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L'EDUCATION MUSICALE - Le Quatuor à cordes op.

131 dans la vie et l’oeuvre de Beethoven 156/06/Monday 18h19

ACCUEIL Le Quatuor à cordes op.131 dans la vie et l’oeuvre de Beethoven


EDITORIAL
SOMMAIRE DES Par Élisabeth Brisson.
NUMEROS
VARIA (02/05/06)
DEPOSITAIRES
Au début du mois d’août 1826, Beethoven envoyait son dernier quatuor « flambant
BACCALAUREAT neuf » [« Funkel nagelneu »[1]] à l’éditeur B. Schott’s Söhne de Mayence qui avait
LES PLUS DE LA REVUE accepté de le publier. En indiquant le numéro du quatuor sur la copie destinée à la
gravure, Beethoven avait d’abord écrit « 5tes », chiffre qu’il raya pour écrire « 4tes »
NOS ANALYSES : « 4tes [5tes rayé] Quartett (von den Neuesten) für 2 Violinen, Bratsche u.
PARTENAIRES Violonschell von L.v. Beethoven » – lapsus révélateur de l’intensité de son travail
ABONNEMENT créateur au cours du mois de juillet 1826 : s’il lui était enfin possible d’expédier à
l’éditeur une copie du nouveau Quatuor [op.131] qu’il avait promis depuis plusieurs
Ecrire à la Revue mois, il était déjà en train de penser au quatuor suivant, c’est-à-dire au « 5tes »
Ecrire à la Rédaction [l’op.135], cinquième du groupe de ses cinq derniers quatuors à cordes.
Ecrire au Service
Cette numérotation et ce lapsus de Beethoven montrent combien les derniers
Abonnement
Quatuors constituaient pour lui un ensemble, une série (sans doute encore ouverte,
Ecrire au Service puisqu’il est mort avant de l’avoir limitée), au même titre que les Six premiers
Annonces et Quatuors op.18 ou que les Trois Quatuors Rasumowsky op.59 : le Quatuor op.131 fait
Promotions donc partie d’un ensemble d’œuvres pour quatuor à cordes conçues les unes à la suite
Rechercher... OK des autres entre mai 1824 et octobre 1826, c’est-à-dire durant la période qui précède
de peu sa mort (qui eut lieu le 26 mars 1827, à la suite d’une maladie qui l’obligea à
garder le lit à partir du 29 novembre 1826) - période au cours de laquelle Beethoven
se consacra pratiquement exclusivement à ce type d’œuvres, puisque seules quelques
toutes petites compositions sont contemporaines des derniers quatuors (des petites
pages pour piano : le Klavierstück en sol mineur WoO 61a, la Valse en mib majeur
WoO 84, la Valse en ré majeur WoO 85, l’Écossaise en mib majeur WoO 86, ainsi que
des canons inscrits dans différentes lettres).

Pourquoi Beethoven a-t-il fourni alors un travail aussi intense dans le domaine du
quatuor à cordes ? Quel en était l’enjeu ?

I. Le temps de la composition du Quatuor op.131

La commande du prince Galitzin

L’impulsion décisive pour la composition de ces cinq derniers Quatuors fut la


commande du prince Nikolaus Galitzin (1794-1866), le 9 novembre 1822[2], par une
lettre écrite en français :

« Monsieur ! / Aussi passionné amateur de musique que grand admirateur de votre


talent, je prens [sic] la liberté de vous écrire pour vous demander Si vous ne
Consentiriez pas a [sic] Composer un, deux ou trois Nouveaux Quatuors, dont je me
ferais un plaisir de vous payer la peine [ce] que vous jugerez à propos de marquer.
J’en accepterai la dédicace avec reconnaissance. Veuillez me faire savoir à quel
banquier je dois adresser la somme que vous voulez avoir. L’instrument que je cultive
est le Violoncelle. J’attends vôtre reponse [sic] avec la plus vive impatience […]. »

Ce prince russe résidant à Saint-Pétersbourg et violoncelliste amateur, grand


admirateur de Beethoven, comme il le disait lui-même, avait dû se renseigner auprès
de ses amis viennois et apprendre que Beethoven avait l’intention de composer à

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nouveau pour quatuor à cordes (de fait, en juin 1822, l’éditeur Carl Peters de Leipzig
avait suggéré à Beethoven de composer des quatuors). Beethoven s’empressa
d’accepter cette commande - le 25 janvier 1823[3], il répondait (en français) au
prince Galitzin qu’il était très honoré de cette commande et il ajoutait : « comme je
vois, que vous cultivez le violoncelle, je prendrai soin de vous contenter en ce point.
Étant contraint de vivre des produits de mon esprit, il faut que je prenne la liberté de
fixer l’honoraire de 50 ducats pour un quatuor. » Beethoven poursuivait sa lettre en
signalant que si le prix était accepté, Galitzin n’avait qu’à faire déposer l’argent chez
le banquier Henikstein à Vienne et que le quatuor lui serait remis « à la fin du mois
de février, ou au plus tard à la mi-mars. » [L’op.127 ne fut terminé que deux ans
plus tard en février 1825, l’op.132 en juillet 1825 et l’op.130 avec la fugue finale en
décembre 1825 !].

Le 19 février 1823[4], dès réception de la réponse de Beethoven, le prince Galitzin lui


faisait envoyer 50 ducats pour le premier quatuor, s’engageant à envoyer 100 ducats
pour les deux autres. Il demandait également que Beethoven lui envoie le premier
quatuor avant qu’il ne soit édité.

Mais, au moment où il répondait favorablement à la commande du prince Galitzin,


Beethoven était pris par d’autres projets qui étaient la composition de la partition de
la Neuvième Symphonie op.125 (il s’y consacra entièrement au cours de l’année 1823
et au début de l’année 1824), ainsi que la vente par souscription pour (50 ducats or)
à tous les souverains d’Europe (rois, princes, ducs, etc.) de la Missa solemnis op.123
sous forme manuscrite. Pourtant, selon son habitude, sans prendre en considération
la réalité du temps qui lui était nécessaire, il promit les trois quatuors pour mars
1823 !

Le désir ancien de composer pour un ensemble de cordes

Beethoven n’accepta pas cette commande uniquement pour des raisons financières :
depuis plusieurs années, il envisageait de renouer avec la composition pour ensemble
de cordes - comme en témoignent esquisses et petites compositions effectuées au
cours de l’année 1817 : deux Fugues pour quintette à cordes, l’une en ré mineur, qui
ne fut qu’esquissée et qui devait être précédée d’une introduction lente, sorte de
Prélude à la manière de Bach (le manuscrit inachevé se trouve à Berlin [Hess 40]),
mais qui fut utilisée dans le Scherzo de la Neuvième Symphonie en ré mineur op.125,
et l’autre en ré majeur [l’op.137] (composée pour la collection d’autographes que
l’éditeur Tobias Haslinger commençait à constituer de façon à rassembler les «
œuvres complètes » de Beethoven, sous forme manuscrite, avant de les faire éditer),
ainsi qu’un petit quatuor à cordes, Quartettstück, Allegretto à 3/8 en si mineur, de 23
mesures (retrouvé en 1999), composé le 28 novembre 1817, pour Richard Ford[5], en
sa présence - le manuscrit autographe de la Fugue pour quintette à cordes en ré
majeur [op.137] porte la même date du 28 novembre 1817. Et quelques mois
auparavant (au mois d’août 1817), Beethoven s’était confronté à l’écriture pour
quintette à cordes en corrigeant l’arrangement de son Trio op.1 n°3 [l’op.104] pour
cette formation.

La composition des trois quatuors Galitzin : les Quatuors op.127, op.132, op.130
[avec la Grande Fugue]

Ayant accepté la commande du prince Galitzin en janvier 1823, Beethoven ne fut en


mesure de lui envoyer le premier Quatuor, l’op.127 (le Douzième Quatuor à cordes)
qu’en avril 1825 (terminé à la mi-février 1825, une copie fut expédiée à l’éditeur B.
Schott’s Söhne de Mayence, le 19 mars 1825) – malgré les relances nombreuses du
prince comme de Schott ! Et, pour honorer la commande du prince Galitzin,
Beethoven se mit à la composition des deux autres quatuors avant même d’avoir
vraiment achevé le premier : ainsi l’op.132, esquissé en janvier 1825 (au moment où
Beethoven achevait le Finale de l’op.127), fut composé entre mars et juin 1825,
malgré l’interruption de près de trois semaines liée à une sérieuse maladie, et
l’op.130, commencé en août 1825 fut achevé en décembre 1825, pendant que
Beethoven pensait à un nouveau quatuor, qui sera l’op.131, Quatuor auquel succéda
sans transition le dernier Quatuor, l’op.135, composé entre juillet et octobre 1826 –
ce rythme de composition, cet enchaînement « par tuilage » des quatuors successifs

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(le nouveau Finale de l’op. 130 qui devait remplacer la Grande Fugue fut composé en
octobre 1826), dont les esquisses sont étroitement imbriquées[6], ne fut interrompu
que par la maladie qui entraîna la mort de Beethoven.

