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Les origines
du Dieu unique
PAR GUILLAUME LEPESQUEUX
Les origines du Dieu unique
À propos du monothéisme Le culte officiel de Yhwh dans
La Bible hébraïque : un le royaume d’Israël
document monothéiste ? Le culte officiel de Yhwh dans
Un précédent en Égypte ? le royaume de Juda
Un précédent en Mésopotamie ? Les représentations de Yhwh à
l’époque monarchique
L’étymologie du nom « Yhwh »
• Dans le royaume d’Israël
La question des sources et la
• Dans le royaume de Juda
périodisation de l’histoire
Yhwh était-il le seul dieu vénéré
• Les sources archéologiques
à l’époque monarchique ?
• Les sources épigraphiques
• Yhwh et Baal
• La source biblique
• Yhwh et Ashéra
• Les périodes archéologiques dans le
Levant La réforme de Josias : « Yhwh est un »

Les origines du dieu Yhwh La constitution progressive du


monothéisme à l’époque perse
Trois étonnements préliminaires
De la chute de Jérusalem à l’arrivée
L’hypothèse allochtone : une
d’Alexandre le Grand : bref aperçu historique
origine sudiste de Yhwh ?
sur les périodes néo-babylonienne et perse
• Les inscriptions anciennes
La réponse deutéronomiste à l’exil :
• Les textes bibliques
en marche vers le monothéisme
L’hypothèse autochtone : une
La réponse des prêtres à l’exil :
origine nordiste de Yhwh ?
un monothéisme inclusif
Les caractéristiques originelles du dieu Yhwh
Le deutéro-Isaïe et le monothéisme exclusif
• Le Yhwh des origines avait-il une
représentation ? Quelques implications du monothéisme
• Quel genre de divinité le Yhwh des Au-delà des reconstructions : la réalité
origines était-il ? plurielle du yahwisme à l’époque perse
Le transfert de Yhwh en Canaan Conclusion et ouverture théologique
L’arrivée de Yhwh en Canaan Lexique
Le dieu Yhwh à l’époque Livres de l’Ancien Testament cités
monarchique dans le texte
De l’émergence des royaumes d’Israël Bibliographie
et de Juda (IXe siècle) à la chute de
Jérusalem (587) : bref aperçu historique Livre numérique, mode d’emploi

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Les origines du Dieu unique

Les origines
du Dieu unique
Par Guillaume Lepesqueux
Bibliste, prêtre des Missions Étrangères de Paris en Thaïlande

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Les origines du Dieu unique

À propos
du monothéisme

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Les origines du Dieu unique

La Bible hébraïque :
un document monothéiste ?

Nous lisons souvent la Bible hébraïque comme un livre mo-


nothéiste, en ce sens où elle confesse l’existence d’un seul Dieu
régissant l’univers. Et de fait, certains textes ne laissent planer
aucun doute sur le statut du dieu d’Israël Yhwh (formes courtes :
Yahû/Yah) dont il est ici question. En Is 44,6-9 par exemple, celui-
ci affirme de lui-même :

C’est moi le premier, c’est moi le dernier ; en dehors de moi


pas de dieu !
Qui est comme moi ? […] Y a-t-il un dieu en dehors de moi ?
Assurément, il n’existe aucun rocher dont je n’aurais pas
connaissance.
Ceux qui façonnent des idoles ne sont tous que nullité,
les figurines qu’ils recherchent ne sont d’aucun profit,
leurs témoins, eux, ne voient rien.

Le sort des « autres dieux » est scellé : ce ne sont que des


objets fabriqués par des mains humaines. La plupart des textes
de la Bible hébraïque attestent cependant que le culte de Yhwh
n’a pas toujours eu ce degré d’exclusivité et qu’il s’est longtemps
accommodé de la présence à ses côtés de plusieurs divinités.
Prenons quelques exemples.
En Jg 11,24 éclate un conflit territorial entre Jephté et le
roi des Ammonites, lequel est résolu au moyen de l’argument
suivant :

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Les origines du Dieu unique

Ne possèdes-tu pas ce que Kemosh, ton dieu, te fait


posséder ?
Et tout ce que Yhwh, notre dieu, a mis entre nos mains, ne
le posséderions-nous pas ?

Autrement dit, à chaque dieu sont attribués un territoire


et une communauté en propre. Une même idée se retrouve
en Mi 4,5 :

Si tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu,


nous, nous marcherons au nom de Yhwh, notre dieu, à tout
jamais !

ou encore dans la version de Dt 32,8 partiellement pré-


servée par la Septante et un fragment de Qumrân, qui reflète
sans doute un état du texte plus ancien que celui du texte
massorétique :

Quand le Très-Haut donna aux nations leur patrimoine,


quand il sépara les humains,
il fixa les territoires des peuples selon le nombre des fils de
Dieu.

Et que dire sinon des appels répétés du Deutéronome et


de la littérature qui en dépend à ne pas courir après d’autres
dieux ? Et des passages où le dieu Yhwh siège au milieu d’une
assemblée divine, primus inter pares ? Jr 2,28 constate enfin à
propos du royaume de Juda, un peu avant la chute de Jérusalem
en 587 :

Tes dieux sont devenus aussi nombreux que tes villes,


ô Juda !

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Les origines du Dieu unique

Nous pourrions multiplier les exemples. À vrai dire, le simple


fait que le dieu d’Israël porte un nom indique qu’il devait être
distingué des autres dieux. Le monothéisme confessé par la
Bible hébraïque dans son ensemble n’est donc pas un trait ori-
ginel de la religion yahwiste. Il est au contraire le fruit d’une
construction très progressive dont nous allons tenter, dans les
pages qui suivent, de reconstituer les grandes étapes de la fin
du IIe millénaire où apparaissent les premières inscriptions men-
tionnant un « Yhwh dans le pays des Shashus » à la traduction
de la Bible hébraïque en grec au IIIe siècle, où le même devien-
dra « le Seigneur ». Pour cela, nous diviserons notre enquête en
trois parties qui suivent la chronologie des événements :

• les origines du dieu Yhwh ;


• le dieu Yhwh à l’époque monarchique ;
• la construction progressive du monothéisme à l’époque perse.

Mais avant d’entrer plus avant dans le sujet, nous allons


nous intéresser à deux éventuels précurseurs du monothéisme
et surtout à l’étymologie du mystérieux nom « Yhwh ».

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Les origines du Dieu unique

Un précédent en Égypte ?

Nous faisons allusion ici au règne du pharaon Aménophis IV


(vers 1353-1336), plus connu sous le nom d’Akhénaton (« celui
qui est agréable à Aton »), dont les initiatives en matière de culte
et la théologie centrée sur le disque solaire Aton sont réguliè-
rement placées au cœur des débats sur la naissance du mono-
théisme. Que s’est-il passé ? Et comment interpréter ces faits ?
Selon les égyptologues, Akhénaton a imposé sa réforme
non pas brutalement, mais progressivement, à travers une série
de mesures qui ont petit à petit élevé le disque solaire au sta-
tut de « dieu unique et sans pareil ». À la cinquième année de
son règne, il quitte notamment Thèbes, la capitale traditionnelle
du royaume, pour s’installer à Akhétaton (« horizon d’Aton » ;
Tell el-Amarna actuelle) et y pratiquer la vénération exclusive
d’Aton. Communément représenté sous la forme d’un disque
solaire muni de bras symbolisant sa présence bienfaisante – il
est encore possible de lire le hiéroglyphe ankh = vie au niveau
de certaines mains –, ce dieu créateur et origine de tout est un
dieu paradoxalement proche et lointain, immédiatement visible
et caché, qui a donc besoin d’un médiateur attitré pour deve-
nir accessible au plus grand nombre. Or, le long hymne cos-
mique dont il fait l’objet dans la tombe d’Aÿ, un fonctionnaire
royal, affirme justement que sa nature la plus authentique n’est
révélée qu’à Akhénaton, « ton fils, le seul que tu instruis de tes
intentions et de ta puissance », c’est-à-dire à un souverain divi-
nisé qui revendique pour lui-même l’exercice du pouvoir absolu.
Dans les faits, cette réforme théologico-politique conduira à la
destruction des images et au martelage des noms de plusieurs
dieux liés au culte ancien.

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Les origines du Dieu unique

La révolution initiée par Akhénaton ne survivra toutefois pas à


sa disparition : très vite après sa mort, la religion traditionnelle
est rétablie et la pluralité des dieux confirmée, les temples fer-
més sont rouverts, les programmes décoratifs laissés en suspens
reprennent… – autant d’indices qui attestent du faible impact
de la « nouvelle religion » sur les classes populaires. Quelques
décennies plus tard, sous les pharaons Horemheb et Ramsès II,
c’est le souvenir du roi défunt qui sera attaqué : à son tour ef-
facé, son nom sera soumis à une véritable damnatio memoriae.
Cela étant dit, comment caractériser la religion d’Akhé-
naton ? Était-elle, comme beaucoup le soutiennent, le premier
monothéisme de l’humanité ? Répondre à cette question n’a
rien d’évident, étant donné le manque de documents explici-
tant sa position sur les dieux autres qu’Aton. Elle semble néan-
moins s’apparenter à une radicalisation de la théologie solaire
en vogue sous Aménophis III, laquelle conférait déjà une place
éminente au dieu solaire, sans éliminer pour autant ses concur-
rents. Son côté iconoclaste doit quant à lui être contextualisé.
Certains chercheurs ont ainsi appelé à ne pas étendre à toute
l’Égypte des destructions qui ont principalement ciblé le grand
Amon de Thèbes et les dieux évoluant dans sa sphère – ceux de
Memphis et Thot d’Hermopolis ont par exemple été épargnés –,
ce qui laisse imaginer que le problème n’était pas d’abord théo-
logique, mais politique, la famille royale ayant peut-être des
comptes à régler avec le puissant clergé d’Amon. Tous ces élé-
ments montrent à l’envi que l’ascension d’Aton n’a pas entraîné
la disparition instantanée de la diversité divine et donc que la
religion d’Akhénaton était plus « monolâtrique » que proprement
monothéiste. Le serait-elle devenue si elle avait perduré dans le
temps ? Nous ne le saurons jamais.

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Les origines du Dieu unique

Un précédent en Mésopotamie ?

Bien que marquée par un polythéisme élaboré, reflet cé-


leste d’un monde humain de plus en plus complexe et différen-
cié, la religion mésopotamienne n’a jamais empêché certains
dieux de prendre une importance particulière voire exclusive, à
mesure que s’accroissait le pouvoir des villes ou des royaumes
qu’ils patronnaient. Dans l’éloge final du Mythe d’Anzu, sont par
exemple reportés sur Ninurta, le fils du grand Enlil, les noms de
plusieurs dieux de la région de Nippur suivis soit de leurs préro-
gatives (Nidaba : rite de purification ; Ningirsu : tracé des sillons),
soit de leur lieu de culte officiel (Hurabtil : Elam ; Shushinak :
Suse ; le Maître des secrets : Dilbat). L’intention de ce texte est
limpide : il s’agit d’exalter le plus valeureux des dieux, vainqueur
de l’oiseau-tempête Anzu et successeur d’Enlil à la tête du pan-
théon, et en même temps de montrer que les noms des dieux
périphériques ont été comme usurpés, leurs propriétaires n’étant
en réalité que Ninurta lui-même. Cette perspective se fera plus
intégrative encore dans un hymne médio-assyrien qui décrit le
corps de Ninurta comme l’incarnation d’un panthéon :

Seigneur, ton visage est le Soleil, et le haut de ta tête


[la Lune] ;
tes deux yeux, Seigneur, sont Enlil et [Ninlil] ;
les pupilles de tes yeux sont Gula et Bêlet-ili ;
leurs iris, Seigneur, sont les divins jumeaux [Sin et Shamash] ;
les paupières de tes yeux sont la splendeur du Soleil qui
[se lève] ;
la forme de ta bouche, Seigneur, est Ishtar des étoiles […].

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Les origines du Dieu unique

Plus récente, l’épopée babylonienne Enuma Elish procède


d’un mouvement similaire à celui du Mythe d’Anzu auquel elle
a beaucoup emprunté. Une fois Tiamat et ses agents vaincus,
le dieu Marduk y est intronisé comme roi des dieux par ses
pairs. Anshar commence alors avec d’autres la litanie de ses
cinquante noms pour sceller sa souveraineté sur l’univers. À
l’instar de Ninurta, Marduk absorbe les traits de multiples divi-
nités qu’il réduit à n’être qu’un aspect de sa personnalité. Deux
vers de l’épopée méritent à ce titre une attention spécifique.
Parlant du dieu de l’Esagil, Anshar s’écrie : « Même si les Têtes
noires [= les humains] sont divisées quant aux dieux, nous,
par les noms dont nous l’aurons nommé, qu’il soit, lui, notre
dieu ! » Tout se passe comme si le poète, pressentant l’unicité de
Marduk, cherchait à dire sa foncière inaccessibilité à l’esprit des
hommes, celle-ci n’étant intelligible qu’à une échelle autrement
divine. Encouragée par la mise en place d’un empire mondia-
lisé, cette « tendance au monothéisme », pour parler comme
W. G. Lambert, se fera de plus en plus inclusive avec le temps et
ce, même si l’existence de nombreuses villes ayant chacune son
dieu protecteur, son panthéon et de puissants sanctuaires, a dû
la restreindre à la seule spéculation théologique. Nonobstant
cette limite, plusieurs textes s’en font les témoins, le plus célèbre
étant la liste néo-babylonienne dite de « Pinches », qui assimile
les dieux qu’elle énumère à des qualités de Marduk. Ses pre-
mières lignes peuvent être traduites comme suit :

Urash est Marduk pour ce qui est de cultiver ;


Lugal-ankia est Marduk [comme dieu] des sources ;
Ninurta est Marduk [comme dieu] de la houe ;

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Les origines du Dieu unique

Nergal est Marduk pour la guerre ;


Zabada est Marduk pour le combat ;
Enlil est Marduk pour la souveraineté et la délibération.

