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Pourquoi Beethoven a-t-il fourni alors un travail aussi intense dans le domaine du
quatuor à cordes ? Quel en était l’enjeu ?
nouveau pour quatuor à cordes (de fait, en juin 1822, l’éditeur Carl Peters de Leipzig
avait suggéré à Beethoven de composer des quatuors). Beethoven s’empressa
d’accepter cette commande - le 25 janvier 1823[3], il répondait (en français) au
prince Galitzin qu’il était très honoré de cette commande et il ajoutait : « comme je
vois, que vous cultivez le violoncelle, je prendrai soin de vous contenter en ce point.
Étant contraint de vivre des produits de mon esprit, il faut que je prenne la liberté de
fixer l’honoraire de 50 ducats pour un quatuor. » Beethoven poursuivait sa lettre en
signalant que si le prix était accepté, Galitzin n’avait qu’à faire déposer l’argent chez
le banquier Henikstein à Vienne et que le quatuor lui serait remis « à la fin du mois
de février, ou au plus tard à la mi-mars. » [L’op.127 ne fut terminé que deux ans
plus tard en février 1825, l’op.132 en juillet 1825 et l’op.130 avec la fugue finale en
décembre 1825 !].
Beethoven n’accepta pas cette commande uniquement pour des raisons financières :
depuis plusieurs années, il envisageait de renouer avec la composition pour ensemble
de cordes - comme en témoignent esquisses et petites compositions effectuées au
cours de l’année 1817 : deux Fugues pour quintette à cordes, l’une en ré mineur, qui
ne fut qu’esquissée et qui devait être précédée d’une introduction lente, sorte de
Prélude à la manière de Bach (le manuscrit inachevé se trouve à Berlin [Hess 40]),
mais qui fut utilisée dans le Scherzo de la Neuvième Symphonie en ré mineur op.125,
et l’autre en ré majeur [l’op.137] (composée pour la collection d’autographes que
l’éditeur Tobias Haslinger commençait à constituer de façon à rassembler les «
œuvres complètes » de Beethoven, sous forme manuscrite, avant de les faire éditer),
ainsi qu’un petit quatuor à cordes, Quartettstück, Allegretto à 3/8 en si mineur, de 23
mesures (retrouvé en 1999), composé le 28 novembre 1817, pour Richard Ford[5], en
sa présence - le manuscrit autographe de la Fugue pour quintette à cordes en ré
majeur [op.137] porte la même date du 28 novembre 1817. Et quelques mois
auparavant (au mois d’août 1817), Beethoven s’était confronté à l’écriture pour
quintette à cordes en corrigeant l’arrangement de son Trio op.1 n°3 [l’op.104] pour
cette formation.
La composition des trois quatuors Galitzin : les Quatuors op.127, op.132, op.130
[avec la Grande Fugue]
(le nouveau Finale de l’op. 130 qui devait remplacer la Grande Fugue fut composé en
octobre 1826), dont les esquisses sont étroitement imbriquées[6], ne fut interrompu
que par la maladie qui entraîna la mort de Beethoven.
Les trois Quatuors commandés par le prince Galitzin furent donc suivis par deux
autres qui n’ont pas été expressément commandés à Beethoven, mais qu’il décida
pourtant de composer et de vendre, non plus 50 ducats, mais 80 ducats, à l’éditeur
qui accepterait de lui acheter à ce prix, tant il débordait d’idées à la suite des trois
premiers quatuors.
Une autre raison explique la composition de ces deux derniers quatuors : Beethoven
se sentait obligé d’honorer la promesse faite, en septembre 1825, à l’éditeur Maurice
Schlesinger (de Paris), acheteur de l’op.132 (pour 80 ducats), de lui vendre le
quatuor suivant, donc l’op.130… que Beethoven préféra vendre à l’éditeur viennois
Mathias Artaria (espérant ainsi une publication rapide à Vienne, ce qui ne fut pas le
cas ; Artaria, craignant que la Grande Fugue finale ne nuise à la vente du Quatuor
op.130, en différa la publication jusqu’à ce que Beethoven compose un Finale moins
difficile à exécuter). Se sentant toujours tenu par sa parole, Beethoven composa alors
le Quatuor op.131, qui fut acheté par B. Schott’s Söhne pour 80 ducats… ce qui
l’incita à honorer sa promesse envers la famille Schlesinger en composant un nouveau
Quatuor, l’op.135, qui fut acheté 80 ducats par Adolph Martin Schlesinger, de Berlin,
père de Maurice (dont le magasin parisien venait de brûler).