La composition des deux derniers quatuors : les Quatuors op.131 et op.135

Les trois Quatuors commandés par le prince Galitzin furent donc suivis par deux
autres qui n’ont pas été expressément commandés à Beethoven, mais qu’il décida
pourtant de composer et de vendre, non plus 50 ducats, mais 80 ducats, à l’éditeur
qui accepterait de lui acheter à ce prix, tant il débordait d’idées à la suite des trois
premiers quatuors.

Une autre raison explique la composition de ces deux derniers quatuors : Beethoven
se sentait obligé d’honorer la promesse faite, en septembre 1825, à l’éditeur Maurice
Schlesinger (de Paris), acheteur de l’op.132 (pour 80 ducats), de lui vendre le
quatuor suivant, donc l’op.130… que Beethoven préféra vendre à l’éditeur viennois
Mathias Artaria (espérant ainsi une publication rapide à Vienne, ce qui ne fut pas le
cas ; Artaria, craignant que la Grande Fugue finale ne nuise à la vente du Quatuor
op.130, en différa la publication jusqu’à ce que Beethoven compose un Finale moins
difficile à exécuter). Se sentant toujours tenu par sa parole, Beethoven composa alors
le Quatuor op.131, qui fut acheté par B. Schott’s Söhne pour 80 ducats… ce qui
l’incita à honorer sa promesse envers la famille Schlesinger en composant un nouveau
Quatuor, l’op.135, qui fut acheté 80 ducats par Adolph Martin Schlesinger, de Berlin,
père de Maurice (dont le magasin parisien venait de brûler).

II. Dans « l’atelier » de Beethoven

Le processus créateur chez Beethoven

Cette intense période de création (qui se trouva être la dernière de sa vie), liée à une
pression intérieure et à la demande extérieure, a laissé de nombreuses traces : une
grande quantité d’esquisses inscrites sur des feuilles volantes, sur des carnets, sur
des cahiers, sur des partitions ; mais également des manuscrits autographes (c’est-à-
dire écrits de la main de Beethoven et non de la main d’un copiste professionnel), des
copies de partitions ou de parties séparées établies par un copiste (ou par Beethoven
lui-même pour l’op.135, au cours du mois d’octobre 1826, car il n’avait pas de copiste
à sa disposition, étant à la campagne chez son frère Johann, à Gneixendorf, près de
Krems sur le Danube) et soigneusement corrigées par Beethoven ; des listes de
corrections envoyées par Beethoven à l’éditeur à la suite de l’édition originale (quand
la publication n’a pas été posthume). Cet ensemble de documents permet de se faire
une idée du processus créateur de Beethoven, de pénétrer, en quelque sorte, dans
son « atelier ».

Les sources du Quatuor op.131

Ainsi, en ce qui concerne le Quatuor op.131, la quantité d’esquisses retrouvées est


impressionnante : plus de 600 pages, sur différents « supports » – à cela s’ajoutent le
manuscrit autographe, une copie des parties séparées d’une première version de la
Fugue initiale, une copie de la partition soigneusement revue par Beethoven pour la
gravure (celle qui fut envoyée à l’éditeur B. Schott’s Söhne le 12 août 1826) –
l’édition originale n’entrant pas en ligne de compte car elle a été publiée après la
mort de Beethoven, qui n’a donc pas eu le temps de la corriger.

La copie, établie par Wenzel Rampl au cours du mois de juillet 1826, se trouve à
Bonn[7]. Elle porte quelques indications de la main de Beethoven : sur la première
page « 4tes [5tes rayé] Quartett (von den Neuesten) für 2 Violinen, Bratsche u.
Violonschell von L.v.Beethoven » et, se trouvant au-dessous de l’indication « Opus
131. -» écrite d’une autre main, la plaisanterie inscrite par Beethoven : « Nb.

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zusammengestohlen / aus Verschiedenem / diesem u. jenem/ » [« Nb. rabouté à


partir de bribes volées de ci de là »].

La numérotation des morceaux du quatuor fut ajoutée par Beethoven, pour faciliter le
travail de l’éditeur, sur cette copie qu’il corrigea, mais avec une confusion : le n°5 et
n°6 ont le même n°« 5 », et le dernier morceau est indiqué « n°6 ».

Les étapes du travail de Beethoven

Cette énumération du matériel disponible pour reconstituer la genèse de l’op.131


permet de se représenter la façon de procéder de Beethoven : il notait les idées qui
lui venaient à l’esprit immédiatement sur n’importe quel support (cahier de
conversation, feuille volante), puis, ou parallèlement, il cherchait l’organisation
d’ensemble de l’œuvre, ce qui allait la structurer (mouvements, plan tonal, motif) et il
tâtonnait dans la mise au point de la configuration des thèmes (comme, par exemple,
pour le morceau Finale de l’op.131 dont le thème semble avoir été trouvé après de
nombreux essais), laissant l’élaboration musicale pour le temps de la notation sur
papier, travail de composition proprement dite (il inscrivait à la suite de notes
rapidement esquissées : « etc. », ou à côté d’un groupe de notes : « Schluss » [« fin
»]). Cette phase du travail consacrée à la recherche des idées conservées sous forme
d’esquisses était suivie par ce que les Allemands nomment la « Niederschrift », c’est-
à-dire le travail d’élaboration des idées (leur transcription matérielle) sur des feuilles
de papier à musique, lieu où il menait une véritable lutte avec les éléments qu’il
voulait mettre en œuvre – comme en témoignent les ratures qui peuvent aller jusqu’à
l’effacement de ce qui avait été écrit, par « rasage » au point de faire un trou dans la
feuille de papier !

Le manuscrit autographe n’était pas la version définitive : loin de là ! Le travail de


conception de détail, et parfois d’ensemble, n’était pas du tout terminé, si bien que le
manuscrit autographe était soumis à tant de corrections que parfois il devenait si
difficile à lire que Beethoven était obligé de le réécrire entièrement pour que le
copiste puisse s’y retrouver !

L’examen des manuscrits autographes montre que Beethoven ne modifiait pas ou peu
les éléments de structure (motifs, tonalités, tempo), tandis qu’il retravaillait
abondamment les éléments dynamiques, lieux de la composition : les ponts, les
développements, les épisodes, les sections finales, l’organisation et la rencontre des
voix, les intensités et les dynamiques sonores – les difficultés qu’il rencontrait étaient
telles qu’il repoussait, la plupart du temps, les délais de livraison de son œuvre au
commanditaire ou à l’éditeur.

La genèse de l’op.131

Le matériel abondant qui a servi à la composition de l’op.131 témoigne donc de


l’intensité des recherches et du travail de Beethoven[8].

Comme l’attestent quelques pages des cahiers de conversation de décembre 1825,


Beethoven commença par noter le thème de la Fugue qui débute avec un motif de
quatre notes, motif dérivé du nom de Bach déjà utilisé dans l’op.132 et dans l’op.130
(dans la Grande Fugue) ainsi que dans le canon à trois voix WoO 191 « Kühl nicht lau
»[9] composé le 2 septembre 1825 à Baden – au point que certains voient dans ce
motif une sorte d’ « Ur-Motiv », de motif primordial sur lequel reposerait l’unité des
trois Quatuors op.132, op.130 et op.131[10].

Outre cette volonté d’explorer encore les ressources potentielles de ce motif,


Beethoven envisagea dès les premières esquisses de commencer son nouveau quatuor
par une Fugue, ce qui représentait une contrainte formelle pour la suite de la
conception. La copie des parties séparées d’une première version de la Fugue
initiale[11], plus courte (il manque les mesures finales de liaison avec le morceau
suivant Allegro molto vivace, par un saut d’octave) et désignée seulement comme «
Adagio espressivo » (pas encore « Adagio ma non troppo e molto espressivo ») -
cette copie, semble-t-il réalisée dès la composition de cette Fugue au début de
l’année 1826, témoigne de l’achèvement de ce premier morceau, et de la possibilité

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qu’il offrait d’être exécuté de manière autonome (peut-être par le quatuor


Schuppanzigh, qui pourtant ne semblait pas encore connaître le Quatuor en septembre
1826 ?) : comme si Beethoven n’avait pas encore envisagé une suite d’éléments
différents ? Il est vrai que la décision de commencer par une Fugue était très insolite,
puisque généralement une Fugue était précédée d’un Prélude, qu’elle était
l’aboutissement d’un processus formel – ce choix témoigne de la volonté initiale de
Beethoven de rompre avec la tradition en inversant les rôles et en modifiant la nature
des référents : la Fugue était posée comme prémisse de l’œuvre à construire.

