Vous êtes sur la page 1sur 34

Science et professorat

Henri Bouasse

Exporté de Wikisource le 25/08/2019

1
[IV]
NOTE DE L’ÉDITEUR

Les thèses scientifiques et la méthode pédagogique qui font


l’originalité de ce Cours sont exposées, tant dans la préface
que parfois aussi dans le corps du volume, avec une précision
et une vigueur dont la vivacité de forme et l’énergie
d’affirmation peuvent heurter certains points de vue et certains
modes d’enseigner habituellement admis. Mais il doit être
compris dès le principe que ces discussions et ces critiques, à
l’égard desquelles l’éditeur ne saurait prendre parti, ne visent
en rien les personnes ni le principe des Institutions.

[V]
SCIENCE ET PROFESSORAT

Je n’ai pas d’illusion sur les sentiments que j’inspire à la


plupart des savants français ; les étrangers me rendront cette
justice que je ne m’occupe que de leurs travaux, trop ignorant de
l’organisation des études et du travail scientifiques hors de nos
frontières pour avoir la prétention sau​grenue de leur donner des
conseils. Ce qu’on appelle la coopération intel​lectuelle me
semble une vaste blague, sinon pour des travaux de manœuvre
comme la Carte du ciel, la confection d’une bibliographie
générale ou l’échange des livres entre bibliothèques : dans ces

2
besognes l’intelligence n’a que faire. Les étrangers demandent
aux Français d’être français avec leurs qualités et leurs défauts ;
nous demandons aux étrangers d’être eux-mêmes : ce qui par
définition exclut toute coopération intellectuelle, autrement que
dans ce sens général que chacun s’efforcera, à sa manière et de
son mieux, de pousser le Char de la Science.
Mes chers compatriotes me reprochent in petto (ce ne sont pas
choses à proclamer) d’essayer, suivant mes moyens, un tableau
général de la Science acquise. Je suis un gâcheur, un empêcheur
de danser en rond parce que le tableau, pour mal brossé qu’il
soit, ne laisse pas de servir de repoussoir aux œuvres géniales
qui grandissent autour de nous comme champignons en forêt
après l’orage. S’il faut en croire les interviews que publient les
journaux, les littérateurs modernes ne lisent rien, les peintres
seraient joyeux que le Louvre flambât, les musiciens supprime​‐
raient allègrement les œuvres de Bach ou de Beethoven.
Les savants ne demandent pas encore qu’on relègue Newton et
Fresnel dans le placard aux vieilles lunes : mais cela viendra.
Il est clair que si l’on annulait à mesure tout le passé, les
vivants nous paraîtraient beaucoup plus grands, faute d’un étalon
de mesure ; ils sont dans la logique de leur vanité en demandant
qu’on déblaie : « Enlevez les vieux, car ils sentent ! »
Tout élève du Conservatoire à qui l’on apprend à prononcer
les mots, pense qu’on éteint son génie, qu’on brise ses ailes,
qu’on atrophie son idéal artistique. Jusqu’à présent les savants ne
tombaient que par excep​tion dans ces godants ridicules ; mais
voici qu’ils élèvent à la hauteur d’un
[VI]

3
principe le mépris de toute instruction. Je vous laisse à penser
de quel œil ils voient le monsieur qui rend accessible la Science
acquise, et qui, bon gré mal gré, les oblige à se mettre au
courant pour que leur ignorance foncière n’apparaisse pas trop
grotesque.
Les conséquences de cet état d’âme méritent qu’on les tire :
mes savants compatriotes m’en voudront un peu plus ; mais ils ne
peuvent ignorer à quel point leurs sentiments à mon égard me sont
indifférents.
Et quum in alto jacet, despicit.

C’était fatal : ne sachant rien, incapables de s’exprimer


autrement que dans un incompréhensible charabia, nos savants
devaient mépriser le professorat, qui exige un minimum de
connaissances et se concilie mal avec le bégaiement
physiologique et intellectuel. D’où la classification commode :
au sommet les hommes de génie, les découvreurs, dont ils sont
naturellement de merveilleux exemplaires et à qui l’on doit siné​‐
cures et respect ; très au-dessous, à une distance immesurable
tant elle est grande, les pauvres hères de professeurs.
Corollaire : il faut décharger ces messieurs très forts de toute
occupation servile qui les distraie de leurs éminents travaux ;
nous, contribuables, devons suer pour les nourrir , à méditer si
les limites du monde sont planes ou courbes.
Le bœuf Apis se révélait par un croissant sur le front et

4
quelques autres signes caractéristiques ; vous déterminez sans
peine si le nouveau-né est manchot ou cul-de-jatte, aveugle ou
bossu. Malheureusement le génie se distingue plus malaisément :
c’est à l’œuvre qu’il apparaît.
Par malchance, pour les sciences expérimentales, les enfants
prodiges n’existent pas : comment faire la sélection ?
Ne dites pas qu’elle résultera d’un examen, puisque l’examen
porte nécessairement sur la science acquise, science que vous
méprisez cordia​lement (retournez-vous de grâce et l’on vous
répondra !).
La sélection résultera-t-elle d’un premier mémoire ? Bon
prince, je vous l’accorde. Vous avez donc accouché d’un travail
pas trop insigni​fiant ; vous donnez de grandes espérances ; on
vous sacre génie en herbe, on vous paie pour travailler dans un
laboratoire. Soit ! mais à une con​dition : on vous coupera les
vivres si vous ne produisez pas régulièrement du bon travail et si
vos mémoires ne montrent pas un progrès systéma​tique vers la
perfection, toute relative, exigible, d’un monsieur renté par les
contribuables ad majorem gloriam patriæ.
Eh bien ! souffrez que moi, contribuable français, je repousse
ce système, parce que je connais notre administration.
On vous nommera génie en herbe parce que fils à papa ; on
vous conservera votre sinécure même si vous ne faites rien qui
vaille, primo parce que fils à papa, secundo parce qu’en France
dès qu’on tient une place, il n’y a pas d’exemple qu’on la perde
par incapacité.
[VII]
Votre système nous le connaissons. Lorsque Liard reconstitua

5
les facultés (c’est une manière de parler), on décréta que les
maîtres de conférences qui ne publieraient rien ne seraient pas
renommés (leur nomi​nation était annuelle). Je connais deux
exemples de cette rigueur ; ils datent de trente-cinq ans. Ai-je
besoin de vous apprendre qu’aujourd’hui vous pouvez, s’il vous
plaît, dormir sur vos deux oreilles : non seulement personne n’y
trouve rien à reprendre, mais vous êtes le chou​chou d’une
administration imbécile ?
Votre système est, dit-on, pratiqué en Amérique : outre-océan
on paie pour « travailler » ; si vous ne rendez pas, on vous
dégomme. Mais nous ne sommes pas en Amérique ; le mot
efficiency n’est pas français.

