Vous êtes sur la page 1sur 3

"Petite sirène", "Belle au bois dormant",

etc. : a-t-on raison d'édulcorer les contes ?


Analyse
Par Ella Micheletti
Publié le 07/06/2023

La sortie du nouveau Disney « La Petite Sirène » pousse à


s’interroger sur la déformation, parfois abyssale, entre
l’histoire originale du conte écrit et les productions
cinématographiques, notamment du géant américain.
La nouvelle adaptation de La Petite Sirène de Disney fait des remous en France et à
l’étranger. Pas seulement en raison du choix d’une actrice noire qui a déplu à certains. Médias
et spectateurs pointent du doigt l’édulcoration de l’histoire, des caractères de Polochon (le
poisson-lune) ou de Sébastien (le crabe), tous deux amis d’Ariel. On note aussi que des
chansons du dessin animé du 1989 – notamment Embrasse-la, à destination du prince Eric –
ont été remodelées pour coller à la problématique de non-consentement. Tous ces
changements sont observables entre le Disney d’il y a plus de 30 ans et celui de 2023. Mais
que dire des modifications substantielles entre le conte original d’Andersen et ces deux
productions ?
Dans l’écrit du romancier danois de 1834, Ariel se fait couper la langue par la sorcière des
mers car celle-ci lui vole sa voix en échange d'une paire de jambes ; elle n’épouse pas le
prince (il en choisit une autre) ; elle doit le tuer pour redevenir une sirène mais choisit au
dernier moment de l’épargner et se jette dans la mer pour y mourir... Avant toutefois, d'être
sauvée par de mystérieuses « filles de l'air » lui offrant l'immortalité. Idem pour la princesse
dans La belle au bois dormant, inspiré entre autres par Soleil, Lune, et Thalie de Giambattista
Basile. Dans le conte italien, Thalie (renommée Aurore par Disney) se pique bien le doigt à
un rouet, elle est découverte par un roi qui la viole au lieu de l’embrasser (comme le prince
Philippe dans le dessin animé de 1959). Ces changements de scénario, impulsés notamment
par Disney, posent une question essentielle : appauvrissent-ils les contes originaux ou sont-ils
au contraire indispensables ? Les contes d'Andersen et de ses confrères fabulistes sont
souvent des reprises de contes populaires anciens, qui se déroulent à des époques où la vie
était brutale, y compris pour les enfants. Pour autant, cette inscription dans un contexte
contemporain peut-elle justifier la modification d’une histoire ?

Le changement d’époque, faux prétexte ?


Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’enfance était tout aussi considérée il y a plusieurs
siècles que maintenant. C’est surtout « l’adolescence qui existait très peu. La puberté était
tardive, on basculait dans une vie d’adulte plus tardivement. Les gens, et même les tout
jeunes, vivaient l’expérience de la violence par les maladies, les femmes mourraient en
couches », explique Jean-Paul Sermain, professeur de littérature et auteur de Le conte de fées
du classicisme aux Lumières (2005). Entre le XVIIe (pour Perrault) et le XIXe (pour Andersen
ou les frères Grimm) siècle, la violence évoquée dans les contes avait aussi une visée
éducative. Le but était de « montrer à l’enfant qu’on pouvait affronter cette violence, la
dépasser », ajoute-t-il.
La violence, évoquée dans les contes, a donc évolué. Mais si les périodes sont différentes,
« les enfants, eux, sont les mêmes. La violence d’aujourd’hui est présente encore plus souvent
qu’autrefois. Sur les écrans, ils voient des catastrophes, des guerres, des meurtres », observe
Bernard Chouvier, professeur de psychopathologie et auteur de Le pouvoir des contes (2018).
Et d’ajouter : « Le conte populaire traditionnel, qui est transmis depuis des générations a
passé les siècles et il contient toujours des éléments pertinents pour parler aux enfants et
adolescents. » « Les enfants entendent et voient bien pire, confirme Catherine Verdier,
psychothérapeute pour les enfants et adolescents. Le problème, c’est qu’ils sont souvent seuls
devant la télévision et qu’il n’y a personne pour en rediscuter ensuite avec eux. Avec les
contes écrits, on est à côté et on peut échanger. »