Une fois la Fugue posée, les recherches de Beethoven se portèrent sur le parcours
d’ensemble, le choix de la tonalité d’ut# mineur le ramenant d’abord à la solution
adoptée en 1801 dans la Sonate « Au clair de Lune » op.27 n°2, œuvre également en
ut# mineur, et en trois mouvements jouant sur le contraste modal (ut# mineur / réb
majeur / ut# mineur), avant de penser une succession de morceaux de tonalités
différentes encadrés par deux morceaux en ut# mineur :

Le plan tonal

Dot# mineur – ré majeur (2de napolitaine) – si mineur (VIIe degré) – la majeur (VIe
degré) – mi majeur (IIIe degré) – sol# mineur (Ve degré) – do# mineur (Ier degré)

Chacun des morceaux devait procéder du motif initial, dans un parcours qui ferait du
dernier morceau le point d’aboutissement, affirmatif, de l’interrogation initiale –
comme le prouve le manuscrit autographe qui ne comprend que les indications
successives de tempo : Adagio ma non troppo e molto espressivo [C barré, dot#
majeur], Allegro molto vivace [6/8, ré majeur], Allegro moderato [C, si mineur],
Andante ma non troppo e molto cantabile [2/4, la majeur], suivi de l’indication du
tempo de chacune des variations : Più mosso, Andante moderato e lusinghiero,
Adagio, Allegretto, Adagio ma non troppo e simplice, Allegretto, puis Presto [C barré,
mi majeur], Adagio quasi un poco Andante [3/4, sol# mineur], Allegro [C barré, do#
mineur] – la numérotation en mouvements ne correspond pas à l’intention créatrice
de Beethoven, elle n’est que la conséquence d’une pratique éditoriale fondée sur les
indications inscrites par Beethoven sur la copie manuscrite destinée à la gravure pour
aider l’éditeur à se retrouver dans la succession des morceaux. La présentation par
Beethoven de son nouveau Quatuor comme « flambant neuf » en soulignait la
nouveauté radicale. Le manuscrit autographe montre donc bien que Beethoven a
conçu son nouveau quatuor en l’inscrivant sous le signe de la continuité intégrant
rupture et discontinuité, par delà la simple succession de différents mouvements.

Un quatuor « flambant neuf » : les sources de renouvellement de son écriture

Cette affirmation de « flambant neuf » était destinée à rassurer l’éditeur auquel


Beethoven avait, pour plaisanter, laissé croire qu’il lui envoyait une œuvre constituée
de bribes « volées » dans diverses autres œuvres – mais s’il voulait se moquer de
l’éditeur qui mettait en doute sa sincérité (il est vrai que, plus d’une fois, Beethoven,
et plus encore son frère, avaient essayé de vendre et de faire éditer des œuvres
beaucoup plus anciennes, parfois même déjà éditées par un autre éditeur), Beethoven
livrait en même temps, implicitement, des informations sur son processus créateur.

L’expression de Beethoven « zusammen gestohlen » mettait l’accent, de manière


humoristique, sur la singularité de ce nouveau Quatuor fait d’une succession
ininterrompue de morceaux différents reliés entre eux de façon tout à fait inédite (un
saut d’octave et une sixte napolitaine, un récitatif, une introduction lente, etc.), une
sorte d’« assemblage » de formes musicales à la manière d’une suite baroque, mais
qui, au lieu d’être une suite de mouvements de danse, était une succession de formes
différentes et variées, retraçant l’histoire de la musique et des genres musicaux, aussi
bien de musique instrumentale que de musique vocale, par métonymie (Fugue,
Adagio, Allegro, Récitatif, Andante à variations, Presto évocateur d’un Scherzo, Allegro
évocateur d’une forme-Sonate ou d’un Rondo), à l’aide d’une concentration extrême
du matériau thématique réduit à un motif générateur. Cette succession ininterrompue
cherchait également à donner l’impression du déroulement d’une pensée à la manière
d’une improvisation, dans ce cas partant de la donnée très structurée qu’est la fugue.

La démarche très libre adoptée par Beethoven est à mettre en relation avec les

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recherches qu’il menait depuis plusieurs années dans le domaine des musiques «
anciennes », en particulier celles de Bach et de Haendel, ainsi que celle de Palestrina
(dont la reconstitution en faisait, à cette époque, une sorte « d’invention »[12]). Cette
volonté de renouveler son écriture en renouant avec l’écriture polyphonique apparaît
nettement vers 1816/1817 au moment où Beethoven procéda à des recherches
systématiques dans la bibliothèque de l’archiduc Rodolphe et qu’il se plut à intégrer
des fugues dans ses œuvres (les Sonates pour piano op.101 [1816] et op.106 [fin
1817/1818], la Sonate pour piano et violoncelle op.102 [1815]), avant de composer la
Missa solemnis op.123 (écrite entre 1819 et 1823, et à laquelle l’intégration de
plusieurs Fugues assurait un caractère religieux) ou les Variations Diabelli op.120
[1819 et 1822/1823]. Le désir de comprendre et de s’approprier l’esprit de ces
musiques anciennes était tel que Beethoven s’est appliqué, encore en 1817, à recopier
trois fugues de Haendel issues des Concerti Grossi op.6 (s’intéressant surtout à
l’écriture fugato) et qu’il a cherché à composer une Ouverture sur le nom de Bach.

III. L’écriture pour quatuor à cordes : lieu d’innovations et de renouvellement

Ainsi, au moment où il composait le Quatuor op.131, Beethoven se trouvait, selon


son habitude, dans une dynamique de renouvellement de son écriture en cherchant à
être au plus près de ce qu’il considérait comme l’essence de la musique – l’écriture
pour quatuor à cordes lui en donnant, par excellence, la possibilité grâce à la conduite
polyphonique de quatre voix de la même « famille », celle des cordes qui possèdent
une grande souplesse d’exécution et de multiples types d’attaque à l’origine de
sonorités variées et parfois inouïes.

En privilégiant l’écriture pour quatuor à cordes comme lieu d’élaboration de nouvelles


façons de composer, Beethoven était entièrement homme de son temps, en cette
période de l’histoire de la musique qui fit de la composition pour quatuors à cordes un
des lieux de la modernité : à l’instar de ses contemporains, Beethoven considérait
comme un signe de progrès, comme une évolution du goût, l’augmentation du
nombre d’amateurs de quatuors à cordes, auxquels les éditeurs, d’ailleurs, se
préoccupaient de fournir des nouveautés.

Dans ce contexte historique, il n’est pas étonnant que Beethoven, qui n’a cessé
d’explorer les richesses potentielles de l’écriture musicale, ait choisi à plusieurs
reprises au cours de sa vie créatrice de composer des quatuors à cordes.

Les Six Quatuors à cordes op.18

Mouvements Tonalité
métrique
mesures

N°1
Fa M

Allegro con brio


Fa M
3/4
313 mes.

Adagio affettuoso ed appassionato


ré m
9/8
110 mes.

Scherzo. Allegro molto / Trio


Fa M / fa m
3/4
145 mes.

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Allegro
Fa M
2/4
381 mes.

N°2
Sol M

Allegro
Sol M
2/4
248 mes.

Adagio cantabile
Ut M
3/4
86 mes.

Scherzo. Allegro / Trio


Sol M/Ut M
3/4
87 mes.

Allegro molto, quasi Presto


Sol M
2/4
413 mes.

N°3
Ré M

Allegro
Ré M
C/
269 mes.

Andante con moto


Sib M
2/4
151 mes.

Allegro / Trio
Ré M / ré m
3/4
168 mes.

Presto
Ré M
6/8
364 mes.

N°4
ut m

Allegro, ma non tanto


ut m

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C
219 mes.

Scherzo. Andante scherzoso, quasi Allegretto


Ut M
3/8
261 mes.

Menuetto. Allegretto / Trio


ut m / Lab M
3/4
98 mes.

Allegro
ut m
C/
217 mes.

N°5
La M

Allegro
La M
6/8
225 mes.

Menuetto
La M
3/4
105 mes.

Andante cantabile
Ré M
2/4
139 mes.

Allegro
La M
C/
300 mes.

N°6
Sib M

Allegro con brio


Sib M
C/
264 mes.

Adagio, ma non troppo


Mib M
2/4
79 mes.

Scherzo. Allegro
Sib M
3/4
68 mes.

La Malinconia. Adagio /

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Allegretto quasi Allegro


Sib M
2/4

3/8
44 mes.

En tout 296 mes.

