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Noesis

3 | 2000
La métaphysique d'Emmanuel Levinas

Levinas et la question politique


Gérard Bensussan

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/noesis/9
DOI : 10.4000/noesis.9
ISSN : 1773-0228

Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées

Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 2000
ISSN : 1275-7691

Référence électronique
Gérard Bensussan, « Levinas et la question politique », Noesis [En ligne], 3 | 2000, mis en ligne le 15
mars 2004, consulté le 19 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/noesis/9 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/noesis.9

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Levinas et la question politique 1

Levinas et la question politique


Gérard Bensussan

Personne n’est quelque chose


(Joyce, Ulysse)
1 Si, chez Emmanuel Levinas, la politique fait question, au sens fort et rigoureux, c’est
parce que, comme telle, elle vient après l’éthique. Elle surgit à partir d’une relation
singulière qui la précède et ouvre originellement un champ à la multiplicité de ses
interrogations. L’inauguration du sens, à suivre Levinas, ne se laisse pas en effet situer
dans la pensée d’un monde commun, d’un lien social ou d’une institution du politique,
mais dans le face-à-face avec un visage dont l’expression appelle anarchiquement,
hors-principe et hors-pouvoir, hors tout commencement dans un pouvoir. Seul cet
appel, seule cette parole, et ma réponse de responsabilité ou mon refus malgré
l’entente rendront après-coup possible l’examen des spécificités opératives et des
requêtes normatives du et de la politique. On aurait donc d’une part une
subjectivisation éthique du sujet, de sa socialité la plus intime, qui serait absolument
première, c’est-à-dire avant toute question, déjà réponse en quelque sorte, et d’autre
part, en second, le vaste monde des problèmes politiques 1. La très grande radicalité de
cette position implique qu’on se demande ce qui fait la différence entre éthique et
politique, moins sur le plan simplement descriptif des contenus et des domaines (car ce
serait déjà réduire cette différence) que structurellement.
Asymétrie
2 Dans la conceptualité levinassienne, cette différence structurelle se nomme asymétrie. Il
ne peut y avoir de relation éthique entre moi et l’autre que dans l’asymétrie. Dans le
face-à-face en effet, dans sa courbure bidimensionnelle inégale, je ne suis jamais l’autre
et l’autre n’est jamais moi. Je et tu, moi et toi, ne sont pas en positions
interchangeables, chacun pouvant alternativement tenir le même rôle ou occuper des
places indifférentes. Cette asymétrie caractérise fondamentalement le rapport éthique,
elle en est à la fois le plus sûr indice et le vrai concept. Car dès lors qu’elle est oubliée,
impensée ou corrigée, s’effectue un déplacement de la signification de l’autre dans le
même, soit de la modalité éthique de la relation. On aura en effet nécessairement
changé de registre et l’intelligence de cette rotation appellera l’intervention de
catégories distinctes. L’asymétrie se dit chez Levinas de façon très précise et se déploie

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dans des descriptions concrètes. La différence, par exemple, est toujours de l’autre,
jamais mienne, jamais portée comme attribut de mon essence. Pour moi, elle signifie au
contraire comme non-indifférence à la différence de l’autre (raison pour laquelle la
pensée levinassienne de la différence ne saurait être différentialiste, affirmation d’un
droit à ma différence). L’autre appelle et je réponds, ou pas, mais sans jamais pouvoir ne
pas entendre, et cette structure répondante de ma subjectivité m’expose, dans un « me
voici » incessible, au périlleux sens unique de l’élection, elle m’embarque dans une
« galère » dont je ne me savais même pas l’occupant2. Cet appel, en l’autre, venu de
l’autre, est appelé depuis son visage dont la fragilité me soumet par la hauteur
transcendante d’où elle m’assigne à l’urgence, à l’immanence d’une aide. A cette
transcendance du visage, c’est-à-dire à l’altérité de l’autre dépassant et perçant toute
forme, toute figure sensible, je ne saurais répliquer par l’exhibition de ma propre
transcendance, de ma propre altérité, de mon visage. Sous leur couvert, ma non-
réponse se draperait dans un insupportable angélisme. Dire de l’autre qu’il est toujours,
structurellement, plus proche de Dieu que moi, c’est donc inscrire ma réponse dans une
nécessaire immédiateté matérielle (« vêtir », « nourrir », « ouvrir son porte-monnaie »,
dit Levinas) interdisant d’emblée toute « hypocrisie du sermon » 3. L’éthique est éthique
parce qu’elle est asymétrique : elle qualifie une relation où le sujet est ordonné à la
proximité d’un prochain. On comprend aisément que si elle devait se renverser dans
une sorte de retournement d’elle-même, elle s’annulerait. L’inversion asymétrique de
l’asymétrie présenterait une situation où je (individu ou communauté) dirais : l’autre,
c’est moi, c’est nous, et où un appel viendrait intimer à celui, à celle ou à ceux qui me
font face de répondre à mes sommations - paradigme de nombreuses conjonctures
historiques, où un sujet se dit l’autre, ne peut plus dire l’autre en contre-disant la
signification et finit par lui interdire tout lieu. Ce que l’asymétrie indique comme étant
réfractaire à toute universalisation par extension circonscrit un noyau éthique, une
socialité à deux, où je suis tout ensemble commandé par l’autre et rapporté, dans ce
commandement même, à mon insoupçonnable unicité.
3 Mais cette unicité, originaire et intransférable, ne saurait annuler la question de la
pluralité qu’elle précède, autorise et, en quelque sorte, appelle. Elle en déplace bien
plutôt, et de façon très remarquable, les lieux et les sources. La multiplicité des
hommes, si elle oblige à penser ce qui fait leur communauté, et dès lors qu’elle est saisie
à partir d’une immédiateté qui lui est antérieur et l’impose comme question, peut
ouvrir à une idée de l’humanité qui ne serait pas le partage d’un commun préalable et
donné, mais au contraire la tentative de mise en commun de ce qui serait partagé, clivé,
disséminé sans identité. Le souci éthique en désigne la provenance : à côté du prochain,
il y a un autre prochain, le tiers. Autrui n’est jamais seul face à moi : la relation éthique,
absolument immémorialement originaire, ne résorbe nullement en elle ce qui vient
après elle ; au contraire, elle en est la condition insue. Le tiers peut même avoir été
victime de celui-là dont je réponds et que j’approche. Je ne peux donc pas entendre
autrui me commander, sans me demander ce qu’il en est du tiers, et qui peut bien être
l’autre du prochain. La relation éthique ou asymétrique appelle un correctif, une
symétrisation. D’elle-même, elle m’oblige à comparer les instances de l’autre face à moi
et les requêtes du tiers face à l’autre, à entrer ainsi dans une tonalité déterminée,
destinée à prendre en charge les modalités de la comparaison et à prévenir de possibles
violences. Il ne peut en effet y avoir d’inscription politique que dans la symétrisation de
tous les rapports, ce qui autorisera la production de l’égalité, la réciprocité des droits et
des devoirs et la réversibilité des places et des fonctions. Je pourrai devenir à mon tour

