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L’épanouissement de la liberté et de la démocratie passe par la

promotion du caractère pluraliste de l’espace public. Lorsque les


majorités dialoguent entre elles sans négliger les minorités, quand
la voix des générations montantes n’est pas étouffée et que les points
de vue dissidents trouvent des espaces pour s’exprimer, les conditions
sont réunies pour qu’une société puisse se considérer riche d’un
espace public pluraliste. Toutefois, sur ce terrain comme sur d’autres
en démocratie libérale, le triomphe définitif est un fol espoir. Rien
ne saurait remplacer la pratique renouvelée du pluralisme. Une
lucidité, une vigilance de tous les instants demeurent nécessaires.
La collection « Prisme » se définit comme l’un des lieux de cette
vigilance dans la société québécoise contemporaine. On y accueillera
des perspectives critiques face aux idées dominantes, des approches
novatrices dans l’étude des réalités politiques. Des efforts particuliers
seront déployés pour promouvoir la relève intellectuelle. On réser-
vera aussi une place de choix dans cette collection à des traductions
d’essais importants écrits par des auteurs anglophones du Québec
et du Canada. Cette collection aura atteint ses objectifs si elle
parvient à surprendre le public éclairé, à le déranger, à lui faire
entendre des voix ignorées ou oubliées.
Cette collection est dirigée par Guy Laforest.
Ces constitutions qui nous ont façonnés
Anthologie historique
des lois constitutionnelles antérieures à 1867
Sous la direction de
Guy Laforest, Eugénie Brouillet,
Alain-G. Gagnon et Yves Tanguay

Ces constitutions qui nous ont façonnés

Anthologie historique
des lois constitutionnelles antérieures à 1867
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec
une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture : Vanessa Lahaye


Mise en pages : In Situ

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.


Dépôt légal 3e trimestre 2014

ISBN 978-2-7637-2085-2
PDF 9782763720869

Les Presses de l’Université Laval


www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen


que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de ­l'Université Laval.
Table des matières

Remerciements.................................................................................. IX

Introduction...................................................................................... 1
Guy Laforest, Eugénie Brouillet, Alain-G. Gagnon, Yves Tanguay

Première partie
Regards d’ensemble sur les constitutions

Le Canada sous le Régime britannique.............................................. 23


Sir John George Bourinot

Cours d’histoire du Canada............................................................... 45


Thomas Chapais

Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours................ 69


François-Xavier Garneau

Histoire du Canada français depuis la découverte.............................. 101


Chanoine Lionel Groulx

La Constitution du Canada............................................................... 139


W.P.M. Kennedy

Le Canada et ses provinces................................................................ 159


Adam Shortt et Arthur G. Doughty
VIII Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

Deuxième partie
Perspectives parallèles
sur les différentes constitutions

L’ancienne province de Québec......................................................... 183


Alfred Leroy Burt

Les Canadiens et les débuts de la domination britannique................. 195


Michel Brunet

L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée ?.................. 213


Séraphin Marion

Les controverses historiques canadiennes........................................... 231


Hilda Neatby

Les Canadiens français de 1760 à nos jours....................................... 249


Mason Wade

Problématique pour une nouvelle approche de la


Constitution de 1791........................................................................ 269
Pierre Tousignant

Une histoire du Canada..................................................................... 293


Arthur R. M. Lower

L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ?............................... 315


Denis Vaugeois

L’Union des Canadas : l’évolution des institutions canadiennes.......... 321


J.M.S. Careless

Histoire de deux nationalismes au Canada : deuxième capitulation


des Canadiens français 1839-1842 ?........................................................ 337
Maurice Séguin

Notes biographiques.......................................................................... 351

Bibliographie..................................................................................... 359
Remerciements

L afaites
préparation et la publication de cette anthologie ont pu être
grâce à l’appui et à la collaboration de plusieurs partenaires,
de même qu’avec l’aide de certains de nos étudiants. Nous tenons à
exprimer notre gratitude envers le Secrétariat aux affaires intergouverne-
mentales canadiennes (SAIC) du gouvernement du Québec, lequel a
appuyé par une subvention ce projet de livre de même que l’organisation
d’un colloque sur le cent cinquantième anniversaire de la Conférence de
Québec au Musée de la civilisation, à Québec, du 16 au 18 octobre 2014.
L’anthologie et le colloque font partie de la programmation scientifique
du Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales (GRSP), une
équipe interuniversitaire dirigée par Alain-G. Gagnon, qui a reçu une
subvention du Fonds de recherche du Québec - Société et culture, pour
la période 2011-2015. La même équipe amorce un nouveau cycle de ses
travaux grâce à une nouvelle subvention du Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada pour la période 2014-2017. Plusieurs
projets complémentaires en lien avec la présente anthologie et le projet
de colloque sont inscrits dans la programmation scientifique du Centre
de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ),
également dirigé par Alain-G. Gagnon, dont font également partie
Eugénie Brouillet et Guy Laforest. Le CRIDAQ vient de mériter une
importante subvention en 2014 lors du concours Regroupements stra-
tégiques du Fonds de recherche du Québec – Société et culture, pour la
période 2014-2020.
La préparation de l’anthologie a exigé un vaste travail menant au
repérage et à la sélection des textes pertinents dans les corpus historio-
graphiques. Nous tenons à remercier les étudiants Hubert Rioux et
IX
X Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

Jean-Charles St-Louis, aux études supérieures en science politique à


l’Université du Québec à Montréal, de même que Rosalie Readman, aux
études supérieures en science politique à l’Université Laval, pour leurs
contributions à ce travail. On ne saurait passer sous silence l’équipe de
traducteurs qui nous ont épaulés tout au long du présent projet, en
particulier Audrey Lord et Benjamin Pillet. Nous sommes aussi très
heureux de pouvoir compter sur le professionnalisme de Denis Dion,
Jocelyne Naud et toute l’équipe des Presses de l’Université Laval. Enfin,
il nous faut souligner que les Presses universitaires de McGill-Queen’s,
dirigées par Philip Cercone, publieront la version de cette anthologie en
langue anglaise de même que les autres ouvrages qui seront produits au
cours du présent cycle de recherche en lien avec le 150e anniversaire de
la Conférence de Québec (1864) et le 150 e anniversaire de la
Confédération canadienne (1867).
Introduction
Guy Laforest
Eugénie Brouillet
Alain-G. Gagnon
Yves Tanguay

C edelivremanière
s’inscrit dans une démarche globale visant à interpréter,
sérieuse, réfléchie et critique, les événements et les
textes qui ont mené à l’union de plusieurs colonies britanniques en
Amérique du Nord entre 1864 et 1867. Les principaux événements sont
connus : la Conférence de Charlottetown en septembre 1864, la
Conférence de Québec en octobre de la même année, puis une autre
rencontre formelle à Londres en 1866, le tout conduisant à l’adoption
par le Parlement britannique de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique
au printemps de 1867 (dans la terminologie juridique actuelle ce texte
s’appelle la Loi constitutionnelle de 1867). Les principaux acteurs sont
aussi très connus : John A. Macdonald, George-Étienne Cartier et George
Brown, à la tête d’une grande coalition en faveur d’un Canada-Uni, les
dirigeants des colonies du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse,
Samuel Leonard Tilley et Charles Tupper, les politiciens de l’opposition
dans toutes les colonies, Oliver Mowat qui joua un rôle déterminant dans
la rédaction des articles concernant les compétences des provinces à la
Conférence de Québec, D’Arcy McGee et Alexander Galt qui représen-
taient la puissante communauté anglophone du Canada-Est (le Québec
d’aujourd’hui) et bien d’autres acteurs encore. Du 16 au 18 octobre 2014,
le Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales (GRSP), dirigé à
partir de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) par Alain-G.
Gagnon, en collaboration avec la Faculté de droit de l’Université Laval,
dirigée par Eugénie Brouillet et le Secrétariat aux affaires intergouverne-

1
2 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

mentales canadiennes (SAIC) du gouvernement du Québec (dont le


titulaire est le ministre Jean-Marc Fournier) organisent un colloque de
trois jours sur les 150 ans de la Conférence de Québec pour mieux cerner
et comprendre l’émergence de la fédération canadienne1. Ce colloque,
qui réunira juristes, historiens, politologues et philosophes tant franco-
phones qu’anglophones de partout au Canada, devrait mener à une autre
rencontre réflexive de même nature en 2017. En complément à la
première rencontre, les intervenants se pencheront de manière analytique
et critique sur l’évolution du texte constitutionnel de 1867, en la mettant
en parallèle avec des sociétés et des pays semblables au Québec et au
Canada.
Toutefois, pour comprendre intelligemment et en profondeur ce qui
s’est passé en amont à l’époque de l’union de ces colonies britanniques,
de la naissance du Dominion du Canada et de la renaissance de l’auto-
nomie politique pour cette colonie qui s’est tantôt appelée Québec,
Bas-Canada, Canada-Est et qui redevint la province de Québec en 1867,
il nous a semblé nécessaire de mettre à la disposition des lecteurs une
anthologie, réfléchie et pluraliste, redonnant vie aux interprétations que
des universitaires, la plupart historiens mais quelques-uns aussi juristes
et politologues, ont données au fil du temps à propos des constitutions
canadiennes qui ont précédé celle de 1867 : la Proclamation royale
britannique de 1763, rendue publique la même année que le traité de
Paris qui cédait le Canada à la Grande-Bretagne, l’Acte de Québec de
1774, l’Acte constitutionnel de 1791 et l’Acte d’Union de 1840. Notre
choix de textes fait en sorte que cette anthologie n’aborde que par la
bande les événements qui ont mené à l’adoption du gouvernement
responsable en 1848, de même que les vicissitudes de la vie politique
dans les colonies nord-américaines, lesquelles, jointes aux réverbérations
de la guerre de Sécession aux États-Unis et au désir du Royaume-Uni de
jeter du lest dans sa politique de contrôle impérial, comptent parmi les
principales causes de la réorganisation de 1867. Nous reviendrons dans
quelques paragraphes à l’explication des raisons qui ont motivé le choix
des textes, ainsi qu’à quelques remarques méthodologiques et organisa-
tionnelles. Mais, auparavant, nous voulons attirer l’attention des lecteurs
sur des considérations politiques et universitaires plus générales.
Les questions constitutionnelles ont incontestablement occupé une
grande place – trop grande, diront certains – dans la vie politique québé-

1. On peut consulter le programme du colloque et son argumentaire à l’adresse Internet sui-


vante : http ://www.conferencedequebec.org/.
Introduction 3

coise et canadienne au xxe siècle. Le Canada ayant consolidé sa


souveraineté politique, notamment en matière de contrôle de sa politique
étrangère par l’adoption du Statut de Westminster en 1931, ses dirigeants
politiques ont eu besoin de beaucoup d’efforts, marqués aussi par de
nombreux revers, avant de parvenir à cette forme de maturité politique
qui consiste en la pleine maîtrise des mécanismes de l’amendement
constitutionnel lors de la réforme de 1982. Celle-ci mena à un affronte-
ment de grande envergure entre Pierre Elliott Trudeau, qui avait piloté
les réformes constitutionnelles de 1982, et René Lévesque, qui s’y était
opposé, comme tous les chefs de gouvernement du Québec à sa suite.
Les questions constitutionnelles ont occupé l’avant-scène de la vie poli-
tique au Canada de 1982 à 1992, avec les pourparlers complexes qui ont
mené aux ententes (de principe) du lac Meech en 1987 et de Charlottetown
en 1992, ententes qui devinrent finalement caduques par incapacité à
satisfaire soit les exigences de la formule d’amendement, soit celles de la
légitimité populaire dans le cas de l’entente de Charlottetown, qui fut
rejetée par référendum par la population canadienne et par celle du
Québec en octobre 1992.
Depuis, graduellement mais systématiquement, parler de constitu-
tion en ce pays est devenu pratiquement un tabou. Certains analystes
pensent que la formule d’amendement est trop compliquée, d’autres
intervenants croient que les gens ne veulent plus entendre parler de ce
sujet. L’attitude de nos dirigeants actuels est partagée. Le premier ministre
du Canada, Stephen Harper, à l’exception d’un bref dîner à sa résidence,
n’a pas rencontré formellement ses homologues des provinces depuis son
arrivée au pouvoir en 2006. C’est un moyen comme un autre de ne pas
avoir à discuter de la constitution ou de l’état des rapports entre les entités
fédérées et le gouvernement central. En campagne électorale, au prin-
temps 2014, le chef du Parti libéral et nouveau premier ministre du
Québec, Philippe Couillard, a évoqué un moment l’idée de prendre le
bâton du pèlerin pour amorcer des discussions avec ses partenaires afin
que le Québec puisse enfin signer la constitution de 1982. Dès le lende-
main, il dut faire marche arrière, vraisemblablement à cause des réactions
défavorables à l’extérieur du Québec.
À défaut d’encourager le dialogue fédéral-provincial au sommet et
de voir d’un bon œil les pourparlers constitutionnels, le gouvernement
de Stephen Harper, par l’entremise de Patrimoine Canada, s’apprête à
multiplier les activités pour célébrer, en 2017, le cent cinquantième
anniversaire de la fondation du Canada. Tous les citoyens du pays seront
4 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

conviés à fêter et à dialoguer à propos de thèmes précis : le patriotisme


canadien, le sacrifice et l’engagement à l’égard du service, la valeur de la
responsabilité personnelle, les efforts soutenus et la famille, la stabilité
de la nation, les droits et les devoirs des citoyens, l’équité et l’ouverture
à tous2. Curieusement, l’importance même du fédéralisme et la richesse
de la diversité sont exclues des thèmes suggérés. Cela nous fournit une
raison supplémentaire pour rappeler les antécédents de notre histoire
commune et de nos origines constitutionnelles. Ce passage est d’autant
plus important que le nouvel ordre constitutionnel canadien de 1982 se
doit d’être un édifice fondé sur le nouveau consensus – établi au moment
du rapatriement à l’encontre des volontés du Québec – et sur les consti-
tutions antérieures.
Dans un pays où, traditionnellement, les historiens francophones et
anglophones ont eu tendance à beaucoup s’ignorer, nous avons voulu
rassembler dans un seul ouvrage des textes des uns et des autres qui
seraient assez représentatifs de la production historiographique et de son
évolution. Nous avons pensé que les lecteurs apprécieraient une telle
approche contrastée, faite de nuances, de convergences et de divergences,
aussi bien sur la forme que sur le fond. Dans un deuxième temps, pour
faire contrepoids dans une époque, la nôtre, où les médias sociaux et les
blogues favorisent l’instantané et l’extrême contemporain, nous avons
souhaité privilégier, à propos des constitutions antérieures à 1867, les
regards qui appartiennent à nos historiens d’hier. Parmi les auteurs choisis,
le plus ancien, François-Xavier Garneau, publia ses travaux essentiels à
partir de 1845, tandis que les historiens de la période contemporaine,
J.M.S. Careless et Pierre Tousignant, écrivirent les pages sélectionnées
entre 1965 et 1971. On trouvera une approche semblable à la nôtre dans
l’ouvrage publié en 1999 sous la direction de John Meisel et Guy Rocher,
As I Recall/Si je me souviens bien, dans lequel trente-quatre événements
de notre histoire sont présentés et discutés tour à tour par des représen-
tants de nos traditions historiographiques francophone et anglophone3.
Outre les synthèses sur l’histoire du Canada et du Québec que nous
mentionnons à la fin de cette introduction, plusieurs ouvrages de référence
sont de très bons compagnons de route pour la lecture de la présente

2. On trouvera les principales informations sur les célébrations et le programme « Canada 150 :
en route vers 2017 », à l’adresse Internet suivante (page consultée le 29 avril 2014) : http ://
canada150.gc.ca/fra/1344275520795/1344275731901.
3. John Meisel et Guy Rocher (dir.), As I Recall/Si je me souviens bien, Montréal, Institut de
recherche sur les politiques publiques, 1999.
Introduction 5

anthologie. Il faut mentionner d’abord l’étude technique, mais très claire,


des juristes Jacques-Yvan Morin et José Woehrling, lesquels analysent en
profondeur l’évolution constitutionnelle sous le Régime britannique dans
leur livre sur les constitutions du Canada et du Québec du Régime
français à nos jours4. Dans le récit de Morin et Woehrling, tout commence
avec la capitulation de Montréal du 8 septembre 1760. Pour souligner
le caractère tragique de l’événement, ils citent l’historien Thomas Chapais,
que les lecteurs retrouveront dans cette anthologie, selon qui cette capi-
tulation fit passer les sujets canadiens « sous le joug de l’ennemi séculaire »
si différent du point de vue de « la langue, la ­religion, les mœurs, les
coutumes et les lois5 ». Élargissant le propos de Morin et Woehrling,
l’historien Yvan Lamonde replace l’évolution constitutionnelle dans un
cadre plus global dans son ouvrage consacré à l’histoire sociale des idées
au Québec entre 1760 et 18966. Avec le recteur Claude Corbo, Yvan
Lamonde a aussi préparé une importante anthologie sur la pensée poli-
tique au Québec, dans laquelle se trouvent notamment des textes célèbres
des Étienne Parent, Louis-Hippolyte La Fontaine, Louis-Joseph Papineau
et lord Durham7. Dans un livre préparé par Jean Hamelin, grand histo-
rien de l’Université Laval, André Garon signe avec Jacques Mathieu pour
le premier une série de quatre chapitres très pertinents qui correspondent
à la période qui nous intéresse dans cette anthologie. Les titres des chapi-
tres parlent d’eux-mêmes : le changement de métropole (1754-1763), la
britannisation (1763-1791), le Bas-Canada (1792-1838) et la mise en
tutelle (1836-1867)8.

4. Jacques-Yvan Morin et José Woehrling, Les constitutions du Canada et du Québec du Régime


français jusqu’à nos jours, tome premier, études, Montréal, Les éditions Thémis, 1994. On
trouvera les textes des quatre constitutions analysées dans cette anthologie aux adresses
Internet suivantes : http ://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Rbritannique_proclama-
tion1763.htm ;
http ://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/cndconst_ActedeQuebec_1774.htm ;
http ://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/cndconst1791.htm ;
http ://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/cndconst1840.htm.
En faisant des excursions semblables, les lecteurs trouveront facilement des cartes géographi-
ques présentant l’évolution des frontières du Canada et du Québec sous le Régime britan-
nique.
5. Morin et Woehrling, p. 42.
6. Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec : 1760-1896, Montréal, Fides, 2000.
7. Yvan Lamonde et Claude Corbo, Le rouge et le bleu : une anthologie de la pensée politique
au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille, Montréal, Presses de l’Université de
­Montréal, 1999.
8. Jean Hamelin (dir.), Histoire du Québec, Saint-Hyacinthe, Edisem, 1977.
6 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

L’histoire constitutionnelle est un chapitre de la grande histoire. Au


Canada, celle-ci depuis plus d’un siècle se vit principalement dans deux
communautés savantes et intellectuelles, l’une francophone et l’autre
anglophone, qui ont chacune leurs traditions, leurs approches, leurs
sensibilités et leurs conflits. Serge Gagnon a beaucoup travaillé sur les
historiens francophones du Québec. En le relisant pour préparer cette
introduction, nous avons eu encore plus de remords de n’avoir pas inclus
des extraits des historiens J.-B.-A. Ferland, Benjamin Sulte, Edmond
Lareau et Arthur Maheux (ce dernier étant adversaire de Lionel Groulx
et plus sympathique que le chanoine et ses successeurs face aux promesses
de l’alliance réformiste La Fontaine-Baldwin)9. Pour comprendre l’ori-
ginalité du travail de Michel Brunet et de Maurice Séguin, que l’on
retrouvera dans la deuxième partie de cette anthologie, il faut bien sûr
lire l’ouvrage que Jean Lamarre consacre à l’école historiographique de
Montréal à laquelle leurs noms sont associés avec celui de Guy Frégault10.
L’historien Ronald Rudin a lui aussi beaucoup enrichi notre compréhen-
sion des principaux débats et des conflits méthodologiques dans
l’historiographie québécoise de la deuxième moitié du xx e siècle11.
Finalement, un grand nombre des historiens francophones dont nous
retrouverons des extraits dans notre anthologie se sont eux-mêmes
exprimés sur leurs perspectives méthodologiques. Leurs écrits, enrichis
de réflexions profondes sur l’épistémologie et la pratique de l’histoire au
Québec, ont été rassemblés par Éric Bédard et Julien Goyette12.
François-Xavier Garneau, Thomas Chapais, Lionel Groulx, Michel
Brunet, Séraphin Marion, Pierre Tousignant, Denis Vaugeois et Maurice
Séguin ; à l’exception de Séraphin Marion, acteur important de la fran-
cophonie ontarienne et pionnier de la critique littéraire à l’Université
d’Ottawa, et de Pierre Tousignant, un historien important, mais moins
connu que les autres, ayant fait des travaux techniques et très solides

9. Serge Gagnon, Le Québec et ses historiens de 1840 à 1920, Québec, Les Presses de l’Université
Laval, 1978. Voir aussi, du même auteur, Le passé composé : de Ouellet à Rudin, Montréal,
VLB, 1999.
10. Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel
Brunet, Sillery, Septentrion, 1993. Successeurs de Groulx dans la pensée nationaliste, Brunet
et Séguin doivent une partie de leur inspiration dans leurs études économiques aux travaux
des historiens Donald Creighton et Harold Innis, lesquels avaient suscité un virage de l’his-
toire constitutionnelle vers les approches économico-sociales dans l’historiographie anglo-
phone.
11. Ronald Rudin, Faire de l’histoire au Québec, Sillery, Septentrion, 1998.
12. Éric Bédard et Julien Goyette (dir.), Parole d’historiens : anthologie des réflexions sur l’histoire au
Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2006.
Introduction 7

notamment sur la constitution de 1791, nos choix d’historiens franco-


phones sont assez classiques : Garneau est le premier grand historien
national, Chapais et Groulx sont à associer avec la professionnalisation
de l’enseignement de l’histoire à l’Université Laval et à l’Université de
Montréal à partir de 1915, tandis que Brunet et Séguin, comme leur
cadet Vaugeois, furent des chefs de file du renouveau historiographique
néonationaliste des années 1950 et 1960. Parmi nos principales omissions,
il faut sans doute mentionner Marcel Trudel, le plus grand de nos experts
sur la Nouvelle-France13. Nous aurions pu aussi donner la parole à l’abbé
Arthur Maheux, un interlocuteur de Groulx et des historiens anglophones
des années 1940, qui fondait davantage d’espoir sur la bonne entente
entre Canadiens français et Canadiens anglais que le chanoine montréa-
lais et ses disciples14. Enfin, puisque nous faisons une bonne place dans
cette anthologie aux interprétations constitutionnelles des Brunet et
Séguin, il n’est que justice de mentionner les travaux de Fernand Ouellet,
leur grand adversaire qui, partant d’une lecture différente des grands
paramètres de l’histoire économique, en tire logiquement des consé-
quences opposées pour l’avenir des Canadiens français sous le Régime
britannique et au sein de la fédération canadienne15.
John Bourinot, W.P.M. Kennedy, Adam Shortt, Arthur Doughty,
Duncan McArthur, Alfred Leroy Burt, Hilda Neatby, Mason Wade,
Arthur Lower, J.M.S. Careless ; à l’exception de Mason Wade, cet histo-
rien américain qui a consacré une grande partie de sa carrière à la réflexion
sur les Canadiens français, et d’Arthur Lower, souvent cité par Groulx
et les historiens néonationalistes notamment parce qu’il a essayé de
comprendre psychologiquement ce que cela pouvait signifier que d’être
conquis, maints lecteurs découvriront pour la première fois dans cette
anthologie les historiens anglophones dont nous publions les travaux.
Dans une thèse de doctorat publiée en France il y a plus de dix ans,
l’historienne Laurence Cros a bien déblayé le terrain en repérant puis en
analysant les représentations du Canada présentes dans les travaux des
historiens anglophones canadiens. Le cœur de sa thèse porte sur la
production historiographique entre 1867 et 1970, période correspondant

13. Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France : le régime militaire et la disparition de la


­Nouvelle-France, volume 10, Montréal, Fides, 1999.
14. Arthur Maheux, Ton histoire est une épopée, Québec, Charrier & Dugal, 1941.
15. Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850 : structures et conjonc-
ture, Montréal, Fides, 1966 ; voir aussi, du même auteur, « Les fondements historiques de
l’option séparatiste dans le Québec », Canadian Historical Review, vol. XLIII, no 3, septembre
1962, p. 185-203.
8 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

grosso modo aux textes choisis dans notre anthologie. Cros situe bien
John Bourinot parmi les historiens canadiens et impérialistes de la fin
du xixe et du début du xxe siècle, dans un pays où l’enseignement de
l’histoire se professionnalisa plus tôt en anglais qu’en français avec l’arrivée
en 1894 de George Wrong à l’Université de Toronto et d’Adam Shortt
à l’Université Queen’s16. Dans le livre de Cros, comme dans l’ouvrage
synthèse de Carl Berger, on découvre que les conflits d’orientations et de
méthodes ne manquaient pas entre ceux qui, comme Bourinot et J.C.
Hopkins, continuaient à privilégier l’enracinement impérial, les doctri-
naires continentalistes et anti-Canadiens français comme Goldwin Smith,
les partisans de l’autonomie totale du Canada comme J.S. Ewart, et enfin
les impérialistes fortement sympathiques à l’autonomie canadienne, et,
dans une moindre mesure, aux Canadiens français, comme George Wrong
qui écrivit beaucoup sur la Nouvelle-France et qui séjournait fréquem-
ment l’été à La Malbaie (Murray Bay)17. L’historien de l’Université de
Toronto Carl Berger, et son collègue de l’Université de l’Alberta, Doug
Owram, doivent être lus de manière complémentaire pour comprendre
l’évolution de l’historiographie anglophone aussi bien en elle-même que
dans le champ plus large de la communauté intellectuelle canadienne-
anglaise entre 1900 et 195018.
Dans la foulée de la Première Guerre mondiale, les historiens furent
happés comme beaucoup de gens dans les milieux anglophones par une
vague de patriotisme propice à des travaux sur la consolidation dans tous
les domaines, y compris la politique étrangère, de l’autonomie politique
du Canada. Une des manières de creuser cette question consistait à
examiner soigneusement l’autonomisation institutionnelle graduelle du
Canada depuis le début du Régime britannique jusqu’à l’avènement du
gouvernement responsable en 1848. C’est dans cette perspective qu’il
faut lire, dans la première partie de notre anthologie, les extraits tirés des
travaux de W.P.M. Kennedy et de Duncan McArthur. Kennedy, en
particulier, voyait avec suspicion, dans une perspective actonienne
semblable à celle qui fut ultérieurement développée par Pierre Elliott

16. Laurence Cros, La représentation du Canada dans les écrits des historiens anglophones canadiens,
Paris, Collection des thèses du Centre d’études canadiennes de Paris III-Sorbonne nouvelle,
2000.
17. Cros, p. 35-80.
18. Carl Berger, The Writing of Canadian History : Aspects of English-Canadian Historical Writing,
1900-1970, Toronto, Oxford University Press, 1976 ; voir aussi Doug Owram, The Govern-
ment Generation : Canadian Intellectuals and the State, 1900-1945, Toronto, University of
Toronto Press, 1986.
Introduction 9

Trudeau, la nécessité d’une adéquation entre la nation et l’État, argument


qu’il formula à maintes reprises dans sa critique des conceptions absolu-
tistes de la souveraineté. Sa méfiance envers le nationalisme transpire
dans ses réflexions sur les revendications bas-canadiennes au début du
xixe siècle19.
Nous éprouvons autant de remords pour nos choix d’historiens
anglophones que pour nos sélections de leurs collègues francophones.
Outre les auteurs déjà mentionnés, que nous avons ignorés, nous aurions
bien sûr pu inclure des extraits de l’ouvrage classique de Chester B. Martin
sur la marche du Canada vers l’autonomie gouvernementale et des
passages des travaux de Donald Creighton consacrés au rôle économique
moteur des marchands anglo-écossais en lien avec l’évolution institution-
nelle du Régime britannique20. Dans la deuxième partie de l’anthologie,
il y a une certaine suite logique dans la présence des textes d’Alfred Leroy
Burt sur les premières années du Régime britannique et des textes de
celle qui fut son étudiante, Hilda Neatby, sur l’Acte de Québec. En
consacrant, des années 30 aux années 70 du xxe siècle, une grande part
de leur carrière à l’histoire du Québec, ils ont inauguré une tradition
poursuivie en histoire et en science politique par des gens comme Michael
Oliver, Michael Behiels, William Coleman et Kenneth McRoberts.
Toujours dans la suite de l’anthologie, vu l’importance de la fresque sur
les Canadiens français écrite par l’historien américain Mason Wade, nous
n’avons pas limité notre choix d’extraits de son livre à la seule constitution
de 1791. Les deux derniers historiens inclus dans notre anthologie sont
Arthur Lower et J.M.S. Careless. Entre eux et leurs prédécesseurs de l’ère
impérialiste, le monde, le Canada et l’histoire comme discipline se sont
beaucoup transformés. Les États-Unis se sont substitués à la Grande-
Bretagne comme principal autrui significatif, et parfois comme principale
menace, pour l’identité nationale canadienne. Sous le leadership de
Donald Creighton et d’Harold Innis, l’histoire économique s’est nette-
ment imposée face à l’histoire politico-constitutionnelle21.

19. Berger, p. 40.


20. Chester B. Martin, Empire and Commonwealth : Studies in Governance and Self-Government
in Canada, Oxford, Clarendon Press, 1929 ; voir aussi Donald Creighton, The Empire of the
St-Lawrence, Toronto, Macmillan Company of Canada, 1956, et du même auteur, Dominion
of the North, Boston, Houghton Mifflin Company, 1944.
21. Voir J.M.S. Careless, « Frontierism, Metropolitanism and Canadian History », dans Carl
Berger (ed.), Approaches to Canadian History, Toronto, University of Toronto Press, 1967,
p. 63-83.
10 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

Arthur Lower mérite une place à part dans notre introduction. Dans
un pays où, ces dernières années, l’indifférence et la méfiance semblent
s’être installées à demeure dans les rapports entre francophones et anglo-
phones, ses travaux gagneraient à être davantage connus, bien au-delà de
notre anthologie. Il considérait les rapports entre les civilisations française
et britannique, telles qu’elles sont incarnées ici, comme l’antithèse fonda-
mentale de la vie historico-politique canadienne. Certes, son nationalisme
canadien était très affirmé, mais il était accompagné d’une ouverture à
l’autre dans sa différence. L’extrait qui suit donne une idée de l’esprit et
du style de Lower :
Canada with its divisions of race presents no common denominator
in those profundities which normally unite – in race, religion, history
and culture. If a common focus is to be found, it must come out of the
common homeland itself. If the Canadian people are to find their soul,
they must seek for it, not in the English language or the French, but in
the little ports of the Atlantic provinces, in the flaming autumn maples
of the St. Lawrence valley, in the portages and lakes of the Canadian
Shield, in the sunsets and relentless colds of the prairies, in the foothill,
mountain and sea of the west, and in the unconquerable vastnesses of
the north. From the land Canada, must come the soul of Canada22.
Dans la première partie de l’ouvrage, nous reprenons des panoramas
globaux sur les différentes constitutions du Régime britannique sous la
plume de trois historiens et constitutionnalistes anglophones, et d’autant
d’historiens francophones. Nous commençons avec des extraits du livre
de John Bourinot, Canada under British Rule, paru en 1900. Le point
de vue de Bourinot est celui d’un penseur originaire des provinces mari-
times, favorable au maintien du lien impérial et à l’élargissement de
l’autonomie canadienne. À propos de la période du régime militaire entre
1760 et 1763, il insiste sur la générosité et la justice de l’administration
britannique. Dans la foulée du traité de Paris et de la Proclamation royale
de 1763, les nouveaux sujets britanniques qui voulurent partir eurent

22. Arthur Lower, Colony to Nation, Don Mills, Longman, quatrième édition, 1964, p. 564.
Pour des études critiques sur Lower, voir Cros, p. 273-300, et Berger, p. 112-136. Lower
fut plus qu’un historien, il fut aussi un intellectuel public. Pour des études consacrées à
cette figure de l’intellectuel public au Québec comme dans le reste du Canada, voir Nelson
Wiseman, « Public Intellectual in Twentieth-Century Canada », dans Nelson Wiseman (ed.),
The Public Intellectual in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2013, p. 67-82 ; voir
aussi, dans le même ouvrage, Alain-G. Gagnon, « Quebec Public Intellectuals in Times of
Crisis », p. 98-108.
Introduction 11

dix-huit mois pour le faire. De confession catholique, les Canadiens


pouvaient dorénavant professer le culte romain autant que les lois
anglaises le permettaient. Elles ne le permettaient pas, en fait. Bourinot,
comme beaucoup d’autres après lui, explique les différences entre la
volonté de Londres et la situation dans la colonie. Il passe ensuite à
l’explication de l’avènement de l’Acte de Québec, marqué par les craintes
impériales à l’égard de la situation dans les colonies américaines au sud.
L’Acte de Québec mécontenta beaucoup les nouveaux arrivants d’origine
britannique au Canada. Moins de vingt ans après l’Acte de Québec, après
la guerre perdue avec les États-Unis et l’arrivée des loyalistes, Londres
réarrangea ses possessions en Amérique septentrionale par l’Acte consti-
tutionnel de 1791. Bourinot explique lucidement les points de vue sur
la politique canadienne des hommes politiques et penseurs britanniques
de l’époque, les Burke, Fox et Pitt. Son regard se porte ensuite sur l’évo-
lution politico-institutionnelle dans la première moitié du xixe siècle.
On remarquera en particulier sa critique sévère du gouverneur Craig et
son bilan des années 1841-1864, faisant la part belle au gouverneur Elgin.
Le ton change déjà avec les extraits tirés du Cours d’histoire du Canada,
professé par l’historien conservateur Thomas Chapais à l’Université Laval,
dans les années suivant l’institutionnalisation de l’enseignement de cette
matière aussi bien à Laval qu’à l’Université de Montréal avec Lionel
Groulx. En principe, raconte Chapais, la situation des Canadiens était
funeste après l’entrée en vigueur de la Proclamation royale en 1763 :
les lois françaises étaient remises en question, l’accès aux fonctions judi-
ciaires et administratives était bloqué, le libre exercice de la religion
catholique était plus qu’incertain. Sympathique aux actions des gouver-
neurs Murray et Carleton, Chapais ne cache pas son admiration pour le
Parlement britannique et pour ses esprits éclairés, comme lord North,
qui octroyèrent des concessions substantielles aux Canadiens par l’entre-
mise de l’Acte de Québec en 1774, notamment sur les plans du libre
exercice de la religion et des lois civiles françaises. Chapais explique bien
l’équilibre institutionnel de l’Acte de Québec, lequel revenait pourtant
en arrière en ce qui a trait à l’éventualité de l’octroi d’une assemblée
législative élue. Le contenu de cette loi, aussi bien son volet institutionnel
que l’élargissement géographique du domaine de la colonie, eut des
conséquences stratégiques immenses dans les relations avec les colonies
au sud. À son tour, Chapais rend compte de la transition entre l’Acte de
Québec de 1774 et l’Acte constitutionnel de 1791, consacrant des para-
graphes passionnants sur la manière dont l’homme d’État britannique
12 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

Grenville percevait ceux qu’il faudrait dorénavant appeler les


Bas-Canadiens.
Le ton change de nouveau avec les extraits empruntés à l’Histoire du
Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours de François-Xavier Garneau.
Ouvrage indispensable, selon la terminologie de Fernand Dumont, pour
la consolidation d’une référence nationale à partir de cette expérience
canadienne qui cheminera vers une reconfiguration québécoise un siècle
plus tard, le livre de Garneau fut réédité à plusieurs reprises au fur et à
mesure du renforcement du poids idéologique de l’Église catholique et
sur Garneau et sur la société. Les extraits regroupés ici sont tirés de la
première édition de différents tomes publiés entre 1845 et 1852. Garneau
s’y explique sur les tâches de l’historien, quelques années après le rapport
Durham et l’Acte d’Union de 1840, face au caractère tragique de l’histoire
canadienne. Il est particulièrement lucide et convaincant sur les difficultés,
tant matérielles que psychologiques, des premières années du Régime
britannique. Nous reproduisons ici un de ces extraits qui contribuèrent
à faire de Garneau le premier historien national des Canadiens d’origine
française :
Arrêtons-nous ici pour jeter nos regards en arrière. Nous sommes
parvenus à la fin du xviiie siècle et à l’introduction du régime représentatif
dans le pays. De grands événements ont passé sous nos yeux depuis 1755.
Tous les malheurs qui peuvent frapper un peuple se sont réunis pour
accabler les Canadiens. La guerre, la famine, les dévastations sans exemple,
la conquête, le despotisme civil et militaire, la privation des droits poli-
tiques, l’abolition des institutions et des lois anciennes, tout cela est arrivé
simultanément ou successivement dans notre patrie dans l’espace d’un
demi-siècle. L’on devrait croire que le peuple canadien si jeune, si faible,
comptant à peine 66 mille âmes en 1764, et par conséquent si fragile
encore, se serait brisé, aurait disparu au milieu de ces longues et terribles
tempêtes soulevées par les plus puissantes nations de l’Europe et de
l’Amérique, et que, comme le vaisseau qui s’engloutit dans les flots de
l’océan, il n’aurait laissé aucune trace après lui. Il n’en fut rien pourtant.
On ne peut s’empêcher de constater, en lisant les écrits de Lionel
Groulx, la présence d’un esprit analytique vraiment profond, et une
affection tout aussi ressentie que chez Garneau et Chapais envers le peuple
canadien-français. Celui-ci a survécu à l’épreuve suprême de la Conquête,
démontrant au travers de son histoire son « impatience de tout joug » et
sa « passion de la liberté ». Groulx divise le Régime britannique en quatre
périodes : le régime provisoire (1760-1764), la colonie de la Couronne
Introduction 13

(1764-1791), le régime parlementaire (1791-1848) et enfin le chemin


menant de l’autonomie à l’indépendance du Canada (1848-1931). Les
lecteurs apprécieront en particulier ses analyses sur les causes et le carac-
tère extraordinaire de l’Acte de Québec, de même que celles sur les
antagonismes irréconciliables au cœur du dispositif institutionnel de la
constitution de 1791, antagonismes débouchant sur les insurrections et
les tragédies de 1837-1838.
La première partie de cette anthologie se termine avec des extraits
tirés de deux ouvrages importants de l’historiographie anglophone des
premières décennies du xxe siècle : La constitution du Canada, une intro-
duction à son évolution et à ses lois, publié en 1922 par W.P.M. Kennedy,
de même que le travail encyclopédique d’Adam Shortt et Arthur Doughty
(un joueur-clé dans la création des archives publiques du Canada), Le
Canada et ses provinces, ouvrage publié en une vingtaine de volumes entre
1913 et 1917, dont nous publions des extraits écrits par l’historien de
l’Université Queen’s Duncan McArthur.
Au fur et à mesure où l’on avance dans le xxe siècle, on devine à
travers la prose des intellectuels anglophones que la double loyauté
britannique et canadienne, encore très présente chez Bourinot, glisse
lentement mais sûrement vers une loyauté première envers le Canada,
dont on raconte le cheminement vers une autonomie complète. Comme
chez les historiens francophones, on se trouve en présence d’une recherche
de rigueur et de vérité. Kennedy est particulièrement lucide en ce qui a
trait au conflit des civilisations opposant la France et la Grande-Bretagne
au temps de la guerre de Sept Ans. Sur les premières années du Régime
britannique, on remarquera notamment ses critiques de la Proclamation
royale de 1763 et son appréciation du courage et de la bienveillance
de Murray. Son interprétation du régime juridique de l’Acte de Québec,
dont il analyse l’équilibre entre la partie publique et les instructions
secrètes, est très précise. Nous y reviendrons dans les paragraphes consa-
crés à la deuxième partie de cette anthologie. Kennedy innove en insistant
plus longuement sur les points de vue des sujets d’origine britannique,
sur les réactions des colonies américaines face à l’Acte de Québec, en
critiquant obli­quement le conservatisme social lié au renforcement des
lois civiles françaises et du régime seigneurial. À propos des luttes liées
au dispositif institutionnel de la constitution de 1791, Kennedy y voit,
comme le gouverneur Craig d’abord et ensuite Durham, un conflit de
races plutôt qu’un conflit de principes. Quant aux pages reprises du travail
de Duncan McArthur, elles font ressortir le rôle prépondérant de la
Couronne au cours des premières années du Régime britannique. Comme
14 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

Kennedy, il rappelle que les libertés accordées à l’Église catholique ici,


avant comme après l’Acte de Québec, étaient remarquables compte tenu
de la situation dans la mère patrie. Comme Groulx, il considère que la
nature et les rôles du Conseil législatif dans la constitution de 1791 sont
anormaux et problématiques. Il reconnaît aussi la responsabilité des deux
gouvernements, au Bas-Canada comme au Haut-Canada, dans la crise
de 1837.
Dans la deuxième partie de l’anthologie, nous faisons entendre en
parallèle les voix d’un historien francophone et d’un historien anglophone
sur chacune des quatre premières constitutions. Nous faisons une excep-
tion pour le régime de l’Acte d’Union et ses suites, en présentant des
extraits d’Arthur Lower et de J.M.S. Careless du côté anglophone, de
Maurice Séguin et de Denis Vaugeois du côté francophone. Cette partie
commence avec les analyses d’Alfred Leroy Burt sur la vieille province
de Québec, celle des balbutiements du Régime britannique. Comme
Burt le rappelle, l’acquisition du Canada représentait un problème
complexe pour l’Empire britannique, au beau milieu d’une guerre de
Cent Ans moderne avec l’ennemi héréditaire français s’étendant de 1690
à 1815. Burt explique bien la situation des Canadiens et les calculs et les
positions stratégiques des principaux personnages impliqués dans la
politique coloniale à Londres, le roi George III, l’oligarchie whig et Pitt
l’Ancien.
Le résultat de tout cela fut la Proclamation royale avec ses promesses
et ses ambiguïtés, les directives remises à Murray et le sens du jugement
de ce dernier dans l’exécution des ordres reçus en fonction de sa compré-
hension du contexte économique, social et politique. Malgré toutes les
oscillations et les ambiguïtés du régime de la Proclamation royale, carac-
térisé par ces deux personnages exceptionnels que furent Murray et
Carleton, l’intention impériale fondamentale prit la forme d’un
programme systématique visant à transformer une ancienne colonie
française en une authentique colonie britannique. Michel Brunet, de son
côté, rappelle que la guerre qui se termina avec la capitulation de 1760
mettait fin à une lutte impitoyable qui durait depuis déjà soixante-dix
ans. La colonie était en ruines, et les Canadiens attendaient la suite des
choses dans la lassitude. Brunet considère que, globalement, l’attitude
des nouveaux dirigeants britanniques envers les Canadiens fut assez sage,
un jugement qui vise autant la bienveillance de Murray que le despotisme
paternel de Carleton. Brunet explique bien les incohérences du régime
de la Proclamation royale, notamment les désordres dans l’administration
de la justice. On trouvera aussi sous sa plume des extraits expliquant
Introduction 15

l’évolution vers le régime de l’Acte de Québec et des considérations


entourant l’invasion américaine de 1775.
Séraphin Marion n’est pas le premier à le dire dans cette anthologie,
l’Acte de Québec de 1774 représentait une gigantesque volte-face de
l’Empire britannique : réaménagement substantiel des frontières de la
colonie, rétablissement des lois civiles françaises et régularisation du statut
de l’Église catholique, suspension de la promesse d’établir une assemblée
législative élue quand les circonstances le permettraient. Faut-il y voir
une concession magnanime, faite de clémence et d’humanitarisme, ou
un revirement intéressé sur fond de l’orage menaçant dans les colonies
américaines au sud ? Séraphin Marion penche pour la seconde interpré-
tation et il n’est pas le seul. Hilda Neatby, étudiante d’Alfred Leroy Burt
et comme lui originaire de l’Ouest canadien, a consacré une grande partie
de sa vie intellectuelle à l’étude de l’Acte de Québec. Graduellement,
entre 1767 et 1773, Londres et l’administration coloniale se convain­
quirent de la nécessité d’adopter des dispositions législatives plus
rationnelles et plus efficaces dans la colonie. Nouveaux et anciens sujets,
marchands, seigneurs et clercs, administrateurs centraux et coloniaux,
nombreux furent ceux qui envoyèrent des pétitions à Londres pour
exprimer leurs vues et faire leurs recommandations. D’après Hilda Neatby,
il est clair que le projet de loi soumis au Parlement britannique corres-
pondait pour l’essentiel à la volonté et aux désirs des Canadiens tels qu’ils
étaient interprétés par Carleton. Certes, selon elle, tout cela ne pouvait
qu’être intolérable pour les colonies américaines et la guerre de l’Indé-
pendance en est donc une conséquence logique. Toutefois, quand elle
examine les instructions et les directives secrètes qui accompagnaient le
texte de l’Acte de Québec, à propos des lois civiles, mais aussi en ce qui
a trait aux enjeux religieux, Neatby conclut que le dispositif légal n’était
pas aussi libéral qu’il le paraissait à première vue. Comme le propos de
Neatby est toujours nuancé, nous croyons que le passage suivant rend
adéquatement son esprit :
En bref, si l’Acte et toutes les instructions sont lus en parallèle et
qu’on considère que ces deux éléments traduisent, autant l’un que l’autre,
la politique du gouvernement, celle-ci ne peut être perçue que comme
une politique d’anglicisation, certes subtile, mais immuable et ferme…
C’était, toutefois, l’Acte qui avait force exécutoire et non les instructions.
Il serait irréaliste de ne pas reconnaître que les ministres responsables
savaient que l’essentiel de la politique devait être énoncé dans l’Acte et
que les instructions étaient secondaires. En 1774, il est évident que le
gouvernement, ayant tergiversé trop longtemps, n’avait, à présent, qu’un
16 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

seul objectif. Compte tenu de la crise en Amérique, une solution défini-


tive devait être trouvée immédiatement pour le Québec et le
Pays-d’en-Haut. Cela étant, il était souhaitable que le plan soit simple
et précis. Il était également important qu’il convienne à Carleton, sur
qui on comptait pour obtenir, au Québec, les résultats escomptés qu’il
avait promis.
L’ouvrage de Mason Wade, Les Canadiens français de 1760 à nos jours,
publié en langue anglaise en 1955, est le livre le plus important et le plus
ambitieux écrit sur ce sujet par un historien américain depuis les travaux
pionniers de Francis Parkman. Désireux de faire une œuvre objective en
intégrant les travaux des deux traditions historiographiques anglophone
et francophone vivant en souveraine solitude au Canada, Mason Wade
intègre les démarches de l’histoire, de la science politique et de la psycho-
logie dans la compréhension de son objet. S’il reste constamment
impressionné par la farouche volonté de vivre des Canadiens français
exprimée au travers des nombreuses vicissitudes de leur histoire, il n’en
pense pas moins que leur situation minoritaire en Amérique a entraîné
des conséquences psychologiques négatives. Wade estime que l’Acte de
Québec fut la Grande Charte des Canadiens français. Dans cette antho-
logie, on trouvera surtout des extraits qui expliquent la suite des choses
après 1774-1775, quand, pour reprendre la formule de Wade, le taureau
américain eut piqué une sainte colère contre le chiffon rouge de l’Acte
de Québec. L’Acte constitutionnel de 1791, œuvre de Pitt le jeune et de
Grenville, est la conséquence de la guerre de l’Indépendance des États-
Unis et de l’arrivée massive des loyalistes.
Mason Wade est utile ici moins pour sa discussion du dispositif
institutionnel de la constitution de 1791 que pour sa compréhension de
la nature ethnique des tensions au Bas-Canada, dans un contexte inter-
national marqué par la terreur jacobine en France et une nouvelle guerre
entre ce pays et la Grande-Bretagne. De notre premier grand débat
linguistique à l’Assemblée législative en 1792 jusqu’à la naissance de la
nation canadienne-française en 1849, il parcourt les conflits dans la
colonie en amont comme en aval des rébellions de 1837-1838. Le
problème des tensions entre gouverneur, exécutif, conseil législatif et
assemblée élue, se trouve dans la plupart des interprétations de l’Acte
constitutionnel de 1791 et des événements menant aux rébellions de
1837-1838. Dans cette perspective, l’analyse de l’historien de l’Université
de Montréal, Pierre Tousignant, dont nous reprenons des extraits ici,
était très originale quand elle fut publiée en 1971. Au lieu de se consacrer
exclusivement à la mécanique institutionnelle coloniale, Tousignant
Introduction 17

explique en quelque sorte, à la manière de Montesquieu, l’esprit de la loi


par une analyse subtile et rigoureuse des forces politiques et sociales
présentes en Grande-Bretagne à la fin du xviiie siècle. Dans le pays du
jeune Pitt, de Grenville, Burke et Charles James Fox, les intérêts fusionnés
des propriétaires terriens et de la bourgeoisie commerciale étaient prépon-
dérants dans le système. S’il fallait diviser la colonie notamment pour
tenir compte de l’arrivée des loyalistes, ce dont Grenville ne doutait pas,
il fallait aussi limiter les pouvoirs de ces assemblées législatives dont on
ne pouvait plus se passer au Bas-Canada comme au Haut-Canada.
Tousignant estime que la nouvelle constitution doit être dissociée de
quelque dessein d’assimilation que ce soit. En pleine tourmente révolu-
tionnaire en France, les dirigeants britanniques ne manquaient pas de
confiance envers leur régime, et ils croyaient de façon optimiste que les
Canadiens finiraient par aimer leur nouvelle loi fondamentale.
Comme nous le savons tous, ils se trompaient. Notre objectif premier,
dans cette anthologie, est de donner la parole à des historiens qui ont
écrit, entre 1845 et 1971, sur les constitutions canadiennes antérieures
à 1867. À ceux qui voudraient d’abord et avant tout comprendre les
diverses crises coloniales du début du xixe siècle menant aux rébellions
de 1837-1838, désireux aussi de saisir les causes immédiates des rébellions
et celles de leur échec, nous recommandons les analyses d’Yvan
Lamonde23, historien de l’Université McGill. L’historien nationaliste
canadien Arthur Lower témoigne dans notre anthologie du manque
d’imagination des autorités britanniques pendant les années précédant
les rébellions. Il consacre de belles pages au personnage complexe que
fut lord Durham, au contexte politico-social dans lequel il a rédigé son
rapport, à sa compréhension du libéralisme et du mercantilisme. Le
propos de Lower s’appesantit moins sur le texte même de l’Acte d’Union,
incontestablement dur envers les Canadiens français et inéquitable envers
le Bas-Canada, que sur le réformisme libéral et modéré des Baldwin, La
Fontaine et Elgin qui mena à l’adoption du gouvernement responsable
en 1848. C’est grâce à eux, d’après Lower, que le Canada évita le sort
plus tragique de l’Irlande. Pour les historiens néonationalistes de ce
Canada français en train de recomposer à l’accéléré son identité dans le
cadre de la société québécoise, comme Denis Vaugeois, une question
brutale mérite d’être posée : l’Union des deux Canadas est-elle une
nouvelle Conquête ? Dans la perspective de Vaugeois, les faits parlent

23. Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec : 1760-1896, Montréal, Fides, 2000,
p. 273-279.
18 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

d’eux-mêmes : le Canada ne put s’émanciper politiquement qu’après


l’obtention claire d’une majorité anglo-saxonne et, pourrait-on suggérer,
de l’avènement d’un Staatsvolk canadian. L’Acte d’Union place les
Canadiens français en position minoritaire et les condamne à une exis-
tence politique faite de subordination. Dans les domaines les plus
importants de la vie politique, selon la formule de Vaugeois, la collecti-
vité canadienne-française sera dépourvue d’une capacité distincte et
autonome d’action sur elle-même.
Toujours autour de l’Acte d’Union, nous complétons cette anthologie
avec des textes de J.M.S. Careless et de Maurice Séguin. Careless, écrivant
pendant les années 1960, ne nie pas que le régime de l’Acte d’Union fût
conçu pour dominer les Canadiens français. Son analyse remonte au
rapport de lord Durham et considère en détail les divers volets de la
réforme constitutionnelle entreprise par ce dernier. Toutefois, quelles
qu’aient été les volontés de Durham et les intentions des constituants, la
situation changea dramatiquement dans la colonie grâce à l’action des
réformistes aussi bien au Canada-Ouest qu’au Canada-Est. Ce sera l’axe
Baldwin-La Fontaine qui changera tout. Décrit comme ayant été brillant
et modéré par Careless, La Fontaine put compter sur l’appui d’Augustin-
Norbert Morin, personnage moins connu, et sur celui d’Étienne Parent.
Quant à Baldwin, il put compter sur l’appui de Francis Hincks qui
entretint une correspondance suivie avec La Fontaine. L’alliance des
réformistes scella dans les esprits une certaine approche dualiste du
Canada. Père intellectuel de l’École de Montréal, développant des thèses
à la fois nationalistes et pessimistes sur l’évolution du Régime britannique
depuis la Conquête de 1760, Maurice Séguin voit dans l’Acte d’Union
une deuxième capitulation des Canadiens français. Après avoir évoqué
l’épisode où Étienne Parent, un temps emprisonné, décrit l’inéluctable
assimilation des Canadiens français au temps des rébellions de 1837-
1838, Séguin rappelle comment Parent puis La Fontaine se rallièrent au
régime de l’Acte d’Union, acceptant la minorisation définitive des
Canadiens français. Séguin annonce ses couleurs, l’union fédérale de
1867, désirée par Parent, ne changerait rien à cela.
Nous l’avons dit au début de cette introduction, le choix des textes
dans une anthologie comme celle-ci est un art imparfait. Des regards
importants, utiles, ont pu être négligés ou carrément omis. Sur toutes
ces constitutions, les historiographies anglophone et francophone ont
Introduction 19

continué depuis 1971 d’avancer énormément24. Nous espérons que la


communauté savante et que le public en général se sentiront suffisamment
interpellés ces années-ci, alors que nous cheminons vers le cent cinquan-
tième anniversaire de la constitution de 1867, pour produire des travaux
critiques sur cette période cruciale de notre histoire et pour continuer de
s’y intéresser. Certes, la constitution d’un pays ne doit pas être une
obsession de tous les jours, mais elle n’a pas à devenir un tabou. Et, dans
un pays complexe comme le nôtre, on se forme une opinion éclairée sur
ces questions en examinant, aussi bien en français qu’en anglais, la
production historiographique dans toute sa diversité, celle d’aujourd’hui
comme celle d’hier.
On trouvera à la fin de cet ouvrage les notices biographiques des
historiens, ainsi que les sources des textes choisis. Illustration, disions-
nous, d’un art imparfait, cette anthologie est aussi, dans le sens fort du
mot, très incomplète. Pour en faciliter la lecture, nous avons systémati-
quement enlevé les notes de référence qui enrichissaient en les
complexifiant les textes des historiens. Nos lecteurs pourront approfondir
leur réflexion en retournant aux sources primaires. Notre premier objectif
était, et demeure, de susciter un intérêt pour ces questions chez un vaste
public.

24. En anglais, voir Margaret Conrad et Alvin Finkel, History of the Canadian Peoples : Begin-
nings to 1867, Toronto, Pearson Education Canada, cinquième édition, 2008 ; voir aussi
R. Douglas Francis, Richard Jones, Donald B. Smith et Robert Wardhaugh, Origins : Cana-
dian History to Confederation, Toronto, Nelson College Indigenous, douzième édition, 2012.
En français, voir notamment Craig Brown, Histoire générale du Canada, Montréal, Boréal,
1990 ; Paul-André Linteau, Histoire du Canada, Paris, Les Presses universitaires de France,
2011 ; Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec
contemporain, deux volumes, Montréal, Boréal, 1989 ; Jean-Pierre Charland, Une histoire
du Canada contemporain : de 1850 à nos jours, Québec, Septentrion, 2007 ; Éric Bédard,
Les réformistes : une génération canadienne-française au xixe siècle, Montréal, Boréal, 2009 ;
Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, Cowansville, Les Édi-
tions Yvon Blais, sixième édition, 2014.
Première partie
Regards d’ensemble sur les constitutions
Le Canada sous le Régime britannique1
1760-1900
Sir John George Bourinot
K.C.M.G., LL.D., LITT.D.

Les débuts du Régime britannique, 1760-1774

Section 1 – De la Conquête à l’Acte de Québec

Pendant près de quatre ans après la capitulation de Vaudreuil à


Montréal, le Canada a été sous un gouvernement militaire dont les
quartiers généraux se trouvaient à Québec, à Trois-Rivières et à Montréal
– les capitales des anciens districts français du même nom. Le général
Murray et les autres commandants ont veillé à faire preuve de justice et
de bienveillance dans l’ensemble de leurs relations avec les nouveaux
sujets de la Couronne qui ont été autorisés à vaquer à leurs occupations
habituelles sans la moindre interférence de la part des conquérants. Les
conditions des capitulations de Québec et de Montréal, qui permettaient
de pratiquer librement la religion catholique, ont été honorablement
respectées. La seule chose qui était alors exigée, et pendant de nombreuses
années par la suite, était que les prêtres et les curés s’en tiennent exclusi-
vement à leurs fonctions paroissiales et ne prennent pas part à la vie
publique. Il avait également été stipulé à Montréal que les communautés
de religieuses ne devaient pas être importunées dans leurs couvents et,
bien que les mêmes privilèges n’aient pas été consentis par les dispositions

1. Sir John George Bourinot, Canada under British Rule. Cambridge: Cambridge University
Press, 1900 (le texte reproduit ici a été traduit de l’anglais par Audrey Lord).

23
24 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

de la capitulation aux Jésuites, aux Récollets et aux Sulpiciens, il leur était


loisible de disposer de leurs biens et de repartir pour la France. En fait,
il n’y a pratiquement eu aucune interférence avec les congrégations reli-
gieuses au cours des premières années du régime britannique et, lorsqu’au
fil du temps, les Jésuites ont complètement déserté le pays, leurs propriétés
ont été légalement transmises au gouvernement à l’usage de la population
alors que les Sulpiciens ont éventuellement été autorisés à poursuivre
leur travail et à aménager une propriété qui est devenue d’une grande
importance sur l’île de Montréal. Les marchands et les commerçants de
fourrures français se sont vus accorder tous les privilèges commerciaux
dont jouissaient les autres sujets du souverain britannique, non seulement
dans la vallée du Saint-Laurent, mais dans les régions riches en fourrures
de l’Ouest et du Nord-Ouest. Les dispositions de la capitulation n’ont
octroyé aucune garantie ni promesse quant au maintien du droit civil en
vertu duquel le Canada français avait été gouverné pendant plus d’un
siècle, mais bien qu’il s’agissait de l’une des questions dont dépendait le
sort éventuel du Canada, les dirigeants militaires britanniques ont pris
tout le soin possible, pendant la durée du régime militaire, de respecter
autant que possible les anciennes coutumes et lois en vertu desquelles le
peuple avait été gouverné précédemment. Les auteurs français de cette
époque reconnaissent la générosité et la justice de l’administration des
affaires au cours de ce régime militaire.
Le Traité de Paris, signé le 10 février 1763, a officiellement cédé à
l’Angleterre le Canada ainsi que l’Acadie, avec toutes leurs dépendances.
Les Canadiens français se sont vus accorder la pleine liberté de « professer
le Culte de leur Religion selon le Rite de l’Église Romaine, en tant que
le permettent les Lois de la Grande Bretagne ». Les gens avaient l’auto-
risation de quitter le Canada avec tous leurs effets dans un délai de
dix-huit mois à compter de la date de la ratification du traité. L’ensemble
des données dont nous disposons tendent à démontrer que seuls quelques
officiels et seigneurs se sont prévalus de cette permission de quitter le
pays. À cette époque, il n’y avait pas un seul établissement français au-delà
de Vaudreuil jusqu’à ce que le voyageur atteigne les rives de la rivière
Détroit entre les lacs Érié et Huron. Une chaîne de forts et de postes
reliait Montréal au bassin des Grands Lacs et le territoire baigné par la
rivière Ohio, la rivière Illinois et d’autres affluents du fleuve Mississippi.
Les forts sur la rivière Niagara à Détroit, à Michilimackinac, à Great Bay,
sur les rivières Maumee et Wabash, à Presqu’île, à la jonction du ruisseau
des Français (French Creek) et de la rivière Alleghany, au confluent de
la rivière Ohio, et dans des localités de moindre importance à l’ouest et
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 25

au sud-ouest étaient tenus par de petites garnisons anglaises alors que les
Français occupaient toujours le fort Vincennes, sur la rivière Wabash, et
le fort Chartres, sur le fleuve Mississippi, à proximité des établissements
français à Kaskaskia, à Cahokia et à l’actuel site de Saint-Louis.
Cette guerre indienne était toujours en cours lorsque le roi George
III a émis sa proclamation concernant le gouvernement provisoire de ses
nouvelles dépendances en Amérique du Nord. En fait, bien que la
Proclamation ait été publiée en Angleterre le 7 octobre 1763, elle n’est
parvenue au Canada et n’est entrée en vigueur que le 10 août 1764. Les
quatre gouvernements du Québec, de la Grenade, de la Floride orientale
et de la Floride occidentale ont été constitués dans les territoires cédés
par la France et l’Espagne. La limite est de la province de Québec ne
s’étendait pas au-delà de la rivière Saint-Jean, à l’embouchure du fleuve
Saint-Laurent, pratiquement vis-à-vis l’île d’Anticosti, alors que cette île
à proprement dit et le territoire du Labrador, à l’est de la rivière Saint-
Jean jusqu’au détroit d’Hudson, ont été placés sous la juridiction de
Terre-Neuve. Les îles du Cap-Breton et de Saint-Jean, aujourd’hui l’Île-
du-Prince-Édouard, ont été placées sous l’autorité du gouvernement de
la Nouvelle-Écosse, qui comprenait alors l’actuelle province du Nouveau-
Brunswick. La limite nord de la province ne s’étendait pas au-delà du
territoire connu sous le nom de Terre de Rupert en vertu de la charte
octroyée à la Compagnie de la Baie d’Hudson, en 1670, alors que la
frontière ouest avait été tracée obliquement du lac Nipissing jusqu’au lac
Saint-François, sur le fleuve Saint-Laurent. La frontière sud suivait alors
le 45e parallèle à travers la partie supérieure du lac Champlain d’où elle
passait le long des montagnes qui séparent les rivières qui se déversent
dans le fleuve Saint-Laurent de celles qui se jettent dans la mer, une
frontière définie de manière insensée puisqu’elle donnait au Canada,
jusqu’au Cap-des-Rosiers en Gaspésie, un territoire de quelques milles
de largeur. Aucune disposition n’était prévue, dans la Proclamation,
concernant le gouvernement du territoire à l’ouest des Appalaches qui
était revendiqué par la Pennsylvanie, la Virginie et d’autres colonies en
vertu des termes vagues de leurs chartes d’origine qui ne leur conféraient
pratiquement pas de limites à l’ouest. Par conséquent, la Proclamation
a suscité une forte désapprobation chez les colons anglais de la côte
atlantique. Aucune disposition n’était prévue au sujet du grand territoire
qui s’étendait au-delà de Nipissing, jusqu’au fleuve Mississippi, et qui
comprenait le bassin des Grands Lacs. On tire aisément la conclusion
que l’intention du gouvernement britannique était de refréner l’ambition
des vieilles colonies anglaises à l’est des Appalaches et de répartir l’im-
26 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

mense territoire situé au nord-ouest de ces vieilles colonies, à un moment


ultérieur jugé opportun, entre plusieurs gouvernements distincts et
indépendants. Nul doute que le gouvernement britannique trouvait
également utile, pour l’heure, de conserver sa mainmise sur la traite des
fourrures autant que possible et, pour ce faire, il était d’abord nécessaire
de réconcilier les tribus indiennes et de ne les laisser d’aucune façon passer
sous la juridiction des colonies à charte. La Proclamation elle-même, en
fait, établissait une manière entièrement nouvelle, et certainement équi-
table, de traiter avec les Indiens dans les limites de la souveraineté
britannique. Il était formellement interdit aux gouverneurs des vieilles
colonies d’accorder des permis d’arpentage des terres au-delà des limites
territoriales établies de leur gouvernement respectif. Il était défendu à
qui que ce soit d’acheter des terres directement aux Indiens. Seul le
gouvernement lui-même pouvait désormais attribuer un titre foncier
officiel aux terres indiennes qui devaient, en premier lieu, faire l’objet
d’un traité avec les tribus qui prétendaient les posséder. Ce fut le début
de cette honnête politique qui a caractérisé les relations de l’Angleterre
et du Canada avec les nations indiennes, pendant plus de cent ans, et
qui a gagné, pour le présent dominion, la confiance et l’amitié des milliers
d’Indiens qui parcouraient, depuis plusieurs siècles, la Terre de Rupert
et les Territoires indiens, où la Compagnie de la Baie d’Hudson bénéficiait,
depuis longtemps, de privilèges commerciaux exclusifs.
Les termes de la Proclamation concernant le gouvernement de la
province de Québec étaient profondément insatisfaisants. Il avait été
ordonné que dès que l’état et la situation de la colonie le permettraient,
le gouverneur-général puisse, sur l’avis et avec le consentement des
membres du Conseil, convoquer une Assemblée générale « de la manière
prescrite et suivie dans les colonies et les provinces d’Amérique placées
sous Notre Gouvernement immédiat ». Des lois pourraient être adoptées
par le gouverneur, le Conseil et les représentants du peuple pour le bon
gouvernement de la colonie, « conformément autant que possible aux
lois d’Angleterre et aux règlements et restrictions en usage dans les autres
colonies ». D’ici à ce qu’une telle Assemblée puisse être convoquée, le
gouverneur pouvait, sur l’avis de son Conseil, constituer des cours de
justice pour entendre et juger toutes les causes civiles et criminelles
« suivant la loi et l’équité, conformément autant que possible aux lois
anglaises », avec la liberté d’en appeler, dans toutes les causes civiles, au
Conseil privé d’Angleterre. Le général Murray, qui se trouvait dans la
province depuis la bataille des Plaines d’Abraham, a été nommé pour
administrer le gouvernement. Toute personne élue pour servir au sein
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 27

d’une Assemblée devait, conformément à ses ordres et instructions, avant


de pouvoir siéger et voter, prêter un serment d’allégeance et de suprématie
et souscrire à une déclaration contre la transsubstantiation, l’adoration
de la Vierge Marie et le sacrifice de la messe.
Cette proclamation – en réalité un simple expédient provisoire le
temps d’examiner l’ensemble de l’état de la colonie – visait à causer un
tort immense puisque son importance première résidait dans le fait qu’elle
tentait d’instaurer à la fois le droit civil et le droit criminel anglais et
qu’elle exigeait parallèlement des serments qui empêchaient, dans les
faits, les Canadiens français de servir au sein de l’Assemblée même qu’elle
déclarait vouloir instituer au nom du roi. Le peuple d’expression anglaise
ou protestant, dans la colonie, ne comptait pas, en 1764, plus de trois
cents personnes, ayant peu ou pas de poids, et il était impossible de
remettre tout le pouvoir entre leurs mains et d’ignorer presque soixante-
dix mille Canadiens français catholiques. Heureusement, le gouverneur,
le général Murray, n’était pas seulement un soldat habile, comme sa
défense de la ville de Québec contre celle de Lévis l’avait prouvé, mais il
était également un homme aux idées dignes d’un chef d’État, animé par
un sens élevé du devoir et un désir sincère de rendre justice au peuple
étranger sous sa responsabilité. Il a refusé de se prêter aux desseins de la
petite minorité britannique, principalement en provenance des colonies
de la Nouvelle-Angleterre, ou d’être guidé par leurs conseils dans la
conduite de son gouvernement. Ses difficultés ont été atténuées par le
fait que les Français n’avaient aucune notion des institutions représenta-
tives, au sens où l’entendaient les Anglais, et se satisfaisaient somme toute
de n’importe quel système de gouvernement qui leur reconnaissait le
droit de préserver leur langue, leur religion et leur droit civil sans inter-
férence. Les stipulations des capitulations de 1759-1760 et du Traité de
Paris concernant le libre exercice de la religion catholique ont toujours
été respectées dans un esprit de grande équité et, en 1766, Monseigneur
Briand a été choisi, avec l’approbation du gouverneur, à titre d’évêque
catholique de Québec. Il a été ordonné à Paris, après son élection par le
chapitre de Québec, et il ne semble pas que cette reconnaissance ne soit
jamais devenue un sujet de discussions parlementaires. Cette politique
a grandement contribué à réconcilier les Canadiens français avec leurs
nouveaux dirigeants et à leur faire croire qu’ils seraient éventuellement
pleinement pris en compte dans d’autres domaines essentiels.
Pendant dix ans, le gouvernement du Canada s’est retrouvé dans une
situation absolument regrettable alors que le gouvernement britannique
a été, pendant tout ce temps, inquiet de l’état de la situation dans les
28 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

vieilles colonies alors en pleine agitation révolutionnaire. La minorité


protestante continuait à réclamer une Assemblée et un système mixte de
droit français et anglais, dans l’éventualité où il n’était pas possible d’ins-
taurer le droit anglais dans son intégralité. Le procureur général Masères,
un juriste et un rédacteur constitutionnel de talent, était en faveur d’un
système mixte, mais son point de vue était de toute évidence influencé
par ses forts préjugés à l’endroit des catholiques. L’administration de la
loi a été extrêmement désordonnée jusqu’en 1774, non seulement en
raison de l’ignorance et de l’incapacité des hommes d’abord envoyés
depuis l’Angleterre pour présider les cours de justice, mais également en
raison de la ferme détermination de la majorité des Canadiens français
à faire fi des lois auxquelles ils s’opposaient naturellement et fermement.
En fait, la situation est devenue pratiquement chaotique. L’état des choses
aurait pu être bien pire si le général Murray d’abord, puis Sir Guy Carleton
par la suite, n’avaient pas tenté, dans la mesure du pouvoir dont ils
disposaient, d’atténuer les difficultés que rencontraient les gens en étant
obligés de respecter des lois dont ils ignoraient tout.
À cette époque, le gouverneur-général était conseillé par un Conseil
exécutif composé d’officiels et de certaines autres personnes choisies parmi
la petite minorité protestante de la province. Un seul Canadien français
semble avoir été admis au sein de cette instance exécutive. Les résidents
anglais ignoraient les Français le plus possible et présentaient les reven-
dications les plus injustifiables afin de diriger l’ensemble de la province.
Le résultat des délibérations, au fil des années, a été l’adoption par
le Parlement britannique d’une mesure connue sous le nom de « l’Acte
de Québec » qui a toujours été considéré comme la charte des privilèges
particuliers dont les Canadiens français ont bénéficié depuis, et qui, en
un siècle, a fait de leur province l’une des parties les plus influentes de
l’Amérique du Nord britannique.
Le préambule de l’Acte de Québec fixait de nouvelles limites terri-
toriales pour la province. Elle comprenait non seulement la région visée
par la Proclamation de 1763, mais également tout le territoire à l’est qui
avait été précédemment annexé à Terre-Neuve. À l’ouest et au sud-ouest,
la province s’étendait jusqu’à la rivière Ohio et au fleuve Mississippi et,
en fait, couvrait toutes les terres au-delà de la rivière Alleghany convoitées
et revendiquées par les vieilles colonies anglaises, maintenant coincées
entre l’océan Atlantique et la chaîne des Appalaches. Il était à présent
officiellement décrété que les habitants catholiques du Canada pouvaient
désormais « jouir du libre exercice » de leur religion « soumise à la
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 29

Suprématie du Roi, déclarée et établie » par la loi et à condition de prêter


un serment d’allégeance énoncé dans l’Acte. Le clergé catholique était
autorisé à « tenir, recevoir et jouir de ses dus et droits accoutumés, eu
égard seulement aux personnes qui professeront la dite Religion » – c’est-
à-dire le vingt-sixième des produits de la terre, les protestants étant
exceptionnellement exemptés. Les Canadiens français étaient autorisés
à jouir de tous leurs biens de même que de toutes les coutumes et tous
les usages y étant associés « d’une manière aussi ample, aussi étendue, et
aussi avantageuse » que si la Proclamation ou d’autres lois de la Couronne
« n’avaient point été faits », mais les ordres religieux et les communautés
religieuses étaient exclus, conformément aux termes de la capitulation
de Montréal – exception dont j’ai déjà brièvement énoncé les effets. Dans
« toutes affaires en litige, qui concerneront leurs propriétés et leurs droits
de citoyens », le recours devait être les anciennes lois civiles du Canada
français « comme les maximes sur lesquelles elles doivent être décidées »,
mais le droit criminel d’Angleterre s’appliquerait à la province sur la base
incontestable que « les habitants ont sensiblement ressenti par une expé-
rience de plus de neuf années » sa « clarté et [sa] douceur ». La direction
des affaires de la province était confiée à un gouverneur et à un Conseil
législatif nommés par la Couronne car « il est actuellement très désavan-
tageux d’y convoquer une Assemblée ». Le Conseil devait être composé
d’au plus vingt-trois résidents de la province. Au même moment, le
Parlement britannique adoptait des lois spéciales pour l’imposition de
certains droits de douane « afin de défrayer les coûts de l’administration
de la justice et du soutien au gouvernement civil de la province » (traduc-
tion libre). Toute insuffisance des revenus provenant de ces sources et
d’autres sources devait être suppléée par le Trésor impérial.
Au cours de son adoption au Parlement, l’Acte a suscité des critiques
acerbes de la part de Lord Chatham qui se faisait alors le défenseur des
vieilles colonies et qui estimait que l’Acte était tout à fait inacceptable
non seulement parce qu’il consacrait la religion catholique, mais parce
qu’il plaçait sous le contrôle du gouvernement du Québec le riche terri-
toire à l’est de la rivière Alleghany. Des points de vue semblables avaient
été exprimés par le maire et le Conseil de Londres, mais ils n’ont eu aucun
effet. Le roi, en donnant son assentiment, avait déclaré que la mesure
« reposait sur les principes de justice et d’humanité les plus fondamentaux
et serait des plus efficaces en apaisant les esprits et en favorisant le conten-
tement de nos sujets canadiens » (traduction libre). Au Canada français,
l’Acte a été accueilli sans aucune manifestation populaire des Canadiens
français, mais les hommes vers qui ce peuple, en majorité, se tournait
30 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

toujours pour être conseillé et guidé – les prêtres, les curés et les seigneurs
– ont bien entendu considéré que ces concessions envers leur nationalité
offraient la preuve la plus incontestable de l’esprit bienveillant et généreux
dans lequel le gouvernement britannique était déterminé à gouverner la
province. Ils avaient obtenu, depuis la Conquête, des preuves satisfaisantes
à l’effet que leur religion était à l’abri de toute interférence et, maintenant,
le Parlement britannique lui-même présentait des garanties juridiques
non seulement à l’égard du libre exercice de cette religion avec tout ce
qui y était associé et la dîme, mais également l’instauration permanente
du droit civil auquel ils attachaient une grande importance. Le fait
qu’aucune disposition ne prévoyait une Assemblée populaire ne pouvait
offenser un peuple qui n’était absolument pas familier avec l’autonomie
locale sous quelque forme que ce soit. Il était impossible de constituer
une Assemblée à partir des quelques centaines de protestants qui vivaient
à Montréal et à Québec et il était tout aussi impossible, compte tenu des
préjugés religieux prévalant en Angleterre et dans les colonies anglaises,
d’octroyer à quatre-vingt mille Canadiens français catholiques des privi-
lèges dont leurs coreligionnaires ne jouissaient pas en Grande-Bretagne
et leur permettre de siéger dans une Assemblée élue. Lord North semblait
exprimer l’opinion générale du Parlement britannique sur ce sujet délicat
lorsqu’il a clos le débat en exprimant « un espoir sincère que les Canadiens,
avec le temps, profiteront autant de nos lois et autant de notre
Constitution qu’il pourra en être salutaire et sans risques pour ce pays »,
mais « ce moment », avait-il conclu, « n’était pas encore venu » (traduction
libre). Il ne semble pas, à la lumière des données dont nous disposons,
que les Britanniques avaient d’autres motifs en adoptant l’Acte de Québec
que celui de rendre justice au peuple canadien-français, à présent des
sujets de la Couronne d’Angleterre. Il ne s’agissait pas d’une mesure qui
visait principalement à entraver le développement d’institutions popu-
laires, mais simplement conçue pour répondre aux conditions réelles
d’un peuple qui n’était absolument pas familier avec le fonctionnement
d’institutions représentatives ou populaires. Il s’agissait d’une première
étape dans le développement d’un gouvernement autonome.
En revanche, l’Acte a été accueilli par de vives expressions de mécon-
tentement par la petite minorité anglaise qui espérait se voir à la tête du
gouvernement de la province. À Montréal, le siège des mécontents, une
tentative de mettre le feu à la ville a eu lieu et le buste du roi a été installé
dans l’un des squares publics, barbouillé de noir et orné d’un collier fait
de pommes de terre et portant l’inscription Voilà le pape du Canada &
le sot Anglais (en français dans le texte original). L’auteur de cet outrage
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 31

n’a jamais été retracé et tous les habitants canadiens-français influents de


la communauté ont été profondément choqués qu’on ait pu se servir de
leur langue pour insulter un roi dont le seul crime avait été de consentir
à une mesure de justice à leur égard.
Sir Guy Carleton, qui s’était absenté en Angleterre pendant quatre
ans, est revenu au Canada le 18 septembre 1774 et a été bien accueilli
au Québec. Le premier Conseil législatif constitué en vertu de l’Acte de
Québec n’a pas été nommé avant le début du mois d’août 1775. Des
vingt-deux membres qui le composaient, huit étaient d’influents
Canadiens français portant des noms historiques. Le Conseil s’est réuni
le 17 août, mais a été contraint d’ajourner le 7 septembre en raison de
l’invasion du Canada par les troupes du Congrès continental composées
de représentants des éléments rebelles des Treize colonies.
En ce qui concerne la province du Bas-Canada, on constate qu’elle
abritait, à cette époque, une population d’environ cent mille âmes, dont
six mille habitaient à Québec et à Montréal respectivement. Seulement
deux mille personnes de langue anglaise résidaient dans la province,
presque toutes dans les villes. Aussi petite ait pu être la minorité britan-
nique, elle continuait sa campagne pour obtenir une Assemblée qui avait
débuté bien avant l’adoption de l’Acte de Québec. Un Conseil dont les
membres étaient nommés ne satisfaisait pas les ambitions politiques de
cette classe qui obtenait peu d’appui de la part du peuple canadien-fran-
çais. Les objections des Canadiens français découlaient du fonctionnement
de l’Acte lui-même. L’administration de la loi avait généré des difficultés,
principalement parce qu’elle avait été confiée exclusivement à des hommes
qui ne connaissaient que la jurisprudence anglaise et qui n’étaient pas
disposés à se conformer à la lettre et à l’esprit de la loi impériale. En
pratique, le droit français n’était appliqué que lorsque l’équité le comman-
dait et il en résultait une importante confusion juridique dans la province.
Une question avait également été soulevée quant à la légalité de l’émission
de brefs d’habeas corpus et il s’était avéré nécessaire d’adopter un décret
pour lever tout doute quant à cet élément important.
Les colons loyalistes aux abords du fleuve Saint-Laurent et de la
rivière Niagara avaient acheminé une pétition, en 1785, au gouvernement
de la mère patrie réclamant la création d’un nouveau district à l’ouest de
la rivière Beaudette, « avec la bénédiction des lois et du gouvernement
britanniques, ainsi que l’instauration d’une exemption du régime de
propriété français » (traduction libre). Bien que ces questions relevaient
des autorités impériales, Sir Guy Carleton, à nouveau gouverneur-général
32 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

du Canada, et récemment anobli, devenant Lord Dorchester, a créé, en


1788, cinq nouveaux districts expressément dans l’objectif de pourvoir
une gouverne provisoire pour les terres où les loyalistes s’étaient installés.
Ces districts étaient connus sous le nom de Luneburg, Mecklenburg,
Nassau et Hesse, dans l’ouest du pays, et de Gaspésie, dans l’extrême est
de la province de Québec, où un petit nombre de la même classe de
personnes s’était nouvellement établi. Les cantons, allant de quatre-vingts
à quarante mille acres chacun, étaient également arpentés dans ces districts
et divisés avec une grande libéralité parmi les loyalistes. Des magistrats
étaient nommés pour administrer la justice avec l’appareil le plus simple
possible à une époque où les hommes ayant une formation de juristes
n’étaient pas disponibles.
Les concessions de terres aux loyalistes et à leurs enfants étaient
importantes et, au cours des années qui ont suivi, une partie considérable
est passée aux mains de spéculateurs qui les ont achetées à des sommes
dérisoires. C’est dans le cadre de ces concessions qu’est né le nom « loya-
listes de l’empire uni » (United Empire Loyalists, traduction libre). Un
décret en conseil avait été adopté, le 9 novembre 1780, conformément
au souhait de Lord Dorchester « d’accorder une distinction honorifique
aux familles qui avaient adhéré à l’unité de l’empire et joint l’étendard
royal en Amérique avant le traité de séparation, en 1783 » (traduction
libre). En conséquence, le nom de toutes les personnes visées par cette
désignation devait être enregistré le plus possible afin que « leurs descen-
dants puissent être distingués des futurs colons dans les registres
paroissiaux et militaires de leur district respectif et les autres documents
publics de la province » (traduction libre).
Le Cabinet britannique, dont M. Pitt, le célèbre fils du comte de
Chatham, était le premier ministre, avait à présent décidé de diviser la
province de Québec en deux districts, dotés de législatures et de gouver-
nements distincts. Lord Grenville, alors responsable du ministère des
Colonies, avait écrit, en 1789, à Lord Dorchester que « l’objectif général
de ce plan est d’assimiler la Constitution de la province à celle de la
Grande-Bretagne autant que les différences issues du nom des personnes
et de la situation actuelle de la province le permettront » (traduction
libre). Il avait également clairement exprimé le point de vue à l’effet
qu’« un degré d’attention considérable doive être porté aux préjudices et
aux habitudes des habitants français et que toutes les précautions soient
prises pour leur permettre de continuer à jouir des droits juridiques et
religieux qui leur ont été garantis par la capitulation de la province ou
qui leur ont été accordés depuis grâce à l’esprit généreux et éclairé du
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 33

gouvernement britannique » (traduction libre). Lorsque le projet de loi


pour la création des deux provinces du Haut-Canada et du Bas-Canada
a été présenté à la Chambre des communes, M. Adam Lymburner, un
marchand influent de Québec, s’est présenté devant le Parlement et s’est
habilement opposé à la séparation « aussi dangereuse, à tout point de vue,
pour les intérêts britanniques en Amérique que pour la sécurité, la tran-
quillité et la prospérité des habitants de la province de Québec »
(traduction libre). Il prônait l’abrogation de l’Acte de Québec dans son
intégralité et la promulgation d’une toute nouvelle Constitution « libérée
et dépourvue de toute loi antérieure à cette période » (traduction libre).
Il prétendait représenter le point de vue « des plus intelligents et respec-
tables Canadiens français » (traduction libre), mais leur opposition n’était
pas dirigée envers l’Acte de Québec en lui-même, mais à l’encontre de
l’administration de la loi, car elle était influencée par l’opposition du
peuple britannique au code civil français. Il ne semble pas non plus,
comme l’a affirmé M. Lymburner, que les loyalistes de l’Ouest étaient
opposés à la création de deux provinces distinctes. Il représentait simple-
ment l’opinion des habitants de langue anglaise du Bas-Canada qui
croyaient que la division proposée les placerait dans une situation forte-
ment minoritaire au sein de la législature et, comme l’histoire l’a
finalement démontré, à la merci de la forte majorité de représentants
canadiens-français alors qu’en revanche, la création d’une grande province
s’étendant de la Gaspésie jusqu’en amont des Grands Lacs assurerait une
représentation anglaise suffisamment redoutable pour amoindrir le danger
d’une domination canadienne-française. Cependant, le gouvernement
britannique semble avoir été motivé par une volonté sincère de rendre
justice aux Canadiens français et aux loyalistes de la partie supérieure de
la province tout à la fois. En présentant le projet de loi à la Chambre des
communes, le 7 mars 1791, M. Pitt a exprimé l’espoir que « la division
dissiperait les divergences d’opinion qui avaient surgi entre les habitants
de longue date et les nouveaux habitants puisque chacune des provinces
aurait le droit d’adopter les lois souhaitées dans sa propre Assemblée
législative » (traduction libre). Il estimait qu’une division était essentielle
puisque « autrement, il ne pouvait pas concilier les intérêts divergents
dont nous connaissons l’existence » (traduction libre). M. Burke était
d’avis que « de tenter d’unir deux populations composées de races diffé-
rentes au chapitre de la langue, des lois et des coutumes était un non-sens
total » (traduction libre) et il avait conséquemment approuvé la division.
M. Fox, devenu la cible des hostilités de M. Burke au cours de ce débat,
envisageait l’enjeu sous un éclairage tout à fait différent et croyait ferme-
ment qu’« il était tout à fait souhaitable de voir les habitants français et
34 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

anglais s’unir en un groupe et les différentes distinctions entre les gens


disparaître à jamais » (traduction libre).
L’Acte constitutionnel de 1791 a instauré, dans chacune des
provinces, un Conseil législatif et une Assemblée législative investis du
pouvoir d’adopter des lois. Les membres du Conseil législatif seraient
nommés par le roi à vie. Dans le Haut-Canada, le Conseil serait composé
d’au moins sept membres et, au Bas-Canada, d’au moins quinze membres.
Le souverain pouvait, s’il le jugeait opportun, annexer des titres hérédi-
taires honorifiques au droit d’être assigné au Conseil législatif de l’une
ou l’autre des provinces – une disposition qui n’a jamais été appliquée.
Le nombre total de membres au sein de l’Assemblée du Haut-Canada
ne devait pas être inférieur à seize et, au Bas-Canada, à cinquante –
membres qui seraient choisis par une majorité de voix dans les deux cas.
Le Parlement britannique se réservait le droit de lever et de percevoir des
droits de douane pour la règlementation de la navigation et du commerce
qui aurait lieu entre les deux provinces ou entre l’une ou l’autre des
provinces et toute autre partie des dominions britanniques ou tout pays
étranger. Le Parlement se réservait également le pouvoir d’ordonner le
paiement de ces droits, mais laissait toutefois la répartition exclusive de
toutes les sommes perçues de cette façon à la législature qui pourrait les
affecter aux usages publics jugés opportuns. Le libre exercice de la religion
catholique était garanti de façon permanente. Le roi aurait le droit de
mettre de côté, à l’usage du clergé protestant de la colonie, un septième
de toutes les terres de la Couronne non défrichées. Le gouverneur pouvait
aussi être habilité à construire des presbytères et à les financer ainsi qu’à
présenter des titulaires ou des ministres de l’Église d’Angleterre. Le droit
criminel anglais s’appliquerait dans les deux provinces.
En l’absence de Lord Dorchester alors en Angleterre, la responsabi-
lité incombait au major-général Alured Clarke, en tant que
lieutenant-gouverneur, de déclarer l’entrée en vigueur de la Constitution
du Bas-Canada par une proclamation, le 18 février 1791. Le 7 mai de
l’année suivante, la nouvelle province du Bas-Canada était divisée en
cinquante districts électoraux composés de vingt et un comtés, des villes
de Montréal et de Québec et des circonscriptions de Trois-Rivières et de
William-Henry (aujourd’hui Sorel). L’élection des membres de l’Assem-
blée a eu lieu en juin et un Conseil législatif de quinze Canadiens influents
a été désigné. La nouvelle législature a été convoquée « pour l’exécution
des affaires », le 17 décembre de la même année, dans un vieil édifice de
pierres connu sous le nom de Palais épiscopal qui se trouvait sur un
sommet rocheux dans la Haute-Ville de la vieille capitale.
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 35

Le village de Newark a été choisi comme capitale du Haut-Canada


par le colonel (devenu par la suite major-général) Simcoe, le premier
lieutenant-gouverneur de la province. Il s’était grandement illustré en
servant pendant la révolution en tant que commandant des rangers de
la reine (Queen’s Rangers), dont certains s’étaient installés dans le district
de Niagara. Il était remarquable pour son tempérament déterminé et son
désir ardent d’instaurer les principes du gouvernement britannique dans
la nouvelle province. Il était un ami sincère des loyalistes dont il avait pu
constater l’attachement à la Couronne à de nombreuses occasions au
cours de sa carrière dans les colonies rebelles et, par conséquent, il était
un opposant irréductible à la nouvelle république et aux personnes qui
œuvraient à en faire un succès de l’autre côté de la frontière. Le nouveau
Parlement s’est réuni dans un édifice en bois quasiment achevé sur les
rives escarpées de la rivière, à un endroit par la suite recouvert par un
rempart du fort George qui a été construit par le gouverneur Simcoe lors
de la capitulation de Fort Niagara. Un grand rocher avait été installé au
sommet du rempart pour indiquer l’emplacement du modeste Parlement
du Haut-Canada qui a dû être éventuellement démoli pour faire place à
de nouvelles fortifications. Les séances de la première législature ont
souvent eu lieu sous un grand chapiteau installé en face du Parlement et
ayant lui-même une histoire intéressante puisqu’il avait été amené partout
dans le monde par le célèbre navigateur, le capitaine Cook.
Dès que le lieutenant-gouverneur Simcoe a pris la direction du
gouvernement, il a émis une proclamation divisant la province du Haut-
Canada en dix-neuf comtés dont certains ont été de plus divisés en
circonscriptions en vue d’élire les seize représentants auxquels la province
avait droit en vertu de l’Acte de 1791. L’un des premiers gestes de la
législature a été de changer le nom des divisions, promulgués en 1788,
par ceux de districts Eastern, Midland, Home et Western qui ont été
agrandis, au fil des années, jusqu’à ce qu’ils soient complètement
remplacés par les organisations de comté. Ces districts étaient initialement
destinés à des fins judiciaires et juridiques.
La législature s’est réunie dans ces circonstances modestes, à Newark,
le 17 septembre 1792. Le juge en chef Osgoode était le président du
Conseil et le colonel John Macdonell, d’Aberchalder, qui avait vaillam-
ment servi au sein des forces royales pendant la révolution, a été choisi
à titre de président de l’Assemblée. À part lui, la Chambre basse comptait
onze loyalistes parmi ses seize membres. Le Conseil de neuf membres
comptait également plusieurs loyalistes, le plus célèbre étant l’honorable
36 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Richard Cartwright, le grand-père du ministre des Échanges et du


Commerce au sein du gouvernement du dominion de 1896 à 1900.

Section 2 – Vingt ans d’évolution politique (1792-1812)

La situation politique, au cours des deux décennies s’échelonnant


de 1792 à 1812, lorsque la guerre a éclaté entre l’Angleterre et les États-
Unis, a été en majeure partie somme toute exempte d’agitation politique
et les représentants du peuple, dans les deux provinces du Canada, se
sont principalement dédiés à l’examen de mesures d’ordre strictement
provincial et local. Néanmoins, une année ou deux avant la fin de cette
période, on pressentait, dans la province du Bas-Canada, le confit irré-
pressible entre les deux Chambres – l’une dont les membres étaient élus
par le peuple et l’autre dont les membres étaient nommés par et sous
l’influence de la Couronne – ce qui a éventuellement paralysé le système
législatif. On constate également les débuts du conflit racial qui a fina-
lement mené à une effusion de sang et à la suspension de la Constitution
attribuée au Bas-Canada, en 1791.
En 1806, le journal Le Canadien, publié dans l’intérêt particulier de
« Nos institutions, notre langue et nos lois » (en français dans le texte
original), a commencé à professer des critiques acerbes envers le gouver-
nement, ce qui attisait constamment l’antagonisme entre les races.
L’arrogance des principaux officiels, qui avaient l’oreille du gouverneur
et qui s’étaient radicalement arrogé toute l’influence dans la gestion des
affaires publiques, avait aliéné les Canadiens français qui en étaient venus
à croire qu’ils étaient perçus par les Britanniques comme étant une race
inférieure. Dans les faits, de nombreux habitants britanniques eux-mêmes
n’éprouvaient pas de sentiments très cordiaux à l’égard des officiels dont
l’élitisme social offensait tous ceux qui ne faisaient pas partie de leur
« cercle » particulier. À l’époque, les principaux officiels étaient nommés
par le ministère des Colonies et le gouverneur-général et n’avaient guère
de respect pour l’Assemblée dont ils ne dépendaient aucunement pour
leur maintien en poste ou leurs salaires. Les Canadiens français faisaient
peu de distinctions entre les Britanniques et les considéraient, en général,
comme des ennemis de leurs institutions.
Il est regrettable, à une période où une grande prudence et un bon
sang-froid étaient si essentiels, que Sir James Craig ait pu se voir confier
l’administration du gouvernement du Bas-Canada. L’état critique des
relations avec les États-Unis a sans doute influencé sa nomination qui,
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 37

d’un point de vue strictement militaire, était excellente. Or, il s’est avéré
que ses qualités de soldat n’ont pas été réquisitionnées alors que son
manque d’expérience politique, son incapacité absolue à comprendre la
situation politique du pays et son indifférence totale par rapport aux
souhaits de l’Assemblée ont fait en sorte que son administration s’est
avérée être un échec retentissant. En fait, on peut affirmer que c’est
pendant son mandat que le germe du développement de l’antagonisme
politique et racial qui a mené à la rébellion de 1837 a été semé. On ne
peut diminuer l’importance des conséquences de sa décision injustifiable
de destituer de l’assemblée le président, M. Panet, et d’autres éminents
Canadiens français parce qu’ils avaient un intérêt pour le journal Le
Canadien ou du fait d’avoir donné suite à ce geste fort peu discret en
ordonnant l’arrestation indéfendable de M. Bédard et de quelques autres
personnes sous le motif qu’ils étaient les auteurs ou les éditeurs de ce qu’il
déclarait être des écrits qui constituaient une trahison. On croit que les
actions du gouverneur ont été largement influencées par les déclarations
et les conseils du juge en chef Sewell, à la tête du Conseil législatif et des
officiels. Plusieurs personnes ont été relâchées lorsqu’elles ont exprimé
le regret d’avoir émis une quelconque opinion considérée comme étant
extrême par le gouverneur et ses conseillers, mais M. Bédard est demeuré
en prison pendant un an plutôt que de reconnaître directement ou indi-
rectement que le gouverneur ait eu une quelconque justification pour ce
geste arbitraire. Sir James a tenté d’obtenir l’approbation du gouverne-
ment de la mère patrie, mais son représentant, un certain M. Ryland, un
homme compétent et élégant, toujours important dans la vie officielle
du pays, n’a manifestement pas réussi à obtenir d’appui pour le geste de
son patron. Il n’a pas été en mesure d’obtenir un engagement à l’effet
que la Constitution de 1791 serait abrogée et le Conseil législatif mis en
place par l’Acte de Québec s’est à nouveau vu accorder la suprématie
dans la province. M. Bédard a été relâché tout juste avant que le gouver-
neur ne quitte le pays en déclarant que « sa détention avait été une mesure
de précaution et non de punition » (traduction libre) ce qui ne représen-
tait d’aucune façon une rétractation courageuse ou élégante en regard de
ce qui constituait assurément une position absolument intenable dès
l’instant où M. Bédard avait été jeté en prison. Déçu, Sir James Craig a
quitté la province et il est mort en Angleterre, quelques mois après son
retour, des suites d’une maladie incurable dont il était atteint depuis
plusieurs années. Il était hospitalier, généreux et charitable, mais les
qualités d’un soldat ont dominé l’ensemble de ses actions au sein d’un
gouvernement civil.
38 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Une nouvelle ère de gouverne coloniale


(1839-1867)

Section 1 – L’union des Canadas et l’instauration du


gouvernement responsable
Le rapport de Lord Durham sur les affaires de l’Amérique du Nord
britannique a été présenté au gouvernement britannique, le 31 janvier
1839, et a suscité un très vif intérêt en Angleterre où les deux rébellions
avaient enfin fait prendre conscience aux hommes d’État de l’absolue
nécessité de remédier efficacement aux problèmes qui nécessitaient leur
attention depuis des années, mais qui n’avaient jamais été réellement
compris jusqu’à la parution de ce célèbre document public. Une union
législative des deux Canadas et la concession du gouvernement respon-
sable étaient les deux changements radicaux qui se démarquaient
nettement dans le rapport parmi des recommandations secondaires en
vue d’une stabilité gouvernementale. Quant à la question du gouverne-
ment responsable, Lord Durham avait émis un avis d’une profonde sagesse
politique. Il estimait qu’il était impossible « de comprendre comment des
hommes d’État anglais avaient pu s’imaginer qu’un gouvernement à la
fois représentatif et non imputable pouvait exister... Croire qu’un tel
système pourrait fonctionner là-bas supposait une conviction selon
laquelle les Canadiens français avaient joui d’institutions représentatives,
pendant un demi-siècle, sans développer aucune des caractéristiques d’un
peuple libre, que les Anglais renoncent à toute opinion et à toute convic-
tion politiques lorsqu’ils arrivent dans une colonie ou que l’esprit de
liberté anglo-saxon ait complètement changé et faibli parmi ceux qui
sont établis de l’autre côté de l’Atlantique » (traduction libre).
En juin 1839, Lord John Russell a présenté un projet de loi pour
réunir les deux provinces, mais il avait été permis, après sa seconde lecture,
de le suspendre pour cette session parlementaire afin que la question
puisse être pleinement examinée au Canada. M. Poulett Thomson a été
nommé gouverneur-général dans le but avoué de mettre en œuvre la
politique du gouvernement impérial. Immédiatement après son arrivée
au Canada, à l’automne 1839, le Conseil spécial du Bas-Canada et la
législature du Haut-Canada ont adopté des adresses en faveur d’une
union des deux provinces. Ces nécessaires étapes préalables ayant été
achevées, Lord John Russell, au cours de la session de 1840, a présenté
à nouveau « L’Acte pour réunir les provinces du Haut et du Bas-Canada,
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 39

et pour le gouvernement du Canada », qui a été promulgué le 23 juillet,


mais qui n’est entré en vigueur que le 10 février de l’année suivante.
L’Acte prévoyait un Conseil législatif d’au moins vingt membres et
une Assemblée législative au sein de laquelle chacune des parties des
provinces unies serait représentée par un nombre égal de membres – c’est-
à-dire quarante-deux membres pour chacune d’elle ou quatre-vingt-quatre
en tout. Le nombre de représentants attribué à chacune des provinces ne
pouvait être modifié qu’avec l’accord des deux-tiers des membres de
chacune des Chambres. Les membres du Conseil législatif étaient nommés
par la Couronne à vie et les membres de l’Assemblée étaient choisis par
les électeurs habilités à voter en vertu du cens électoral. Les membres des
deux instances étaient soumis aux restrictions du cens d’éligibilité. Le
mandat de l’Assemblée était de quatre ans, sous réserve bien entendu
d’être dissoute plus tôt par le gouverneur-général. Une disposition
concernait la création d’un Trésor dont les premiers déboursés ont été
des frais de collecte, de gestion et de quittance de revenus, les intérêts
sur la dette publique, les paiements au clergé et une liste civile. Seule la
langue anglaise devait être utilisée pour les registres législatifs. Tous les
votes, les résolutions ou les projets de loi impliquant une dépense de
deniers publics devaient d’abord être recommandés par le gouverneur-
général.
La première session du premier Parlement du Canada-Uni a été
inaugurée, le 14 juin 1841, dans la ville de Kingston, par le gouverneur-
général qui avait été fait baron Sydenham, de Sydenham et de Toronto.
Cette session a été le début d’une série de législatures qui s’est poursuivie
jusqu’à la confédération de toutes les provinces, en 1867, ce qui démon-
trait clairement la capacité du peuple du Canada à gérer ses affaires
internes. Pour l’instant, je propose d’évoquer uniquement les conditions
politiques qui ont entraîné l’instauration du gouvernement responsable
et la fin des griefs qui avaient pendant si longtemps déconcerté l’État
impérial et perturbé l’ensemble de l’Amérique du Nord britannique.
Dans les dépêches de 1839 de Lord John Russell – la suite du rapport
de Lord Durham – on perçoit clairement le doute qui prévalait dans
l’esprit des autorités impériales quant à la possibilité de faire fonctionner
le système de gouvernement responsable compte tenu d’un gouverneur
directement redevable à la mère patrie tout en agissant sur l’avis de
ministres qui seraient imputables à une législature coloniale. Mais le
ministre des Colonies en était visiblement venu à croire qu’il était néces-
saire d’apporter des changements radicaux qui assureraient une plus
40 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

grande harmonie entre les instances exécutives et populaires des provinces.


Sa Majesté, avait-il insisté, « ne souhaite aucunement maintenir tout
système politique pour les sujets nord-américains qui soit condamné par
l’opinion » et il n’existait pas « de moyen plus sûr d’obtenir l’approbation
de la reine que de préserver l’harmonie entre les autorités exécutives et
législatives » (traduction libre). Le nouveau gouverneur-général avait été
expressément nommé pour implanter cette nouvelle politique. S’il était
fort vaniteux, il était quoi qu’il en soit certainement également astucieux,
pragmatique et tout à fait capable de jauger l’opinion publique qui devait
le guider à une période aussi déterminante de l’histoire canadienne. Il a
été clairement établi qu’il n’était pas personnellement en faveur du
gouvernement responsable, au sens où l’entendaient des hommes comme
M. Baldwin et M. Howe, à son arrivée au Canada. Il estimait que le
Conseil devait être « à la disposition du gouverneur pour consultation,
sans plus » et, exprimant les doutes qui existaient dans l’esprit des hommes
d’État impériaux, avait-il ajouté, le gouverneur « ne peut être redevable
au gouvernement de la patrie » et également à la législature de la province.
S’il en était ainsi « alors toute gouverne impériale deviendrait impossible »
(traduction libre). Le gouverneur, selon ce point de vue, « doit donc être
le premier ministre [c’est-à-dire le ministre des Colonies] auquel cas il
ne peut être sous le contrôle des hommes de la colonie » (traduction
libre).
Lord Elgin a heureusement été choisi pour inaugurer une nouvelle
ère d’autonomie coloniale. Doté d’un esprit critique et d’une perspicacité
politique hors du commun, capable de concevoir et de mettre en œuvre
des politiques de grande envergure, animé, tout comme Lord Durham
– dont il avait épousé la fille – par un désir sincère de réaliser pleinement
les aspirations d’autonomie d’un peuple, dans la mesure où cela était
compatible avec la suprématie de la Couronne, possédant une éloquence
qui charmait et convainquait à la fois, Lord Elgin était capable d’asseoir
sur des fondations solides les principes du gouvernement responsable et
à éventuellement quitter le Canada avec la conviction qu’aucun repré-
sentant ultérieur de la Couronne ne pourrait à nouveau nuire à son bon
fonctionnement et ébranler l’opinion publique, comme l’avait fait Lord
Metcalfe. À son arrivée, il avait accordé sa confiance au gouvernement
Draper qui était toujours en poste, mais, peu après, son membre le plus
compétent a été nommé à la magistrature et M. Sherwood est devenu
procureur général et chef du gouvernement. Il est particulièrement inté-
ressant de souligner, aujourd’hui, le fait que l’un de ses membres était
M. John Alexander Macdonald qui, en devenant membre de l’Assemblée
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 41

en 1844, a amorcé une carrière publique qui en a fait l’une des figures
les plus éminentes de l’histoire de l’empire colonial d’Angleterre.
Le Parlement avait été dissous et les élections avaient eu lieu, en
janvier 1848, lorsque le gouvernement a été défait par une forte majorité
et le second gouvernement La Fontaine-Baldwin formé, un gouvernement
remarquable pour la compétence de ses membres et l’utilité des lois
adoptées au cours des quatre années où il est demeuré au pouvoir. Il
convient de souligner que Lord Elgin n’a pas suivi l’exemple de ses
prédécesseurs en sélectionnant les ministres lui-même, mais qu’il a stric-
tement respecté la convention constitutionnelle de faire appel à M. La
Fontaine, en tant que leader reconnu d’un parti au Parlement, afin de
former un gouvernement. Il irait au-delà des limites du présent chapitre
d’examiner cette grande administration dont l’arrivée au pouvoir peut
être considérée comme le couronnement des principes adoptés par Lord
Elgin pour l’appui sans réserve du gouvernement responsable et qui n’ont
jamais été violés depuis ce temps par les gouverneurs du Canada.

