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65 | 2013
Halakha, interprétation et usage
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/tsafon/5990
DOI : 10.4000/tsafon.5990
ISSN : 2609-6420
Éditeur
Université de Lille
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2013
ISBN : 1149-6630
ISSN : 1149-6630
Référence électronique
Tsafon, 65 | 2013, « Halakha, interprétation et usage » [En ligne], mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté
le 05 octobre 2023. URL : https://journals.openedition.org/tsafon/5990 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
tsafon.5990
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés »,
sauf mention contraire.
T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
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Tsafon 65
T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
n° 65 printemps – été 2013
Couverture
Mikvé de Montpellier (XIIe siècle)
Photo de Hughes Rubio, collection de l'Institut Maïmonide (Montpellier)
© Tsafon 2013
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Tsafon 65
T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
n° 65 printemps – été 2013
À nos lecteurs p. 5
Dossier
Halakha, interprétation et usage
Varia
Grossman Simone : Gérard Étienne, poésie et judéité p. 125
Note de lecture
Delmaire Danielle : Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du
ghetto de Varsovie, Samuel Kassow p. 159
Informations p. 165
À travers les livres p. 173
À travers les revues p. 181
À travers les films p. 185
Résumés p. 187
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Illustrations
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À NOS LECTEURS
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Tsafon
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Dossier
rassemblé et présenté par
Christophe Batsch et Françoise Saquer-Sabin
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Remarque :
Les éditeurs du dossier ont laissé aux auteurs le choix de l’orthographe des mots
hébreux transcrits : Halakha et mikvé, et d’autres encore.
Ils ont procédé de même pour le nom « Juif », avec ou sans majuscule, et pour les mots
responsum et responsa dont le genre, en français, varie d’un auteur à l’autre.
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Le mikvé de Montpellier
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Le mikvé de Montpellier
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Le mikvé de Montpellier
Dans un pur style roman, une voûte en plein cintre abrite le mikvé
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Le mikvé de Montpellier
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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
Halakha et modernité
Un système juridique en mutation
Yeshaya Dalsace*
*
Rabbin et conférencier, Paris.
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Yeshaya Dalsace
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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
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En revanche, dans les domaines de la recherche talmudique, biblique, historique et
dans celle de la pensée, des personnalités rabbiniques modernistes laissent une œuvre
colossale sans commune mesure dans l’orthodoxie. Il ne s’agit donc pas d’une question
de qualité de personnes et de niveau d’érudition, mais de centres d’intérêts différents
entre les deux mondes.
2
Ce fut par exemple le cas du rabbin Shlomo Goren (1918-1994) brillant et original
grand rabbin d’Israël, très malmené et discrédité pour certaines décisions jugées trop
ouvertes, notamment concernant des problèmes de statut personnel.
21
Yeshaya Dalsace
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C’est ainsi que par exemple, on a fait appel à l’archéologie pour montrer que la
séparation entre les sexes à la synagogue n’est une pratique courante que depuis le
Moyen Âge. Un tel argument n’a aucune valeur aux yeux d’un orthodoxe.
4
Un bon exemple est le raisonnement permettant d’inclure des femmes dans le minyane
(10 personnes nécessaires à la prière publique, des hommes exclusivement pour
l’orthodoxie) en exploitant le fait qu’aucune source rabbinique ne précise clairement
qu’il s’agirait exclusivement d’hommes. Le raisonnement peut être qualifié de mauvaise
foi, mais il tient sur le plan juridique.
5
Joël Roth est notamment connu pour son responsum de 1983 prouvant la possibilité,
dans des conditions très précises, pour une femme de devenir rabbin, ce qui représente
une avancée historique très importante.
6
David Golinkin est le premier rabbin de l’histoire juive à avoir traité systématiquement
du statut de la femme et avoir publié, dans un ouvrage en hébreu, une série de responsa
bien argumentées touchant à la plupart des aspects du problème : מעמד האישה בהלכה,
Schechter Institute of Jewish Studies, Jérusalem, 2001.
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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
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Le Committee on Jewish Law and Standards du mouvement massorti américain fut
créé en 1927, il est composé de 25 membres et vote les décisions après débats et
consultations.
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Yeshaya Dalsace
Les sujets abordés sont les plus divers et il n’est pas question de
couvrir ici le vaste champ de la halakha contemporaine, mais seulement
d’en donner un bref aperçu.
On discute encore et toujours de sujets traditionnels liés au rituel,
même s’ils ont déjà été abondamment abordés dans l’histoire juive. Mais
de nouveaux dilemmes surgissent toujours, avec parfois des questions
originales : le calcul de la date juive pour des soldats servant au centre du
Pacifique, la pratique du shabbat dans l’espace, dans des expéditions
polaires, etc. Mais aussi des questions beaucoup plus polémiques sur
8
Le blocage idéologique de l’orthodoxie en ce qui concerne le statut des femmes dans
le rituel s’explique en partie par un refus radical de marcher dans les pas de la Réforme.
Cette question majeure pour le judaïsme contemporain a été en effet menée d’abord par
la Réforme et c’est à son honneur.
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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
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En effet, il n’y a pas de juridiction civile en Israël pour traiter d’un tel cas et les
conjoints, étant juifs, se retrouvent forcément devant le tribunal rabbinique.
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Yeshaya Dalsace
exigées par les Allemands et si oui sur quel critère ? Etait-il justifié
d’étouffer un nourrisson ne cessant de pleurer alors qu’un groupe de Juifs
se cachait dans une cave et que les pleurs allaient trahir la présence de ce
groupe ? La possibilité pour un père travaillant au bureau du camp de
retirer son fils de la liste de la prochaine fournée pour la chambre à gaz
sachant qu’il faudra mettre un autre nom à la place, et tant d’autres
questions qui dépassent l’imagination…
Des questions politiques impensables auparavant sont apparues
avec la création de l’État d’Israël. Faut-il ou non servir dans Tsahal, et si
oui dans quelles conditions ? Les femmes ont-elles le droit de vote, et
peut-on élire une femme ? Faut-il participer ou non au jeu politique de
cet État laïc ? Faut-il reconnaître l’autorité du rabbinat étatique ? Faut-il
ou non rendre les territoires occupés sachant qu’ils font partie de la terre
sacrée d’Israël ? Faut-il s’opposer au gouvernement s’il prend une
décision contraire à la loi juive ? Quelle autorité reconnaître aux
tribunaux laïcs ? Faut-il autoriser ou non une compagnie nationale à
violer le shabbat et si oui dans quelles limites ? etc.
La sécularisation de la société et les Lumières posèrent aussi des
problèmes tout nouveaux, certaines questions furent traitées dès les
premières années de l’Émancipation, mais d’autres font encore débat :
faut-il ou non utiliser les instruments d’étude scientifique (méthode
critique universitaire) en ce qui concerne les textes traditionnels ? Faut-il
accepter le dialogue interreligieux ? Quelle place donner à la synagogue à
un Juif (ou une Juive) marié hors du judaïsme, à ses enfants, à son
conjoint non juif, peut-on les enterrer ensemble, peut-on convertir au
judaïsme un conjoint qui de toute évidence n’adoptera le judaïsme que de
façon très limitée, peut-on convertir au judaïsme un des conjoints
profondément motivé mais déjà marié dans un couple non juif ? Quel
statut accorder aux Juifs athées ou non pratiquants par libre choix alors
qu’ils continuent à revendiquer une appartenance active au groupe juif ?
Comment jouer le jeu de la citoyenneté, faut-il répondre à la demande de
modernisation du culte de la part de certains groupes émancipés, quelle
éducation donner aux enfants et quelle école choisir ? Peut-on exercer
certains métiers, peut-on s’adonner à certains loisirs (la question s’est par
exemple posée pour la chasse à courre) ? etc.
Les progrès scientifiques et notamment dans le domaine médical,
ne cessent de mettre les décisionnaires rabbiniques au défi : peut-on
pratiquer une greffe d’organe, donner ses organes, donner son corps à la
science, avorter, faire une fécondation in-vitro, donner son sperme, son
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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
Dans le passé, l’accès aux responsa se faisait avant tout par contact
direct avec le rabbin local à qui on demandait son avis et, pour les
questions plus complexes, grâce à des publications plutôt rares et
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Yeshaya Dalsace
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Signalons Tehoumim (en hébreu) dans l’orthodoxie sioniste ou encore Assia (en
hébreu), revue spécialisée dans les questions d’éthique médicale. Mais il existe de
nombreuses autres publications et des responsa sont également publiées dans le cadre
de revues de pensée juive comme Tradition (en anglais), Akdamot (en hébreu),
Conservative judaism (en anglais), Deot (en hébreu)...
11
Il existe plusieurs projets éditoriaux en ce sens, mais le plus sérieux et le plus
prestigieux reste celui initié par l’université Bar Ilan en Israël : Responsa Project.
12
Le meilleur exemple est la librairie en ligne initiée par les Habad américains :
hebrewbooks.
13
En langue française, le site Cheela.org est particulièrement symptomatique de ce
phénomène, mais il en existe d’autres et dans de nombreuses langues.
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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
Conclusion
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Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
Emmanuel Friedheim*
*
The Israel and Golda Koschitzky Department of Jewish History, Bar Ilan University,
Israël.
1
A. M. Rabello, Giustiniano, Ebrei e Samaritani – Alla Luce delle Fonti Storico-
Letterarie, Ecclesiastiche e Giuridiche, Milan, 1987, pp. 45-123, dans un chapitre
intitulé : « La diaspora ebraica ».
2
S. Krauss, « Antioche », Revue des études juives [REJ], 45, 1902, pp. 27-49 ; S. Klein,
« The Estates of R. Judah Ha-Nasi and the Jewish Communities in the Trans-Jordanic
Region », Jewish Quarterly Review [JQR], 2, N. S., 1911-1912, pp. 545-556 ; C. Moss,
« Jews and Judaism in Palmyra », Palestine Exploration Fund Quarterly Statement,
1928, pp. 120-127 ; C. H. Kraeling, « Jewish Community at Antioch », Journal of
Biblical Literature, 51, 1932, pp. 130-160 ; D. Sourdel, Les cultes du Hauran à l'époque
romaine, Paris, 1952, pp. 117-118 ; A. Kasher, « The Rights of the Jews of Antioch on
the Orontes », Proceedings of the American Academy for Jewish Research, 49, 1982,
pp. 69-85 ; J. Gutmann, « The Dura-Europos Synagogue Paintings : The State of
Research », dans L. I. Levine (ed.), The Synagogue in Late Antiquity, Phildelphia, 1987,
pp. 61-72 ; O. Meinardus, « A Menorah Graffito in Shahba, Jebel el-Hawran », Israel
Exploration Journal, 42, 1992, pp. 250-251 ; L. Roth-Gerson, The Jews of Syria as
Reflected in the Greek Inscriptions, Jerusalem, 2001, (Héb.) ; B. Z. Rosenfeld et R.
Putchebutzky, « The Civilian-Military Community in the Two Phases of the Synagogue
at Dura-Europos : A New Approach », Levant, 41/2, 2009, pp. 195-222.
3
A. Kasher, The Jews in Hellenistic and Roman Egypt : The Struggle for Equal Rights,
Tübingen, 1985 ; J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Égypte de Ramsès II à Hadrien,
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Emmanuel Friedheim
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Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
9
Mishna Sheqalim, 2, 4 ; Mishna Rosh Hashana, 2, 4 ; Mishna Nazir, 5, 4 ; Mishna
Midot, 3, 1 ; Tosefta Berakhot, 3, 6 (éd. Lieberman, p. 12) ; Tosefta Ta'aniot, 3, 5 (éd.
Lieberman, p. 338) ; Tosefta Sanhédrin, 3, 4 (éd. Zuckermandel, p. 418) ; Tosefta Para,
3, 5 (éd. Zuckermandel, p. 632). Les traditions rabbiniques issues du corpus talmudique
babylonien désignaient également leur communauté juive du terme générique de
« Gola/Exil », on retiendra par exemple les occurrences suivantes : TB Berakhot, 63a ;
TB Rosh Hashana, 22b et Rashi, Ibid., s. v. « Et Hagola » ; TB Soucca, 20b ; TB Betsa,
16b ; TB Guitin, 9b ; TB Baba Bathra, 152a ; TB Sanhédrin, 32b ; Eliahou Rabba, 18
(éd. Friedmann, p. 100). Et al.
10
Il est ici important de souligner le fait que le judaïsme dit « orthodoxe » ne reflète, de
nos jours, ni un judaïsme biblique, ni une conception juive intertestamentaire voire
mishnique, mais principalement une conception halakhique structurée en étroite
conformité avec la littérature talmudique, non celle relevant du Talmud de Jérusalem
mais principalement celle en provenance de Babylonie.
11
Hillel l'ancien, contemporain du roi Hérode (37-4 a. C.), originaire de Babylonie, se
rendit en terre d'Israël, car il ne parvenait pas à élucider quelques contradictions du texte
biblique, cf. Tosefta Nega'im, 1, 16 (éd. Zuckermandel, p. 619) ; TJ Pessahim, 6, 1
(33a). Ces sources, en dépit de leur historicité controversée, prouvent en premier lieu
33
Emmanuel Friedheim
qu'Hillel reçut une éducation conforme à la Halakha de son temps et qu'il fut déterminé
à quitter la Perse achéménide afin de résoudre une incohérence halakhique, attestant
ainsi la fidélité aux préceptes de celui qui devint en Palestine un des chefs de file du
mouvement pharisien. Ceci dit, l'attitude résolue d'Hillel suppose également l'absence
d'autorités rabbiniques babyloniennes suffisamment compétentes à même de répondre à
de telles interrogations !
12
Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 18, 310-379. Contrairement à la réticence des
Juifs à l'époque du second Temple de combattre durant le Shabbat, même dans un cas
de danger imminent [cf. E. Friedheim, « Quelques facettes esséniennes chez Flavius
Josèphe et la mystérieuse absence de l'historien de la littérature rabbinique », Studies in
Religion/Sciences religieuses, 28/4, 1999, pp. 468-472], les soldats juifs d'Asiné prirent
les armes. Selon Josèphe, Anilé fit assassiner un satrape parthe après s'être épris de sa
fille qu'il finit par épouser malgré ses profondes convictions polythéistes qu'elle dénia
abjurer. Josèphe attribue la perte de cet état juif à ce mariage mixte (Ibid., 18, 340).
13
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 20, 17-96. Un certain Hanania, originaire peut-
être de Babylonie, aurait incité le roi Izatès d'Adiabène, désireux d'adopter le judaïsme,
de ne pas accomplir le rite de la circoncision, pour peu qu'il ait accepté les préceptes
divins. Issu de Galilée, Eléazar aurait, quant à lui, exhorté Izatès à être circoncis pour se
préserver « d'une terrible infraction à la loi et envers Dieu » (Ibid., 20, 43-46). Certains
critiques ont déduit de cette affaire qu'en Babylonie pré-talmudique, les Juifs étaient peu
scrupuleux de la circoncision contrairement à leurs coreligionnaires de Palestine, cf. par
exemple : A. Weiss, Dor Dor Ve-Doroshav, I, Vilnius, 1904, p. 147 (Héb.). Cela dit, il
faut savoir que Josèphe n’affirme pas explicitement que Hanania était babylonien et que
cette prise de position halakhique est également partagée par un Sage de la Mishna, R.
Josué b. Hanania (Ier-IIe siècle), cf. TB Yevamot, 46a : « Un prosélyte qui s'est baigné
rituellement mais qui n'a pas été circoncis est un converti à part entière ». Voir aussi les
remarques émises par I. M. Gafni, The Jews of Babylonia in the Talmudic Era – A
Social and Cultural History, Jérusalem, 1990, p. 67 n. 50, (Héb.).
14
Nahum le Mède (Hamadi) est un Sage œuvrant à Jérusalem vers l'an 70 p. C. et après
la destruction du second Temple de Jérusalem par les Romains. Il est remarquable que
tous ses enseignements furent laminés, sans exception, par ses collègues de la terre
d'Israël, soulevant le problème de cette Halakha babylonienne pré-talmudique
largement divergente de celle d'Eretz Israël. Cf. Mishna Shabbat, 2, 1 ; Mishna Nazir,
5, 4 ; Tosefta Nezirout, 3, 19 (éd. Lieberman, p. 135) ; TJ Nédarim, 9, 2 (41c) ; TB
'Avoda Zara, 7b et commentaire de Rashi, Ibid., s. v. : « Nishtakea Hadavar » :
« Aucune personne n'a jamais divulgué un tel enseignement… ».
15
Nos connaissances sur la vie des Juifs sous l'Empire parthe sont de manière générale
très fragmentaires, cf. D. Goodblatt, « The Jews in the Parthian Empire : What we don't
Know », dans B. Isaac et Y. Shahar (eds.), Judaea-Palaestina, Babylon and Rome –
Jews in Antiquity, Tübingen, 2012, pp. 263-278.
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Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
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TB Pessahim, 3b.
17
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 18, 312-313 : « Dans le même circuit du
fleuve se trouve encore la ville de Nisibe. Les Juifs, se fiant à la nature des lieux,
déposaient là les doubles drachmes que, selon la coutume nationale, chacun consacrait à
Dieu, ainsi que toutes leurs offrandes, et ils se servaient de ces villes comme d'un trésor.
C’est de là que, le moment venu, on envoyait les offrandes à Jérusalem » ; 379 : « Ces
derniers se rassemblèrent pour la plupart à Néarda et à Nisibe et obtinrent la sécurité
grâce à la forte situation de ces villes et par le fait que toute une masse de guerriers
habitait là ».