Nous verrons plus loin comment Yhwh, au cours de son


ascension, ne procédera pas autrement et s’appropriera les at-
tributs d’une multitude d’autres dieux, avant de devenir l’Unique.

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Les origines du Dieu unique

L’étymologie du nom « Yhwh »

Cette question a fait et fait encore actuellement l’objet


d’âpres débats philologiques, quoiqu’il faille apprendre in fine
à la relativiser. Du point de vue de l’histoire des religions, il est
en effet plus important de connaître les caractéristiques d’un
dieu que la signification originelle de son nom, laquelle se perd
souvent ou tout du moins s’obscurcit au cours des générations.
De nouvelles étymologies peuvent en outre être inventées. En
Ex 3,14 par exemple, Yhwh répond à Moïse qui l’interroge sur
son identité : « Je suis/serai qui je suis/serai » (’hyh ’šr ’hyh), ce
qui est un jeu de mots sur la racine hébraïque h-y-h (être) que
le rédacteur cherche à relier au nom Yhwh. Ceci étant dit, la
question étymologique ne peut être éludée d’un trait de plume
et nous allons, dans ce qui suit, tenter d’en donner un aperçu.
Pour une majorité de spécialistes, le nom divin Yhwh dérive
d’une forme verbale inaccomplie à la troisième personne du
masculin singulier de la racine sémitique h-w-y qui signifie au
choix désirer, tomber ou souffler. Le choix est cependant vite
fait, dans la mesure où seul le sens de souffler est absent de la
Bible hébraïque – il s’agirait en ce cas d’une tabouïsation volon-
taire. « Il souffle ! » Telle serait la signification première du nom
Yhwh, assez proche du reste de l’idée selon laquelle le Yhwh des
origines était un dieu de l’orage guerrier et vecteur de fertilité.
Aussi plébiscitée soit-elle, cette explication n’est toutefois
pas sans poser quelques problèmes. Pour n’en citer que trois
parmi les plus importants,

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Les origines du Dieu unique

• les noms divins dérivant d’une forme verbale inaccomplie sont


très rares dans le monde sémitique ancien (cf. uniquement
Ikshudum à Mari et Ya‘ūq-Yaġūt en Arabie du nord) ;
• il n’existe aucun nom propre ouest-sémitique construit sur une
forme verbale inaccomplie longue, ce que suppose pourtant le h
final dans Yhwh ;
• la racine h-w-y ne permet pas de rendre compte des variantes
courtes Yah (yh) et Yahû (yhw) du nom divin.

La question est donc loin d’être résolue. Mais peut-être ap-


pelle-t-elle simplement un changement de modèle. Partant de la
translittération en babylonien de noms théophores judéens de
la fin du VIe siècle, J. Tropper a ainsi isolé deux prononciations
possibles du nom Yhwh :
• une prononciation de base yahû (yāhû en écriture pleine) qui
correspond à l’hébreu yhw et au babylonien ia-a-ḫu-ú ;
• une prononciation développée yâwa = yahwa (l’allongement de
la voyelle â s’explique par l’affaiblissement du h) qui correspond
au babylonien ia-a-wa6.

Il montre en particulier que ces deux formes sont des


constructions nominales de type qatl (= yahw ; cf. en ce même
sens Ba‘al[u], Hadd[u] et Yamm[u]) dérivant des racines y-h-
w/y ou w-h-w/y, peu fréquentes dans les langues sémitiques.
L’arabe a certes plusieurs significations en réserve, mais aucune
ne convient à un nom divin. L’étymologie de Yhwh doit par
conséquent demeurer ouverte. Dans ce cadre, comment inter-
préter le second h de Yhwh, absent de yahw ? Pour J. Tropper,
si le a final de yahwa peut être assimilé à une désinence ca-
suelle ancienne, le h en question doit quant à lui être considéré

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Les origines du Dieu unique

comme une mater lectionis qui assure la prononciation de ce


son – celui-ci s’affaiblira ensuite en –é (= Yahwé). Cette fixation
est assurément ancienne, car Yhwh apparaît comme tel dans
des inscriptions du IXe siècle. Avouons-le : cette hypothèse est,
à nos yeux, la plus satisfaisante de toutes aujourd’hui.

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Les origines du Dieu unique

La question des sources


et la périodisation de l’histoire

Les sources auxquelles nous recourrons et que nous met-


trons en perspective dans cette enquête sont de trois types :
archéologique, épigraphique et biblique.

Les sources archéologiques


Clairement, l’archéologie de l’Israël ancien a fait d’énormes
progrès ces vingt-trente dernières années, non pas uniquement
en raison des progrès technologiques ou méthodologiques qui
ont permis d’affiner les datations, mais également parce qu’elle
a su se détourner de sa propension originelle à prouver la véra-
cité historique des textes bibliques. De nombreux sites ont ainsi
été fouillés, stratigraphiés et identifiés avec succès. Des artefacts
en tous genres ont été collectés et ont conduit à une compré-
hension plus précise de la vie des sociétés qui se sont dévelop-
pées dans la région, ainsi que des changements de courte ou
longue durée qu’elles ont dû affronter. Il ne faut cependant pas
oublier que les informations fournies par l’archéologie n’offrent
qu’un panorama partiel de l’histoire et qu’elles doivent être sou-
mises à un examen critique avant que ne soient formulées des
conclusions d’ordre historique.

Les sources épigraphiques


Les fouilles archéologiques sont parfois accompagnées de
la découverte de textes rédigés sur différents supports (tablettes,
stèles, statues, murs, jarres, papyri, sceaux, ostraca…), qui ont

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Les origines du Dieu unique

été peu à peu déchiffrés et publiés. Ces sources primaires, qui


voient le jour à partir du IXe siècle pour ce qui concerne l’Israël
ancien, apportent de précieux renseignements sur le mode de
vie, les patronymes et les croyances régissant les sociétés an-
ciennes. Aucune inscription royale ou monumentale venant des
royaumes d’Israël et de Juda n’a en revanche été retrouvée.
Qui s’intéresse à la reconstitution d’une histoire « événemen-
tielle » doit donc passer par celles, relativement nombreuses,
des royaumes et empires voisins, en n’omettant évidemment
pas de porter un regard critique sur leur contenu, très souvent
idéologiquement orienté à des fins de propagande royale.

La source biblique
C’est de loin la source la plus importante dans les recherches
historiques liées à l’Israël ancien. Exactement comme pour les
sources archéologiques et épigraphiques, elle doit cependant
faire elle aussi l’objet d’un examen critique. En effet, les textes
bibliques ont pour la plupart été mis par écrit après, voire bien
après les événements qu’ils rapportent et ont souvent été com-
plétés, modifiés, corrigés, adaptés, interprétés et même censurés
pour quelques-uns par plusieurs générations de rédacteurs. Ils
ne sont en outre pas indemnes de partis pris théologiques ou
politiques qui biaisent nécessairement leur rapport à l’histoire.
Ils n’en recèlent pas moins des informations qu’il est tout à fait
possible d’exploiter d’un point de vue historique, et nous aurons
de nombreuses occasions de nous en rendre compte dans les
pages qui suivent.

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Les origines du Dieu unique

Les périodes archéologiques dans le Levant

Bronze récent 1550-1200 av. J.-C.

Fer I 1200-1000 av. J.-C.

Fer IIA 1000-900 av. J.-C.

Fer IIB 900-720 av. J.-C.

Fer IIC 720-539 av. J.-C.

(Époque babylonienne) (587-539) av. J.-C.

Époque perse 539-333 av. J.-C.

Époque hellénistique 333-63 av. J.-C.

Époque romaine à partir de 63 av. J.-C.

Ces jalons étant posés, entrons maintenant dans le vif du sujet.

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Les origines du Dieu unique

Les origines
du dieu Yhwh

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Les origines du Dieu unique

Trois étonnements préliminaires

Prenons pour point de départ de notre enquête le nom


Israël, lequel est attesté pour la première fois en dehors de
la Bible hébraïque dans la stèle du pharaon Merneptah (vers
1209), le successeur de Ramsès II, où il désigne un groupe de
personnes, peut-être un clan ou une coalition de clans, établi
dans le Levant et suffisamment important pour qu’un texte
égyptien du Bronze récent daigne s’en faire l’écho. Premier
étonnement : ce nom comporte l’élément théophore ’ēl qui
n’est autre que le nom du grand dieu créateur et père des
panthéons cananéens. L’Israël qu’évoque Merneptah et dont
le nom pourrait signifier « Qu’El s’impose comme maître, qu’il
règne » ne vénérait donc pas Yhwh à l’origine, mais bien le
dieu El, ainsi que le suggère le nom donné par Jacob à l’autel
qu’il dresse près de Sichem : « El, le dieu d’Israël » (Gn 33,20).
Cette observation s’accorde en outre avec le témoignage de
plusieurs textes bibliques qui racontent comment Yhwh est
devenu un beau jour la divinité tutélaire d’Israël. Qu’il nous
suffise de penser ici au mythe fondateur de l’Exode, et notam-
ment à l’alliance conclue sur le mont Sinaï (Ex 19-24), laquelle
atteste explicitement que la relation entre Yhwh et Israël est
avant tout le fruit d’une rencontre (cf. également Ez 16,6-8 ;
20,5 ; Os 9,10).
Deuxième étonnement : à bien y regarder, il n’existe dans
le Levant aucun toponyme construit sur l’élément théophore
yhwh (ou sur sa forme courte yh). Datant pour la plupart du

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Les origines du Dieu unique

IIe millénaire, ceux-ci le sont plutôt sur le nom de dieux régio-


naux tels El (Bethel, Jezréel), Anat (Beth-Anat, Anatoth), Shamash
(Beth-Shemesh), Dagôn (Beth-Dagôn), Shalimu (Jérusalem),
Baal (Baal-Peraçim, Baala, Baalath), Yarihu (Jéricho)… Et il en
va à vrai dire de même pour les patronymes : de ceux qui
nous sont parvenus du Bronze récent ou du Fer I, pas un ne
contient l’élément yhwh. Il faut attendre la fin du Fer IIA pour
qu’apparaisse le premier nom assurément yahwiste d’Abiyahu
(Yhwh est mon père) dans le calendrier agricole de Gezer – il
s’agit là du nom de l’apprenti-scribe qui a recopié la tablette.
Troisième et dernier étonnement : aucun document datant
du Bronze récent (listes de dieux ou de sacrifices, correspon-
dance entre cités cananéennes ou avec l’Égypte, prières ou
encore traités) ne mentionne une seule fois le nom de Yhwh
dans tout le Levant. Sa première attestation extrabiblique se
trouve sur la stèle du roi moabite Mécha (840), qui y rapporte
sa revanche sur le royaume d’Israël après la mort d’Akhab.
Cette inscription est importante, car elle confère à Yhwh des
traits en tout similaires à ceux de Kemosh, le dieu national
des Moabites. Aux yeux de Mécha, Yhwh était donc la divinité
tutélaire de la famille régnant à Samarie.
La conclusion de ces trois étonnements est claire : le dieu
Yhwh ne faisait pas partie des panthéons traditionnels levan-
tins à la fin du Bronze récent. Il était en revanche connu à la fin
du Fer IIA ; c’est donc qu’il est apparu dans la région à l’époque
du Fer I-IIA, c’est-à-dire grosso modo au tournant du IIe et du

21
Les origines du Dieu unique

Ier millénaire. Deux grandes hypothèses sont aujourd’hui en lice


pour expliquer son origine :

• une hypothèse allochtone (ou sudiste) selon laquelle Yhwh


proviendrait de la région édomite de la Araba, au sud de la mer
Morte, et aurait été ensuite transféré en Canaan ;
• une hypothèse autochtone (ou nordiste) selon laquelle la
vénération yahwiste aurait au contraire émergé in situ.

Ce sont ces deux hypothèses que nous allons examiner


dans les pages qui suivent.

22
Les origines du Dieu unique

L’hypothèse allochtone :
une origine sudiste de Yhwh ?

Il s’agit de l’hypothèse soutenue aujourd’hui par la majorité


des chercheurs. Elle repose sur l’analyse d’inscriptions anciennes
et de quelques textes bibliques.