Cette intense période de création (qui se trouva être la dernière de sa vie), liée à une
pression intérieure et à la demande extérieure, a laissé de nombreuses traces : une
grande quantité d’esquisses inscrites sur des feuilles volantes, sur des carnets, sur
des cahiers, sur des partitions ; mais également des manuscrits autographes (c’est-à-
dire écrits de la main de Beethoven et non de la main d’un copiste professionnel), des
copies de partitions ou de parties séparées établies par un copiste (ou par Beethoven
lui-même pour l’op.135, au cours du mois d’octobre 1826, car il n’avait pas de copiste
à sa disposition, étant à la campagne chez son frère Johann, à Gneixendorf, près de
Krems sur le Danube) et soigneusement corrigées par Beethoven ; des listes de
corrections envoyées par Beethoven à l’éditeur à la suite de l’édition originale (quand
la publication n’a pas été posthume). Cet ensemble de documents permet de se faire
une idée du processus créateur de Beethoven, de pénétrer, en quelque sorte, dans
son « atelier ».
La copie, établie par Wenzel Rampl au cours du mois de juillet 1826, se trouve à
Bonn[7]. Elle porte quelques indications de la main de Beethoven : sur la première
page « 4tes [5tes rayé] Quartett (von den Neuesten) für 2 Violinen, Bratsche u.
Violonschell von L.v.Beethoven » et, se trouvant au-dessous de l’indication « Opus
131. -» écrite d’une autre main, la plaisanterie inscrite par Beethoven : « Nb.
La numérotation des morceaux du quatuor fut ajoutée par Beethoven, pour faciliter le
travail de l’éditeur, sur cette copie qu’il corrigea, mais avec une confusion : le n°5 et
n°6 ont le même n°« 5 », et le dernier morceau est indiqué « n°6 ».
L’examen des manuscrits autographes montre que Beethoven ne modifiait pas ou peu
les éléments de structure (motifs, tonalités, tempo), tandis qu’il retravaillait
abondamment les éléments dynamiques, lieux de la composition : les ponts, les
développements, les épisodes, les sections finales, l’organisation et la rencontre des
voix, les intensités et les dynamiques sonores – les difficultés qu’il rencontrait étaient
telles qu’il repoussait, la plupart du temps, les délais de livraison de son œuvre au
commanditaire ou à l’éditeur.
La genèse de l’op.131
Une fois la Fugue posée, les recherches de Beethoven se portèrent sur le parcours
d’ensemble, le choix de la tonalité d’ut# mineur le ramenant d’abord à la solution
adoptée en 1801 dans la Sonate « Au clair de Lune » op.27 n°2, œuvre également en
ut# mineur, et en trois mouvements jouant sur le contraste modal (ut# mineur / réb
majeur / ut# mineur), avant de penser une succession de morceaux de tonalités
différentes encadrés par deux morceaux en ut# mineur :
Le plan tonal
Dot# mineur – ré majeur (2de napolitaine) – si mineur (VIIe degré) – la majeur (VIe
degré) – mi majeur (IIIe degré) – sol# mineur (Ve degré) – do# mineur (Ier degré)
Chacun des morceaux devait procéder du motif initial, dans un parcours qui ferait du
dernier morceau le point d’aboutissement, affirmatif, de l’interrogation initiale –
comme le prouve le manuscrit autographe qui ne comprend que les indications
successives de tempo : Adagio ma non troppo e molto espressivo [C barré, dot#
majeur], Allegro molto vivace [6/8, ré majeur], Allegro moderato [C, si mineur],
Andante ma non troppo e molto cantabile [2/4, la majeur], suivi de l’indication du
tempo de chacune des variations : Più mosso, Andante moderato e lusinghiero,
Adagio, Allegretto, Adagio ma non troppo e simplice, Allegretto, puis Presto [C barré,
mi majeur], Adagio quasi un poco Andante [3/4, sol# mineur], Allegro [C barré, do#
mineur] – la numérotation en mouvements ne correspond pas à l’intention créatrice
de Beethoven, elle n’est que la conséquence d’une pratique éditoriale fondée sur les
indications inscrites par Beethoven sur la copie manuscrite destinée à la gravure pour
aider l’éditeur à se retrouver dans la succession des morceaux. La présentation par
Beethoven de son nouveau Quatuor comme « flambant neuf » en soulignait la
nouveauté radicale. Le manuscrit autographe montre donc bien que Beethoven a
conçu son nouveau quatuor en l’inscrivant sous le signe de la continuité intégrant
rupture et discontinuité, par delà la simple succession de différents mouvements.