Section 2 – Le bilan du gouvernement autonome de 1841 à 1864

La nouvelle politique coloniale, adoptée par le gouvernement impé-


rial immédiatement après la présentation du rapport de Lord Durham,
a eu un effet remarquable sur le développement politique et social des
provinces de l’Amérique du Nord britannique au cours du quart de siècle
qui s’est écoulé entre l’union des Canadas, en 1841, et l’union fédérale,
en 1867. En 1841, M. Harrison, secrétaire provincial du Haut-Canada
au sein du gouvernement de coalition formé par Lord Sydenham, a
introduit une mesure qui a jeté les bases du système élaboré d’institutions
municipales dont les provinces canadiennes bénéficient aujourd’hui. En
1843, le procureur général La Fontaine a présenté un projet de loi « pour
mieux assurer l’indépendance du Conseil législatif de cette province » qui
est devenu loi, en 1844, et qui a constitué le fondement de toutes les lois
subséquentes au Canada.
La question des réserves du clergé a continué, pendant quelques
années après l’Union, à déconcerter les politiciens et à tourmenter les
gouvernements. Finalement, en 1854, le gouvernement Hincks a été
défait par un ensemble de factions et le parti libéral-conservateur est né
de l’union des conservateurs et des réformistes modérés. Sir Allan MacNad
était le leader de ce gouvernement de coalition, mais le membre le plus
influent était M. John A. Macdonald, alors procureur général du Haut-
42 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Canada, dont le premier geste important a été le règlement de l’enjeu


des réserves du clergé. Les gouvernements réformistes avaient, pendant
des années, éludé la question et il revenait maintenant à un gouvernement,
en grande partie composé d’hommes qui avaient été des conservateurs
au début de leur carrière politique, de céder à la force de l’opinion
publique et de retirer cet enjeu de l’arène de l’agitation politique au
moyen d’une loi qui transmettait cette propriété aux corporations muni-
cipales de la province pour usage séculier et qui offrait parallèlement une
modeste dotation pour la protection du clergé qui avait des prétentions
légales en regard du fonds. Le même gouvernement avait également eu
l’honneur de mettre fin à l’ancien système seigneurial français, reconnu
comme étant incompatible avec la situation moderne d’un pays disposant
d’un gouvernement autonome et nuisible au développement agricole de
la province dans son ensemble. La question avait pratiquement été réglée,
en 1854, lorsque M. Drummond, alors procureur général du Bas-Canada,
avait présenté un projet de loi prévoyant la constitution d’une commis-
sion pour déterminer le montant de l’indemnité qui pourrait être exigé
à juste titre par les seigneurs pour la cession de leurs droits seigneuriaux.
Les seigneurs, du premier au dernier, ont reçu environ un million de
dollars et il est également devenu nécessaire de réviser les anciennes lois
françaises qui affectaient le régime foncier du Bas-Canada. Par consé-
quent, en 1856, M. George-Étienne Cartier, procureur général du
Bas-Canada au sein du gouvernement Taché-Macdonald, a présenté une
loi nécessaire à la codification du droit civil. En 1857, M. Spence, ministre
des Postes au sein du même gouvernement, a présenté une mesure pour
organiser la fonction publique dont la nature et la compétence étaient si
essentielles au fonctionnement des institutions parlementaires. Depuis
lors jusqu’à ce jour, le gouvernement canadien a pratiquement reconnu
le principe britannique de maintenir en poste les fonctionnaires sans
égard aux changements de gouvernement.
Peu après l’Union, la législature a obtenu le plein contrôle en regard
de la liste civile et des bureaux de poste. Le dernier tarif décrété par le
Parlement impérial de l’Amérique du Nord britannique a été mentionné
dans le discours d’inauguration de la législature canadienne, en 1842.
En 1846, les colonies britanniques en Amérique ont été autorisées, par
une loi impériale, à réduire ou à abroger, par le biais de leurs propres lois,
les taxes qui étaient imposées en vertu de lois britanniques sur des
marchandises importées de pays étrangers dans les colonies en question.
Le Canada s’est rapidement prévalu de ce privilège qui lui a été accordé
dans la suite logique de la politique de libre-échange de la Grande-
Sir John George Bourinot – Le Canada sous le Régime britannique, 1760-1900 43

Bretagne et, depuis ce jour, le Canada a été habilité à légiférer tout à fait
librement en regard de ses propres intérêts commerciaux. En 1849, le
Parlement impérial a abrogé les lois de navigation et a permis que le
fleuve Saint-Laurent soit emprunté par les navires de toutes les nations.
Avec l’abrogation de lois, dont le maintien avait sérieusement paralysé
le commerce canadien après l’adoption du libre-échange par l’Angleterre,
les provinces ont progressivement amorcé une nouvelle ère d’aventure
industrielle.
Aucune disposition de la Constitution de 1840 n’a autant vexé la
population canadienne-française que la clause restreignant l’usage de la
langue française à l’Assemblée législative. Elle a été considérée comme
s’inscrivant dans le cadre de la politique, que laissait présager le rapport
de Lord Durham, de dénationaliser, si possible, la province canadienne-
française. L’abrogation de la clause, en 1848, témoignait du
fonctionnement harmonieux de l’Union et de l’existence de meilleurs
sentiments entre les deux segments de la population. Plus tard, l’implan-
tation progressive d’un Conseil législatif électif, si vivement réclamé
depuis si longtemps par l’ancienne législature du Bas-Canada, a été
prévue.
Les membres du gouvernement La Fontaine-Baldwin sont devenus
les exécuteurs législatifs d’un legs problématique qui leur avait été laissé
par un gouvernement conservateur. En 1839, des lois avaient été adop-
tées par le Conseil spécial du Bas-Canada et la législature du Haut-Canada
pour compenser les loyaux habitants de ces provinces pour les pertes
qu’ils avaient subies pendant les rébellions. Au cours de la première session
du Parlement de l’Union, la loi du Haut-Canada avait été amendée et
des crédits avaient été votés pour rembourser toutes les personnes dans
le Haut-Canada dont la propriété avait été inutilement ou gratuitement
détruite par des personnes agissant ou prétendant agir au nom de la
Couronne. Une campagne requérant l’application du même principe
dans le Bas-Canada a alors débuté et, en 1845, des commissaires ont été
nommés par l’administration Draper afin d’enquêter au sujet de la nature
et de la valeur des pertes subies par les loyaux sujets de Sa Majesté dans
le Bas-Canada. Lorsque leur rapport favorable à certaines réclamations
a été publié, le gouvernement Draper a présenté certaines lois sur la
question, mais a perdu le pouvoir avant qu’une quelconque action n’ait
pu être prise à cet égard. Le gouvernement La Fontaine-Baldwin, alors
déterminé à régler la question en suspens, a présenté une loi pour l’émis-
sion de débentures au montant de 400 000 $ pour le paiement des pertes
subies par toute personne n’ayant pas été reconnue coupable ou accusée
44 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

de haute trahison ou d’une autre infraction constituant une trahison ou


détenue par le chérif à la prison de Montréal puis transportée aux
Bermudes. Bien que le principe de cette mesure ait été tout à fait justifié
par les actions du gouvernement tory de Draper, les loyalistes extrémistes
et même certains réformistes du Haut-Canada l’ont dénoncé en des
termes des plus violents et certaines personnes ont même déclaré qu’elles
préféreraient une annexion aux États-Unis plutôt que l’octroi de paie-
ments aux rebelles. Le projet de loi a cependant été adopté par la
législature par une forte majorité et a reçu la sanction royale de Lord
Elgin, le 25 avril 1849. Une foule nombreuse s’est immédiatement
rassemblée autour de la Chambre du Parlement – anciennement le marché
Saint-Anne – et a insulté le gouverneur-général par des paroles mépri-
santes et en lui lançant des objets alors qu’il quittait en voiture pour
Monklands, sa résidence au pays. Le gouvernement et les membres de la
législature semblent avoir été inconscients du danger auquel ils s’expo-
saient jusqu’à ce qu’une immense foule se précipite dans l’édifice qui a
été immédiatement détruit par le feu de même que sa précieuse collection
de livres et d’archives. Quelques jours plus tard, lorsque l’Assemblée,
alors temporairement hébergée dans la salle du marché Bonsecours, a
tenté de présenter une adresse à Lord Elgin, sa vie était en péril, au
moment où il se rendait à la résidence du gouverneur – alors le vieux
Château de Ramezay sur la rue Notre-Dame – et les conséquences
auraient pu être bien plus graves s’il n’avait pas échappé à la foule à son
retour de Monklands. Cette scandaleuse affaire a été une illustration
remarquable non seulement de la violence des factions, mais en grande
partie du mécontentement, alors si répandu à Montréal et dans d’autres
centres industriels, eu égard à la politique commerciale de la Grande-
Bretagne qui paralysait sérieusement le commerce colonial et qui était la
raison première de la fondation d’un petit parti politique qui a réellement
prôné, pendant une brève période, l’annexion aux États-Unis comme
étant préférable à l’état de la situation qui prévalait. Il en a résulté le
transfert du siège du gouvernement de Montréal et l’instauration d’un
système de gouvernement nomade en vertu duquel la législature se
réunissait tour à tour à Toronto et à Québec à tous les cinq ans jusqu’à
ce que la ville d’Ottawa soit choisie par la reine comme capitale politique
permanente. Lord Elgin a réfléchi attentivement à sa situation et a offert
sa démission au gouvernement impérial qui a toutefois refusé de l’enté-
riner et la poursuite de ses fonctions à titre de gouverneur constitutionnel
en ces circonstances éprouvantes a été approuvée par le Parlement.
Cours d’histoire du Canada
Tome I – 1760-17911
Thomas Chapais
Professeur d’histoire à l’Université Laval

Première leçon

Le 8 septembre 1760, à huit heures du matin, le marquis de


Vaudreuil, dernier gouverneur de la Nouvelle-France, signait à Montréal
la capitulation qui mettait fin à la domination française en notre pays.
La prolongation de la lutte héroïque qui se poursuivait depuis cinq ans,
dans des conditions désespérantes, était devenue impossible. Le généra-
lissime anglais, sir Jeffery Amherst, entourait la ville, défendue par de
croulantes murailles de bois, avec vingt mille hommes, auxquels on ne
pouvait lui opposer que deux mille quatre cent soldats à peine2.
Vivres, terres, lieux, côtes et leurs habitants, ainsi que le roi très chrétien
cède et transporte le tout au dit roi et à la Couronne de la Grande-Bretagne,
et cela de la manière et de la forme la plus ample, sans restriction, et sans
qu’il soit libre de revenir sous aucun prétexte contre cette cession et garantie,
ni de troubler la Grande-Bretagne dans les possessions sus-mentionnées.
De son côté, Sa Majesté britannique convient d’accorder aux habitants du
Canada la liberté de la religion catholique. En conséquence elle donnera
les ordres les plus précis et les plus effectifs pour que ses nouveaux sujets
catholiques romains puissent professer le culte de leur religion selon le rite
de l’Église romaine, en tant que le permettent les lois de la Grande-Bretagne.

1. Thomas Chapais. Cours d’histoire du Canada de 1760 à 1867. Tome I – 1760-1791. Québec:
J.-P. Garneau, libraire-éditeur, 1919,
2. Journal des campagnes du chevalier de Lévis, p. 303.

45
46 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Sa Majesté britannique convient en outre que les habitants français ou


autres, qui auraient été sujets du roi très chrétien en Canada, pourront se
retirer en toute sûreté et liberté où bon leur semblera, et pourront vendre
leurs biens, pourvu que ce soit à des sujets de Sa Majesté britannique, et
transporter leurs effets, ainsi que leurs personnes, sans être gênés dans leur
émigration, sous quelque prétexte que ce puisse être, hors celui de dettes
ou de procès criminels. Le terme limité pour cette émigration sera fixé à
l’espace de dix-huit mois, à compter du jour de l’échange des ratifications
du présent traité.
C’est sous l’autorité de ce seul article du traité de Paris que le Canada,
de colonie française, est devenu colonie britannique. Et ce sont là les
seules stipulations que renferme à notre sujet ce célèbre instrument
diplomatique. Nous reviendrons plus tard sur ce texte important.
[...]
Le 7 octobre 1763, le roi émit une proclamation appelée à soulever
bien des discussions et à provoquer bien des dissertations légales. Il y
délimitait la province en restreignant ses frontières d’une façon très
malencontreuse. Il semblait annoncer l’introduction des lois anglaises au
Canada.
Nous avons donné, y lisait-on, aux gouverneurs de nos colonies, sous notre
grand sceau, le pouvoir de créer et d’établir, de l’avis de nos conseils, des
tribunaux civils et des cours de justice publique dans nos dites colonies
pour entendre et juger toutes les causes aussi bien criminelles que civiles,
suivant les lois et l’équité, conformément autant que possible aux lois
anglaises3.
Le 21 novembre 1763, le général James Murray était nommé capi-
taine général et gouverneur en chef de la province de Québec ; et sa
commission était signée par le roi4. Il y était dit qu’il devait faire prêter
le serment du test aux membres de son conseil et à tous les officiers de
justice. Je sais, Messieurs, que vous n’en ignorez pas la nature. Mais
comme nous traitons un sujet où il importe d’être précis, voyons quelle
était la portée exacte de cette trop fameuse déclaration. Le statut 25
Charles II (ch. II, art. 9) exigeait de tous les fonctionnaires civils et mili-
taires la prestation d’un serment dont voici la formule : « Je crois que dans
le sacrement de la Cène il n’y a aucune transsubstantiation des éléments
du pain et du vin, au moment de la consécration, ou après, par qui que

3. Documents constitutionnels, p. 97.


4. Ibid., p. 102.
Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 47

ce soit. » Évidemment les catholiques ne pouvaient, sans commettre une


apostasie, souscrire à une telle déclaration. Et ils se trouvaient du coup
exclus de toutes les fonctions publiques. [...]
Résumons la situation canadienne, après les actes royaux de 1763.
Nous avions un gouvernement civil dont le chef était le gouverneur
général, en qui se trouvaient concentrés tous les pouvoirs exécutifs et
administratifs. Pour l’assister, on avait créé un conseil composé de douze
membres, qui, de concert avec lui, pouvaient édicter des règlements
concernant la paix, le bon ordre, et le bon gouvernement du pays. Mais
ce corps ne pouvait adopter aucune mesure portant atteinte à la vie, à la
sûreté, ou à la liberté du sujet, ou ayant pour objet d’imposer des droits
et des taxes. La proclamation du 7 octobre5 ouvrait la porte à l’introduc-
tion du droit anglais. La commission du gouverneur6, datée du 21
novembre, lui donnait le pouvoir d’établir des tribunaux pour adminis-
trer la justice. Elle lui enjoignait de faire prêter aux membres du conseil
et aux officiers judiciaires le serment du test. Enfin les instructions du roi
au gouverneur, en date du 7 décembre7, contenaient cette phrase redou-
table : « Vous ne devrez admettre aucune juridiction ecclésiastique
émanant du siège de Rome, ni aucune juridiction ecclésiastique étrangère
dans la province confiée à votre gouvernement. »
En somme, ce gouvernement civil était de nature à faire regretter
vivement le règne militaire. Il mettait en question nos lois françaises ; il
nous fermait l’accès aux fonctions administratives et judiciaires ; et,
quoique les instructions au gouverneur ne fussent pas publiques, on allait
bientôt constater qu’une condition essentielle du libre exercice de la
religion catholique romaine était menacée. Telle était la situation qui
nous était faite lorsque le général Murray publia sa commission de
« gouverneur en chef sur toute l’étendue de la province de Québec », le
10 août 1764, et que le nouveau régime fut inauguré.
Le 13 août 1764, Murray nomma les membres de son conseil8, qui
se trouva composé uniquement de protestants. On y relevait un seul nom

5. Documents constitutionnels, p. 95.


6. Ibid., p. 102.
7. Ibid., p. 109.
8. En voici la composition : le juge en chef, William Gregory, Paulus-Emilius Irving, Hector-
Théophilus Cramahé, Samuel Holland, Adam Mabane, Thomas Dunn, Walter Murray, et
François Mounier. Ce dernier devait être un huguenot d’origine française. Le 10 et le 31
octobre, furent admis au conseil James Goldfrap et Benjamin Price. (Documents constitution-
nels, p. 168.)
48 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

canadien, porté sans doute par quelque descendant de huguenot. Dès le


mois de septembre le gouverneur réunissait ce corps nouveau et lui faisait
adopter des ordonnances. La principale était celle qui avait pour objet
d’établir une cour du banc du roi, une cour des plaidoyers communs,
d’instituer des juges de paix et des baillis. Nous sortions décidément du
provisoire et notre gouvernement prenait une forme plus ordonnée.
À ce moment, nos pères durent se convaincre que la domination
anglaise allait durer. Ils avaient entendu proclamer au son de la trompette
et du tambour le traité « définitif » de paix et d’amitié entre Sa Majesté
britannique et le roi très chrétien. Ils savaient que la France avait été
vaincue, que sa puissance maritime n’était plus qu’un souvenir, que ses
finances étaient dans un désastreux état, et qu’il était illusoire de compter
sur une revanche. Ils étaient et ils allaient rester sujets anglais. Sans doute
ils pourraient jouir des douceurs de la paix. Mais en même temps, ils se
trouvaient frappés d’ostracisme dans leur propre pays, et se voyaient
traités en suspects sur ce sol conquis par leurs aïeux à la civilisation et à
l’Évangile. On leur annonçait l’application d’un système de lois qu’ils ne
connaissaient pas, et qui pouvait mettre en péril leurs propriétés et leurs
droits civils. On les frappait d’une capitis diminutio outrageante et injuste.
Et l’on faisait pressentir enfin la détermination de frapper leur religion
d’un coup mortel en opposant un veto catégorique à la succession épis-
copale. N’y avait-il pas là de quoi ébranler les âmes les plus fermes, et de
quoi fléchir les plus fiers courages ? Comment échapper au sort funeste
qui semblait réservé à notre race ? Toute issue n’était-elle pas fermée ?
[...]
Cette œuvre, sous quel aspect dut-elle leur apparaître d’abord, au
début de ce régime que l’on a appelé et que nous appellerons « le gouver-
nement civil » ? Ils se trouvaient en présence d’une double tâche, qui
pourrait se définir en deux mots : adaptation et résistance. Après la signa-
ture et la publication du traité par lequel la cession ratifiait la Conquête,
et après la promulgation de la proclamation royale du 7 octobre et de la
commission du 21 novembre 1763, deux constatations durent nécessai-
rement s’imposer aux Canadiens. Une chose était frappée de mort : la
domination française ; une chose était menacée de mort : la nationalité
française. La domination française avait vécu. Dans les conditions où se
trouvait l’Europe à l’issue de la guerre de Sept ans, rien ne pouvait faire
concevoir la possibilité de sa résurrection. Nos destinées avaient fait un
pas irrévocable. La Providence, qui gouverne les événements suivant de
mystérieux desseins, avait décrété ce changement de souveraineté contre
Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 49

lequel nous ne pouvions nous insurger. Force nous était de nous incliner
devant le fait accompli, et d’essayer de nous adapter au régime nouveau.
Cette adaptation constituait-elle vraiment pour nous une obligation très
difficile ? Non, Messieurs, nous devons le reconnaître si nous sentons les
réalités de la situation.
En quoi consistait le gouvernement de la colonie sous le régime
français ? Nous avions un gouverneur, chef civil et militaire, qui possédait
les pouvoirs les plus amples et les plus étendus. Nous avions un intendant
de qui relevaient spécialement les affaires de police, de finances et de
justice. Nous avions un conseil supérieur auquel ressortissaient les appels
des tribunaux inférieurs, et qui pouvait aussi porter certains règlements
et ordonnances. Telles étaient les grandes lignes de notre régime politique
sous la domination française. Eh bien, en pratique, le changement d’al-
légeance changea bien peu de chose à la forme du gouvernement. Entre
les deux organismes politiques, l’organisme français et l’organisme anglais,
il y avait peu de différence réelle, peu de divergences fondamentales.
Aujourd’hui comme hier nous serions régis par un pouvoir absolu. Le
gouverneur anglais, comme le gouverneur français, tiendrait sous sa main
tous les rouages administratifs, et monopoliserait toute l’autorité. La seule
différence, c’était qu’il serait pratiquement à la fois gouverneur et inten-
dant, comme d’ailleurs cela était arrivé sous la domination française,
pendant les premières années du gouvernement de Frontenac. Chef absolu
de l’administration coloniale, et détenteur unique du pouvoir dans la
colonie, le gouverneur anglais, comme le gouverneur français, n’aurait
de compte à rendre qu’à la métropole, aux ministres du roi, et au roi
lui-même. Nos ancêtres n’avaient pas connu d’autre mode de gouverne-
ment. Ne l’oublions pas, notre ancien régime colonial n’était pas un
régime de liberté. Et dans notre ancienne mère-patrie elle-même, un
quart de siècle allait s’écouler encore avant que le pouvoir absolu subît
ses premiers assauts.
[...]
Dès le premier moment ils proclamèrent leur loyalisme sincère. Au
lendemain de la promulgation du traité de paix qui cédait la colonie à
l’Angleterre, les Canadiens de Québec adressaient au général Murray une
adresse où nous lisons ces lignes :
La voilà donc descendue du ciel cette paix si désirée, qui non seulement
procure l’union et la tranquillité à toute l’Europe, mais encore aux autres
parties du monde. Par la publication qui nous en a été faite, nous sommes
agrégés sans retour au corps des sujets de la couronne d’Angleterre. Tels
50 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

sont les décrets de l’Être Suprême. C’est à nous de nous y conformer, et


d’être aussi fidèles sujets de notre nouveau monarque que nous l’avons été,
ou dû l’être, du Roi de France. Hé ! comment ne le serions-nous pas, après
avoir éprouvé, en qualité de sujets vaincus, de la manière la plus marquée,
la douceur, la justice et la modération de son gouvernement, après la bonté
paternelle qu’il a eue pour nous, de nous ménager le paiement de nos billets
et lettres de change seule ressource qui nous restait après le malheur que
nous avons essuyé par les fléaux inséparables de la guerre, enfin en nous
ayant traités comme ses anciens sujets ? Que n’avons-nous pas lieu d’espérer
actuellement ? Agréez donc, Monsieur, dans ce jour qui est l’époque de la
naissance de notre roi, les vœux sincères que nous faisons au ciel pour la
conservation de sa personne et de toute la famille royale. Ajoutez à toutes
les bontés que vous avez toujours eues pour nous depuis que vous êtes notre
gouverneur, celle de les faire parvenir jusqu’au trône de Sa Majesté.
Assurez-la de notre fidélité par la soumission que nous avons eue ci-devant.
Vous avez été notre consolation dans les temps les plus critiques et les plus
fâcheux : nous espérons vous avoir pour notre père et notre gouverneur9.
Cette adresse était signée par les principaux citoyens de Québec.
Parmi les signataires nous relevons les noms de Taché, Amiot, Charest,
Boisseau, Panet, Morin, Parent, Lemieux, Frémont, Boyer, Launière, Le
maître, Lajus, Dumas, Riverin, etc.
Pour nos aïeux l’adaptation à la souveraineté nouvelle ne fut pas la
véritable épreuve ni la difficulté capitale. Le problème ardu, douloureux,
angoissant, ce fut, en se pliant au régime que nous imposaient les événe-
ments, de résister à la transformation qui pouvait en être le corollaire.
Ce fut, en devenant de loyaux sujets britanniques, de rester foncièrement,
essentiellement, indéfectiblement canadiens-français. Ce fut, en souscri-
vant une allégeance sincère à un pouvoir non catholique, de conserver
dans toute son intégrité la foi ancestrale, et de garder inviolable, en dépit
des embûches et des occasions de défaillance, la fidélité à l’Église à qui
nous devions les meilleurs éléments de notre vie morale et sociale. Être
sujets de la Couronne anglaise, accepter courageusement et loyalement
les devoirs et les obligations inhérents à cette qualité nouvelle, et, en
même temps, conserver, défendre tout ce qui constituait notre entité,
notre individualité, notre physionomie ethniques, ne pas abdiquer notre
personnalité nationale et ne pas laisser entamer notre foi, notre attache-
ment au culte traditionnel, tel fut le problème qui se posa devant nos
pères en 1764. À la lumière des actes officiels, que nous avons signalés il
y a un instant, ils discernèrent le péril qui les menaçait. Et ils se redres-

9. Archives du Canada : Papiers d’État, série Q, t. 1, p. 100.


Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 51

sèrent devant son imminence redoutable. Sujets anglais ! eh bien, oui, ils
le seraient, et ils accepteraient douloureusement, mais délibérément et
sans réserve le décret providentiel. Mais cesser d’être français et catholi-
ques ! Jamais ! Ils ne renieraient pas leur double origine. Et puisqu’une
lutte nouvelle s’imposait pour la défendre, ils accepteraient la lutte.
Cette lutte, elle se présentait à eux sur deux terrains. Le premier coup
porté à la nationalité des Canadiens, en 1764, était l’abrogation virtuelle
des lois françaises. Le premier coup porté à la sécurité religieuse des
Canadiens, en 1764, était l’interruption de la succession épiscopale.
Immédiatement les chefs et les esprits dirigeants de notre race firent
converger nos efforts vers la défense de ces deux points menacés. Et c’est
ainsi que nos deux premières batailles sous la domination anglaise eurent
pour objectif la survivance de notre vieux droit français, sauvegarde de
la propriété, de la famille, de tout l’état social, et la perpétuité de notre
hiérarchie catholique, génératrice du sacerdoce, et gardienne du lien qui
unit les églises particulières à la grande Église universelle.
Ceci vous démontre, Messieurs, combien nous avions raison de vous
faire observer que la question du régime politique eut bien peu de part
dans les préoccupations de nos pères, au lendemain de la Conquête. Cette
question se posera plus tard. Plus tard, quand notre existence nationale
ne sera plus directement en cause, nous aurons à aborder des problèmes
d’un autre ordre. Quand nous aurons fait l’essentiel pour sauver la natio-
nalité, nous commencerons une campagne pour conquérir la liberté. [...]
Cette concentration exclusive de toutes les énergies sur les problèmes
de l’heure présente s’imposait spécialement à nos pères en 1764. Il y allait
de leur nationalité et de leur Église. Et comme la question religieuse,
intimement liée à la question nationale, exigeait la solution la plus
prompte, parce que l’Église canadienne se trouvait à ce moment sans
épiscopat, ce fut donc de ce côté que se porta notre premier effort.
[...]

Cinquième leçon

Le 13 décembre 1773, lord Dartmouth, secrétaire d’État pour les


colonies, écrivait au lieutenant gouverneur Cramahé : « Je suis heureux
de vous apprendre que les serviteurs de Sa Majesté s’occupent activement
à l’heure présente des affaires du Canada, comme des mesures nécessaires
à l’égard du gouvernement civil de cette colonie, et il est probable que
52 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

le tout sera réglé bientôt10. » Cette fois la nouvelle n’était pas trop préma-
turée. Les ministres et les officiers en loi de la Couronne travaillaient à
la préparation d’un projet de loi relatif aux affaires canadiennes. [...]
Le Parlement britannique était à ce moment le corps politique le
plus considérable et le plus important qu’il y eût au monde. Quels que
fussent les vices constitutionnels de sa composition, les inégalités
choquantes de sa représentation, les faiblesses et les fautes de beaucoup
de ses membres, dans l’ensemble il commandait l’admiration par la
puissance intellectuelle, la science politique, la magnificence oratoire qui
signalaient ses délibérations. Les deux chambres comprenaient tout ce
que la nation anglaise avait de plus illustre. La chambre des lords se
glorifiait de posséder lord Chatham qui, en cessant d’être un grand
ministre, n’avait pas cessé d’être un grand et pathétique orateur. À côté
de lui se faisaient remarquer par leurs connaissances ou leur éloquence,
lord Mansfield, le célèbre jurisconsulte, lord Camden, son émule et
souvent son contradicteur, le duc de Richmond, aussi distingué par ses
talents que par sa naissance, lord Hillsborough, à qui sa longue carrière
officielle donnait une autorité particulière, lord Shelburne, argumentateur
effectif, doué d’une compétence reconnue dans les questions de politique
étrangère et commerciale, et beaucoup d’autres. La chambre des
communes contenait elle aussi une pléïade de talents. Le premier ministre,
lord North, qui détenait le pouvoir depuis plusieurs années, était sans
contredit, abstraction faite des erreurs de sa politique et des malheureux
résultats de son système, un parlementaire de haute valeur. Son tact, sa
souplesse, sa facilité de repartie, sa connaissance des affaires, spécialement
des finances, faisaient de lui un debater redoutable. Il était entouré de
collègues éminents, au premier rang desquels figuraient deux hommes
que nous avons déjà rencontrés plusieurs fois au cours de ces leçons,
MM. Wedderburn et Thurlow, l’un clair, persuasif, joignant le charme
de l’imagination à la vigueur de la logique, l’autre mettant au service
d’une pensée pleine d’élévation une parole nerveuse et entraînante. [...]
Sir George Savile jouissait d’une légitime considération, due à son
savoir et à la fermeté de ses principes. Mais les deux sommités du parti
antiministériel étaient sans conteste Edmund Burke et Charles Fox. Il
suffit de prononcer ces deux noms pour évoquer le glorieux souvenir de
toute une époque classique d’éloquence parlementaire. Fox, encore jeune,
n’ayant que vingt-cinq ans en 1774, avait déjà été ministre, et venait à

10. Documents constitutionnels, p. 319.


Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 53

peine de se séparer du cabinet de lord North. Il allait devenir l’un des


maîtres de la tribune anglaise. Sa parole lumineuse et forte, chaleureuse
et captivante, étonnait et subjuguait même ceux dont elle ne commandait
pas l’adhésion. La dissipation de sa vie, chose rare, ne semblait nuire en
rien à l’éclat de ses facultés et à la puissance de son action. Bien différent
sous beaucoup de rapports, Edmund Burke n’a pas laissé un nom moins
illustre. Esprit à la fois spéculatif et imaginatif, passionné pour l’étude et
la discussion des idées, il alliait l’éloquence écrite à l’éloquence parlée.
Ses opinions pouvaient être parfois discutables, mais ses arguments
paraissaient toujours justes. Burke fut l’un des parlementaires les plus
éloquents et le plus grand écrivain politique de son siècle.
Parlant de cette brillante époque, Gibbon, le célèbre historien, a écrit
cette page dans ses Mémoires :
J’ai assisté aux débats d’une assemblée libre. J’ai entendu l’éloquence et la
raison attaquer et défendre. J’ai vu de près les caractères, les projets et les
passions des hommes les plus remarquables de nos jours. La cause du
gouvernement était habilement défendue par lord North, homme d’une
intégrité irréprochable, maître consommé du débat, qui pouvait manier
avec une égale dextérité les armes de la raison et du ridicule. Il était assis
au banc de la Trésorerie, entre son procureur général et son solliciteur
général, les deux colonnes de la loi et de l’État, magis pares quam similes.
Le ministre pouvait se permettre un instant de repos, appuyé sur la raison
majestueuse de Thurlow et sur l’adroite éloquence de Wedderburn. De
l’autre côté de la chambre, une opposition énergique et puissante était
soutenue par les sorties impétueuses de Barré, par la sagacité judicieuse de
Dunning, par l’imagination abondante et philosophique de Burke, et par
la dialectique véhémente de Fox, qui montra, en menant son parti, qu’il
était capable de mener un empire. C’est par de tels hommes qu’étaient
attaqués et défendus tout principe de justice ou de politique, toute opéra-
tion de paix et de guerre, toute question de pouvoir et de liberté11.
[...]
Le bill présenté par lord Dartmouth, ce premier né des actes de
législation impériale relatifs à la constitution de notre pays, est généra-
lement connu dans notre histoire sous le nom d’« Acte de Québec ».
Quelle en était la nature, et quelle en était la portée ? Nous avons vu
dans notre dernière leçon que la période de 1764 à 1774 avait été carac-
térisée par une déplorable incertitude relativement à quelques-uns des

11. Mémoires de Gibbon, publiés par Lord Sheffield, p. 146.


54 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

plus sérieux problèmes qui puissent affecter un peuple : incertitude sur


l’étendue et les conditions de notre liberté religieuse ; incertitude sur le
maintien et la conservation de nos lois françaises ; incertitude sur nos
droits civiques et sur la forme qui serait donnée au gouvernement de ce
pays. L’Acte de Québec avait pour objet de faire cesser cette incertitude
et de mieux définir les situations. Et pour cela il s’occupait de trois ques-
tions : la question religieuse, la question nationale, et la question politique.
[...]
Ainsi donc l’Acte de Québec ne contenait aucune disposition directe
relative à l’épiscopat catholique. Le fait épiscopal existait ; il devait
produire avec le temps tous ses résultats naturels, et recevoir plus tard sa
légitime consécration légale. Mais pour le moment il demeurait à l’état
de fait, sans autre garantie que celle dont on pouvait se prévaloir en
interprétant largement la promesse de liberté religieuse contenue dans
le traité.
Cette liberté religieuse, elle était proclamée de nouveau dans le projet
de loi soumis au Parlement britannique. L’article 5 que nous avons lu, il
y a un instant, disait : « Les sujets de Sa Majesté, professant la religion de
l’Église de Rome, peuvent jouir du libre exercice de la religion de l’Église
de Rome sous la suprématie du roi. » [...]
[...] C’est de ce serment calomnieux, de cette formule mensongère
et oppressive que l’Acte de Québec délivre les catholiques canadiens.
Désormais ils pourront remplir des fonctions publiques, ils pourront être
juges, ils pourront être conseillers, ils pourront être législateurs, ils pour-
ront participer au gouvernement de leur pays, sans être acculés à une
apostasie pratique. Leur horizon s’élargit et leur avenir s’éclaire. Ces vingt
lignes d’un statut impérial contiennent le germe fécond d’où naîtra un
jour notre liberté politique. Elles renferment en puissance toute la lignée
glorieuse de nos parlementaires et de nos lutteurs constitutionnels. Et
sous leur égide libératrice nous voyons déjà s’avancer, nous saluons de
loin avec une émotion patriotique Panet et Taschereau, Bédard et
Lotbinière, Bourdages et Papineau.
Vous voyez, Messieurs, que cette substitution d’un simple serment
d’allégeance au serment de suprématie était précieuse à plus d’un point
de vue, et qu’elle rendait possible notre future activité politique, en même
temps qu’elle complétait notre liberté religieuse.
Mais ce n’est pas là tout ce que le bill faisait pour nous au point de
vue religieux. Il reconnaissait une institution importante pour le maintien
Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 55

de notre Église. Il donnait à la dîme la sanction de la légalité britannique.


[...]
[...]
Mais il y avait aussi la question nationale. Nous avons, au cours de
leçons antérieures, analysé la controverse concernant le système de lois
qui devait prévaloir dans la province. Nos lois françaises, intimement
liées au maintien de nos coutumes, de nos mœurs, de nos traditions,
allaient-elles sortir victorieuses du conflit ? L’Acte de Québec nous appor-
tait une réponse éminemment favorable. Il suffit de lire les articles 4 et
8 du projet de loi pour s’en convaincre.
Le premier de ces deux articles avait pour but de révoquer et d’annuler
la fameuse proclamation du 7 octobre 1763, ainsi que les commissions
du gouverneur et des juges, et des ordonnances relatives au gouvernement
civil et à l’administration de la justice, adoptées depuis 1764. Les consi-
dérants de cet article 4 en accentuaient la portée. Il y était dit :
Les dispositions énoncées dans la dite proclamation au sujet du gouverne-
ment civil de la province de Québec, et les pouvoirs et autorités déférés au
gouverneur et autres officiers civils de la province [...] ont été par expérience
trouvés incompatibles avec l’état et les circonstances où se trouvait la dite
province, dont les habitants à l’époque de la Conquête, formaient une
population de soixante-cinq mille personnes, professant la religion de l’Église
de Rome et jouissant d’une forme de constitution stable, et d’un système
de lois par lesquelles leurs personnes et leurs propriétés avaient été protégées,
gouvernées et régies pendant de longues années depuis le premier établis-
sement de la province du Canada12.
Ce langage était significatif. La proclamation qui était censée avoir
aboli les lois françaises était déclarée incompatible avec la situation du
Canada, qui n’était pas un pays inhabité, mais une province où vivait
une population nombreuse professant la religion catholique, et possédant
une constitution et des lois adaptées à son tempérament et à ses mœurs.
Comme conséquence de cette constatation, le bill révoquait la procla-
mation et annulait tout ce qui s’en était suivi.
Puis, après avoir ainsi déblayé le terrain, il procédait à la reconstruc-
tion, et rétablissait, dans une large mesure, l’ordre de chose antérieur à
la proclamation. Tel était l’objet de l’article 8 qui se lisait comme suit :

12. Documents constitutionnels, p. 380.


56 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Qu’il soit de plus décrété, en vertu de l’autorité susdite, que tous les sujets
canadiens de Sa Majesté dans la province de Québec, à l’exception seulement
des ordres religieux et des communautés, pourront conserver la possession
et jouir de leurs propriétés et de leurs biens avec les coutumes et usages qui
s’y rattachent et de tous leurs autres droits civils, au même degré et de la
même manière que si la dite proclamation et les commissions, ordonnances
et autres actes et instruments n’avaient pas été faits, et que le permettront
leur allégeance et leur soumission à la couronne et au parlement de la
Grande-Bretagne ; qu’à l’égard de toute contestation relative à la propriété
et aux droits civils, l’on aura recours aux lois du Canada comme règle pour
décider à leur sujet ; et que toutes les causes concernant la propriété et les
droits susdits, qui seront portées par la suite devant quelqu’une des cours
de justice qui doivent être établies dans et pour la dite province y seront
jugées conformément aux dites lois et coutumes du Canada, jusqu’à ce que
celles-ci soient changées ou modifiées par quelques ordonnances qui seront
rendues de temps à autre dans la dite province, par le gouverneur, le lieu-
tenant gouverneur ou le commandant en chef en exercice, de l’avis et du
consentement du conseil législatif qui y sera établi de la manière ci-après
mentionnée par les présentes13.
[...]
Cet article, on devait s’y attendre, provoqua de vives réclamations
dans la chambre des communes. Les adversaires du gouvernement ne
manquèrent pas de crier qu’il renonçait à faire du Canada un pays anglais,
et qu’il y enracinait au contraire une nationalité française. Un député de
l’opposition, sir John Cavendish, prononça ces paroles : « Je croirais
essentiel de ne pas rendre aux Canadiens leurs lois, elles maintiendront
leur perpétuel recours à ces lois et coutumes qui continuera à faire d’eux
un peuple distinct14. » Burke, dont le grand esprit n’était pas inaccessible
au préjugé, et qui avait le culte du procès par jury, supprimé en matière
civile par le projet de loi, Burke fit une sortie véhémente contre l’article
8 : « Les deux-tiers de tous les intérêts commerciaux du Canada vont être
livrés à la loi française et à la judicature française, s’écria-t-il. [...] »
Il est difficile de concevoir comment de tels appels, dans une chambre
anglaise, ne provoquèrent pas une explosion de passion nationale fatale
au bill. Il n’en fut rien, heureusement. Le bloc ministériel resta inébran-
lable. Lord North était un leader d’une merveilleuse habileté, et il était
admirablement secondé par Wedderburn et Thurlow. Celui-ci prononça

13. Documents constitutionnels, p. 381.


14. Cavendish, p. 44.
Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 57

dans le débat général un de ses plus beaux discours. Il s’éleva à une grande
hauteur d’éloquence, et stigmatisa sans merci les théories oppressives au
nom desquelles on réclamait l’abolition de nos lois et coutumes. Parlant
de la proclamation du 7 octobre 1763, il osa dire :
Si elle devait être considérée comme créant une constitution anglaise ; si
elle devait être considérée comme important les lois anglaises dans un pays
déjà établi et gouverné par d’autres lois, je déclarerais qu’elle fut un des
actes de la plus excessive, de la plus absurde et de la plus cruelle tyrannie
qu’une nation conquérante ait jamais commis envers une nation conquise
[...] Voici ma théorie. Il y a changement de souveraineté. Afin de rendre
votre acquisition plus sûre, vous ne devez changer que les lois concernant
la souveraineté française, et leur substituer les lois établissant la souveraineté
nouvelle. Mais quant à toutes les autres lois, à toutes les autres coutumes
et institutions quelconques, qui ne concernent pas les relations de sujet à
souverain, l’humanité, la justice et la sagesse vous conseillent à l’envi de les
respecter intégralement15.
[...]
Restait la question politique, c’est-à-dire la question de savoir quelle
serait à l’avenir la forme de notre gouvernement. Aurions-nous une
législature complète avec une assemblée élue ? Nous ne l’avions pas
demandée, d’abord parce que nous craignions que les menées de nos
adversaires nous en interdissent l’accès ; et ensuite, il faut le reconnaître,
parce que notre mentalité, formée par la longue habitude d’un système
différent sous le régime français, ne nous en inspirait vraiment pas le
désir. Les témoignages rendus devant la chambre des communes étaient
unanimes à le constater.
[...]
La solution adoptée fut la suivante. Les articles 12, 13, 14, 15, et
16, du bill, décrétaient l’institution d’un conseil législatif composé au
maximum de vingt-trois et au minimum de dix-sept membres, nommés
par le roi. Ce conseil était investi du pouvoir de rendre des ordonnances
pour la paix, le bien-être, et le bon gouvernement de la province, avec le
consentement du gouverneur. Mais il ne pouvait imposer de taxes, sauf
pour fins purement municipales. Les ordonnances devaient être transmises
au roi dans les six mois qui suivraient leur adoption, et elles étaient sujettes
au désaveu. Nulle ordonnance concernant la religion, ou imposant une
pénalité plus sévère qu’une amende ou un emprisonnement de trois jours,

15. Cavendish, p. 29.


58 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

ne pouvait entrer en vigueur avant d’avoir reçu la sanction de Sa Majesté.


La juridiction législative du conseil ne pouvait s’exercer à une séance où
ne serait pas présente une majorité de tous les membres, ni en d’autre
temps qu’entre le premier janvier et le premier mai, à moins d’urgence ;
et dans ce dernier cas, il fallait que tout membre du conseil résidant à
Québec ou dans un rayon de cinquante milles eût reçu personnellement
une convocation du représentant de la Couronne. Tel était le gouverne-
ment octroyé à la province de Québec. Pour nous, à ce moment, ce qui
paraissait essentiel, c’était le fait que nous pouvions y participer. Les
portes du nouveau conseil nous étaient ouvertes. Plus d’incapacités
confessionnelles, plus d’exclusion odieuse ! « Ce conseil, disait le bill, se
composera de personnes résidant dans la province qu’il plaira à Sa Majesté
de nommer. » Nous étions relevés de la capitis diminutio que nous avions
subie depuis 1764. Et c’était une victoire. Les membres du comité anglais
de Québec, qui avaient demandé autre chose, pouvaient bien être déçus ;
nous ne l’étions pas. Ils protestèrent. Et dans la chambre des communes
il y eut de violentes critiques contre ces dispositions. Fox déclara qu’elles
établissaient un pouvoir arbitraire16. Burke les dénonça comme instituant
le despotisme et l’esclavage17. Mais ces philippiques vinrent se briser
contre le roc ministériel, et l’article instituant le conseil fut voté par
quatre-vingt-trois voix contre quarante-trois.
Dans l’étude que nous venons de faire avec vous des principaux
articles de ce bill, nous avons laissé de côté celui qui concernait l’exten-
sion des limites de la province et qui donna lieu à des divergences de vues
très accentuées. Quoique important au point de vue de l’avenir, il n’af-
fectait guère les problèmes plus graves du présent. Qu’il nous suffise de
dire qu’il reculait considérablement les frontières assignées à la colonie
canadienne par la proclamation royale de 1763 ; qu’il rendait à la province
de Québec le Labrador, l’île d’Anticosti, les îles de la Madeleine ; qu’il
étendait à l’ouest son territoire jusqu’au Mississipi, et au nord jusqu’au
domaine de la Compagnie de la Baie-d’Hudson. La Pennsylvanie et la
Virginie étaient très hostiles à l’extension vers l’ouest, et il y eut aux
communes une longue discussion à ce sujet.
[...]
Cette parole royale était le couronnement de la mémorable lutte
constitutionnelle dont le Parlement d’Angleterre venait d’être le théâtre,

16. Cavendish, p. 246.


17. Ibid., p. 89.
Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 59

et qui se terminait par une victoire pour notre cause. Sans doute tout
n’était pas parfait dans l’Acte de Québec. Il portait l’empreinte de la
situation complexe qui l’avait engendré et de l’heure difficile où il naissait.
Mais lorsque l’on songeait au formidable courant de haines religieuses,
de préjugés sociaux, d’antipathies nationales, de méfiances politiques,
qu’il avait fallu refouler pour lui frayer un passage, on ne pouvait s’em-
pêcher de le saluer, malgré ses défectuosités, comme une œuvre de sagesse
et de justice. Dans l’orientation nouvelle que les mystérieux décrets
providentiels avaient fait subir à nos destinées, il marquait une date et
enregistrait une ascension. Au régime de l’incertitude et du bon plaisir,
succédait le régime de l’ordre connu et de la loi. Nous sortions de l’à peu
près pour entrer dans le défini. Nous nous dégagions de la tolérance
précaire, pour prendre possession de la garantie légale. Depuis dix ans
nous luttions contre un élément peu nombreux, mais arrogant, qui
prétendait nous dominer par l’ostracisme, en vertu du droit de conquête.
Adjugeant entre ce groupe, de race anglaise et de foi protestante, et nous,
de race française et de foi catholique, le Parlement d’Angleterre, quels
que fussent ses motifs et son dessein, statuait en notre faveur et proclamait
nos droits. Pour la première fois depuis 1760 il légiférait au sujet de notre
gouvernement et de nos institutions. Et ce premier acte de législation
impériale décrétait à la fois, dans une large mesure, notre émancipation
religieuse et notre émancipation nationale. C’était un fait immense, qui
devait être fécond en conséquences heureuses. L’Acte de Québec valait
peut-être plus encore par ce qu’il impliquait que par ce qu’il édictait. Il
supprimait pour nous le serment de suprématie ; et cela nécessairement
voulait dire que le catholicisme avait ici droit de cité et pouvait marcher
de pair avec le protestantisme officiel. Il accordait aux curés le droit légal
au recouvrement de la dîme ; et cela, bon gré mal gré, signifiait que l’Église
catholique était reconnue au Canada par l’État britannique. Il rétablissait
sans conteste notre vieux droit civil français, parce qu’il était mieux adapté
à notre mentalité, à nos mœurs, à nos coutumes, et à nos traditions ; et
cela entraînait comme déduction inévitable la survivance admise de ces
traditions, de ces coutumes, de ces mœurs, et de cett mentalité, éléments
essentiels de notre nationalité française. Oui, tout cela était en puissance
dans l’Acte de Québec ! À partir du 22 juin 1774, nous avions une charte
britannique que nous pouvions invoquer, sur laquelle nous pouvions
nous appuyer, et qui pourrait servir de base à nos revendications futures.
[...]
Non, l’Acte de Québec fut dû principalement à la force intrinsèque
de nos réclamations, aux doctrines et aux principes de droit naturel et
60 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

de droit des gens professées par les grands jurisconsultes anglais, Yorke,
de Grey, Wedderburn, Thurlow, Mansfield, et à la haute situation occupée
par ces derniers dans les sphères politiques et parlementaires. Il fut dû
enfin à l’action persistante d’un homme qui, parmi les officiels britanni-
ques, pouvait plus que tout autre en revendiquer l’honneur. Cet homme,
c’était Carleton. Pendant huit ans il avait plaidé en faveur des lois fran-
çaises et de la suppression des incapacités confessionnelles. Il voyait ses
vues adoptées et ses conseils suivis. Notre victoire était sa victoire. Et
voilà pourquoi il ne devra jamais cesser de figurer au premier rang parmi
ceux dont la parole et les actes ont pesé dans notre plateau de la balance
où ont oscillé pendant longtemps les destinées de la nationalité franco-
canadienne.

Septième leçon

[...]
Pendant ce temps une autre question agitait aussi l’opinion cana-
dienne. C’était la question constitutionnelle. Au moment où l’Acte de
Québec avait été adopté, en 1774, de graves raisons militaient, dans
l’opinion du gouvernement impérial, contre l’établissement à Québec
d’une législature complète, avec une chambre élue par le peuple. Les
anciens sujets, c’est-à-dire les sujets d’origine britannique, avaient pour
la plupart énergiquement protesté contre le refus de nous donner une
assemblée. Ils avaient d’abord, dès l’automne de 1774, demandé le rappel
de l’Acte de Québec, qui venait à peine d’être adopté. Puis au mois d’avril
1778, ils avaient retourné à la charge et adressé au gouvernement une
pétition dans laquelle ils sollicitaient formellement « l’établissement d’un
gouvernement libre au moyen d’une assemblée de représentants du
peuple18 ». Les Canadiens français s’étaient d’abord tenus à l’écart de ce
mouvement. Nous en avons donné les raisons dans une conférence
antérieure. Jusqu’en 1774 nous avions lutté pour obtenir ce qui nous
importait par dessus tout, notre liberté religieuse, le maintien de nos lois
nationales, et l’abolition des incapacités civiles auxquelles nous étions
assujettis, en vertu du droit public anglais. Pour nous c’était là l’essentiel.
L’Acte de Québec, malgré ses imperfections, était venu nous rendre justice
sur ces sujets d’importance vitale. Et nos chefs l’avaient accepté avec
satisfaction et gratitude. Pendant assez longtemps les démarches tentées

18. Documents constitutionnels, p. 454.


Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 61

par l’élément anglais pour obtenir l’abrogation de cette législation leur


parurent plutôt inquiétantes et suspectes. Les premières pétitions des
Anglo-Canadiens réclamaient toujours le retour aux lois anglaises, et nos
pères ne pouvaient sympathiser avec un tel objet.
Cependant l’objection fondamentale qu’ils avaient eu naguère à
l’établissement d’une assemblée législative, n’existait plus. De 1764 à
1774, le serment du test se dressait comme une barrière infranchissable
devant les Canadiens, et leur interdisait d’avance l’accès aux fonctions
de représentants dans une assemblée législative. Celle-ci n’aurait été
composée que d’Anglais et de protestants, ce qui était inadmissible. Mais
depuis l’Acte de Québec cette appréhension n’avait plus sa raison d’être.
Les incapacités confessionnelles étaient abolies. Incontestablement, si
une chambre d’assemblée était instituée, les Canadiens catholiques y
seraient éligibles. Et de plus ils formeraient la masse de l’électorat, à moins
que la loi constitutionnelle adoptée à cette fin ne fût la négation de tout
principe de justice. Au bout de quelques années ces considérations
commencèrent à produire leur effet auprès d’un grand nombre de nos
compatriotes. Et sur la question constitutionnelle l’unanimité cessa de
régner dans nos rangs.
62 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Cours d’histoire du Canada


Tome II - 1791-181419

Première leçon

Ceux d’entre vous qui m’ont fait l’honneur de suivre, l’an dernier,
ce cours d’histoire du Canada se rappellent sans doute que nous nous
sommes arrêtés au seuil d’une constitution nouvelle. Vers 1789, le régime
politique institué par l’Acte de Québec semblait avoir fait son temps.
L’accroissement considérable de la population, l’entrée en scène d’un
élément très actif – les loyalistes américains –, le développement du
commerce, la création des districts du Saint-Laurent supérieur, la parti-
cipation inusitée d’un grand nombre de nouveaux sujets aux démarches
faites par la majorité des anciens, les instances de plusieurs grandes
maisons d’exportation coloniale, que leurs relations commerciales avec
le Canada intéressaient à nos affaires, la pression de plus en plus énergique
des membres de l’opposition dans la chambre des communes, tout cet
ensemble de circonstances et d’influences avait amené le gouvernement
britannique à admettre l’opportunité d’un changement constitutionnel.
Et nous avons vu qu’au mois d’octobre 1789 le ministre préposé aux
colonies avait informé lord Dorchester que le Parlement serait saisi, dès
les premiers jours de la prochaine session, d’une législation nouvelle pour
le bon gouvernement de la province de Québec.
[...]
Quelles étaient les grandes lignes de cette mesure destinée à nous
doter d’une constitution qui allait nous régir pendant un demi-siècle ?
Quand on étudie ses dispositions, on constate que trois points saillants
s’en dégageaient : 1o le maintien de toutes les garanties édictées par l’Acte
de Québec ; 2o l’institution du régime électoral et parlementaire ; 3o la
division du Canada en deux provinces.
La première des dispositions que nous venons de signaler était
évidemment de la plus haute importance. La constitution de 1791

19. Thomas Chapais, professeur d’histoire à l’Université Laval. Cours d’histoire du Canada. Tome
II – 1791-1814. Québec: Librairie Garneau ltée, 1921,
Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 63

représentait pour nous un progrès politique. Mais ce progrès eût été


chèrement acheté s’il nous eût coûté quelques-uns des droits que nous
avait reconnus l’Acte de Québec. Heureusement tel n’était pas le cas. Il
est essentiel de mettre ce fait bien en lumière. La loi impériale de 1791
n’abrogeait pas l’Acte de Québec ; elle se contentait de l’amender. Elle
en faisait disparaître seulement les articles relatifs à la législature créée en
1774. Le premier dispositif de l’Acte de 1791 disait :
Attendu que l’acte voté la quatorzième année du règne de Sa Majesté ne
convient pas, sous plusieurs rapports, aux conditions actuelles de la dite
province, toutes les dispositions du dit acte qui ont trait de quelque manière
que ce soit à la nomination d’un conseil chargé de l’expédition des affaires
de la dite province de Québec ou au pouvoir donné par le dit acte à ce
conseil, ou à la majorité de ses membres, de rendre des ordonnances pour
la paix, le bien et le bon gouvernement de cette province, sont par le présent
abrogés.
Voilà tout ce qui était supprimé. Seuls les articles relatifs au conseil
législatif disparaissaient. Mais le reste de l’Acte de Québec restait debout.
En outre l’article trente-troisième de l’acte de 1791 décrétait formellement
le maintien de toutes nos lois existantes : « Toutes les lois, statuts, ou
ordonnances en vigueur, le jour qui sera fixé pour l’application de cette
loi dans les dites provinces, resteront en vigueur et auront la même force
et le même effet que si cet acte n’avait pas été voté20. » Rien ne pouvait
être plus explicite. Vous voyez immédiatement la conséquence. L’Acte de
Québec étant non abrogé, sauf en ce qui concernait notre conseil législatif,
et toutes nos lois actuelles étant maintenues en vigueur, sujettes seulement
aux amendements ou à l’abrogation de la législature que l’on allait créer,
il s’en suivait que nos lois et coutumes, en d’autres termes que notre vieux
droit civil français recevait du pouvoir impérial une nouvelle ratification.
Il s’en suivait encore que la liberté religieuse, que l’égalité confessionnelle,
conservaient toutes les sauvegardes édictées par l’Acte de Québec. Et
c’était là un point capital. Ce que nous avions obtenu en 1774, nous le
gardions. Nous retenions toutes les positions acquises dans l’ordre national
et religieux.

20. Documents constitutionnels (1759-1791), p. 665, 672. Sans doute l’article que nous citons
ici ajoutait : « excepté en tant qu’elles sont expressément abrogées ou changées par cet acte ».
Mais tout ce qui était abrogé par l’acte de 1791, c’était la constitution et la juridiction de
notre ancien conseil législatif.
64 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Et, en même temps, dans l’ordre politique nous faisions un grand


pas. L’acte de 1791 nous octroyait le régime électoral et parlementaire.
L’article deuxième décrétait ce qui suit :
Il y aura respectivement dans chacune des provinces un conseil législatif et
une chambre d’assemblée ; dans chacune d’elles Sa Majesté, ses héritiers et
successeurs auront le pouvoir, pendant que cette loi sera en vigueur, et de
par l’avis et le consentement du conseil législatif et de la chambre d’assem-
blée, de faire des lois pour la paix, le bien et le bon gouvernement de ces
provinces, lois qui ne seront pas contraires au présent acte ; ces lois, après
leur adoption par le conseil législatif et l’assemblée, et leur sanction par Sa
Majesté ou en son nom par les gouverneurs ou lieutenants gouverneurs de
telle province, seront déclarées être, en vertu et sous l’empire de cet acte,
valides et obligatoires à tous égards dans la province où les dites lois auront
été ainsi votées21.
Le conseil législatif devait être composé pour le Haut-Canada de pas
moins de sept membres, et pour le Bas-Canada de pas moins de quinze
membres, nommés à vie, et sujets britanniques par la résidence, la natu-
ralisation, ou la cession du Canada à l’Angleterre. Une disposition assez
étrange autorisait la création d’une sorte de pairie coloniale. L’article
sixième de l’acte décrétait que Sa Majesté pouvait accorder un droit
héréditaire de promotion au conseil législatif, transmissible suivant la
ligne de succession, à tout sujet de la Couronne qui recevrait par lettres
patentes sous le grand sceau un titre honorifique, un rang ou une dignité
héréditaire. Cette disposition fort critiquée22, et maintenue cependant
par Pitt en dépit de toutes les objections, devait rester lettre morte. La
nomination du président de la chambre haute était réservée au gouver-
neur23
Quant à la chambre d’assemblée, l’article dix-septième déclarait que,
pour le Bas-Canada, elle se composerait de pas moins de cinquante
membres. Dans le bill originaire ce chiffre n’était que de trente. Pour le
Haut-Canada le nombre maximum était fixé à seize. Les débutés devaient
être âgés de vingt et un ans révolus et sujets britanniques par la naissance,
la naturalisation ou la cession du Canada à l’Angleterre. Le représentant
de la Couronne était autorisé à diviser les provinces en districts, comtés
ou circonscriptions, et en villes ou townships, et à spécifier le nombre de

21. Documents constitutionnels (1759-1791), p. 666.


22. Lord Dorchester la considérait comme inopportune (lettre à lord Grenville, 8 février 1790).
Fox l’attaqua vivement dans le débat.
23. Documents constitutionnels, p. 665.
Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 65

représentants qu’il convenait d’attribuer à chacun. Dans les comtés les


députés seraient élus à la majorité des votes, par les citoyens âgés de vingt
et un ans, sujets britanniques par la naissance, la naturalisation ou la
cession du Canada, et possédant des terres ou des tenements dans le
comté d’une valeur annuelle de quarante chelins ou plus. Dans les villes,
ils seraient élus à la majorité des votes, par les citoyens ayant les mêmes
« qualifications » personnelles, et y possédant une maison ou une propriété
d’un revenu annuel de cinq livres sterling ou plus, ou y ayant résidé
durant douze mois et payé un loyer annuel de dix livres sterling ou plus.
Le terme de chaque législature devait être de quatre ans. L’article trentième
de l’acte conférait au gouverneur l’autorité de sanctionner les bills au
nom de la Couronne, de leur refuser l’assentiment royal, ou de les réserver
pour la décision ultérieure de Sa Majesté. Tout bill sanctionné par le
gouverneur pouvait être désavoué par le roi dans un délai de deux ans24.
Tout cet ensemble de dispositions ouvrait pour nous une ère nouvelle.
Le premier Parlement canadien était créé. Le régime parlementaire
britannique, avec ses trois pouvoirs, Couronne, chambre haute et chambre
basse, était institué parmi nous. En outre, événement encore plus impor-
tant peut-être, le régime électoral, que nous n’avions jamais connu, faisait
son apparition dans notre histoire politique. Hélas ! nous connaissons ses
périls, ses défectuosités et ses tares. Mais à côté de ses vices il a ses avan-
tages. Pour nous surtout, dans la situation difficile où nous avait placés
la Conquête, il devait être un instrument de préservation et de victoire.
À cette date de 1791 il nous conférait une force qu’à aucune époque nous
n’avions possédée. Investis du droit d’élire nos représentants dans l’as-
semblée populaire, nous acquérions par cela même dans le gouvernement
de notre pays une large part d’influence. Nous devenions un facteur
politique avec lequel il faudrait désormais compter.
Et cette investiture électorale était d’autant plus importante qu’elle
avait pour corollaire la troisième disposition majeure de l’acte de 1791,
que nous avons signalée il y a quelques instants, c’est-à-dire la division
de la province, opérée de manière à séparer de nous la masse de l’élément
anglais et à nous assurer dans notre section une irrésistible prépondérance
numérique. La population totale du Canada était à ce moment d’environ
156 000 âmes. Le territoire érigé par l’acte en province séparée, sous le
nom de Haut-Canada, pouvait en contenir à peu près 10 000. Il restait
donc pour le Bas-Canada une population de 146 000. Quoique les

24. Le texte de l’Acte impérial de 1791 pourra être consulté aux appendices de ce volume.
66 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

chiffres officiels et précis nous fassent ici défaut, nous croyons pouvoir
affirmer sans crainte que l’élément anglais ne figurait pas dans ce chiffre
pour plus que 10 000 âmes. Avec le régime électoral et le droit de suffrage
octroyé à tous les citoyens, moyennant certaines qualifications, mais sans
distinction de races ni de croyances, vous voyez quelle énorme influence,
quel puissant moyen d’action, ou éventuellement d’opposition, l’acte de
1791 mettait en nos mains.
[...]
[...] Ce fut lord Grenville qui exposa à cette chambre l’idée fonda-
mentale du projet. Lui aussi prononça des paroles importantes pour nous.
La province du Canada, dit-il, diffère par sa situation des autres possessions
britanniques en Amérique. Elle n’est pas une colonie fondée ou originaire-
ment conquise par ce pays, et dans laquelle les lois de la Grande-Bretagne
pourraient être transportées ; mais c’est une province conquise sur une autre
nation, une colonie possédant déjà un système de lois, une industrie agricole
et un commerce [...] Depuis la signature de la dernière paix, des circons-
tances particulières ont créé dans le Haut-Canada une population d’une
différente sorte [...] Eu égard à ces deux classes d’habitants on a jugé
opportun de diviser la province en deux, le Haut et le Bas-Canada. On a
appelé préjugés l’attachement des habitants français du Canada pour leurs
coutumes, leurs lois et leurs mœurs, qu’ils préfèrent à celles de l’Angleterre.
Je dis qu’un tel attachement mérite un meilleur nom que celui de préjugé.
C’est un attachement fondé sur la raison, et sur quelque chose de mieux
que la raison, sur les meilleurs sentiments du cœur humain25.
Après avoir parcouru sans encombre toute la filière des épreuves
parlementaires, le bill relatif au gouvernement de Québec recevait la
sanction royale le 10 juin 1791. C’était pour nous incontestablement un
jour heureux. Nous faisions un nouveau pas dans la voie de notre relè-
vement national. Nous acquérions une nouvelle force. Nous voyions
s’ouvrir devant nous une nouvelle sphère d’action. Sans doute, sous ce
régime où nous allions entrer demain, des difficultés nous attendaient.
Nous aurions notre part, notre large part de pouvoir législatif. Mais le
pouvoir exécutif nous resterait étranger. Dans nos efforts pour conduire
à bon terme telle ou telle œuvre de législation essentielle, nous nous
heurterions parfois à l’inertie systématique ou à l’hostilité tenace. Mais
si nous ne pouvions pas être sûrs de donner toujours son plein jeu à notre
activité créatrice ou réformatrice, nous étions certains que rien ne pour-
rait avoir raison de notre résistance préservatrice. Si nous ne pouvions

25. Parliamentary History, t. 29, p. 656.


Thomas Chapais – Cours d’histoire du Canada 67

nous promettre de faire aboutir toutes les bonnes lois, nous pouvions
nous jurer que nous ferions avorter toutes les mauvaises. Nous devenions
électeurs, nous devenions éligibles, nous devenions participants à l’auto-
rité parlementaire. De majorité sans parole et sans action nous étions
transformés en majorité parlante et agissante. Nous faisions notre entrée
dans la virilité politique.
À tous ces titres, la constitution de 1791 pouvait être saluée comme
un progrès réalisé et comme une promesse d’avenir.
Histoire du Canada
depuis sa découverte jusqu’à nos jours1
François-Xavier Garneau

Discours préliminaire

[...]
Si l’on envisage l’histoire du Canada dans son ensemble, depuis
Champlain jusqu’à nos jours, on voit qu’elle se partage en deux grandes
phases que divise le passage de cette colonie de la domination française
à la domination anglaise, et que caractérisent, la première, les guerres des
Canadiens avec les Sauvages et les provinces qui forment aujourd’hui les
États-Unis ; la seconde, la lutte politique et parlementaire qu’ils soutien-
nent encore pour leur conservation nationale. La différence des armes,
entre ces deux époques militantes, nous les montre sous deux points de
vue bien distincts ; mais c’est sous le dernier qu’ils m’intéressent davantage.
Il y a quelque chose de touchant et de noble à la fois à défendre la natio-
nalité de ses pères, cet héritage sacré qu’aucun peuple, quelque dégradé
qu’il fût, n’a jamais osé répudier publiquement. Jamais cause, non plus,
et plus grande et plus sainte n’a inspiré un cœur haut placé, et mérité la
sympathie des hommes généreux.
Si la guerre a fait briller autrefois la bravoure des Canadiens avec
éclat, à leur tour, les débats politiques ont fait surgir, au milieu d’eux,
des noms que respectera la postérité ; des hommes dont les talents, le

1. François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours. (Selon la
première édition [1845]). I. Discours préliminaire. Livre I. Livre II. La ­Bibliothèque électro-
nique du Québec. Collection Littérature québécoise. Volume 155 : version 1.01.

69
70 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

patriotisme ou l’éloquence, sont pour nous à la fois un juste sujet d’or-


gueil, et une cause de digne et généreuse émulation. Les Papineau (père),
les Bédard, les Stuart, descendus dans la tombe entourés de la vénération
publique, ont à ce titre pris la place distinguée que leurs compatriotes
leur avaient assignée depuis longtemps dans notre histoire comme dans
leur souvenir.
Par cela même que le Canada a été soumis à de grandes vicissitudes,
qui ne sont pas de son fait, mais qui tiennent à la nature de sa dépendance
coloniale, les progrès n’y marchent qu’à travers les obstacles, les secousses
sociales, et une complication qu’augmentent, de nos jours, la différence
des races mises en regard par la métropole, les haines, les préjugés, l’igno-
rance et les écarts des gouvernants et quelquefois des gouvernés. L’union
des Canadas, surtout projetée en 1822, et exécutée en 1839, n’a été qu’un
moyen adopté pour couvrir d’un voile légal une grande injustice.
L’Angleterre, qui ne voit, dans les Canadiens français, que des colons
turbulents, entachés de désaffection et de républicanisme, oublie que
leur inquiétude ne provient que de l’attachement qu’ils ont pour leurs
institutions et leurs usages menacés, tantôt ouvertement, tantôt secrète-
ment par l’autorité proconsulaire. L’abolition de leur langue, et la
restriction de leur franchise électorale pour les tenir, malgré leur nombre,
dans la minorité et la sujétion, ne prouvent-ils pas que trop, du reste,
que ni les traités ni les actes publics les plus solennels, n’ont pu les protéger
contre les attentats commis au préjudice de leurs droits.
Mais quoiqu’on fasse, la destruction d’un peuple n’est pas chose aussi
facile qu’on pourrait se l’imaginer ; et la perspective qui se présente aux
Canadiens est, peut-être, plus menaçante que réellement dangereuse.
Néanmoins, il est des hommes que l’avenir inquiète, et qui ont besoin
d’être rassurés ; c’est pour eux que nous allons entrer dans les détails qui
vont suivre. L’importance de la cause que nous défendons nous servira
d’excuse auprès du lecteur. Heureux l’historien qui n’a pas la même tâche
à remplir pour sa patrie !
L’émigration des îles britanniques, et l’acte d’union des Canadas
dont on vient de parler, passé en violation des statuts impériaux de 1774
et 1791, sont, sans doute, des événements qui méritent notre plus sérieuse
attention. Mais a-t-on vraiment raison d’en appréhender les résolutions
si redoutées par quelques-uns de nous, tant désirées par les ennemis de
la nation franco-canadienne ? Nous avons plus de foi dans la stabilité
d’une société civilisée, et nous croyons à l’existence future de ce peuple
dont l’on regarde l’anéantissement, dans un avenir plus ou moins éloigné,
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 71

comme un sort fatal, inévitable. Si je m’abandonnais, comme eux, à ces


pensées sinistres, loin de vouloir retracer les événements qui ont signalé
sa naissance et ses progrès, et de me complaire dans la relation des faits
qui l’honorent, je ne trouverais de voix que pour gémir sur son tombeau.
Je me couvrirais la tête pour ne pas voir agoniser ma patrie, expirer ma
race. Non, homme d’espérance, l’on n’entendra jamais ma voix prédire
le malheur ; homme de mon pays, l’on ne me verra jamais, par crainte
ou par intérêt, calculer sur sa ruine supposée pour abandonner sa cause.
Mais, dans le vrai, cette existence du peuple canadien n’est pas plus
douteuse aujourd’hui, qu’elle ne l’a été à aucune époque de son histoire.
Sa destinée est de lutter sans cesse, tantôt contre les barbares qui couvrent
l’Amérique, tantôt contre une autre race qui, jetée en plus grand nombre
que lui dans ce continent, y a acquis depuis longtemps une prépondé-
rance, qui n’a plus rien à craindre. Mais qui peut dire que ces luttes aient
retardé essentiellement sa marche ? C’est pendant celle dont on craint les
plus funestes résultats, que son extension a pris les plus grands dévelop-
pements. Dans 152 ans de la domination française, la population du
Canada n’a atteint que le chiffre de 80 000 âmes, tandis que dans les 83
ans de la domination anglaise, ce chiffre s’est élevé à plus de 500 000, et
le pays s’est établi dans sa plus grande étendue. On voit donc que les
frayeurs dont on vient de parler, sont plus chimériques que réelles.
[...]
Les hommes d’État éminents qui ont tenu le timon des affaires de
la Grande-Bretagne après la cession du Canada en 1763, comprirent que
la situation particulière des Canadiens, dans l’Amérique septentrionale,
était un gage de leur fidélité ; et cette prévision n’a été qu’une des preuves
de la sagacité que le cabinet de cette puissance a données en tant d’oc-
casions.
Livrés aux réflexions pénibles que leur situation dut leur inspirer
après la lutte sanglante et prolongée dans laquelle ils avaient montré tant
de dévouement à la France, les Canadiens jetèrent les yeux sur l’avenir
avec inquiétude. Délaissés par la partie la plus riche et la plus éclairée de
leurs compatriotes qui, en abandonnant le pays, les privèrent du secours
de leur expérience ; faibles en nombre et mis un instant pour ainsi dire
à la merci des populeuses provinces anglaises auxquelles ils avaient résisté
pendant un siècle et demi avec tant d’honneur, ils ne désespérèrent pas,
néanmoins de leur position. Ils exposèrent au nouveau gouvernement
leurs vœux en réclamant les droits qui leur avaient été garantis par les
traités ; ils représentèrent avec un admirable tact que la différence même
72 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

qui existait entre leur langue et leur religion et celles des colonies voisines,
les attacherait plutôt à la cause métropolitaine qu’à la cause coloniale :
ils avaient deviné la révolution américaine.
Le hasard a fait découvrir dans les archives du secrétariat provincial
à Québec, un de ces mémoires, écrit avec beaucoup de sens, et dans lequel
l’auteur a fait des prédictions que les événements n’ont pas tardé à réaliser.
En parlant de la séparation probable de l’Amérique du Nord d’avec
l’Angleterre, il observe
que s’il ne subsiste pas entre le Canada et la Grande-Bretagne d’anciens
motifs de liaison et d’intérêt étrangers à ceux que la Nouvelle-Angleterre
pourrait, dans le cas de la séparation, proposer au Canada, la Grande-
Bretagne ne pourra non plus compter sur le Canada que sur la
Nouvelle-Angleterre. Serait-ce un paradoxe d’ajouter, dit-il, que cette
réunion de tout le continent de l’Amérique, formée dans un principe de
franchise absolue, préparera et amènera enfin le temps où il ne restera à
l’Europe de colonies en Amérique, que celles que l’Amérique voudra bien
lui laisser ; car une expédition préparée dans la Nouvelle-Angleterre sera
exécutée contre les Indes de l’ouest, avant même qu’on ait à Londres la
première nouvelle du projet.
S’il est un moyen d’empêcher, ou du moins d’éloigner cette révolution, ce
ne peut être que de favoriser tout ce qui peut entretenir une diversité
d’opinions, de langage, de mœurs et d’intérêt entre le Canada et la Nouvelle-
Angleterre.
La Grande-Bretagne, influencée par ces raisons qui tiraient une
nouvelle force des événements qui se préparaient pour elle au-delà des
mers, ne balança plus entre ses préjugés et une politique dictée si évidem-
ment dans l’intérêt de l’intégrité de l’empire. La langue, les lois et la
religion des Canadiens furent conservées dans le temps même où il aurait
été comparativement facile pour elle d’abolir les unes et les autres,
puisqu’elle possédait alors la moitié de toute l’Amérique. Elle eut bientôt
lieu de se réjouir de ce qu’elle avait fait cependant. Deux ans à peine
s’étaient écoulés depuis la promulgation de l’acte de 1774, que ses
anciennes colonies étaient toutes en armes contre son autorité, et faisaient
de vains efforts pour s’emparer du Canada, qu’elles disaient n’avoir aidé
à conquérir que pour l’intérêt et la gloire de l’Angleterre.
Les Canadiens, appelés à défendre leurs institutions et leurs lois
garanties par les traités et par ce même acte de 1774, que le congrès des
provinces rebelles avait maladroitement « déclaré injuste, inconstitu-
tionnel, très dangereux et subversif des droits américains », se rangèrent
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 73

sous le drapeau de leur nouvelle mère-patrie, qui profita ainsi plus tôt
qu’elle ne l’avait pensé, de la sagesse de sa politique, politique sanctionnée
depuis par le Parlement impérial, en deux occasions solennelles, savoir :
en 1791, en octroyant une charte constitutionnelle à cette province ; et,
en 1828, en déclarant que « les Canadiens d’origine française ne devaient
pas être inquiétés le moins du monde dans la jouissance de leurs lois, de
leur religion et de leurs privilèges, tel que cela leur avait été assuré par
des actes du parlement britannique ».
Si cette politique, qui a déjà sauvé deux fois le Canada, a été
méconnue et répudiée par l’acte d’union, il n’est pas improbable que les
événements y fassent revenir, et qu’on s’aperçoive que les Canadiens, en
s’anglifant, ne deviennent rien moins qu’Anglais. Rien n’indique que
l’avenir sera différent du passé et ce retour pourrait être commandé par
le progrès des colonies qui restent encore à la Grande-Bretagne dans ce
continent, et par la perspective d’une révolution semblable à celle qui a
frayé le chemin à l’indépendance de l’Union américaine.
S’il en était autrement, il faudrait croire que le cabinet de Londres
a jugé d’avance la cause de la domination britannique dans cette partie
du monde, et qu’il la regarde comme définitivement perdue. Mais l’on
doit présumer qu’il y connaît fort bien la situation des intérêts anglais ;
qu’il a déjà jeté les yeux sur l’avenir, comme on peut l’inférer de quelques
passages qui se trouvent dans le rapport de lord Durham sur le Canada,
et qu’il désire enfin le dénouement le moins préjudiciable à la nation. La
Grande-Bretagne tient notre sort entre ses mains ; et selon que sa conduite
sera juste et éclairée, ou rétrécie et tyrannique, ces belles et vastes provinces
formeront, lorsque le temps en sera venu, une nation indépendante et
une alliée utile et fidèle, ou elles tomberont dans l’orbite de la puissante
république qui semble destinée à lui disputer l’empire des mers. Cette
question mérite l’attention grave des hommes d’État métropolitains et
coloniaux ; plusieurs peuples sont intéressés à sa solution.
Dans les observations ci-dessus, nous avons énoncé franchement et
sans crainte nos vues sur un sujet qui doit préoccuper tous les Canadiens
dans la situation exceptionnelle où ils se trouvent comme peuple. Nous
l’avons fait, parce que nous croyons que nos lecteurs avaient droit de
connaître notre opinion à cet égard ; nous avons dû aussi exprimer nos
espérances que nous croyons bien fondées, parce qu’elles procèdent des
déductions les plus sévères des faits historiques dont nous allons dérouler
le riche et intéressant tableau.
74 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Chapitre III. Union des deux Canadas


1838-1840
Maintenant qu’allait-il advenir de cette résistance inattendue et
aussitôt vaincue qu’offerte ? Ce que le gouvernement désirait depuis si
longtemps, une occasion de réunir les deux Canadas. Quoiqu’il eût échoué
en 1822, l’adresse de sa politique avait enfin amené les choses au point
où il voulait pour assurer un succès complet. La précipitation de
M. Papineau avança sans doute le terme ; mais le bureau colonial y tendait
sans cesse, et pour un œil clairvoyant, cette tendance devait amener ses
fruits, c’est-à-dire un choc plus ou moins tardif ; car il est dans la nature
des choses d’offrir de la résistance avant de cesser d’exister ou de changer
de nature. C’est une loi morale comme une loi physique. Le mensonge
ne remplace pas la vérité sans combat, et la lutte constitue en morale ce
que l’on appelle la conscience. Malgré leur beau langage, les ministres
n’étaient pas encore assez simples pour croire que l’on prendrait au pied
de la lettre ce qu’ils disaient, et ils savaient bien que les Canadiens s’op-
poseraient au mal réel qu’on voulait leur faire sous des prétextes spécieux
et le prestige des maximes libérales les plus avancées.
Les troubles qui venaient d’avoir lieu dans un pays dont les annales
avaient été jusque-là pures de toute révolte, firent sensation non seulement
en Angleterre, mais aux États-Unis et en France. En Angleterre aux
premières nouvelles, on prit des mesures pour envoyer des renforts de
troupes. Aux États-Unis, le gouvernement avait de la peine à retenir les
citoyens qui se portaient par centaines sous les drapeaux de MacKenzie,
et qui continuèrent tout l’hiver à inquiéter le Haut-Canada. En France
où le Canada était si profondément oublié, on se demandait ce que c’était,
et on se rappela en effet qu’on y avait eu des frères autrefois. On tourna
les yeux vers nous, et un journal républicain parlait déjà de la formation
d’une légion auxiliaire, pour venir à notre aide. [...]
[...]
L’approbation donnée par les chambres du Haut-Canada et le conseil
spécial du Bas-Canada, rassura pleinement le ministère, qui poussa sa
mesure avec toute la vitesse possible. Les communes l’adoptèrent presque
sans débat, M. Hume votant pour et M. O’Connell contre. La langue
anglaise fut reconnue comme seule langue parlementaire. La mesure
éprouva plus d’opposition dans la chambre des lords, où lord Gosford,
le duc de Wellington, et plusieurs autres membres votèrent contre et
protestèrent, lord Ellenborough parce que le bill était fondé sur une
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 75

double erreur, celle d’une défiance indue contre la population française


et celle d’une confiance indue dans toute la population d’origine britan-
nique ; parce que les changements apportés à la représentation du
Bas-Canada étaient injustes dans leur caractère, ayant pour objet d’aug-
menter indirectement encore plus la disproportion entre la représentation
de la population anglaise et celle de la population française [...] ; parce
que si l’on voulait priver les Canadiens-français d’un gouvernement
représentatif, il valait mieux le faire d’une manière ouverte et franche,
que de chercher à établir un système permanent de gouvernement sur
une base que le monde entier s’accorderait à qualifier de fraude électorale.
Ce n’était pas dans l’Amérique du Nord qu’on pouvait en imposer aux
hommes par un faux semblant de gouvernement représentatif, ou leur
faire accroire qu’ils n’étaient qu’en minorité de votes lorsqu’ils étaient de
fait défranchisés ; parce qu’une union entre les deux provinces imposée
à l’une par défiance contre sa loyauté, sans son consentement et à des
conditions qu’elle devait juger injustes, et acceptée par l’autre en consi-
dération d’avantages fiscaux et de l’ascendance législative.
[...]
L’aristocratie anglaise ne vota pour la mesure qu’à contrecœur, parce
que le parti mercantile, qui a eu une grande influence dans tous les temps
sur la politique des colonies, le demandait. Le Haut-Canada devait un
million à la maison Baring et se trouvait à la veille d’être incapable de
faire face à ses engagements. Cette maison puissante fit tous ses efforts
pour engager le Parlement à consentir à l’union afin d’assurer sa créance.
Beaucoup de marchands, de capitalistes et peut-être de membres du
Parlement y étaient intéressés. Devant tous ces motifs personnels ajoutés
aux préjugés nationaux, la cause des Canadiens-français devait succomber.
Dans l’action d’union il est expressément stipulé qu’après les frais de
perception payés, la première charge sur le revenu du Canada sera l’intérêt
de la dette publique due au moment de l’union. Le salaire du clergé et
la liste civile ne viennent qu’après.
L’acte d’union adopté par les deux chambres mit fin, en recevant la
sanction royale, à l’acte de 1791, passé pour soustraire à la domination
des Canadiens-français la petite population anglaise du Haut-Canada,
et révoquée plus tard pour mettre ces mêmes Canadiens sous la domi-
nation de la population anglaise, devenue ou devenant plus nombreuse.
À l’époque où se consommait ce grand acte d’injustice à notre préju-
dice, la population, le commerce, l’agriculture, l’industrie avaient fait
d’immenses progrès dans le pays. La population que nous avons estimée
76 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

à 125 000 âmes à peu près lors de l’introduction de la constitution de


1791, s’était redoublée cinq fois depuis. Les dissensions politiques
n’avaient pas empêché chacun de remplir sa tâche avec son activité ordi-
naire. En Amérique le mouvement des choses entraîne toutes les théories
avec lui, tous les systèmes des métropoles. Tout s’y assied sur des bases
immenses qui n’ont pour ainsi dire de limites que les limites du continent
lui-même. En Europe le propriétaire est au sommet de la pyramide
sociale ; en Amérique il est où il doit être pour le bonheur et la paix de
ceux qui la composent, à la base. En 1844, où s’est fait le recensement
le plus rapproché de l’union, la population du Bas-Canada était de
691 000 âmes, dont 524 000 Canadiens-français, 156 000 Anglais et
étrangers, et 573 000 catholiques. Il y avait 76 000 propriétaires et
113 000 maisons, d’où l’on peut conclure que chaque famille a sa maison
et que presque toutes les familles sont propriétaires.
[...]
Conclusion
Nous avons donné l’histoire de quelques émigrants français venus
pour fixer les destinées de leur postérité à l’extrémité septentrionale de
l’Amérique du Nord. Détachés comme quelques feuilles d’un arbre, le
vent les a jetés dans un monde nouveau pour être battu de mille tempêtes,
tempêtes de la barbarie, tempêtes de l’avidité, du négoce, tempêtes de la
décadence d’une ancienne monarchie, tempêtes de la conquête étrangère.
À peine quelques mille âmes lorsque ce dernier désastre leur est arrivé,
ils ne doivent pas en vouloir trop à leur ancienne mère-patrie, car la perte
de la noble colonie du Canada fut une des causes déterminantes de la
révolution, et l’univers sait quelle vengeance cette nation polie et fière a
exercé sur tous ceux qui avaient la main de près ou de loin au timon de
l’État qui nous abandonnait au moment du danger.
Malgré toutes les tourmentes passées déjà sur le Canada, quelques
centaines de colons français ; car nous craindrions d’exagérer en disant
quelques milliers, avaient atteint le chiffre fort peu important en Europe
de 60 000 âmes environ au jour de la conquête. Aujourd’hui après 90
ans, ce chiffre atteint 700 0002, et cet arbre s’est accru de lui-même, sans
secours étranger, dans sa propre foi religieuse, dans sa propre nationalité.
Pendant 150 ans il a lutté contre les colonies anglaises trente à quarante
fois plus nombreuses sans broncher d’un pas, et le contenu de cette

2. Le recensement de cette année porte la population canadienne-française à 695 945 âmes.


François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 77

histoire nous dit comment il s’acquittait de son devoir sur le champ de


bataille.
Quoique peu riche et peu opulent, ce peuple a montré qu’il avait
conservé quelque chose de la grande nation dont il tire son origine.
Depuis la Conquête sans se laisser distraire par les philosophes ou les
rhéteurs sur les droits de l’homme et autres thèses qui amusent le peuple
des grandes villes, il a fondé sa politique sur sa propre conservation, la
seule base d’une politique recevable par un peuple. Il n’était pas assez
nombreux pour prétendre ouvrir une voie nouvelle aux sociétés, ou se
mettre à la tête d’un mouvement quelconque à travers le monde. Il s’est
resserré en lui-même, il a rallié tous ses enfants autour de lui, et a toujours
craint de perdre un usage, une pensée, un préjugé de ses pères malgré les
sarcasmes de ses voisins. Le résultat c’est que jusqu’à ce jour, il a conservé
sa religion, sa langue, et bien plus un pied à terre à l’Angleterre dans
l’Amérique du Nord en 1775 et en 1812. Ce résultat quoique funeste à
la république des États-Unis, a ce qu’il aurait paru au premier abord, n’a
peut-être pas eu les mauvaises suites qu’on aurait pu en appréhender. Le
drapeau royal anglais flottant sur la citadelle de Québec a obligé la jeune
république d’être grave, de se conduire avec prudence, de ne marcher en
avant que graduellement, et non pas de s’élancer comme une cavale
sauvage dans le désert. La conséquence, disons-nous, c’est que la répu-
blique des États-Unis est devenue grande, puissante et un exemple pour
le monde.
Les Canadiens sont aujourd’hui un peuple de cultivateurs dans un
climat rude et sévère. Il n’a point en cette qualité les manières élégantes
et fastueuses des populations méridionales, et ce langage qui semble sortir
de cette nature légère et intarissable qu’on ne connaît point dans les
hautes latitudes de notre globe. Mais il a de la gravité, du caractère et de
la persévérance. Il l’a montré depuis qu’il est en Amérique, et nous sommes
convaincu que ceux qui liront son histoire avec justice et bonne foi,
avoueront qu’il s’est montré digne des deux grandes nations aux destinées
desquelles son sort s’est trouvé ou se trouve encore lié.
Au reste, il n’aurait pu être autrement sans démentir son origine.
Normand, Breton, Tourangeau, Poitevin, il descend de cette noble race
qui marchait à la suite de Guillaume le conquérant, et dont l’esprit
enraciné ensuite en Angleterre, a fait de cettte petite île une des premières
nations du monde ; il vient de cette France qui marche à la tête de la
civilisation européenne depuis la chute de l’Empire romain, et qui dans
la bonne comme dans la mauvaise fortune, se fait toujours respecter ; qui
78 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

sous ses Charlemagne, comme sous ses Napoléon ose appeler toutes les
nations coalisées dans des combats de géants ; il vient surtout de cette
vendée normande, bretonne, angevine dont le monde respectera toujours
le dévouement sans bornes pour les objets de ses sympathies royales et
religieuses, et dont le courage admirable couvrira éternellement de gloire
le drapeau qu’il avait levé au milieu de la révolution française.
Que les Canadiens soient fidèles à eux mêmes ; qu’ils soient sages et
persévérants, qu’ils ne se laissent point emporter par le brillant des
nouveautés sociales ou politiques. Ils ne sont pas assez forts pour se donner
carrière sur ce point. C’est aux grands peuples à essayer les nouvelles
théories. Ils peuvent se donner des libertés dans leurs orbites assez
spacieuses. Pour nous, une partie de notre force vient de nos traditions ;
ne nous en éloignons ou ne les changeons que graduellement. Nous
trouverons dans l’histoire de notre métropole, dans l’histoire de l’Angle-
terre elle-même de bons exemples à suivre. Si l’Angleterre est grande
aujourd’hui, elle a eu de terribles tempêtes à passer, la conquête étrangère
à maîtriser, les guerres religieuses à apaiser et bien d’autres traverses. Sans
vouloir prétendre à une pareille destinée, notre sagesse et notre ferme
union adouciront beaucoup les difficultés de notre situation, et en exci-
tant leur intérêt rendront notre cause plus sainte aux yeux des nations.
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 79

Tome troisième3
Livre XI

Les Canadiens qui n’avaient pas quitté l’armée après le siège de


Québec, l’abandonnèrent après la capitulation de Montréal, et la paix la
plus profonde régna bientôt dans tout le pays. L’on ne se serait pas aperçu
que l’on sortait d’une guerre sanglante, si tant de parties du Canada
n’eussent porté des marques de ravages et de ruines, surtout le gouver-
nement de Québec occupé pendant deux ans par des armées hostiles, où
la ville, assiégée deux fois, avait été bombardée et réduite en cendres, et
les environs avaient servi de théâtre à trois batailles. Les habitants ruinés,
mais fiers d’avoir rempli leur devoir jusqu’au dernier moment envers leur
patrie, ne songèrent plus qu’à se renfermer dans leurs terres pour réparer
leurs pertes ; et, s’isolant autant que possible du nouveau gouvernement,
ils parurent vouloir, à la faveur de leur régime paroissial, se livrer exclu-
sivement à l’agriculture.
Les vainqueurs, après avoir achevé leur précieuse conquête, s’occu-
pèrent des moyens de la conserver. Le général Amherst fit d’abord le
choix des troupes qui devaient rester pour la garde du pays, et envoya le
reste en Europe ou dans les anciennes colonies anglaises. Le Canada fut
traité comme une nation barbare sans gouvernement régulier et sans lois.
Il fut divisé en trois départements correspondant aux trois divisions du
régime français et reçut une administration purement militaire. Le général
Murray fut placé à la tête de celui de Québec, et le général Gage de celui
de Montréal. Le gouvernement des Trois-Rivières échut au colonel
Burton. Ces trois chefs paraissent avoir été indépendants l’un de l’autre.
Le général Amherst se réserva pour lui-même le titre de gouverneur
général, et après avoir donné ses instructions aux gouverneurs particuliers
pour la réorganisation du pays, suivant le régime qu’on voulait y établir,
il partit pour New York.
[...]
Cependant les Canadiens persistaient toujours à croire, parce qu’ils
le désiraient sans doute, que la France ne voudrait pas les abandonner,
et qu’elle se ferait rendre la colonie à la paix. Chaque moment ils en
attendaient l’heureuse nouvelle avec une espérance toujours aussi vive ;

3. François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours. Tome
troisième. Québec. Imprimerie de Fréchette et frère, 1848.
80 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

mais ils furent trompés dans ce plus cher de leurs vœux. Le traité de
1763, en assurant la possession du Canada à la Grande-Bretagne, déter-
mina une nouvelle émigration. Les marchands, les hommes de loi, les
anciens fonctionnaires, enfin la plupart des familles notables du pays
passèrent en France, après avoir vendu ou même abandonné des biens
qui sont encore aujourd’hui un objet de litige entre leurs descendants. Il
ne resta dans les villes que quelques rares employés subalternes, quelques
artisans, à peine un marchand, et les corps religieux. Cette émigration
ne s’étendit point aux campagnes où le sol attachait les habitants.
[...]
Ceux qui restèrent en Canada durent espérer, suivant la promesse
de leur nouvelle métropole, d’avoir enfin un gouvernement régulier.
Quoique l’on eût fini, sous le régime militaire, par adopter la jurispru-
dence française et par juger suivant les lois et dans la langue du pays, ce
système ne pouvait présenter aucune garantie durable. Aussi, en 1764,
un nouveau changement radical eut lieu ; mais, loin d’alléger le fardeau
qui pesait sur ce malheureux pays, il devait le rendre encore plus intolé-
rable. Chaque jour les Canadiens sentaient davantage toute la grandeur
des malheurs de la sujétion étrangère, et que les sacrifices qu’ils avaient
faits n’étaient rien en comparaison des souffrances et des humiliations
morales qui se préparaient pour eux et pour leur postérité. D’abord
l’Angleterre voulut répudier tout ce qui était français et enlever même
aux anciens habitants les avantages naturels que leur offrait l’étendue de
leur pays pour établir leurs enfants. Elle commença par en faire le démem-
brement. Le Labrador, depuis la rivière St.-Jean jusqu’à la baie d’Hudson
avec les îles d’Anticosti, de la Magdeleine, etc., fut annexé au gouverne-
ment de Terre-Neuve ; les îles de St.-Jean et du Cap-Breton, à la
Nouvelle-Écosse. Les terres des grands lacs furent distribuées de la même
manière entre les diverses colonies voisines, et bientôt après le Nouveau-
Brunswick fut encore enlevé au Canada et prit le nom qu’il porte
aujourd’hui.
Du territoire, la proclamation par laquelle ces grands changements
étaient décrétés, passa aux lois ; et le roi, de sa propre autorité, tout en
déclarant qu’il serait convoqué des assemblées des représentants du peuple
aussitôt que les circonstances le permettraient, abolit d’un seul coup
toutes les anciennes lois civiles si sages, si précises, si claires, pour y subs-
tituer celles de sa métropole, amas confus, vague et incohérent d’actes
parlementaires et de décisions judiciaires enveloppées dans des formes
compliquées et barbares dont l’administration de la justice n’a pu encore
se débarrasser en Angleterre, malgré les efforts de ses plus grands juris-
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 81

consultes ; et cette abolition était faite pour assurer la protection et le


bénéfice des lois du royaume à ceux de ses sujets qui iraient s’établir dans
la nouvelle conquête. N’était-ce pas renouveler l’attentat contre les
Acadiens, s’il est vrai de dire que la patrie n’est pas dans l’enceinte d’une
ville, dans les bornes d’une province, mais dans les affections et les liens
de la famille, dans les lois, dans les mœurs et les usages d’un peuple.
Personne dans la Grande-Bretagne n’éleva la voix contre un pareil acte
de spoliation et de tyrannie. On privait une population établie de ses lois
pour une immigration qui n’avait pas encore commencé.
Murray fut en même temps nommé gouverneur général en rempla-
cement de lord Amherst repassé en Europe dès l’année précédente, et qui
peut être regardé comme le premier gouverneur anglais de ce pays, Gage,
Murray, Burton et ensuite Haldimand qui remplaça, en 1763, aux Trois-
Rivières celui-ci, promu au gouvernement de Montréal, n’ayant agi qu’en
sous ordre sous lui. Le nouveau gouverneur, en obéissance à ses instruc-
tions, forma aussitôt un conseil, investi, conjointement avec lui, des
pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il ne lui manquait que le droit
d’imposer des taxes. Ce corps, composé de huit membres, ne contenait
qu’un seul habitant du pays, homme obscur et sans influence, choisi pour
faire nombre. Une exclusion jalouse et haineuse avait dicté les instructions
de l’Angleterre, et c’est dans ce document funeste que prit naissance la
profonde antipathie de race remarquée de nos jours par lord Durham en
Canada, et qui lui a servi de prétexte pour prêcher une nouvelle persé-
cution contre les Canadiens-français.
[...] les Canadiens accueillirent favorablement les lois criminelles de
leur nouvelle métropole qu’ils connaissaient déjà un peu, et son code du
commerce fait en grande partie sur celui de France, publié sous le grand
Colbert, ils n’en repoussèrent pas moins les nouvelles lois civiles, et
s’éloignèrent de plus en plus des tribunaux où on les administrait. Bientôt
aussi l’on aperçut de l’inquiétude dans les esprits ; des murmures, sourds
d’abord, éclatèrent ensuite dans toutes les classes ; et ceux qui connais-
saient les Canadiens, de tout temps si soumis aux lois, commencèrent à
craindre les suites de ce mécontentement profond, lorsqu’ils les virent
critiquer tout haut les actes du gouvernement, et montrer une hardiesse
qu’on ne leur avait jamais vue. Le général Murray, quoique sévère, était
un homme honorable et qui avait un cœur sensible et généreux. Il aimait
ces Canadiens dociles à l’autorité comme de vieux soldats, dont la plus
grande partie avait contracté les habitudes dans les armées, ces habitants
braves dans les combats et simples dans leurs mœurs : une sympathie née
dans les horreurs de la guerre le portait encore à compatir à leur situation.
82 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Peut-être aussi que les réminiscences de son propre pays, les malheurs de
ces belliqueux montagnards d’Écosse si fidèles à leurs anciens princes,
augmentaient en lui ces sentiments d’humanité qui honorent plus souvent
le guerrier que le politique, réduit à exploiter, la plupart du temps, les
préjugés populaires les moins raisonnables. Le général Murray, pour
tranquilliser les esprits, rendit, avec l’agrément de son conseil, une ordon-
nance dès le mois de novembre suivant, portant que dans les procès
relatifs à la tenure des terres, aux successions, etc., l’on suivrait les lois en
usage sous la domination française. C’était revenir à la légalité, car si
l’Angleterre avait le droit de changer les lois canadiennes, elle ne pouvait
le faire que par un acte de son Parlement. [...]
[...]
Le conseil d’État fut en possession de tous ces rapports en 1773.
Depuis neuf ans l’Angleterre cherchait partout des motifs propres à
justifier aux yeux des nations et de la conscience publique l’abolition des
lois et peut-être de la religion d’un peuple auquel elle les avait garanties ;
et l’on ne hasarde rien de trop en disant que la justice et la générosité de
l’éloquent plaidoyer de lord Thurlow auraient été perdues, et que le
Canada serait passé sous la domination d’une poignée d’aventuriers,
ayant une religion, une langue, des lois et des usages différents de ceux
de ses anciens habitants, sans l’attitude hostile des autres colonies
anglaises, qui commençaient à faire craindre à la Grande-Bretagne la
perte de toute l’Amérique4. Cette métropole différa de donner son dernier
mot jusqu’en 1774, alors que la solution pacifique de ses difficultés avec
ces dernières provinces parut plus éloignée que jamais. La révolution qui
sauva les libertés américaines, força l’Angleterre à conserver la langue, les
institutions et les lois des Canadiens, en un mot à leur rendre justice,
afin d’avoir au moins une province pour elle dans le Nouveau-Monde.
[...]
Mais tandis que le parti protestant réclamait ainsi le sceptre du
pouvoir pour lui, et l’esclavage pour les catholiques, ceux-ci ne restaient
pas inactifs. Ils ne cessaient point par tous les moyens qu’ils avaient à leur
disposition, de tâcher de détruire les préjugés du peuple anglais contre
eux, préjugés que ses nationaux en Canada cherchaient continuellement
à envenimer par leurs écrits et par leurs discours. Ils avaient aussi les yeux

4. Le pamphlétaire Flemming dit : « The government consulted governor Carleton as to the


means of exciting the zealous cooperation of the leaders of the French Canadians, when he
suggested the restoration of french laws. »
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 83

sur tout ce qui se passait dans les provinces voisines. Ils ne manquaient
pas d’hommes capables de juger sainement de leur situation et de celle
des intérêts de la métropole dans ce continent, comme le prouve le
mémoire prophétique mentionné dans le discours placé en tête de cet
ouvrage, et qui exposait avec une si grande force de logique la nécessité
pour l’Angleterre, si elle voulait se maintenir en Canada, d’accorder aux
habitants de cette contrée tous les privilèges d’hommes libres, et de
favoriser leur religion au lieu de la détruire, même parmi les gens riches,
par le moyen sourd, mais infaillible des exclusions ; et que ce ne serait
pas avoir la liberté d’être catholique que de ne pouvoir l’être sans perdre
tout ce qui peut attacher les hommes à la patrie. Ils tinrent des assemblées
et signèrent, dans le mois de décembre (1773), une pétition dont voici
les principaux passages :
Dans l’année 1764, Votre Majesté daigna faire cesser le gouvernement
militaire dans cette colonie pour y introduire le gouvernement civil. Et dès
l’époque de ce changement nous commençames à nous apercevoir des
inconvénients qui résultaient des lois britanniques, qui nous étaient
jusqu’alors inconnues. Nos anciens citoyens, qui avaient réglé sans frais nos
difficultés, furent remerciés : cette milice qui se faisait une gloire de porter
ce beau nom sous votre empire, fut supprimée. On nous accorda, à la vérité,
le droit d’être jurés ; mais, en même temps, on nous fit éprouver qu’il y
avait des obstacles pour nous à la possession des emplois. On parla d’intro-
duire les lois d’Angleterre, infiniment sages et utiles pour la mère-patrie,
mais qui ne pourraient s’allier avec nos coutumes sans renverser nos fortunes
et détruire entièrement nos possessions [...].
Daignez, illustre et généreux monarque, ajoutaient les Canadiens, dissiper
ces craintes en nous accordant nos anciennes lois, privilèges et coutumes,
avec les limites du Canada telle qu’elles étaient ci-devant. Daignez répandre
également vos bontés sur tous vos sujets sans distinction [...] et nous
accorder, en commun avec les autres, les droits et privilèges de citoyens
anglais ; alors [...] nous serons toujours prêts à les sacrifier pour la gloire de
notre prince et le bien de notre patrie.
Cette requête qui passa pour l’expression des sentiments de la géné-
ralité des Canadiens, ne fut signée cependant que par une très petite
partie des seigneurs et de la classe bourgeoise des villes et leurs adhérents,
lesquels pouvaient avoir raison d’espérer d’être représentés dans le corps
législatif qui serait donné au pays. Il y a lieu de croire aussi que le clergé
partagea les sentiments des pétitionnaires, quoique, suivant son usage,
s’il fit des représentations, il les fit secrètement. Le peuple ne sortit point
de son immobilité, et la croyance que les remontrances qui se firent alors
venaient de lui, n’a aucun fondement. Il ne fit aucune démonstration
84 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

publique ; et dans sa méfiance, il présumait avec raison qu’il n’obtiendrait


aucune concession de l’Angleterre, puisque le parti whig ou libéral d’alors
dans le Parlement britannique, auquel il aurait pu s’adresser, était
celui-là même qui appelait avec le plus de force la proscription de tout
ce qui était français en Canada, exceptant à peine la religion. Il laissa
donc faire les seigneurs et leurs amis, qui demandaient du moins tout ce
qu’il aurait demandé lui-même, s’ils ne demandaient pas autant, et qui
avaient plus de chance de succès, en ce que leur cause devait exciter
quelque sympathie parmi les torys anglais, qui possédaient le pouvoir et
qui formaient les classes privilégiées de la métropole, dont ils pouvaient
être regardés comme l’image dans la colonie.
Leur langage, du reste, empreint d’un profond respect pour le trône,
contrastait avec celui de leurs adversaires. Ils ne demandaient point de
dépouiller personne de ses droits tout en invoquant le saint nom de la
liberté ; ils ne demandaient point de proscrire toute une race d’hommes
parce que sa croyance religieuse différait de la leur ; ils demandaient
seulement à jouir en commun avec les autres sujets du roi des droits et
privilèges que leur donnait cette qualité. Cette requête fut accompagnée
d’un mémoire dans lequel les pétitionnaires réclamaient également le
droit de participer aux emplois civils et militaires, droit contre lequel
Mazères, parlant au nom du parti anglais, se prononça ensuite fortement.
Ils observaient encore que la limite du Canada fixée à la parallèle 45, à
15 lieues seulement de Montréal, resserrait trop le pays de ce côté, et leur
enlevait les meilleures terres ; que les pays d’en haut, embrassant le Détroit
et Michilimakinac, devraient être restitués au Canada jusqu’au Mississipi,
pour les besoins de la traite des pelleteries, de même que la côte du
Labrador pour ceux de la pêche. Ils ajoutaient que la colonie, par les
fléaux et les calamités de la guerre et les fréquents incendies qu’elle avait
essuyés, n’était pas encore en état de payer ses dépenses, et conséquem-
ment de former une chambre d’assemblée ; qu’un conseil plus nombreux
qu’il n’avait été jusque-là, composé d’anciens et nouveaux sujets, serait
beaucoup plus à propos [...] et, enfin, qu’ils espéraient d’autant plus cette
grâce que les nouveaux sujets possédaient plus des dix douzièmes des
seigneuries et presque toutes les terres en roture.
La déclaration relative à la chambre d’assemblée, a été invoquée
depuis pour accuser les signataires canadiens de vues étroites et intéressées.
Mais ceux-ci voyant qu’il était impossible d’obtenir une chambre élective
où, contrairement à la constitution anglaise, les catholiques pussent être
admis, préférèrent sagement assurer la conservation de leur religion et
de leurs lois en demandant un simple conseil législatif à la nomination
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 85

du roi, qu’une chambre populaire dont ils auraient été exclus, et qui
aurait été formée d’ennemis déclarés de leur langue et de toutes leurs
institutions sociales, d’hommes enfin qui, dans le moment même,
voulaient les exclure des emplois publics, et qui auraient sans doute signalé
l’existence du régime électif par la proscription de tout ce qu’il y a de
plus cher et de plus vénérable parmi les hommes, la religion, les lois et
la nationalité.
Les demandes des Canadiens furent accueillies comme elles devaient
l’être dans les circonstances où se trouvait l’Angleterre par rapport à
l’Amérique, et servirent de base à l’acte de 1774, qui ne formait, du reste,
qu’une partie d’un plan plus vaste embrassant toutes les colonies anglaises
de ce continent, dont la puissance croissante effrayait de plus en plus la
métropole, et dont l’attitude depuis la paix, exposée brièvement dans le
chapitre suivant, fera connaître les vrais motifs de la politique de l’An-
gleterre à cette époque concernant le Canada. En même temps pour
consoler de son échec le parti de la proscription, Mazères lui écrivait,
« qu’il pensait que les habitants de la province seraient plus heureux de
là à 7 ou 8 ans sous le gouvernement établi par l’acte de 1774, que sous
l’influence d’une assemblée où les papistes seraient admis », paroles qui
le font mieux connaître que tout ce que l’on pourrait dire.
[...]
[...] [Le] ministère proposa un quatrième bill, l’acte de 1774, pour
réorganiser le gouvernement du Canada, nommé alors province de
Québec. C’était le complément du plan général d’administration imaginé
pour l’Amérique. Ce bill qui imposait un gouvernement absolu à cette
province, acheva de persuader les anciennes colonies des arrière-pensées
de l’Angleterre contre leurs libertés, à en juger d’après sa politique rétro-
grade depuis 1690. C’était à leurs yeux l’exemple le plus dangereux et le
plus menaçant. Elles se récrièrent, et protestèrent surtout contre la recon-
naissance du catholicisme comme religion établie en Canada, plus
probablement par politique, connaissant les vieux préjugés de l’Angleterre
contre cette religion, que par motif de conscience, puisqu’elles admirent
peu après les catholiques au droit de citoyenneté dans leur évolution.
L’on connaît tous les plans qui ont successivement été proposés depuis
1763 pour gouverner le Canada ; les tentatives avortées pour en mettre
quelques-uns à exécution, les investigations et les nombreux rapports
présentés sur cette importante matière par les principaux fonctionnaires
de cette colonie, ainsi que par le Bureau du Commerce et des Plantations
et les officiers de la couronne en Angleterre ; enfin les requêtes des colons
86 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

eux-mêmes, français et anglais, pour demander un meilleur gouverne-


ment, et la prétention mise en avant par ces derniers d’exclure les
catholiques des emplois publics et des chambres ; prétention qui a été,
comme nous l’avons déjà observé, la cause de la lutte et de la rivalité de
races qui existe en ce pays, et qui n’a fait que donner plus de vitalité à la
nationalité franco-canadienne. Toutes ces pièces avaient été soumises aux
délibérations du conseil d’État. Dès 1767 la chambre des lords avait
déclaré qu’il était nécessaire d’améliorer le système gouvernemental du
Canada. Le Bureau du Commerce avait même appelé auprès de lui le
gouverneur Carleton pour s’aider de ses lumières et de ses pensées dans
la nouvelle voie qu’il voulait prendre. En 1764 l’esprit du gouvernement
anglais était complètement hostile aux Canadiens ; en 1774, les choses
avaient changé ; ses préjugés s’étaient tournés contre les Américains et les
chambres d’assemblées coloniales. L’intérêt triomphait de l’ignorance et
de la passion. L’abolition permanente des anciennes institutions du
Canada devait avoir infailliblement l’effet de réunir ses habitants aux
mécontents des autres colonies anglaises ; on le savait, on retarda consé-
quemment le règlement de la question canadienne d’année en année
jusqu’à ce que l’on se vit obligé de sévir contre le Massachusetts et d’autres
provinces du sud. Le rétablissement des lois françaises dépendit longtemps
du résultat de la tentative de taxer les colonies. L’opposition invincible
de celles-ci contribua à décider le ministère à écouter les remontrances
des Canadiens. Et en se rendant à leurs vœux, il servait doublement sa
politique ; il attachait le clergé et la noblesse à la cause de la métropole,
et il amenait le peuple à reconnaître sa suprématie en matière de taxation ;
car dans l’opinion des Canadiens cette reconnaissance était un faible
dédommagement pour leur conservation et pour entrer dans le partage
des droits politiques accordés aux autres sujets anglais, qui voulaient les
en exclure.
[...]
Mais tandis que l’Acte de Québec tendait à concilier les Canadiens
à la métropole, l’acte qui ordonnait la fermeture du port de Boston,
portait jusqu’à leur dernier degré la colère et l’indignation des autres
colonies. L’assemblée de Boston nomma un comité pour convoquer un
congrès général, et un autre pour tracer au peuple des règles de conduite
sous forme de recommandation ; et les habitants furent invités à discon-
tinuer l’usage du thé et des autres articles venant de la Grande-Bretagne,
jusqu’à ce qu’on eût obtenu d’elle la justice que l’on demandait. Le congrès
s’assembla dans le mois de septembre à Philadelphie, et siégea jusqu’au
26 octobre ; douze provinces, contenant près de 3 millions d’hommes, y
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 87

