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Pierre HALEN

Université Paul Verlaine, Metz

LITTÉRATURE ET SACRÉ : QUELQUES ENJEUX [2008]

Ve sio de t avail d’u a ti le pu li ave la f e e suiva te :


Halen (Pierre), « Littérature et sacré : quelques enjeux », dans Art de
lire, art de vivre. Hommage au Professeur Georges Jacques. Ouvrage
coordonné par Myriam Watthee-Delmotte. Paris : L’Ha atta , oll.
Structures et pouvoirs des imaginaires, 2008, 454 p. ; p. 155-164.

Les liens entre littérature et spiritualité sont multiples et variés.


Ils sont aussi t s a ie s. O peut e ava e u’ils tou he t à
l’esse e de l’u e et de l’aut e. Ce tes, la spi itualit e se a e
pas à la littérature, et la littérature ne se ramène pas davantage à la
spi itualit , loi s’e faut ie sû da s les deu as. En revanche,
d’u e pa t, il ’ a pas d’e e i e de la spi itualit ui e s’appuie sur
une pratique du texte et, même, du texte travaillé par la littérarité ;
d’aut e pa t, l’e e i e de la litt atu e se le ie ett e e jeu,
d’u e a i e ou d’u e aut e u’il ous faud a p ise , le sa .
Je suivrai tour à tour ces deux perspectives, la première
toutefois plus rapidement, dans la mesure où elle ne concerne pas
directement nos réflexions. Mon objectif est modeste : évoquer
différentes manières possi les d’app he de les elatio s e t e
littérature et spiritualité. Un essai personnel, en somme, plutôt u’u
état de la question.

Pas de spiritualité sans littérature


La première proposition – pas de spiritualité sans texte – ne
surprendra personne. Il suffit de songer aux religions abrahamiques,
u’o appelle sig ifi ativement les « religions du Livre » ; ou de se
référer aux prières ou aux hymnes, dont les pratiques religieuses ont
toujours été inséparables. Or, les textes concer s, u’ils soie t
o au ou its, el ve t, pou leu i e se ajo it , o d’u t pe
de discours savant, qui serait codifié par les régimes discursifs
critiques, mais au contraire de genres littéraires p is, d’o d e