La démarche très libre adoptée par Beethoven est à mettre en relation avec les
recherches qu’il menait depuis plusieurs années dans le domaine des musiques «
anciennes », en particulier celles de Bach et de Haendel, ainsi que celle de Palestrina
(dont la reconstitution en faisait, à cette époque, une sorte « d’invention »[12]). Cette
volonté de renouveler son écriture en renouant avec l’écriture polyphonique apparaît
nettement vers 1816/1817 au moment où Beethoven procéda à des recherches
systématiques dans la bibliothèque de l’archiduc Rodolphe et qu’il se plut à intégrer
des fugues dans ses œuvres (les Sonates pour piano op.101 [1816] et op.106 [fin
1817/1818], la Sonate pour piano et violoncelle op.102 [1815]), avant de composer la
Missa solemnis op.123 (écrite entre 1819 et 1823, et à laquelle l’intégration de
plusieurs Fugues assurait un caractère religieux) ou les Variations Diabelli op.120
[1819 et 1822/1823]. Le désir de comprendre et de s’approprier l’esprit de ces
musiques anciennes était tel que Beethoven s’est appliqué, encore en 1817, à recopier
trois fugues de Haendel issues des Concerti Grossi op.6 (s’intéressant surtout à
l’écriture fugato) et qu’il a cherché à composer une Ouverture sur le nom de Bach.
Dans ce contexte historique, il n’est pas étonnant que Beethoven, qui n’a cessé
d’explorer les richesses potentielles de l’écriture musicale, ait choisi à plusieurs
reprises au cours de sa vie créatrice de composer des quatuors à cordes.
Mouvements Tonalité
métrique
mesures
N°1
Fa M
Allegro
Fa M
2/4
381 mes.
N°2
Sol M
Allegro
Sol M
2/4
248 mes.
Adagio cantabile
Ut M
3/4
86 mes.
N°3
Ré M
Allegro
Ré M
C/
269 mes.
Allegro / Trio
Ré M / ré m
3/4
168 mes.
Presto
Ré M
6/8
364 mes.
N°4
ut m
C
219 mes.
Allegro
ut m
C/
217 mes.
N°5
La M
Allegro
La M
6/8
225 mes.
Menuetto
La M
3/4
105 mes.
Andante cantabile
Ré M
2/4
139 mes.
Allegro
La M
C/
300 mes.
N°6
Sib M
Scherzo. Allegro
Sib M
3/4
68 mes.
La Malinconia. Adagio /
3/8
44 mes.
Si les Six Quatuors op.18 furent composés entre 1798 et 1800 (à partir d’esquisses
plus anciennes) et furent publiés, en juin et octobre 1801 à Vienne chez Mollo :
regroupés en un ensemble de Six à la manière de Mozart et de Haydn, ils contiennent
pourtant beaucoup d’éléments en rupture avec la tradition de l’écriture pour quatuor
(qui commençait à être établie), tant pour leur organisation formelle que pour la
conception et le traitement du matériau (privilégiant le motif) : Beethoven a d’ailleurs
trouvé le moyen de mettre en évidence la nouveauté de sa démarche créatrice en
introduisant le dernier mouvement du sixième quatuor, donc de l’ensemble des Six,
par un mouvement lent, un Adagio qu’il intitula « La Malinconia ». Plus que référence
à un état émotionnel, ce titre connotait une idée, ancrée depuis l’Antiquité et
réactualisée à la Renaissance, sur la condition indispensable de l’inspiration :
Beethoven, qui avait reçu une éducation imprégnée de culture antique, savait que
l’artiste créateur avait partie liée avec la mélancolie[13]. Or, outre cette désignation
chargée de sens, il conféra à ce mouvement une fonction précise : celle de mettre en
doute les certitudes, puisque tous les repères harmoniques y sont brouillés (c’est la
tension dissonante sans polarité tonale qui domine), et que l’Allegretto final, sorte de
Laendler « attaqué » directement après « La Malinconia », est « corrodé » à deux
reprises par la réapparition du thème de « La Malinconia ».
Après avoir achevé la composition de cet ensemble de Quatuors (dont il remania les
trois premiers une fois les six composés), Beethoven écrivait, le 1er juin 1801, à son
ami Amenda auquel il avait dédié le 25 juin 1799[14] ce qui sera le Quatuor op.18 n°
1 en fa majeur :
« Ne donne plus désormais ton Quatuor, parce que je l’ai beaucoup transformé, car je
sais enfin écrire comme il faut des quatuors, comme tu pourras le constater quand tu
le recevras »[15].
Cette certitude de savoir désormais écrire pour quatuor à cordes résulte d’un long
travail comme en témoignent les esquisses nombreuses (qui lui étaient d’autant plus
indispensables qu’il se mesurait à Haydn et à Mozart) et les remaniements, car pour
Beethoven il n’était pas question de reproduire ce qui avait déjà été composé – ce
que confirme l’analyse des innovations de ces six premiers quatuors : succession
variée des mouvements et place « expressive » du mouvement lent, conception et
traitement du matériau, déplacement du principe de tension/détente sur d’autres
composantes musicales que la seule harmonie (tel le tempo), rôle thématique du
tempo, mise en question de toute polarisation tonale obligée.
