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Télévision

Jusqu’où ira le succès de “Plus belle la vie” ?


Chaque soir, à l’heure des JT, le feuilleton de France 3 grignote un peu plus d’audience.
Populaire mais novateur, il rassemble tous les publics. Elle est pas belle, la vie !

Mistral gagnant
J
usqu’ici, tout allait bien au royaume des che ses marques et son public. La direction de la chaî-
Dans le quartier du Mistral
JT. Jusqu’ici, PPDA et David Pujadas ne hésite, mais tient bon malgré le coût du projet
à Marseille, on vit des
régnaient presque sans partage sur la – vingt-trois millions d’euros – le plus gros budget an-
aventures improbables.
tranche du 20 heures. Et puis, un soir, un nuel de fiction française… Les producteurs revoient
Mais l’essentiel, c’est
concurrent a déboulé à 20h20 et entamé quand même leur copie et appellent à la rescousse
la solidarité.
l’audience des grands-messes de l’info. Olivier Szulzynger, un maître en la matière, auteur de
Ce concurrent, d’un genre oublié – un feuilleton quo- sagas estivales à succès, Méditerranée et Tramontane.
tidien et populaire ! –, s’appelle Plus belle la vie, PBLV L’équipe apporte alors un nouveau souffle romanes-
pour les intimes. Et chaque soir, ils sont plus de cinq que, muscle le rythme et les dialogues et, quatre mois
millions à se brancher sur France 3 pour suivre les plus tard, l’audience décolle… pour ne plus jamais re-
aventures de Blanche, Malik, Mélanie et les autres. Il tomber. Aubaine pour France 3, qui requinque une
faut dire que, le temps d’un épisode, Blanche, Malik, audience globale en perte de vitesse, remplit ses quo-
Mélanie et les autres sont plongés dans un tourbillon tas de production et invente un rendez-vous quotidien
de rocambolesque, de thriller, de psy, et même (si, si)… ultra-fidélisant, avec produits dérivés à la clé (deux si-
de fantômes. Bref, difficile de rivaliser pour un JT, fut- tes Internet, lancement d’un magazine, etc.) Encore
il le mieux doté en faits divers, mariages people et plus fort : la chaîne attire à elle un public jeune qui
catastrophes naturelles. Résultat, en janvier, le journal d’ordinaire la délaisse et boude la fiction française. Les
de France 2 n’avait plus que 200 000 téléspectateurs plus âgés ne sont pas non plus en reste. « C’est la seule
d’avance. Quant à la sitcom de M6, à la même heure, fiction transgénérationnelle », analyse Vincent Meslet,
elle en a carrément perdu plus de 500 000. directeur des programmes de France 3, « elle réunit les
C’était pourtant loin d’être gagné. Lancé en fanfare seniors et les jeunes, mais gagne aussi chez les qua-
le 1er septembre 2004 comme un Marius et Jeannette dras ». Bref, plus fédérateur, tu meurs. Plus belle la vie
version télé, Plus belle la vie a d’abord traîné la patte, est regardé partout en France (Nord-Pas-de-Calais,
rassemblant difficilement 1,6 million de téléspecta- Limousin et Méditerranée en tête), à la campagne
teurs. Eclairages désastreux, intrigue mollassonne comme à la ville (dans une moindre mesure à Paris,
servie par des comédiens tâtonnants, le feuilleton cher- plus rétif au phénomène), par les ouvriers et employés
comme par les cadres. Rien d’étonnant donc s’il pique
des téléspectateurs aux autres chaînes, mais draîne
aussi par centaines de milliers un public qui se passait 1 A voir
jusqu’alors de télévision à cette heure-là. Plus belle la vie,
Le genre n’est pourtant guère orthodoxe. Les décors du lundi au vendredi,
ont beau rappeler ceux d’un Hélène et les garçons à la 20h20, France 3.