Encore si l’on vous entretient dans un laboratoire pour


l'avancement de la science, faut-il ne pas voler à l’État les
heures qu’il paie.
Or nous savons ce qui arrive en pareil cas.
Jadis les professeurs du Collège de France étaient astreints à
40 leçons annuelles, ce qui n’est pas la mer à boire. Ils ont crié
comme des bridés qu’une telle forcerie les détournait de leurs
admirables travaux. Je ne sais quel fut le résultat d’aussi
patriotiques remontrances ; mais je prie mon lecteur de
s’enquérir des occupations de ces savants émi​nemment
désintéressés, en dehors de leur présence au Collège de France,
occupations officielles ou industrielles, s’entend.

6
Le scandale est tel que naguères une circulaire interdisait aux
professeurs de faculté d’administrer une exploitation industrielle.
Mais si l’État est tout à coup pris de scrupules, comment souffre-
t-il les cumuls dont il me serait trop facile d’allonger le
catalogue. Au surplus dire que la science doit aider l’industrie,
ne signifie pas qu’un professeur, payé par l’État pour travailler
dans son laboratoire, peut, sans voler le contri​buable,
administrer une mine, un chemin de fer, un office de brevets, une
fabrique de produits chimiques.
Qu’on les paie davantage, dites-vous ; ils ne compléteront pas
ailleurs leur matérielle ! Certes il y a matérielle et matérielle ;
mais je crains que payés le double, ils ne trouvent pas davantage
la matérielle suffisante pour ne faire que leur métier.
Un professeur me disait : « On ne peut vivre à moins de
cinquante mille francs. » De fait il est professeur ici, professeur
là, expert ailleurs, chargé de missions, que sais-je encore ! Il
gagne largement les 50 000 balles. Voulez-vous qu’on le paie
50 000 francs pour s’occuper au laboratoire de la science qu’il
professe ? Tel que je le connais, il trouverait bien moyen de
cumuler autre chose !
Mais les règlements s’y opposeront ?
Vous êtes candide ! Nous payons des gens dans les facultés de
médecine pour travailler à l’avancement de la science : dans
leurs laboratoires ils
[VIII]
ne fichent pas les pieds. À Toulouse je pourrais vous nommer
tel prépa​rateur, payé 15 000 balles, qui ne paraît à la Faculté que
pour toucher ses appointements !

7
Encore si ces cumuls se justifiaient !
Mais ils sont ordinairement d’une évidente absurdité.
Vous prétendez donner aux enseignements de la Sorbonne, de
l'École Polytechnique, de l’École Centrale… des caractères
différents… ; et ce sont les mêmes individus qui viennent y
débiter les mêmes cours !
À moins de supposer que ces messieurs s’adaptent au milieu
comme des caméléons, leurs cours ne peuvent simultanément
satisfaire aux besoins différents de leurs élèves : un cours
acceptable à la Sorbonne devient stupide à l’École Centrale.
Que dire d’un professeur à la Sorbonne qui enseigne à Sèvres
ou à Saint-Cloud, ou d’un mathématicien au Collège de France
qui dirige une école pratique de physique et de chimie.
Un fait entre mille pour fixer les idées.
Un professeur à la Sorbonne, mort aujourd’hui, fut nommé
directeur d’un laboratoire d’essai aux Arts et Métiers.
Naturellement il n’y mettait jamais les pieds. Malheureusement
pour lui, il n’était pas l’ami du ministre des Travaux publics qui,
sans tambour ni trompette, vint un beau jour visiter son
laboratoire. Ledit professeur naturellement absent perdit sa
place. Inutile d’établir pour tous ces laboratoires une feuille de
pré​sence : le garçon aurait la main, comme on disait au grand
siècle.

8
Voyons ce qu’on exige de nos génies et si vraiment ils ont le
droit de se plaindre.
Dans les facultés de province nous devons 3 cours par
semaine, plus exactement 2 cours et une conférence. L’année
scolaire étant de sept mois, chaque mois contenant environ 13
cours ou conférences, on nous demande une centaine de leçons au
maximum. Les professeurs de la Sorbonne ne faisant que 2 cours
par semaine, le nombre des leçons se réduit à une soixantaine ;
enfin certains d’entre eux, ayant des cours semestriels, donnent
environ 30 leçons par an.
Si ces messieurs arguent la fatigue que nécessite la préparation
de leurs cours, j’en conclus leur ignorance, les cours portant
toujours sur le même programme, celui de licence, qui n’a rien de
particulièrement relevé. J’imagine qu’on ne doit pas beaucoup se
fouler les méninges pour enseigner l’électricité ou l’optique
élémentaires, sujets de deux cours semestriels à la Sorbonne.
Quant aux expériences de cours, outre que je pourrais citer
nombre de cours (voire de chimie) où l’on n’en fait pas, nous
avons des aides pour les préparer. Alors même que nous serions
obligés de les mettre au point de nos propres mains (tel Nadar
qui opérait lui-même !), si nous
[IX]
savons notre métier il ne faut pas grand temps pour cela : au
surplus je vous montrerai que c’est tout bénéfice pour nous-
mêmes.
En définitive une heure de cours à la Sorbonne est payée 500
ou 1 000 francs, suivant qu’il est annuel ou semestriel ; un cours
en province est payé 200 francs. À ce prix on peut légitimement