Mishna Yevamot, 16, 7 ; TB Yevamot, 115a.18
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Emmanuel Friedheim
19
I. M. Gafni, « The Status of Eretz Israel in Reality and in Jewish Consciousness
Following the Bar-Kokhva Uprising », dans A. Oppenheimer et U. Rappaport (eds.),
The Bar-Kokhva Revolt – A New Approach, Jérusalem, 1984, pp. 224-232.
20
M. Goodman, Rome et Jérusalem – Le choc de deux civilisations, Paris, 2009,
pp. 615-662 ; E. Friedheim, « Quelques remarques sur l'évocation de Jérusalem dans la
littérature gréco-latine non chrétienne », Revue d'histoire et de philosophie religieuses,
90/2, 2010, pp. 170-175.
21
TJ Nédarim, 6, 8 (40a) ; TJ Sanhédrin, 1, 2 (19a) ; TB Berakhot, 63a-b.
22
TB Horayot, 13b. Une tradition galiléenne mentionnant une tentative
d'excommunication de R. Méïr est peut-être liée à cette affaire, cf. TJ Mo'ed Qatan, 3, 1
(81c).
23
D. Goodblatt, « Sur l'histoire du 'putsch' contre Rabban Siméon b. Gamaliel », Zion –
A Quarterly for Research in Jewish History, 49/4, 1984, pp. 349-374 (Héb.). Ceci dit, le
fait que cet épisode soit absent de la littérature talmudique palestinienne est
apparemment dû à la crainte suscitée par la mention en Palestine même d'une critique
aussi violente à l'encontre du patriarcat, tandis qu'en Babylonie, on se sentait
manifestement affranchi politiquement d'une telle inquiétude. Aussi n'est-il donc pas
improbable d'y voir là un récit historique. Inversement, les attaques directes contre
l'Exilarque juif babylonien ne trouvent généralement audience que dans la littérature en
provenance de la terre d'Israël et non pas dans le Talmud babylonien, visiblement pour
les mêmes motifs, cf. M. Beer, The Sages of the Mishnah and the Talmud, Teachings,
Activities and Leadership, E. Friedheim, D. Sperber, R. Yankelevitch (eds.), Ramat-
Gan, 2011, pp. 107-117 (Héb.).
36
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
24
TB Pessahim, 4a ; TB Mo'ed Qatan, 20a ; TB Sanhédrin, 5a. Voir néanmoins
l'analyse de E. S. Rosenthal, selon lequel Rav n'était le neveu de R. Hiyya qu'en raison
de sa mère, laquelle était la sœur de R. Hiyya, cf. Idem, « Rav neveu de R. Hiyya par
son père et par sa mère ? – Un détail pour l'histoire des versions du Talmud de
Babylone », dans Hanoch Yalon Volume, Jérusalem 1963, pp. 281-337 (Héb.).
25
Les sources illustrant les relations étroites entre R. Judah le Prince et Rav sont
extrêmement nombreuses, tant dans le Talmud de Babylone que dans celui de
Jérusalem. On citera à titre d'exemple, et pour s'en tenir dans cette étude exclusivement
au TB, les passages suivants cités en TB Berakhot, 43a ; TB Shabbat, 3a ; TB Baba
Qama, 116a ; TB Houlin, 137b. Rav affirma que si le Messie était de son temps parmi
les vivants, R. Judah le Prince l'aurait incarné, cf. TB Sanhédrin, 98b. Rav fut également
membre du tribunal rabbinique présidé par le patriarche, cf. TB Guitin, 55a. Et lorsque
ce dernier quitta Besara/Beth Shéarim pour Sepphoris en Galilée [sur les motivations
politico-économiques qui furent à l'origine de ce déplacement, cf. A. Oppenheimer,
Galilee in the Mishnaic Period, Jérusalem, 1991, pp. 66-71 (Héb.) et sur le rapport plus
général du patriarche avec les autorités romaines, cf. A. M. Rabello, The Legal
Condition of the Jews in the Roman Empire Based on Jean Juster's Les Juifs dans
l'empire romain, Jérusalem 1987, pp. 53-55 ; 54 n. 217 (Héb.)], Rav l'accompagna, cf.
TB Houlin, 54a. Rav enseigna également devant le patriarche, cf. TB Yoma 87b.
J. Neubauer, Mediaeval Jewish Chronicles and Chronological Notes, II, Oxford 1895, 26
p. 182 (Héb.).
Beer, op. cit., p. 10 (Héb.).27
28
Gafni, op. cit., p. 178 (Héb.).
29
TB Yoma 20b. Suivant la description de Sherira Gaon, chef de file de l'académie
rabbinique de Poumbédita (906-1006) qui dans son Responsum (éd. B. Levine, pp. 73-
74 selon le manuscrit français) relata le passage de Rav chez Rav Shéla à Néardéa, cf.
Gafni, op. cit., p. 183. Comme le montre judicieusement Gafni, Sherira Gaon ne parle
véritablement d'école talmudique/rabbinique en Babylonie qu'à partir du temps de Rav.
Selon D. Goodblatt [Rabbinic Instruction in Sasanian Babylonia, Leyde, 1975, pp. 3,
42-43], des sources si tardives ne peuvent en rien nous renseigner sur le développement
des institutions talmudiques en Babylonie parthe et sassanide, à la différence de M. Beer
[« Sur les problèmes de la Metivta en Babylonie », Proceedings of the Fourth World
Congress of Jewish Studies, 1, 1967, pp. 99-101 (Héb.)] qui montra, à partir de sources
talmudiques, que l'établissement de ces grandes écoles fut évolutif au cours des
premiers siècles, devenant incontournables depuis l'époque de Rav et Samuel.
37
Emmanuel Friedheim
II
30
Ceux-ci semblent avoir été si éloignés du judaïsme rabbinique, que même des
concepts basiques, ayant trait à la nourriture prohibée par la Halakha notamment la
cuisson conjointe de lait et de viande, leur étaient inconnus, cf. TB Houlin, 110a : - "ורב
ריבעא: שמעה לההיא איתתא דקאמרה לחבירתה,בקעה מצא וגדר בה גדר; דרב איקלע לטטלפוש
". איעכב וקאסר להו כחלי, אסור- לא גמירי דבשר בחלב:דבשרא כמה חלבא בעי לבשולי? אמר
Traduction : « Et Rav – a trouvé une vallée qu'il clôtura d'une barrière [Rashi, s. v.
'Biq'a Matsa' explique : C'est-à-dire qu'il [Rav] constata qu'ils [les Juifs locaux] se
souciaient peu de l'interdiction de lait et viande, en conséquence de quoi il fit preuve de
rigueur à leur égard] car Rav se rendit à Tatlafoush, il entendit une femme dire à son
amie : De combien de lait avons-nous besoin pour cuire un quart de viande ? [Rav] dit :
Ne savent-ils donc pas que la viande et le lait sont interdits, il s'attarda [dans ce lieu] et
leur interdit la cuisson de mamelles ». Ce texte semble montrer, une fois encore, la non-
observance des lois parmi la population juive babylonienne ! Ceci confirme, du reste, un
autre constat de Rav sur les doutes planant sur la judaïté de populations originaires de
différentes contrées babyloniennes, cf. TB Qidoushin, 71b : « Bavel (la Babylonie) est
en bonne santé, Meshan (en Perse) est morte, Madaï (la Médie) est malade, Eïlam (une
région de Perse) agonise : Quelle différence existe-t-il entre 'malade' et 'agonisant' ? Les
malades vivent pour la plupart, tandis que ceux qui agonisent succombent pour la
majorité ». Autrement dit, en Babylonie même il n'y eut pas de mariages mixtes entre
Juifs et païens, à la différence des lointaines contrées de l'Empire perse où la judaïté fut
difficilement démontrable aux yeux d'un des plus grands Sages de cette société juive
babylonienne en pleine transformation, cf. Beer, The Sages of the Mishnah and Talmud,
p. 23 (Héb.) ; Gafni, op. cit., p. 183 (Héb.).
31
On prétendit pendant longtemps que Samuel également fut le disciple de R. Judah le
Prince, mais cette hypothèse est apparemment inexacte, cf. M. Beer, « Samuel »,
Encyclopaedia Judaica, 14, 1971, p. 786. Samuel interpréta également la Mishna issue
d'Eretz-Israel, mais il faut supposer qu'à cette époque les traditions halakhiques de
Palestine n'arrivèrent qu'indirectement à Néardéa.
38
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
258 par les armées palmyréniennes. Pour notre propos, il est important
d'évoquer Rav Judah b. Yehezquel [Rav Judah], qui fut respectivement le
disciple de Rav et de Samuel32. Il fonda l'académie rabbinique de
Poumbédita qui exista également pendant huit siècles 33. Cette académie
fut idéologiquement très proche de celle Néardéa. C'est elle, qui
développa l'ingéniosité des raisonnements souvent abstraits du Talmud.
Subtilités, nuances et perspicacité caractéristiques de cette académie se
résument dans un texte où un Sage apostropha Rav 'Amram (III-IVe
siècles) au cours d'un débat halakhique en lui disant : « Ne serais-tu donc
pas de Poumbédita où l'on parvient à faire passer un éléphant par le chas
d'une aiguille ? »34. Ou encore le cas de Rami bar Tamrei/Dikoulei de
Poumbédita qui fut interrogé par Rav Hisda de Soura. Une fois ses
objections neutralisées, Rav Hisda s'émerveilla de la finesse des réponses
de son interlocuteur. Ce dernier lui rétorqua que dans le lieu de Rav
Judah [= Poumbédita], il est largement plus incisif35 ! Le contexte
historique explique cette nécessité de sagacité, propre aux Sages de
l'académie de Poumbédita. Celle-ci résulte visiblement de l'éloignement
de Poumbédita d'Eretz-Israël, et particulièrement de son manque de
traditions concernant les versions exactes de la Mishna galiléenne. À la
différence de Soura, Poumbédita n'avait probablement que peu de
rapports avec les académies rabbiniques de Palestine romaine et c'est
pour remédier à cette insuffisance que l'académie de Rav Judah et de ses
successeurs fut contrainte d'aiguiser la pertinence du raisonnement pour
parvenir à trancher les cas juridiques. Tandis qu'à Soura, on savait –
probablement sans trop raisonner – ce qui était interdit ou permis, grâce à
une chaîne de transmission solide et continue en provenance de Galilée,
régulièrement corroborée par des visites réciproques. En ce sens, on a
pour habitude de dire que Poumbédita était en situation de rivalité avec
32
A. Hyman, Toledoth Tannaim Ve'Amoraim – Comprising the Biographies of all the
Rabbis and other Persons Mentioned in Rabbinic Literature. Compiled from Talmudic
and Midrashic Sources and Arranged Alphabetically, I, Jérusalem 19874, p. 35 : « Rav
Judah était le fidèle disciple de Rav qu'il servit toute sa vie durant et après sa disparition
devint l'élève de Samuel, pour fonder ensuite sa propre académie rabbinique à
Poumbédita ». (Traduction de l'hébreu).
33
En réalité, les choses sont plus complexes pour la fondation de la yéchiva de
Poumbédita à la suite de Néardéa. Il nous semble qu'un des travaux les plus probants à
cet égard est toujours celui de Y. Florsheim, « La fondation et le début du
développement des académies rabbiniques en Babylonie : Soura et Poumbédita », Zion
– A Quarterly for Research in Jewish History, 39, 1974, pp. 183-197 (Héb.).
34
TB Baba Metsia, 38b.
35
TB Houlin, 110b.
39
Emmanuel Friedheim
III
36
TB Berakhot 24b ; TB Shabbat, 41a ; TB Ketoubot, 110b-111a. Dans la littérature des
Responsa médiévaux, ce texte fit couler beaucoup d'encre. De nos jours encore, certains
milieux juifs ultra-orthodoxes résidant en Diaspora justifient leur refus d'habiter Israël
en invoquant, notamment, les affirmations de Rav Judah de Poumbédita sur le sujet !
37
TB Menahot, 100a ; TB Yoma, 66b (suivant le manuscrit de Munich).
38
Cf. par exemple ses propos réconfortants dans Mekhilta de R. Ishmael, Bahodesh, 6
(éd. H. S. Horovitz et I. A. Rabin, p. 227).
39
L. I. Levine, « The Jewish Patriarch (Nasi) in Third Century Palestine », dans W.
Haase et H. Temporini (eds.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, Berlin –
New York, 1979, pp. 649-688 ; Idem, The Rabbinic Class in Palestine during the
Talmudic Period, Jérusalem, 1985, pp. 90-100 (Héb.).
40
TB Sanhédrin, 38a ; TJ Kilaïm, 9, 3 (32b) ; TJ Ta'aniot, 4, 2 (68a) ; TB Mo'ed Qatan,
16b.
41
TB Qidoushin, 31b.
42
TB Ketoubot, 75a ; TB Shevou'ot, 14b.
43
TB Nédarim, 22b ; 26b ; TB Qidoushin, 49b.
40
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
avec les habitants juifs de Tibériade 44. C'est en 1936 que Grünwald
dénombra 119 Sages babyloniens en Palestine dans le courant du III e
siècle45, tandis que B. Z. Rosenfeld confirma récemment cette
conclusion46. Il semble que les Sages originaires de Babylonie
occupèrent d'importantes fonctions au sein du patriarcat de la terre
d'Israël. R. Nathan (IIe siècle) dirigea le tribunal rabbinique 47, en tant que
vice-patriarche, sous l'égide de Rabban Shimon b. Gamaliel II 48. R. Judah
bar Ilaï fut perçu comme étant « le premier orateur en tout lieu »49. Le
Talmud prétend aussi que R. Hiyya, issu de Babylonie, « rétablit » la
Tora une fois devenu le disciple de R. Judah le Prince 50. C'est avant son
décès que celui-ci plaça R. Hanina bar Hama le Babylonien à la tête de la
communauté juive de Palestine51. R. Eléazar b. Pedat, originaire de
Babylonie, fut le disciple et le collègue du plus important Sage de la terre
d'Israël considéré comme l'auteur de la majeure partie du Yerushalmi, R.
Yohanan52, et fut même gratifié du titre de « maître de la terre
d'Israël »53. Les Sages babyloniens R. Ami et R. Assi furent perçus à la
fin du IIIe siècle, par leurs contemporains, comme divulguant la Halakha
44
TB Yoma 9b ; Cant. Rabba, 8, 11 (éd. S. Dunsky, p. 174) ; E. Friedheim, « Sol
Invictus in the Severus Synagogue at Hammath Tiberias, the Rabbis and Jewish
Society : A Different Approach », Review of Rabbinic Judaism, 12/1, 2009, pp. 125-
126, n. 149.
45
Y. A. Grünwald, Le statut économique des Sages du Talmud de Palestine et de
Babylonie, New York, 1936, pp. 25ff. (Héb.).
46
B. Z. Rosenfeld, Torah Centers and Rabbinic Activity in Palestine (70-400 C. E.) –
History and Geographic Distribution, Leyde – Boston, 2010, pp. 50ff.
47
TB Horayot, 13a. R. Nathan est décrit par le Talmud de Babylone comme un
décisionnaire extrêmement consciencieux, soucieux de dégager la vérité juridique, cf.
TB Baba Qamma, 53a. Il fut considéré, avec le patriarche de la terre d'Israël, comme
l'un des derniers Sages de la Mishna, cf. TB Baba Metsia, 86a.
48
Ce dernier fut sans doute le premier patriarche reconnu par le pouvoir romain, voir la
mise au point de : E. Habas-Rubin, « Rabban Gamaliel of Yavneh and his Sons ; The
Patriarchate before and after the Bar Kokhva Revolt », JJS, 50/1, 1999, pp. 21-37. Et
pour une position différente considérant R. Judah le Prince comme un patriarche d'un
type nouveau n'ayant rien en commun généalogiquement avec Rabban Shimon b.
Gamaliel II, cf. S. Stern, « Rabbi and the Origins of the Patriarchate », JJS, 54/2, 2003,
pp. 193-215.
49
TB Berakhot, 63b ; TB Shabbat, 33b ; TB Menahot, 103b. Sur l'importance de ce
titre, cf. E. E. Urbach, The Sages – Their Beliefs and Ideas,2 Jérusalem 1986, p. 540 et
n. 43 (Héb.).
50
TB Souka, 20a ; TB Houlin, 86a à comparer avec la tradition galiléenne en TJ
Ma'aser Shéni, 5, 8 (56d).
51
TB Ketoubot, 103b.
52
TJ Sanhédrin, 1, 1 (18b).
53
TB Yoma, 9b ; TB Guitin, 19b ; TB Nida, 20b.
41
Emmanuel Friedheim
à tous les Juifs54 et furent surnommés : les « Juges de la terre d'Israël »55.
R. Abba et R. Zeira, tous deux proches disciples de Rav Judah de
Poumbédita, tentèrent de l'éviter, car ils avaient décidé de quitter la
Babylonie et connaissaient la position de Rav Judah sur la question 56. R.
Zeira aurait notamment jeûné pour oublier l'étude babylonienne 57. Il est
également l'auteur de maximes telles que : « L'air de la terre d'Israël rend
intelligent »58, ou encore : « Une discussion profane des Juifs de la terre
d'Israël équivaut à un enseignement de Tora »59. J. Schwartz a démontré
l'hypothèse émise – il y a des décennies – par S. Lieberman, défendant
l'idée selon laquelle l'académie de Soura, fondée par Rav, fut
traditionellement rattachée à la Galilée, tandis que celle de
Néardéa/Poumbédita fut liée aux centres rabbiniques judéens moins
importants tels que ceux de Lod/Lydda et de Césarée-Maritime60. Par le
passé, de célèbres historiens tentèrent d'expliquer la position de Rav
Judah proscrivant catégoriquement l'abandon de la Babylonie pour la
Palestine. Ainsi selon Simon Doubnov l'opposition de Rav Judah trouve
son origine dans la tendance des Juifs babyloniens à rompre avec
l'hégémonie d'Eretz-Israël et que Rav Judah fut l'un des protagonistes de
ce mouvement61. Ceci dit, Doubnov n'apporta aucune preuve confirmant
l'hypothèse d'un tel processus de masse, que rien ne semble réellement
appuyer. À bien regarder, même la prise de position de Rav Judah
54
TB Guitin, 44a.