62 Télérama no 2927 – 15 février 2006


sauce Pagnol (puisque nous sommes à Marseille),
PBLV n’est ni une sitcom (ce n’est pas de la pure comé-
die) ni un soap (car non purement sentimentalo-siru-
peux). Olivier Szulzynger préfère parler de « feuilleton
du quotidien ». Certes, mais un quotidien très particu-
lier… Osons une formule : PBLV, c’est un mélange fu-
rieusement kitsch d’Alexandre Dumas (pour les rebon- ny, le trouble neveu du vieux Laroque, pied-noir d’Algé-
dissements), de Sous le soleil (pour le générique), de rie, qui avait violé sa grand-mère, kabyle, et s’est donc
fiction radio (pour le bavardage) et d’Almodóvar (pour révélé être son grand-père. Quant à Roland, le patron
le côté roman-photo). Un feuilleton à la fois émotionnel bien-aimé de Mélanie et le père de François, il s’est
et cérébral, où les héros traversent des épreuves terri- découvert un fils caché homo, Thomas, en couple avec
bles, mais font preuve d’une étonnante capacité à les Nicolas, un flic, et a bien failli épouser Mirta, avant que
digérer et les verbaliser. Un feuilleton qui se laisse re- celle-ci ne soit rattrapée par son passé et son ex-mari, + sur telerama.fr
garder, au choix, au premier ou au troisième degré. le terrible Manuel, père de leur fille Luna, elle-même Imaginez la suite
Bref rappel des faits pour ceux qui auraient raté le mère de Rudy, né de son union avec Damien, un Afri- d’un épisode
phénomène : en quelques mois, la petite communauté cain ex-toxico, converti en prison et devenu prêtre. de Plus belle la vie…
du Mistral, un quartier fictif de Marseille, a dû faire face Vous suivez ? Normalement, pas un téléspectateur
à un serial killer, des mafieux, une petite dizaine de sensé ne devrait croire à une telle accumulation de
meurtres éparpillés, un virus importé d’Afrique, un ac- drames et d’invraisemblances. Mais c’est cela, préci-
cident de voiture, des tentatives de suicide, un fantô- sément, qui séduit. « C’est un concentré de vie, donc
me, une bonne fournée de séparations et de retrou- plus intense, plus dense que la vraie vie », résume
vailles et autant de trahisons. Dans le même temps, la Christiane Lebrima, l’une des dialoguistes. « La fiction
sexy Mélanie, serveuse au bar le Sélect, a eu une aven- française est souvent trop vériste, renchérit Olivier
ture avec Arthur, qui était mineur (mais elle ne le savait Szulzynger. Pour PBLV, on a accepté les règles du
pas), avec Fran- çois, le mari de Blanche, puis feuilleton, on a créé un jeu avec le télés-
Malik, l’ex de Céline, avant d’épouser Antho- pectateur. Quitte à être excessif. » 2