9
exiger du professeur qu’il fasse quelque chose entre ses cours
que généralement un pho​nographe réciterait aussi bien que lui.
J’en sais qui débitent mot à mot leurs cours imprimés, y compris
le numérotage des paragraphes et des équations.
Mes chers collègues l’oublient trop facilement : le public, qui
les paie, trouvera qu’il n’en a pas pour son argent quand il saura
comment on le gagne.
Qu’on ne se méprenne pas sur ce que je dis : il faut des
professeurs, il faut qu’ils vivent décemment. Mais il ne faut pas
que le professeur de faculté se croie quitte envers le contribuable
quand il a fait ses cours : ils seraient alors ridiculement trop
payés.
Et l’on voit maintenant la sottise de distinguer deux ordres de
savants : ceux qui enseignent, ceux qui découvrent.
Ceux qui enseignent sans vivre dans leur laboratoire,
enseignent en dépit du sens commun ; il me reste à vous montrer
que la nécessité d’ensei​gner ne peut qu’être utile pour la
découverte. Certes je suis avec les professeurs de faculté qui
demandent qu’on les débarrasse de l’odieux bachot. Leur
imposer cette corvée n’a d’autre excuse que la peur inavouée
d’abandonner le bachot aux professeurs de lycée ou le désir
d’une économie de bouts de chandelles. Les profes​seurs de lycée
déclarent que nous y sommes ridicules et n’ont pas tort ; qu’ils le
gardent pour eux seuls puisqu’ils le croient nécessaire ! Quant à
l’argument que messieurs X, Y, Z, illustres savants, ne jugeaient
pas au-dessous de leur génie de le faire passer, je conseille de ne
pas trop le faire sonner ; la vérité est que les illustres X, Y, Z, y
étaient honteuse​ment malhonnêtes, corrigeant les copies par-
dessous la jambe, expédiant 20 oraux entre 9 h. et demie et 11

10
heures !

Ce qui manque le plus à nos savants contemporains est une


connais​sance un peu générale de la science et de son
agencement ; tranchons le mot, c'est un minimum d'instruction
scientifique. La science d’aujourd’hui paraît merveilleuse à ceux
qui n’y regardent pas de près ; pour les autres, c’est le plus
invraisemblable gâchis.
Ce que je vais montrer par quelques exemples.
Quand j’ouvre un traité de chimie physique, je me demande
avec une réelle angoisse qui est fou de l’auteur ou de moi. Je
connais naturellement la théorie des systèmes homogènes et
hétérogènes ; je sais à quelles condi​tions certaines formules ont
chance d’être exactes comme première et
[X]
grossière approximation. Et voilà que ces formules sont
appliquées à tort et à travers, dans des cas où manifestement elles
ne signifient rien.
Par exemple une loi vraisemblable pour un gaz parfait ou pour
une solution infiniment diluée, est utilisée pour représenter les
propriétés d’une solution quasi saturée.
Une loi qui implique la constance d’une chaleur de
transformation et son indépendance de la température, est traînée
tout le long du volume sans aucune restriction ni spécification.

11
Nous avons une théorie classique de la Capillarité, sujet pour
lequel la bibliographie compte au moins deux mille numéros ;
j’en ai bien lu 500. Des gens très habiles ont peiné pour nous dire
quand elle vaut et quand elle ne vaut pas : nos chimico-
physiciens n’en connaissent pas le premier mol.
Pourquoi cet effroyable gâchis ? Tout simplement par ce qu’on
veut aujourd’hui découvrir sans fatigue quelque loi bien générale,
ce qui est beaucoup plus avantageux et plus facile que de faire en
conscience un bon travail expérimental. Certes la loi générale
sera reconnue fausse dans quelques années ; qu’importe, si d’ici
là nous avons récolté des honneurs et de profitables
récompenses !
Il est clair que si nos physico-chimistes connaissaient un peu
mieux la nature et la complexité des problèmes qu’ils résolvent
si allègrement, ils auraient honte de leurs approximations
insoutenables et de leurs généralisations précipitées. Aussi
voient-ils sans enthousiasme des ouvrages comme les miens qui
les forcent à réfléchir sur l’ensemble de la question et mettent en
garde le lecteur contre leurs élucubrations hâtives.
J’avais dans le temps un collègue qui disait : « Seule
m’intéresse la constitution de la matière. » Comme sur ce point,
assurément fondamental, des expériences bien faites ne
fournissent des lumières qu’à la longue et après beaucoup de
travail, il se contentait de ne rien faire.
Nos physico-chimistes n’en font pas davantage mais
découvrent une loi générale tous les matins : une idée par jour !
Et les idiots les trouvent très forts.

12

Voilà le lecteur prêt à comprendre le profit à tirer du


professorat : un peu de modestie et de conscience.
Que nos illustres chimico-physiciens soient astreints à faire un
cours sur la Capillarité, à moins que le bluff ne fasse
essentiellement partie de leur nature, voyant le problème des
actions superficielles dans son ensemble ils nous feront grâce de
leurs imaginations désordonnées. Nous ne perdrons à leur
prudence que des lois inexistantes et des aperçus hasardeux. À
cette étude ils gagneront quelque pudeur. S’ils ont de la valeur,
ils trouve​ront matière à exercer leur sagacité : à l’édifice ils
apporteront leur pierre de taille, au lieu des pavés de carton peint
dont ils nous gratifient généreusement. Ils perdront peut-être
l’admiration des imbéciles et des Membres
[XI]
du Dépôt ; grand dommage, il est vrai, pour les fumistes qui
encombrent la science française.
Je ne leur demande pas de se tenir au courant, de feuilleter
hâtivement les périodiques pour voir s’ils ne pourraient ajouter
une sottise à celles qu'inlassablemenl on déverse sur nos tètes ; je
leur demande de connaître l’ensemble de la question telle que
l’ont posée les efforls d’un siècle entier.
Nos jeunes savants ont une outrecuidance que rien n’égale ;
pour eux la science date du jour qu'ils font à un problème
l’honneur de s’en occuper. Naturellement dans l'ensemble ils le