N°1 en Fa M
N°2 en mi m
N°3 en Ut M
Très peu de temps après avoir achevé Leonore[16] au début du printemps 1806,
Beethoven se mit à composer les Trois Quatuors op.59[17], œuvre que les sondages
de son frère Kaspar Karl auprès des éditeurs l’incitaient à prévoir depuis l’automne
1804 (les premières esquisses du premier quatuor sont contemporaines du travail sur
Leonore). La rapidité du travail de composition pour ces trois quatuors de grande
dimension laisse supposer que Beethoven y avait déjà pensé avant de les mettre au
propre. Son premier Quatuor à peine terminé, Beethoven se mit à composer les deux
autres, décidant de se consacrer à leur écriture (comme il l’écrivait à Breitkopf &
Härtel le 5 juillet 1806[18]). D’après les esquisses, qui témoignent du travail de
recherche de Beethoven pour chacun des mouvements, ces trois quatuors ont été
conçus dans l’ordre qui est celui de leur publication.
La maturation de ces trois quatuors s’est effectuée en même temps que les autres
grandes œuvres, révolutionnaires, composées par Beethoven dans les genres de
musique qui s’étaient imposés en ce début du XIXe siècle : la symphonie avec l’Eroica
op.55, la sonate pour piano avec la Waldstein op.53 et l’Appassionata op.57, la sonate
pour piano et violon avec la Sonate à Kreutzer op.47, le concerto pour trois solistes
avec le Triple Concerto op.56, le concerto pour piano avec le Troisième, op.37, et le
Quatrième, op.58 – ces trois quatuors procèdent de la même volonté de
renouvellement d’un genre par amplification de la forme, spatialisation des motifs,
dénaturation des données héritées, pour les transposer dans d’autres domaines, et
association de différents types d’écriture, anciens et modernes.
Ces quatuors furent dédiés au comte Rasumowsky, mais il n’est pas prouvé que le
comte Rasumowsky, qui en fut finalement le commanditaire, ait été à l’origine de ce
projet de quatuors : il est donc possible de supposer que Beethoven les lui a dédiés à
la fois pour des raisons conjoncturelles (exprimer sa reconnaissance à un de ses
premiers mécènes, qui, de plus, était violoniste dans le quatuor qui devait créer ces
quatuors) et pour des raisons culturelles, l’utilisation de thèmes, issus de chants
populaires russes, établissant un rapprochement évident avec ce comte d’origine
russe. Beethoven a vraisemblablement puisé ses « thèmes russes » dans un recueil
de chants populaires, publié par Ivan Pratsch (tchèque qui a vécu à Saint-
Pétersbourg) en 1790, et réédité augmenté en 1806, recueil qu’il a découvert dans la
bibliothèque du comte Rasumowsky.
Quand Beethoven montra ses nouveaux Quatuors à ses amis, leur composition
explosive et inédite les dérouta au point d’estimer qu’il s’agissait d’une plaisanterie et
non de l’œuvre attendue[19]. Il semble que ce soit avant tout la phrase de
l’Allegretto vivace e sempre scherzando constituée par la répétition d’une même note
jouée au violoncelle solo qui ait déclenché l’hilarité, ce type de phrase et de rythme
étant jusque là uniquement pensable aux timbales dans une pièce d’orchestre !
Ces trois quatuors, constitués tous les trois des quatre mouvements habituels, se
caractérisent par l’extrême audace de leur l’écriture, car Beethoven les a pensés dans
une dimension réservée jusqu’alors à la symphonie. Ce type d’écriture symphonique
est à l’origine de leur ampleur comme de leur unité d’ensemble : conçus dans le
même esprit, chacun des trois présente des procédés et des processus d’écriture
analogues, dont le sens est orienté par le recours à des thèmes russes. Cet emprunt
(la mention « thème russe » est spécifiquement indiquée pour le Finale du premier
Quatuor, ainsi que pour le « Maggiore » du troisième mouvement du deuxième
Quatuor) inscrit l’intention créatrice de Beethoven dans une perspective qui se définit
par métonymie - la notion de « thème russe » cristallisant, pour lui, à la fois des
idées, des recherches, des spéculations, des relations : les idées de simplicité,
d’ancien, d’étranger, d’étrangeté ; les recherches pour faire émerger le matériau le
plus apte à se prêter à toutes sortes de transformations ; les spéculations autour de la
signification et de l’importance des chants populaires pour comprendre les fondements
de l’esprit humain ; les relations d’amitié avec un de ses premiers mécènes, le comte
Razoumovski, russe d’origine.