françois lefebvre

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Rubriquesujet

2 Et le téléspectateur marche. Mieux, il s’investit. Sur ment rare pour être noté, à 20h20, PBLV donne à voir
Internet, et notamment sur le site de France 3, les ados le quotidien de deux homos, couple comme tant
se déchaînent en hypothèses de scénarios et question- d’autres, qui s’aime, s’embrasse à pleine bouche, et
nements divers, dans une prose qui mêle langage SMS Sur le site Internet prend son petit déjeuner au lit.
et orthographe approximative. Agnesdu66 : « Pk Léo et de la série, on trouve De tout cela, les héros de PBLV parlent et parlent
Nicolas se sont complètement désintérésés à la mort même le roman-photo même beaucoup. Surchargé en dialogues démonstra-
des 2 anciens amis de François et Blanche ?? Ils ont des épisodes précédents. tifs (quand Anthony, mine torturée et regard fixe, s’ap-
complètement tournés la page !! Que fais t’on des ta- prête à tuer sa jeune épouse, Mélanie, il la prévient
ches de sang qui coulait sur le cahier de Mirta ??? » « oui, je suis obligé de te tuer »), le feuilleton ne laisse
Lili3000 : « Je trouve que Gil est bizarre. Moi, je pense aucune place aux émotions silencieuses. Dommage
qu’il est liés aux meurtres car il n’est pas inqiet d’être qu’il n’échappe pas non plus à un côté pédago-gen-
tuer à son tour. » Magelune : « Moi je pence ke c alice tillet, à mille lieues de la rugosité de certaines séries
ki a organisé son agresion pour foutr en ler le couple américaines. Morceaux choisis : « Etre métis, dans le
de fransoi !!!! » monde d’aujourd’hui, c’est une chance » ; « Expulser
Rudy : C’est avec toi que je
L’identification joue à fond parce que les héros se veux être, vivre et faire l’amour. des pauvres des centres-villes, j’ai des collègues qui ne
rapprochent, émotionnellement, des téléspectateurs. Ninon : Il est trop tard font plus que ça, à se demander pourquoi on est entrés
Comme eux, ils ont des déboires sentimentaux, des maintenant. Je ne veux pas dans la police ! » ; « Avoir deux pères, c’est super ! ».
faire de mal à Johanna.
soucis matériels et des dilemmes moraux. Bref, ils leur Bref, le parfait feuilleton de service public. « Un scéna-
ressemblent. La qualité de l’écriture – scénario et dia- riste est aussi un citoyen et forcément son regard sur
logues – y est pour beaucoup. « On nous a demandé de le monde traverse l’écriture, commente Olivier Szulzyn-
nous lâcher, et on l’a fait avec plaisir, insiste Christiane ger. Cela dit, il faut essayer de donner tous les points
Lebrima, du coup, on a beaucoup plus de liberté d’écri- de vue et de poser des questions plus que d’y répon-
ture que dans la fiction française de prime time. » Une dre ». Ainsi, après avoir été à deux doigts d’adopter un
gageure, vu le rythme intensif de fabrication : un épi- enfant, Thomas et Nicolas renoncent. Et quand Jo-
sode écrit par jour et vingt minutes utiles tournées Alors que Rudy étreint hanna, 15 ans, est enceinte, un accident de voiture
Ninon...
quotidiennement, soit cinq épisodes par semaine ! « On résout le dilemme de l’avortement.
concilie un projet industriel avec une organisation à Souvent, les débats que suscite la série se poursui-
l’américaine, et une réelle liberté d’auteur », commen- vent dans les familles et sur Internet. Sur l’homosexua-
te le producteur Hubert Besson, de TelFrance. Et puis, lité par exemple, qui déclenche des avalanches de réac-
bien sûr, l’identification réussie tient encore au choix tions sur les forums et au service téléspectateurs de
des acteurs, à leurs physiques jamais stéréotypés. France 3. Alainbamba m : « Ma fille de 3 ans regarde
Ninon, la jolie blonde un peu ronde ; François, le Fran- tous les soirs. Elle a été choquée de voir Christelle et sa
Celle-ci actionne par mégarde
çais moyen maladroit, souvent ridicule ; Rudy, l’étu- le rappel automatique copine s’embrasser. Le film veut justement arrêter les
diant métis, beau gosse à la tête bien sur les épaules : tabous comme le racisme et l’homosexualité, c’est su-
le téléspectateur a l’impression de retrouver chaque per, mais là vous y allez fort, à 20h20, une heure pour
soir ses voisins de palier. tous publics ! » Tête de z’nœuf : « Moi j’trouve au contrai-
PBLV est ainsi bien ancré dans une France contem- re que c’est bien. Je m’explique : vos enfants auront
poraine et populaire, une France où l’on dit « merde » affaire à ce type de situation dans leur vie future et il
et pas « flûte », où l’on parle d’« histoires de cul » et où faut qu’ils s’y fassent ! Je sais ils sont jeunes mais il faut
les comédiennes s’habillent chez Promod. Une France savoir que c’est censé être de l’amour et l’amour n’a
Lucas et Johanna sont dans
où générations et populations se mêlent, où les Beurs la voiture qui les conduit à pas de sexe, non ? ». Helene4 : « Je ne suis pas encore
sont des gens comme tout le monde (Malik est avocat, Saint-Tropez pour un week- maman car j’ai 14 ans mais je dois dire que christelle
end en famille.
sa sœur Samia, lycéenne), et pas forcément des ra- m’a choquée aussi. Mais nicolas et thomas me cho-
Johanna : Je suis sûre que
cailles ou des hommes exemplaires. Une France où Rudy regrette de ne pas être
quent beaucoup moins…Pourquoi, je ne sais pas. »
une femme de 40 ans peut avoir une aventure avec un venu. Je lui manque déjà ! Blanche, Malik, Mélanie et les autres renvoient une
homme de 20 ans sans faire jaser dans les chaumiè- image plutôt progressiste de la société d’aujourd’hui.
res. Une France confrontée à des questions sociétales Ils parlent aussi d’une France qui rêve de fuir le monde
aussi diverses que les fins de mois difficiles, le métis- urbain, vote contre la Constitution européenne et cher-
sage, l’avortement des ados, les sans-papiers ou l’ex- che refuge, pour échapper à la violence et la compéti-
pulsion des pauvres des centres-villes. Fait suffisam- tion du libéralisme, dans un quartier à taille humaine,
quintessence du village. De quoi apaiser, chaque soir,
Johanna : L’autre salope est le téléspectateur : malgré les assassinats et les histoi-
revenue ! Je veux rentrer tout
de suite ! res d’amour ratées, malgré l’absurdité du monde
Lucas : Arrête ! Tu es folle ou contemporain, et grâce à la solidarité, la vie l’emporte
quoi ?! toujours pour notre petite communauté de destin.
Elle donne un coup de volant. Comme dans Astérix, le village peuplé d’irréductibles
Mistraliens résiste encore et toujours à l’envahisseur…
 Weronika Zarachowicz

64 Télérama no 2927 – 15 février 2006

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