étaient représentés par leurs députés ; il n’y manquait que ceux du Canada
et de la Géorgie pour embrasser toutes les colonies anglaises du continent.
Le congrès commença par faire une déclaration des droits de l’homme.
Il adopta ensuite diverses résolutions, dans lesquelles il exposa avec détail
les griefs des colons, au nombre desquels il plaça l’acte du Canada que
venait de passer le parlement impérial ; acte, disait-on, qui établit dans
ce pays la religion catholique, abolit le système équitable des lois anglaises,
et y érige, vu la différence de religion, de lois et de gouvernement, une
tyrannie au grand danger des libertés des colonies qui l’avoisinent, et qui
ont contribué de leur sang et de leur argent à sa conquête. « Nous ne
pouvons, disait-il insensément, nous empêcher d’être étonné qu’un
parlement britannique ait jamais consenti à établir en Canada une religion
qui a inondé l’Angleterre de sang, et qui a répandu l’impiété, l’hypocrisie,
la persécution, le meurtre et la révolte dans toutes les parties du monde. »
Ce langage n’eut été que fanatique, si ceux qui le tenaient eussent été
sérieux ; il était insensé et puéril dans la bouche d’hommes qui songeaient
déjà à inviter les Canadiens à se joindre à leur cause. Cette déclaration
relative à l’acte de 1774 était donc fort inconsidérée ; elle ne produisit
aucun bien en Angleterre, et fit perdre peut-être le Canada à la cause de
la confédération. Si le congrès s’en fût tenu à une protestation contre ce
qu’il y avait d’inconstitutionnel dans cet acte, contre l’établissement, par
exemple, d’une législature nommée exclusivement par la couronne, il
aurait atteint son but ; mais en se déclarant contre les lois françaises et
contre le catholicisme, il armait nécessairement contre lui la population
canadienne, et violait lui-même ces règles de justice éternelle sur lesquelles
il avait voulu asseoir sa déclaration des droits de l’homme.
Le congrès résolut aussi de cesser toute relation commerciale avec
l’Angleterre. Il procéda ensuite à la rédaction de trois adresses, l’une au
roi, l’autre au peuple de la Grande-Bretagne pour justifier l’attitude qu’il
avait prise, et une troisième aux Canadiens dans laquelle il exprima des
sentiments tout contraires à ceux qu’il venait de mettre au jour dans les
résolutions au sujet de leur religion et de leurs lois. Il cherchait à leur
démontrer tous les avantages d’une constitution libre, à les préjuger contre
la forme du nouveau gouvernement qu’on venait de leur donner, en
disant qu’il y avait une grande différence entre la constitution que le
parlement leur avait imposée et celle qu’ils devaient avoir. Il invoqua le
témoignage de Montesquieu, homme de leur race, pour condamner cette
nouvelle situation, les exhortant à se joindre aux autres colonies pour la
défense de leurs droits communs, et les priant avec insistance d’entrer
dans le pacte social formé sur les grands principes d’une égale liberté, et
88 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

d’envoyer des délégués pour les représenter au congrès qui devait s’as-
sembler le 10 mai (1775).
Saisissez, disait-il, l’occasion que la Providence elle-même vous présente ;
si vous agissez de façon à vous conserver la liberté, vous serez effectivement
libres. Nous connaissons trop la générosité des sentiments qui distinguent
votre nation pour présumer que la différence de religion puisse préjudicier
à votre amitié pour nous. Vous n’ignorez pas qu’il est de la nature de la
liberté d’élever au-dessus de toute faiblesse ceux que son amour unit pour
la même cause. Les cantons suisses fournissent une preuve mémorable de
cette vérité ; ils sont composés de catholiques et de protestants, cependant
ils jouissent d’une paix parfaite, et par cette concorde qui constitue et
maintient leur liberté, ils sont en état de défier et même de détruire tout
tyran qui tenterait de la leur ravir.
[...]
Cependant tous ces débats finirent par fixer sérieusement l’attention
de l’Angleterre ; et en 1788 ou 1789, au début du grand mouvement qui
se préparait en France et ailleurs, les pétitions des partisans du gouver-
nement représentatif furent évoquées, par le parlement impérial, des
bureaux où elles dormaient depuis quatre ans, pour devenir le sujet de
ses délibérations, par suite des nouvelles requêtes qui venaient de lui être
présentées. Une grande agitation régnait toujours dans le pays relative-
ment à l’espèce de gouvernement qui devait le régir, quoique suivant leur
usage, les journaux gardassent un silence presque absolu sur cette matière
comme sur tout ce qui avait rapport à la politique.
Appréhendant probablement de la requête des marchands de Londres
de 1786, quelque décision défavorable à leurs vues et à leurs intérêts, les
Canadiens de Québec et de Montréal opposés à l’établissement d’une
chambre d’assemblée, mirent sur pied de nouvelles suppliques à lord
Dorchester, pour demander la conservation des lois françaises et le main-
tien de la constitution existante. Ils en présentèrent d’autres l’année
suivante dans lesquelles ils se prononçaient encore avec plus de force
contre l’introduction des lois anglaises et d’une chambre élective. « Nos
demandes se réduisent, disaient-ils, à conserver nos lois municipales ;
mais qu’elles soient strictement observées ; qu’il y ait dans le conseil
législatif de notre province un nombre proportionné de loyaux sujets
canadiens. » En effet, dans les pétitions de 1784, ils se plaignaient déjà
qu’ils ne jouissaient de leurs lois qu’imparfaitement ; parce que le conseil,
composé aux deux tiers d’Anglais, qui y avaient conséquemment la
prépondérance, les changeait au gré des désirs ou des intérêts de la majo-
rité.
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 89

Le parti libéral canadien, conjointement avec le parti anglais, répon-


dirent par des contrepétitions. La division des Canadiens en deux grandes
sections presqu’égales, est maintenant distincte et tranchée ; l’une en
faveur d’un gouvernement représentatif et l’autre contre. Dans l’une et
dans l’autre se remarquaient beaucoup de citoyens notables et de grands
propriétaires ; mais moins dans le parti libéral que dans le parti conser-
vateur. [...]
[...]
Aussitôt que l’agent des constitutionnels à Londres, Adam
Lymburner, eut appris que les affaires du Canada avaient été ajournées
dans le parlement à la session prochaine, il en informa les comités de
Québec et de Montréal, qui s’adressèrent sans délai à lord Dorchester
pour lui répéter qu’ils persistaient toujours à demander la réforme de la
constitution. De son côté, le gouvernement anglais tout désireux qu’il
était de se rendre à leurs vœux, était résolu toutefois de prendre les moyens
de tenir par des liens invisibles, mais aussi puissans que possibles, les
colonies enchaînées à la mère-patrie, tout en leur donnant autant de
liberté qu’il serait compatible avec le nouveau système. C’est sur ce prin-
cipe que fut basé l’acte constitutif de 1791. Lord Dorchester, après avoir
examiné le projet de Grenville, le lui renvoya avec ses observations. À
l’ouverture du parlement, le roi appela l’attention des chambres sur l’état
de la colonie et sur la nécessité d’en réorganiser le gouvernement ; et
bientôt après le chancelier de l’échiquier, Pitt, invita les communes à
passer un acte pour diviser la province de Québec en deux provinces
séparées, sous le nom de Haut et Bas-Canada, et pour donner à chacune
une chambre élective.
Sentant l’importance du sujet, dit ce ministre, j’aurais désiré faire à la
chambre une exposition complète des motifs et des principes que je veux
prendre pour base en formant pour une portion importante de l’empire
britannique, une constitution qui devra contribuer à sa prospérité ; mais
comme il n’est pas probable qu’il s’élève d’opposition à l’introduction de
cette mesure, et comme du reste les explications seront plus opportunes
lorsque le bill sera devant la chambre, je vais en faire seulement une esquisse
aujourd’hui en peu de mots. Le bill que je me propose d’introduire est
fondé d’abord sur la recommandation du message royal de diviser la province
en deux gouvernements. Cette division mettra un terme à la rivalité qui
existe entre les anciens habitants français et les émigrés venant de la Grande-
Bretagne ou des autres colonies anglaises, rivalité qui occasionne des
disputes, de l’incertitude dans les lois, et d’autres difficultés d’une moindre
importance qui troublent la contrée depuis si longtemps. J’espère que l’on
90 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

pourra faire cette division de manière à donner à chaque peuple une grande
majorité dans la partie qui lui sera particulièrement appropriée, parce qu’il
n’est pas possible de tirer une ligne de séparation complète. Les inconvé-
nients que l’on pourrait craindre de la circonstance que des anciens
Canadiens seraient compris dans une divison, et des émigrés britanniques
dans l’autre, trouveront leur remède dans la législature locale qui va être
établie dans chacune d’elles.
C’est pour cela que je proposerai d’abord, à l’instar de la constitution de la
mère-patrie, un conseil et une chambre d’assemblée ; l’assemblée constituée
de la manière ordinaire, et le conseil composé de membres nommés à vie
par la couronne, qui aura aussi le privilège d’attacher à certains honneurs
le droit héréditaire d’y siéger. Toutes les lois et ordonnances actuelles
demeureront en vigueur jusqu’à ce qu’elles soient changées par la nouvelle
législature. Le pays conservera conséquemment des lois anglaises tout ce
qu’il en a à présent ou ce qu’il en voudra garder, et il aura les moyens d’en
introduire d’autres s’il le juge convenable. L’acte d’habeas corpus a déjà été
introduit par une ordonnance de la province ; et cet acte, qui consacre un
droit précieux, va être conservé comme partie fondamentale de la consti-
tution. Voilà quels en sont les points les plus importants ; mais il y en a
d’autres sur lesquels je veux appeler aussi l’attention de la chambre. Il doit
être pourvu au soutien du clergé protestant dans les deux divisions, en le
dotant en terres proportionnellement à celles qui ont déjà été concédées ;
et comme dans l’une des divisions, la majorité des habitants est catholique,
il sera déclaré que la couronne ne pourra sanctionner aucune loi des deux
chambres canadiennes, octroyant des terres pour l’usage des cultes, sans
qu’elle ait été préalablement soumise au parlement impérial. La question
des tenures qui a été un sujet de débats, sera réglée dans le Bas-Canada par
la législature locale ; dans le Haut, où les habitants sont pour la plupart
sortis de la Grande-Bretagne ou de ses anciennes colonies, la tenure sera
franche. Et afin de prévenir le retour de difficultés comme celles qui ont
amené la séparation des États-Unis de l’Angleterre, il sera statué que le
parlement britannique n’imposera aucune autre taxe que celle qui résultera
du réglement du commerce ; et pour empêcher l’abus de ce pouvoir, les
taxes qui seront ainsi imposées, demeureront à la disposition de la législature
de chaque division.
Telles sont les simples, mais mémorables paroles par lesquelles le
premier ministre de la Grande-Bretagne annonça aux Canadiens, au nom
de son pays, que leur nationalité, conformément au droit des gens, serait
respectée ; et que pour plus de sûreté le Canada serait divisé en deux
portions, afin qu’ils pussent jouir sans trouble de leurs lois et de leurs
institutions dans celle qu’ils occupaient. Comment la loi britannique,
engagée d’une manière aussi solennelle, a été gardée par le gouvernement
impérial, c’est ce que la suite des événements fera voir.
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 91

[...]
Le roi qui de tous les Anglais était celui qui montrait le plus de
sympathie pour les Canadiens, crut devoir remercier les deux chambres
de la passation de cette loi dans son discours de prorogation.
Par elle, le Canada se trouvait à son quatrième gouvernement depuis
31 ans. Loi martiale de 1760 à 1763 ; gouvernement militaire de 1763
à 1774 ; gouvernement civil absolu de 1774 à 1791 ; et enfin gouverne-
ment tiers-parti électif à commencer en 1792. Sous les trois premiers
régimes, malgré les ordres contraires, le pays n’eut d’autres lois que celles
du caprice des tribunaux, qui tombèrent dans le dernier mépris ; et le
peuple ne fit que changer de tyrannie. Quant au dernier, l’on doit attendre
pour le juger, qu’il soit mis en pratique et qu’on en voie les effets ; car
l’expérience seule peut en faire connaître les avantages et les défauts,
d’autant plus que le succès doit dépendre de l’esprit dans lequel chacune
des parties intéressées l’observera, la colonie et la métropole.
Le nouvel acte constitutif portait, après la division du Canada en
deux provinces, et l’indication de la tenure et des lois qui devaient subsister
dans chacune d’elles, que tous les fonctionnaires publics resteraient à la
nomination du roi en commençant par le gouverneur, et demeureraient
amovibles à sa volonté ; que le libre exercice de la religion catholique
serait garanti ainsi que la conservation des dîmes et droits accoutumés
au clergéè que les protestants devenaient passibles de la même dîme pour
leurs ministres ; que le roi aurait la faculté d’affecter au soutien de l’église
anglicane le septième des terres incultes de la couronne, et de nommer
aux cures et bénéfices de cette église dont il est le chef ; que le droit de
tester de tous ses biens était conféré d’une manière absolue ; que le code
criminel anglais était maintenu comme loi fondamentale ; que dans
chaque province seraient institués un conseil législatif à vie à la nomina-
tion du roi, composé de quinze membres au moins dans le Bas-Canada,
et de sept dans le Haut ; et une chambre d’assemblée de cinquante
membres au moins dans le Bas-Canada, et de seize dans le Haut, élus
par les propriétaires d’immeubles de la valeur annuelle de deux lois ster-
ling dans les collèges ruraux, et de cinq louis dans les villes, et par les
locataires de ces mêmes villes payant un loyer annuel de dix louis ; que
la confection des lois était déférée à ces deux corps et au roi ou son
représentant, formant la troisième branche de la législature, et ayant droit
de véto sur les actes des deux chambres ; que la durée des parlements ne
devait pas excéder quatre ans ; et que la législature devait être convoquée
au moins une fois tous les ans, et enfin que toute question serait décidée
à la majorité absolue des voix.
92 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Un conseil exécutif, nommé par le roi, fut aussi institué pour aviser
le gouverneur et remplir les attributions de cour d’appel en matières
civiles.
Tel fut l’acte constitutionnel. Malgré ses nombreuses imperfections
dont quelques-unes étaient fondamentales, il donnait un gouvernement
dans lequel le peuple était appelé à jouer un rôle, et au moyen duquel il
pouvait faire connaître tous ses griefs, si on ne lui donnait pas le pouvoir
d’obliger absolument l’exécutif à les redresser. Cette nouvelle charte entra
en vigueur le 26 décembre 1791, et dans le mois suivant le Bas-Canada
fut divisé en 6 collèges électoraux urbains, et en 21 comtés ou collèges
électoraux ruraux, élisant chacun deux membres, excepté trois qui
n’eurent le droit que d’en élire un chacun ; et l’on donna à la plupart de
ces collèges, par une affectation ridicule et peu conforme à l’esprit de la
nouvelle constitution, des noms anglais que les habitants ne pouvaient
prononcer.
Le Haut-Canada se trouvant de cette époque séparé du Bas, nous
n’en suivrons point l’histoire, l’objet du présent ouvrage étant de retracer
celle du peuple canadien-français, dont les annales s’étendent ou se
reployent, selon que la politique des métropoles étende ou rétrécisse les
bornes de son territoire.
Au temps de l’introduction du gouvernement constitutionnel, la
population des deux Canadas pouvait être d’environ 135 000 âmes, dont
plus de 10 000 dans le Haut ; et sur ce chiffre la population anglo-cana-
dienne entrait pour 15 000 à peu près, et il y avait 1 million, 569 mille
818 arpents de terre en culture. En 1765, la population était d’environ
69 000 âmes, outre un peu plus de 7 000 Sauvages, et il y avait 955 754
arpents de terre exploitable, divisés en 110 paroisses sans compter celles
des villes. La population franco-canadienne s’était doublée par 30 ans
depuis 1679. Elle était à cette dernière époque de 9 400 âmes, en 1720
de 24 400, en 1734 de 37 200 ; il n’y a qu’entre cette dernière année et
1765 que la population ne se redouble pas en conséquence des pertes
faites dans les guerres qui remplirent la plus grande partie de cette période
et de l’émigration en France ; elle n’était que de 60 000 âmes en 1759.
Depuis 1763 elle a repris une marche progressive rapide. Le recensement
officiel de 1844, la porte déjà à 524 000 ; d’où l’on peut conclure qu’elle
sera en 1900 de plus de 2 millions, ou égale à celle de la Hollande
aujourd’hui. L’émigration dans les derniers temps de la domination
française, ne faisait que remplir le vide que laissaient les Canadiens qui
s’en allaient dans les contrées de l’ouest et dans la Louisiane, ou qui
périssaient à la guerre et dans les voyages.
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 93

Le fait de cette augmentation régulière de la population sous toutes


sortes de gouvernement, même sous l’incroyable tyrannie qui pesa sur le
pays depuis 1760 jusqu’en 1792, tyrannie moins lourde par la rudesse
des gouverneurs, que par la folle tentative de la métropole d’arracher aux
habitants leurs lois et leurs institutions, et de les frapper d’exclusion
politique à cause de leur croyance religieuse, le fait de cette augmentation
prouve qu’en Amérique les gouvernements n’atteignent que la surface
des sociétés ; que quels que soient leurs efforts pour les façonner à leur
guise, pour les étouffer même comme nationalité distincte et locale, il
suffit à ces peuples de s’isoler pendant un temps, de resserrer leurs rangs,
de se rapprocher autant que possible de l’esprit du gouvernement de soi
par soi-même, de maintenir la paix et l’ordre intérieur, le mouvement
progressif continue toujours, et le droit et la raison obtiennent invaria-
blement le triomphe qui leur est dû ; car dans ce continent l’avenir est
au peuple ; le peuple est un polype dont chaque partie a les vertus du
tout, et qui finit par envelopper dans ses vastes bras les corps étrangers
qui veulent le fouler et lui nuire.
[...]
Arrêtons-nous ici pour jeter un instant nos regards en arrière. Nous
sommes parvenus à la fin du XVIIIe siècle et à l’introduction du régime
représentatif dans le pays. De grands événements ont passé sous nos yeux
depuis 1755. Tous les malheurs qui peuvent frapper un peuple se sont
réunis pour accabler les Canadiens. La guerre, la famine, les dévastations
sans exemple, la conquête, le despotisme civil et militaire, la privation
des droits politiques, l’abolition des institutions et des lois anciennes,
tout cela est arrivé simultanément ou successivement dans notre patrie
dans l’espace d’un demi-siècle. L’on devrait croire que le peuple canadien
si jeune, si faible, comptant à peine 66 mille âmes en 1764, et par consé-
quent si fragile encore, se serait brisé, aurait disparu au milieu de ces
longues et terribles tempêtes soulevées par les plus puissantes nations de
l’Europe et de l’Amérique, et que, comme le vaisseau qui s’engloutit dans
les flots de l’océan, il n’aurait laissé aucune trace après lui. Il n’en fut rien
pourtant. Abandonné, oublié complètement par son ancienne mère-
patrie, pour laquelle son nom est peut-être un remords ; connu à peine
du reste des autres nations dont il n’a pu exciter ni l’influence ni les
sympathies, il a lutté seul contre toutes les tentatives faites contre son
existence, et il s’est maintenu à la surprise de ses oppresseurs découragés
et vaincus. Admirable de persévérance, de courage et de résignation, il
n’a jamais désespéré un moment. Confiant dans la religion de ses pères,
révérant les lois qu’ils lui ont laissées en héritage, et chérissant la langue
94 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

dont l’harmonie a frappé son oreille en naissant, et qui a servi de véhicule


aux pensées de la plupart des grands génies modernes, pas un seul
Canadien de père et de mère n’a, jusqu’à ce jour, dans le Bas-Canada,
trahi aucun de ces trois grands symboles de sa nationalité, la langue, les
lois et la religion.
Toujours soumis aux règles du devoir, aucun peuple, avec les mêmes
moyens, n’a fait plus de sacrifice et n’a montré plus de courage et d’hé-
roïsme pour la défense de son pays pendant la guerre, n’a montré plus
de respect aux lois et plus d’attachement à ses institutions pendant la
paix. Nous ne reviendrons pas sur les événements de la guerre terminée
par le traité de 1763 ; on les connaît assez. Nous résumerons seulement
ce que nous avons rapporté des événements qui se sont passés depuis,
jusqu’en 1792. C’est dans cet espace de temps que l’on voit éclore les
causes et les germes des discordes qui ont divisé ce malheureux pays.
Le changement de gouvernement à la conquête, amena un change-
ment radical dans le personnel des fonctionnaires publics. Le commerce
tout entier tomba aussi entre les mains des vainqueurs. Les marchands
et les fonctionnaires, étrangers à l’ancienne population au milieu de
laquelle ils étaient, à cause de leur petit nombre, comme perdus, se
donnèrent la main pour se soutenir. Il fut entendu entre eux, que la
langue, les lois et les coutumes des Canadiens seraient détruites, parce
que c’était le meilleur moyen de concentrer entre leurs mains la domi-
nation et l’exploitation de ce peuple ; et que cela était d’ailleurs d’autant
plus facile que sa religion le privait de tout droit politique. La proclama-
tion de 1763 sembla devoir favoriser ce dessein ; mais lorsque,
conformément à une des clauses de cet acte, l’on voulût convoquer une
assemblée coloniale, et que l’on vit le parti protestant insister sur l’ob-
servation rigide de la loi anglaise, par laquelle les catholiques ne pouvaient
être ni électeurs ni éligibles, le gouvernement eut honte de mettre le
pouvoir législatif entre les mains de deux à trois cents aventuriers la
plupart d’un caractère équivoque, et il recula devant l’exécution de sa
promesse. Les fonctionnaires se soumirent en silence ; mais le commerce,
plus indépendant de l’autorité, murmura contre cette faiblesse. De ce
moment l’union entre les fonctionnaires et leurs compatriotes devint
moins intime, et les premiers se conformant de plus en plus à la politique
dictée par la métropole, devinrent plus modérés en apparence, tandis que
les seconds se montraient plus violents, afin d’en imposer à l’Angleterre,
où ils trouvaient toujours des échos au moyen de leurs relations commer-
ciales. Mais la révolution américaine vint encore les éloigner du but qu’ils
voulaient atteindre.
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 95

L’acte de 1774 passé pour attacher les Canadiens à l’empire, rétablit


les lois françaises et mit ce peuple, quand aux droits politiques, sur le
même pied que les autres sujets anglais. Cet acte fut adopté malgré les
efforts inouis qui furent faits pour en empêcher la passation ; et une fois
passé, il eut l’effet de diviser la population protestante. La classe des
fonctionnaires trouvait la nouvelle constitution admirable, parce qu’elle
mettait le pouvoir entre ses mains, la plupart des membres du conseil
législatif remplissant des charges publiques ; et elle était conséquemment
opposée à tout changement, surtout à l’établissement d’une chambre
élective, parce qu’elle craignait pour son autorité, ses privilèges et son
immense patronage. Les marchands, au contraire, voulaient un gouver-
nement représentatif pour les raisons que nous avons déjà exposées
ailleurs. Ils étaient d’autant plus jaloux du conseil législatif que plusieurs
Canadiens y avaient été admis et qu’ils étaient en position par là de
défendre les droits de leurs compatriotes. Ils continuèrent à demander
une constitution libre. Pendant longtemps ils pensèrent que les catholi-
ques ne pouvant prêter le serment du test, se trouveraient exclus des
chambres naturellement comme ils l’étaient en Angleterre. Ce ne fut
qu’après des avertissements formels des intentions des ministres, qu’ils
abandonèrent leurs injustes prétentions, et qu’ils furent obligés d’accepter
comme un pis-aller, mais en murmurant, l’acte de 1791. Encore essayè-
rent-ils, lors de la discussion de cet acte, de faire prévaloir leurs idées dans
le parlement impérial, où il y avait un fort parti pour eux, en tâchant
d’abord de faire maintenir le serment du test tel qu’il se prêtait en
Angleterre, et ensuite en essayant de faire abolir les lois françaises, de
priver le clergé catholique de tous ses privilèges et anciens droits, et enfin
de répartir la franchise électorale de manière à donner la majorité aux
protestants dans la chambre représentative comme ils supposaient qu’ils
l’auraient dans la chambre haute laissée au choix du roi. Battus sur tous
ces points, ils durent accepter la charte de 1791 telle qu’elle était offerte,
et encore ne fut-elle accordée qu’après que les Canadiens eussent joint
leur demande à la leur.
L’acte de 1791, donnant la majorité aux Canadiens dans la chambre
représentative, à cause de leur supériorité numérique, réunit pour la
seconde fois la population anglaise, c’est-à-dire les fonctionnaires publics
et les marchands dans une même communauté d’intérêts et de sympathie.
Les uns se réservèrent le monopole des emplois, et les autres celui du
commerce, que les Canadiens, par l’émigration de leurs marchands en
France, avaient presque totalement perdu, en perdant avec ces hommes
précieux les connaissances spéciales et l’expérience qui leur étaient néces-
96 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

saires pour renouer un commerce sur de nouvelles bases d’après les


circonstances différentes dans lesquelles ils se trouvaient.
Les fonctionnaires et les marchands ainsi réunis formèrent, pour la
seconde fois, une véritable faction, à laquelle les royalistes américains
chassés de leur pays, et arrivant dépouillés de tout et le cœur ulcéré par
leur défaite, prêtèrent l’énergie de la haine et des passions qui les dévo-
raient eux-mêmes. Cette faction osa essayer de faire proscrire la langue
française dans la législature par la majorité même de la chambre d’assem-
blée qui parlait cette langue ; si elle ne réussit pas, elle sut toutefois se
faire donner un pouvoir despotique par la loi qui suspendait l’acte de
l’habeas corpus et qui autorisait le conseil exécutif ou trois de ses membres
à faire emprisonner un citoyen pour délit politique ; et elle eut assez
d’influence pour faire rejeter par la métropole l’acte provincial de 1799,
qui aurait eu l’effet d’assurer au peuple le pouvoir de taxer et de contrôler
la perception et l’emploi du revenu public. Elle cria à la trahison lorsque
la chambre passa cette loi, qui mettait les fonctionnaires dans sa dépen-
dance, en chargeant le budget de la colonie de toute la dépense civile,
dont une partie était alors payée par la mère-patrie ; et l’on verra dans la
suite quel usage elle fit de la suspension de l’habeas corpus pour intimider
la chambre en emprisonnant ses membres, et en usurpant une autorité
contraire à l’esprit de la constitution.
Dès les premiers pas du gouvernement constitutionnel, les hommes
et les partis se dessinent assez pour faire connaître leur caractère, leur
tendance et leur esprit. Le parti anglais, de rebelle qu’il était en 1775
parce que la métropole ne lui laissait pas la domination exclusive du
Canada, voyant ses espérances déçues par l’acte de 1791, se rallia au
gouvernement comme un pis-aller. Mais son rôle était encore fort beau ;
il régnait toujours dans les conseils exécutif et législatif et dans les admi-
nistrations. Le parti canadien dominait dans la chambre d’assemblée
seule ; et il fut bientôt en opposition ouverte avec le pouvoir exécutif, qui
restait toujours entre les mains des mêmes hommes, qui avaient été de
tout temps les ennemis secrets ou avoués des anciens habitants : de là les
longues querelles qui vont continuer de remplir nos annales, malgré
l’introduction du principe électif, et dans lesquelles les Canadiens vont
se présenter à nous sous un nouvel aspect. Intrépides et persévérants sur
le champ de bataille dans la guerre de la conquête, et d’autant plus atta-
chés à leurs institutions que l’on avait fait de tentatives jusqu’en 1791
pour les leur ravir, on va les voir montrer la même constance sous la
nouvelle constitution, et se distinguer également par leur énergie et par
des talents qu’on ne leur avait pas encore connus.
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 97

Tome quatrième5

Livre treizième

L’introduction du gouvernement représentatif forme l’une des


époques les plus remarquables de notre histoire. La constitution de 1791,
telle qu’elle allait être mise en pratique, était loin d’être équitable, parfaite ;
mais la portion de liberté qu’elle introduisait suffisait pour donner l’essor
à l’expression fidèle et énergique des besoins et des sentiments populaires.
L’opinion longtemps comprimée se sentit soulagée en voyant enfin une
voie toute restreinte qu’elle fut ouverte devant elle pour se faire connaître
et se faire apprécier au-delà des mers.
Cette constitution cependant promettait beaucoup plus qu’elle ne
devait tenir. L’un de ses vices essentiels, c’était de laisser deux des trois
branches de la législature à la disposition du bureau colonial, qui allait
par ce moyen se trouver armé de deux instruments qu’il ferait mouvoir
à sa volonté tout en paraissant n’en faire mouvoir qu’un seul. Ce défaut
capital qui n’était encore aperçu que du petit nombre d’hommes expé-
rimentés dans les affaires publiques, leur fit présager la chute du nouveau
système dans un avenir plus ou moins éloigné. La masse du peuple
toujours plus lente à soupçonner les motifs, les arrière-pensées, les injus-
tices, crut d’après les paroles de Pitt, que le Bas-Canada serait à eux, que
la législation, en tant qu’elle ne serait pas incompatible avec l’intérêt et
la suprématie de l’Angleterre, serait fondée sur ses sentiments et sur ses
intérêts, qu’elle serait en un mot l’expression de la majorité des habitants.
Vaine illusion ! Outre l’intérêt canadien, outre l’intérêt métropolitain, il
y avait déjà ce que lord Stanley a depuis qualifié « l’intérêt britannique »
ou l’intérêt de la portion anglaise de la population, qui ne comptait alors
que quelques centaines d’âmes dispersées dans les villes et dans les arron-
dissements situés sur les limites orientales du Canada, le long des États
de New Hampshire, du Massachusetts et du Maine. La plupart étaient
d’origine allemande ou hollandaise6. Ils étaient venus s’établir en Canada
pendant la révolution américaine qu’ils fuyaient. La métropole en se

5. François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours. Tome
quatrième. Québec. Imprimé par John Lovell, 1852.
6. A short view of the present state of the Eastern townships &c. by the Honble. and Revd. Chs.
Stewart A.M. minister of St. Armand Lower Canada and Champlain to the Lord Bishop of
Quebec, 1815.
98 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

réservant la nomination du conseil législatif, s’était conservé le moyen


de donner à cette petite population un pouvoir égal à celui du reste des
habitants et ainsi de nullifier la majorité ou en d’autres termes de
gouverner les uns par les autres.
Dans la nouvelle constitution, le roi ou plutôt le bureau colonial,
car le bureau colonial seul en Angleterre connaissait ce qui se passait en
Canada, formait une branche ; le conseil législatif la seconde, mais comme
il était à la nomination de la Couronne, il devait être nécessairement la
créature de l’exécutif, composé d’hommes dévoués à toutes ses volontés,
en possession de toutes ses sympathies et toujours prêts à lui servir de
bouclier contre les représentants du peuple.
Telle fut dès le début la mise en pratique de l’acte de 1791. La divi-
sion du Canada en deux parties pour assurer à ses anciens habitants leurs
usages et leur nationalité, suivant l’intention de Pitt, manqua son but et
ne donna réellement la prépondérance à personne. Quant au conseil
exécutif lui-même, qui devait être l’image du ministère en Angleterre, il
ne fut qu’un instrument de service entre les mains des gouverneurs, et
ce fut là ce qui amena plus tard la ruine de la nouvelle constitution. En
effet, qui allait conserver l’harmonie entre les deux chambres, si le bureau
colonial ne le voulait pas ? Tout dépendait de cette volonté, puisqu’elle
était maîtresse du conseil exécutif et du conseil législatif dont elle avait
la nomination.
[...]
[...] Jusqu’à ce moment la presse, comme on l’a déjà dit, avait gardé
un silence profond, rarement interrompu par des débats, sur les affaires
intérieures, politiques et religieuses. Ce silence n’était pas tant peut-être
encore le fruit du despotisme que de l’intérêt bien entendu des gouver-
nans. Maîtres du pouvoir, ils possédaient avec lui tous les avantages qui
en découlent pour les individus. Mais l’apparition d’un journal indépen-
dant, proclamant qu’il venait défendre les droits politiques des Canadiens
et revendiquer en leur faveur tous les avantages de la constitution, effraya
ceux qui jouissaient de son patronage. Ils accueillirent le nouveau journal
avec une hostilité très prononcée. Ils s’efforcèrent de faire croire que c’était
un agent français, M. Turreau, alors aux États-Unis, qui en était le prin-
cipal auteur.
C’est un fait incontestable, disait le Mercury qu’il a offert 900 dollars pour
établir une gazette française à New York. N’avons-nous pas raison d’être
jaloux de voir établir un journal français à Québec, lorsque nous apprenons
que l’on parle déjà d’en publier un second, et que l’on va ouvrir une nouvelle
François-Xavier Garneau – Histoire du Canada depuis sa découverte 99

imprimerie. Si dans le temps où nous sommes nous n’en éprouvons pas


d’alarmes, c’est que nous sommes insensibles à tous les symptômes des
malheurs qui nous menacent. Peu d’Anglais connaissent les intrigues et les
cabales qui se passent au milieu de nous.
Malgré les soupçons qu’on tâchait ainsi de faire naître, le Canadien
parut dans le mois de novembre 1806.
Il y a déjà longtemps disait son prospectus que des personnes qui aiment
leur pays et leur gouvernement, regrettent que le rare trésor que nous
possédons dans notre constitution, demeure si longtemps caché, la liberté
de la presse. [...] Ce droit qu’a un peuple anglais, d’exprimer librement ses
sentiments sur tous les actes publics de son gouvernement, est ce qui en
fait le principal ressort. [...] C’est cette liberté qui rend la constitution
anglaise si propre à faire le bonheur des peuples qui sont sous sa protection.
Tous les gouvernements doivent avoir ce but, et tous désireraient peut-être
l’obtenir ; mais tous n’en ont pas les moyens. Le despote ne connaît le peuple
que par le portrait que lui en font les courtisans, et n’a d’autres conseillers
qu’eux. Sous la constitution d’Angleterre, le peuple a le droit de se faire
connaître lui-même par le moyen de la presse ; et par l’expression libre de
ses sentiments, toute la nation devient pour ainsi dire le conseiller privé du
gouvernement.
Le gouvernement despotique toujours mal informé, est sans cesse exposé
à heurter les sentiments et les intérêts du peuple qu’il ne connaît pas, et à
lui faire sans le vouloir des maux et des violences dont il ne s’aperçoit
qu’après qu’il n’est plus temps d’y remédier ; d’où vient que ces gouverne-
ments sont sujets à de si terribles révolutions. Sous la constitution anglaise
où rien n’est caché, où aucune contrainte n’empêche le peuple de dire
librement ce qu’il pense et où le peuple pense pour ainsi dire tout haut, il
est impossible que de pareils inconvénients puissent avoir lieu, et c’est ce
qui fait la force étonnante de cette constitution qui n’a reçu aucune atteinte,
quand toutes celles de l’Europe ont été bouleversées les uns après les autres.
Les Canadiens comme les plus nouveaux sujets de l’Empire ont surtout
intérêt de n’être pas mal représentés.
Il n’y a pas bien longtemps qu’on les a vus en butte à de noires insinuations
dans un papier publié en anglais, sans avoir la liberté de répondre. Ils ont
intérêt de dissiper les préjugés, ils ont intérêt surtout d’effacer les mauvaises
impressions que les coups secrets de la malignité pourraient laisser dans
l’esprit de l’Angleterre et du roi lui-même. On leur a fait un crime de se
servir de leur langue maternelle pour exprimer leurs sentiments et se faire
rendre justice ; mais les accusations n’épouvantent que les coupables, l’ex-
pression sincère de la loyauté est loyale dans toutes les langues.
Histoire du Canada français
depuis la découverte1
Chanoine Lionel Groulx
de l’Académie canadienne-française

Le Régime britannique au Canada

Vue d’ensemble

Une grande aventure vient de finir ; une autre commence. Presque


deux siècles d’histoire dont il faut essayer de prendre une vue d’ensemble.
Entre hier et aujourd’hui, entre le Régime français et le Régime britan-
nique, n’imaginons rien d’une rupture artificielle ou absolue. La même
entité humaine continue sa vie, sur la même terre, dans le même envi-
ronnement géographique. Un seul grand nouveau : la conquête anglaise
qui infléchit d’une courbe la vie du Canada français. Catastrophe qui
s’insère, l’on sait par quelles incidences, dans le contexte de l’histoire
coloniale. Aux prises de possession des nouveaux mondes a tôt succédé,
entre nations colonisatrices, la période des rivalités. Le Canada a fait les
frais de l’une de ces rivalités. Ce sort, il le partage avec la Louisiane, avec
de minuscules Antilles, quelques embryons de colonies espagnoles dans
le pourtour méridional et occidental de l’Amérique du Nord ; mais il
peut être bon de le noter : seul, à vrai dire, parmi les importantes colonies
de l’Europe sur le continent américain, le Canada aura subi la suprême
épreuve. Quelles répercussions à prévoir sur l’histoire qui s’en vient ? Et
je n’entends pas seulement l’histoire isolée du Canada français, mais toute
celle dont elle pourra subir les contre-coups ou qu’elle pourra influencer

1. Chanoine Lionel Groulx, Histoire du Canada français depuis la découverte, 4e édition. Tome
II. Le Régime britannique au Canada. Montréal et Paris, Fides.

101
102 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

elle-même : histoire de l’Amérique du Nord, histoire de l’Angleterre. La


France disparue ou à peu près du continent, les colonies anglo-américaines
ne se sentiront pas impunément débarrassées du cauchemar français.
Devenue puissance impériale, l’Angletere devra affronter les problèmes
de sa nouvelle condition. Par l’annexion de l’Écosse (covenant de 1707),
par l’annexion plus étroite de l’Irlande, elle a déjà perdu de son homo-
généité ethnique et religieuse. Ses récentes acquisitions de la guerre de
Sept ans ont singulièrement accru la composition hétérogène de ses
dépendances. Que de réactions inévitables sur sa vie intérieure et d’abord
sur sa politique coloniale.
Les répercussions les plus lourdes, cela va sans dire, menacent de
s’abattre sur le Canada français. « La conquête, écrit un historien anglo-
canadien, M. A.R.M. Lower – et ce mot il l’a écrit à propos de 1760
– c’est une forme d’esclavage » (a type of slavery). Le mot va loin. Simple
passage, si l’on veut, d’une métropole à une autre, simplement change-
ment d’attaches politiques, économiques, culturelles, par cela seul la
conquête provoquerait déjà, dans la vie d’un peuple colonial, une dange-
reuse perturbation. Mais 1760 qui est tout cela, ne serait-il pas bien autre
chose ? Les Canadiens voyaient s’ouvrir devant eux un avenir plein
d’inconnu, aussi troublant, peut-on dire, que le fut jadis, pour leurs pères,
le grand inconnu de la terre américaine. Une première anxiété assaille les
esprits : à l’heure de la paix, que décidera la France ? Gardera-t-elle ce
Canada qui tant de fois lui a si lourdement pesé ? L’Angleterre gardera-
t-elle sa conquête ? Et si elle la garde, quelle place, quel traitement lui
fera-t-on au foyer britannique ? Petit peuple que ce petit peuple de conquis
de 65 000 âmes. Mais peuple redoutable par sa position géographique,
par l’étendue de son territoire et par son être ethnique et social si différent
du reste de l’empire.
Graves questions qui appellent de graves réponses. Pour y voir clair,
pourquoi ne pas tenter une préfiguration de l’histoire ? Voici une poignée
de colons – 10 000 à 12 000 familles abandonnées dans un coin de
l’Amérique. Qu’attendre de ce peuple minuscule ? Qu’il cède, qu’il se
laisse happer par le plus fort et qui osera lui en faire grief ? Il peut dispa-
raître sans bruit et même sans honte. Que d’aventures aussi magnifiques
que celle de ces Français n’ont connu d’autre dénouement. Mais nous
avons dit la vigueur d’âme de ce peuple de pionniers, son impatience de
tout joug, sa passion de liberté. Et nous sommes au lendemain de 1760.
L’histoire coloniale s’achemine rapidement vers sa dernière phase : l’avè-
nement des jeunes peuples à l’âge adulte. En Amérique, d’étranges
souffles traversent le continent et inquiètent déjà les métropoles. Quelque
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 103

probabilité s’ébauche donc d’un Canada français cramponné à une


volonté de survie, dans l’énergique refus de l’assimilation. Mais alors,
qu’arrive-t-il ? Tout aussitôt une histoire rebondit, prend une grandeur
austère, une beauté tragique.
Mais continuons. En cette vie de résistant, vie d’incessantes reven-
dications, serait-ce introduire encore trop d’apriorisme que d’y discerner
le rôle dominant du facteur politique ? Qu’on ne se méprenne point.
Dans l’histoire en train de se dérouler, nous ne prétendons pas assigner
à l’élément ou au facteur politique, une transcendance qui ne saurait être
la sienne. Le conquis ne cessera pas de vivre en plénitude sa vie coutu-
mière : vie économique, vie sociale, vie culturelle, vie morale et religieuse.
Un peuple ne vit jamais sa vie qu’à la condition de la vivre totale. Mais
repousser l’absorption, survivre, qu’est-ce, pour un groupe humain, sinon
saisir, s’assurer d’abord en quelque mesure le gouvernement de sa vie, et
par conséquent placer à certain niveau l’activité politique ? Tenons
compte, au surplus, des contingences ou du milieu où le peuple conquis
va vivre : milieu des colonies anglo-américaines, milieu rapproché par la
conquête et où déjà l’on manie si vigoureusement l’arme politique ; mais
aussi milieu métropolitain où toute la vie de la nation s’accroche à l’ins-
titution parlementaire. En ces conditions, quoi de si extraordinaire que,
pour la défense de son être, et sous un régime d’opinion, le conquis
saisisse l’arme à sa portée et la plus efficace ? Convenons qu’il ne cherche
point la liberté politique pour elle-même, ni surtout pour elle seule. Mais
quoi de plus naturel qu’elle lui paraisse la condition première de toutes
ses libertés, l’indispensable moyen de résoudre le problème total de son
existence ?
Hypothèses gratuites que tout cela ? Préfiguration fantaisiste, spécu-
lation aventureuse. Les faits sont là qui nous répondent. Sur quelle ligne
maîtresse et voyante s’est bâtie l’histoire du Canada depuis la cession ?
Sur la ligne d’une évolution politique en constante ascension. Ligne qui
tantôt se donne l’air de chercher son tracé et tantôt s’avance avec fougue ;
mais ligne inflexible qui jamais ne dévie. Les vaincus ont jeté de ce côté-là
le plus clair de leurs énergies. Partie du régime de la colonie de la
couronne, l’évolution ne s’arrête qu’à ce terme d’un Québec autonome
dans un Canada indépendant. Et c’est bien l’intérêt souverain de sa
nouvelle histoire qu’élevé en tutelle par ses anciens rois, dans une parti-
cipation minime à son propre gouvernement, le Canadien ait dû accorder
à la politique, au moins dans l’ordre tactique, une sorte de primauté.
104 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

En cette perspective, rien de plus facile maintenant que de partager


en ses divisions naturelles le Régime britannique2. Deux parties se déta-
chent nettement : 1o Vers l’autonomie (1760-1848) ; 2o De l’autonomie à
l’indépendance (1848-1931). En chacune de ces parties, ne restent plus
à marquer et définir que les subdivisions ou étapes. Vers l’autonomie, trois
périodes : 1re période : Régime provisoire (1760-1764). Période hors cadre
ou période de transition, si l’on peut dire. Période d’occupation militaire
par quelques détachements de l’armée conquérante ; période d’attente
où se décide en Europe le sort du Canada ; période de recueillement où
les miliciens, rentrés dans leurs foyers, s’occupent à rebâtir le pays, à
panser les plaies de la guerre.
2e période : Régime de la colonie de la couronne (1764-1791). Après
le traité de Paris (10 février 1763), premier énoncé de la politique de
l’Angleterre à l’égard de sa conquête, politique d’assimilation promulguée
par la Proclamation royale du 7 octobre 1763. Dès 1764, avec l’inaugu-
ration du nouveau régime, première et décisive orientation du Canada
français : refus absolu de l’aliénation religieuse, culturelle, proposée par
le conquérant. Vingt-sept ans d’histoire qui peuvent se partager en deux :
dix années d’abord de revendications, ici même au pays et en Angleterre ;
puis succès de ces revendications avec l’Acte de Québec de 1774 : étonnante
législation du parlement de Londres qui abroge la Proclamation royale
du 7 octobre 1763, et, pour ce faire, pratique de larges brèches dans les
lois fondamentales du royaume. En résumé les Canadiens obtiennent,
en 1774, le maintien de leurs lois civiles françaises, ce qui assure leur
régime de propriété, leur hiérarchie sociale. Leur liberté religieuse s’accroît
de nouvelles garanties ; libérés des serments antipapistes, les nouveaux
sujets se voient ouvrir légalement l’accès aux fonctions publiques ; entre
eux et les « anciens sujets », l’inégalité civile et politique prend théorique-
ment fin. Bref, l’Acte de Québec reconnaît à un peuple catholique et

2. Nous écrivons Régime britannique et non Régime anglais. Peut-être serait-il opportun de
parler proprement, en histoire autant qu’en d’autres domaines. Le terme Régime anglais nous
paraît une incorrecte désignation de trop de manuels et même de trop d’historiens. Le traité
de Paris n’a pas fait du Canada, une province strictement anglaise, mais l’a fait entrer dans
cet ensemble de pays ou de possessions de races et de cultures diverses qui ont formé l’empire
britannique et qui seront régis par des constitutions et législations plus britanniques qu’an-
glaises. En outre, politiquement, le Canada n’a pas été soumis, de 1760 à 1931, à un régime
proprement anglais. Pas, en tout cas, à partir de 1848, alors que devenue colonie autonome
(self governing colony), son régime politique est plutôt un régime canadien. Pour cette seule
raison, l’expression « Régime anglais » ne saurait convenir à toute la période qui a précédé
l’époque de l’indépendance.
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 105

français, le droit à l’existence dans l’empire britannique, droit d’impor-


tance à l’heure où, par suite de l’immigration des Britanniques et des
« loyalistes » américains, le problème va se poser de la cohabitation des
races.
Une liberté reste à conquérir : la liberté politique qui mettra fin au
régime autoritaire de la colonie de la Couronne. Ce sera l’affaire des
prochains dix-sept ans. Une imparfaite exécution de l’Acte de Québec, un
synchronisme historique d’une rare vigueur, des courants ou confluents
d’idées puissants : révolution française, influences conjuguées, renforcées
en Amérique, par une maladroite compression des libertés coloniales,
finissent par balayer un régime périmé.
3e période : Régime parlementaire (1791-1848). Régime dont le
premier effet est de partager le Canada en deux : le Bas et le Haut-Canada
(le Québec et l’Ontario d’aujourd’hui), l’un français, l’autre britannique.
Régime accueilli avec enthousiasme et qu’on disait une copie du régime
de la métropole. En réalité régime bâtard et décevant ; régime de la colonie
de la couronne maintenu sous le masque parlementaire. Parlements sans
prises véritables sur l’exécutif ; les suprêmes pouvoirs perpétués entre les
mains de gouverneurs autocrates, sans responsabilités politiques dans les
colonies, responsables au seul gouvernement impérial. Forme de parle-
mentarisme qui pouvait encore convenir à l’Angletere oligarchique du
XVIIIe siècle, mais en plein désaccord avec l’esprit démocratique du jeune
continent. Suites faciles à prévoir. Agitation continue, croissante, dans
toutes les provinces de l’Amérique britannique. Agitation plus vive dans
le Bas-Canada français plus menacé dans sa liberté et dans sa vie. En
1837-38, insurrections sanglantes dans les deux Canadas. En 1841, pour
étouffer l’agitation, vagues promesses d’autonomie de la part de Londres,
union forcée des deux Canadas, tentative d’angliciser le Canada français.
Politique illusoire. Rapprocher réformistes ou libéraux des deux provinces
les plus populeuses, c’était doubler dangereusement la force des reven-
dications coloniales. En 1842 d’abord, puis définitivement en 1848, à
la faveur d’un autre synchronisme historique et par la ténacité du
Canadien français Louis-Hippolyte La Fontaine, habile manœuvrier
autant qu’homme d’État, la province du Canada gagne son autonomie.
Du même coup, le Canada français gagne la sienne. Un fait s’est imposé :
point de gouvernement stable ni même viable sans la collaboration des
Canadiens français. Appel leur a donc été fait, et à titre de groupe national
(as a race and as a people). En 1849 la langue française devient, à l’égal
de l’anglais, langue officielle de l’État. Dès le début, du reste, l’État unitaire
établi par le régime de 1841 a dû se transformer pratiquement en État
106 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

fédératif, redonnant à chacune des deux provinces une part de sa person-


nalité politique.
Deuxième partie : De l’autonomie à l’indépendance (1848-1931). Ici
encore deux étapes : une première, de 1848 à la Confédération (1867) ;
une seconde, de la Confédération au Statut de Westminster (1931).
L’année 1848 avait apporté l’autonomie à l’égard de la métropole.
L’autonomie intérieure ou l’autonomie individuelle de chacune des
sections de la province, à l’égard de l’une et de l’autre, fut jugée bientôt
insuffisante et par le Haut et par le Bas-Canada. En dépit de leur évolu-
tion vers le fédéralisme, les institutions de 1841 restent de structure
unitaire : un seul et même parlement qui multiplie, de part et d’autre,
mésententes et brouilles et qui entraîne la dissolution de l’Union. Une
seule solution paraît opportune et acceptable au Bas-Canada : une fédé-
ration des provinces de l’Amérique du Nord britannique. Donc, en 1867,
le Bas-Canada, devenu le Québec, recouvre, comme en 1791, son indi-
vidualité politique. Pour lui, la bataille de l’autonomie paraît
définitivement gagnée. Il lui reste à parfaire son autonomie intérieure
par l’autonomie économique, sociale, culturelle, puis à défendre son
autonomie politique et nationale contre les empiètements du pouvoir
central. Et puisque la fondation du grand Canada s’accompagne d’un
phénomène de dispersion de la race française, d’un océan à l’autre, le
Québec aura aussi à protéger, contre l’oppression des provinces anglo-
phones, les droits naturels et constitutionnels des minorités de sa foi et
de sa culture. Enfin et surtout avec le début du XXe siècle, il lui reste à
défendre sa propre autonomie et celle de tout le Canada contre les retours
offensifs de l’impérialisme britannique. Bataille qui conduira le pays à
l’indépendance et où le Canada français, pour son esprit essentiellement
canadien, jouera un rôle d’avant-garde.
En cette histoire trop apparemment politique, sans doute faudra-
t-il faire attention de ne pas négliger tout ce qui la conditionne et tout
ce qu’elle-même conditionne. Rien ne sera plus facile, du reste, que
d’observer les réactions de chaque gain de l’évolution politique sur les
autres formes de la vie collective, et réciproquement les réactions d’une
vie devenue plus robuste, plus consciente, s’exaltant à la conquête de
nouvelles libertés. Élan vital qui fait l’âme de cette histoire et lui donne
sa structure organique.
Chacun peut constater également comme entre les régimes, l’ancien
et le nouveau, la ressemblance et l’unité s’établissent. Le Régime français
nous a paru dominé par une fatalité tragique : disproportion toujours
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 107

énorme entre l’homme et sa tâche ; tâche d’un peuple forcé de bâtir seul
ou presque seul son pays et sa vie, chargé d’un empire dont le poids
l’écrase. D’où une histoire d’une tension extrême. Après 1760, même
paysage historique, mêmes constantes, même obligation de penser et de
vivre périlleusement. Disproportion aussi considérable entre l’œuvre et
l’homme. Bâtir sa vie, dans un isolement encore plus absolu, sur un
continent d’où la France est expulsée ; dans une Amérique anglo-saxonne,
maintenir un îlot de latinité ; survivre catholique et français dans un
empire britannique devenu la première puissance matérielle et protestante
du monde.
Destin de grands labeurs et de grands risques, mais qui rend à un
peuple ce qu’il coûte.
***
Cette portion d’histoire, ai-je besoin d’en donner l’assurance, j’espère
l’écrire la première, en toute objectivité, dans la mesure du moins où
l’historien de bonne volonté y peut prétendre. Je n’entends ni atténuer
ni aggraver le conflit inévitable entre le conquérant et le conquis, entre
deux cultures et deux civilisations. Déclaration qui n’est pas vaine dans
un temps où l’on s’efforce d’embrigader l’histoire pour des propagandes
étrangères à son objet et à sa discipline.
L’histoire peut servir à l’union nationale ; il ne lui appartient pas d’y
travailler. Elle se situe en dehors de ces préoccupations et plus haut. Une
paix solide et durable entre nations ne saurait se fonder, du reste, sur le
mensonge historique. Deux races appelées à cohabiter le même pays ont
besoin de savoir ce qui s’est passé entre elles, ne serait-ce que pour se
mieux connaître et apprendre ce qu’elles ont à se pardonner l’une à l’autre.
[...]

Proclamation de 1763

L’Angleterre allait répondre par la Proclamation royale du 7 octobre


1763. En dépit de son épithète « royale », de qui émane ce qu’un juriste
anglais de ce temps-là, lord Mansfield, appellera la « constitution impé-
riale du Canada » ? À l’encontre des autres constitutions canadiennes qui
vont suivre, la Proclamation n’est pas l’œuvre du parlement britannique.
Elle sort des mains du Board of Trade, corps d’informateurs au service du
Secrétaire d’État, lord Egremont. L’Angleterre ne possède encore qu’une
administration coloniale assez inorganique. Lord Egremont chargera le
108 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Board of Trade de préparer l’acte d’intégration dans l’empire de ses


conquêtes récentes en Amérique : Canada, Florides, îles Grenadines,
Dominique, Saint-Vincent et Tobago. Colonies dont le caractère dispa-
rate expliquerait, au moins pour une part, les maladresses de la législation.
Qu’est-ce, en effet, que cette Proclamation royale destinée à mettre
fin au « provisoire » au Canada, et que l’on peut tenir pour l’un des textes
fondamentaux de la politique coloniale de l’empire anglais ? Pour en bien
saisir la substance et l’esprit, une première précaution importe : n’en point
séparer l’analyse de deux autres documents officiels qui l’accompagnent
et l’explicitent : la commission de James Murray, devenu premier gouver-
neur du Canada, et les Instructions au même personnage. Rien de plus
facile alors que de discerner, en ce qui concerne la colonie canadienne,
quatre parties ou stipulations distinctes : un remaniement géographique,
une refonte du système juridique qui équivaut à une révolution ; un
programme inquiétant de politique religieuse, l’institution d’un orga-
nisme législatif et administratif plutôt réactionnaire. On le voit, à cette
politique inaugurale, l’on est tenté d’appliquer un qualificatif, celui de
politique de bouleversement.
Bouleversement total, le mot s’applique d’abord à la géographie du
Canada. L’ancien empire français vole en éclats. Le pays, appelé désormais
« le gouvernement de Québec » et le seul gouverné à l’européenne, ne
sera plus qu’une bande de terre rétrécie sur les deux rives du Saint-Laurent.
[...].

Proclamation, lois et Église

Le bouleversement géographique n’est pourtant que le prélude de


bien d’autres. On aura retenu le mot de l’historien Lower, à propos de
conquête : « type d’esclavage », a-t-il écrit, accompagnant le mot de ce
commentaire : « Les conquis assistent à l’envahissement de tous les
domaines de leur vie par leurs maîtres. » (The whole life structure of the
conquered is laid open to their masters.) C’est dire la sorte de fatalité dont
l’histoire se trouve saisie. Au Canada de 1763, l’un des tout premiers
domaines envahis est celui des lois. Sa Majesté britannique, disait la
Proclamation, entend garantir aux habitants actuels et futurs de ses
colonies, « les bienfaits des lois de Notre Royaume ». En conséquence, les
lois élaborées dans les futures chambres électives, devront l’être « confor-
mément, autant que possible, aux lois d’Angleterre et aux règlements et
restrictions en usage dans les autres colonies ». Immédiatement et sans
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 109

attendre les législations prochaines, la règle rigide s’applique aux tribu-


naux. Ils auront à « entendre et juger toutes causes, aussi bien criminelles
que civiles, suivant la loi et l’équité, conformément autant que possible
aux lois anglaises ». En des termes presque identiques la commission de
Murray réitère ces consignes. De façon catégorique, l’on faisait donc table
rase des anciennes lois du pays. L’Angleterre impériale procédait comme
tous les grands conquérants, Rome, Alexandre et bientôt Napoléon : la
loi devenait, entre ses mains, un instrument d’unification.
Tout aussi radical et menaçant l’énoncé de la politique religieuse.
Les historiens ont surtout retenu l’article 33 des Instructions au gouver-
neur Murray : texte qui expose, comme l’on sait, un projet détaillé de
protestantisation par l’école et autres moyens. Combien plus agressif se
révélait pourtant l’article 32 des mêmes Instructions. C’est là, en effet,
que l’Église canadienne se voyait interdire, de la façon la plus formelle,
toute relation avec la papauté : « Vous ne devrez admettre aucune juri-
diction ecclésiastique émanant du siège de Rome ni aucune autre
juridiction ecclésiastique étrangère dans la province confiée à votre soin. »
[...].
[...]

Politique de 1764 : aperçu

Devenue tout de bon puissance impériale, la Grande-Bretagne s’es-


sayait à l’ébauche d’une politique coloniale. Avait-elle sujet de se flatter
de son premier essai ? Nul texte constitutionnel n’aura provoqué autant
de discussions ni de désordres que la Proclamation royale de 1763. Quel
nid à litiges, par exemple, que le dépècement géographique de l’empire
français ! Quelques colonies anglo-américaines ont pu recevoir d’appré-
ciables accroissements de territoire vers le nord. Mais les luttes passionnées
de toutes ces colonies nous l’ont appris : leur expansionnisme tendait
plutôt vers l’ouest, vers la possession de l’Ohio et des Pays d’en haut. En
quel esprit, ces perpétuelles mécontentes vont-elles accepter l’interdiction
de tout établissement de colon à l’ouest des sources des rivières qui se
déchargent dans l’Atlantique ou dans le Saint-Laurent ?
Tout aussi sujet à caution le régime politique imposé au Canada. En
liberté politique, le nouveau régime n’offrait sans doute aux conquis rien
de pire que l’ancien régime français. Que devenaient toutefois les décla-
rations et promesses solennelles d’Amherst et d’Egremont de leur accorder
« les mesmes privilèges qu’aux anciens sujets du Roy » ? Dans tous les
110 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

domaines de l’administration, le conquérant leur assignait assez maigre


part pour se donner l’air de ne leur accorder nulle confiance. Il faisait
exactement d’eux, comme dit encore M. Lower, « a second rate people ».
En somme, l’Angleterre tentait l’entreprise toujours présomptueuse de
gouverner un pays par des chefs et des fonctionnaires étrangers à la masse
de la population. Le régime de 1763 n’a pas eu l’heur de satisfaire davan-
tage le petit groupe des premiers immigrants britanniques. Il offrait en
effet cet autre désagrément de placer la colonie canadienne dans une
condition inférieure, du point de vue politique, à celle des colonies
voisines. Erreur d’une telle gravité que l’on ne songe point, sans effroi,
à tout ce qui peut manquer d’en sortir. Londres, qui avait tant à se plaindre
de l’esprit démagogique des Assemblées des Plantations, allumait ici, sans
trop y réfléchir, un foyer d’agitation qui ne s’éteindrait pas avant un siècle.
Et, du même coup, et pour les jours prochains, quel terrain n’allait-on
pas préparer à la propagande américaine ? Rappelons-nous. C’est en
invoquant le caractère antilibertaire de ce mode de gouvernement qu’en
1774, le Congrès américain appellera les Canadiens à la révolte contre
l’Angleterre.
Non moins redoutables les menaces qui se dressaient contre les lois
et la foi du conquis. Unifier le droit, c’est unifier la nation. Tous les
conquérants modernes ont retenu l’axiome romain. C’est que le droit
n’est pas une chose abstraite. Expression, incarnation d’un esprit, d’un
état social, il devient l’une des formes et l’un des soutiens de la culture
nationale. Le changer brusquement, c’est d’ailleurs plonger une peuple
dans le désordre anarchique. Vérités élémentaires sur lesquelles néanmoins
les juristes anglais sont loin de se trouver d’accord. Francis Maseres, l’un
des premiers avocats anglais venus au pays, se montre favorable à « la
conservation des lois qui régissent les propriétés ». D’autres font volontiers
table rase de « toutes les lois contraires aux principes fondamentaux du
gouvernement ou aux institutions politiques, ou à la religion de l’État
conquérant ». La politique métropolitaine parut d’abord se rallier à cette
dernière école. Mesura-t-elle les conséquences possibles de sa politique ?
La rupture avec l’ouest, suite du remaniement géographique, mettait fin
ou presque à l’expansionnisme français du côté des Pays d’en haut ; elle
refoulait le peuple vers la culture du sol, vers le tassement dans le cadre
des seigneuries ; elle promettait de consolider la paysannerie canadienne.
Mais à quoi tournerait l’apparent avantage, si, avec la disparition des lois
qui régissent la tenure paysanne, disparaissait aussi l’armature juridique,
la hiérarchie sociale où s’appuyait cette tenure ? Au reste, la Proclamation
s’apprête à miner encore plus sûrement tenure et hiérarchie par l’intro-
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 111

duction dans le pays, d’une tenure rivale, la tenure allodiale. Des


distributions de terres libres sont en effet prévues en faveur des soldats
et des officiers réformés de l’armée et de la marine anglaises, distributions
gratuites qui ne peuvent que constituer un groupe de colons privilégiés.
Le seigneur ne sera plus le seul grand terrien ni le seul distributeur de
terres, cependant que seul l’habitant canadien se verra tenu aux redevances
féodales.
Contre la foi des Canadiens, un mot résume le péril de 1764 : le
schisme pratiquement imposé avec l’Église de Rome. Ne revenons pas
sur le rôle historique du catholicisme au Canada. On se rappelle ce qui
est né de la vieille foi, de sa sève généreuse. Elle a suscité, informé les
institutions de base ; elle en est devenue l’âme. La colonie lui doit sa plus
robuste unité, les plus fermes ressorts de la conscience populaire, sa
philosophie de la vie. Son catholicisme, c’était, pour le Canada, avons-
nous dit, sa première ligne de force. On pourrait encore dire que la
première ligne de résistance de la colonie française à l’offensive anglo-
protestante – ses torres vedras – c’étaient ses 110 paroisses, véritable chaîne
de bastions échelonnés le long du Saint-Laurent. Encore fallait-il qu’une
institution et un principe de vie, le lien avec Rome et l’épiscopat, fussent
en état de vivifier ces 110 cellules sociales et de leur garder le sens de
l’unité. Or, nul besoin d’en appeler aux prophètes pour deviner, dans un
Canada conquis, le rôle possible et même fatal d’une Église nationale,
naturellement servile. Eussent-ils alors soupçonné les projets ambitieux
de Murray, son alliance équivoque avec le fameux Roubaud pour une
protestantisation massive du pays, quelle n’eût pas été l’anxiété des
Canadiens. Et quel autre sujet d’alarme que la propagande enflammée
des Églises en Angleterre pour la réforme religieuse de la nouvelle
conquête, propagande animée par nul autre que l’archevêque de
Cantorbéry, et transportée jusqu’en France, pour un recrutement de
pasteurs huguenots de langue française. Tout semblait justifier d’avance
ce mot de l’historien Taine : « Le principal objet de l’État conquérant est
la conquête des Églises. »
N’essayons pas d’éluder la vérité. L’histoire n’est pas le jardin fleuri
des légendes. Nous voilà bien en présence d’une politique d’assimilation
nettement caractérisée. Une civilisation ne dure qu’autant que dure son
principe vital, c’est-à-dire les idées-forces autour desquelles se groupe une
collectivité humaine. L’agression de 1764 est indubitablement dirigée
contre l’être même du Canada français. Ainsi va juger cette politique,
lord Durham qui regrettera que, dans la suite, le gouvernement britan-
nique n’y ait pas persévéré. M. F.R. Scott qui relève, dans l’histoire
112 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

canadienne, deux de ces tentatives d’assimilation, de la part du « British


Element », fait remonter la première à la Proclamation de 1763. Par le
changement de leurs lois et de leurs institutions, écrit-il dans Political
Nationalism and Confederation, on se flatta de l’espoir de gagner graduel-
lement les nouveaux sujets « to the new British ways ». M. A.L. Burt,
dans The Old Province of Quebec, résume, dans une formule encore plus
catégorique, les intentions de la Proclamation, de la Commission de
Murray et des Instructions : « Il s’agissait de transformer une vieille colonie
française en une colonie anglaise. » (An old French colony was to be remade
into an English colony.)
Les Canadiens se voyaient donc acculés à une décision suprême. Être
ou ne pas être ! La tragique question d’Hamlet se posait pour eux. Quelle
sera leur option ?
[...]

L’Acte de Québec

C’est à sa session de 1774 que le parlement de Westminster aborde


les affaires canadiennes. Les circonstances ne manquent pas qui confèrent
à ce débat une particulière solennité. Quelques-uns des orateurs de
l’époque classique de l’éloquence parlementaire en Grande-Bretagne,
Fox, lord North, Wedderburn, Edmund Burke, s’y affrontent. L’empire
est en pleine crise. L’insurrection gronde dans les colonies anglo-améri-
caines. L’Acte de Québec se présente à la veille d’élections générales et à
la fin d’une session agitée. Le parlement vient de voter une première loi
pour abroger la constitution du Massachusetts, une deuxième pour fermer
le port de Boston, une troisième pour soustraire à la juridiction des cours
coloniales du Massachusetts, les fonctionnaires métropolitains employés
à la répression des troubles.

Caractère extraordinaire de l’Acte de Québec

Ce quatrième projet de loi destiné à devenir l’Acte de Québec, et qui


aussi fortement que les autres, va remuer l’opinion, que contient-il donc ?
Rien de moins qu’une révision de la politique coloniale de l’Angleterre.
Toute conquête porte avec soi sa rançon qui est d’introduire dans la vie
du conquérant une sorte d’explosif. Irruption de la civilisation du vain-
queur dans celle du vaincu, elle est tout aussi bien l’inverse. L’Angleterre
s’en est rendu compte dès le lendemain de 1764. L’intégration dans
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 113

l’empire d’une colonie française de quelque 100 000 âmes lui posait tout
à coup l’un de ses problèmes les plus épineux. Voici dix ans que les
vigoureuses résistances de cette colonie à l’assimilation font travailler les
juristes anglais. La métropole anglaise avait cru établir, en ses possessions
américaines, des Florides au Labrador, un juridisme uniforme. En ce
juridisme, faudrait-il donc pratiquer des brèches coûteuses, affranchir
une simple colonie des lois impériales ? Dans le domaine religieux,
allait-on accorder à des coloniaux, hier encore étrangers à la famille
britannique, une tolérance qui impliquerait, dans un coin de l’empire,
la reconnaissance officielle du catholicisme et, par le fait même, l’octroi
à ces nouveaux venus de droits et privilèges d’ordre public, encore refusés
aux sujets papistes du royaume ? Pour tout dire, l’empire britannique
cesserait-il d’être un système clos, fondé, avait-on espéré, sur l’homogé-
néité rigoureuse de la race, de la loi, de la foi ? Ou faudrait-il le laisser
devenir une entité composite de nations reliées ensemble par les seuls
liens de l’intérêt économique et de l’allégeance à la même couronne ?
Triple réforme ou révision qui bouleverse les idées régnantes en Angleterre
et ne peut manquer de soulever à la fois l’orgueil juridique anglais et le
sentiment protestant, et non seulement en Grande-Bretagne, mais dans
les colonies continentales du sud et au Canada. Ici la minorité britannique
n’a pas désarmé, depuis 1764, sur la question des lois, pas plus que sur
la question religieuse et politique. Dans les treize colonies, la prochaine
Déclaration d’indépendance reprochera au roi de la Grande-Bretagne
d’avoir « aboli dans une province voisine, le système libéral des lois
anglaises » ; le Congrès de Philadelphie demandera l’abrogation d’un Acte
qui, pour avoir établi « la religion catholique romaine », au Canada, vient
d’ériger « une tyrannie grandement dangereuse pour les colonies britan-
niques voisines ». Voici néanmoins que le parlement anglais passe outre
à ces scrupules et à ces objections. Voté en seconde lecture aux Communes,
par 105 voix contre 29, l’Acte de Québec, en dépit des protestations de la
masse londonienne et de son Conseil de ville, reçoit le 22 juin 1774 la
sanction royale.
Étonnante législation, justement désignée par un historien comme
l’« un des grands textes historiques de l’empire britannique moderne ».
Qu’y relève en effet une analyse sommaire ? En premier lieu, et les
Canadiens, dans leur clairvoyance, avaient réclamé la chose dès 1767,
une reconstitution partielle de l’ancienne Amérique française : le Labrador,
le triangle Ohio-Mississipi, les Pays d’en haut, un large environnement
autour des grands Lacs, tous ces territoires réintégrés dans la province de
Québec ; la « réserve » indienne elle-même récupérée, comme s’il eût fallu
la ressaisir avant une invasion possible des colonies insurgées, ou dresser,
114 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

contre ces colonies, selon l’historien anglo-canadien Duncan McArthur,


la menace d’une Nouvelle-France ressuscitée. En second lieu, et c’en est
la partie saillante, l’Acte de Québec abroge la Proclamation royale de 1763,
et, avec elle, toute l’œuvre législative édictée depuis la Conquête. En
revanche, il rétablit les lois civiles françaises, « de la manière la plus large,
la plus ample, la plus avantageuse » (in as large, ample and beneficial
manner), disait le texte. Ce qui signifie, au sentiment du juriste P.-B.
Mignault, le maintien de tout le droit civil français, en vigueur dans dans
la colonie avant la cession de 1763. Non moins considérables les conces-
sions dans le domaine religieux. Le libre exercice de la religion catholique
reste encore sujet, au moins théoriquement, à la « suprématie royale ».
D’autre part l’Église se voit assurer sa subsistance temporelle, par le droit
à la perception de la dîme. En outre, l’accès aux charges publiques s’ouvre
aux catholiques sans la prestation de serments contraires à leur foi. En
politique, le Canada en reste, il est vrai, au régime de la Crown Colony.
Cependant, pour apaiser l’élément britannique, de nouveau l’établisse-
ment, à brève échéance, d’institutions représentatives, reste entrevu
comme chose possible. Puis les cadres du Conseil sont élargis, pour faire
place désormais à 23 membres au plus, à 17 au moins.
Pour le Canada français, qui voudra nier la portée considérable de
cette législation ? Impossible de n’y pas reconnaître un coup de la
Providence, un de ces faits d’histoire où il semble que l’on discerne
l’évidente intervention d’En-Haut. Hier la porte paraissait close sur
l’avenir. Une conjonction d’événements inattendus venait tout révolu-
tionner. La porte tournait sur ses gonds. Quelques contemporains de
l’Acte de Québec y ont vu la « Grande Charte » du Canada français. Le
mot ne nous paraît pas excessif. L’Acte de Québec n’annulait, sans doute,
ni ne pouvait annuler tous les effets de la Conquête. Quel texte législatif
l’eût pu faire ? Une plénitude de droits et d’autonomies resterait à
conquérir qui ne dépendrait que de l’énergie agissante du conquis. [...]

Analyse de l’Acte

[...]
Pour l’avenir national du Canada français, quelle haute signification
ne pas encore attacher à l’Acte de Québec ? Il n’a pas fondé le nationalisme
canadien-français, selon la prétention de M. Duncan McArthur. Ne lui
aurait-il pas donné sa base juridique ? Jusqu’ici le fait français au Canada
ne pouvait se prévaloir que des capitulations, reconnaissance qui dépas-
sait à peine les vagues garanties du droit naturel. L’Acte de Québec est
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 115

venu lui conférer, de la part de la plus haute autorité de l’empire, une


reconnaissance de droit constitutionnel. Étienne Parent y verrait « un
vrai contrat social entre nous et l’Angleterre [...] la consécration de notre
droit naturel ». Ainsi l’entendent les plus récents des historiens anglo-
canadiens. M. Burt écrit, par exemple, dans The Old Province of Quebec :
« L’Acte de Québec incorporait ce principe nouveau et capital de l’empire
britannique : la liberté pour les peuples non-anglais de rester eux-mêmes. »
(The Quebec Act embodied a new sovereign principle of the British Empire :
the liberty of non English peoples to be themselves.) À peine moins explicite,
M. Edgar McInnis nous dira, dans Canada, Political and Social History :
« L’Acte constituait l’abandon définitif de l’effort tenté en vue d’établir
une forme de gouvernement colonial fondé sur les institutions britanni-
ques. On se rendait compte qu’il fallait traiter le Canada comme un
problème spécial qui requérait une solution spéciale, à part. » Faire du
Québec un pays français, point de vue primordial qui paraît avoir inspiré
le législateur britannique jusque dans la reconstruction géographique de
l’ancien empire. Le préambule de l’Acte de Québec a tenu à nous en
instruire : c’est pour la raison que dans l’Ouest existent plusieurs établis-
sements « où se trouvent des sujets de France qui ont demandé à y rester » ;
c’est parce que les Îles du golfe et les côtes du Labrador contiennent des
pêcheries sédentaires « établies et exploitées par des sujets de France »,
que l’une et l’autre de ces régions sont réannexées au Canada. L’historien
peut l’affirmer : à partir de ces jours de 1774, il ne tenait plus qu’aux seuls
Canadiens français de ressaisir pour jamais leur volonté de survivance.

Causes de l’Acte de Québec

Quelle explication fournir de cette législation, véritable monument


d’exception dans l’histoire du parlement anglais ? L’explication, chacun
l’a déjà trouvée dans le contexte historique où s’insère l’Acte de Québec.
Proclamation royale de 1763 et politique de 1764 procèdent d’une
méprise insigne sur la vigueur interne du jeune Canada et son point
d’évolution. L’énergique réaction du conquis a ouvert les yeux de l’assi-
milateur. « Il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps, avouaient Guy
Carleton et le Juge William Hey, pour se rendre compte de l’impossibi-
lité d’abroger en bloc les lois d’un pays bien cultivé et colonisé depuis
nombre d’années [...]. » Les juristes Grey et Yorke se rangent à la même
opinion : « Il est essentiel d’en agir ainsi à l’égard du Canada, reprennent-
ils, parce que c’est une ancienne et grande colonie depuis longtemps
peuplée et cultivée [...]. » L’aveu, il est intéressant de le souligner, revient
116 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

dans le préambule même de l’Acte de Québec. Le parlement impérial


abroge le régime politique de 1764 pour cette raison capitale, y déclare-
t-on, que ces institutions
ont été par expérience trouvées incompatibles avec l’état et les circonstances
où se trouvait ladite province dont les habitants, à l’époque de la conquête,
formaient une population de soixante-cinq mille personnes professant la
religion de l’Église de Rome et jouissant d’une forme de constitution stable
et d’un système de lois, par lesquelles leurs personnes et leurs propriétés
avaient été gouvernées et régies pendant de longues années [...].
Estimera-t-on cette première explication insuffisante et bien inca-
pable de justifier les dérogations exceptionnelles du parlement impérial
aux lois fondamentales du royaume, tout comme le défi jeté à l’opinion
publique en Angleterre, et surtout l’autre défi aux colonies anglo-améri-
caines qui ne pouvaient voir et qui n’ont vu, dans l’Acte de 1774, qu’une
mesure coercitive supplémentaire dressée contre elles ? Nous en appelle-
rons alors à deux circonstances ou facteurs déjà soulignés : la position
géographique du Canada et le moment historique de l’Acte de Québec.
L’un de ces facteurs n’a pas échappé à M. Lower qui écrit dans son Colony
to Nation : « Le problème ne se réduisait pas à 60 000 nouveaux sujets ;
mais le peuple conquis formait une puissante société, dans un habitat
géographique d’une importance cruciale. » Le moment historique,
Carleton s’est chargé de le mettre sous les yeux des parlementaires britan-
niques, et c’était pour lui le péril américain et le péril d’une reprise de la
guerre avec la France. « L’Acte de Québec fut rédigé, l’œil fixé, non sur
Québec, mais sur Boston », écrivait, il y a déjà longtemps, Duncan
McArthur. « Il devenait [...] urgent de renforcer les défenses du Canada
et de s’assurer la loyauté des Canadiens, et, pour cette dernière fin, conclut
M. Edgar McInnis, il devenait absolument essentiel de leur donner
satisfaction. » Après cela, faisons sa part, si l’on veut, à la générosité des
parlementaires anglais, même si les parlements n’ont guère l’habitude
d’affronter les grands risques par simple idéalisme juridique. Mais rete-
nons aussi que l’idéalisme juridique qui jouait ici, en Amérique, pour de
purs étrangers, refusait de jouer, en Angleterre, pour les fils du royaume.
Et alors, si l’on ne veut point assigner à la législation de 1774, législation
sans précédent, des causes parfaitement insuffisantes, force sera bien de
la tenir pour une vue politique aussi opportune à tout le moins qu’intel-
ligente et généreuse. L’Empire britannique, avons-nous dit, s’ouvrait les
yeux à une nécessité vitale. Enrichi de possessions trop éloignées de son
centre de gravité, il lui fallait un peu partout de solides pied-à-terre. Dans
une Amérique déjà en feu, ce pied-à-terre serait le Canada. Toute autre
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 117

explication de l’Acte de Québec qui ne tiendrait pas compte de ce fait


capital, ne peut être que fantaisiste et superficielle.
[...]

L’Acte de Québec, semence d’agitation

L’Acte de Québec eût dû stabiliser la vie politique de la province. Il


arrive qu’il soit le départ d’une nouvelle période d’agitation. Daniel
Halévy a écrit un petit livre qui a pour titre : Essai sur l’accélération de
l’histoire. S’il y a des périodes, en effet, où l’histoire piétine, il en est
d’autres où il semble qu’elle se précipite. La période que nous abordons
se range parmi ces dernières. Les années qui s’écoulent au Canada entre
1774 et 1791 sont marquées d’une extraordinaire fermentation des
esprits. D’où vient ce frémissement d’idées et de passions ?
À y regarder de près, l’Acte de Québec s’inspire-t-il d’idées assez neuves,
assez hardies pour répondre aux exigences d’un monde colonial en pleine
évolution, en train de se transformer avec une extrême rapidité ? La
fameuse « Charte », pour étrange que la chose paraisse, n’a pratiquement
satisfait personne. Pas les Britanniques, à coup sûr, immigrants venus
d’Angleterre ou des colonies du sud, habitués à des institutions démo-
cratiques plus évoluées que celles de la « crown colony ». La place leur a
été plus que mesurée, du reste, dans le nouveau Conseil, ouvert généreu-
sement aux conservateurs, amis de Guy Carleton. Les Canadiens se
sentent-ils mieux partagés ? Seigneurs et clergé ont trouvé à se réjouir de
la « Charte » pour les motifs que nous savons. Les seigneurs ont-ils pu ne
pas déchanter à la vue de la maigre part qu’on leur ménageait dans le
nouvel organisme politique ? Une fois de plus le conquérant a refusé de
faire confiance à la majorité. Après s’être donné l’air de maintenir une
colonie française, pourquoi instituer un gouvernement si peu en accord
avec ce dessein ? Carleton aura beau faire large place, en son Conseil, à
des anglophones qu’on peut appeler des sympathisants français. Le régime
n’en continue pas moins le règne déplaisant de la minorité. Anomalie,
injustice, que les seigneurs et l’ensemble de la population canadienne
ressentiront vivement. Après la paix de 1783, la liberté d’expression
redeviendra possible dans la province. Aussitôt quelques pétitionnaires
ne cachent pas au roi leur « désir le plus ardent de voir dans le Conseil
Législatif de notre Province un plus grand nombre de vos nouveaux Sujets
catholiques, proportionnellement à celui qu’ils composent [...] », soit « les
Dix-neuf-Vingtième de cette Province ». De façon générale, écrivait Hugh
118 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Finlay en 1789, un seigneur canadien parle comme suit : « Nous avons


un droit incontestable au partage, en rapport avec notre nombre, des
postes honorifiques ou lucratifs dans le service administratif. » Aussi
verra-t-on le lieutenant-gouverneur Henry Hope, proposer, en 1785, la
nomination au Conseil de « plus de six Canadiens catholiques ». À la
vérité qui comprendra cette singulière politique ? C’est en s’appuyant sur
les hautes classes que Carleton et les auteurs de l’Acte de Québec espéraient
s’attacher la population canadienne. Par quelle étrange illusion n’ont-ils
pas vu qu’à ne lui jeter que des miettes, ils déconsidéraient la noblesse
aux yeux du peuple, et ruinaient leur œuvre à sa base même ? Il en résulte
que, vers 1784, quiconque juge au-delà des apparences la solution de
1774, a bien de la peine à n’y pas discerner une politique fort maladroi-
tement exécutée et tout autant une mesure réactionnaire sans grande
ouverture sur le présent et l’avenir. Ne sera-ce pas, du reste, le malheur
constant des constitutions venues de la métropole anglaise d’être en retard
sur l’évolution politique de ses colonies ? Relié aux récentes effervescences
d’Amérique, l’Acte de Québec se rattache par trop, dans l’esprit britan-
nique, à une politique de compression des libertés coloniales. Que
survienne le choc de quelque grand événement ; qu’une étincelle mette
le feu aux passions latentes d’un monde en plein état d’instabilité, et qui
ne pressent l’accélération de la prochaine histoire ?
[...]

L’agitation réformiste et la minorité britannique

Les Britanniques et la réforme

Les premiers et les plus ardents protagonistes de la réforme consti-


tutionnelle, cherchons-les, à l’époque, nulle part ailleurs que dans la
minorité britannique. Minorité qui, en politique, ne forme pourtant pas
un groupe homogène. On y distingue : le « french party », les réformistes,
les loyalistes. Le « french party » composé des partisans de Carleton et de
l’Acte de Québec, a pour chef, au moins virtuel, le juge Mabane. Le parti
vote habituellement au Conseil, avec la minorité française, et s’en tient,
en politique, au statu quo. Les réformistes, groupe de marchands pour
la plupart, mènent la campagne pour le rappel de l’Acte de Québec et pour
l’obtention d’institutions représentatives. Hostile aux lois françaises et à
la tenure seigneuriale, ce groupe commet la maladresse de mener de front
réforme politique et réforme juridique et sociale : ce qui lui attire l’op-
position irréductible de la plus grande partie des seigneurs canadiens. Sa
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 119

bataille, on s’en souvient, il l’a commencée au lendemain même de l’Acte


de Québec ; il l’a continuée vigoureusement pendant la guerre. On devine
quel appoint lui fournit la paix de 1783. Devant eux, les réformistes
voient maintenant se dresser le spectacle des jeunes États du sud. États
indépendants, libérés pour jamais des Actes de navigation et du pacte
colonial. Combien plus intolérable leur paraît la situation politique de
leur pays, situation inférieure même à celle des Britanniques de la
Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, ceux-là en possession d’ins-
titutions représentatives depuis 1758, ceux-ci admis à cette promotion
dès 1786. Point d’argument plus fortement invoqué, auprès de la métro-
pole, par les réformistes de toute classe, que cette conditions d’infériorité
faite à la province de Québec, « comme si elle était impropre à jouir des
privilèges des sujets britanniques » (as if unworthy to enjoy the privileges
of British subjects). En Angleterre la mode sévit des pétitions au parlement
pour réformes économiques et constitutionnelles. Les réformistes cana-
diens entrent dans le jeu. D’ailleurs, une coalition déjà ancienne
d’intérêts commerciaux et financiers leur vaut, à Londres, l’assistance des
marchands de la Cité. Leur plus vive campagne, ils la mèneront pourtant
au Canada, au Conseil d’abord et dès 1784, puis parmi le peuple et parmi
un groupe d’anglophones que leur a amenés la révolution américaine, et
dont ils pouvaient espérer se faire des alliés : les Loyalistes.
Qui sont-ils ces nouveaux venus ? Une fraction d’un déplacement
de population, l’un des plus considérables de ce temps-là : 41 000 fugitifs,
dont 35 000 ont été absorbés par les petites provinces maritimes, cepen-
dant que 6 000 se sont réfugiés dans ce qui va devenir le Bas et le
Haut-Canada. Descendants des dissidents qui ont fondé les premières
colonies anglo-américaines, ces rigides Anglo-Saxons, pour rester d’allé-
geance britannique, viennent de sacrifier et leurs biens et leur jeune patrie
d’adoption. Dans leur bagage d’immigrants, ils ont apporté trois passions
dont ils auront peine à se libérer : un sentiment impérialiste renforcé par
l’épreuve, une haine tenace de la France de La Fayette, de Rochambeau
et d’Estaing, principal auteur de leur exil, un attachement inviolable à
leur dissidence largement faite d’antipapisme. La propagande réformiste
aura tôt fait de constater son peu de prise sur ces expatriés. Victimes,
croient-ils, des excès de la démocratie américaine, les Loyalistes ne se
passionnent guère pour un régime de self-government. D’autre part, leur
forte répugnance pour les lois françaises, pour la tenure seigneuriale,
incite leurs porte-parole à préconiser l’idée d’une province séparée, vers
l’ouest, au-delà du domaine des seigneuries. C’en est assez pour entrevoir
quelques-uns des prochains événements.
120 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

[...]
Une nouvelle étape est franchie vers l’émancipation. Nous dirons
plus loin ce qu’il fallait penser des institutions de 1791. Arrêtons-nous
aux gains au moins apparents et qu’il est permis de croire considérables.
Théoriquement la valeur politique du régime parlementaire peut prêter
à la discussion. Il s’introduisait au Canada, à une heure où, sous la poussée
de la révolution française, presque toutes les nations modernes cédaient
à cette forme d’anglomanie, et l’on sait avec quel profit douteux pour les
nations latines. Sujets britanniques, les Canadiens avaient-ils le choix
d’atteindre, par d’autres chemins, à leur émancipation ? Le nouveau
régime pourra mentir à beaucoup de ses principes. À la petite chambre
close et si peu représentative où s’étaient débattus jusque-là les intérêts
nationaux, 1791 n’allait pas moins substituer un parlement plus ouvert
où pourrait se faire entendre la voix populaire.
N’était-ce pas un autre gain que la division de la province ? Quelques
Canadiens, on le sait, ont vu cette division d’un mauvais œil ; les réfor-
mistes britanniques sont allés clamer leur opposition jusqu’à la barre des
Communes. À Londres on avait peut-être mieux travaillé qu’on ne
pensait. La division de la province en Haut et Bas-Canada assignait à ce
dernier le domaine entier des anciennes seigneuries. Qu’était-ce sinon
octroyer officiellement à ce territoire qui allait devenir le Québec, l’in-
dividualité géographique et politique et, du même coup, sanctionner le
droit de la population canadienne-française à un foyer national, à l’élé-
ment terrestre qui achève de constituer la patrie ? Ne peut-on même
soutenir que l’Acte de 1791 conférait à la petite nationalité, quelque
chose de la personnalité juridique de l’État ? À l’évidente signification de
la division de la province, se joignaient les raisons qu’en avait données
le parlement impérial.
Le premier grand objet en vue, a prononcé le second Pitt, lors de la présen-
tation du projet de loi, est de diviser la province en deux sections [...] Cette
division, nous l’espérons, pourra être faite de manière à donner à chacun
de ces éléments [colons anglais et américains et canadiens], une grande
majorité dans sa section [...] Dans le Bas-Canada, comme les résidents sont
principalement des Canadiens, leur assemblée [...] sera adaptée à leurs
coutumes et à leur particularisme.
Au cours du débat, Grenville, Burke ont parlé dans le même sens.
Pour le Canada français, l’Acte constitutionnel de 1791 n’était-il pas
une ratification et une suite logique de l’Acte de Québec ?
[...]
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 121

Responsables : régime ou institutions ?

Au début de ce chapitre, une question se pose à l’historien : celle-là


même qu’il se posait au lendemain de l’Acte de Québec. Le régime parle-
mentaire a été octroyé au Nouveau-Brunswick en 1786 ; aux deux
Canadas, en 1791. Il parut marquer une étape considérable dans l’éman-
cipation des colonies. La division en deux provinces, de l’ancien
gouvernement de Québec apportait au Bas-Canada des avantages de
haute qualité. Il se voyait soustrait à un périlleux dualisme ethnique,
confirmé dans ses aspirations d’État national. Mais alors, comment
expliquer qu’après 1791 comme après 1774, une ère d’agitation de près
d’un demi-siècle ait pu s’ouvrir, et non seulement cette fois dans ce qui
est devenu le Bas-Canada, mais avec une effervescence diverse, dans toutes
les provinces anglaises de l’Amérique du Nord ?
Longtemps il a été de mode, parmi les historiens, d’accuser de tout
le mal la constitution ou l’Acte constitutionnel de 1791. Ne serait-ce point
tomber dans la confusion trop commune entre « Régime » et « institu-
tions », accorder trop d’importance à un texte politique, émané d’un pays
de constitution non écrite, où la lettre compte moins que les coutumes
ou institutions qui en dérivent, lesquelles, en définitive, déterminent le
mécanisme du régime. L’agitation ne serait-elle pas née plutôt de quelque
dangereuse équivoque et, par exemple, d’un décalage trop considérable
entre l’espoir et sa réalisation, entre ce qu’on avait espéré et ce que fut la
réalité politique ?
[...]

Peur de la démocratie à l’américaine et à la française

Toutefois des esprits attentifs à quelques propos des hommes d’État


anglais et à certains faits contemporains, se seraient-ils défendus de toute
inquiétude ? Reportons-nous à la genèse du régime parlementaire dans
les provinces anglaises de l’Amérique du Nord après le traité de 1783.
Quelles influences ont alors pesé sur l’esprit du législateur impérial ? Un
topique revient comme une hantise dans les discours prononcés alors à
Westminster et c’est la dénonciation du démon de la démocratie, premier
et grand responsable de la perte des colonies américaines. Le fruit funeste
aurait mûri dans les parlements coloniaux livrés à la pire démagogie,
parce que trop dépourvus du frein constitutionnel de chambres aristo-
cratiques et trop peu contenus aussi par le prestige de gouverneurs
122 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

indépendants. Fox, whig exalté, se rencontre sur ce point avec le second


Pitt porté au pouvoir après les élections de 1783. Le rôle prépondérant
dans les institutions politiques de l’Angleterre, l’un et l’autre l’assignent
à la chambre des lords, suprême régulateur de l’équilibre entre le roi et
la démocratie. Un mémoire officiel de ce temps-là nous apporte, par
exemple, cette conclusion : « Rien ne paraît plus important que de nous
efforcer d’établir dans les provinces qui restent [à la Grande-Bretagne]
une aristocratie respectable, qui servira à la fois de soutien et de sauvegarde
à la monarchie, d’autant moins puissante en prestige et influence sur le
peuple qu’elle en est plus éloignée. » En second lieu, notons bien que
l’ère parlementaire débute, au Canada, dans la pleine effervescence de la
Révolution française. Les années 1790-1791 sont celles précisément où,
selon le mot de Veuillot, « l’orgie des philosophes va tourner à l’orgie des
brigands ». Les événements de France ont pu ne pas influer sur le texte
même des constitutions canadiennes, arrêté dès 1789. N’ont-ils agi en
rien sur l’esprit des politiques et sur la mise en opération du nouveau
régime ? Évoquons quelques faits et quelques dates. En Angleterre, l’opi-
nion a d’abord salué avec enthousiasme la prise de la Bastille. Par affinités
idéologiques avec les coryphées de la Révolution d’Outre-Manche, les
intellectuels anglais ont battu des mains. Les politiques, tels que Pitt,
persuadés que la France sortirait de l’aventure à jamais ébranlée, ont aidé
le mouvement de toutes les forces de la cavalerie de Saint-Georges. Devant
la redoutable contagion du virus révolutionnaire, l’opinion anglaise a tôt
fait néanmoins de se ressaisir. Les premiers avertissements lui sont venus
d’Edmund Burke qui publiait, en 1790, ses Reflections on the Revolution
of France. Or, la constitution canadienne a été sanctionnée le 10 juin
1791, mais le texte en a été discuté en avril et mai 1791. C’est au cours
de ce débat, le 6 mai 1791, que Burke a crié à ses compatriotes : « Fuyez
la Révolution française. » Et c’est à ce moment que, dans une scène plus
ou moins mélodramatique, l’orateur a consommé sa rupture avec son
ami Fox. C’est encore le 20 mai 1791, trois semaines avant la sanction
de la constitution canadienne, que le gouvernement britannique édicte
ses premières rigueurs contre les écrits séditieux, suspend l’habeas corpus
et décide de surseoir à la réforme parlementaire dans le royaume. Dans
l’île anglaise, les frontières des partis s’effacent. Un torysme antirévolu-
tionnaire gagne jusqu’aux Whigs. « Dans la mesure où la France se faisait
révolutionnaire, constate Albert Sorel, l’Angleterre se fit conservatrice. »
Quel autre et puissant motif de se précautionner contre le démon de la
démocratie au Canada !

[...]
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 123

Conséquences pour la liberté coloniale

À chacun maintenant de mesurer les redoutables influences qui ont


entouré l’avènement de l’ère parlementaire au Canada. Quel miracle eût
pu faire sortir de là quelque progrès de la liberté coloniale ? Le nouveau
régime se présente hérissé d’aspects ou d’antagonismes apparemment
irréconciliables : d’un côté un gouvernement colonial resté en étroite
dépendance de la métropole ; de l’autre, des chambres démocratiques,
un électorat plus évolués qu’en Angleterre, mais freinés par une oligarchie
omnipotente. En d’autres termes, un régime qu’on dit parlementaire et
qui en a l’apparence, mais combiné avec une centralisation impériale
poussée aussi loin qu’au temps de la crown colony. En voici d’ailleurs les
rouages. Au sommet un gouverneur pour la totalité des provinces
anglaises, gouverneur unique, réunissant dans ses mains pouvoirs civils
et militaires (suppléé, hors du Bas-Canada, par des lieutenants-gouver-
neurs), véritable vice-roi qui règne et gouverne, libre de consulter ou de
ne pas consulter un Conseil exécutif, responsable, bien entendu, au seul
gouvernement métropolitain, et, d’autre part, fortement dépendant de
ce même gouvernement, limité dans son initiative, dans la sanction des
lois provinciales, obligé de compter avec le droit de réserve du gouverne-
ment de Londres, en matière de finance, de fisc, de justice, dans la
nomination des fonctionnaires, engagé, par serment spécial et sous peine
de destitution, à la surveillance des lois de commerce. En face de ce
proconsul, et trop souvent se comportant comme tel, des Chambres
électives aussi dissemblables que possible des Communes anglaises.
Chambres profondément démocratiques en leur composition comme en
leur esprit, élues par un suffrage presque universel, en des pays habités
surtout par des petits propriétaires fonciers. Entre ces deux, le gouverneur
et la Chambre élective, discerne-t-on au moins quelque pouvoir modé-
rateur, un instrument de liaison, pour articuler, agencer en ses parties
diverses la machine politique ? Nullement, mais deux Conseils, l’un
exécutif, l’autre législatif, les deux hors des prises du peuple et de la
Chambre, recrutés par le gouverneur et par Londres, composés en grande
partie des mêmes personnages, versés l’un dans l’autre, au surplus, les
deux, alliés du gouverneur, et placés près de lui pour l’épauler dans
l’exercice de ses pouvoirs autocratiques. Car c’est bien là l’étrange esprit
de ce régime parlementaire, que l’on y songe moins à détendre l’absolu-
tisme d’hier qu’à le fortifier. Gouverneurs, lieutenants-gouverneurs,
insistent les premiers pour obtenir les pleins pouvoirs, en particulier,
pour n’être pas gênés par leur Exécutif. De même, à l’encontre de Fox
qui eût voulu un conseil électif élu au suffrage restreint, également indé-
124 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

pendant du peuple et du gouverneur, Pitt a opiné pour un conseil


oligarchique, strictement loyaliste, dont le rôle serait de protéger avant
tout les intérêts de la métropole et de brider les ambitions ou les empiè-
tements prétendus ou réels des Chambres coloniales.
Il importe de bien saisir les illogismes de ce nouveau régime inauguré
le 26 décembre 1791. On a si mal compris le demi-siècle d’agitation
politique qui a suivi. Les uns n’y ont vu qu’une lutte stérile de préséance
entre les deux chambres coloniales ; d’autres qu’une mesquine querelle
autour du vote des crédits publics ; d’autres enfin, et c’est le cas de
Durham, ont réduit les luttes du Bas-Canada à de misérables chicanes
de races envenimées de passions de primitifs. Se peut-il plus puéril rétré-
cissement de l’histoire ! Si l’on se rappelle les espoirs de 1791, espoirs de
liberté politique et d’épanouissement national dans le Bas-Canada, quel
redoutable malentendu révèlent en leur fond les nouvelles institutions.
Ce sera, sans doute, une constante de l’évolution constitutionnelle des
colonies britanniques que l’opiniâtreté de la métropole anglaise à perpé-
tuer, à chaque étape, le plus possible de l’ancien état de chose. Mais, en
1791, qui croyait et qui pouvait croire à la possibilité d’une duperie ?
Une jeunesse existe alors, au Canada français, comme d’ailleurs aux
Antilles et en Amérique latine, qui a lu les philosophes du XVIIIe siècle
et qui suit, avec un enthousiasme naïf et mystique, la Révolution de
France. La constitution apparemment libérale de 1791 lui parut entrer
dans ce contexte historique. Absolument emballée, cette jeunesse a voulu
fêter le grandiose événement. Québec a allumé ses lanternes. À Montréal
comme dans la capitale, les hommes des deux races ont demandé à festoyer
fraternellement. On a bu « plusieurs santés loyales » ; on a chanté le God
Save the King traduit en français et quelques « chansons analogues ». Et
pour se donner l’illusion d’une prise de quelque Bastille, en « des trans-
ports délirants », nous dit la Gazette de Québec, on a bu aussi des toasts
où l’on a prôné l’abolition de la tenure seigneuriale, les gloires de la
Révolution de France, de la Révolution de la Pologne, enfin l’avènement
« de la vraie liberté dans tout l’univers [...] jusqu’à la Baie d’Hudson [...] ».
Quelles naïvetés et combien lourdes de désenchantements ! Ces
esprits livresques ont cru à la liberté telle qu’entrevue dans les utopies
des encyclopédistes. La réalité va leur offrir le plus dangereux mélange
de dictature et de démocratie : un régime notablement en retard sur les
institutions des colonies anglo-américaines d’avant l’indépendance, et ce
qui est plus grave, non moins en retard sur l’état social des provinces
canadiennes, pays non point de landlords, mais pays de propriétés décen-
tralisées et où chaque sujet se sait investi du droit de suffrage. En
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 125

définitive, le gouvernement métropolitain allait tenter cette chimère de


faire collaborer un élément trop populaire avec un élément trop oligar-
chique, des exécutifs plus autocrates qu’en Angleterre, avec des chambres
électives plus démocratiques que les Communes anglaises. Ou, si l’on
veut encore, on s’acharnerait à fonder un régime parlementaire sur le
règne de la minorité. À vraiment parler 1791 serait-il autre chose que la
continuation du règne de la crown colony derrière l’écran d’un parlemen-
tarisme truqué ? Mais alors comment se dissimuler le péril d’un système
de gouvernement aussi paradoxal, en particulier dans un pays comme le
Bas-Canada, où, par la composition des Conseils réservés en grande
majorité aux anglophones, les deux groupes ethniques vont s’opposer
dans une proportion qui ne variera guère : 156 000 âmes de population
française contre 10 000 Britanniques en 1791, puis vers 1810, 300 000
Canadiens français contre 25 000 Anglais ou Américains, et enfin, trente
ans plus tard, 500 000 contre 75 000 ? L’avenir est trop facile à prévoir.
On se proposait de brider le démon de la démocratie ; on n’allait que
plus sûrement le déchaîner. Fox avait dit : « Je suis convaincu que le seul
moyen de conserver les colonies lointaines est de leur permettre de se
gouverner elles-mêmes. » Pendant plus d’un demi-siècle les autorités
britanniques tenteraient d’imposer aux provinces de l’Amérique du Nord,
le régime rétrograde qui avait poussé les treize colonies à l’insurrection.
Nous voici bien à la genèse du conflit. Il nous reste à en suivre l’ag-
gravation, puis l’explosion finale.
[...]