Les inscriptions anciennes


Deux listes de toponymes situées pour l’une dans le temple
d’Aménophis III à Soleb (1370) et pour l’autre dans celui de
Ramsès II à Amarah-ouest (1250) mentionnent tout d’abord un
territoire nommé « Yhw dans le pays des Shasus » (t3-š3św yhw3),
les Shasus désignant ici de façon indifférenciée les groupes
d’éleveurs semi-nomades qui vivaient en périphérie des zones
habitées et qui pouvaient, à l’occasion, s’adonner au petit ban-
ditisme ou s’embaucher comme travailleurs saisonniers dans les
mines et les chantiers égyptiens. À l’origine, Yhw(h) serait donc
un terme géographique, qu’il est toutefois tentant d’associer
à un nom divin tant il est prouvé ailleurs qu’un dieu peut être
identifié au lieu de sa manifestation (cf. notamment Athènes/
Athéna). Où situer dès lors ce territoire ? De l’avis de plusieurs
chercheurs, les toponymes des deux listes dépendent en réalité
du premier d’entre eux, « Séir dans le pays des Shasus » (t3-š3św
ś‘rr), que la Bible hébraïque rattache le plus souvent à la région
d’Edom, au sud de la mer Morte (Gn 32,4 ; 36,8-9.21 ; Nb 24,18 ;
Jg 5,4 ; Ez 35,15). Si nous suivons la documentation égyptienne,
force est donc d’admettre que les attestations les plus anciennes
de Yhwh ont partie liée avec le sud palestinien.

23
Les origines du Dieu unique

Plus tardives (795-730/20), les inscriptions de Kuntillet-Ajrud


vont dans le même sens en ce qu’elles évoquent un « Yhwh de
Teman [du sud] » et peut-être aussi un « Yhwh de Séir » à côté d’un
« Yhwh de Samarie ». À nouveau, il n’est pas anodin que la Bible
hébraïque se plaise à associer Teman et Edom (Gn 36,11.15.42 ;
Jr 49,7.20 ; Ez 25,13 ; Am 1,11-12 ; Abd 8-9), comme si l’un était
synonyme de l’autre. Cela montre en tout cas qu’au début du
VIIIe siècle, Yhwh était encore vénéré comme une divinité du sud.

Les textes bibliques


Trois poèmes sont classiquement convoqués pour justi-
fier l’idée d’une provenance sudiste de Yhwh, à savoir Dt 33,2 ;
Jg 5,4-5 (≈ Ps 68,8-9) ; Ha 3,3 qui, sans être très anciens pour
certains, regorgent tous de souvenirs anciens. Et que disent ces
textes ? En vrac : que Yhwh est celui du Sinaï, qu’il est venu de
Teman, qu’il a resplendi de la montagne de Paran, qu’il s’est levé
de Séïr et qu’il s’est avancé de la steppe d’Edom. Bien qu’ils ne
soient pas tous identifiés avec certitude, ces cinq toponymes
pointent clairement dans la même direction, le sud, direction qui
n’est pas sans faire écho à l’hypothèse madiano-qénite formulée
à la fin du XIXe siècle, selon laquelle il existe un lien d’origine
entre Yhwh et les Madianites (Ex 2,15-22 ; 4,24-26 ; 18,1-12) et/ou
les Qénites (Gn 4,1-16). Or nous savons par l’archéologie que les
tribus madianites ont rayonné du nord de la péninsule arabique
jusqu’au wadi Araba où elles ont été impliquées dans l’indus-
trie minière égyptienne. Quant aux Qénites, il s’agit visiblement
d’un clan semi-nomade bien implanté dans le nord du Néguev

24
Les origines du Dieu unique

(Jg 1,16 ; 1 S 27,10 ; 30,29). La Bible hébraïque laisse entendre à


leur propos qu’ils sont les ancêtres des forgerons (Gn 4,22), ce
que semble avaliser l’étymologie du nom de leur ancêtre Caïn
(« forgeron » en ouest-sémitique). Faut-il dès lors identifier ces
deux groupes aux « Shasus dans le pays de Yhwh » dont il a été
question plus haut ? C’est très possible quoique spéculatif. Cela
n’empêche pas le dossier biblique de confirmer ici les indications
fournies par l’épigraphie.

25
Les origines du Dieu unique

L’hypothèse autochtone :
une origine nordiste de Yhwh ?

Il s’agit de l’hypothèse défendue par les chercheurs affiliés à


l’école dite « de Berlin », qui s’attachent essentiellement à réfuter
les arguments de la position sudiste présentée dans les pages
précédentes. D’après eux en effet,

• les inscriptions égyptiennes de Soleb et d’Amarah-ouest tout


autant que celles de Kuntillet-Ajrud ne sont pas aussi limpides
qu’elles n’y paraissent. En particulier, l’équation ś‘rr = Séïr est
mise en question pour des raisons philologiques. Le terme ś‘rr
renverrait ainsi non pas à la région de Séïr-Edom, mais à un
territoire situé plus au nord, à proximité du Liban ;
• les poèmes bibliques cités pour justifier l’origine sudiste de Yhwh
(Dt 33,2 ; Jg 5,4-5 [≈ Ps 68,8-9] ; Ha 3,3) ne sont en réalité le reflet
d’aucune tradition ancienne. Ce sont au contraire des textes
tardifs rédigés après la destruction de Jérusalem (587), dont le
but est de pallier la perte du sanctuaire en le transférant au-
delà des limites de Juda.

D’autres exégètes se sont intéressés aux Psaumes anciens


de la Bible hébraïque qui dépeignent Yhwh sous les traits d’un
dieu de l’orage, figure clairement dominante des panthéons du
Levant, de l’Asie mineure et du nord de la Mésopotamie où était
pratiquée l’agriculture pluviale. Pour eux, ce serait là le profil le
plus original du dieu d’Israël, qui ne saurait ce faisant provenir
du sud.

26
Les origines du Dieu unique

Contentons-nous ici de trois brèves remarques, la première


d’entre elles concernant l’équation ś‘rr = Séïr. À vrai dire, et mal-
gré son caractère problématique, celle-ci demeure la réponse
la moins improbable à la question de la localisation de ś‘rr et
cela, à cause de l’orthographe très aléatoire du terme Séïr (ś‘r)
dans les inscriptions égyptiennes. Elle peut en conséquence être
maintenue. La seconde remarque porte sur la disqualification
de Dt 33,2 ; Jg 5,4-5 (≈ Ps 68,8-9) ; Ha 3,3 pour établir la prove-
nance sudiste de Yhwh. Disons-le d’emblée : ce rejet n’est pas
fondé. D’abord, plusieurs exégètes ont montré que la rédaction
de Jg 5,4-5 remonte vraisemblablement au début de l’époque
monarchique et témoigne ce faisant d’une tradition plus an-
cienne encore. Il apparaît ensuite que la diversité des territoires
évoqués (Sinaï, Teman, Edom, Séir, Paran) ne peut être expliquée
sur la base exclusive d’un modèle construit sur les dépendances
littéraires entre textes, mais renvoie plutôt à un fond tradition-
nel commun, selon lequel Yhwh s’est approché de son peuple
en partant du sud. Cette dernière idée ne peut donc pas être
une invention tardive. La troisième remarque que nous vou-
drions formuler a affaire pour sa part avec les Psaumes décri-
vant Yhwh comme un dieu de l’orage. Ici, le problème ne tient
pas tant aux analyses qu’au principe même de sélection, qui
restreint arbitrairement le profil de Yhwh à l’un de ses aspects
développés au début de la monarchie – il n’est pas surprenant
dès lors qu’il prenne la physionomie de dieux locaux ! Qu’en est-
il de ce qu’il était avant ? Silence.

27
Les origines du Dieu unique

La position nordiste achoppe enfin sur le caractère solitaire


unanimement reconnu du Yhwh ancien, lequel n’est tout simple-
ment pas compatible avec la structure complexe des sociétés
levantines, dont les panthéons sont un calque. Il correspond, en
revanche, aux organisations sociales moins institutionnalisées
du sud palestinien, telle celle des Shasus.
Les considérations qui précèdent montrent que l’hypothèse
autochtone repose sur des bases fragiles, qui plus est dépour-
vues d’évidence extrabiblique. C’est pourquoi nous poursuivrons
notre enquête en tenant pour acquise l’hypothèse d’une origine
sudiste de Yhwh.

28
Les origines du Dieu unique

Les caractéristiques originelles du dieu Yhwh

Nous venons de voir que Yhwh est apparu en Canaan au


tournant du IIe et du Ier millénaire, et qu’il provient de la région
d’Edom-Séïr, au sud de la mer Morte, où il était certainement
vénéré par des bandes de Shasus semi-nomades. Précisons
maintenant les contours de son identité en nous interrogeant
sur ses représentations et ses caractéristiques.

Le Yhwh des origines avait-il une représentation ?


Il est à vrai dire très difficile de répondre à cette question,
dans la mesure où aucune iconographie proprement yahwiste
n’a jusqu’à présent été clairement et indubitablement identifiée.
Dès qu’il pénètre en Canaan, Yhwh semble ainsi se fondre dans le
paysage et adopter les traits des divinités autochtones – il s’agit
là d’un classique de la théologie proche-orientale ancienne, où
l’ascension d’un dieu au sein d’un panthéon s’exprime le plus
souvent à travers l’appropriation d’attributs appartenant initia-
lement à d’autres dieux. Deux hypothèses alternatives ont été
toutefois formulées. La première se base sur la découverte de
sceaux en forme de scarabées datant du Fer IIA-IIB et laissant
apparaître une divinité anthropomorphe entourée de deux au-
truches qu’elle saisit à la gorge. À quelle divinité cet étrange motif
peut-il être attribué ? Nul ne le sait. L’association avec l’autruche
indique néanmoins qu’elle provient des zones arides situées à
la lisière des terres cultivées, exactement comme le dieu Yhwh
que décrivent Dt 33,2 ; Jg 5,4-5 ; Ps 68,8-9 ; Ha 3,3 et qui pourrait,
à ses débuts, avoir été représenté et appréhendé comme un
« maître des autruches ». C’est possible, quoiqu’indémontrable

29
Les origines du Dieu unique

in fine. La seconde hypothèse affirme de son côté que l’absence


d’iconographie spécifique est en réalité le signe d’un aniconisme
originel dont les bétyles et les stèles dispersés dans le Néguev,
autour du wadi Araba et dans la péninsule du Sinaï seraient les
témoins privilégiés. L’assignation de ces ensembles de pierres
dressées à une divinité déterminée reste cependant ouverte en
raison de l’ambiguïté dont ils sont frappés : servaient-ils vrai-
ment à figurer le dieu ou simplement à délimiter l’espace de sa
manifestation ? Ne pouvaient-ils pas en outre être peints voire
sculptés en surface ? Nous ne serions alors plus face à une
absence d’image… Le dossier est donc plus complexe qu’il n’y
paraît et l’hypothèse trop incertaine pour fournir une indication
fiable sur les prémices de la vénération yahwiste.

Quel genre de divinité le Yhwh des origines était-il ?


Là encore, répondre à cette question n’est pas chose aisée
étant donnée la pauvreté de la documentation. Le chercheur
n’a-t-il dès lors plus rien à dire ? Ce n’est pas sûr. Et pour cause :
le sud d’où provient Yhwh est une région qui a connu au Bronze
récent et au Fer I-II une activité minière importante dans la-
quelle ont été impliqués des Shasus, dont certains étaient pro-
bablement yahwistes. Il convient pourtant de se demander si la
vénération du dieu Yhwh n’était pas, à l’origine, liée au monde
de la métallurgie. Cette idée est d’autant plus attrayante que
la Bible hébraïque recourt fréquemment à ce genre d’imagerie
pour décrire l’action divine (cf. en particulier les théophanies
volcaniques d’Ex 19,16-19 ; Am 9,5 ; Mi 1,4 ; Ps 97,5 et le modus

30
Les origines du Dieu unique

operandi décrit en Is 34,9 ; 54,16 ; Jr 6,27-30 ; 9,6 ; Ez 22,18-21 ;


24,11). Elle permet en outre de mieux comprendre son carac-
tère solitaire si souvent relevé par les exégètes – les dieux de la
métallurgie égyptiens (Ptah) et mésopotamiens (Ea/Enki) sont
eux aussi solitaires. Si tel est le cas, nous serions là en présence
des traits les plus anciens de Yhwh.

31
Les origines du Dieu unique

Le transfert de Yhwh en Canaan

Avant de nous intéresser à la manière dont Yhwh est passé


de la région du wadi Araba au pays de Canaan, il convient
de dresser un bref tableau historique de la transition du IIe au
Ier millénaire dans le Levant.
En général, les historiens s’accordent sur le fait que la fin
du Bronze récent a été marquée dans cette région par des bou-
leversements de différents ordres qui ont abouti, en Canaan,
à l’effondrement du système des cités-États et à la perte du
contrôle égyptien. Cette crise va déclencher deux processus au
début du Fer I :

• la renaissance de quelques cités-États dans les vallées


septentrionales. Cette « nouvelle Canaan », pour reprendre
l’expression d’I. Finkelstein, disparaît cependant totalement
au cours du Fer IIA, probablement à la suite de raids menés
par des bandes issues des hautes terres d’Éphraïm et de Juda ;
• l’apparition de petits villages (50 habitants tout au plus) dans
les hautes terres susmentionnées, jusque-là relativement
peu occupées. Le passage progressif d’une agriculture de
subsistance à une production plus diversifiée va apporter à cette
région une certaine prospérité et permettre l’émergence d’élites
dirigeantes locales.

