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Chapitre III

Fractales

Dans ce chapitre, nous abordons la notion de fractale, et illustrons sur des exemples simples
les propriétés essentielles de ces objets, qui seront utiles dans la suite du cours. Nous définissons
en particulier la dimension d’une fractale, qui est généralement non entière.

III.1 Une fractale


III.1.1 Définition et propriétés

Les fractales désignent des formes géométriques complexes, qui ont la particularité de pré-
senter des structures fines à des échelles arbitrairement petites. Ces objets possèdent la propriété
remarquable d’auto-similarité, ou invariance d’échelle, ce qui signifie que la forme de l’objet se
répète identiquement à elle-même si on effectue des zooms successifs sur une partie de cet objet.
Cette propriété est illustrée de façon imagée sur le dessin de gauche Fig. III.1. On ne peut déter-
miner en regardant un zoom donné à quelle génération appartiennent les pucerons de ce zoom.

On peut construire des fractales de façon simple par itération successive. Un exemple célèbre
est la fractale “flocon” de von Koch. On part d’un triangle équilatéral. A chaque étape, on divise
en trois parties égales chacun des segments, et l’on remplace le segment central par un triangle
équilatéral sans sa base, comme représenté sur la Fig. III.2. L’objet mathématique obtenu pré-
sente bien des structures non triviales à des échelles arbitrairement petites, et est auto-similaire.
L’auto-similarité est ici exacte, la procédure peut être itérée à l’infini, il n’y a pas de limite
inférieure aux petites échelles.
La propriété d’invariance d’échelle peut être réalisée également de façon statistique, et non
exacte. Ceci signifie que les propriétés statistiques du système considéré sont identiques à toutes
les échelles, mais non l’objet lui-même, comme illustré à droite de la Fig. III.1, qui représente une
interface qui croît de façon stochastique. Les différents zooms ne sont pas strictement identiques,
mais leurs propriétés statistiques, par exemple la rugosité, définie à partir de la variance du
champ de hauteur h(x, t), et les moments d’ordre supérieur, sont identiques à toutes les échelles.
Dans ce sens statistique, il existe de nombreux et fascinants exemples de fractales dans la
nature, comme l’illustre les images Fig. III.3, à différentes échelles, depuis des côtes continentales
jusqu’à des structures cellulaires. Dans ce cas, l’invariance d’échelle est réalisée seulement au-delà
d’une certaine échelle “microscopique”, il existe une limite inférieure physique.

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3#"4/"5 6#06,#/$,%

Growing interface is
self-affine fractal
h( x) # b "! h(bx)
b scale parameter

Fractal dimension
dF $ 2 " !
! $ 1/ 2, random walk
d F $ 3 / 2 ( % 1)
!"#$%&'(() *!+&,-."/$01 2

Figure III.1 – Invariance d’échelle. A gauche : dessin de générations successives identiques de


pucerons, tiré du livre [1]. A droite : zoom successif sur un profil d’interface qui croît de façon
stochastique.

Figure III.2 – Construction itérative de la fractale de von Koch.

III.1.2 Ensemble de Mandelbrot


Revenons à l’application logistique. Son diagramme de bifurcation, étudié au chapitre II,
rend compte de la complexité du comportement de l’application logistique. Une représentation
de l’attracteur de cette application peut être obtenue en étendant la fonction f dans le plan
complexe, soit pour x ∈ C et µ ∈ C. On définit l’ensemble de Mandelbrot M comme l’ensemble
des points µ tels que l’ensemble attractif A de f est non vide. On exclut ici l’infini, qui est
attracteur pour toute valeur de µ. Si µ n’est pas dans l’ensemble M, alors f (x) ne tend pas vers
un point fixe. On peut montrer qu’une condition nécessaire et suffisante est que l’orbite issue du
point central diverge : f n (1/2) → ∞ quand n → ∞. On peut alors caractériser le comportement
pour cette valeur de µ par le temps d’échappement τ (µ), défini par
n o
τ (µ) = max n tel que |f n (1/2)| < 103

où 103 représente une valeur seuil arbitrairement choisie.