13
situent tout de travers. Sous prétexte qu’on ne connaît la forme
d'une loi que depuis peu, ils s'imaginent les expériences
antérieures bonnes à jeter au panier. Ils ignorent, les malheureux,
que la meilleure méthode pour découvrir, je ne dis pas un fait
nou​veau (c’est affaire de chance le plus souvent) mais une loi
capitale, est de PRENDRE LA FILE. Toute la théorie de l'émission
repose sur la loi de Stefan ; qu’ils apprennent dans le mémoire de
Stefan de quelles expé​riences sort la loi.
Vous objectez que nos jeunes savants sont bien trop malins
pour s'oc​cuper d’autre chose que des phénomènes les plus
récemment découverts ; on se met alors très vite à la page.
Malheureusement tout est dans tout ; ils sont nécessairement
conduits à parler des phénomènes connus depuis longtemps et
déraisonnent à qui mieux mieux.
Il y a quelque vingt ans, comme j’avouais mon intention
d'écrire un traité de physique, un physicien s’étonnait de
l’énormité de la tâche entreprise ; je lui répondis qu'il n'y a
d’autre manière d’exposer raisonna​blement un point que
d’exposer l’ensemble. La démonstration de cet aphorisme est
fournie par les multiples encyclopédies où de nombreux auteurs
se partagent la besogne : l’incohérence y règne souverainement.
Autant qu’il est permis à l’esprit humain de juger l’ensemble
par le peu que nous en connaissons, les questions sont
d’importances très diverses ; entre elles existe une hiérarchie.
Comment l’étroit spécialiste peut-il la respecter ? Comment ne
fera-t-il pas sa part trop belle au petit problème qui l’occupe et
dont son intérêt est de gonfler le rôle ?
Après tout n’est-il pas excusable et ne suis-je pas naïf ? Quand
on a beaucoup travaillé malgré l’hostilité générale, on est

14
tellement habitué à être volé comme dans un bois qu’on finit par
trouver cela tout naturel ; on se console en travaillant de plus
belle. Mais le jeune savant est excusable d’avoir moins de
philosophie : il voit les nullités prétentieuses entourées d’égards,
comblées d’honneurs ; il lui faudrait une force de caractère peu
commune, une honnêteté aujourd’hui bien rare, pour ne pas suivre
d’aussi pernicieux exemples. Puisque la fortune scientifique
s’acquiert par des procédés de charlatan, seuls Don Quichotte et
Alceste, conseillent le travail honnête. Il n’en sera ni plus ni
moins ; mais le rôle des Don Quichotte et des Alceste est de
conserver l’idéal, comme à Rome les Vestales entretenaient le
feu sacré !
Ni Don Quichotte ni Alceste n’empêcheront nos jeunes savants
de
[XII]
couvrir quelque nullité d’un manteau de gloire, manteau si
vaste, aux plis si larges, qu’ils abritent dessous leur impatient
arrivisme. C’est un spectacle bouffon, attendrissant, du soin
qu'ils prennent de raccommoder les trous du pallium pour y
trouver un abri commode ; ils poussent la Nullité pour avancer
avec elle, ils l’étaient contre les cabots, écartent de leur mieux
les pommes cuites, finalement l’abandonnent quand déci​dément
la Nullité ne tient plus : tels les rats quittent le navire qui sombre.
S’ils ne sont pas trop vieux, ils cherchent une autre Nullité auprès
de laquelle la comédie recommence : la bande se reconstitue
autour de la nouvelle idole. Naturellement les étrangers adoptent
ces idoles succes​sives, heureux de nous juger sur des
échantillons de pacotille. La comédie va plus loin : s’ils ont un
fils à caser, les arrivés décatis adoptent pour leur progéniture un

15
chef de file parmi de plus jeunes, sans souci de sa valeur,
uniquement pour ses chances d’arriver à son tour.
Jadis le père choisissait une bru pour son fils, maintenant c’est
un chef de bande, dont il devient le comparse.

Le professorat donne une notion exacte du rôle des théories el


de leur vraie nature. C’est en enseignant, en résumant pour les
débutants les résultats acquis qu’on aperçoit l’inutilité des
grandes synthèses dont nos contemporains se gargarisent, et
qu’on juge du peu d’avancement réel de la Science. Je voudrais
qu’on donnât pour pénitence à tous les auteurs qui ont écrit sur
Einstein la tâche de faire un cours sur les Interférences : il serait
plaisant de les voir se débattre entre la nécessité d’être compré​‐
hensibles et le désir de ne pas lâcher leur grand homme. Ce serait
d’autant plus amusant que sur cent on n’en trouverait certainement
pas deux qui connussent le sujet : il faudrait l’apprendre.
Naturellement en France, malgré qu’ils en eussent, ils
achèteraient le livre de ma collec​tion. Une des raisons qui me
font détester de mes chers collègues est qu’il est bien difficile en
France de se passer de mes livres, tout simple​ment parce qu’il
serait invraisemblable qu’un des auditeurs au moins ne les eût
pas entre les mains : le professeur risquerait de se faire coller
par l’élève qui m’aurait lu, disgrâce qu’il redoute. On ne me cite
jamais, les journaux scientifiques français vont même jusqu’à
supprimer d’of​fice les renvois à mes livres (je sais là-dessus de

16
bonnes histoires) ; que m’importe puisque mes livres sont sur
toutes les tables ?
Rien n’est amusant comme le soin que prennent nos
professeurs de Faculté (l’École normale donne le branle) de
détourner leurs élèves de la lecture de mes livres. « Gardez-
vous, disent-ils, d’en apprendre autant ! Votre crâne éclaterait !
Tâtez le nôtre : il est vide. Ce qui prouve qu’on arrive sans rien
savoir. Ménagez-vous, bachotez. Ayez pourtant le soin
d’apprendre un historique et de mettre des renvois
bibliographiques au bas des pages : c’est facile et donne
l’illusion de la Science. »
[XIII]
Hélas ! ces conseils désintéressés ne sont pas suivis, au moins
hors de nos frontières : en file mes livres font le tour du monde.
Quoi qu’il en soit, nos amateurs de théories générales et
transcendantes en arriveraient bientôt à la conviction que les
grandes synthèses ne servent ni pour renseignement, ni pour la
découverte. Pour renseignement, c’est évident : pour la
découverte, c’est un fait d’expérience.
D’une découverte quelconque, même parmi les plus
importantes, étu​diez la genèse. Vous trouverez toujours une
hypothèse directrice réalisée sous forme concrète dans l'esprit
du savant qui découvre ; vous serez surpris du peu de précision
mathématique qu’avait ordinairement ce postulat.
L’erreur fondamentale des mathématiciens est de croire qu’on
découvre grâce à des formules : ON DÉCOUVRE AVEC DES
IMAGES, ON ORGANISE AVEC DES FORMULES.
Les découvertes sont toujours dues à des hypothèses