Les livres de Samuel, qui relatent les débuts de la monarchie


en Israël, peuvent être utilisés ici par l’historien pour prolonger
ce dernier point, à condition toutefois que celui-ci s’abstraie de

32
Les origines du Dieu unique

la perspective rédactionnelle qui considère Saül comme un roi


rejeté par Yhwh au bénéfice de David. Il apparaît alors plus ou
moins clairement que le fils de Qish est le premier homme fort
des hautes terres d’Ephraïm et de Benjamin à avoir posé les
bases d’une formation territoriale indépendante qui deviendra
par la suite le royaume d’Israël. Y aurait-il un lien entre cette en-
tité israélite naissante, désireuse d’étendre son influence, et les
bandes qui ont attaqué les cités de la nouvelle Canaan jusqu’à
leur effondrement ? C’est tout à fait possible. De même, les tra-
ditions qui décrivent David comme le chef charismatique du
sud judéen qui parvient à s’emparer du pouvoir à Hébron et à
Jérusalem sont elles aussi vraisemblables. L’archéologie montre
néanmoins que l’administration de cette zone à la fin du Fer IIA
ressemblait bien plus à celle d’une chefferie qu’à celle du vaste
empire dont parle la Bible hébraïque !
Le contexte historique étant fixé, qu’en est-il maintenant des
voies empruntées par Yhwh pour pénétrer en Canaan ? Deux
hypothèses nous semblent ici envisageables, qui ne s’excluent
nullement l’une l’autre. La première est celle d’un groupe de
Shasus (madianites ?) qui se seraient enfuis d’Égypte ou simple-
ment affranchis de leur tutelle égyptienne en se plaçant sous
la protection de leur dieu Yhwh et qui auraient trouvé refuge
dans les montagnes d’Ephraïm et de Benjamin. L’installation
de ce groupe et les contacts avec les populations locales qui
s’ensuivirent seraient ainsi à l’origine de la diffusion de la véné-
ration yahwiste dans cette région et, à avec elle, du credo selon
lequel Yhwh est celui qui fait sortir d’Égypte – credo exodique

33
Les origines du Dieu unique

qui s’étoffera peu à peu avant de devenir l’une des traditions


fondatrices du royaume d’Israël (cf. 1 R 12,28-29 ; Os 12,14). La
seconde hypothèse ne suppose quant à elle aucun déplace-
ment, mais seulement des interactions entre une population
sud-judéenne sédentaire et les tribus semi-nomades yahwistes
des franges désertiques (cf. en particulier Jg 1,16). Ce serait alors
par imprégnation lente que Yhwh aurait atteint le territoire du
futur royaume de Juda, sans être associé cette fois à l’idée d’une
sortie d’Égypte.

34
Les origines du Dieu unique

L’arrivée de Yhwh en Canaan

Nous venons de voir que Yhwh est probablement entré


en Canaan par deux chemins distincts : le nord (via un petit
groupe de Shasus fuyant la servitude égyptienne) et le sud
(via les interactions entre la population sud-judéenne et les
tribus semi-nomades des franges désertiques). La question
à laquelle nous devons répondre maintenant est de savoir
si l’arrivée de cette nouvelle divinité a provoqué des change-
ments dans le paysage religieux local. Disons-le d’emblée : la
réponse est négative. L’archéologie n’atteste en effet d’aucune
rupture majeure dans la culture matérielle des hautes terres
palestiniennes entre le Fer I et le Fer IIA. Cela signifie que Yhwh,
avec ses traits les plus propres, n’a pas été immédiatement
propulsé au sommet des panthéons autochtones (cf. notam-
ment le sanctuaire de Bethel, « maison de El », où il a peut-être
d’abord été subordonné au dieu El), mais qu’il s’est au contraire
inculturé en endossant les attributs et les caractéristiques ico-
nographiques de divinités bien choisies, qu’il s’agisse du dieu
de l’orage (type Baal/Hadad) ou du dieu trônant (type El), pour
ne citer que ces deux exemples.
La Bible hébraïque semble avoir gardé pour sa part des
traces éparses de cette pénétration progressive de Yhwh. C’est
très clair en ce qui concerne la ville de Jérusalem. En 1 R 8,12-
13, le roi Salomon prononce une prière de dédicace sur le
temple dont il vient d’achever la construction – certains exé-
gètes parlent plutôt de sa rénovation. Or, la forme la plus

35
Les origines du Dieu unique

ancienne de ces versets se trouve dans la Septante (3 R 8,53)


qui, si nous en effectuons la rétroversion, offre le texte suivant :

Le Soleil a fait savoir depuis le ciel : ‘Yhwh a dit qu’il vou-


lait habiter dans l’obscurité’. Bâtis ma maison, une maison
magnifique pour toi, pour y habiter toujours de nouveau !

Selon cette reconstitution, le temple que Salomon bâtit/


rénove est avant tout une maison pour une divinité solaire (cf.
l’orientation est-ouest du bâtiment en 1 R 6,8 ; 7,39), au sein de
laquelle est aménagée une annexe pour Yhwh. Autrement dit,
le temple de Jérusalem a durant un certain temps abrité non
pas un, mais… deux dieux (cf. en ce même sens la vénération
de Dagan dans le temple de El à Ougarit) !
Un autre exemple est celui du sanctuaire de Silo, dont le livre
de Jérémie se souvient par deux fois de la dévastation (Jr 7,12-
14 ; 26,6-9) – l’archéologie du site révèle que celle-ci a été totale
et qu’elle a eu lieu dans la seconde moitié du XIe siècle. Associé
à la figure du prophète Samuel qui y a passé son enfance, ce
sanctuaire joue un rôle majeur dans la Bible hébraïque. Il s’agit
en effet d’un lieu de pèlerinage yahwiste (1 S 1,3.22), appa-
remment construit en dur et comportant une statue anthro-
pomorphe de Yhwh (cf. en ce sens la mention de la « face de
Yhwh » en 1 S 1,12.15.19 ; 2,11.17.18 ; 3,1). Selon 1 S 8-12, Samuel
a été mêlé d’une façon ou d’une autre à l’installation de Saül à
la tête d’Israël. Or, les fils de ce dernier, dont le règne se situe
quelque part au cours du Xe siècle, portent tous des noms ya-
hwistes – Jonathan (Yhwh a donné) et Ishbaal (homme de Baal,

36
Les origines du Dieu unique

l’élément baal pouvant être ici un titre de Yhwh) –, ce qui montre


qu’il vénérait Yhwh. A-t-il adopté ce dieu via Samuel et donc indi-
rectement via Silo, détruit à son époque ? C’est vraisemblable.
Récapitulons. Divinité importée, Yhwh a dans un premier
temps été vénéré par des tribus aux côtés d’autres divinités et
dans une variété de sanctuaires locaux. Ce n’est que dans un
second temps qu’il séduit les élites et devient, au Fer IIB, la divi-
nité tutélaire des dynasties régnantes.

37
Les origines du Dieu unique

Le dieu Yhwh
à l’époque
monarchique

38
Les origines du Dieu unique

De l’émergence des royaumes d’Israël


et de Juda (IXe siècle) à la chute de Jérusalem
(587) : bref aperçu historique

Nous avons vu dans le chapitre précédent que l’histoire


des hautes terres d’Ephraïm et de Juda est marquée au Fer IIA
par le « règne » de quelques hommes forts établis dans des
villes modestes et cherchant à étendre leur domination sur les
territoires avoisinants. Cette situation va changer de manière
spectaculaire au début du Fer IIB avec l’apparition de plusieurs
royaumes pleinement constitués, les plus hégémoniques dans
la région étant ceux de Damas et d’Israël.
Sans aucun doute, c’est avec la dynastie omride (886-841)
que le royaume d’Israël connaît sa première phase de prospé-
rité économique et d’expansion territoriale, laquelle se double,
à Samarie et dans les zones frontalières notamment, d’une
impressionnante activité architecturale. Cette période faste ne
sera toutefois que de courte durée. L’affaiblissement provisoire
de l’Assyrie et l’accession de Hazaël au trône de Damas (842)
modifient en effet l’équilibre des forces au Levant. Profitant de
la conjoncture, Hazaël attaque son rival israélite et lui enlève
la Galilée, le Galaad, ainsi que les vallées du nord. Moab et
Juda suivent l’exemple et se libèrent du joug omride. Mais le
pendule géopolitique oscille de nouveau à la fin du IXe siècle.
En particulier, l’avènement d’Adad-Nerari III à Nimrud (811)
marque le retour de la pression assyrienne dans la région et
l’affaissement de la puissance damascène. Vassaux de l’Assy-
rie, les rois israélites Joas (803-787) et Jéroboam II (787-747)

39
Les origines du Dieu unique

récupèrent alors tout ou partie des territoires omrides conquis


autrefois par Hazaël et leur ajoutent la vallée nord du Jourdain.
Fort de cette nouvelle expansion, le royaume connaît une deu-
xième phase de prospérité. Celle-ci ne survit cependant pas au
virage impérialiste pris par la politique assyrienne en 745. En
à peine un quart de siècle, les principaux royaumes du Levant
sont réduits à l’état de provinces, après avoir été soumis au
paiement de lourds tributs. La ville de Samarie est prise pour
sa part en 720 – c’est la fin du royaume d’Israël.
Qu’en est-il maintenant du royaume de Juda ? D’après la
plupart des archéologues, celui-ci ne commença à se dévelop-
per de façon significative qu’à la fin du IXe siècle et atteignit son
apogée à la fin du VIIIe et au VIIe siècles, à l’ombre de la domi-
nation assyrienne. Cette dernière période est toutefois émaillée
de quelques tentatives d’émancipation des élites judéennes,
lesquelles cherchent d’abord des appuis en Égypte, puis se ré-
voltent franchement à la mort de Sargon II (705). Sennachérib,
son successeur, intervient alors massivement et dévaste le pays
(701), qu’il prive de la Shefelah – seule Jérusalem échappe
à la destruction. La soumission du roi Manassé (687-642) va
permettre un certain retour à la prospérité. À partir de 625,
l’Assyrie relâche toutefois sa pression sur le Levant, qui passe
provisoirement sous contrôle égyptien. Le roi Josias (640-609)
en profite pour étendre son royaume vers le nord et lancer
une réforme cultuelle. Puis les événements s’accélèrent : l’Assy-
rie s’effondre en 606 et les Babyloniens prennent rapidement
possession du Levant. Le roi Yoyakim (609-598) ayant choisi

40
Les origines du Dieu unique

d’être fidèle à l’Égypte, les Babyloniens assiègent Jérusalem.


Son fils Yoyakin (598-597) se rend et est exilé avec une partie
de la cour. Nabuchodonosor intronise alors Sédécias (597-587),
lequel cède à une faction anti-babylonienne et se révolte. La
réaction babylonienne est extrêmement violente. En 587, le
roi est capturé et exilé avec une seconde vague de déportés.
Jérusalem est incendiée et son temple rasé.

41
Les origines du Dieu unique

Le culte officiel de Yhwh


dans le royaume d’Israël

Nous avons vu plus haut que les Saülides vénéraient cer-


tainement déjà Yhwh. Qu’en est-il des hommes forts qui lui
ont succédé à la tête de la première entité territoriale israélite
(Jéroboam I, Nadab, Baésha, Ela, Zimri et Tivni, d’après la Bible
hébraïque) ? Ce n’est pas clair, tant les textes bibliques qui les
concernent témoignent à charge (1 R 12,1-16,22). Nous savons
en revanche par la stèle de Mécha qu’il était la divinité tutélaire
de la dynastie omride et qu’il disposait d’un sanctuaire à Néboh
(« j’emportais de là [= Néboh] les vases de Yhwh et je les traî-
nais devant Kemosh »). La Bible hébraïque mentionne de son
côté l’existence d’un sanctuaire yahwiste à Samarie, la nouvelle
capitale du royaume, qu’elle qualifie cependant négativement
de « maison de Baal » (1 R 16,32). Plusieurs lieux de culte locaux
datant de la seconde moitié du IXe siècle ont été découverts
sinon à Megiddo (sanctuaires domestiques) ou encore à Tel
Amal, non loin de Beth-Shéan, et Tanak, dans la vallée de Jezréel
(sanctuaires ruraux). Quels qu’aient été les dieux qui y étaient
adorés, ces derniers montrent à l’évidence que le culte sous les
Omrides n’était pas centralisé.
Mais faisons un pas de plus. La Bible hébraïque évoque
en effet deux autres sanctuaires yahwistes situés à Bethel et à
Dan, dont la fondation par Jéroboam I (933-911) est racontée
en 1 R 12,26-33. L’archéologie montre toutefois que ce texte
étiologique est le reflet de réalités non du Xe, mais du début du
VIIIe siècle, ce qui correspond au règne de Jéroboam II (787-747)

42
Les origines du Dieu unique

– peu actif au Fer IIA, le site de Bethel est plus prospère que
jamais au Fer IIB (cf. en ce même sens Am 7,13), tandis que Dan
ne passe sous contrôle israélite que dans la première moitié
du VIIIe siècle. C’est aussi à ce moment que cessent de fonc-
tionner les lieux de culte locaux de l’époque omride. Bref, tout
incite à penser que le développement du royaume d’Israël sous
Jéroboam II s’est accompagné d’une profonde réorganisation
du culte, laquelle a pu être motivée par des intérêts tant idéo-
logiques qu’économiques. Ainsi, 1 R 12,26-33 ne nous dit pas
grand-chose du culte yahwiste tel qu’il était pratiqué au Xe siècle ;
il nous apprend simplement, à travers la langue polémique de
ses rédacteurs, qu’au VIIIe siècle,

• Yhwh était officiellement vénéré à Bethel et à Dan sous la


forme d’un taurillon, substitut levantin de la force indomptable
solidement ancré à tous les niveaux de la religion au
Bronze récent et au Fer I (cf. Os 8,5-6 ; 10,5-6 pour un culte
thériomorphe à Samarie et Os 13,2 pour une allusion à des
taurillons dévotionnels) ;
• il y était considéré comme le dieu de la sortie d’Égypte,
expression concrète de la force dont il vient d’être question.
Cela signifie que le credo exodique des Shasus qui se sont
réfugiés autrefois dans la montagne d’Ephraïm et de Benjamin
a été digéré par les populations locales au point de devenir leur
propre credo.