55
TB Sanhédrin 17b. Ils furent notamment considérés comme les « prêtres importants
d'Eretz-Israël », cf. TB Meguila, 22a.
Cf. supra, note 36.56
57
TB Baba Metsia, 85a ; Rashi sur TB Houlin, 122a, s. v. : « Resh Laquish ».
TB Baba Bathra, 158b.58
59
Lévitique Rabba, 34, 7 (éd. Margulies, p. 783 et n. 5).
60
J. Schwartz, Jewish Settlement in Judaea after the Bar-Kochba War until the Arab
Conquest (135 C. E. – 640 C. E.), Jérusalem, 1986, pp. 240-244 (Héb.). Les textes
talmudiques mentionnent parfois des Nehoutei, c'est-à-dire ceux qui descendent ou qui
font régulièrement le trajet Babylonie/Judée, or voilà qu'il s'agit souvent de Sages de
Néardéa/Poumbédita, notamment Rav Dimi (TB Ketoubot, 57a ; TB Zevahim, 31b). Ce
Sage détient par exemple un enseignement sur la mer Morte (TB Shabbat, 108b). Rabin
(R. Abin, Aboun) rapporte des enseignements au nom de R A'ha de Judée (Exd. Rabba,
14, 14 ; Tanhuma sur Vayera, 9 [éd. S. Buber, p. 91]). 'Oula rapporte un enseignement
de R. Josué b. Lévi de Lod (TB Qidoushin, 54b). En TB Baba Bathra, 73b, Rabba bar
bar Hanna de Poumbédita se rendit au désert du Sinaï et, donc, semble être passé par la
Judée. Sur tous ces éléments, cf : Schwartz, ibid., p. 274 ; Idem, « Southern Judaea and
Babylonia », JQR, 72/3, 1982, pp. 188-197 ; Idem, « Babylonian Commoners in
Amoraic Palestine », Journal of the American Oriental Society, 101/3, 1981, pp. 317-
322 ; Idem, « Sinai in Jewish Thought and Tradition », Immanuel – A Journal of
Religious Thought and Research in Israel, 13, 1981, pp. 7-14.
61
S. Doubnov, Histoire universelle des Juifs, III, Jérusalem, 1961, p. 89 (Héb.).
42
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
62
TB Houlin, 94a.
TB Pessachim, 104b.63
TB Qidoushin, 39a.64
TB Mo'ed Qatan, 17a.65
TJ Qidoushin, 1, 4 (60b).66
TB Baba Bathra, 41b.67
68
TB Berakhot, 43b ; TB Shabbat, 12b ; TB Sota, 33a ; TB Sanhédrin, 42a ; TJ
Berakhot, 9, 2, 14a ; Gen. Rabba, 13, 15 (éd. Theodor-Albeck, p. 124).
69
TB Ketoubot, 111b. Il possédait de nombreux enseignements du temps de la Mishna,
notamment des baraïtot, cf. TB Houlin, 20a ; TB Qidoushin, 24b ; TB Sanhédrin, 15b.
Et al.
43
Emmanuel Friedheim
TB Ketoubot, 111a.70
71
Ibid. À ce propos, il convient de rappeler l'existence de tensions entre les différentes
communautés juives de Babylonie. On raconta, par exemple, que des vierges juives de
Néardéa eurent des rapports sexuels le jour de Kipour, retardant ainsi la venue du
Messie (TB Yoma, 19b). On lit également que des pères de famille conseillaient à leurs
fils de donner la priorité aux ordures de la cité de Mata Mahassia plutôt que de
privilégier les palais de Poumbédita (TB Horayot, 12a). Poumbédita est d'ailleurs
villipendée en étant considérée comme un refuge de scélérats (TB Baba Bathra, 46a ;
TB Houlin, 127a). D'aucuns prétendirent encore que « la majorité des pillards juifs sont
originaires de Poumbédita » (TB 'Avoda Zara, 70a). Les Juifs de la cité de Mahoza sont
décrits comme des ivrognes (TB Ta'anit, 27a; TB Ketoubot, 65a), et comme issus de
prosélytes dont la légitimité de la conversion fut controversée (TB Qidoushin, 73a). En
bref, ces diatribes reflètent, en premier lieu, l'existence d'une société fragmentée plaçant
en exergue le « patrotisme local » [cf. Gafni, op. cit., pp. 121-125 (Héb.)]. Mais ces
querelles montrent également que la société juive de Babylonie, au temps du Talmud,
ne diffère en rien de tout autre groupe social, en tout lieu et en tout temps, présentant ses
divergences, ses points d'alliance, ses rivalités intestines et, le cas échéant, l'union
sacrée.
72
En dépit du fait que certains rois sassanides, prêtres intégristes d'Ahura-Mazda,
adorateurs du feu, persécutèrent les Juifs babyloniens à de nombreuses occasions,
invalidant ainsi une thèse de naguère qui considérait la vie quotidienne des Juifs
babyloniens comme idyllique, il est clair qu'il faut différencier entre deux époques
celles des Parthes et celle des Sassanides après 224, lorsque la vie des Juifs de
Babylonie devint plus difficile qu'auparavant. Cf. J. Neusner, « Babylonian Jewry and
Shapur II's Persecution of Christianity », Hebrew Union College Annual [HUCA], 43,
1972, pp. 77-102 ; M. Beer, « On Three Decrees against Babylonian Jewry in the Third
Century CE », dans Idem, The Sages of the Mishnah and the Talmud, pp. 188-200.
(Héb.). Cela dit, tout en relativisant, il semblerait que les Juifs vivaient tout de même
mieux au IIIe-IVe siècles en Babylonie que dans les provinces orientales de l'Empire
romain, y compris en Palestine.
73
E. Friedheim, Rabbinisme et paganisme en Palestine romaine – Étude historique des
Realia talmudiques (Ier-IVème siècles), Leyde – Boston, 2006, pp. 53-56.
44
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique
IVe siècle, tandis que la fin de l'époque des Amoraïtes de Babylonie est
fixée un siècle plus tard.
74
Les textes talmudiques, tant babyloniens que palestiniens, semblent effectivement
incriminer davantage les Juifs de Galilée que ceux de Babylonie, dans le déclenchement
de la plupart des discordes entre les deux communautés en Palestine. Sur les motifs
historiques expliquant ces frictions au quotidien, cf. J. Schwartz, « Tension between
Palestinian Scholars and Babylonian Olim in Amoraic Palestine », Journal for the Study
of Judaism in the Persian, Hellenistic and Roman Period, 11/1, 1980, pp. 78-94. Et
pour d'autres facteurs historiques invoqués, cf. E. Friedheim, « Haine et mépris ou le
fondement historique de la rivalité entre judaïsme palestinien et babylonien au III e siècle
de l'ère commune », Judaica – Beiträge zum Verstehen des Judentums, 69/1, 2013,
pp. 14-33.
75
Midrash Tanh'uma sur Noah, 3. Sur Pirkoï b. Baboï (VIIIe-IXe siècles) qui lutta
âprement contre les coutumes religieuses des Juifs d'Eretz-Israël, cf. notamment : V.
Aptowitzer, « Deux consultations des Gueonim dans le Pardes », REJ, 57, 1909,
p. 246ff ; Idem, « Untersuchungen zur Gaonäischen Literatur », HUCA, 8-9, 1931-1932,
pp. 382, 415-417 ; J. Mann, « Les 'chapitres' de Ben Bâboï et les relations de R.
Yehoudaï Gaon avec la Palestine », REJ, 70, 1920, pp. 113-148 ; J. N. Epstein, « Sur les
'chapitres' de Ben Baboï », REJ, 75, 1922, pp. 179-186 ; S. Spiegel, « Sur l'affaire de la
controverse de Pirkoï b. Baboï », dans H. A. Wolfson Jubilee Volume, Jérusalem, 1965,
pp. 243-274 (Héb.).
45
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
Christophe Batsch*
*
Université Charles-de-Gaulle – Lille 3.
1
De ce côté se pose aussi la grande question du « juste puni » qui a irrigué une bonne
part de la littérature de sagesse du Proche-Orient, bien au-delà de Job et de la seule
littérature juive ancienne.
47
Christophe Batsch
Ces débats sur la nature de la Loi sont anciens et ont connu, dans
l’Antiquité tardive et au Moyen-Âge, d’innombrables développements
théologiques qui ne nous intéresseront pas ici.
Ce qui a renouvelé l’intérêt proprement historique de la question,
c’est la publication, au cours de ces dernières années, d’un certain
nombre de manuscrits de Qumrân, en particulier le Rouleau du Temple
(11QT) et la Lettre sur quelques règles de la Torah (miqetsat maasséh
hatorah 4QMMT). On y a découvert, en effet, tout l’intérêt porté par le
groupe schismatique de Qumrân aux questions de ce qu’on nomme dans
le judaïsme la halakha, c’est-à-dire l’ensemble très varié des
comportement normatifs, exposés dans des termes juridiques précis : les
règles de la cuisine rituelle cachère offrent l’exemple classique de ce que
désigne la halakha.
À l’occasion de ces publications il est apparu que ce sont des
désaccords jugés importants en matière de halakha qui furent cause de la
séparation des prêtres de Qumrân d’avec le Temple de Jérusalem.
Cela veut dire qu’on observe là une forme d’unité fondamentale du
judaïsme ancien : les différents courants, bien qu’ils n’adoptent pas les
mêmes solutions, se préoccupent tous des mêmes questions, le respect du
shabbat, les statuts de pureté etc.
Plus intéressant pour nous ici : on a découvert qu’un grand nombre
des règles halakhiques jugées normatives par ces écrits esséniens de
Qumrân correspondaient à celles que la Michna rabbinique dénonçait
comme « sadducéennes » ; et, de façon complémentaire, que les règles
combattues par Qumrân et attribuées aux « interprètes mensongers »
(façon ordinaire de désigner les Pharisiens dans la littérature
qumrânienne), étaient souvent celles de la halakha rabbinique.
Je ne vais pas entrer ici dans un débat qui s’est révélé finalement
assez vain visant à ré-assigner toute la littérature qumrânienne au groupe
des Sadducéens, traditionnellement associés aux prêtres de Jérusalem,
plutôt qu’à celui des Esséniens. Car c’est seulement du point de vue
pharisiano-rabbinique que toutes les oppositions à leurs règles relèvent
de la même catégorie. Mais du point de vue des Esséniens de Qumrân, le
combat devait être mené sur deux fronts : politique et calendaire contre
l’aristocratie sadducéenne de Jérusalem ; halakhique contre les
« dérives » pharisiennes par rapport aux règles sacerdotales 2. L’important
2
Voir Ya’akov Sussman, « Appendix 1. The History of the Halakha and the Dead Sea
Scrolls », dans Elisha Qimron et John Strugnell éd., Qumran Cave 4 (V), Miqsat Ma`ase
Ha-Torah, 4QMMT, Oxford : Clarendon (DJD X), 1994, pp. 179-200.
48
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
3
Daniel R. Schwartz, « Law and Truth: On Qumran-Sadducean and Rabbinic Views of
Law », dans D. Dimant et U. Rappaport éd., The Dead Sea Scrolls. Forty Years of
Research, Leyde, New York, Cologne : Brill ; Jérusalem : Magnes & Ben-Zvi, 1992,
pp. 229-240.
4
Voir par exemple Jeffrey L Rubenstein, « Nominalism and Realism in Qumranic and
Rabbinic Law : A Reassesment », Dead Sea Discoveries 6/2, 1999, pp. 157-183.
49
Christophe Batsch
Lv 17,13-14 : 13. Tout homme des fils d’Israël, ou des étrangers installés parmi
eux, qui capture à la chasse un animal ou un oiseau qui se mange, qu’il verse son
sang et le recouvre de poussière. 14. Car le principe vital de toute chair est son
sang.
Dt 12,15-16 : 15. Mais autant que le désire ton âme tu égorgeras et tu mangeras
de la viande, selon la bénédiction de YHWH ton dieu, qu’il t’a donnée pour
toutes tes portes ; l’impur et le pur en mangeront, comme pour la gazelle ou le
cerf. 16. Mais le sang vous n’en mangerez pas ; vous le verserez (shapak) sur le
sol comme de l’eau.
5
Cana Werman, « The Rules of Consuming and Covering the Blood in Priestly and
Rabbinic Law », Revue de Qumrân 16/4, 1995, pp. 621-636.
50
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
Dt 4,5-6 : 5. Vois, je vous ai enseigné des lois et des sentences, (en hébreu
houqim umishpat ; en grec : dikaiwmata kai kriseis) selon ce que m’a ordonné
YHWH, mon Dieu, pour que les mettiez en pratique (…). 6. Vous les observerez
51
Christophe Batsch
et vous les pratiquerez, car c’est votre sagesse et votre intelligence (hébreu :
hokhmah et binah ; grec : sofia kai suvesis) aux yeux des peuples qui entendront
tous ces préceptes et diront : Ce ne peut être qu’un peuple sage et intelligent,
cette grande nation !
Proverbes 3,19 (LXX) : YHWH avec (ou : par) la Sagesse a fondé la terre.
Proverbes 8,29-30 (la Sagesse décrit son rôle dans la Création) : Quand il traça
les fondements de la terre, alors j’étais à son côté comme architecte (âmôn)
52
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
6
Voir Paul Herger, « Source of Law in the Biblical and Mesopotamian Law »
Collections, Biblica 86/3, 2005, pp. 324-242.
53
Christophe Batsch
7
C’est assez proche de ce que semblent revendiquer alors les différentes sociétés
indigènes au sein de l’ensemble hellénistique.
54
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
Dt 29,28 : Les choses cachées sont à YHWH notre Dieu, les choses révélées à
nous et à nos enfants pour toujours, pour que nous pratiquions toutes les paroles
de cette Loi.
Dt 30,11-14 : Cette loi que je te prescris aujourd’hui n’est certainement pas au-
dessus de tes forces (…) pas dans le ciel (…) pas de l’autre côté de la mer (…)
mais tout près de toi afin que tu la pratiques.
8
Même Philon avec son logos divin tout imprégné de stoïcisme s’efforcera de mieux
conserver la spécificité juive.
55
Christophe Batsch
Veillant à ne s’approprier aucune chose en dehors des lois, ils comptent pour une
vertu de discuter avec les maîtres de la Sagesse, qu’ils recherchent (i.e., la
Sagesse).
56
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
15. Du Dieu de la Connaissance (est issu) tout ce qui est et sera. Dès avant leur
existence Il a fixé tous les plans (de leurs existences). 16. Et quand ils accéderont
à l’existence aux temps fixés pour eux, selon Son plan glorieux ils rempliront
leurs tâches sans rien y changer. Dans Sa main 17. (sont) les lois (mishpat) de
tout et c’est Lui qui pourvoit à tous leurs besoins.
9
L’alliance = la communauté : voir 1QS V 3 + CD IV 8 et XV 13.
10
Sur ce point voir les travaux de Francis Schmidt. En particulier Francis Schmidt,
« Élection et tirage au sort (1QS vi, 13-23 et Ac 1, 15-26) », Revue d’histoire et de
philosophie des religions 80/1, 2000, pp. 105-117 ; et Francis Schmidt, « Essai
d’interprétation de 4QTirage au sort (4Q279) », dans M. Mor et al. ed., For Uriel.
Studies in the History of Israel in Antiquity Presented to Professor Uriel Rappaport,
Jérusalem, Zalman Chazar Center, 2005, pp. 189*-204*.
57
Christophe Batsch
l’alliance (« entrer dans l’alliance »), qui est identique à la Loi (suivre la
Loi sans modifier une seule parole) associée à la connaissance (accéder
par la révélation au sens de la loi pour la période en cours).
Le troisième modèle prenant en compte à la fois la loi naturelle et
la faiblesse humaine est celui qu’on trouve développé dans l’Épître aux
Romains de Paul de Tarse. Il y a là une étonnante construction
dialectique dirigée contre la Loi juive.
Paul considère que la Loi est à la fois divine et naturelle :
Car si les nations, qui ne se réfèrent pas à la Loi, font selon la nature ce qui est
prescrit par la Loi, tout en ne se référant pas à la loi elles sont à elles-mêmes une
loi.
Mais il affirme aussi que, dans le même texte, la Loi crée la faute –
une position d’apparence plutôt positiviste ;
Cependant la Loi n’est pas la source de la faute car la Loi n’est pas
imparfaite. Au contraire, c’est précisément parce qu’elle est parfaite
qu’elle est hors de portée de l’homme, être de chair et non d’esprit (Rm
7,12-25). À la limite le principal bénéfice de la Loi pourrait consister à
faire prendre conscience de cette imperfection humaine.
Toute une série d’oppositions classiques entre l’aspiration
(spirituelle) à l’observance des lois et la soumission (charnelle) aux
appétits humains, aboutissent donc à cette formule de Rm 7,15-16 :
Car si je ne sais pas ce que je fais, je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que
je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la Loi est
bonne.
11
Cette conviction que la Loi crée la faute est ensuite longuement développée au
chapitre 7.