Théories ou doctrines constitutionnelles

Origine des heurts

Opposition de two ways of life. Formule, selon un historien canadien,


qui, après la Conquête, exprimait le fond du conflit entre les deux races
au Canada. Les uns entendraient par là : d’un côté, une société de
commerçants et d’hommes d’affaires, pressée de vivre et qui trouvait sa
joie de vivre dans la course à l’or, à la richesse, et dans l’exploitation
acharnée du terrestre ; de l’autre, une société d’essence plutôt paysanne
qui prendrait le temps de vivre, qui, sans exclure le progrès matériel, le
ferait entrer dans une synthèse élargie, n’y verrait ni l’unique ni la première
source du bonheur, ni le suprême emploi de l’existence humaine.
D’aucuns élargiraient encore cette perspective. Conflit de deux concep-
tions de vie, sans doute, mais tout autant conflit de deux formes d’esprit :
126 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

l’une qui n’aimerait guère s’emprisonner dans les textes trop précis des
constitutions, qui préfère se prêter à la loi de l’intérêt, de l’expérience,
au passager, à l’évolutif ; l’autre qui croit au droit écrit, aux formules
abstraites du romanisme et du cartésianisme, forme de la raison française
et de son impérieux besoin de logique, qui n’admet de principes que pour
en tirer hâtivement les dernières conséquences, véritable virus au sein de
l’empirisme britannique, capable de le faire exploser. Au principe de tout
néanmoins, et par-delà ces divergences qu’on peut croire secondaires, ne
serions-nous pas en présence d’un problème qui, pour l’un au moins des
antagonistes, serait tout simplement un problème de vie ? Problème de
gouvernement, si l’on veut davantage préciser, mais qui poserait la ques-
tion d’être ou de ne pas être ? Et voilà qui nous amène à la souveraine
équivoque déjà relevée. Colonies et métropole se seraient-elles méprises
sur le sens ou la portée du régime inauguté en 1791 ? Quelle sorte ou
quelle somme de libertés politiques l’Angleterre a-t-elle alors consentie
à ses provinces de l’Amérique du Nord ? Le régime parlementaire appor-
tait-il les prérogatives du self government ? Les chartes coloniales sont-elles
oui ou non une copie fidèle de la constitution-mère ? Là peut-être gît le
nœud de la question.
Indéniablement, dans le Bas et dans le Haut-Canada, l’on a cru à la
« copie fidèle ». Élu à la présidence de l’Assemblée législative de Québec,
J.-A. Panet se hâte de réclamer pour la Chambre « la liberté de parole et
en général les immunités et libertés dont jouissent les Communes de
Grande-Bretagne, note mère-patrie ». Dans la bataille constitutionnelle
qui va s’engager, toute la stratégie de la Chambre s’inspire de la même
illusion ou persuasion. En 1834, dans la 79e des 92 Résolutions, pour
bien marquer qu’elle n’a jamais fléchi dans son interprétation de la Charte
de 1791, elle proclame « Que cette Chambre, comme représentant le
Peuple de cette province, possède le droit, et a exercé de fait dans cette
Province, quand l’occasion l’a requis, les pouvoirs, privilèges et immunités
réclamés et possédés par la Chambre des Communes du Parlement dans
le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande. » Deux ans plus
tard, à propos d’instructions de Londres, irrégulièrement communiquées
à l’Assemblée législative de Québec, Papineau osera dire : « Le Roi, dans
les communications qu’il nous adresse à nous [...] qui de droit et de fait,
ainsi que toutes les autres assemblées, possédons, dans les limites de la
colonie, les mêmes privilèges qu’ont réclamés et exercés en Angleterre les
Communes, doit observer les mêmes formes et la même déférence à notre
égard qu’à l’égard des Communes de son Royaume. » Même façon de
penser dans le Haut-Canada. En 1818, un comité de la Chambre, puis
toute la Chambre elle-même, dans une « adresse » au prince régent, font
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 127

cette déclaration catégorique : « Votre comité n’ignore pas que cette


colonie a été dotée de la glorieuse constitution britannique dans toute
l’étendue de ses pouvoirs et de ses privilèges [...]. » Les autorités métro-
politaines, soit elles-mêmes, soit par leurs représentants, n’ont-elles pas
entretenu l’équivoque ? Dans le Bas-Canada, à la requête du président
Panet qui a réclamé les immunités et libertés des Communes anglaises,
Sir Alfred Clarke fait une réponse ambiguë, plus propre à favoriser l’il-
lusion qu’à la détruire : « La Chambre peut compter qu’on lui permettra
le libre exercice et l’entière jouissance de tous les droits légitimes et
privilèges convenables. » En 1795 le lieutenant-gouverneur Simcoe,
s’adressant au parlement du Haut-Canada, définit la constitution de
1791 « comme la Magna Carta de la colonie » et déclare se faire un
« devoir » de tout calquer autant que possible dans cette province sur le
gouvernement et la constitution britannique. Sans doute, la métropole
va-t-elle rabrouer sans retard ces prétentions. Simcoe se fait dire, par le
ministre Portland, que « la tâche d’assimiler en tous points une colonie
à la mère-patrie n’est pas possible et, serait-elle possible, ne saurait être
entreprise prudemment ». En 1810 Liverpool appuie les prétentions du
gouverneur Craig. La relation de dépendance ou de subordination entre
un exécutif colonial et une Chambre coloniale, fait observer Liverpool,
ne saurait être celle « qui existe si avantageusement entre la Couronne et
le Parlement du Royaume-Uni ». Ce ne sera pas toutefois avant 1815 que
les juristes de Lincoln’s Inn seront appelés à se prononcer sur ce cas de
droit constitutionnel. Et s’ils contestent la parité des privilèges entre
Chambres coloniales et parlement impérial, encore les savants avocats
n’osent-ils ou ne savent-ils déterminer exactement où finissent les privi-
lèges des premières. Dans un document qui est bel et bien de 1836, Lord
Glenelg glisse encore cette déclaration qu’en 1791 le Parlement avait
essayé « d’implanter sur le sol américain la constitution britannique en
élaborant une constitution nouvelle qui semblait alors la copie presque
parfaite de l’original ». Se pouvait-il plus graves ambiguïtés et plus propres
à provoquer les pires conséquences ? Aussi les chocs vont-ils se multiplier
dès les débuts du régime, et pas rien que dans le Bas-Canada que trop
d’historiens nous représentent comme le royaume par excellence de la
chicane constitutionnelle. Simcoe se plaint d’avoir trouvé la Chambre
du Haut-Canada « tenace et entêtée », dès sa « première convocation ».
Et naturellement, comme en toute évolution du système parlementaire,
c’est tout de suite à propos d’administration des finances, du mode
d’imposition des droits et du vote du budget, que s’affrontent les corps
politiques. Ce qui nous amène à définir, de part et d’autre, les théories
ou positions constitutionnelles.
128 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Théories des corps politiques

En accord logique avec tout le système, l’exécutif, c’est-à-dire au fond


le gouverneur, revendique, en matière de finance ou de budget, l’exercice
de pouvoirs autonomes, sinon même indépendants. Ce qui implique
toute une série de prétentions ou conséquences : irresponsabilité absolue
de l’exécutif envers la Chambre populaire, initiative indépendante dans
la présentation des lois, vote global d’une liste civile pour la vie du roi,
et sans le droit de regard de la Chambre populaire sur les émoluments
des fonctionnaires de l’exécutif ; autonomie pareille pour tout service
d’État ressortissant à la seule responsabilité de l’Exécutif ; administration
des terres de la couronne, défense militaire, relations commerciales avec
le Royaume-Uni ou le reste du monde. Le gouverneur prendra donc
aussitôt l’habitude d’approprier, de sa propre autorité, une certaine
catégorie de fonds : fonds du revenu de la Couronne, revenu casuel et
territorial, tel qu’établi antérieurement à la conquête, puis affecté, par le
gouvernement impérial, depuis 1794, à l’administration civile de la
province ; fonds provenant des droits perçus dans la province en vertu
de l’Acte du revenu de 1774 (loi du Parlement impérial avant l’avènement
du régime parlementaire), à quoi s’ajoutent les fonds des « extraordinaires
de l’armée », ceux-ci tirés de la caisse militaire de la métropole et employés,
le cas échéant, à combler les déficits des administrations civiles ou poli-
tiques des colonies.
Le conseil législatif, promu au rôle de contrefort de l’exécutif colonial,
au reste, en dépendance directe de l’Exécutif, puisque composé, pour
une grande part, de membres du Conseil exécutif ou de grands salariés
tenant leur emploi de l’Exécutif, va s’appliquer à restreindre, lui aussi, la
juridiction de la Chambre élective. Les prétentions de la haute Chambre
peuvent se résumer comme suit : refus de collaboration avec la Chambre
en tout projet de loi impliquant une dépense des deniers publics non
approuvée par le gouverneur, et dont la somme n’aurait pas été déterminée
par ce dernier ; dans le vote du budget, revendication non seulement du
droit d’approbation ou de rejet, mais encore du droit d’amendement ;
et, pour étayer toute la théorie, contestation aux Assemblées législative
des colonies des droits et privilèges des Communes anglaises.
Du point de vue de l’exécutif, c’était là, disions-nous, la logique du
régime. Malheureusement une autre logique allait se dresser à l’encontre ;
celle des Chambres populaires dont nous avons dit le caractère fortement
représentatif et l’esprit démocratique. Dès 1793 la Chambre du
Bas-Canada revendique avec force son droit d’initiative en toute législa-
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 129

tion « qui a pour effet d’imposer un fardeau sur le peuple ». Elle y revient
en 1795, puis encore en 1798, cette fois à l’occasion d’un amendement
du Conseil législatif en matière de subsides, et pour déclarer, sur le ton
solennel, qu’elle ne « se départira jamais » du droit indiscutable des
Communes à cet égard. La Chambre du Haut-Canada y va de la même
fermeté. En 1806, à propos des deniers publics appropriés sans son vote,
on l’entend protester contre ce qu’elle appelle une violation du « premier »
et du « plus constitutionnel des privilèges des Communes ». En 1818, la
même Chambre livre une véritable bataille contre le prétendu droit
d’amendement du Conseil législatif, et pour y dénoncer « une violation
grave de ses privilèges ».
[...]
Maladresses et erreurs empêchent-elles que la solide logique et la
politique de l’avenir ne soient trouvées du côté des Chambres populaires ?
Quand elles revendiquent l’entière appropriation de tous les revenus,
font-elles autre chose que se conformer aux règles primordiales du bon
sens et de toute saine administration financière ? Dans une dépêche du
29 septembre 1828, Sir George Murray, secrétaire d’État pour les colonies,
le reconnaissait en toute bonne foi : demander à la Chambre de subvenir
à la dépense publique pour quelque partie que ce fût, c’était, disait-il, lui
conférer, à toutes fins pratiques, « un contrôle virtuel sur le tout ». De
même entendrons-nous un jour Papineau s’écrier avec sa rude dialectique
– c’est en 1836 : « Si on ne veut pas nous abandonner tous les revenus,
pourquoi nous demander les subsides ? » Des historiens ont reproché aux
parlementaires du Bas-Canada leur acharnement à conquérir le vote ou
l’appropriation du budget. Que ne se sont-ils attaqués, soutient-on, à la
conquête fondamentale et plus décisive du self government ou de ce que
l’on appelait alors le « gouvernement responsable » ? Cet objectif du self
government, nous verrons que ces parlementaires ne l’ont jamais perdu
de vue. Mais qui ne voit que leur tactique aboutissait à la même fin,
tactique classique au surplus dans l’histoire constitutionnelle des pays
britanniques ? C’est en conquérant le droit de voter l’impôt et d’en
approprier le revenu que les Communes anglaises ont acquis leur prépon-
dérance dans le système politique de leur pays. N’est-ce point, par la
même voie et par le même gain, que les Chambres coloniales des futurs
États-Unis avaient fini par se suborner les gouverneurs envoyés de
Londres ? Qui ne voit aussi que les Chambres coloniales ne pouvaient en
dessaisir de leurs prérogatives sur l’administration financière de leur
province, sans proprement abandonner la réalité du gouvernement aux
irresponsables de ce gouvernement, en d’autres termes, sans se prêter, en
130 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

des pays de suffrage presque universel, à la négation même des principes


essentiels de tout gouvernement démocratique ?
Pour quelques méprises ou tâtonnements, l’histoire aurait mauvaise
grâce de marchander son admiration à ces parlementaires d’autrefois.
Dans tous les parlements des provinces anglaises de l’Amérique du Nord,
l’on se bat en définitive pour une noble aspiration d’hommes libres :
l’autonomie politique de son petit pays, le droit de se gouverner soi-même.
Luttes infimes et obscures, si l’on veut, mais d’où sortiraient un jour
l’autonomie, puis l’indépendance du Canada. Dans le Canada français,
la lutte dépasse l’enjeu des voisins. Au-delà de la liberté politique, c’est
le droit à la vie, à la survivance d’une nationalité qu’on tente de conquérir.
De part et d’autre, c’en est assez pour donner à cette période d’histoire
sa dimension tragique.
[...]
Comme pour justifier les gestes les plus audacieux de la Chambre,
les gouverneurs, qui devraient donner l’exemple de la sagesse politique
et le respect des formes constitutionnelles, ne gardent plus eux-mêmes
de mesure. On revient au système du gouvernement par coups d’État.
Le duc de Richmond, lieutenant de l’Irlande de 1807 à 1813, et par
conséquent médiocrement préparé à son rôle nouveau, réédite les prati-
ques de Craig. Avec lui et après lui recommencent les prorogations
orageuses des Chambres, accompagnées de philippiques à l’adresse de la
majorité, et de compliments à la minorité et au Conseil législatif ; proro-
gations suivies d’ingérences inqualifiables dans les élections. Puis, c’est
l’abus du droit de « réserve » sur la législation, l’envoi en Angleterre,
c’est-à-dire aux oubliettes, de trop de lois opportunes et même urgentes ;
ce sont, sous Dalhousie, des provocations directes à la représentation
populaire, la négation de ses privilèges les plus incontestés, tels que le
refus d’agréer le président élu par elle. Ce sera en 1822 ce projet d’Union
des deux Canadas présenté subrepticement au parlement de Westminster.
Projet provocateur, s’il en fut, dirigé carrément contre la vie française et
religieuse du Bas-Canada, projet encore pire que le serait celui de 1840,
et dont cependant le gouverneur Dalhousie se fera l’un des plus acharnés
partisans. Un vif émoi court la province. Évêque, députés, seigneurs,
peuple, se trouvent d’accord pour faire porter au roi et aux deux Chambres
du parlement impérial une protestation de 60 000 signatures. Le parle-
ment retire le projet. Mais on devine quelles traces pareil assaut peut
laisser dans l’âme d’un peuple.
[...]
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 131

Énumération fastidieuse de griefs, sans doute. Mais comment s’en


cacher la dangereuse gravité ? Et encore l’énumération est-elle loin de
s’arrêter là. Ce qu’on a appelé l’oligarchie coloniale, ou le Family Compact,
n’a pas cessé d’accaparer le fonctionnarisme. En 1834 la population du
Bas-Canada se répartit ainsi : 600 000 d’origine française, 75 000 d’ori-
gine anglaise. À la Chambre populaire siègent 20 Anglophones et 68
Canadiens français. Au Conseil législatif, 22 Anglais et 14 Canadiens
français. Encore sous lord Aylmer, sur 80 fonctionnaires nommés à des
emplois rémunérés, 62 sont d’origine anglaise ou américaine. Londres,
puis Dorchester, avons-nous rappelé, s’étaient élevés en 1793 contre le
cumul des fonctions publiques et des prébendes, pratique qui ne pouvait,
disait le gouverneur, que rendre les bénéficiaires hostiles à tout « contrôle »
de leurs privilèges et profits. Or, depuis 1791 jusqu’en 1835, parmi ceux
qu’on avait élevés aux Conseils, tous, sauf une dizaine peut-être d’entre
eux, avaient occupé des places rémunérées par le gouvernement colonial
ou par le gouvernement impérial, quand ce n’était pas par les deux à la
fois. Dans un relevé des fonctionnaires détenant plus d’un emploi – relevé
préparé par Gosford – figurent quelques 18 Anglais contre 2 ou 3
Canadiens. Les commissaires enquêteurs envoyés au Canada en 1835
déploreront, comme l’avait fait vingt ans auparavant, Sir George Prévost,
« l’habitude où l’on était de nommer uniquement des personnes d’origine
anglaise aux places lucratives ». État de choses dénoncé en termes non
moins formels par lord Durham. Il lui paraîtra inconcevable qu’après 40
ans de régime parlementaire, l’Assemblée du Bas-Canada fût encore dans
l’impuissance d’imposer le choix ou la nomination du moindre serviteur
de la couronne ; et « les exemples ne manquaient pas, soulignait Durham,
où, par simple hostilité à l’égard de l’Assemblée, l’on avait élevé à des
postes d’honneur et de confiance des individus de la plus parfaite incom-
pétence ». Favoritisme si maladroit que les mêmes enquêteurs de 1835
« attribuent en grande partie à ces faits qui isolent la majorité de la
Chambre, les difficultés auxquelles il faut faire face ». Pour juger, du reste,
de l’effet de cette humiliation collective sur une population fière, il n’y
aurait qu’à relire ce passage véhément d’un discours de Louis-Joseph
Papineau :
Pour moi, s’écriait-il, ce que je désire, c’est un gouvernement composé
d’amis des lois, de la liberté, de la justice, d’hommes qui protègent indis-
tinctement tous les citoyens, qui leur accordent tous les mêmes privilèges.
J’aime, j’estime les hommes sans distinction d’origine ; mais je hais ceux
qui, descendants altiers des conquérants, viennent dans notre pays nous
contester nos droits politiques ou religieux. S’ils ne peuvent s’amalgamer
avec nous, qu’ils demeurent dans leur île ! [...] On nous dit Soyons frères !
132 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Oui, soyons-le. Mais vous voulez tout avoir, le pouvoir, les places et l’or.
C’est cette injustice que nous ne pouvons souffrir.
[...]

Politique de l’Union

Le parlement britannique va tenter d’appliquer au Bas-Canada la


politique anglicisatrice de lord Durham. C’est à l’auteur du Rapport que
Russell, successeur de Glenelg aux colonies, fait hommage de son projet
d’Union des Canadas : « Vous verrez, lui écrivait-il, que tous les principes
généraux de votre rapport qui pouvaient être insérés dans le bill, l’y ont
été. » Cinq jours avant la mort de Durham, le 23 juillet 1840, l’Union
des Canadas recevait la sanction royale. Politique intentionnellement
punitive. Sur l’opportunité de l’union avec le voisin, le Haut-Canada,
cet autre grand coupable, a été bel et bien consulté, et par la voie régulière
de son parlement. Avec le Bas-Canada on s’est dispensé de cette forma-
lité. L’avis a été pris, il est vrai, de ce corps politique irresponsable et
nullement représentatif qui s’appelle le « Conseil spécial ». Mais que peut
avoir de commun avec une consultation normale cette comédie parle-
mentaire montée par le nouveau gouverneur Poulett-Thomson ? Du reste,
avec une hautaine franchise, lord Melbourne confesse l’arbitraire. Aucune
autorité compétente dans le Bas-Canada, dira-t-il, n’a été appelée à donner
son consentement, cette province « par la conduite de sa chambre légis-
lative, par ses excès et sa rébellion », s’étant « mise elle-même, d’ailleurs,
dans une situation qui nous oblige de légiférer sans son consentement
[...]. » Ainsi qu’il l’a fait lors des Résolutions Russell et lors de la suspen-
sion de la constitution de l’indigne province, le parlement britannique,
avec unanimité – ou peu s’en faut – vote l’union des Canadas. « Acte des
plus injustes et des plus tyranniques », s’est pourtant écrié lord Gosford ;
projet de constitution « le plus imprudent, le plus injuste jamais présenté
au Parlement », a prononcé lord Ellenborough. La nouvelle constitution
règle, par voie statutaire, la question de la liste civile ; 75 000 louis y
seront appliqués annuellement. Les dettes du Bas et du Haut-Canada
diffèrent notablement ; la première ne dépasse pas 95 000 louis ; celle du
Haut s’élève à 1 200 000 louis. Ces dettes deviennent communes : ques-
tion d’assurer une créance de la maison Baring de Londres. D’où ce mot
sévère de lord Gosford qui dénonce, dans l’Union des provinces, une
manœuvre de financiers, « le fruit d’une intrigue mercantile ». Deux
articles de la constitution en définissent les intentions politiques. Un
premier, l’article XLI, décrète l’usage exclusif de la langue anglaise dans
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 133

tout document écrit ou imprimé émanant de la législature, et autorise


tout au plus une traduction française des documents législatifs, traduction
dépouillée d’ailleurs de toute valeur officielle. Texte déjà significatif mais
qui achève de prendre son impitoyable clarté dans les propos et discours
des officiels. Avant de s’embarquer pour le Canada, Poulett-Thomson est
allé chercher la bénédiction de lord Durham. Et c’est le nouveau gouver-
neur qui écrit à John Russell, le 9 mars 1840, trois ou quatre mois avant
le vote de l’Union au parlement : « Le grand objet que doit avoir en vue
le gouvernement de Sa Majesté et celui que je vise certainement moi-
même est de faire cette province essentiellement anglaise [...]. » Avant
tous autres, écoutons l’auteur même de la nouvelle constitution. Le crime
du Bas-Canada, s’écrie Russell, devant le parlement, reprenant en cela,
l’un des reproches de lord Durham, c’est de n’avoir usé de ses institutions
parlementaires que pour le triomphe de ses aspirations ethniques. Son
châtiment – For these evils and for this evil spirit – sera de subir l’annexion
au Haut-Canada. Et Russell d’ajouter ce commentaire où l’on retrouve
encore un parfait décalque de la pensée de Durham :
C’est mon sentiment que la vraie politique de ce pays, non seulement du
point de vue de l’Angleterre et du Parlement impérial, mais aussi des futurs
intérêts du Haut-Canada, consiste à donner à toute la province [il s’agit
des Canadas-unis] un caractère anglais, de faire en sorte que les lois anglaises
et que la législation anglaise s’y implantent dans leur plénitude.
Sans doute, continue le ministre, faut-il empêcher, par tous les moyens,
que la population française ne soit opprimée et n’ait à souffrir d’aucune
injustice, mais en même temps, il importe de ne pas tolérer que, par ses
jalousies et son attachement à ses propres coutumes, elle se mette en travers
de ce grand progrès qui me semble promis au destin du Canada.
On ne saurait donc reprocher à cette politique de manquer de clarté.
Le propos avoué n’est pas seulement d’unir les deux provinces, mais de
les unifier, et de les unifier, non pas dans le seul sens politique du mot,
mais dans le sens national, culturel, de faire, en d’autres termes, que la
partie anglaise assimile la partie française.
[...]
Pour le Canada français, quel retournement des choses ! Si Durham
avait vécu, le dictateur aurait vu sortir de son Rapport de bien singulières
conséquences. Deux ans à peine ont passé. Et voici que le chef de ce
peuple, jugé indigne de survivre, se lève de son siège, au parlement des
Canadas, pour annoncer, en qualité de chef du gouvernement, la victoire
enfin gagnée de l’autonomie coloniale et la réhabilitation politique de
134 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

ses compatriotes. En appelant La Fontaine à collaborer au gouvernement


des Canadas, ce n’est, en effet, ni à un parti, ni à un chef de parti que
Bagot s’est adressé. Je me suis tourné vers eux, écrit-il au secrétaire des
colonies, répétant presque dans les mêmes termes ce qu’il a écrit au chef
canadien-français : « as a Race and as a people rather than a Party ». Une
révolution encore plus profonde vient de s’accomplir qui apparaîtra
davantage avec le temps ; et c’est la transformation du principe même de
l’État canadien qui, d’unitaire qu’il devait être, s’est mué en État fédératif.
Chacune des deux parties de la Province du Canada a repris, en fait, son
individualité politique. Un ministère s’est formé, qui restera, pendant
vingt-cinq ans, un ministère à deux sections : l’une pour le Bas-Canada,
l’autre pour le Haut. Une double législation va s’ensuivre qui entraînera
à son tour le système appelé « de la double majorité », c’est-à-dire, système
d’un parlement dédoublé, la députation de chaque province se réservant
de voter, elle seule, les lois de sa province.
Jours de soleil, jours pleins que ces jours de septembre 1842. L’on
imagine l’émoi, l’anxiété dans toute la province, et surtout dans le
Bas-Canada, pendant que s’est déroulé le drame de Kingston. À l’heure
du dénouement quelques-uns des acteurs, La Fontaine, Viger, ont pleuré
d’émotion et de joie. Il fallait remonter aux temps lointains de 1774 pour
retrouver des jours pareils, intervention aussi éclatante de la Providence
de Dieu.
[...]

Victoire définitive du gouvernement responsable

En cette atmosphère enfiévrée ont lieu les élections de janvier 1848.


Élections libres, celles-ci, et, pour la première fois depuis si longtemps.
Un ministère réformiste, le ministère Baldwin-La Fontaine ressaisit le
pouvoir. Victoire du 11 mars 1848, autre date tournante dans l’histoire
canadienne. Le lien ombilical tient toujours, plus étiré que tranché. Cette
fois pourtant, c’est bien la victoire définitive du « gouvernement respon-
sable ». L’autonomie ne s’affirme pas moins considérable dans le domaine
exécutif que dans le législatif. Le gouverneur reste toujours le représentant
de la couronne, le canal des relations entre le Canada et le Royaume-Uni.
Il reçoit sa nomination, ses lettres patentes, sa commission, du pouvoir
britannique. Mais ramené à son rôle constitutionnel, il sera désormais le
gouverneur qui ne gouverne plus. Pour cela seul, lord Elgin est au faîte
d’une époque. De même qu’en Angleterre, dirions-nous avec Erskine
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 135

May, l’avènement de la responsabilité ministérielle « a pratiquement


transposé l’autorité de l’État, de la couronne au parlement et au peuple,
ainsi, dans les colonies [ce nouveau régime] a-t-il enlevé au gouvernement
et à l’État métropolitain, la direction des affaires coloniales ». En d’autres
termes, le pôle politique est passé de Londres aux petites capitales des
provinces de l’Amérique du Nord. Gains non moindres dans le domaine
législatif. Là encore quelques entraves subsistent. Les colonies autonomes
ne pourront négocier leurs traités de commerce avec les pouvoirs étran-
gers que chaperonnées par la diplomatie britannique qui se réserve au
surplus la direction des négociations. En outre les statuts de ces colonies
demeurent sujets à la sanction ou au désaveu du gouvernement britan-
nique ; réserve et désaveu qui restent toutefois d’ordre théorique plutôt
que pratique. En 1849 lord Elgin l’allait d’ailleurs démontrer aux émeu-
tiers de Montréal : l’ère était révolue où les gouverneurs pouvaient passer
outre aux volontés de leur cabinet ou du parlement. D’autres précisions
ou corrections ne tarderont pas à venir. Le 8 février 1850, à propos d’un
projet de loi sur l’Australie, lord John Russell ramène à deux principes
nettement exprimés la nouvelle politique de l’Angleterre, à l’égard de ses
colonies adultes : maintien de la tutelle impériale dans leur politique
extérieure, fin de la tutelle dans leur politique intérieure. En conséquence
logique de ces principes, lord John Russell s’incline devant une loi des
Canadas-Unis qui, en 1847, a supprimé tout tarif de faveur à l’égard des
produits de la Grande-Bretagne. L’année d’avant, le parlement impérial
avait abrogé ses Actes de navigation, ce qui signifiait, pour les colonies,
un autre accroissement de leur liberté commerciale. Vers le même temps,
Sa Majesté rendait à ses provinces de l’Amérique du Nord l’administra-
tion de leurs Postes et leur abandonnait le droit de légiférer sur la propriété
littéraire.
[...]
En bonne justice, le premier mérite de la victoire de 1848 revient
aux réformistes de toutes les provinces. Les premiers, et bien avant
Durham et Grey, ils ont mis de l’avant la formule de la self governing
colony ou de ce qu’ils appellent le « gouvernement responsable », formule
que, pendant près de vingt ans, ils se sont obstinés à prôner dans les
milieux politiques de la métropole. L’Union des deux Canadas est en
particulier cette conséquence imprévue des politiques impériaux, de
rapprocher les réformistes du Haut et du Bas-Canada et de fortifier
d’autant la poussée autonomiste. Parvenues, du reste, à l’âge de majorité,
toutes les provinces s’agitaient et requéraient un surplus d’autonomie.
Et c’est ainsi qu’avant même l’avènement du libre-échange, le jour était
136 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

venu où, pour reprendre l’expression de lord Grey, il « n’était plus ni


possible ni désirable » de maintenir l’ancien régime colonial.
Dans ce mérite, ferons-nous leur part aux réformistes du Bas-Canada ?
Pour eux, la pleine liberté politique impliquait des enjeux d’un ordre
supérieur à ceux des réformistes des autres provinces : enjeux d’ordre
culturel et moral. Aussi, avant tous, et dès le temps de Craig, on les a
entendus énoncer la théorie de la responsabilité ministérielle. À cette
théorie, ils sont revenus après 1830. En même temps, plus que d’autres
réformistes peut-être, ils ont combattu l’oligarchie coloniale, ont mis à
nu les vices du système. En 1842, sous Bagot, c’est leur bloc intangible
qui a rendu possible la première victoire du « gouvernement responsable ».
Quand leurs alliés, les réformistes du Haut-Canada, plus versatiles,
acceptaient sous Sydenham, puis sous Metcalfe, une formule frelatée de
responsabilité ministérielle, les libéraux du Bas-Canada, en dépit de
quelques misères intérieures et de quelques rares défections, restaient
rivés à la formule orthodoxe et pleine de la self governing colony. À René-
Édouard Caron, négociateur délégué par le ministre Draper, La Fontaine
répondait, en 1845 : « Ce que l’on vous propose est une répudiation du
principe de la responsabilité, en tant qu’il s’agit de son application au
Bas-Canada [...] en fait d’administration le Bas-Canada doit avoir ce qui
est accordé au Haut-Canada ; rien de plus, mais aussi rien de moins. »
Deux ans plus tard, Augustin-Norbert Morin répondrait à son tour aux
premières avances de lord Elgin : « L’idée d’un Conseil Exécutif où ne
règneraient une parfaite confiance et une entière unité de sentiments et
d’action, serait contraire à celle d’un Gouvernement fondé sur l’opinion
publique [...]. »
Cohésion, fermeté d’idéal qui, en ces jours de 1848, a valu aux
Canadiens français une seconde réhabilitation politique que nous ne
pouvons pas ne pas souligner. En 1847 lord Elgin a négocié leur colla-
boration à un nouveau ministère. En termes presque identiques à ceux
de Bagot s’adressant à La Fontaine, il écrit à A.-N. Morin « son désir
sincère que, dans l’administration des affaires de la province, les intérêts
et les sentiments de l’importante partie des habitants d’origine française,
reçoivent l’attention et la considération la plus entière ». Par deux actes
d’importance le gouverneur va d’ailleurs mettre le sceau à cette réhabi-
litation. Sur les instances de La Fontaine et pour faire suite à une supplique
unanime du parlement des Canadas, il obtient du gouvernement britan-
nique, l’abrogation de l’article LXI de la constitution de 1841, article
qui dépouillait de ses droits officiels la langue française. À l’ouverture du
nouveau parlement à Montréal, le 18 janvier 1849, le gouverneur fait
Chanoine Lionel Groulx – Histoire du Canada français depuis la découverte 137

encore mieux. Le premier des gouverneurs anglais à poser ce geste, Elgin


prononce, dans les deux langues, la lecture du discours de la couronne :
affirmation péremptoire de l’égalité politique des deux races.
La Constitution du Canada1
Une introduction à son évolution et à ses lois
W.P.M. Kennedy
M.A., LITT.D., Professeur adjoint d’histoire moderne à l’Université de Toronto

L’instauration du gouvernement civil au Québec

L’importante guerre de Sept Ans a finalement pris fin officiellement


avec la signature d’un accord de paix, le Traité de Paris, le 10 février 1763,
et toutes les possessions françaises en Amérique du Nord, mises à part
les îles de Saint-Pierre et Miquelon, ont été cédées à la Grande-Bretagne.
Au cours des négociations, le Canada a été soupesé par rapport à la
Guadeloupe tellement on estimait peu son potentiel. Selon une perspec-
tive contemporaine, il s’agissait « d’un endroit qui ne pouvait servir qu’à
y envoyer des exilés, comme châtiment pour leur vie inconvenante passée »
(traduction libre). La Grande-Bretagne, cependant, ressentait la nécessité
de soulager les Treize colonies de la menace française qui les irritait depuis
si longtemps, et le Canada est passé sous le contrôle de la Couronne
britannique. Outre cet enjeu déterminant, le Canada n’était qu’un simple
détail dans un problème non résolu où prédominaient de vastes étendues
de terre non habitées, le commerce avec les Indiens et des établissements
de colons européens non soumis à une administration organisée.
Lorsque le gouvernement britannique a commencé à envisager
« l’instauration d’un gouvernement civil dans les territoires cédés par le

1. W.P.M. Kennedy, The Constitution of Canada. An introduction to its development and law.
Humphrey Milford. Londres et Toronto : Oxford Universiy Press, 1922 (le texte reproduit
ici a été traduit de l’anglais par Audrey Lord).

139
140 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

traité » (traduction libre), les efforts déployés pour dénouer les différentes
difficultés n’étaient ni clairs ni précis. Les enjeux des établissements et
des Indiens ont d’abord principalement retenu l’attention, et une procla-
mation a été préparée afin de régler ces questions. Par la suite, des
dispositions ont été introduites dans la proclamation afin de créer et
d’encadrer quatre gouvernements distincts et séparés – du Québec, de la
Floride orientale et occidentale et de la Grenade – mais chacun s’est vu
octroyer un identique système juridique et administratif vague sans que
la moindre attention ne soit accordée aux différences au chapitre du
développement, de la population et de l’expérience politique. La
Proclamation royale du 7 octobre 1763 a conféré au Québec son premier
gouvernement civil sous le régime britannique.
[...]
La Proclamation, en ce qui concerne la nouvelle province de Québec,
décrivait seulement les grandes lignes d’une administration pour les
régions peuplées de la Nouvelle-France. Les frontières étaient telles que
le territoire de l’Ouest, avec ses postes de traite s’étendant jusqu’aux
Prairies et à la vallée du Mississippi, a été laissé sous le contrôle du minis-
tère des Affaires indiennes et hors de la juridiction du gouvernement du
Québec. Le pouvoir exécutif a été mis entre les mains d’un gouverneur
et d’un Conseil. Le gouverneur avait reçu l’instruction, « des que l’état
et les conditions [de la] coloni[e] le permettront », de convoquer une
Assemblée populaire semblable à celle des Treize colonies. Le pouvoir
d’adopter des lois, des décrets et des ordonnances a été conféré au gouver-
neur, au Conseil et à l’Assemblée envisagée. Aucune disposition, toutefois,
n’était prévue en matière de législation à part que « des représentants du
peuple [...] devront être convoqués tel que susmentionné ». Lorsqu’on
considère que l’une des principales raisons d’inclure des clauses d’ordre
administratif dans de tels documents hétéroclites était « d’accroître le plus
possible le nombre de nouveaux colons britanniques et autres protestants »
(traduction libre), la Proclamation était extrêmement floue.
Lorsqu’on soumet la Proclamation à un examen critique, il apparaît
clair que l’intervalle entre ses versions préliminaire et définitive n’avait
pas permis d’acquérir une conception juste de la situation canadienne.
Les documents produits au cours de ces mois ne démontrent ni compré-
hension ni connaissance. Soustraire les terres de l’Ouest de la juridiction
civile de la province n’a fait qu’aliéner les marchands de Montréal et de
Québec, dont les affaires dans le commerce de l’Ouest étaient la prise la
plus solide du Canada sur la prospérité économique. Les conditions ainsi
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 141

créées sont demeurées inchangées jusqu’à ce qu’elles soient rectifiées, en


1774, sous la pression des colons. De même, la disposition concernant
la convocation d’une Assemblée ne démontrait pas plus de sagacité.
L’instauration d’une telle institution dans une province très majoritaire-
ment catholique aurait signifié de faire passer le pouvoir politique entre
les mains de deux ou trois cents protestants qui étaient les seuls à pouvoir
y siéger en vertu des lois d’Angleterre. Une oligarchie raciale et religieuse
devait se former à moins que « l’état et les conditions » nécessaires à la
convocation d’une Assemblée comprenaient l’arrivée d’une vaste affluence
de « colons britanniques et autres protestants » (traduction libre). Les
règles relatives au système judiciaire comportaient une kyrielle d’ambi-
guïtés. Si ces dernières envisageaient la disparition du droit français, elles
étaient irréalisables. Seul un soulèvement populaire, dans le cadre duquel
les vieux systèmes seigneuriaux et contractuels auraient été anéantis,
aurait pu justifier un tel dénouement. Par ailleurs, il aurait été hasardeux
de déterminer comment une civilisation complètement différente pouvait
être amenée à se conformer « autant que possible aux lois d’Angleterre »
sans que cela n’entraîne sa disparition.
Les longs ordres et instructions donnés à Murray n’ont pas totalement
corrigé ces problèmes ni fourni un système de gouvernement clair. Ils
contiennent une myriade de règles pour régir la future Chambre d’As-
semblée et les futures lois qu’elle adoptera. L’Assemblée, cependant,
paraissait lointaine – « irréalisable pour l’instant » – et le pouvoir législatif
était confié au gouverneur sur l’avis de son Conseil. La délégation n’était
pas très étendue puisque le gouverneur et le Conseil ne pouvaient adopter
aucune loi qui pouvait « de quelque façon avoir une incidence sur la vie,
l’intégrité physique ou la liberté des sujets, ou sur l’imposition de quelque
taxe ou impôt » (traduction libre). Le gouverneur, toujours en agissant
sur l’avis de son Conseil, pouvait instituer des cours de justice et pouvait
nommer des juges et des juges de paix avec l’approbation de la majorité
des membres de son Conseil. Rien n’est précisé au sujet de l’application
des lois, mais les précédents anglais étaient sous-entendus dans l’instruc-
tion à l’effet qu’en créant un système judiciaire, ce qui avait été fait dans
les autres colonies, en particulier en Nouvelle-Écosse, devait être pris en
compte. Dans les instructions publiques (qui ont été publiées), rien n’était
tenté pour résoudre l’ambiguïté religieuse. Les instructions privées font
la lumière sur cette difficulté et seront examinées plus loin en lien avec
un autre sujet.
Avec bienveillance et courage ainsi que de l’affection envers les
Canadiens, Murray a amorcé son mandat. Le 17 septembre 1764, il a
142 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

instauré un système de tribunaux civils. Une Cour du banc du roi a été


instituée, présidée par le juge en chef, où les causes criminelles et les
causes civiles plus importantes étaient entendues conformément au droit
anglais et aux décrets émis sous l’autorité du gouverneur. Dans cette cour,
tous les sujets étaient admis à titre de jurés, sans distinction. Murray a
expliqué qu’il estimait « injuste d’exclure les nouveaux sujets catholiques
puisqu’une telle exclusion signifierait que deux cents protestants agissent
continuellement comme juges à l’égard de la vie et des biens non seule-
ment des quatre-vingt mille nouveaux sujets, mais également de ceux de
tous les militaires de la province » (traduction libre).
L’attention du gouvernement britannique s’est rapidement portée
sur l’état de la situation ; et, dans l’optique d’étudier la genèse de l’Acte
de Québec de 1774, il est nécessaire de résumer l’attention accordée à
l’enjeu constitutionnel au cours de ces années. En 1765, en réponse à
une demande d’avis, les conseillers juridiques de la Couronne ont signalé
que les catholiques du Canada n’étaient pas soumis aux interdits créés
par les lois pénales. Quelques mois plus tard, le ministère du Commerce
a recommandé une Chambre d’Assemblée élue par tous les habitants,
catholiques et protestants. Au cours de l’année suivante, les conseillers
juridiques de la Couronne ont recommandé un système mixte de droit
français et anglais. Tous ces avis, cependant, étaient des opinions anglaises,
et le Conseil privé a décidé de consulter absolument le gouverneur, le
juge en chef et le procureur général du Québec. Les rapports en prove-
nance du Canada ne sont parvenus à Londres qu’en 1770. Carleton a
laissé le soin de préparer un rapport conjoint à Francis Masères, le procu-
reur général, qui a rédigé une longue ébauche dans laquelle il analysait
les avantages et les inconvénients de différentes méthodes pour gérer le
système judiciaire. L’ébauche ne convenait pas du tout à Carleton, dont
la décision était déjà prise. Il a envoyé son propre rapport recommandant
l’application des lois anglaises en matière criminelle et le rétablissement
de l’ensemble du droit civil français qui était en vigueur avant la
Conquête.
Un voile de mystère entoure pratiquement les développements qui
ont abouti à l’Acte de Québec, en 1774. Il pourrait ne jamais être possible
de reconstituer l’histoire puisque la nouvelle Constitution est passée par
plusieurs versions préliminaires avant sa version définitive. Carleton
agissait sans aucun doute en coulisses, ce qui suppose un intérêt bien
étrange quand on considère que l’Acte a été adopté à l’aube de la révo-
lution américaine. Le premier grand empire colonial, maintenant à l’âge
adulte, se démenait furieusement pour mettre à l’essai de nouveaux
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 143

principes au moment où le plus jeune enfant de l’empire – las de luttes


politiques, religieuses et raciales – attendait dans une mélancolie presque
étouffée le décret de sa mère adoptive. Les larmes et les espoirs se concen-
traient autour de Carleton. Ses dépêches, au cours de ces années, n’ont
pas fait l’objet d’une analyse, dans ce livre, car elles s’intègrent davantage
à une discussion au sujet des origines de l’Acte ; mais il était à la fois
l’homme le plus apprécié et le plus détesté, le héros et le méchant de
l’histoire.
Lorsqu’on tente de se forger un jugement critique en regard de cette
période, l’élément le plus saisissant est l’incertitude constitutionnelle qui
prévalait. Le gouverneur ne connaissait pas ses pouvoirs, les marchands
ne savaient pas s’ils avaient été trompés, la noblesse (en français dans le
texte original) ne connaissait pas ses droits, l’Église catholique ne connais-
sait pas son statut et les habitants (en français dans le texte original)
étaient plongés dans un chagrin de doute apathique. Quant au système
judiciaire, il s’agissait pratiquement d’un enchevêtrement inexplicable.
Déterminer à un moment précis le corpus juridique exact en vigueur
aurait constitué une dure épreuve pour le plus perspicace des juristes.
Même l’organisation du Conseil faisait l’objet d’un débat. La gestion des
affaires quotidiennes était inefficace.
Le désir évident de la Grande-Bretagne de traiter la province comme
les autres colonies était également une source de faiblesse. Les libertés
mêmes si chères aux Anglais du dix-huitième siècle et promises avec une
si généreuse profusion, étaient étrangement inadaptées à un peuple
catholique, héritier de l’apathie née du paternalisme et encore un enfant
en matière de développement politique. Transformer le peuple de la
Nouvelle-France représentait une tâche trop ambitieuse ; faire des
Canadiens français de potentiels cohéritiers avec leurs concitoyens britan-
niques d’institutions, de lois et de systèmes qu’ils ne comprenaient pas
sèmerait la confusion ; tenter de les assimiler accentuerait les différences.
La Proclamation royale, bien que pratiquement futile, a suspendu
au-dessus de la tête des Canadiens français une épée de Damoclès poli-
tique. Pour les Britanniques au sein de la colonie, elle représentait un
traité qui avait été transgressé, un bout de papier, un idéal à atteindre,
une promesse à honorer. Même les bonnes intentions d’hommes comme
Murray et Carleton n’ont fait qu’ouvrir la Via Dolorosa à un calvaire
constitutionnel. Lorsque le courage a enfin été renforcé dans d’autres
circonstances, il n’a pas été étonnant que l’Acte de Québec ait été sombre-
ment intitulé « Acte qui règle plus solidement le Gouvernement de la
Province de Québec en l’Amérique Septentrionale ».
144 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

L’Acte de Québec, 1774

L’idée de sérieusement envisager une nouvelle Constitution pour le


Québec semble avoir émergé au cours des derniers mois de l’année 1773.
Compte tenu que les premiers rapports, qui viennent tout juste d’être
évoqués, étaient si volumineux et malgré les prolifiques promesses faites,
depuis 1766, à l’effet que le gouvernement de la province serait constitué
sous peu, il y a des raisons de croire que la masse de documentation
n’avait pas été assimilée de façon critique à peine quelques mois avant la
présentation de l’Acte de Québec. Ce n’est pas une opposition entièrement
irresponsable qui a fait railler Townshend contre Lord North, engendrant
un retard qui a provoqué anarchie et confusion. Toutefois, lorsque le
sujet a véritablement été abordé, il existait une kyrielle d’avis juridiques
et de nombreuses correspondances et consultations avaient eu lieu entre
le gouvernement, Carleton, Masères, le juge en chef Hey et William
Knox, sous-ministre des Colonies, un homme de grande expérience en
matière d’affaires anglaises et américaines. Le projet de loi est passé entre
plusieurs mains et a été publié sous diverses formes avant d’être présenté,
le 2 mai 1774, à la Chambre des lords. Seuls quelques membres des deux
Chambres ont estimé qu’il valait la peine de rester à Londres afin de
participer aux discussions ou d’écouter les débats, et le projet de loi a
reçu la sanction royale le 22 juin.
Si on considère l’Acte de Québec de 1774 uniquement à partir de
sa formulation juridique et en dehors de tout le reste, la générosité l’im-
prègne fortement. L’Acte pourrait presque se résumer dans les mots de
Burke : « en ce qui concerne la politique de l’État, le maintien de leurs
anciens préjudices, de leurs anciennes coutumes, en vertu du projet de
loi, tourne au bénéfice de la France. La seule différence est qu’ils auront
comme roi George III plutôt que Louis XVI » (traduction libre). Les
dispositions de la Proclamation de 1763 qui concernaient le Québec ont
été abrogées. Une Chambre d’Assemblée était jugée inopportune et un
Conseil nommé a été institué pour assister le gouverneur en matière
législative et administrative. Un serment modifié a fait en sorte que les
catholiques puissent y siéger. L’ensemble du droit civil français a été
réinstauré. L’Église catholique s’est vu conférer un statut légal par la
disposition à l’effet que la dîme pouvait être perçue auprès de ses membres
selon la procédure requise. Cette disposition et le nouveau serment ont
sérieusement modifié l’Acte élisabéthain de suprématie qui encadrait les
allocations religieuses. Les règles concernant l’imposition supplémentaire
à ce qui avait été prévu dans l’Acte ont été intégrées dans une loi l’année
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 145

suivante et imposaient seulement des taxes analogues à celles en vigueur


sous le régime (en français dans le texte original) français.
En dépit de l’opposition du ministre des Colonies, l’Acte de Québec
a réannexé le Labrador à la province et a élargi les frontières afin d’englober
non seulement l’Ontario moderne, mais le territoire illimité vaguement
bordé par la rivière Ohio, le fleuve Mississippi et les territoires appartenant
à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Il y a une nuance à apporter à cet
égard puisque l’intention, comme nous le constaterons plus loin, était
de préserver l’arrière-pays de l’Ouest en guise de vaste réserve française
et indienne à l’exclusion des autres colons.
Le système gouvernemental instauré par l’Acte de Québec et bonifié
par les instructions au gouverneur était pratiquement celui de 1763.
L’idée d’une Assemblée était laissée en suspens, sans promesse pour
l’avenir. Le nombre de membres du Conseil a été augmenté, passant de
douze à pas plus de vingt-trois et pas moins de dix-sept, un nouveau
serment élargissant le choix des membres. Le seul changement fonda-
mental qui a été apporté est la différenciation entre les fonctions
exécutives et législatives du Conseil. Carleton avait reçu l’instruction à
l’effet « que n’importe quel des cinq membres dudit Conseil constituent
un bureau du Conseil afin de traiter toutes les affaires pour lesquelles
leur avis et leur consentement peuvent être requis, les actes législatifs
étant la seule exception » (traduction libre). Il a interprété cet ordre comme
lui permettant de créer une sorte de cercle restreint de conseillers, ou de
« Conseil privé » comme il l’appelait, auquel il a confié tout le travail
administratif à l’exclusion des autres membres.
Les dispositions relatives à la loi méritent une attention particulière.
Le droit criminel britannique et le droit civil français ont été imposés à
la province – la suggestion faite par Carleton, en 1769 – le droit français
étant essentiellement la Coutume de Paris (en français dans le texte
original), modifiée par les décrets et les amendements des gouverneurs
et des intendants de la Nouvelle-France et bonifiée par les autorités
juridiques françaises. Ses dispositions régissaient non seulement le régime
foncier, le mariage, la succession et la dot, mais les échanges et le
commerce. Ainsi, les prospères intérêts d’affaires de la colonie, en grande
partie entre les mains de Britanniques, sont passés sous la juridiction
d’un code français.
Il est évident qu’une échappatoire avait été créée pour les Britanniques
de la colonie. Il est exact d’affirmer qu’il n’existait pas de loi importante
dans leur intérêt, mais les débats et les instructions royales sont clairs et
146 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

prouvent que le principe général énoncé dans la Constitution autorisait


des modifications sur place. Le portrait était le suivant : une Assemblée
ne peut être accordée ; le droit criminel anglais constituait une base solide ;
le code civil français était juste, compte tenu de la situation locale ; des
changements pouvaient être apportés par le gouverneur et le Conseil de
la province – le système n’était pas rigide. L’objectif était si clair que
Carleton avait reçu l’ordre de communiquer immédiatement à son
Conseil des instructions en ce sens puisqu’elles nécessitaient leur avis et
leur consentement.
Les agissements de Carleton sont déroutants. Il n’a pas immédiate-
ment publié l’Acte dans son intégralité, mais il a simplement inséré, dans
la Gazette, un résumé qui donnait l’impression, si chère aux histoires
populaires, que les lois reposaient sur le droit criminel anglais et le droit
civil français, sans flexibilité ou possibilité de changement.
Les dispositions concédées par l’Acte à l’Église catholique sont
remarquables lorsqu’on se souvient des interdits juridiques en vigueur
en Angleterre. Bien que l’Église anglicane soit devenue l’Église officielle
de la colonie sous le contrôle très direct du gouvernement, l’Église catho-
lique a pratiquement été placée sur un pied d’égalité. La liberté de culte
promise par le Traité de Paris était à nouveau accordée. La condition qui
s’y rattachait n’était plus vague puisque la disposition de sauvegarde
protégeant la suprématie ecclésiastique du roi disparaissait, compte tenu
de la légalisation des droits et des cotisations du clergé, et n’apparaissait
plus dans un serment qui modifiait le modèle élisabéthain. Il est vrai que
les instructions royales à Carleton ordonnaient que l’évêque et les prêtres
catholiques puissent exercer leurs offices seulement en vertu d’une auto-
risation obtenue auprès du gouverneur et qu’il devait se souvenir que
seule la tolérance était accordée et non « les pouvoirs et privilèges d’une
Église établie » (traduction libre). Tout appel au Vatican était interdit,
mais cette règle a été ignorée dès le début. Il n’y a pas eu de haine religieuse
pendant une très longue période par la suite et catholiques et protestants
partageaient les églises paroissiales pour leurs services respectifs. Avec
cette toile de fond, il est maintenant possible de discuter des origines et
de la sagesse de l’Acte.
Lord North a souligné maintes et maintes fois que ce plan était le
seul possible dans les circonstances. Le procureur général exécrait l’idée
d’imposer aux vaincus l’ensemble des institutions des conquérants,
puisqu’un tel geste entraînerait la misère et l’asservissement. Le conten-
tement des Canadiens était en jeu. Seules la barbarie et la tyrannie
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 147

pouvaient s’abaisser au vol de coutumes, de religions et de lois. Cela


paraît certainement constituer un remarquable miracle que de trouver
des hommes, traditionnellement conservateurs et réactionnaires,
consentir à un peuple conquis, d’une race historiquement hostile à la
Grande-Bretagne et d’une religion condamnée par la cloche, le livre et
le cierge dans de nombreuses lois britanniques, une telle charte de libertés
à la fin du dix-huitième siècle. Il peut être concédé que l’Acte était géné-
reux, voire miraculeux. Celui qui étudie l’histoire, cependant, doit se
demander si la générosité était logique et spontanée, si la suspension des
lois de la politique de partis résultait d’une ultime conviction selon
laquelle la situation canadienne était telle que le projet de loi du gouver-
nement est apparu comme étant la seule solution. L’Acte de Québec
nécessite davantage qu’une abdication émotionnelle, même en regard
d’un miracle politique.
A priori, l’Acte apparaissait malavisé. Renverser la politique de 1763
a entraîné une rupture du lien de confiance. Plusieurs étaient venus dans
la province en se fiant aux promesses faites dans la Proclamation royale.
Leurs espoirs ont été déçus et il n’est guère étonnant de découvrir que
plusieurs d’entre eux aient maudit la perfidie britannique et aient adhéré
à la cause des rebelles. En outre, il est peu probable que l’Acte ait rallié
la faveur de l’ensemble des Canadiens. Pour le clergé, les seigneurs et les
avocats, il s’agissait d’une carta libertatum – un octroi de privilèges – mais
pour les habitants (en français dans le texte original), il n’était pas entiè-
rement acceptable. Au cours des dix années de chaos ayant précédé
l’adoption de l’Acte, ils étaient devenus plus indépendants et, souvent,
les vieux droits et cotisations ecclésiastiques et féodaux demeuraient
impayés. L’idée qu’ils soient rétablis ne s’accompagnait pas d’un assenti-
ment unanime. Carleton s’est rapidement aperçu qu’un processus de
désagrégation s’était amorcé, dont son esprit militaire ne s’était pas rendu
compte. Lorsque les seigneurs et le clergé ont appelé le peuple à prendre
les armes contre les rebelles et les traîtres du Sud, la réponse a été faible.
Peu de choses sont aussi pitoyables, dans l’histoire canadienne, que les
dépêches de Carleton au cours de cette période. Assez rapidement, il est
devenu convaincu que ni la noblesse (en français dans le texte original)
ni les hommes d’Église ne pourraient rallier les habitants (en français
dans le texte original) pour défendre leur pays. La propagande du Sud
prospérait dans le riche terreau d’ignorance et de méfiance. Il craignait
de réunir une foule nombreuse puisqu’ils étaient peu nombreux à être
disposés à prendre les armes pour le roi. Tous les moyens échouaient en
vue de ramener le peuple à son sens du devoir et seule une poignée
148 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

d’habitants ont marché contre l’ennemi. La petite noblesse aussi bien


que le clergé n’a pas réussi « à retenir leurs compatriotes aveuglés » (traduc-
tion libre). Il s’agissait d’« un peuple lamentable et sans honneur »
(traduction libre). Plusieurs Canadiens français se sont ouvertement
engagés aux côtés des envahisseurs, et leur adhésion a été mesurée par le
côté le plus fort. Maintes et maintes fois, Carleton a exprimé sa déception
et a déploré l’ignorance, la peur, la crédulité et l’entêtement des habitants
(en français dans le texte original). L’Acte était un échec puisqu’il ne
parvenait pas à rallier aux armes, pour des raisons dont Carleton n’a pas
tenu compte, ceux dont il devait le plus concilier la faveur – « la race la
plus ingrate de toutes » (traduction libre).
L’Acte n’est pas parvenu à intimider les colonies du Sud. L’époque
où elles allaient se retenir face à une colonie française au nord de leur
frontière était révolue. L’agitation politique était déjà à son comble et les
colons qui n’avaient pas réussi à rassembler les Français qui complotaient
dans les territoires et dans le commerce ainsi que les affaires indiennes
étaient maintenant prêts à dégainer pour se défendre. Les lois du
Parlement consolidaient leurs rangs et l’Acte de Québec, au lieu d’être
un élément dissuasif, est devenu un irritant majeur qui a servi leurs fins.
L’Acte a imposé au Québec le vieux système seigneurial et ecclésias-
tique et a renforcé des institutions qui perdaient déjà de leur emprise sur
les habitants (en français dans le texte original). On a également prétendu
que la présence d’une solide collectivité canadienne-française au sein du
Canada moderne, avec tous les problèmes politiques que cela suppose,
est attribuable à la folie de l’Acte. Plusieurs penseurs politiques, plutôt
détachés des préjugés raciaux et religieux, estiment qu’une reconnaissance
moins intégrale du Canadianisme français, en 1774, aurait été acceptable
aux yeux des Canadiens français et aurait éliminé de tels problèmes qui
sont aujourd’hui manifestes par rapport à la race, à la foi et à l’éducation.
Ils invoquent la Louisiane où aucune difficulté n’a découlé du fait de ne
pas avoir concédé de privilèges. Mais il est inutile de discuter de la sagesse
de l’Acte en s’appuyant sur les occasions manquées de l’histoire.
Par ailleurs, l’Acte a sauvé la province, si on imagine une situation
où les prêtres et les seigneurs s’étaient unis pour rallier le peuple contre
la Grande-Bretagne – une situation d’autant plus incertaine lorsque la
France s’est associée aux colonies pour former une alliance. Les États-Unis
n’auraient peut-être pas toléré la préservation des coutumes françaises au
sein de l’Union, mais l’idée de Vergennes de faire du Canada une province
autonome sous la suzeraineté de la France n’était pas dépourvue de
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 149

réalisme politique. L’indifférence générale des Canadiens français a permis


d’éviter cette situation, et même Lafayette n’a pas réussi à les sortir de
leur mentalité apathique. Le facteur déterminant a été la loyauté du clergé
et des seigneurs. Carleton, en fait, a eu davantage d’impact qu’il ne le
croyait. La loyauté de l’Église et de l’élite canadiennes-françaises a été
assurée et s’est avérée constituer une force importante pour contrer la
désagrégation. Non seulement lors de la révolution américaine, mais de
la révolution française, des guerres napoléoniennes, en 1812 et lors des
rébellions de 1837, l’Église et l’élite au Québec se sont opposées avec une
forte détermination à la trahison structurée et ont combattu la sédition.
Il s’est avéré bénéfique pour le Canada que l’Acte de Québec ait réglé
le statut de l’Église catholique et l’ait évacué pendant des générations de
cette damnosa haereditas – la politique religieuse. Si sa position était
demeurée incertaine, sans une loi pour l’appuyer, l’arrivée des Loyalistes
de l’Empire-Uni (United Empire loyalists, traduction libre) aurait peut-
être ajouté une autre guerre de religion aux tragédies de l’histoire. Dans
ces circonstances, la transition vers une nouvelle Constitution a été
infiniment moins compliquée. Il est juste d’affirmer, toutefois, que
compte tenu de l’ampleur des concessions et des garanties, il restait peu
de place pour des compromis et, conséquemment, l’appréciable nature
raisonnable d’un compromis a en grande partie disparu. S’accrocher et
préconiser l’immobilisme, par crainte de nouvelles revendications, et être
sur ses gardes représentent un fort prix à payer. Le Québec a apporté des
dons caractéristiques essentiels et vitaux à l’existence du Canada et ils
sont attribuables à l’autorité de l’Église catholique agréée en 1774. Si
tant est que le Québec constitue aujourd’hui une force centrifuge puis-
sante, cela remonte aux événements de 1774. Chose certaine, l’Acte de
Québec a renforcé le lien impérial et on risque à la fois d’en sous-estimer
les défauts et d’en minimiser les mérites.
L’Acte constitutionnel de 1791 mérite une analyse approfondie.
L’Acte n’a pas divisé le Québec, mais il présupposait qu’une telle division
se produirait. Diverses suggestions avaient été faites afin de venir à bout
des tensions diplomatiques avec les États-Unis, mais comme celles-ci
s’étaient avérées vaines, les frontières devaient faire l’objet d’un décret en
conseil subséquent. Les dispositions de l’Acte de Québec qui se rappor-
taient aux nominations au sein du Conseil et à ses pouvoirs ont été
abrogées et le pouvoir législatif a été confié au gouverneur ou au lieute-
nant-gouverneur, agissant sur l’avis et avec le consentement du Conseil
législatif et de l’Assemblée législative de chacune des deux nouvelles
provinces.
150 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Le 24 août 1791, un décret en conseil a divisé la province de Québec


entre le Haut et le Bas-Canada et a donné l’instruction au ministre de
préparer un mandat autorisant le gouverneur de la province à fixer une
date pour l’entrée en vigueur de l’Acte au sein des provinces au plus tard
le 31 décembre 1791. Le 18 novembre, Alured Clarke a émis une procla-
mation afin que l’Acte prenne effet le 26 décembre 1791. En septembre
1791, les ordres et instructions de Dorchester ont été émis en sa qualité
de gouverneur en chef du Haut et du Bas-Canada et Alured Clarke ainsi
que John Graves Simcoe ont été respectivement nommés lieutenant-
gouverneurs du Bas et du Haut-Canada. Le 7 mai 1792, Clarke a divisé
le Bas-Canada en vingt-sept districts électoraux afin d’élire cinquante
membres à la Chambre d’Assemblée et, en juillet de la même année,
Simcoe a divisé le Haut-Canada en dix-neuf comtés qui éliraient seize
membres.
Lorsqu’on entreprend l’analyse des débats entourant l’Acte consti-
tutionnel, certains principes régissant la nouvelle Constitution
apparaissent. La division de la province visait à mettre fin à la rivalité
entre les Canadiens français et les Britanniques.
L’idée était clairement énoncée par Pitt : la création de deux colonies
distinctes qui devraient chacune déterminer leur propre destinée. Le
moteur de la politique, cependant, était la reproduction, autant que
possible, au sein de chacune des provinces, d’une Constitution britan-
nique du dix-huitième siècle, avec une aristocratie locale et une Église
établie. Cette reproduction allait opérer une sorte de charme. Elle visait
à empêcher la répétition de la première grande tragédie coloniale et Pitt
croyait réellement que le Bas-Canada, en constatant le fonctionnement
salutaire de cette vénérable Constitution dans la province voisine, en
rêverait et adopterait l’ensemble du système par conviction. Il n’avait pas
fait allusion en public, comme Grenville l’avait fait en privé, à de possi-
bles troubles et une possible guerre avec la France et à la nécessité d’apaiser
le Canada français, mais il a déclaré que la division visait à contenter les
deux races dans l’optique d’enfin les unir. L’unité future adviendrait parce
que les Canadiens français, d’abord satisfaits d’être séparés des
Britanniques, deviendraient en fait insatisfaits de la séparation. Ils oublie-
raient enfin la race, la religion et les traditions et s’empresseraient
d’accepter la Constitution britannique par pure jalousie, de peur que le
Haut-Canada bénéficie du monopole d’un tel système vivifiant et prodi-
gieux. La division conviendrait aux « intérêts discordants » et aux « points
de vue opposés » actuels, mais l’exemple même « de l’image et de la
transcription de la Constitution britannique » engendrerait l’union
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 151

(traductions libres). Il s’agirait d’un levain pour faire lever toute la pâte.
L’ombre de l’abbé Sieyès devait planer sur Pitt au cours des débats puisqu’il
est rare qu’une Constitution repose sur ces principes. Pitt craignait un
conflit racial, mais il était prêt à se servir des jalousies provinciales afin
de susciter une union. La nature allait à l’encontre de son dessein bien-
veillant. La discorde reposait profondément dans le cœur du Bas-Canada
et ce Bas-Canada ulcéré se tournerait sans grande envie vers le Haut-
Canada pour régler des problèmes constitutionnels. Les Britanniques du
Bas-Canada s’étaient opposés à la division de la province. Ils s’étaient
adressés en des termes clairs, par l’intermédiaire d’Adam Lymburner, à
la Chambre des communes. Ce n’est pas un jugement reposant sur l’ex-
périence qui allait réprouver Pitt. Dorchester avait reçu des informations
à l’effet que les dangers, en Europe, nécessitaient la consolidation de tous
les intérêts disponibles dans l’empire. Grenville a clairement indiqué que
les concessions aux Canadiens français étaient une nécessité d’ordre
international. Ils devaient être rendus sourds à de possibles influences de
la France dans l’éventualité d’une guerre européenne en ayant vu leur
nationalité être reconnue et renforcée au sein d’une province où la supé-
riorité numérique garantirait leur pouvoir prépondérant. Il s’agit là d’un
point de vue. À terme, ayant rempli sa fonction en matière de politique
internationale, ce nationalisme allait se dissoudre et disparaître en fonc-
tion d’un désir convaincu et volontaire d’obtenir, dans son intégralité,
l’ensemble du système administratif d’une race étrangère. Cette confiance
admirable, comme toute conviction admirable, ne peut être attribuée
qu’à l’ignorance – la méconnaissance du Canada, de l’histoire, de la
nationalité. Alors que Burke cédait à une colère frénétique et que Fox
essuyait les larmes d’une amitié brisée, Pitt inaugurait une expérience
constitutionnelle au Canada qui ne pourrait jamais produire les résultats
qu’il escomptait. Les Constitutions ne sont pas surnaturelles. Elles se
développent et réussissent là où elles reflètent l’évolution sociale et où
les tensions, au sein du système politique, sont réduites au minimum.
L’Acte constitutionnel de Pitt était empreint de tensions et, avec le temps,
le Haut-Canada a estimé que la Constitution britannique du dix-huitième
siècle constituait un prétexte pour le radicalisme et le Bas-Canada s’en
est servi pour accroître plutôt que réduire ses tendances séparatistes.
152 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

L’échec du gouvernement représentatif


au sein des Canadas
Dès la capitulation du Canada, la Grande-Bretagne a traité les
Canadiens français comme un groupe distinct. Dans les premières années,
l’approche était plus ou moins hésitante. Elle manquait de précision et
de perspicacité et n’a jamais endossé la clarté d’un objectif politique
concret. Il y avait une bonne dose de sentiments indécis, de bienveillance
et de générosité qui ont permis aux Canadiens français de s’y retrouver
dans le labyrinthe des lois britanniques et encore davantage dans celui
des traditions britanniques. Le début des troubles coloniaux, comme
nous l’avons vu, a transformé tout cela. Ils ont sorti toute la situation du
champ des émotions et l’ont transposée dans celui des idées concrètes.
Avec l’Acte de Québec, la race canadienne-française s’était vue accorder
une charte statutaire de privilèges et l’existence d’une collectivité distincte
ayant un nationalisme distinct avait été reconnue par la loi au sein de
l’empire. L’application de cette charte, dans la vie concrète de la province,
relevait de Carleton et de Haldimand qui, pour des raisons qui ont déjà
été évoquées, l’ont interprétée au sens le plus strict et ont rendu cet octroi
bien plus puissant en dissimulant l’esprit de l’Acte. Les Britanniques de
la province étaient traités pratiquement comme s’ils n’existaient pas et,
de toute façon, ils étaient constamment rabroués. À terme, la base cana-
dienne-française, qui avait d’abord été méfiante à l’égard du cadeau de
Danaän, en est venue à considérer l’Acte de Québec comme étant une
preuve et un symbole visibles de son existence collective et, de là, s’est
développé un sentiment racial autour de l’Acte qui s’est accentué avec
les années. Lorsque des difficultés coloniales ont à nouveau forcé un
changement, aucune tentative n’a été faite pour mettre un terme à cette
existence collective ou pour détourner cette émotion. Une Constitution
britannique a été conférée à un peuple français dans l’espoir naïf que
l’alchimie d’une telle générosité serait magique et que, dans le laboratoire
de l’expérience constitutionnelle, ils renonceraient à leur langue, à leurs
lois, à leur religion et à leur race elle-même. La persistance singulière de
différences raciales n’a aucunement été prise en compte et, au bout du
compte, les Canadiens français ont détourné la Constitution à des fins
raciales.
Lorsque le rideau du régime (en français dans le texte original) de
Craig est tombé sur la vie publique du Bas-Canada, l’opposition ne s’est
pas traduite essentiellement en termes politiques, pas plus qu’elle n’a eu
recours à des armes politiques. « Notre langue, nos institutions et nos
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 153

lois » (en français dans le texte original) apparaissait, au premier abord,


constituer une trinité politique et elle a été interprétée par l’administra-
tion, dont la réflexion manquait de profondeur, à la fois dans la province
et en Angleterre, comme étant l’expression de fins politiques qui seraient
protégées à tout prix. En réalité, le défi se rapportait à la race et le triple
mot d’ordre ne représentait des choses canadiennes-françaises que dans
la mesure où elles étaient des forces vives d’ordre racial. L’Assemblée
populaire au sein du Bas-Canada n’a jamais réellement revêtu un aspect
politique ou constitutionnel. Il s’agissait d’une arène pour le
Canadianisme-français, d’une expression organisée de conscience raciale,
d’une protection pour un peuple pris entre les murs d’un système étranger.
Ses vigiles théâtrales et incessantes étaient d’autant plus intenses parce
que quelques membres britanniques représentaient une autre race au sein
d’une province française. Ils étaient considérés comme l’avant-poste d’une
politique anglicisante malheureusement retranchée derrière le lieutenant-
gouverneur ainsi que les Conseils exécutif et législatif. Après avoir pris
connaissance d’une proportion substantielle de la vaste documentation
historique de l’époque ou avoir entrepris d’aborder l’histoire avec un
regard actuel, il est impossible de ne pas conclure que des antipathies
raciales dominaient les enjeux. Derrière le calme que la conciliation avait
produit et l’agressivité que des méthodes plus arbitraires ont intensifiée,
se cachait une vie énergisante qui tirait son dynamisme de la force la plus
subtile, la plus attrayante et la plus destructrice dans l’histoire.
L’affrontement était inévitable sous une Constitution qui n’était pas
conçue pour une telle situation.
On peut alors se demander comment se fait-il que le Canada français
ne se soit pas levé comme un seul homme, en 1837. Il existe plusieurs
facteurs de réponse. La rébellion était prématurée et les opinions de
Papineau ont été semées dans une organisation inefficace. Heureusement,
également, la rodomontade théâtrale de préparation émotionnelle avait
activé l’armée vers quelque chose qui ressemblait à un état de préparation
efficace. L’Église, cependant, a été le facteur déterminant. Le clergé
catholique avait estimé nécessaire de freiner la machine raciale. Il existait
une probabilité évidente que les troubles raciaux prennent une couleur
politique populaire, et l’Église n’avait pas eu une expérience très heureuse
dans l’histoire avec les mouvements populaires. L’appel, également, aux
institutions américaines et l’espoir insensé que de l’aide viendrait des
hauteurs du républicanisme ont rendu la hiérarchie plus rigide. On peut
affirmer que l’Acte de Québec a sauvé la situation en 1837-1838 – et on
peut également affirmer qu’il en est à l’origine.
154 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

Dans le Haut-Canada, l’échec de la Constitution est attribuable à


des causes politiques. Le mouvement populaire, au sein de cette province,
n’a jamais été d’ordre racial, bien qu’il y ait eu des moments où le family
compact ait donné au terme « Yankee » un sens ethnologique. Un Yankee
était une personne fondamentalement différente d’un loyaliste du Haut-
Canada. L’histoire de la réforme dans le Haut-Canada consistait en un
appel contre la rigidité constitutionnelle. L’idéal porté par Simcoe était
devenu stéréotypé dans un contexte d’immobilisme institutionnel. Il
existait une classe privilégiée reconnue au sein des Conseils exécutif et
législatif – un groupe s’était accaparé l’administration. L’Église anglicane
détenait la position d’une communion établie et privilégiée. En consé-
quence, cela perpétuait des difficultés qui s’avéraient injustifiables dans
un nouveau pays, heurtait les sentiments religieux de la majorité de la
population et ses dotations allaient à l’encontre de la vie économique et
éducative de la province. Une classe sociale privilégiée, un groupe privi-
légié au sein de l’administration et une Église privilégiée s’étaient
retranchés derrière la Constitution. Les réformistes ont tenté de voir s’il
était possible de les contraindre à partir sans détruire la Constitution.
Les réformistes constructifs du Haut-Canada n’avaient aucune expérience
en matière de conventions, de véritables institutions populaires ou de
pouvoir politique direct. Ils souhaitaient retirer la Constitution de sa
position d’abri rigide pour des privilégiés et s’en servir d’une façon flexible
en vue d’offrir une liberté, notamment une liberté politique, à tous. Ils
ont pratiquement élaboré une théorie de gouvernement responsable. Ils
revendiquaient une réforme en tant que telle, à des fins politiques. Le
problème dans le Bas-Canada était de savoir comment éliminer tout
obstacle à la conscience raciale. Le problème dans le Haut-Canada était
de savoir comme partager le pouvoir politique de sorte que « l’avis de la
Chambre d’Assemblée » puisse être un élément opérant ainsi que d’éla-
borer une théorie constitutionnelle.
Toutefois, la cause la plus importante de l’échec de l’application de
la Constitution est peut-être le fait que la Couronne n’avait aucune
responsabilité constitutionnelle à l’égard des Chambres d’Assemblée et,
pourtant, il ne pouvait y avoir de lois sans elles. La question était de
savoir comment arrimer l’autorité exécutive suprême et les Chambres
élues. En réalité, aucune réponse satisfaisante n’a été trouvée à cette
question au cours de ces années. Un exécutif financièrement non impu-
table était également constitutionnellement indépendant et les Chambres
d’Assemblée, en cherchant vaguement et pour des raisons différentes à
guérir un mal qu’elles n’avaient pas réellement diagnostiqué, outrepas-
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 155

saient fréquemment leur sphère de juridiction, de sorte qu’elles étaient


sans cesse dissoutes. Constitutionnellement, les gouverneurs avaient
autant le droit de les dissoudre que le roi avait le droit de dissoudre le
Parlement impérial, mais, dans ce dernier cas, le roi agissait sur l’avis
d’un gouvernement responsable, dans un esprit de neutralité nébuleuse,
bien que royale. Au sein des Canadas, lorsque les gouverneurs s’en remet-
taient à ce recours extrême, ils étaient amenés à agir en qualité de chefs
de parti politique. En conséquence, un autre élément s’est ajouté aux
forces grandissantes de mécontentement à l’égard de l’exécutif, tandis
que les Chambres d’Assemblée sont devenues de plus en plus combatives
dans l’affirmation de ce qu’elles estimaient constituer leurs droits.
La période se termine pratiquement dans la noirceur avec les réso-
lutions non possumus de Russell, la tragédie des rébellions et la suspension
de la Constitution du Bas-Canada. Dans l’obscurité, mais pas par un
échec complet. Ces années, jalonnées d’erreurs, ont engendré un lot
inestimable d’expérience. La mélancolie raciale étouffée du Bas-Canada
et les aspirations politiques réprimées du Haut-Canada témoignent du
fait que la race ne pouvait être enrayée ou contentée, alors qu’elle était
encore bien vivante, par une reconnaissance constitutionnelle insuffisante
et qu’un peuple ne pouvait rester tranquillement assis pour toujours en
étant dominé par des privilégiés. La persistance des aspirations du Haut-
Canada est l’élément important à signaler dans l’histoire et cette
persistance était porteuse, comme les événements allaient ensuite le
révéler, du contentement du Bas-Canada.
La distinction entre un gouvernement autonome et un gouvernement
responsable devrait être précisée clairement, à ce stade-ci. Alors que
l’autonomie gouvernementale signifiait le contrôle local du Canada sur
ses propres affaires, la responsabilité gouvernementale impliquait un
ensemble particulier d’institutions par le biais desquelles le pouvoir
législatif et l’autorité exécutive ont été mis en relation avec la volonté du
peuple. Dans l’évolution constitutionnelle britannique, cela correspondait
au Cabinet et au gouvernement de partis. L’importance de cette distinc-
tion réside dans le fait qu’à ce stade dans l’histoire canadienne, le progrès
d’ensemble en matière d’autonomie gouvernementale était entaché par
une stagnation générale du processus d’implantation du gouvernement
responsable. Avec le règlement des grands enjeux et la création du parti
libéral-conservateur, il restait peu de place pour des plateformes distinctes.
L’opposition offerte par les « clear grits » et les « rouges » était telle qu’elle
ne pouvait pas disposer d’un appui suffisant dans la province. Les « clear
grits » étaient trop radicaux pour leur époque et les points de vue anti-
156 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

papaux de Brown étaient tels que le parti ne pouvait aucunement espérer


compter sur l’aide du Bas-Canada. Les « rouges » inspiraient la méfiance
à travers tout le pays. Le gouvernement de partis a donc dégénéré en une
succession de dissolutions et d’élections qui n’ont rien réglé. De plus, la
Constitution présentait des difficultés fondamentales qui ont surgi lors
de la disparition des enjeux plus importants. Le Canada français avait
été reconnu, par l’Acte de Québec et par l’Acte constitutionnel, comme
un groupe racial distinct. L’unification escomptée des deux peuples ne
s’est jamais produite. Les événements de 1837-1838, le rapport Durham,
l’expérience de Sydenham, la réaction contre le système Bagot et la
reconnaissance d’un gouvernement bicéphale sous La Fontaine et Baldwin
se sont tous conjugués pour accentuer le fait que deux races distinctes
vivaient ensemble au sein d’une province et que chacune était prête à
défendre ses privilèges. Bagot et Elgin ont tenté de détourner la conscience
raciale des Canadiens français vers des voies politiques, mais les deux ont
été forcés de reconnaître les formations politiques reposant sur la natio-
nalité et tous les gouvernements, à partir de 1849, ont été formés sur la
base d’une représentation du Canada-Est et du Canada-Ouest, avec
pratiquement toujours à leur tête un premier ministre issu de chacune
des divisions.
La situation pourrait se résumer comme ayant été fondamentalement
et incidemment impossible. Premièrement, on a tenté de gouverner deux
communautés distinctes en vertu d’un système unitaire. Une législature
commune a été convoquée non seulement pour agir en des matières qui
pouvaient susciter une certaine opinion publique d’ensemble, mais dans
des dossiers précis propres aux différentes races. Deuxièmement, cette
tentative a eu lieu alors que la Constitution en vigueur était politiquement
injuste à l’égard de la population et du développement économique
croissant du Canada-Ouest. Troisièmement, la pérennité que la race, la
religion, les traditions et les coutumes offraient au Canada-Est contrariait
son voisin. Et, quatrièmement, tous les efforts visant à amender la
Constitution représentaient des forces incidentes qui intensifiaient les
problèmes fondamentaux. En d’autres termes, lorsque les défauts inhé-
rents du système se sont révélés, une telle opposition a été soulevée que
l’espoir de changement est devenu lointain et incertain. Il n’est pas éton-
nant, alors, que compte tenu de faiblesses fondamentales, de sérieux
écarts et en l’absence d’enjeux importants d’ordre partisan, le gouverne-
ment ait tourné au ridicule. En l’espace de dix ans, dix gouvernements
ont été au pouvoir.
W.P.M. Kennedy – La Constitution du Canada 157

Rafistoler la Constitution n’a produit aucun résultat. Lorsque les


responsables les plus sérieux ont commencé à examiner objectivement la
situation politique, ils ont constaté qu’il existait deux types de problèmes
– ceux d’ordre local et ceux à caractère plus général ; qu’on retrouvait
deux races, française et britannique. Aucun ajustement envisageable du
système existant ne répondrait à la situation. À l’autre bout de la ligne
internationale, une Constitution était mise à l’essai, qui, prétendument
du moins, reposait sur une formule adaptée à la situation canadienne.
L’idée d’une fédération a été une fois de plus mise de l’avant. L’évolution
et la concrétisation de cette idée ont enfin engendré un apaisement
politique.
Le Canada et ses provinces1
Une histoire du peuple canadien et de ses institutions
Adam Shortt et Arthur G. Doughty

Sous le traité de Paris et l’Acte de Québec, 1763-1791

Introduction

« De plus, Sa Majesté Très Chrétienne cède & garantit à Sa dite


Majesté Britannique, en toute Propriété, le Canada avec toutes ses
Dépendances. » Cette courte déclaration, issue du Traité de Paris, est un
indice de la nature des Constitutions canadiennes qui allaient suivre. La
Constitution du Canada serait britannique. Les fonctions des différentes
institutions du gouvernement, leurs rapports entre elles et l’ensemble des
gouvernés seraient déterminés à la lumière de la Constitution de l’An-
gleterre.
C’était toutefois selon le modèle de la Constitution anglaise du
dix-huitième siècle – celle qui a suscité l’admiration et la vénération de
Burke et que George III a élevé au titre de « la plus parfaite des créations
de l’homme » (traduction libre) – que la première Constitution britan-
nique du Canada a été façonnée. Le Cabinet, si brillamment dépeint dans
les pages de Bagehot, n’avait pas encore été créé. Aucun projet de loi de
réforme n’avait contaminé les législatures du début de l’époque de George

1. Adam Shortt et Arthur G. Doughty (dir.). Canada and Its Provinces: A History of the Cana-
dian People and their Institutions. Volume IV. Série de 23 volumes rédigés par 100 collabora-
teurs sous la direction de Adam Shortt et Arthur G. Doughty. Toronto: Glasgow, Brook &
Company, 1914-1917. Nous reprenons ici des extraits de la contribution de Duncan McAr-
thur, « Constitutional history », volume 4. (Ce texte a été traduit de l’anglais par Audrey
Lord)

159
160 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

III avec les maux néfastes de la démocratie. Dans son application au


dix-huitième siècle, la souveraineté du Parlement, que le professeur Dicey
considère comme le principe premier de la Constitution, se distinguait
nettement de son application moderne. Pour l’observateur typique du
dix-huitième siècle, la séparation des fonctions exécutives, législatives et
judiciaires aurait constitué la vertu suprême de la Constitution britan-
nique. Cependant, la détermination de George de suivre le conseil de sa
mère et « d’agir en roi » (« be king », traduction libre) a constitué un élément
fort important pour le gouvernement canadien. La véritable suprématie
de la Couronne a été le facteur le plus déterminant dans la nature de la
première Constitution britannique du Canada.
Mais la Constitution canadienne ne pouvait pas être intégralement
britannique. Le fondement sur lequel la structure britannique allait
s’ériger avait été préparé par Sa Majesté Très Chrétienne de France. Les
rapports civils de la grande majorité des gens à qui devait s’appliquer la
Constitution étaient déjà règlementés par le droit français. Leur attitude
à l’égard du gouvernement, leur possibilité de jouir de libertés constitu-
tionnelles et leur capacité d’accomplir des devoirs constitutionnels étaient
déterminées par leurs relations avec un gouvernement colonial français.
Les principes de la Constitution britannique étaient introduits dans un
contexte où ils étaient inconnus et l’évolution du gouvernement canadien
a été en tout point modifiéé par la rencontre et, parfois, le conflit entre
des lois, des traditions et des coutumes essentiellement de nature diffé-
rente.
De même, la position du Canada en tant que colonie de la Couronne
britannique a déterminé, d’une manière plus particulière, la nature de sa
Constitution. La dépendance représente la caractéristique essentielle d’un
gouvernement colonial ; l’autorité constitutionnelle suprême a été investie
dans une institution située au-delà des frontières de la colonie. À cet
égard, les Constitutions des colonies du Canada et de la Nouvelle-
Angleterre étaient similaires, mais leur origine différait dans la mesure
où la Constitution canadienne, étant le résultat d’une cession, a été
importée étant déjà préétablie alors que les Constitutions de la Nouvelle-
Angleterre ont été, en grande partie, le fruit de la situation coloniale. La
façon dont cette souveraineté extra-coloniale s’est manifestée constitue
un facteur fort important dans l’évolution de la Constitution canadienne
et à aucun moment son importance n’a été plus grande que dans les
premiers temps de son histoire. La Constitution dont nous devons traiter
est donc britannique, mais greffée sur le tronc d’une dépendance cana-
dienne-française.
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 161

Les sources de la Constitution

La Constitution tire son origine de plusieurs sources. Sa lettre


d’adoption dans la famille britannique se trouve dans un traité interna-
tional. La cession a conféré au roi en conseil le droit de déterminer la
forme du gouvernement de la colonie. Sa Constitution d’origine est donc
contenue dans une proclamation du roi et des ordres sous son seing
manuel. Une fois la prérogative exercée et une législature représentative
accordée, l’autorité législative suprême a été transférée au Parlement de
la Grande-Bretagne. Les lois du Parlement impérial constituent donc
une importante source de la Constitution écrite. Les décrets en conseil,
les ordres et les proclamations émis en vertu de l’autorité de lois impé-
riales, les proclamations du gouverneur ainsi que les décrets et les lois de
la législature coloniale contribuent à compléter le système du gouverne-
ment. Ces textes de loi, tels qu’interprétés par les tribunaux, et avec la
common law comme cadre général, composent la loi de la Constitution
canadienne. Mais, de surcroît, toute une série de conventions entourant
l’exercice de la prérogative de la Couronne et des privilèges du Parlement
se sont développées. L’influence des usages britanniques s’est grandement
fait sentir dans l’établissement de la coutume rattachée à la Constitution.
C’est dans les archives des instances législatives et exécutives et dans la
correspondance des autorités de la colonie que des recherches doivent
être entreprises afin de découvrir l’expression de ces conventions et les
débats entourant les transformations qui ont façonné leur évolution.
C’est à partir de ces différentes sources écrites qu’on peut prendre connais-
sance de l’histoire de la Constitution.

La Couronne et le Parlement impérial

La capitulation de Québec a introduit un nouvel élément au sein du


gouvernement canadien – la souveraineté de la Couronne britannique.
La relation d’ensemble qui existait entre le souverain et une colonie était
le fruit du système colonial britannique et s’était développée plusieurs
années avant que le Canada ne devienne une possession britannique.
Bien que ces rapports représentaient un élément fort important au sein
du gouvernement de la colonie, ils ne sont que très peu reflétés dans sa
Constitution ; ils étaient sous-entendus dans la Constitution et étaient,
en fait, considérés comme lui étant supérieurs. La souveraineté était
exercée d’une double manière – par le roi en conseil et par le roi au
Parlement. Les actes exécutifs et administratifs représentaient des expres-
162 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

sions du roi en conseil tandis que les fonctions législatives étaient


accomplies parfois par le roi en conseil, quoique normalement par le roi
au Parlement.
Pour la conduite des tâches exécutives se rapportant aux colonies, la
Couronne procédait par l’intermédiaire d’une instance qui est devenue,
quelques années plus tard, familièrement connue sous le nom de Downing
Street. Pendant plusieurs années avant la conquête du Canada, une
commission, constituée par la Couronne et portant le nom de Bureau
du commerce et des plantations, avait le mandat de recueillir des infor-
mations relatives aux affaires coloniales et, lorsque requis, d’offrir un avis
à la Couronne. La responsabilité exécutive était assumée par le ministère
du Sud jusqu’en 1768, au moment où un ministère distinct a été créé
pour la gestion des affaires coloniales. En 1782, une refonte complète
du système administratif a été entreprise. Le Bureau du commerce et des
plantations et le ministère des Colonies ont tous deux été abolis et la
supervision des colonies a été assumée par le ministre de l’Intérieur.
Quatre ans plus tard, un comité consultatif du Conseil privé a été créé
pour le commerce et les plantations outre-mer. En 1794, une autre
réorganisation a été effectuée dans le cadre de laquelle les affaires coloniales
ont été confiées au ministère de la Guerre nouvellement créé – un minis-
tère qui est devenu, quelques années plus tard, officiellement connu
comme étant celui de la Guerre et des Colonies. Pendant le reste de la
période analysée dans ces pages, ce ministère a continué à être la voie de
communication entre la Couronne et la colonie.
La souveraineté du roi en conseil était particulièrement manifeste
en regard de la nomination et de la supervision du gouverneur colonial.
La sélection du gouverneur était, dans tous les cas, soumise à l’approba-
tion du roi et la position était occupée à titre amovible, selon le souhait
du souverain. Les ordres au gouverneur et les instructions qui détermi-
naient sa politique administrative, bien qu’émis au nom du roi, étaient
préparés par le Bureau du commerce et des plantations. Les plus précises
instructions sur le détail de la politique administrative, qui exprimaient
l’avis des conseillers responsables du roi, étaient contenues dans la corres-
pondance entre le ministre des Colonies et le gouverneur.
Le contrôle de la Couronne sur les nominations aux postes coloniaux
a été exercé de manière évidente, en particulier au cours de la période
ayant immédiatement suivi la Conquête. Le juge en chef, le procureur
général, le receveur général et le receveur des douanes étaient nommés
directement par la Couronne. L’exercice de cette prérogative a, par la
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 163

suite, été grandement modifié et les nominations aux postes importants


dans la province, bien qu’effectuées au nom du roi, étaient dans les faits
exécutées par le gouverneur.
La Couronne exerçait un contrôle plus effectif sur l’administration
concrète des affaires coloniales. Cela se manifestait particulièrement dans
l’administration des finances des provinces.
Au cours de la période entre la Conquête et la promesse d’une légis-
lature représentative, en 1763, le roi en conseil a exercé le pouvoir
législatif suprême au Canada. La suprématie législative de la Couronne
était encore plus manifeste dans le droit de conclure des traités ayant une
incidence sur les intérêts de la colonie et de révoquer les lois coloniales.
La suprématie au chapitre des affaires ecclésiastiques, de la création
de paroisses, de la construction de presbytères et de la désignation de
bénéfices ecclésiastiques était officiellement revendiquée par la Couronne.
Bien que le libre exercice de leur religion, accordé aux sujets catholiques
par l’Acte de Québec, ait été assujetti à la suprématie du roi, il a été
permis, pour des raisons politiques, que l’exercice effectif de la suprématie
royale soit suspendu, pendant le premier demi-siècle du régime britan-
nique. Ce n’est que lorsque de nouveaux éléments politiques se sont
présentés, des années plus tard, que la question de la suprématie ecclé-
siastique a acquis une importance concrète.
La défense de la colonie représentait une préoccupation particulière
pour la Couronne. Le contrôle de la milice levée dans la colonie était
confié au gouverneur tandis que le commandant en chef de l’armée
nord-américaine exerçait le commandement sur la force régulière
stationnée dans la province. La présence de plusieurs régiments de l’armée
a donc établi l’autorité d’un officier qui résidait rarement dans la colonie
et dont la politique entrait souvent en contradiction avec celle du gouver-
neur civil.
[...]

L’instauration du gouvernement civil

L’acquisition formelle du Canada par le Traité de Paris a attiré l’at-


tention sur la question de l’instauration d’un gouvernement civil. Les
commissaires du commerce et des plantations avaient recommandé que
la Constitution canadienne soit calquée sur celle du gouvernement des
colonies américaines et qu’une déclaration publique soit faite au sujet
164 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

des intentions de Sa Majesté afin de rassurer et d’encourager ceux parmi


ses sujets qui semblaient disposés à s’établir au Canada. Par conséquent,
le 7 octobre 1763, une proclamation a été émise déclarant, en référence
aux colonies du Québec, de la Floride orientale, de la Floride occidentale
et de la Grenade, que les gouverneurs avaient été autorisés, lorsque les
circonstances le permettraient, à convoquer des Assemblées semblables
à celles des colonies britanniques en Amérique. « Dans l’intervalle »,
énonçait-elle, « et jusqu’à ce que ces assemblées puissent être convoquées,
tous ceux qui habitent ou qui iront habiter nos dites colonies peuvent se
confier en Notre protection royale et compter sur Nos efforts pour leur
assurer les bienfaits des lois de Notre royaume d’Angleterre ». À cette fin,
des directives étaient données pour constituer des tribunaux afin d’en-
tendre toutes les causes, civiles et criminelles, « suivant la loi et l’équité,
conformément autant que possible aux lois anglaises ». Au cours du mois
de novembre suivant, James Murray a été nommé gouverneur en chef
de la province de Québec. Les ordres au gouverneur Murray contiennent
un aperçu de la première Constitution accordée au Québec. En résumé,
le gouvernement serait composé d’un gouverneur et d’un Conseil et, si
cela était jugé souhaitable, d’une Assemblée législative.
[...]

La Couronne et le Parlement impérial

Bien que le changement apporté à la forme du gouvernement, par


l’Acte constitutionnel, n’ait pas modifié les rapports qui prévalaient entre
la Couronne et la colonie, il a entraîné le développement d’une résistance
déterminée face à l’exercice de certaines des prérogatives royales. La
question de la suprématie ecclésiastique de la Couronne a été mise sur
la sellette peu après l’adoption de l’Acte constitutionnel. Les paroisses de
l’Église anglicane devaient être érigées par lettres patentes sous le grand
sceau de la province émises par le gouverneur sur l’avis du Conseil exécutif.
Le pouvoir d’instituer des paroisses de l’Église catholique, en vertu d’un
décret provincial émis en 1791, était conféré au gouverneur et au chef
de l’Église. La suprématie de la Couronne dans la nomination à des
fonctions au sein des Églises était bien plus importante. L’exercice de
cette prérogative, au sein du gouvernement de l’Église d’Angleterre, ne
suscitait aucune opposition puisqu’il était sanctionné par la tradition et
l’enseignement de l’Église. Ce n’était pas le cas pour l’Église catholique.
Avant la Conquête, l’évêque de Québec, quoique nommé par le roi de
France, se voyait confier sa nomination et ses pouvoirs par le Siège de
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 165

Rome. Il pouvait ensuite prêter le serment d’allégeance et il était installé


dans son épiscopat par lettres patentes royales. Le pouvoir de nomination
de l’Église, sous le régime (en français dans le texte original) français,
avait été confié à l’évêque. La suprématie de la Couronne était préservée
d’une manière particulière dans le Traité de Paris et dans l’Acte de Québec,
tandis que les instructions, émises en 1791, ont ordonné que personne
ne devait recevoir les ordres ou être en charge des âmes sans avoir obtenu
une autorisation du gouverneur.
Alors que l’accord convenu au moment de la capitulation de Montréal
ne disait mot sur la question de la nomination d’un évêque, Monseigneur
Briand, le premier titulaire de l’évêché après la Conquête, a été élu par
le clergé et, après avoir reçu l’approbation du gouverneur, il a été ordonné
évêque sous l’autorité du pape. Il avait alors été contraint de prêter le
serment d’allégeance à la Couronne, en sa qualité de chef de l’Église
catholique. L’évêque a rapidement instauré une pratique en sélectionnant,
sous réserve de l’approbation du représentant du roi, un coadjuteur qui,
était-il convenu, devait lui succéder à ce poste en cas de décès ou de
retraite. L’exercice de la souveraineté de la Couronne, en regard de la
nomination d’un évêque, était devenu limité à l’approbation du choix
d’un coadjuteur et de sa succession au poste de chef de l’Église. La nomi-
nation de curés (en français dans le texte original), au sein des paroisses,
s’effectuait régulièrement sans consulter les autorités civiles.
On constate donc qu’au cours des années ayant immédiatement suivi
la Conquête, on a à peine tenté de mettre en vigueur la suprématie
ecclésiastique de la Couronne. La constitution d’une Assemblée populaire,
et l’avantage qui en découlait d’assurer une majorité favorable au gouver-
nement, a conféré une importance nouvelle au pouvoir de nomination
de l’Église. L’influence du clergé dans l’élection de représentants à l’As-
semblée était un élément que même le gouverneur ne pouvait se permettre
d’ignorer. Sous l’administration de Sir Robert Milnes, et à d’autres occa-
sions par la suite, des tentatives en vue de parvenir à un accord en vertu
duquel la suprématie de la Couronne en regard de la nomination des
curés (en français dans le texte original) pourrait être mise en œuvre ont
eu lieu. Le projet de loi de 1822 qui proposait l’union des provinces
canadiennes, mais que le gouvernement a jugé bon de retirer, contenait
des dispositions précises rendant la nomination des curés (en français
dans le texte original) tributaire du consentement de Sa Majesté. Bien
qu’impliquant des prétentions qui étaient contraires aux préceptes de
l’Église, les droits constitutionnels de la Couronne d’exercer sa préroga-
tive de suprématie étaient indéniables. Néanmoins, il a été jugé opportun
166 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

de ne pas insister sur une application stricte de la loi et la Couronne a


continué de se contenter d’une suprématie purement symbolique.
Rien n’a été prévu, dans la Constitution écrite, pour définir les sphères
respectives d’autorité législative des Parlements impérial et provincial.
Règle générale, le Parlement impérial adoptait des lois ayant une incidence
sur les intérêts de plus d’une colonie – comme, à titre d’exemples, en
regard de la règlementation du commerce, de la naturalisation des étran-
gers et de tous les enjeux de portée internationale. En outre, les décisions
concernant certaines affaires exceptionnelles de nature coloniale relevaient
du Parlement impérial. Ces enjeux, bien que, en un sens, strictement
coloniaux, étaient, de par leur très grande importance, considérés comme
étant d’intérêt impérial. Dans cette catégorie, on retrouvait les lois se
rapportant aux Constitutions des colonies, leurs amendements et leur
suspension ainsi que des enjeux particuliers attribuables à certaines
spécificités des Constitutions. Ainsi, les réserves du clergé et de la
Couronne offraient un motif pour une intervention législative du
Parlement impérial. Dans des matières d’intérêt purement colonial, le
droit exclusif de la législature coloniale était reconnu. Le principe a été
clairement énoncé dans une dépêche de Lord Glenelg concernant les
réserves du clergé, en 1835 :
Une loi du Parlement portant sur une question d’intérêt exclusivement
intérieur d’une colonie britannique possédant une Assemblée représentative
est, en règle générale, inconstitutionnelle. Il s’agit d’un droit, dont l’exercice
est réservé pour les cas extrêmes, où la nécessité à la fois crée et justifie
l’exception. Mais, aussi importante soit la question des réserves du clergé
dans le Haut-Canada, je ne peux toutefois trouver, dans l’état actuel du
problème, un impératif tel qui justifierait que la législature impériale se
saisisse du règlement de cette controverse (traduction libre).
Le pouvoir d’amender la Constitution de la province qui, semble-
rait-il, appartenait exclusivement à l’instance qui l’avait créée, était
pratiquement revendiqué par la Chambre de l’Assemblée du Bas-Canada.
La constitution des Conseils exécutif et législatif représentait un grief
particulier qui ne pouvait être réglé que par un amendement constitu-
tionnel. Afin d’obtenir cet amendement, les membres de l’Assemblée ont
d’abord choisi de s’adresser à Sa Majesté et aux Chambres du Parlement,
exposant les problèmes et suggérant des solutions. Le Parlement impérial
n’ayant pas répondu à cette demande, l’Assemblée a proposé la convo-
cation d’une convention constitutionnelle composée de délégués « choisis
librement et sans distinction par toutes les classes et issus de toutes les
classes de la collectivité de manière à être en accord avec les intérêts de
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 167

la province et avec ceux du gouvernement de Sa Majesté » (traduction


libre). Une telle instance, rendant compte des résultats de ses délibérations
au Parlement impérial, « ne pourrait détourner l’autorité suprême de
l’empire alors qu’elle serait en parfait accord avec de nombreux exemples
d’institutions libres de ce continent » (traduction libre). La position du
gouvernement britannique par rapport à la convention constitutionnelle
a été exprimée par Lord Goderich dans une dépêche adressée à Lord
Aylmer : « En regard du mode proposé, Sa Majesté est tentée de l’inter-
préter aussi sévèrement que comme une idée extrêmement inconsidérée ;
il ne saurait être conseillé à Sa Majesté de consentir à l’objet revendiqué,
cette proposition étant jugée incohérente avec l’existence même des
institutions monarchiques » (traduction libre).
L’étape suivante d’un parti politique à l’Assemblée a été de réclamer,
pour le Parlement provincial, le pouvoir d’amender sa propre
Constitution. Le 3 mars 1836, l’Assemblée a décidé :
Qu’il y a lieu d’amender une certaine loi adoptée par le Parlement du
royaume de Grande-Bretagne, au cours de la trente-et-unième année de
règne de feu Sa Majesté George III, chapitre trente-et-un, concernant la
constitution et la formation du Conseil législatif de cette province et de
substituer par de nouvelles dispositions celles prévues dans le but de mieux
garantir l’efficacité du gouvernement provincial à assurer la paix, le bonheur
et le bon gouvernement au sein de cette province (traduction libre).
Un projet de loi conformément à cette résolution a été présenté, mais
il n’a pas franchi l’étape de la deuxième lecture.
Le Parlement impérial a également entrepris de légiférer en certaines
matières d’intérêt commun aux deux provinces canadiennes et dans
d’autres domaines plus particulièrement rattachés aux intérêts du
Bas-Canada. La Chambre d’Assemblée s’est objectée à ces lois d’ordre
local. Une loi adoptée, en 1825, concernant le régime foncier a été
considérée, par l’Assemblée, comme étant contraire aux dispositions de
l’Acte de Québec, qui était à présent considéré comme une loi fonda-
mentale. Par une autre loi britannique, des privilèges particuliers ont été
accordés à certains individus relativement à l’allocation des terres inex-
ploitées appartenant à la Couronne. L’Assemblée a remis en doute le
droit du Parlement impérial de légiférer sur une telle question, affirmant
que les terres inexploitées différaient des biens héréditaires de la Couronne
et, comme elles faisaient partie du domaine public appartenant à l’État,
elles relevaient de l’autorité législative du Parlement provincial. La posi-
tion de l’Assemblée, face à l’exercice des prérogatives de la Couronne et
168 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

de la suprématie du Parlement impérial, a été prise en fonction des


répercussions sur ses propres prétentions plutôt qu’en fonction de consi-
dérations se rapportant à l’enjeu de la validité constitutionnelle. Dans
son empressement à élargir son propre pouvoir, la branche représentative
de la législature n’avait pas tendance à prendre trop au sérieux les droits
des instances auxquelles elle se trouvait opposée.

Les conseils exécutifs

Bien que l’Acte constitutionnel et les ordres à Lord Dorchester


prévoyaient la création d’un Conseil exécutif distinct, sa véritable consti-
tution a été détaillée dans les instructions destinées au gouverneur en
chef. Le Conseil, dans le Bas-Canada, était initialement composé de neuf
membres et, dans le Haut-Canada, de quatre membres, alors qu’un de
plus a été ajouté en 1792. Dans les deux cas, le quorum était établi à
trois membres. Le fait que plusieurs membres du Conseil, dans chacune
des provinces, ne résidaient pas au siège du gouvernement et que d’autres,
qui avaient des fonctions judiciaires à exécuter, étaient souvent dans
l’impossibilité d’assister aux rencontres sur une base régulière, a fait en
sorte que le gouverneur parvenait difficilement à atteindre le quorum.
Afin de régler cette situation, Lord Dorchester a suggéré un expédient
qui a pris une place importante dans la constitution du Conseil exécutif
de chacune des provinces. Le gouverneur, ou le lieutenant-gouverneur,
a été autorisé à assigner, par une ordonnance particulière, des membres
honoraires au Conseil exécutif qui pouvaient accomplir les mêmes tâches
que les membres réguliers. Les membres honoraires du Conseil ne rece-
vaient pas de salaire, mais il a été admis, comme procédure courante, que
le membre honoraire ayant le plus d’ancienneté occupe le prochain poste
à se libérer au sein du Conseil régulier.
La constitution du Conseil exécutif a particulièrement retenu l’at-
tention de Lord Dalhousie au cours des années 1820 et 1821. Lord
Dalhousie souhaitait mettre fin à la pratique de faire appel à des membres
honoraires et, en nommant les personnes appropriées comme membres
réguliers, il espérait parvenir, en tout temps, à obtenir une participation
suffisante. La refonte qu’il a proposée a fourni un aperçu fort intéressant
de l’organisation du Cabinet qui allait être instauré par la suite. Il a
suggéré que le Conseil soit composé du juge en chef de la province, de
l’évêque de Québec, du président de la Chambre d’Assemblée, du secré-
taire civil du gouvernement, du procureur ou du solliciteur général, du
vérificateur général des comptes publics, du receveur général et de l’ar-
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 169

penteur général ainsi que de quatre hommes éminents sélectionnés dans


la province. L’ensemble du plan de réforme a été approuvé par le minis-
tère des Colonies bien qu’une objection ait été soulevée quant à la
nomination d’office du président de l’Assemblée. Toutefois, cette sugges-
tion de réforme accessible n’a pas eu de suite et le Conseil exécutif a
continué, jusqu’à l’époque de la rébellion, à être un comité non imputable
dont les membres étaient nommés par le gouverneur.
Depuis l’instauration de la Constitution, un lien étroit était maintenu
entre les Conseils exécutif et législatif. Les deux-tiers des membres du
Conseil exécutif du Bas-Canada et la totalité d’entre eux dans le Haut-
Canada étaient membres du Conseil législatif de leur province respective.
Le gouverneur ou le lieutenant-gouverneur procédait aux nominations
au sein des deux Conseils et elles étaient réservées, à quelques rares
exceptions près, aux membres du parti politique qui appuyait l’adminis-
tration. L’accession au Conseil législatif en était, au fil du temps, venue
à être considérée comme un préalable à une nomination au Conseil
exécutif. Les membres du Conseil exécutif ont, à l’occasion, occupé un
siège dans les premières législatures du Bas-Canada et ont servi de moyen
de communication utile entre le gouverneur et la législature, mais lorsque
l’opposition populaire face au gouverneur a pris de l’ampleur, il est devenu
de plus en plus difficile pour les membres du Conseil exécutif de
remporter une élection. Le lien personnel étroit qui avait ainsi été main-
tenu entre les Conseil exécutif et législatif et l’uniformité de leurs intérêts,
au moment où les provinces étaient divisées en deux camps hostiles, ont
détruit la confiance populaire en l’intégrité et l’indépendance du Conseil
exécutif.
Le rapport de la magistrature aux autres branches du gouvernement
a subi un important changement depuis l’époque des anciennes provinces
du Haut et du Bas-Canada. L’indépendance des juges, selon son inter-
prétation moderne, était totalement étrangère à la période pré-rébellion.
En fait, un lien étroit prévalait entre la magistrature et les instances à la
fois du pouvoir exécutif, judiciaire et législatif. Trois des huit membres
actifs du Conseil exécutif initial du Bas-Canada étaient juges alors que
deux d’entre eux étaient à la fois membres du Conseil législatif. Dans les
années qui ont suivi, les deux juges en chef ont été membres des deux
Conseils. Dans le Haut-Canada, bien que le rapport entre la magistrature
et les Conseils n’ait pas été si étroit au début, la même situation que dans
le Bas-Canada s’y est rapidement produite. Les juges, en principe nommés
par la Couronne, étaient choisis par le gouverneur et le lieutenant-gouver-
neur et ils étaient naturellement sélectionnés au sein du parti politique
170 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

favorable à l’exécutif. La situation coloniale initiale ne générait pas un


bassin important d’hommes en mesure de s’acquitter adéquatement des
fonctions de juge. Les avantages, dont dépendait la possibilité d’obtenir
la formation et les qualifications nécessaires, étaient, en général, réservés
aux familles qui formaient le parti au pouvoir. Dans le Haut-Canada, le
barreau anglais procédait occasionnellement aux nominations, mais, à
quelques rares exceptions près, les juges choisis en Grande-Bretagne
n’étaient pas de nature à recommander de recourir à la mère patrie. Dans
le Bas-Canada, la nécessité d’appliquer le droit civil canadien a servi
d’obstacle fort efficace à l’importation de juges. La situation locale, autant
politique que sociale, faisait en sorte qu’il était inévitable que la magis-
trature soit l’alliée du parti politique qui dominait les Conseils exécutif
et législatif.

Le Conseil législatif

Le pouvoir législatif dans les provinces canadiennes a été conféré, en


vertu de l’Acte constitutionnel, au gouverneur ou au lieutenant-gouver-
neur « par et de l’avis et consentement du Conseil Législatif et de
l’Assemblée ». Le droit habituel du gouverneur de s’abstenir de donner
son assentiment à une loi a été préservé alors que la suprématie législative
du roi en conseil était maintenue par la disposition selon laquelle tout
projet de loi, même après avoir reçu l’assentiment du gouverneur, pouvait
être abrogé dans les deux ans suivant sa réception par le ministre des
Colonies. Des restrictions étaient imposées au pouvoir de la législature
coloniale en regard de l’adoption de lois concernant certains sujets parti-
culiers. L’Acte constitutionnel exigeait que toute loi provinciale se
rapportant au clergé de l’Église de Rome, aux réserves du clergé, à l’édi-
fication de paroisses et à la présentation de titulaires, à la jouissance de
la liberté religieuse ou ayant une incidence sur la prérogative du roi de
concéder les terres inexploitées de la Couronne soit à l’étude par les deux
Chambres du Parlement impérial, pendant au moins trente jours, avant
de recevoir la sanction royale. De même, il était interdit aux législatures
provinciales d’adopter tout texte législatif qui interférait avec l’effet des
lois britanniques règlementant les échanges et le commerce de l’empire.
Le Conseil législatif était composé, dans le Haut-Canada, d’au moins
sept membres et, dans le Bas-Canada, d’au moins quinze membres
nommés par le gouverneur ou le lieutenant-gouverneur de chacune des
provinces. Seuls les sujets britanniques de vingt et un ans et plus étaient
éligibles à une nomination au Conseil. Dans le Haut-Canada, la citoyen-
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 171

neté de certains individus qui avaient immigré des États-Unis soulevait


des doutes et une loi impériale a été adoptée, en 1826, rendant les
personnes naturalisées de la province éligibles à une nomination au
Conseil législatif. Les membres du Conseil occupaient leur siège à vie, à
moins qu’ils ne prêtent un serment d’allégeance à une puissance étrangère
ou qu’ils ne résident à l’extérieur de la province pendant un nombre
d’années déterminé sans le consentement de la Couronne ou de son
représentant. Afin de conférer un rang convenable aux titres héréditaires
honorifiques dans les provinces, Sa Majesté était autorisée à y annexer le
droit d’être nommé au Conseil législatif. De cette manière, l’influence
de la Couronne serait préservée et le Conseil correspondrait davantage
à l’idéal traditionnel d’une Chambre haute aristocratique. Le Conseil
s’est vu accorder le pouvoir de statuer sur toutes les questions relatives à
sa propre constitution.
Le Conseil législatif n’est pas parvenu à acquérir l’importance et
l’influence que les pères de la Constitution avaient, avec grande précau-
tion, prévues. Les conditions rudimentaires d’une colonie de peuplement
embryonnaire n’offraient aucun appui pour une aristocratie héréditaire.
La relative égalité au chapitre des biens et l’absence de toute fortune
suffisante à l’appui de la nécessaire prestance du rang ont représenté un
véritable frein au développement d’une noblesse coloniale. Absolument
tous les éléments nécessaires au maintien d’une aristocratie héréditaire
faisaient défaut au sein de la colonie. Elle possédait peu de traditions, et
il s’avérait qu’il ne s’agissait pas du type de traditions approprié pour le
soutien d’une aristocratie, ses familles n’avaient pas amassé la richesse
nécessaire et, surtout, les conceptions sociales que les conditions de son
développement imposaient étaient essentiellement démocratiques. Au
moment de l’adoption du projet de loi, ceux qui avaient la moindre
connaissance de la vie dans la colonie se sont vigoureusement opposés à
recourir au principe de nominations héréditaires. L’avenir a prouvé la
sagesse de leur jugement puisque le droit à un siège au sein du Conseil
législatif n’a jamais été associé à aucun titre honorifique dans ni l’une ni
l’autre des provinces.
Le Conseil législatif, tout comme le Conseil exécutif, a souffert de
son assujettissement total au représentant de la Couronne. Il s’est dégradé
au point de n’être que le simple outil du gouverneur. Les nominations
étaient faites dans l’unique objectif d’accroître l’influence de la Couronne.
Le Conseil n’était autorisé à adopter que les lois approuvées par l’exécutif.
De même, les projets de loi proposés par le Conseil qui suscitaient soit
la crainte ou la jalousie de l’Assemblée étaient, comme par hasard, mis
172 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

de côté. Seuls les projets de loi qui s’avéraient absolument nécessaires


pour les intérêts de la province ou encore dont la nature était tellement
neutre qu’ils ne ralliaient l’appui ou ne soulevaient l’opposition d’aucun
parti politique pouvaient devenir lois.
Le Conseil législatif occupait une position franchement anormale
au sein du gouvernement des provinces canadiennes. Normalement, sa
fonction, en tant que deuxième Chambre, aurait été d’agir comme
garde-fou à l’égard des lois précipitées et injustes et d’élargir son devoir
de protection aux intérêts n’étant pas représentés au sein de l’Assemblée
populaire. Dans le cas des Canadas, un motif supplémentaire a présidé
à la création d’un Conseil nommé, soit de préserver l’autorité du gouver-
neur, la prérogative royale et le lien avec la Grande-Bretagne en assimilant,
autant que possible, la Constitution des colonies à celle de la mère patrie.
Malheureusement, la similitude des Constitutions ne s’appliquait qu’à
la forme extérieure. Les privilèges exclusifs et la formation particulière
qui convenaient aux nobles de la Grande-Bretagne pour constituer une
fonction publique efficace n’ont pas trouvé d’équivalents dans la vie
publique des provinces canadiennes. Les membres du Conseil, au Canada,
n’étaient pas motivés par l’intérêt public comme l’étaient les lords, en
Angleterre. Leur nomination par un gouverneur intéressé par une certaine
catégorie de lois a détruit leur indépendance. Le Conseil n’est peu à peu
devenu qu’un exécutif agissant en sa qualité de législateur. En consé-
quence, l’influence du Conseil avait tendance à aller à l’encontre des
objectifs mêmes pour lesquels il avait été créé. L’exercice de son pouvoir
de protéger les minorités et les intérêts n’étant pas représentés au sein de
l’Assemblée a abouti à une impasse et le Conseil a porté l’odieux provoqué
par la suspension de sa fonction législative. Son assujettissement total
aux ordres du chef de l’exécutif qui, à quelques exceptions près, était
contraint d’assumer la direction d’un parti politique a détruit la confiance
populaire en son intégrité en tant que branche de la législature. Pour les
adversaires du gouvernement, il symbolisait tout ce qui était le plus
inacceptable dans la Constitution alors que le gouverneur et la Couronne
étaient, en grande partie, tenus responsables de la perpétuation des maux
constitutionnels auxquels il était couramment associé. Le mécontente-
ment populaire qu’a provoqué la conduite du Conseil législatif, plutôt
que d’accroître l’estime portée à la Couronne ou de renforcer les liens de
la relation avec la Grande-Bretagne, a plutôt encouragé et accéléré l’appel
à une résistance armée.
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 173

Les Chambres d’Assemblée

L’Acte constitutionnel a créé une Chambre d’Assemblée dans chacune


des provinces du Bas et du Haut-Canada. Le gouverneur ou le lieutenant-
gouverneur de chacune des provinces a été autorisé à diviser la province
en districts en vue d’élire des représentants. La province du Haut-Canada
a été divisée par le lieutenant-gouverneur Simcoe, en juillet 1792, en
dix-neuf comtés qui devaient élire seize membres à l’Assemblée. En 1798,
les comtés ont été à nouveau divisés alors que, deux ans plus tard, la
représentation a été augmentée à dix-neuf membres. En 1808, le nombre
de représentants à l’Assemblée a été à nouveau augmenté à vingt-cinq.
En 1820, une tentative d’introduire le concept de représentation selon
la population a eu lieu alors que chacun des comtés de mille habitants
s’est vu accorder un représentant tandis que deux sièges ont été assignés
aux comtés de quatre mille habitants. Les cantons d’un millier d’habitants
avaient droit à un membre alors que, parallèlement, une disposition
prévoyait la représentation d’une université lorsqu’un tel établissement
serait créé. Un comté de moins de mille habitants devait être associé, à
des fins électorales, au comté le plus près comptant le moins d’habitants.
À la suite de cette réforme, l’Assemblée qui s’est réunie, en 1821, comp-
tait quarante membres représentant vingt-sept districts électoraux.
En mai 1792, Alured Clarke a émis une proclamation divisant le
Bas-Canada en vingt-sept districts électoraux qui devaient élire cinquante
membres à l’Assemblée. La colonisation des Cantons-de-l’Est et l’accrois-
sement rapide de la population dans les villes ont rapidement rendu cette
division inadéquate. La proclamation pouvait être amendée, toutefois,
que par une loi de la législature provinciale ou l’intervention du Parlement
impérial. Pour des raisons politiques, la majorité des membres, au sein
de l’Assemblée, voyaient d’un mauvais œil tout plan de redistribution
qui, en augmentant la représentation en raison de nouveaux districts,
renforcerait le pouvoir du parti gouvernemental à la Chambre. Le
Parlement impérial n’a pas estimé judicieux de s’immiscer dans une
question que le Parlement provincial avait la compétence de trancher.
Cependant, l’adoption d’une loi provinciale, en 1829, a permis de
procéder à une redistribution selon laquelle la province a été divisée en
quarante comtés alors que les divisions des villes et des villages sont
demeurées inchangées. Parallèlement, le principe de représentation selon
la population en vigueur dans le Haut-Canada a été, en ce qui concerne
les comtés, introduit dans le Bas-Canada. Les villes de Québec et de
Montréal se sont chacune vue accorder quatre membres, les circonscrip-
174 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

tions de Trois-Rivières et de William-Henry respectivement deux et un.