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l’autre de l’autre, le différent, avoir part à la dialectisation des lieux occupés par tous
les sujets et accéder ainsi à un ordre qui, par l’anonymat et l’interchangeabilité, sera le
garant en universalité de mon statut de membre : un espace homogène et un même
temps pour tous. La politique a là son commencement, dans l’instauration d’une
comparabilité générale, et non dans un contrat fondateur ou un sens de l’histoire,
« origine » ou « fin » par rapport à quoi tel ou tel système institué jugerait lui-même du
degré d’universalité de son institution selon le degré d’abdication de la singularité au
profit de la totalité. Là, c’est-à-dire lorsqu’un sujet répondant ou responsable passe de
l’inquiétude éthique (ai-je le droit d’être et de persévérer dans cet être ? ) à la question
politique (ai-je le droit de me soustraire aux interrogations issues de la pluralité
conflictuelle des actions humaines et de leur organisation la plus juste possible ? ),
lorsqu’il s’en va « de la responsabilité au problème » 4.
Kant ou Hegel
4 Tient-on alors, avec cette symétrisation de ce qui est asymétrique, avec ce qui
ressemble à une entrée en politique de l’éthique ou à une application de la Bonté en
justice, une philosophie politique levinassienne, ou au moins l’indication de l’essence
d’une politique morale. Il faut répondre que non. D’abord, Levinas ne fait jamais la
description du « meilleur régime », à l’instar des classiques. Chez lui, cette question,
nullement illégitime, ne peut être que dérivée des critères externes. C’est l’origine
éthique du sens, l’origine éthique de toute signification, qui permettra que la question
du bon régime soit investie à partir de son excentration, ce qui ruine la possibilité
d’une constitution autonome du champ de la philosophie politique. Ensuite, et c’est
encore plus important, Levinas pense la réalité historique des Etats en prenant
pleinement acte de leur être hégélien tel que Rosenzweig en a analysé les modalités
structurelles et fonctionnelles 5. Il le fait non seulement sous considération de ce qu’ont
été en Europe, au XXe siècle, les expériences d’« Etat total », mais aussi en ne
négligeant jamais de prendre en vue nos Etats aujourd’hui, les « violences » du « bon
fonctionnement » de l’« ordre de la raison universelle » et les « larmes » produites par
les régimes raisonnables 6. Pour cette double raison, interne et externe, Levinas offre
les linéaments d’une pensée du rapport entre politique et éthique comme rapport entre
une totalité constituée et une extériorité intotalisable. Nous le savons depuis Hegel et
Durkheim, l’Etat, ou plus largement la sphère politique, est une structure où la somme
excède les individus qui la composent, où le tout est supérieur à l’ensemble de ses
parties. C’est donc une instance qui a naturellement tendance à s’autonomiser par
rapport aux éléments ou aux moments dont elle procède et à totaliser en elle les
déterminations qu’elle intègre. Aussi, dès lors qu’on s’efforce de réfléchir
politiquement l’éthique ou de fonder une éthique politique, on n’échappe qu’assez
difficilement à l’alternative Kant ou Hegel : soit une séparation entre individu moral et
individu empirique soit une réalisation de l’individu moral par la sursomption de son
empiricité dans l’esprit.
5 Dans le premier cas de figure, une morale s’universalise à partir d’un sujet dont la
liberté conditionne la soumission à la loi rationnelle. Cette autoposition de la liberté est
une autoposition de la raison comme réellement pratique dans le sujet dont elle
détermine immédiatement la volonté. A cette volonté désintéressée il faut une fin
proposée par la raison pure. L’être raisonnable doit viser l’universalité de la loi morale,
condition transcendantale en lui de sa reconnaissance d’autrui, et vouloir que sa
maxime devienne une loi universelle. Le mouvement même de la moralité kantienne,
l’universalisation, emporte son extériorisation dans une construction juridique positive