58
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
59
Christophe Batsch
12
Voir aussi le midrach halakhique – donc d’époque michnique – Sifré Eqev 37 sur Dt
11,10 ; et le midrach Berechit Rabba de la Genèse (Gn R. III 5) : il représente Dieu en
train d’étudier le livre de la Genèse afin de créer le monde conformément à ses règles.
Dans la même source : les six premiers jours interrogent tour à tour le jour précédent
pour savoir ce qui a été créé jusque là ; mais qui le 1er jour peut-il interroger ? La
réponse est : la Torah.
60
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne
… il y a longtemps que la Torah a été donnée sur le mont Sinaï ; nous ne prenons
plus en compte un voix céleste car il y a longtemps que tu as écrit dans la Torah
sur le mont Sinaï : en suivant le plus grand nombre (Ex 23,2).
Rabbi Juda au nom de Rab : le jour comprend douze heures ; les trois premières
heures le Saint béni soit-il s’occupe à travailler sur la Torah.
61
Christophe Batsch
62
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
La Halakhah
Observée ou ignorée ?
Unificatrice ou séparatrice ?
Evyatar Marienberg*
*
Université de Caroline du Nord (USA) à Chapel Hill. Cet article est une version
légèrement remaniée d’une présentation que j’ai donnée dans une conférence organisée
par M. Shmuel Trigano à Paris, le 14 février 2010. Je remercie chaleureusement M.
Trigano de m’avoir invité à cette conférence.
1
« שמרה השבת אותם,» יותר משישראל שמרו את השבת. Ahad ha-Am (Asher Zvi Ginzburg,
1856-1927), Ha-Shiloah 3, 6, 1898.
63
Evyatar Marienberg
2
Voir par exemple Sefer Mitzot Gadol, Asin, 3 ; Tossafot sur TB Shabbat 49a.
3
Eric Zimmer, « Baking Practices in Medieval Ashkenaz » [en hébreu], Zion, 43, 2000,
pp. 141-162 ; Jacob Katz, Le Shabbes Goy, traduit de l’hébreu par Yehoshua Rash,
Paris, Stock, 1986.
4
Voir par exemple, parmi d’autres, Shaye J. D. Cohen, « Purity, Piety, and Polemic -
Medieval Rabbinic Denunciations of ‘Incorrect’ Purification Practices », dans Rahel R.
Wasserfall (éd.), Women and Water - Menstruation in Jewish Life and Law, Hanover,
Brandeis University Press, 1999, pp. 82-100.
64
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
Les juifs ne possédaient pas un bain rituel dans chaque localité, ou même,
comme déjà mentionné, un bain ordinaire, séculier. On se demande comment
5
David Malkiel, Reconstructing Ashkenaz : The Human Face of Franco-German
Jewry, 1000-1250, Stanford University Press, 2008, pp. 148-199.
6
Voir par exemple Stefan Rohrbacher, « ‘Er erlaubt es uns, ihm folgen wir’ : Jüdische
Frömmigkeit und religiöse Praxis im ländlichen Alltag », dans Sabine Hödl, Peter
Rauscher, et Barbara Staudinger (éds), Hofjuden und Landjuden. Jüdisches Leben in der
Frühneuzeit, Berlin-Wien, Philo-Verlag, 2004, pp. 271-282.
65
Evyatar Marienberg
ceux qui vivaient dans de minuscules localités pouvaient obéir à l’antique loi.
S’immergeaient-ils dans un cours d’eau considéré selon la loi comme un moyen
de purification rituelle acceptable ? Se sont-ils ponctuellement rapprochés d’une
communauté voisine plus importante ? Ou n’ont-ils pas suivi les préceptes à la
lettre ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, cependant cette dernière
possibilité ne peut être écartée sans une réflexion approfondie.7
7
Joseph Shatzmiller, « Les bains juifs aux XIIe et XIIIe siècles », Médiévales, 43, 2002,
p. 85.
66
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
pas, en effet, de ces décisions fondées sur une rupture, et ce très souvent
pour des raisons rituelles. Si l’on en croit la Bible, Esdras et Néhémie
contraignaient ceux qui retournaient à Jérusalem à répudier leurs femmes
étrangères8. Les Sages du IIe siècle de l’ère commune imposèrent une
séparation entre les disciples juifs de Jésus et les autres juifs9. Bien plus
récemment, en Allemagne au XIXe siècle, le rabbin Ezriel Hildesheimer
eut une certaine responsabilité dans l’émergence d’un véritable schisme
entre juifs orthodoxes et réformés10. Chaque fois des motifs halakhiques
ont été invoqués pour justifier ces actes de séparation.
Il n’est pas rare d’entendre des orateurs juifs affirmer une certaine
supériorité du judaïsme sur le christianisme, fondée sur l’idée que, dans
le christianisme médiéval, une personne qui ne professait pas la
« bonne » foi était exclue, tandis que dans le judaïsme il existait une
grande pluralité théologique et philosophique. Tant qu’un juif ou une
juive respectait la Halakhah, ils pouvaient opter pour n’importe quelle
idée théologique. Cette comparaison est non seulement simpliste, mais
fausse. En premier lieu, cette représentation du christianisme est erronée.
Dans le christianisme médiéval, les anathèmes étaient prononcés presque
toujours avec la formule suivante : « celui qui dit que…, qu’il soit
anathème ». La faute n’était pas d’opter pour certaines idées mais de les
propager. À supposer que l’on ne tienne pas compte de ce fait, il m’est
difficile d’admettre qu’un système de contrôle reposant sur des pratiques
est moins opprimant qu’un système reposant sur des concepts
théologiques11. Dans les deux cas, se conformer à la norme était exigé
des fidèles s’ils voulaient rester à l’intérieur de leur communauté. Dans le
cas des juifs, la Halakhah a rempli ce rôle de contrôle. Dans la vie
quotidienne, la pression sociale était probablement suffisante pour que
l’on puisse assurer que les membres de la communauté restaient plus au
moins fidèles, au moins officiellement, à la Halakhah. Dans les cas plus
8
Esdras 9-10 ; Néhémie 10, 29-31 ; 13, 1-3.
9
Voir Dan Jaffé, Le Talmud et les origines juives du christianisme : Jésus, Paul et les
judéo-chrétiens dans la littérature talmudique, Paris, Cerf, 2007.
10
Voir David Ellenson, Rabbi Esriel Hildesheimer and the Creation of a Modern
Jewish Orthodoxy, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1990.
11
Une phrase très souvent citée de Noam Chomsky semble caractériser exactement de
telles situations : « La manière la plus sage de garder le peuple passif et obéissant est de
strictement limiter l’éventail d’opinions acceptables, et de permettre un débat très vif à
l’intérieur de cet éventail ». (Noam Chomsky, The Common Good, Odonian Press,
1998, p. 43). Personnellement je ne vois pas une grande différence entre « éventail
d’opinions » (« spectrum of acceptable opinion ») et « éventail de pratiques
acceptables ».
67
Evyatar Marienberg
[Les juifs] ne transgressent peut-être pas la lettre de la loi, mais il semble bien
qu’ils négligent, volontairement, l’esprit de la loi.12
Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi qu'il est écrit : « Ce peuple
m'honore des lèvres ; mais leur cœur est loin de moi… » Vous mettez de côté le
commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes... Vous
annulez bel et bien le commandement de Dieu pour observer votre tradition…
12
Alan Dundes, The Shabbat Elevator and Other Sabbath Subterfuges : An Unorthodox
Essay on Circumventing Custom and Jewish Character, Lanham, Rowman &
Littlefield, 2002, p. 85 : « They may not violate the letter of the law, but they do appear
to blatantly disregard the spirit of the law ».
68
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous vous êtes
transmise...13
13
Marc 7, 6-13 (Bible de Jérusalem).
14
Christine E. Hayes, « Legal Realism and the Fashioning of Sectarians in Jewish
Antiquity », dans Sacha Stern (éd.), Sects and Sectarianism in Jewish History, Leiden,
Brill, 2011, pp. 119-146.
69
Evyatar Marienberg
…les juifs ne sont pas le seul peuple qui pratique cet art du contournement. Tous
les peuples sur terre inventent probablement des méthodes socialement
acceptables pour permettre des actes qui sont interdits par la loi. Les juifs ne sont
pas uniques. Néanmoins, peu de peuples ont utilisé cet art d’une manière aussi
perfectionnée.16
70
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
en les séparant des autres juifs. Mais la Halakhah a également créé parmi
ces mêmes juifs une certaine manière de penser, un certain type de
catégorisation.
***
71
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique
L’anthropologie rabbinique
et les débats actuels sur la bioéthique
Matthias Morgenstern*
Rabbi Yirmeya ben El'azar a dit : « le Très Saint, béni soit-Il, a créé
Adam, le premier homme, avec deux visages, car il est écrit (Ps. 139,5) :
'Tu m'as formé à l'avant et à l'arrière' »1. Et dans un midrash, l'auteur
ajoute : « Lorsque le Très Saint, béni soit-Il, créa Adam, il fit de lui un
androgyne, car il est écrit (Genèse 1,27) : 'Il les créa homme et femme' »2.
L'exégèse rabbinique, en commentant ainsi le récit de la création dans la
Genèse, fait apparaître une vision de l'homme et de ses origines qui, au
cours de ces dernières années, a trouvé un regain d'intérêt dans les débats
bioéthiques de plusieurs auteurs juifs. Le point de départ de cette
conception de l'homme est le concept d'androgynie. Son apparition ici et
à d'autres endroits dans la littérature traditionnelle juive n'est pas due, de
toute évidence, à la fréquence du phénomène, mais semble liée à des
considérations systématiques. Pour ne citer qu'un exemple : il est
frappant de voir mentionnés souvent des « êtres androgynes » et leurs
« flux sanguins » dans le traité Nidda du Talmud de Jérusalem, consacré
à la femme au moment de ses menstruations et aux règles de pureté
qu'elle doit respecter. Apparaissent en filigrane non seulement le célèbre
mythe platonicien de la double sexualité de l'homme au moment de la
Création, mais aussi la théorie embryologique d'Aristote qui s'attache à
*
Université de Tübingen (Allemagne). Texte traduit de l’allemand par Josef Kolbl,
université Charles-de-Gaulle – Lille 3.
1
Cf. bBer 61a. Cela veut dire que l'homme primitif avait un visage à l'avant et à l'arrière
et ne fut partagé en deux qu'au moment de la création d'Ève.
2
BerR 8, 1 (Ed. J. Theodor 1912, p. 55). Cf. aussi : Ron Barkaï, Les infortunes de
Dinah ou la gynécologie juive au Moyen Âge, Paris, 1991, pp. 14 et 44 sq.
73
Matthias Morgenstern
expliquer l'origine des deux sexes3. Il est certes difficile de cerner avec
précision l'ampleur de l'influence grecque sur les textes juifs ainsi que
son cheminement ; mais il est à supposer que les rabbins – dont on sait
que certains d'entre eux étaient médecins – étaient marqués par la
tradition de la Grèce antique4.
3
Pour la théorie aristotélicienne, voir David M. Feldman, Marital relations, birth
control and abortion in Jewish law : an examination of the rabbinic legal tradition that
underlies Jewish values with respect to marriage, sex, and procreation, with
comparative reference to Christian tradition, New York, 1974, p. 133 sq.
4
Cf. Samuel Krauss, Talmudische Archäologie, Band I-III, Leipzig, 1910-1912, Band I,
p. 265.
74
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique
5
Cf. mNid 3,2(3).
6
Seuls quelques fragments des écrits de Hérophile nous sont parvenus. C'est à travers
eux que Galien, qui n'a procédé qu'à des dissections d'animaux, a eu connaissance des
travaux de son prédécesseur. Cf. Beatrix Spitzer, Paolo Zacchia, Die Beseelung des
menschlichen Fötus, édité, traduit et commenté par B. Spitzer, Köln, 2002, pp. 7 et
32 sq.
7
Cf. bNid 30b, et déjà dans une source bien plus ancienne : tNid 4, 17.
8
Barbara Duden, Der Frauenleib als öffentlicher Ort. Vom Mißbrauch des Begriffs
Leben, Hamburg/Zürich, 1991, p. 77. Par le terme « enfants de la lune » on désignait en
obstétrique les fœtus morts après la vingtième semaine de grossesse et qui avaient déjà
les traits d'un nouveau-né.
75
Matthias Morgenstern
9
Cf. Barbara Duden, « Konzeptionen des Ungeborenen », dans B. Duden, J.
Schlumbohm, P. Veit (éd.) : Geschichte des Ungeborenen, Zur Erfahrungs- und
Wissenschaftsgeschichte der Schwangerschaft, 17.-20. Jahrhundert, Göttingen, 2002,
p. 34.
10
Fischer-Homberger, Medizin vor Gericht. Gerichtsmedizin von der Renaissance bis
zur Aufklärung, Bern, 1983, p. 234.
11
Cf. bNid 66a, ainsi que Evyatar Marienberg, Niddah. Lorsque les juifs
conceptualisent la menstruation, Paris, 2003, pp.31 sq., 133 et 221.
12
Roland Deines, « Jüdische Steingefäße und pharisäische Frömmigkeit. Ein
archäologisch-historischer Beitrag zum Verständnis von Joh. 2,6 und der
Reinheitshalacha zur Zeit Jesu », Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen
Testament, 2 Reihe, Band 52, Tübingen, 1993, p. 168.
76
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique
13
Cf. Michael L. Satlow, « Fictional Women : A Study in Stereotypes », dans Peter
Schäfer, The Talmud Yerushalmi and Graeco-Roman Culture, Tübingen, 2002, p. 243.
14
Cette position pourrait être motivée par l'idée que la limitation des rapports sexuels
augmente le temps consacré à l'étude de la parole divine. Cf. Shaye J. D. Cohen,
« Menstruants and the Sacred in Judaism and Christianity », dans Sarah Pomeroy (éd.),
Ancient History, Women's History, Chapel Hill, 1991, pp. 273-299 ; p. 283 : « so that
the sages should not behave like roosters ».
15
E. Marienberg me communique qu’il ne croit pas en une telle possibilité (courriel du
2 avril 2013).
16
Cf. entre autres bNid 9a et LevR 14,4.
17
Cf. E. Marienberg, op. cit., pp. 159 sqq.
18
Ibid. pp. 167-169. Voir Deutéronome 23,3.
19
E. Marienberg, op. cit., pp. 194 sq.
77
Matthias Morgenstern
20
Cf. BerR 17, 13 : « Pourquoi les prescriptions de la Nidda ont-elles été données à la
femme ? Parce qu'elle a versé le sang d'Adam […] Pourquoi l'ordre d'allumer les
lumières du shabbat a-t-il été donné à la femme ? Parce qu'elle a étouffé l'âme d'Adam ».
21
Cf. bSan 91b.
22
Cf. Aristote, De Generatione Animalium II,3, 36b. Sigurd von Pfeil, Das Kind als
Objekt der Planung. Eine kulturhistorische Untersuchung über Abtreibung,
Kindestötung und Aussetzung. Göttingen, 1979, p. 53.
78
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique
23
Cf. Lévitique 12,1-5.
24
Cf. également bNid 9a.
25
Cf. yNid 1,5/1-49b, 28-29. Dans le contexte de ce débat sur l'impureté périodique de
la femme, on est évidemment en droit de se demander comment le sang menstruel peut
être nocif alors que d'un autre côté il nourrit l'enfant sous forme de lait maternel.
26
Cf. bSan 57b.
27
Cf. bYev 69b. Le passage bHul 58a examine l'idée de considérer le statut juridique de
l'enfant à naître comme celui d'un « membre de la mère ».
28
Cf. mNid 1,3.
79
Matthias Morgenstern
Faut-il dès lors s'étonner que ces considérations ont trouvé un écho
récent dans les débats de bioéthique touchant à l'insémination artificielle
et à la recherche sur les cellules souches ? Pour l'essentiel, ces
discussions développent une argumentation a fortiori qui, en s'appuyant
sur l'autorisation d'avorter au stade précoce de la grossesse, conclut à la
disponibilité pour la recherche d'ovules fécondés, mais non implantés,
surtout lorsque ces recherches visent la mise au point de médicaments ou
de techniques utilisés pour sauver des vies 30 . Evyatar Marienberg va
jusqu'à parler de « proto-clonage »31. Et même la reprise par le spécialiste
israélien de la Kabbale, Moshe Idel, du motif traditionnel du golem, cette
légende d'un anthropoïde artificiel créé à Prague par le grand rabbin Löw
(environ 1520-1609), est influencée par le débat bioéthique qui explore
les perspectives, mais aussi les dangers de la nouvelle médecine
reproductive32.
29
Cf. mNid 1,4.
30
Cf. Daniel Eisenberg, Stem Cell Research in Jewish Law,
www.jlaw.com/Articles/stemcellres.html ; Yitzchok Breitowitz, The Preembryo in
Halacha, www.jlaw.com/Articles/preemb.html (sites consultés le 3 mars 2013).
31
E. Marienberg utilise ce terme comme une blague à propos d’un texte midrashique et
non pas à propos des pratiques actuelles.
32
Cf. Moshe Idel, Golem. Jewish Magical and Mystical Traditions on the Artificial
Anthropoid, New York, 1990, p. 34.
33
B. Duden, Die Gene im Kopf – der Fötus im Bauch. Historisches zum Frauenkörper,
Hannover, 2002, p. 22.
80
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique
et tout le savoir qui seul rend possible les perceptions décrites dans le
Talmud34.
34
Voir par exemple Fred Rosner, Medicine in the Bible and the Talmud. Selections from
Classical Jewish Sources, New York, 1995, p. 18 : « The rabbis had a surprisingly
extensive knowledge of the physiological aspects of menstruation ».