La quatorzième législature, qui s’est réunie, en 1831, comptait quatre-
vingt-quatre membres.
Les conditions de la qualité d’électeur pour les deux provinces ont
été fixées par l’Acte constitutionnel. Le droit de vote était réservé aux
individus de vingt et un ans et plus qui étaient sujets de Sa Majesté de
naissance ou par naturalisation en vertu d’une loi du Parlement britan-
nique ou encore en conséquence de la cession du Canada. Un cens
d’éligibilité était exigé pour tous les électeurs. Dans les comtés, il s’agis-
sait de la propriété foncière ou immobilière d’une valeur annuelle de
quarante shillings et, dans les villages, la possession d’une habitation et
d’un lot d’une valeur annuelle de cinq livres ou du paiement d’un loyer
annuel à raison de dix livres sterling. L’immigration dans le Haut-Canada,
en provenance des États-Unis, a soulevé différentes questions relativement
au droit de vote de ces nouveaux sujets. Une loi provinciale, en 1800, a
rendu obligatoire que les individus ayant résidé dans un État étranger,
pour pouvoir acquérir la qualité d’électeur, aient, en plus de prêter le
serment d’allégeance, résidé dans un dominion britannique pendant
quatre années avant la prochaine élection qui allait suivre et depuis sept
ans avant les scrutins suivants. Cette disposition a été maintenue dans
une loi générale relative aux conditions de la qualité d’électeur, en 1824,
mais elle a été retirée en 1834.
Les conditions d’éligibilité pour être élu à la Chambre d’Assemblée
étaient différentes de celles de la qualité d’électeur. Aucune restriction
liée au cens d’éligibilité n’était imposée aux membres de l’Assemblée. Les
membres du Conseil législatif, les ministres, les prêtres ou les professeurs
de quelle que foi religieuse que ce soit étaient exclus alors que les mêmes
conditions que dans le cas des électeurs étaient exigées en regard de la
naturalisation. Les dispositions de l’Acte constitutionnel concernant
l’élection des membres de la Chambre d’Assemblée du Haut-Canada ont
été amendées, en 1826, afin de rendre éligible toute personne naturalisée
en vertu d’une loi de la législature provinciale. À la fois dans le Bas et
dans le Haut-Canada, la question de l’éligibilité des juges a fait l’objet
d’un débat. Dans le Bas-Canada, après que l’Assemblée ait entrepris
d’expulser un juge par le biais d’un vote de ses propres membres, une loi
a été adoptée déclarant que les juges de la Cour du banc du roi ne
pouvaient siéger à la Chambre d’Assemblée. Un développement semblable
s’est produit dans le Haut-Canada alors qu’au même moment il était
déclaré que les juges des tribunaux de districts, les membres du Conseil
exécutif et les hauts-fonctionnaires de l’administration seraient rendus
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 175

inhabiles bien que leur nomination n’aurait pas pour effet d’empêcher
leur réélection.
La question de savoir dans quelle mesure une législature coloniale,
et en particulier l’Assemblée du Bas-Canada, pouvait légalement se
prévaloir des privilèges de la Chambre des communes britannique a fait
l’objet d’un renvoi particulier aux conseillers juridiques britanniques en
1815. À la question de savoir si, en vertu de l’Acte constitutionnel, l’As-
semblée du Bas-Canada pouvait revendiquer des privilèges, la réponse
transmise était à l’effet que les membres de l’Assemblée avaient droit « aux
privilèges qui sont relatifs et nécessaires à l’exercice de leurs fonctions de
délibérer et de conseiller et qui respectent les lois assurant la paix, le
bonheur ainsi que le bon gouvernement au sein de la province » (traduc-
tion libre). En outre, ils étaient d’avis qu’une législature coloniale n’avait
pas droit à tous les privilèges appartenant à la Chambre des communes
en vertu du Lex Parliamentaria. Le roi, selon ses statuts, ne pouvait
accorder de tels pouvoirs, « et bien que le Parlement puisse, s’il le juge
opportun, lui conférer ces pouvoirs, à moins qu’il ne l’ait expressément
fait, de tels pouvoirs ne peuvent toutefois lui incomber comme étant
inhérents à sa création et à sa Constitution » (traduction libre). L’octroi
à l’Assemblée du Bas-Canada de l’ensemble des privilèges de la Chambre
des communes impériale, si on suit cette logique jusqu’au bout, aurait
conféré au Conseil législatif des pouvoirs judiciaires qui auraient été
incompatibles avec certaines dispositions de l’Acte constitutionnel. La
souveraineté exercée par le Parlement impérial le distinguait d’une légis-
lature subordonnée et rendait certains de ses privilèges inapplicables à
une législature coloniale. Les conseillers juridiques ont entrepris, à cette
occasion, d’énumérer les privilèges qui découlaient de la Constitution
de l’Assemblée du Bas-Canada et, parmi eux, figuraient la liberté indi-
viduelle, l’immunité d’arrestation dans les causes civiles, le pouvoir
d’engager des procédures d’outrage, la liberté de débattre des sujets des
lois en voie d’être étudiées ou promulguées, le pouvoir d’expulser un
membre reconnu coupable d’un crime et le droit de régir ses propres
procédures conformément à la loi qui l’a constituée.
Tout comme en Grande-Bretagne, des conditions particulières s’ap-
pliquaient à l’étude des projets de loi de finances. Aucune requête
concernant des dépenses de fonds pour la fonction publique ne pouvait
être reçue à moins d’avoir été recommandée par le gouverneur.
Parallèlement, l’Assemblée prétendait qu’elle était la seule à pouvoir verser
les subsides et que les projets de loi concernant les crédits devaient être
initiés par la Chambre basse et ne pas être assujettis à des amendements
176 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

par le Conseil législatif. Dans le Bas-Canada, l’enjeu de savoir ce qui


constitue un projet de loi de finances a été soulevé. En 1793, le Conseil
législatif avait adopté un projet de loi prévoyant la nomination des direc-
teurs de scrutin et imposant certaines sanctions en cas de manquement
au devoir ; mais, en deuxième lecture à l’Assemblée, il a été rejeté et un
nouveau projet de loi de la même teneur a été introduit au motif que,
puisqu’il imposait une accusation au peuple, il devait émaner de l’As-
semblée. Le Conseil, bien qu’il ait accepté le projet de loi et qu’il ait cédé
à l’Assemblée le droit de régir les projets de loi de crédits, a contesté
l’application d’un tel principe à l’imposition de sanctions. Il était appuyé,
à cet égard, par le ministre des Colonies et l’Assemblée a, par la suite,
admis que sa revendication avait été excessive.
L’Assemblée législative avait l’ambition de devenir l’élément domi-
nant au sein du gouvernement des provinces. Dans le Bas-Canada, on a
eu recours à la mise en accusation, mais cela ne s’appliquait qu’aux situa-
tions occasionnelles et exceptionnelles. Le contrôle de la rémunération
des fonctionnaires représentait un moyen bien plus efficace de faire valoir
la suprématie de l’Assemblée dans l’administration du gouvernement.
D’où le fait que la lutte entre les pouvoirs exécutif et législatif, en parti-
culier dans le Bas-Canada, ait surtout tourné autour du droit d’affecter
les deniers publics.
La position de la Couronne a déjà été exposée. Elle revendiquait le
droit de disposer de ses revenus héréditaires et territoriaux ainsi que des
recettes des droits perçus en vertu de lois impériales et non spécifiquement
transférés aux provinces. En 1810, dans une adresse au roi, la Chambre
d’Assemblée a proposé de lever toutes les recettes requises pour le service
public. L’objectif de l’Assemblée était évidemment d’obtenir un contrôle
effectif sur la fonction publique et, sur l’avis de Sir James Craig, l’offre
n’a pas été acceptée à cette époque. À mesure que les intérêts de la colonie
ont pris de l’ampleur, le coût de l’administration du gouvernement
augmentait de façon disproportionnée par rapport à la croissance des
revenus de la Couronne. En conséquence, en 1817, le gouvernement
s’est senti obligé de présenter ses arguments à l’Assemblée et de demander
une aide pour combler l’écart entre les revenus de la Couronne et les
dépenses. La requête pour une telle aide n’impliquait d’aucune façon que
la Couronne avait renoncé à son droit d’affecter ses propres revenus. La
Couronne a soumis une estimation à l’Assemblée et, au cours de l’année
suivante, des crédits ont été votés afin de combler l’écart. En 1821,
toutefois, l’Assemblée a suivi une nouvelle procédure. Un projet de loi
de finances a été introduit contenant des crédits, point par point, pour
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 177

chacun des postes au sein de la fonction publique. Les droits de la


Couronne disparaissaient et, à leur place, se substituait le contrôle de
l’Assemblée sur toutes les nominations civiles. Le Conseil législatif n’a
pas mis de temps à comprendre les revendications qu’impliquait le projet
de loi et l’a aussitôt rejeté, estimant qu’il s’agissait d’un empiètement
inconstitutionnel sur la prérogative royale. En 1824, Sir Francis Burton,
qui dirigeait l’administration en l’absence de Lord Dalhousie, pensait
être parvenu à trouver un compromis grâce un nouveau projet de loi de
crédits. Dans le préambule, l’Assemblée renonçait au pouvoir d’affecter
les revenus de la Couronne alors que les articles déclaratoires du projet
de loi procédaient à l’affectation de toutes les recettes quelle qu’en soit
la source. En principe, le projet de loi ne portait atteinte à aucun droit
de la Couronne or, lorsqu’on l’examine à la lumière des motifs de l’As-
semblée, il y avait lieu de le considérer comme un empiétement sur la
prérogative de la Couronne. La mesure a été rejetée par le roi, ce qui a
entraîné une impasse. Le Comité spécial chargé d’examiner les affaires
du Canada a recommandé, en 1828, que le contrôle des revenus soit
confié à l’Assemblée à condition qu’elle se voie accorder, de façon perma-
nente, la responsabilité d’administrer la justice et les dépenses du
gouvernement civil. C’est dans cette optique que les fonds générés en
vertu de l’Acte du revenu du Québec ont été, en 1832, mis à la disposi-
tion du Conseil législatif et de l’Assemblée. Le cautionnement nécessaire
à des crédits permanents n’a pas été accordé et cette dernière tentative
de parvenir à un accord a échoué.
L’Assemblée prétendait que le pouvoir d’affecter les recettes publiques
était un droit inhérent issu de la Constitution d’une Assemblée repré-
sentative britannique. Que ce droit ait nécessairement appartenu aux
Assemblées populaires peut certainement être mis en doute. Des condi-
tions historiques particulières, qui n’existaient pas au Canada, étaient à
l’origine du degré de contrôle exercé par la Chambre des communes
britannique sur l’affectation des revenus. Une telle affirmation de la part
de l’Assemblée était invalide sur le plan constitutionnel à la lumière des
droits de la Couronne britannique prévus par la loi. L’Assemblée, égale-
ment, avait interprété la demande d’aide formulée, en 1817, comme
étant pratiquement un abandon, par la Couronne, de son contrôle sur
les recettes publiques. Le droit constitutionnel de la Couronne, par
l’intermédiaire de son représentant, d’affecter les revenus de la Couronne
ne pouvait pas être remis en question. La sagesse de l’exercice de ce droit
est sérieusement remise en doute. Mais, à cet égard, la question de la
178 Première partie – Regards d’ensemble sur les constitutions

validité constitutionnelle se transporte sur le terrain de l’opportunisme


politique.
Le gouvernement des Canadas a joué un rôle indéniable dans l’émer-
gence de la crise, en 1837. La véritable récrimination à l’égard de la
Constitution ne concernait pas la forme du gouvernement, mais la
manière dont il était dirigé. Les principaux problèmes provenaient non
pas des éléments constitutionnels qui ont été accordés, mais de ceux qui
avaient été refusés. La difficulté fondamentale était le conflit entre les
pouvoirs législatif et exécutif. Le pouvoir constitutionnel du gouverneur
de décider de la composition du Conseil législatif a aggravé la situation
en doublant pratiquement les pouvoirs législatifs de l’exécutif. On peut
comprendre que ce n’était pas la Constitution écrite qui était en cause
en comparant le gouvernement d’avant la rébellion et d’après l’Union.
Certes, des théories de réforme ont été mises de l’avant préconisant que
des changements soient apportés à la Constitution écrite, mais ces sugges-
tions reposaient sur une incompréhension des causes de l’impasse et une
vision erronée de la nature de la Constitution.
Les causes de la rébellion étaient personnelles et non pas institution-
nelles. Les causes personnelles ont toutefois agi par le biais des institutions.
Le facteur personnel – la manière dont elle était appliquée – a rendu la
Constitution ignoble. De même, c’est dans un élément d’ordre personnel
qu’on a cherché une solution. La Constitution devait être appliquée de
manière à engendrer de la satisfaction plutôt que du mécontentement.
Un élément extraconstitutionnel – le principe du gouvernement respon-
sable – a donc été introduit. Le gouvernement responsable, essentiellement,
ne constitue pas un cadre externe, mais un état d’esprit. Par conséquent,
également, la solution à la rébellion n’était pas institutionnelle, mais bien
personnelle.
À la suite de la rébellion, le gouvernement britannique a décidé de
suspendre pendant un certain temps – jusqu’au 1er novembre 1840 – les
activités du Conseil législatif et de l’Assemblée du Bas-Canada.
Le pouvoir législatif a été confié à un Conseil spécial dont les membres
étaient nommés par la Couronne. La loi ayant constitué le Conseil spécial
ne disait mot sur la question du nombre de membres qui le composaient,
bien que le quorum était établi à cinq. Le premier Conseil spécial
constitué par Sir John Colborne était composé de vingt-deux membres
alors que le Conseil de Lord Durham, en juin 1838, était limité à cinq
membres. La façon dont Lord Durham s’est servi du Conseil spécial a
été considérée comme une tentative de pratiquement anéantir ses fonc-
Adam Shortt et Arthur G. Doughty –Le Canada et ses provinces 179

tions et de les transférer à l’exécutif et, en conséquence, au cours de


l’année suivante, le nombre de membres du Conseil a été fixé à pas moins
de vingt tandis que le quorum était établi à onze membres.
Le pouvoir législatif du Conseil spécial était circonscrit à l’intérieur
de limites très précises. Seul le gouverneur était investi du pouvoir d’ini-
tier des lois. Le Conseil n’était pas habilité à percevoir de nouvelles taxes
ni à adopter des lois ayant une incidence sur la Constitution de l’Assem-
blée, sur les droits électoraux ou les conditions de la qualité d’électeur.
À moins d’être reconduites par une autorité compétente, les lois adoptées
par le Comité spécial devenaient caduques le 1er novembre 1842. La loi
modificative de l’année suivante contenait une disposition afin de
prolonger l’application des décrets du Conseil spécial au-delà de 1842,
à la condition que le Parlement impérial en soit saisi pendant trente jours.
Dans tous les cas, le droit de révocation de la Couronne en conseil a été
préservé.
Deuxième partie
Perspectives parallèles
sur les différentes constitutions
L’ancienne province de Québec1
Alfred Leroy Burt
Professeur d’histoire, University of Minnesota

L’établissement du gouvernement civil

La cession du Canada fut à l’origine d’un problème des plus compli-


qués de l’histoire de l’empire britannique. Jusqu’alors, l’empire s’était
développé en majeure partie par le moyen de colonies de peuplement et
d’une expansion pacifique, tout en étant resté globalement anglais et
protestant ; une tendance qui fut perturbée par la conquête de ce vaste
territoire au sein duquel s’était déjà fermement établie une population
qui n’était, elle, ni anglaise, ni protestante. L’enjeu allait donc être de
faire en sorte que cet ensemble nouveau et inédit s’intègre au sein de la
structure impériale.
Cependant, et exception faite de leur présence en Amérique, les
Canadiens n’avaient aucun point commun avec les habitants des autres
colonies britanniques, et encore moins avec les britanniques eux-mêmes
(mis à part le fait d’avoir le même souverain). Leurs religions étaient
différentes, tout comme leurs langues, leur race originelle, les lois et
institutions les gouvernant ainsi que leurs conceptions du monde : en
d’autres termes, ils étaient le fruit de civilisations distinctes. Face à ce
constat, il est indéniable que mettre sur pied une forme de gouvernement
capable d’incorporer réellement ce peuple étranger au sein de l’empire
britannique se serait avéré extrêmement difficile quelles que soient les
circonstances, et les conditions dans lesquelles ce projet fut entrepris
rendirent la chose encore infiniment plus complexe.

1. Alfred Leroy Burt. The Old Province of Quebec. New York: Russell & Russell, 1970. (Le texte
reproduit ici a été traduit de l’anglais par Benjamin Pillet)

183
184 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

La tâche qui incomba alors aux Britanniques aurait sans doute été
facilitée si la France avait été un allié traditionnel, c’est-à-dire en réalité
tout le contraire de ce qu’elle était à l’époque pour l’Angleterre. En effet,
la Grande-Bretagne remporta le Canada en plein milieu de ce qui fut
appelé plus tard la Guerre de Cent Ans moderne qui vit la France et
l’Angleterre se livrer bataille de manière récurrente, de la révolution
anglaise à la défaite française de Waterloo. Ainsi, au moment de la cession
du Canada, une autre guerre entre ces deux ennemis traditionnels aurait
pu éclater à n’importe quel instant, avec le risque qu’elle transforme les
Canadiens en une population hostile à la Grande-Bretagne. Il faudra
attendre le début du XIXe siècle pour que cette menace planant sur la
question de savoir comment gouverner le Canada s’estompe.
Une seconde complication apparaît au lendemain de la conquête
lorsqu’une petite mais néanmoins importante minorité anglophone vient
s’installer dans les villes de Québec et Montréal. Comment dès lors
parvenir à forger une constitution répondant aux besoins de toute la
population du Canada pourtant divisée par la race, la langue et la religion
sans aliéner la minorité ou opprimer la majorité ? Cette seconde question
eut un poids encore plus considérable dans l’élaboration d’un gouverne-
ment canadien que le problème mentionné auparavant et elle resta sans
solution viable jusqu’à la création du Dominion du Canada, environ un
siècle plus tard. Une troisième problématique fut à trouver dans la juxta-
position avec les anciennes colonies. En effet, débarrassées de la menace
d’expansion que la France pouvait constituer à leurs yeux, ces dernières
finirent par ne plus voir de raison à leur dépendance envers la métropole.
Cette nouvelle sensibilité allant de pair avec les divergences de caractère
existant entre les colonies américaines et le Canada fit en sorte que le
gouvernement britannique se retrouva dans une situation où faire justice
aux nouvelles colonies ne pouvaient qu’offenser les plus anciennes. Ce
dilemme, qui ne fut pas nécessairement vu comme tel par le gouverne-
ment britannique à l’époque, finira par disparaître dans les turbulences
de l’indépendance américaine. Pour autant, la proximité des anciennes
colonies devenues un État indépendant continuera de constituer une
influence persistante sur les développements constitutionnels du Canada,
et dont les conséquences sont aujourd’hui encore palpables. Enfin, la
menace que représentèrent les violents soulèvements autochtones à l’ouest
de la colonie (décrits dans le dernier chapitre) constitua une quatrième
difficulté dans la recherche d’une solution gouvernementale satisfaisante
aux lendemains de la conquête.
Alfred Leroy Burt – L’ancienne Province de Québec 185

Le gouvernement britannique ne peut guère, à ce moment-là, trouver


d’aide dans la contemplation du passé comme du futur. Seule l’Acadie,
conquise cinquante ans auparavant, aurait pu constituer un point de
référence, et encore ; l’Acadie de 1713 n’avait que peu de choses en
commun avec le Canada de 1763 : sa population n’était par exemple que
de mille sept cents habitants comparés aux soixante-deux mille Canadiens,
et les Acadiens – issus d’une partie de la France bien spécifique et étran-
gère à la majeure partie des Canadiens – vivaient en Amérique une vie
clairement différente de ces derniers. À tout prendre, ils étaient aussi
éloignés des Canadiens en termes de caractère que de position géogra-
phique. De toute manière l’expérience britannique en Acadie n’aurait pu
servir de référence positive à ceux et celles qui la contemplaient encore
sachant qu’il était hors de question que la tragédie de la déportation fut
répétée. D’un autre côté, le gouvernement britannique ne put pas non
plus réellement porter son regard vers le futur, étant alors paralysé par
un manque clair de compétence politique au moment même où le besoin
s’en fit le plus ressentir, l’arrivée de George III au pouvoir ajoutant un
fléau supplémentaire à une vie politique britannique morose sous la
domination d’une oligarchie whig.
Même Pitt l’Ancien ne fut pas à même de s’apercevoir de la nécessité
d’une réforme des mécanismes régulant la gestion des affaires coloniales,
et dont les performances étaient plus que discutables.
En effet, la responsabilité de la gestion de l’empire outremer reposait
avant tout sur le secrétaire d’État pour le département du Sud, à qui
revenait en sus la double casquette de la direction de la politique extérieure
britannique en Europe méridionale et de certaines responsabilités du
Bureau de l’Intérieur. Au regard des problématiques coloniales, il dépen-
dait fortement des lords commissaires aux commerce et plantations, plus
connus sous le nom de Bureau du commerce (Board of Trade). Ce bureau
(créé par le roi en 1696 et aboli par le Parlement en 1782) avait pour
mission d’effectuer une surveillance générale de l’administration des
colonies mais sa seule autorité réelle se résumait à nommer des membres
aux conseils coloniaux. Au-delà de ce pouvoir de nomination limité, et
malgré sa correspondance directe avec les gouverneurs, ce bureau ne
pouvait dépasser un rôle consultatif et agissait principalement par le biais
du secrétariat d’État ou du Conseil privé.
Le 5 mai 1763, le bureau du commerce fut mandaté par le Comte
d’Egremont (successeur de Pitt à partir de 1761 au secrétariat d’État pour
le département du Sud) afin d’établir une politique générale pour les
186 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

territoires conquis lors de la dernière guerre en date ou cédés par le traité


de paix, son attention étant dirigée principalement vers l’Amérique du
Nord. La problématique canadienne se vit donc associée avec d’autres
problèmes de différente nature, avec les avantages et inconvénients qu’une
telle confusion peut créer. Parmi les documents qui furent adressés au
Bureau du commerce par Egremont, ceux concernant le Canada furent
au nombre de six, comprenant des copies du traité, des deux capitulations,
et des trois rapports qui furent soumis par Murray, Burton et Gage à
leurs gouvernements respectifs en 1762, celui de Murray – rassemblant
deux fois plus de contenu que les deux autres ensembles – constituant
une analyse riche et détaillée de la situation en présence. La solution que
le Bureau forgea pour le Canada en 1763 fut détaillée dans trois docu-
ments : la Proclamation royale du 7 octobre, la commission du gouverneur
Murray en date du 21 novembre, et les directives l’accompagnant, en
date du 7 décembre. La Proclamation devait être appliquée à tous les
territoires nouvellement conquis et établir (par la voie de la commission
et des directives y étant rattachées) des lignes directrices spécifiques
conçues en rapport à des contextes locaux pour chacune des nouvelles
colonies. Tous ces éléments furent établis conjointement et seraient
apparus dans le même temps n’eût été l’agitation grandissante chez les
amérindiens, l’élaboration de la Proclamation royale ayant été hâtée afin
de répondre à leurs inquiétudes.
En établissant et délimitant les nouveaux gouvernements américains,
la Proclamation royale du 7 octobre 1763 modifia le nom et la taille du
Canada qui devint officiellement (jusqu’à ce que l’Acte Constitutionnel
y apporte des modifications supplémentaires) la province de Québec. Ce
nouvel espace avait sensiblement les mêmes frontières que le Québec
actuel, bien que les deux ne doivent pas être confondus. La frontière
allant de la baie de Ristigouche au Saint Laurent coïncidait presque
exactement avec l’actuelle délimitation provinciale ; à l’Ouest, la province
était séparée du reste du territoire par une ligne allant du Saint Laurent
au coin sud-est du Lac Nipissing, incluant ainsi une bande de terre faisant
partie de l’actuel Ontario ; du Lac Nipissing, cette frontière se dirigeait
au nord-est en passant par le Lac Saint Jean, puis continuant pendant
huit cent kilomètres jusqu’à la source de la rivière Saint Jean, avant de
suivre le cours de cette dernière vers le sud-ouest jusqu’à son embouchure
faisant face à la pointe ouest de l’île d’Anticosti. La frontière nord était
quant à elle purement arbitraire et ne fut l’objet de réelle considération
ni par la population canadienne ni par les officiels britanniques. Les autres
délimitations, en revanche, furent établies pour des raisons particulières.
Alfred Leroy Burt – L’ancienne Province de Québec 187

La raison de la frontière orientale, c’est-à-dire la rivière Saint Jean,


est à trouver dans les conditions du traité de paix ; en effet, le traité avait
permis à la France de garder un pied en Amérique en lui accordant les
îles Saint Pierre et Miquelon ainsi que le droit d’accoster à Terre-Neuve
et de pêcher dans ses eaux, ce qui n’était pas sans inquiéter Londres. Les
autorités britanniques craignirent que cette présence française encourageât
la contrebande ainsi que des incursions hostiles dans les nouvelles colo-
nies. Pour y remédier, la côte du Labrador allant jusqu’à la rivière Saint
Jean à l’ouest fut séparée du Canada avant que la Proclamation royale
soit publiée, et placée sous la juridiction du gouvernement naval (distinct
et géographiquement plus proche) de Terre-Neuve. L’intérieur des terres,
sans grande importance à l’époque, fut inclus avec la région côtière en
question. Ces dispositions étant de l’ordre du fait accompli au moment
de la Proclamation, ces changements concernant les frontières cana-
diennes furent automatiquement insérés dans cette dernière. La frontière
méridionale en revanche, fut établie avec l’objectif de faire en sorte que
les territoires sur lesquels les Canadiens ne s’étaient pas encore établis ne
leur soient pas accessibles, dans l’idée que ces territoires puissent être
développés (en étant annexés à la Nouvelle-Écosse et la Nouvelle
Angleterre) en une solide colonie anglaise.
La plus importante de ces nouvelles frontières fut sans aucun doute
la ligne de partage occidentale, qui fut établie après de longues discussions
visant à décider d’une politique stratégique cruciale. Les vastes terres
intérieures canadiennes furent ainsi séparées dans le but de créer un espace
amérindien réservé au cœur du continent, ce qui eut également pour
effet de confiner les anciennes colonies le long de la côte atlantique. Bien
que certaines personnes virent cette restriction d’un œil favorable pour
des raisons liées à l’économie et la politique impériales, et bien que le
Bureau du commerce souhaitât que les forces expansionnistes de la société
américaine se développent de manière latérale du nord au sud, il est
difficile de trouver une quelconque évidence d’un réel désir de gêner les
anciennes colonies de la part des autorités britanniques. Le but premier
du Bureau et du gouvernement eut davantage à voir avec l’indépendance
des Peaux rouges plutôt qu’avec la dépendance des Blancs. L’idée derrière
cet objectif fut d’ailleurs assez simple : en évitant que les territoires de
chasse des Sauvages soient envahis par les colons, l’Angleterre se donnait
une chance de tuer dans l’œuf les raisons de l’agitation amérindienne, et
s’évitait (ainsi qu’à ses colonies) une menace certaine.
Cette nouvelle politique fut établie par le Bureau du commerce via
un rapport daté du 8 juin, et reçut une réponse d’Egremont cinq semaines
188 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

plus tard mentionnant l’accord royal quant aux fins visées, mais non
quant aux moyens utilisés. Cette réponse souligna notamment le danger
que pouvait représenter une terre aussi vaste laissée à l’abandon à l’ouest :
sans gouvernement, elle risquerait d’attirer les fugitifs, elle attiserait
l’appétit de pouvoirs étrangers et elle risquerait de voir se développer un
certain nombre de conflits fonciers avant longtemps, Egremont proposant
que ces territoires soient intégrés sous le nouveau gouvernement du
Québec pour y remédier. Face à cette suggestion, le Bureau souleva trois
objections à l’occasion d’un rapport en date du 5 août : inclure ces terri-
toires dans la province de Québec affirmerait implicitement une origine
française quant au droit d’occupation de ces terres, ce qui serait suscep-
tible d’avoir des conséquences indésirables, en particulier vis-à-vis des
Indiens ; cela donnerait également au Québec un avantage commercial
sur les autres colonies ; enfin, cette proposition doterait le gouverneur du
Québec d’un pouvoir militaire par trop imposant puisqu’une garnison
importante serait nécessaire pour gérer une telle région, les troupes devant
être placées sous l’autorité du gouverneur lui-même. Le rapport ajouta
que les objections royales à la nouvelle frontière pourraient être traduites
en mandatant le commandant en chef pour administrer le territoire
jusqu’à nouvel ordre. Ces arguments furent finalement acceptés et la
frontière occidentale entérinée.
Il est à noter qu’il ne fut jamais question, tout au long de ces discus-
sions, de fermer entièrement le territoire à l’ouest de la frontière
occidentale aux Blancs. La Proclamation se contenta d’interdire l’achat
ou l’occupation de ces terres par des particuliers, tout en ordonnant que
ceux s’y étant établis « en connaissance de cause ou par inadvertance »
quittent immédiatement leurs établissements. De toute évidence, cet
ordre ne fut pas dirigé à l’encontre des Canadiens s’étant déjà installés
dans l’Ouest et ne fut de toute manière pas entendu comme tel. En
revanche, il fut destiné aux individus qui s’étaient mis à tailler leur route
au travers des forêts occidentales, à savoir les pionniers des anciennes
colonies. Pour autant, malgré l’exclusion de ces fermiers des territoires
mentionnés du fait qu’ils mettaient en danger les moyens de subsistance
des Indiens, les commerçants furent encouragés à y pénétrer puisqu’ils
permettaient de faire se rencontrer les intérêts conjoints des autochtones,
des colons et de la métropole. Ainsi, tout commerçant était autorisé dans
l’intérieur des terres dans la mesure où il aurait pu se procurer une licence
adéquate et prouvé qu’il observerait les régulations imposées. De plus,
ces licences devaient être accordées « sans frais » par le commandant en
chef ou un gouverneur. Afin d’éviter que cette nouvelle liberté ne créât
Alfred Leroy Burt – L’ancienne Province de Québec 189

un véritable paradis pour les hors-la-loi, tous les militaires et officiels en


charge de la gestion des affaires indiennes furent mandatés pour renvoyer
tous les fugitifs arrêtés dans les colonies où ils avaient commis leurs crimes.
Cependant, aucune mesure ne fut établie pour gérer les crimes commis
au sein des territoires considérés.
Deux promesses considérables concernant le gouvernement des
nouvelles colonies furent incluses dans la Proclamation. La première fut
que des assemblées générales devraient être convoquées aussi tôt que
possible (en fonction des circonstances). La seconde, que toutes les
personnes habitant ou allant habiter dans les nouvelles colonies puissent
« se confier en Notre Protection royale et compter Nos Efforts pour leur
assurer les bienfaits des lois de Notre Royaume d’Angleterre ». Ces
promesses minèrent profondément la situation canadienne pendant
plusieurs années ; il est donc par conséquent nécessaire d’examiner les
raisons à l’œuvre derrière leur élaboration et leur inclusion dans la
Proclamation. Le premier objectif fut d’inciter des immigrants à venir
s’établir au sein de cette nouvelle population en leur promettant une
forme attrayante de gouvernement ; de plus, cette garantie fut insérée
dans la Proclamation car celle-ci constitua à l’époque le médium à la fois
le plus solennel, contraignant et public de faire connaître cette garantie
aux individus concernés.
Il est également intéressant de noter que par ces promesses, la
Proclamation déclara une chose foncièrement erronée. En effet, on y
trouve la mention que les divers gouverneurs, avec le consentement de
leurs conseils, avaient été autorisés au préalable (par les éléments compris
dans le Grand Sceau de la Grande-Bretagne) à convoquer des assemblées
ainsi qu’à créer et établir des tribunaux et des cours de justice publics
« pour entendre et juger toutes les causes aussi bien criminelles que civiles,
suivant la loi et l’équité, conformément autant que possible aux lois
anglaises », avec la possibilité d’en appeler au Conseil privé. Il va sans dire
que le temps passé qui rend l’affirmation précédente fausse ne fut pas
seulement une faute d’inattention de la part du rédacteur du document.
En revanche, la déclaration aurait du être vraie n’eût été l’émergence de
l’importante problématique indienne ; la Proclamation aurait du appa-
raître après les commissions mentionnées et non pas avant, cette inversion
ayant eu de graves conséquences par la suite.
[...]
La commission et les directives incluses à l’intention de Murray
furent établies dans les formes traditionnellement usitées par la Couronne,
190 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

avec seulement quelques modifications ou ajouts permettant de mieux


les ajuster aux conditions locales. Murray fut ainsi nommé « Capitaine
Général et Gouverneur en Chef » de la province de Québec par la
commission en date du 21 novembre 1763. Tel que mentionné dans la
Proclamation, cette nomination lui permit de convoquer des assemblées
et d’établir des tribunaux avec le consentement de son conseil, ainsi que
d’établir des lois pour la colonie « avec l’avis et le consentement » du
conseil et de l’assemblée. Dans les faits, le conseil ainsi que les lieutenants
gouverneurs de Trois Rivières et Montréal furent tenus pour acquis à sa
cause dès le départ. De plus, le gouvernement dans son entier se trouva
être protestant sachant que le gouverneur, les lieutenants-gouverneurs,
les juges, les conseillers ainsi que les membres de l’assemblée furent tenus
de prêter le serment d’office légal, comprenant la déclaration anti-papale.
Enfin, la commission ne donna pas le pouvoir de légiférer préalablement
à la convocation d’une assemblée, ce qui constitua sans aucune doute
une omission malheureuse.
Les directives qui furent émises le 7 décembre 1763 imposèrent au
gouverneur l’élaboration d’un conseil composé de deux lieutenant-
gouverneurs, du juge en chef de la colonie, de l’arpenteur en chef des
douanes américaines, et de huit autres personnes devant être choisies
« parmi les résidents les plus notables » de la province. Ces membres
choisis devant être adoubés par le Bureau du commerce, Murray reçut
l’ordre de soumettre les noms des dites personnes ainsi qu’une liste de
huit autres possibles remplaçants susceptibles d’être choisis dans l’éven-
tualité du rejet de certaines candidatures. De la même manière, chaque
fois qu’un siège du conseil se retrouverait vaquant, le gouverneur aurait
pour mission de soumettre une liste de trois personnes ou plus, à partir
de laquelle un remplaçant devrait être choisi. D’autre part, si pour une
quelconque raison le conseil devait se trouver réduit à moins de sept
membres, le gouverneur aurait pour tâche de l’élargir de nouveau jusqu’à
sept conseillers, sachant que ces nouveaux nominés pourraient être démis
par les autorités londoniennes. Le gouverneur pouvait également
suspendre ou déposer des conseillers pour de « justes causes » ; en réalité,
cette autorité fut utilisée d’une manière bien spécifique, mais pas par
Murray : les accusations contre les membres ainsi que leur défense devaient
être examinées au sein du conseil, à la suite de quoi une décision devait
être prise par un vote majoritaire. S’il s’avérait que la décision devait aller
à l’encontre des accusés, une écriture devait être immédiatement émise
et toute copie des documents traitant du cas concerné devaient être
envoyées directement au Bureau du commerce. En revanche, le gouver-
Alfred Leroy Burt – L’ancienne Province de Québec 191

neur pouvait également agir de sa propre autorité s’il jugeait les raisons
« impropres à être communiquées au conseil », ce qui lui imposait dans
ce cas d’établir un rapport immédiat au Bureau.
Une autre courte disposition insérée dans un passage traitant du
pouvoir de législation du gouverneur, du conseil et de l’assemblée fut
plus importante encore dans la façon dont elle fut utilisée. Jusqu’à ce
qu’une assemblée soit convocable, le gouverneur avait pour tâche « d’éta-
blir tout règlement jugé nécessaire, avec l’avis de Notre Conseil, à la paix,
l’ordre et le bon gouvernement de la dite province, en prenant soin que
rien ne soit décidé ou fait qui puisse en aucune façon porter préjudice à
la vie, à l’intégrité ou à la liberté de Nos sujets, ou à l’imposition de
nouveaux droits ou taxes ». De tels règlements devaient par la suite être
envoyés à Londres afin qu’ils soient approuvés ou abrogés.
Par ailleurs, il sembla évident que le Conseil remplisse le rôle d’organe
exécutif sachant que les instructions mentionnèrent explicitement l’obli-
gation de son consentement pour des choses telles que l’octroi de terres
ou l’établissement de budgets (publics dans les deux cas). Il remplit
également une fonction judiciaire en devenant la cour d’appel ultime de
la colonie, bien que ce dernier point ne fut mentionné qu’implicitement
à l’occasion d’un passage des directives instruisant le gouverneur de
s’inspirer du précédent de la Nouvelle-Écosse.
La garantie de tolérance religieuse incluse dans le traité fut partie
intégrante des directives, le gouverneur étant enjoint à la faire respecter
selon certaines conditions. Cette liberté devait en effet faire l’objet d’une
attention toute particulière ; Egremont avait précédemment avertit
Murray, lors d’un échange épistolaire le prévenant de sa nomination en
tant que gouverneur, du danger de laisser s’établir des liens entre le clergé
canadien et l’Eglise gallicane, en mentionnant notamment que les lois
britanniques interdisait « tout type de hiérarchie romaine dans l’ensemble
des territoires appartenant à la Couronne ». Les directives interdirent de
plus la présence de « toute juridiction ecclésiastique du Saint-Siège, ou
de n’importe quelle autre juridiction ecclésiastique étrangère », tout en
requérant un rapport complet sur la composition, les demandes ainsi
que les possessions de l’Eglise canadienne. Le passage suivant cette inter-
diction comportait clairement une dimension inquiétante : « afin que
l’Eglise anglicane soit établie aussi bien en principes qu’en faits, et que
les habitants considérés deviennent graduellement acquis à la religion
protestante, et que leurs enfants soient éduqués selon ses principes », des
terres devaient être réservées aux pasteurs et aux instituteurs protestants,
192 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

le gouverneur ayant comme tâche en sus de rapporter « tout autre moyen


permettant de promouvoir la religion protestante ». En cela, le gouver-
nement londonien ne semblait pas avoir d’intentions persécutrices mais
plutôt véritablement de caresser l’espoir que les Canadiens puissent être
amenés à la conversion.
Un autre point fondamental des directives furent les dispositions
complexes visant à établir des colons au Canada. Cette partie du docu-
ment – longue et particulièrement détaillée – fut généralement omise
par les commentateurs ultérieurs du fait du peu de conséquence qui en
résulta, manquant par là un des aspects pourtant cruciaux de la politique
britannique vis-à-vis de la colonie : une étude détaillée de la province
devait être effectuée au plus tôt, et des cantons devaient être mis en place.
Chacune de ces entités administratives devait couvrir vingt mille acres
et comprendre une ville, autour de laquelle quatre cents acres seraient
réservés pour un pasteur, et deux cents pour un instituteur. Les personnes
candidatant pour des parcelles devaient également démontrer au gouver-
neur et au conseil qu’elles pourraient développer (et le feraient en
conséquence) les terres ainsi reçues. Les attributions de bases, susceptibles
d’être modifiées selon les circonstances furent de cent acres par chef de
famille, et cinquante supplémentaires pour chaque personne dépendante.
Afin d’acquérir et de conserver leurs titres de propriétés, les personnes
s’étant vues attribuées des terres durent s’acquitter de quitrents d’au moins
deux shillings par cent acres, et développer leurs terrains selon des condi-
tions spécifiées de manière particulièrement détaillée. Dans le même
temps, le gouverneur avait pour mission de rendre publique une procla-
mation détaillant les conditions nécessaires pour bénéficier de terres, et
faire en sorte que ces dispositions soient diffusées dans l’ensemble des
colonies américaines. Il fut également mandaté d’inclure une « description
des avantages naturels du sol et du climat » du pays ainsi que de ses
« commodités quant au commerce et à la navigation » dans le document
en question. Il va ainsi sans dire que le gouvernement londonien fit son
possible pour anticiper un flot important de population en provenance
des colonies surpeuplées plus au sud.
Le programme contenu dans la Proclamation, la commission et les
directives pourrait être résumé en une phrase : une ancienne colonie
française devait être transformée en colonie britannique. Ce résumé
pourrait paraître étrange étant donné un certain nombre de déclarations
ayant été faites avant et après que cette politique ait été conçue. Par
exemple, Murray déclara, dans un rapport extensif sur les caractéristiques
de la province envoyé en 1762, que rien ne pourrait mieux transformer
Alfred Leroy Burt – L’ancienne Province de Québec 193

les Canadiens en fidèles sujets que l’assurance d’une absence de menace


sur leur religion ; deux jours plus tard, il mentionna également dans une
lettre à Egremont que les Canadiens n’étaient pas « prêts à accepter un
gouvernement tel que celui établi dans les autres colonies britanniques ».
De plus, le Bureau du commerce fit la proposition (dans un rapport en
date du 8 juin 1763) d’un gouvernement canadien uniquement constitué
d’un gouverneur et d’un conseil, sans mention aucune d’une assemblée.
Le Bureau remarqua également que le nombre de Canadiens « devait
excéder, pendant encore longtemps » celui de tous les autres colons de la
province, le poussant à recommander que les frontières du Canada soient
définies de telle manière à ce que les « droits et usages en vigueur ou qui
seraient accordés aux récents sujets français » y soient confinés le plus
possible. Enfin, Lord Hillsborough (qui succéda à Lord Shelburne à la
tête du Bureau du commerce lors de la rédaction de la Proclamation)
déclara cinq ans plus tard « qu’il n’avait jamais été question que les lois
et coutumes foncières en vigueur au Canada soient abrogées ».
[...]
Les Canadiens et les débuts
de la domination britannique1
1760-1791
Michel Brunet

La capitulation de Montréal (1760), qui devrait être appelée la capi-


tulation du Canada, comblait les espérances des dirigeants les plus
ambitieux de l’Amérique anglaise et de l’Empire britannique. Après une
lutte impitoyable qui avait duré plus de soixante-dix ans, les Anglos-
Américains triomphaient. La France et les Canadiens ne pourraient plus
faire obstacle à l’expansion de la colonisation anglaise en Amérique du
Nord.
À Londres et dans les colonies américaines, de grandes réjouissances
accueillirent la victoire d’Amherst. Dès cet instant, les principaux chefs
politiques coloniaux et métropolitains s’employèrent à convaincre leurs
compatriotes et le gouvernement impérial qu’il fallait conserver le Canada.
Quelques dirigeants anglais auraient préféré l’acquisition de la
Guadeloupe. Deux conceptions de l’Empire britannique s’opposaient :
celle des partisans du mercantilisme étroit selon lequel les colonies n’exis-
taient que pour des fins d’exploitation et celle des partisans de la
colonisation de peuplement qui favorisaient la formation outre-mer de
nouvelles sociétés issues de la mère-patrie et étroitement associées à
celles-ci. Les impérialistes qui rêvaient d’un Anglo-Saxondom nord-améri-
cain l’emportèrent sur les mercantilistes.

1. Michel Brunet, Les Canadiens et les débuts de la domination britannique. 1760-1791. Ottawa :
­Société historique du Canada. 1966.

195
196 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

[...]
La sage conduite des autorités britanniques contribua grandement
à concilier les Canadiens avec le nouveau régime. Amherst, Murray, Gage,
Burton et Haldimand se révélèrent de prudents administrateurs. Ils eurent
soin de rassurer la population. Celle-ci s’attendait au pire. La propagande
officielle ne lui avait-elle pas répété que si les Anglais étaient vainqueurs,
ils abuseraient de leur victoire ? Au contraire, les différentes mesures prises
par les gouverneurs militaires facilitèrent un retour rapide à une vie
normale. Les capitaines de milice continuèrent à exercer leurs anciennes
fonctions, les tribunaux établis par le conquérant s’efforcèrent de rendre
justice selon les lois et les règlements en vigueur dans la colonie, le clergé
eut la liberté de veiller aux besoins spirituels des fidèles, les échanges
commerciaux reprirent normalement. Chaque habitant de la colonie
n’avait qu’un but : profiter de la paix retrouvée pour réparer les dégâts
causés par la guerre.
Le conflit avait été long et laissait derrière lui beaucoup de ruines.
Une grande lassitude régnait parmi les classes dirigeantes et chez le peuple.
La mort de l’évêque plaçait le clergé dans une situation particulièrement
délicate. L’administration Bigot avait rendu odieuses les dernières années
du régime français. La banqueroute du gouvernement de Louis XV, qui
ne remboursa qu’en partie la monnaie de papier et les lettres de change
tirées sur le trésor public, augmenta le désarroi et les rancœurs de la
population. Les conquérants avaient devant eux un peuple durement
éprouvé et prostré, prêt à se soumettre. Toutes ces circonstances et tous
ces facteurs rendirent facile l’établissement de la domination britannique.

Vive notre nouveau roi

En apprenant la ratification du traité de Paris, les Canadiens ne


montrèrent, en général, aucun étonnement. Les dirigeants ecclésiastiques
et la bourgeoisie s’empressèrent d’acclamer le nouveau roi que le sort des
armes leur avait donné. La monarchie avait alors un prestige que les
hommes de la deuxième moitié du XXe siècle comprennent difficilement.
Pour les dirigeants canadiens du XVIIIe siècle, le roi était la source et le
symbole de tous les pouvoirs. Selon leur conception de la société,
celle-ci ne pouvait pas exister sans la monarchie. Ils croyaient sincèrement
que telle était la volonté de Dieu. Cette idée faisait partie de l’équipement
mental des principales sociétés du monde nord-atlantique à cette époque.
Dans de telles conditions, le sentiment monarchique constituait un point
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 197

de ralliement et un lien entre les classes dirigeantes de tous les pays occi-
dentaux. Elles communiaient en quelque sorte à une même idéologie ou
mythologie. L’historien doit tenir compte de ce fait lorsqu’il observe le
comportement et les réactions du clergé et des principaux porte-parole
des Canadiens au lendemain de la Conquête.
Un esprit de franche collaboration avec les conquérants se manifesta
parmi l’élite de la société canadienne. Plusieurs jeunes filles, appartenant
aux familles de la classe dirigeante, n’avaient-elles pas épousé, immédia-
tement après les capitulations de Québec et de Montréal, des officiers de
l’armée victorieuse ? Quelques personnes s’en scandalisèrent mais elles
ne représentaient que l’opinion d’une minorité. Le chanoine Briand,
grand vicaire du district de Québec, n’avait-il pas ordonné de prier pour
George III au canon de la messe alors que les négociations de paix n’étaient
pas encore conclues ? À ceux que sa décision avait étonnés, il répondit
que les Anglais « sont nos maîtres ; et nous leur devons ce que nous devions
aux Français lorsqu’ils l’étaient ». Le traité de Paris ne pouvait que raffermir
chez les dirigeants de la société canadienne leur volonté de collaborer
avec les autorités britanniques. D’ailleurs, ils n’avaient pas la liberté de
se soustraire à cette nécessité dès qu’ils acceptaient de demeurer dans la
colonie.

Émigration et décapitation sociale

Les Canadiens de la classe dirigeante qui refusèrent de se soumettre


aux conquérants émigrèrent. Ils avaient pressenti que leur avenir personnel
était compromis dans une colonie où les principaux canaux de promotion
sociale seraient dorénavant occupés par les Britanniques. Les anciens
administrateurs n’avaient pas à s’interroger longtemps pour savoir qui
leur succéderaient. Les hommes d’affaires les plus puissants comprirent
que leurs entreprises ne pourraient pas prospérer à l’intérieur du système
commercial britannique. Les commerçants anglais étaient mieux placés
qu’eux pour en profiter.
Il est vrai que plusieurs de ces émigrants avaient été forcés de
retourner en France pour y rendre compte de leur administration et de
leurs fortunes scandaleuses. Cependant, il ne faut pas s’imaginer que tous
ceux qui quittèrent le Canada appartenaient exclusivement au groupe
des fonctionnaires et des commerçants coupables de concussion. La
majorité se composait de familles honorables qui ne voulaient pas subir
l’humiliation de l’occupation étrangère et qui désiraient continuer à
198 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

profiter de tous les avantages que leur apportait l’Empire français :


pensions royales, accès aux charges publiques, relations d’affaires avec les
capitalistes de la métropole, protections officielles, contrats avec le
gouvernement, etc. On calcule qu’au moins deux mille Canadiens quit-
tèrent leur pays natal durant les dix années qui suivirent la capitulation
de Montréal.
Peut-on parler de décapitation sociale ? Certains historiens s’appuyant
sur le fait que l’émigration des classes dirigeantes n’a pas été massive,
soutiennent que la société canadienne a conservé ses cadres. Se sont-ils
demandé quel a été le sort des anciens dirigeants demeurés au Canada ?
Leur déchéance, qui était inévitable dans une colonie conquise où se
constitua une nouvelle équipe d’administrateurs et d’entrepreneurs
d’origine britannique, demeure le phénomène social le plus frappant de
la première génération après la Conquête. La société canadienne n’offrait
plus à ses membres les plus ambitieux et les plus dynamiques l’occasion
et les moyens de s’illustrer dans les différents domaines de la vie collective.
À l’époque coloniale française, aucune carrière n’était fermée aux
Canadiens. L’Empire français comptait sur leur contribution pour se
maintenir et prospérer. Songeons, par exemple, à l’histoire prestigieuse
de la famille Le Moyne. Sous la domination britannique, la situation
était toute différente. L’administration, l’armée, la marine, le commerce
extérieur furent de véritables chasses gardées pour les Britanniques. Il ne
pouvait pas en être autrement. Mais il faut le savoir. Les nouveaux venus,
comme membres du groupe dominant, imposèrent aux Canadiens une
concurrence que ceux-ci furent incapables de soutenir.
Les Canadiens durent apprendre à limiter leurs ambitions et leurs
horizons. Ceux-ci devinrent proportionnels à leurs chances de promotion
sociale. Privée de l’appui indispensable de sa métropole nourricière,
réduite à ses seules ressources, subissant la domination d’une classe diri-
geante étrangère, la collectivité canadienne vécut dans un état permanent
de subordination.

Espoirs et illusions des Canadiens

Pour la masse de la population canadienne, il n’était pas question


d’émigrer. Fidèle à son idéal monarchique, elle accepta sans protester de
reconnaître George III comme son nouveau souverain. Les Canadiens,
cependant, en donnant leur allégeance au roi de Grande-Bretagne,
n’avaient nullement l’intention de renoncer à leur droit de définir eux-
mêmes et de protéger leurs intérêts collectifs.
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 199

Le clergé, conformément à l’enseignement traditionnel de l’Église,


était prêt à faire chanter des Te Deum pour célébrer le retour de la paix
et à rendre hommage aux « pouvoirs légitimes », mais en même temps,
comptait sur ceux-ci pour obtenir la nomination d’un évêque et l’auto-
risation d’exercer son ministère. Les seigneurs et les officiers canadiens,
auxquels la défaite avait enlevé beaucoup de prestige auprès des censitaires
et des miliciens, se plaisaient à croire que le gouvernement britannique,
tout comme celui de Louis XV, aurait recours à eux pour administrer et
défendre la colonie.
Les hommes d’affaires canadiens, heureux du départ de Bigot et de
ses associés et favoris, espéraient améliorer rapidement leur situation. Ne
leur avait-on pas dit que la colonie, grâce à son entrée dans le marché
britannique et grâce à la liberté commerciale que pratiquaient les Anglais,
connaîtrait un essor formidable ? Ils eurent, pendant quelques courtes
années, la naïveté de s’imaginer qu’ils seraient les principaux bénéficiaires
de ce regain d’activité économique. Toutefois, ils ne tardèrent pas à se
rendre compte que leurs concurrents britanniques avaient presque seuls
les moyens d’en bénéficier. De plus, les modestes commerçants canadiens
qui demeuraient dans la colonie, influencés par les hommes d’affaires
britanniques qui s’y étaient installés, se convainquirent qu’ils supplante-
raient les seigneurs dans la hiérarchie sociale.
Quant au petit peuple, c’est-à-dire l’immense majorité de la popu-
lation canadienne, que pensait-il ? D’abord, il avait l’impression d’avoir
été trahi par ses dirigeants. Ceux-ci lui étaient soudainement apparus
indignes de leurs honneurs, de leurs privilèges et de leurs responsabilités.
Dans toute société, la première conséquence d’une guerre malheureuse
c’est de ruiner l’autorité et le prestige des classes dirigeantes. Lorsque
celles-ci, en plus d’avoir été vaincues sur les champs de bataille, doivent
subir l’occupation des vainqueurs et collaborer avec eux, elles perdent
jusqu’à la possibilité de regagner la confiance populaire. Mais les
Canadiens n’avaient pas encore d’autres chefs vers lesquels ils auraient
pu porter leur affection. Obéissant à leurs seigneurs et à leurs curés, ils
crièrent : « Vive le roi ! » En réalité, ils s’étaient réfugiés dans un état de
résistance passive. Les autorités britanniques et les dirigeants canadiens
s’en rendirent bien compte lorsqu’ils tentèrent de lever un bataillon de
volontaires pour aller aider l’armée anglaise à mater la révolte de Pontiac
(1764). Les miliciens, malgré les offres alléchantes qu’on leur avait faites,
ne montrèrent aucun empressement à s’enrôler. Le peuple, en se soumet-
tant à George III, n’avait nullement pris l’engagement de servir les
intérêts de ceux qu’il appelait les « Londoniens » ou les « Anglais ». Pour
200 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

lui, ceux-ci demeuraient les ennemis et les conquérants. Tôt ou tard,


pensait-il, ils seraient forcés de quitter le pays.

L’irréalisme de la Proclamation royale

Les rédacteurs de la Proclamation royale (7 octobre 1763) et des


instructions envoyées à Murray (7 décembre 1763), lorsque celui-ci devint
gouverneur de la nouvelle colonie britannique, appelée Province de
Québec, avaient tout simplement oublié que les Canadiens constituaient
plus de 99 % de la population blanche de la vallée du Saint-Laurent. Ils
semblaient croire que les colons britanniques deviendraient rapidement
la majorité ou que les Canadiens se transformeraient subitement en
anglo-protestants. Il n’est pas facile de savoir exactement ce qu’ils
pensaient.
En fonctionnaire docile, doué de peu d’imagination, Murray ne
manifesta d’abord aucun étonnement. Il tenta de respecter tant bien que
mal les ordres reçus. Ceux-ci eurent pour résultat de désorganiser complè-
tement l’administration de la justice et de livrer les Canadiens à
l’exploitation éhontée des fonctionnaires et des avocats britanniques qui
entendaient profiter de la situation pour s’enrichir rapidement aux dépens
de ceux qui avaient recours à leurs services. Le gouverneur crut limiter
les dégâts en reconnaissant aux Canadiens le droit de siéger comme jurés
et en créant des cours inférieures dont les juges tiendraient compte des
lois et coutumes françaises et devant lesquelles des avocats et des procu-
reurs canadiens pourraient représenter leurs clients. Même cette
concession en faveur des « indigènes » n’était que temporaire !
Les Canadiens se voyaient traités en véritables parias. Ceux qui
pouvaient légitimement se considérer comme leurs dirigeants découvri-
rent, non sans étonnement, qu’ils habitaient un pays où ils n’avaient
aucun droit. Le serment du Test les empêchait de se faire une carrière
dans l’administration, dans l’armée ou dans la marine. Les lois anglaises,
qui leur étaient totalement inconnues, avaient remplacé les lois françaises.
Les juges et les fonctionnaires auxquels ils étaient soumis ignoraient, et
souvent méprisaient, leur langue et leurs coutumes. Leur esprit de colla-
boration et leurs protestations de loyalisme monarchique ne leur
méritaient-ils pas plus de considération ? La classe des seigneurs et des
anciens chefs militaires se sentait tout particulièrement humiliée et frus-
trée.
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 201

Les marchands canadiens eux-mêmes perdirent très tôt la plupart de


leurs illusions des premiers mois. Ils constatèrent qu’ils n’étaient pas de
taille à lutter contre les hommes d’affaires venus des colonies anglaises
ou de la métropole. Ceux-ci, disposant de ressources bien supérieures à
celles de leurs concurrents canadiens, avaient déjà commencé à instaurer
leur prépondérance dans l’économie de la vallée du Saint-Laurent.

La solution paternaliste

Ce fut l’outrecuidance des Anglais établis dans la colonie qui fina-


lement rendit service aux Canadiens. Ceux-ci, ne l’oublions pas, n’étaient
pas complètement démunis. Ils disposaient de la force que donne le
nombre. Puisque les autorités britanniques n’avaient nullement l’inten-
tion de les persécuter, de les déporter ou de les liquider, elles se virent
forcées d’élaborer une politique qui, tout en sauvegardant les intérêts
fondamentaux de l’Empire, tiendrait compte de leur présence. Les
circonstances elles-mêmes engendrèrent une politique paternaliste que
l’on peut qualifier de despotisme éclairé.
Les commerçants et les aventuriers britanniques qui immigrèrent au
Canada durant les premières années après la Conquête avaient, pour la
plupart, l’ambition de soumettre la population canadienne à leur domi-
nation. Pendant le régime militaire, ils avaient dû se montrer patients.
Dès l’établissement du gouvernement civil (10 août 1764), cette mino-
rité crut que l’heure de son triomphe avait sonné. Ne serait-elle pas
maîtresse de la Chambre qui, selon la promesse contenue dans la
Proclamation royale, serait incessamment convoquée ? Les postes les plus
lucratifs lui reviendraient et elle pourrait sans vergogne exercer un pouvoir
absolu sur les Canadiens qui, tout naturellement, seraient exclus du
gouvernement de la colonie.
Murray, considérant que le nombre des colons britanniques était
trop restreint, décida de retarder l’élection d’une Assemblée. Sa décision
lui mérita l’inimitié du groupe qu’on peut appeler le parti anglais. Celui-ci
exposa ses ambitions et ses griefs dans le manifeste du Grand Jury de
Québec (16 octobre 1764) et dans ses pétitions auprès des autorités
londoniennes. Le gouverneur, devant les accusations des marchands
anglais qui voulaient obtenir sa tête, se rapprocha des dirigeants canadiens
et prit leur défense auprès du gouvernement impérial. Il avait également
à se plaindre de l’hostilité des commandants militaires qui eux-mêmes
étaient en lutte avec les porte-parole de la minorité anglaise.
202 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Forts de l’appui de Murray et de ceux de ses collaborateurs, dont le


plus influent fut Mabane, qui éprouvaient des sentiments paternalistes
envers les conquis (ces Britanniques bien disposés et condescendants, qui
s’opposaient au parti anglais, formèrent un groupe politique connu sous
le nom de French Party), les interprètes officiels de la collectivité cana-
dienne firent connaître leur point de vue au gouvernement britannique
et lui demandèrent de corriger les principales injustices dont ils étaient
victimes. À Londres même, les ministres avaient commencé à s’interroger
sur la sagesse de la politique adoptée à l’égard des nouveaux sujets de Sa
Majesté dans la Province de Québec. Sur la question religieuse, par
exemple, ils étaient prêts à tolérer la présence d’un évêque. Le chanoine
Briand, qui faisait antichambre à Londres depuis quelques mois, reçut
l’autorisation, à la fin de 1765, d’aller se faire sacrer évêque en France et
de revenir au Canada où il serait considéré comme supérieur du clergé.
Mais au même moment Murray fut rappelé en Angleterre.

Sous la férule bienveillante de Carleton

Les dirigeants canadiens se demandèrent avec inquiétude quelles


seraient leurs relations avec le successeur de Murray. Ils venaient à peine
de se gagner un protecteur que celui-ci tombait en disgrâce. Ils n’étaient
pas chanceux ! Qui les protégerait contre le parti anglais de la colonie ?
L’arrivée de Mgr Briand, le jour même du départ de Murray (28 juin
1766), rassura quelque peu les Canadiens sur les intentions du gouver-
nement impérial. L’Église canadienne, après de longues tractations dues
beaucoup plus aux circonstances qu’à la mauvaise volonté des autorités
britanniques, semblait assurée de pouvoir maintenir ses principaux cadres
administratifs. Les conquérants, dès le début, comprirent qu’ils n’avaient
aucun intérêt à persécuter le clergé. Celui-ci avait donné la preuve qu’il
était prêt à collaborer. Étroitement surveillé par le gouverneur, il consti-
tuait un lien indispensable entre la population conquise et
l’administration britannique.
Carleton remplaça Murray. Ambitieux et habile, il arrivait au Canada
avec le désir de se créer auprès de ses supérieurs une réputation d’admi-
nistrateur compétent et efficace. Dès les premières semaines, il s’employa
à imposer son autorité auprès de tous les groupes en ayant également
recours à la manière forte et à la condescendance. Très autoritaire,
conscient de sa valeur et suffisamment souple à l’occasion, il ne tarda pas
à dominer la situation. Il réussit à faire croire à tous les partis en présence
qu’il était leur allié. Toute agitation cessa. Le lieutenant-gouverneur – il
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 203

devint gouverneur au début de 1768 – se rendit très tôt compte que la


Proclamation royale et les instructions envoyées à son prédécesseur étaient
inapplicables. Le désordre qui régnait dans l’administration de la justice
le scandalisa, les prétentions du parti anglais lui apparurent inacceptables
et il jugea qu’il était impossible de gouverner la colonie sans recourir
officiellement aux services des dirigeants canadiens. Il proposa donc de
rétablir au moins les lois civiles françaises, de maintenir le régime seigneu-
rial, de reconnaître légalement au clergé le droit de percevoir la dime et
de ne plus exclure les Canadiens des charges publiques. Il prit soin,
cependant, de préciser qu’ils y seraient toujours en minorité et ne joue-
raient qu’un rôle très secondaire. Pour lui, il s’agissait simplement de
cultiver la bonne volonté des dirigeants canadiens et de les rendre plus
dociles en leur laissant croire qu’ils avaient droit, comme tous les autres
fidèles sujets de George III, aux faveurs royales. Bien entendu, il n’y aurait
pas d’assemblée élective. Tous les pouvoirs législatifs appartiendraient à
un Conseil dont les membres seraient nommés par le roi. Quelques
Canadiens en feraient partie.
Le despotisme paternel de Carleton combla les vœux des principaux
dirigeants canadiens. La plupart d’entre eux n’avaient jamais osé en
demander autant. En particulier, les projets du gouverneur reçurent
l’appui enthousiaste des administrateurs ecclésiastiques que les circons-
tances avaient désignés, pour un certain temps du moins, comme les
représentants les plus influents de la société canadienne. Une véritable
amitié s’était d’ailleurs établie entre Mgr Briand et Carleton. Toutefois,
quelques personnalités canadiennes furent assez lucides pour se rendre
compte que celui-ci cherchait surtout, avec une habileté presque machia-
vélique, à consolider le pouvoir personnel du gouverneur dans la colonie.
Les défenseurs de la politique de Carleton les accusèrent d’éprouver de
l’envie à l’égard des Canadiens que le gouverneur honorait de sa confiance
et leur reprochèrent de se laisser influencer par le parti anglais qui conti-
nuait à réclamer la convocation d’une Assemblée. Assagis depuis l’affaire
du Grand Jury, les marchands britanniques étaient maintenant disposés
à admettre quelques Canadiens comme membres de la Chambre qui
serait élue par l’ensemble de la population.
La collectivité canadienne, que l’occupation étrangère avait placée
dans un état de subordination, se voyait condamnée à subir le paterna-
lisme du gouverneur et celui de la bourgeoisie anglaise de la colonie.
L’Acte de Québec institua définitivement le premier.
204 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

L’ère des grandes déceptions

Carleton croyait avoir adopté la politique la plus sage. Selon lui, le


problème le plus important et le plus urgent à résoudre était de créer un
climat de confiance entre la population canadienne et les autorités britan-
niques. Il fallait mettre fin aux inquiétudes et au désordre qu’avaient
causés la Proclamation royale, l’introduction subite des lois anglaises,
l’ostracisme exercé contre les Canadiens dans l’administration publique
et l’agitation du parti anglais. Pour y parvenir, Carleton avait jugé indis-
pensable de rallier au gouvernement le clergé et les seigneurs. Il avait
raison. Comment un pouvoir étranger peut-il s’établir dans un pays s’il
n’obtient pas la collaboration des anciens dirigeants ou s’il ne parvient
pas au moins à les neutraliser ? Par l’Acte de Québec, Carleton atteignit
ce premier objectif.
Il semble, cependant, que le gouverneur attendait davantage de sa
politique. Celle-ci s’est élaborée au moment où les colonies américaines
manifestaient une opposition croissante au gouvernement impérial.
Comme militaire, Carleton désirait faire de la Province de Québec une
base d’opération pour l’armée britannique au cas où celle-ci serait forcée
d’intervenir pour rétablir l’ordre dans les colonies mécontentes. Il
escompta même plus que cela puisqu’il s’imagina que les milices cana-
diennes pourraient contribuer à la défense de l’Empire ou au moins
protéger la vallée du Saint-Laurent contre une attaque extérieure. Les
chefs militaires, les seigneurs et les autres dirigeants canadiens qu’il
consulta, directement intéressés à se faire valoir auprès de lui, l’encoura-
gèrent dans ses espérances en l’assurant que le peuple obéirait à leurs
ordres. Ils auraient dû se rappeler les réactions populaires lors de la
formation d’un bataillon pendant la guerre contre Pontiac. Ils ne se
rendaient pas compte ou ne voulaient pas admettre que la masse pratiquait
une sorte de résistance à l’égard de l’occupant.
Lorsque l’invasion américaine se produisit, Carleton et les dirigeants
canadiens éprouvèrent une amère déception. En général, le peuple refusa
de prendre les armes pour repousser les envahisseurs. Les appels autori-
taires de l’évêque, des prêtres et des seigneurs ne l’impressionnèrent
nullement. Il profita de l’occasion pour manifester sa haine ou sa méfiance
envers les Anglais et son mépris à l’égard de ses dirigeants qui collaboraient
avec eux. De nombreux Canadiens offrirent même leurs services aux
Américains. La majorité préféra adopter une prudente neutralité.
D’ailleurs, il ne faut pas oublier que les Américains n’avaient pas encore
déclaré leur indépendance. Qu’avaient-ils à offrir aux Canadiens ? Malgré
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 205

tout, l’armée américaine, dont l’équipement rudimentaire et la mauvaise


organisation n’avaient pas échappé à l’attention des Canadiens qui avaient
une certaine expérience militaire, ne réussit pas à s’emparer de Québec.
Parmi les facteurs de son échec, le loyalisme des classes dirigeantes cana-
diennes occupe une place non négligeable. Auraient-elles manifesté le
même empressement à soutenir la cause britannique si Carleton, grâce
à l’Acte de Québec, n’avait pas gagné leur confiance ? La masse n’avait
pas de chefs pour organiser sa résistance. Les dirigeants canadiens avaient
suffisamment de flair pour se rendre compte qu’ils n’avaient aucun intérêt,
pour le moment du moins, à se soulever contre les autorités britanniques.
L’entrée en guerre de la France aux côtés des Américains créa une
situation particulièrement délicate dans la colonie. La masse du peuple
s’en réjouit et se convainquit que l’ancienne mère-patrie reprendrait le
Canada. Le clergé, les seigneurs et les marchands canadiens vécurent
quelques mois angoissants. La prudence leur recommandait de se montrer
soumis au gouvernement de George III tandis que leurs cœurs souhai-
taient spontanément la défaite des armées britanniques et le retour de la
France. Haldimand, qui succéda, en 1778, à un Carleton déçu et frustré,
avait raison de se montrer nerveux et soupçonneux. Les Canadiens et
l’administration anglaise ne savaient pas alors que le gouvernement
français ne songeait nullement à se faire rétrocéder le Canada. En 1783,
plusieurs Canadiens considérèrent le traité de Versailles, qui les mainte-
nait sous la domination britannique, comme un autre abandon de la
France. Il leur était difficile de comprendre pourquoi celle-ci n’avait pas
profité de sa victoire pour venir poursuivre son œuvre colonisatrice dans
la vallée du Saint-Laurent. Leur réaction, qu’inspiraient un attachement
bien naturel pour le pays qui demeurait toujours leur mère-patrie et le
souci de leurs intérêts collectifs, ne tenait pas compte des impératifs de
la politique internationale auxquels le gouvernement français avait dû se
plier.
[...]

Vers une réforme constitutionnelle

Une majorité parmi les porte-parole de la population, en tenant


compte des deux collectivités en présence – les Canadiens et les colons
d’origine britannique, se dessinait en faveur d’une révision partielle ou
radicale de l’Acte de Québec. Celui-ci ne répondait plus aux besoins de
la colonie. Même ses plus ardents défenseurs parmi les dirigeants cana-
206 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

diens – défenseurs pas toujours désintéressés – admettaient la nécessité


de quelques changements et réformes. Mais lesquels ?
Les objectifs des dirigeants canadiens demeuraient toujours les
mêmes : consolider et augmenter l’influence de leur collectivité qui
formait la majorité de la population. Tout naturellement, cela voulait
dire plus de prestige et plus de pouvoir pour ceux qui avaient le droit ou
l’ambition d’en être les porte-parole. L’unanimité, cependant, n’existait
pas sur les moyens à prendre pour atteindre cette fin. Les conservateurs,
ceux qui craignaient de s’engager dans une voie nouvelle, préconisaient
le maintien de l’Acte de Québec dont ils voulaient faire une charte
intangible. Ils se contentaient de réclamer une participation plus grande
des Canadiens au gouvernement de la colonie afin de protéger l’ordre
établi contre l’introduction des lois et des institutions anglaises. Le retour
de Carleton, devenu gouverneur en 1786 sous le nom de lord Dorchester,
souleva de grandes espérances chez les membres du French Party dont
l’influence avait bien diminué depuis quelques années et parmi les diri-
geants canadiens qui comptaient sur le paternalisme du gouverneur pour
conserver et étendre leurs privilèges. Quelques-uns s’étaient même
imaginé qu’un Canadien serait nommé lieutenant-gouverneur. Ce groupe
rêvait en quelque sorte d’un gouvernement colonial canadien créé et
soutenu par le roi de Grande-Bretagne.
Un autre parti, qui avait eu quelques précurseurs isolés dès les années
1770-1774, ne mettait pas uniquement sa confiance dans l’action bien-
veillante d’un gouverneur tout-puissant appuyé par un Conseil favorable
aux intérêts canadiens. Ses membres essayaient de comprendre quels
pourraient être pour eux et pour leurs compatriotes les avantages du
système représentatif. Celui-ci ne leur faisait pas peur. Au contraire, assez
lucides pour prévoir que la loi du nombre jouerait fatalement au bénéfice
des Canadiens, ils en étaient venus à la conclusion qu’il fallait adopter
une nouvelle constitution instituant une assemblée élective. Les chefs de
ce mouvement réformiste représentaient une nouvelle équipe de dirigeants
canadiens qui se dissociaient de la classe seigneuriale et militaire de la
première génération après la Conquête. La plupart appartenaient à ce
que nous appelons aujourd’hui les classes moyennes : petits commerçants
– seuls quelques-uns avaient la stature et l’influence de véritables hommes
d’affaires, notaires, avocats, arpenteurs, commis. On comptait aussi parmi
eux quelques seigneurs. Ces notables n’éprouvaient que peu de sympathie
pour les quelques Canadiens qui avaient été les favoris de Carleton,
d’Haldimand et de Hope. Ils rejetaient la tutelle des survivants du French
Party et se croyaient appelés à diriger leurs compatriotes au moment où
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 207

ceux-ci devaient affronter une situation qui évoluait très rapidement. En


réalité, la collectivité canadienne venait de se découvrir de nouveaux
porte-parole. Ceux-ci, conscients jusqu’à un certain point des problèmes
de l’heure, ne s’opposaient pas systématiquement à toutes les institutions
britanniques et refusaient de devenir prisonniers des principes et des
traditions qu’invoquaient leurs adversaires. Fait à retenir : quelques
administrateurs ecclésiastiques manifestèrent leur sympathie envers les
réformistes et les aidèrent à faire circuler leurs pétitions parmi la popu-
lation. L’union qui s’était créée à l’époque de Carleton entre le French
Party, les seigneurs canadiens associés à celui-ci et le clergé n’existait plus.
Un nouvel équilibre des forces s’était formé au sein même de la collecti-
vité canadienne. Il devenait nécessaire d’en tenir compte.

Les griefs et les calculs de la bourgeoisie anglaise

Les principaux dirigeants de la minorité anglaise de la colonie


n’avaient jamais accepté l’Acte de Québec. Lors de son adoption, ils
eurent l’impression d’avoir été abandonnés, trahis même, par le gouver-
nement impérial. Ils reprochaient à celui-ci de ne pas avoir tenu les
promesses de la Proclamation royale et se jugeaient injustement privés
de leurs droits de sujets britanniques. En effet, la nouvelle constitution
les soumettait aux lois civiles françaises et instituait un gouvernement
colonial qui ne s’appuyait pas sur une assemblée élective. Toutes les autres
colonies anglaises de l’Amérique du Nord jouissaient d’institutions
représentatives.
Durant la guerre de l’Indépendance, les porte-parole de la minorité
britannique se virent forcés de taire partiellement leurs revendications.
La sympathie que plusieurs de ses membres avaient manifestée de 1774
à 1776, particulièrement pendant l’invasion américaine, en faveur des
colonies révoltées discrédita le parti anglais. Ceux qui étaient en faveur
d’un régime autocratique de gouvernement pour les colonies – l’autocratie
comptait alors de nombreux partisans dans les milieux officiels de Londres
et de Québec – et les membres du French Party dont l’Acte de Québec
consacrait la victoire en profitèrent pour humilier leurs adversaires. Ils
les accusèrent de trahison ou, pour le moins, de tiédeur envers la cause
britannique. De leur côté, la plupart des notables canadiens, qui avaient
mis toute leur confiance en Carleton et auxquels l’Acte de Québec
apportait quelques avantages s’unirent au French Party pour accabler le
parti anglais. En reprochant à celui-ci ses tergiversations lors de l’invasion
américaine, ils espéraient faire oublier leur propre échec auprès de la
208 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

masse des Canadiens qui avaient refusé de suivre leur appel et de se laisser
conscrire pour défendre la province.
Les marchands britanniques avaient de nombreuses raisons de se
plaindre. Conscients du rôle primordial qu’ils jouaient dans le dévelop-
pement économique de la vallée du Saint-Laurent, ils désiraient étendre
leur pouvoir politique. Ils considéraient comme arbitraire l’autorité
presque illimitée que l’Acte de Québec avait confiée au gouverneur, au
Conseil et aux fonctionnaires. Face à ce gouvernement colonial qui
échappait à leur influence, ils se sentaient frustrés. Leur indignation
atteignit un nouveau sommet lorsqu’ils apprirent que Carleton avait tenu
secrètes ses instructions qui lui ordonnaient d’introduire les lois commer-
ciales anglaises, le procès avec jury dans certaines causes civiles et le
privilège de l’Habeas Corpus.
Dès les premières années de la décennie de 1780, les chefs de la
minorité anglaise jugèrent que le moment était venu d’élever la voix. Le
silence prudent qu’ils avaient en général observé pendant le conflit n’avait
plus sa raison d’être. Leur nombre avait augmenté et ils comptaient sur
l’appui de quelques amis et protecteurs puissants à Londres. Les difficultés
économiques et financières que quelques-uns d’entre eux éprouvaient
après la prospérité facile des années de guerre et le traité de Versailles qui
limitait l’expansion de leur commerce vers l’intérieur du continent les
avaient rendus plus agressifs. La présence des Loyalistes, qu’ils cherchèrent
tout naturellement à prendre sous leur protection, renforçait leur position.
En somme, la minorité anglo-protestante entendait elle aussi faire le bilan
de la domination britannique. La tempête éclata pour de bon en 1783.
Dans une pétition du 30 septembre, ses principaux porte-parole récla-
mèrent le rappel immédiat de l’Acte de Québec et l’adoption d’une
constitution qui ferait enfin du Canada une véritable colonie britannique.
[...]

Dorchester et Smith contre Carleton

Les dirigeants canadiens, qui le considéraient comme leur ami et


leur protecteur, apprirent avec joie le retour de Carleton. Portant main-
tenant le titre de lord Dorchester, il arriva à Québec à la fin d’octobre
1786. Cet homme avait le pouvoir de rallier sous son joug paternel tous
les porte-parole de la collectivité canadienne. Mais il n’avait pas l’inten-
tion de l’exercer car il voulait désormais tenir compte des légitimes
aspirations de la minorité britannique. Quant à lui, l’alliance qu’il avait
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 209

en quelque sorte conclue avec les Canadiens, à l’époque de la Révolution


américaine, n’avait plus sa raison d’être.
Dorchester ne pensait plus comme Carleton. En 1774, il avait fait
adopter l’Acte de Québec parce qu’il était alors convaincu que celui-ci
servirait les intérêts de l’Empire britannique en Amérique du Nord.
Comme militaire, qui prévoyait pouvoir être appelé à mater la rébellion
des colonies voisines, il désirait avant tout s’assurer la collaboration des
dirigeants et du peuple canadiens. Il ne croyait pas, à ce moment-là, en
la possibilité pour les Britanniques de coloniser la vallée du Saint-Laurent.
C’est pourquoi il n’avait eu aucun scrupule à sacrifier les droits des Anglais
qui y étaient établis. Pour lui, ceux-ci n’étaient pas les fondateurs d’une
nouvelle colonie britannique mais de simples aventuriers ou commis
voyageurs venus tenter fortune dans un territoire récemment conquis. Il
avait même la conviction qu’ils n’y resteraient pas longtemps.
Les événements s’étaient précipités depuis 1774. L’homme qui reve-
nait à Québec en 1786 avait la mission de consolider la colonisation
britannique en Amérique du Nord. Nullement découragés par l’issue de
la guerre de l’Indépendance, quelques colonisateurs de vision ambition-
naient de créer une Amérique du Nord britannique prospère et dynamique
qui ferait même regretter aux Américains républicains leur rupture avec
la Couronne anglaise. William Smith, l’un des plus éloquents défenseurs
de cette politique impérialiste, s’était mérité la confiance de Carleton et
fut nommé juge en chef de la Province de Québec. Son influence ne
tarda pas à se faire sentir dans tous les domaines de l’administration.
Dorchester désirait corriger, selon les conseils de Smith, l’œuvre de
Carleton. Toutefois, sa liberté de mouvement était quelque peu limitée.
Il souffrait de déplaire à ses anciens alliés et partisans qui comptaient sur
lui pour faire échouer les projets des réformistes et du parti anglais.
D’autre part, il comprenait que ceux-ci avaient raison de réclamer la mise
en vigueur de réformes qu’exigeait la nouvelle conjecture. Néanmoins,
il gardait en bonne partie ses conceptions aristocratiques sur la division
du pouvoir tout en reconnaissant que le continent américain favorisait
les régimes démocratiques. Conscients des réalités du présent, Dorchester
demeurait jusqu’à un certain point prisonnier du passé. Cette situation
tragique, beaucoup plus que son mauvais état de santé, explique pourquoi
il manqua d’énergie et d’audace durant les années critiques 1787-1790.
Il donne l’impression d’avoir été débordé par les circonstances. Pour
comprendre son comportement, l’historien doit essayer de se représenter
le drame intime que le gouverneur vécut durant toute sa deuxième
administration.
210 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

[...]
Le gouvernement impérial, qui avait longtemps tergiversé, en arriva
à la conclusion qu’il fallait amender la constitution de la Province de
Québec. Après avoir essayé de se renseigner tant bien que mal – plutôt
mal que bien – sur la situation par la lecture des dépêches, des mémoires
et des rapports qu’ils avaient reçus, subissant les pressions les plus contra-
dictoires, les ministres proposèrent l’adoption de l’Acte constitutionnel.
Celui-ci ne révoquait pas l’Acte de Québec. Il prévoyait tout simplement
que la colonie aurait à l’avenir une assemblée élective qui exercerait, en
collaboration avec un Conseil dont les membres seraient nommés par le
roi, le pouvoir législatif. De plus, l’Acte constitutionnel annonçait l’in-
tention qu’avait le roi de diviser la vallée du Saint-Laurent en deux
colonies. Un décret impérial, signé le 24 août 1791, créa les colonies du
Haut et du Bas-Canada. Le gouvernement métropolitain s’était imaginé
que cette division rendrait également justice à la minorité britannique
et à la majorité canadienne. Il avait tout simplement oublié que la bour-
geoisie anglaise habitait le Bas-Canada.
Les marchands anglais de Québec, des Trois-Rivières et de Montréal,
qui luttaient depuis plus de vingt-cinq ans pour faire reconnaître leurs
droits de sujets britanniques, apprirent avec stupeur que l’Acte constitu-
tionnel maintenait les principaux articles de l’Acte de Québec et les
séparait de la population anglo-protestante établie dans le Haut-Canada.
Ils n’avaient pas prévu cette division et avaient raison de supposer que
leurs intérêts comme classe et comme minorité raciale en souffriraient.
Leurs efforts pour l’empêcher échouèrent. Leurs porte-parole les plus
optimistes tentèrent – en y mettant beaucoup de naïveté – de se
convaincre que les députés canadiens, nullement initiés aux institutions
parlementaires, seraient faciles à dominer même s’ils obtenaient la majo-
rité des sièges dans la future Assemblée. La bourgeoisie anglaise se plaisait
toujours à croire que les Canadiens se soumettraient sans trop de résistance
à son paternalisme. Même s’il l’avait emporté sur le French Party, le parti
anglais se rendait vaguement compte que sa victoire n’était que partielle.
Quant aux dirigeants canadiens, si on excepte les seigneurs liés au
French Party, les quelques privilégiés de la période 1775-1790 et les
personnes trop bornées pour saisir les ressources qu’offrait la nouvelle
constitution, ils étaient pour la plupart satisfaits. Quelques-uns se montrè-
rent même enthousiastes. Les lois civiles françaises demeuraient en
vigueur, le clergé conservait les droits que lui avait reconnus l’Acte de
Québec, le roi continuerait à nommer des Canadiens aux charges poli-
Michel Brunet – Les Canadiens et les débuts de la domination britannique 211

tiques et de plus le peuple serait appelé à élire les membres de l’Assemblée.


L’introduction du système représentatif augmentait automatiquement
l’influence de la collectivité canadienne. Ses chefs les plus lucides, en
particulier ceux qui avaient milité au sein des Comités de Citoyens,
comprirent très tôt ce que représente la force du nombre en régime
démocratique. Ils apprirent avec joie la division de la province et le dépit
de la bourgeoisie anglaise leur donna une raison de plus de s’en féliciter.
Les dirigeants de la société canadienne, particulièrement ceux qui s’iden-
tifiaient avec les classes moyennes, avaient le pressentiment que l’Acte
constitutionnel compléterait l’Acte de Québec en mettant à leur dispo-
sition de nouveaux et plus puissants moyens d’action collective. Il leur
restait à apprendre comment s’en servir avec efficacité. C’est en faisant
cet apprentissage qu’ils s’opposeront à la minorité britannique du
Bas-Canada et aux bureaucrates. Une nouvelle époque venait de
commencer dans l’histoire des Canadiens français et de la colonisation
britannique dans la vallée du Saint-Laurent.
L’Acte de Québec,
concession magnanime ou intéressée1 ?
Séraphin Marion
M.S.R.C.

L’histoire du Canada n’offre probablement pas de question qui,


aujourd’hui encore, soulève plus de controverse que celle de l’Acte de
Québec.
[...]
Car non seulement les Canadiens français, mais aussi les Canadiens
anglais attachent une extrême importance à cet Acte qui établissait le
gouvernement législatif sur les bords du Saint-Laurent. Mason Wade
considère le Commonwealth des Nations britanniques comme une
conséquence (an outgrowth) de l’Acte de Québec. Carl Wittke décèle,
dans cet Acte, le germe de l’alliance entre l’Église catholique et l’État
québécois : « It prepared the way for that close alliance between Church
and State which still complicates the affairs of French Canada. » Enfin
Chester Martin soutient que le séparatisme québécois remonte à l’Acte
de Québec : « The Quebec Act [...] introduced into Quebec an exotic
tradition of racial separatism. » Comme quoi le séparatisme québécois
compte déjà près de deux cents ans d’existence. En outre – et cette
réflexion ne manque pas de piquant – il aurait été engendré, si l’on en
croit l’éminent historien anglo-ontarien, par une loi émanant de Londres.
Dès lors se pose une question d’un intérêt passionnant : cette Grande
Charte, base des libertés catholiques des nouveaux sujets de Sa Majesté
britannique, cette Charte sacrée des Canadiens français, fut-elle une

1. Séraphin Marion, m.s.r.c., « L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée ? », Les


Cahiers des Dix no 28, Montréal, 1963.

213
214 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

concession magnanime ou intéressée ? Si la magnanimité fut le motif


déterminant de l’Acte, le Canada français eût alors contracté envers
l’Angleterre une dette de gratitude. Si, par contre, l’intérêt devint le ressort
secret de l’opération, il suffirait de prendre acte du document et d’en tirer
les conclusions qui s’imposent.
Bref, deux thèses ici s’affrontent : la thèse de la générosité et la thèse
de l’intérêt.
Plusieurs historiens anglo-saxons, en Angleterre comme au Canada,
soutiennent la première thèse. A. Wyatt Tilby se félicite que le gouver-
nement britannique ait décidé, en 1774, d’adopter une politique de
générosité (to act generously). Edgar McInnis a écrit : « The Quebec Act
has been praised, and with considerable justification, as a measure of
unprecedented generosity [...] » B.K. Sandwell note que bon nombre
d’amateurs épousent cette thèse : « Persons unacquainted with the history
of North America sometimes express surprise that the “conquerors”
allowed so large a measure of freedom to the “conquered”. »
L’ancêtre de cette idéologie répond au nom de William Knox. Ce
n’est pas le premier venu. Polémiste de race, diplomate averti, il fut le
bras droit de chaque secrétaire d’État qui s’occupa du département
américain, à Londres, depuis sa création jusqu’à sa suppression en 1782.
Chester Martin l’appelle « principal actor in the executive Government »
de cette époque. C’est à Knox que fut assignée la mission de défendre et
de justifier l’Acte de Québec. Il le fit brillamment dans une brochure
qu’il publia à Londres, en 1774, et s’intitule : Justice and Policy of the
Quebec Act.
Or ces pages tiennent l’Acte pour une mesure bienfaisante et huma-
nitaire (measure of benevolence and humanity) pour une marque de
clémence et de douceur (lenity and indulgence). Il convient de remarquer
ici que, lors de son discours de prorogation, en 1774, George III eut
recours, lui aussi, à la même phraséologie : le monarque déclara que l’Acte
s’inspirait des principes les plus clairs de justice et d’humanité (founded
on the clearest principles of justice and humanity). Voilà bien dans l’œuf la
thèse de la générosité métropolitaine à l’endroit des Canadiens de 1774
et de leurs descendants. Chester Martin résume la situation en deux
phrases : « Oppression had been disastrous in Ireland. The effects of lenity
were now to be tried in Quebec. »
Ce qui voudrait dire, semble-t-il, que le gouvernement britannique,
après la désastreuse expérience irlandaise, avait définitivement renoncé
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 215

à la rigueur. Désormais la clémence, la mansuétude, l’humanitarisme


deviendraient l’alpha et l’omega de sa politique envers ses colonies ou
ses minorités.
Il faut voir avec quelle sagacité Chester Martin établit l’inanité de
ces assertions. La bienveillance apparente de George III ne s’harmonise
guère avec les quatre « actes intolérables » adoptés au cours de la même
session du Parlement britannique et dirigés contre les colonies améri-
caines. « It is not easy to fit King George into this picture », conclut
l’historien. Il n’est pas plus facile de ranger parmi les partisans de la
bienveillance et de l’indulgence le solliciteur général Wedderburn. Devenu
lord Loughborough en 1801 – donc un quart de siècle après l’adoption
de l’Acte –, il fut l’un de ceux qui persuadèrent le roi d’ignorer la promesse
solennelle que Pitt avait faite aux catholiques romains au sujet de l’union
avec l’Irlande.
En outre, les Extra Official State Papers, de Knox, publiés en 1789,
révèlent les principes secrets – qui ne pouvaient être avoués en 1774 –
dont s’inspirait la politique du gouvernement britannique à l’endroit des
colonies américaines. Et Chester Martin de surprendre Knox en flagrant
délit de contradiction et d’inconséquence : « The sort of justice and policy
which Knox professed for Quebec ill accorded with the policy which
Knox himself [...] was known to advocate for the other colonies in
America. The key of that policy, from beginning to end, was authority
vindicated if necessary by coercion. »
Un autre historien a constaté, lui aussi, que cette double politique
impliquait contradiction. « No motives other than ulterior will serve
entirely to explain why a government headed by Lord North and the
servants of a “patriot King” handed out “justice and humanity” to the
French Canadians, [...] while at the same time and in the same parliament
they were goading their own flesh and blood into the shambles of civil
war. »
À ceux qui réclameraient là-dessus une preuve décisive, il suffirait de
faire l’observation que voici. Si la bienveillance, la mansuétude, l’huma-
nitarisme devaient, dès 1774, servir de boussole au gouvernement anglais,
comment expliquer l’octroi de l’émancipation aux catholiques canadiens,
en 1774, et le refus de cette émancipation, pendant plus de cinquante
ans après cette date, aux catholiques des îles britanniques ? Pourquoi le
remède souverain, dans le Canada de 1774, se serait-il transformé en
poison violent dans la Grande-Bretagne de la même époque et pendant
tout le demi-siècle qui suivit ?
216 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Ici le mot de Pascal vient à l’esprit : « Vérité en deçà, erreur au delà. »


Au cours du siècle dernier, bon nombre d’historiens canadiens-fran-
çais ont patronné la thèse de la générosité anglo-saxonne envers la France
de l’Amérique du Nord. Il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on n’oublie
pas que l’un des grands évêques du diocèse de Québec en a favorisé
l’éclosion et le développement. En effet, l’abbé Joseph-Octave Plessis,
alors curé de Québec, prononça, en juin 1794, l’oraison funèbre de Mgr
Briand. Oraison toute intumescente d’un loyalisme intense (oration,
permeated with warm loyalism), au dire de Mason Wade. Au cours d’un
mouvement oratoire, dont nos pères étaient alors si friands, il lança du
haut de la chaire la célèbre apostrophe : Généreuse nation ! L’épithète
s’adressait à l’Angleterre. Le mot, solennellement lâché, était promis à
un brillant destin pendant tout le XIXe siècle et jusqu’au début du XXe.
Généreuse nation ! Mgr Briand ignorait donc tout de l’histoire de
l’Irlande. Environ un siècle plus tard, D’Alton McCarthy, fougueux
orangiste ontarien s’écriera :
This is a British country, and the sooner we take up our French Canadians
and make them British, the less trouble will we leave for posterity. » Et O.D.
Skelton de s’insurger là-contre : « The difficulty could not be solved by the
Tory method, by following the fatal example of English statesmen who for
seven hundred years had attempted to make Ireland British, not by justice
and generosity but by violence and oppression and had failed.
Généreuse nation ! On ne trouve pas ce mot dans le tome premier des
cours d’histoire du Canada que professa Thomas Chapais, à l’Université
Laval, et qu’il publia en 1919. Mais l’historien canadien-français eût pu
placer en exergue, à son ouvrage, l’apostrophe de l’abbé Plessis. À la page
169 du tome premier, Thomas Chapais avoue candidement que « cette
manière de voir a paru surprendre quelques-uns de [ses] auditeurs ». Aveu
significatif ! Il atteste que tous ces auditeurs ne s’étaient pas ralliés à la
thèse de la générosité britannique et ne manquèrent pas de le laisser savoir
au conférencier.
Celui-ci n’eut garde de tenir pour négligeable cette réaction d’un
public choisi. Contrairement à ses habitudes, il ne consigne que six lignes
de son texte à la page 169 ; le reste de cette page, de même que la moitié
des deux pages suivantes, sont consacrées à la justification de sa position
qu’il précise à l’égard du problème.
[...]
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 217

Donc politique non pas de tolérance ou de générosité, mais bel et


bien d’assimilation, trois années seulement après la Conquête. Politique
brutale au dire d’Arthur Dorland, et dont les conséquences eussent été
terribles pour l’impérialisme anglo-canadien. « If the policy of 1763,
signale avec perspicacité le professeur Burt, had been developped and
enforced, instead of being abandoned, it might have driven Canada out
of the British Empire and into the American union. »
Les instructions au gouverneur Murray préconisaient une méthode
subtile de protestantiser les Canadiens français ; le professeur Burt n’en
disconvient pas. Quelques mots des instructions lui semblent « d’un
mauvais augure » (ominous) pour le catholicisme québécois : « To the end
that the Church of England may be established both in principle and in
practice, and the said inhabitants may by degree be induced to embrace
the Protestant religion and their children be brought up in the principles
of it [...]. » Ici le prosélytisme protestant s’affiche sans vergogne. À la
décharge du gouvernement métropolitain, le même professeur s’empresse
d’ajouter qu’il n’était nullement question, en cette conjoncture, de persé-
cuter les catholiques, mais de les amener à voir la lumière. Il reste quand
même que Londres se plaçait aux antipodes de la tolérance et de la géné-
rosité.
[...]
Cette tentative officielle d’angliciser et de protestantiser les Canadiens
subit, comme chacun le sait, un rententissant échec. Deux causes expli-
quent la victoire des Canadiens.
La première, c’est l’avortement du projet d’amener au Canada une
grande quantité d’Anglo-Saxons du sud. L’immigration massive de ces
colons s’avéra impossible, malgré les directives de la métropole et les
efforts d’un Murray, d’un Carleton et d’un Haldimand qui finirent par
se rendre à l’évidence. « This failure, écrit Donald Creighton, of the policy
of large-scale immigration knocked the bottom out of the whole British
scheme for the anglicization of Quebec. »
Le professeur Burt a énoncé et expliqué l’autre cause – beaucoup
plus profonde – de l’échec : les 60 000 Canadiens constituaient alors
l’immense majorité de la population et ils étaient dépositaires d’une
antique civilisation. « One race, écrit-il, has been merged in another only
when the assimilated dit not possess an old and fixed civilization or when
they were a minority. Neither of these fundamental conditions existed
in Canada. »
218 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Ainsi donc la politique d’intolérance et d’anglicisation que préconisa


Londres, après la Conquête, qui s’afficha dans la proclamation de 1763
et que l’on tenta de pratiquer pendant les années qui suivirent 1763, se
solda par un retentissant échec. Vérité que nul n’a le droit de mettre sous
le boisseau, même dans certaines synthèses trop rapides où le sens histo-
rique et l’esprit de justice s’effacent devant l’esprit de parti. Loin de cacher
cette vérité, Chester Martin l’a proclamée quand il a écrit : « Successful
as the Canadian solution of the problem of race may now seem to the
South African or the Irishman, a closer view of its early history is less
inspiring. »
Tant et si bien que, à la lumière de la proclamation de 1763, l’Acte
de Québec de 1774 prend figure d’une gigantesque volte-face. Londres
fit machine arrière, renversa la vapeur et enjoignit à ses représentants, au
Canada, de renoncer à la rigueur et d’y substituer le bon sens et le souci
de concilier des intérêts supérieurs qui tout d’abord semblèrent particu-
liers et divergents. Bref, entre la proclamation de 1763 et l’Acte de
Québec, solution totale de discontinuité. Entre ces deux textes s’est creusé
non pas un fossé, mais bien un abîme. En somme, l’Acte de Québec n’est
rien de moins que la répudiation officielle de la proclamation de 1763.
C’est le mot qu’emploie Donald Creighton : « the Quebec Act was
the statutory repudiation of the whole policy of the Proclamation of
1763 and the statutory recognition of the enduring vitality and distinc-
tive personality of the colony of the St. Lawrence. » Et Chester Martin
d’abonder dans le même sens : « So complete a reversal of policy [...]. »
Plusieurs causes expliquent cette répudiation. Il importe de les
énumérer et de les commenter par le menu.
[...]
Une année avant son départ pour l’Angleterre, c’est-à-dire en 1769,
Carleton reçut du Bureau du Commerce un rapport qui ne préconisait
à l’endroit des Canadiens, ni la clémence ni la générosité. Carleton éleva,
contre ce rapport, des protestations indignées. « Against this project
Carleton protested with all the vigor at his command. » Et le même auteur
d’ajouter que vers 1770, au moment où Carleton quitte le Canada, le
gouvernement britannique s’acheminait vers (moving towards) la répu-
diation de la proclamation de 1763. Toutefois la partie n’était pas encore
gagnée. Elle le sera seulement lorsque Carleton aura démontré par A +
B le bien-fondé de sa thèse avec, comme pièces à l’appui, la tempête qui
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 219

approchait (the approaching storm), selon l’expression imagée de Bruce


Hutchison.
Contingency [...] approaching storm : on a remarqué, dans les dernières
citations, ces mots lourds de menaces. Car menaces il y avait. Et Carleton
le savait mieux que quiconque. Réaliste, lui aussi, et en plus impérialiste
de grande classe, il ne méconnaissait pas les vrais intérêts de l’Empire
anglais et d’un Canada conquis et assujetti faiblement, à la métropole :
« Whatever his mistakes, affirme pertinemment le professeur Burt,
Carleton had the interests of the Empire and of Canada at heart. » Carl
Wittke appelle Carleton un ardent imperialist.
Une idée fixe avait hanté Murray dès 1759. Pendant tout son séjour
au Canada et même au cours de ses plaidoiries en Angleterre, de 1770 à
1774, Carleton ne pourra se délivrer d’une véritable obsession : la crainte
des colonies américaines, de la tempête qui gronde et éclatera en 1775.
Dans la vie des peuples, certaines catastrophes deviennent possibles,
en raison de la cécité des vigies. La cécité n’a jamais été le péché mignon
de Carleton. Il avait l’œil exercé et n’était pas dupe de certaines apparences.
Cinq mois après son arrivée à Québec, c’est-à-dire en février 1767,
Carleton a flairé le péril d’une invasion américaine au Canada. Sept ans
avant l’adoption de l’Acte de Québec, il voulait remuer ciel et terre pour
conjurer un danger qui menaçait l’hégémonie de l’Angleterre dans l’Amé-
rique du Nord. Devient-il alors monomaniaque ? Plusieurs de ses ennemis
– car il en a – ont dû le croire et le dire sous le manteau. Chester Martin
prétend avoir retrouvé ce thème, maintes fois, dans la correspondance
du gouverneur (« This theme is to be found again and again in Carleton’s
correspondence ») et il admet que la crainte d’une invasion américaine
est devenue, chez Carleton, une idée fixe (fixed idea). Monomaniaque si
l’on veut, Carleton s’est alors révélé bon prophète : les événements lui
ont donné raison.
C’est bien le 15 février 1767 que Carleton écrivit à Gage une lettre
dont tous les historiens avertis font état. Le commandant en chef des
troupes britanniques en Amérique s’inquiétait de la tournure des événe-
ments chez lui et autour de lui. Il demanda donc conseil à Carleton.
L’importance de cette lettre n’a pas échappé à l’attention d’un spécia-
liste de l’histoire constitutionnelle du Canada : « As early as 1767 he
[Murray] had begun to relate Canada to the world and to see the strate-
gical position which the province would hold should the southern
colonists prove recalcitrant. »
220 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Afin de parer au danger de l’invasion, Carleton recommande l’érec-


tion d’un fort près de New York, la construction d’une citadelle à Québec
et la réparation des fortifications à Crown-Point qui servirait de trait
d’union entre la ville américaine et la ville canadienne. « A masterly
conception », s’écrie le professeur Burt. Oui, à n’en pas douter, conception
géniale qui, traduite en actes, eût pu enrayer l’avance des troupes améri-
caines, le long du Richelieu, en 1775.
Au cours de l’automne de cette même année, exactement le 25
novembre 1767, Carleton, toujours conscient du grave péril, fait savoir
à Shelburne que les nouveaux sujets de Sa Majesté (c’est ainsi que les
Britanniques appelaient désormais les Canadiens) disposaient de 18 000
soldats et officiers prêts à combattre les envahisseurs. Puissants effectifs,
ajoute Carleton, qui s’étaient bien battus au cours des campagnes anté-
rieures à la Conquête, « with as much valor, with more zeal and more
military knowledge for America than the regular troops of France that
were joined with them ». Et Victor Coffin d’ajouter, en guise de commen-
taire : « Easily led, they were by no means timid or spiritless. » Bref, dans
l’éventualité d’un conflit armé entre le Canada et les colonies du sud, ces
18 000 soldats et officiers canadiens constitueraient une aide précieuse
pour les Britanniques.
C’est aussi la thèse de William Knox, sous-secrétaire du ministère
des Affaires américaines, défenseur quasi officiel de l’Acte de Québec et
auteur de deux célèbres brochures : Justice and Policy of the Quebec Act et
Thoughts on the Late Act publiées à Londres en 1774.
D’après Knox, si on leur accordait ce qu’ils désirent en tant que
catholiques romains, les Canadiens français constitueraient « a security
against the insurgents of the parts of America ; for in case of emergency,
a force can easily be raised from thence ».
Chester Martin, après s’être appesanti sur « a force [...] from thence »,
ne peut s’empêcher de se rendre à l’évidence et d’écrire : « It was one of
the chief purposes of the Quebec Act to interpose the barriers of French
feudalism in Quebec to the northern expansion of the old colonies. »
Encore plus catégorique, le professeur Lower a noté que, dès 1767,
« Carleton was already preparing for the American Revolution ». Et Carl
Wittke rejoint le professeur Lower : « It must not be forgotten that
Carleton had for some years seen the American Revolution on the
horizon. »
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 221

