thriaque était un Axe du Monde et se trouvait au Centre de


l'Univers; autrement, la rupture des niveaux n'aurait pas
été possible. «Initiation» veut dire, on le sait bien, mort et
résurrection du néophyte, ou, dans d'autres contextes, des-
cente aux Enfers suivie d'ascension au Ciel. La mort- ini-
tiatique ou non - est la rupture de niveau par excellence.
C'est pour cela qu'elle est symbolisée comme une escalade-
et mainte fois les rituels funéraires utilisent des échelles ou
des escaliers. L'âme du mort gravit les sentiers d'une mon-
tagne, ou grimpe sur un arbre, ou sur une liane, jusqu'aux
Cieux. Cette conception se rencontre un peu partout dans le
monde, de l'Egypte ancienne à l'Australie. L'expression
habituelle, en assyrien, pour le verbe «mourir» est: <<s'accro-
cher à la montagne». De même, en égyptien, myny, «s'ac-
crocher», est un euphémisme pour «mourir». Dans la tradi-
tion mythique indienne, Y ama, le premier mort, a grimpé
sur la montagne et a parcouru «les hauts défilés» pour mon-
trer «le chemin à beaucoup d'hommes»; ainsi s'exprime le
RigVeda (X, 14, I). Le chemin des morts dans les croyances
populaires ouralo-altaïques gravit les monts; Bolot, héros
Kara-Kirghiz, de même que Kesar, roi légendaire des Mon-
gols, pénètre dans le monde de l'au-delà, comme une épreuve
initiatique, par une grotte au sommet des montagnes; la
descente du chaman aux Enfers s'effectue également par le
truchement d'une grotte. Les Egyptiens ont conservé dans
leurs textes funéraires l'expression asket pet (asket =
«marche») pour indiquer que l'échelle dont dispose Rê, est
une échelle réelle, qui relie la Terre au Ciel. «Est installée
pour moi l'échelle pour voir les dieux», dit le Livre des
Morts. «Les dieux lui font une échelle pour que, se servant
d'elle, il monte au Ciel», dit toujours le Livre des Morts.
Dans nombre de tombeaux du temps des dynasties archa-
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELICIONS 275

iques et médiévales, on a trouvé des amulettes figurant une


échelle (maqet) ou un escalier. L'usage de l'échelle funé-
raire a survécu d'ailleurs jusqu'à nos jours: plusieurs popu-
lations asiatiques primitives - comme, p. ex., les Lolos, les
Karens, etc. - dressent sur les tombeaux des échelles ri-
tuelles, qui servent aux décédés à monter aux Cieux u.

v
Comme nous venons de le voir, l'escalier est porteur d'un
symbolisme extrêmement riche mais pourtant parfaitement
cohérent: il figure plastiquement la rupture de niveau qui
rend possible le passage d'un mode d'être à un autre; ou, en
nous situant sur le niveau cosmologique, qui rend possible
la communication entre Ciel, Terre et Enfer. C'est pour cela
que l'escalier et l'escalade jouent un rôle considérable aussi
bien dans les rites et les mythes d'initiation que dans les
rites funéraires, pour ne rien dire des rites d'intronisation
royale ou sacerdotale, ou des rites de mariage. Or, on sait
que le symbolisme de l'escalade et des marches se rencontre
assez souvent dans la littérature psychanalitique, ce qui
prouve que nous avons affaire à un comportement archaique
de la psyché humaine, et non pas à une création« historique n,
à une innovation due à un certain moment historique (di-
sons: l'Egypte archaique, ou l'Inde védique, etc.). Je me con-
tente d'un seul exemple de redécouverte spontanée de ce
symbolisme primordial 22 •
Julien Green note dans son Journaldu4Avrill933: «Dans

•• V. Traité d'Histoire des Religions, pp.96 sq.


•• Voir notre étude· Durohâna and the •Waking dream• (Art and Thought, A ,.olume
in honour of the.late Dr.Ananda K.Coomaraswamy, London, 1947, pp.209 sq.).
276 · MIRCEA ELIADE