35
Cf. yNid 2,6/3 – 50a,71-72.
36
Cf. Alberto Jori, « Blut und Leben bei Aristoteles », dans Mariacarla Gadebusch
Bondio (éd.), Blood in History and Blood Histories, Micrologus' Library, Firenze, 2005,
p. 27.
37
Duden, Gene im Kopf. op. cit., p. 43.
81
Matthias Morgenstern
Une telle lecture de textes juifs néglige cependant le fait que les
représentations dont il a été question ici, sont liées aux traditions des lois
religieuses, voire qu'elles reposent sur celles-ci d'un point de vue
historique et matériel. Dans des sociétés où la halakha constitue pour les
juifs le droit en vigueur, les normes de pureté évoquées précédemment
représentent un sujet explosif à un tout autre égard. L'état civil et le droit
matrimonial s'y trouvant entre les mains des rabbins, ce sont eux qui,
pour donner un exemple, fixent la date de mariage des couples juifs en
38
Cf. Duden, Der Frauenleib als öffentlicher Ort. op. cit., pp. 7, 43 et 80 sq.
39
Peter Sloterdijk, Das Menschentreibhaus. Stichworte zur historischen und
prophetischen Anthropologie, Weimar, 2001, p. 77.
40
Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la Lettre sur
l'Humanisme de Heidegger, Mille et Une Nuits, 2000, traduit par Olivier Mannoni. Lors
de cette conférence le philosophe propose une réflexion sur la génétique et les
problèmes posés par ce qu'il nomme la « domestication de l'être humain ». Ses propos
provoquèrent, outre-Rhin, un scandale médiatisé à cause de l'emploi, par Sloterdijk, du
mot Selektion (très chargé de connotations en Allemagne depuis la Shoah). On
reprochait à l'auteur de se prononcer en faveur d'une idéologie aux relents fascistes, de
dressage de l'homme par lui-même. C'est dans ce contexte, semble-t-il, que Sloterdijk –
toutefois sans tenir compte de la chronologie ni du contexte – utilise des éléments de la
tradition juive pour se défendre. Ceux qui de nos jours plaident pour l'eugénique et un
« parc humain » se croient obligés de se référer aux principaux témoins du judaïsme,
dans une perspective purement apologétique, même si par ailleurs – et c'est le cas de
Sloterdijk – ils ne s'intéressent nullement à la tradition juive.
82
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique
tenant compte des règles mensuelles de la fiancée 41. Même des juives
non pratiquantes vivant en Israël sont obligées d'assister, avant leur
mariage, à des séances d'information obligatoires organisées par une
instance rabbinique42. Pour les femmes qui souhaitent vivre en suivant
les préceptes de la Torah, la réglementation sur les menstruations conduit
en outre, en cas de polyménorrhée (un cycle court de moins de vingt-
quatre ou vingt-cinq jours), à une réduction de la période où la loi
autorise les relations sexuelles engendrant le phénomène de « stérilité
religieuse »43. Dans ce cas, en effet, l'ovulation se produit la plupart du
temps avant le moment où elles peuvent se soumettre au bain de
purification rituel, qu'il est interdit de prendre avant le onzième jour du
cycle. Il est dès lors impossible d'avoir des rapports « en état de pureté ».
Cette situation donne lieu en Israël à de violentes controverses entre
mouvements laïques et les autorités religieuses44.
Dès lors, il n'est pas étonnant de voir des juives non pratiquantes
s'insurger contre cette immixtion dans la sphère la plus intime et contre
cette soumission dans un domaine qu'elles ressentent comme tabou ; des
voix critiques s'élèvent même au sein de la partie pratiquante de la
population. Plus généralement, certains conflits peuvent s'expliquer par
les profondes mutations du rôle de la femme dans la société moderne et
de la perception qu'elle a d'elle-même et d'autrui45. Même les femmes
juives orthodoxes n'entendent plus se plier aux prétentions des milieux
ultra-orthodoxes de Jérusalem qui voudraient interdire aux femmes qui
41
Cf. Pinhas Shifman, Family Law in Israel, Jerusalem, 1984, pp. 101 sqq, (en hébreu).
42
Cf. E. Marienberg, op. cit., pp. 39 sq.
43
Ibid. p. 211.
44
Voir par ex. l'essai en hébreu intitulé « La révolte des impures » de Yaïr Sheleg qui
parle d'un film de Anat Suria, tourné en 2002 (dans :
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=185390 ; consulté le 3 mars
2013). Il a pour thème des femmes orthodoxes en Israël qui s'insurgent contre les
normes de pureté qu'on leur impose. La rédactrice parle dans ce contexte des premiers
signes d'un mouvement féministe orthodoxe. Après ce premier film sorti sous le titre
Tehora (Une femme pure), la cinéaste en a réalisé un second, consacré au droit
matrimonial, sous le titre Mequdeshet (Celle qui est consacrée). Cette œuvre a été
primée au concours du meilleur film documentaire en Israël.
45
Voir les développements que E. Marienberg (op. cit., pp. 147-156, 211-213 et 275-
279) consacre aux prescriptions relatives à la « pureté familiale » dans les milieux
orthodoxes juifs actuels aux États-Unis et en Israël. Au XIXe siècle, la littérature de
l'orthodoxie juive en Allemagne a traité avec une prudente retenue et un certain
embarras ce sujet qui est abordé, en revanche, assez fréquemment de nos jours. Cf. par
exemple : Ludwig Stern, Die Vorschriften der Thora welche Israel in der Zerstreuung
zu beobachten hat, Frankfurt-am-Main, 1886, pp. 258 sq.
83
Matthias Morgenstern
Peu importe qu'on accepte, en travaillant sur des textes juifs, les
intentions critiques à l'égard des sciences ou qu'on les rejette : dans les
deux cas, on trouvera stimulantes leurs distinctions pour comprendre la
« vision » subjective et la « perception » du sang à une époque qui
ignorait les moyens de contraception modernes et où les femmes en âge
de procréer ont forcément vécu très différemment la succession de
saignements et de grossesses. La tradition rabbinique ne place pas la
discussion des questions de bioéthique sur le terrain de principes
abstraits et généralisables (aspiration de l'être humain à l'autonomie,
dignité humaine etc.), mais sur celui de l'observation et de l'évaluation de
processus somatiques concrets. Pour ce qui est de l'accueil réservé aux
textes classiques du judaïsme dans le domaine de la politique et de la
réflexion philosophique, le débat actuel en Israël, démontrant que le
recours à la tradition juive comporte aussi des inconvénients, devrait
mettre en garde contre une lecture inappropriée et anachronique de ces
textes.
46
Moshe Zemer qui relate ce différend (Jüdisches Religionsgesetz heute. Progressive
Halacha, Neukirchen, 1999, p. 149), oppose aux tenants de l'ultra-orthodoxie un
passage du Talmud (bBer 22b), selon lequel les paroles de la Torah ne sont pas
susceptibles de devenir impures.
47
Cf. Maïmonide, Hilkhot tefilin mezuza u-sefer tora, 10,8 ; et Daniel Boyarin, Carnal
Israel, Reading Sex in Talmudic Culture, Berkeley-Los Angeles-Oxford, 1993, pp. 180
sq.
84
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
Liliane Vana*
*
Université Paris I Panthéon-Sorbonne ; Institut Universitaire E. Wiesel, Paris.
85
Liliane Vana
Selon la loi juive, l’acte sexuel ne saurait avoir pour seul objectif la
procréation. Il doit répondre également aux désirs et plaisirs, naturels,
des hommes et des femmes. Aussi, les rapports sexuels sont-ils autorisés
même lorsque le couple a déjà des enfants, se trouve dans l’incapacité de
procréer, lorsque l’homme est stérile, la femme est enceinte ou
ménopausée. Cependant, deux conditions sont à respecter : les lois de
pureté ainsi que le choix du conjoint / partenaire doivent être conformes
aux règles bibliques et rabbiniques. Les rapports sexuels ne sont permis,
d’après la loi juive, que lorsque les lois d’union et de pureté sont
respectées4. Ils ne sont licites qu’entre deux personnes qui ne seraient pas
interdites l’une à l’autre par les lois bibliques ou rabbiniques 5 ; que s’ils
1
Le poseq (fém. poseqet) n’est pas le rabbin de la synagogue que l’on fréquente, ni un
grand rabbin occupant une fonction importante, mais un spécialiste de renom, connu et
reconnu pour ses compétences en matière de halakhah. Il est sollicité par ses
coreligionnaires du monde entier pour toute question nouvelle qui se présente à notre
société quel qu’en soit le domaine. Sa réponse – dans la plupart des cas formulée par
écrit – constitue le responsum. Le poseq est, parfois, spécialiste d’un domaine
particulier (gittin, kashrut etc.). Il existe actuellement – dans le monde orthodoxe – des
poseqot pouvant rivaliser avec leurs homologues masculins, consulter :
http://www.haaretz.com/jewish-world/jewish-world-features/she-who-dares-to-tackle-
jewish-religious-law.premium-1.496530.
2
Il existe des règles herméneutiques différentes pour la halakhah et pour la ’aggadah,
mais celles de cette dernière ont toujours été très peu respectées.
3
La littérature sur cette question est abondante. Voir M. Elon, Jewish Law : History,
Sources, Principles, Philadelphia, Jewish Publication Society, 1994, pp. 94-104 ; Sh.
Safrai (éd.), The Literature of the Sages (Compendia Rerum Iudaicarum ad Novum
Testamentum), Section Two, vol. II Second Part : Midrash, Aggada, Midrash
Collections, Targum, Prayer, 1987.
4
Ceci ne concerne que les rapports hétérosexuels licites. Pour les relations
homosexuelles, cf. § VIII.
5
Lév 18-21 et passim. Cf. L. Vana, « Fiançailles et Mariage à l’époque hellénistique et
romaine : halakhah (lois) et coutumes », dans P. Hidiroglou (éd.), Entre héritage et
devenir, la construction de la famille juive, Paris, 2003, pp. 51-96.
86
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
Elohim créa l’humain (le ’adam) à son image. C’est à l’image de ’Elohim qu’il
le créa ; mâle et femelle IL les créa. ’Elohim les bénit en leur disant : Fructifiez
et multipliez-vous, remplissez la terre et faites-en la conquête, ayez autorité
sur...9
6
Il convient de rappeler que les règles relatives à l’impureté masculine sont plus graves.
Contrairement, aux idées reçues, il est interdit aux hommes impurs de toucher les objets
sacrés (sefer Torah, Tefilline etc.) avant immersion dans un bain rituel (miqweh), alors
que ceci est permis aux femmes menstruées (niddah). Malheureusement, les pratiques
populaires et le discours de certains rabbins font croire le contraire. Sur ces pratiques
qui se sont développées surtout dans les communautés juives ashkénazes, cf. Y. Dinari,
« The Customs of Menstrual Impurity : Their Origin and Development », [en hébreu],
Tarbiz 49, 1979-1980, pp. 302-304.
7
Sept jours après la période de menstruation. Étant donné ces impératifs de la loi juive,
certaines femmes, dont l’ovulation est prématurée, s’en trouvent dans l’incapacité de
concevoir, le passage au miqweh survenant après l’ovulation, donc trop tard et, par voie
de conséquence, le rapport sexuel également. Ce phénomène est souvent désigné par
l’expression de « stérilité halakhique ».
8
Lorsqu’il est question de rapports sexuels, il convient de dissocier l’attitude de la loi
juive de celle des individus juifs ou de celle de la « communauté juive ». Ces dernières
sont influencées par la morale de la société environnante, ou déterminées par l’idée que
l’on se fait de ce qui serait « moral » selon le judaïsme alors que, de fait, elles sont
parfois en contradiction avec la loi juive.
9
Les sources bibliques et rabbiniques citées ont été traduites par l’auteure du présent
article.
87
Liliane Vana
Si un homme épouse une femme, qu’elle reste [avec lui] dix ans sans [lui donner
d’] enfants, il ne lui est pas loisible de renoncer [au devoir de procréation. Il doit
la répudier]… Si elle fait une fausse-couche, il peut compter [dix ans] à partir de
cette date…
10
Sur cet aspect de la question, cf. L. Vana, « À quoi bon tant de monde ? – Mais pour
parachever la création divin », dans La sœur de l’Ange n°10, 2011, pp. 25-35.
11
Maïmonide, Yad, Hilkhot ‘Ishut 15 :2 ; Shulhan ‘Arukh, E.H. 1 :13 (ci-après Sh.A.).
S’appuyant sur Isaïe 45,18, certains poseqim considèrent que la femme a l’obligation de
procréer. Cette obligation serait alors d’origine rabbinique et non biblique, cf. L. Vana,
« À quoi bon… », op. cit..
12
C’est ainsi que la halakhah est formulée dans Sh.A., E.H. 154 :10.
13
Sh.A. E.H. 154 : 6.
14
Pour la question du get, de la procréation et de ses conséquences sur le statut de
l’enfant et de la femme, cf. L. Vana, « Le get et les formulaires du get (lettre de divorce)
en droit rabbinique », dans S. Démare-Lafont et A. Lemaire (éd.), Trois millénaires de
formulaires juridiques, Genève, 2010, pp. 357-389 ; id. Agounot : Les femmes piégées.
Divorce et répudiation dans la loi juive, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/vie-juive/place-de-la-femme/approche-
textuelle/divorce-et-repudiation-dans-la-loi-juive-15-06-2012-45411_385.php ;
id. et al., « Guet et Agouna : Quelle liberté pour la femme ? », 2007, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/colloques/les-femmes-face-au-monde-juif-les-defis-
contemporains/guet-et-agouna-quelle-liberte-pour-la-femme-15-02-2008-
88
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
Le « désir d’enfant » chez la femme, même mariée, est sans doute une
visée légitime mais n’intervient que rarement dans le raisonnement
halakhique15.
Cette halakhah a eu dans le passé, et a encore de nos jours, des
conséquences néfastes sur la vie des femmes, leur statut dans le couple et
dans la société juive. À défaut de répudiation, l’époux peut prendre une
seconde épouse en toute légalité religieuse, la polygymie n’étant pas
interdite par la loi biblique ou par la halakhah16. Il peut également
obtenir une autorisation en bonne et due forme des rabbins
contemporains17. En revanche, si l’époux est stérile ou souffre de
problèmes d’infertilité, la femme ne peut, elle, prendre un second époux
(la polyandrie n’étant pas tolérée) ni demander le divorce, n’ayant pas
l’obligation de procréer. Malgré son désir d’enfant et l’infertilité de son
conjoint, la femme mariée est condamnée à rester ancrée dans ce mariage
aussi longtemps que son époux refuse de lui donner le get, le libelle de
répudiation.
Lorsqu’il s’agira de procréation médicalement assistée (PMA) avec
donneur de sperme, les conséquences halakhiques sont évidentes.
Certains poseqim l’interdisent car, dans ce cas, l’enfant à naître aura pour
père halakhique le donneur de sperme. Le mari n’aura donc pas accompli
sa miçwah de procréer. Quant à la femme, elle n’a pas l’obligation
d’accomplir cette miçwah. D’autres décisionnaires autorisent le recours à
7189_4174.php ; id. et al., « Et te voici permise à tout homme et Sotah », 2011, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/vie-juive/place-de-la-femme/approche-
sociologique/soiree-litteraire-23-11-2011-28495_384.php.
15
Certains décisionnaires tels R. M. Feinstein et R. A. Nebenzahl reconnaissent cette
détresse et l’ont parfois prise en considération dans leurs responsa, afin de prévenir la
dissolution du mariage, surtout dans les milieux orthodoxes. Pour cette question, voir
S. Barris et J. Comet, « Infertility: Issues from the Heart », dans R. Grazi, Be Fruitful
and Multiply, Jérusalem, 1994, pp. 19-37.
16
Au XIe siècle, Rabbenu Gershom a promulgué un décret (connu sous le nom de
« herem de-rabbenu Gershom ») interdisant la bigamie. Ce décret n’était connu que des
communautés juives en Europe, dites ashkénazes, celles d’Orient et d’Afrique du nord,
dites séfarades, n’en n’avaient pas connaissance. Des études récentes ont démontré que
de nombreuses communautés en Europe ont rejeté la décision de Rabbenu Gershom,
d’autres ne l’ont tout simplement pas appliquée, très peu nombreuses sont celles qui en
ont tenu compte. Ceci se reflète dans plusieurs responsa dont ceux de R. Nissim b.
Reuven Gerondi (ca.1310-1375) qui opère une distinction entre les communautés où la
bigamie demeure permise (au sud de la France) en dépit du décret de Rabbenu Gershom
et celles où elle est prohibée, cf. A. Grossman, Pieuses et Rebelles. Les femmes juives
en Europe au Moyen-Âge, [en hébreu], Jérusalem, 2001, pp. 144-156.
17
Il s’agit du hetter me’ah rabbanim, cf. M. Elon, The Principles of Jewish Law, New
Brunswick, London, 2007, pp. 369-370.
89
Liliane Vana
18
Pour un aperçu général sur les questions de halakhah et PMA, cf. L. Vana, « La
procréation médicalement assistée », mai 2010, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/cours/pensee-juive-et-action-sociale/la-procreation-
medicale-assistee-25-05-2010-8151_4188.php.
19
‘Iggerot Mosheh, E.H., Part. I, n° 71.
20
Il sera impossible d’analyser, dans le cadre de la présente étude, les différentes
techniques d’insémination (intra-utérine, intra-abdominale, intra-folliculaire) et la
préparation préalable, in vitro, du sperme.
90
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
21
‘Iggerot Mosheh, E.H., Part. II, n°18.
22
çiç ‘Eliezer, vol.9, n°51, 4.