Et quand éclata cette révolution, quand sonna l’heure de cette catas-


trophe « too shocking to think of » dont il avait parlé dans sa dépêche du
25 novembre 1767, Carleton vit la réalisation de ce qu’il prévoyait depuis
de nombreuses années. Croyons-en là-dessus R. Coupland qui a écrit :
« Carleton saw now what years ago he had foreseen – the old colonies in
rebellion ; Canada the strategic key to the now inevitable struggle ; the
fate of Canada, perhaps the fate of North America dependent on the
attitude of the Canadians. »
Bon prophète, Carleton le fut donc non pas quelques jours, quelques
semaines ou quelques mois avant la révolution américaine, mais years
ago, huit années avant la catastrophe, comme en témoigne sa lettre à Gage,
en date du 15 février 1767.
D’où la conclusion du professeur Lower : « It was the shadow of the
American Revolution that brough forth the Quebec Act. » Cette conclu-
sion se retrouve chez Stanley B. Ryerson : « The key to the Quebec Act
is to be found in the American Revolution. »
***
Au péril américain s’ajoutait une menace tout aussi redoutable : la
possibilité, voire la probabilité d’une déclaration de guerre de la France
à l’Angleterre, de sa participation à une guerre d’indépendance américaine
dans le dessein d’amoindrir et d’humilier la fière Albion, la « perfide
Albion », sa rivale toujours jalousée. En une pareille conjoncture, c’est
au Canada que se livrerait la bataille décisive ; c’est au Canada que s’éla-
borerait le destin des États-Unis et que serait engagé l’avenir de l’Empire
britannique. En fait foi une importante lettre que Carleton adressa à
Hillsborough, le 20 novembre 1768, donc dix ans avant l’adoption de
l’Acte de Québec : « Should France begin a war in hopes the British
colonies will push matters to extremeties and she adopts the project of
supporting them in their independence notions, Canada, probably, will
then become the principal scene where the fate of America may be
determined. »
Le professeur Burt a exprimé la même idée sous la forme d’une
ingénieuse comparaison : « Le Canada deviendrait alors le talon d’Achille
de l’Empire. »
Seuls contre l’Angleterre, les États-Unis rendraient la vie dure aux
Canadiens. Avec le concours de la France, ils pourraient frapper un grand
coup. Laissons Carleton, dans son style simple mais incisif exposer le
222 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

problème par le menu ; il s’agit toujours de la dépêche à Hillsborough,


en date du 20 novembre 1768 : « Canada in the hand of France would
no longer present itself as an enemy to the British colonies, but as an
ally, a friend, a protector of their independence. Your lordship must
immediately perceive the many disadvantages Great Britain would labour
under in a war of this nature. »
C’était l’évidence même : les « sujets » canadiens, devenus « citoyens »
américains, neutraliseraient définitivement la défaite des Plaines
d’Abraham et entretiendraient avec la France, l’ancienne mère-patrie, les
relations normales et naturelles dont ils étaient privées depuis la
Conquête.
Car la France demeurait toujours, militairement parlant, une grande
nation. Elle possédait alors, selon le professeur Burt, « more soldiers than
Britain, a fleet that qualified her command of the sea ». En outre, toute
paix conclue entre la France – ennemie-née de la Grande-Bretagne – et
sa rivale n’offrait aucune garantie de permanence. « In those days, ajoute
le professeur Burt, France was the hereditary foe [...] For a century and
a quarter, from the English Revolution to the battle of Waterloo, Britain
and France were fighting off and on. Another war might break out at
any time. »
L’historien Coupland a vigoureusement signalé la précarité de la paix
conclue entre la France et l’Angleterre, lors du traité de 1763 : « From
the moment the Treaty of Paris was signed, the French Government, in
close concert with Spain, had been busily engaged in striving to repair
its weakened resources with the fixed purpose of renewing at its chosen
time the old struggle with England and reversing, if it might be, the
decision of the seven Years’ War. »
Toutes ces craintes n’avaient rien de chimérique : les événements
finirent par donner raison à ceux qui, non sans motif, avaient eu cela en
tête.
Car la France vint à la rescousse des États-Unis. En 1778, le Congrès
américain adopta un projet de conquête du Canada fixée au printemps
de l’année suivante : des troupes américaines devaient envahir le Canada
le long de la frontière entre Detroit et Montréal, tandis que des vaisseaux
transporteraient des troupes françaises et remonteraient le Saint-Laurent
jusqu’à Québec afin de capturer la citadelle.
C’est ici que se fit entendre, aux oreilles des Canadiens, l’appel de la
race, qui se traduit en anglais par the call of the blood. Dramatique
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 223

conjoncture pour les Français du Canada. Saisiraient-ils l’occasion de


prendre, sur leurs ennemis anglo-canadiens d’hier, une suprême revanche ?
Le professeur Burt a magnifiquement décrit la fièvre, l’exaltation –
bien facile à comprendre – qui s’empara des esprits canadiens au cours
de ces grandes heures :
Already the foundations of British rule in the North were shaken by the
news that France had declared war in Britain. The tidings flew from village
to village, awakening old memories and stirring new hopes in Canadian
hearts. They leaped at the call of the blood. A few days after the congressional
decision was reached, the French admiral in American waters, D’Estaing,
published an address in which he appealed to them saying : « Vous êtes nés
Français, vous n’avez pu cesser de l’être. »
De nouveau, en 1793, l’appel de la race fit entendre aux Canadiens
sa voix séductrice. En 1792, la Révolution française avait manifesté sa
volonté de faire la guerre à tous les rois – tous des tyrans, à son sentiment,
tout au moins – y compris le roi de la Grande-Bretagne. Elle envoya aux
États-Unis son ambassadeur, Edmond-Charles Genêt. Il avait pour
mission de pêcher en eau trouble et d’amener les États-Unis à déclarer
la guerre à l’Angleterre. Une brochure intitulée Les Français libres à leurs
frères du Canada, fit miroiter aux yeux des Canadiens ce que l’on devine.
Même si ce bloc enfariné ne sut pas séduire la majorité des Canadiens,
il effraya Dorchester. Et au printemps de 1794, le gouverneur posta 2 000
miliciens sur la frontière.
En décembre de la même année, la marine anglaise captura Ira Allen,
à bord d’un vaisseau qui transportait 20 000 fusils destinés aux Canadiens
français, au cas où la Révolution française obtiendrait la faveur des
Français de la Nouvelle-France en Amérique. Mason Wade a narré l’in-
cident pas le menu.
Au cours de cette époque troublée et caractérisée par la hantise d’une
France redevenue puissante et hostile, la nervosité des autorités britan-
niques, en Angleterre comme au Canada, atteignit un paroxysme que
révèlent certains incidents. Incidents insignifiants en eux-mêmes, mais
qui prennent, sous l’effet de la peur, des proportions catastrophiques.
Au printemps de 1772, lord Hillsborough est dans une agitation
extrême. La raison ? Il a reçu la copie d’une lettre que M. de Rouville
avait adressée à l’ambassadeur de France à Madrid. Sur ces entrefaites,
Hillsborough découvre qu’un officier français, qui vient de quitter
Londres à destination du Canada, n’est nul autre que le fils de ce M. de
224 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Rouville. Ténébreuse coïncidence ! Que se cachait-il là-dessus, quel


complôt tramait-on sous le manteau de cette correspondance et de ce
voyage ?
Quelques semaines plus tard, Cramahé voit rouge, lui aussi. Un vieil
officier de milice, répondant au nom de Dufy, bourgeois cossu de
Montréal, reçoit une récompense promise depuis très longtemps : la croix
de Saint-Louis lui est attribuée. Il doit toutefois se rendre en France où
il sera mis en possession de cette dignité. Et Cramahé de concevoir
là-dessus les plus noirs soupçons et de se demander si cette distinction
ne formait pas partie intégrante d’un vaste projet de ramener plusieurs
Canadiens à leur ancienne allégeance. Le professeur Burt a glosé sur les
deux incidents.
Successeur de Carleton, Haldimand fut obsédé, lui aussi, par la
terreur d’une France victorieuse et attirant dans son sein une bonne partie
de la population canadienne. Le professeur Coupland admet qu’il existe
alors un engoûtement (a drift) des Canadiens à l’endroit de la France.
Afin de faire échec à cette tendance, Haldimand ne disposait que d’un
moyen : tirer le meilleur parti possible de l’Acte de Québec. Passons ici
la plume au professeur Coupland : « There was indeed only one thing
Haldimand could do to stem the drift towards France – make the best
of the Quebec Act, the sole fault in which, as he complained, was that
unfortunately for the British Empire, it was enacted ten years too late. »
Entre les historiens s’est engagé un débat sur le sujet que voici : est-ce
la Révolution américaine ou une France redevenue hostile qui a le plus
influé sur l’adoption de l’Acte de Québec ?
Le professeur Coupland prétend que la plus grande menace émanait
alors de la France : « the purpose of the Bill was to forestall the greater
danger [a renewal of war with France] : it was an additional but quite
secondary advantage in its author’s eyes that it carried with it an insurance
policy, so to speak, against the lesser. »
D’autre part, le professeur Burt fait observer que la lettre de Carleton
à Gage du 15 février 1767, est devenue le principal argument de ceux
qui soutiennent la thèse contaire : « this letter has been used as the foun-
dation of a strongly supported theory [...] that the dominant idea of
Carleton’s policy and therefore the main purpose of the Quebec Act was
to forge in Canada a weapon which might be used to keep the old colo-
nies in subjection. » Comme nous l’avons vu, Chester Martin épouse, lui
aussi, cette thèse.
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 225

Le professeur Burt ne peut toutefois s’empêcher de constater que la


crainte de la France motivait aussi les décisions et les actes de Carleton.
« Therefore, écrit le professeur Burt, another theory has been cleverly
advanced to prove that his controlling motive in driving toward the
Quebec Act was to prevent the French character of the colony from
drawing it back to France. » Et l’historien de conclure : « One may venture
the conclusion that neither theory suffices ; there is too much to be said
for both. »
Bene ! Recte ! Optime ! Retenons bien cette pertinente conclusion de
l’auteur du monumental ouvrage intitulé The Old Province of Quebec :
chacune de ces deux thèses, isolée l’une de l’autre, ne suffit pas à expliquer
l’adoption de l’Acte de Québec. Réunies l’une à l’autre, elles circonscri-
vent mieux la question. Il faut toutefois faire entrer en ligne de compte
d’autres facteurs qui ont influé, eux aussi, sur l’adoption de l’Acte de
Québec.
Il ne serait pas malséant d’ouvrir une parenthèse sur les propos que
Thomas Chapais a consignés à la page 169 du tome premier de son Cours
d’Histoire du Canada.
Quand on a scruté patiemment, écrit-il, les lettres, les rapports, les
mémoires, les délibérations qui ont précédé l’Acte de Québec, on peut
difficilement continuer à croire – comme je le croyais moi-même – que les
principes et les décisions incorporés dans cette loi n’ont été dictés au
gouvernement britannique que par l’imminence de la révolution américaine.
Voilà bien prendre de biais une question qui devrait être abordée de
front. C’est même essayer de sortir un tantinet de la question. Thomas
Chapais prête à ses adversaires une thèse fausse, puis il l’infirme en un
tournemain : il enfonce ainsi une porte ouverte.
Seule l’imminence de la Révolution américaine n’a pas provoqué
l’adoption de l’Acte de Québec : c’est l’évidence même. Nous n’en discon-
venons pas. Et tous les historiens sérieux se rendent aujourd’hui à cette
évidence. Tous admettent – comme nous venons de le voir – que la France
est aussi entrée en balance. Ce qui fait non pas un seul facteur, mais bel
et bien deux. Il en existe même deux autres qu’on ne saurait passer sous
silence.
***
Trop d’historiens ont sous-estimé une troisième menace que les
autorités britanniques, au Canada, ont pourtant aperçue à l’horizon, dès
226 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

le lendemain de la Conquête : la menace des Sauvages. Menace qui


atteignit son point culminant en 1763, avec le soulèvement de Pontiac.
[...]
Murray redoutait tellement l’émigration des Canadiens que, même
après son rappel et sa rentrée en Angleterre, il persista à dénoncer le
danger ; c’était devenu, semble-t-il, sa pensée dominante. L’historien
Coupland l’a remarqué : « I glory, he wrote when he was back in England,
in having been accused of warmth and firmness in protecting the king’s
Canadian subjects [...] that brave, handy people, whose emigration, if
ever it shall happen, will be an irreparable loss to the Empire. »
Arthur Dorland n’as pas, lui non plus, comme nous l’avons déjà vu,
fermé les yeux sur la possibilité de l’émigration des Canadiens après la
Conquête.
En résumé, les colonies américaines du sud, la France, les Sauvages
et l’émigration possible des Canadiens : autant d’épées de Damoclès
susceptibles de frapper les Anglais du Canada après la courte euphorie
de la victoire de 1760.
L’horizon politique, alors si gros de menaces, eût suggéré à l’obser-
vateur le moins perspicace la nécessité de la pacification. À Murray et à
Carleton, doués d’une belle intelligence et d’un flair supérieur, il comman-
dait une politique de conciliation envers les Canadiens. Prétendre le
contraire, c’est tenir Murray et Carleton pour des manières d’imbéciles,
des quidams qui n’auraient pas vu plus loin que le bout de leur nez. Façon
habituelle d’agir de John Bull qui ensuite patauge (to muddle through) ?
Certains l’affirment. À coup sûr, les deux premiers gouverneurs britan-
niques du Canada constituaient une éclatante exception à cette règle, si
tant est que règle il y ait.
***
Après une longue analyse, une courte synthèse. Elle tient en la phrase
que voici : c’est l’utilité – et non pas la générosité – qui a motivé l’Acte de
Québec. Esprits clairs, Murray et Carleton – Carleton surtout – ont vu
clair. Rendons hommage à leur intelligence et à leur volonté, mais refu-
sons de mettre à leur chapeau une cocarde de générosité, une plume de
mansuétude qui se serait dépensée uniquement pour l’amour de Dieu et
des hommes.
Nombre d’historiens anglo-canadiens et américains se sont déjà ralliés
à cette conclusion. Leurs jugement alignés à la queue leu leu n’ont rien
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 227

de superfétatoire en une matière qui, dans l’histoire du Canada, revêt


une capitale importance.
À qui mieux mieux ils exécutent des variations sur un thème qui
deviendra avec le temps plutôt rebattu. Écoutons-les à tour de rôle.
« The constantly increasing friction between the English mother-country
and her thirteen colonies make it impérative to conciliate the French
population » (Wittke).
« About half the regular troops in America were in Quebec and the western
posts until 1770. If that garrison were to hold America against French
attack, Indian war or colonial rebellion, it could not be used to put down
a Canadian guerilla. Justice to the Canadians had therefore a strategic
purpose » (Morton).
« The keynote of Haldimand’s policy was to placate the Canadians. Like
other Britishers who had governed before him, he saw this as the only way
to hold the colony within the British fold » (Burt).
« In view primarily of a renewal of war with France, but secondly of just
this emergency [a war with the old colonies], Carleton had worked
unceasingly to make British policy in Canada so liberal and so candid that,
when the crisis came, a grateful and contented people would rally whole-
heartedly to defend a Government which had understood their wishes and
freely granted them » (Coupland).
« Some of Carleton’s opponents maintained that his policy was wholly
inspired by the idea of using French-Canada to overawe and if need be, to
suppress the disaffected British colonies in the South. That this was one of
his reasons for desiring to conciliate the French-Canadians is clear. It would
occur to any soldier’s mind on the morrow of the Stamp Act troubles. It
had occur to Murray, who spoke of Quebec as a “guarantee for the good
behaviour of its neighbouring colonies”. But the first enemy to be feared
was the French-Canadians’ mother country [...] to conciliate the “new
subjects” was obvious wisdom. Danger on the North American horizon
merely made it more obvious » (Coupland).
« In the interests of the Empire and Canada, the Canadians were to be won »
(Burt).
« In 1759 Murray had seen that Canada might be used to keep the old
colonies in order and now that the stormwrack of the coming tempest was
clearly apparent Carleton had the same vision » (Burt).
« It is not meant to deny that in the generally threatening conditions in
America the firm attachment of the new subjects must have appeared to
the home government as a very desirable thing ; nor that the conviction of
228 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

this desirability was probably a considerable factor in confirming final


conclusions as to their treatment » (Coffin).
« Their attitude [of the inhabitants] might ruin him [Murray] and his little
army, and therefore they must be won over » (Burt).
« It was thus imperative to strengthen the defenses of Canada and to rally
the loyalty of Canadians, and for the latter purpose it was absolutely essen-
tial to satisfy the French » (McInnis).
« The measure by which the official British policy for Quebec from 1763
to 1769 was formally reversed passed the British Parliament in an interval
of political twilight fitfully illuminated by flashes of the coming storm »
(Martin).
Murray et Carleton ont vu loin. Et les événements ultérieurs qui se
sont déroulés non seulement au XVIIIe siècle, mais aussi au XIXe leur
ont donné raison.
Il serait facile de démontrer que l’Acte de Québec a conservé le
Canada à la Couronne britannique dans les crises ou situations difficiles
que voici : en 1775, lors de la Révolution américaine ; en 1778, alors que
la France déclara la guerre à la Grande-Bretagne et accorda sa collabora-
tion aux États-Unis ; en 1793, au moment où la France révolutionnaire
fit la guerre à la Grande-Bretagne ; lors de la guerre américaine de 1812 ;
en 1837, au moment de l’insurrection des Patriotes ; même en 1867, au
moment de la Confédération, si l’on en croit le professeur Coupland.
Enfin, au dire de plusieurs spécialistes, l’Acte de Québec aurait posé les
fondements de l’Empire et du Commonwealth.
Ceux qui ne voient que générosité, là où il y a d’abord intérêt,
donnent tête baissée dans une fiction oratoire que les faits ne permettent
pas de soutenir. Ce sont des esprits enclins à la cristallisation impérieuse
ou tendancieuse ; ils sollicitent les faits ou les commentent avec parti pris.
Ils ont une vision cavalière de la réalité.
Murray et Carleton, hommes munis d’une belle intelligence et d’un
bon flair, soit ! Hommes courageux, j’y consens. Hommes qui ont guidé
leur empire dans le chemin de ses destinés, je l’admets. Gouverneurs qui
ont su conquérir l’affection du haut clergé et des seigneurs canadiens et,
à plusieurs reprises, préserver ainsi le Canada de plusieurs périls mortels,
je n’en disconviens pas. Mais que la générosité ait été le mobile unique
ou principal de leurs actes, je ne puis y croire.
Séraphin Marion – L’Acte de Québec, concession magnanime ou intéressée 229

England’s difficulties are Ireland’s opportunities : on connaît l’axiome


qui se popularisa en Irlande, surtout au temps de Daniel O’Connell. Ce
sont aussi les difficultés de l’Angleterre qui, au lendemain de la Conquête,
servirent magnifiquement et par ricochet la cause du Canada français.
Il serait puéril de savoir gré aux autorités britanniques, à Londres
comme à Québec, de bienfaits octroyés, en somme, par une Providence
tutélaire.
Les controverses historiques canadiennes1
Hilda Neatby
Département d’histoire, Queen’s University, Kingston

Des dispositions législatives plus efficaces :


l’Acte de Québec
L’Acte de Québec, comme ses concepteurs l’ont modestement
déclaré, visait à instaurer « des dispositions législatives plus efficaces pour
le gouvernement de la province de Québec » (traduction libre).
L’affirmation s’avère assez juste, mais elle doit être interprétée. L’Acte de
Québec s’appliquait à deux aires géographiques : le quadrilatère restreint
le long du fleuve Saint-Laurent, défini comme étant la province de Québec
par la Proclamation royale de 1763, et le territoire nettement plus vaste
aux environs et au-delà des Grands Lacs, revendiqué par la France et cédé
à la Grande-Bretagne par le Traité de Paris, mais ne faisant pas partie de
la province de Québec à cette époque.
L’union de ces régions, en 1774, a produit deux effets. Elle a instauré
une nouvelle et controversée forme de gouvernement colonial dans la
vallée du Saint-Laurent et elle a établi une nouvelle politique pour la
région de l’Ohio, un sujet de discorde entre la Grande-Bretagne et les
autres colonies américaines depuis vingt ans. Ces deux actions ont été
posées alors que la polémique autour de la taxation, dans les colonies
américaines, était sur le point de culminer en une révolte. Une loi de
cette nature, adoptée en de telles circonstances et s’appliquant à ce terri-
toire précisément ne pouvait être perçue que comme le règlement d’une
question laissée en suspens dans la vallée du Saint-Laurent. Il s’agissait
d’une loi impériale, portant sur un problème impérial complexe, en

1. Hilda Neatby, Quebec, the Revolutionary Age, 1760-1791, Toronto, McClelland and Stewart,
1966. (Le texte reproduit ici a été traduit de l’anglais par Audrey Lord)

231
232 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

période de crise dans les relations impériales. La loi, en outre, a été


préparée en étroite collaboration avec Guy Carleton, conformément aux
plans qu’il avait élaborés alors qu’il était responsable de l’administration
du Québec – des plans conçus, bien franchement, en vue d’une action
militaire sur le continent ainsi que d’une défense contre une invasion
française.
En dehors de toutes les implications d’ordre impérial, cependant,
des dispositions pour un gouvernement plus efficace, au Québec, se
faisaient attendre depuis longtemps. Comme on l’a vu, le gouvernement
britannique avait pratiquement convenu d’une révision et d’une clarifi-
cation importantes de la loi, en 1766. Le plan n’a pas été mis à exécution
et, à partir de ce moment, les reports se sont succédé, il était donc devenu
évident qu’une loi du Parlement s’avérerait nécessaire. Entre-temps,
depuis le premier avis, émis en juin 1765, à l’effet que les lois pénales de
la Grande-Bretagne, à l’égard des catholiques, n’étaient pas applicables
dans les colonies américaines, les avis des experts juridiques s’accumulaient
peu à peu. En 1769, alors que les rapports de Carleton, de Masères et de
Hey étaient sur le point de parvenir à la mère patrie par l’intermédiaire
de Maurice Morgann, le ministère du Commerce, nouvellement constitué
et dirigé par Hillsborough à titre de ministre des Colonies américaines,
a produit son propre rapport au sujet du Québec. Sous la pression des
demandes répétées des marchands de Londres, Hillsborough et son
ministère ont recommandé une Assemblée élue constituée de manière à
être composée d’un nombre à peu près égal de seigneurs (en français dans
le texte original) des districts ruraux, qu’on présumait être catholiques,
et de marchands des villes qui prêteraient serment comme protestants.
La loi et les tribunaux devaient être règlementés selon le plan abandonné
en 1766. Des propositions détaillées ont été préparées concernant les
dispositions ecclésiastiques, pour les protestants et les catholiques, et le
prélèvement de revenus. Hillsborough croyait que ce plan pouvait être
mis en œuvre au cours de l’hiver 1769-1770. En conséquence, il a refusé
de demander une autorisation pour que Carleton rentre en Angleterre à
l’automne 1769, estimant que sa présence était nécessaire à Québec pour
inaugurer la nouvelle Constitution.
Hillsborough avait été trop confiant. Son plan a été mis de côté par
ses collègues en attendant l’arrivée de Morgann, au début de l’année
1770, avec les rapports du Québec. Plus tard au cours de cette même
année, Carleton est arrivé à Londres. Par la suite, alors que Cramahé, à
Québec, a été informé à plusieurs reprises que les affaires du Québec
étaient sur le point d’être réglées, les années se sont succédé, mais aucune
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 233

mesure n’a été prise. Non pas que les ministres étaient tout à fait inactifs :
ils ont ajouté à leur série d’avis d’experts les volumineux rapports de
Wedderburn, le solliciteur général, de Thurlow, le procureur général, et
de Marriott, l’avocat général. À la fin de l’année 1773, les ministres de
Sa Majesté avaient finalement à leur disposition des rapports de pas moins
de sept conseillers juridiques, sans compter les efforts dilettantes de
Carleton et de Maurice Morgann. Pourtant, ils hésitaient encore.
Il est possible d’expliquer, voire d’excuser, le fait qu’il ait fallu sept
ans pour régler un problème clairement énoncé en 1766. L’une des raisons
a été la faiblesse des gouvernements successifs jusqu’en 1770, au moment
où l’accession au pouvoir du gouvernement North a assuré une certaine
stabilité dans l’administration. Une fois la loi du Parlement établie,
cependant, tout gouvernement se serait montré réticent à affronter un
enjeu aussi épineux que le gouvernement du Québec. Il aurait été, de
toute évidence, mal avisé et injuste de satisfaire toutes les demandes de
la minorité d’affaires anglaise et, pourtant, l’opinion publique aurait
appuyé la minorité en regard du droit français et de la religion catholique.
Même en dehors des préjugés populaires, la difficulté de concevoir un
règlement pour le Québec qui allierait la justice et une certaine satisfac-
tion pour les nouveaux sujets et ceux de longue date sans mettre en péril
la sécurité de l’État était, effectivement, déconcertante. Comment
pouvait-on tolérer les catholiques et être conciliants envers eux tout en
cherchant à les convertir au protestantisme ? En quoi consisterait un droit
approprié pour une ancienne collectivité française, coupée de la France,
liée à l’Angleterre, proche voisine des colonies américaines et, à présent,
infiltrée par des Anglais et des Américains ? Cette difficulté a été accentuée
par le fait que les juristes compétents qui ont offert leur avis d’expert
étaient, pour la plupart, trop compétents pour appuyer sans réserve soit
le système français, qu’ils ne connaissaient pas suffisamment, ou le système
anglais, qu’ils ne connaissaient que trop bien. Quant à la Constitution,
une colonie anglaise sans une Assemblée apparaissait impensable, une
Assemblée où siégeraient des catholiques indigne de confiance et une
Assemblée excluant les catholiques injustifiable. Il n’est pas étonnant que
les ministres aient trouvé plus facile de commander des rapports que de
s’en servir.
Cependant, il est important de souligner que les rapports des juristes,
quoique présentant de nombreuses différences individuelles, révèlent un
consensus en faveur du plan préconisé par Masères comme étant l’alter-
native à un code : conserver le droit anglais comme base et recourir au
234 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

droit canadien pour le régime foncier, l’aliénation, la succession et les


testaments.
Car une telle unanimité, a fait remarquer William Knox, le sous-
ministre des Colonies « [...] après tout le mal qu’ils s’étaient donné afin
de se procurer les meilleurs avis, les ministres devaient, dans une large
mesure, s’en remettre à leur propre jugement » (traduction libre). Rien
ne pourrait être plus injuste que cette idée que le gouvernement avait été
trahi par ses assistants. Les différences entre les rapports étaient bien
moins surprenantes que leur accord substantiel au sujet du droit, du
gouvernement et de la religion. Les ministres ont choisi de suivre d’autres
voies, mettant les rapports de côté ou, plutôt, les enterrant. Lorsqu’on a
demandé à consulter les rapports lors du débat sur le projet de loi, le
gouvernement a refusé, tout naturellement, puisque seul le rapport du
procureur général Thurlow offrait un quelconque appui à la politique
gouvernementale.
Les termes du projet de loi de l’Acte de Québec, dans sa forme défi-
nitive, reposaient presque exclusivement sur la volonté des Canadiens,
telle qu’interprétée par Guy Carleton. Des indications de ce que les
Canadiens souhaitaient réellement, depuis la Conquête, n’existent que
sous forme fragmentaire, mais elles suffisent à illustrer, en quelque sorte,
la simplification excessive de Carleton.
Il apparaît clair qu’un moment décisif dans le façonnement de l’opi-
nion a été le décret de Murray, en septembre 1764, suivi de la virulente
critique formulée par la Chambre de mises en accusation. Murray, de
toute évidence, avait expliqué bien plus clairement aux Canadiens que
ne le pouvaient les termes de son décret, que la Cour des plaids communs
serait un tribunal canadien, un abri face aux rigueurs du protestantisme
anglais, du droit anglais et de la langue anglaise. En pratique, toutefois,
les Anglais pouvaient y avoir recours et la critique de la Chambre de
mises en accusation, ou comme ses membres l’ont précisé par la suite,
reposait sur leur inquiétude à l’idée qu’un jury composé de catholiques
tranche un litige opposant des protestants ; l’inverse, le règlement de
litiges opposant des catholiques par des protestants, serait, ont-ils concédé,
sans doute aussi désobligeant envers les catholiques.
Cependant, ils ont éventuellement éprouvé de la difficulté à expliquer
leur jugement, ou à le justifier, en effet, les jurés anglais avaient cité les
lois pénales anglaises qui auraient empêché les catholiques non seulement
d’agir en tant que jurés ou avocats, mais également au sein de l’armée et
dans toutes les professions libérales. Ce geste ainsi que les reproches
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 235

publics de Murray ont incité les Canadiens à faire de son décret et de


tout ce qu’il impliquait un point de ralliement pour la défense de leurs
droits et de leurs privilèges. Inévitablement, l’Église avait un intérêt
particulier à défendre les droits civils des catholiques. Briand, à cette
époque, venait de quitter pour l’Angleterre et d’autres hommes d’Église,
à Québec, ont apparemment tenté de prendre l’initiative dans quelque
chose qui, à défaut d’un meilleur terme, doit être qualifié de mouvement
national naissant. Un document, rédigé pour guider la conduite des
catholiques canadiens, exhortait à l’unité pour une action commune. Il
attribuait l’attaque de la Chambre de mises en accusation à la passivité
canadienne, imputable à la peur, et à des ressentiments personnels entre
les membres de différentes classes sociales. Une pétition contenant près
d’une centaine de signatures, y compris celles du grand vicaire, Perrault,
du curé de la paroisse de Québec, Récher, et du supérieur du séminaire
de Québec, Boiret, qui demandait, en particulier, le maintien de la Cour
des plaids communs, « où toutes les affaires de Français à Français y
seraient décidées », le droit de régler leurs propres affaires dans leur propre
langue et « de suivre nos coutumes, tant qu’elles ne seront point contraires
au bien général de la colonie, et que nous ayons en notre langue une loi
promulguée ».
[...]
Le ton furieux et même menaçant de ces dernières protestations laisse
supposer que ceux qui les ont préparées savaient peut-être que Murray
réclamait des concessions pour les Canadiens, sans quoi ils émigreraient,
laissant aux Anglais un territoire inhabité et inhospitalier. Il ne serait pas
étonnant que Murray ait décidé qu’il serait dans l’intérêt des Canadiens
en général de faire disparaître le document en question, quelle que soit
l’utilisation qu’il ait pu faire de son contenu en plaidant leur cause, à
Londres. L’année suivante, une pétition passablement plus succincte et
modérée a été acheminée à Londres, uniquement par les seigneurs (en
français dans le texte original) de Montréal, remerciant le gouvernement
pour la concession de l’évêque et demandant le prolongement du mandat
de Murray à titre de gouverneur, l’égalité civile des catholiques et des
protestants et « l’abolition du registre, dont les dépenses affaiblissent la
colonie sans qu’elle n’en tire le moindre avantage en retour » (traduction
libre).
Les seigneurs (en français dans le texte original) n’ont pas du tout
fait allusion au droit canadien dans cette pétition. Jusque-là, il n’y avait
pas eu de demande précise pour la préservation du droit canadien dans
236 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

son intégralité, probablement parce qu’on croyait qu’une telle requête


serait offensante. Ce qui s’approche le plus d’une demande en regard du
droit canadien est la résolution de l’Assemblée de Montréal demandant
la préservation des lois et des coutumes « de la manière la plus avanta-
geuse » (en français dans le texte original). Cet élément ne s’est pas retrouvé
dans la pétition de Québec.
Du retour de Briand et de l’arrivée de Carleton jusqu’à la veille de
l’adoption de l’Acte de Québec, il ne semble pas y avoir eu d’autres actions
de la sorte émanant de la communauté canadienne. Briand, qui n’était
pas un Canadien, aurait été moins enclin que Perrault ou encore
Marchand à prendre la tête d’un mouvement canadien, même s’il s’agis-
sait d’un mouvement qui aurait été lié aux intérêts de l’Église. En outre,
récemment de retour de Londres et parfaitement au fait de la méfiance
entretenue là-bas à l’égard de « l’ingérence des prêtres » (traduction libre),
il aurait été horrifié à l’idée que des vicaires généraux aient sollicité l’aide
des curés de paroisses en vue d’organiser une Assemblée de Canadiens à
des fins politiques, aussi utiles celles-ci aient-elles pu paraître pour l’Église.
Même en 1773, lorsque Montgolfier, doutant des capacités ou de la
bonne volonté de Chartier de Lotbinière qui quittait pour aller prendre
la parole au nom des Canadiens, a laissé entendre qu’il était prêt à se
servir des fonds du séminaire pour envoyer le « Seigneur Panet » comme
représentant plus convenable, Briand l’a persuadé de ne rien faire et de
plutôt compter sur la bienveillance de Carleton.
Quant à Carleton, il n’appréciait ni les Assemblées ni les pétitions.
À partir de 1767, il s’est fait le porte-parole des seigneurs (en français
dans le texte original) en tant que représentants des Canadiens. Au cours
de son régime au Canada, une accalmie a prévalu, jusqu’en 1770, l’année
de son retour en Angleterre, alors que les Anglais ont acheminé, une fois
de plus, une pétition en vue d’obtenir une Assemblée, quelque soixante
Canadiens ont alors signé une pétition que devait présenter Carleton,
demandant, pour la première fois sans aucune ambiguïté, que « soient
restaurés nos coutumes et nos usages régis de la manière qui nous est
familière » et exprimant leur confiance à l’égard de Carleton, « ce digne
représentant de Votre Majesté, qui comprend parfaitement la situation
de cette colonie et les coutumes du peuple » (traductions libres), afin qu’il
appuie leur pétition.
[...]
La triple question du Québec, concernant les lois et le gouvernement,
la religion et les revenus, a finalement été réglée par deux lois du
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 237

Parlement. Des recettes destinées à des fins provinciales allaient doréna-


vant être collectées, selon la pratique de Murray et l’avis de Carleton, par
le biais d’une taxe sur le rhum et la mélasse importés. La taxe serait perçue
sans référence douteuse à une coutume française, mais bien en vertu
d’une loi impériale, l’Acte du revenu du Québec. L’Acte de Québec a
étendu les frontières de la province de Québec, telles que définies par la
Proclamation royale de 1763, afin d’englober la région autrefois reven-
diquée par les Français, qui comprenait les Grands Lacs ainsi que la zone
au sud du confluent de la rivière Ohio et du fleuve Mississippi et au nord
jusqu’à la ligne de partage des eaux qui sépare les lacs de la baie d’Hudson.
De nouvelles dispositions étaient prévues concernant la loi et le gouver-
nement ainsi que la religion, dans l’ensemble de cette région.
Le gouvernement avait sérieusement entrepris de régler le problème
du Québec à la fin de l’été 1773. Les différentes versions préliminaires
ont été produites et débattues au cours de l’hiver et le projet de loi a passé
les différentes étapes au Parlement en mai et en juin 1774. Le libellé du
préambule a provoqué un léger embarras, la première version préliminaire
indiquant carrément que personne ne savait, au juste, quel droit avait
été en vigueur depuis 1764. Une telle franchise apparaissait superflue.
La version finale mentionnait d’abord l’extension des frontières, invo-
quant que la Proclamation royale avait laissé, sans gouvernement civil,
« une très grande étendue de pays, dans laquelle étaient alors plusieurs
colonies et établissements des sujets de France, qui ont réclamé d’y
demeurer sur la foi du dit traité ».
Dans la fureur de leur indignation face aux nouvelles frontières, les
colonies de l’Atlantique n’ont pas pris en compte cette affirmation tout
à fait exacte et ont critiqué l’Acte de Québec de façon virulente, affirmant
qu’il s’agissait de l’une des « lois intolérables » de 1774. L’extension des
frontières du Québec et de l’application des lois du Québec au convoité
territoire de l’Ohio a semblé encore plus oppressive aux yeux des pros-
pecteurs que la création de la réserve instaurée en 1763. Il était facile de
prêter des intentions sinistres aux gouvernements britanniques. Les
soupçons des contemporains sont apparemment confirmés par une note
de Dartmouth à l’attention de Hillsborough : « [...] rien ne peut plus
efficacement tendre à décourager [la colonisation ...] qu’il est impossible
d’empêcher dans l’état actuel du pays » (traduction libre). L’intention de
Dartmouth, toutefois, est parfaitement claire. Cette disposition de l’Acte
de Québec permettrait de mener à bien la politique d’une réserve à l’ouest,
envisagée par la Proclamation.
238 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

En mettant de côté la question des sombres motivations, il existait


une myriade d’arguments en faveur de l’élargissement des frontières. À
cet égard, l’Acte de Québec n’était pas, en fait, une loi intolérable, mais
bien une loi inévitable. Depuis 1763, les Canadiens, en Illinois et à
Détroit, n’avaient bénéficié de l’application d’aucune loi pour la protec-
tion de leurs biens, garantie par le Traité de Paris. De temps à autre, les
gouverneurs militaires avaient fait des tentatives infructueuses afin qu’ils
quittent, mais ils étaient parvenus à résister. En conséquence, des efforts
avaient été sporadiquement déployés afin de concevoir une certaine forme
de gouvernement civil. Gage avait proposé une Constitution civile pour
l’Illinois, mais les habitants de Kaskaskia l’avaient rejetée et avaient eux-
mêmes présenté une Constitution républicaine. Détroit, également, était
un foyer de tumulte chronique, où étaient constamment élaborées d’im-
posantes requêtes à l’attention du gouvernement de Londres au sujet des
déprédations des commandants et des autres sur les droits des habitants.
Des délits plus graves que ceux-là ont été commis à Détroit, y compris
ceux très dangereux d’attaquer et de tuer des Indiens. Il n’existait pas de
système de justice à cet endroit, ni ailleurs dans le Pays-d’en-Haut, mis
à part le contrôle des chefs militaires. Pourtant, d’une façon ou d’une
autre, Détroit s’était dotée d’un « juge », un certain Philip Dejean. Il
exerçait des fonctions judiciaires et, vraisemblablement, facturait des
honoraires puisqu’il n’était ni mandaté ni rémunéré par le gouvernement.
En 1772, Cramahé a fait état de sa décision utile d’avoir inculpé et envoyé
en prison un homme accusé de meurtre ; l’homme avait été jugé, à
Québec, et avait finalement été exécuté, à Montréal. Dartmouth a
répondu, approuvant en général l’exécution des meurtriers, mais ajoutant
que Détroit se trouvait en dehors de toute juridiction civile, en deman-
dant en vertu de quelle autorité Cramahé revendiquait une juridiction
à cet endroit et « par qui les magistrats y sont-ils nommés » (traduction
libre). Dartmouth a peut-être bien cru que, à défaut d’un autre plan
réalisable, ces communautés canadiennes dispersées, dont le nombre et
la population augmentaient, devaient être rattachées à leur centre d’ori-
gine.
Il existait des raisons économiques encore plus importantes. En effet,
la traite des fourrures, dans cette région, était contrôlée par les marchands,
les coureurs des bois et les voyageurs (en français dans le texte original)
du Saint-Laurent, qui étaient les seuls à pouvoir faire face à la compéti-
tion des Français sur le fleuve Mississippi. Ils avaient connu un succès
prodigieux, mettant en place des flottes sur les lacs qui remplacent
graduellement la rivière des Outaouais comme route de l’ouest et préle-
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 239

vant les fourrures en Louisiane ainsi que dans l’extrême-ouest. Il était


évident que ce commerce, en pleine expansion, impliquant des relations
complexes avec les Indiens et de plus en plus concentré sur le Saint-
Laurent, devait être placé sous un mécanisme de contrôle centralisé.
Comme le choix se faisait entre Québec et New-York, il était inévitable
que Québec allait être choisie. Soulignons que tant les Canadiens que
les Anglais, à l’automne 1773, demandaient la restauration des « anciennes
frontières » de la province, le seul point sur lequel ils étaient entièrement
d’accord.
Les dispositions les plus controversées et problématiques de l’Acte
de Québec étaient contenues dans les simples énoncés selon lesquels
« dans toutes affaires en litige, qui concerneront leurs propriétés et leurs
droits de citoyens, ils auront recours aux lois du Canada, comme les
maximes sur lesquelles elles doivent être décidées » et « [l]es lois criminelles
d’Angleterre [...] continueront à être administrées, et qu’elles seront
observées comme lois dans la dite province de Québec ». Bien que cela
correspondait, somme toute, à ce que Carleton avait recommandé en
1769, il avait visiblement changé d’avis, conformément à la volonté de
certains des seigneurs (en français dans le texte original). La première
version préliminaire de la loi rétablissait l’ensemble des lois du Canada
qui prévalaient au moment de la Conquête. Comme rien n’était dit au
sujet du droit en vigueur depuis 1764, cela risquait d’aggraver la confu-
sion qui prévalait déjà. Wedderburn, qui était responsable de la rédaction
du projet de loi, a convaincu Dartmouth et le Cabinet d’accepter l’avis
du juge en chef Hey, qui était de faire fi du passé, d’accepter « les lois et
les coutumes du Canada » pour les futures poursuites civiles et de main-
tenir en vigueur le droit criminel anglais. Carleton a consenti à cela, mais
son accompagnateur canadien, le seigneur Chartier de Lotbinière, a fait
part de ses très fortes réserves personnelles. Il craignait que les Canadiens
puissent, d’une certaine manière, être dépossédés d’une partie de leurs
biens ou de leurs privilèges ; il a déclaré que le pouvoir législatif du Conseil
devait être limité de telle sorte qu’il soit impossible que les Canadiens
soient privés de l’administration de la justice conformément à leur propre
coutume, ce qui, a-t-il spécifié, avait été l’une des conditions de leur
capitulation et de leur décision ultérieure de ne pas quitter la province.
Il a exprimé une nette et raisonnable préférence pour le droit criminel
français, sans l’avantage du jury ; en vertu de ce droit, un homme n’était
pas exposé aux foucades de douze hommes ignorants, mais il était jugé
par les magistrats les plus compétents et condamné uniquement sur la
foi de « preuves claires comme le jour ». Bien qu’il ait omis d’expliquer
240 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

que l’aveu d’un accusé fait sous la torture puisse s’avérer nécessaire pour
conclure un accord, le raisonnement de Lotbinière n’était pas forcément
inexact. Marriott, l’avocat général, préférait la procédure anglaise, mais
déplorait la sévérité des peines anglaises en vertu d’un droit « taché de
sang » (traduction libre). Les deux systèmes avaient grandement besoin
d’être réformés, ce qui a été fait une génération plus tard.
Les objections de l’opposition whig, au Parlement, étaient fort diffé-
rentes de celles de Lotbinière. La question du droit criminel n’a pas été
soulevée au cours des débats. Les porte-paroles de l’opposition ont parti-
culièrement critiqué l’élimination de l’habeas corpus et du procès devant
jury dans les poursuites civiles, mais ils étaient également réticents à
renoncer au droit civil anglais ou à voter en faveur du droit canadien sans
connaître davantage sa nature. North a insisté à l’effet que le droit cana-
dien ne constituait qu’un « cadre général » de lois « qui serait amendé et
modifié lorsque l’occasion se présenterait » (traductions libres). Carleton,
s’il devait retourner au Québec, devrait donc jouer le rôle de médiateur
entre le « cadre général » de Lord North, qui pourrait faire l’objet d’amen-
dements, et la conviction de Lotbinière selon laquelle le droit canadien
devait être encore plus sacro-saint que la Magna Carta.
Malgré les pétitions de dernière minute envoyées depuis le Québec,
par les marchands anglais, et un plaidoyer supplémentaire élaboré et
présenté, en leur nom, par Francis Masères, à Londres, c’était une évidence
que la nouvelle Constitution ne prévoirait pas d’Assemblée. Mis à part
le plan de Hillsborough en 1769, qui aurait introduit des distinctions
tout à fait irréalistes entre les membres des districts urbains et ruraux
dans une société hétéroclite si près de la frontière, aucun plan n’avait été
proposé à l’exception d’une instance exclusivement protestante. Même
la Chambre des communes d’avant la réforme n’aurait pas envisagé un
tel simulacre de gouvernement représentatif. Par ailleurs, ce ne sont pas
les plus ardents défenseurs des institutions représentatives qui auraient
suggéré que, quinze ans après la Conquête, alors qu’on soupçonnait
grandement que la France n’avait pas oublié sa vieille colonie, l’Assemblée
soit aux mains d’une majorité catholique. Pourtant, il a été ardu de
parvenir à la décision « qu’il est actuellement très désavantageux d’y
convoquer une Assemblée », tellement l’impression que des institutions
représentatives constituaient un droit acquis pour tous les sujets britan-
niques était profondément ancrée et que de leur refuser signifiait
d’appuyer le despotisme. La preuve d’une détermination à s’accrocher à
certains vestiges d’un régime parlementaire est une disposition, qui n’a
figuré que dans la première version préliminaire du projet de loi, stipulant
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 241

qu’une copie de tous les décrets du Conseil et de tous les comptes de la


province devrait être déposée devant les deux Chambres du Parlement,
dès que possible, après avoir été reçue en Angleterre. À défaut d’une
Assemblée, l’Acte prévoyait un Conseil, de pas plus de vingt-trois et pas
moins de dix-sept membres, qui devait se réunir à tout moment afin de
s’occuper des affaires de la province et d’adopter des décrets avec le
consentement du gouverneur, au cours des quatre premiers mois de
chaque année. Cette mesure permettait le retour des décrets, à Londres,
par les premiers bateaux, au printemps, de sorte que, si nécessaire, ils
soient révoqués avant la session suivante. Le Conseil n’était pas habilité
à adopter des décrets concernant la religion ou à percevoir une imposition
directe. Les décrets infligeant toute peine plus sévère qu’une amende ou
que trois mois d’emprisonnement ne pouvait être mis en vigueur avant
que Londres n’ait signifié son approbation.
Les marchands anglais, déçus par le refus d’accorder une Assemblée,
étaient loin d’être satisfaits des dispositions concernant le Conseil. Ils
ont demandé à ce qu’il soit élargi, jusqu’à trente-et-un membres, et que
l’Acte stipule que toutes les parties de la province devaient être dûment
représentées. Ils ont également demandé, en particulier, que le pouvoir
de suspension ou de destitution des conseillers conféré au gouverneur
lui soit retiré et soit réservé au roi, en vertu des termes de l’Acte. Ils
auraient été d’autant plus troublés s’ils avaient su non seulement que le
gouverneur détenait les pouvoirs habituels de suspension et de destitution,
mais que les garanties strictes contenues dans les instructions transmises
à Murray et à Carleton, en regard de la Proclamation, allaient être carré-
ment omises dans les instructions accompagnant l’Acte de Québec,
laissant au gouverneur le pouvoir de refaire ce qu’il avait déjà fait, à
l’encontre de ses instructions, avec la destitution d’Irving et de Mabane.
Les marchands avaient une autre vive critique à l’égard du Conseil.
Ils avaient fait valoir que si les catholiques ne pouvaient pas siéger au sein
d’une Assemblée, ils ne pouvaient pas non plus être membres du Conseil.
Ils espéraient, par conséquent, un Conseil exclusivement protestant ou,
du moins, un Conseil où ne siègeraient « que quelques-uns des catholiques
parmi la frange la plus modérée » (traduction libre). Dans la version
définitive du projet de loi, toutefois, à la suite des dispositions accordant
la liberté de culte, une forme particulière de serment que les catholiques
devaient prêter était incluse, ne faisant pas mention de la doctrine de la
transsubstantiation ou de la suprématie royale sur l’Église et ne référant
à la religion qu’en regard de la répudiation de « tous pardons et dispenses »
qui pouvait offrir une dispense des obligations du serment.
242 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

La publication de ce serment inoffensif, considérée dans le contexte


de l’avis de Yorke et de Grey, en 1765, à l’effet que les lois pénales ne
s’appliquaient pas dans la colonie, laissait supposer que tout catholique
était éligible à un siège au Conseil ou à d’autres fonctions relevant de la
Couronne. Les marchands ont protesté en affirmant que, à défaut d’une
protection formelle dans l’Acte, ils risquaient de se voir soumis à un
Conseil entièrement composé de catholiques.
Les craintes manifestées sont, en général, rejetées, aujourd’hui,
comme étant soit totalement hypocrites ou le fruit d’un fanatisme égoïste.
Qu’ils aient été ou non fanatiques, ils étaient sincèrement convaincus
que les catholiques étaient des citoyens peu fiables, que leur religion les
rendait incapables d’offrir une loyauté entière et véritable à l’État. Le
meilleur parallèle qui puisse être établi, au vingtième siècle, est la convic-
tion selon laquelle un membre du parti communiste soit un mauvais
citoyen. La concession d’une complète égalité civile aux catholiques, dans
l’Acte de Québec, est remarquable non pas pour l’opposition de leurs
concitoyens, les marchands protestants, mais bien pour l’acceptation
diligente de ce principe par les aristocrates tolérants du Parlement britan-
nique, sans compter le consentement du roi. George III doit, en quelque
sorte, s’être convaincu que son serment de couronnement ne s’appliquait
pas au Québec.
Les dispositions relatives à la religion, contenues dans l’Acte, avaient
fait l’objet d’une grande réflexion. Initialement, il semble avoir été tenu
pour acquis qu’une loi distincte serait nécessaire. Peut-être parce que cela
impliquait moins de publicité, les dispositions nécessaires ont été incluses
dans l’Acte constitutionnel et précisées dans les instructions privées. La
préoccupation à l’égard du statut de l’Église avait déjà entraîné un amen-
dement des dispositions juridiques. La deuxième version préliminaire du
projet de loi accordait, aux Canadiens, « leurs propriétés, leurs lois, leurs
coutumes et leurs usages ». C’est peut-être Hey ou Masères, en s’appuyant
sur des connaissances locales, qui a fait remarquer que cela pouvait
remettre en vigueur un vaste corpus de lois ecclésiastiques. Afin d’éviter
une telle éventualité, la concession a été limitée à « leurs propriétés et
leurs droits de citoyens ». Le « libre exercice de la Religion de l’Église de
Rome, soumise à la Suprématie du Roi », a été consenti. Il était tout
naturel pour le gouvernement, à une époque où l’adhésion volontaire à
une Église était pratiquement inconcevable, de croire que la liberté de
culte devait inclure, pour le clergé, « le droit à une subsistance décente
et modeste, en vertu d’une loi du gouvernement britannique » (traduction
libre). Par conséquent, la dîme des catholiques à leur propre clergé était
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 243

exécutoire en vertu de la loi, sans préjudice au droit du roi de lever la


dîme auprès des protestants pour le clergé protestant. Cette disposition
relative à la dîme protestante a obtenu la vive approbation d’Edmund
Burke qui a déclaré être prêt à doter le catholicisme, mais pas à récom-
penser l’athéisme.
Voilà pour l’Acte de Québec. On a souvent dit que ceux qui le criti-
quent, le qualifiant de mesure réactionnaire et ayant renié les promesses
faites aux marchands anglais en 1763, ne tiennent pas compte des
instructions privées qui l’accompagnaient et sans lesquelles il ne peut
être réellement évalué. Les instructions relatives au droit civil étaient, en
effet, de première importance. Elles auraient plu aux marchands autant
qu’elles auraient offensé Chartier de Lotbinière. Carleton était tenu
d’étudier, de concert avec le Conseil législatif, la sagesse d’introduire, par
décret, dans son intégralité ou en partie, le droit anglais « pour tous les
cas d’actions personnelles concernant les dettes, les promesses, les contrats
et les ententes, de nature commerciale ou autre ; et, également, les torts
susceptibles d’être indemnisés par des dommages et intérêts » (traduction
libre). Il avait également pratiquement reçu l’ordre de veiller à ce que le
droit de l’habeas corpus, issu de la common law, soit introduit, par décret.
Si ces instructions avaient été suivies, les dispositions juridiques
auraient été pratiquement les mêmes que celles recommandées par
Masères dans l’un des quatre plans possibles contenus dans son rapport,
en 1769. Il y aurait eu un certain délai et, sans doute, passablement de
discorde et de confusion pendant un certain temps, mais compte tenu
des autorités judiciaires compétentes, tout véritable grief commercial
concernant les lois aurait été rapidement réglé et les Anglais, au Québec,
n’auraient aucunement souffert, mise à part la légère blessure que doit
subir la fierté d’un Anglais à l’idée de vivre sous l’autorité du droit fran-
çais. En outre, comme North l’avait indiqué au cours du débat, rien
n’empêchait le Conseil législatif de proposer des modifications à n’importe
quel aspect du droit civil.
Sur la base de ces instructions, les historiens modernes ont eu
tendance à faire l’éloge de l’Acte de Québec, estimant qu’il s’agit d’une
mesure fort libérale, d’un compromis raisonnable, généreux envers la
majorité des Canadiens conquis et juste envers la petite minorité d’im-
migrants anglais.
Malheureusement, ceux qui qualifient l’Acte de « libéral », au sens
du libéralisme classique du dix-neuvième siècle, n’ont pas lu ou, du moins,
ne prêtent pas attention aux instructions relatives aux enjeux religieux
244 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

qui modifient considérablement les dispositions apparemment généreuses


de l’Acte. Si ces instructions avaient été suivies à la lettre, il aurait été
interdit à l’évêque de correspondre avec tout officiel à Rome ; il n’aurait
pu exercer aucune autorité dans l’Église, à l’exception de ce qui était
« absolument nécessaire » au libre exercice de la religion (vraisemblable-
ment l’ordination, la confirmation et, probablement, les nécessaires
dispenses de mariage) ; et il ne pouvait exécuter rien de cela sans une
autorisation spéciale du gouverneur. Seuls les Canadiens auraient pu être
nommés dans les paroisses et c’est le gouverneur qui aurait procédé à
toutes les nominations. Tout prêtre qui le souhaitait aurait été libre de
se marier. Les séminaires auraient été autorisés à conserver leurs biens et
à accueillir de nouveaux membres, mais le gouverneur ou son représen-
tant aurait été leur « invité », habilité à établir des règlements pour eux,
sur l’avis et avec le consentement du Conseil. L’ordre des Jésuites aurait
été immédiatement dissous, ses membres auraient reçu une pension et
ses missionnaires auraient été retirés des groupes d’Indiens et remplacés
par des missionnaires protestants, dès que cela aurait pu se faire en toute
sécurité. Il aurait été interdit aux Récollets de recruter ; les ordres religieux
de femmes auraient peut-être, pendant un certain temps, été autorisés à
poursuivre leurs activités habituelles. La religion protestante aurait été
protégée, encouragée et placée sous l’autorité particulière de l’évêque de
Londres qui, avec le gouverneur, devait exercer toute autorité de nature
ecclésiastique dans la province. En somme, l’espoir et l’intention du
gouvernement étaient manifestement que, sous un système de strict
contrôle étatique, mais sans persécution sévère, l’Église catholique, au
Québec, disparaîtrait peu à peu.
Alors, si on analyse l’Acte, y compris toutes les instructions qui
l’accompagnaient, il ne peut absolument pas être qualifié de « libéral »,
d’un point de vue moderne. Si on fait fi des instructions et que l’Acte est
considéré en soi, il s’agit d’une charte pour les Canadiens français, sans
doute, mais il ne tient pas compte des demandes raisonnables des
marchands anglais, sans compter les promesses du passé et il s’agit, en
effet, d’une mesure législative bien étrange pour un empire commercial
victorieux. Si on met l’accent sur les instructions, les concessions aux
Canadiens ne constituent alors qu’une simple protection des biens et des
coutumes et, d’aucune manière, la reconnaissance d’une communauté
ou d’une « nation », puisque les instructions visaient à miner la seule
institution qui suscitait toujours une authentique loyauté chez tous les
Canadiens.
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 245

En bref, si l’Acte et toutes les instructions sont lus en parallèle et


qu’on considère que ces deux éléments traduisent, autant l’un que l’autre,
la politique du gouvernement, celle-ci ne peut être perçue que comme
une politique d’anglicisation, certes subtile, mais immuable et ferme.
Des historiens ont interprété que l’Acte de Québec protégeait le « droit
des peuples à préserver leur culture particulière respective » (traduction
libre) en tant que principe impérial, après que ce principe ait été inévi-
tablement développé par la Grande-Bretagne à l’égard d’autres peuples
réellement différents qui allaient être intégrés à l’empire, au cours du
siècle suivant. Si ce principe se trouve dans l’Acte de Québec, il s’y est
glissé à l’insu des hommes qui l’ont élaboré.
C’était, toutefois, l’Acte qui avait force exécutoire et non les instruc-
tions. Il serait irréaliste de ne pas reconnaître que les ministres
responsables savaient que l’essentiel de la politique devait être énoncé
dans l’Acte et que les instructions étaient secondaires. En 1774, il est
évident que le gouvernement, ayant tergiversé trop longtemps, n’avait,
à présent, qu’un seul objectif. Compte tenu de la crise en Amérique, une
solution définitive devait être trouvée immédiatement pour le Québec
et le Pays-d’en-Haut. Cela étant, il était souhaitable que le plan soit
simple et précis. Il était également important qu’il convienne à Carleton,
sur qui on comptait pour obtenir, au Québec, les résultats escomptés
qu’il avait promis.
Il apparaît évident que Carleton avait l’intention, dès le départ,
d’écarter les mesures qu’il n’approuvait pas. Briand, réellement alarmé
non seulement par la référence, dans l’Acte, à la suprématie royale, mais
également par ce qu’il savait ou soupçonnait en regard des instructions,
a été rassuré, par Carleton, à la fois par le biais d’une lettre et en personne,
une fois le gouverneur arrivé au Québec. On a laissé entendre à Briand
que le roi souhaitait que ses sujets puissent bénéficier de la jouissance
pleine et entière de leur religion. En fait, Carleton avait déjà fait connaître,
aux ministres, sa position par rapport aux instructions relatives à la reli-
gion. Un mémorandum, dans les documents de Dartmouth, se lit comme
suit :
Le général Carleton souhaite prendre lui-même en charge, le plus possible,
les dispositions ecclésiastiques – il n’a pas d’objection à ce que ses instructions
contiennent les idées et les propositions du gouvernement à cet égard ; mais il
désapprouve la répression de toute communauté religieuse, à l’exception
des Jésuites, et demande qu’il lui soit permis de s’en remettre à son propre
jugement en regard de cette fort délicate affaire (traduction libre). [C’est
l’auteur qui souligne.]
246 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

La déférence que laisse entendre la conclusion ne parvient pas à


dissimuler l’arrogance inconsciente de cette communication. Pour
Carleton, les instructions n’étaient guère plus que des suggestions.
Compte tenu de ses agissements dans le passé, on peut difficilement
présumer que le gouvernement, qui l’a envoyé au Canada pour inaugurer
la nouvelle Constitution, considérait que ses propres instructions consti-
tuaient un élément fondamental de sa politique.
Il est donc problématique de faire l’éloge de l’Acte de Québec sans
réserve, soit comme étant une solution aux problèmes actuels ou comme
une loi intuitive attribuable à un sens politique anticipant les sentiments
nationalistes du monde moderne. Il semble clair qu’un rétablissement
partiel du droit canadien aurait été acceptable pour la grande majorité
des Canadiens et aurait répondu aux demandes raisonnables des
marchands. Cela n’aurait peut-être pas contenté les seigneurs (en français
dans le texte original), mais ils représentaient une minorité, étant encore
moins nombreux que les marchands et, apparemment, encore moins
populaires auprès des autres Canadiens. La considération particulière
portée à leurs souhaits a été dictée par un dessein politique qui a échoué.
Du point de vue de la stratégie politique, il est probable qu’il aurait été
plus rentable de satisfaire davantage les Américains indécis parmi les
marchands. Chose certaine, l’exaspération des marchands n’a rien fait
pour améliorer les relations entre les Anglais et les Français, au Canada.
L’Acte de Québec a été dénaturé, se faisant imputer des motifs et des
sous-entendus nationalistes étrangers à l’époque et aux hommes qui l’ont
élaboré. En 1774, la reconnaissance du nationalisme canadien n’aurait
pas été de mise et une stratégie bienveillante d’anglicisation n’était pas
répréhensible. Le nationalisme ne constituait pas encore un enjeu moral.
Les véritables enjeux moraux ont été respectés. Tous les intervenants, des
deux côtés de la Chambre des communes, ont démontré une préoccu-
pation envers les droits humains, les faisant passer, en apparence du
moins, avant tout intérêt particulier. Les rapports des conseillers juridi-
ques, sans exception, étaient rationnels et humains, remarquablement
exempts de préjugés nationaux. Il y avait un souci de souligner les limites
imposées aux droits du conquérant. « [Le conquérant peut-il] imposer
les lois à sa guise ? », a demandé Wedderburn, « Cette proposition a été
soutenue par certains juristes qui n’ont pas fait la distinction entre la
force et le bien » (traductions libres). Il n’a pas non plus été oublié que
les Canadiens étaient des personnes : « Je suis en mesure d’affirmer », a
dit Charles James Fox, qui s’opposait au projet de loi, « que les Canadiens
font l’objet de ma préoccupation première ; et je maintiens que leur
Hilda Neatby – Les controverses historiques canadiennes 247

bonheur et leurs libertés sont les objectifs appropriés et doivent constituer


les principes fondamentaux de ce projet de loi [...] » (traductions libres).
Les Britanniques souhaitaient, sans aucun doute, d’abord apaiser
puis, ensuite, angliciser les Canadiens, et tout cela dans leur propre intérêt.
Mais, dans aucun des rapports ou des correspondances concernant la
question du Québec, n’y a-t-il le moindre signe qu’ils n’aient pas convenu
que ces principes moraux étaient fondamentaux.
Les Canadiens français
de 1760 à nos jours1
Mason Wade

Chapitre II. Les conséquences de la Conquête (1760-1791)

Quand le Canadien français dit Je me souviens, il ne veut pas seule-


ment dire qu’il se souvient des beaux jours de la Nouvelle-France, mais
aussi qu’il appartient à un peuple vaincu. Ce fait est profondément ancré
dans sa conscience, bien qu’il prétende souvent que la Nouvelle-France
ne fut pas réellement conquise, mais plutôt abandonnée. C’est là un
important facteur de sa mentalité, comme de celle du Canadien anglais.
Là est la source de complexes d’infériorité et de persécution qui sont à
l’origine de la mentalité canadienne-française. Ces sentiments sont mis
en évidence dans les ouvrages de certains historiens canadiens-français
qui mettent en opposition un sombre tableau des premiers jours de la
domination anglaise avec de brillantes descriptions de la Nouvelle-France.
Aujourd’hui encore, il est possible d’amorcer une âpre controverse
dans le Québec en déclarant que les premiers dirigeants anglais du Canada
n’ont pas tenté d’écraser les Canadiens français sous le joug d’un gouver-
nement militaire, mais qu’ils les ont au contraire traités amicalement, les
protégeant même contre ces bandes d’écumeurs qui suivent toujours les
armées et les chevaliers d’industrie qui se jetèrent sur le territoire nouvel-
lement conquis, comme un nuage de sauterelles. C’est cependant ce qui

1. Mason Wade, Les Canadiens français de 1760 à nos jours. Tome I - 1760-1914. Traduit de
l’anglais par Adrien Venne avec le concours de Francis Dufau-Labeyrie. Ottawa: Le Cercle
du Livre de France, 1963.

249
250 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

ressort d’une étude impartiale des documents contemporains. En ces


temps où les peuples conquis étaient impitoyablement opprimés, il est
remarquable de constater que le passage de la domination française à la
domination anglaise se fit paisiblement dans le Québec. La conquête
anglaise aurait pu signifier la fin du Canada français au point de vue
culturel et des Canadiens français en tant que groupe ethnique. Leur
survivance fut au contraire assurée par les lois adoptées au cours des dix
années qui suivirent la signature du traité de paix. Ils ont bénéficié de la
confusion de la politique anglaise de 1760 à 1774 qui négligea les affaires
coloniales durant la lutte acharnée de George III contre la majorité whig.
Pourtant, leur survivance ne fut le résultat ni de la magnanimité anglaise,
ni des circonstances. Le Canada français fit preuve d’une farouche volonté
de vivre en élevant la natalité, au cours des dix années qui suivirent la
Conquête, au niveau le plus élevé qu’ait enregistré un peuple de race
blanche. Toute l’histoire du Québec depuis 1760 révèle jusqu’à quel point
les Canadiens français mobilisèrent leurs ressources et les consacrèrent à
la lutte pour la survivance. Cet effort persiste d’ailleurs aujourd’hui bien
que la survivance soit depuis longtemps assurée.
[...]
[...] L’imminence de la révolution américaine précipita l’adoption
de l’Acte de Québec mais elle n’en fut pas la cause, contrairement à ce
que prétendirent aussitôt les Américains en apprenant que le Labrador
et l’arrière-pays Ohio-Mississipi étaient rendu au Québec, ce qui barrait
la route à la croissante population du littoral, que les Canadiens français
se voyaient accorder la plénitude de leur ancien droit civil, ce qui revenait
à exclure presque entièrement le common law britannique, enfin que
l’Église catholique était en fait établie dans le Québec, tandis que le
gouvernement représentatif était refusé. Toutes ces mesures favorables à
leurs anciens ennemis parurent être des coups portés aux libertés écono-
miques, politiques et religieuses des colons américains, aussi sérieux que
les quatre lois pénales dites « lois intolérables », dirigées contre eux, qui
furent votées également sans débat par le Parlement, en même temps que
l’Acte de Québec. La Grande-Bretagne renforçait son emprise sur cette
portion de l’Amérique du Nord, qui devait rester britannique, en lui
permettant de demeurer française et catholique, mais elle faisait revivre
la vieille rivalité régionale de la « Guerre de Cent Ans américaine ». Ce
ne fut pas par pure coïncidence que l’agitation américaine éclata en
rébellion ouverte à Lexington et Concord, quelques jours à peine avant
l’entrée en vigueur de l’Acte de Québec le 1er mai 1775.
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 251

L’Acte de Québec étant en fait la Grande Charte des Canadiens


français, ses dispositions doivent être examinées en détail. Le rétablisse-
ment, dans une large mesure, des anciennes frontières de la Nouvelle-France
redonnait la santé à son économie. Le réseau hydrographique du Saint-
Laurent pouvait redevenir un puissant rival de la voie Hudson-Mohawk.
Les trafiquants de New York et Albany furent indignés en voyant qu’ils
allaient être exclus du commerce avec Niagara et Detroit, qu’ils avaient
partagé avec Montréal depuis la Proclamation de 1763, tandis que la
colonie du Saint-Laurent, qui avait toujours été attirée vers l’Ouest, avait
une fois de plus la voie libre pour diriger son expansion dans cette direc-
tion. Une conséquence de la Révolution, qui retarda l’application
immédiate de l’Acte de Québec, fut que cette expansion vers l’Ouest
allait être plus anglaise que française, parce que la majorité des tories ou
loyalistes américains qui s’enfuirent vers le Canada s’établirent non pas
dans le Québec actuel, mais dans le pays vierge de l’Ouest, qui devint
l’Ontario.
Cependant, pour les Canadiens français, le fait le plus important, à
ce moment-là, était que l’Acte révoquait entièrement le régime de gouver-
nement civil, judiciaire et ecclésiastique, fondé sur la Proclamation de
1763, qui visait à l’assimilation des Canadiens français par une colonie
anglaise, gouvernée par des lois anglaises, dans un esprit anglais. Le
catholicisme n’était plus simplement toléré comme un expédient : les
catholiques étaient assurés du libre exercice de leur religion, qui n’était
plus un obstacle aux charges ou emplois, car une nouvelle formule de
serment fut adoptée qui n’offensait pas la foi catholique. Le clergé catho-
lique fut assuré de ses droits et des contributions usuelles des paroissiens
et, quand aux dîmes payées par les non catholiques, elles furent appliquées
au soutien du clergé protestant. Toutes les contestations futures relatives
aux droits civils et à la propriété devaient être réglées d’après les « lois et
coutumes du Canada », le vieux droit civil français. La Couronne se
réserva, toutefois, le droit de distribuer des terres en tenure libre et
commune plutôt qu’en fief et les testaments pouvaient désormais être
faits suivant la loi anglaise. En outre, seul le droit criminel anglais s’ap-
pliquait, à l’exclusion du droit criminel français. Comme il était « pour
le présent, impraticable de convoquer une assemblée », le pouvoir légis-
latif pour la paix, le bien-être et le bon gouvernement de la province était
confié à un Conseil de dix-sept membres au moins, de vingt-trois au
plus, dont les décisions étaient soumises au gouverneur. Le Conseil ne
fut doté d’aucun pouvoir de taxation, excepté pour les routes et les édifices
publics. Ses ordonnances devaient être soumises à la Couronne pour
252 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

approbation ou désaveu dans un délai de six mois et aucun règlement


religieux, ni punition plus grave que des amendes ou de courtes peines
d’emprisonnement ne pouvaient être ordonnées sans l’assentiment royal.
Une autre ordonnance, le Quebec Revenue Act établit un tableau des
impôts et taxes qui devaient servir à défrayer les dépenses du gouverne-
ment civil et de l’administration de la justice.
La victoire des nouveaux sujets sur les anciens était presque complète.
Les Canadiens français, qui étaient beaucoup plus nombreux que les gens
de langue anglaise, dans une proportion de trente contre un, obtenaient
la liberté religieuse, l’usage de leurs lois et coutumes, à l’exception de
l’ancien droit criminel. En fait, la première rédaction de l’Acte de Québec
faisait revivre le droit criminel français, excepté pour les cas de trahison
et autres crimes importants. Cette disposition avait été appuyée par
Maseres, Carleton, les seigneurs de Thurlow, mais le juge en chef Hey et
Wedderburn s’y étaient fortement opposés et leur opinion avait prévalu.
Des quatre facteurs essentiels de la survivance canadienne-française, seule
la question de la langue fut laissée dans le vague. Elle ne s’était pas encore
posée, sauf devant les tribunaux, parce que, après comme avant l’Acte
de Québec, « toutes proclamations étaient publiées en français et en
anglais, ainsi que les ordonnances ». Le français étant la seule langue
comprise par tous les membres du nouveau Conseil, les débats étaient
conduits en français, mais les procès-verbaux étaient rédigés en anglais.
Ce fait, s’ajoutant au pouvoir accru du Conseil, mit le comble aux griefs
des marchands qui se voyaient dépouillés de droits anglais traditionnels
tels que l’habeas corpus, le procès devant jury, le droit commercial anglais
et le gouvernement représentatif.
[...]

Bien que l’Acte de Québec ne donnât complète satisfaction ni aux


Français ni aux Anglais du Canada, il contribua à maintenir anglaise une
partie de l’Amérique du Nord et à perdre le reste. En effet, ce fut un
chiffon rouge pour le taureau américain, déjà poussé à l’exaspération par
les ordonnances commerciales de répression. Dans une Adresse au Peuple
de Grande-Bretagne, le 21 octobre 1774, le premier Congrès des colonies
américaines protestait violemment contre la « pire des lois », qui établis-
sait une « religion qui avait couvert notre île d’un déluge de sang, et
répandu l’impiété, la bigoterie, la persécution, le meurtre et la rébellion
dans toutes les parties du monde ». La frénésie anti-papiste – qui avait
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 253

donné aux guerres contre les Français et les Indiens un air de croisade,
quand il s’agissait, en réalité, de guerres impériales et commerciales – fut
ranimée une fois de plus en Amérique. Des hommes poussés à bout sont
rarement obsédés par un besoin de logique. Cinq jours plus tard, en effet,
le même Congrès adoptait une Adresse aux habitants de la Province de
Québec, qui tentait de convaincre les Canadiens français que leur véritable
intérêt était de s’unir aux colonies américaines dans leur lutte pour la
liberté, un gouvernement représentatif et la fin de la persécution écono-
mique. Ce remarquable document, qui tentait de séparer les masses
canadiennes-françaises de leur élite, favorisée par l’Acte de Québec,
mettait dans la bouche de « l’immortel Montesquieu », dont les idées
jouaient un grand rôle dans l’appel tout entier, les mots suivants :
Saisissez la chance que la Providence elle-même vous offre. C’est la liberté
qui va vous conquérir si vous agissez comme vous le devez. Il ne s’agit pas
d’une œuvre humaine. Vous êtes un petit peuple à comparer avec celui qui,
les bras ouverts, vous offre son amitié. Il vous suffira d’un instant de réflexion
pour vous convaincre que votre intérêt et votre bonheur résident dans
l’amitié éternelle de toute l’Amérique du Nord et non dans son hostilité
définitive. Les affronts de Boston ont soulevé et associé toutes les colonies,
de la Nouvelle-Écosse à la Géorgie. Votre province est le seul anneau qui
manque pour compléter la chaîne forte et brillante de l’union. La nature a
uni votre pays aux nôtres. Joignez-y vos intérêts politiques. Dans notre
propre intérêt, nous ne vous abandonnerons ni ne vous trahirons jamais.
Soyez persuadés que le bonheur d’un peuple dépend inévitablement de sa
liberté et de sa volonté de la conquérir.
Et de crainte que la différence de religion indispose les Canadiens
français à l’égard des Américains – quoique « la nature transcendante de
la liberté élève ceux qui s’unissent pour sa cause, au-dessus des infirmités
des esprits bornés » – l’exemple de la confédération suisse, union pacifique
d’États catholiques et protestants qui, ensemble résistèrent à la tyrannie,
fut soigneusement cité.
[...]
En juillet 1789, le cousin du second Pitt, Grenville, succéda à Sydney
au Colonial Office et, à la fin d’août, il avait rédigé les bases de l’Acte
constitutionnel de 1791. Il préconisait une assemblée pour que la colonie
puisse, à l’avenir, se suffire à elle-même financièrement et parce que la
taxation arbitraire pousserait le Canada vers l’Union américaine. Une
législature unique était impossible, pour des raisons géographiques et
ethniques. Par conséquent, une province anglaise dans l’Ouest devait
être séparée de la province actuelle, « plutôt que de fusionner ces deux
254 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

portions du peuple dans le premier essai de la nouvelle constitution, et


avant qu’un laps de temps suffisant se soit écoulé pour dissiper les vieilles
préventions par l’habitude d’obéir au même gouvernement et par le
sentiment des intérêts communs ».
Le Conseil législatif serait séparé du Conseil exécutif et aurait le
même statut que la Chambre des Lords dans le système anglais, les
membres étant nommés à vie ou pour la durée de leur bonne conduite
et récompensés par des baronnies ou autres honneurs. Le gouverneur
exercerait les pouvoirs exécutif, civil et militaire et aurait le droit de
disposer des terres de la Couronne. Grenville était enclin à croire que le
Canada finirait par se séparer de l’Empire, quelle que soit la constitution
qu’on lui donne, mais il pensait que l’octroi d’une constitution anglaise,
dans laquelle les principes monarchique, aristocratique et démocratique
s’équilibreraient, retarderait cette séparation. De toute façon, une consti-
tution anglaise ne pouvait être plus longtemps refusée à un groupe aussi
considérable de sujets britanniques vivant à proximité des anciennes
colonies américaines si loin de l’Angleterre, au moment même où la
révolution éclatait en France. La force de l’argument géographique fut
soulignée par les retards que causait la lenteur de la navigation. Ils empê-
chèrent en effet la proposition de Grenville, émise en 1789, de parvenir
au Canada et de revenir à Londres accompagnée de commentaires en
temps utile pour la session de 1790. Dorchester et Smith contribuèrent
fort peu au texte original, car Grenville suivit ses propres idées, qui étaient
aussi celles du second Pitt. Le projet de loi final, qui fut adopté le 10 juin
1791, fut peu modifié par son passage devant le Parlement et les débats
à son sujet furent surtout marqués par une querelle entre Burke et Fox
au sujet de la Révolution française, qui n’avait pourtant rien à voir avec
ce projet de loi.
L’Acte constitutionnel de 1791 n’abrogeait pas l’Acte de Québec,
mais seulement la partie qui traitait de la forme du gouvernement. La
position de l’Église et le statut des lois restaient inchangés. Quant à la
division de la Province de Québec en Haut et Bas-Canada, elle fut effec-
tuée par un arrêté-en-conseil ultérieur et non par l’Acte lui-même, parce
que l’Angleterre détenait encore les postes de l’Ouest cédés par traité aux
Américains en 1783. Le projet d’une Amérique britannique du Nord
unie fut abandonnée et le juge en chef Smith nota avec tristesse : « Je
regrette de ne voir dans l’organisation nouvelle aucune des dispositions
qui auraient permis de réunir ce qui reste à la Grande-Bretagne de ses
anciens domaines dans l’intérêt commun et pour la sécurité de toutes les
parties de l’Empire. » Cependant, en bon tory, il était satisfait de voir que
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 255

le Canada n’était pas « abandonné à la démocratie » comme les anciennes


colonies.
L’Acte de 1791 ne donna pleine satisfaction à aucun groupe en
particulier au Canada, à l’exception des loyalistes du Haut-Canada, déli-
vrés d’une ennuyeuse dépendance par rapport à Québec, leur ancien
ennemi. Les masses canadiennes-françaises et le clergé demeuraient
indifférents aux changements. Les seigneurs virent leur position menacée
par l’existence d’une assemblée élue démocratiquement et par la distri-
bution des terres de la Couronne à des francs-tenanciers. Les marchands
furent les plus malheureux de tous : en effet, la division de la province
s’ajoutant à l’institution du gouvernement représentatif perpétuait leur
statut de minorité sous contrôle canadien-français. Ils n’obtiendraient
jamais les lois commerciales anglaises si désirées, à moins que les
Canadiens français ne décident de les adopter. Pitt, dans sa réplique à
l’objection de Fox contre la division de la province sur une base ethnique,
rendit très clairs les espoirs du gouvernement à ce sujet :
Comme il a été dit, il serait extrêmement désirable que les habitants du
Canada fussent unis et induits universellement à préférer les lois et la
constitution anglaises. La division de la province est probablement le
meilleur moyen d’atteindre cet objet. Les sujets français se convraincront
ainsi que le gouvernement britannique n’a aucune intention de leur imposer
les lois anglaises. Et alors ils considéreront d’un esprit plus libre l’opération
et les effets de ces lois, les comparant avec l’opération et les effets des leurs.
Ainsi, avec le temps, ils adopteront peut-être les nôtres par conviction. Ceci
arrivera beaucoup plus probablement que si le gouvernement entreprenait
soudain de soumettre tous les habitants du Canada à la constitution et aux
lois de ce pays. Ce sera l’expérience qui devra leur enseigner que les lois
anglaises sont les meilleures. Mais ce qu’il faut admettre c’est qu’ils doivent
être gouvernés à leur satisfaction.
Macaulay déplora que Pitt ne fût pas mort en 1792, car alors « son
nom aurait été identifié avec les idées de paix, de liberté, de philanthropie,
de sage réforme, d’administration constitutionnelle et modérée », idées
qu’un historien plus récent appela celles du second Empire britannique.
C’est au second Pitt et à son cousin William Grenville que les
Canadiens français doivent les formes de gouvernement responsable.
Elles leur étaient si peu familières en 1791 que leur institution n’en fut
pas alors appréciée, mais elles furent bientôt si bien utilisées que la survi-
vance canadienne-française en fut assurée pour toujours. Un demi-siècle
de conflit constitutionnel suivra mais, grâce à Londres, les Canadiens
français étaient armés pour y faire face.
256 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Chapitre III. La lutte pour la survivance (1791-1834)

L’ère du gouvernement représentatif au Canada s’ouvrit dans des


circonstances heureuses, en vif contraste avec le sombre tableau peint par
quelques historiens canadiens-français qui voient des « pensées secrètes »
et des « motifs injustes » dans le plan de Grenville et qui ne le considèrent
que comme une « caricature du gouvernement parlementaire anglais ».
Ces écrivains ne comprennent pas à quel point la Terreur ébranla l’opinion
britannique qui, jusque-là, avait eu quelque sympathie pour l’idéal de
1789 ou, au moins, était sûre qu’une France révolutionnaire n’était plus
à craindre. L’attitude tolérante du début à l’égard des Canadiens français
fut remplacée, après 1793, par la crainte de tout ce qui était français,
continental ou canadien. L’Angleterre luttant pour son existence au cours
des vingt ans qui suivirent, contre une France révolutionnaire, républi-
caine et impériale, une tension ethnique auparavant inconnue au Canada
fit son apparition. Elle a marqué profondément l’esprit canadien-français.
La responsabilité en revient surtout à ces loyalistes qui avaient été
compensés de leurs pertes aux États-Unis par des places au Canada. Leur
haine traditionnelle des « papistes » français et leur méfiance amère des
intrigues françaises chez les républicains américains qui les avaient
dépouillés de leurs foyers et de leurs biens devint presque hystérique. Ils
avancèrent dans leurs nouvelles carrières et s’enrichirent en découvrant
partout des « émissaires français » et en voyant des complots français dans
les efforts que faisaient les Canadiens français pour faire fonctionner le
gouvernement autonome octroyé par Pitt et Grenville. C’étaient, en
réalité, des hommes apeurés qui avaient vécu une révolution en Amérique
et en craignaient une autre au Canada, tandis que s’écroulait, autour
d’eux, le vieil ordre de choses du dix-huitième siècle. Leur nervosité les
amena à confondre le nationalisme canadien-français et le républicanisme
nord-américain qui grandissaient, avec un sentiment de loyauté envers
la France que la Terreur avait tué. Comme chez d’autres victimes des
révolutions, leur réaction fut si violente qu’elle provoqua, à la longue,
cette révolution qu’ils craignaient tant. Leurs efforts pour priver les
Canadiens français du gouvernement autonome prévu par la constitution
de 1791 contribuèrent à provoquer les rébellions de 1837-38, car « l’en-
thousiasme démocratique incontestable » qu’ils remarquèrent avec alarme
dans les dix ans qui suivirent 1790 ne pouvait pas être réprimé.
Cependant, la nouvelle constitution entra en vigueur le 26 décembre
1791 et son avènement fut célébré par des banquets publics aussi bien
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 257

dans la haute ville que dans la basse ville de Québec où Français et Anglais
se réunirent et se levèrent pour porter des toasts tels que :
La Révolution de France et la vraie liberté dans tout l’univers ; l’abolition
du système féodal ; puisse la distinction d’anciens et nouveaux sujets être
ensevelie dans l’oubli, et puisse la dénomination de sujets canadiens subsister
à toujours ; que la liberté s’étende jusqu’à la baie d’Hudson ; puisse l’évé-
nement du jour porter un coup mortel aux préjugés, contraires à la liberté
civile et religieuse et au commerce.
Des représentants du rassemblement de la basse ville portèrent une
lettre à celui de la haute ville, proposant ce toast : « La constitution, et
puisse l’unanimité dans toutes les classes de citoyens faire tomber dans
l’oubli toutes distinctions et préjugés, faire fleurir le pays et le rendre
heureux à toujours. » On but simultanément à ce souhait dans les deux
rassemblements au milieu des applaudissements de tous et, ce soir-là, la
capitale fut illuminée en l’honneur de la nouvelle constitution. Un Club
constitutionnel fut fondé par les 160 hommes qui avaient dîné ensemble
à cette occasion et « l’éclat du banquet de la Haute-Ville fut relevé par la
fanfare du régiment du duc de Kent ». Pendant ce temps, un Club des
Patriotes de Montréal discutait avidement les nouvelles de France et les
acclamait. Le duc de Kent en question était Édouard, le soldat, père de
la reine Victoria, qui fut en garnison à Québec avec son régiment, d’août
1791 à janvier 1794. Il favorisa la bonne entente par ses talents de société
et il se fit de nombreux amis parmi les Canadiens français.

Les différends entre Canadiens, anglais et français, ne devaient pas


s’atténuer avec l’avènement du gouvernement représentatif, mais plutôt
s’accroître. Dès le début, les nouveaux sujets furent offensés par la division
de la province en vingt et un comtés, à la plupart desquels furent donnés
des noms anglais incongrus. Ensuite il y eut des désordres, pour des
raisons ethniques, aux élections de juin 1792. La nouvelle assemblée,
dans laquelle on remarquait les seigneurs, avocats, notaires, marchands
et habitants, compta seize membres de langue anglaise sur un total de
cinquante, en dépit du fait que la population anglaise n’était que d’environ
10 000 sur un total de 156 000. Les Canadiens français étaient en mino-
rité marquée dans les services non électifs du gouvernement : au Conseil
législatif ils n’avaient que sept membres sur seize et, au Conseil exécutif,
quatre sur neuf.
258 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Dès la première réunion de la nouvelle législature, les deux groupes


ethniques se heurtèrent au sujet de l’élection du président de l’assemblée :
les membres français proposèrent Jean-Antoine Panet et les membres
anglais le choix entre William Grant, James McGill et Jacob Jordan. Un
débat animé sur le bilinguisme des candidats rivaux s’éleva, qui fut marqué
par une déclaration étonnante de Pierre-Louis Panet, cousin du candidat
français :
Je dirais qu’il y a une nécessité absolue pour les Canadiens d’adopter avec
le temps la langue anglaise, seul moyen de dissiper la répugnance et les
soupçons que la diversité de langage entretiendra toujours entre deux peuples
réunis par les circonstances et forcés de vivre ensemble. Mais en attendant
cette heureuse révolution, je crois qu’il est de la décence que le président
dont nous ferons le choix puisse s’exprimer dans la langue anglaise lorsqu’il
s’adressera au représentant de notre souverain.
Le notaire Joseph Papineau fit une réponse éloquente aux discours
des membres de langue anglaise qui appuyaient ce point de vue et, quand
on eut voté, Jean-Antoine Panet fut élu président, bien que son cousin
Pierre-Louis Panet et François Dambourgès, né en France, se fussent
joints au bloc de langue anglaise en votant contre lui.
Ce conflit initial entre membres français et anglais annonçait le choc
qui devait bientôt se produire sur le choix de la langue officielle de la
législature. Jusqu’à ce moment, le français n’avait joui d’aucune recon-
naissance légale, bien qu’il fût communément employé pout la plupart
des affaires de la colonie, tant publiques que privées. Sa prédominance
est indiquée par le fait que tous les candidats anglais à la présidence étaient
bilingues, tandis que, de son propre aveu, Panet ne l’était qu’imparfai-
tement. Au comité des règlements de l’assemblée, composé de quatre
membres de chaque groupe, Pierre-Amable de Bonne proposa que les
procès-verbaux de l’assemblée soient rédigés dans les deux langues. John
Richardson, leader des marchands de Montréal, se hâta de proposer un
amendement précisant que la version anglaise serait considérée comme
le texte officiel. Un important débat qui dura trois jours s’ensuivit,
Richardson, Pierre Panet, Grant, McGill, Lee et Young s’opposant à de
Bonne, Papineau, Bédard, de Lotbinière, Taschereau et Rocheblave.
Le discours le plus remarquable fut celui de Chartier de Lotbinière
qui avait défendu les droits de la langue française devant le Parlement
anglais quand l’Acte de Québec était en discussion. Son désir n’était pas
d’exclure l’anglais, mais de stipuler que les deux langues jouiraient du
même statut. Il fit remarquer que l’Acte de Québec garantissait aux
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 259

Canadiens français leur religion, leurs lois et leurs droits de citoyens. À


ses yeux, si la province avait été divisée en Haut et Bas-Canada, c’était
« pour que les Canadiens aient le droit de faire leurs lois dans leur langue
et suivant leurs usages, leurs préjugés et la situation actuelle de leur pays ».
Il déclara que les Canadiens français étaient de loyaux sujets du roi et
qu’ils étaient anglais de cœur avant de pouvoir parler un seul mot de
cette langue. Faisant allusion à la France, alors déchirée par la Révolution,
il conclut : « Ce n’est donc pas, Monsieur le Président, l’uniformité du
langage qui rend les peuples plus fidèles, ni plus unis entre eux. » Et Pierre
Bédard, qui devint bientôt un leader parlementaire et qui devait plus tard
fonder le premier journal canadien-français observa : « Si le conquis doit
parler la langue du conquérant, pourquoi les Anglais ne parlent-ils plus
le normand ? Ont-ils oublié que les Normands se rendirent maîtres de
leur île et y ont fait souche ? N’est-il pas ridicule de vouloir faire consister
la loyauté d’un peuple uniquement dans sa langue ? »
L’amendement Richardson fut rejeté par 26 voix contre 13. Seuls
Pierre Panet et Dambourgès passèrent de l’autre côté de la barrière
ethnique. Un texte revisé de ce même amendement fut également rejeté
par 27 voix contre 9, deux membres anglais, Grant et McNider, votant
avec la majorité française. La mesure finalement adoptée par l’assemblée
disposait que tous les projets de loi seraient rédigés dans les deux langues,
par le greffier, avant d’être lus, mais que les membres conservaient le droit
de présenter des projets de loi dans leur propre langue. Elle stipulait aussi
que la version anglaise serait considérée comme le texte officiel dans le
cas des projets de loi touchant au droit criminel, qui était d’origine
anglaise, et la version française dans les cas relevant du droit civil, qui
était d’origine française. Ainsi, les deux langues furent mises sur un pied
d’égalité et à toutes les deux on donna un caractère officiel, bien que
l’anglais demeurât la langue du droit, sur l’insistance de Londres. Le
bilinguisme fut ainsi reconnu en fait dès 1792, même s’il ne devait
parvenir au statut juridique intégral qu’en 1867. Dès le début, le gouver-
nement représentatif avait ainsi permis aux Canadiens français d’obtenir
la dernière des conditions essentielles à leur survivance nationale : la
reconnaissance officielle de leur langue. Ils avaient déjà obtenu du
Parlement britannique des lois qui assuraient la survivance de leur reli-
gion, de leurs lois et de leurs coutumes.
Le parti anglais fut bien vite mécontent de l’assemblée pour laquelle
il avait si longtemps lutté. Richardson, chef de l’opposition, confia son
pessimisme sur la nouvelle forme de gouvernement à Alexander Ellice,
260 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

associé londonien de son importante firme commerciale de Montréal,


dans une lettre du 6 février 1793 :
Malheureusement la session commença avec un esprit de parti résolu de la
part des députés français, car ils eurent une réunion privée où il fut décidé
que dans aucun cas un Anglais ne devait être élu président.
Nous désirons être conciliants et modérés, et qu’on choisît le plus qualifié
pour occuper ce poste, par son habileté, son habitude des affaires publiques,
et sa connaissance des deux langues qu’il fût anglais ou français. Dans ce
but, trois candidats furent proposés – Grant, McGill, et Jordan, entre
lesquels ils pouvaient en choisir un, le plus agréable au vœu général, mais
rien n’y fit, juste ou injuste, ce devait être un Canadien, qu’il fût qualifié
ou non, et c’est un M. Panet, avocat de Québec qui fut élu. Ses idées et ses
talents ne furent pourtant jamais destinés à autre chose qu’à la chicane
routinière et aux formalités du Tribunal de Première Instance, telles que ce
pays les a connues jusqu’à présent.
[...]
Cette lettre révèle le point de vue de l’un des plus habiles marchands
britanniques de la colonie, qui reprochait aux Français leur esprit de
parti, tout en étant candidement convaincu que seul un membre de son
propre groupe était qualifié pour le poste de président. Il regardait ses
collègues français avec suspicion et s’offensait de la suprématie de la
majorité sur la minorité, quoique ce fût là un principe fondamental de
la forme anglaise de gouvernement que les marchands avaient si long-
temps désirée.
Il est certain, toutefois, que le lieutenant-gouverneur Sir Alured
Clark, qui représentait la Couronne en l’absence de Dorchester, nota lui
aussi, au début de la session, un « esprit jaloux » et « une certaine animo-
sité » qu’il attribua surtout à la crainte des Canadiens français que les
Anglais n’aient l’intention de dominer l’Assemblée et de l’utiliser pour
changer leurs anciennes lois et coutumes. Cependant, à la fin de la session,
il fut heureux de constater que les distinctions d’origine avaient presque
entièrement disparu et que tous prirent part à un dîner d’adieu où régna
la « plus grande harmonie et les meilleures dispositions mutuelles ».
[...]
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 261

Il ne faudrait pas que le « règne de terreur » de Craig, comme les


historiens canadiens-français l’ont appelé, éclipse les très importants
développements de l’époque, qui accompagnèrent le conflit constitu-
tionnel entre la « clique du château » et les représentants du peuple. En
1796, le ralliement aux États-Unis de la plupart des postes de traite de
l’Ouest marqua le commencement du déclin du trafic des fourrures à
Montréal et les marchands les plus avisés commencèrent à s’orienter vers
de nouveaux champs d’action. La traite des fourrures s’appuyait sur une
civilisation nomade, ennemie de la colonisation. La nouvelle économie
agricole et sédentaire était fondée sur la propriété foncière. Peu après la
colonisation du Haut Saint-Laurent par les loyalistes, les marchands de
Montréal devinrent acheteurs du blé et de la farine de cette région, ainsi
que de la vallée du Richelieu et ils servirent d’intermédiaires entre leurs
frères du Haut-Canada et le marché de Londres. Ils participèrent aussi
au commerce en plein développement des produits américains, qui
venaient du lac Champlain par le Richelieu et qui étaient ensuite exportés
en Angleterre à la faveur de tarifs coloniaux préférentiels. Les Anglais
trafiquants en fourrures, comme leurs prédécesseurs français, furent
finalement conquis par la terre et ils firent l’acquisition de propriétés
foncières dans le voisinage de Montréal, aux dépens des seigneurs. Dans
de nombreux cas, ils établirent de petites industries sur ces seigneuries,
des scieries et des moulins, des poteries et des industries domestiques,
telles que la manufacture, à l’Assomption, de « ceintures fléchées » ou de
foulards en worsted tissé pour la Compagnie du Nord-Ouest et, plus tard,
pour la Compagnie de la Baie-d’Hudson. Après la Proclamation de 1792
sur les Terres de la Couronne (Crown Lands Proclamation), les marchands
anglais commencèrent à se livrer à des spéculations de grande envergure
sur les terrains.
Ces spéculations sur les terres eurent pour centre les vastes espaces
vides des Cantons de l’Est, qui avaient été d’abord laissés en friche pour
servir de barrière contre l’agression américaine et qui avaient été ensuite
réservés par Haldimand à la colonisation par les Canadiens français, parce
qu’il comptait sur leur différence de sang, de langue et de religion pour
faire obstacle à l’expansion américaine. Cependant, il fallait tenir compte
de la géographie de cette région, qui est un prolongement naturel du
Vermont et du New-Hampshire et des immigrants de Nouvelle-
Angleterre, attirés par la richesse du sol, commencèrent à s’y installer.
Cet envahissement fut d’abord mal vu des autorités, mais quand les
262 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Canadiens, français et anglais, refusèrent d’acquérir des terres dans les


Cantons, « l’encouragement le plus illimité » fut donné aux Américains.
Les Français n’étaient pas disposés à quitter leur monde familier du Saint-
Laurent pour cette région. [...]
[...]
Quand le nouveau gouverneur, Sir John Sherbrooke, arriva en juillet
1816 pour relever Drummond, il se trouva en pleine crise politique. Les
gens en place, encouragés par la victoire de Sewell et le rappel de Prevost,
avaient célébré le retour en triomphe du juge en chef par vingt et un
coups de canon, salut qui renforça la conviction du parti populaire que
le gouvernement était son ennemi.
Sherbrooke, comme Prevost, comprit que les dissolutions conti-
nuelles ne résolvaient pas les difficultés et il n’était pas enclin à gouverner
sans assemblée comme l’avait suggéré Bathurst, bien que cela fût possible,
puisque l’exécutif ne dépendait pas financièrement d’elle. Il envoya un
rapport à Londres signalant que Sewell était détesté de toutes les classes
de la société et qu’il aurait dû être invité à démissionner. Cependant,
puisque le gouvernement avait décidé de le réinstaller, mesure qui allait
l’empêcher d’obtenir l’appui populaire et compromettre tout dévelop-
pement harmonieux de la province, Sherbrooke proposa que l’on donne
à la colonie un représentant à Londres pour y faire connaître ses griefs et
que Stuart soit détaché du parti français par l’octroi de ce poste officiel.
Avec le temps, Sherbrooke adopta d’autres mesures conciliatoires qui
aidèrent beaucoup à réduire l’opposition populaire à l’exécutif. Il nomma
Mgr Plessis au conseil législatif et proposa que Louis-Joseph Papineau
fasse parti du conseil exécutif. Il était clair pour lui que « le grand mal de
ce pays, celui qui provoque le plus de discussions, est le manque de
confiance envers l’exécutif, non pas envers le gouverneur, mais envers le
conseil dont on croit qu’il suit les avis et dont tous les actes sont regardés
avec suspicion et jalousie. Tout cela tend à paralyser l’activité du gouver-
nement ». La politique de Sherbrooke fut de gagner la confiance des
Canadiens français et de les réconcilier avec le gouvernement en leur
faisant partager ses responsabilités.
Cependant, ni Sherbrooke, ni aucun autre gouverneur jusqu’en 1840
ne voulut laisser les prérogatives de la Couronne céder le pas à la puissance
croissante de l’assemblée. Aussi, quand le gouverneur faisait preuve de
mauvaise volonté et que l’assemblée manquait de modération, le conflit
des deux pouvoirs s’aggravait. La constitution de 1791 avait établi un
gouvernement représentatif dont l’exécutif était irresponsable. Elle n’avait
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 263

pas délimité les domaines de compétence des parlements métropolitain


et provincial, créant ainsi deux sources de friction entre la Couronne et
l’assemblée. Ainsi, quand la Couronne perdit son indépendance financière
par le Quebec Revenue Act de 1774 et devint tributaire du vote des subsides
par l’assemblée, les éléments du conflit entre les deux pouvoirs se préci-
sèrent nettement.

Telle est, en résumé, la base des luttes constitutionnelles dont le point


culminant fut la rébellion de 1837. Après l’échec du receveur général
Henry Caldwell, qui dut avouer un déficit budgétaire de 97 000 livres
sterling en 1819, la question principale qui se posa fut de savoir si le
gouvernement devait ou non dépendre complètement, pour ses finances,
du vote des subsides par l’Assemblée.
Le parti populaire était dirigé par Louis-Joseph Papineau, fils du
notaire de Montréal qui avait combattu pour l’usage du français à la
première assemblée en 1792 et qui avait porté des dépêches pour Carleton
à travers les lignes américaines en 1775-76. Le jeune Papineau, né en
1786, fit ses études au Séminaire de Québec et devint avocat après avoir
étudié dans le cabinet de D.-B. Viger. Membre de l’assemblée en 1808,
il consacra dès lors toutes ses énergies à la politique. Il y joua bientôt un
rôle important, succédant à Panet en 1815 à la présidence qu’il occupa
presque continuellement pendant les vingt années qui suivirent. Déjà,
au séminaire, il avait fait preuve, très jeune, d’un talent oratoire qui
éclipsait celui de son père, pourtant considéré, avec Pierre Bédard, comme
l’un des plus éloquents porte-parole canadiens-français de ce temps. Ce
talent inné fut enrichi par de nombreuses lectures, ainsi que son esprit
naturellement indépendant qui fit de lui l’un des membres du petit groupe
de l’assemblée qui se réunit secrètement en 1812 pour étudier les avan-
tages qu’il y aurait à rester neutres dans le conflit imminent et à laisser
les Anglais se défendre seuls contre une invasion américaine. Bédard
s’étant opposé à cette attitude, Papineau servit de bonne grâce comme
capitaine d’état-major de la milice pendant les trois années de guerre.
Après son élection à la présidence, Papineau ne prit pas une grande part
à la politique de son parti avant 1820, mais il se consacra à une étude de
l’histoire et du droit constitutionnel qui lui servit beaucoup par la suite.
264 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Les idées de Papineau, au commencement véritable de sa carrière


politique, qui date de cette année-là, se reflètent dans son éloge funèbre
de George III, dans lequel il compare
l’heureuse situation où nous nous trouvons aujourd’hui avec celle où se
trouvaient nos ancêtres lorsque George III devint leur monarque légitime :
George III, souverain respecté pour ses qualités morales et son attention à
ses devoirs, succède à Louis XV, prince justement méprisé pour ses débau-
ches et son peu d’attention aux besoins du peuple, sa prodigalité insensée
pour ses favoris et ses maîtresses. Depuis cette époque le règne de la loi a
succédé à celui de la violence, depuis ce jour les trésors, la marine et les
armées de Grande-Bretagne ont été employés pour nous procurer une
protection efficace contre tout danger extérieur ; depuis ce jour ses meilleures
lois sont devenues les nôtres [...]

Chapitre V. La naissance d’une nation – I


(1840-1849)
Les Canadiens français avaient perdu la bataille de la survivance par
le recours aux armes : ils devaient la gagner par le recours aux arts de la
paix. Éperonnés par l’attaque directe de Durham contre leur culture et
par la menace de l’assimilation qu’il recommandait, ils renversèrent
bientôt le régime politique conçu pour la réaliser et donnèrent une preuve
vigoureuse de leur force culturelle. La période qui s’étend de 1840 à 1867
constitue un des chapitres les plus remarquables du passé canadien-fran-
çais.
Mis en face du danger de disparition totale, les Canadiens français
serrèrent les rangs et remportèrent la victoire pacifique qui assura leur
survivance nationale. Ils furent favorisés par la curieuse fatalité qui frappa
les premiers gouverneurs généraux du Canada-Uni, dont trois d’entre
eux se succédèrent en sept ans et furent, chaque fois, surpris par la mort,
tandis que deux furent répudiés par la métropole et deux autres par le
Canada. Ils furent favorisés par leurs propres chefs politiques, Louis-
Hippolyte La Fontaine et George-Étienne Cartier, qui montrèrent des
qualités d’hommes d’État dont les Canadiens français n’avaient pas encore
fait preuve. Enfin, ils bénéficièrent de leur alliance avec Robert Baldwin
et ses réformistes du Haut-Canada. Ils profitèrent aussi de la désunion
des tories canadiens-anglais, accentuée par des désordres économiques
qui inquiétaient moins un peuple encore généralement indifférent à
l’industrie et au commerce. Le Canada français produisit alors un histo-
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 265

rien national, François-Xavier Garneau, et un poète national, Octave


Crémazie, au moment même où la notion de nationalité était nécessaire
à sa survivance. Un esprit de libéralisme et de progrès infusa une nouvelle
vie à une ancienne culture, au moment même où il devenait essentiel
que cette culture changeât ou pérît. Cette ère remarquable commença
dans un temps où le Canada français se voyait privé de gouvernement
représentatif et condamné à l’extinction dans une Amérique du Nord
totalement anglaise : elle se termina par la dualité du Canada reconnue
dans une nouvelle constitution et par une tradition culturelle canadienne-
française fermement établie.

De tels résultats étaient impensables au début de cette période.