Sous le signe de l’étranger, à la fois proche et lointain, et aussi bien dans l’espace que
dans le temps, Beethoven a cherché tout particulièrement à créer des sonorités
nouvelles, encore inouïes, aussi diverses que celles d’un orchestre symphonique – et
cela uniquement par l’écriture.
Ces trois Quatuors op.59 peuvent compter au nombre des multiples « manifestes »
composés par Beethoven, en l’occurrence celui-ci pour revendiquer l’entière liberté
dans le choix du matériau, de la forme, du type d’écriture et pour démontrer que
seule importe l’élaboration du matériau (la façon dont le compositeur se l’approprie,
le traite, le transforme en fonction de ses intentions créatrices qui se manifestent au
cours même du travail de composition) : si l’inspiration réside dans le travail et non
dans du donné mystérieux, il est donc possible de produire quelque chose de
complexe à partir d’un matériau connu, simple, qui a résisté au temps.
Le Quatuor op. 74
Poco Adagio, C/, mib majeur (24 mes.) – Allegro, C, mib majeur – 262 mes.
Ce 10e Quatuor en mib majeur a été composé, entre mai et septembre 1809, juste
après le Concerto pour piano en mib majeur op.73, et en même temps que plusieurs
autres œuvres, dont la Sonate pour piano en mib majeur op.81a : la tonalité de mib
majeur représenta donc un pôle pour Beethoven en cette année 1809 – c’était la
tonalité de l’Eroica, mais c’était aussi la tonalité relative d’ut mineur, celle que la 5e
Symphonie venait de consacrer, et c’est également une tonalité qui exige des
instrumentistes à cordes une plus grande qualité de son et de sonorité[25] – or ce
Quatuor se caractérise par l’importance structurelle qu’y prend le timbre[26], si bien
que son originalité réside avant tout dans le travail du timbre lié à une interprétation
inédite de la forme (sonate, Lied, scherzo, thème et variations), les codas apportant
par leur taille et leur contenu un éclairage nouveau sur le mouvement, tout en
constituant un élément d’unité pour l’ensemble du Quatuor, puisque chacun des
quatre mouvements a une coda très étendue.
Les effets de timbre sont produits par les attaques (il y a beaucoup de pizzicati, de
sf), par la texture souvent polyphonique et par la répétition d’une même note dans
une pulsation rapide. L’unité d’ensemble est produite également par certains gestes
(la rupture de ton, la rapidité incisive de courts motifs), comme par le choix d’une
écriture polyphonique en tension avec une écriture harmonique, ainsi que par l’usage
déroutant des formes choisies.
Dans cette période de grande fécondité, composer une œuvre de musique de chambre
en parallèle avec des œuvres symphoniques ou des œuvres pour piano seul, était,
pour Beethoven, une manière d’expérimenter ses audaces d’écriture dans différents
genres de musique et sur différents supports musicaux - en l’occurrence, avec ce
Quatuor à cordes, d’expérimenter les sonorités que peuvent créer des instruments de
même nature. Avec cette formation instrumentale constituée de tessitures
complémentaires mais de timbre identique, Beethoven s’interrogea également sur la
forme, et ses variantes par rapport aux normes traditionnelles, en faisant jouer
l’écriture polyphonique (qui, alors, connotait « la musique ancienne ») dans des
structures « modernes », reflet des exigences esthétiques alors admises (telle la
forme sonate). Ainsi, au milieu des esquisses de 1809, Beethoven recopiait des
exemples tirés de l’ouvrage d’Albrechtsberger Gründliche Anweisung zur Komposition -
ce qui devait lui rappeler ses études effectuée avec ce « maître » en 1794, et lui
permettre de s’approprier les principes de l’écriture polyphonique (celle même qui
caractérise le Trio au cœur du troisième mouvement), de façon à l’intégrer dans un
cadre nouveau. Cette tension féconde entre l’ancien et le moderne, entre l’étrange et
le connu, était déjà au cœur du processus créateur des Quatuors op.59, dans lesquels
Beethoven expérimenta le recours aux mélodies populaires étrangères intégrées dans
une écriture harmonique.
Autre signe d’intérêt pour la musique « ancienne » : au milieu des esquisses pour ce
quatuor, Beethoven semble avoir songé à un quintette en hommage à Jean-Sébastien
Bach.
Le Quatuor op.95
comme le premier Lied de Klärchen, Die Trommel gerühret. Beethoven envisagea donc
de composer ce Quatuor alors qu’il venait de vivre intensément le drame d’Egmont
(ce « magnifique Egmont » qu’il avait « profondément ressenti » à travers Goethe,
comme il l’écrivait à Goethe[27]), et cela juste avant un moment douloureux de sa
vie sentimentale : l’évanouissement de ses espoirs de mariage avec Therese Malfatti.