tous mes livres, l'idée de la peur ou de toute autre émotion


un peu forte, semble liée d'une manière inexplicable à nn
escalier. Je m'en suis aperçu hier, alors que je passai en
revue les romans que j'ai écrits ... (Suivent les références).
Je me demande comment j'ai pu si souvent répéter cet effet
sans m'en apercevoir. Enfant, je rêvais qu'on me poursuivait
dans un escalier. Ma mère a eu les mêmes craintes dans sa
jeunesse; il m'en est peut-être resté quelque chose ... >>
Nous savons maintenant pourquoi l'idée de la peur était
liée, chez l'écrivain français, à l'image d'un escalier et pour·
quoi tous les événements dramatiques qu'il avait décrits
dans son œuvre- amour, mort, crime- avaient eu lieu sur
un escalier. L'escalade ou l'ascension symbolise le chemin
vers la réalité absolue; et, dans la conscience profane, l'ap·
proche de cette réalité provoque un sentiment ambivalent
de peur et de joie, d'attraction et de répulsion, etc. Les
idées de sanctification, de mort, d'amour et de délivrance sont
impliquées dans le symbolisme de l'escalier. En effet, cha·
cune de ces modalités d'être représente l'abolition de la
condition humaine profane, c'est-à-dire une rupture de
niveau ontologique: à travers l'amour, la mort, la sainteté,
la connaissance métaphysique, l'homme passe, comme le
dit la Brihadaranyaka Upanisad, de l'<Cirréel à la réalitéll.
Mais, il ne faui pas oublier, Ï' escalier symbolise toutes ces
choses parce qu'il est censé se dresser dans un (teentre ll,
parce qu'il rend possible la communication entre les diffé·
rents niveaux de l'être, parce que, enfin, il n'est qu'une for·
mule concrète de l'échelle mythique, de la liane ou du fil
d'araignée, de l'Arbre Cosmique ou du Pilier universel qui
relient les trois zones cosmiques.
Nous avons vu que non seulement les temples étaient
censés se trouver au ((Centre du Monde)), mais que tout lieu
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 277

sacré, tout lieu qui manifestait une insertion du sacré dans


l'espace profane, était aussi considéré comme un «centre)),
Ces espaces sacrés on pouvait aussi les construire. Mais leur
construction était en quelque sorte une cosmogonie, une
création du monde; chose facile à comprendre car, ainsi que
nous l'avons vu, le monde a été créé à partir d'un embryon,
d'un «centre)). Ainsi, p.ex., la construction de l'autel vé-
dique du feu reproduisait la création du monde et l'autel
était lui même un microcosme, une imago mundi. L'eau dans
laquelle on gâche l'argile, nous dit le Çatapatha Brahma'!a
(I, 9, 2, 29; VI, 5, I sq.; etc.), est l'Eau primordiale; l'argile
servant de hase à l'autel est la Terre; les parois latérales re·
présentent l'Atmosphère, etc. (Il faudrait peut-être ajou-
ter que cette construction implique également une construc-
tion du Temps cosmique- mais il n'y a pas lieu d'aborder ce
problème maintenant; cf. Le Mythe de l'Eternel Retour, pp.
122 sq.).
Il est donc inutile d'insister: l'histoire des religions con-
naît un nombre considérable de constructions rituelles d'un
«Centre)), Remarquons seulement une chose, importante à
nos yeux: dans la mesure où les anciens lieux sacrés, temples
ou autels perdent leur efficacité religieuse, on découvre et on
applique d'autres formules géomantiques, architecturales
ou iconographiques qui, en fin de compte représentent,
parfois d'une manière assez étonnante, le même symbolisme
du <<Centrell. Donnons un seul exemple: la construction et la
fonction du ma'!~ala 23 • Ce terme veut dire <<cerclen; lestra·
ductions tibétaines le rendent tantôt par «centren, tantôt
par «ce qui entoure». En fait, un ma'!~ala représente toute
25 Voir notre livre Techniques du Yoga {Gallimard, 1948) pp.185 sq.; Giuseppe Tuee!,
Teoria e pratica del maiJ~ala {Roma, 1949); sur le symbolisme du mar:~ala, volt
C. G.Jung, Psychologie und Alchemie (Zürieh, 1944), pp.139 sq•• id., Gestaltungen
des UnbewujJten (Zürich, 1950), pp.187 sq.
278 MIRCEA ELIADE