L’union des deux Canadas avait été décidée par le gouvernement britan-
nique à la suite du Rapport Durham, mais l’établissement du
gouvernement responsable fut retardé. Le premier Union Bill proposé
par le gouvernement britannique en 1839 fut retiré devant les protesta-
tions qu’il souleva dans le Haut-Canada. Les réformistes des deux provinces
conçurent de nouvelles espérances à la suite de l’appui donné par Durham
au principe de gouvernement responsable, tandis que les deux groupes
de tories s’unissaient pour dénoncer cette dangereuse idée. Tous les partis
furent, dans une certaine mesure, mécontents de la franchise de Durham.
Un comité du conseil législatif du Haut-Canada déclara que l’adoption
du plan Durham « doit mener au renversement du grand empire colonial
de l’Angleterre ». Dans une singulière anticipation du sentiment annexion-
niste tory, dix ans plus tard, ce comité proclamait :
Si l’Angleterre retire son influence et laisse ses gouverneurs louvoyer entre
les partis coloniaux, aucune loyauté existant actuellement dans l’un quel-
conque de ces partis ne les empêchera de chercher une autre influence dans
la république voisine, pour remplacer celle qui serait retirée sans nécessité
et, de même que les Français du Bas-Canada sollicitèrent l’alliance de leurs
anciens ennemis, la population anglo-américaine des États-Unis voisins,
pour obtenir d’eux les moyens de dominer la population britannique
(pendant ce temps privé de l’approbation ou de l’appui du gouvernement
britannique), de même le parti perdant de l’une ou l’autre colonie cherchera
une certaine influence extérieure pour aider sa cause. L’Angleterre refuse
l’arbitrage et il n’existe aucun doute qu’il sera volontiers offert, avant
plusieurs années, aux États-Unis.
266 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Devant des déclarations si provocantes, le gouvernement britannique,


qui n’était pas encore prêt à envisager de se séparer de ses colonies, nomma
Charles Poulett Thomson, disciple de Durham, gouverneur général, avec
instruction de recueillir de plus amples renseignements sur les affaires
canadiennes, afin que puisse être préparée une nouvelle loi sur le Canada.
Lord John Russell, secrétaire aux colonies et son ami intime, lui confia,
en particulier, le grand désir du gouvernement « de consulter autant que
possible et de satisfaire l’opinion publique des Canadas au sujet des
changements constitutionnels » et, en même temps, sa grande répugnance
à se départir des principes d’
une Union législative des deux provinces, d’une juste considération des
réclamations de chaque province en définissant les termes de cette union,
du maintien des trois organismes de la législature provinciale, de la négo-
ciation d’une liste civile permanente pour assurer l’indépendance des juges,
de la liberté du gouvernement exécutif si essentielle au bien public, enfin
de l’établissement d’un système de gouvernement local par des corps repré-
sentatifs, librement élus dans les diverses villes et régions rurales.
Devant une agitation canadienne persistante pour obtenir le gouver-
nement responsable, Russell dit encore à Thomson qu’il ne devait donner
aucun encouragement « au mouvement concernant ce qui est stupidement
appelé gouvernement responsable ». Il admettait l’existence de ce régime
en Angleterre, mais il n’était pas en faveur de son extension aux colonies :
Si nous tentons d’appliquer une telle pratique à une colonie, nous nous
trouverons immédiatement en difficulté. Le pouvoir dont un ministre est
responsable en Angleterre n’est pas son propre pouvoir mais celui de la
Couronne dont il est l’instrument pour la durée de son mandat. Il est
évident que le conseiller exécutif d’une colonie est dans une situation tota-
lement différente. Le gouverneur sous lequel il sert reçoit ses ordres de la
Couronne d’Angleterre. Mais le conseil colonial peut-il être le conseiller de
la Couronne d’Angleterre ? Évidemment non, parce que la Couronne a
d’autres conseillers pour les mêmes fonctions et jouissant d’une autorité
supérieure.
Il peut arriver, par conséquent, que le gouverneur reçoive en même temps
et au même moment des instructions venant de la reine, et l’avis de son
conseil exécutif, totalement différents l’un de l’autre. S’il doit obéir aux
instructions d’Angleterre, la responsabilité constitutionnelle correspondante
disparaît entièrement ; si, d’autre part, il doit suivre l’avis de son conseil, il
n’est plus un officier subordonné, mais un souverain indépendant.
Bien qu’opposé au principe fondamental, Russell ne trouvait rien à
objecter aux « pratiques de gouvernement colonial recommandées par
Mason Wade – Les Canadiens français de 1760 à nos jours 267

Lord Durham ». En somme, il proposait de recueillir les fruits du plan


Durham, mais d’en méconnaître la racine. Selon lui, le miracle devait
s’accomplir grâce à un esprit de concession réciproque de la part de
l’exécutif et de l’assemblée.
Le gouverneur ne doit s’opposer aux désirs de l’assemblée que lorsque
l’honneur de la Couronne ou les intérêts de l’Empire sont gravement en
jeu et l’assemblée doit être prête à modifier un certain nombre de ses mesures
dans un but d’harmonie et pour manifester un attachement plein de respect
à l’autorité de la Grande-Bretagne.
Un tel intérêt pour l’« harmonie » et un tel « attachement plein de
respect » pouvaient difficilement être demandés à ceux qui, récemment
encore, étaient en guerre ouverte l’un contre l’autre. Seul un génie aurait
pu assurer le succès temporaire d’une telle politique, vouée d’avance à la
faillite qui se produisit quelques années plus tard.
Problématique pour une nouvelle approche
de la Constitution de 1791
Pierre Tousignant
Département d’histoire, Université de Montréal

« L’histoire se fait avec la structure du passé »

Lors de la réunion annuelle de la Société historique du Canada tenue


à Winnipeg en juin 1970, dans son discours présidentiel, l’historien
Fernand Ouellet présenta un « bilan des acquis en histoire sociale du
Bas-Canada » qui lui servit à dégager d’intéressantes « perspectives de
recherches ». Après avoir rappelé la place prépondérante qu’occupa l’his-
toire politique dans l’historiographie canadienne-française, il juge « capital
d’envisager l’évolution des formes constitutionnelles et politiques dans
leurs rapports avec l’évolution de la société ». Tout en reconnaissant une
certaine importance aux sentiments de francophilie ou de francophobie
manifestés par les différents gouverneurs, il considère encore « plus
fondamental de pénétrer leur vision de l’ordre politico-social ». C’est
précisément en fonction de ces préoccupations jugées « capitales » et
« fondamentales » que j’avais orienté, déjà depuis plusieurs années, mes
propres recherches en vue de la soutenance d’une thèse de doctorat
intitulée La genèse et l’avènement de la Constitution de 1791.
Cette convergence de vues avec un historien bien connu valait d’être
signalée pour engager le lecteur à suivre le fil conducteur de mes recher-
ches. La présente étude ne constitue pas un résumé de thèse, mais plutôt
l’exposé d’une démarche guidée par une problématique qui a la préten-
tion de situer dans une nouvelle perspective l’instauration du régime
parlementaire au Bas-Canada. Ce travail s’adresse tout particulièrement
269
270 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

à ceux qui, s’étant déjà formé une opinion sur ce sujet, accepteraient de
mûrir de leur réflexion critique cet article qui comprend trois parties bien
distinctes : la première traitera des ambitions et des frustrations de la
bourgeoisie coloniale anglo-écossaise ; la seconde étudiera la conception
des dirigeants britanniques de l’ordre politico-social en rapport avec la
structure de la société métropolitaine ; et la troisième montrera dans
quelle mesure la Constitution de 1791 répondait aux objectifs de la
politique impériale dans le cadre du « Old Colonial System ».
Il apparaît d’abord important de faire quelques mises au point pour
éviter toute méprise et dissiper tout malentendu. Précisons que c’est du
côté métropolitain que se portera notre attention puisque nous sommes
à une époque où, dans le cadre de l’Empire britannique, en théorie comme
en pratique, prédominait encore le « Old Colonial System » qi régissait
les rapports et les liens de dépendance économique et politique des
colonies à la métropole londonienne. Tout changement d’ordre consti-
tutionnel relevait donc de la Couronne et de son Parlement. Dans le cas
particulier qui nous intéresse, il s’agit d’une législation qui fut préparée
sous forme de projet de loi par l’administration de William Pitt le Jeune
et qui fut soumise à l’approbation du Parlement avant de recevoir la
sanction royale. En conséquence, on ne saurait saisir le sens et la portée
de cette législation impériale sans « pénétrer la vision de l’ordre politico-
social » de ceux qui, directement ou indirectement, ont contribué à son
élaboration.
Il nous faut aussi tenir compte du mode de fonctionnement du
système de monarchie parlementaire sous le règne de George III puisque,
comme nous le verrons, la Constitution de 1791 visait à appliquer au
Bas-Canada le modèle constitutionnel métropolitain. Pour ce faire, il
nous paraît capital de ne pas dissocier cette forme politique de gouver-
nement de l’état d’évolution des forces socio-économiques et des rapports
de production dans une Angleterre où la structure politico-sociale, avant
sa transformation par le processus de la révolution industrielle, présentait
l’image d’une société aristocratique d’Ancien Régime. C’est en définitive
l’étude de la société anglaise elle-même, telle qu’elle apparaît en cette
seconde moitié du dix-huitième siècle, qui nous fait le mieux comprendre
les objectifs politiques de ceux qui décidèrent de l’instauration d’un
régime parlementaire au Bas-Canada. Ainsi serons-nous en mesure d’ap-
porter une réponse à la grande question que soulevait l’historien A.L.
Burt en conclusion de son ouvrage devenu classique : Pourquoi, en 1791,
les autorités métropolitaines sacrifièrent-elles les intérêts de la minorité
protestante du Québec « on the altar of French Canada » ?
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 271

La minorité protestante du Bas-Canada en 1791 comprenait environ


10 000 « Old British Subjects » comparativement aux 150 000 « nouveaux
sujets » catholiques. Concentrée dans les villes de Québec et de Montréal,
cette minorité essentiellement bourgeoise tirait sa force et son dynamisme
de son esprit d’entreprise capitaliste qu’elle sut mettre à profit grâce à sa
situation privilégiée dans un pays conquis. Venus s’établir dans la vallée
du Saint-Laurent à la suite des armées de conquête, les marchands anglo-
écossais n’avaient pas tardé à s’imposer comme groupe social dominant.
Ayant réussi à monopoliser la traite des fourrures, principale source
d’enrichissement de la colonie, ces bourgeois conquérants étaient devenus,
moins de trente ans après la cession du Canada à l’Angleterre, « les maîtres,
sans concurrence, du commerce colonial ». Ils purent facilement démon-
trer au premier ministre Pitt, avec statistiques à l’appui, que « the whole
trade of the province [of Quebec] is in the hands of, and depends on,
the Old Subjects ».
Mais si prépondérante fût-elle économiquement, cette bourgeoisie
coloniale qui regroupait les fils de la mère patrie ne put cependant pas
réussir à faire prévaloir ses vues auprès des autorités métropolitaines
lorsque vint le moment de diviser la province de Québec et d’établir une
Chambre d’Assemblée au profit de la majorité de la population du
Bas-Canada. Il y avait déjà près de trente ans que la minorité protestante
réclamait ses droits et privilèges de sujets britanniques, et voici que sur
le point de les obtenir, elle dut se résigner à sacrifier ses intérêts les plus
chers sous le coup d’un double partage qui força les « Old British Subjects »
du Bas-Canada à se retrancher derrière un conservatisme politique qu’ils
n’abandonnèrent qu’après l’Union de 1840. En plus de les séparer de
leurs compatriotes loyalistes du Haut-Canada, la Constitution de 1791
les obligea à partager le pouvoir législatif avec des sujets conquis.
Au lendemain du traité de Paris de 1763, les marchands britanniques
s’attendaient à obtenir une Chambre d’Assemblée composée exclusive-
ment d’éléments protestants et à la veille de l’Acte de Québec, ils
justifièrent leur demande en faisant valoir auprès des autorités métropo-
litaines qu’en plus de contrôler les échanges commerciaux de la colonie,
ils possédaient une part importante de la richesse immobilière, compte
tenu de leur nombre. Mais le moment était mal choisi pour réclamer les
droits et privilèges de sujets britanniques alors que les dirigeants de
l’empire étaient aux prises avec une grave crise révolutionnaire en
Amérique du Nord. Face à l’agitation et à l’insubordination des assemblées
272 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

coloniales américaines, l’administration de Lord North n’eut pas de


difficulté à faire endosser par le Parlement une constitution provinciale
qui privait la minorité protestante de la jouissance des « libertés anglaises ».
Et à ceux qui, tel Edmund Burke, s’apitoyèrent sur le sort de ces quelques
milliers de « Old British Subjects », le solliciteur général Alexander
Wedderburn ne se fit pas scrupule de déclarer :
A great deal has been said with regard to the British subjects settled in
Canada. Now, I confess that the situation of the British settler is not the
principal object of my attention. I do not wish to see Canada draw from
this country any considerable number of her inhabitants. I think there
ought to be no temptation held out to the subjects of England to quit their
native soil, to increase colonies at the expense of this country.
If persons have gone thither in the course of trade, they have gone without
any intention of making it their permanent residence ; and, in that case, it
is no more a hardship to tell them, « this is the law of the land », than it
would be to say so to a man whose affairs induced him to establish himself
in Guernesey, or in any other part of North America.
Telle était la considération qu’un porte-parole officiel de l’adminis-
tration gouvernementale pouvait porter à l’égard de ces « Adventurers in
Trade » qui étaient venus au Québec « to mend their Fortune [...] and
have been mostly left [there] by Accident ».
Les débats parlementaires que suscita le « Quebec Bill », en plus de
révéler les objectifs politiques des autorités métropolitaines, dans une
conjoncture de crise au sein de l’Empire où il importait avant tout de
s’assurer le ferme attachement des anciens colons de la Nouvelle-France,
démontrent clairement que l’institution d’une Chambre d’Assemblée
paraissait inconcevable sans la participation des Canadiens qui formaient
la très grande majorité des propriétaires terriens. Face aux critiques de
l’opposition qui s’élevèrent contre le danger d’un gouvernement colonial
non représentatif laissant à la discrétion du gouverneur l’exercice d’un
pouvoir « arbitraire et despotique », le premier ministre North et le solli-
citeur général Wedderburn insistèrent sur le caractère « essentiellement
provisoire » du régime de 1774. « As soon as the Canadians shall be in a
condition to receive an assembly, déclara Lord North, it will be right
they should have one. They will naturally wish to get the government
into their own hands [...] [But] I do not think it would be wise, at present,
to give them an assembly. » Alexander Wedderburn en avait déjà précisé
les raisons qu’endossèrent ses collègues du cabinet :
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 273

To admit the Canadians to a place in that Assembly [...] would be a dange-


rous experiment with new subjects, who should be taught to obey as well
as to love this country, and, if possible, to cherish their dependence upon
it. Besides, it would be an exhaustible source of dissension and opposition
between them, and the British subjects. It would be no less difficult to
define the persons who should have a right to elect the Assembly. To exclude
the Canadian subjects would be impossible, for an Assembly chosen only
by the British Inhabitants, could no more be called a representative body
of that colony, than a council of state is.
D’autre part, il fallait tenir compte du clivage social hérité de la
colonisation française dans le cadre du système seigneurial :
To admit every Canadian proprietor of land would be disgusting and
injurious to all the men of condition in the Province, who are accustomed
to feel a very considerable difference between the seignor and the censier
[censitaire], though both are alike proprietors of land. Nor would it be
beneficial to men of inferior rank ; for every mode of raising them to the
level of their superiors, except by the efforts of their own industry, is perni-
cious. It seems, therefore, totally inexpedient at present to form an Assembly
[...]
Fort de l’assurance donnée par le gouverneur Carleton que le main-
tien du système seigneurial garantissait une parfaite subordination « from
the first to the lowest », le conquérant avait intérêt à ne pas confondre
les seigneurs avec leurs censitaires dans un même corps législatif. Les
membres de la petite noblesse seigneuriale – « the better sort of
Canadians » – méritaient dans une Crown Colony l’honneur d’être
nommés conseillers du gouverneur à l’instar des Lords que le roi choisis-
sait pour faire partie de son Privy Council.
L’Acte de Québec, en autorisant des sujets catholiques à siéger au
Conseil législatif, obligea la minorité protestante à réviser ses positions.
Au lendemain de la guerre d’Indépendance des États-Unis, les marchands
britanniques acceptèrent de se lier au mouvement réformiste canadien
qui recrutait ses chefs dans les rangs de la petite et moyenne bourgeoisie
groupant des commerçants et des boutiquiers aussi bien que des notaires
et des avocats. Conformément aux désirs de ces réformistes, ils préparè-
rent conjointement la fameuse pétition du mois de novembre 1784
demandant que « la Chambre des représentants du peuple soit indistinc-
tement composée d’anciens et de nouveaux sujets [...] librement élus par
les habitats des villes et des campagnes ou paroisses de la province ».
C’était un engagement fort risqué et un risque fort mal calculé. Ils
escomptaient pouvoir, grâce à leur ascendant économique et aux faveurs
274 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

anticipées de la métropole, imposer leurs vues au sein de la future assem-


blée législative et ajoutons qu’au moment de leur alliance avec les
réformistes canadiens, ils ignoraient que l’administration de William Pitt
se préparait à diviser les forces britanniques par la création de deux
provinces sœurs. Ils furent doublement déjoués dans leurs calculs : d’une
part, ils sous-estimèrent la volonté de contrôle du pouvoir législatif par
les représentants de la majorité – volonté clairement exprimée au cours
des années qui précédèrent l’avènement du régime parlementaire ; d’autre
part, ils s’abusèrent grandement en croyant que l’administration métro-
politaine, non encore remise du choc de la Révolution américaine menée
par la bourgeoisie coloniale de Boston, allait favoriser une forte repré-
sentation des villes de Québec et de Montréal à la Chambre d’Assemblée
du Bas-Canada.
[...]
Prétendre que la Révolution glorieuse de 1688 fut l’aboutissement
d’une « révolution bourgeoise » ayant rendu possible « un compromis
social et politique qui associa au pouvoir bourgeoisie et aristocratie »,
c’est entretenir une grande confusion sur le rôle que joua dans l’organi-
sation politique la gent commerçante et financière et la place qu’elle
occupa dans l’administration gouvernementale au cours du dix-huitième
siècle. Pour clarifier cette question, voyons ce qu’en pense J.H. Plumb,
grand spécialiste de l’administration de Walpole. Bon gré, mal gré, nous
apprend-il, les représentants des milieux d’affaires se plièrent aux règles
du jeu aristocratique que leur imposa l’oligarchie Whig sous les règnes
des rois George Ier et George II :
The Whig party fused the interests of aristocracy, high finance, and execu-
tive government, a process extended by Walpole to embrace the bulk of the
landed gentry. By doing so he put the noblemen and gentlemen back at
the heart of English political society. This was to be of tremendous impor-
tance for England’s future development. The seventeenth century had
witnessed the beginnings and partial success of a bourgeois revolution that
came near to changing the institutions of government. In this, however, it
never succeeded. The Revolution of 1688 and all that followed were retro-
gressive from the point of view of the emergence of the middle class into
political power. Socially and economically they continued to thrive, but
not politically. The power of the land and of commerce fused to create a
paradise for gentlemen, for the aristocracy of birth ; it thus became much
easier for England to adopt an imperial authority, to rule alien peoples, and
to train its ruling class for that purpose, rather than to adjust its institutions
and its social system to the needs of an industrial system.
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 275

À cette mise au point, ajoutons celle de l’historien H.J. Habakkuk


qui précise comment l’Angleterre hanovrienne devint « a paradise for
gentlemen » :
Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, l’influence sociale et politique dépendait
bien plus directement de la propriété terrienne qu’avant 1688. Aux XVIe
et XVIIe siècles, la faveur royale était une source importante du pouvoir
politique ; au XVIe siècle, la Couronne fut en mesure de doter plusieurs
« hommes nouveaux » de domaines provenant des terres confisquées aux
monastères. En pareils cas, l’influence politique venait d’abord et la terre
suivait. Au XVIIIe siècle, l’ordre des choses fut renversé. La possession de
la terre devint une condition de l’exercice soutenu du pouvoir politique.
Cette condition d’accès au pouvoir politique, à une époque où le
Parlement britannique représentait « le sol plus que la population »,
permet de comprendre pourquoi les membres de la bourgeoisie devaient
acquérir de la richesse immobilière pour se faire élire et accéder aux postes
de l’administration gouvernementale : « Wealth amassed in trade was laid
out in landed estates and used to secure seats in the House of Commons,
for both helped to lift their holders into a higher social sphere. »
À l’avènement du règne de George III, le Parlement était devenu la
chasse gardée d’une oligarchie aristocratique comprenant quelques
centaines de great Landlords, qui, au moyen d’un patronage érigé en
système, contrôlaient plus de la moitié des sièges de la House of Commons.
On y comptait alors 558 représentants dont 489 pour l’Angleterre, 45
pour l’Écosse et 24 pour le pays de Galles. La représentation de l’Angle-
terre se répartissait de la façon suivante : 40 comtés et 198 bourgs à deux
représentants chacun ; 5 bourgs à un représentant chacun ; la City de
Londres avait droit à quatre représentants seulement et les universités de
Cambridge et d’Oxford – ces centres aristocratiques de formation acadé-
mique – étaient représentées à la Chambre par chacune deux membres
élus par les seuls « doctors and masters of arts ». Dans ces 245 circons-
criptions électorales, on dénombrait moins de 300 000 électeurs, soit à
peine 5 % de la population ; les bourgs qui, à eux seuls, fournissaient
plus de 80 % de la représentation, comptaient moins de 125 000 électeurs.
Avec un électorat aussi restreint, l’administration gouvernementale, forte
de l’appui de la Cour, avait beau jeu de s’adonner sur une haute échelle
à la pratique du patronage, notamment dans ce qu’on dénommait les
« bourgs pourris ». L’électeur considérait son vote « as the placeman his
place or the contractor his contract : it was a piece of property which
must be made to return a dividend, either in the form of favours from
his patron or a cash equivalent ». Dans ces conditions, on peut imaginer
276 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

ce qu’il pouvait en coûter pour se faire élire et les faveurs que l’on atten-
dait en retour des dépenses encourues. Ainsi se tissait la trame des liens
étroits qui unissaient entre eux les membres de l’oligarchie aristocratique.
« The magnates needed the Court as much as the Court needed the
magnates : without the resources of the borough patrons the Court could
not bring its influence to bear on the House of Commons, but without
the rewards of office for themselves and their clients the patrons could
not maintain their own influence. » Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner
si, comme le fait justement remarquer l’historien J.H. Plumb, « patronage
has been, and is, an essential feature of the British structure of power [...]
It was patronage that cemented the political system, held it together, and
made it an almost impregnable citadel, impervious to defeat, indifferent
to social change ». La corruption électorale était une pratique si répandue
qu’elle ne pouvait échapper à l’attention d’observateurs étrangers. Denis
Diderot ne s’y trompait pas en relatant les impressions que lui rapporta
d’Angleterre son ami le baron d’Holbach : « Le monarque paraît avoir les
mains libres pour le bien et liées pour le mal ; mais il est autant et plus
maître de tout qu’aucun autre souverain. Ailleurs la cour commande et
se fait obéir. Là, elle corrompt et fait ce qui lui plaît, et la corruption des
sujets est peut-être pire à la longue que la tyrannie. »
[...]

III
La genèse de la Constitution de 1791 remonte au lendemain du
traité de Paris qui sanctionna, en février 1763, la cession définitive du
Canada à la Grande-Bretagne. C’est au cours des mois qui suivirent que,
du côté métropolitain, l’on supputa diverses solutions aux problèmes de
la pacification, de l’organisation et de l’administration de cet immense
territoire conquis s’étendant du golfe Saint-Laurent jusqu’aux sources du
Mississipi et englobant la vaste région des Grands Lacs. Il en résulta
l’ébauche d’une politique impériale qui, par la Proclamation royale
d’octobre 1763, visait à reconstituer un empire colonial dans une
Amérique du Nord devenue entièrement britannique.
[...]
Quelques mois après son accession au pouvoir, l’administration de
William Pitt le Jeune remplaça le défunt Board of Trade par un comité
du Conseil privé désigné sous le nom de « Committee for Trade » qui fut
chargé de s’enquérir sur les difficultés d’approvisionnement des Antilles
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 277

britanniques par suite de la nouvelle politique impériale. Cette enquête


offrit l’occasion d’entendre divers témoignages sur les perspectives d’avenir
de la colonisation britannique en Amérique du Nord. Les membres du
Comité furent séduits par les descriptions enthousiastes qu’on présenta
des multiples ressources exploitables qui feraient du British North America
« a future colonial granary, a vast reserve of naval stores and timber, and
a potential market for British manufactures and West Indian run ». Ils
remirent un rapport des plus optimistes comme en font preuve ces quel-
ques extraits :
By Information which the Committee received [...] it was clearly proved
[...] that the Province of Canada is able to export great Quantities of Wheat
and Flour for the Consumption of the British India Islands [...] It appears
also to the Committee that great Quantities of Lumber can be furnished
from Canada [...] Nova Scotia will soon be able to supply great Quantities
of Lumber, and if Grants of Lands are properly made and secured to the
Inhabitants they will in about three years be able to furnish at moderate
prices most of the Articles which the West India Islands can want from
North America [...] The Loyalists who are lately gone there [...] are indus-
trious, extremely anxious to cultivate the Land alloted to them, and to enter
into any Plan by which they can exist under the British Government.
Avec un tableau aussi reluisant et avant que le temps n’en montrât
les mirages, les autorités métropolitaines furent disposées à recevoir
favorablement les demandes de ces valeureux pionniers loyalistes désireux
de faire fructifier le sol canadien et de transformer le pays en une terre
d’abondance.
Ce fut précisément en ce printemps 1784 que les Loyalistes reçurent
l’assurance d’obtenir ce qu’ils souhaitaient depuis leur arrivée en Nouvelle-
Écosse : « A separate Government [which] shall be the most Gentlemanlike
one on earth. » Cette séparation répondait à des objectifs politiques for
bien exprimés par Sir Guy Carleton lorsqu’il fut appelé à témoigner
devant le comité du Conseil privé en mars 1784 : « The only firm hold
that Great Britain has upon the remains of the American Dominions is
certainly by means of the Loyalists. » N’était-il pas indiqué de conserver
la ferveur royaliste de ces zélés défenseurs de la constitution britannique
en les prémunissant contre l’influence pernicieuse du républicanisme qui
s’était infiltrée dans les milieux d’Halifax ? C’est ce que William Knox
avait recommandé à Lord North en 1783, en lui soumettant un projet
de gouvernement provincial séparé pour les Loyalistes. Il y proposait :
to erect the country from the river St. Croix to the Gulph of St. Lawrence,
and from the Line across the Isthmus to the Line of Canada, into a new
278 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

province, placing the seat of Government on the river St. John [...] They
will gladly receive a Constitution calculated to cherish monarchical prin-
ciples, and to repress republican ideas, and of a tendency to bind them to
Great Britain ; and it will be the fault of Administration if such a
Constitution be not established, as will render their union with this country
happy and permanent.
Ainsi fut officiellement fondé, en juin 1784, un « removed Loyalist
haven in the North ».
La fondation du Nouveau-Brunswick créa un précédent dont allaient
se prévaloir aussi les Loyalistes établis dans la partie supérieure du fleuve
Saint-Laurent pour réclamer le privilège d’une législature provinciale
distincte. Ces milliers de nouveaux colons venus trouver refuge au
Canada, pour la plupart anciens fermiers originaires des colonies de New
York et de Pennsylvanie, entreprirent le développement de la future
province du Haut-Canada, après que le gouverneur Frederic Haldimand
eut décidé, à l’automne 1783, de les établir à l’ouest de la zone seigneu-
riale, depuis le Long-Sault jusqu’à la baie de Quinte. Haldimand fit
preuve de clairvoyance en plaidant la cause de cette colonisation agricole
auprès des autorités métropolitaines :
I am happy to find that there are in the Gift of the Crown, Lands of so
good a Soil and in a favorable Climate, sufficient not only to settle the
Provincial Corps when disbanded, but all such Royalists as may come from
the Southward with a view to find an Asylum from the Tyranny and
Oppression of their Countrymen. I foresee great advantages from this
Settlement [...] The Royalists settled together in numbers will form a
respectable Body attached to the Interests of Great Britain [...] Their industry
will in a very few years raise in that Fertile Tract of Country great Quantities
of Wheat and other Grains and become a Granary for the Lower Parts of
Canada where the Crops are precarious and liable to be engrossed by a few
designing and interested Traders [...]
Cette vision d’avenir d’une province appelée à servir de grenier du
Bas-Canada avait le mérite d’être beaucoup plus réaliste que celle de faire
du British North America le grand pourvoyeur des Antilles britanniques.
Moins d’un an après l’établissement des Loyalistes dans les nouveaux
cantons du Haut-Canada, leurs principaux porte-parole adressèrent une
pétition au roi en vue de l’obtention d’une législature distincte, « under
the Government of a Lieutenant Governor and Council, [...] appointed
by Your Majesty, with the necessary Power of internal Regulation, but
subordinate to the Governor and Council of Quebec ». Ils justifièrent
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 279

leurs demandes en faisant valoir la nécessité d’un « Liberal System of


Tenure, Law, and Government » pour favoriser le développement et la
sécurité de la nouvelle colonie et pour attirer au Canada tous les
Américains qui désireraient redevenir sujets britanniques « from their
Attachment to Your Majesty, their ancient Predilection in favour of the
British Government, their Dislike of the Republican Government they
now live under, as well as from their Family, and Personal Attachments ».
Des fils de la mère patrie qui avaient sacrifié « their Estates and Properties
in support to Your Majesty’s Laws and Government » méritaient de jouir
des bienfaits de la constitution britannique.
Les demandes des Loyalistes correspondaient si bien aux vues des
autorités britanniques que dans les mois qui suivirent leur pétition au
roi, l’administration de William Pitt envisagea sérieusement de changer
la constitution établie par l’Acte de Québec et de diviser la province en
vue de la création de deux gouvernements séparés. Au début de l’année
1786, en prévision du retour de Sir Guy Carleton à titre de gouverneur
en chef du British North America, le Conseil privé du roi prépara à son
intention des « Instructions particulières » lui enjoignant, aussitôt après
son arrivée à Québec, de s’enquérir auprès de la population « to obtain
the most full and authentick information of the real sentiments of the
Inhabitants » sur les réformes constitutionnelles réclamées par les
marchands britanniques et par le groupe réformiste canadien. Le futur
Lord Dorchester devait aussi éclairer les dirigeants métropolitains sur
l’opportunité de créer une nouvelle province au Canada :
And whereas from the great extent of Our province of Quebec, as well as
the increased Number of Inhabitants, and in particular of those of our
Loyal Subjects [...] who [...] retained their allegiance to Us, it may be
expedient to divide the same, and erect for the present a distinct and sepa-
rate province to the Westward : It is Our Will and Pleasure, that You do
obtain the most particular information, and transmit Your Opinion, where
and in what Manner the proposed division should be made, and also
whether the Constitution of such new erected province, ought to be similar
to what is at present, or may hereafter be established in Our province of
Quebec, or whether the same should be similar to those established in Our
other Provinces and Colonies in America [...]
À toutes ces questions, le gouverneur Dorchester et le juge en chef
William Smith, son conseiller, n’apportèrent aucune réponse satisfaisante.
À propos de ces deux administrateurs, l’historien Burt porte un jugement
sévère mais juste : « Dorchester fumbled with the constitutional problem.
It was to him a Gordian knot which he had neither the ability to undo
280 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

nor the courage to cut, and Smith was no great help to him, for he too
was baffled by the complicated situation in the colony. »
Après avoir joué un rôle de tout premier plan dans l’élaboration de
l’Acte de Québec, Sir Guy Carleton parut, à son retour au Canada à
l’automne de 1786, complètement dépassé par les événements. Élevé à
la pairie et âgé de plus de soixante ans, il avait perdu sa ferveur ambitieuse
d’antan. Depuis sa démission de son poste de gouverneur de Québec en
1777, il avait connu d’amères déceptions. Son expérience de commandant
en chef ne lui avait apporté aucune des satisfactions qu’il espérait de cette
nomination du roi. Loin de pouvoir jouer un grand rôle de pacificateur
pour réconcilier les colonies américaines à la mère patrie comme il s’y
attendait, il dut se contenter de faire évacuer des dizaines de milliers de
Loyalistes. Durant son séjour à New York en 1782-83, il avait fait la
connaissance de William Smith qui lui fit rêver de devenir un jour le
« vice-roi » du British North America. Carleton abandonna ce rêve après
avoir obtenu son titre de noblesse auquel il tenait par-dessus tout :
We had a long Conversation on the British Constitution which he admires
as much as I do. He [Carleton] laughed heartily at my Idea that the King
& Queen were the only slaves in the Nation. Assents that an English Peer
had a more eligible Standing than any Crown’d Head. Ease, Dignity &
Security. He thought my Observation a very good one that the Aristocracy
gave a sleeping Dose to Ambition. There is terminated as there was no going
higher. When arrived to the Peerage all Busling ended for the Residue of a
Man’s Days, and the new elevated Peer became a quiet Citizen.
La plus grande ambition de Carleton se trouva donc comblée ce jour
du 19 juillet 1786 où il put baiser la main du roi qui l’éleva au rang des
pairs du royaume. Dorénavant Lord Dorchester pouvait vivre avec « Ease,
Dignity & Security ».
Deux ans après le retour de Dorchester au Canada, le secrétaire d’État
rappela au gouverneur la teneur des « Instructions particulières » reçues
avant son départ de Londres, Lord Sydnay prit soin de lui reformuler les
questions déjà posées en le pressant de fournir tous les renseignements
jugés indispensables afin de mettre le cabinet ministériel en mesure de
proposer, si possible dès la prochaine session, « such arrangements as may
he found to be expedient for removing every just and reasonable cause
of complaint that may exist among His Majesty’s Subjects, of any descrip-
tion whatsoever, who are Inhabitants of [the] Province [of Quebec] ». Et
manifestement préoccupé par le cas des Loyalistes, le ministre précisa :
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 281

as these People are said to be of the number desirous of the Establishment


of the British Laws, It has been in Contemplation to propose to Parliament
a division of the Province, to commence from the Boundary Line of the
Seigneurie granted to Monsieur De Longueuil [...] But, before they take
any step towards the execution of this measure, they [His Majesty’s Servants]
are desirous of receiving the advantage of Your Lordship’s opinion how far
it may be practicable or expedient ; or, whether any other line or mode of
separation would be preferable [...]
Lord Sydney concluait sa lettre par ce qui allait être particulièrement
retenu comme solution en 1791 pour le Haut-Canada :
With a view to the execution of the Plan in question, it will be necessary
for you to consider, previously to your Report upon it, what sort of Civil
Government ought to be formed for its internal arrangement, & whether
the Number and description of the Inhabitants and other Circumstances
are such as do, or do not, make the immediate Establishment of an Assembly
within this district, practicable and adviseable. At all events It will be natural,
as the greatest Part of these New Settlers are attached to the English Laws,
that that System should be introduced as the general Rule, with such
Exceptions or Qualifications as particular and local Circumstances may
appear to require.
En guise de réponses aux questions précises du secrétaire d’État
concernant l’avenir du British North America, le gouverneur Dorchester
se contenta de modifier quelque peu les vagues considérations du juge
en chef Smith :
A change of the laws and form of Government, by the introduction of an
assembly, is chiefly promoted by the commercial part of the community,
in the towns of Quebec and Montreal. The Canadian Habitants, or farmers,
who may be stiled the main body of the freeholders of the Country, having
little or no education, are unacquainted with the nature of the question,
and would, I think, be for, or against it, according to their confidence in
the representation of others. The Clergy do not appear to have interfered.
But the Canadian gentlemen [i.e. les seigneurs] in general are opposed to
the measure [...]
En ce qui concernait la division de la province et le sort des Loyalistes,
Dorchester ne trouva rien de plus positif à recommander que de ne faire
aucun changement important :
A division of the province, I am of opinion, is by no means adviseable at
present, either for the interest of the new, or the ancient districts, nor do I
see an immediate call for other regulations, than such as are involved in the
subject of the genral jurisprudence of the country. Indeed it appears to me,
282 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

that the western settlements are as yet unprepared for any organization,
superior to that of a county. But [...] no time should be lost in appointing
a person of fidelity and ability, in the confidence of the loyalists, to supe-
rintend, and lead them [...] under the title of Lieutenant Governor of the
four western districts [Luneburg, Mecklenburg, Nassau and Hesse].
Toutefois, si l’on décidait de créer une nouvelle province « by the
wisdom of His Majesty’s Councils », il ne voyait aucune raison de priver
les Loyalistes du Haut-Canada des avantages d’institutions représenta-
tives.
Devant un si noble détachement, William Wyndam Grenville, cousin
germain du premier ministre Pitt, n’eut pas la patience de Lord Sydney
et décida de passer à l’action aussitôt après sa nomination au poste de
secrétaire d’État en juin 1789. Il se plongea résolument dans le volumi-
neux dossier canadien avec la détermination de trouver une solution à
l’épineux problème constitutionnel – « the most important and extensive
of any of the subjects which [he] found in the Office ». En moins de trois
mois, il parvint à mettre au point un projet de nouvelle constitution ainsi
qu’il s’en expliqua devant la House of Commons :
As soon as Parliament was prorogued [11 août 1789], he applied himself
to the business with the utmost care and consideration. The House would
naturally see that it must unavoidably cost him some time to study the
subject, to digest his own opinions respecting it, to compare them with the
opinions of others of His Majesty’s servants [...] With great application,
and unremitting industry, he had been able to accomplish all these objects
in less than three months, and had not formed a mere design or outline
[...] but had actually matured the whole, and reduced it to the shape of a
Bill, such as he thought fit to be submitted to the consideration of that
House [...]
Et il s’excusa d’avoir à retarder la présentation de son projet de loi
jusqu’à la réception des commentaires de Lord Dorchester « on many
points of detail which required local assistance ».
Durant les trois mois (d’août à octobre 1789) de préparation de son
plan constitutionnel, Grenville consulta les principaux membres du
cabinet ministériel dont le prestigieux Grand Chancelier Edward Thurlow
– le principal conseiller du roi – qui, jadis, à titre de procureur général,
avait pris la défense de l’Acte de Québec qu’il jugeait « the only sort of
Constitution fit for a Colony ». Tout en reconnaissant que les circons-
tances avaient changé depuis 1774, Lord Thurlow n’en continuait pas
moins à penser que l’entier contrôle du pouvoir législatif par la Couronne
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 283

offrait la meilleure garantie de dépendance des colonies envers la métro-


pole. En réponse à Grenville qui soutenait que l’absence de modèle
constitutionnel métropolitain avait été l’une des principales causes de la
défection des colonies américaines, Thurlow répondit :
You seem to refer it to the want of more resemblance in their constitution
with that of Great Britain. I have been used to think it more referable to
the want of connection and dependence in the form of their government
upon the mother country [...] It seems clear, that, if political liberty, which
is the governing principle of our constitution, be established in a colony,
the sovereignty which, following that principle, must be distributed in
certain proportions among the people, will also be established there ; and
the immediate effect of that will be an habitual independent attention to
a separate interest [...]
À défaut de pouvoir maintenir une complète souveraineté de la
Couronne, le légiste espérait que la dépendance économique du Canada
vis-à-vis de la Grande-Bretagne préserverait au moins la subordination
politique : « As a seat of commerce, our present situation in that respect
goes a great way to secure it. » Il se montra cependant sceptique quant à
la possibilité de garder au gouvernement britannique, comme le pensait
Grenville, « a great degree of weight and influence », grâce à l’institution
d’un Conseil législatif sur le modèle de la House of Lords. La formation
d’un corps aristocratique héréditaire lui paraissait une solution douteuse :
« If placed in hands unequal to it, will be only despised ; but if lodged
with families of permanent consideration, will grow, as I fear, into an
independent interest. » Conscient qu’il ne pouvait arrêter le cours de
l’histoire et empêcher l’inévitable séparation des intérêts entre les colonies
et leur métropole, le Grand Chancelier accepta le plan de Grenville
comme une sorte de fatale nécessité.
Fort de cette acceptation du Grand Chancelier, le secrétaire d’État
put obtenir du roi l’autorisation de soumettre son projet de loi à l’ap-
probation du Parlement. Mais à l’instar du conseiller de la Couronne,
George III exprima son regret de devoir révoquer en partie l’Acte de
Québec qu’il croyait sincèrement fondé « on the clearest principles of
justice and humanity » dans le but de promouvoir « the happiness of my
Canadian subjects » ainsi qu’il l’avait déclaré en donnant sa sanction
royale, le 22 juin 1774. « I am sorry any change is necessary, déplora le
roi, for I am aware to please all concerned is impossible, and that if things
could have gone on in its present state for some years, it would have been
very desirable » ; et avec une touchante marque de considération pour
« ses sujets canadiens », il signala que le plan de Grenville « has been drawn
284 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

up with as much as attention to the interest of the old inhabitants who,


by the capitulation, have every degree of right to be first attended to ».
Le plan de Grenville reposait sur des considérations économiques,
des facteurs politiques et des principes constitutionnels qu’on trouve
exposés dans un document de travail intitulé : « Discussion of Petitions
and Counter Petitions RE Change of Government in Canada ». Ce
mémoire fait ressortir deux préoccupations majeures de l’administration
de William Pitt : le développement de la colonisation britannique en
Amérique du Nord et le mode de financement de cette colonisation. Ces
préoccupations sont assorties à des objectifs politiques visant à maintenir
et à préserver le contrôle métropolitain au moyen d’un régime constitu-
tionnel bien assujetti aux prérogatives royales.
Le mémoire de Grenville débute par une analyse des principaux
arguments mis de l’avant dans les nombreuses pétitions et contre-pétitions
qui, depuis 1783, s’étaient accumulées au secrétariat d’État. Le choix des
arguments retenus par Grenville – aussi bien ceux des partisans que des
opposants aux réformes constitutionnelles – démontre que la solution
proposée était en bonne part dictée par des impératifs d’ordre économique
résultant de la perte des anciennes colonies américaines. Malheureusement,
cette solution ne produisit pas les résultats espérés parce que ces impé-
ratifs économiques commandaient une libéralisation qui allait directement
à l’encontre de la réorientation, en 1783, de la politique impériale dans
le cadre du « Old Colonial System ». Grenville n’était pas sans pressentir
les inconvénients de cette contradiction : « With a view merely to retaining
dependence, a legislation residing in the mother country might for a
time be the best of all institutions ; but that it has so evident a tendency
to check and depress the prosperity of the colony, that it might almost
be doubted whether such a dependence be worth retaining. » Mais le
négociateur du futur et premier traité commercial avec les États-Unis (le
Grenville-Jay Treaty de 1794) demeurait trop captif de la mentalité féodale
qui caractérisait l’élite aristocratique anglaise pour pouvoir se libérer des
liens idéologiques qui le rattachaient au système protectionniste du First
British Empire.
Dans son analyse des arguments pour et contre les réformes consti-
tutionnelles, le ministre insista sur deux faits déterminants dans l’ordre
de ses préoccupations. D’abord, il constata que le British North America
était destiné à se peupler presque exclusivement de colons britanniques ;
From the great, & continued influx of New Settlers, & from the resources
of the country itself, there is every reason to believe, that the wealth &
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 285

population of the Province are rapidly increasing ; but the increase has
hitherto been almost entirely confined, & will probably continue to be so,
to the British & American Settlers.
Dans cette perspective, il lui apparut indispensable de donner suite
aux promesses de la Proclamation royale de 1763 ; comment retarder
plus longtemps la réalisation de ces promesses alors que le nombre des
Loyalistes s’accroissait d’année en année ? En étant soumis aux lois, us et
coutumes de la majorité canadienne-française, ces Loyalistes ne pourraient
bénéficier de leurs droits et privilèges ; puisqu’ils formaient déjà la plus
grande proportion de colons britanniques au Canada, pourquoi ne pas
leur offrir les mêmes avantages des « libertés anglaises » qu’à leurs compa-
triotes de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ? Il fallait aussi
soulager la Grande-Bretagne du lourd fardeau des dépenses que lui occa-
sionnait le soutien de la colonie et qui s’élevaient à près de £100 000
annuellement sans compter la solde des troupes. Depuis 1778, le
Parlement britannique avait officiellement renoncé à son droit d’imposer
aux colonies des taxes pour des dépenses relevant de l’administration
locale et pour des fins de défense générale ; par l’établissement d’une
Chambre d’Assemblée, on remettait ce pouvoir de taxation aux élus du
peuple. Ce partage du fardeau fiscal était devenu si urgent que l’historien
Harlow a pu écrire : « the financial case for running the political risk of
establishing a predominantly French Assembly in Quebec was strong –
almost to the point of compulsion ».
Parmi les objections formulées par les seigneurs canadiens s’opposant
à l’établissement d’une Chambre d’Assemblée, Grenville en releva trois
principales : a) la crainte des taxes ; b) la crainte d’une prépondérance des
« Old British Subjects » à l’Assemblée législative ; c) la crainte des lois
anglaises. À la première objection – crainte des taxes que les seigneurs
avaient utilisées pour alerter et alarmer leurs censitaires contre toute
réforme constitutionnelle – le ministre opposa que les Canadiens ne
pouvaient choisir d’en être exemptés ; lorsqu’ils auront compris, ils préfé-
reront être taxés par leurs propres représentants plutôt que par des
conseillers législatifs nommés par la Couronne. Aux deux dernières
objections, Grenville trouva réponse par la formation de deux législatures
provinciales :
If these two bodies, & Classes of Men, differing in their prejudices, &
perhaps, in their interests, were to be consolidated into one legislative body,
dissensions, & animosities might too probably prevail ; & the success of
either party might, in fact, be injurious to the other. It should seem there-
fore, that the natural remedy, for this, would be, the separation of the
286 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

province into two districts, having distinct Legislatures, in which, the


separate interests of the old, & new Subjects might preponderate, according
to the respective proportion of population, & of wealth.
En préparant son projet de nouvelle constitution, Grenville tint
compte des remèdes jadis prescrits par William Knox et Sir Francis
Bernard. Convaincu que la déficience constitutionnelle des anciennes
colonies américaines avait été l’une des principales causes de leur défec-
tion, il crut prévenir ce danger par la formation d’un corps législatif
indépendant « to operate as a check, both on the misconduct of
Governors, & on the democratical Spirit, which prevailed in the
[American] Assemblies ». Ce corps législatif indépendant devait remplir
les fonctions de la House of Lords qui formait « the Aristocratical part of
our Constitution » et constituer dans les futures provinces du Bas et du
Haut-Canada « a respectable Aristocracy, as a support, & safeguard of
the Monarchy ». Afin de rendre encore plus respectables les détenteurs
de ce pouvoir intermédiaire dans une « mixed and balanced constitution »,
on leur attribuerait des marques d’honneur ou de distinction avec privi-
lèges héréditaires.
Si dans les treize colonies américaines, la partie aristocratique de la
constitution britannique avait fait défaut, la partie monarchique repré-
sentée par le gouverneur laissait également à désirer :
The nature of the Situation allotted to the Governors in America, the limited
extent of their Authority, the dependence, in which they frequently found
themselves, on the Colonies even for their own Support, & Maintenance,
the little consequence annexed to their Station, &, sometimes, the character,
& rank of the persons sent there, were but ill adapted to remedy the defect
arising from the absence of the Sovereign.
Comme le gouverneur ne pouvait, à l’instar du roi, dispenser des
honneurs et des émoluments « to animate the exertions of individuals,
& to secure their attachment to the existing form of Government »,
Grenville projeta de rehausser le prestige et l’influence de l’autorité
exécutive en consolidant les gouvernements provinciaux sous une seule
personne qui réunirait les pouvoirs civil et militaire.
Dès qu’il eut obtenu l’autorisation du roi de soumettre son projet
de loi au Parlement, Grenville s’empressa d’en faire part au gouverneur
Dorchester. Le moment lui parut des plus propices alors que la situation
en France « gives Us little to fear [...] The opportunity is therefore most
favourable for the adoption of such measures as may tend to consolidate
Our strength, and increase our resources ». Il invita le gouverneur à
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 287

collaborer à la réalisation de ce plan tout en le prévenant que la décision


de séparer le Bas du Haut-Canada était irrévocable. Il lui exposa le bien-
fondé de cette division :
[...] a considerable degree of attention is due to the prejudices and habits
of the French Inhabitants who compose so large a proportion of the
community, and every degree of caution should be used to continue to
them the enjoyment of those civil and religious Rights which were secured
to them by the Capitulation of the Province, or have since been granted
by the liberal and enlightened spirit of the British Government [...] Every
consideration of policy seemed to render it desirable that the great prepon-
derance possessed in the Upper Districts by the King’s ancient Subjects,
and in the Lower by the French Canadians should have their effect and
operation in separate Legislatures ; rather than that these two bodies of
People should be blended together in the first formation of the new
Constitution, and before sufficient time has been allowed for the removal
of ancient prejudices, by the habit of obedience to the same Government,
and by the sense of a common interest.
Les directives précises du secrétaire d’État ne laissèrent pas grande
latitude à Lord Dorchester pour faire amender le projet de loi. Les longs
délais dans l’échange de correspondance avec le gouverneur et les dernières
mises au point obligèrent l’administration gouvernementale à reporter
au début de l’année 1791 la présentation officielle du projet d’Acte
constitutionnel. Ne pouvant plus compter sur la présence à la House of
Commons de son cousin devenu Lord Grenville, le premier ministre Pitt
affronta seul les critiques de l’opposition après la première lecture du
« Canada Bill », le 4 mars.
Le plaidoyer qu’Adam Lymburner, le délégué de la bourgeoisie
coloniale, avait présenté devant le comité de la Chambre, le 23 mars,
procura des munitions à l’opposition parlementaire pour attaquer la
politique gouvernementale. Le célèbre orateur de la Chambre, Charles
James Fox, brillant franc-tireur de l’opposition, trouva dans le projet de
la nouvelle constitution canadienne ample matière à harceler le ministère.
Ce chef de l’aile réformiste du parti Whig était connu pour ses sympathies
républicaines et il profita de ce débat pour se faire du capital politique.
Les historiens du Canada anglais n’ont retenu des critiques de Charles
James Fox que sa sortie contre la division de la province de Québec : « The
most desirable circumstance was, that the French and English inhabitants
should unite and coalesce, as it were, into one body, and that the different
distinctions of the people might be extinguished for ever. » Ce serait se
méprendre que de voir dans son argumentation l’expression d’une poli-
288 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

tique définie d’assimilation alors que le but recherché par ce chef


d’opposition était de prendre en défaut l’administration de William Pitt.
D’ailleurs les seuls amendements à la loi que Fox parvint à faire adopter
par ses nombreuses critiques eurent précisément pour effet de favoriser
la majorité canadienne-française du Bas-Canada : l’augmentation du
nombre des députés de trente à cinquante, la réduction des « qualifica-
tions » des électeurs et le renouvellement de l’Assemblée à tous les quatre
ans au lieu de sept.
Ce fut sur un ton à la fois ferme et sans agressivité que le premier
ministre Pitt répondit aux objections soulevées par Fox contre la sépara-
tion du Bas et du Haut-Canada :
As to the division of the province, it was, in a great measure, the fundamental
part of the bill ; and he had no scruple to declare that he considered it as
the most material and essential part of it. He agreed with the honourable
gentleman, in thinking it extremely desirable that the inhabitants of Canada
should be united, and led universally to prefer the English constitution and
the English laws. Dividing the province, he considered to be the most likely
means to effect this purpose, since by so doing, the French subjects would
be sensible that the British Government had no intention of forcing the
English laws upon them, and therefore they would, with more facility, look
at the operation and effect of those laws, compare them with the operation
and effect of their own, and probably in time adopt them from conviction
[...]
Que William Pitt ait pu souhaiter voir les Canadiens adopter les lois
anglaises, on ne saurait en douter, mais de là à prétendre que l’anglicisa-
tion des Canadiens constituait l’un des principaux objectifs du plan de
Grenville, c’est enlever tout sens à la politique coloniale du gouvernement
métropolitain. On se doit de distinguer entre les arguments qui servent
de justification à une législation et les raisons qui en constituent le fonde-
ment. Si l’on examine les raisons fondamentales qui ont motivé la
décision ministérielle de créer deux gouvernements provinciaux distincts
au Canada, on n’y trouve aucun dessein ni aucune volonté de traduire
en acte législatif une quelconque politique d’assimilation. Le premier
ministre expliqua clairement les préoccupations politiques de son admi-
nistration au sujet de cette division de la province de Québec :
It appeared to His Majesty’s Ministers [...] that there was no probability of
reconciling the jarring interests and opposing views of the inhabitants, but
by giving them two Legislatures [...] It seemed to His Majesty’s servants
the most desirable thing, if they could not give satisfaction to all descriptions
of men, to divide the province, and to contrive that one division should
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 289

consist, as much as possible, of those who were well inclined towards the
English laws, and that the other part should consist of a decided prepon-
derancy of the ancient inhabitants, who were attached to the French laws
[...]
Reconnaissant qu’il était pratiquement impossible de donner satis-
faction « to all descriptions of men », c’est-à-dire à tous les différents
groupes composant la population coloniale, il précisa les raisons qui
avaient obligé le gouvernement métropolitain à sacrifier les intérêts de
la minorité protestante du Bas-Canada :
It was perfectly true [...] that in Lower Canada there still remained a certain
number of English subjects, but these would hold a much smaller propor-
tion than if there was one form of Government for every part of the province.
It was in Upper Canada particularly that they were to expect a great addi-
tion of English inhabitants. The consequence was, that if it was not divided
from the rest, the Canadians forming a majority of five to one, the grievance
would be every year increasing in proportion as the population increased.
Ces explications furent si bien interprétées par Edmund Burke, le
célèbre auteur des Reflections on the Revolution in France, qu’il déclara en
donnant son appui au plan de Grenville : « An attempt to join people
dissimilar in law, language, and manners, appeared to him highly absurd
[...] Let the Canadians have a constitution formed upon the principles
of Canadians, and Englishmen upon the principles of Englishmen. »
Lorsque le comité de la Chambre passa en revue les divers articles
du projet de loi, les aspects proprement constitutionnels retinrent l’at-
tention et ce furent les modalités d’application de la constitution
britannique au Canada qui suscitèrent un échange d’opinions entre le
chef du gouvernement William Pitt et son principal adversaire, en
Chambre, Charles James Fox. Malgré leur différente allégeance aux deux
grands partis Whig et Tory, ces deux illustres représentants de la société
aristocratique anglaise du dix-huitième siècle vouaient à la forme politique
du gouvernement britannique une commune admiration et vénération.
Au-delà de leurs divergentes options politiques, ils partageaient la même
vision de l’ordre politico-social que sanctionnait la constitution britan-
nique. Leurs plaidoyers respectifs sur ses modalités d’application au
Canada constituaient la meilleure défense et illustration de cette menta-
lité féodale qui donne tout son sens au « Lord Grenville’s Act ».
Charles James Fox fit porter l’essentiel de sa critique sur le mode de
formation du Conseil législatif. Au lieu de faire de ses membres des
instruments au service de la Couronne, il proposa de constituer un véri-
290 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

table corps législatif « indépendant du gouverneur et du peuple » au moyen


de l’élection des conseillers par la seule classe des plus riches propriétaires
terriens et non par scrutin populaire comme c’était le cas pour les repré-
sentants de la Chambre d’Assemblée :
By this means they would have a real aristocracy chosen by persons of
property from among persons of the highest property, and would thence
necessarily possess that weight, influence, and independency, from which
alone could be derived a power of guarding against any innovations that
might be made, either by the people on the one part, or the Crown on the
other.
Fox s’efforça de rassurer les membres de la Chambre : il n’entendait
nullement par cette réforme remettre en question le partage des pouvoirs
tel qu’établi par la constitution britannique mais, au contraire, c’était par
considération pour le noble corps de la House of Lords qu’il s’objectait à
reconstituer en Amérique du Nord « a servile imitation of our aristocracy
[...] a very inadequate substitute – a semblance but not a substance ».
En rejetant le projet de réforme de Fox, le premier ministre Pitt
profita de l’occasion qui lui était offerte pour faire l’éloge de la
Constitution britannique :
Aristocracy was [...] the true poise, as the right honourable gentleman had
emphatically stated it, of the constitution ; it was the essential link that held
the branches together, and gave stability and strenght to the whole ; aristo-
cracy reflected lustre on the Crown, and lent support and effect to the
democracy, while the democracy gave vigour and energy to both and the
sovereignty crowned the constitution with authority and dignity [...] Our
aristocracy was not merely respectable on account of its property, though
this undoubtedly was no small consideration in the scale of its respectabi-
lity ; but it was essentially respectable for its hereditary distinctions flowing
from the Crown, as the fountain of honour [...] He should lament, there-
fore, to create an aristocracy by a selection from property alone, or by
making it elective, as in either case it would render the poise nearer to the
people than it was to the Crown in the British constitution.
Tout en admettant qu’on ne pouvait former une nouvelle noblesse
coloniale jouissant de tout le respect qu’inspirait la House of Lords dont
les membres s’honoraient d’une haute lignée héréditaire remontant à
l’Antiquité, il n’en croyait pas moins possible de lui procurer « the same
degree of respect as had accompanied the origin of our nobility, and
succeeding ages would bestow all the rest ». D’ailleurs, n’y avait-il pas
déjà dans les habitudes, les coutumes et les usages des Canadiens français
« something that peculiarly fitted it for the reception of hereditary
Pierre Tousignant – Problématique pour une nouvelle approche de la Constitution de 1791 291

honours » ? Certains seigneurs ne possédaient-ils pas à un degré suffisant


« property and respect » pour espérer que la prospérité de la colonie qui
suivrait la mise en application de la nouvelle constitution « would make
them hold a fair weight in that constitution, and imperceptibly clothe
them with that respect and influence that ought to belong to the aristo-
cratical branch of a free Government » ? Ainsi, en était-il fermement
convaincu, il en résulterait un resserrement des liens entre la colonie et
la mère patrie.
Les débats parlementaires s’achevèrent sur ces hommages rendus à
la Couronne et à l’aristocratie. Alors qu’en France était lancé à l’assaut
de la monarchie et des privilèges de classe nobiliaire le mouvement révo-
lutionnaire, dans cette auguste enceinte du Parlement britannique,
continuait à prédominer le système de valeurs propre au monde rural du
dix-huitième siècle. Grenville et Pitt incarnaient l’idéologie d’une société
aristocratique où la propriété foncière constituait le fondement du pouvoir
politique ; Durham et Russell, cinquante ans plus tard, représenteront
l’idéologie de l’ère de la conquête des marchés mondiaux par la bour-
geoisie industrielle du dix-neuvième siècle. Forts de leur importance
comme majorité de propriétaires terriens, les Canadiens français profi-
tèrent, au cours des trente années qui suivirent la cession du Canada à
l’Angleterre, de la conception féodale de l’ordre politico-social des diri-
geants de l’Empire. L’avenir n’en devait pas moins appartenir aux valeurs
bourgeoises de la minorité protestante même si, en 1791, on la sacrifia
« on the altar of French Canada ».
Une histoire du Canada
D’une colonie à une nation1
Arthur R. M. Lower

La répression des rébellions

Les rébellions ont peut-être constitué un événement mineur sur le


plan militaire et au chapitre du nombre de pertes de vies humaines, mais
le sang versé, en 1837, était du sang de sacrifiés, qui a accompli, comme
c’est souvent le cas des effusions de sang, ce que des années de pourpar-
lers ne seraient pas parvenues à faire. Cet événement a sapé la vitalité des
privilégiés et a rendu une réforme impérative. Les rébellions ont donné
aux Français, après un certain temps, le contrôle de leur propre province
et aux Canadiens du Haut-Canada l’occasion de trouver un compromis
entre l’exploitation et le peuplement. La révolte des Français a davantage
réussi que celle des Canadiens du Haut-Canada puisqu’elle symbolisait
le mouvement d’un peuple contre ses dirigeants, et si un heureux concours
d’hommes d’État et d’événements n’avait pas stoppé le processus révo-
lutionnaire au stade de l’autonomie provinciale, elle aurait fort bien pu
entraîner la Nouvelle-France dans la voie empruntée par l’Irlande et l’Inde
par la suite. Dans le Haut-Canada, où les abus au sein du gouvernement
qui provoquent généralement une révolte étaient plus graves, la menace
d’un tel sort était inexistante et le règlement n’a guère eu la même clarté
satisfaisante. Si la rébellion était allée plus loin, les suites auraient pu être
une reconnaissance plus nette de l’autonomie gouvernementale, l’instau-

1. Arthur Reginald Marsden Lower, Colony to Nation: a history of Canada, Toronto, McClelland
and Stewart, 1977. (Le texte reproduit ici a été traduit de l’anglais par Audrey Lord)

293
294 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

ration plus franche de la démocratie et une débâcle plus décisive des


privilégiés que ce qui s’est en fait produit.
Le fait que les rébellions n’étaient pas principalement dirigées contre
le rapport entretenu avec la Grande-Bretagne les ont rendues d’autant
plus difficiles à comprendre pour le gouvernement impérial. Que
voulaient les Canadiens ? Les autorités britanniques étaient prêtes à
accorder certaines concessions. Le problème est qu’elles n’ont pas fait
preuve de l’imagination requise pour saisir la véritable situation coloniale.
Le Canada était loin et n’était pas particulièrement important dans l’ordre
des choses britannique. Pour de nombreux partisans du gouvernement
Melbourne (1834-1841), il s’agissait de l’endroit d’où provenait du bois
de qualité inférieure à des prix fort élevés, une colonie qui était parvenue
à imposer sa volonté, grâce à des droits préférentiels sur le bois, à la mère
patrie. Mais même l’accommodant Melbourne a dû agir lorsque la rébel-
lion a éclaté.

1. Durham, « lord haut-bourreau »

Aucune autre solution aux problèmes coloniaux n’étant en vue, les


autorités impériales se sont résolues à tenter, pour la deuxième fois,
l’habituel stratagème de tergiversation d’une commission d’enquête, et
la mission de Durham en a découlé. Lord Durham, le gendre d’Earl Grey,
le précédent premier ministre, immensément riche, un aristocrate chez
les aristocrates, un homme aux aptitudes exceptionnelles, un politicien
d’expérience, très à gauche dans ses opinions, était l’un des associés
politiques les plus difficiles du dix-neuvième siècle. « Radical Jack »,
comme on le surnommait, avait été l’un des principaux acteurs à forcer
l’adoption du projet de loi de la grande réforme (Great Reform Bill,
traduction libre). Lord Melbourne avait, pendant un certain temps, résolu
le problème que représentait un tel agitateur en le persuadant d’accepter
une mission spéciale à Saint-Pétersbourg, mais, à présent, Durham était
à nouveau de retour, convoitant possiblement la chefferie chez les whig.
Quoi de plus naturel que de l’écarter une fois de plus ? Bien que la solu-
tion ait été prévisible, le conciliant Melbourne n’était sans doute pas
uniquement motivé par de l’opportunisme politique ; tous reconnaissaient
les compétences de Durham et lorsque Melbourne lui a offert le grandi-
loquent poste de gouverneur général et de lord haut-commissaire de
l’Amérique du Nord britannique, avec un pouvoir sans précédent, l’ar-
rangement a reçu l’approbation générale.
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 295

Tant par sa personnalité que ses aptitudes, Durham était tout désigné
pour la tâche ardue qui l’attendait. Homme d’une assurance sans bornes,
rien n’aurait pu lui convenir davantage que l’occasion de commander les
affaires d’un pays tout entier, même de celles des colonies de petites
dimensions du Saint-Laurent. Il s’agissait d’un intellectuel qui était
amateur de faste, comme en témoigne son entrée en scène somptueuse
à Québec, où, au débarquement, il est monté sur un grand cheval blanc,
et, sa suite derrière lui, il s’est rendu dans un état solennel au Château
Saint-Louis. On ne sait pas si cela a créé l’effet attendu chez les habitants.
Chez lui, les excentricités étaient associées à une grande intelligence ; il
était le premier esprit exceptionnel anglais à s’occuper des affaires de
l’Amérique du Nord britannique. Son caractère alliait une grande recti-
tude et une personnalité intéressante, mais difficile. Une anecdote permet
d’illustrer cela. Durham détestait le tabac. Lors de son périple sur le
Saint-Laurent en direction du Haut-Canada, des instructions strictes
avaient été données à l’effet que personne à bord ne devait fumer. À une
occasion, tard le soir, une bouffée de fumée de tabac a pénétré dans la
cabine du gouverneur. Immédiatement, l’ordre a été donné de fouiller
le navire pour trouver le coupable. Finalement, il a été découvert,
accroupi, se cachant derrière l’un des bateaux. Il s’agissait du vice-amiral,
Sir Charles Paget, qui fumait un cigare à la hâte avant d’aller dormir !
C’est peut-être son tempérament impérieux qui l’a amené à s’entourer
de certains hommes qu’un esprit plus docile aurait rejetés. Ces hommes
étaient Thomas Turton, qui avait divorcé, et dans des circonstances
particulièrement répugnantes, et, surtout, Gibbon Wakefield, l’homme
qui avait purgé une peine de prison pour avoir enlevé une jeune héritière.
Wakefield s’était repenti, mais le fait qu’il avait davantage donné et mieux
réfléchi à la colonisation que n’importe qui d’autre en Angleterre n’était
pas suffisant pour effacer son passé scabreux. Bien qu’il soit venu à titre
personnel et qu’il n’avait aucun lien officiel avec Durham, tout le monde
savait qu’ils étaient proches, et il n’a jamais cessé de faire l’objet de criti-
ques cinglantes et peu indulgentes par des journaux comme The Church.
Charles Buller, le secrétaire principal, était trop astucieux et trop singu-
lier pour obtenir l’assentiment d’hommes ordinaires. La mission de
Durham est venue s’échouer sur ces rochers de personnalité et de carac-
tère, mais ce sont les aptitudes non conformistes dont étaient dotés les
membres de ce groupe qui ont produit ses résultats spectaculaires.
Durham a bien commencé son mandat en évitant l’invariable erreur
de ses prédécesseurs : il a refusé d’être rattaché à un camp par la clique
oligarchique. La tenir à distance n’a pas accru sa popularité auprès des
296 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

« meilleurs éléments ». Il a passé l’été 1838 à réaliser une enquête appro-


fondie au sujet de la situation qui prévalait au Bas-Canada, à la fois
personnellement et par le biais de différentes « commissions » sous l’auto-
rité de ses secrétaires, tout en s’occupant, en même temps, des tâches
administratives quotidiennes. Son désir évident de justice a d’abord suscité
la confiance des Français. Puis, vers la fin de l’été, il a nommé à la
Commission des institutions municipales et à titre de conseiller personnel,
Adam Thom, le rédacteur en chef du journal Montreal Herald, un Écossais
qui se trouvait au pays depuis seulement quelques années, mais qui était
devenu l’un des tories les plus réactionnaires, un homme sans retenue
dans sa haine et son mépris envers les Canadiens français. Était-il, malgré
tout, tombé dans le piège de la clique du Château ? Les Français réservaient
leur jugement.
Le plus grand problème immédiat de Durham était de décider du
sort des prisonniers politiques de la province, des hommes qui avaient
pris part à la rébellion, mais qu’aucun jury canadien-français ne condam-
nerait, et dont la condamnation aurait précisément élargi davantage le
fossé qui séparait les races. Les libérer sans condition représentait un
danger. Durham, jamais trop inquiété par une quelconque limitation de
ses pouvoirs, a décidé de les exiler aux Bermudes, une île qui ne relevait
pas de sa juridiction. Lorsque la nouvelle est parvenue en Angleterre,
Lord Brougham, un homme aussi difficile, aussi brillant et plus instable
que Durham, avec qui Durham n’était pas en bons termes, s’en est pris
à son geste et a rallié un appui considérable condamnant sa décision au
sein de la Chambre des lords. À son éternel déshonneur, Melbourne a
faiblement cédé et a refusé de défendre la conduite de Durham. Durham
lui-même a d’abord eu vent de cette disgrâce à son endroit via la presse.
Il s’est comporté, comme on pouvait s’y attendre, en émettant une
proclamation qui laissait pratiquement entendre à la province que la seule
façon de remédier aux abus qui y sévissaient serait de se battre à nouveau,
il a démissionné et il est rentré chez lui.

2. Le rapport Durham et son accueil

Au cours du voyage de retour, le rapport, qui devait être si formateur


pour l’avenir du Canada et de l’empire britannique, a été préparé. Le
rapport doit avoir été rédigé, en grande partie, avant que le groupe ne
quitte le Québec puisqu’il a été publié, sous forme d’« exclusivité » jour-
nalistique par The Times, quelques semaines à peine après que la frégate
Inconstant ait débarqué Durham à Plymouth. Jadis, le débat entourant
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 297

l’identité de l’auteur du rapport était l’une des controverses favorites des


historiens, certains souhaitant attribuer le crédit principal à Gibbon
Wakefield. Wakefield, en tant que leader du groupe des tenants de la
« colonisation systématique », avait été en contact étroit avec Durham
depuis quelques années et chacun devait être familier avec les idées de
l’autre. Wakefield était l’esprit le plus original : ses efforts et son analyse
en regard des problèmes relatifs à l’immigration, à la colonisation et à la
politique foncière le plaçaient, avec Richard Hakluyt et William Penn,
dans le prolongement de la race anglaise à l’étranger. L’Australie-
Méridionale et la Nouvelle-Zélande sont ses monuments. Mais Durham
était encore le « Radical Jack » du projet de loi de la réforme (Reform Bill,
traduction libre), son esprit était toujours fécond en abondantes idées
politiques. Le rapport était probablement un amalgame puisqu’il reflète
les idées et le style des deux hommes, voire d’autres membres du groupe
également. Ce qui importe n’est pas l’identité de son auteur puisque,
après tout, la principale idée de réforme qu’il contient, le gouvernement
responsable, était attribuable à Robert Baldwin, et non à ce groupe. Mais
grâce à son acuité extraordinaire et à ses audacieuses propositions
constructives, le rapport demeure, à ce jour, le meilleur et le plus intel-
ligible livre au sujet du Canada des années 1830.
Lors de ce séjour dans le Haut-Canada, Durham avait eu une brève
conversation avec Baldwin qui lui avait fait parvenir un mémorandum
au sujet de son concept central, le gouvernement responsable ; ce qui
figurait comme l’une des deux principales recommandations du rapport
– l’autonomie dans les affaires internes. Seuls trois ou quatre sujets – la
Constitution, les relations extérieures, le commerce colonial avec des
pays étrangers et les terres publiques – intéressaient réellement le gouver-
nement impérial : tout le reste pouvait être mieux pris en charge sur place.
Ainsi, plutôt accessoirement, l’important principe fédéral de répartition
des pouvoirs s’est retrouvé incorporé dans le rapport. Il ne semblait exister
qu’une formule pour l’autonomie locale, l’idée tout aussi importante du
gouvernement responsable : laisser le gouverneur suivre l’avis de ceux qui
pouvaient rallier l’appui populaire derrière eux, tel que reflété par une
majorité à l’Assemblée. Puis, la Couronne, les conseillers, la législature
et le peuple s’accorderaient, et l’harmonie plutôt que la discorde en
résulterait.
L’autre recommandation était moins heureuse. La nature énergique
et « progressiste » de Durham se prêtait difficilement à la compréhension
d’un peuple ayant une vision de la vie aussi différente que celle des
Français ; il a constaté leur indifférence envers le progrès matériel, leurs
298 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

habitations et leurs méthodes agricoles primitives, il a souligné leur


manque d’intérêt pour l’éducation et il a cherché, en vain, une littérature
canadienne-française, voire un seul livre canadien-français. La langue
elle-même ne correspondait pas au français qu’il connaissait. Il a conclu
que ce simple peuple paysan était plongé dans l’apathie et que le plus
grand service à leur rendre consistait à les initier aux bienfaits de la civi-
lisation anglaise en en faisant progressivement des Anglais. Il n’était pas
nécessaire d’avoir recours à la force. Après tout, qui oserait refuser une
telle offre ? Sa position n’était pas tellement différente de celle de Pitt, 48
ans plus tôt, lorsqu’il déclarait croire, qu’en elles-mêmes, l’image et la
transcription de la Constitution britannique, alors offerte aux Canadiens,
feraient en sorte qu’ils s’empresseraient d’abandonner leurs vieilles insti-
tutions et leur vieille culture. Le simple stratagème de l’union des deux
Canadas allait ouvrir la porte à « l’anglicisation » : la contagion puissante
de l’exemple anglais ferait ensuite le reste. En conséquence, on n’a jamais
fait l’éloge de Durham au Québec. Les Canadiens francophones recon-
naissent sa loyauté et sa bienveillance à d’autres égards, mais ils ont du
mal à oublier qu’il a dit qu’ils n’avaient ni culture ou langue qui méritait
d’être préservée et qu’ils devaient être contents de perdre le peu qu’ils
possédaient. Le rapport, compte tenu de l’émotion qu’il a suscitée chez
les Français, doit être considéré comme l’un des principaux instruments
ayant permis la préservation de la nationalité française.
La qualité exceptionnelle du rapport, mise à part sa recommandation
se rapportant à l’autonomie gouvernementale locale, réside dans la
profondeur extraordinaire de son analyse. Qui ne connaît pas ces phrases
classiques : « Je m’attendais à trouver un conflit entre un gouvernement
et un peuple ; je trouvai deux nations se faisant la guerre au sein d’un
seul État ; je trouvai une lutte, non de principes, mais de races [...]. » Les
Anglais disposaient de peu d’éléments, dans leur propre expérience, pour
leur permettre de comprendre la situation raciale qui prévalait au
Bas-Canada, bien qu’ils auraient pu en trouver de l’autre côté de la mer
d’Irlande, et cette incompréhension a constitué une grande partie du
problème. Durham avait précisément mis le doigt sur le problème. En
outre, il a décrit, en termes précis, la nature des deux civilisations en
conflit. Il est donc d’autant plus étonnant qu’il n’ait manifestement pas
réussi à comprendre l’une d’elles. Mais, apparemment, il était trop
imprégné de l’esprit du mercantilisme individualiste des protestants de
l’époque pour être en mesure de percevoir quelque vertu que ce soit dans
le médiévalisme.
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 299

Pourtant, il ne partageait pas les valeurs du cercle d’affaires restreint


du Bas-Canada qui était parvenu à s’arroger autant de pouvoir et qui
avait été si généreux, en termes de faveurs publiques, à l’égard de ses
membres. Lui-même un oligarque whig et le gendre d’un oligarque whig,
Earl Grey, Durham et son beau-père s’étaient battus pour que le projet
de loi qui mettait largement fin à l’oligarchie anglaise devienne loi ; il
était donc peu probable qu’il éprouve une quelconque sympathie envers
la piètre version de l’oligarchie qu’il a découverte sur les rives du Saint-
Laurent. Il n’avait pas plus de considération pour les importants messieurs
qui composaient le Pacte de famille (Family Compact, traduction libre)
à Toronto, et, aussi bref ait pu être son séjour dans le Haut-Canada, il
les a exposés à une dénonciation aussi sévère que celle réservée à leurs
homologues du Bas-Canada.
L’analyse politique était le domaine où l’on pouvait s’attendre à ce
qu’il excelle. Mais la situation des terres publiques a été rendue accessible
avec la même précision, bien que puisqu’il s’agissait de l’intérêt particu-
lier de Wakefield, cette section du rapport a fort probablement été
préparée par lui. Le processus d’attribution des terres a été examiné et
ses abus ont été mis en lumière. La préoccupation de Robert Gourlay
était largement justifiée. Concessions inefficaces, allocations frauduleuses,
difficulté des colons ordinaires à obtenir un titre foncier, tout cela était
condamné. Les réserves du clergé n’ont pas fait l’objet d’une exception.
La position adoptée dans le rapport était celle à laquelle la plupart des
officiels anglais impartiaux (invariablement eux-mêmes des anglicans)
en arrivaient lorsqu’ils constataient la situation de leurs propres yeux.
Dans un pays où les anglicans étaient en minorité, un pays où l’on
chérissait l’égalité sociale et où l’on détestait l’idée d’une religion officielle,
il était non seulement vain, mais également indécent qu’un petit groupe
d’hommes bornés tente de se retrancher derrière les privilèges de l’angli-
canisme. Les Simcoe, les Maitland et les Strachan, dans leur insistance
entêtée pour obtenir un privilège confessionnel, n’aidaient pas à promou-
voir les intérêts de leur Église, ils y nuisaient.
Durham a établi une distinction nette entre la religion et un atta-
chement ecclésiastique excessif ; il ne condamnait que ce dernier. Il n’avait
que des bons mots pour les ministres du culte, où qu’ils se trouvent. Il
louangeait les prêtres du Canada français comme étant des hommes
dévoués à leur peuple, pieux, sérieux et moraux. Il condamnait l’intolé-
rance, en particulier dans le Haut-Canada, qui faisait de l’anticatholicisme
une vertu, une désapprobation qui s’en prenait avec un accent mordant
300 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

aux professionnels du protestantisme, les orangistes chahuteurs, intolé-


rants et avides de pouvoir.
Le rapport traitait de tous les autres sujets d’ordre public importants :
l’immigration, l’éducation, le gouvernement local, les institutions judi-
ciaires, les hôpitaux et les finances. Les mots étaient tranchants et les
points de vue étaient incisifs à propos de chacun de ces sujets. Ils prove-
naient tous de la même source, celle d’esprits libéraux et cultivés anglais,
celle de la grande tradition whig anglaise dont était issue la révolution
américaine (et indirectement la révolution française), dont étaient issus
les mouvements réformistes en Amérique du Nord britannique. Le
rapport représente, à la fois dans l’esprit et dans la lettre, la réponse
absolue au torysme. Les auteurs du rapport parlaient, en des termes
différents, le même langage que Pitt l’Ancien, Edmund Burke ou encore
Thomas Jefferson. Au fil du temps, l’esprit du rapport allait renaître dans
la conduite de Lord Elgin, les paroles de Sir Wilfrid Laurier et du prési-
dent Wilson et les recommandations du rapport Balfour, en 1926. Il
s’agit d’un si grand document libéral qu’il occupe une place parmi les
fondements du monde moderne anglophone.
À la fois en Grande-Bretagne et au Canada, le rapport a reçu un
accueil mitigé. Les réformistes du Haut-Canada l’ont accueilli très favo-
rablement. Les Français y ont vu un instrument en vue de leur disparition :
les recommandations concernant l’« anglicisation » les ont rendus aveugles
aux propositions plus positives et ils sont demeurés méfiants et maussades.
C’est toutefois parmi les plus loyaux des loyaux que la plus grande tempête
a été soulevée : partout, les tories l’ont maudit. Les propositions de
Durham, affirmaient-ils, ne faisaient que récompenser la rébellion. Les
mettre en place signifierait d’encourager les ennemis du roi et de trahir
les amis du gouvernement. Le gouvernement Melbourne, qui s’affaiblis-
sait de jour en jour, ne demandait pas mieux que de se réfugier dans l’état
de confusion de la politique intérieure et de reporter toute action. Ainsi,
l’année 1839 s’est écoulée avec de simples gouvernements provisoires
dans les colonies affectées.
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 301

Une décennie révolutionnaire : la fin du vieux système


colonial, 1839-1849
1. Le libre-échange de la Grande-Bretagne et l’autonomie
gouvernementale coloniale
Le système colonial britannique s’était développé au sein d’un empire
de colonies dépendantes : il avait subi son plus important revers lorsque
les anciennes colonies avaient refusé de continuer à être dépendantes plus
longtemps. À présent sous le deuxième empire, la boucle était bouclée :
une accumulation d’abus avait conduit à la rébellion et des méthodes de
reconstruction devaient être élaborées sans quoi l’empire s’effondrerait
une fois de plus. La relation coloniale reposait-elle seulement sur la
dépendance ou est-ce qu’un autre type de rapport pouvait être trouvé ?
Durham avait décidément répondu par l’affirmative, Sydenham avait
procédé aux premières expériences préliminaires, mais la principale
épreuve restait à entreprendre. Les cercles du pouvoir britanniques
allaient-ils faire preuve d’assez de flexibilité pour la relever ?
Les nouvelles forces dans la vie coloniale ont rencontré de nouvelles
forces émanant de la Grande-Bretagne ; les vastes changements qui s’an-
nonçaient n’étaient qu’en partie initiés par les colonies, et si elles n’avaient
pas elles-mêmes réclamé une transformation de leurs institutions, la
mère-patrie leur en aurait rapidement imposée une. En effet, la Grande-
Bretagne des années 1840 était en pleine révolution industrielle, au
sommet de sa forme en termes de pouvoir, d’énergie, d’assurance et de
génie inventif, et elle entretenait une impatience grandissante face aux
systèmes gouvernementaux et aux économies qui ne résistaient pas à
l’épreuve d’une approche sensée et pratique. Les nouveaux acteurs qui
faisaient sentir leur présence, depuis la réforme du Parlement, ne repré-
sentaient pas les intérêts fonciers, financiers ou maritimes, mais les
nouvelles industries du secteur de l’énergie qui étaient des chefs de file
mondiaux dans tous les processus de production ; ils n’avaient pas l’in-
tention de se laisser entraver la voie par le bois mort d’une époque révolue,
y compris par les colonies dépendantes.
L’Angleterre avait décidé d’opter pour le libre-échange. Cela signifiait
non seulement l’affaiblissement des importants intérêts nationaux parti-
culiers du « pays », mais également la possible disparition des deux
principaux intérêts « coloniaux », le bois et le sucre. Dans les faits, ces
deux intérêts étaient tout aussi anglais que ne l’était le « pays » puisque
les marchands de bois de Liverpool ou du Québec, les importateurs de
302 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

sucre de la Grande-Bretagne et les propriétaires de navires dont les vais-


seaux ne faisaient face à aucune concurrence étrangère dans ces domaines
commerciaux étaient métropolitains plutôt que coloniaux. Les seuls
véritables coloniaux qui étaient affectés par les monopoles commerciaux
étaient les planteurs de canne à sucre et les bûcherons d’Amérique du
Nord britannique qui s’occupaient en fait d’abattre les arbres et de trans-
porter le bois de la forêt jusqu’aux bateaux. Le système colonial anglais
traditionnel avait été conçu par les Anglais pour les Anglais et, mainte-
nant, c’était les Anglais qui y mettaient un terme.
Une fois le mercantilisme et le concept d’empire commercial protec-
tionniste effondrés en Grande-Bretagne, ils ne pouvaient plus être
maintenus en place pour les colonies. À la suite du budget Peel de 1846,
l’Amérique britannique s’est vue accorder, cette même année, un degré
élevé de contrôle sur les tarifs locaux et l’autonomie coloniale en matière
commerciale s’est amorcée. L’opinion générale qui prévalait en Grande-
Bretagne, au cours des années 1840, était que chacun ne devait compter
que sur lui-même. Il s’agit d’un point de vue qui doit être parfaitement
saisi par quiconque aspire à comprendre la façon dont un empire protec-
tionniste s’est transformé en un empire axé sur l’autonomie puisque cela
explique, en grande partie, la facilité avec laquelle la transition s’est opérée.
Une fois le libre-échange adopté par la Grande-Bretagne, elle ne pouvait
logiquement refuser la liberté commerciale et tarifaire à ses colonies et,
une fois cette liberté d’action accordée dans la sphère commerciale, la
liberté politique ne pouvait être refusée encore bien longtemps : la liberté
était indivisible. Les aspects économiques et politiques de la relation
coloniale constituaient les deux parties d’un ensemble qui, en termes
d’autonomie coloniale, est appelé le gouvernement responsable.
Les effets de la logique du mouvement de réforme sur le système
colonial n’ont pas été clairement perçus à l’époque comme ils peuvent
l’être aujourd’hui : chaque avancée a été âprement disputée, en particulier
en Amérique du Nord britannique, et une fois le processus achevé, la
minorité habituelle était d’accord pour affirmer que le soleil de la gloire
de l’Angleterre s’était couché et que son empire s’était effondré. Il est
difficile aujourd’hui de réaliser à quel point les deux conceptions de
l’empire et du commerce étaient, à cette époque, complètement indis-
sociables. Si l’Angleterre et les colonies ne formaient pas une unité
commerciale, il semblait alors s’ensuivre qu’il ne pouvait exister de liens
politiques. À la fois en Angleterre et dans les colonies, ils étaient relati-
vement peu nombreux à saisir la réalité profonde du sang et, en Angleterre,
pratiquement personne n’avait la même disposition sentimentale envers
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 303

les colonies, qui pouvaient être considérées comme des parties des terri-
toires anglais d’outre-mer, que celle du colon typique envers la mère
patrie. Pour les Anglais, les colonies représentaient des marchés, des
clients, des territoires inexploités ou, au mieux, des zones stratégiques à
contrôler par la puissance maritime ; l’imagination pour envisager leur
avenir faisait défaut. Les liens maintenus au sein de l’empire, jusqu’au
vingtième siècle, ont pratiquement été préservés exclusivement par les
colons. Pour les tories anglais, l’empire périphérique signifiait la prédo-
minance et représentait une occasion d’emploi pour les jeunes hommes,
pour les whig et les radicaux anglais, il évoquait le commerce, et si le
commerce pouvait se faire avec d’autres pays plus avantageusement,
l’empire devenait une nuisance. On ne retrouvait qu’occasionnellement
des hommes comme Durham et Wakefield. Dans ce contexte, les colons
ayant répudié la vision politique de l’empire des tories et la métropole
ayant répudié la conception mercantile traditionnelle, il n’est pas étonnant
que le gouvernement de la mère patrie ait été disposé à concéder à la fois
l’autonomie fiscale et politique.

2. L’énigme de la liberté coloniale et du contrôle impérial

Les années d’expériences de Sydenham à Elgin (1839-1849) ont fait


l’objet de plus d’écrits que n’importe quelle autre période, mise à part
celle de la Conquête. L’issue de ces expériences reposait sur la personna-
lité de relativement peu de personnes, soit de deux ministres des Colonies,
cinq gouverneurs et trois dirigeants coloniaux. Les ministres des Colonies
étaient Lord Stanley (1841-1845), un conservateur, et Lord Grey (1846-
1852), un whig. Les gouverneurs du Canada étaient Sir Charles Bagot
(1842-1843), un conservateur modéré, Sir Charles Metcalfe (1843-1845),
un tory ultra-conservateur de nature sans être, toutefois, un homme
partisan, et le comte d’Elgin (1847-1854), un conservateur modéré. Deux
lieutenant-gouverneurs de la Nouvelle-Écosse complètent ce groupe de
cinq : Sir Colin Campbell (1834-1840) et le vicomte Falkland (1840-
1846). Les trois dirigeants coloniaux étaient Robert Baldwin du
Haut-Canada, le grand promoteur de l’idée de gouvernement responsable,
Louis H. La Fontaine du Bas-Canada, le successeur tout naturel de
Papineau comme leader canadien-français, et Joseph Howe de la
Nouvelle-Écosse.
Lord Stanley, le ministre des Colonies de Peel, était un tory de moins
de dix ans d’expérience. Il n’était pas intolérant, mais son conseil à Sir
Charles Bagot, le successeur de Sydenham, de respecter les hommes du
304 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Pacte de famille (Family Compact, traduction libre) comme étant les


véritables loyalistes, le seul élément fiable, démontrait qu’il ne comprenait
pas la situation locale puisque son conseil, s’il avait été suivi, aurait pu
détruire les rapports coloniaux. Son successeur whig, Lord Grey (le fils
de l’ancien premier ministre), en tant que partisan absolu du libre-échange
et individualiste pratiquement doctrinaire, était, à certains égards, la
personnification de l’esprit de son époque. Conformément à ces doctrines,
il avait la conviction – l’avenir allait lui donner raison, conviction qu’il
a partagée avec Lord Elgin, le gouverneur ayant le plus contribué à
résoudre l’énigme canadienne – que l’autonomie coloniale, loin d’affai-
blir les liens au sein de l’empire, était le seul moyen de les préserver. Il
est allé plus loin et percevait, dans la fédération coloniale, l’édification
d’un nationalisme colonial qui serait l’antidote aux forces centrifuges. Il
était donc un véritable libéral, partageant avec de grands hommes d’État,
comme éventuellement Gladstone, le secret de l’empire confié à quelques
opposants politiques. Le ministère des Colonies était, en général, perçu
comme figurant bien bas sur la liste des nominations au sein du Cabinet
en termes d’attrait et avait rarement, auparavant, attiré des hommes
importants ou compétents ; ce qui avait constitué un facteur non négli-
geable en regard de la mauvaise administration coloniale. Grey, bien que
n’étant pas un homme d’État de premier plan, était consciencieux et plus
compétent que la moyenne. Son mandat de cinq ans était également
passablement plus long que ce qui était habituellement le cas des minis-
tres des Colonies. Il possédait un autre avantage important de par ses
liens personnels étroits avec Lord Elgin, le gouverneur au cours de la
période critique de transition vers le gouvernement responsable.
Parmi les gouverneurs stratégiques, trois – Bagot, Metcalfe et Elgin
– ont servi au Canada et deux – Campbell et Falkland – en Nouvelle-
Écosse. Il s’agissait des deux seules colonies où les difficultés grandissantes
étaient suffisamment graves pour provoquer une crise. C’est à Bagot que
revient le mérite d’avoir saisi le principe majeur de la vie canadienne, un
fait qui saute aux yeux, mais que tant d’Anglais n’ont pas compris : « Il
est impossible de gouverner le Canada sans les Français » (traduction
libre), pour reprendre ses propres mots. Les Français maugréaient depuis
la rébellion. La plupart de leurs leaders ayant une charge politique s’étaient
engagés, à divers degrés, dans la rébellion (Cartier avait « abandonné » le
mouvement en 1837 et La Fontaine, l’ayant fortement appuyé jusqu’à
la fin, avait estimé prudent de quitter la province jusqu’à ce que la procla-
mation d’amnistie soit émise), et ils étaient tous d’avis que l’ensemble
du programme de Durham et de Sydenham avait comme principaux
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 305

objectifs de les subordonner et de les assimiler. Ils restaient en retrait,


refusant de travailler avec des mesures réellement positives comme la loi
de Sydenham ayant établi les conseils de district qui a mis en place le
système de gouvernement municipal qui faisait si cruellement défaut au
sein des colonies ; et ils apposaient à chacun des leurs qui manifestait tout
signe de coopération l’épithète de l’infamie suprême – un vendu (en
français dans le texte original). Bagot lui-même a entrepris d’âpres négo-
ciations avant de céder aux deux hommes, Louis H. La Fontaine et Robert
Baldwin, qui pouvaient disposer d’une majorité à l’Assemblée, mais le
fait qu’il se soit résolu à accepter l’inévitable était un geste digne d’un
homme d’État dont l’importance ne cesse de croître avec les années.
Lorsque La Fontaine est entré en fonction selon ses propres conditions,
il s’agissait d’une coopération au sein du gouvernement qui ne pouvait
être interprétée comme une trahison. Cela constituait également une
preuve que les jours des cliques du Château étaient terminés à jamais :
La Fontaine, même s’il l’avait souhaité, n’aurait pas la possibilité de
devenir une sorte de Papineau. La fonction imposait une responsabilité
et il ne pouvait plus y avoir de déclamation contre un pouvoir arbitraire
et absolu.
Or, quel degré de responsabilité le pouvoir imposait-il ? Telle était la
question. Baldwin et La Fontaine considéraient tous deux que leur
présence au sein de l’exécutif équivalait à l’établissement de l’autonomie
gouvernementale et, à partir de ce moment, on a commencé à les entendre
parler de « ministres ». Il serait cependant erroné de considérer que les
conseillers de Sir Charles Bagot constituaient un gouvernement. Ils
travaillaient en harmonie avec lui, Bagot s’en remettant invariablement
à leur avis, ils conservaient une majorité à l’Assemblée et il existait un
degré élevé de responsabilité collective entre eux ; mais Bagot demeurait
néanmoins le gouverneur et plusieurs questions auraient pu surgir et
auraient pu exiger qu’il refuse leur avis et qu’il décide de s’adjoindre
d’autres conseillers. Tout comme Sydenham avant lui, son décès lui a
évité l’embarras d’une telle situation.
Un bras de fer allait probablement survenir, de toute façon, entre le
gouverneur et ses conseillers, mais nul n’aurait pu être mieux choisi pour
précipiter une telle situation que le successeur de Bagot, Sir Charles
Metcalfe. Il avait travaillé en Inde et en Jamaïque, l’un et l’autre postes
ayant fait surgir tous les instincts de domination qu’un homme puisse
avoir en lui, et il est venu au Canada comme il s’était rendu en Jamaïque,
un sahib qui avait tenu pour acquis que le travail d’un gouverneur était
de gouverner. Être confronté à un système parlementaire dans lequel les
306 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

membres d’une race conquise, qui, quelques années plus tôt, s’étaient
opposés au souverain, jouaient un rôle de premier plan et prenaient en
fait des décisions au nom de la Couronne, doit avoir représenté un grand
choc pour lui. Qui plus est, les individus dont l’esprit s’accordait géné-
ralement avec le sien, « la classe gouvernante naturelle », les tories, étaient
impuissants. À cette époque, les principes n’étaient pas aussi clairs qu’ils
ne le sont devenus par la suite ; ils avaient tendance à être obscurcis par
les détails quotidiens. Ce qui n’était que trop évident pour les tories était
qu’ils ne jouissaient plus des douceurs du pouvoir. Les nominations
allaient à leurs ennemis ou, comme ils l’auraient dit, aux rebelles. Rien
n’aurait pu transpercer plus profondément un groupe d’hommes qui
avait été habitué à considérer que les bonnes choses de la province lui
appartenaient en vertu d’une sorte de droit divin ; voilà en quoi consistait
l’amertume ultime de la révolution : être à l’extérieur et voir ses ennemis
à l’intérieur.
Metcalfe a rapidement pris conscience de la situation ; il avait entendu
de nombreuses histoires pathétiques d’hommes qui lui convenaient
davantage que les individus qu’il retrouvait au sein de son Conseil exécutif.
Lorsque ces derniers lui ont clairement indiqué que même lui, le gouver-
neur, ne pouvait pas être autorisé à y apporter des modifications, ses
rapports avec eux sont devenus difficiles et, lorsqu’un cas de figure s’est
présenté, une nomination insignifiante à laquelle Metcalfe a procédé sans
consulter son Conseil, Baldwin et La Fontaine ont démissionné. Metcalfe
a tenté, en vain, de constituer une autre administration et, pendant plus
d’un an, la province en a été privée.
Le gouverneur croyait qu’en chassant les réformistes du pouvoir, il
sauvait la colonie dans l’intérêt de la Couronne. Il était ridicule qu’un
groupe d’hommes, récemment des « rebelles », puisse laisser entendre que
le représentant de la reine ne doive gouverner la colonie de la reine que
dans la mesure où il était prêt à se rabaisser en se subordonnant à ses
propres subordonnés ; et il était indigne que le peuple « loyal » soit privé
de toute reconnaissance de la part de son souverain, que des voyous
puissent prospérer et que d’honnêtes gens soient affaiblis parce qu’un
groupe d’hommes donné était en mesure de rallier, de son côté, une
majorité au sein de l’Assemblée populaire. Une telle attitude démontrait
à quel point il méconnaissait les réalités de la vie coloniale. Il ne pouvait
concevoir, pas plus qu’il n’aurait pu l’admettre, le principe que l’Assem-
blée constituait le seul mécanisme pour prendre connaissance de la volonté
du peuple et que, dans une colonie de Blancs dont le peuple était l’hé-
ritier de la tradition anglaise (peu importe le cas de l’Inde et de la
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 307

Jamaïque), le seul fondement sur lequel pouvait possiblement reposer le


gouvernement était la volonté du peuple. Il a donc mené, au Canada, la
même bataille perdue d’avance qui avait été menée par les forces qui
avaient provoqué les rébellions, ou en Angleterre par la Couronne au
dix-septième siècle ou encore en Irlande par le gouvernement anglais
jusqu’en 1922. En fait, il a mené la bataille du « colonialisme » contre
« l’anticolonialisme », une lutte dont le monde moderne constate toujours
les derniers épisodes.
Or, étant un homme d’une grande loyauté et en tant que représen-
tant de la reine, il exerçait un grand pouvoir et, lorsque l’inévitable
élection lui a été imposée, il n’était nullement dépourvu d’appuis. Tout
comme Sir Francis Bond Head avant lui, il semble avoir eu la certitude
que « le peuple », par opposition à ses représentants, était « loyal » et il
n’attendait que l’occasion de démontrer que toute cette triste affaire de
prétendu gouvernement ministériel avait été une erreur. Bien sûr, les
tories se sont ralliés à lui. Mais le personnage déterminant a été le même
homme qui avait fait tourner l’élection de Sir Francis en sa faveur, en
1836, Egerton Ryerson. Ryerson ne semble avoir jamais percé les mystères
du gouvernement responsable et, lorsque cette deuxième crise est
survenue, ses instincts primaires de loyalisme et de conservatisme ont
refait surface comme cela s’était produit la première fois et il s’est engagé
dans la campagne, dans ce camp, la situation étant ce qu’elle était. Son
appui a entraîné de nombreux votes méthodistes ; en conséquence,
Baldwin et La Fontaine ne sont pas parvenus à obtenir une majorité.
Mais la nécessité de l’élection avait elle-même suffi à reconnaître le
principe que le gouvernement repose sur le consentement des gouvernés
et, le fait qu’elle avait été remportée par les mêmes formules de discours
cocardiers qu’en 1836, ne signifiait absolument pas que la façon de
gouverner l’Inde serait, à l’avenir, mise en application au Canada : dans
sa victoire, le gouverneur a été défait. Pour lui, personnellement, le
triomphe a été de courte durée puisque, dans son cas aussi, tout comme
pour ses deux prédécesseurs, le sort a voulu qu’il meure après un court
mandat, laissant la question de la souveraineté toujours en suspens au
Canada.
Lord Elgin, qui lui a succédé, était le gendre de Lord Durham ; son
épouse était la nièce de Lord Grey, le ministre des Colonies. Ce restreint
cercle familial protégé allait assurément produire une mise en commun
de connaissances et d’opinions dont des individus, dotés de capacités et
d’une expérience grandement supérieures à la moyenne, feraient bon
308 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

usage. Tout comme son beau-père, Elgin était pourvu d’une intelligence
exceptionnelle et les résultats ont été manifestes dans le cadre de ses
fonctions de gouverneur. Le lien familial entre Grey, Durham et Elgin,
avec son apport de compétences aussi important aux affaires coloniales
que ceux de tous les autres gouverneurs et ministres des Colonies réunis,
a sauvé le rapport avec la Grande-Bretagne. Elgin a eu tôt fait, après son
arrivée, de comprendre la situation qui prévalait au Canada et, lorsque
l’élection suivante avait été tenue (en 1848), avec le retour anticipé d’une
majorité réformiste pour Baldwin et La Fontaine, le tour de force (en
français dans le texte original) de Metcalfe a discrètement pris fin. Les
anciens conseillers, après avoir futilement tenté de persuader les Français
de travailler avec eux, ont quitté leurs fonctions, la preuve étant immi-
nente qu’ils ne pouvaient pas rallier une majorité, puis Baldwin et La
Fontaine ont pris le pouvoir. La correspondance qu’entretenaient Elgin
et Grey était continuelle et personnelle. Quand Elgin a dit qu’il était
déterminé à collaborer avec ses conseillers et à leur accorder sa confiance
tant qu’ils disposeraient de la confiance de la législature, il utilisait le
même langage que Grey dans ses fameuses dépêches au lieutenant-gouver-
neur Harvey de la Nouvelle-Écosse, par le biais desquelles il a
pratiquement ordonné la mise en place des gouvernements ministériels.
Une fois Baldwin et La Fontaine au pouvoir, puisqu’ils disposaient de la
confiance de l’Assemblée, l’évolution était arrivée à son terme et le
gouvernement responsable était advenu. Il aurait été impossible de revenir
en arrière, à l’ancien type d’administration coloniale de la Couronne,
sans provoquer de nouvelles éruptions de violence puisque si les événe-
ments survenus depuis 1791 avaient prouvé une chose, c’était que
l’évolution en matière de politique coloniale ne pouvait s’arrêter avant
d’avoir atteint l’autonomie gouvernementale. Bien qu’Elgin ait assez
facilement compris cela et qu’il savait que l’autonomie gouvernementale
était la seule alternative à une autre révolution américaine, de nombreuses
personnes au sein des colonies elles-mêmes l’ignoraient. Leurs actions
allaient, en un an ou deux, fournir l’occasion de rudement mettre le
nouveau système à l’épreuve, par le biais du projet de loi pour l’indem-
nisation des pertes subies pendant la rébellion, un test assez rigoureux
pour prouver son assertion.
Les deux autres gouverneurs qui méritent une attention – Sir Colin
Campbell et Lord Falkland, tous deux en Nouvelle-Écosse – ne sont pas
des individus d’une importance primordiale. Campbell avait un vieux
style militaire, un homme qui avait du mal à comprendre que qui que
ce soit d’autre que « les personnes convenables » puissent gérer les affaires
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 309

publiques. Mais il a eu le malheur d’être confronté à un homme d’une


habileté bien plus grande que la sienne, Joseph Howe, alors membre de
la législature, et c’est Campbell qui s’en est le moins bien tiré. Les argu-
ments de Howe, adressés à la fois au peuple et au ministère des Colonies,
ont engendré le rappel de Campbell (en 1840) puisque, comme officiel,
il ne jouissait pas de la confiance du peuple sous son autorité. Il a égale-
ment été assez peu judicieux pour son successeur, Lord Falkland, de se
lancer dans une polémique personnelle avec Howe, qui était à nouveau
le rédacteur en chef de son vieux journal, le Novascotian, et qui s’est servi
de son avantage sans la moindre gêne pour tourner le gouverneur en
ridicule. La question qui se posait était de savoir si un Conseil devait être
composé d’hommes de différentes tendances politiques entre qui la
confiance ne prévalait pas, même si, individuellement, ils obtenaient la
confiance du gouverneur. Howe s’était naturellement opposé à cette
suggestion puisque l’essence du gouvernement responsable était la soli-
darité du Conseil (ou du Cabinet, dirions-nous aujourd’hui) étant donné
qu’il dépendait de la confiance de l’Assemblée. Un Conseil qui ne repo-
sait pas sur la solidarité signifiait simplement l’existence de responsables
ministériels relevant du gouverneur (ce en quoi avait consisté le système
de gouvernement sous George III avant la perte des colonies américaines
ou encore le système sous Lord Sydenham au Canada). Falkland est
devenu le deuxième scalpe à la ceinture de Howe et son successeur, Sir
John Harvey, a reçu l’instruction du nouveau ministre des Colonies, Earl
Grey, dans les dépêches évoquées précédemment, d’accepter l’avis collectif
de ses conseillers, ce qui faisait d’eux ses conseillers responsables, son
gouvernement. La Nouvelle-Écosse a donc eu l’honneur de précéder le
Canada de quelques mois en regard de l’instauration d’un véritable
gouvernement responsable.
Il est plutôt stupéfiant que quelques hommes, au sein ou à l’extérieur
des colonies, semblent réellement avoir présagé de la nature des change-
ments qui seraient nécessaires afin que le gouvernement en place, dans
les colonies, puisse rallier l’assentiment du peuple. Parmi les colons, ni
Papineau ni Mackenzie n’y sont parvenus. Pas plus qu’Egerton Ryerson.
Si les tories du Pacte de famille (Family Compact, traduction libre) avaient
pressenti ce système, ils auraient certainement compris qu’il allait les faire
sombrer dans l’oubli politique. Des modérés, comme J. W. Johnstone
en Nouvelle-Écosse ou encore William Hamilton Merritt au Canada,
ont peut-être saisi ces changements sur le plan intellectuel, mais ils n’ont
pas manifesté leur conviction quant à l’importance primordiale de ce
système. C’est à Baldwin, La Fontaine et Howe qu’est revenue la tâche
310 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

de faire valoir la cause et, tout naturellement, c’est à leurs noms que la
plus grande des révolutions pacifiques devrait être principalement asso-
ciée.
Robert Baldwin a souvent été appelé « l’homme d’une seule idée »,
mais cette idée unique était la seule chose qui s’avérait nécessaire. Il y
était resté fidèle contre vents et marées, depuis la fin des années 1820,
lorsque son père l’avait élaborée et qu’il y avait adhéré. Il n’avait été attiré
ni par l’extrémisme de gauche de Mackenzie ni par les avantages dont il
aurait facilement pu bénéficier par le biais de ses contacts et de ses amis
chez les tories. Il avait donné à l’offre de Sir Francis Bond Head une
honnête chance de réussir, en 1836, et, conformément à sa vision de la
procédure à suivre, il avait démissionné lorsque ce gouverneur avait
démontré qu’il n’avait pas l’intention de s’en remettre à ses conseillers.
Au cours des années de la rébellion, bien que des accusations infondées
d’être associé aux rebelles aient été lancées à son endroit, il était demeuré
tout à fait modéré. Il a pratiquement vécu avec Sydenham la même
expérience qu’il avait vécue avec Bond Head. Il avait convaincu Bagot
que la seule voie possible vers la stabilité gouvernementale était de colla-
borer avec la majorité que lui et La Fontaine détenaient à l’Assemblée et
avait donc institué, sous ce gouverneur, quelque chose qui ressemblait à
un gouvernement responsable. Il s’était battu contre la position réaction-
naire de Metcalfe et avait suivi ses principes en collaborant avec le
gouverneur tant qu’il avait eu sa confiance, puis il s’est retiré. Enfin, en
revenant à nouveau au pouvoir après la victoire des réformistes à l’élection
de 1847-1848, il s’était entendu avec Elgin au sujet de la teneur du
concept de gouvernement responsable et il a été l’une des âmes dirigeantes
pour sa mise en œuvre. Si la volonté du peuple, telle que représentée par
une majorité à l’Assemblée, a mené aux projets de loi pour l’indemnisa-
tion des pertes subies pendant la rébellion et pour l’interdiction des
sociétés secrètes, il respectait la volonté du peuple. Tout au long de son
parcours, il a conservé intacts son anglicanisme, son attitude coloniale
aristocratique et son attachement à la Couronne. Un tel politicien modéré
ne pouvait être tellement populaire : il était trop froid, trop bien, trop
constant et, tout comme Aristide, trop juste pour plaire. Mais c’est à lui
plus qu’à quiconque, Durham et Howe ne faisant pas exception, que le
Canada doit le fait de disposer d’un gouvernement autonome sous la
forme d’un « gouvernement responsable ».
Louis-Hippolyte La Fontaine a repris le rôle de Papineau. Mais La
Fontaine était loin d’être comme Papineau. Tout comme les autres jeunes
hommes généreux d’esprit et épris de liberté de sa race, il éprouvait
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 311

énormément de sympathie à l’égard de Papineau, mais il n’était pas un


idéologue comme Papineau avait tendance à l’être, et il n’estimait pas
non plus que sa race subissait des injustices intolérables ou qu’aucun coût
ne pouvait être trop élevé pour la constitution d’une république française
en Amérique du Nord. Lorsqu’il a compris que la rébellion avait échoué,
il n’a éprouvé aucune difficulté à recourir au constitutionnalisme normal
de la réforme, en particulier lorsque Bagot a démontré qu’il était disposé
à collaborer avec les Français. En ayant accepté des fonctions relevant de
la Couronne, La Fontaine a engagé son peuple, par le biais de ses parti-
sans à l’Assemblée, dans le constitutionnalisme. Le Bas-Canada, grâce à
lui, n’est pas devenu un précédent pour l’Irlande. Les aspirations du plus
grand avenir possible pour la race ne seraient absolument pas abandon-
nées, mais, à l’avenir, ces aspirations se matérialiseraient par la voix des
urnes et par le biais de débats, non pas par les armes. Si des troubles
étaient survenus à nouveau, ils auraient porté sur des enjeux autres que
ceux se rapportant à la forme du gouvernement. Telle a été la contribu-
tion de La Fontaine : sa sagesse d’avoir accepté quelque chose qui rebutait
la mentalité française, un compromis, et d’en avoir fait une base de travail.
Le Bas-Canada demeurerait français ; mais, ce faisant, il se retrouvait sous
le joug des institutions anglaises.
Le personnage le plus intéressant de cette période, la personne la
plus vitale, Durham ne faisant pas exception, est Joseph Howe. Il était
un homme, dans tous les sens du terme. Fils d’un loyaliste, mais ne faisant
pas partie du cercle sacré des privilégiés anglicans d’Halifax qui veillaient
sur les destinées de la Nouvelle-Écosse, il ne voyait pas pourquoi le fait
d’être un colon et un loyaliste devrait le priver des mêmes droits à l’auto-
nomie gouvernementale qu’il aurait détenus en tant qu’Anglais. Par son
intermédiaire et dans le cadre de ses rencontres avec les autorités de sa
province, les vieilles luttes coloniales du dix-huitième siècle ont resurgi.
Il a rapidement saisi l’idée de gouvernement responsable de Baldwin et
il est devenu son promoteur le plus efficace au cours de la période de la
rébellion. Il était, avait-il dit dans ses lettres ouvertes adressées à Lord
John Russell, absurde de croire qu’un citoyen de Liverpool était moins
anglais parce qu’il détenait une autonomie gouvernementale qu’il ne le
serait s’il était gouverné directement par Westminster. La déclaration
révèle à la fois la force et la faiblesse de Howe. Il était déterminé à béné-
ficier de tous ses droits en tant qu’Anglais, un membre d’une organisation
impériale, mais ces droits ne permettaient que l’autonomie gouverne-
mentale locale. L’autonomie gouvernementale, selon sa version, n’avait
absolument rien à voir avec l’indépendance. Baldwin était également de
312 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

cet avis, mais la plus grande étendue des Canadas allait assurément faire
en sorte que, tôt ou tard, tous les autres aspects de l’autonomie gouver-
nementale allaient devoir être mis sous contrôle local également.
Étant une petite collectivité qui allait probablement prendre peu
d’ampleur, on pouvait certainement faire confiance à la Nouvelle-Écosse,
comme on allait rapidement s’en rendre compte, en matière d’autonomie
gouvernementale locale parce qu’il était peu probable qu’elle ne souhaite
éventuellement obtenir quoi que ce soit de plus qu’un statut provincial.
Le cas du Canada était plus incertain parce que la vie politique y était
tumultueuse et qu’il y existait plusieurs problèmes dont les solutions
pouvaient entraîner la province vers des décisions imprévues. Si ça n’avait
pas été des Canadas, le gouvernement ministériel aurait peut-être bien
été accordé plus tôt qu’il ne l’a été puisqu’il n’y avait pas de rebelles dans
les Maritimes et le gouvernement impérial n’avait pas manifesté le souhait
de les laisser aux mains des petites cliques qui les contrôlaient.
Après les lettres ouvertes à Russell, l’apport de Howe a été, en quelque
sorte, décevant. Il s’agissait principalement de ses duels personnels avec
Campbell et Falkland, déjà évoqués, et de son positionnement comme
pivot autour duquel pourrait se greffer un parti politique : les réformistes
correspondaient somme toute au groupe du même nom dans le Haut-
Canada, leurs opposants étant connus comme les tories et, par la suite,
les conservateurs. Une fois, cependant, le gouvernement responsable
institué, les noms signifiaient à peine suffisamment de différences de
principe pour offrir un cadre stable au nouveau système.
Une période qui a vu disparaître le vieux système colonial, un édifice
juridique et politique vieux de plus de deux cents ans, soutenu par d’in-
nombrables règles, chéri comme moyen de fournir l’assise d’une puissance
maritime et défendu par de grands intérêts particuliers, une période qui
a vu apparaître une expérience radicalement nouvelle au sein de l’empire,
l’octroi de l’autonomie gouvernementale locale aux provinces d’outre-mer
les plus anciennes – une telle décennie mérite d’être qualifiée de révolu-
tionnaire. Le deuxième empire avait poussé sur les ruines du premier,
mais il s’agissait d’un nouvel empire principalement dans un sens
physique, qui consistait en un nouveau territoire, puisque l’âme de l’an-
cien empire avait survécu, et un véritable nouvel empire n’a vu le jour
qu’au cours des années 1840. L’empire comprenant un centre métropo-
litain et des colonies de Blancs réunis par des liens sentimentaux plutôt
que par la domination, au sein duquel le centre était disposé à concéder
l’autonomie comme un père la concède à son fils qui atteint l’âge adulte,
Arthur R. M. Lower – Une histoire du Canada. D’une colonie à une nation 313

cet empire – le troisième empire, pourrions-nous dire – n’a émergé que


lorsque ses prédécesseurs ont été détruits au cours des années 1840. Par
les expériences conjuguées de la Grande-Bretagne et de ses colonies, grâce
à la personnalité d’un nombre relativement restreint d’hommes et par
« l’odeur de la mitraille » de 1837, on avait découvert un secret qui allait
conférer au nouvel édifice politique une relative immortalité.
Comme tous les mouvements politiques d’importance au Canada,
avant et depuis, sa nature était essentiellement celle d’un compromis.
Les hommes impatients de Manchester, en Angleterre, auraient achevé
la révolution anglaise pour l’empire britannique en jetant les colonies
par-dessus bord. Les tories irréductibles auraient insisté sur la prédomi-
nance et les auraient contraintes à une véritable révolution. Des
doctrinaires coloniaux, comme Mackenzie et Papineau, seraient allés bien
au-delà de la simple réparation des abus. Des réactionnaires, comme Sir
John Beverley Robinson (juge en chef du Haut-Canada), Metcalfe,
Haliburton et Uniacke, auraient défendu leurs privilèges et se seraient
vus forcer la main. Ce sont des hommes modérés, des conciliateurs, des
réalistes idéalistes, les Baldwin, Durham, Grey, Howe, Elgin et La
Fontaine qui ont sauvé l’empire britannique des années 1840 et lui ont
donné un autre siècle d’existence.
[...]
L’Union des deux Canadas :
nouvelle Conquête1 ?
Denis Vaugeois
Professeur à l’école normale Duplessis

I. L’Union devant l’histoire

L’annexion politique, dans une économie moderne et dyna-


mique, entraîne inévitablement la subordination économique.
L’infériorité politique et l’infériorité économique se conjuguent
en s’aggravant. La culture elle-même au sens le plus général du
terme, intimement liée aux réalités politiques et économiques,
est fortement perturbée au point qu’on ne peut même pas parler,
pour le peuple minoritaire, de véritable autonomie culturelle.
M. Séguin

L’argument avoué de tous les unionistes avait été, en quelque sorte,


de « déborder et submerger la population canadienne ».
Une fois appliquée, nous le savons, la mesure n’aura pas tout le succès
escompté. L’Union venait trop tard pour permettre une assimilation « qui
ne sacrifierait pas le bien-être de la génération actuelle », c’est-à-dire qui
reposerait simplement sur une forte immigration britannique et le jeu
normal de l’influence anglo-saxonne, sans intervention brutale vis-à-vis
le groupe canadien-français.