1
a atif pi ue, thi ue, pa a oli ue,… ou o -narratif
sapie tial, po ti ue, … .
Je e ’atta de ai gu e à e p e ie aspe t, si o pou eleve
certaines conséquences de ce lien entre le sacré et le texte. Les
théologiens en sont conscients : la rhétorique et les règles du récit
ont présidé à toute ver alisatio de Dieu, des divi it s, de l’au-delà,
de e u’à l’ o iatio des sagesses. À uoi l’o peut ajoute
que les procédures de transmission et de conservation des textes,
o au et its, so t essai e e t à l’œuv e da s le filt age et da s
la réinvention continue, par les sociétés humaines, de leur mémoire
spirituelle. Il y a dès lors là, pour les uns, de quoi nourrir un soupçon
ua t à leu apa it d’atteindre vraiment leur objet, le sacré ; pour
les aut es, la ati e d’u e fle io iti ue concernant les
o t ai tes ui, d’u ôt , p se t su la pe eptio du divi et su sa
l atio , ais, d’u aut e ôt , les soutiennent et leur permettent
de se développer.
La même difficulté affecte le travail des ethnologues, des
philosophes ou des historiens, qui sont eux aussi, par vocation, des
lecteurs de « grands textes », et notamment des mythes, des
épopées, des historiographies fondatrices. Or, ces « grands textes »
sont très souvent marqués par une forte dimension religieuse, et en
même temps travaillés, informés, par leur littérarité intrinsèque.
Interroger les relations entre spiritualité et texte littéraire revient
donc très vite à se situer dans le débat sur la pluralité des savoirs, sur
leur inégale reconnaissance, sur leurs fonctions respectives et leurs
capacités propres. Cela conduit aussi à devoir tenir compte de leur
entremêlement épistémologique, soit que les objets à connaître ne
peuvent être étudiés empiriquement, soit que, nonobstant les
résultats du débat critique, un besoin so ial de o a e l’e po te,
besoin que la littérature a la vertu de pouvoir, au moins
partiellement, combler.
On voit également que, si le langage religieux repose sur
l’e e i e d’u e te tualit litt ai e, il e t e aussi e o u e e
ave l’ o iation littéraire profane. Celle-ci peut en effet se
d plo e à l’e t ieu des i stitutio s ui à la fois d a ise t et
contrôlent le discours religieux, tout en visant éventuellement les
es o jets de o aissa e. C’est vide t à l’ po ue ode e,
mais ce ’est pas oi s v ai des so i t s a ie es, u’il faut bien
e te du se ga de d’appréhender à partir des seuls documents
conservés par la mémoire officielle : les réalisations très diverses des
traditions orales attestent assez de la capacité de ces sociétés à
sécréter des formes de contre-dis ou s, d’o alit populai e, de
parodie, etc., pour que nous soyons avertis du caractère général de
cette rivalité.
Se pose ici le problème délicat de la croyance effective : si l’o a
pu poser la question de savoir si oui ou o , et jus u’à uel poi t, les
Grecs croyaient en leurs mythes, la même interrogation se pose
forcément pour, par exemple, la peinture ou la musique à thème
religieux en Occident, et bien sûr pour toutes les appropriations
littéraires de légendes ou de its sa s, u’il s’agisse de l’Éde ,
d’Œdipe, du Walhaha, ou e o e des f e es ue fait la po sie
senghorienne aux traditions africaines.
Enfin, on peut déjà se demander si, au-delà des cloisons
traditionnelles, par exemple entre art et religion, ou entre profane et
sa , u e aut e disti tio ’est pas plus fo da e tale et plus
lai a te. Elle oppose ait, d’u e pa t, des fo es e pi i ues et
critiques, par nature dissidentes et instables, vouées aussi à observer
les résistances que le R el oppose à l’I agi ai e ; et, d’aut e pa t, des
formes de savoir par adhésion, affiliation ou enchantement, formes
essentiellement reliantes, et par là religieuses, appelant en quelque
sorte tantôt les institutions qui seront à même de les protéger et de
les dynamiser, tantôt les réappropriations personnelles des écrivains,
qui sont destinées à être reconnues par des communautés de
lecteurs.
Quoi u’il e soit, ete o s, d’u e pa t, ue l’e e i e
esthétique de la textualité est fondamental à toute énonciation
eligieuse, adh e te ou disside te. D’aut e pa t, ue les elatio s
entre discours littéraire et religieux sont à la fois riches et complexes,
potentiellement conflictuelles ou t oig a t d’u e o ve gence
relative (le conflit étant encore une forme de convergence).
Inscriptions religieuses
Venons-en à la seconde proposition : l’e e i e de la litt atu e
et e jeu, d’u e a i e ou d’u e aut e, le sa . Repo ta t à plus
ta d la uestio de savoi s’il a toujours de la spiritualité dans
l’e ercice de la littérature, je parti ai du fait u’il e a quelquefois,
sous la fo e o je tive d’« inscriptions religieuses » : les traces
e pli ites d’i te f e es e t e litt atu e et eligio . J’ vo ue ai
d’a o d les « marquages » discursifs ; ensuite, les positions
histo i ues, u’ lai e la so iologie des seau et des institutions. Ce
sont là, me semble-t-il, deux orientations possibles pour la
recherche ; j’e ouv i ai u e t oisième par la suite.
Marquages
Il arrive aux littératures profanes, quelles u’elles soie t, de
véhiculer des contenus à caractère religieux ou spirituel, sous la
fo e d’allusio s ultu elles, ou e o e de f e ts so iau ou
historiques. On peut leur donner différents statuts, comme celui de
t a es, de sidus, d’i di es envoyant à un contexte extérieur, ou
encore celui de schèmes narratifs (le récit sacrificiel par exemple). La
démarche critique consiste alors à retrouver, derrière ou à travers le
te te, les l e ts d’u e ultu e p e ista te, e vue de valo ise
cette de i e, ou pou valo ise i di e te e t l’œuv e pa la dig it
de cette dernière. Ses résultats sont forcément aussi variés que les
contextes, dès lors ue l’app o he est a th opologi uement un peu
igou euse et e vise pas seule e t à illust e l’ap io i d’u e u it
culturelle continentale, nationale, régionale ou raciale : d’u e
« identité » supposée, et par là construite. Les innombrables
sp ifi it s ’e p he t pou ta t pas ue puissent être concernés
des contextes culturels relativement larges, comme elui de l’i pa t,
plus ou moins étendu da s le te ps et l’espa e, de e taines
religions, sagesses ou philosophies.
La sp ifi it des o te tes ’e p he pas o plus u’o
observe ici un phénomène général : les références à telle ou telle
culture proc de t d’u e dispositif de a uage ide titai e.
L’i te tio , e pli ite ou o , des auteu s ’a i i d’i portance
u’a e doti ue ; il me parait plus i t essa t d’o se ve le
fonctionne e t de es a ues à l’i t ieu de l’i stitution et
spécialement du système de réception. Un champ relativement neuf
s’ouv e i i : il consiste, non pas à pratiquer sur le texte une forme
d’e u te eth ologi ue ou folklo iste, e ui est de la o p te e
de l’eth ologue, ais à e a i e o e t le te te lui-même
construit, avec des moyens stylistiques, rhétoriques, narratifs,
l’o igi e u’il p oduit pou satisfai e le s st e de eptio . Ce
a uage ultu el est i d pe da t de l’adh sio effe tive de
l’auteu lui-même à une philosophie ou une religion ; ainsi, un
écrivain peut fort bien être, comme personne privée, catholique,
musul a ou ath e, tout e valo isa t da s so œuv e telle p ati ue
ui ’est pas la sie e, pa e u’il su it la p essio id ologi ue du
système de réception.
Ce tes, le eligieu ’est à et ga d u’u a ueu pa i
d’aut es, ais il poss de u e e a ua le effi a it ; celle-ci
s’e pli ue sa s doute d’a o d pa sa g a de lisi ilit , as e su u e
forte stéréotypie ; elle repose ensuite sur des accointances
sémiologiques profondes avec le discours littéraire : le marqueur
religieux opère en effet comme un générateur, tantôt de narrativité
(inclusion de récits), tantôt de poéticité (structuration figurale du
monde représenté, par exemple à partir de personnages ou de lieux
auxquels sont attachées des valeurs). Si le phénomène a une valeur
générale, il est particulièrement visible dans les littératures qui sont
contraintes de se situe au sei d’u e topologie diff e i e
géographiquement, culturellement ou socialement (littératures
« migrante », « maghrébine », « provençale », « nègre »,… .