23
R. I. Jakobovits, « Artificial Insemination », dans Jewish Medical Ethics, New York,
1975, pp. 248-249.
24
Selon de nombreuses études, 30% des cas d’infertilité du couple sont dus à l’homme.
25
Sperme altéré, ou pauvre en cellules, ou totalement dépourvu de cellules etc.
91
Liliane Vana
26
Dans ses gloses sur Sefer Miçwot ha-Qatan, comme cité par R. Yoel Sirkes, Bayit
Hadash, Y.D. 195 : 10 ; par David b. Shemuel Halevy, Turey Zahav, Y.D. 195 : 7 ; et
autres commentateurs du Shulhan ‘Arukh.
27
Cf. Y. Eisentein, éd., New York, 1928, p. 43.
28
Cf. Turey Zahav, E.H. 1 : 5 ; Helqat Mehoqeq, E.H. 1 : 8 ; Beyt Shemu’el, E.H. 1 : 10.
29
Mishpetey Uzziel, E.H. n° 19.
30
Seridey ‘Esh 3, n° 5.
31
‘Iggerot Moshé, E.H., Part. I, n° 71.
32
Ibid.
92
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
33
Pour les problèmes liés au statut de l’enfant, voir M. Corinaldi, « The Legal Status of
a Child Born by Artificial Reproductive Techniques Involving Sperm Donation or Egg
Donation », dans D. B. Sinclair (éd.), Jewish Biomedical Law, New York : Global
Academic Publishing, 2005, pp. 49-99. Une première version de cet article est parue en
hébreu dans Shenaton ha-Mishpat ha-Ivri 18-19, 1992-1994, pp. 295-327.
34
Cf. L. Vana, « Le prêtre (kohen) et la prostituée : un mariage licite ? Lv 21:7.14 dans
la Loi rabbinique (halakhah) », Pardès 47-48, 2010, pp. 205-234.
35
Selon la loi biblique et rabbinique, la veuve d’un homme décédé sans enfants devient
ipso facto l’épouse de son beau-frère. À défaut de vivre avec son lévir, elle doit
procéder à une haliçah (cérémonie du déchaussement) afin de rompre légalement cette
union matrimoniale.
36
Cf. A. Steinberg, Encyclopaedia of Jewish Medical Ethics, [en hébreu], Jérusalem,
1988, vol. I, p. 156 (rééd. 2006).
93
Liliane Vana
V. Le recueil de sperme
37
Dans certains pays d’Europe, les donneurs de sperme ne sont plus anonymes ; dans
d’autres, l’accès au dossier du donneur de sperme est autorisé par la loi lorsque l’enfant
atteint l’âge de la majorité. On peut supposer que, dans l’avenir, la législation en France
évoluera dans ce sens, étant donné la demande des enfants nés grâce à cette technique
médicale dont le nombre va en grandissant.
38
L. Vana, La procréation médicalement assistée, dans
http://www.akadem.org/sommaire/cours/pensee-juive-et-action-sociale/la-procreation-
medicale-assistee-25-05-2010-8151_4188.php .
39
R. Aharon Walkin, Zeqan Aharon, 2, n° 97.
40
R. E. Y.Waldenberg, çiç ‘Eliezer, Section I, chp. 2.
41
Cf. Ch. Touati, « Le mamzer, la zona et le statut des enfants issus d’un mariage mixte
en droit rabbinique », [1985] repris dans id. Prophètes, talmudistes, philosophes, Paris,
1990, pp. 101-114.
94
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
que tout autre juif/juive. Il/elle a droit à l’héritage, monte à la Torah, fait
partie du minyan (quorum requis pour l’accomplissement de certains rites
religieux), etc.
En revanche, il/elle est frappé(e) d’une loi qui le/la distingue de
tout autre juif/juive : il/elle ne peut épouser qu’un(e) mamzer ou un(e)
converti(e) au judaïsme, à l’exclusion de toute autre personne du peuple
d’Israël42. Le statut de mamzer se transmet aux descendants pendant
plusieurs générations (Dt 23, 2-443).
C’est donc, à tort, que l’on traduit le terme « mamzer » par
« bâtard », ou par « enfant illégitime ». Il s’agit de statuts totalement
différents. De nos jours, la situation du mamzer est particulièrement
critique, voire cynique, étant donnée l’attitude rigide, voire le rejet, que
manifestent les tribunaux rabbiniques orthodoxes envers les candidats à
la conversion44.
Ces dernières décennies, le nombre des mamzerim est en
augmentation en raison du nombre croissant des mesoravot get (‘agunot)
d’une part ; et des résistances des tribunaux rabbiniques orthodoxes à
appliquer les solutions halakhiques existantes au problème (à défaut d’en
élaborer des nouvelles) d’autre part45.
Dans le processus d’élaboration des lois portant sur la PMA, on
veillera toujours au statut de l’enfant à naître de sorte qu’il ne soit pas
mamzer. Si un tel risque existait, la technique médicale en question
serait, en principe, interdite.
42
Dans la plupart des cas, le jeune homme ou la jeune fille « découvre » son statut de
mamzer lorsque il/elle décide de se marier religieusement, prépare la cérémonie du
mariage, rencontre le rabbin qui présidera à la dite cérémonie religieuse. Il/elle apprend
alors que, étant mamzer, son mariage ne saurait se réaliser avec le conjoint choisi.
43
Le mouvement conservative a mis en place des solutions à ce problème. Le
mouvement progressiste (libéral) a tout simplement supprimé le statut de mamzer. Le
mouvement orthodoxe ne reconnaît aucune de ces solutions et n’en propose aucune
autre. Il continue de traiter le problème des ‘agunot au cas par cas alors qu’il s’agit d’un
« phénomène de société », notamment à l’origine de l’augmentation du nombre de
mamzerim.
44
Pour la question des conversions dans les courants orthodoxes aujourd’hui, cf. L.
Vana, « La conversion sans concession : évolution de la Halakha de l’époque
talmudique à nos jours », Paris, novembre 2012, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/vie-juive/questions-de-societe/conversion/la-
conversion-sans-concession-12-12-2012-49040_390.php.
45
Cf. L. Vana, « Sexualité, mariage et divorce », dans Sonia Sarah Lipsyc (éd.),
Femmes et judaïsme dans la Société contemporaine, Paris, 2008, pp. 147-157. Voir
également note 14.
95
Liliane Vana
1. La conception
Shelomoh Goren, grand rabbin ashkénaze de l’État d’Israël (1972-
1983) considère que la mère halakhique est la donneuse d’ovocytes car la
maternité se définit à partir de la conception48. Sa décision ne s’appuie
pas sur des principes halakhiques mais sur une croyance selon laquelle
l’âme (neshamah) naît au moment de la conception (TB Sanhedrin 91b)
ainsi que sur un autre texte aggadique selon lequel trois instances
46
Contrairement au don de sperme, le don d’ovocytes et la GPA sont prohibés par le
droit français, allemand, suisse, autrichien, danois, norvégien, la liste n’étant pas
exhaustive.
47
I. Jakobovits, « Eugenics », dans Jewish Medical Ethics, New York, 1975, pp. 261-
266.
48
R. Sh. Goren, « Embroyo Transplantation According to the Halakhah», [en hébreu],
Hazofeh, 17 décembre 1984.
96
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
2. L’accouchement
La majorité des décisionnaires considèrent que la mère halakhique
est celle qui met l’enfant au monde. Mais ce consensus n’est pas récent,
il remonte à l’époque talmudique. Il est présent chez les commentateurs
du Moyen Âge49 et perdure jusqu’à nos jours. Dans le cadre d’une GPA,
la mère halakhique serait, selon cette approche, celle qui mettra l’enfant
au monde, et non la donneuse d’ovocytes ni tout autre femme intervenant
dans le processus de fécondation ou de gestation50.
49
TB Yebamot 97b et Rashi s.v. « ’aval hayyavim » ; Tosafot sur TB Ketubbot 11a, s.v.
« matbilin oto ».
50
Cf. M. Corinaldi, The Enigma of Jewish Identity, Nevo Publications, 2001, pp. 25-36.
51
N. Goldberg, « Establishing Maternity in the Case of Foetal Implants », [en hébreu],
Tehumin 5, 1984, p. 249.
52
TB Sanhedrin 69a ; R. Aqiva Eger, Hiddushey R. Aqiva Eger, Y.D. 87 : 6.
53
E. Bick, « Foetal Implants », [en hébreu], Tehumin 7, 1986, p. 260.
97
Liliane Vana
monde et, de facto, celle qui porte le fœtus les 40 premiers jours de la
grossesse. Le problème se posera si, dans l’avenir, une technique
médicale permettait le placement du fœtus d’une donneuse dans l’utérus
d’une receveuse, après les premiers 40 jours de la gestation.
Actuellement, ce n’est pas encore le cas.
5. La récipiendaire de l’ovocyte
La GPA avec don d’ovocytes pose un autre problème, celui de la
clarté de la filiation. Aussi R. A. Rosenfeld interdit-il tout rapport sexuel
pendant les trois premiers mois de la gestation, si la gestatrice est une
femme mariée. Ainsi est-on assuré que l’enfant qu’elle mettra au monde
est issu du fœtus implanté et n’est pas le sien propre. Car, de l’avis de R.
A. Rosenfeld, il demeure un risque qu’elle soit fécondée par son propre
époux après avoir perdu le fœtus implanté (fausse couche)54. Ce même
auteur considère que, en matière de greffe d’organes, l’organe greffé
devient partie intégrante du corps du receveur, à l’exception du cerveau.
En appliquant ce raisonnement à la GPA, il considère que la mère
halakhique est la récipiendaire de l’ovocyte.
54
A. Rosenfeld, « Generation, Gestation and Judaism », Tradition 12 (1), Summer
1971, pp. 78-87.
55
D. Bleich, « Maternal Identity Revisited », Tradition 28, 1993, p. 56 ; id. « Survey of
Recent Halakhic Periodical Literature : Surrogate Motherhood », Tradition 32/2, 1998,
pp. 146-167.
98
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
56
E. Bick, « Ovum Donations : A Rabbinic Conceptual Model of Maternity », Tradition
28/1, 1993, pp. 28-45.
57
Même si, d’un point de vue sociologique, la majorité des milieux religieux
orthodoxes expriment, actuellement, une hostilité à l’égard des homosexuels.
58
Il est à noter que, dans l’État d’Israël, l’accès des femmes célibataires aux traitements
de fertilité permet à des couples de femmes homosexuelles de concevoir par
insémination artificielle. En revanche, les couples d’hommes homosexuels doivent se
rendre à l’étranger pour faire appel à une mère gestatrice. À leur retour en Israël se pose
le double problème de l’enregistrement de l’enfant à l’état civil : 1° comme enfant non-
juif, à l’instar de l’identité de la mère gestatrice (cf. notre analyse en § VII), à défaut
d’une conversion au judaïsme, exigée par le rabbinat ; 2° comme ayant deux parents de
sexe masculin. Le couple Tabak-Aviram qui se trouvait dans cette situation a porté son
cas devant la Cour suprême de l’État d’Israël (Bagaç) en 2011.
59
Cette question, mise en exergue dans le débat sur le mariage entre deux personnes de
même sexe, a empêché le débat, voire la réflexion sur l’homoparentalité et la parentalité
de manière générale. Actuellement, de nombreux couples homosexuels élèvent l’enfant
de l’un des deux conjoints. Dans l’intérêt de l’enfant et de celui de l’ensemble de notre
société, il est important de clarifier le statut du conjoint (homosexuel) qui assure le rôle
99
Liliane Vana
100
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
64
Pour une analyse nuancée de la question de l’homosexualité dans notre société
aujourd’hui, il nous semble important de ne pas négliger l’éclairage que nous offrent les
différentes disciplines et les différentes catégories de spécialistes dont le discours
s’appuie tant sur des théories que sur des enquêtes scientifiques, synchroniques et
diachroniques, auprès d’un large échantillon de la population. Plusieurs spécialistes,
leurs analyses, leurs théories, leurs enquêtes, etc. sont présentés et analysés dans
l’ouvrage, récemment traduit en français, de la biologiste américaine A. Fausto-Sterling,
Corps en tout genre. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, [2000], trad. de
l’américain par O.Bonis et F.Bouillot, Paris, 2012. La bibliographie remarquable et
volumineuse de ce livre se trouve dans :
http://extranet.editis.com/it-
yonixweb/images/DEC/art/doc/3/371995bdd73133343937373735373938353739.pdf.
On ne peut que regretter le choix de l’éditeur qui ne l’a pas imprimé dans la version
papier. À la lecture de cet ouvrage (et de tant d’autres qu’il nous est impossible de citer
ici), force est de constater que les analyses et les réponses proposées par certains
spécialistes en France sont loin de faire l’unanimité dans le monde scientifique des
biologistes, pédopsychiatres, psychologues etc.
65
Je n’entends pas dire par là que la loi autorisant le mariage de deux personnes de
même sexe apporterait une solution à ce problème, mais qu’une réponse juridique
encadrant le statut des enfants des couples homosexuels est nécessaire, qu’ils soient nés
grâce à une technique de PMA, ou d’un rapport sexuel suite à un « accord » avec une
personne du sexe opposé, qu’elle soit homosexuelle ou hétérosexuelle.
66
Voir note 37.
101
Liliane Vana
67
Signalons, cependant, l’expression obscure « mesolelot » en TB Yebamot 76a. Ce
n’est qu’à partir du Moyen-Âge, que la littérature rabbinique l’interprète comme
« désignant » des pratiques homosexuelles de femmes. C’est le cas, à titre d’exemple,
des Tossafot sur ce passage. Sur cet aspect de la question, voir A. Kosman, A. Sharbat,
« Two Women who were Sporting with Each Other : A Reexamination of the Halakhic
Approaches to Lesbian as a Touchstone for Homosexuality in General », Hebrew Union
College Annual 75, 2004, pp. 37-73.
68
Yad ‘Issurey Bi’ah 21 : 8. Ce point est particulièrement intéressant car il signifie que
Maïmonide considère le rapport (sexuel) lesbien répréhensible d’une part, mais qu'il ne
le considère pas, pour autant, comme « un acte sexuel » d’autre part. Ceci signifie que -
d'un point de vue halakhique – ce type de rapports ne « génère » pas les conséquences
que génèrerait un rapport hétérosexuel (cf. supra § I ; § IV). Voir L. Vana, « Fiançailles
et Mariage … », op.cit.; Id. « Sexualité, mariage et divorce », op.cit. ; Id. « Le prêtre
(kohen) et la prostituée… », op.cit.
102
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
69
On opère une distinction entre deux commandements (miçwot) différents, celui de
procréer et celui de se marier incombant, tous les deux, exclusivement à l’homme, la
femme en étant exemptée, cf. L.Vana, « À quoi bon tant de monde ? – Mais pour
parachever la création divine », op.cit.
70
R. Aharon Walkin, Responsa Zeqan Aharon, 2, n° 97.
71
R. Bakshi Doron, Responsa Binyan ‘Av, tome I, 50, pp. 235-242.
72
S’il est déjà fiancé ou si un(e) marieur(-euse) lui avait présenté des jeunes filles.
73
Cependant, en marge de leur responsa, certains poseqim se sont exprimés,
indirectement, sur la question. R. Y. Weinberg l’autorise, R. E. Waldenberg et
A. Steinberg l’interdisent, cf. D. Ross, « Artificial Insemination in Single Women », [en
hébreu] dans M. D. Halpern & C. Safrai (éd.), Jewish Legal Writings by Women,
Jérusalem, 1998, p. 45 et notes 3-5.
103
Liliane Vana
74
Cités par D. Ross, « Artificial Insemination in Single Women », op. cit., p. 45 et notes
1-2.
75
Benjamin David, « La Monoparentalité : avoir un enfant seule », [sans date], paru sur
le site de l’Institut Pouah, dans :
http://www.pouah.org.il/ViewArticle.aspx?ArticleId=106.
76
Ibid.
104
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
b) L’auteur veut nous faire croire que la « sainteté » réside dans la bi-
parentalité et non dans la monoparentalité. Or, la notion de sainteté
concerne l’union d’un couple. Elle n’a strictement rien à voir avec celles
de la monoparentalité ou celle de la bi-parentalité. Malheureusement, ces
glissements de sens sont fréquents dans le discours de ce rabbin.
77
L’article du rabbin Benjamin David ne contient que neuf notes qui constituent, de
fait, les seules références données par l’auteur. La note 4 est erronée. La note 2 est la
seule à faire référence à une source halakhique. La voici in extenso : « Choulkhan
Haroukh, Even Haézer ». Nous laissons à ce rabbin la responsabilité de sa transcription
qui confond trois lettres de l’alphabet hébraïque : le « ‘ayin », le « het » et le « khaf » et
lui posons la question de savoir s’il suggère à son lecteur de lire le gros volume du
‘Even Ha-’Ezer, à savoir le quart du Shulhan ‘Arukh, pour chercher la référence que lui-
même n’était pas en mesure de trouver ?
105
Liliane Vana
78
Voir note n°1.
106
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
79
Cf.http://www.hassidout.org/sj/component/content/article/168-question-au-rav/34024-
linstitut-pouah-de-jerusalem.
80
On trouvera la liste des médecins qui se sont désistés suite à l’exclusion des femmes
ainsi que la réponse de l’Institut Pouah dans :
http://www.bhol.co.il/forum/topic.asp?topic_id=2936787&forum_id=771.