Si les Six Quatuors op.18 furent composés entre 1798 et 1800 (à partir d’esquisses
plus anciennes) et furent publiés, en juin et octobre 1801 à Vienne chez Mollo :
regroupés en un ensemble de Six à la manière de Mozart et de Haydn, ils contiennent
pourtant beaucoup d’éléments en rupture avec la tradition de l’écriture pour quatuor
(qui commençait à être établie), tant pour leur organisation formelle que pour la
conception et le traitement du matériau (privilégiant le motif) : Beethoven a d’ailleurs
trouvé le moyen de mettre en évidence la nouveauté de sa démarche créatrice en
introduisant le dernier mouvement du sixième quatuor, donc de l’ensemble des Six,
par un mouvement lent, un Adagio qu’il intitula « La Malinconia ». Plus que référence
à un état émotionnel, ce titre connotait une idée, ancrée depuis l’Antiquité et
réactualisée à la Renaissance, sur la condition indispensable de l’inspiration :
Beethoven, qui avait reçu une éducation imprégnée de culture antique, savait que
l’artiste créateur avait partie liée avec la mélancolie[13]. Or, outre cette désignation
chargée de sens, il conféra à ce mouvement une fonction précise : celle de mettre en
doute les certitudes, puisque tous les repères harmoniques y sont brouillés (c’est la
tension dissonante sans polarité tonale qui domine), et que l’Allegretto final, sorte de
Laendler « attaqué » directement après « La Malinconia », est « corrodé » à deux
reprises par la réapparition du thème de « La Malinconia ».

Après avoir achevé la composition de cet ensemble de Quatuors (dont il remania les
trois premiers une fois les six composés), Beethoven écrivait, le 1er juin 1801, à son
ami Amenda auquel il avait dédié le 25 juin 1799[14] ce qui sera le Quatuor op.18 n°
1 en fa majeur :

« Ne donne plus désormais ton Quatuor, parce que je l’ai beaucoup transformé, car je
sais enfin écrire comme il faut des quatuors, comme tu pourras le constater quand tu
le recevras »[15].

La comparaison de la copie de la première version avec la version définitive met en


évidence l’importance du travail de remaniement effectué par Beethoven pour les
quatre mouvements.

Cette certitude de savoir désormais écrire pour quatuor à cordes résulte d’un long
travail comme en témoignent les esquisses nombreuses (qui lui étaient d’autant plus
indispensables qu’il se mesurait à Haydn et à Mozart) et les remaniements, car pour
Beethoven il n’était pas question de reproduire ce qui avait déjà été composé – ce
que confirme l’analyse des innovations de ces six premiers quatuors : succession
variée des mouvements et place « expressive » du mouvement lent, conception et
traitement du matériau, déplacement du principe de tension/détente sur d’autres
composantes musicales que la seule harmonie (tel le tempo), rôle thématique du
tempo, mise en question de toute polarisation tonale obligée.

Ainsi, en terminant ce premier ensemble, héritier direct de Mozart et de Haydn, dont


il s’était d’ailleurs fortement inspiré (de Haydn dans le n°2, de Mozart dans le n°5),
Beethoven affirmait, en introduisant « La Malinconia », que son écriture se
caractérisait désormais par l’intervention d’une volonté, affirmation qu’il ne cessera de
mettre en pratique d’œuvre en œuvre jusqu’à celle qui sera la dernière (à son insu),
c’est-à-dire le nouveau Finale du Quatuor op.130, composé en octobre 1826 pour
remplacer la Grande Fugue (qui sera publiée sous le numéro d’op.133).

Les Trois Quatuors op.59

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N°1 en Fa M

Allegro, C, Fa M (400 mes.)

Allegretto vivace e sempre scherzando, 3/8, Sib M (476 mes.)

Adagio molto e mesto, 2/4, fa m (132 mes.)

Allegro, 2/4, Fa M (327 mes.)

N°2 en mi m

Allegro, 6/8, mi m (255 mes.)

Molto Adagio, C, Mi M (157 mes.)

Allegretto, 3/4, mi m (135 mes.)

Finale. Presto, C/, mi m (409 mes.)

N°3 en Ut M

Introduzione. Andante con moto, 3/4 / Allegro vivace, C, Ut M (264 mes.)

Andante con moto quasi Allegretto, 6/8, la m (204 mes.)

Menuetto. Grazioso, 3/4, Ut M (94 mes.)

Allegro molto, C, Ut M (429 mes.)

Très peu de temps après avoir achevé Leonore[16] au début du printemps 1806,
Beethoven se mit à composer les Trois Quatuors op.59[17], œuvre que les sondages
de son frère Kaspar Karl auprès des éditeurs l’incitaient à prévoir depuis l’automne
1804 (les premières esquisses du premier quatuor sont contemporaines du travail sur
Leonore). La rapidité du travail de composition pour ces trois quatuors de grande
dimension laisse supposer que Beethoven y avait déjà pensé avant de les mettre au
propre. Son premier Quatuor à peine terminé, Beethoven se mit à composer les deux
autres, décidant de se consacrer à leur écriture (comme il l’écrivait à Breitkopf &
Härtel le 5 juillet 1806[18]). D’après les esquisses, qui témoignent du travail de
recherche de Beethoven pour chacun des mouvements, ces trois quatuors ont été
conçus dans l’ordre qui est celui de leur publication.

La maturation de ces trois quatuors s’est effectuée en même temps que les autres
grandes œuvres, révolutionnaires, composées par Beethoven dans les genres de
musique qui s’étaient imposés en ce début du XIXe siècle : la symphonie avec l’Eroica
op.55, la sonate pour piano avec la Waldstein op.53 et l’Appassionata op.57, la sonate
pour piano et violon avec la Sonate à Kreutzer op.47, le concerto pour trois solistes
avec le Triple Concerto op.56, le concerto pour piano avec le Troisième, op.37, et le
Quatrième, op.58 – ces trois quatuors procèdent de la même volonté de
renouvellement d’un genre par amplification de la forme, spatialisation des motifs,
dénaturation des données héritées, pour les transposer dans d’autres domaines, et
association de différents types d’écriture, anciens et modernes.

Ces quatuors furent dédiés au comte Rasumowsky, mais il n’est pas prouvé que le
comte Rasumowsky, qui en fut finalement le commanditaire, ait été à l’origine de ce
projet de quatuors : il est donc possible de supposer que Beethoven les lui a dédiés à
la fois pour des raisons conjoncturelles (exprimer sa reconnaissance à un de ses
premiers mécènes, qui, de plus, était violoniste dans le quatuor qui devait créer ces
quatuors) et pour des raisons culturelles, l’utilisation de thèmes, issus de chants
populaires russes, établissant un rapprochement évident avec ce comte d’origine
russe. Beethoven a vraisemblablement puisé ses « thèmes russes » dans un recueil
de chants populaires, publié par Ivan Pratsch (tchèque qui a vécu à Saint-
Pétersbourg) en 1790, et réédité augmenté en 1806, recueil qu’il a découvert dans la
bibliothèque du comte Rasumowsky.

Quand Beethoven montra ses nouveaux Quatuors à ses amis, leur composition

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explosive et inédite les dérouta au point d’estimer qu’il s’agissait d’une plaisanterie et
non de l’œuvre attendue[19]. Il semble que ce soit avant tout la phrase de
l’Allegretto vivace e sempre scherzando constituée par la répétition d’une même note
jouée au violoncelle solo qui ait déclenché l’hilarité, ce type de phrase et de rythme
étant jusque là uniquement pensable aux timbales dans une pièce d’orchestre !

La réception de ces quatuors est également à l’origine de propos prêtés à Beethoven :


il aurait répondu au violoniste Felix Radicati qui trouvait qu’ils ne ressemblaient pas à
de la musique, qu’ils étaient destinés à la postérité[20], et au violoniste
Schuppanzigh qui les trouvaient injouables, qu’il ne les avait pas écrits pour ces «
misérables cordes », mais parce qu’il était inspiré par « l’esprit »[21] - ces réflexions
prêtées à Beethoven furent mises en circulation par Alexander Wheelock Thayer
(1817-1897)[22] et par Adolph Bernhard Marx (1795-1866)[23], sans autres sources
que l’autorité de leur parole !

Ces trois quatuors, constitués tous les trois des quatre mouvements habituels, se
caractérisent par l’extrême audace de leur l’écriture, car Beethoven les a pensés dans
une dimension réservée jusqu’alors à la symphonie. Ce type d’écriture symphonique
est à l’origine de leur ampleur comme de leur unité d’ensemble : conçus dans le
même esprit, chacun des trois présente des procédés et des processus d’écriture
analogues, dont le sens est orienté par le recours à des thèmes russes. Cet emprunt
(la mention « thème russe » est spécifiquement indiquée pour le Finale du premier
Quatuor, ainsi que pour le « Maggiore » du troisième mouvement du deuxième
Quatuor) inscrit l’intention créatrice de Beethoven dans une perspective qui se définit
par métonymie - la notion de « thème russe » cristallisant, pour lui, à la fois des
idées, des recherches, des spéculations, des relations : les idées de simplicité,
d’ancien, d’étranger, d’étrangeté ; les recherches pour faire émerger le matériau le
plus apte à se prêter à toutes sortes de transformations ; les spéculations autour de la
signification et de l’importance des chants populaires pour comprendre les fondements
de l’esprit humain ; les relations d’amitié avec un de ses premiers mécènes, le comte
Razoumovski, russe d’origine.