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où les volontés seront unifiées pour assurer la compatibilité des libertés entre elles
comme « les arbres, dans une forêt,... contraints les uns par les autres,... acquièrent par
là une belle et droite croissance »7. Le sujet y est contraint et contraignant, obligé et
obligeant, et toute affirmation d’un droit créera un devoir, et inversement. L’asymétrie
ne peut avoir cours dans la grande forêt close de la société civile. Elle serait plutôt le lot
malheureux des arbres « rabougris, inclinés et courbés » qui lancent leurs branches
comme il leur plaît, loin de ceux qui atteignent le ciel. Issue de l’usage pratique pur du
vouloir, la morale impérative se contredistingue de la singularité poursuivant des fins
empiriques et mue par ses mobiles matériels. Elle exclut donc toute considération de
motifs sensibles et ne vaut que pour l’être raisonnable, d’où « l’insociable sociabilité ».
La responsabilité éthique de Levinas loge au contraire dans l’unicité inamissable du
sujet appelé par un autre qui s’en saisit asymétriquement. L’« être sensible », le sujet de
« l’économie » 8 est d’emblée dans un rapport à l’infini, donc pris dans une courbure
éthique de sa relation à l’extériorité. Situation proprement « pathologique », dans une
perspective kantienne, que cette « passivité plus passive que toute passivité » qui
caractérise selon Levinas la position du sujet éthique, c’est-à-dire répondant à un
visage, à une parole non universalisable, à une expression qui ne se laisse jamais
reprendre ou réduire. On relèvera, en passant, que la conceptualité levinassienne a
l’incontestable mérite de nous rappeler quelque chose que, sans doute, sous l’effet
d’une extension de plus en plus individualiste du principe démocratique, nous pouvons
avoir tendance à oublier : toutes les relations humaines ne sont pas contractualisables,
toutes ne sont pas librement choisies ni fondées ou fondables sur l’autonomie de la
volonté raisonnable. Le modèle électif et contractuel ne saurait s’appliquer par
exemple, on en conviendra, à la relation amoureuse, conjugale, filiale. Peut-être
pourrait-on d’ailleurs nommer éthique, au sens levinassien, la relation où le tiers
manque, où l’égalité, la réversibilité, n’ont guère de sens, soit l’ensemble des relations
interhumaines non-contractualisables, où les sujets sont uniques et non remplaçables,
« pris » dans « le fait originel de la fraternité »9. Cette « prise » du sujet précède toute
constructibilité d’une communauté de genre10, comme le don précède l’échange. Ce
sujet toujours-déjà emporté dans sa donation va rendre pensable une universalité
traversée par l’approche de ce qui l’aura devancée, différenciée et ébranlée par cet
accueil - condition de possibilité (c’est-à-dire en même temps d’impossibilité) de la
communauté et de la loi.
6 L’alternative hégélienne offre à penser un dépassement synthétique de l’éthique et de
la politique, une réalisation de l’une, « l’Idée éthique », dans l’autre, « l’Etat ». Ce
dernier peut seul effectuer la re-totalisation de l’écart, de la différence entre les deux
moments, soit la neutralisation sous leur unité objective de tout le disparate de
l’extériorité - non point saisie essentiellement ici comme productrice d’hétéronomie,
mais comme le bord extrême de l’entendement où l’unité se perd dans la mauvaise
opposition du formalisme de la loi et de l’empiricité de l’événement. La pensée
dialectique préfère toujours l’accomplissement à la promesse, le fruit à la fleur. Aussi le
déchirement de la morale et de la politique est-il à ses yeux le point où les parties
disjointes se touchent douloureusement. Mais la douleur de l’unité perdue engage sa
relève dans les retrouvailles de l’esprit se récupérant lui-même en son concept. Les
différences doivent et peuvent donc être tolérées comme aspects particuliers du monde
phénoménal, et le mode un peu plat du mot d’ordre humaniste qui nous y convie
contrevient moins qu’on croit aux règles hégéliennes de la mise en mouvement du
système. En tolérer en revanche l’irréductibilité insursumable, hors toute nostalgie