Labels et réseaux
On peut aussi prendre en considération les « labels » et les
« réseaux », e la gissa t la pe spe tive su l’e se le du ha p de
réception, dans ses aspects matériels autant que discursifs (non le
contexte culturel affiché par les marqueurs, mais le contexte réel,
souvent masqué par le premier). Il y a label lorsque le réseau
o fessio el s’affi he o e tel, e ui s’est passé, par exemple, à
l’ poque du « renouveau catholique » en France et en Belgique, à la
fin du XIXe siècle et au-delà. Ai si, le la el d’« écrivain catholique » de
même que celui de « converti » ont pu servir de scénographie
(Maingueneau) ou de position (Bourdieu pou s’affi e da s u
contexte de militantisme ou, plus matérielle e t, pou s’assu e u e
diffusion « protégée » aup s d’u pu li de a deu , via des
éditeurs, des collections et des systèmes de réception non moins
nettement labellisés.
Cette labellisation a pu profiter aux écrivains concernés, mais
elle a aussi pu leur nuire : la postérité de grands auteurs littéraires —
pour en rester à des Français : Bloy, Péguy, Mauriac, Bernanos,
Claudel — a pâti de l’ ti uette « catholique ». Le cas de Claudel est
sans doute le plus connu : o a t s souve t duit l’auteur du Soulier
de satin à celui de L’Annonce faite à Marie, et e o e s’agissait-il
d’u e e tai e visio d vote de ette pi e, telle u’elle a pu t e
jouée par des générations de pensionnaires dans les internats pour
jeunes filles. À relire Claudel cependant, et par exemple la splendide
Cantate à trois voix, o s’ape çoit u’elle e se laisse pas dui e à la
d votio i au dog atis e. Ce ’est d’ailleu s pas Claudel ui
’i t esse i i, mais davantage la nature polysémique et dialogique
de so œuv e, ature inséparable, précisément, de sa qualité
littéraire. On rejoint ici la question du « roman à thèse », ’est-à-dire
de l’i o pati ilit elative e t e, d’u e pa t, u e postu e de
allie e t id ologi ue, ui e peut o e e ue l’i dividu auteu
dans sa vie pe so elle, et, d’aut e pa t, l’e e i e d’u e litt a it
qui, tout en accueillant la dimension spirituelle et parfois le langage
religieux, ne peut que les faire danser : les exhiber sans doute, mais
de loi , e situatio f agile d’o jets de la gage pa i d’aut es. La
théorie littéraire contemporaine — songeons entre autres à Adorno
ou, pour une expression différente, à Bakhtine — a mis en évidence
cette relation de distance, voire de nécessaire déconstruction, entre
l’œuv e litt ai e et les dis ou s ultu els et id ologi ues u’elle
convoque et questionne dans sa textualité. Toute réflexion sur les
relations entre littérature et spiritualité doit nécessairement prendre
en compte cet écart essentiel.