Mais alors pourquoi les rédacteurs judéens de 1 R 12,26-33


ont-ils projeté une réalité du règne de Jéroboam II vers celui
de Jéroboam I ? La réponse est claire : il s’agit, pour eux qui ne

43
Les origines du Dieu unique

reconnaissent la légitimité que d’un seul sanctuaire (v. 27), de


disqualifier l’histoire du royaume d’Israël ab ovo. À leurs yeux,
celle-ci ne sera d’ailleurs que la perpétuation de ce péché origi-
nel – « le péché de Jéroboam ».
Notons, pour finir, qu’un autre sanctuaire yahwiste semble
avoir existé à Qiryath-Yearim sous Jéroboam II, lequel aurait
abrité en son sein l’arche de Yhwh. Selon T. Römer et I. Finkelstein
qui se sont penchés sur le sujet, le récit cocasse de 1 S 4,1-7,1
pourrait avoir eu pour fonction d’en justifier la fondation.

44
Les origines du Dieu unique

Le culte officiel de Yhwh dans le royaume


de Juda

À l’instar de Kemosh en Moab, Milkom en Ammon ou en-


core Qos en Edom, Yhwh est devenu la divinité principale des
royaumes d’Israël et de Juda au cours du IXe siècle, vraisembla-
blement à Samarie d’abord, puis seulement ensuite – horribile
dictu ! – à Jérusalem. Pour preuve ? Le premier roi judéen à porter
un nom clairement yahwiste dans la Bible hébraïque est Josaphat
(870-846), le fils d’Asa, lequel s’avère être en même temps un
vassal docile de la puissante dynastie omride (1 R 22,2-4 : il
soutient l’effort de guerre d’Akhab contre Damas en lui livrant
hommes et chevaux ; 2 R 8,18 : il donne Athalie, la sœur ou la
fille de ce dernier, en mariage à son fils Joram, consolidant ainsi
l’alliance entre les deux familles). Dans ce contexte, il est tout à
fait envisageable que Yhwh, jusque-là confiné dans son annexe
du temple de Jérusalem, ait été élevé au rang de dieu national
local sous la pression d’Israël, qui aurait trouvé en lui le moyen
religieux de renforcer sa mainmise sur son voisin du sud, si ce
n’est de l’absorber. Ce projet ne survivra toutefois pas à la fin
des Omrides en 841 (835 : mort d’Athalie) à partir de laquelle
Juda commencera à se libérer de ses obligations. Yhwh de son
côté ne bougera pas ; il restera la divinité de la lignée davidique
jusqu’à la prise de Jérusalem. Intéressons-nous maintenant à
ses sanctuaires officiels.

45
Les origines du Dieu unique

Le premier qui vient à l’esprit est évidemment celui de


Jérusalem, dont la théologie à l’époque monarchique est conden-
sée en Jr 17,12 :

Un trône de gloire, là-haut dès l’origine, lieu de notre


sanctuaire !

Cette acclamation articule deux éléments apparemment


contradictoires : un élément céleste (le trône divin, posé sur
la montagne des origines) et un élément terrestre (le sanc-
tuaire). Or, dans les représentations du monde proche-orien-
tale et égyptienne anciennes, le temple est justement le lieu
où ces deux éléments s’unissent, où le ciel rencontre la terre,
où l’espace est transcendé ; il est le lieu où le dieu réside, sans
y être pour autant enfermé – et le temple de Jérusalem, nous
le voyons, ne fait pas exception (cf. en ce même sens Ps 11,4 ;
20,3.7 ; 76,3.9). Un autre aspect de la théologie jérusalémite, qui
se retrouve du reste dans la littérature hymnique environnante,
est son insistance sur la royauté de Yhwh, sa suprématie sur
les autres divinités et sa capacité à préserver l’ordre cosmique
des forces du chaos (Ps 24,7-10 ; 29,1-10 ; 93,1-4 ; 97,1-7 ; 98,4-
9…). Celui-ci ne règne cependant pas directement, mais par la
médiation du roi qu’il a lui-même béni et chargé en retour de
répandre ses bénédictions sur le peuple (Ps 18,33-46 ; 21,2-13 ;
72). Dernière remarque : d’un point de vue historique, le carac-
tère central et inviolable de Jérusalem tel qu’il affleure dans le
livre d’Isaïe et de nombreux psaumes n’a probablement pas
été réfléchi avant le siège avorté de la ville en 701, mais en est

46
Les origines du Dieu unique

bien plutôt le fruit – un désastre politique pour une fécondité


théologique (Ps 48,2-9) !
En dehors de Jérusalem, Yhwh était également vénéré à
Arad et à Beersheba, dans le nord du Néguev. Ces deux sites
ont ceci de commun que leurs sanctuaires ont peut-être été
démantelés de façon délibérée avant la répression assyrienne
de 701. Faut-il y voir une suite de la réforme d’exclusivisme ya-
hwiste menée par Ezéchias (2 R 18,4) ? Cette hypothèse mérite
d’être énoncée, quoiqu’elle soit loin de faire l’unanimité.
Enfin, un quatrième sanctuaire yahwiste semble avoir fonc-
tionné à Lakish, principal centre de l’administration judéenne
dans la Shefelah. Celui-ci a apparemment connu un sort iden-
tique à ceux d’Arad et de Beersheba.

47
Les origines du Dieu unique

Les représentations de Yhwh à l’époque


monarchique

Dans le Proche-Orient ancien et en Égypte, la présence


divine était partout regardée comme la condition sine qua non
de la stabilité de l’ordre cosmique et, partant, de la prospérité
d’un roi, de son royaume et de son peuple. Celle-ci se rendait
concrètement visible et agissante à travers des images/statues
rituellement consacrées dont roi et prêtres avaient la responsabi-
lité. Regardons plus en détail ce qu’il en était dans les royaumes
d’Israël et de Juda.

Dans le royaume d’Israël


Nous avons vu, plus haut, que Yhwh était officiellement
vénéré à Samarie, Bethel et Dan sous la forme d’un taurillon,
du moins au VIIIe siècle. Or, le choix d’un tel support iconogra-
phique est quelque peu étonnant. Solidement ancré dans l’uni-
vers religieux du Bronze récent et du Fer I, celui-ci n’apparaît en
effet plus qu’épisodiquement au Fer II. Comment expliquer dès
lors son retour sous Jéroboam II ? La réponse à cette question
doit, nous semble-t-il, être recherchée à Bethel. Ce temple a été
actif au Fer I et était alors certainement consacré au dieu El
(Bethel = maison de El), dont le taureau est l’un des marqueurs
de présence. Il n’est pas exclu, ce faisant, que Jéroboam II se
soit contenté de réhabiliter ce symbole antique et de l’associer à
Yhwh, le nouveau maître des lieux. Le culte thériomorphe a tou-
tefois fait l’objet de sévères critiques de la part des prophètes.
Pensons par exemple Os 8,5-6, dont le noyau ancien se résume
aux lignes suivantes :

48
Les origines du Dieu unique

Il [= Yhwh] a rejeté ton jeune taureau, Samarie !


Oui, le veau de Samarie s’en ira en morceaux !

Clairement, Osée pousse ici à l’extrême la distinction, clas-


sique dans le Proche-Orient ancien, entre un dieu et ses repré-
sentations matérielles : à cause du comportement fautif des
hommes, Yhwh s’est distancié de ses images cultuelles et les a
même rejetées. Le culte n’a plus de prise sur lui ! Cette critique,
vouée à un bel avenir, semble être une innovation du prophète.
Yhwh possédait-il d’autres représentations ? C’est vraisem-
blable. Le récit de Gn 28,10-22 est de ce point de vue instructif :
Jacob y est décrit comme le fondateur du sanctuaire de Bethel
et érige pour cela une stèle, qui peut très bien servir d’alterna-
tive extérieure au taurillon. L’arche accueillie à Qiryath-Yearim
a de son côté pu contenir une statuette anthropomorphe de
Yhwh. Nous pouvons donc assumer que celui-ci disposait d’une
diversité de représentations complémentaires, répondant cer-
tainement à des besoins cultuels différents.

Dans le royaume de Juda


Contrairement à ce que laissent croire certains textes de
la Bible hébraïque et leurs commentateurs, le culte de Yhwh
dans le premier temple de Jérusalem n’était sans doute pas
aniconique, mais inspiré et porté par l’image d’un dieu assis sur
son trône. Cette image apparaît notamment en Is 6,1-5 où le
prophète, qui se situe justement dans le temple, entrevoit « le
Seigneur [Yhwh] assis sur un trône très élevé ». Qu’est-ce à dire
ici sinon qu’il aperçoit une statue anthropomorphe de Yhwh

49
Les origines du Dieu unique

(cf. également 1 R 22,19) ? La description du Saint des Saints en


1 R 6,23-28 suggère de son côté que ce trône est un trône de
chérubins (cf. le titre « celui qui siège sur les chérubins » attribué
à Yhwh en 1 S 4,4 ; 6,2 ; 2 R 19,15 [= Is 37,16] ; Ps 80,2 ; 99,1).
Plusieurs psaumes, enfin, évoquent une procession (Ps 24,7-10 ;
68,25-26) ou le désir ardent de voir la « face de Yhwh » (Ps 17,15 ;
42,3 ; 63,3…), lesquels sont à nouveau de claires allusions à une
statue dans le temple.
Mais ce n’est pas tout. La présence à Arad d’une ou deux
stèles incite à penser que Yhwh était aussi vénéré sous cette
forme dans le royaume de Juda.

50
Les origines du Dieu unique

Yhwh était-il le seul dieu vénéré à l’époque


monarchique ?

La réponse à cette question est clairement négative. Si le


principe monolâtrique sur lequel reposent les royaumes d’Israël
et de Juda accorde à Yhwh une place privilégiée, en particulier
dans le culte officiel, il n’exclut nullement l’existence d’autres
dieux. Nous nous limiterons ici à deux dossiers emblématiques,
ceux de Baal et d’Ashéra.

Yhwh et Baal
Baal est sans doute la divinité la plus détestée de toute la
Bible hébraïque. Aussi loin qu’il est possible d’en juger, cette
hostilité remonte au IXe siècle, quand le roi Akhab, fils d’Omri,
épouse Jézabel, une princesse phénicienne, certainement pour
des raisons diplomatiques. D’après la Bible hébraïque, cette ou-
verture à la Phénicie s’est traduite par l’introduction d’un Baal à
Samarie (1 R 16,32), laquelle a déclenché la révolte des milieux
attachés à la vénération de Yhwh. Dans les livres des Rois, ce
front anti-Baal a pris les traits du prophète Élie (1 R 17-18) et de
Jéhu le Nimshite (2 R 9-10).
Mais à vrai dire, pourquoi tant de haine ? Y aurait-il une
incompatibilité génétique entre Yhwh et Baal qui les empêche-
rait de cohabiter ? Il semble que ce soit plutôt le contraire…
Un certain nombre de psaumes anciens de la Bible hébraïque
décrivent en effet Yhwh comme un authentique dieu de l’orage
de type Baal/Hadad (Ps 17,8-16 ; 29,3-9 ; 65,10-14 ; 77,17-20 ; 97,2-
5…) ! Dès le IXe siècle en Israël et vers la fin du VIIIe siècle en

51
Les origines du Dieu unique

Juda, il adopte même les symboles ouraniens et solaires du


Baal-Shamem phénicien documentés par l’iconographie pour
devenir à son tour un seigneur du ciel (Os 6,3.5 ; So 3,5 ; Ps 43,3 ;
84,12). La raison d’être de l’hostilité entre Yhwh et Baal semble
donc résider avant tout dans leur proximité, et non dans des
conceptions opposées du divin. Os 2,4-15 montre d’ailleurs que
leurs cultes étaient sans cesse confondus. Ils se distinguent tou-
tefois sur un point : à la différence de Baal, Yhwh n’avait pas
de parèdre.