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dialectique, sans nul horizon de totalisation, prendre en charge l’impossibilité d’une


conversion de toutes les « croix du présent » en « rose de la raison », pour parler
comme Hegel, c’est au moins essayer de penser dans le dégagement d’avec les
contaminations de la violence du même. « L’Etat total ne tolérera pas de différence
entre droit et morale », proclamait Hitler dans ses discours. Volonté de ne rien laisser
dans l’ouvert d’une faille, au-dehors, volonté de ramener l’extériorité éthique à la
positivité totalisante de l’institution, de l’Etat, voire de la société civile : face aux périls
apparemment contraires mais souvent conjugués de la politisation de la morale ou de la
moralisation du politique, face à la réduction au même, la leçon de Levinas consiste,
depuis une remarquable réévaluation de la vie empirique, de la jouissance, du « vivre
de », à rappeler que la seule façon de laisser sa fécondité à la pensée du rapport
éthique/politique, c’est de bannir tout schéma de déduction, de dérivation, de
modélisation, de laisser l’éthique et la politique en tension.
Inspiration
7 Leur écart pourrait autoriser ce qu’on appellera une inspiration de la politique par
l’éthique, soit du même par l’autre, de l’autre dans le même. Inspiration qui libérerait
ladite politique de ses strictes dimensions étatiques en mettant en dispositif des
situations où tout jugement serait non-total et non-totalisant, où tout jugement
pourrait être jugé, à commencer par celui de l’historien sur l’histoire, en tant que « tout
historien justifie les violents du passé »11. Cette détotalisation vaut déformalisation, elle
tient à distance les figures plus complémentaires que concurrentes d’une nature qui,
pour la concorde des hommes, veut la discorde malgré eux, et d’un enracinement
ontologique de l’éthicité dans les mœurs d’une communauté. Le politique laisserait dès
lors voir ses « interstices » dans la pluralité, la contestation, la diversité, au sein d’un
ensemble mobile, voire un peu fragile, correspondant institutionnellement à la
démocratie. Ainsi la socialité éthique, pré-origination de tous les liens interhumains
dans un lien effectif entre deux, va venir déranger, désautonomiser partiellement la
structure intégrative, l’empêcher d’oublier les parties qu’elle aura dépassées comme ses
autres empiriques. Toutefois, ce jeu si indispensable, pour se maintenir comme tel, ne
saurait se constituer et finalement s’ériger en contre-totalité. Sans doute y a-t-il là une
grande difficulté pratique que l’horizon d’une politique inspirée de l’éthique
levinassienne ne peut qu’attester. Cette inspiration peut en cela être dite prophétique,
au sens précisément biblique du mot, inspiration qui vient, ou ne vient pas, mais en
tout cas se place avant toute politique. Ce qui fait événement dans la sphère éthique est
antérieur à tout ce qui relèverait en particulier du devoir, ressortissant de
l’immédiateté d’une réponse d’un sujet voué dans les plus intimes structures de son
ipséité. Cette obligation de responsabilité n’est donc pas imputation juridique (car alors
on retrouverait les mécanismes des réciprocations et des médiations), mais assignation
éthique, c’est-à-dire anarchique, hors et avant toute autorité. Le visage me parle et me
contraint bien plus « anciennement » que tout droit et que toute force. D’ailleurs, si je
ne réponds à l’appel de l’ami, de l’aimé(e), à l’appel d’une détresse, soit à un appel
« éthique », que « par devoir », c’est que je n’y ai pas répondu et que ma
« responsabilité » a déjà viré en « problème ». Citoyen, membre d’une collectivité
politique, d’une communauté, je dois faire ceci ou cela. Sujet pris dans le face-à-face
avec le visage, je réponds ou pas, mais il me faut inventer, dans le désaisissement, une
règle, un « devoir » qui n’est inscrit nulle part12, avant tout devoir donc, avant toute loi
et hors toute loi, pourrait-on dire au sens où Joyce, évoquant Moïse, écrit que les tables
de la loi furent gravées dans la langue des hors-la-loi 13. Il y a « une application de la loi