une série de cercles, concentriques ou non, inscrits dans un


carré; dans ce diagramme, dessiné sur la terre au moyen de
fils de couleur ou de poudre de riz coloriée, viennent
prendre place les différentes divinités du panthéon tan-
trique. Le ma'!~ala représente ainsi une imago mundi et, en
même temps, un panthéon symbolique. L'initiation con·
siste entre autres en la pénétration du néophyte dans les
différentes zones et en son accès aux différents niveaux du
ma:r;t~ala. Ce rite de pénétration peut être considéré comme
l'équivalent du rite hien connu de la marche autour d'un
temple (pradakshina), ou de l'élévation progressive, de
terrasse en terrasse, jusqu'aux «terres pures» du plan supé·
rieur du temple. D'autre part, l'insertion du néophyte dans
un ma:r;t~ala peut être homologuée à l'initiation par péné-
tration dans un labyrinthe; certains ma:r;t~alas ont, du reste,
un caractère nettement labyrinthique. La fonction du ma:r;t·
~ala peut donc être considérée comme étant pour le moins
double, tout comme celle du labyrinthe. D'une part, l'inser·
tion dans un mandala dessiné sur le sol équivaut à un rituel
d'initiation; d'au~t~e part, le ma:r;t~ala «défend» le néophyte
de toute force extérieure nocive, et l'aide en même temps à
se concentrer, à trouver son propre <<centre».
Mais n'importe quel temple indien est, vu d'en haut, ou vu
en projection sur un plan - un ma:r;t~ala. N'importe quel
temple indien est, tout comme le ma:r;t~ala, à la fois un mi-
crocosme et un panthéon. Pourquoi construire dès lors un
mandala? Pourquoi avoir besoin d'un nouveau «Centre du
Mo~de »? Simplement parce que, pour certains dévots qui
sentaient la nécessité d'une expérience religieuse plus au·
thentique et plus profonde, le rituel traditionnel s'avérait
fossilisé: la construction d'un autel du feu ou l'ascension des
terrasses d'un temple ne lui permettait plus de retrouver
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 279

son «Centre». A la différence de l'homme archaïque ou de


l'homme védique, l'homme tantrique avait besoin d'une
expérience personnelle pour réanimer en sa conscience cer-
tains symboles primordiaux. C'est pourquoi, d'ailleurs, cer-
taines écoles tantriques ont renoncé au mandala extérieur,
et ont eu recours à des ma:r;t~alas intériorisés. Ceux-ci peu-
vent être de deux sortes: 1. une construction purement men-
tale, qui joue le rôle de «support» de la méditation - ou
2. une identification du ma:r;t~ala dans son propre corps.
Dans le premier cas, le yogin s'introduit mentalement à
l'intérieur du ma:r;t~ala et réalise par là un acte de concen-
tration et en même temps de «défense» contre les distrac-
tions et les tentations. Le ma:r;t~ala «concentre»: il préserve
de la dispersion, de la distraction. L'identification du ma:.;t·
~ala dans son propre corps trahit le désir d'identifier sa
physiologie mystique à un microcosme. Un exposé plus dé-
taillé de la pénétration, par des techniques yogiques, à l'in-
térieur de ce qu'on pourrait appeler son «corps mystique»,
nous mènerait trop loin. Il nous suffit de dire que la réani·
mation successive des cakras, de ces <<roues» (cercles) qui
sont considérées comme autant de points d'interséction de la
vie cosmique et de la vie mentale, la réanimation des cakras
est homologuée à la pénétration initiatique à l'intérieur d'un
ma:r;t~ala. Le réveil de la Ku~~alînî équivaut à la rupture de
niveau ontologique; c'est-à-dire, à la réalisation plénière et
consciente du symbolisme du «Centre».
Comme on vient de le voir, le mandala peut être en même
temps ou successivement le support d'un rituel concret, ou
d'une concentration spirituelle, ou encore d'une technique
de physiologie mystique. Cette multivalence, cette capa-
cité de se manifester sur des plans multiples hien qu'homo·
logables, est une des caractéristiques du symbolisme du
280 MIRCEA ELIADE

Centre en général. Ce qui est facile à comprendre: car tout


être humain tend, même inconsciemment, vers le Centre et
vers son propre Centre, qui lui confère la réalité intégrale, la
<<sacralité». Ce désir profondément enraciné dans l'homme
de se trouver au cœur même du réel, au Centre du Monde, là
où se fait la communication avec le Ciel - explique l'usage
immodéré des <<Centres du Monde». Nous avons vu plus haut
que l'habitation humaine était assimilée à l'Univers, le foyer
ou l'ouverture ménagée pour la fumée étant homologués au
Centre du Monde. De sorte que toutes les maisons - comme
tous les temples, les palais, les cités - se trouvent situées en
un seul et même point commun, le Centre de l'Univers.
Mais n'y-a-t-il pas ici une certaine contradiction? Tout
un ensemble de mythes, de symboles et de rituels s'accor·
dent à souligner la difficulté qu'il y a à pénétrer dans un
centre; et d'autre part, concurremment, une série de mythes
et de rites établissent que ce Centre est accessible. P.ex.: le
pèlerinage aux Lieux Saints est difficile, mais n'importe
quelle visite à une église est un pèlerinage. L'Arbre Cos-
mique est, d'une part, inaccessible mais, d'autre part il
peut se trouver dans toute yourte. L'itinéraire qui conduit
au <<Centre» est semé d'obstacles, et pourtant chaque cité,
chaque temple, chaque demeure se trouve au Centre de
l'Univers. Les souffrances et les «épreuves» traversées par
Ulysse sont fabuleuses et cependant n'importe quel retour
au foyer «vauh le retour d'Ulysse à Ithaque.
Tout ceci semble montrer que l'homme ne peut vivre que
dans un espace sacré, dans le «Centre». On observe qu'un
groupe de traditions atteste le désir de l'homme de se trou·
ver sans effort au ccCentre du Monde», tandis qu'un autre
groupe insiste sur la difficulté et par suite le mérite qu'il y a
à pouvoir y pénétrer. Il ne nous intéresse pas ici d'établir
PSYCHOLOGIE ET HISTOIRE DES RELIGIONS 281