Yhwh et Ashéra
Bien connue des panthéons levantins comme parèdre du
dieu El, Ashéra est une déesse que la Bible hébraïque voue aux
gémonies au moins autant que Baal (1 R 15,13 ; 18,19 ; 2 R 21,7 ;
23,4.6-7 et peut-être Jr 44,16-19). Or, elle se trouve très étrange-
ment associée à Yhwh dans les inscriptions de Kuntillet-Ajrud
et de Khirbet el-Qôm (VIIIe siècle). Sur la cruche B de Kuntillet-
Ajrud figure par exemple la bénédiction suivante – les autres
inscriptions sont du même ordre :

brkt ’tkm lyhwh šmrn wl’šrth


que les interprètes traduisent en général par :
« Je vous bénis par Yhwh de Samarie et par son Ashéra ! »

Il en est alors déduit qu’Ashéra est la parèdre de Yhwh. Cette


explication bute néanmoins sur une difficulté grammaticale : en
hébreu, un nom propre n’admet pas de suffixe possessif (–h).
Tenant compte de ce critère, d’autres chercheurs ont proposé
de voir derrière l’expression ’šrt non la déesse elle-même, mais

52
Les origines du Dieu unique

son objet cultuel (un poteau) ou encore le sanctuaire de Yhwh,


d’après un sens possible de ’šrh attesté dans plusieurs langues
ouest-sémitiques. Sans vraiment convaincre, avouons-le. La lec-
ture la plus lumineuse à nos yeux est celle que J. Tropper a
récemment soumise à la critique. Pour lui, ’šrth serait en réalité
la forme développée du nom ’šrt – l’orthographe ’šrh de la Bible
hébraïque est absente des sources épigraphiques –, le suffixe
h assurant la prononciation ā finale (’ašir[a]tā) et lui conférant
une touche archaïsante. En ce sens, la bénédiction serait don-
née non pas « par Yhwh et son Ashéra », mais « par Yhwh et
Ashéra », ce qui ne suppose aucun lien marital entre les deux
dieux. En entrant en Canaan, Yhwh n’a donc pas perdu son
caractère solitaire originel !

53
Les origines du Dieu unique

La réforme de Josias : « Yhwh est un »

Avant de nous intéresser à cette réforme proprement dite,


revenons brièvement sur la situation religieuse du royaume de
Juda au début du Fer IIC, c’est-à-dire durant ce que beaucoup
d’historiens appellent le « siècle assyrien » (vers 730-630). Deux
évolutions majeures semblent caractériser cette période. La pre-
mière est une tendance générale à l’astralisation des symboles,
sous influence araméenne. Apparaissent ainsi peu à peu dans la
glyptique judéenne du VIIe siècle des représentations d’un dieu-
lune anthropomorphe, trônant et bénissant, qui peut être sans
difficulté identifié au dieu El local. Or un des graffitis de Khirbet
Bet-Lei montre précisément qu’à la fin du VIIIe siècle, Yhwh et
El ne comptaient pas pour deux dieux différents :

Interviens, Yah, El miséricordieux !


Acquitte Yah, Yhwh !

Yhwh aurait donc déposé ses attributs solaires de Baal-


Shamem, jusque-là prédominants, pour adopter le profil d’un El
ourano-lunaire plus dans l’air du temps. Quoi qu’il en soit de ce
point, la Bible hébraïque reflète clairement une intensification
du culte astral dans le royaume de Juda à la fin du VIIIe siècle
et au VIIe siècle (2 R 21,3-5 ; 23,5.12 ; Jr 7,17-18 ; 8,2 ; 19,13 ; 44,17 ;
So 1,5…). La seconde évolution majeure que nous voudrions
évoquer est la reprise de la production (industrielle) de figu-
rines-piliers en terre cuite représentant la déesse Ashéra sous
les règnes d’Akhaz (735-716) et surtout d’Ezéchias (728-687).
D’après la Bible hébraïque, celle-ci possédait même une image

54
Les origines du Dieu unique

cultuelle dans le temple de Jérusalem, probablement de forme


féminine étant donné les robes qui lui étaient cousues (2 R 21,7 ;
23,7). Il s’agit là d’un bel indice de la convergence au début du
Fer IIC entre la piété personnelle et la religion officielle.
Qu’en est-il maintenant de la politique religieuse menée
par le roi Josias (640-609), qui accède au trône après les deux
règnes pro-assyriens de Manassé (687-642) et d’Amon (642-
640) ? La Bible hébraïque, qui est notre seule source d’infor-
mation, décrit une réforme cultuelle d’ampleur entreprise « la
dix-huitième année de son règne » après la découverte du « livre
de la Loi » dans le temple de Jérusalem (2 R 22-23) – ce motif,
assez fréquent dans la littérature ancienne, sert généralement
à légitimer les réformes politiques et religieuses. 2 R 23 relate
ainsi que sont éliminés du temple les prêtres associés aux cultes
astraux (v. 5), la déesse Ashéra (v. 6 ; cf. toutefois Jr 7,18 pour
la poursuite de ce culte sous le roi Sédécias), les prostitués sa-
crés et leur atelier de couture destiné à vêtir Ashéra (v. 7), les
chars et les chevaux de Shamash (v. 11), les autels sur lesquels
étaient célébrés des cultes astraux (v. 12). Plusieurs de ces chan-
gements, nous le voyons, concernent le culte astral, alors à la
mode chez les Assyriens. Josias aurait-il profité de leur affai-
blissement pour réorganiser son royaume ? C’est plus que vrai-
semblable. Ce qui est également sûr, c’est que sa réforme a
été supportée idéologiquement par une première édition du
Deutéronome, lequel devait s’ouvrir en Dt 6,4-5 par l’affirmation
« Yhwh est un ». Non pas Yhwh est le seul dieu, mais Yhwh est

55
Les origines du Dieu unique

un, c’est-à-dire qu’il ne se manifeste désormais plus à Samarie,


Teman, Hébron ou ailleurs, mais exclusivement à Jérusalem,
et qu’il exige de ses fidèles une loyauté absolue. Le corollaire
de cette confession est évidemment l’existence d’un seul lieu
de culte légitime – Jérusalem (Dt 12,13-27). Cette réforme de
centralisation cultuelle mono-yahwiste n’a certainement pas eu
un succès immédiat. Il n’empêche : elle constitue une étape clé
dans l’évolution du credo yahwiste.

56
Les origines du Dieu unique

La constitution
progressive
du monothéisme
à l’époque perse

57
Les origines du Dieu unique

De la chute de Jérusalem à l’arrivée


d’Alexandre le Grand : bref aperçu historique
sur les périodes néo-babylonienne et perse

Selon la Bible hébraïque, après la destruction de Jérusalem


en 587, les Babyloniens nomment « commissaire dans le pays »
un certain Guedalias, « fils d’Ahiqam, fils de Shafan », qu’ils
installent dans la bourgade de Miçpa, au nord de Jérusalem.
Celui-ci est toutefois rapidement assassiné par une conspi-
ration à la solde de Baalis d’Ammon, ce qui va provoquer la
fuite vers l’Égypte d’une partie de la population non déportée
(2 R 25,22-26 ; Jr 40-44). En dehors de ces événements, nous
ne savons pas grand-chose de la minuscule province de Judée
à l’époque babylonienne. Il est probable que sa situation se
soit normalisée et que Miçpa en soit resté le principal centre
administratif jusqu’à l’arrivée des Perses. Plusieurs lots de ta-
blettes cunéiformes attestent que la plupart des déportés en
Babylonie ont été quant à eux mis au service du roi. Certains
ont par la suite fait carrière dans l’administration comme mar-
chands royaux, scribes ou interprètes ; la majorité d’entre eux a
cependant été envoyée à la campagne défricher des territoires
sauvages. L’une de ces nouvelles colonies porte justement le
nom d’Āl-Yahūdu, ce qui montre que ses habitants venaient de
Judée et peut-être même de Jérusalem, Yahūdu désignant en
babylonien aussi bien l’ancien royaume de Juda que sa capi-
tale. Cette politique de regroupement des déportés par origine
a clairement permis aux Judéens de préserver leur identité.

58
Les origines du Dieu unique

Certaines communautés ont ainsi été de hauts lieux de ré-


flexion dont l’apport à la Bible hébraïque est considérable.
L’entrée à Babylone du roi perse Cyrus en 539 signe néan-
moins la fin de la domination babylonienne dans le Levant, le-
quel passe sous domination achéménide. La Judée est intégrée
à la province de Transeuphratène, qui deviendra satrapie sous
Xerxès Ier. Le retour massif des déportés judéens qu’évoquent
les livres d’Esdras et des Chroniques est exagéré et n’a laissé
aucune trace archéologique. Il faut plutôt imaginer ici un retour
très progressif d’une petite partie de cette population, l’autre
ayant préféré demeurer en Babylonie où la vie était autrement
plus facile que dans la mère-patrie. Nous ne savons pas bien
quand et pourquoi Jérusalem est redevenue la capitale de la
Judée. La reconstruction du temple (520-515) et les travaux
lancés sous le gouvernorat de Néhémie (445-432) attestent
quoi qu’il en soit de son importance croissante au Ve siècle –
d’après l’archéologie, la ville se limitait au temple et le centre
administratif perse était situé un peu plus loin, à Ramat Rahel.
L’opposition que Néhémie a affrontée à son arrivée (Sanballat
le Horonite [= Samarie], Tobiya l’Ammonite, Geshem l’Arabe,
les Ashdodites : cf. Ne 2,10.19 ; 3,33-35… + le prêtre Elyashib
et les notables associés à Tobiya : cf. Ne 6,17-19 ; 13,6-9) in-
dique en outre que le relatif désintérêt des Babyloniens et des
Perses pour cette région durant près d’un siècle avait laissé
les élites locales libres d’établir entre elles un réseau de rela-
tions de type patron-client assez serré. En particulier, la riche

59
Les origines du Dieu unique

province de Samarie, qui possédait elle aussi un sanctuaire


yahwiste à Sichem (425-424), ne devait pas se priver d’interfé-
rer dans les affaires internes de la Judée voisine. Les Perses y
renforcent toutefois leur présence militaire à la fin du Ve siècle
du fait des révoltes récurrentes et in fine de l’indépendance de
l’Égypte. Frontière de l’empire, la Judée joue désormais un rôle
stratégique majeur. Mais ce ne sera que pour peu de temps :
la bataille d’Issos en 333 la fait basculer sous la domination
d’Alexandre. S’ouvre alors l’époque hellénistique.

60
Les origines du Dieu unique

La réponse deutéronomiste à l’exil :


en marche vers le monothéisme

Il ne fait pas de doute que la destruction de Jérusalem et


le démantèlement du royaume de Juda par les Babyloniens en
587 ont provoqué un profond traumatisme au sein des élites
judéennes. Les piliers traditionnels garantissant la cohérence
idéologique et politique de tout État dans le Proche-Orient
ancien étaient en effet à terre : le roi était déporté ; le temple,
réputé inviolable, était en ruines ; l’intégrité territoriale était
pulvérisée. Comment comprendre ces événements ? Le dieu
Yhwh a-t-il donc abandonné son peuple ? Ou bien a-t-il été
vaincu par Marduk ? Bref, comment surmonter la crise ?
Une réponse à ces questions est fournie par un groupe que
les exégètes appellent les « deutéronomistes » (dtr), dont l’émer-
gence est étroitement corrélée à l’évolution des cursus de for-
mation scribale à la fin du VIIe siècle, lorsque le Deutéronome
(ou mieux : une première version du code deutéronomique =
Dt 12-26) s’est petit à petit substitué à la littérature sapientielle
dans l’enseignement des écoles. Les scribes dtr sont en ce sens
des individus qui ont, dès leur plus jeune âge, baigné dans les
concepts et la phraséologie de cet écrit (alliance, vénération
exclusive de Yhwh, centralisation du culte…), qu’ils ont ensuite
diversement appliqués aux textes qu’ils révisaient. Certains
d’entre eux ont été déportés à Babylone avec les élites de Juda.
Là-bas, ils ont procédé à la relecture et à la réinterprétation des
traditions anciennes du royaume au regard des événements
récents (surtout Josué au sein de l’ensemble Exode-Josué et
Samuel-Rois), en les alignant en partie sur le Deutéronome.

61
Les origines du Dieu unique

D’autres, au contraire, sont restés sur place. Probablement


réfugiés à Miçpa, ils ont repris les oracles attribués au pro-
phète Jérémie et les ont eux aussi progressivement alignés sur
le Deutéronome. Il existait donc, au VIe siècle, au moins deux
groupes dtr distincts, établis dans des lieux différents, avec des
points d’insistance distincts (cf. par exemple l’accent mis sur
la législation sociale en Jérémie, absente de Rois). Peut-être
y en avait-il même un troisième (basé à Miçpa), si nous ad-
mettons que les livres d’Osée et d’Amos ont été, comme celui
de Jérémie, révisés par des rédacteurs dtr à l’époque babylo-
nienne. Cette activité littéraire des scribes dtr ne cessera pas à
l’arrivée des Perses ; elle continuera d’accompagner les chan-
gements socio-politiques dans la région jusqu’à la publica-
tion du Pentateuque, au début du IVe siècle. Le Deutéronome,
tombé dans le domaine public, ne sera alors plus l’apanage
d’un groupe particulier.
Regardons maintenant comment les scribes dtr de la gé-
nération de l’exil ont « rationalisé » les événements de 587. Il
faut se rappeler pour cela que le Deutéronome élabore une
théologie de l’alliance entre Yhwh et son peuple à la façon des
traités de vassalité assyriens. L’alliance est bilatérale et condi-
tionnée ; bénédictions et malédictions sont fonction de l’obéis-
sance d’Israël à la Loi. Dans ce cadre, la chute de Jérusalem et
la déportation en Babylonie s’expliquent simplement comme
une conséquence de la sanction de Yhwh, qui punit l’infidé-
lité de son peuple (2 R 24,20). Mais il y a davantage. 2 R 24,2
affirme en effet que Yhwh a lui-même envoyé les Babyloniens
et d’autres bandes pour anéantir Juda. Cela signifie qu’il les
contrôle, eux et leurs dieux, et donc que sa domination s’exerce

62
Les origines du Dieu unique

en dehors des frontières traditionnelles du royaume. Il est le


maître de l’histoire. Ce n’est certes pas encore le monothéisme,
l’existence des « autres dieux » n’étant pas réglée, mais nous
n’en sommes pas loin.