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qui toujours précède la loi »14 puisque la loi résulte du fait d’un autre, de l’événement
d’une rencontre. Et c’est ce pré-commencement dans une « prise » du sujet qui va
pouvoir inaugurer des droits, leur donner sens et, éventuellement, les inspirer au-delà
même de leur positivité. Une « bonne » politique, à cet égard, la « justice » selon
Levinas (laquelle qualifie, comme on voit, non pas un régime, mais un mode
d’investissement de la politique par ce qui n’est pas elle, étant avant elle, et qui
pourtant, après, saurait néanmoins l’irriguer), serait une politique qui, au moins en
retrait, permettrait ou mieux faciliterait le déploiement dynamisant de l’inspiration
éthique et en assurerait, même négativement, les conditions. Dès lors qu’elle
l’empêcherait, soit en s’y substituant soit en ne reconnaissant ni en-deça ni au-delà
d’elle-même, elle mettrait en péril potentiel les subjectivités et leurs reliaisons.
Certains sages du Talmud disent que si Jérusalem a été détruite, c’est parce que on n’y
pratiquait que le droit et la justice, au sens strict et étroit de leur institution positive,
sans le « jeu » laissé avec ce qui les excède et sans autoriser les réponses précédant
leurs propres questions. Dans la sphère éthique (qu’il faut très soigneusement se garder
de confondre avec la sphère privée15), la « règle » doit à chaque fois s’inventer puisque
la réponse y est imprédictible. Si la règle juridico-politique se la subordonne, c’est
l’invention éthique qui s’en trouvera par elle régie et ainsi tarie. On a mesuré, il y a
quelque mois, combien une loi qui entendait faire de l’accueil d’un étranger un délit,
soit proscrire par la loi un avant-loi, une possible responsabilité éthique de la politique
dégage un critère empirique qui, s’il n’assure nulle fondation théorique à une
philosophie politique, permet expressément de déterminer la justice relative d’une loi
ou d’une action politique. Les Ecrits politiques de Vaclav Havel, textes issus de la pratique
oppositionnelle de la Charte 77, présentent à cet égard un intérêt remarquable. Une
« politique antipolitique », expression singulièrement schellingienne ou
rosenzweigienne, y est esquissée16. Dite aussi « politique d’en-bas », elle aurait consisté
en un incessant effort pour transformer une masse d’expériences « prépolitiques »,
vécues dans la confrontation déchirante entre « vie dans la vérité » et « vie dans le
mensonge », en potentialités révolutionnantes17. Le prépolitique désigne ici ce que
Levinas appellerait le « secret de l’ipséité » : la multiplicité des microconflits de base,
les refus subjectifs de l’humiliation, les résistances inorganisées à la néantisation de la
conscience et du langage, à l’abolition des histoires individuelles et des événements (au
pays de l’Histoire nécessaire, les « faits divers », la diversité infinie de la facticité, ne
pouvaient avoir cours ni place). Havel explique comment cette multiplicité pouvait
finir par faire masse, par se transformer en « morale agissante » suffisamment
compacte pour gêner sans arrêt l’Etat et l’empêcher d’étatiser sans reste dans la belle
circularité d’une totalité close et lisse. Lisant Havel avec Levinas, on comprend très
aisément que cette politique antipolitique, cette inspiration par l’éthique de la
politique, ne peut être entendue au sens d’un idéal régulateur, d’un système de valeurs
trônant au ciel et s’imposant d’en-haut. Elle requiert bien plutôt d’être impérieusement
pratiquée, elle exige que soit interrompu ce qui n’est plus supportable, ce qui n’est pas
juste. Elle consiste donc le plus souvent en une intervention négative. « Pouvoir des
sans-pouvoir »18, elle ne tend pas à opposer une contre-force et une organisation de
cette contre-force, à la force organisée, un parti à un parti par exemple. Contre les
« prétentions » (d’un Etat, d’une institution), elle mobilise des « intentions » toujours
singulières qui s’agrègent momentanément pour dire non, indifférentes à toute visée de
prise de pouvoir19. Car quand bien même ce pouvoir serait pris au nom de la « vie

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facticielle » (Havel) ou de la justice (Levinas), il faudrait encore et toujours qu’ils soit à


son tour interrompu par l’éthique.
Œuvre
8 Ce qu’apporte l’éthique levinassienne quant à une pensée de la politique n’est donc rien
d’abstrait ou de désincarné. L’excès ou l’excession du politique par l’éthique, son
inspiration, ne ramène jamais à une morale apolitique, elle ouvre à son au-delà
messianique, à une messianité politique de l’au-delà du politique. Cela signifie que la
politique a pour fonction, lorsqu’elle est juste, de créer un certain nombre de
conditions pour autre chose qu’elle-même, comme montrait déjà Schelling. Elle est
donc secondarisée, logée à la même enseigne que l’ontologie. Il y a un espace nécessaire
de la politique, mais limité par son avant et son après qui sont ses bornes. Si l’Etat
oublie ces bornes, s’il croit être à lui-même son propre centre et sa propre nécessité, s’il
croit donc pouvoir se passer des unicités et les traiter comme simples supports de sa
substance, alors c’est un Etat potentiellement violent, inhumain. Pour expliquer cela,
Levinas s’est autorisé d’un petit texte du Talmud (Nidda, 69b) où les rabbins
commentent deux passages contradictoires de la Torah. Dans l’un, Dieu « ne tourne pas
sa face ». Dans l’autre, il « tourne sa face ». Et l’un des rabbins conclut : « le premier
s’entend avant la sentence, le second après ». Le statut à la fois nécessaire et limité 20 de
la justice, inaugurée par l’entrée du tiers et l’ouverture à la comparaison généralisée,
peut se lire dans ce texte talmudique. Il ne faut pas regarder celui qu’on juge, faire
acception de sa personne, se laisser troubler par son visage, entendre sa voix ou ses
implorations. Car alors, il n’y aurait plus de justice possible pour tous les tiers, la justice
serait inégale. Or tous doivent, devant elle, être égaux. Voilà pourquoi une politique qui
supporte la justice est nécessaire et pourquoi un refus radical de toute politique, de
toute entrée du sujet dans une hiérarchie, dans une totalité (« qu’ai-je à faire avec la
justice ? »), emporte si souvent le risque d’une violence induite par l’immédiateté et
l’absoluité du face-à-face (donc, « il faut une justice »). Mais après la sentence, une fois
le jugement émis, « il faut » encore que soit rendu son visage au sujet dévisagé par la
justice et qu’il soit regardé dans son unicité. Sans ce second « il faut » qui relève le
premier sans le défaire, c’est l’Etat seul qui assurerait en totalité la relation
interpersonnelle. Il l’objectiverait, il la chosifierait et la viderait de son humanité
propre. Voilà pourquoi toute politique doit être limitée 21. On retrouve l’écart, le jeu, la
tension qui rendent possible, mais jamais assurée, l’inspiration messianique. Ici, deux
points-limites sont précisément indiqués. Une incomparabilité des sujets singuliers qui
ne souffrirait jamais la comparaison introduite par la justice et les requêtes du tiers :
moralité attendrie, anarchisme de l’atomisation, injustice faite à tous les prochains du
prochain. Ou alors un règne du Jugement sans avant ni après, de la comparaison sans
interstice, de l’échangeabilité de tous sujets, de toutes activités, de tous rapports : Etat
comme équivalent général, soumission à une contrainte chosale, inhumanité toujours
dévisageante de la « tyrannie des œuvres aliénées », où la volonté s’absente, est
« absentée » de tout jugement22. De ces écueils dont elle a sans cesse à faire l’épreuve,
de les subir ou d’en subir la tentation, la politique antipolitique « gagne », par son
inspiration éthico-messianique, de ne pouvoir produire une vision du monde, une
idéologie politique. C’est une politique « faible »23 qui exclue toute possibilité de
prédétermination rationnelle de ses effets, incertaine, lente, improbable puisqu’elle ne
saurait annuler en elle le temps des existences singulières dans une vérité sue d’avance,
dans un savoir vrai dont l’histoire ne serait que l’accomplissement. Elle est éthique de
la responsabilité au sens que donne Hans Jonas à cette expression ou mieux encore