Une lettre du début juin 1810[28] à son ami Ignaz von Gleichenstein, qui l’avait
introduit chez les Malfatti et qui allait épouser la sœur de Therese, permet d’entrevoir
la profondeur du désespoir de Beethoven :
« La nouvelle que tu me donnes m’a précipité des régions de la plus haute extase
dans une chute profonde. […]. Je ne peux donc chercher un point d’appui qu’au plus
profond, au plus intime de mon être ; ainsi, à l’extérieur il n’y en a absolument aucun
pour moi, non rien que des blessures pour moi dans l’amitié et dans les sentiments
du même genre. – Qu’il en soit ainsi pour toi, pauvre B., il n’y a pour toi aucun
bonheur de l’extérieur, c’est toi qui dois te créer tout en toi-même ; seulement dans
le monde idéal tu trouveras des amis. – Je te prie de me rassurer, ai-je moi-même
démérité hier ? ou si tu ne peux le faire, alors dis-moi la vérité, je l’entends aussi
volontiers que je la dis, - maintenant il est encore temps, encore les vérités peuvent
me servir »[29].
Il composa donc son Quatuor en fa mineur dans un état émotionnel dominé par la
conviction que la réalité lui était hostile, qu’il ne pouvait trouver de réconfort qu’en
lui-même et que son registre d’existence ne pouvait pas se situer hors de « la vérité
». Ensemble de dispositions émotionnelles qui l’incitèrent à s’aventurer dans une
écriture en rupture avec l’attente du public : le terme de « serioso » qu’il ajouta à la
désignation du tempo du Scherzo, « Allegro assai vivace ma serioso » (par un
véritable oxymore, le scherzo, signifiant plaisanterie, étant l’inverse du sérieux)
indique parfaitement son intention qui n’a rien à voir avec le « divertissant » (inutile
de compter sur lui pour écrire le genre de quatuor « brillant », en style « concertant »
à la mode alors à Vienne) – la recherche de la vérité ne pouvait être portée que par
une écriture nouvelle et rigoureuse qui imposerait une attitude d’écoute sérieuse,
concentrée.
Enfin, le dernier ensemble, les cinq derniers, dont l’op.131 est le quatrième, se situe
dans le sillage d’une période marquée par les innovations radicales des « grandes »
œuvres, à partir de la Sonate Hammerklavier op.106, en passant par la Missa
solemnis op.123, les Variations Diabelli op.120, la Neuvième Symphonie op.125 et les
dernières Sonates op.109, op.110 et op.111.
Dans chacun de ces derniers Quatuors, Beethoven s’est confronté à un nouveau défi,
une nouvelle question à résoudre, s’intéressant à la mise en œuvre d’un principe
abstrait tout en manifestant sa liberté de créateur, en affirmant de manière farouche
le rôle primordial de l’intervention de sa volonté aussi bien dans la Grande Fugue
finale de l’op.130 que dans le dernier morceau de l’op.131. Son but était que la
musique instrumentale se fasse éloquente.
Adagio ma non troppo, molto cantabile, 12/8, lab majeur – 126 mes.
Le Quatuor op.132
Allegro ma non tanto, 3/4, la majeur – 238 mes. (sans les reprises)
Cette réflexion se poursuivait sur une page du cahier de conversation (utilisé sans
doute entre le juin et le 13 juillet 1825), par cette phrase en français : « il n’ya pas
ne regle qu’on d’est peut blesser a cause de schöner », Beethoven ajoutant qu’avec
un do on peut considérer qu’il s’agit d’une fausse quinte, alors qu’avec un réb on aura
une belle quarte [« leger avec c sera dessin / un Faux 5 en ayant / avec bre une
belle 4 »].
Le Quatuor op.130
Andante con moto ma non troppo, Poco scherzoso, C, réb majeur – 88 mes.
Alla danza tedesca, Allegro assai 3/8, sol majeur – 150 mes.
en six mouvements (comme le Quatuor op.132 qui précède), avec l’idée d’une
introduction lente et solennelle pour le premier mouvement[38], est une référence à
la Suite baroque, c’est-à-dire aux « musiques anciennes » dans le style de Bach – ce
que confirme la tonalité finalement adoptée de sib, qui est en relation directe avec
son intention, qui date de cette époque, de composer une ouverture sur le nom de
Bach (sib, la, do, si bécarre). Les quatre notes qui correspondent au nom de Bach ont
également servi d’idée de base au sujet de la Fugue, dans lequel il a accentué les
sauts d’intervalle pour souligner la 7e diminuée, deux formes exacerbées de l’effet de
contraste.