Sous le signe de l’étranger, à la fois proche et lointain, et aussi bien dans l’espace que
dans le temps, Beethoven a cherché tout particulièrement à créer des sonorités
nouvelles, encore inouïes, aussi diverses que celles d’un orchestre symphonique – et
cela uniquement par l’écriture.

Mais, en tension avec la référence à l’étrange, Beethoven a privilégié le recours à la


forme sonate, qui était la forme d’organisation caractéristique de l’aboutissement de
l’écriture à son époque : dix mouvements, sur les douze pour l’ensemble des Trois
Quatuors, sont de forme sonate (seuls l’Allegretto du deuxième quatuor et le Menuet
du troisième ne sont pas de forme sonate), alors que généralement cette forme était
réservée au premier mouvement et parfois au Finale – mais pour chacune de ses
utilisations, Beethoven a réinterprété cette donnée de base en s’inspirant soit de la
fugue, soit du scherzo, soit de la rhapsodie, soit du rondo (à l’exclusion des formes
Lied et Thème à variations), le recours au style fugué tissant d’ailleurs des liens entre
le premier mouvement du premier quatuor et le quatrième et dernier mouvement du
troisième quatuor[24].

Ces trois Quatuors op.59 peuvent compter au nombre des multiples « manifestes »
composés par Beethoven, en l’occurrence celui-ci pour revendiquer l’entière liberté
dans le choix du matériau, de la forme, du type d’écriture et pour démontrer que
seule importe l’élaboration du matériau (la façon dont le compositeur se l’approprie,
le traite, le transforme en fonction de ses intentions créatrices qui se manifestent au
cours même du travail de composition) : si l’inspiration réside dans le travail et non
dans du donné mystérieux, il est donc possible de produire quelque chose de
complexe à partir d’un matériau connu, simple, qui a résisté au temps.

Le Quatuor op. 74

Poco Adagio, C/, mib majeur (24 mes.) – Allegro, C, mib majeur – 262 mes.

Adagio ma non troppo, 3/8, lab majeur – 169 mes.

Presto, 3/4, ut mineur / ut majeur – 467 mes.

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Allegretto con variazioni, 2/4, mib majeur – 195 mes.

Ce 10e Quatuor en mib majeur a été composé, entre mai et septembre 1809, juste
après le Concerto pour piano en mib majeur op.73, et en même temps que plusieurs
autres œuvres, dont la Sonate pour piano en mib majeur op.81a : la tonalité de mib
majeur représenta donc un pôle pour Beethoven en cette année 1809 – c’était la
tonalité de l’Eroica, mais c’était aussi la tonalité relative d’ut mineur, celle que la 5e
Symphonie venait de consacrer, et c’est également une tonalité qui exige des
instrumentistes à cordes une plus grande qualité de son et de sonorité[25] – or ce
Quatuor se caractérise par l’importance structurelle qu’y prend le timbre[26], si bien
que son originalité réside avant tout dans le travail du timbre lié à une interprétation
inédite de la forme (sonate, Lied, scherzo, thème et variations), les codas apportant
par leur taille et leur contenu un éclairage nouveau sur le mouvement, tout en
constituant un élément d’unité pour l’ensemble du Quatuor, puisque chacun des
quatre mouvements a une coda très étendue.

Les effets de timbre sont produits par les attaques (il y a beaucoup de pizzicati, de
sf), par la texture souvent polyphonique et par la répétition d’une même note dans
une pulsation rapide. L’unité d’ensemble est produite également par certains gestes
(la rupture de ton, la rapidité incisive de courts motifs), comme par le choix d’une
écriture polyphonique en tension avec une écriture harmonique, ainsi que par l’usage
déroutant des formes choisies.

Dans cette période de grande fécondité, composer une œuvre de musique de chambre
en parallèle avec des œuvres symphoniques ou des œuvres pour piano seul, était,
pour Beethoven, une manière d’expérimenter ses audaces d’écriture dans différents
genres de musique et sur différents supports musicaux - en l’occurrence, avec ce
Quatuor à cordes, d’expérimenter les sonorités que peuvent créer des instruments de
même nature. Avec cette formation instrumentale constituée de tessitures
complémentaires mais de timbre identique, Beethoven s’interrogea également sur la
forme, et ses variantes par rapport aux normes traditionnelles, en faisant jouer
l’écriture polyphonique (qui, alors, connotait « la musique ancienne ») dans des
structures « modernes », reflet des exigences esthétiques alors admises (telle la
forme sonate). Ainsi, au milieu des esquisses de 1809, Beethoven recopiait des
exemples tirés de l’ouvrage d’Albrechtsberger Gründliche Anweisung zur Komposition -
ce qui devait lui rappeler ses études effectuée avec ce « maître » en 1794, et lui
permettre de s’approprier les principes de l’écriture polyphonique (celle même qui
caractérise le Trio au cœur du troisième mouvement), de façon à l’intégrer dans un
cadre nouveau. Cette tension féconde entre l’ancien et le moderne, entre l’étrange et
le connu, était déjà au cœur du processus créateur des Quatuors op.59, dans lesquels
Beethoven expérimenta le recours aux mélodies populaires étrangères intégrées dans
une écriture harmonique.

Autre signe d’intérêt pour la musique « ancienne » : au milieu des esquisses pour ce
quatuor, Beethoven semble avoir songé à un quintette en hommage à Jean-Sébastien
Bach.

Le Quatuor op.95

Allegro con brio, C, fa mineur – 151 mes.

Allegretto ma non troppo, 2/4, ré majeur – 192 mes.

Allegro assai vivace ma serioso, 3/4, fa mineur – 206 mes.

Larghetto espressivo, 2/4, fa mineur (7 mes.) / Allegretto agitato, 6/8, fa mineur


(125 mes.) / Allegro, 2/4, fa majeur (43 mes.) – 175 mes.

Ce Quatuor, que Beethoven désigna lui-même de « Quartett[o] serioso » sur son


manuscrit (de 1814), et de « Serious Quartetto » dans un lettre à Sir George Smart
(au moment où il cherchait à le faire publier en Angleterre en 1815), fut commencé
juste après la composition de la musique de scène destinée à Egmont, drame de
Goethe au début de l’été 1810 : il est en fa mineur comme l’Ouverture d’Egmont et

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comme le premier Lied de Klärchen, Die Trommel gerühret. Beethoven envisagea donc
de composer ce Quatuor alors qu’il venait de vivre intensément le drame d’Egmont
(ce « magnifique Egmont » qu’il avait « profondément ressenti » à travers Goethe,
comme il l’écrivait à Goethe[27]), et cela juste avant un moment douloureux de sa
vie sentimentale : l’évanouissement de ses espoirs de mariage avec Therese Malfatti.
Une lettre du début juin 1810[28] à son ami Ignaz von Gleichenstein, qui l’avait
introduit chez les Malfatti et qui allait épouser la sœur de Therese, permet d’entrevoir
la profondeur du désespoir de Beethoven :

« La nouvelle que tu me donnes m’a précipité des régions de la plus haute extase
dans une chute profonde. […]. Je ne peux donc chercher un point d’appui qu’au plus
profond, au plus intime de mon être ; ainsi, à l’extérieur il n’y en a absolument aucun
pour moi, non rien que des blessures pour moi dans l’amitié et dans les sentiments
du même genre. – Qu’il en soit ainsi pour toi, pauvre B., il n’y a pour toi aucun
bonheur de l’extérieur, c’est toi qui dois te créer tout en toi-même ; seulement dans
le monde idéal tu trouveras des amis. – Je te prie de me rassurer, ai-je moi-même
démérité hier ? ou si tu ne peux le faire, alors dis-moi la vérité, je l’entends aussi
volontiers que je la dis, - maintenant il est encore temps, encore les vérités peuvent
me servir »[29].