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œuvre comme dit Levinas dans Humanisme de l’autre homme : un souci d’agir pour des
choses lointaines, un renoncement à être le contemporain de l’aboutissement de cette
action, une patience vers un temps sans moi, vers un avenir indifférent à ma propre
mort. La générosité de ce mouvement du même à l’autre sans retour au même passe par
la nécessaire ingratitude d’une altérité pour laquelle j’œuvre et que je ne verrai jamais.
« Eschatologie sans espoir pour soi, libération à l’égard de mon temps », dit Levinas 24
qui évoque ailleurs une « optique », cette prise en vue par le guetteur (sheked) que
serait le prophète selon le texte biblique (Jér., 1, 11-12 ou encore Ez., 33, 1-9) d’un autre
site et d’un autre temps. Dans cette gratuité sans compensation, sans présent, dans
cette incertitude du monde, de celui-ci comme de celui qui vient, on décèlera le risque,
le « beau risque » de la résistance qu’oppose la relation éthique (et elle seule quels qu’en
soient les fausses parures et les noms savants) à toute universalisation,
contextualisation historique, inscription dans un ordre, légitimation objective. Elle
guette dans l’histoire, dans la politique, des événements, des ruptures, des instants
d’éveil : quand on ne peut plus se dérober ni faire autrement que répondre à l’appel,
dans la déprise de l’être, dans la défaillance de sa propre persévérance dans l’être,
porter secours, accueillir au risque de sa propre vie, résister 25.
On bat un homme
9 L’unicité désigne chez Levinas l’instant éthique d’une élection où le sujet est comme
accablé par l’élection qui vient l’élire et quasiment le frapper. Elle indique une
situation, un événement inédit, inouï et irreproductible autant qu’extrêmement banal,
itérable. Elle signifie dans sa radicale immédiateté que l’éthique est première, sans
reprise ni ressaisissement par l’esprit ou par la règle, qu’elle précède donc toute
institution et toute politique, et qu’elle peut, les précédant, les inspirer. Mais il faut
préciser qu’en vertu même de cette précision, le recours à l’institution pourra aussi
bien, après coup, faire office d’esquive, de dérobade devant une réponse trop lourde et
trop risquée, et de raison. On conclura par un exemple qui ne fait qu’en laisser
raisonner à son tour d’autres, nombreux et semblables26. On bat un homme sous mes
yeux : instant d’unicité où, avant tout choix, toute pesée du pour et du contre, il me
faut répondre ou refuser de répondre, ce que personne, en cet instant précis, ne peut
faire à ma place. Je peux me dire (et déjà je me suis « argumenté un peu », ma
subjectivité s’est en quelque sorte resubstantialisée) qu’il est plus prudent pour moi, si
je veux sauver ma peau, d’aller chercher la police, au risque de la mort de l’autre. Je
peux donc m’en remettre à l’institution juridiquement compétente et effectivement
responsable27. Cet exemple n’invalide en aucun cas la nécessité et la légitimité de la
police. Il rappelle simplement qu’y recourir, comme fait tout bon citoyen, peut sous
certaines circonstances couvrir un refus de répondre et me couvrir en justifiant, en
droit et en raison, ma non-réponse par l’invocation légale d’un ordre, d’une
universalité pourtant insubsituables à ma responsabilité éthique. « Il faut » une police,
une cité, une politique, une justice. Mais rien n’y fait cependant : ma réponse à la voix
du visage est incessible, je suis irremplaçable dans cet instant où je suis appelé, comme
pour ma propre mort. Partant de là, on pourrait sans doute en bonne part comprendre
les « servitudes volontaires » comme des régimes où l’assentiment à des ordres
institutionnels qui désencombrent le sujet, qui le débarrassent du dur désir de
l’inassouvissable et de la charge du prochain, cimente le lien social jusqu’à le bétonner.
Et peut-être aussi ces moments historiques, point si rare, où les peuples semblent saisis
d’une étonnante haine de leur propre liberté, d’un vœu panique d’échapper à la
fraternité, à sa prise, pour s’en remettre à la fusion communautaire.