17
particulières, se traduisant par des mécanismes grossiers mais
facilement imaginables ; souvent à l’origine d’une découverte est
un raisonnement erroné, mais conduisant à une représentation
concrète.
Cette règle s’applique même aux parties de la science assez
avancées pour que rien n’eût empêché de tirer le fait des
formules. Témoin la fameuse expérience du pendule de Foucault.
Foucault part de l’hypothèse que le plan d’oscillation tourne le
moins possible ; un raisonnement faux le conduit fi la loi du sinus
de la latitude. Ensuite viennent les mathéma​ticiens qui, dans les
équations du mouvement relatif, retrouvent la loi vérifiée par
l’expérience.
Depuis un demi-siècle ils connaissaient les équations ; ils
n’avaient pas été capables d’y voir le phénomène.

On ne peut certes m’accuser de croire aux théories. Les jeunes


savants d’aujourd’hui ne devraient pas oublier qu’ils tétaient
encore quand Duhem et moi montrions, chacun de notre côté et
par des arguments différents, le caractère pragmatique des
théories physiques. Mais si Duhem vivait encore, il serait de mon
avis que, si l’on ne doit pas chipoter sur les postulats, faut-il
encore qu’on les puisse comprendre ; faut-il aussi ne pas dénuder
Jacques pour vêtir Paul.
Mais la condition essentielle d’un procédé honnête vis-à-vis-
de Jacques est de soupçonner son existence, ce qui me ramène à

18
mes moutons.
Parlons un peu de la théorie d’Einstein.
Je n’y comprends rien et ne suis pas le seul dans mon cas
puisque quel​ques centaines, pour ne pas dire quelques milliers de
personnes nous expliquent ce qu’elle signifie. Apparemment s’ils
comprenaient eux-mêmes, tant de gens n’éprouveraient pas le
besoin de nous expliquer comment ils comprennent. C’est la
première fois depuis que la physique existe, qu’une théorie a
besoin de tant de commentateurs qui du reste ne
[XIV]
s’entendent pas. Nous avons eu la joie d’assister à un procès
(première instance et appel) où le demandeur montrait des lettres
olographes d’Einstein déclarant que nul n’avait aussi bien saisi
le fonds de sa pensée, alors que le défendeur s’efforçait de
prouver que nul n’avait aussi complètement déraisonné.
Je n’ai pas à prendre parti. Ces messieurs ont trouvé une
nouvelle définition du sens commun qui devient naturellement
leur propre manière de penser : aujourd’hui les mots perdent leur
sens vulgaire.
Dans une brochure qui les mit hors de leurs gonds, je me suis
borné à leur demander comment ils voulaient qu’on enseignât
l’optique, tout disposé à les suivre si leur méthode était plus
courte et plus facile que la méthode traditionnelle. On ne saurait
croire les sottises qui m’ont été répondues : ces messieurs
auraient bien mieux fait d’avouer, ce qui se trouve imprimé dans
la thèse de l'un d'eux, que l’optique des interférences, de la
diffraction, de la polarisation elliptique et rotatoire est une
vieille rengaine dont ils n’ont cure ; qu’il s’agit de l'émission ;

19
que le reste s’ar​rangera comme il pourra, ayant perdu toute
actualité, par suite tout intérêt scientifique (toute chance de valoir
des prix académiques et des places au Dépôt).
L’un a bien voulu m’apprendre qu’aux dernières nouvelles
Einstein retrouvait l’éther au bout de sa théorie ; l’autre que cete
théorie conser​vait l’éther comme première approximation, mais
par rapport à un sys​tème particulier de référence ; un troisième
que grâce à cette théorie on peut faire presque complètement
abstraction de l’éther ; un quatrième qu’il existe un milieu
transmettant les perturbations, mais qu’il faut le considérer
comme un pur espace géométrique.
À quoi je réponds en toute humilité que je ne tiens pas
spécialement au mot éther, mais qu’indépendamment de toute
existence réelle de l’éther, existence dont je me soucie comme
d’une noisette, il n’est peut-être pas inutile de se rappeler le sens
des mots.
Il est entendu, dans ce qui suit, que l’existence est pour moi
une exis​tence fictive, un postulat que nous mettons à la base d’un
système d’ex​plications, une manière commode de grouper les
résultats pour les mieux retenir et pour en découvrir de nouveaux.
Il est d’abord évident que cette existence, toute fictive, toute
prag​matique qu’elle soit, est ou n’est pas : jusqu’à présent on a
toujours admis que l’existence n’a pas de degré. On n’existe pas
en première approxi​mation ou presque complètement ; on existe
ou l’on n’existe pas : je vous laisse l’alternative. Je ne défends à
personne de reléguer dans le placard aux accessoires inutiles
l’existence d’un milieu qui transmet l’énergie, de remettre en
honneur les théories d'émission. Je demande simplement qu’on
dise si l’on maintient les théories ondulatoires ou si l’on est

20
décidé à les abandonner.
Dans la seconde hypothèse je demande à nouveau comment
enseigner l’optique classique qui implique essentiellement
l’existence d’un milieu.
[XV]
Au cas où l’on maintient, le milieu, force est bien de lui
supposer des propriétés : c’est un non-sens de le considérer
comme un espace purement géométrique. Mais, insiste-t-on,
qu’est-ce que cela peut vous faire puisqu'en tout état de cause
vous ne soutenez pas l’existence réelle de ce milieu.
Moi, ça m’est bien égal ; cela ne m'empêchera ni de dîner ni
de dormir ; seulement je trouve que vous raisonnez comme des
pantoufles. Quand on admet un système d’explications, la règle
du jeu est de faire comme si son existence était réelle.
Partons-nous du postulat d’un milieu (par opposition aux
actions à distance) : nous devons lui prêter les propriétés qui
conviennent ; ce n’est donc pas un pur et simple espace
géométrique.