La faute à Disney ?
Plus que le changement d’époque, le vrai sujet serait celui du médium ? « L’adaptation par
un autre médium de l’image amène des changements, d’abord pour des raisons de langage.
On ne s’exprime pas pareil dans un film ou un livre », rappelle Jean-Paul Sermain. Et lire une
scène de viol n’a pas les mêmes implications que la voir. D’ailleurs, pour les plus petits, « il
est plus intéressant de leur lire les contes que de les envoyer au cinéma. Ils se font leur
propre représentation de l’histoire », avance Serge Larivée, professeur à l’Université de
Montréal et spécialiste du développement cognitif et métacognitif des enfants. Néanmoins,
Jean-Paul Sermain estime qu’« à l’écran, on a aussi de nombreux moyens de suggérer sans
montrer l’acte violent, avec des ellipses ». Mais c’est rarement le choix des réalisateurs, qui
préfèrent changer l’histoire, si bien qu'on peut se demander si cela ne relève pas d'un choix
idéologique de Disney.
« C’est une opinion commune dans les études sur Disney mais je remets un peu en cause ces
préjugés », commence Alexandre Bohas. Professeur en affaires internationales à l’ESSCA
d’Aix en Provence, il est l’auteur de l’essai Disney, Un capitalisme mondial du rêve (2010),
dans lequel il analyse la place (82,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2022) du
géant américain dans une civilisation mondiale des loisirs. Selon lui, les choix de Disney
s’expliquent par son adhésion à l’idéologie de Hollywood, « où on fait de l’entertainment. On
est dans un divertissement assumé. Donc altérer l’oeuvre pour augmenter les ventes est plus
facile puisque les producteurs assument qu’ils ne font pas de l’art ».
Quant aux liens entre le capitalisme et Disney, ils sont complexes. « Ce n’est pas tant le
capitalisme qui produit l’aseptisation des œuvres que ce que j’appelle les "affinités électives
entre Hollywood et le système capitaliste". Disons qu’il y a une capacité des œuvres
hollywoodiennes et de Disney à répondre au capitalisme consumériste. Le capitalisme est
prêt à financer plus vite des œuvres hollywodiennes, notamment avec des fins heureuses car il
est plus facile de vendre des imaginaires quand l’histoire finit bien », développe Alexandre
Bohas. Ces fins heureuses répondent toujours aux « attentes des parents ». Néanmoins, cette
logique peut entraîner la perte du « système immunitaire psychologique » des plus jeunes,
d’après Serge Larivée qui met en garde contre une « surprotection », laquelle serait
susceptible de priver complètement le conte de son « expression universelle qui traverse
l'espace et le temps, donc aussi les cultures », comme le définissait l’enseignant Jean-Claude
Denizot dans Structure des contes et pédagogie (1995).

Plusieurs versions des contes


Mais ce n'est pas tout. Les adaptations ainsi modifiées « affaiblissent le conte et le rendent
mièvre et inintéressant », admet Jean-Paul Sermain. « Pourquoi prendre les contes qui
finissent mal si c’est pour les édulcorer ? On peut choisir des histoires plus adaptables », fait
remarquer Catherine Verdier qui craint un « gommage des affects des jeunes ». En effet, tous
les contes ne finissent pas mal. Rapunzel (en français et en Disney Raiponce), écrit par les
frères Grimm, est l’archétype du conte de fées qui finit par un beau mariage et une ribambelle
d’enfants. Il a été adapté à de nombreuses reprises, la franchise américaine n'ayant
évidemment pas le monopole des adaptations. Il existe aujourd'hui plusieurs versions de
chaque conte, finalement comme autrefois.
En effet, les contes oraux se sont toujours distingués par la diversité de leurs versions. De
l’Antiquité au XVIIIe siècle en passant par le Moyen Âge, « les histoires ont eu une diffusion
internationale pour ensuite être fixées par les collecteurs du XIXe siècle, explique Bernard
Chouvier. Les contes traditionnels avaient des versions différentes selon les régions et les
personnes qui les racontaient. » Le spécialiste des contes avance l’exemple du Petit chaperon
rouge : « Il y a un grand nombre de versions, notamment la version cannibale – qui est celle
du Nivernais – qu’on retrouve aussi en Russie et en Allemagne, dans laquelle le chaperon
mange la grand-mère avec le loup. »
Les contes écrits, qui se sont multipliés au XVIIe siècle, pouvaient être des reprises
d’histoires orales mais aussi d’écrits antérieurs. Ainsi, la Belle et la bête (1740), roman
précieux de Madame de Villeneuve, est inspiré de Cupidon et Psyché d’Apulée (Ier siècle ap.
JC) ; Cendrillon a deux versions très connues et différentes en Occident : celle de Perrault et
celle des frères Grimm. Mais on le retrouve à toutes les époques et sur tous les continents.
« Par principe, le conte est disponible pour des transformations », confirme Jean-
Paul Sermain. De là à affirmer « à chacun son conte »… ? « Ne serait-ce que quand on
raconte un conte écrit, on se l’approprie et on le modifie souvent », précise le professeur qui
n’est pas hostile à cette « cohabitation des propositions ».
Les versions cinématographiques, qu’on retrouve sous forme de films (comme ceux de
Cocteau) ou de dessins animés, « se placent donc dans la continuité de la tradition des contes
qui permet toujours une évolution et des changements », abonde Bernard Chouvier. Ainsi,
certains films sont plus ou moins « fidèles » à des contes écrits, eux-mêmes plus ou moins
« fidèles » à des traditions orales ou d’autres textes, etc. Et la « fidélité » à une œuvre ne
dépend pas forcément du public auquel cette dernière s’adresse. Ainsi, le film Cendrillon aux
grands pieds (1960) a beau avoir été réalisé pour des adultes, il inverse les genres : Jerry
Lewis incarne un homme à tout faire qui veut conquérir une princesse. Au contraire, le
Cendrillon de Disney, destiné aux enfants, est plutôt fidèle au conte de Perrault. Si cette
pluralité de versions renoue avec l'esprit initial des contes, encore faudrait-il encourager la
diffusion des autres adaptations, aujourd'hui écrasées par la puissance du géant américain.

Vous aimerez peut-être aussi