63
Les origines du Dieu unique

La réponse des prêtres à l’exil :


un monothéisme inclusif

Un second type de réponse vient des milieux sacerdotaux


(P) très actifs au début de l’époque perse, après la reconstruc-
tion du temple de Jérusalem. Pour de nombreux exégètes,
ces théologiens-prêtres sont les premiers à avoir articulé dans
un même récit les traditions jusque-là indépendantes des pa-
triarches et de l’exode, et à les avoir préfacées avec un mythe
racontant la création du monde et le déluge. L’originalité de
l’histoire constituée (Gn 1-Lv 9 ou Lv 16) tient à ce qu’elle se
double d’une conception spécifique de la révélation divine se-
lon laquelle chaque époque (histoire primordiale, patriarches et
exode) correspond à un dévoilement particulier de l’identité du
dieu créateur. Celui-ci est ainsi perçu :

• comme Elohim (littéralement dieux) par l’ensemble des peuples


de la terre. La catégorie sémantique « dieux » est ici élevée
au statut de nom propre si bien que tout dieu, qu’il s’appelle
Marduk, Ahura-Mazda ou Zeus, n’est en définitive qu’une
manifestation partielle de l’unique Dieu de l’univers. Les scribes
P mènent ainsi leur réflexion dans le cadre d’un monothéisme
dit inclusif. Cette approche, ouverte et pacifique, se reflète
notamment dans la « table des nations » de Gn 10,1a.2-7.20.22-
23.31-32 où la population postdiluvienne issue des fils de Noé
se répartit sur la terre « chacun selon sa langue, selon leur clan,
suivant leur nation » (Gn 10,5.20.31), mais non selon leur religion,
car tous vénèrent le même dieu ;
• comme El Shaddaï par Abraham et sa descendance directe
(Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü). Cette révélation est cependant
loin d’être plénière, ainsi que le laisse entendre le texte-clé
d’Ex 6,2-3 ;

64
Les origines du Dieu unique

• comme Yhwh par les fils d’Israël auxquels il se fait explicitement


connaître (Ex 6,2-3). C’est là son nom le plus propre, celui par
lequel il désire être cultuellement vénéré et qui définit en retour
la vocation d’Israël dans le concert des peuples : être la nation
sacerdotale dévolue à son service.

Aux yeux des scribes P, l’humanité postdiluvienne se divise


partant en trois cercles concentriques (noachique, abrahamique,
israélite) qui se caractérisent par leur connaissance plus ou
moins grande du mystère divin (Dieu, El Shaddaï, Yhwh). Dernier
mentionné, Israël devient en quelque sorte le point culminant
de l’histoire humaine, histoire au sein de laquelle il a résolument
cherché et trouvé sa place.
Les théologiens P ou mieux, leurs précurseurs déportés, ont
probablement initié leur réflexion sur le monothéisme inclusif
lorsqu’ils fréquentaient les académies babyloniennes, puis en
réponse aux prétentions universalistes du dieu perse Ahura-
Mazda. Ils l’ont ensuite approfondie à leur retour en Judée, pro-
vince perdue au milieu d’un empire mondialisé, avant de mettre
par écrit le grand récit des origines dans lequel elle a pris la
forme d’une révélation échelonnée et n’impliquant rien moins
que toute l’humanité. Elle est sans équivalent dans le Proche-
Orient ancien.
L’approche inclusive des scribes P est reprise dans quelques
textes tardifs du Pentateuque mettant en scène des païens, les-
quels se montrent naturellement disposés à parler de ou avec
Dieu (Abraham et Abimélek en Gn 20 ; Joseph et les Égyptiens
en Gn 37-50 ; les sages-femmes et Pharaon en Ex 2,15-20 ;
Balaam en Nb 22-24…), et dans la version chronistique de la
mort de Josias, où le pharaon Néko, avant de lui livrer combat,
prétend qu’il a été dépêché par Dieu lui-même à Karkemish
(2 Ch 35,20-25).

65
Les origines du Dieu unique

Le deutéro-Isaïe et le monothéisme exclusif

Une alternative à la théologie inclusive des milieux sacer-


dotaux est développée dans la deuxième partie du livre d’Isaïe,
plus usuellement appelée « deutéro-Isaïe » (Is 40-55), dont les
oracles les plus anciens (Is 40-52) remontent eux aussi au dé-
but de l’époque perse. Il s’agit d’une conception strictement
exclusive du monothéisme, niant partant l’existence des autres
dieux, qui se condense dans la déclaration d’Is 45,5 (cf. Is 44,6.8 ;
45,6.8.14.18.21.22 ; 46,9) :

C’est moi Yhwh, il n’y en a pas d’autre ;


moi excepté, nul n’est dieu !

Une lecture rapide de l’oracle de Cyrus duquel elle pro-


vient (Is 45,1-7) va nous aider à mieux cerner le cadre de son
élaboration. Ce texte, qui s’inspire librement du « cylindre de
Cyrus » rédigé par les prêtres de Marduk à Babylone, transpose
en quelque sorte à l’échelle mondiale le motif, classique dans
l’idéologie royale proche-orientale, du lien privilégié entre un roi
et sa divinité tutélaire. La souveraineté de Cyrus est-elle univer-
selle ? Celle du dieu dont il est le messie et qui lui tient la main
(v. 1), qui marche devant lui et brise pour lui les verrous de fer
(v. 2), qui lui donne les richesses cachées dans les ténèbres (v. 3)
et surtout qui lui confère sa qualité de roi (v. 5) l’est également,
quand bien même il ne la reconnaîtrait pas immédiatement
(v. 4). Les scribes deutéro-isaïens vont toutefois aller plus loin :
à leurs yeux, la souveraineté de Yhwh ne manifeste en effet
plus uniquement qu’il est « le plus grand au-dessus de tous les

66
Les origines du Dieu unique

dieux » (Ps 95,3 ; 96,4 ; 97,9) ou « le tout-puissant » (Ps 24,10 ; 46,8 ;


48,9), ainsi que le chantait déjà la théologie jérusalémite préexi-
lique, mais plus radicalement qu’il est le seul, incomparable et
sans pareil (Is 40,18.25 ; 44,7 ; 46,5). En d’autres termes, Marduk,
Sin et leurs semblables ne sont que des riens, des ombres de
dieux sans réalité ; ce sont des idoles façonnées par des mains
humaines (Is 40,19-20 ; 41,6-7.29 ; 44,8.17 ; 44,9-20 ; 45,16 ; 46,6-7).
Mais cette affirmation de l’unicité exclusive de Yhwh implique
également l’universalité de son action créatrice (Is 40,26.28 ;
41,20 ; 42,5 ; 43,1.7.15 ; 45,8.12.18 ; 48,7 ; 54,16), laquelle inclut
même les ténèbres et le malheur (Is 45,7). La réflexion mono-
théiste du deutéro-Isaïe est assurément la plus poussée de la
Bible hébraïque. Elle trouvera un prolongement dans des pas-
sages tardifs du Deutéronome (Dt 4,35.39 ; 32,39), dans la prière
du roi Ezéchias (2 R 19,15-19) et dans la confession des péchés
de Ne 9 (cf. surtout le v. 6 où l’armée des cieux, qui faisait
jusque-là partie du monde divin, est réduite à l’état de créature).
Autre texte qui mérite ici le détour : le Ps 82. Cette composi-
tion, remarquable à plus d’un titre, saisit sur le vif le monothéisme
« en pleine construction ». Contrairement au deutéro-Isaïe qui
postule d’emblée l’unicité de Yhwh, elle décrit pour sa part le
Dieu suprême convoquant l’assemblée divine et condamnant
à mort chacun de ses membres, au prétexte qu’ils ont échoué
à maintenir la justice (v. 2-4), c’est-à-dire la condition même de
la stabilité cosmique des nations qui leur étaient confiées (v. 5).
La mort dont parle ce texte n’est pas simplement une rétrogra-
dation (cf. les dieux captifs des enfers : Baal, Ishtar, Tammuz…)

67
Les origines du Dieu unique

ou une transformation (cf. par exemple l’utilisation du cadavre


de Tiamat pour structurer le cosmos dans l’Enuma Elish), mais
bien une annihilation : « vous mourrez comme des hommes »
(v. 7). Bref, ces dieux n’appartiennent plus à la catégorie « dieu ».
Le Dieu suprême est alors appelé à absorber leur office et à
devenir l’unique « juge de la terre » (v. 8).

68
Les origines du Dieu unique

Quelques implications du monothéisme

Nous venons de voir que l’une des caractéristiques du


monothéisme « en construction » est le report sur un seul Dieu
de l’intégralité des attributs de dieux désormais inexistants.
Ce phénomène, dont la radicalité n’a pas d’équivalent dans
le Proche-Orient ancien, permet notamment d’expliquer les
traits féminins et même maternels que Yhwh acquiert dans
le livret du deutéro-Isaïe (Is 42,14 ; 44,2.24 ; 46,3 ; 49,1.5.15) et
dans quelques autres passages de la Bible hébraïque (Gn 1,26-
27 ; Nb 11,12 ; Dt 32,18 ; Os 11,3-4) – pour le dire trivialement, il
fallait faire quelque chose des déesses ! L’approche de Gn 1,26-
27 est de ce point de vue stimulante en ce qu’elle considère
l’homme, créé mâle et femelle, comme la véritable image de
Dieu. Cela signifie qu’il y a en lui à la fois du masculin et du
féminin. Le phénomène de report permet également d’expli-
quer des textes comme Is 45,6 ; Jb 2,10 ; Qo 7,14 où il est expli-
citement dit de Yhwh qu’il est à l’origine du bien et du mal.
Dans une vision polythéiste du monde, ce genre d’affirmation
ne pose pas de problème métaphysique particulier, le mal
étant généralement attribué à une divinité en colère qu’il faut
apaiser ou empêcher d’agir. Il n’en va pas de même en régime
monothéiste où sa « question » est abordée d’une façon plus
différenciée. Les textes susmentionnés adoptent ainsi une posi-
tion qui peut paraître extrême au premier abord, mais qui n’est
en réalité qu’une conséquence du nouveau credo : si Yhwh est
le dieu unique et transcendant, s’il est à l’origine de tout ce

69
Les origines du Dieu unique

qui existe, alors il a aussi créé le mal et le malheur. D’autres


textes préféreront de leur côté laisser la question ouverte (cf.
par exemple Gn 1,1-2 où le chaos, symbole du mal, précède
la création du monde auquel il est finalement intégré) ou re-
courir à des intermédiaires célestes, dédouanant ce faisant
Yhwh d’une implication directe avec le mal ou la souffrance
(Za 3,2-3 ; Jb 1,6-12 ; 2,1-7 ; 1 Ch 21,1).
Venons-en maintenant au débat, prégnant à l’époque perse,
sur la possibilité ou non de représenter Yhwh. Celui-ci, nous
le savons, possédait une statue dans le temple de Jérusalem
avant sa destruction, laquelle a vraisemblablement été dépor-
tée à Babylone avec les autres ustensiles du culte (2 R 25,13-
17). Il n’est donc pas surprenant de voir une poignée de textes
prophétiques datant de l’époque perse envisager son retour.
Is 52,8 affirme par exemple que « les yeux dans les yeux, ils
[= les guetteurs] voient Yhwh en train de regagner Sion ». De
quoi peut-il être question ici si ce n’est de sa statue arrivant à
Jérusalem ? D’autres textes vont militer à l’inverse pour une in-
terdiction des images divines. Cette dernière position s’explique
par un ensemble de facteurs, parmi lesquels le monothéisme
émergeant a pu jouer un rôle moteur. Elle s’exprime dans le
décalogue (Ex 20,4 ; Dt 5,8 ; cf. Ex 20,23 ; 34,17 ; Lv 19,6 ; 26,1 ;
Dt 27,15) et surtout dans le discours mosaïque de Dt 4,10-40,
qui est un des textes les plus récents de la Bible hébraïque.
Son argument est le suivant : à l’Horeb, au moment où Yhwh
leur parlait, les fils d’Israël n’ont vu aucune forme (v. 12) ; qu’ils

70
Les origines du Dieu unique

n’essaient donc pas de lui faire une statue (v. 15-18) ! À vrai
dire, ces dernières sont inutiles : ce qui importe avant tout, c’est
de « garder ses lois et ses commandements [= de Yhwh] que
je te donne aujourd’hui » (v. 40). Bref, la lecture et l’étude de
la Torah (ou du Pentateuque) ont remplacé le culte de la sta-
tue. Cette option aniconique s’est finalement imposée : lorsqu’il
entre dans le temple de Jérusalem en 63, Pompée découvre,
non sans stupéfaction, qu’il est… vide !