Un de leurs grands arguments en faveur de la théorie


d’Einstein est qu’elle réalise l’unité.
L’unité de quoi, Seigneur ! Si ces messieurs se donnaient la
peine d'apprendre la physique classique, ils y verraient un
invraisemblable enchevêtrement d’hypothèses particulières, plus

21
arbitraires les unes que les autres. Nous passons notre temps à
donner aux atomes, aux molécules, aux ions, aux électrons des
propriétés qui n’ont rien de nécessaire et qui ne sont là que pour
amener certains résultats expérimentaux.
C’est ce que nous appelons expliquer les phénomènes.
Alors même que vous admettriez la multiplicité des temps,
vous n’en serez pas moins forcés d’introduire le fait expérimental
(par exemple) que certaines radiations, repérées comme il vous
plaira, sont les unes absorbées, les autres transmises par un
certain milieu matériel.
On dirait à vous entendre que la physique est dans un état si
avancé qu’il suffit maintenant d’en coordonner les diverses
parties. Ignorez-vous que les phénomènes qui consentent à rentrer
dans nos théories parti​culières, constituent pour l’heure une
honorable exception ? Ignorez-vous que l’on ne retrouve au bout
d’un sorite que ce qu’on a mis dans les prémisses ? Comment
avez-vous l’impudence de dire au public qu’une formule simple
contient l’armée des hypothèses particulières que nous avons été
forcés d’introduire le long du chemin ?
Sinon, à quoi rime votre soi-disant unité ?
Mais il est moins pénible d’écrire des équations que de faire
des expériences ; à les résoudre on remplit beaucoup plus de
pages en un temps donné ; qu’importe le contenu puisque
personne ne le lira ! Il y a 30 ans on se plaignait en France de ce
que les expérimentateurs ignoraient les théories. La roue a
tourné : il n’y a plus d’expérimentateurs parmi les jeunes ; on ne
voit que des mathématiciens ignorant les phénomènes.
Leurs thèses soi-disant expérimentales sont d’une pauvreté

22
navrante.
[XVI]
Qu'ils enseignent la physique : ils seront forcés de
l’apprendre. Peut-être alors finiront-ils par comprendre l'inutilité
foncière des vastes synthèses !
Peut-être éviteront-ils le ridicule de tonnes de papier noircies
à propos d’une théorie qui, aux dernières nouvelles, s’effondre
piteusement par la base. L'éminent savant Lorentz assistait à cette
expérience cruciale : on nous raconte qu’il en fut vivement
impressionné.
Je n’ai pas de peine à le croire.
Une seule chose m’étonne : qu’on ait tant tardé à réaliser sur
une montagne l’expérience fondamentale Michelson-Morley,
alors que tout le monde savait que, vu l’énorme volume de. la
Terre, un entraînement de l’éther à sa surface était vraisemblable.
Je suis loin de regretter toute cette histoire, d’abord parce
qu'elle est amusante, ensuite parce que peut-être elle amènera nos
jeunes savants à plus de respect pour la science traditionnelle.

Vous connaissez assurément l’histoire de la Dent d’Or.


En ce temps-là on apprit dans les Académies qu’un enfant
avait une dent d’or. Immédiatement les Membres se divisèrent en
deux dans, l’un pour l’existence, l’autre contre. Rapidement on en
vint aux injures : des procès naquirent, de mauvaises paroles

23
volèrent, des mariages furent rompus, des neveux déshérités, des
familles désunies.
Le désir de se distinguer créa bientôt des sous-partis. Ceux qui
soute​naient l’existence, se disputèrent sur les modalités. L’un
prétendait que la dent ne pouvait être qu’à droite, l’autre à
gauche… ; toute la rose des vents y passa. Certains démontrèrent
que l’or de la dent était, non de l’or minéral, mais bien un or
animal de poids spécifique moindre ; la théorie des isotopes
(alors connue sous le nom de grand œuvre) fut invoquée. Un
autre admettait l’existence, mais pourvu qu’on accordât qu’il
s’agissait d’un lusus naturæ, qualificatif sous lequel il désertait
dans le camp adverse : on y consentit pour ne pas perdre une
voix.
La tranquillité publique était compromise, la discorde
descendait dans les masses qui, sans y rien entendre, prenaient
violemment parti : on était dentiste ou anti-dentiste. Ce fut une
plateforme pour les élections législatives. Un dentiste ayant été
malmené par un antidentiste, on craignit des émeutes. Le
gouvernement dut renforcer la police : mais on se battit dans les
corps de garde.
La situation devenait critique quand un sage fit observer qu’il
était prudent de vérifier le fait.
On nomma des experts ; mais onques ne retrouva-t-on l’enfant
ni la dent.
Les sages s’en firent une pinte de bon sang ; les autres
faillirent en crever de dépit.
[XVII]

24

Le mépris de toute instruction, je ne dis pas érudition, par suite


le mépris du professeur est la caractéristique de nos
polytechniciens si bien décrits par la formule : « Remplis d’eux-
mêmes, vides de tout le reste ». Jadis on croyait ces messieurs
nuls en pratique mais très forts en théorie. La guerre a passé : tout
le monde sait aujourd’hui qu’ils sont aussi nuls en théorie qu’en
pratique. Ignorance foncière, manque absolu d'esprit
scientifique, telle est leur adéquate définition.
Voici du reste ce que je trouve dans leur journal quasi officiel
sous la signature d’un général ; voici ce qu’ils n’ont pas scrupule
d’imprimer en l’approuvant, je suppose.
« Tout d’abord si les compositions écrites fermaient la porte
d’entrée à l’École à de très bons élèves, incapables de faire la
moindre application d’un cours qu’ils possèdent et comprennent
très bien toutefois, je dirais tant mieux. Qu’est-ce qu’un très bon
ouvrier connaissant fort bien l’usage d’un outil, mais incapable
de s’en servir ? Qu’est-ce qu’un ingénieur incapable de faire des
applications de l’enseignement théorique qu’il a reçu ? Un pur
érudit. Un reflet fidèle des idées d’autrui, mais dépourvu de toute
personnalité, un abstracteur de quintessence, un métaphysi​cien,
non un physicien — peut-être un excellent professeur. L’École
Nor​male lui ouvrira ses portes, l’École Polytechnique devra lui
fermer les siennes. S’il y est entré par surprise, il ne sera jamais
un technicien, ni un théoricien de la technique, rien qu’un rhéteur
scientifique. »