Il composa donc son Quatuor en fa mineur dans un état émotionnel dominé par la
conviction que la réalité lui était hostile, qu’il ne pouvait trouver de réconfort qu’en
lui-même et que son registre d’existence ne pouvait pas se situer hors de « la vérité
». Ensemble de dispositions émotionnelles qui l’incitèrent à s’aventurer dans une
écriture en rupture avec l’attente du public : le terme de « serioso » qu’il ajouta à la
désignation du tempo du Scherzo, « Allegro assai vivace ma serioso » (par un
véritable oxymore, le scherzo, signifiant plaisanterie, étant l’inverse du sérieux)
indique parfaitement son intention qui n’a rien à voir avec le « divertissant » (inutile
de compter sur lui pour écrire le genre de quatuor « brillant », en style « concertant »
à la mode alors à Vienne) – la recherche de la vérité ne pouvait être portée que par
une écriture nouvelle et rigoureuse qui imposerait une attitude d’écoute sérieuse,
concentrée.

Beethoven choisissait de se confronter à la « vérité » même si la diffusion de son


œuvre devait en souffrir. De fait, ce Quatuor ne fut publié à Vienne qu’en 1816, après
révision de la partition au cours de l’année 1814 (alors qu’il réécrivait son opéra
Fidelio, ainsi que le Lied An die Hoffnung, op.94). Beethoven était très conscient de
son choix, puisque, alors qu’il tentait de faire éditer plusieurs de ses œuvres en
Angleterre[30], il conseilla à George Smart, dans une lettre du 7 octobre 1816[31],
de ne pas faire jouer ce Quatuor en public, car il était écrit seulement pour quelques
connaisseurs - ce qui était une façon de reconnaître la haute élaboration de son
écriture et la difficulté de sa réception.

En fait, par ce Quatuor, Beethoven, toujours en quête de renouvellement, remettait


en question ce qui, depuis une dizaine d’années, avait été la nouveauté de son
écriture, c’est-à-dire l’élargissement des formes et l’importance du développement,
pour rechercher la concentration, l’efficacité expressive avec un déploiement restreint
de moyens – comme il venait de le faire dans la musique de scène d’Egmont.

Ce Quatuor se caractérise par sa concentration, et par la fonction structurelle conférée


au contraste abrupt, à l’intérieur de chacun des quatre mouvements comme pour
l’ensemble de l’œuvre. Pour obtenir cet effet de contraste, de rupture omniprésente,
Beethoven a utilisé un matériau musical minimal (unisson, cellule rythmique
impérieuse, attaque marquée, saut d’octave, accord dissonant, etc.) et il a éliminé les
transitions entre les différents moments de son discours musical, condensant les
répétitions formelles au profit d’une répétition prégnante de courts motifs dans chacun
des mouvements, équivalent d’un discours sous-jacent et omniprésent que rien ne
peut effacer.

Les cinq derniers Quatuors : op.127, op.132, op.130, op.131 et op.135

Enfin, le dernier ensemble, les cinq derniers, dont l’op.131 est le quatrième, se situe
dans le sillage d’une période marquée par les innovations radicales des « grandes »
œuvres, à partir de la Sonate Hammerklavier op.106, en passant par la Missa

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solemnis op.123, les Variations Diabelli op.120, la Neuvième Symphonie op.125 et les
dernières Sonates op.109, op.110 et op.111.

Dans chacun de ces derniers Quatuors, Beethoven s’est confronté à un nouveau défi,
une nouvelle question à résoudre, s’intéressant à la mise en œuvre d’un principe
abstrait tout en manifestant sa liberté de créateur, en affirmant de manière farouche
le rôle primordial de l’intervention de sa volonté aussi bien dans la Grande Fugue
finale de l’op.130 que dans le dernier morceau de l’op.131. Son but était que la
musique instrumentale se fasse éloquente.

Le Quatuor op.127, le premier de cette série

Maestoso 2/4 (6 mes.) / Allegro 3/4, mib majeur – 282 mes.

Adagio ma non troppo, molto cantabile, 12/8, lab majeur – 126 mes.

Scherzo vivace, 3/4, mib majeur – 435 mes.

Finale, Allegro, 2/2, mib majeur – 299 mes.

Toujours à la recherche de solutions nouvelles, Beethoven s’est interrogé sur la


cohérence d’un ensemble formé de mouvements différenciés, pensant, un moment, à
une forme cyclique en six mouvements, le deuxième intitulé « la gaieté. Allegro
grazioso » (dans le style d’une « musique caractéristique ») et l’avant-dernier conçu
comme un mouvement lent Adagio. Renonçant à cette conception en six mouvements
(solution qu’il mit en œuvre dans les deux quatuors suivants, op.132 et op.130), il
composa pourtant un Quatuor que les premiers exécutants eurent du mal à maîtriser
et qui dérouta le public, les critiques les plus inconditionnels du génie de Beethoven
reconnaissant qu’il était nécessaire d’accéder à de nouvelles habitudes d’écoute pour
le comprendre.

Finalement, ce Quatuor comporte quatre mouvements qui concourent, chacun de


manière spécifique, au lyrisme de l’ensemble, et, à l’exception du Scherzo, sans
ruptures brutales d’écriture, mais au contraire chacun assurant une continuité entre
éléments hétérogènes, le plus souvent « cantabile », dans la tonalité de mib majeur
(dans celle de lab majeur pour le mouvement lent). Les quatre mouvements
commencent tous par une brève introduction caractérisée chaque fois par la cohésion
des quatre instruments unis dans un même geste (soit un même rythme, soit un
unisson, soit un mouvement de rencontre harmonique). Chacun des instruments
possède le même poids dans l’ensemble du fait d’une écriture contrapuntique
omniprésente dans une construction très solide pour chacun des mouvements (les
articulations très subtiles sont très nettes).

Le Quatuor op.132

Assai sostenuto, 2/2 / Allegro, 4/4, la mineur – 264 mes.

Allegro ma non tanto, 3/4, la majeur – 238 mes. (sans les reprises)

« Heiliger Dankgesang », Molto adagio, C, mode de fa / Andante, 3/8, ré majeur –


211 mes.

Alla marcia, assai vivace, C, la majeur – 24 mes. (sans les reprises)

più allegro, C, la mineur / Presto, 2/2, la mineur – 22 mes.

Allegro appassionato, 2/4, la mineur – 404 mes.

L’op.127 à peine terminé, Beethoven se mit au quatuor suivant, l’op.132, qu’il


inscrivit à nouveau sous le signe du lyrisme (cantabile, récitatif) associé à la diversité
des styles, et qu’il déploya dans six mouvements (au lieu des quatre
traditionnels)[32].

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Alors que, au début du mois de juillet 1825, Beethoven achevait la composition de ce


nouveau Quatuor op.132 – deuxième des trois quatuors commandés par le prince
Galitzin en novembre 1822 (commande acceptée par Beethoven le 25 janvier 1823) -
et qu’il commençait à penser à son nouveau Quatuor (l’op.130), il utilisa quelques
pages de son cahier d’esquisses[33] pour ébaucher un brouillon de lettre destinée au
prince Galitzin[34], lettre dans laquelle il discutait la « contestation de Zeuner[35] » à
propos d’un choix d’écriture dans le deuxième mouvement du Quatuor op.127 (à la
mesure 48 de la partie d’alto) : Beethoven justifiait le ré bémol, ajoutant qu’il n’était
pas interdit de prendre des libertés avec l’harmonie quand le sentiment cherchait à
s’exprimer[36].

Cette réflexion se poursuivait sur une page du cahier de conversation (utilisé sans
doute entre le juin et le 13 juillet 1825), par cette phrase en français : « il n’ya pas
ne regle qu’on d’est peut blesser a cause de schöner », Beethoven ajoutant qu’avec
un do on peut considérer qu’il s’agit d’une fausse quinte, alors qu’avec un réb on aura
une belle quarte [« leger avec c sera dessin / un Faux 5 en ayant / avec bre une
belle 4 »].

Cette réflexion témoigne de la conscience que Beethoven avait de la singularité


comme de l’audace de ses choix de compositeur – ce nouveau Quatuor en étant
l’exemple même, puisque, entre autres particularités, il est constitué de six
mouvements (au lieu des quatre habituels) et qu’il confère un rôle central au
troisième, un mouvement lent de facture inédite, reflet du pouvoir et de l’histoire de
la musique (puisqu’il s’agit d’un « Chant de reconnaissance » écrit en « mode lydien
»[37]) tout autant que du temps de la composition (c’est-à-dire, l’histoire récente de
Beethoven, marquée par une maladie qui interrompit son travail de création, entre fin
avril et mi-mai 1825).

Les références implicites à la voix, au chant, au récitatif sont omniprésentes, et sont


prises en charge par une écriture, destinée uniquement à des instruments à cordes, et
qui combine, ou juxtapose, plusieurs styles et plusieurs époques : style « classique »
à forte tension dramatique, style liturgique à haute expression spirituelle, musique
modale « à l’antique », polyphonie de la Renaissance, contrepoint « à la Bach ».

Le Quatuor op.130

Adagio, ma non troppo, 3/4, / Allegro, C, sib majeur – 234 mes.