Pas de littérature sans spiritualité ?


Ce qui p de ous a e e fi à la uestio de savoi s’il ’
a pas, malgré cet écart ou comme à travers lui, des affinités plus
profondes entre litté atu e et spi itualit , ’est-à-di e s’il ’ a pas
u e di e sio spi ituelle da s l’e e i e e de la litt rature.

Du sacré à la mort des dieux ?


Commençons par la perspective la plus large, en posant que les
interfé e es e t e dis ou s eligieu et litt atu e peuve t s’ lai e
à pa ti de e ue j’appelle ai i i la parole gravée, expression qui
pourrait constituer une définition fort simple de la littérature elle-
même. Certes, les réalisations historiques de celle-ci sont variables,
ais e i ’e p he pas u’il ait u o au du , u e tai usage
grave de la parole, qui consiste précisément à la graver : à découper
un énoncé dans le flux du discours, à lui assigner du même coup un
début et une fin, à le placer dans une mémoire, à le réitérer en
l’a tualisa t, do à le eli e aussi da s l’a a h o is e.
Des auteu s o e Flo e e Dupo t ous l’o t o t :
l’e e i e de l’o atu e a ti ue avait u e fo te di e sio sa e et e
même temps civique ; sa textualité, du reste, importait moins que
l’a tualit de sa pe fo a e ituelle, pa e e ple lo s des
banquets 1. Ceci change-t-il ave l’«i ve tio de la littérature » qui,
selon le même auteur, suppose la constitution progressive d’u e
« culture froide », avec un individu réactualisant en silence la parole
gravée, et une textualité devenue plus envahissante ? Il y a bien une
importante mutation qualitative dans « la p ati ue et l’i stitutio »
de la littérature écrite et ensuite impri e, ais il ’ a pas uptu e
complète : l’ho e o te po ai este atta h à la pe fo a e
collective, à laquelle il se joint physiquement dans les concerts, au
th ât e, à l’op a ou e d’aut es lieu e o e. La « culture chaude »
réinvente constamment ses conditions de possibilité, y compris sur
i te et, où l’o assiste à l’i atte du etou d’u e so ialit p ofuse,
et même, est-o te t de di e, d’u e fo e i p vue d’iv esse in
absentia.
Dans cette longue histoire de la parole gravée, les références au
sa so t loi d’avoi dispa u. Si elles do i e t l’u ive s de L’Iliade
et de L’Odyssée, ne dominent-elles pas encore le théâtre de Beckett ?
Certes, ce ne sont plus les mêmes dieu , et e ’est plus leu
p se e e vahissa te ui est à l’ava t-plan, mais leur absence
tétanisante ou leur nostalgie ; leu o t, ai si, e esse d’ t e
célébrée, comme dans le terrible roman de Jean Ray, Malpertuis, qui
raconte la lamentable fin des divi it s de l’Ol pe da s u o te te
moderne. Ces points de repère semblent autoriser une perspective
avali e su l’Histoi e hu ai e, ui i ait ai si d’u tat « primitif »
de religiosité à un stade « avancé » de sécularisation, celle-ci
s’e p i a t sur le mode triomphant du positivisme laïc ou, au
contraire, sur le mode mélancolique (Ray), voire tragique (Beckett).
Toutefois, une telle perspective est pour le moins sommaire et
du t i e. D’u ôt , les p ati ues so t t s a ie es, d’u e o alit
dissidente, populaire, parodique, entretenant la mise à distance
répétée des savoirs institués ; ou d’u e o alit itualis e, as e su le
dire plutôt que sur le dit, ui glige d li e t d’attacher une
valeu sta le au savoi s u’elle v hi ule, y compris aux savoirs
religieux 2. D’u aut e ôt , à l’aut e out de la pe spe tive, il est
difficile de ne pas voir que les corpus littéraires modernes
entretiennent encore et toujours de nombreuses relations avec le
domaine des langages religieux au sens large.