25
Ce texte est effrayant ! Je pensais qu’on ne pouvait
comprendre sans savoir appliquer ; que le critérium de la réelle
compréhension résultait de l’usage. Je croyais qu’un très bon
ouvrier ne connaissait l’usage d’un outil que parce qu’il était
capable de s’en servir ; avant de décrire un rabot, j’ai pris la
peine de raboter des hectomètres de planches. Je m’imaginais
qu’à vingt ans on n’est pas encore « ingénieur » et qu’on ne peut
exiger une « personnalité » d’un blanc-bec à peine sorti de page.
Mais laissons ces incohérences !
Contentons-nous de noter l’opinion de ces braves gens sur les
professeurs. Souvenez-vous de la Guerre, ô professeurs
mobilisés dans les poudreries et arsenaux ; rappelez-vous avec
quelle stupeur vous entendiez les techni​ciens patentés dégoiscr
leurs sottises, perpétrer leurs âneries.
Rappelez-vous comment ces hommes éminents, ignorants
comme des carpes, nous démontrèrent d’abord l’impossibilité
théorique de la Grande Bertha, quittes, trois jours après, à la
retrouver dans leurs formules.
Certes pour être un bon ingénieur il ne suffit pas de savoir, il
faut savoir appliquer. Mais dans mon humble bon sens je croyais
qu’on appli​quait seulement des choses connues, par suite qu’on
avait apprises. Ces messieurs n’ont pas besoin d’apprendre ; ils
ont tous le flair de l'ar-
[XVIII]
tilleur. Il leur suffit d’être anciens élèves de l’X pour tout
savoir sans avoir rien appris, en conséquence, pour devenir la
risée universelle.
Le malheur est, ô polytechniciens, que vous êtes en train de

26
déteindre sur ces professeurs que vous méprisez tant. La Science
française ne se maintenait que grâce à leurs efforts ; s’ils vous
imitent, c’est la fin de tout.
Et c’est précisément ce que je désire empêcher.

Je vous entends : la preuve que vous n’êtes pas ridicules est


qu’on s’incline devant votre compétence.
On s’incline parce que vous êtes socialement les plus forts :
derrière votre dos on ne se gêne pas.
Voyez ce béjaune nouvellement sorti de l’École des Mines,
chargé d’inspecter un boisage. Il en remontre aux vieux ouvriers
qui se tordent ; il récite son cours technique qu’il n’a pas
compris, se trompe de côté, Anonne, mais conserve sans
broncher son outrecuidance. Que faire ? lui prouver qu’il est un
âne ? ce ne serait pas difficile, mais coûterait bon : il exigerait
des travaux inutiles, mais ruineux. On se contente de hausser les
épaules… et de lui offrir le champagne. Il s’en va fier comme un
paon.
Voyez cet inspecteur général qui préside une commission.
Ayant vieilli, il a tout de même un peu de jugeote ; il n’en sait pas
plus qu’à vingt ans, mais il commence à ne plus ignorer qu’il est
ignorant comme un dindon : c’est un progrès. Conséquence : il se
tait. Son silence départage les opinions. Quand les uns et les
autres ont tout dit, il tâche de comprendre où réside son intérêt :

27
il opine alors du bonnet.
Si par hasard ces messieurs ont retenu quelques bribes,
l’exemple sui​vant vous montrera ce qu’ils en font. Dans une
poudrerie quee je sais bien, on voulait refroidir de l’eau. L’X en
question se rappelait vaguement qu’en faisant couler l’eau sur
des fagots, on obtenait ce résultat. Il applique donc le procédé
dans un espace entièrement clos : il n’oubliait qu’une moitié de
la méthode, au surplus l’essentiel.
Peut-être aurait-il évité la gaffe et qu’on se fichât de lui, s’il
avait un peu mieux appris sa physique… élémentaire.
« La preuve que nous sommes très forts est qu’on nous prend
dans les usines ! »
On vous prend pour profiter de la bonne camaraderie et sans
illusions sur vos moyens. On vous prend pour avoir des
commandes qui seront reçues sans examen. On vous prend
comme assurance contre les inspec​tions. On vous prend pour
votre titre et malgré votre nullité.
Si je puis vous servir aussi brutalement ces vérités, c’est que
je ne suis pas industriel, que je me fiche, refiche et contrefiche de
votre colère. Que pouvez-vous contre moi ? dire du mal de mes
livres ? C’est, vous
[XIX]
qui seriez ridicules. On vous conseillerait, avant d’en parler,
de savoir ce qu’ils renferment ; et dès que vous auriez fait le
nécessaire pour rap​prendre, vous seriez si honteux de votre
ignorance passée que vous auriez grand soin de vous taire !
Ne comprenez-vous pas que j’ai derrière moi la masse des
gens qui vous connaissent à l’user, vous détestent et dont j’ai reçu

28
les confidences ? que nous, contribuables, avons plein le dos de
vos loups ruineux qu’en lin de compte nous acquittons de nos
sous ? Dans votre intérêt tenez compte de mes critiques ; les
mobilisés dans les poudreries ou dans les arsenaux, les officiers
de complément vous ont trop vu pendant la Guerre. Pour prendre
un peu de modestie allez à la Joliette voir pourrir la Hotte d’État
dont nous ont gratifiés vos ingénieurs des constructions navales !
Nous avions encore un cuirassé ; grâce à vos ingénieurs
hydrographes il est au fond de l’eau.
Que vous importe ? vous avez de l’avancement et c’est la
princesse qui paie ! Rappelez-vous que la princesse, c’est nous
tous, et qu’elle peut à la fin se lasser.