En fait, cet ensemble est traditionnellement représenté pour l’application f (z) = z 2 + c, qui
est relié à l’application logistique par le changement de variable x = − µz + 21 et c = µ2 (1 − µ2 ). En

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Figure III.3 – Fractales naturelles. Du haut à gauche au bas à droite : Fjord, givre, chou
romanesco, dunes, bactéries.

représentant en noir les points de l’ensemble, et en définissant un code couleur pour log(τ (µ)),
on obtient une représentation dans le plan de l’ensemble attracteur M, qui permet l’explora-
tion de ces bords. Ceux-ci présentent une structure extraordinairement riche, comme illustré
sur la Fig. III.4, à toutes les échelles, avec apparition de motifs (spirales, îlots, hippocampes,
satellites,...) qui se répètent et s’imbriquent de façon fractale.

Figure III.4 – Ensemble de Mandelbrot : en haut, vue complète, en bas, différents zooms des
bords de l’ensemble.

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III.2 L’ensemble de Cantor
III.2.1 Construction
L’exemple le plus simple de fractale mathématique est l’ensemble de Cantor, découvert en
1874 par le mathématicien irlandais Henry John Stephen Smith, avant d’être formalisé par le
mathématicien allemand Georg Cantor en 1883. Il se construit itérativement à partir du segment
E0 = [0, 1]. L’ensemble triadique consiste à chaque itération n, à subdiviser chaque segment
de l’ensemble En en 3 segments égaux, et à éliminer le segment central, comme représenté sur
la Fig. III.5. Ainsi, les premiers ensembles s’écrivent

Figure III.5 – Ensemble triadique de Cantor.

   
1 2
E1 = 0, ∪ ,1 ≡ 1 ∪ 3
3 3
       
1 2 1 2 7 8
E2 = 0, ∪ , ∪ , ∪ , 1 ≡ 11 ∪ 13 ∪ 31 ∪ 33
9 9 3 3 9 9
E3 = · · ·

L’ensemble En est donc constitué de 2n segments de longueur (1/3)n chacun. L’ensemble triadique
de Cantor est défini comme la limite n → ∞ de cette suite, i.e.
\ n o
E∞ = lim En = En = x ∈ [0, 1] tel que ∀n, x ∈ En
n→∞
n∈IN

III.2.2 Propriétés
L’ensemble triadique de Cantor ainsi construit possède des propriétés remarquables, caracté-
ristiques des fractales.
I structure fractale.
L’objet présente des structures fines à des échelles arbitrairement petites.
I auto-similarité.
On peut relier les différents ensembles par une transformation d’échelle. En effet, la partie
gauche de l’ensemble En+1 est l’ensemble En × 13 , et donc l’image de l’ensemble de Cantor
E∞ par l’homothétie de centre 0 et de rapport 1/3 est elle-même une partie de l’ensemble,
il est auto-similaire.
I mesure nulle.
L’ensemble a une mesure négligeable au sens de la mesure de Lebesgue. En effet, quel-
quesoit n, En+1 ⊂ En , et donc E∞ ⊂ En pour tout n, ce qui implique que sa longueur n
vérifie L∞ < Ln . Or la longueur de l’ensemble n est donnée par Ln = 2n × 13 et
limn→∞ Ln = 0. On en déduit que L∞ = 0, l’ensemble est “petit” au sens de la mesure.

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I non-dénombrabilité.
L’ensemble de Cantor n’est pas dénombrable, il est équipotent à l’ensemble des réels IR
(voir Sec. III.3). Ainsi, cet ensemble est “grand” au sens de la théorie des ensembles.
I dimension non entière.
L’ensemble de Cantor a une dimension fractale inférieure à 1 et irrationnelle (voir Sec. III.4).