81
Cf. http://news.walla.co.il/?w=/90/1891297; http://www.ynet.co.il/articles/0,7340,L-
4172629,00.html ; http://www.haaretz.co.il/news/education/1.1612948. Voir la réponse
de l’Institut Pouah en date du 10/01/2012 :
http://www.shoresh.org.il/spages/articles/puah.htm ; et celle de Kolech, organisation de
femmes orthodoxes : http://www.kolech.com/show.asp?id=36181 [en hébreu] et
http://www.kolech.com/english/show.asp?id=48888 (en anglais). Voir aussi
http://www.kolech.com/english/show.asp?id=48756.
107
Liliane Vana
82
Cf. http://www.onlife.co.il/לקח-למדו-לא-הגינקולוגים/46462/ניין/עפנאי
83
Il existe actuellement aux États-Unis et en Israël des femmes rabbins dans les milieux
orthodoxes. Le titre de « rabbin » ayant pour particularité d’agacer les Haredim
(religieux radicaux), ces femmes portent des titres différents dont « maharat »,
« rabbah » et autres. Dans ces mêmes milieux, il existe également des poseqot
halakhah, voir note 1 ; et voir http://www.haaretz.com/jewish-world/jewish-world-
features/she-who-dares-to-tackle-jewish-religious-law.premium-1.496530. Ces deux
catégories de femmes, bien qu’appartenant au « monde rabbinique » orthodoxe ne sont
pas visibles dans les manifestations publiques de l’Institut Pouah.
108
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique
Conclusions
84
Il existe encore quelques rares résistances de fond telle celle du grand rabbin Hayyim
Kanyewski qui interdit le recours à toute forme de PMA. De son avis, toutes ces
techniques médicales sont une « abomination ». Ce rabbin est le gendre du grand rabbin
Yosef Shalom Elyashiv, récemment décédé, qui fut le chef spirituel du judaïsme
lituanien (orthodoxe radical) à Beney-Beraq, Israël.
85
D. B. Sinclair, Jewish Biomedical Law, Legal and Extra-Legal Dimensions, New
York, 2003, p. 72.
86
Pour de nouvelles pistes de réflexion, voir H. Atlan, L’utérus artificiel, Paris, Seuil,
2005 ; id. La philosophie dans l’éprouvette. Conversation avec Pascal Goblot, Paris,
Bayard, 2010.
109
Liliane Vana
110
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail
La promesse d’embauche
et la conclusion du contrat de travail
Une comparaison entre le droit français
et le droit hébraïque
Isaac Benhamou*
*
Doctorant à l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3. Étudiant au Séminaire israélite de
France. Rabbin consistorial.
1
J. Pelissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, Dalloz, 2004, 22ème édition.
111
Isaac Benhamou
2
À partir du moment où la promesse d’embauche fait l’objet d’un écrit, elle ne rentre
plus dans le contexte de la promesse d’embauche mais plutôt dans celui de la
conclusion du contrat.
3
Nétivot Sakhir chap. 22 note 2.
4
Le Talmud comprend « se sont induits en erreur » comme « se sont rétractés » à la
page 76b.
5
Roch, Baba Metsia chap. 6 n° 2.
6
Michpat Hapoalim chap. 16 note 6 au nom du ‘Hazon Yé’hezkel.
7
Acronyme de Rabbi Chlomo Yits’haqi, le plus célèbre des exégètes bibliques et
talmudiques.
112
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail
donner droit à une indemnisation car il ne s’agit que d’une parole qui n’a
pas été avalisée par un acte d’acquisition8.
En s’appuyant sur le passage du Talmud susmentionné, le
Choul’han Aroukh9 stipule : lorsque l’employeur ou l’employé, avant de
s’être rendu sur le lieu de travail, se rétractent (c’est-à-dire qu’ils se
trouvent encore au stade de la promesse d’embauche 10), la partie
souhaitant la réalisation de l’accord ne peut qu’éprouver du ressentiment
à l’égard de la partie qui se dédit 11.
Hormis le fait que la partie qui se rétracte peut s’attirer le
ressentiment de la partie adverse, celui qui se rétracte est également taxé
d’homme de mauvaise foi.
Le Choul’han Aroukh stipule : « il convient de respecter un accord
commercial, même si on n’a ni versé d’acompte ni remis de gage. La
personne qui se rétracte est de peu de foi et son attitude déplaît aux
Sages »12. Il en va de même pour un accord dans le cadre du travail, la
promesse d’embauche doit être respectée par les deux parties. D’où
l’implication du statut de me’houssar amana – homme de mauvaise foi.
Une beraïta13 enseigne : l’attitude de celui qui ne tient pas sa parole
déplaît aux Sages14. Selon le Michpat Chalom, le fait que son attitude
déplaise aux Sages sous-entend qu’il s’agit d’une pratique proscrite. Dès
lors, le tribunal rabbinique se doit de l’inciter à tenir sa parole. Le
‘Hatam Sofer dit que la partie qui se rétracte, transgresse l’interdit
exprimé par le verset « les survivants d’Israël ne commettront plus
d’injustice »15 et sera appelé Racha – impie16.
Ainsi donc la promesse d’embauche ne constitue qu’un
engagement « moral » et les parties ne sont donc pas tenues de l’honorer
du point de vue juridique. Ainsi, sa rétractation par l’une des parties ne
8
Baba Metsia, 76b, sub verbo. ein lahen zé al zé éla taromet. L’acte d’acquisition est
l’équivalent de l’instrumentum et est une condition nécessaire pour la réalisation du
contrat.Voir plus loin.
9
Code fondamental de la loi juive dont l’auteur est Rabbi Yossef Karo.
10
Nous verrons dans la suite que le fait de se rendre sur le lieu de travail conclut le
contrat.
11
‘Hochen Michpat 333-1,2.
12
‘Hochen Michpat 204-7.
13
Enseignement des Sages de l’époque tannaïtique (-200 à +200) non incorporé dans le
canon michnaïque.
14
Baba Metsia, 48a.
15
Cephania 3-13.
16
Responsa du ‘Hatam Sofer sur ‘Hochen Michpat chap. 122 rapporté dans le Nétivot
Sakhir chap. 22 note 9.
113
Isaac Benhamou
17
Toutefois, si l’une des parties porte un préjudice en rompant cet engagement oral, elle
sera tenue de le réparer. La définition du « préjudice » étant complexe, nous nous
limiterons au cas de figure suivant : lorsque l’une des parties se dédit et que sa
rétractation oblige l’employeur à chercher de la main-d’œuvre de remplacement ou le
salarié à chercher un autre employeur, cela n’est pas considéré comme un préjudice. Cf.
Sma, ‘Hochen Michpat, 337-17 et ‘Hochen Michpat, 333-2.
18
Néanmoins, il n’est pas impératif que tous les éléments essentiels du contrat y
figurent pour qu’il s’agisse d’une véritable promesse d’embauche.
19
Chambre sociale de la Cour de cassation, arrêt du 15 décembre 2010.
114
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail
115
Isaac Benhamou
contrat soit mis par écrit 20. Pourquoi l’accord des parties serait-il
nécessaire pour la rédaction d’un contrat de travail, alors qu’elles se sont
déjà entendues verbalement sur les conditions de travail ?
Le Tour21 explique : « tant que le contrat n’a pas été rédigé, les
parties peuvent se rétracter, mais à partir du moment où le contrat est
rédigé, elles n’ont plus le droit de se rétracter »22. De même le Rema23
stipule-t-il qu’un contrat ne peut faire l’objet d’un écrit qu’avec l’accord
des deux parties car dès que le contrat est écrit, les cocontractants ne
peuvent plus se rétracter24.
Par extrapolation, dans le cadre d’un contrat de travail, la
convention écrite engage les cocontractants25. Ainsi, l’écrit confère une
valeur juridique à leur engagement et les oblige à respecter les clauses du
contrat.
2. [ תחילת מלאכהTé’hilat Mélakha] ou le commencement de la
prestation du travail / le fait de se rendre sur le lieu de travail
Dans le traité b.Baba Metsia 76b, une beraïta enseigne : « Si un
employeur engage des salariés et que ces derniers se sont rétractés ou si
l’employeur s’est rétracté, ils ne peuvent éprouver l’un contre l’autre que
du ressentiment. Cette règle s’applique seulement si l’employeur s’est
rétracté avant que les salariés ne se soient rendus sur le lieu de travail,
mais si le propriétaire d’un champ engage des âniers pour transporter des
produits agricoles, et que ces derniers y soient allés et n’y aient rien
trouvé, ou si les employés recrutés pour le labour se sont rendus au
champ et n’ont pu effectuer leur travail car le sol était trop humide, le
propriétaire doit leur verser le salaire de toute une journée ». Il en ressort
que le seul fait de se rendre sur le lieu de travail, constitue un acte qui
engage les parties, sur un plan juridique, à respecter les clauses du
contrat ; par conséquent, l’employeur ne peut plus se rétracter et, le cas
échéant, il sera tenu d’indemniser le salarié.
Le Ramban26, dans son commentaire sur ce passage, nous donne la
raison pour laquelle le propriétaire est tenu d’indemniser le salarié : de
20
Baba Batra, 167b.
21
Code dont l’auteur est Rabbi Yaaqov ben Acher. Cet ouvrage a inspiré largement le
Choul’han Aroukh dans son organisation.
22
‘Hochen Michpat, 320.
23
Acronyme de Rabbi Moché Isserles, auteur des gloses ashkénazes sur le Choul’han
Aroukh.
24
‘Hochen Michpat, 320-2.
25
Aroukh Hachoul’han, ‘Hochen Michpat, 333-8.
26
Acronyme de Rabbi Moché ben Na’hman, dit Na’manide, célèbre exégète de la Bible
et du Talmud.
116
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail
même que tout objet s’acquiert par un kinyan – un acte d’aval qui finalise
le transfert de propriété – de même lorsque le salarié débute son travail,
cela constitue un acte d’aval contractualisant l’accord verbal passé entre
l’employeur et le salarié et les engage à respecter les clauses du contrat.
Il est important de remarquer que la beraïta parle des salariés qui se sont
rendus sur le lieu de travail et que le Ramban parle des salariés qui ont
débuté le travail. Selon l’avis du Ramban, il est donc sous-entendu que le
déplacement pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail a
la même valeur juridique que le fait de débuter la prestation de travail.
En conclusion, l’amorce du travail constitue un acte ayant valeur
juridique et transformant un accord oral en contrat de travail ou kinyan.
Quant au déplacement vers le lieu d’exécution du contrat de travail, il
constitue une amorce de travail donc a également valeur de kinyan.
C’est ainsi que le Choul’han Aroukh légifère : dans le cas où le
salarié se rend sur le lieu de travail (ou a débuté sa prestation de travail 27)
et constate qu’il ne peut effectuer le travail prévu, l’employeur ne peut
plus se rétracter28.
3. Le ( קנין ּכסףkinyan kessef) ou la sanction par la remise d’une
somme d’argent
La notion de kinyan kessef ou la sanction par la remise d’une
somme d’argent appliquée au contrat de travail, apparaît dans le traité
b.Baba Metsia 48a. La Michna enseigne29 : « Celui qui a donné au
garçon de bains de l’argent consacré au Temple – afin qu’il le lave aux
thermes – est reconnu coupable de sacrilège »30. Rachi précise que le
sacrilège est commis dès l’instant où le garçon de bains a perçu l’argent
car dès cet instant, le garçon de bain ne peut plus revenir sur ses
engagements (même s’il n’a pas encore commencé à laver son client). On
déduit de cette remarque de Rachi que le fait de verser une contrepartie
financière est considéré comme un acte qui finalise et rend effectif le
contrat de travail. C’est la raison pour laquelle le sacrilège est commis
dès cet instant31.
27
Comme l’a explicité le Ramban.
28
‘Hochen Michpat chap. 333 §.1.
29
Traité Meïla 20a.
30
Utiliser de l’argent consacré au Temple à des fins personnelles constitue un sacrilège
ou [Mé’ila] המעיל.
31
Nous avons interprété cette michna conformément à l’avis de Rabbi Yo’hanan selon
lequel le paiement d’une somme d’argent permet d’acquérir une marchandise d’après la
loi biblique, car la halakha statue selon son avis. Cependant, Rabbi Yo’hanan ajoute
que les Rabbins ont modifié la loi toraïque en ce sens que la marchandise n’appartiendra
à l’acquéreur qu’à partir du moment où il aura introduit la marchandise dans son
117
Isaac Benhamou
118
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail
36
Baba Metsia, chap. Ezéhou Néchékh n° 72.
37
Cette malédiction porte le nom de « mi chépara ». Celui (Dieu) qui a châtié les
hommes de la génération du Déluge et de la Tour de Babel punira celui qui ne tient pas
sa parole.
38
‘Hochen Michpat 201-1,2.
119
Isaac Benhamou
39
Pour « acquérir » les services du salarié.
40
Chout Maguen Chaoul chap.142.
41
Selon le droit hébraïque, tant que l’engagement des parties n’a pas été matérialisé au
moyen d’une des modalités proposées par la halakha, il reste au stade de promesse
d’embauche. La rupture d’une promesse d’embauche a des conséquences différentes de
120
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail
celle d’un contrat puisqu’elle ne donne droit à aucune indemnisation financière et n’est
considérée que comme un engagement moral.
121
Isaac Benhamou
Conclusion
42
Comme nous l’avons vu précédemment, le lien de subordination est une notion
inexistante dans le droit hébraïque.
122
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail
123
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Varia : Littérature
Simone Grossman *
*
Université Bar Ilan, Israël.
1
Gérard Étienne (Cap-Haïtien, 1936-Montréal, 2008), poète, romancier, dramaturge et
essayiste a immigré au Québec en 1964.
2
Le terme est de Pierre Nepveu qui développe la notion d’« écriture migrante » dans
L’Écologie du réel, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1999.
3
Gérard Étienne, La Charte des crépuscules, Moncton, Éditions de l’Acadie, 1993,
p. 114. L’œuvre sera désignée ultérieurement dans le corps du texte par le sigle Ch.
4
Peter Klaus, « Entre souffrance et sublimation : à propos des deux derniers romans de
Gérard Étienne », dans L’Esthétique du choc. Gérard Étienne ou l’écriture haïtienne au
Québec, Danielle Dumontet ed., Frankfurt am Main, 2003, p. 100.
5
Najib Redouane, Lumière fraternelle, Montréal, Éditions du Marais, 2009, p. 16.
125
Simone Grossman
6
Comme le remarque Roger-Daniel Bensky dans « Dialogue avec mon ombre :
Perspectives Judaïques », dans L’Esthétique du choc… op. cit. p. 39.
7
Alain Suied, Kaddish pour Paul Celan, Paris, Obsidiane, 1989, p. 14
8
Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, p. 36.
126
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
9
Gérard Etienne : le juif nègre, Interview réalisé par Ghila Sroka à Montréal par Ghila
Sroka en automne 2001, et publié pour la première fois dans La Tribune Juive, mars
2003, pp. 8-14.
http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/etienne_entretien. Gérard Étienne : le
juif nègre.
10
Comme l’indique notamment le titre originel, Cri pour ne pas crever de honte,
Montréal, Poésie/Nouvelle Optique, 1982, du recueil intitulé ultérieurement Et tombe le
rideau sur un pays en notes funèbres intégré plus tard à La Charte des crépuscules.
11
Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Lausanne, Payot-Rivages, 2003, p. 439.
12
Theodor W. Adorno, Métaphysique — concept et problèmes, Lausanne : Payot, 2006,
p.165.
13
Yasmine Getz, « La personne du poète », Figures du poète moderne, dans Jean-
Michel Maulpoix, (sous la dir.), Université Paris X, 2000, p. 154.
14
Emmanuel Levinas, Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976, pp. 55-56.
127
Simone Grossman
pour Celan, la poésie est issue du « Réel disparu [donné] à entendre »15
auquel elle prend sa source. Contre le mal, « point de départ (génésique)
d’une redéfinition de la Poésie » selon Suied16, la parole poétique
d’Étienne vise à reconstituer chez l’être bafoué sa confiance en l’homme.
On ne refait pas une vie quand on a traîné la misère noire […] après qu’on a été
maltraité, torturé en prison, qu’on a même perdu le sens de l’homme. (Ch 153).
Je dis […] qu’on est ridicule de se réveiller avec le même langage pour nommer
les réalités qui nous font manger la neige. (Ibid).
15
A. Suied, op. cit., p. 14.
16
Ibid.
17
La survivance d’Étienne à la torture et à l’exil forcé est un exemple de « survie
innocente » consistant dans l’« immortalité par l’œuvre d’art », comme l’expose
Richard Figuier citant Elias Canetti dans son article « Le survivant sans le syndrome
Schreber », Amnis Revue de civilisation contemporaine Europes/Amériques, 6, 2006.
http://amnis.revues.org/875.18 Voir à ce sujet l’essai de Hannah Arendt, Eichmann à
Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll Folio essais,
1991.
18
Voir à ce sujet l’essai de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la
banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll Folio essais, 1991.
128
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Les mots quotidiens fuient mon esprit, c’est un perpétuel voyage entre le faux et
le vrai. (Ch 154).
J’ai voulu réexplorer les mêmes continents, rencontrer ton bétail sur mon
passage et cacher tes lépreux dans ma demeure […] tu me montreras la terre
promise des lépreux. (Ch 139).
129
Simone Grossman
Le dialogue poétique
22
Levinas cite la phrase de Celan : « Je ne vois pas de différence entre une poignée de
main et un poème ». Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou Au-Delà de l'essence,
Paris, LGF, 1990, p. 6.
23
Comme Annelise Schulte-Nordholt le remarque, la phrase de Celan est une façon de
« redevenir un ‘je parlant’ […] reconnu comme personne ». Annelise Schulte-Nordholt,
« Tentation esthétique et exigence éthique. Levinas et l’œuvre littéraire », Études
littéraires, Volume 31, n°3, Été 1999, p. 79.