Le professorat n’est donc pas une tâche servile sans utilité


pour le savant. Je vais plus loin : si l’on supprimait le
professorat obligé, les savants dignes de ce nom le rétabliraient
bénévole.
J’affronte ici le suprême ridicule de croire qu’il existe en
France des hommes qui pensent comme moi.
À notre époque de battage, poser que c’est un plaisir d’avoir
des dis​ciples, de former des intelligences, d’influer sur la
manière de penser, dénote une ignorance absolue des goûts et des
aspirations de la masse de nos professeurs si désireux de ne pas
professer. Peut-être se doutent-ils que pour avoir des disciples, il

29
est nécessaire d’avoir des idées : ils en sont totalement
dépourvus ; ils les remplacent par des formules algébriques.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Avoir des élèves ne signifie pas
qu’à des heures déterminées on se place derrière une table et
qu’on récite un cours. On peut envisager le professorat sous un
autre aspect : le direc​teur scientifique d'un laboratoire n'est
qu'un professeur.
De même que dans un hôpital on professe au lit des malades,
de même on professe en expliquant le mâniment d’un appareil. En
ce sens le chef de travaux pratiques est le plus complet des
professeurs ; c’est une aber​ration que dans nos facultés, dans nos
écoles techniques, on considère comme inférieur le métier de
chef de travaux, réservant les gros traite​ments à des gens qui
arrivent tout suants deux minutes avant l’heure officielle,
rassemblent hâtivement des notes mal classées et ânonnent un
cours fait à la hâte. Pressés de courir à d’autres occupations, ils
ne pensent en parlant qu’à leur réunion électorale ou à
l’assemblée de leurs
[XX]
actionnaires. Ils ont débité leur cours à la Sorbonne, vite ils
prennent le métro pour le dégoiser à l’École centrale ; un second
métro les mène à Sèvres ou à Saint-Cloud faire une troisième
ressucée.
Des professeurs ça ! vous plaisantez : de mauvais
phonographes !
Et je finis par comprendre pourquoi, dans certaines écoles, on
affiche un si beau mépris pour le professorat !

30

Résumons.
On n’enseigne bien que si l’on vit dans un laboratoire ;
inversement on n’a chance d’aider à l’avancement de la science
que si l’on ne se borne pas à en connaître un petit coin ; on doit
posséder le minimum d’érudition qu’exige le professorat.
Diviser le personnel scientifique en deux catégories, les
découvreurs, les professeurs, est absurde en théorie, irréalisable
en pratique.
La France n’est pas assez riche pour doubler le personnel. Il
serait impossible de ne pas donner des laboratoires aux
professeurs ; impossible de les payer convenablement sans alors
exiger un nombre de cours tel qu’ils iraient à l’abrutissement par
les voies les plus rapides ; impossible de payer les découvreurs
sans exiger des découvertes, et les découvertes ne se
commandent pas.
Le système actuel est le meilleur, à la condition que les
professeurs d'enseignement supérieur ne se croient pas quittes
envers le public pour 3 cours par semaine pendant 7 mois de
l’année.
Inversement on ne s’improvise pas professeur. Un ingénieur
éminent peut être absurde parce que trop spécialisé. Les
ouvrages écrits par les ingénieurs peuvent être excellents comme
aide-mémoires ; ils sont généralement ridicules au point de vue
scientifique, faute d’une vue d’ensemble de la question traitée.

31
C’est une erreur néfaste de croire que le flair suffit à
l’ingénieur : POUR APPLIQUER, IL FAUT SAVOIR. Que pour le futur
ingénieur on choisisse les parties de la science les plus
immédiatement applicables, je me tue à le répéter ; mais il faut
être polytechnicien pour mépriser la science acquise. Comme au
jeune homme de 18 ans on ne peut demander une expé​rience
technique qu’aussi bien il n’acquiert jamais comme Ingénieur
des Ponts ou des Mines, force est d’exiger de lui un minimum de
connaissances théoriques et expérimentales. Son mépris pour ses
professeurs est la preuve que ses professeurs sont mauvais.
Il n’existe pas de plus parfaite jouissance intellectuelle que de
former des cerveaux, d’imposer ses idées, d’amener les autres à
penser comme l’on pense. Le professeur d’enseignement
supérieur qui fait son métier comme un chien qu’on fouette,
devrait avoir la pudeur de ne pas s’en vanter.
[XXI]
Tout savant digne de ce nom demanderait des élèves si ses étu​‐
diants réguliers disparaissaient. Certes la science en train de se
faire n’est pas matière à enseignement officiel ; mais le
professeur doit y pré​parer ses élèves. Et puisque aujourd’hui la
science se mêle à tout, les savants peuvent avoir sur la manière
de penser de leurs contemporains l’action jadis réservée aux
philosophes.

Monsieur Fortépaule m’a fait l’amitié de relire les épreuves


de cet ouvrage et d’en composer la table des matières. Je l’en
remercie cor​dialement.

32
À propos de cette édition
électronique
Ce livre électronique est issu de la bibliothèque numérique
Wikisource[1]. Cette bibliothèque numérique multilingue,
construite par des bénévoles, a pour but de mettre à la
disposition du plus grand nombre tout type de documents publiés
(roman, poèmes, revues, lettres, etc.)
Nous le faisons gratuitement, en ne rassemblant que des textes
du domaine public ou sous licence libre. En ce qui concerne les
livres sous licence libre, vous pouvez les utiliser de manière
totalement libre, que ce soit pour une réutilisation non
commerciale ou commerciale, en respectant les clauses de la
licence Creative Commons BY-SA 3.0[2] ou, à votre convenance,
celles de la licence GNU FDL[3].
Wikisource est constamment à la recherche de nouveaux
membres. N’hésitez pas à nous rejoindre. Malgré nos soins, une
erreur a pu se glisser lors de la transcription du texte à partir du
fac-similé. Vous pouvez nous signaler une erreur à cette
adresse[4].
Les contributeurs suivants ont permis la réalisation de ce
livre :

33
Jean-pierre olivier
Fabrice Dury

1. ↑ http://fr.wikisource.org
2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑ http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur

34

Vous aimerez peut-être aussi