III.3 Ensemble dénombrable et indénombrable


III.3.1 Définition de la dénombrabilité
D’après la définition originale de Cantor (1874), un ensemble E est dénombrable s’il existe
une bijection entre IN et E, c’est-à-dire si E est équipotent à IN. Chaque élément de E peut ainsi
être apparié de façon unique à un élément de IN. Par exemple, l’ensemble des nombres pairs
E = {2, 4, 6, · · · } est dénombrable car il relié à IN par la bijection n ∈ IN → 2n ∈ E.
 De même,
n n
l’ensemble ZZ des entiers relatifs est dénombrable car en effet, la suite n → (−1) 2 sup , où [·]sup
désigne le plus petit entier supérieur ou égal à ·, établit une bijection entre IN et ZZ.
On peut déduire de cette définition une définition plus algorithmique de la dénombrabilité. Un
ensemble E est dénombrable si tous ses éléments peuvent être listés sans omission ni répétition
dans une suite indexée par les entiers. On peut ainsi démontrer par exemple que l’ensemble
des rationnels Q est dénombrable. En effet, on peut établir un arbre, dont les éléments sont
des fractions, à partir de la racine 0/1. De chaque élément partent deux branches, la branche
“0” par laquelle on ajoute +1 au dénominateur et la branche “1” par laquelle on ajoute +1 au
numérateur, jusqu’à obtenir un nombre non déjà présent dans l’arbre. On énumère ainsi tous les
rationnels, que l’on peut indexé par la suite des entiers en numérotant dans l’ordre descendant
chaque noeud de l’arbre. Cette procédure est illustrée sur la Fig. III.6.

Figure III.6 – Construction de l’ensemble des nombres rationnels.

III.3.2 Non-dénombrabilité : argument diagonal de Cantor


L’ensemble des nombres réels n’est pas dénombrable. La preuve la plus simple est une preuve
par l’absurde, proposée par Cantor en 1891 et appelée “argument diagonal”. Elle est basée sur la
représentation décimale des nombres réels. Pour démontrer que l’ensemble IR n’est pas dénom-
brable, il suffit de démontrer que l’ensemble [0, 1[ ne l’est pas.

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Supposons que l’ensemble [0, 1[ soit dénombrable. Alors d’après la définition précédente, on
peut construire une suite indexée par les entiers qui liste de façon exhaustive tous les éléments
de l’ensemble. Ceux-ci admettent l’écriture décimale xi = 0, xi1 xi2 xi3 · · · , avec une infinité de
chiffre xik après la virgule. Néanmoins, on peut construire un nouveau nombre réel x, qui est dans
l’intervalle [0, 1[ mais qui n’est pas dans la liste. Il suffit de considérer le nombre x = x11 x22 x33 · · ·
où xik signifie un chiffre différent de xik , on peut par exemple choisir 4 si xik 6= 4 et 3 sinon.
Ce nombre ne peut pas être dans la liste car il diffère de chacun de ses éléments i par sa ième
décimale. La liste n’est donc pas exhaustive, ce qui est en contradiction avec l’hypothèse de
départ. On en déduit que l’ensemble des réels n’est pas dénombrable.
L’argument diagonal de Cantor peut être utilisé pour montrer que l’ensemble de Cantor n’est
pas dénombrable, en se basant sur l’écriture en base 3 des éléments de cet ensemble (voir TD).

III.4 Dimension fractale


Comment caractériser la rugosité d’une fractale ? Si on considère la fractale flocon de von
Koch de la Fig. III.2, elle est constituée de segments, qui sont uni-dimensionnels, cependant elle
couvre une fraction de l’espace plus importante. On peut remarquer que chacun de ses points
est séparés par une distance infinie. En effet, la longueur de l’ensemble En+1 est reliée à celle
n
de l’ensemble En par Ln+1 = 43 Ln , on en déduit que Ln = 43 L0 , et donc L∞ = ∞. On peut
réitérer ce raisonnement entre n’importe quelle paire de points de la fractale, qui sont donc tous
à des distances infinies. La fractale n’est cependant pas bi-dimensionnelle, elle n’a pas d’aire. Sa
dimension se situe donc intuitivement entre 1 et 2. Ce paradoxe conduit à la notion de dimension
fractale.