71
Les origines du Dieu unique

Au-delà des reconstructions :


la réalité plurielle du yahwisme à l’époque perse

Il s’agit là d’une donnée à laquelle exégètes et historiens ac-


cordent aujourd’hui un intérêt tout particulier. Prenons l’exemple
du Pentateuque. Au moment de sa publication (première moi-
tié du IVe siècle), il existait en Transeuphratène deux grands
sanctuaires yahwistes : celui de Jérusalem dans la province de
Judée et celui de Sichem (ou du mont Garizim) dans la province
de Samarie – culturellement très proches, ces deux provinces
ne se distinguaient guère que par la réalité déséquilibrée de
leurs rapports socio-économiques, l’avantage étant à Samarie.
Or, des voix de plus en plus nombreuses pensent que ce docu-
ment est en réalité un document de compromis qui cherche à
imposer, dans le cadre d’une présence renforcée des Perses en
Judée, une certaine limite aux conflits entre les Judéens et les
Samariens, ou plus précisément entre les familles sacerdotales
qui géraient les deux sanctuaires. Au-delà des divergences d’in-
terprétation, notamment en ce qui concerne l’identité du « lieu
choisi par Yhwh » pour y mettre son nom, le Pentateuque est
leur patrimoine commun, l’œuvre littéraire qui leur fournit à la
fois une histoire des origines et des préceptes juridiques pour
structurer la vie de la société. Il exclut évidemment les collections
Josué-Rois et Isaïe-Malachie qui préservent des traditions majo-
ritairement judéennes, auxquelles les Samariens de Sichem ne
reconnaissent aucune autorité. À vrai dire, le processus d’unifi-
cation des deux sanctuaires sous une même Torah a commencé

72
Les origines du Dieu unique

avant le IVe siècle, ce dont témoigne la requête adressée en 407


par la garnison judéenne d’Éléphantine à Bagohi, le gouverneur
de Judée, laquelle évoque l’envoi de deux précédentes missives
à Jérusalem et à Samarie. « Pouvons-nous rebâtir notre temple à
Yhwh, détruit par les prêtres de Khnum ? » demandent-ils. « Bien
sûr, leur répondent Bagohi (Judée) et Delaya (Samarie), mais à
condition que vous n’y offriez plus d’holocaustes ». Cela montre
que cette prérogative était déjà à cette époque l’apanage des
sanctuaires de Jérusalem et de Sichem.
Passons maintenant aux Judéens d’Éléphantine (Égypte)
dont il vient d’être question. Les documents venant de cette
communauté attestent clairement que ses membres adoraient
d’autres dieux à côté de Yhw. Une liste de donateurs au temple
de ce dernier s’achève par exemple de la façon suivante :

Pour Yhwh : 126 shekels


Pour Eshembethel : 70 shekels
Pour Anatbethel : 120 shekels

Yhwh ne résidait donc pas seul. De nombreuses lettres


échangées entre Judéens contiennent en outre des salutations
ou des bénédictions par le nom de divinités tant égyptiennes
que babyloniennes, lesquelles servent ailleurs de témoins dans
les contrats de vente ou les serments. Bref, nous découvrons à
Éléphantine un autre visage du yahwisme dont les pratiques
semblent assez éloignées du monothéisme en construction des
cercles érudits de Sichem et de Jérusalem.

73
Les origines du Dieu unique

La situation n’était pas différente au sein de la diaspora ba-


bylonienne. Ainsi, les Judéens n’hésitaient pas à faire figurer des
divinités babyloniennes sur leurs sceaux ou à se placer sous leur
protection au moment de signer des contrats. Des marchands
royaux de Sippar donnaient quant à eux des noms théophores
babyloniens à leurs enfants. Tout laisse imaginer ici que le culte
de Yhwh n’était pas incompatible avec celui d’autres divinités !
Que retenir de ce survol ? Simplement que le monothéisme
ne s’est pas imposé d’emblée et qu’il ne représentait en défini-
tive à l’époque perse qu’une forme parmi d’autres de l’antique
religion yahwiste.

74
Les origines du Dieu unique

Conclusion
et ouverture
théologique

75
Les origines du Dieu unique

La construction du monothéisme est assurément un phé-


nomène de longue durée et non le fruit d’une révolution. C’est
un processus unique, par lequel Yhwh s’est vu peu à peu attri-
buer les fonctions et les attributs d’une multitude d’autres dieux
jusqu’à tous les remplacer. L’aventure a débuté au IXe siècle
lorsque ce dieu, probablement vénéré à l’origine par des bandes
de Shasus semi-nomades dans le sud de la mer Morte, est
devenu la divinité tutélaire des familles régnant à Samarie et à
Jérusalem. Son culte s’apparentait alors, à quelques éléments
distinctifs près, à celui des divinités syro-phéniciennes locales.
Après l’effondrement du royaume d’Israël (720), son lien avec
le royaume de Juda et plus spécialement avec sa capitale
Jérusalem a été renforcé de diverses manières. En particulier,
la politique de centralisation cultuelle conduite par Josias (620)
a officialisé l’idée selon laquelle le « vrai » Yhwh est celui qui se
manifeste à Jérusalem. C’est pourquoi la destruction de cette
ville (587) et, à sa suite, la dispersion d’une partie de la popula-
tion judéenne aux confins des empires babylonien et perse ont
provoqué un traumatisme sans précédent. Comment penser en
effet la relation de Yhwh à son peuple Israël au sein d’un espace
désormais mondialisé ? Les prêtres ont répondu à ce défi en
élaborant un monothéisme de type inclusif : sans le savoir, tous
les peuples de la terre vénèrent le même Dieu de l’univers, dont
Israël seul connaît la véritable identité et doit assurer le service.
Les scribes qui ont composé le livret du deutéro-Isaïe ont de
leur côté opté pour un monothéisme radicalement exclusif qui
dénie l’existence à tout autre dieu en dehors de Yhwh. Ces deux

76
Les origines du Dieu unique

approches, développées dans les cercles issus de la golah baby-


lonienne, étaient toutefois loin d’être partagées par l’ensemble
des communautés judéennes à l’époque perse, pour peu que
celles-ci en aient un jour eu connaissance.
À vrai dire, la consécration du monothéisme arrivera un
peu plus tard à l’époque hellénistique, avec la décision prise au
IVe siècle de ne plus prononcer publiquement le nom « Yhwh »
et de le remplacer par « le Seigneur » (Adonaï) ou « le Nom »
(haShem) – le Dieu unique n’a de fait pas besoin de nom ! Au
début du IIIe siècle, ensuite, le Pentateuque est traduit en grec à
Alexandrie ; Yhwh, qui y est nommé « Seigneur » (Kyrios), devient
alors accessible au monde entier. Son culte, qui suit de près
l’implantation des communautés juives, se répand dans tout
le bassin méditerranéen où il intrigue et séduit. De nombreux
non-Juifs cherchent à le connaître et certains décident de se
tourner vers lui…
Qu’il nous soit permis de conclure ce propos en revenant
brièvement sur l’étymologie du nom divin exposée en Ex 3,14 :
« je suis/serai qui je suis/serai », à travers laquelle Dieu professe
le caractère insaisissable et souverain de son être. Ce verset,
qui est probablement un ajout tardif au récit du buisson ar-
dent, est à nos yeux le fondement d’une théologie de l’Ancien
Testament, en ce qu’il permet d’intégrer au sein de la même
grande histoire des textes aux origines et aux motivations di-
verses – récits, lois, généalogies… Et il est vrai que seule l’altérité
divine telle qu’Ex 3,14 s’en fait l’écho est capable d’assurer la

77
Les origines du Dieu unique

complémentarité de toutes les représentations, parfois contra-


dictoires, de l’unique Dieu qui s’y révèle. Ex 3,14 ressemble en ce
sens à une clé de voûte qui rend possible la coexistence d’une
multitude de portraits divins sans en privilégier aucun. Il contri-
bue par-là à sauver le dieu biblique de la mainmise humaine.

78
Les origines du Dieu unique

Lexique

Chérubin : être divin hybride (tête humaine et corps d’animal,


souvent de lion). Dans l’iconographie assyrienne, il apparaît
comme une créature redoutable et dangereuse. C’est pourquoi
il est placé comme gardien à l’entrée des temples et des palais.

Glyptique : art de tailler des sceaux, étude des sceaux.

Golah (de la racine hébraïque g-l-h : « découvrir », « être dé-


porté ») : ce terme désigne les déportés à Babylone (597-587), et
par extension toutes les communautés juives vivant en dehors
du pays.

Khirbet Bet-Lei : site archéologique situé à une dizaine de kilo-


mètres à l’est de Lakish et comportant une tombe avec plusieurs
graffitis qui datent de la fin du VIIIe siècle.

Khirbet el-Qôm : site archéologique localisé à une quinzaine


de kilomètres de l’ouest d’Hébron et constitué de deux tombes
datant de la seconde moitié du VIIIe siècle.

Kuntillet-Ajrud : caravansérail nord-israélite situé à une cinquan-


taine de kilomètres au sud de Qadesh-Barnéa et datant de la
première moitié du VIIIe siècle.

Mater lectionis (« mère de lecture ») : consonne dans les alpha-


bets sémitiques servant à noter les voyelles ou les semi-voyelles.

Parèdre : littéralement, ce terme signifie « assis à côté de » et


désigne une divinité associée au culte d’une autre divinité plus
importante.

79
Les origines du Dieu unique

Pentateuque : ensemble formé par les cinq premiers livres de


la Bible (Genèse ; Exode ; Lévitique ; Nombres ; Deutéronome).

Septante : traduction grecque du texte de la Bible hébraïque.

Texte massorétique : texte biblique hébreu comportant des


points-voyelles qui fixent le sens du texte et des accents qui per-
mettent d’en rythmer la lecture. Il a été produit par des érudits
juifs de l’Antiquité et du Haut Moyen Âge appelés massorètes.

Torah (de la racine hébraïque y-r-h : « montrer », « indiquer ») :


littéralement, ce terme désigne une instruction. Il est également
utilisé pour désigner le Pentateuque.

80
Les origines du Dieu unique

Livres de l’Ancien Testament cités dans le texte

Genèse (Gn)
Exode (Ex)
Lévitique (Lv)
Nombres (Nb)
Deutéronome (Dt)
Juges (Jg)
1 Samuel (1 S)
1 Rois (1 R)
2 Rois (2 R)
Isaïe (Is)
Jérémie (Jr)
Ézéchiel (Ez)
Osée (Os)
Amos (Am)
Abdias (Abd)
Michée (Mi)
Habaquq (Ha)
Sophonie (So)
Zacharie (Za)
Psaumes (Ps)
Job (Jb)
Qohéleth (Qo)
Esdras (Esd)
Néhémie (Ne)
1 Chroniques (1 Ch)
2 Chroniques (2 Ch)

81
Les origines du Dieu unique

Bibliographie

Finkelstein I., Le royaume biblique oublié, Paris, Odile Jacob,


2013.

Finkelstein I. et Römer T., Aux origines de la Torah. Nouvelles


rencontres, nouvelles perspectives, Montrouge, Bayard, 2019.

Finkelstein I., Römer T. et al., « Excavations at Kiriath-Jearim


Near Jerusalem, 2017. Preliminary Report », Semitica 60 (2018),
p. 31-83.

Keel O, Jerusalem and the One God. À Religious History,


Minneapolis, Fortress Press, 2017.

Keel O. et Uehlinger C., Déesses et figures divines. Les sources


iconographiques de l’histoire de la religion d’Israël, Paris, Cerf,
2001.

Kratz R. G. et Spieckermann (éd.), One God – One Cult – One


Nation. Archaeological and Biblical Perspectives, BZAW 405,
Berlin/New-York, de Gruyter, 2010.

Labat R., Caquot A., Sznycer M. et Vieyra M. (éd.), Les religions


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Lambert W. G., Babylonian Creation Myths, Winona Lake,


Eisenbrauns, 2013.

82
Les origines du Dieu unique

Lepesqueux G., L’énonciation du nom divin dans le livre de


l’Exode. Étude exégétique d’Ex 3,1-4,18 ; 6,2-7,7 ; 33-34, FAT.2,
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Leuenberger M., „Ich bin Jhwh und keiner sonst“. Der exklusive
Monotheismus des Kyros-Orakels Jes 45,1-7, SBS 224, Stuttgart,
Katholisches Bibelwerk, 2010.

Oorschot J. (van) et Witte M. (éd.), The Origins of Yahwism, BZAW


484, Berlin/Boston, de Gruyter, 2019.

Pongratz-Leisten B. (éd.), Reconsidering the Concept of


Revolutionary Monotheism, Winona Lake, Eisenbrauns, 2011.

Römer T., L’invention de Dieu, Les livres du nouveau monde,


Paris, Seuil, 2014.

Römer T., Gonzalez H. et Marti L. (éd.), Représenter dieux et


hommes dans le Proche-Orient ancien et dans la Bible, OBO
287, Leuven, 2019.

Tropper J., « The Divine Name *Yahwa », dans J. van Oorschot J.


et M. Witte M. (éd.), The Origins of Yahwism, BZAW 484, Berlin/
Boston, de Gruyter, 2019.

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Lyon, basilique Notre-Dame de Fourvière. © D. R.
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