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Levinas et la question politique 9

10 Tournant et retournant sans relâche autour de ce qui fait question avant toute question
- l’accueil indomiciliable de l’autre, l’hospitalité dans le sujet, l’hébergement de
l’inabritable -, la méditation de Levinas permet à qui en suit le cheminement insistant
et patient d’entr’apercevoir de l’inaperçu quant à la pensée du politique. Elle est
astreinte du dedans d’elle-même à un écart entre une sorte de sagesse négative (et
parfois même un réalisme instruit de ce que tout Etat condense un rapport de forces) et
une utopie du bien qui ne replie jamais ses inquiétudes en ontologies politiques.
Transcendance sans transcendantaux, elle ouvre et ré-ouvre toute immanence sur un
dire qui en signifie l’infini. Elle pose ainsi ce qui viendrait avant toute opposition, une
marque, une tension entre « ce qui eut humainement, lieu » et qui « n’a jamais pu
rester enfermé dans un lieu », l’Humain donc et le politique, « être ensemble dans un
lieu » 28.

NOTES
1.. « Politique après ! », tel est le titre résolument explicite d’un des textes recueillis dans L’au-
delà du verset :lectures et discours talmudiques, Paris, éd. Minuit, 1982, pp. 221 et suiv.
2.. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972 ; rééd. Paris,
Le Livre de poche, coll. « Biblio », 1994, p. 49.
3.. E. Levinas, De l’Existence à l’existant, Paris, J. Vrin, 1993, p. 69. Levinas voit même la « grande
force » et la « sincérité essentielle » du marxisme dans le refus radical de cette « Hypocrisie » .
4.. « Telle est la voie », ajoute Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye,
M. Nijhoff, 1974, p. 205.
5.. Au sens d’une « affinité élective » (Franz Rosenzweig, trad. Gérard Bensussan, Hegel
et l’Etat, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 398) entre la philosophie
hégélienne de l’histoire et l’histoire effective, celle-ci confirmant cruellement les
concepts de celle-là.
6.. « Pour moi, l’élément négatif, l’élément de violence dans l’Etat, dans la hiérarchie,
apparaît même lorsque la hiérarchie fonctionne parfaitement, lorsque tout le monde se
plie aux idées universelles », « Transcendance et Hauteur », in Cahier de l’Herne :
Emmanuel Levinas, sous la direction de Catherine Chalier et Miguel Abensour, 1991,
p. 105.
7.. E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 5ème proposition,
AK VIII, 22.
8.. Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 81 sq.
9.. Ibid., p. 189
10.. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 203 : « la fraternité précède ici la
communauté de genre. Ma relation avec autrui en tant que prochain donne le sens à
mes relations avec tous les autres ».
11.. Eric Weil, Essais et conférences, II, Paris, Plon, 1970, p. 252
12.. L’intelligence de cette distinction est souvent décisive dans l’analyse politique
concrète. Dans son Journal des années 1939-1940, Bernanos oppose « une notion

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juridique de l’Etat » à « un sentiment de la patrie » dont il déplore la perte : « Aucun