III.4.1 Dimension d’échelle


La définition la plus intuitive d’une dimension fractale est basée sur la dimension d’échelle,
ou dimension de scaling, qui caractérise des objets auto-similaires. Elle est reliée à leur degré
d’homogénéité, qui quantifie la transformation de l’objet sous changement d’échelle. Si on effectue
une transformation d’échelle, c’est-à-dire une contraction des longueurs d’un facteur λ sur un
objet ou un motif, alors le nombre de motifs N (x/λ) occupant le même espace est multiplié par
λd , où d est la dimension de scaling, définie par
ln(N (x/λ)/N (x))
d= .
ln λ
Considérons par exemple un carré de côté 1. Si on contracte les longueurs d’un facteur 2 selon
x → x/2, alors il faudra N (x/2) = 4 = 22 carrés pour recouvrir la surface initiale, soit d = 2.
Pour un cube, le nombre de cubes obtenus sous ce changement d’échelle est 23 , soit d = 3. Dans
ces cas, la dimension de scaling coïncide avec la dimension d’espace usuelle.
Considérons maintenant la fractale flocon de von Koch de la Fig. III.2. Si on effectue le
changement de longueur x → x/λ avec λ = 3 sur une branche de l’ensemble En , alors on
multiplie par 4 le nombre de motifs couvrant la longueur initiale. On en déduit
ln(4)
d= ' 1.26186 · · ·
ln(3)
Cette définition intuitive ne s’applique qu’aux objets auto-similaires, mais la notion de dimension
fractale peut se généraliser à des objets plus complexes, à travers la dimension de Minkowski.

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III.4.2 Dimension fractale de Minkowski ou “box counting dimension”
La dimension fractale de Minkowski est définie à partir du comportement du recouvrement
de l’objet par des volumes élémentaires lorsque ces volumes tendent vers 0. Considérons une
fractale dans un espace d-dimensionnel, et plaçons-la sur un réseau hypercubique. On compte le
nombre de mailles recouvertes par la fractale, et on détermine comment ce nombre évolue lorsque
le réseau s’affine à l’infini. Alors la dimension fractale de Minkowski est définie par
ln(N (ε))
dM = lim . (III.1)
ε→0 ln(1/ε)

Cette définition ne dépend pas du type de recouvrement choisi. On peut définir indifféremment
N (ε) comme le plus petit nombre de boules de rayon ε, ou de cubes de côté ε qui recouvrent
l’ensemble, ou le plus grand nombre de boules de rayon ε disjointes centrées sur l’ensemble. Toutes
ces définitions sont équivalentes dans la limite ε → 0 et donne la même dimension fractale. Pour
des fractales simples auto-similaires, la dimension de Minkowski coïncide avec la dimension de
scaling.
Considérons l’ensemble de Cantor de la Fig. III.5. Le recouvrement de l’ensemble En nécessite
N (εn ) = 2n batons de longueur εn = (1/3)n . On en déduit
ln(N (εn )) ln(2)
d = lim = ' 0.63093 · · ·
n→∞ ln(1/εn ) ln(3)
C’est aussi la dimension de scaling de l’ensemble.
La notion de dimension fractale peut s’avérer plus complexe. En particulier, la limite (III.1)
peut ne pas exister, auquel cas on introduit des dimensions “supérieure” ou “inférieure” pour
les limites supérieures et inférieures. Avec cette définition simple, la dimension de Minkowski ne
s’appuie pas sur une mesure, ce qui peut conduire à des résultats erronés. Un exemple est la
dimension de l’ensemble des nombres rationnels dans [0, 1]. La dimension de Minkowski de cet
ensemble est celle du support de l’ensemble, soit dM = 1, alors que cet ensemble est dénombrable,
et donc de mesure nulle, soit d = 0.

III.4.3 Dimension de Hausdorff


Une définition plus rigoureuse a été proposée par Hausdorff en 1918. Intuitivement, le nombre
de boules de taille r nécessaires pour couvrir un objet d-dimensionnel croît comme 1/rd . La
dimension de Hausdorff est définie comme le nombre dH tel que N (r)rs → 0 pour s > dH et
N (r)rs → ∞ pour s < dH . Pour déterminer cette dimension, on considère le recouvrement Rsε
d’un objet F par des boules Bi de diamètre ri inférieur à ε, c’est-à-dire de taille variable – à la
différence de la définition précédente, et le plus économique possible, selon
nX [ o
Rsε = inf ris tel que F ⊂ Bi
ri <ε
i i

La limite limε→0 Rsε ≡ Rs définit une mesure, appelée mesure de Hausdorff. Il en résulte que si
Rs est fini, alors pour tout t > s, Rt = 0 et pour tout t < s, Rt = ∞. La dimension de Hausdorff
est le nombre s définissant la limite entre les deux comportements
n o n o
dH = inf s ≥ 0 tel que Rs = 0 = sup s ≥ 0 tel que Rs = ∞

Lorsque r → 0, Les deux dimensions de Minkowski et de Hausdorff vérifient l’inégalité dH ≤ dM .

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