1
Cf. e.a. L’Invention de la littérature. Paris : La Découverte, coll.
Poche, 1998, 298 p.
2
Cf. p.e. l’analyse du flamenco reprise par Florence DUPONT (ibid.).
Ces elatio s peuve t s’app he de à t ave s les « images »
littéraires du religieux, ses figures narratives, ses discours rapportés.
On quitte alors le secteur des auteurs labellisés comme « croyants »
pou u do ai e eau oup plus vaste, où l’o pourrait trouver, pour
la litt atu e f a çaise, u e i fi it de pe so ages, de l’ v ue
Turpin de la Chanson de Roland, à l’a Bou isie de Flau e t ou à
l’a Mou et de )ola, e passa t pa les oi es du Roman de
Renart, et quantit d’aut es ui vie e t aussitôt à l’esp it. Ces
représentations sont fréquentes, même chez des auteurs qui les
discutent, voire les ridiculisent ou les accablent ; leur rôle est sans
doute de pa ti ipe à l’e p ession de règlements de comptes
idéologiques et, pour le roman moderne, au projet de représenter
toutes les composa tes d’u e so i t do e. Mais, au-delà de ces
aspects, on peut se demande s’il ’ a pas u aut e e jeu, plus
essentiel.

Spirituel et religieux
Il devient utile à ce stade de distinguer ce qui relève du spirituel
de ce qui relève du religieux. Pour ne pas ouvrir un débat trop long
ici, je qualifierai, par hypothèse, de religieux ce qui se rapporte à une
religion (ou à une sagesse) constituée, soutenue par une institution
et définie à la fois par des pratiques codifiées (la dévotion) et par des
o vi tio s o e a t le se s de l’e iste e hu ai e da s u
ensemble plus vaste dont le discours relie, précisément, les
composantes hétéroclites et, en partie au moins, mystérieuses.
J’appelle ai d s lo s spirituel u t pe d’e e i e la gagie plus
englobant, qui peut être nourri ou non par une ou plusieurs
traditions religieuses ou sapientiales (y compris agnostiques ou
athées) ; cet exercice vise à apporter, lui aussi, des formes de
réponses à la question du sens, mais ces formes de réponses (qui
peuve t t e des sp ulatio s su l’i possi ilit d’u e po se so t
f app es du s eau de l’i suffisa e, de e u’elles so t dava tage
individuelles. La réponse spirituelle, en somme, adhère moins à un
dis ou s u’elle e l’utilise o e le o e d’alle à la e o t e de
ce qui le déborde.
Il en va, me semble-t-il, de ce débordement da s l’i ve tio , au
e
XVIII siècle, du roman moderne par quelques auteurs anglais.
L’ouv age lassi ue de Ian Watt, The Rise of the Novel (1957), a bien
is e vide e les affi it s e t e les odes de l’i dividuatio da s
le roman et le développement des philosophies empiristes ; le
renoncement à la généralité au profit du particulier, dont la
description balzacienne sera un peu plus tard le paradigme,
e t aî e a toutefois aussi l’i possi ilit d’u e oï ide e ave u
discou s eligieu . L’i o ie de Flau e t e est l’illust atio la plus
évidente : si différents mondes religieux, y compris athées, sont
accueillis dans le roman, ils sont en même temps mis à distance ; on
peut y voir, à partir notamment du modèle que constitue Bouvard et
Pécuchet, u e figu atio du doute adi al à l’ ga d des savoi s, ais
on peut aussi, à partir des Trois contes notamment, y voir la
figuration du « œur simple », celui qui, ne sachant pas, et ne
poss da t e pas l’i o ie ui est e o e u savoi et u pouvoi ,
entre dans la logique du manque et du désir.
Un roman africain en propose un autre exemple, plus
contemporain. Dans Shaba deux (1989) de Valentin Mudimbe, le
personnage central est une religieuse franciscaine en qui se con-
de se t les desti es d’u o ti e t. L’i s iptio eligieuse,
vide te, situe l’Af i ue da s la ode it d’u o de glo alis ;
o sa s p ovo atio , l’« identité » d’autrefois est évoquée à travers
la espe tueuse ais t s ve visite ue e d Sœu Ma ie-Gertrude
à un village-musée. Mais le roman de Mudimbe va bien au-delà de
ces inscriptions identitaires et montre le dépassement du religieux
pa le spi ituel. L’i ui tude du personnage y est certes nourrie, en
plus du christianisme conventuel, par deux autres traditions