Les six mouvements sont d’une très grande diversité, allant de l’Introduction lente à
l’Allemande et à la Fugue : cette succession de mouvements, qui évoque la suite
baroque, met en œuvre le principe de diversité et de contraste qui a présidé à la
composition et à l’écriture de ce Quatuor, principe qui se retrouve également à
l’intérieur de chacun des six mouvements. Ainsi, le contraste entre la Cavatine et la
Fugue redouble le contraste entre les deux éléments thématiques du premier
mouvement, tandis que la succession des tempos de la Fugue est à l’image de celle
du premier mouvement.
Alors qu’il terminait cette Grande Fugue, Beethoven eut l’idée de commencer son
nouveau Quatuor op.131 par une Fugue d’une tout autre nature : un Adagio ma non
troppo e molto espressivo, mettant ainsi l’œuvre sous le signe de la continuité et de
la rigueur d’écriture.
Le Quatuor op.135
Grave ma non troppo tratto, 3/2, fa mineur / Allegro, C/, fa majeur – 277 mes.
Ce nouveau (et dernier Quatuor) est, à première vue, très différent des précédents du
fait de sa taille (il est beaucoup plus court) et de son organisation formelle (il
retrouve les quatre mouvements). Mais, contrairement aux apparences, il s’en
rapproche aussi bien par ses audaces d’écriture que par la mise en œuvre d’une «
idée » spécifique : en l’occurrence, un jeu avec l’espace et le temps s’appuyant sur la
spatialisation des thèmes et sur la concentration de l’écriture, dont le symbole est la
répétition d’un même motif très court jusqu’à saturation sonore (dans le Vivace). Ce
Quatuor se caractérise par sa « simplicité » qui résulte d’une très grande liberté
d’écriture. Comme si Beethoven avait entendu ce que lui demandait son neveu Karl,
au moment même où il commençait la composition de ce Quatuor, c’est-à-dire au
début août 1826 : « je m’étonne qu’il ne t’ait pas encore conseillé d’écrire des
quatuors pour débutants »[39].
***
Ainsi, au même titre que les Sonates pour piano ou que les Symphonies, mais d’une
autre manière, les Quatuors furent des lieux d’expérimentation, explorant les
possibilités que possède l’écriture musicale d’ouvrir un nouvel univers sonore et
expressif, sans cesse renouvelé. Cet esprit de recherche, de « Création » dans le
domaine musical est indissociable de la formation culturelle de Beethoven, qui,
héritier d’une culture néo-classique et grand lecteur de Plutarque, conférait à la
musique un rôle primordial : comme pour les Anciens, sa musique était source de «
Bildung » [d’acquisition d’une culture source de vie][40], et, dans cette perspective,
elle devait se faire l’équivalent d’un « exercice spirituel », c’est-à-dire moyen
d’initiation à une spiritualité centrée sur l’homme – comme la poésie de Goethe,
cristallisée dans Faust, Beethoven voulait que sa musique, organisée en un ensemble
(il projetait de faire éditer ses « Œuvres complètes », revues et augmentées de
nouvelles œuvres pour chacun des genres – sorte d’équivalent musical du Faust de
Goethe)[41], permette à chacun de s’interroger sur la condition humaine, sur le rôle
de la souffrance comme voie royale vers la joie, vers le consentement à la vie et à sa
limite qu’est la mort.
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Bibliographie
Sources :
Studien-Edition, G. Henle Verlag – Munich, publiés par Emil Platen : op.127, op.132,
op.131, op.135.
Études :
Emil Platen, Studien zu Bach und Beethoven, Gudrun Schröder Verlag, 2000
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Remerciements
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[5] Richard Ford (1796-1858) était un jeune homme très cultivé, futur écrivain et
critique, qui séjourna à Vienne à la fin de l’automne 1817, lors d’un voyage en
Allemagne et en Italie entrepris à la fin de ses études au Trinity College (de juin 1817
à mai 1818).
[6] Par exemple, un motif du temps de la composition de l’op.131 fut utilisé dans
l’op.135.
[7] Depuis 2004 – elle se trouvait auparavant dans les archives Schott à Mayence.
[9] Jeu de mots sur le nom de Friedrich Kuhlau (1786-1832), qui avait composé un
canon sur le nom de Bach publié par l’Allgemeine Muiskalische Zeitung en 1819.
[10] Emil Platen a discuté et argumenté les occurrences de ce « motif originel » dans
Studien zu Bach und Beethoven, Gudrun Schröder Verlag, 2000, in « Über Bach,
Kuhlau und die thematisch-motivische Einheit der letzten Quartette Beethoven »
(1987), p.217-229.