homme de bon sens ne saurait....traiter l’Etat en camarade... Autant lui demander de se
faire une idée de l’Eglise sans le Christ et les Evangiles... L’Etat est un maître peu
fantasque (qui) ne réclame que le respect sans l’amour » (Les enfants humiliés, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », pp. 65-69). L’imprécation, ici, aveugle quant à la nécessité
imparable de l’Etat face à la fragile sentimentalité des pures relations d’adhésion,
lesquelles ne manquent pas de se figer en formes instituées de la communauté, le Volk
par exemple. Mais cet aveuglement même permet une judicieuse description des
nécessaires limites de cette nécessité (voir plus loin). Lisant ces pages du Journal, on
hésite entre le rappel à l’ordre kantien et la reconnaissance « éthique ».
13.. James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 1996, coll. « Folio », p. 207.
14.. Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 73.
15.. Dans la sphère éthique, structurée dans la bipolarité du face-à-face, je suis pris
dans le duo-duel qui me déssaisit au bénéfice de l’autre et me désidentifie. L’opposition
privé/public ou individu/totalité est en revanche la matrice (à partir d’un, d’un je, de
l’un identifié) d’une transaction, d’un contrat futur ou s’entr’impliquent des échanges
et des concessions mutuelles.
16.. Op. cit. p. 245 de l’éd. Calman-Lévy de 1991. Pour le rapprochement avec Schelling
et Rosenzweig, je me permets de renvoyer à deux textes : « Schelling, une politique
négative » in Le dernier Schelling. Raison et positivité (dir. J.-F. Courtine et J.-F. Marquet,
Paris, J. Vrin, 1994), et « Etat et éternité chez Franz Rosenzweig » in La Pensée de Franz
Rosenzweig (dir. A. Münster, Paris, Presses universitaires de France, 1994).
17.. Op. cit., p. 93.
18.. Ibid., pp. 65 ss.
19.. Dans un livre récent consacré a un mouvement zapatiste, on peut lire que celui-ci,
à en croire un sous commandant Marcos plutôt « havelien », entend « inventer une
guérilla qui n’a pas la prise du pouvoir pour objectif » : « On est un mouvement de
citoyens en armes, avec des exigences de citoyens. Quand un citoyen se plaint de la
police, il ne se propose pas de devenir policier, il demande que la police fasse son
travail... Nous critiquons le pouvoir mais pas pour le supplanter, on veut simplement
un pouvoir qui fasse son travail, qui soit au service de la société... » (Y. Le Bot, Le Rêve
zapatiste, Paris, Le Seuil, 1997, cité in Libération, 16 juin 1997).
20.. Dans sa lettre du 9 juin 1924 à Gertrud Oppenheim, Rosenzweig rappelle
l’impérieuse nécessité d’une « limitation de toute politique (qu’il faut faire malgré
tout) » en soulignant à quel point il serait périlleux de vouloir « immédiatement tirer
de (sa) théorie » de l’extra-historicité du peuple juif « une politique » (Der Mensch und
sein Wek. Gesammelte Schriften, 1, 2, p. 969). Cette double contrainte est rhétoriquement
récurrente chez Levinas : cf. par exemple Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit.,
p. 200 : « qu’ai-je à faire avec la justice... Il faut la justice.... » (souligné par nous).
21.. Par la politique elle-même au besoin et dans le meilleur des cas - sud-africain - par
exemple. Nelson Mandela a su décréter (contre une justice insoucieuse de ses bornes,
contre la « cruauté d’une justice impersonnelle », contre « la superbe des principes
universels », Totalité et Infini, op. cit., p. 276) une loi du pardon qu’il a rendue effective en
créant une Commission Vérité et Réconciliation, comme s’il lui était clair que « la
politique, laissée à elle-même, porte en elle une tyrannie » (ibid.), quand bien même elle
serait juste, et qu’il y a aussi « une justice qui passe la justice » (Autrement qu’être ou au-
delà de l’essence, op. cit., p. 200.).
22.. Totalité et infini, op. cit., p. 220.

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23.. Outre Schelling, Rosenzweig, les courants « messianiques » du marxisme, d’autres


pensées encore sur lesquelles on ne peut ici s’arrêter, un certain Kant en relèverait
aussi assurément, celui de l’introduction à la Doctrine du Droit par exemple qui ne saisit
l’Etat que comme un ensemble de règles juridiques organisant les rapports entre usages
des libertés et le droit lui-même comme « l’obstacle à la liberté ».
24.. Humanisme de l’autre homme, Paris, Le Livre de poche, col. « Biblio », 1994, p. 45.
25.. Dans les toutes dernières lignes d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Levinas
appelle cela un relâchement qui n’est jamais lâcheté, un « relâchement de l’essence à
deuxième degré ». Si la justice est une guerre faite à la guerre, une guerre juste, soit un
rétablissement ontologique venant interrompre l’interruption éthique (c’est son sens et
sa légitimité, on l’a dit), « il faut » aussi à tout instant trembler « à cause de cette justice
même », « il faut » une faiblesse contre la virilité de la décision et de l’action, un abandon
à la matricialité de la substitution qui sont la résistance même, son plus profond
ressort.
26.. De la parabole du bon Samaritain (Luc, 29-37) au fameux passage du Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (J.-J. Rousseau, Œuvres Complètes,
Paris, Le Seuil, II, p. 224) : « Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui
troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l’arrachent de son lit. On peut
impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses
oreilles et s’argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de
l’identifier avec celui qu’on assassine... ». Rousseau pressent ici très fortement, et la
suite du texte le confirme encore combien l’appel précède la raison.
27.. Au sens où elle a à répondre de tous les tiers et de ce qui pourrait leur être
imputable. La police et plus généralement le droit doivent présupposer une hostilité
générale et réciproque des sujets socialisés et n’ont évidement pas pour vocation de les
inciter à l’entraide mais de les empêcher de (se) nuire. Cette responsabilité juridico-
politique peut donc même prévoir de limiter la responsabilité éthique : l’article 63,
alinéa 2, du code Pénal fait obligation à quiconque de porter assistance à personne en
danger, mais sous l’expresse réserve que le secours soit « sans risque pour (le
sauveteur) ni pour les tiers ».
28.. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., in fine et p. 200.

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