Presto, 2/2, sib mineur – 105 mes.

Andante con moto ma non troppo, Poco scherzoso, C, réb majeur – 88 mes.

Alla danza tedesca, Allegro assai 3/8, sol majeur – 150 mes.

Cavatine, Adagio molto espressivo, 3/4, mib majeur – 66 mes.

Finale. Grande Fugue, sib majeur – 741 mes. [op.133]

[Remplacée par un] Allegro, 2/4, sib majeur – 493 mes.

La structure en six mouvements fut conservée pour le troisième quatuor de la série,


l’op.130. La nécessité de mettre en œuvre la réflexion, qui revendique l’innovation : «
il n’ya pas ne regle qu’on d’est peut blesser a cause de schöner », s’inscrit dans les
choix de composition et d’écriture qui ont présidé aux derniers Quatuors, chaque fois
de manière différente. Pour ce Quatuor op.130, les choix en font un hymne à l’esprit
créateur et au pouvoir consolateur de la musique capable de faire sortir de l’état de
désespoir en laissant apercevoir un nouvel univers plein d’énergie qui se déploie au
gré de l’imagination.

L’impératif de l’expressivité a donc présidé à la composition de ce nouveau quatuor,


placé cette fois sous le signe du contraste, cette donnée première de toute
composition musicale, que Beethoven met en œuvre dans toutes les dimensions
possibles, de la forme d’ensemble jusqu’aux moindres détails (comme s’il avait choisi
un contrepoint de contraste à toutes les échelles). La volonté d’organiser le quatuor

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en six mouvements (comme le Quatuor op.132 qui précède), avec l’idée d’une
introduction lente et solennelle pour le premier mouvement[38], est une référence à
la Suite baroque, c’est-à-dire aux « musiques anciennes » dans le style de Bach – ce
que confirme la tonalité finalement adoptée de sib, qui est en relation directe avec
son intention, qui date de cette époque, de composer une ouverture sur le nom de
Bach (sib, la, do, si bécarre). Les quatre notes qui correspondent au nom de Bach ont
également servi d’idée de base au sujet de la Fugue, dans lequel il a accentué les
sauts d’intervalle pour souligner la 7e diminuée, deux formes exacerbées de l’effet de
contraste.

Les six mouvements sont d’une très grande diversité, allant de l’Introduction lente à
l’Allemande et à la Fugue : cette succession de mouvements, qui évoque la suite
baroque, met en œuvre le principe de diversité et de contraste qui a présidé à la
composition et à l’écriture de ce Quatuor, principe qui se retrouve également à
l’intérieur de chacun des six mouvements. Ainsi, le contraste entre la Cavatine et la
Fugue redouble le contraste entre les deux éléments thématiques du premier
mouvement, tandis que la succession des tempos de la Fugue est à l’image de celle
du premier mouvement.

Paradoxalement, la cohérence de l’ensemble du Quatuor résulte de cette confrontation


de temps différents et de procédés d’écriture opposés.

Alors qu’il terminait cette Grande Fugue, Beethoven eut l’idée de commencer son
nouveau Quatuor op.131 par une Fugue d’une tout autre nature : un Adagio ma non
troppo e molto espressivo, mettant ainsi l’œuvre sous le signe de la continuité et de
la rigueur d’écriture.

Le Quatuor op.135

Allegretto, 2/4, fa majeur – 193 mes.

Vivace, 3/4, fa majeur – 272 mes.

Lento assai e cantante tranquillo, 6/8, ré bémol majeur – 54 mes.

« Der schwer gefaßte Entschluß », Grave, 3/2 / Allegro, C/

Grave ma non troppo tratto, 3/2, fa mineur / Allegro, C/, fa majeur – 277 mes.

Après ces expérimentations extrêmes des Quatuors op.132, op.131 et op.130,


Beethoven choisit de se confronter, avec un nouveau quatuor, le Quatuor op.135, à la
concentration du matériau et de la forme, quitte à sembler revenir à la structure
traditionnelle en quatre mouvements, pour mettre en évidence l’idée que l’unité d’une
œuvre peut se situer autre part que dans sa conception formelle, en particulier dans
le traitement du temps et dans la recherche de sonorités inouïes, pierres angulaires
d’un nouvel univers sonore que Beethoven cherchait à constituer.

Ce nouveau (et dernier Quatuor) est, à première vue, très différent des précédents du
fait de sa taille (il est beaucoup plus court) et de son organisation formelle (il
retrouve les quatre mouvements). Mais, contrairement aux apparences, il s’en
rapproche aussi bien par ses audaces d’écriture que par la mise en œuvre d’une «
idée » spécifique : en l’occurrence, un jeu avec l’espace et le temps s’appuyant sur la
spatialisation des thèmes et sur la concentration de l’écriture, dont le symbole est la
répétition d’un même motif très court jusqu’à saturation sonore (dans le Vivace). Ce
Quatuor se caractérise par sa « simplicité » qui résulte d’une très grande liberté
d’écriture. Comme si Beethoven avait entendu ce que lui demandait son neveu Karl,
au moment même où il commençait la composition de ce Quatuor, c’est-à-dire au
début août 1826 : « je m’étonne qu’il ne t’ait pas encore conseillé d’écrire des
quatuors pour débutants »[39].

Un indice témoigne de la volonté de renouvellement que porte ce Quatuor : le choix


de la tonalité de fa majeur, tonalité « inaugurale » en quelque sorte, puisque c’est
cette tonalité qui inaugurait les deux premières séries de quatuors, l’op.18 et l’op.59
– comme si Beethoven avait envisagé de s’orienter vers une nouvelle série de
quatuors à cordes en s’attachant à traiter de nouveaux problèmes de composition.

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Ainsi, au même titre que les Sonates pour piano ou que les Symphonies, mais d’une
autre manière, les Quatuors furent des lieux d’expérimentation, explorant les
possibilités que possède l’écriture musicale d’ouvrir un nouvel univers sonore et
expressif, sans cesse renouvelé. Cet esprit de recherche, de « Création » dans le
domaine musical est indissociable de la formation culturelle de Beethoven, qui,
héritier d’une culture néo-classique et grand lecteur de Plutarque, conférait à la
musique un rôle primordial : comme pour les Anciens, sa musique était source de «
Bildung » [d’acquisition d’une culture source de vie][40], et, dans cette perspective,
elle devait se faire l’équivalent d’un « exercice spirituel », c’est-à-dire moyen
d’initiation à une spiritualité centrée sur l’homme – comme la poésie de Goethe,
cristallisée dans Faust, Beethoven voulait que sa musique, organisée en un ensemble
(il projetait de faire éditer ses « Œuvres complètes », revues et augmentées de
nouvelles œuvres pour chacun des genres – sorte d’équivalent musical du Faust de
Goethe)[41], permette à chacun de s’interroger sur la condition humaine, sur le rôle
de la souffrance comme voie royale vers la joie, vers le consentement à la vie et à sa
limite qu’est la mort.

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Bibliographie

Sources :

Briefe : Briefwechsel Gesamtausgabe, 7 volumes, publiés sous la direction de


Sieghard Brandenburg, G. Henle Verlag – Munich, 1998.
BKh : Ludwig van Beethovens Konversationshefte, 11 vol., Deutscher Verlag für Musik
– Leipzig, 1972 - 2001
Neue Gesamtausgabe, VI, 3, 4, 5 (à paraître)

Studien-Edition, G. Henle Verlag – Munich, publiés par Emil Platen : op.127, op.132,
op.131, op.135.

Études :

Élisabeth Brisson, Le sacre du musicien – La référence à l’Antiquité chez Beethoven,


CNRS Éditions, 2000

Élisabeth Brisson, Guide de la musique de Beethoven, « Les Indispensables de la


musique » Fayard, 2005

Bernard Fournier, Histoire du Quatuor à cordes de Haydn à Brahms, Fayard, 2000

Emil Platen, Studien zu Bach und Beethoven, Gudrun Schröder Verlag, 2000

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Remerciements

Particulièrement à Beate Angelica Kraus qui m’a accueillie au Beethoven-Archiv de


Bonn, et à Emil Platen qui a accepté de me donner les résultats de ses recherches les
plus récentes, ainsi qu’à l’ensemble des chercheurs et des bibliothécaires du
Beethoven-Archiv.

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[1] Le 2 août 1826 [Briefe 6, 2180], l’éditeur B. Schott’s Söhne demandait si le


Quatuor op.131 était une œuvre originale. Beethoven répondait le 19 août 1826
[Briefe 6, 2187], qu’il avait envoyé le Quatuor depuis 8 jours et que pour répondre à

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l’inquiétude de l’éditeur sur la nouveauté du Quatuor, il avait « inscrit par plaisanterie


que les différents morceaux avaient été rafistolés, alors qu’il était flambant neuf » [«
aus Scherz schrieb ich daher bey der Aufschrift, daß es zusammen getragen, Es ist
Unterdeßen Funkel nagelneu »].