[11] Publiée par Emil Platen, « Eine Frühfassung zum ersten Satz des Streichquartetts
op.131 von Beethoven“, in op.cit., pp.189-216.
[14] Il existe, à Bonn, une copie des voix de la première version du quatuor n°1
offert à Amenda avec dédicace le 25 juin 1799 : « Lieber Amenda ! nimm dieses
Quartett als ein kleines Denkmal unserer Freundschaft, so oft du dir es vorspielst,
errinnere dich unserer durchlebten Tage und zugleich, wie innig gut dir war und
immer seyn wird / dein wahrer und warmer Freund / Ludwig van Beethoven. / Vien
[sic] 1799. am 25ten Juni.“ [« Cher Amenda, prend ce quatuor comme un petit
témoignage de notre amitié ; aussi souvent que tu le joueras, souviens-toi des jours
que nous avons passés ensemble, et en même temps combien c’était et ça doit
continuer à être profondément bon, ton véritable et chaleureux ami. »]
[15] « [...] dein Quartett gieb ja nicht weiter, weil ich es sehr umgeändert habe,
indem ich erst jetzt recht Quartetten zu schreiben weiss, was du schon sehen wirst,
wenn du sie erhalten wirst. [...] ».
[16] Opéra qui fut représenté à Vienne le 29 mars 1806 sous le nom de Fidelio.
[17] Dernier opus qui regroupe trois œuvres (après op.1, 2, 9, 10, 12, 30, 31).
L’essentiel du travail se situe en 1806.
[18] Briefe 1., 254 : « wovon ich eins schon vollendet und jezt fast meistens mich
gedenke mit dieser Arbeit zu beschäftigen -».
[19] Si l’on en croit le récit fait par Czerny à Otto Jahn (publié in Thayer II , p.536 :
« Als Schuppanzigh das Quartett Rasumowsky in F zuerst spielte, lachten sie und
waren überzeugt, daß Beethoven sich einen Spaß machen wollte, und es gar nicht das
versprochene Quartett sei.“).
[20] « O, sie sind auch nicht für Sie, sondern für eine spätere Zeit ».
[21] « Glaubt Er, daß ich an eine elende Geige denke, wenn der Geist zu mir spricht,
und ich es aufschreibe ? ».
[24] Dans son Histoire du Quatuor à cordes de Haydn à Brahms, Fayard, 2000,
Bernard Fournier écrit que « L’unité esthétique » de ces trois quatuors de l’op.59 «
s’affirme » par une très grande quantité « d’indices et de disposition d’écriture » : «
au-delà des éléments objectifs qui la fondent (affinités thématiques, même type de
processus et de procédures), elle introduit une manière nouvelle d’inscrire le discours
dans l’espace et le temps, avec à la fois un élargissement (extension des registres,
amplifications des durées) et un approfondissement (intensification du travail de
développement, nouvelle manière de scruter le matériau), l’appropriation de ces
nouveaux territoires musicaux ouvrant au quatuor de nouveaux horizons expressifs. ».
[p.396]
[29] « Deine Nachricht stürzte mich aus den Regionen des höchsten Entzückens
wieder tief herab – [...] ich kann also nur wieder in meinem eigenen Busen einen
Anlehnungspunkt suchen, von außen gibt es also gar keinen für mich, nein nichts als
Wunden hat die Freundschaft und ihr ähnliche Gefühle für mich – so sey es denn, für
dich armer B., gibt es kein Glück von außen, du must dir alles in dir selbst erschaffen
nur in der Idealen Welt findest du freunde – ich bitte dich mich zu beruhigen, ob ich
selbst den gestrigen Tag Verschuldet, oder wenn du das nicht kannst, so sage mir die
Wahrheit, ich höre sie eben so gern als ich sie sage – jetzt ist es noch Zeit, noch
können mir wahrheiten nüzen – leb wohl ».
[33] Voir Briefe 6, p.98, et photocopie p.99. Voir aussi l’étude « Das Anfangsstadium
des schöpferischen Prozesses bei Beethoven / Eine Untersuchung anhand der Skizzen
zum ersten Satz des Quartetts op.130“ par Jelena Wjaskowa, in Zu Beethoven.
Aufsätze und Dokumente 3, Berlin 1988, p.60-82.
[34] Beethoven discutait cette critique dans une lettre au prince Galitzin ébauchée
vers le 6 juillet 1825 [6, 2003].
Beethoven Studies 3, 1982, p.161-191, signale, p.169, que la première mention pour
l’op.130, se situe vers la mi-mai 1825, intention de composition : « letztes Quartett
mit einer ernsthaften und schwergängigen Einleitung ».
[39] « Mich wundert, daß er dir noch nicht vorgeschlagen hat, Quartetten für
Anfänger zu schreiben. ».
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