1. Denis Vaugeois, L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ?, « Conclusion », Trois-
Rivières : Éditions du Bien Public, 1962.

315
316 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Parallèlement à cette politique unioniste, une autre question préoc-


cupait depuis longtemps tous les coloniaux : la responsabilité ministérielle.
Très tôt, les Canadiens avaient compris, on le sait, que l’appareil
gouvernemental de 1791 était imparfait, et on en vint assez tôt à vouloir
rendre le pouvoir exécutif dépendant de la Chambre populaire.
Dès 1809, Pierre Bédard prenait cette position et écrivait dans le
« Canadien » :
[...] à quels inconvénients ne serait pas sujet un État il n’y aurait pas de
Ministres responsables du mal qui se commet dans les affaires publiques.
Quoique les gens en place disent à présent qu’il y a des ministres respon-
sables de tout, je pense bien qu’ils vont tâcher de trouver quelque détour,
qu’ils vont dire que nous n’avons pas le droit de les poursuivre et de leur
faire rendre compte de leur conduite [...]
Plus tard, les quatre-vingt-douze Résolutions attaquaient la « compo-
sition vicieuse et irresponsable du conseil exécutif ». En 1836, une des
réformes réclamées était celle qui consisterait « à rendre le Conseil exécutif
directement responsable aux représentants du peuple conformément aux
principes et à la pratique de la constitution britannique ». M. Morin
proclamait alors que le « système d’administration responsable devait être
introduit dans le gouvernement colonial ». Les « habitants » du Bas-Canada
en avaient vite compris l’importance, puisque, dès le début, la minorité
anglaise avait contrôlé les deux Conseils, tandis que la majorité de la
population ne pouvait faire plus que de compter sur une Assemblée sans
pouvoir réel.
Dans le Haut-Canada, le « Family compact » avait eu pendant long-
temps la main haute sur toute l’administration. Cependant les
Réformistes, guidés par Robert Baldwin, en vinrent finalement à consti-
tuer une solide opposition qui réclama avec tenacité la responsabilité
ministérielle.
Les pétitions affluèrent à Londres où on n’était guère prêt à donner
suite à de telles idées. Plusieurs raisons pouvaient faire hésiter le Parlement
Impérial, mais il en était une, d’ordre majeur, dans le cas du Bas-Canada :
la majorité de la population était française. Pouvait-on logiquement recon-
naître à son profit ce principe, c’est-à-dire lui remettre les rênes du
pouvoir, ni plus ni moins lui ouvrir les portes de l’indépendance ?
Ni Londres, ni les « tories » anglo-canadiens ne pouvaient sérieuse-
ment y songer. Ces derniers profitaient avantageusement de la présente
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 317

situation et les privilèges accordés à leur minorité leur permettaient


d’« occuper les plus hauts postes dans l’administration, de dominer les
Conseils exécutif et législatif, d’aviser les représentants de la Couronne ».
Dans un article sur la « querelle des prisons », Jean-Pierre Wallot
décrit fort bien la situation :
Depuis 1791, les Canadiens ont le haut du pavé à la Chambre législative.
La Constitution, monstre d’incompréhension, ne peut que leur laisser
espérer une émancipation à plus ou moins longue échéance. Cette éman-
cipation, ils y croient, ils la veulent avec fermeté. Volonté qui s’exprime en
leurs pétitions de plus en plus insistantes pour une application plus juste
du nouveau régime. Les retards à nettoyer la « clique », nettoyage qu’ils
espèrent de la part de Londres, les énervent. Au point de vue constitutionnel,
les Canadiens ont parfaitement raison, ce qui confère une force singulière
à leur réclamations et embarrasse Londres. Dans son rapport, Durham le
reconnaîtra lui-même. Il est normal qu’un peuple veuille devenir nation,
qu’une Assemblée cherche à gouverner et que ses membres y obtiennent
des postes d’importance.
Certains marchands anglais et les fonctionnaires savent eux aussi qu’un jour
viendra où la Chambre législative jouira de la responsabilité ministérielle.
Et pour cause : leurs aspirations normales sont les mêmes que les Canadiens.
Mais voilà, sous le régime du self-government accordé aux Canadiens, les
Anglais, crient-ils, seraient à la merci des vaincus de 1760, et ceux-ci pour-
raient bien paralyser l’administration [...]
Pour illustrer cette attitude, Wallot cite longuement certaines obser-
vations faites par Ryland vers 1809. Ce dernier essaie, nous l’avons vu,
de trouver les moyens propices « à une influence anglaise dans la section
inférieure de la Législature provinciale ». Fort pertinemment, il note que
jamais une Chambre à majorité canadienne n’adoptera « un bill relatif à
l’encouragement des colons anglais »...
La responsabilité ministérielle favorisera nécessairement la majorité,
et l’Anglais le sait. Wallot écrit :
Les Anglais préféreront attendre, même lutter momentanément contre
le self-government tant qu’ils ne pourront l’obtenir pour eux. Ils s’annexe-
raient aux États-Unis plutôt que d’abandonner le Bas-Canada aux
Canadiens. Pourquoi ? Pour toutes ces raisons que Québec et Montréal
sont les grands centres commerciaux où convergent et voies de communi-
cations et capitaux anglais ; parce que le Bas-Canada doit servir de tremplin
à toute expansion vers l’Ouest ; parce que le Canada, pays immense à peine
peuplé, est susceptible de connaître un essor gigantesque grâce à une colo-
nisation que les Canadiens, privés de métropole, ne peuvent entreprendre ;
318 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

enfin parce qu’il y a eu la Conquête, parce qu’il n’y aura plus de nation
canadienne et parce que le peuple maître doit mener le jeu et coloniser.
Deux ennemis armés ne peuvent s’affronter indéfiniment sans en venir aux
coups. Rangés en bataille après 1805, les deux groupes raciaux du
Bas-Canada entretiendront une lutte continuelle, surtout après 1807. Le
règlement de comptes définitif n’aura lieu qu’en 1837, après des échanges
de coups de feu. Dès 1790, mais avec beaucoup plus de lucidité et de
coordination après 1820, les Canadiens anglais et les fonctionnaires supé-
rieurs comprirent et affirmèrent que pour solutionner le problème et corriger
la situation, il fallait réaliser l’Union. Unir les deux Canadas, c’était
éliminer la menace des Canadiens en les réduisant à l’état de minorité,
c’était donner la majorité aux Anglais dans la vallée du St-Laurent et ainsi
leur permettre d’accéder sans danger au self-government. C’était en même
temps renforcer le Canada contre l’influence du trop puissant voisin, les
États-Unis. La crise qui débute avec la querelle des prisons, ne se règlera
donc qu’avec la sujétion définitive des Canadiens. Dans la suite, ils ne
constitueront plus un danger pour le Canada anglais. Tout au plus reste-
ront-ils source d’embarras et d’ennuis administratifs.
Dans une telle perspective, la conquête de la responsabilité ministé-
rielle en 1848 continue d’être le fruit des efforts conjugués de Baldwin
et La Fontaine, mais elle cesse de servir également les deux groupes
ethniques par eux représentés.
Baldwin était probablement sincère et beaucoup d’autres avec lui,
mais un fait demeure : le Canada a franchi la principale étape d’émanci-
pation coloniale après qu’une majorité eût été donnée à l’anglo-saxon.
Cessant graduellement de représenter la Couronne britannique, le
Gouvernement canadien pourra devenir le mandataire du peuple (i.e. de
la majorité) et conserver le pays dans la grande famille des nations anglaises.
Incapable de profiter du gouvernement responsable à l’échelle natio-
nale, le peuple canadien-français demeurera un « peuple gouverné », qui
constamment revendique et à qui on fait « électoralement » des conces-
sions. Comme l’écrit M. Guy Frégault : « il serait dorénavant interdit au
Canada français de devenir une nation : il lui faudrait se contenter tout
au plus d’une survivance provinciale – c’est-à-dire subordonnée et très
limitée dans ses horizons ».
Après lui avoir contesté le droit de s’organiser une vie authentique-
ment canadienne-française par une substitution permanente au niveau
de l’agir politique, on lui donnera « une raison de survivre » comme groupe
distinct en créant le double mythe du Canada bi-culturel et de l’unité
canadienne.
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 319

Les historiens, eux, ont contribué à voiler la réalité, fascinés qu’ils


ont été par les luttes pour l’obtention d’un gouvernement responsable.
Ils se plaisent à rappeler les efforts communs des réformistes des deux
nationalités, voyant là une réfutation irrévocable à la « division profonde »
notée par Durham. Le pacte confédératif viendra par la suite corriger
officiellement les « petites » injustices de l’Acte d’Union et donnera l’im-
pression de considérer également les deux nationalités.
L’apparition d’un état provincial amènera les Canadiens français,
fortement majoritaires dans le Québec, à se croire de nouveau maîtres
chez eux. Il a fallu plusieurs décades pour qu’ils en entrevoient les limites
réelles.
Aujourd’hui on a tendance à considérer les possibilités de la province
de Québec avec plus de réalisme. L’enseignement donné par M. Maurice
Séguin à l’Université de Montréal a eu une influence énorme, de même
que les écrits de MM. Guy Frégault et Michel Brunet.
Comme le notait ce dernier, dans un premier numéro du magazine
français MacLean, les « rêves messianiques des générations précédentes
ont été abandonnés au profit d’objectifs plus modestes qui ont le grand
avantage d’être réalisables ».
Il signale aussi le fait qu’« à l’origine, l’État québécois n’était pas
canadien-français. Ou si peu ! La majorité canadienne-française de l’As-
semblée législative et du ministère avait moins de pouvoir que la
bourgeoisie anglo-canadienne, représentée par la « Bank of Montreal »
qui veillait alors jalousement sur les finances de la province. Sans oublier
la présence omnipotente du gouvernement d’Ottawa, défenseur des
intérêts collectifs de la majorité Canadian. »
Il est inévitable que le Canada, pays soi-disant bi-ethnique, porte la
marque de sa majorité dans ses relations extérieures, comme dans son
organisation interne : soit son service diplomatique ou son fonctionna-
risme. Mais ce qui est plus grave, c’est que, dans les domaines essentiels
de sa vie politique et économique, la collectivité canadienne française
soit privée d’un agir par soi distinct et autonome.
Un nouveau fédéralisme, fortement centralisateur a marqué l’évolu-
tion des dernières années. Le Rapport de la Commission Tremblay ne
manque pas d’en tenir compte :
Au carrefour des routes qui s’ouvrent devant elle, la province de Québec
maintient toujours son choix primordial : elle ne veut ni de l’unitarisme,
ni du séparatisme, mais se déclare encore fidèlement attachée au fédéralisme.
320 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Elle refuse toutefois de se contenter d’un fédéralisme de surface, d’apparat


ou de décor théâtral, même si on le lui présente sous le titre aguichant de
« nouveau fédéralisme canadien ». D’instinct, parce que ses intérêts vitaux
sont en jeu, elle sait distinguer entre une politique d’inspiration impé-
rialiste qui tend à la réduire à l’état d’une colonie de la Couronne,
colonie subventionnée, dominée et régie par la métropole, c’est-à-dire
en l’occurrence par le gouvernement central, et une politique vraiment
fédéraliste qui respecte sa liberté et sa dignité, et fait appel à sa collaboration
pour les tâches d’intérêt commun. Et quand elle réclame ainsi une pratique
sincère du fédéralisme, elle a conscience de rendre en définitive service à la
patrie canadienne tout entière, car elle a compris depuis longtemps – et elle
n’est pas la seule à l’avoir fait – que des institutions provinciales vigoureuses
sont indispensables à la stabilité politique et au maintien de la démocratie
au Canada.
Quelle que soit la forme de fédéralisme pratiquée, le peuple cana-
dien-français n’est pas lui-même indépendant, bien qu’annexé à un peuple
indépendant.
Mené, gouverné ou dirigé par un « étranger », le groupe canadien-français
ne peut tendre vers sa maturité, ou son affirmation comme groupe. Un
gouvernement qui n’est pas le sien pourra lui proposer de penser ses
problèmes, de les résoudre. S’y laisser prendre, c’est renoncer à tout progrès,
et éventuellement à sa personnalité propre ; c’est se maintenir consciemment
à un niveau infantile, c’est refuser l’AGIR PAR SOI, aussi bien dire l’exis-
tence. Reste possible la survivance sous la tente d’oxygène...
Le Canada français serait-il donc condamné à une survivance dans
la médiocrité ? L’historien ou le sociologue qui ne s’en tiendrait qu’aux
normes générales (que d’aucuns veulent être des lois) aura la tentation
de répondre par l’affirmative. Mais pas plus l’un que l’autre ne saurait
prédire l’avenir.
Quand il s’agit de l’homme, il faut savoir tenir compte de l’homme !
Le peuple canadien-français est toujours animé d’un « vouloir vivre
collectif ». Tantôt cet état s’est manifesté dans des mouvements indépen-
dantistes, tantôt dans des campagnes autonomistes ou des efforts de
refrancisation.
Cette volonté d’émancipation collective est constante, bien que trop
souvent mal orientée. Le contexte fédératif canadien ne peut y satisfaire.
La libération totale n’est guère probable, dit-on, pas plus que l’assimila-
tion n’est imminente ; tandis que le vouloir vivre collectif demeure...
L’Union des Canadas :
l’évolution des institutions canadiennes1
1841-1857
J.M.S. Careless

I. La configuration de l’Union, 1840-1841

Le 10 février 1841, l’union des Canadas a été inaugurée dans l’incer-


titude. Les coups de canon à Toronto et à Montréal ont annoncé, à midi,
que les provinces distinctes du Haut et du Bas-Canada n’existaient plus.
Dorénavant, les Canadiens de langue anglaise du Haut-Canada et les
Canadiens majoritairement de langue française du Bas-Canada évolue-
raient sous l’autorité d’une seule Constitution au sein d’une seule province
du Canada. Dans les anciennes limites du Bas-Canada, une majorité
ethnique française et une minorité anglaise avaient été contraintes de
vivre ensemble pendant un demi-siècle déjà, mais, à présent, tous les
colons anglais des deux possessions les plus populeuses de la Grande-
Bretagne en Amérique seraient réunis avec les Canadiens français au sein
d’une seule entité politique. Deux peuples ayant des origines, des cultures
et des aspirations nationales diverses devraient parvenir à un nouveau
compromis, du moins en regard de la politique et du gouvernement.
L’enjeu canadien fondamental de dualité a pris des proportions tout à
fait différentes lorsque ce modèle d’union des Canadas, précurseur de

1. J.M.S. Careless, The Union of the Canadas : the Growth of Canadian Institutions 1841-1857,
McClelland and Stewart, 1967. (Le texte reproduit ici a été traduit de l’anglais par Audrey
Lord)

321
322 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

l’union beaucoup plus vaste de l’Amérique du Nord britannique de 1867,


est entré officiellement et sobrement en vigueur.
La journée s’est tenue sous des auspices mitigés. Les Canadiens anglais
ont peut-être loyalement remarqué, je l’espère, qu’il s’agissait du premier
anniversaire de mariage de la jeune reine Victoria ainsi que du jour du
baptême de son premier enfant. Les Canadiens français se sont fort
probablement davantage rappelé, avec une pénible lucidité, qu’à peine
trois ans plus tôt, le 10 février 1838, une loi du Parlement impérial
britannique avait suspendu la Constitution du Bas-Canada à la suite de
la rébellion survenue dans la province en 1837. Depuis lors, ils avaient
été gouvernés par un Conseil spécial nommé et incapables d’empêcher
l’avènement d’une union qui était conçue pour les submerger et, éven-
tuellement, les assimiler en tant que peuple, éliminant ainsi à jamais le
« problème » canadien-français en Amérique du Nord britannique.
Le Conseil spécial s’était réuni à Montréal, la métropole commerciale
des Canadas, sous l’œil de l’assidu gouverneur, Lord Sydenham, qui avait
préféré y établir sa résidence plutôt que dans la ville de Québec, l’ancienne
capitale du Bas-Canada. C’est donc à Montréal que les cérémonies d’inau-
guration de l’Union, dans le Bas-Canada, ont eu lieu. Des proclamations
en français et en anglais avaient été affichées, dans les rues enneigées, pour
annoncer le jour de l’Union – et elles avaient toutes été arrachées au cours
de la nuit. Néanmoins, à 13h, le 10 février, les juges, le commandant des
forces armées, le maire et les autorités municipales ainsi que des dirigeants
civils et militaires s’étaient rassemblés au Château de Ramezay, de couleur
écarlate, or et noir, datant du dix-huitième siècle. Ils y ont regardé Charles
Poulett Thomson, le baron Sydenham de Sydenham à Kent et à Toronto,
au Canada, resplendissant dans son uniforme, être assermenté comme
premier gouverneur général de la Province unie. Il s’agissait d’un person-
nage mince et beau, au début de la quarantaine, allègrement vaniteux et
présomptueux, mais astucieux et toujours ingénieux, dont le triomphe
particulier avait été de mener à bien le projet de l’Union, jusqu’à ce jour
d’inauguration. Une foule rassemblée à l’extérieur du Château, divertie
par les fanfares des fusiliers royaux britanniques (Royal Welch Fusiliers,
traduction libre) et de l’infanterie légère du 85e régiment (85th Light
Infantry, traduction libre), a écouté Sydenham lire la proclamation. Celle-ci
faisait un fervent et éloquent appel à la loyauté et aux bons sentiments des
Canadiens du Bas-Canada, « de toute origine », afin de faire en sorte que
l’Union soit une réussite : « Votre destin repose maintenant entre vos mains »
(traduction libre). Toutefois, alors que quelque trois cents citoyens sont
allés présenter leurs respects au gouverneur à la grande cérémonie par la
suite, on comptait parmi eux moins de cinquante Canadiens français et,
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 323

parmi ces derniers, un tiers était des officiels et un autre tiers des membres
du clergé.
Certes, le puissant milieu d’affaires de Montréal, une ville en ébullition,
l’élément de premier plan au sein de la minorité de langue anglaise du
Bas-Canada, était chaudement enthousiaste face à l’Union. Celle-ci allait
finalement corriger l’erreur commise en 1791, lorsque les deux Canadas
distincts avaient été créés à partir de l’ancienne province de Québec, et
elle les libérerait du poids d’une majorité française hostile au sein du
Bas-Canada. Elle éliminerait les barrières interprovinciales pour le
commerce florissant que les marchands de Montréal contrôlaient jusqu’à
la grande voie navigable du fleuve Saint-Laurent, et elle ferait une entité
politique de ce qui constituait déjà une unité géographique et commerciale.
Et elle permettrait certainement que les travaux puissent aller de l’avant
sur les canaux afin de surmonter les obstacles naturels sur la voie navigable,
maintenant que les Canadiens français, qui s’étaient opposés aux dépenses
élevées pour des travaux publics, pourraient être mis en minorité à la
législature de l’Union. Il n’est pas étonnant que le vigoureux organe
commercial tory, le journal Montreal Gazette, ait salué « une nouvelle ère
dans l’histoire de cette grande province » ajoutant que « ce jour sera célébré
par tout sujet loyal au Canada avec la joie chaleureuse et la reconnaissance
cordiale si particulières aux Britanniques » (traduction libre).
Mais en aval du fleuve, à Québec, ville qui était toujours le cœur du
Canada français, l’hebdomadaire satirique Le Fantasque avait fait remar-
quer la « coïncidence singulière » que l’Union soit inaugurée un mercredi
(Wednesday – mercredi, dans le texte original). Car, comme chacun
devrait le savoir, mercredi (en français dans le texte original) signifie le
jour de Mercure, le dieu des marchands – et des voleurs. Et l’oracle de
la réforme, le journal Le Canadien, le redoutable défenseur des droits des
Français depuis des années, avait rejeté l’appel à l’unité de Sydenham
comme étant un simulacre dénué de sens, alors que rien n’avait été fait
pour apaiser les jalousies et l’animosité entre les Français et les Anglais.
« Le jeu qu’on a fait dans le Bas-Canada pendant un demi-siècle, on va
le recommencer sur une plus grande échelle dans les deux Canadas Unis »
(en français dans le texte original), avait prédit le journal sur un ton
sinistre. Il est à noter, également, qu’un jeune caissier de la Banque de
Québec, François-Xavier Garneau, a mis de côté le grand récit historique
du peuple canadien-français qu’il avait amorcé l’année précédente, afin
de publier, pour le compte du journal Le Canadien, une longue et fervente
remontrance en regard de la disparition prochaine de la langue française
et du mépris du génie de la France.
324 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Il ne faisait aucun doute que l’Union était une mesure importante


de la politique coloniale britannique dirigée largement contre les Français.
Toutefois, les intentions derrière cette politique n’avaient pas été purement
négatives ou réactionnaires. Feu Lord Durham, cet émissaire impérial
aux idées audacieusement novatrices qui avait été envoyé depuis l’Angle-
terre afin d’enquêter sur les conditions qui avaient conduit à la rébellion
armée dans les deux Canadas en 1837, en était à l’origine. Après cinq
mois animés passés dans le pays en tant que gouverneur en chef et lord
haut-commissaire, en 1838, il avait formulé toute une série de recom-
mandations de changements à apporter dans son célèbre Rapport sur les
affaires de l’Amérique du Nord britannique, publié en 1839, l’année avant
son décès prématuré. Et quelque chose du vif esprit de réforme de Durham
avait remué le gouvernement whig vieillissant de Lord Melbourne, alors
qu’il était confronté au sérieux embarras des troubles coloniaux en ce
dix-neuvième siècle de liberté et de progrès que connaissait la Grande-
Bretagne.
Les rébellions canadiennes elles-mêmes avaient été de petite enver-
gure, localisées et rapidement réprimées. Néanmoins, au Bas-Canada,
du moins, il y avait eu de durs accrochages ainsi qu’une brusque répres-
sion par les forces britanniques et une sympathie canadienne-française
considérable avait été manifestée à l’endroit des défenseurs rebelles des
droits populaires, Louis-Joseph Papineau et ses radicaux compagnons
patriote[s] (en français dans le texte original). Dans le Bas-Canada, en
conséquence, les suites de la rébellion étaient âcres en raison de la rancœur
et de la méfiance qui prévalaient entre les Français et les Anglais. Il n’était
guère étonnant que Durham, en concentrant son attention sur cette
province plus populeuse et profondément troublée, ait conclu que la plus
importante source des malheurs canadiens était les « deux nations »,
française et anglaise, en conflit au sein d’une même entité politique. Il
avait donc proposé l’union du Haut et du Bas-Canada, pour faire en
sorte que les Français deviennent minoritaires au sein d’une colonie
majoritairement de langue anglaise. Puis, assurément, ils abandonneraient
leurs efforts illusoires pour préserver une petite enclave française arriérée
au sein d’un vaste empire britannique progressiste, et, peu à peu, de leur
propre gré, ils comprendraient les avantages de l’assimilation. Une nation
se fonderait dans l’autre, et les tensions ainsi que le conflit de dualité
disparaîtraient. La foi libérale britannique, au cours du dix-neuvième
siècle, en la supériorité de la civilisation de langue anglaise, avec sa
Constitution parlementaire, sa locomotive à vapeur et son leadership
industriel à l’échelle mondiale, était si grande.
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 325

Bien entendu, pour accompagner l’Union, Durham avait vivement


préconisé l’instauration du gouvernement responsable, prôné par les
réformistes des deux côtés de l’Atlantique, grâce auquel le gouvernement
d’une colonie serait tenu responsable envers son Assemblée élue de la
même façon que le Cabinet britannique était imputable au Parlement.
L’application de cette pratique britannique aux colonies mettrait fin au
pouvoir des oligarchies tories fermement enracinées dans les Conseils
exécutifs et législatifs nommés et hors du contrôle de l’Assemblée – un
pouvoir qui avait exaspéré les réformistes radicaux dans les deux Canadas
au point où ils avaient ouvertement exprimé leur révolte. Ainsi, le gouver-
nement responsable traiterait l’autre grand mal que Durham avait perçu
en Amérique britannique, le conflit entre les institutions représentatives
populaires et les autorités locales qui n’étaient pas assujetties à leur volonté.
« La Couronne », affirmait le rapport de Durham, « doit [...] se plier aux
conséquences inévitables des institutions représentatives ; et dans l’optique
de conduire le gouvernement de pair avec un organe représentatif, elle
doit consentir à ce que le gouvernement soit dirigé par ceux en qui cette
instance représentative a confiance » (traduction libre). Le gouvernement
Melbourne, cependant, avait rejeté la proposition de gouvernement
responsable, l’estimant tout à fait inappropriée pour les colonies, bien
qu’il ait affirmé qu’il y avait fort à faire, en pratique, pour améliorer les
relations entre le gouvernement et le peuple au Canada. Et, surtout, le
gouvernement avait repris l’idée d’une union.
Le projet de loi de l’Union, que le gouvernement avait élaboré,
prévoyait une représentation des deux Canadas au sein d’une seule légis-
lature, bien que la province du Haut-Canada ne comptait alors que
quelque 450 000 habitants comparativement à 650 000 habitants dans
le Bas-Canada. Durham lui-même avait eu peine à envisager la représen-
tation de la population de l’Union dans son ensemble, sans une telle
division en deux parties. Il avait compté sur le nombre combiné de
Canadiens anglais du Bas et du Haut-Canada pour générer une supério-
rité numérique, au total, de Canadiens de langue anglaise, une population
qui allait continuellement croître puisque les immigrants britanniques
continuaient à s’installer dans les districts peu peuplés du Haut-Canada.
Mais le gouvernement Melbourne voulait s’assurer de l’ascendant anglais
dès la mise en place de l’Union. Cela pouvait être établi de façon incon-
testable en octroyant la moitié des sièges de la nouvelle législature au
Haut-Canada, puisque l’élément anglais du Bas-Canada détiendrait
certainement quelques sièges dans l’autre moitié de la Chambre, laissant
326 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

assurément les Canadiens français en minorité. En réalité, le Haut-Canada


serait surreprésenté afin d’assurer le maintien du régime britannique.
Afin de promouvoir ce nouveau plan impérial, l’homme le plus solide
au sein du Cabinet whig, Lord John Russell, avait été transféré au poste
de ministre des Colonies. Et un autre membre compétent du Cabinet
avait délaissé la direction du ministère du Commerce pour gouverner les
Canadas et préparer la voie pour l’Union. Il s’agissait de Charles Poulett
Thomson, membre représentant la circonscription de Manchester, un
homme d’affaires libéral très pragmatique, parfaitement habile dans l’art
de la gestion politique, un mélange de calcul, de ferme ambition et
d’énergie dynamique. Il est entré en fonction au Canada en octobre 1839,
et a reçu son titre de noblesse en août 1840, en reconnaissance de sa
réussite dans la négociation de l’acceptation du plan de l’Union par le
Haut-Canada et dans l’obtention, du moins, d’une approbation symbo-
lique du Bas-Canada, par le biais du Conseil spécial. Compte tenu de
ces accomplissements, l’Acte d’Union a été présenté au Parlement britan-
nique, au cours de l’été 1840, en vue d’entrer en vigueur au Canada par
proclamation l’année suivante. Cet Acte, cependant, allait avoir des
conséquences tout à fait imprévues par ses concepteurs. L’Union cana-
dienne allait être figée et rigidifiée par son principe fondamental de
représentation égale. Les différences entre les deux anciennes provinces
ne feraient que se perpétuer avec la division de la législature entre une
moitié pour le Haut-Canada et une moitié pour le Bas-Canada. Loin
d’avoir été conçu comme un État unitaire, le Canada allait devenir une
union quasi-fédérale de deux parties distinctes, fonctionnant au sein d’un
seul cadre législatif.
Mais tout cela appartenait au futur. Et, en 1841, alors que l’Union
était proclamée au Canada, force était de constater, pour les Canadiens
français, non seulement qu’elle avait été conçue pour miner leur identité
nationale, mais qu’elle aggravait cette injustice en sous-représentant
résolument leur partie du pays. En outre, alors que les marchands anglais
du Bas-Canada reconnaissaient peut-être (tout comme cela avait été le
cas de Lord Durham) que l’Union offrait une base bien plus vaste pour
le développement du grand système de transport du fleuve Saint-Laurent,
les Français ne voyaient que le fait que la lourde dette du Bas-Canada,
en grande partie contractée pour la construction des canaux, devrait être
remboursée par la Province unie dans son ensemble. Et cela, malgré le
fait qu’au Bas-Canada, l’ancienne Assemblée, sous le contrôle des Français,
avait évité un tel endettement en bloquant les dépenses réclamées par les
intérêts commerciaux anglais. Enfin, pour couronner la série d’iniquités,
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 327

l’anglais deviendrait la seule langue officielle des registres de la législature,


bien que le français puisse toujours être utilisé dans le cadre des débats
parlementaires.
C’est ainsi que l’antipathie du Canada français envers l’Union ne
variait qu’en intensité ; allant d’une léthargie de découragement à d’ar-
dentes revendications pour son abrogation. Mais les anciens partisans les
plus vigoureux de l’opinion politique française, Papineau et ses associés
radicaux, étaient en exil ou dispersés et désorganisés, bien que le cousin
de Louis-Joseph et proche collègue, le vieux et courtois Denis-Benjamin
Viger, un personnage très vénéré qui était entré à l’Assemblée pour la
première fois en 1808, était de retour en politique après avoir été libéré
de prison sans subir de procès. Le plus célèbre porte-parole des Canadiens
français, à ce moment, semblait être John Neilson, le propriétaire du
journal bilingue Quebec Gazette, un vétéran réformiste constitutionnel
qui, malgré ses origines britanniques, s’était vaillamment identifié à la
cause de l’autonomie du Bas-Canada et il jouait, à présent, un rôle de
premier plan dans la campagne française pour l’abrogation. Neilson,
l’incarnation aux cheveux blancs de l’intégrité des braves Écossais, avait
un dossier d’une loyauté et d’une modération irréprochables en regard
de la récente période de violences. Néanmoins, il était également un
partisan convaincu de l’ancienne Constitution du Bas-Canada de 1791,
et de la liberté équilibrée qu’elle permettait, si seulement elle était correc-
tement appliquée. Ainsi, il demandait l’abrogation de l’Acte d’Union.
Toutefois, comme on pouvait s’y attendre, il avait écrit à son sujet que,
pour l’instant, « aussi intimement convaincus puissions-nous être qu’il
repose sur une erreur, nous sommes néanmoins contraints de s’y
soumettre » (traduction libre).
Un autre leader émergeait dans le Canada français, cependant : Louis-
Hippolyte La Fontaine. Il avait siégé à l’Assemblée du Bas-Canada,
représentant la circonscription de Terrebonne, depuis 1830, lorsque, à
moins de vingt-trois ans, il avait été un ardent disciple libéral du grand
prophète, Papineau. Mais La Fontaine, posé, objectif et même distant
par nature, a suivi sa propre voie judicieuse. Il avait rompu avec les
extrémistes au début de la rébellion en 1837, insistant toujours sur les
actions parlementaires, et il avait porté la cause du Bas-Canada en
Angleterre. Il avait été brièvement emprisonné à son retour ; mais cela,
en fait, avait contribué à le distinguer, aux yeux des Canadiens français,
comme étant l’un des héros de la réforme, tout comme ses appels auda-
cieux aux autorités britanniques, par la suite, au nom des prisonniers
politiques. Depuis lors, il avait sans cesse acquis du prestige, éclipsant les
328 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

anciens leaders canadiens-français. À présent âgé de trente-trois ans, il


était froidement réservé, mais convainquant, bien plus grand que la
moyenne, solide et imposant. Il ressemblait de façon stupéfiante à
Napoléon, ressemblance qu’il cultivait, bien entendu, en coiffant ses
cheveux. Il a été relaté que lors d’une visite qu’il a effectuée à la tombe
de Napoléon à Paris, d’anciens soldats de l’empereur se sont pressés autour
de cette réincarnation saisissante de leur maître.
L’attitude de La Fontaine, peu loquace et autoritaire, était également
napoléonienne. Mais, précisément, son objectif en apparence détaché
inspirait la confiance à un moment sombre de l’histoire du Canada
français et son réalisme politique perspicace lui donnait raison en ce sens.
Tout en déplorant l’Union, il en était venu à reconnaître l’inutilité de
revendiquer son abrogation pure et simple compte tenu de la politique
britannique en place. Il était plutôt prêt à tenter de travailler dans ce
contexte, à surmonter ses pires aspects grâce à la coopération des forces
réformistes des deux Canadas : il comptait se servir d’une Constitution
conçue sur le modèle britannique dans l’intérêt des Français. Pour ce
faire, il allait devoir former un parti politique canadien-français conforme
à son propre dessein. Il était un politicien montréalais, fermement ancré
dans cette ville ; mais dans l’autre principal foyer de la force politique
française, la ville de Québec, il avait également un associé loyal et compé-
tent, Augustin-Norbert Morin. En outre, Étienne Parent, le rédacteur
en chef du journal Le Canadien, de Québec, et une autorité intellectuelle
influente au Canada français, était essentiellement d’accord. Tout comme
La Fontaine, Parent pouvait concevoir l’utilité de travailler de façon
constructive avec les associés du Haut-Canada au sein de l’Union, plutôt
que de réagir négativement par un repli, comme le feraient Neilson ou
les éléments Viger-Papineau. Il n’existait, en fait, qu’un seul véritable
espoir pour les Canadiens-français : trouver des alliés dans ce sombre
nouveau régime.
Quant aux Canadiens anglais du Bas-Canada, qui avaient par le passé
compté sur l’oligarchie britannique de dirigeants établis à Québec, ils
espéraient vivement la poursuite du règne tory-conservateur dans la
nouvelle Union – des dirigeants de langue anglaise, quoi qu’il en soit.
Les Moffatt et McGill, des entrepreneurs montréalais du « parti britan-
nique » tory du Bas-Canada, n’avaient plus à affronter une majorité
française inébranlable à l’Assemblée. Sachant cela, leurs partisans ont
peut-être bien salué le jour de l’Union lors de l’Action de grâce, s’excla-
mant également au sujet des perspectives reluisantes des nouvelles
avancées commerciales. De plus, comme par anticipation, le commerce
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 329

sur le Saint-Laurent avait remarquablement progressé au cours de la


saison précédente, alors que les entreprises se remettaient des effets de la
longue crise économique mondiale. Les coupes de bois de l’hiver étaient
également prometteuses. Les expéditeurs de Québec s’attendaient à ce
que quelque sept millions de pieds cubes de pin blanc descendent le
fleuve au printemps 1841, ainsi que cinq millions de pin rouge, quatre
millions d’orme liège et quatre millions de chêne blanc. Les transitaires
de Montréal étaient tout aussi optimistes.
Mais les membres de la communauté canadienne-française, qui
tiraient, pour la plupart, leur subsistance de l’agriculture à petite échelle,
ressentaient toujours les conséquences d’une longue série de mauvaises
récoltes désastreuses au cours de la décennie précédente, de dettes et de
chômage rural. À cela s’étaient ajoutés les coûts de la rébellion avortée :
la perte ou la destruction de biens par les troupes dans certaines localités
et les blessures émotionnelles laissées par la répression et les représailles,
le pillage, les arrestations et les emprisonnements. Surtout, il y avait l’exil
de cinquante-huit prisonniers patriote[s] (en français dans le texte original)
à la colonie pénitentiaire australienne de la Terre de Van Diemen, ce
qu’un petit peuple clanique attaché à ses habitations aux abords du fleuve
Saint-Laurent envisageait avec une peine particulière. Et, pourtant, si les
Canadiens français, aussi tristes et découragés aient-ils pu être, ont
accueilli l’Union avec une amère appréhension – « le mariage forcé » (en
français dans le texte original), un nouveau symbole d’assujettissement
– il y avait en eux une volonté renforcée qui leur permettait de survivre.

II

Dans le Haut-Canada, en 1841, l’inauguration de l’Union, à Toronto,


l’ancienne capitale provinciale, avait également suscité des sentiments
mitigés. Certains l’ont accueillie volontiers. En effet, un membre du Club
tandem de Toronto (Toronto Tandem Club, traduction libre) (les membres
de ce club faisaient des courses de traîneaux tirés par deux chevaux sur
la glace épaisse du port) a composé une ode festive pour l’occasion :
Acclamons le 10 février ! une journée de célébration,
Un présage de joies digne de mention.
En ce jour notre jeune reine a été conduite à l’autel,
Notre princesse royale aux fonts baptismaux.
Les coups de canon ont proclamé la Loi de l’Union
À midi à vous ; et puis, comme je suis un pécheur,
Ensemble les braves gens, ce soir, vous êtes conviés
330 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

Par acclamation, à un banquet officiel (traduction libre)...


Malgré les célébrations officielles, cependant, l’ambiance qui régnait
à Toronto, lors de l’inauguration de l’Union, était celle d’une journée de
grisaille et de déprime du mois de février. La ville venait tout juste d’ap-
prendre qu’une vieille rivale du Haut-Canada, la ville de Kingston, serait
le siège du gouvernement de la Province unie, et les espoirs de Toronto
de devenir une capitale encore plus importante s’étaient écroulés. Le
journal tory Patriot, de Toronto, avait sombrement prédit que la dépré-
ciation des propriétés serait « épouvantable ». Sir George Arthur, le dernier
lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, avait rapporté à son supérieur,
Lord Sydenham à Montréal, qu’il avait réellement fait de son mieux pour
inaugurer l’Union convenablement à Toronto. Il y avait eu la salve royale
à midi, Signor Blitz, le magicien, à la résidence du gouverneur en soirée
et le banquet public au Parlement de l’Ontario – qui avait causé une
migraine au gouverneur en raison du bruit que faisait la fanfare et de
treize formidables toasts. Néanmoins, Arthur avait reconnu, ironique-
ment : « Je n’avais pas d’autre choix, sans quoi j’aurais sombré dans
l’atmosphère mélancolique qui prévalait dans la ville, et j’aurais tiré des
coups de feu de détresse (Minute Guns) à cette occasion » (traduction
libre).
Bien entendu, Toronto était un cas spécial, et la consternation dans
la ville déchue du lac Ontario était compensée par la jubilation dans l’est,
à Kingston, où le lac gelé rencontrait le fleuve Saint-Laurent gelé. « Nous
félicitons les citoyens de Toronto », avait déclaré le journal Chronicle and
Gazette, de Kingston, avec un malin plaisir, « les documents publics seront
dorénavant à l’abri à la fois d’une invasion étrangère, d’une part, et d’une
insurrection interne, d’autre part » (traduction libre), une allusion sour-
noise aux raids américains sur Toronto, en 1813, et à l’attaque des rebelles
à cet endroit, en 1837. À travers tout le Haut-Canada, il y avait des
tendances mitigées de doute et d’espoir ; des regrets en regard de la perte
de l’existence distincte de la province de l’ouest, des craintes à l’effet que
celle-ci soit dominée par la communauté plus populeuse de l’est ; mais
également des attentes envers des perspectives économiques et politiques
bien plus grandes au sein du Canada-Uni. Au final, les forces en faveur
de l’Union étaient les plus fortes ; puisque, contrairement au Bas-Canada,
le Haut-Canada n’avait pas vu sa Constitution être suspendue à la suite
de la rébellion de 1837, et le projet de l’Union avait été approuvé par sa
propre législature provinciale.
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 331

Le soulèvement limité et mal organisé des radicaux du Haut-Canada,


sous William Lyon Mackenzie, avait été facilement réprimé par les colons
eux-mêmes, alors que Mackenzie avait trouvé refuge aux États-Unis.
Quelles qu’aient pu être leurs récriminations, la population du Haut-
Canada, en majorité, ne souhaitait guère une véritable révolte. Mais la
brève insurrection de Mackenzie avait été suivie par une série de raids en
provenance de l’autre côté de la frontière au cours de l’année 1838,
appuyés par des Américains soi-disant libérateurs du Haut-Canada. Ces
attaques totalement ineptes et futiles avaient, en fait, assimilé la cause
des rebelles avec le banditisme et l’agression armée provenant des États-
Unis, pays dont la population se souvenait vivement en raison de la guerre
de 1812. Le radicalisme, dans sa revendication pour l’instauration d’ins-
titutions électives sur le modèle de la démocratie américaine, avait été
complètement discrédité dans le Haut-Canada. La plupart des réformistes
se tenaient à l’écart, alors que les partisans tories-conservateurs de l’oli-
garchie au pouvoir dominaient une Assemblée outrageusement loyale.
Assurément, il n’y avait pas eu lieu de suspendre la Constitution du
Haut-Canada.
En outre, le gouvernement Melbourne, en Angleterre, avait été
soucieux d’obtenir le consentement colonial adéquat pour son plan
d’union, et cela avait constitué la première mission de Sydenham (alors
Poulett Thomson) lorsqu’il avait été envoyé, en 1839, pour gouverner le
Canada. Dans le Bas-Canada, bien entendu, il n’avait eu qu’à le faire
approuver par le Conseil spécial non représentatif ; mais dans le Haut-
Canada, il avait dû rallier l’appui de la législature. En fait, Thomson avait
eu besoin de tout son vif magnétisme et de toute son habile persuasion,
puisque les tories et les conservateurs dominants dans l’ouest n’étaient
pas enthousiastes à l’idée d’être jumelés aux Français étrangers, hostiles
et vraisemblablement arriérés. La protection que constituait la représen-
tation égale pour le Haut-Canada les avait en partie convaincus ; mais
les incitatifs économiques avaient pesé bien plus lourd pour les intérêts
tories étroitement liés à la communauté d’affaires. L’Union promettait
de mettre fin au problème de division des recettes douanières du fleuve
Saint-Laurent, que la dette écrasante du Haut-Canada serait absorbée et
que les ressources financières bien plus importantes de la Province unie
pourraient être utilisées pour terminer le réseau inachevé de canaux sur
le Saint-Laurent pour le vital accès du Haut-Canada à la mer.
Certains des plus fervents tories, cependant, ceux étant le plus étroi-
tement associés à la vieille oligarchie provinciale, le « Pacte de famille »
(the Family Compact, traduction libre), avaient toujours été particulière-
332 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

ment réticents à voir leur chasse gardée de pouvoir tutélaire être incorporée
dans une grande entité. Thomson avait donc compensé pour les tories
du Pacte, du côté du gouvernement de l’Assemblée, en cherchant à obtenir
l’appui de l’opposition réformiste (« véritablement de très fidèles et loyaux
sujets de Sa Majesté » (traduction libre), avait-il joyeusement souligné).
Et il avait gagné cet appui ; en partie en raison des réformes à prévoir
sous un gouverneur vigoureux et impatient de mettre en place les recom-
mandations détaillées de Lord Durham en vue d’améliorations concrètes ;
en partie pour une autre raison, plus importante – parce que les réfor-
mistes souhaitaient que l’Union fasse advenir ce que Durham y avait
étroitement associé : le gouvernement responsable.
Mise à part l’Union elle-même, il s’agissait de l’enjeu le plus impor-
tant auquel les Canadas faisaient à présent face, après deux décennies de
tensions entre les autorités au pouvoir implantées et l’aspiration d’une
démocratie populaire qui avait finalement engendré une rébellion. Est-ce
qu’une colonie pouvait disposer de son gouvernement sous le contrôle
de son peuple tout en demeurant une colonie ? Est-ce que les seules
possibilités étaient la soumission au contrôle impérial central ou une
séparation complète, comme la révolution américaine avait semblé le
démontrer ? Outre Durham, d’autres impérialistes libéraux, en Angleterre,
avaient discerné une autre possibilité : un gouvernement colonial local
reposant sur le principe britannique de responsabilité du gouvernement
envers les représentants du peuple. Ces hommes étaient Charles Buller
et Edward Gibbon Wakefield, qui avaient pris part à la mission de
Durham au Canada et participé à la rédaction de ses conclusions. Mais
le défenseur le plus perspicace du gouvernement responsable était le
réformiste du Haut-Canada Robert Baldwin, qui y voyait précisément
le moyen de maintenir des liens avec l’empire en permettant à la colonie
de gérer ses propres affaires selon les usages britanniques et au sein du
système impérial.
Baldwin avait soumis le concept au ministère des Colonies, en 1836,
dans un mémorandum soigneusement réfléchi. Lui et son père, le
Dr William Warren Baldwin, en avaient discuté avec Durham au cours
de son séjour au Canada, et le rapport de Durham contenait des preuves
soutenant les arguments de Robert Baldwin. Certes, le « principe de
responsabilité » était bel et bien dans l’air après le rapport de 1839,
quoique davantage comme un objectif généralement visé que comme
une technique de gouvernement bien définie et bien comprise. Si les
principales possessions toujours sous contrôle britannique en Amérique
pouvaient mettre en œuvre un principe qui permettrait l’accroissement
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 333

pacifique de la liberté et de la démocratie coloniales sous l’égide de la


Constitution parlementaire britannique, alors les conséquences non
seulement pour le Canada, mais également pour le reste de l’empire
britannique, seraient vraiment profondes.
Le point de vue du gouvernement impérial, cependant, allait carré-
ment en sens inverse. Bien qu’admirable en Grande-Bretagne, le
gouvernement responsable était logiquement impossible à implanter dans
une colonie, même pour la conduite de ses affaires internes, tout ce qui
était alors proposé. Durham avait soutenu que si des affaires d’ordre
impérial comme le commerce, la défense et la structure constitutionnelle
étaient réservées à l’autorité impériale, des questions d’ordre domestique
pouvaient sans crainte être laissées entre les mains de la colonie. Mais
l’esprit logique de Lord John Russell avait rejeté toute possibilité de diviser
l’indivisible, la souveraineté. Dans une dépêche qui a pratiquement
coïncidé avec l’arrivée de Poulett Thomson au Canada, le ministre des
Colonies a prouvé, à son entière satisfaction, qu’un gouverneur colonial
ne pouvait pas, à la fois, suivre ses instructions reçues depuis l’Angleterre
et agir sur l’avis de conseillers imputables à une Assemblée locale. S’il
exécutait les instructions d’Angleterre, « le parallèle avec la responsabilité
constitutionnelle ne tenait absolument pas » ; s’il se conformait aux avis
des conseillers, « il ne serait plus un représentant subalterne, mais un
souverain indépendant » (traduction libre). Un exécutif colonial ne
pouvait fonctionner sous deux commandements. L’existence même de
l’empire exigeait l’obéissance au pouvoir central à Londres, et non aux
ordres de représentants locaux.
Néanmoins, mis à part ce principe prétendument incontestable,
Russell et le Cabinet britannique tenaient à gouverner le Canada, en
pratique, avec l’appui d’une majorité au sein de la colonie. Le ministère
avait donc instamment donné l’instruction à Thomson de devenir un
gouverneur pour qui « l’importance de maintenir l’harmonie la plus
grande possible entre la politique de la législature et le gouvernement
exécutif ne fait aucun doute » (traduction libre). Le mot-clef était
« harmonie », mentionné à maintes reprises. Le gouverneur devait main-
tenir le contrôle fermement entre ses mains, afin de développer et de
préserver une concorde amicale entre son exécutif et l’instance représen-
tative. De cette façon, en fait, la revendication irrecevable d’instaurer le
gouvernement responsable pouvait être rejetée avec égard.
Cela était demeuré le souci constant de Thomson, bien qu’il ait
informé la législature du Haut-Canada que le pays serait dorénavant
334 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

gouverné « conformément aux souhaits et aux intérêts bien compris du


peuple » (traduction libre). Les réformistes ont peut-être sauté sur cela ;
mais dans l’esprit de Thomson, le gouverneur se chargerait de comprendre
ces souhaits et ces intérêts. Lui-même avait conclu qu’il existait ample-
ment de motifs pour apporter des changements au sein du gouvernement
canadien. Il estimait toutefois que les problèmes dénoncés, et leurs solu-
tions, étaient essentiellement d’ordre pratique. En d’autres termes, une
administration gérée efficacement sous son autorité, libérée des anciens
titulaires du Pacte et représentant les principaux intérêts de l’Assemblée,
serait en mesure de satisfaire tous les besoins réels et de faire taire le débat
entourant le principe de responsabilité. Les réformistes estimaient plutôt
que des changements concrets, en l’absence de l’ancienne gouverne
oligarchique, ouvriraient inévitablement la voie au système de responsa-
bilité. Ayant des objectifs contraires, les réformistes et le gouverneur
pouvaient néanmoins travailler ensemble, chacun des côtés présumant
pouvoir se servir de l’autre.
Depuis avril 1839, donc, Hincks avait entretenu une correspondance
continue avec le personnage canadien-français le plus important du
Bas-Canada, La Fontaine, le familiarisant avec la position de Baldwin,
faisant comprendre à l’influent libéral canadien-français que le principe
de responsabilité ferait passer le gouvernement sous contrôle populaire
et conférerait ainsi à l’élément majeur du Bas-Canada un véritable rôle
dans la direction de l’Union. « Je suis certain », avait écrit Hincks, « qu’une
fois le gouvernement responsable comme en Angleterre acquis... nous
obtiendrions très rapidement tout ce que nous avons demandé par le
passé » (traduction libre). Maintes et maintes fois, il avait insisté sur le
sujet : « Vous avez besoin de notre aide autant que nous avons besoin de
la vôtre. [...] Nos libertés ne peuvent être protégées que par l’Union »
(traduction libre). Le leader français avait vacillé entre le doute et l’indi-
gnation alors que le projet de l’Union prenait concrètement forme. Mais,
finalement, Hincks avait jeté les bases d’un accord sur le principe de
responsabilité qui permettrait à La Fontaine et à ses associés ainsi qu’à
Baldwin et à ses collègues de travailler en étroite collaboration.
Et, entre-temps, dans le Haut-Canada, les espoirs de réforme en
regard du gouvernement responsable s’étaient alliés aux attentes des tories
et des conservateurs quant à l’idée que les avantages matériels allaient
générer la majorité pour l’Union que le gouverneur Thomson avait
cherché à obtenir en vertu d’intérêts qui lui étaient propres. D’une part,
le gouverneur était parvenu à faire entrer Robert Baldwin dans l’admi-
nistration du Haut-Canada, en 1840, à titre de solliciteur général. D’autre
Denis Vaugeois – L’Union des deux Canadas : nouvelle Conquête ? 335

part, il travaillait efficacement avec William Henry Draper, le procureur


général, un bel avocat raffiné d’origine anglaise et célèbre parlementaire
habile ; un conservateur ouvert d’esprit qui était loin d’être l’un des
éléments de l’ancien Pacte tory. Thomson avait même été en mesure de
se servir de la majorité qu’il avait ralliée au sein de la dernière législature
du Haut-Canada pour régler « le grief majeur et accablant » (traduction
libre), comme il l’avait qualifié, les réserves du clergé, en vertu desquelles
le septième des terres publiques était alloué pour doter l’Église anglicane,
attaquées à maintes reprises par les habitants non anglicans de la province
de l’ouest comme étant le monopole injuste d’une minorité privilégiée.
Le gouverneur avait habilement négocié une mesure pour répartir, entre
d’autres Églises, certains des fonds provenant de la vente des réserves du
clergé. Bien que le compromis religieux de ce règlement de 1840 n’ait
contenté ni les tories anglicans à tendance conservatrice ni les réformistes
qui avaient exigé la sécularisation pure et simple des réserves, il a offert
un modus vivendi pour l’avenir, et il était donc acceptable pour un large
groupe de modérés.
Cela, en fait, a été la réponse essentielle du Haut-Canada à l’Union
de février 1841. Il y avait des raisons de douter de sa sagesse – mais il
s’agissait d’un modus vivendi qui ouvrait une voie plus vaste et plus
attrayante vers l’avenir que les vieux sentiers de l’extrémisme que la
province avait empruntés. Les tories du Pacte ont peut-être consenti à
contrecœur, particulièrement dans la ville tory de Toronto. Les radicaux
éclipsés étaient peut-être irrités de ne pas avoir obtenu un État entièrement
démocratique et électif. Mais la population du Haut-Canada, en majorité,
à la fois de tendance réformiste et conservatrice, avait tourné le dos aux
opinions extrêmes, et malgré des appréhensions au moment où l’Union
était inaugurée, elle était prête à essayer d’en assurer la réussite. Il ne
restait qu’à espérer que l’ensemble de la population du Bas-Canada en
viendrait à adopter le même point de vue.
Histoire de deux nationalismes au Canada :
deuxième capitulation des Canadiens français
1839-18421 ?
Maurice Séguin

Introduction

La double révolte des Britanniques et des « Patriotes » canadiens-


français, en 1837, ainsi que l’enquête de Durham qui suivit, démontrent
la nécessité de l’union. La combinaison de ces facteurs va permettre enfin
de réaliser le projet de grouper en une majorité les forces anglaises de la
vallée du Saint-Laurent au-dessus d’une minorité canadienne-française.
Devant la désorganisation générale, on ne peut plus remettre ce projet
qui avait été envisagé dès 1806-1810 et qu’on a failli appliquer en 1822.

I. – Avril 1839 : Londres décide enfin d’unir


les deux Canadas
1. Union législative ou union fédérale ?

Durham avait été impressionné par les avantages de l’union fédérale,


mais il avait dû, comme on le sait, se résoudre à suggérer une union
législative. Cependant, en Grande-Bretagne même, les partisans de
l’union fédérale ne démissionnent pas facilement. Rien de plus révélateur
que les commentaires de Lord Howick – futur Lord Grey et futur ministre
des Colonies – sur le rapport Durham. Howick ne cache pas qu’il préfé-
rerait une union fédérale.

1. Maurice Séguin, Histoire de deux nationalismes au Canada, Montréal, Guérin, 1997.

337
338 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

2. Londres opte pour l’union législative

Au début de l’année 1839, le premier ministre de Grande-Bretagne


se prononce en faveur de l’union législative. En juin, Russell, devenu
ministre des Colonies, saisit le Parlement impérial de la question. L’union
est acceptée en principe par Londres, qui doit toutefois obtenir le consen-
tement des deux Canadas.
Thomson devient gouverneur du Upper Canada et du Lower Canada ;
il a comme mission d’arracher un vote des colonies en faveur de l’union.

II. – Divergences de vues chez les politiciens

3. Papineau dénonce l’union et rêve d’une annexion


aux États-Unis
En exil à Paris, Papineau esquisse une Histoire de l’Insurrection du
Canada pour répondre à Durham. Il dénonce les marchands britanniques
du Lower Canada : « Ce sont eux qui, dès 1808, avaient arrêté le plan de
gouvernement tyrannique dont Lord Durham n’a fait qu’adopter la
honteuse paternité [...] », c’est-à-dire « l’absorption de la population
française par la population anglaise au moyen de l’union des deux
Canadas ».
Papineau imagine une indépendance du Canada-Français dans
l’union fédérale des U.S.A. Il est rongé par la philosophie fédéraliste. Il
écrit : « Au jour de notre indépendance, le droit de commune citoyenneté
et de commerce libre [avec les autres États américains] assurerait au
Canada la paix et le progrès. » Papineau semble croire qu’aux États-Unis,
chaque État est souverain sous la protection du Congrès, qui ne peut être
un tyran, étant donné qu’il ne possède d’attribution que sur les questions
de paix ou de guerre et de commerce extérieur.
Papineau, comme Étienne Parent, ne pouvait mesurer le degré d’an-
nexion, de provincialisation, de limitation que représente la situation
d’un État local dans une union fédérale. Le fédéralisme de Papineau
débouche sur l’annexion aux États-Unis ; celui d’Étienne Parent sur
l’annexion au British North America.
Maurice Séguin – Histoire de deux nationalismes au Canada 339

4. Hincks et La Fontaine face aux problèmes d’union


et de nationalités
Hincks, de Toronto, un des chefs réformistes du Upper Canada, est
conscient de la nécessité pour les libéraux anglais de s’assurer de la colla-
boration des réformistes canadiens-français afin de dominer le futur
parlement du Canada-Uni. Dès le mois d’avril 1839, Hincks s’adresse à
La Fontaine :
Durham vous prête [à vous les Canadiens-Français] des objectifs nationaux.
Si Durham a raison, l’union serait votre ruine. Si Durham a tort, si vous
ne désirez que des institutions libérales [...] l’union vous donnerait tout ce
que vous voulez [...]. Si nous nous unissons comme Canadiens, pour
promouvoir le bien du Canada [...] selon une Constitution reposant sur la
responsabilité ministérielle [comme Durham le propose], seuls les bureau-
crates y perdraient [...].
La Fontaine lui répond en niant que les Canadiens-Français aient
eu des visées nationales. Hincks, rassuré, poursuit son raisonnement.
Durham, en ne voulant pas vous soumettre à la minorité britannique du
Lower Canada, avait bien compris que les Britanniques du Upper Canada
seraient vos amis. Ils le seront, j’en suis certain. [...] Je partage entièrement
vos sentiments envers cet infâme « British Party » du Lower Canada que je
hais de tout cœur autant que vous les haïssez. [...] Cependant, je ne vois
pas d’espoir que vous obteniez un gouvernement constitutionnel, repré-
sentatif et libéral, sans l’union des Canadas ou des cinq provinces du British
North America. [...] Vous n’avez pas eu un « bon échantillon » du généreux
peuple anglais [...] dans le parti sanguinaire qui se prétend britannique dans
le Lower Canada.
La Fontaine soulève, le 9 octobre 1839, la question de l’union fédé-
rale. N’est-ce pas la preuve que La Fontaine, lui aussi, dès cette époque,
était attiré par le mirage fédéraliste ? « Je suis convaincu, répète Hincks,
que l’union est le meilleur plan. Un gouvernement représentatif [c’est-
à-dire responsable] et l’union nous donneront tout ce que nous voulons
ou nous apporteront “la séparation” [ ?]. La Fontaine semblait ébranlé
par les arguments de Hincks et il paraissait accepter l’union.
340 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

5. Étienne Parent : travailler à s’assimiler ?

Le 13 mai 1839, Étienne Parent écrit :


Nous inviterons nos compatriotes à faire de nécessité, vertu ; à ne point
lutter follement contre le cours inflexible des événements [...]. Nous avons
toujours considéré que notre « nationalité » ne pouvait se maintenir qu’avec
la tolérance sincère sinon l’assistance active de la Grande-Bretagne. Mais
voici qu’on nous annonce, que bien loin de nous aider à conserver notre
nationalité, on va travailler ouvertement à l’extirper de ce pays. Situés
comme le sont les Canadiens-Français, il ne leur reste [...] qu’à se résigner
[...].
Sans doute, il nous eut été doux, de vivre et de mourir avec l’espoir de
maintenir sur les bords du Saint-Laurent, la nationalité de nos pères [...],
que l’Angleterre a paru vouloir favoriser d’abord, par politique, probable-
ment plus que par justice, et que par politique, elle va proscrire [...]. Elle
nous sacrifie, à la population anglaise des deux Canadas, sans penser que
cette population, n’ayant rien à perdre dans cette séparation d’avec l’An-
gleterre, aura moins de motifs que nous d’endurer les maux et les
inconvénients nécessairement attachés à l’État colonial. Mais c’est l’affaire
de l’Angleterre. [...]
Et la nôtre, à nous Canadiens-Français, que l’Angleterre immole aux
exigences d’une minorité favorisée, au mépris d’Actes et de garanties, qui
équivalaient à un contrat social juré, c’est de montrer [...] que nous sommes
disposés à apporter, dans l’union proposée, toute la bonne disposition
nécessaire [...].
En nous résignant au plan de Lord Durham, ce qui ne veut pas dire que
nous l’acceptions comme une mesure de justice et de saine politique, nous
entendons qu’on le suivra dans toutes ses parties favorables. Durham cite
l’exemple de la Louisiane ; nous nous attendons, par conséquent, à ce qu’on
ne nous fera pas un sort pire que celui de nos anciens compatriotes de la
Louisiane ; nous comptons sur l’égalité dans la représentation, sur la révision,
non pas sur la destruction de nos lois, sur le libre usage de notre langue [...]
jusqu’à ce que la langue anglaise soit devenue familière parmi le peuple [...].
Ainsi ce que nous entendons abandonner, c’est l’espoir de voir une natio-
nalité purement française et nullement « nos institutions, notre langue et
nos lois » en tant qu’elles pourront se coordonner avec le nouvel état d’exis-
tence politique qu’on se propose de nous imposer. [...]
L’assimilation, sous le nouvel état de choses, se fera graduellement et sans
secousse et sera d’autant plus prompte qu’on la laissera à son cours naturel
et que les Canadiens-Français y seront conduits par leur propre intérêt, sans
que leur amour propre en soit trop blessé.
Maurice Séguin – Histoire de deux nationalismes au Canada 341

Le 23 octobre 1839, Parent reprend cette idée et la précise.


Il y en avait, et nous étions de ce nombre, qui pensaient qu’avec l’appui et
la faveur de l’Angleterre, les Canadiens-Français pouvaient se flatter de
conserver et d’étendre leur nationalité de manière à pouvoir par la suite
former une nation indépendante. Nous croyions et nous croyons encore
qu’il eût été une sage politique pour l’Angleterre de favoriser l’extension et
l’affermissement dans le Bas-Canada d’une nationalité différente de celle
des États voisins. Mais en Grande-Bretagne, on pense différemment. [...]
Que reste-t-il donc à faire aux Canadiens-Français dans leurs propres inté-
rêts et dans ceux de leurs enfants, si ce n’est de travailler eux-mêmes de
toutes leurs forces à amener une assimilation que brise la barrière qui les
sépare des populations qui les environnent de toutes parts, populations déjà
plus nombreuses qu’eux et qui s’accroissent d’une immigration annuelle
considérable. Avec la connaissance des dispositions de l’Angleterre, ce serait
pour les Canadiens-Français le comble de l’aveuglement et de la folie que
de s’obstiner à demeurer un peuple à part sur cette partie du continent.
Le destin a parlé : il s’agit aujourd’hui de poser les fondements d’un grand
édifice social sur les bords du Saint-Laurent, de composer avec tous les
éléments sociaux, épars sur les rives de ce grand fleuve, une grande et puis-
sante nation. [...] De tous les éléments sociaux [...], il faut choisir le plus
vivace et les autres devront s’incorporer à lui par l’assimilation.
De mai 1839 jusqu’à décembre 1840, soit pendant environ vingt
mois, Étienne Parent est convaincu que l’union des deux Canadas, même
accompagnée de la responsabilité ministérielle et d’un bon traitement de
la part des libéraux du Haut-Canada, doit finalement entraîner l’assimi-
lation des Canadiens-Français. L’union doit aussi hâter l’indépendance
de la Grande Nation Canadienne-Anglaise et précipiter la dislocation de
l’Empire.
Cependant, durant la période où il croit à l’assimilation des
Canadiens-Français, Étienne Parent rêve parfois d’un retour au sépara-
tisme de 1791, mais cette fois-ci avec une vraie constitution
représentative dotée d’un véritable gouvernement responsable.
342 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

III. – Étapes vers l’union

6. Novembre : le Conseil spécial du Lower Canada approuve


l’union
Au moment où, dans le Bas-Canada, des chefs canadiens-français
prestigieux comme Parent ou La Fontaine semblent prêts à accepter
l’union, Thomson réunit le Conseil spécial, composé en nombre égal de
Canadiens-Français et de Britanniques. Le Conseil approuve l’union par
douze voix, dont celles de James Stuart, juge en chef, Moffatt, McGill,
Molson, contre trois voix, dont celle d’un seul Canadien-Français :
Quesnel.
Thomson pourra écrire à Londres :
Des extrémistes existent, les Ultra-French, qui voudraient maintenir la
séparation de 1791 et les Ultra-British qui voudraient exclure tout
Canadiens-Français de la vie politique [...]. Mais la grande majorité d’ori-
gine française ou britannique favorise l’union, non seulement des deux
Canadas, mais des deux nationalités [...]. Le journal Le Canadien et le
Montreal Herald s’accordent sur ce point [...]. Bref, l’unanimité est
merveilleuse [...].

7. Décembre : la législature du Upper Canada approuve l’union

Dès 1839, la législature du Upper Canada accepte l’union législative


avec le Lower Canada.
Aux représentants de la ville de Toronto qui exigeaient des mesures
spéciales pour assurer la prépondérance des loyaux Britanniques,
Thomson répond : « L’union doit reposer sur des principes d’equal justice,
de justice équitable, envers tous les sujets du roi. »
Thomson craignait d’affronter la Législature du Upper Canada. Le
plus difficile, prévoit-il, sera d’amener le Upper Canada à reconnaître aux
Canadiens-Français le droit à leur « juste part », à leur part entière dans
la nouvelle législature du Canada-Uni. Thomson peut facilement démon-
trer au Upper Canada que le Lower Canada détient « la clef » de la
prospérité du Upper Canada, et que l’union est nécessaire non seulement
pour restaurer le régime représentatif dans le Lower Canada, mais aussi
et surtout pour assurer la prospérité du Upper Canada.
Au Conseil législatif du Upper Canada, quatorze conseillers approu-
vent l’union ; huit la rejettent. À la Chambre d’assemblée, quarante-sept
Maurice Séguin – Histoire de deux nationalismes au Canada 343

députés approuvent l’union ; six votent contre le projet. Le projet est


finalement accepté à l’assemblée à une majorité de quarante et une voix.
Plusieurs auraient voulu que le Haut-Canada ait plus de députés que
le Bas-Canada. L’égalité de représentation, c’est-à-dire un même nombre
de députés pour le Upper Canada et le Lower Canada, est finalement
votée par trente-trois voix contre vingt, d’où une majorité de treize voix
seulement. L’assemblée législative accepte cependant à l’unanimité de
fondre les dettes des deux Canadas.

8. Mouvement contre l’union dans le Lower Canada (1840)

La manière dont l’union a été votée dans le Upper Canada déclenche


une vague de protestation contre le régime même d’union. Le mouvement
prend naissance d’abord dans la ville de Québec. John Neilson le dirige ;
Étienne Parent l’appuie. « Il n’y a rien de bon, écrit Parent, à retirer d’une
union, étant donné l’esprit qui règne dans le Upper Canada. » Et Parent
revient assez facilement à son vieux rêve de retourner à la Constitution
de 1791 avec pleine responsabilité ministérielle. On fait circuler dans la
région de Québec, à la fin de janvier 1840, une pétition contre l’union.
L’évêque de Québec invite les curés de la région à user de leur influence
pour engager leurs paroissiens à la signer.
À Montréal, Mgr Lartigue déplore qu’aucun laïc ne se lève pour
provoquer des assemblées de protestation, mais il songe à demander au
clergé de se prononcer contre l’union. À Montréal, Thomson rencontre
Mgr Bourget. L’évêque coadjuteur de Montréal justifie l’intervention de
Mgr Signay de Québec et entreprend même de défendre le « séparatisme
de 1791 ». Pour la révolte d’une dizaine de mille habitants, dit l’évêque,
doit-on priver 600 000 à 700 000 bons sujets de leurs droits ? Mgr Bourget
ira jusqu’à dire au gouverneur :
Il existe beaucoup d’antipathie entre les Britanniques et les Canadiens. C’est
précisément pour cela que les ministres qui nous ont donné la constitution
de 1791, lesquels étaient d’habiles politiques, jugeant que ces deux peuples
ne pourraient jamais vivre dans l’union et l’harmonie [...] avaient sagement
procédé en créant deux colonies, l’une pour les Britanniques et l’autre pour
les Canadiens-Français.
À la fin de février 1840, une assemblée est enfin convoquée à
Montréal pour protester contre l’union. La Fontaine se distancie momen-
tanément de Hincks ; il parvient à faire accepter le texte d’une pétition
contre l’union dans laquelle on accuse la Grande-Bretagne d’être respon-
344 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

sable de la crise coloniale. Pour sa part, Mgr Lartigue jugera plus prudent
de faire circuler, parmi son clergé, une pétition distincte de celle des laïcs
dans laquelle il ne met pas en accusation le gouvernement impérial. En
avril, dans le Bas-Canada, on espère que le projet d’union avortera.

9. Le Parlement impérial vote l’Union : The Province of Canada

Le thème principal des débats, en Grande-Bretagne, porte sur l’idée


que le Canada-Français ne peut faire obstacle au développement du
British North America. De deux choses l’une : ou bien on assimile complè-
tement le Canada-Français ou bien on laisse les Canadiens-Français
subsister comme peuple minoritaire. Mais de toute façon, la prépondé-
rance doit appartenir aux Britanniques.
À la Chambre des Communes, cent cinquante-six députés votent
en faveur de l’union et six seulement votent contre. À la Chambre des
Lords, cent sept lords appuient le projet et dix le rejettent. Il est à remar-
quer que bon nombre de ceux qui n’acceptaient pas l’union voulaient
maintenir le Bas-Canada dans un régime séparé pour en faire une colonie
de la Couronne avec un gouverneur et un Conseil, mais sans assemblée
représentative.
Londres sanctionne l’Union en juillet 1840. Cette loi organique de
la Province of Canada prévoit quarante-deux députés pour chaque section,
c’est-à-dire pour le Canada-Ouest, l’ancien Upper Canada, et pour le
Canada-Est, l’ancien Lower Canada. L’anglais est décrété seule langue
officielle, mais il est toutefois permis de parler français au parlement. Les
lois de chaque section demeurent en vigueur. C’est une union législative
qui possède un fort caractère d’union fédérale ; déjà, en 1810 et en 1822,
les projets d’union possédaient ce caractère. La chose ne surprend pas si
l’on sait que le juge en chef Stuart est l’un des inspirateurs du projet de
loi. En somme, on s’est replié sur l’union législative, faute de pouvoir
réaliser une vraie union fédérale.

10. La Fontaine et Parent se rallient à l’union

Le mouvement de protestation contre l’union se change en mouve-


ment pour le rappel de l’union.
Hincks intervient en vue de repêcher La Fontaine ; il lui explique
qu’après les événements de 1837, jamais les Canadiens-Français ne
Maurice Séguin – Histoire de deux nationalismes au Canada 345

recouvreront leurs droits dans un Lower Canada séparé. « Vous avez besoin
de notre aide, autant que nous, les réformistes du Upper Canada, nous
avons besoin de votre aide. » Hincks invite La Fontaine à se rendre à
Toronto. La Fontaine fait le voyage ; il revient définitivement converti à
l’union législative.
Au mois d’août 1840, La Fontaine publie son « Adresse aux Électeurs
du Comté de Terrebonne ». Cette adresse résume toutes les leçons de
pancanadianisme que Hincks lui a apprises.
Les événements que l’avenir prépare à notre pays, écrit La Fontaine, seront
de la plus haute importance. Le Canada est la terre de nos ancêtres, il est
notre patrie, de même qu’il doit être la patrie adoptive des différentes
populations qui viennent, des diverses parties du globe, exploiter ses vastes
forêts dans la vue de s’y établir et de s’y fixer permanemment leur demeure
et leurs intérêts. Comme nous, elles doivent désirer, avant toutes choses, le
bonheur et la prospérité du Canada. C’est l’héritage qu’elles doivent s’ef-
forcer de transmettre à leurs descendants sur cette terre jeune et hospitalière.
Leurs enfants devront être, comme nous et avant nous, CANADIENS.
Par ces propos, La Fontaine montre qu’il accepte le Canada britan-
nique majoritaire. Dans la même foulée, il entreprend d’encourager les
réformistes du Canada-Est à lutter pour le responsible government de la
Province of Canada comme l’avait prévu Durham. Il promet son appui
à une politique de grands travaux pour canaliser le Saint-Laurent, geste
qui avait été également prévu par Durham. Enfin, il se montre peu
favorable à l’idée d’agiter le rappel de l’union.
De son côté, Étienne Parent remercie Hincks, le grand libéral de
Toronto, de préparer la voie à l’union des esprits.
Quoique nous soyons bien sincèrement opposés à l’union législative des
Canadas, surtout telle que décrétée, écrit Étienne Parent, nous prévoyons
trop bien l’anarchie, les misères politiques et sociales qu’entraînera [...]
l’agitation du rappel de l’union pour ne pas désirer que les deux populations
en viennent à s’entendre et à marcher de concert vers les destinées brillantes
que la nature a mise à leur portée.
Étienne Parent, après La Fontaine, accepte le Canada britannique
majoritaire.
346 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

11. Parent rêve d’une union fédérale

Étienne Parent, devant certains mouvements en faveur de l’auto-


nomie locale comme en Irlande, dans l’Île-du-Cap-Breton, en
Nouvelle-Galles du Sud, affirme :
Au lieu d’unir des provinces [...], l’intérêt de ces colonies comme celui de
la métropole demanderait plutôt des subdivisions [...]. C’est ce qui se
pratique avec succès, sous nos yeux, chez nos voisins des États-Unis où de
nouveaux États s’élèvent de proche en proche à côté d’anciens États.
[...]
Si pour de hautes raisons de politique générale, il devenait nécessaire de
réunir plusieurs régions sous une seule juridiction, ce ne devrait être que
pour des fins limitées et générales, en laissant à chaque section sa juridiction
locale. Dans ce cas, ce serait le système fédératif qu’il faudrait adopter. Aussi
ce fut la première idée qui s’est présentée à Lord Durham. Et ce n’est que
lorsque son jugement fut faussé par des inspirations iniques et intéressées
qu’il en est venu à recommander l’union législative des Canadas, en aban-
donnant son plan de fédération de toutes les colonies anglaises de cette
partie du continent américain.
En apprenant (le 6 février 1842) que la population des États-Unis a
atteint le chiffre de 17 000 000 d’habitants en 1840, Étienne Parent
prévoit le jour où les États-Unis dépasseront les 100 000 000. Dans ce
cas, il faudra alors élever un « rempart » solide contre la pression de la
masse énorme qui pèsera bientôt sur les frontières des colonies britanni-
ques.
La création d’une nationalité [d’une grande nationalité qui comprendrait
également les Canadiens-Français], assise sur de larges bases et nourrie de
grandes espérances serait le seul moyen d’empêcher ces colonies d’être
entraînées dans le tourbillon des États américains. Lord Durham en a eu
l’idée d’abord. Une Confédération, composée des deux Canadas et des
provinces du Golfe, avec une législature locale pour chaque province, sur
le modèle de l’union américaine, est un plan qu’on ne devrait pas perdre
de vue.

IV. – Réactions à la proclamation de l’Union (1841)

12. Février : climat au moment de la proclamation de l’Union

Thomson, devenu Lord Sydenham (« of Sydenham and Toronto »)


proclame, le 10 février 1841, que le Upper Canada et le Lower Canada
Maurice Séguin – Histoire de deux nationalismes au Canada 347

séparés depuis cinquante ans sont de nouveau réunis. La rivalité qui


oppose Sydenham à La Fontaine et l’absence de Canadiens-Français dans
le conseil exécutif au lendemain de l’union semblent annoncer une
nouvelle lutte nationale et des jours sombres. Parent écrit à ce sujet : « On
comprend, nous, dans le Bas-Canada, la folie, l’absurdité des luttes
nationales [...]. Aux deux peuples d’éviter de recommencer [...] sur une
plus grande échelle cette lutte dans le Canada-Uni. »

13. Parent : l’assimilation est désormais impossible

Parent, qui avait cru l’assimilation inévitable, commence à se ressaisir


au moment où l’Union entre en vigueur. Dès le mois de décembre 1840,
il écrit : « La langue française a pris de telles racines dans le Bas-Canada
que rien au monde ne saurait l’en extirper. » En mars 1841, lui qui a déjà
prôné l’assimilation, dénonce maintenant « ceux qui prêchent la démis-
sion [...], ceux qui disent : “Puisque nous ne pouvons pas faire notre
volonté, pourquoi ne faisons-nous pas la volonté des autres ? Noyons
notre nationalité, nous allons toujours la perdre, il est inutile de lutter.” »
En juillet 1841, Parent visite la région qui entoure la ville de
Kingston, la capitale temporaire du Canada-Uni. Lui qui avait craint les
forces assimilatrices du Canada-Anglais, et surtout d’un Upper Canada
qui deviendrait tellement puissant qu’il éclipserait le Bas-Canada, est peu
impressionné par cette région pauvre du Canada-Ouest.
Je n’ai encore rien vu dans ce pays breton, c’est-à-dire Britannique, qui
puisse exciter l’envie d’un Bas-Canadien. Un bon système d’éducation
populaire pour activer et diriger l’intelligence de notre belle population et
développer les ressources de notre beau pays, et le Bas-Canada conservera
longtemps le rang qu’il occupe parmi les possessions britanniques de ce
continent. Ne nous laissons pas aller au découragement. [...] Nous pouvons
déjouer toutes les intrigues, toutes les tentations du dehors et du dedans,
et prouver que l’Acte d’Union de 1840, pas plus que l’Acte [sic] de cession
de 1763, n’a été pour nous un arrêt de mort. Nous avons su nous passer
de la protection de notre ancienne mère patrie, nous saurons bien nous
passer de celle de notre nouvelle Métropole.
Prévoyant la lutte qui opposerait les réformistes à Sydenham en vue
d’obtenir un vrai gouvernement responsable, Parent ajoute : « Vous verrez
que ce sera le Bas-Canada qui sauvera la Province-Unie. »
348 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

14. Bagot : « comment intégrer » le Canada-Français


au Canada-Anglais (1842)
Bagot succède à Lord Sydenham. Avant même l’arrivée du nouveau
gouverneur, certains journaux de Londres laissent entendre que ce
gouverneur conservateur pourrait se montrer plus libéral que le « libéral »
Sydenham envers les Canadiens-Français. Bagot a reçu comme instruc-
tion de traiter avec justice tous les sujets du roi, sans distinction d’origine.
Sydenham ayant dû imposer l’union un peu par la ruse, il n’a pas pu se
gagner la confiance des Canadiens-Français et les amener à collaborer
sans arrière-pensée, comme minorité, avec le Canada-Anglais.
Bagot comprend que lui, comme nouveau gouverneur, il peut le
réussir. Sans doute Bagot, qui courtise les Canadiens-Français, sait qu’il
ne peut les gagner qu’en bloc, c’est-à-dire « as a race [...] and not as a
mere party », c’est-à-dire comme peuple. Bagot éprouve une certaine
crainte. Il se demande si le bloc parlementaire canadien-français
commandé par La Fontaine va exiger de modifier la représentation, de
refaire la constitution ou d’établir immédiatement dans toute sa plénitude
le « gouvernement responsable ». Que devrait faire le gouverneur ? Or
Bagot se fait peur à lui-même et il réussira à communiquer sa peur au
Cabinet impérial. Cette crainte est sans fondement.

15. Septembre : La Fontaine capitule

Les Canadiens-Français, du moins la très grande majorité qui est


sous l’emprise de La Fontaine, de Morin et de Parent, approuvent l’union ;
de ce fait, ils acceptent d’être une minorité dans la « britannique » Province
of Canada.
En septembre 1842, pour gagner l’appui des Canadiens-Français en
Chambre, l’administration Bagot n’aura qu’à admettre deux Canadiens-
Français au Conseil exécutif et à offrir à Étienne Parent le poste de simple
secrétaire du Conseil. Bagot exultait ! Il venait de gagner les libéraux du
Canada-Ouest et du Canada-Est, c’est-à-dire Baldwin et La Fontaine,
sans avoir à remanier complètement son Conseil exécutif, qui demeure
un Conseil exécutif sans responsabilité, même si les Libéraux y exercent
une certaine prépondérance. Surtout, il avait surmonté la méfiance des
Canadiens-Français et les avait intégrés au régime.
Le gouvernement impérial, écrit Bagot, doit toujours se souvenir que les
Britanniques déclassent par leur nombre les Canadiens-Français dans le
Conseil exécutif et dans l’assemblée. J’ai admis les Canadiens-Français,
Maurice Séguin – Histoire de deux nationalismes au Canada 349

mais ils ne maîtrisent pas le gouvernement, ils n’y détiennent pas la


prépondérance. Je ne leur ai donné qu’une part raisonnable dans l’ad-
ministration [...].

V. – Signification de 1842

16. Triomphe de l’autonomie provinciale du Canada-Français

L’admission de Canadiens-Français dans le Conseil exécutif, c’est-à-


dire de ceux qui s’appuient sur une majorité de députés canadiens-français
dans la Chambre, marque de facto le début du gouvernement en affaires
intérieures dans le Bas-Canada par des leaders canadiens-français. À cet
égard, 1842 est une grande date : c’est la semi-émancipation du Canada-
Français, c’est déjà le triomphe de l’autonomie provinciale.
C’est une nette amélioration de la position politique des Canadiens-
Français depuis la Conquête de 1760. Il ne s’agit plus d’influencer
l’exécutif comme corps étranger au moyen d’une Chambre d’assemblée
dont les chefs sont tenus à l’écart de l’administration. À toute fin pratique,
l’administration intérieure du Canada-Est relevait quant à son aspect
plus spécifiquement politique – il ne s’agit évidemment pas de la vie
économique – des chefs canadiens-français.

17. Annexion du Canada-Français au Canada-Anglais

Au-delà de l’autonomie provinciale, c’est également, comme on l’a


dit, l’acceptation par les Canadiens-Français de leur sort de peuple mino-
ritaire dans une union britannique. En obtenant l’autonomie locale ils
se soumettent paisiblement à un peuple étranger, désormais plus
nombreux – depuis toujours plus riche et plus puissant. L’union vient
raffermir sa puissance politique et économique. Ce peuple étranger
consolide par le nombre, grâce à l’union, sa prépondérance.
L’union, seule solution logique, à l’époque, s’impose par la force des
choses. Elle est commandée par les intérêts supérieurs de la colonisation
anglaise. Elle n’est pas un caprice du vainqueur ou un châtiment pour
une faute temporaire de déloyauté de la part des Canadiens-Français.
Elle n’est pas l’effet d’une politique momentanée de persécution, comme
on y avait songé, souvenons-nous-en, depuis 1806 et 1822.
L’union législative qui comporte des concessions de caractère fédéral
(ou fédératif ) envers la minorité canadienne-française fonctionnera
350 Deuxième partie – Perspectives parallèles sur les différentes constitutions

spontanément comme une fédération ou une union fédérale. Et depuis


ce jour, depuis 1842, les Canadiens-Français survivent, mais annexés,
provincialisés, dans un grand British Canada.
Cette seule solution, que personne ne pouvait refuser, La Fontaine,
Parent, leurs successeurs et la majorité canadienne-française l’acceptent,
somme toute, assez facilement après quelques années seulement d’incer-
titude (1839 à 1842). Ils l’acceptent avec un certain enthousiasme même,
puisqu’ils y trouvent l’application du principe fédéraliste qui, selon eux,
ne comporte pas d’inconvénients majeurs pour le peuple minoritaire
(revoir les annexes 2 et 4).
Le Canada-Français a été victime d’une double capitulation. La
capitulation de Vaudreuil entraîne la capitulation inévitable et incons-
ciente de La Fontaine. Cette deuxième capitulation, bien que nécessaire,
explicable même, n’en demeure pas moins une capitulation, c’est-à-dire
une reddition devant des forces supérieures. Tout un peuple est forcé de
vivre et accepte de vivre en minorité, sous une majorité étrangère, sans
même pouvoir mesurer toute la gravité de la situation.

Conclusion

1760 et 1840

L’histoire politique du Canada-Français ne se comprend bien qu’en


tenant compte de ce désastre inévitable, désastre en deux temps, annoncé
dès 1760, par
1) le changement d’Empire et la colonisation anglaise, et ensuite,
par
2) la consolidation en 1840 par l’Union des forces britanniques de
la Province of Canada.
En 1760, la Conquête, un premier coup de force, inaugure la colo-
nisation britannique au Canada.
Un autre coup de force, l’Union de 1840, assure définitivement [ ?]
la prépondérance de cette nouvelle colonisation. [En marge, Séguin met
un point d’interrogation.]
C’était le veto du British Montreal et, derrière ce veto, celui de tout
le B.N.A. au séparatisme du Québec. [En marge, Séguin met un point
d’interrogation.]
Notes biographiques

Sir John George Bourinot


(1836, Sydney, Nouvelle-Écosse – 1902, Ottawa, Ontario)
Après de courtes études au Trinity College de Toronto (1854-1856), John
George Bourinot pratique le journalisme à titre de correspondant parle-
mentaire pour le journal Leader de Toronto. Dès 1860, il cofonde le
journal Reporter à Halifax et y agit à titre de rédacteur en chef jusqu’en
1867. Par la suite, il occupe successivement les postes de greffier anglais
et sténographe au Sénat canadien (1869-1873), puis ceux de second
greffier (1873-1880) et greffier (1880-1902) à la Chambre des communes.
Membre fondateur et président (1892-1893) de la Société royale cana-
dienne, il développe tout au long de sa carrière un intérêt pour le droit,
la procédure parlementaire et l’histoire constitutionnelle. À ce sujet, ses
ouvrages les mieux connus sont Parliamentary Procedure and Practice in
the Dominion of Canada (1884), How Canada is Governed (1895) ainsi
que Canada under British Rule, 1760-1900 (1900).

Michel Brunet
(1917, Montréal, Québec – 1985, Montréal, Québec)
Après avoir commencé sa carrière dans l’enseignement, Michel Brunet
obtient une maîtrise en histoire contemporaine à l’Université de Montréal
(1947) et un doctorat en histoire américaine à l’Université Clark du
Massachusetts (1949). Professeur à l’Université de Montréal, il occupe
le poste de directeur du Département d’histoire (1959-1967) ainsi que
celui de vice-doyen de la Faculté des lettres (1966-1967). Il est également
membre (1959-1970) et président (1970-1971) de l’Institut d’histoire
351
352 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

de l’Amérique française et une figure importante de l’École historique


de Montréal, avec Maurice Séguin et Guy Frégault, où ses travaux contri-
buent au développement de l’interprétation historique néonationaliste.
À cet égard, ses œuvres les plus marquantes sont Canadians et Canadiens.
Études sur l’histoire et la pensée des deux Canadas (1954), La présence
anglaise et les Canadiens. Études sur l’histoire et la pensée des deux Canadas
(1958) et Les Canadiens après la Conquête, 1759-1775 (1969). Pour
l’ensemble de son œuvre, il reçoit en 1985 le prix Léon-Gérin décerné
par le gouvernement du Québec.

Alfred Leroy Burt


(1888, Listowell, Ontario – 1971, Wellesley, Massachusetts)
Après l’obtention d’un baccalauréat en histoire de l’Université de Toronto
(1910), Alfred Leroy Burt reçoit la bourse Rhodes pour l’Ontario et
complète un baccalauréat (1912) et une maîtrise (1916) à l’Université
Oxford. Commençant sa carrière à titre de conférencier en histoire et de
professeur associé à l’Université de l’Alberta (1913-1920), il joint par la
suite le corps professoral de l’Université du Minnesota (1920-1957). Il
reste actif à titre de professeur invité dans diverses universités (1957-1961)
et reçoit en 1966 un doctorat honorifique de l’Université de l’Alberta. Il
est membre de différentes associations, dont la Société historique du
Canada. L’utilisation de sources primaires puisées aux Archives publiques
du Canada caractérise ses travaux. Il a un intérêt marqué pour l’histoire
canadienne et pour l’étude des relations entre Canadiens français et
Canadiens anglais. Parmi ses publications, voir The Old Province of Quebec
(1933), The United States, Great Britain and British Canada (1940) ainsi
que The British Empire and Commonwealth (1956).

James Maurice Stockford Careless


(1919, Toronto, Ontario – 2009, Toronto, Ontario)
Détenteur d’un diplôme de l’Université de Toronto (1940) et d’une
maîtrise de l’Université Harvard (1941), J.M.S. Careless s’enrôle dans
les Forces armées canadiennes où il travaille au sein de la Direction des
archives historiques du Quartier général du service naval et, par la suite,
au ministère des Affaires extérieures. Il obtient en 1950 un doctorat de
l’Université Harvard. Commençant sa carrière académique à l’Université
de Toronto à titre de conférencier en histoire et politiques canadiennes
(1945), il devient successivement assistant professeur (1949), professeur
(1959), directeur du Département d’histoire (1959-1967), puis profes-
Notices biobraphiques 353

seur émérite (1984). Très actif au sein de nombreuses associations à


caractère historique, notamment au sein de la Société royale du Canada
(1962), il accumule les distinctions et est nommé officier de l’Ordre du
Canada en 1981. Auteur de plusieurs œuvres, dont certaines récompen-
sées, Canada : A Story of Challenge (1953) et Brown of the Globe (1963),
il devient une figure incontournable dans le paysage des historiens cana-
diens.

Thomas Chapais
(1858, Saint-Denis-de-Kamouraska, Québec – 1946, Saint-Denis,
Québec)
Diplômé de la Faculté de droit de l’Université Laval, Thomas Chapais
est admis au Barreau de la province de Québec en 1879. Il reçoit un
doctorat ès lettres de la même université en 1898. Son engagement touche
les domaines autant journalistique et politique qu’académique. Rédacteur
en chef de l’hebdomadaire Le Courrier du Canada (1884-1901) dont il
devient le propriétaire, également propriétaire et rédacteur du Journal
des campagnes (1890-1901), il collabore à de nombreux autres journaux,
notamment à La Presse (1897-1911) et à la Revue canadienne (1899-1922)
ainsi qu’à diverses revues à caractère historique. Sur le plan politique, il
occupe diverses fonctions : secrétaire particulier du lieutenant-gouverneur
du Québec (1879-1884), membre du Conseil législatif du Québec (1892-
1846) à titre de leader du gouvernement (1893-1894, 1936-1939,
1944-1946) et de président (1895-1897), ministre sans portefeuille dans
les cabinets Taillon et Duplessis et sénateur du Parti conservateur (1919-
1946). Historien et homme de lettres qualifié d’ultramontain, il enseigne
l’histoire à l’Université Laval de 1907 à 1935 et publie différents ouvrages
portant sur la Nouvelle-France et sur le Régime britannique. Son Cours
d’histoire du Canada, 1760-1867 (1919-1934) reproduit l’essentiel de
ses conférences universitaires à ce sujet. Il occupe également de nombreux
postes au sein de diverses sociétés et son engagement est souligné par
plusieurs titres et honneurs, dont la Légion d’honneur de France (1902)
et le rang de Knight Bachelor (1935).

François-Xavier Garneau
(1809, Québec – 1866, Québec)
Notaire de formation, François-Xavier Garneau est reconnu avant tout
comme historien autodidacte et poète. Pratiquant le notariat de façon
intermittente, il travaille également auprès de banques, occupe le poste
354 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

de traducteur français à l’Assemblée législative du Québec (1842) et celui


de greffier à la Ville de Québec (1844). Il développe rapidement un intérêt
pour l’histoire, la politique et la poésie et publie ses poèmes et des extraits
historiques dans différents journaux, dont Le Canadien. Il consacre
essentiellement ses énergies à la rédaction de son Histoire du Canada
depuis sa découverte jusqu’à nos jours, dont le premier tome paraît en 1845.
Cette œuvre, reconnue comme étant l’apport le plus important concer-
nant l’historiographie canadienne-française au xixe siècle, a promu
Garneau au rang de premier historien national. Également à l’origine de
la fondation de l’Institut canadien et de la Société Saint-Jean-Baptiste de
Québec, il a su inspirer et renseigner de nombreuses générations.

Lionel Groulx
(1878, Vaudreuil, Québec – 1967, Vaudreuil, Québec)
Après des études classiques et théologiques, Lionel Groulx est ordonné
prêtre en 1903. Il poursuit ses études en Europe où il obtient un doctorat
en philosophie (1907) et en théologie (1908) à l’Université de la Minerve.
Il complète également une maîtrise ès arts (1917) à l’Université Laval à
Montréal et reçoit un doctorat ès lettres (1932) de l’Université de
Montréal. Éducateur et professeur, il enseigne dans de nombreuses insti-
tutions : collège de Valleyfield (1900-1915), École des hautes études
commerciales de Montréal (1915-1920), collège Basile-Moreau (1927-
1950). Nommé professeur d’histoire à l’Université de Montréal en 1915,
il est titulaire de la première chaire d’histoire du Canada (1915-1949).
Historien passionné, il est directeur de la revue L’Action française (1920-
1928), fondateur de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (1946)
puis directeur de la Revue d’histoire de l’Amérique française (1947-1967).
Homme engagé, son militantisme social et national est reconnu grâce à
de multiples publications et conférences. Accumulant les distinctions
honorifiques, il s’illustre comme étant l’une des figures emblématiques
du mouvement nationaliste canadien-français et québécois.

William Paul McClure Kennedy


(1879, Shankill, Irlande – 1963, Toronto, Ontario)
Docteur en lettres du Trinity College de Dublin (1900), W.P.M. Kennedy
développe hâtivement un intérêt pour la littérature et l’histoire. Arrivé
au Canada en 1913, il enseigne d’abord l’anglais à l’Université St. Francis
Xavier en Nouvelle-Écosse (1913-1915) avant d’être recruté à titre de
chargé de cours en anglais et en histoire à l’Université de Toronto (1915).
Notices biobraphiques 355

Nommé professeur associé en histoire (1923) et professeur de droit et


des institutions politiques (1926), il contribue à la création du
Département de droit et devient doyen de la Faculté de droit (1944-
1949). En 1935, il fonde et dirige le University of Toronto Law Journal
(1935-1949). Il est membre de la Société royale du Canada (1935) et
siège à titre de conseiller à différentes commissions d’enquête, dont la
Commission royale des relations entre le Dominion et les provinces
(commission Rowell-Sirois, 1937). Il est l’auteur de nombreux articles
et ouvrages de référence portant sur l’histoire constitutionnelle et le droit
constitutionnel canadien, dont The Constitution of Canada : an
Introduction to its Development and Law (1922) et Some Aspects of the
Theories and Workings of Constitutional Law (1932).

Arthur Reginald Marsden Lower


(1889, Barrie, Ontario – 1998, Kingston, Ontario)
Après des études en histoire à l’Université de Toronto, Arthur Lower
obtient un doctorat de l’Université Harvard (1929). Il est professeur
d’histoire du Canada au Wesley College de Winnipeg (1929-1947) et à
l’Université Queen’s à Kingston (1947-1959) où il détient la Douglas
Chair in Canadian and Colonial History. Président de la Société histo-
rique du Canada (1943), président de la Société royale du Canada
(1962-1963), il est récompensé à deux reprises du Prix du Gouverneur
général (1946 et 1954) et il est nommé compagnon de l’Ordre du Canada
(1968). Qualifié d’historien nationaliste libéral, il est connu pour sa
défense de la thèse d’un Canada fondé sur l’existence de deux nations et
pour ses écrits sur l’histoire sociale canadienne. À ce sujet, voir Colony to
Nation (1946) ainsi que Canadians in the Making : A Social History of
Canada (1958).

Séraphin Marion
(1896, Ottawa, Ontario – 1983, Ottawa, Ontario)
Titulaire d’un baccalauréat (1918) et d’une maîtrise ès arts (1922) de
l’Université d’Ottawa, Séraphin Marion obtient un doctorat ès lettres de
l’Université de Paris (1924). Il enseigne le français au Collège militaire
royal de Kingston (1920-1923) et devient professeur de littérature cana-
dienne-française à l’Université d’Ottawa (1926-1952) où il participe à
la création de la Faculté des lettres (1927) et contribue à la Revue de
l’Université d’Ottawa. Ses fonctions de traducteur et de directeur des
publications historiques des Archives publiques du Canada (1923-1953)
356 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

lui permettent d’effectuer des recherches sur l’histoire et la littérature


canadienne-française, dont les résultats sont notamment publiés dans les
Lettres canadiennes d’autrefois (1939-1958). Membre de la Société royale
du Canada, de l’Académie canadienne-française et de la Société des Dix,
il prononce de nombreuses conférences partout au pays et devient un
porte-étendard de la protection des minorités linguistiques francophones
hors Québec. Il reçoit différents honneurs, dont celui de membre de
l’Ordre du Canada (1976).

Duncan McArthur
(1885, Dutton, Ontario – 1943, Grand Bend, Ontario)
Détenteur d’une maîtrise de l’Université Queen’s (1908), Duncan
McArthur poursuit des études à Osgoode Hall et obtient un doctorat.
Il est admis au Barreau de la province en 1915. De 1907 à 1912, il travaille
avec le professeur Adam Shortt aux Archives publiques du Canada, dont
le responsable est Arthur Doughty, et contribue à la publication de
documents portant sur l’histoire constitutionnelle canadienne. Professeur
d’histoire à l’Université Queen’s (1922-1934), il occupe également le
poste de directeur du Département d’histoire. Sous-ministre de l’Édu-
cation (1934-1940), il est élu député libéral à l’Assemblée législative de
l’Ontario (1940) et devient ministre de l’Éducation (1940-1942). Il a
contribué à divers ouvrages, dont Cambridge History of the British Empire
(1929) et Canada and its Provinces : a History of Canadian People and
their Institutions (1914).

Hilda Neatby
(1904, Surrey, Angleterre – 1975, Saskatoon, Saskatchewan)
Arrivée au Canada en 1906, Hilda Neatby obtient un baccalauréat (1924)
et une maîtrise (1928) en histoire de l’Université de Saskatchewan avant
de recevoir un doctorat de l’Université du Minnesota (1934). Elle
enseigne le français et l’histoire au Regina College (1934-1946) et devient
professeure à l’Université de Saskatchewan (1946-1969). Première femme
à occuper la direction d’un département d’histoire (1958-1969) ainsi
que le poste de présidente de la Société historique du Canada (1962-
1963), elle est également connue pour ses prises de position en faveur
d’une réforme de l’éducation au Canada. À ce titre, elle joue un rôle
important au sein de la Commission royale d’enquête sur l’avancement
Notices biobraphiques 357

des arts, des lettres et des sciences au Canada (commission Massey, 1949).
En plus de recevoir plusieurs doctorats honorifiques, elle devient compa-
gnon de l’Ordre du Canada (1967). Historienne du Québec, elle
s’intéresse à la période couvrant les années 1760 à 1791 et publie deux
ouvrages à ce sujet : Quebec : The Revolutionary Age (1966) et The Quebec
Act : Protest and Policy (1972).

Maurice Séguin
(1918, Horse Creek, Saskatchewan – 1984, Lorraine, Québec)
Licencié en lettres (1944) et docteur en histoire (1947) de l’Université
de Montréal, Maurice Séguin consacre sa carrière à l’enseignement au
sein de cette institution (1948-1984). D’abord chargé de cours (1948)
puis professeur agrégé (1950), il devient professeur titulaire de la chaire
Lionel-Groulx (1959). Bien qu’ayant peu publié, ses enseignements et
son interprétation historique de ce qu’il appelle les deux Canadas vont
faire de lui une pierre angulaire du néonationalisme caractéristique de
l’École de Montréal. Il s’intéresse particulièrement à l’aspect économique
de l’histoire du Canada français et cherche à se distancier de l’historio-
graphie dominante de son époque. Les normes, publié en 1965, détaille
le cheminement interprétatif de l’historien.

Pierre Tousignant
Pierre Tousignant est né en 1931. Il est professeur honoraire au
Département d’histoire de l’Université de Montréal. Il a notamment écrit
des articles dans le Dictionnaire biographique du Canada. Sa thèse, La
genèse et l’avènement de la constitution de 1791, a été publiée à l’Université
de Montréal en 1971. Il a publié plusieurs articles importants, dont « La
première campagne électorale des Canadiens en 179 », Histoire sociale/
Social History, XV(8), 1975, p. 120-148; de même que « Groulx et
­l’histoire-interrogation sur le passé en vue d’une direction d’avenir »,
Revue d’histoire de l’Amérique française, XXXII(3), 1978, p. 347-356; voir
aussi « Le Bas-Canada : une étape importante dans l’œuvre de Fernand
Ouellet », Revue d’histoire de l’Amérique française, XXXIV(3), 1980,
p. 415-436. En 1999, il s’est associé à Madeleine Dionne-Tousignant
pour publier sa propre édition du classique, Les Normes de Maurice Séguin :
le théoricien du néo-nationalisme, Montréal, Guérin, 1999, 273 p.
358 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

Denis Vaugeois
(1935, Saint-Tite, Québec – )
Après des études en lettres (1959) et en pédagogie (1962) à l’Université
de Montréal, Denis Vaugeois obtient un diplôme d’études supérieures
(1967) et un doctorat en histoire à l’Université Laval (1975). Il enseigne
l’histoire dans diverses institutions (1955-1965) et occupe des fonctions
au sein de différentes instances gouvernementales (1965-1976), puis est
par la suite élu député du Parti québécois à l’Assemblée nationale du
Québec (1976-1985) et exerce des charges gouvernementales, notamment
comme ministre des Affaires culturelles (1978-1981) et ministre des
Communications (1979-1980). Très connu dans le domaine du livre,
notamment pour son rôle dans la fondation de maisons d’édition, telles
les éditions du Boréal (1963) ainsi que les éditions du Septentrion (1988),
il publie lui-même un grand nombre de livres traitant de l’histoire cana-
dienne, québécoise et amérindienne. Ses qualités d’historien et d’écrivain
sont soulignées par de nombreuses distinctions.

Hugh Mason Wade


(1913, New York, É.-U. – 1986, Cornish, New Hampshire)
Après de courtes études en histoire et en littérature au Harvard College
dans les années 1930, Mason Wade quitte le milieu universitaire et se
lance dans l’écriture de biographies. À la suite de ses travaux portant sur
Francis Parkman, il développe rapidement un intérêt pour l’histoire du
Canada français. Nommé officier aux affaires publiques à l’ambassade
américaine à Ottawa (1951-1953), il se voit offrir un poste de professeur
à l’Université Rochester dans l’État de New York (1955-1965) et devient
directeur du programme d’études canadiennes. Il accepte par la suite de
se joindre au Département d’histoire de l’Université Western Ontario
(1965-1971). Premier Américain à exercer la présidence de la Société
historique du Canada (1964-1965), il a également contribué à la mise
sur pied de l’Association for Canadian Studies in the United States.
Plusieurs universités canadiennes lui décernent par ailleurs un doctorat
honorifique en guise de reconnaissance pour sa contribution à l’étude de
l’histoire canadienne. À cet égard, notons The French-Canadian Outlook :
A Brief Account of the Unknown North Americans (1946) ainsi que The
French Canadians: 1760-1945 (1955).
Bibliographie

BOURINOT, John George, Canada under British Rule, 1760-1900, Cambridge,


Cambridge University Press, 1900, 330 pages.
BRUNET, Michel, Les Canadiens et les débuts de la domination britannique,
1760-1791, Ottawa, Société historique du Canada, 1966, 26 pages.
BURT, Alfred LeRoy, The old Province of Quebec, New York, Russell & Russell,
1970, 551 pages (la première édition de ce livre fut publiée en 1933).
CARELESS, J. M. S., The Union of the Canadas: the Growth of Canadian
Institutions 1841-1857, Toronto, McClelland and Stewart, 1967, 256 pages.
CHAPAIS, Thomas, Cours d’histoire du Canada de 1760 à 1867, Québec,
Librairie Garneau, 1919-1934, 8 volumes.
GARNEAU, François-Xavier, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à
nos jours, Québec, Imprimerie de N. Aubin, 1845-1852, 4 volumes.
GROULX, Lionel, L’histoire du Canada français depuis la découverte, 4e édition,
Montréal, Fides, 1960-1961, 2 tomes.
KENNEDY, William Paul McClure, The Constitution of Canada : an Introduction
to its Development and law, Londres et Toronto, Oxford University Press,
1922, 519 pages.
LOWER, Arthur R. M., Colony to Nation: a history of Canada, Toronto,
McClelland and Stewart, 1977, 600 pages.
MARION, Séraphin, « L’Acte de Québec, concession magnanime ou inté-
ressée ? », (1963) 28, Les Cahiers des Dix, 147-177.
NEATBY, Hilda, Quebec, the Revolutionary Age, 1760-1791, Toronto,
McClelland and Stewart, 1966, 300 pages.
SÉGUIN, Maurice, Histoire de deux nationalismes au Canada, Montréal, Guérin,
1997, 452 pages.

359
360 Ces constitutions qui nous ont façonnés •
Anthologie historique des lois constitutionnelles antérieures à 1867

SHORTT, Adam, et Arthur G. DOUGHTY (dir.), Canada and its Provinces:


a history of the Canadian People and their Institutions, Toronto, Glasgow,
Brook, 1914-1917, 23 volumes. Nous reprenons dans ce livre des extraits
de la contribution de Duncan McArthur, « Constitutional history », volume
4, p. 421 à 488.
TOUSIGNANT, Pierre, « Problématique pour une nouvelle approche de la
constitution de 1791 », (1973) 27, Revue d’histoire de l’Amérique française,
181-234.
VAUGEOIS, Denis, L’union des deux Canadas : nouvelle conquête ?, Trois-Rivières,
Éditions du Bien public, 1962, 241 pages.
WADE, Mason, Les Canadiens français de 1760 à nos jours, Ottawa, Cercle du
livre de France, 1963, 2 volumes.

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