l'histoire de chacune de ces traditions. Le fait que la première


d'entre elle -celle qui permet la construction du «Centre''
dans la maison même de l'homme, celle de la «facilitén -
se trouve presque partout, nous invite à la considérer comme
la plus significative. Elle met en relief une certaine situation
humaine que nous pourrions appeler la nostalgie du paradis.
Nous entendons par là le désir de se trouver toujours et sans
effort au Centre du Monde, au cœur de la réalité, et en rac·
courci, de dépasser d'une manière naturelle la condition
humaine et de recouvrer la condition divine, un chrétien
dirait: la condition d'avant la chute 24 •
Nous ne voudrions pas terminer cet exposé sans avoir
rappelé un mythe européen qui, bien-qu'il ne regarde que
d'une manière indirecte le symbolisme et les rites du Centre
- concourt à les intégrer dans un symbolisme encore plus
vaste. Il s'agit d'un détail de la légende de Parsifal et du Roi
Pêcheur 15 • Vous vous rappelez tous la mistérieuse maladie
qui paralysait le vieux Roi, le détenteur du secret du Graal.
D'ailleurs, ce n'était pas lui seulement qui souffrait; tout
autour de lui tombait en ruine, s'effritait: le palais, les
tours, les jardins: les animaux ne se multipliaient plus, les
arbres ne portaient plus de fruits, les sources tarissaient.
De nombreux médecins avaient essayé de soigner le Roi
Pêcheur- sans le moindre résultat. Jour et nuit arrivaient
des chevaliers, et tous commençaient par demander des
nouvelles de la santé du Roi. Un seul chevalier- pauvre, in-
connu, même un peu ridicule- se permit d'ignorer le céré-
monial et la politesse. Son nom était Parsifal. Sans tenir
compte du cérémonial courtois, il se dirigea directement
24 Cf. Traité d'Histoire des Religiom, pp.326 sq.
t5 Perceval, éd. Hucher, p.466; Jessie L.\Veston, From Ritualto Romance (Cambridge
1920, p.12 sq.). Le même motif mythique se rencontre dans le cycle de Sir Gawain
(Weston, ibid.).
282 MIRCEA ELIADE

vers le Roi et, l'approchant, sans aucun préambule, lui


demanda: «ÛÙ est le Graal?!» Dans l'instant même, tout se
transforme: le Roi se lève de son lit de souffrance, les riviè-
res et les fontaines recommencent à couler, la végétation
renaît, le chateau est miraculeusement restauré. Les quel-
ques mots de Parsifal avaient suffi pour régénerer la Na-
ture entière. Mais ces quelques mots constituaient la ques-
tion centrale, le seul problème qui pouvait intéresser non
seulement le Roi Pêcheur, mais le Cosmos tout entier: où
se trouvait le réel par excellence, le sacré, le Centre de la
vie et la source de l'immortalité?! Où se trouvait le Saint
Graal? Personne n'avait pensé, avant Parsifal, à poser cette
question centrale - et le monde périssait à cause de cette
indifférence métaphysique et religieuse, à cause de ce manque
d'imagination et absence du désir du réel.
Ce petit détail d'un grandiose mythe européen nous révèle
au moins un côté méconnu du symbolisme du Centre: non
seulement il existe une solidarité intime entre la vie univer·
selle et le salut de l'homme - mais il suffit de se poser le pro·
blème du salut, il suffit de poser le problème central, c'est-à·
dire le problème - pour que la vie cosmique se régénère per·
pétuellement. Car souvent la mort - comme semble le mon·
trer ce fragment mythique- n'est que le résultat de notre
indifférence devant l'immortalité.

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