« religieuses » : l’e iste tialis e ath e et la sti ue h tie e ;
ais l’ itu e de Shaba deux, dans son énonciation dépouillée et
comme silencieuse, déconstruit ce que le discours ailleurs a construit,
et laisse finalement le lecteur lui aussi sans voix.
De e ph o e, o t ouve a ais e t d’aut es
manifestations, par exemple, dans la poésie française des dernières
d e ies, u’il s’agisse d’auteurs qui se réfèrent au christianisme
Pie e E a uel, Jea G osjea ,… ou d’aut es o e Re Cha
ou Gaspa d Ho s, ui e s’ f e t pas : ’est peu di e ue la
di e sio spi ituelle est esse tielle da s ette p odu tio u’o
peut souvent qualifier de métaphysique, au sens étymologique du
ot. L’i t t pou les spi itualit s o ie tales, et e t e-orientales
e
en particulier, dans la poésie occidentale au XX siècle — songeons à
la pratique du haïku —, est un des aspects significatifs de cette
recherche spirituelle qui ne cesse de hanter une production littéraire
le plus souvent très détachée des mondes religieux.
Le spirituel comme contre-discours
La littérature contemporaine a, certes, le plus souvent pris ses
distances avec le discours idéologique contrôlé par les institutions.
Néanmoins, elle semble travaillée par un besoin diffus de
réenchantement, qui dépasse largement la valorisation esthétique
des formes impliquées dans la représentation : il e s’agit pas
seulement, au-delà de la valeu d’usage, de « faire du beau » et d’e
ti e des sig es de disti tio so iale, ais il s’agit aussi d’a tualise
un contre-dis ou s à ette valeu do i a te de l’usage et du
« besoin ». Il est peut-être significatif que ce soit dans cette
pe spe tive d’u e iti ue de l’utilita is e a ha d u’o
ressus ite et l e aujou d’hui le l e h os de F a ui , le
dénommé Gaston Lagaffe 3, u o i ue u’il faut do p e d e t s
au sérieux. Dans un tout autre registre, le succès du livre-cadeau,
o jet d’ ha ge à forte valeur esthétique ajoutée, participe des
mêmes attentes, par ses contenus textuels qui sont massivement
sapie tiau et spi ituels, uoi ue d’o die es eligieuses t s
diverses ; ce succès est aussi commercial, ce qui veut dire que la
valeu d’ hange a réussi ici aussi à récupérer une demande sociale,
ais ette a ha disatio ’e p he pas u’il ait là u
témoignage à propos du manque auquel elle est censée pouvoir
répondre.
O peut fai e l’h poth se ue la p ati ue litt ai e (et artistique)
contemporaine reprend ainsi à son compte ce que Baudrillard
appelait le symbolique 4 et ue j’ai d’a o d appel i i spirituel ; il
s’agit d’un rapport au langage qui actualise le sa e ta t u’o jet
happa t à l’e p ise totalisa te de la valeu , e ta t u’o jet
sacrifié, appela t la pe te et le a ue, p is e t, d’u se s
appropriable, « usable ». De ce point de vue, le discours relatif au
sa ’est do pas u l e t pa i d’aut es da s le dis ou s
social que véhicule la littérature en général, et que charrie
dialogiquement le roman moderne, mais une composante singulière,
bien plus étroitement liée à la littérarité que, par exemple, le discours
politique ou moral, dont il reste cependant indissociable.

3
Voir l’exposition Le Monde de Franquin (Paris, Cité des Sciences,
2005 ; Bruxelles, Autoworld, 2006).
4
BAUDRILLARD (J.), Pour une critique de l’économie politique du
signe. Paris : Gallimard, coll. Tel, 1976, 268 p.
Si le discours relatif au sacré est lié à la litt a it , ’est pa e
u’au-delà des o te us id els, il e gage d’a o d la fo e
énonciative (esthétique, mais aussi communicationnelle). Le langage
analogique, par exemple, est une forme dont le premier signifié est
toujou s l’i suffisa e de la d otatio . E d’aut es te es, si la
o posa te politi ue d’u o a peut e effet se fai e l’ ho de tel
manque particulier, par exemple, de démocratie ou de soins de santé
dans un contexte donné, la composante spirituelle est ce qui réactive
le manque essentiel : la non- aît ise du sujet da s l’u ive s et,
d’a o d, la o -maîtrise de lui-même.

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