[2] Briefe 4., 1508.

[3] Briefe 5., 1535.

[4] Briefe 5., 1574.

[5] Richard Ford (1796-1858) était un jeune homme très cultivé, futur écrivain et
critique, qui séjourna à Vienne à la fin de l’automne 1817, lors d’un voyage en
Allemagne et en Italie entrepris à la fin de ses études au Trinity College (de juin 1817
à mai 1818).

[6] Par exemple, un motif du temps de la composition de l’op.131 fut utilisé dans
l’op.135.

[7] Depuis 2004 – elle se trouvait auparavant dans les archives Schott à Mayence.

[8] Robert Winter a consacré sa thèse à la genèse de l’op.131 : Compositional Origins


of Beethoven’s String Quartett in c# minor, op.131, Chicago, 1978, 384 p.

[9] Jeu de mots sur le nom de Friedrich Kuhlau (1786-1832), qui avait composé un
canon sur le nom de Bach publié par l’Allgemeine Muiskalische Zeitung en 1819.

[10] Emil Platen a discuté et argumenté les occurrences de ce « motif originel » dans
Studien zu Bach und Beethoven, Gudrun Schröder Verlag, 2000, in « Über Bach,
Kuhlau und die thematisch-motivische Einheit der letzten Quartette Beethoven »
(1987), p.217-229.

[11] Publiée par Emil Platen, « Eine Frühfassung zum ersten Satz des Streichquartetts
op.131 von Beethoven“, in op.cit., pp.189-216.

[12] Comme le signale Richard Kramer dans « In Search of Palestrina : Beethoven in


the Archives », in Haydn, Mozart und Beethoven, Studies in the Music of the Classical
Period / Essays in Honour of Alan Tyson, Edited by Sieghard Brandenburg, 1998,
pp.283-300.

[13] Cf. Élisabeth Brisson, Le sacre du musicien – La référence à l’Antiquité chez


Beethoven, CNRS Éditions, Paris 2000, pp.102-105.

[14] Il existe, à Bonn, une copie des voix de la première version du quatuor n°1
offert à Amenda avec dédicace le 25 juin 1799 : « Lieber Amenda ! nimm dieses
Quartett als ein kleines Denkmal unserer Freundschaft, so oft du dir es vorspielst,
errinnere dich unserer durchlebten Tage und zugleich, wie innig gut dir war und
immer seyn wird / dein wahrer und warmer Freund / Ludwig van Beethoven. / Vien
[sic] 1799. am 25ten Juni.“ [« Cher Amenda, prend ce quatuor comme un petit
témoignage de notre amitié ; aussi souvent que tu le joueras, souviens-toi des jours
que nous avons passés ensemble, et en même temps combien c’était et ça doit
continuer à être profondément bon, ton véritable et chaleureux ami. »]

[15] « [...] dein Quartett gieb ja nicht weiter, weil ich es sehr umgeändert habe,
indem ich erst jetzt recht Quartetten zu schreiben weiss, was du schon sehen wirst,
wenn du sie erhalten wirst. [...] ».

[16] Opéra qui fut représenté à Vienne le 29 mars 1806 sous le nom de Fidelio.

[17] Dernier opus qui regroupe trois œuvres (après op.1, 2, 9, 10, 12, 30, 31).
L’essentiel du travail se situe en 1806.

[18] Briefe 1., 254 : « wovon ich eins schon vollendet und jezt fast meistens mich
gedenke mit dieser Arbeit zu beschäftigen -».

[19] Si l’on en croit le récit fait par Czerny à Otto Jahn (publié in Thayer II , p.536 :
« Als Schuppanzigh das Quartett Rasumowsky in F zuerst spielte, lachten sie und
waren überzeugt, daß Beethoven sich einen Spaß machen wollte, und es gar nicht das
versprochene Quartett sei.“).

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[20] « O, sie sind auch nicht für Sie, sondern für eine spätere Zeit ».

[21] « Glaubt Er, daß ich an eine elende Geige denke, wenn der Geist zu mir spricht,
und ich es aufschreibe ? ».

[22] Dans sa grande biographie de Beethoven, vol. II, p.537.

[23] In Ludwig van Beethoven, vol.2, Leipzig, 1902, p.39.

[24] Dans son Histoire du Quatuor à cordes de Haydn à Brahms, Fayard, 2000,
Bernard Fournier écrit que « L’unité esthétique » de ces trois quatuors de l’op.59 «
s’affirme » par une très grande quantité « d’indices et de disposition d’écriture » : «
au-delà des éléments objectifs qui la fondent (affinités thématiques, même type de
processus et de procédures), elle introduit une manière nouvelle d’inscrire le discours
dans l’espace et le temps, avec à la fois un élargissement (extension des registres,
amplifications des durées) et un approfondissement (intensification du travail de
développement, nouvelle manière de scruter le matériau), l’appropriation de ces
nouveaux territoires musicaux ouvrant au quatuor de nouveaux horizons expressifs. ».
[p.396]

[25] Comme le fait remarquer Bernard Fournier, id. p.525.

[26] Il a été dénommé Quatuor « Les Harpes » [« Harfenquartett »].

[27] Le 12 avril 1811 [Briefe 2, 493].

[28] Briefe 2, 445.

[29] « Deine Nachricht stürzte mich aus den Regionen des höchsten Entzückens
wieder tief herab – [...] ich kann also nur wieder in meinem eigenen Busen einen
Anlehnungspunkt suchen, von außen gibt es also gar keinen für mich, nein nichts als
Wunden hat die Freundschaft und ihr ähnliche Gefühle für mich – so sey es denn, für
dich armer B., gibt es kein Glück von außen, du must dir alles in dir selbst erschaffen
nur in der Idealen Welt findest du freunde – ich bitte dich mich zu beruhigen, ob ich
selbst den gestrigen Tag Verschuldet, oder wenn du das nicht kannst, so sage mir die
Wahrheit, ich höre sie eben so gern als ich sie sage – jetzt ist es noch Zeit, noch
können mir wahrheiten nüzen – leb wohl ».

[30] En 1816, Beethoven se préoccupa de faire éditer à Londres plusieurs œuvres,


dont ce Quatuor : il multiplia les contactes avec George Smart, Charles Neate,
Ferdinand Ries [Briefe, 3., 933, 937, mai 1816].

[31] Briefe 3., 983.

[32] Quatuor op.132, formé de « sechs Stücken », comme Beethoven le mentionnait


(dans la lettre à son neveu Karl écrite le 24 août 1825).

[33] Voir Briefe 6, p.98, et photocopie p.99. Voir aussi l’étude « Das Anfangsstadium
des schöpferischen Prozesses bei Beethoven / Eine Untersuchung anhand der Skizzen
zum ersten Satz des Quartetts op.130“ par Jelena Wjaskowa, in Zu Beethoven.
Aufsätze und Dokumente 3, Berlin 1988, p.60-82.

[34] Beethoven discutait cette critique dans une lettre au prince Galitzin ébauchée
vers le 6 juillet 1825 [6, 2003].

[35] Karl Traugott Zeuner (1775-1841), pianiste allemand et compositeur vivant à


Saint-Pétersbourg.

[36] « übrigens ist es garnicht unerlaubt, Vi= ohne im mindesten an grundsäze zu


denken, sobald das gefühl unß – eine[n] weg eröfnert, fort mit allen Regeln […] =de
man würde auch gar nicht fehlen, wen man bloß den gefühlen rechenschaft gäbe von
etwas ohne die Grundsäze der Harm. zu achten, wie viele heischt auch oft der
verstand besonders in SingMusi[k] / und in wahren Kunst ist auch immer die Natur
hervorstechen[d] so wie in selbe[r] wiede[r] die Kunst zu.“.

[37] Cf. E. Brisson, op.cit., pp.252 sq.

[38] Brandenburg in « The Historical Background to the « Heiliger Dankgesang », in

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Beethoven Studies 3, 1982, p.161-191, signale, p.169, que la première mention pour
l’op.130, se situe vers la mi-mai 1825, intention de composition : « letztes Quartett
mit einer ernsthaften und schwergängigen Einleitung ».

[39] « Mich wundert, daß er dir noch nicht vorgeschlagen hat, Quartetten für
Anfänger zu schreiben. ».

[40] Cf. E. Brisson, op.cit., chap. 8 « La lecture de Plutarque », pp.115 sq., et la


Quatrième partie « Vivent la philosophie et la musique », en particulier le chap. 15 «
L’influence de la spiritualité antique », pp.255 sq.

[41] Cf. Élisabeth Brisson, Beethoven, Goethe et Faust, à paraître.

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