130
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Je suis venu vers toi avec mon passé, le pays qui m’a refoulé dans la cale d’un
négrier, mes fortes douleurs au ventre, la perte de ma mère. Tu m’écoutais très
tard dans la nuit dans la description de mes bourreaux […]. (Ch 130).
Tu me disais liberté.
Je te répondais par un murmure prolongé.
Tu me parlais de ton peuple. (Ch 130).
24
Gérard Étienne, Vous n’êtes pas seul, Montréal, Balzac, 2001.
131
Simone Grossman
Moi – Je regarde dégringoler les grottes où nous cachons nos lépreux. Nous
déformons notre image, notre fardeau immortel. […]
Elle – […] Je vous offre mes amours toute la souffrance de décliner mon nom
sur des chaises électriques et capter un message divin. (Ch 159).
25
E. Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 31. On consultera utilement à ce propos
l’article d’Ephraim Meïr, « Judaism and Philosophy : Each Other's Other in Levinas »,
Modern Judaism 30, n°3, 2010, pp. 348-362. http://muse.jhu.edu/
26
L’expérience a été vécue par Levinas lui-même qui la rapporte dans Difficile liberté.
27
Ibid., p. 27
132
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Elle – Je parle d’un ballon gonflé qu’est ton peuple à l’assaut. Insensible aux
chants de la cigogne, je souris aux fantômes de la baraque. […] (Ch 160).
28
Natania. Montréal, Éditions du Marais, 2008. L’œuvre sera désignée ultérieurement
dans le corps du texte par la lettre N.
133
Simone Grossman
Regarde-moi
Regarde-moi je t’en prie ?
Je veux voir comment ma laideur
Transperce tes beaux yeux. (N 19).
Ton visage, toujours ton visage collé contre mes passions. (Ch 67).
29
E. Levinas, Humanisme de l’autre homme [1972], Montpellier, Fata Morgana, 1987,
Livre de Poche, p. 51.
134
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Seulement par un jeu rapide de regards, seulement par l’innocence d’un visage
de vierge […] tu venais de me créer. (Ch 129).
30
E. Levinas, Difficile liberté, op. cit., pp. 33-34.
31
Ibid., p. 51.
135
Simone Grossman
De mon premier recueil, Au milieu des larmes, jusqu’à mon dernier roman, La
Pacotille, je peux parler d’une prospection ininterrompue dans un espace
physique où le témoignage n’a jamais cessé de s’imposer au créateur, allant des
émotions inhumaines d’existence à la métaphysique de l’espoir. (Ch 7).
Et voici que mes prairies sont couvertes de ténèbres. Les portes me sont fermées
quand je fais mes témoignages et j’étends mon domaine aux portes de l’enfer.
(Ch169).
Pour avoir émis à voix haute son opinion de dissident, le poète est
condamné à l’isolement. Sa « faute » consiste à dénoncer la mauvaise foi
et la malhonnêteté de ceux qui, par vengeance, le déconsidèrent pour la
noirceur de sa peau, assimilée à une nuit le rendant invisible donc
inexistant à leurs yeux.
La thématique des romans d’Étienne est reprise dans sa poésie,
empreinte d’un symbolisme qui « s’accorde avec l’infini » et contribue
32
On sait l’obligation de la mémoire pour le Juif, consistant dans le rappel quotidien de
l’esclavage en Égypte, du don de la Tora, de la menace de destruction d’Amalek et dans
le témoignage perpétuel de la gloire divine.
33
Alexis Nouss, « La demeure de la lettre (L’être juif dans la poésie de Celan) », Études
littéraires, vol.29, n°3-4, 1997, p. 116.
34
Ibid., p. 111.
35
Ibid., p. 116. La question de savoir si le « devoir de parole » équivaut au « devoir de
mémoire » n’est pas de notre ressort dans la présente étude. On se réfèrera utilement à
ce sujet à l’article de Myriam Bienenstock, « Is there a duty of memory ? Reflections on
a French debate », Modern Judaism, 2010, Oct 30 (3), pp. 332-347.
136
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Sur les plages de Miami mes frères ont perturbé le mystère des plages, les
barques qui les transportaient sont tout à coup devenues des cimetières flottant
dessus les palais de marbre et les jardins d’émeraude. (Ch 193).
137
Simone Grossman
Rappelle-toi Ruth
Rappelle-toi
Je répétais ton nom pour ne pas oublier
Le cordon de Sion qui te rallie au monde.
Rappelle-toi (N 4).
36
Nouss évoque, à propos de Celan, la mémoire du poète doté de la « capacité
d’entendre des voix, de les voir au milieu des fumées et des cendres ». A. Nouss, op.cit.,
p. 116.
37
« Ruth » est également le prénom d’une sœur d’Étienne.
138
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Le ciel descendait si bas que nous étions en mesure de palper l’étoile qui
marquait notre première rencontre. (Ch 129).
38
L’en-tête du psaume 22 est « la biche de l’aube » qu’un midrash interprète comme la
force divine secourant l’homme.
39
Au début du psaume 22, l’aurore métaphorisée en « biche de l’aube » métaphorise la
délivrance du suppliant.
40
E. Levinas, Difficile Liberté, op. cit., p. 183.
139
Simone Grossman
La poésie qui « prend racine […] au milieu des orages » (Ch 133)
se fait kaddish universel :
Bénis soient les moments de la grâce, j’écrirai mon kaddish sur tous les azurs du
monde. (Ch 123).
Bénie soit la distance qui nous sépare de l’horreur, nous camperons sous des
tentes où l’on chante l’amour (Ch123).
Pour autant que l’existence du mal égare l’homme, elle est incitation à la quête
de Dieu à travers la poésie faite « cantique » (Ch 133).
41
À l’encontre de la démarche de Celan que Beth Hawkins décrit comme la
sanctification de Dieu absent, l’attitude d’Étienne consiste dans l’adhésion
inconditionnelle à la foi juive. Beth Hawkins, « The Washing of the World, the
Washing of the World : Paul Celan and the Language of Sanctification », Shofar,
Summer 2002, Vol 20 n°4, p. 36.
140
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
par lequel le poète accomplit son « devoir […] de résister »42. Il s’agit de
« résister au pire en le transformant en langage »43.
Grâce à la judéité, source vive de sa création, Étienne renaît à la vie
après avoir subi l’intolérable et expérimenté le vide spirituel. Il fonde son
identité nouvelle en écrivant des poèmes aux accents messianiques, tel le
vers faisant allusion à la venue du Messie, attendue et espérée des
tréfonds de la souffrance : « Parle-moi du Messie au rythme des matins »
(Ch 122). Dans le rapprochement entre « Messie » et « matin », on
retrouve, présente mais quasi invisible, l’étoile du matin dissipatrice des
ténèbres et de l’exil. Rapportons, pour finir, l’anecdote du Talmud,
chargée de spiritualité, relatant l’émerveillement de deux Sages, Rabbi
Hiyyah bar Abba and Rabbi Shimon ben Halaftah, à la vue de l’aube
naissante près du lac de Tibériade. « C’est ainsi que la rédemption
d’Israël, dit Rabbi Hiyyah prenant la parole, se manifeste, d’abord par de
légères touches lumineuses dont l’intensité augmente progressivement
jusqu’au rayonnement absolu qui aura lieu lors de la venue future du
Messie »44. À l’égal des Sages du Talmud, Étienne, poète juif, perçoit
l’avènement de la lumière au fond de l’obscurité.
Œuvres citées
- Adorno, Theodor W, Dialectique négative, Lausanne, Payot-Rivages,
2003.
- Adorno, Theodor W, Métaphysique – concept et problèmes, Lausanne,
Payot, 2006.
- Adorno/Celan, Correspondance, Paris, Nous, 2008.
http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2010/11/01/adorno-
celan-correspondance.html
- Arendt, Hannah, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du
mal, Paris, Gallimard, 1991. [1963].
- Bensky, Roger-Daniel, « Dialogue avec mon ombre : Perspectives
Judaïques », dans Danielle Dumontet (ed.) L’Esthétique du choc.
Gérard Étienne ou l’écriture haïtienne au Québec, Frankfurt am
Main, 2003, pp. 37-48.
- Bienenstock, Myriam, « Is there a duty of memory ? Reflections on a
French debate », Modern Judaism, 2010 Oct 30 (3), pp. 332-347.
42
Yasmine Getz, op.cit.
43
Quatrième de couverture de Adorno/Celan, Correspondance, Paris, Nous, 2008.
http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2010/11/01/adorno-celan-
correspondance.html
44
Talmud Yerouchalmi, Traité Berachot 80, page 5,1.
141
Simone Grossman
142
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité
Gérard Étienne
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Simone Grossman
Gérard Étienne
144
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée
Mira Magen
Pas question que je marche sur les interstices entre les pavés. Ces
fentes étroites sont l’unique chance de survie des petites bêtes coincées
sous le béton et de l’herbe asphyxiée sous la pierre. Je ne touche pas à
ces espaces, et pose toujours la chaussure au milieu du pavé, c’est pour
ça qu’on ne m’a pas prise à l’armée.
J’avoue que ma façon de marcher a quelque chose de bizarre, le pas
doit être précis, les pieds bien orientés pour éviter les bandes entre les
pavés, j’ai tellement peur de casser la ligne que je rate souvent l’autobus
ou le feu de signalisation et je me fais bousculer. S’il n’y avait pas de
trottoirs sur terre ni de pavés, on m’aurait prise à l’armée. À part ça, j’ai
du mal à comprendre le rapport entre l’armée et les trottoirs, on ne fait
pas la guerre dans les rues Allenby ou Ben Yehuda ou dans le quartier
des Vétérans, mais dans le désert et dans les monts rocailleux.
*
Atelier de traduction hébraïque de l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3, dirigé par
Françoise Saquer-Sabin.
145
Mira Magen
146
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée
147
Mira Magen
son ombre, à deux reprises elle regarda en arrière et chaque fois la tresse
vola vers l’avant puis retrouva sa place sur le cercle humide du dos. Elle
était écarlate et mâchait du chewing-gum en faisant des bulles roses qui
éclataient sur ses lèvres et qu’elle aspirait ensuite. Soudain, sans
prévenir, elle s’arrêta et je lui rentrai presque dedans. J’eus le temps de
sauter sur le côté et de voir que le Donald n’avait qu’un œil, une perle de
verre transparent qui, comme le cristal, captait la lumière et la restituait
sous forme d’étincelles blanches.
Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une petite voix éraillée qui
n’allait pas du tout avec son gros visage et son uniforme masculin.
Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je.
Pourquoi tu me suis ?
Il arrive que deux personnes aillent dans la même direction, non ?
Elle réfléchit un peu et accepta apparemment la réponse, elle tira la
chemise sur son ventre et continua d’avancer, et moi à côté d’elle. Parce
qu’elle était grosse et ne pouvait entrer que dans un pantalon d’homme
usagé avec une braguette à boutons, et que son Donald n’avait qu’un œil,
et que sa chemise se soulevait tout le temps, je compris que pour elle non
plus la vie n’était pas facile, et qu’elle n’était peut-être pas si éloignée du
point de rupture avec la normalité, je ne sais pas si c’est à cause du
mauve qui jonchait le sol, mais sans même y penser je dis, on ne m’a pas
prise à l’armée.
Elle demanda pourquoi, sans s’attarder et sans me regarder, et moi
qui n’en pouvais plus de toujours tomber sur les faibles et de n’oser
m’exprimer qu’avec eux, je dis, j’ai un problème avec les cervicales.
Elle dit, ah bon, et tira encore sur sa chemise dont le bas était tout
chiffonné et noirci par la sueur de ses doigts.
Quoi, ah bon, c’est juste pour cette bêtise qu’on ne m’a pas prise à
l’armée, tu sais ce que c’est de traîner ça ?
Elle fit éclater un ballon rose, et dit que je devrais m’estimer
heureuse, tu penses que l’armée c’est une partie de plaisir ?
Qui sait combien d’hommes avaient porté ce pantalon avant elle,
c’était plutôt dégoûtant de passer après des jambes poilues, et allez savoir
s’ils portaient au moins un slip.
Je m’appelle Nomi, en fait Naomie, mais tout le monde m’appelle
Nomi, dis-je.
Moi c’est Orna, et elle voulut me tendre la main, mais y renonça
pour tirer encore sur sa chemise.
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Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée
Ton Donald est borgne, lui dis-je, son œil absorbait la lumière
violette de la terre et à la tombée du jour on aurait dit une goutte de pluie
sur un iris.
N’importe quoi, dit-elle, en retirant le chewing-gum de sa bouche,
elle en fit une petite boule qu’elle envoya dans les asparagus, puis elle
ajouta, si ça te gêne tant, tu peux t’engager comme bénévole, elle sortit
de son sac un paquet de Time et m’en proposa une.
Je ne fume pas, dis-je, être bénévole pour quoi ? Pour plier les slips
des soldats ? Recoudre leurs boutons de chemise ? Non merci, j’ai de
quoi faire dans la vie, mais en fait je ne savais pas quoi faire de ma vie.
De toute façon, je ne contrôle rien et la vie n’est pas un objet dont on fait
quelque chose. Les gens pensent pouvoir la dominer et l’orienter. Ils ne
voient pas qu’elle les tient à la gorge et les manipule, et qu’est-ce qu’il
reste, à part se défiler et crâner. Ma mère dit, si tu es belle et si les
hommes se retournent sur toi dans la rue, il suffit que tu en accroches un
qui a réussi, et on dira que tu as fait quelque chose de ta vie. Elle, il lui
suffit de trouver des chaussures à talon noires avec une bande blanche,
parfaitement assorties à sa robe à volants.
Tu pourrais t’engager comme bénévole dans notre base, on est
coincé dans le désert, dans un trou, et quel trou, il n’y a que du sable, des
pierres et des ronces calcinées.
Vous n’avez pas de trottoirs ? Je veux dire les chemins ne sont pas
pavés ?
Les joues d’Orna se gonflèrent, elle se mit à rire et exhala une
fumée où se mêlaient les odeurs de la cigarette et du chewing-gum à la
framboise.
Quels trottoirs ? Une fois qu’on est passé d’une caravane à l’autre,
on peut planter des pommes de terre entre les doigts de pied, tout est
plein de sable.
On quitta le boulevard pour la rue, le tapis violet qui masquait le
sol s’arrêtait et je ne vis plus les doigts grassouillets qui pressaient la
cigarette ni la chemise toujours relevée ni le Donald miteux, car
brusquement étaient revenues les lignes dont il faut se méfier et qu’il faut
contourner. Orna toussota et une sorte de fumée bleue lui sortit de la
bouche, j’attendis avec elle l’autobus, elle inscrivit sur un vieux ticket de
transport son numéro de téléphone et dit, penses-y, si tu veux on peut
organiser ça, on a besoin de bras et en plus on manque de filles, les
garçons ne se sentent plus dès qu’ils voient une jupe. Elle monta dans le
bus, et sur le marchepied, une chaussure plate telle une tortue noire
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Mira Magen
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Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée
Tu n’as rien d’autre à faire dans la vie que de venir dans ce putain
de trou ? Il balançait par la fenêtre des cosses de tournesol que le vent
rabattait à l’intérieur et qui se collaient sur le pare-brise comme des ailes
de papillon déchirées.
Ces yeux-là c’est naturel ou tu portes des lentilles de couleur ?
demanda-t-il et il cracha une salve de graines qui fut aussitôt aspirée par
le vent.
C’est naturel, dis-je, je n’ai pas de lentilles, j’ai dix/dix aux deux
yeux.
Super Nomi, ça fait du bien de voir du bleu au milieu du désert.
Il me regardait sans arrêt au lieu de regarder la route et moi,
agrippée à la barre du siège, je serrais mes deux grands sacs entre les
jambes, le camion sautait comme un fou et j’avais l’impression que tout
allait se dévisser et se disloquer d’un moment à l’autre, j’imaginais déjà
les pneus libérés s’emballer dans ces vastes étendues, rien n’arrêterait les
gros caoutchoucs noirs qui danseraient éternellement sur les pierres et le
sable, et continueraient leur course folle dans les pentes malgré les
ronces.
Tu étais où à l’armée ? demanda-t-il.
Je n’ai pas fait l’armée, j’ai reçu un coup dans les cervicales, dis-je,
et à travers le pare-brise apparurent tout-à-coup dans la brume des petits
cubes blancs entourés de fils de fer argentés. Shmulik éteignit le moteur
et dit, on est arrivé, le bruit du générateur qui ronronnait à côté du portail
me fit l’effet d’un doux murmure après les gémissements et les plaintes
du camion. Il sauta sur le sable pour m’ouvrir la porte et me tendit une
main moite en disant, fais bien attention à tes yeux et à ton cou, puis il
partit décharger les caisses de légumes et de pain, je posai les sacs par
terre et tirai ma jupe collée aux fesses tout en regardant la floraison
violette des centaurées qui s’enroulaient autour de la clôture.
Orna sortit d’une caravane délavée sur laquelle on avait écrit en
bleu le slogan pionnier, « Bâtissons dans le sable ». Le soleil éclairait ses
cuisses nues, son short kaki s’effilochait et les fils voletaient comme des
cheveux fins. Ses cuisses s’entrechoquaient lorsqu’elle marchait en tirant
sur son tricot blanc. Elles étaient plus grosses et plus blanches que je ne
l’avais imaginé et leurs veines gonflées dessinaient un filet bleuté,
ramifié comme la carte des affluents du Yarkon. Il faut vraiment n’avoir
rien à perdre pour étaler comme ça ses infirmités sous ce soleil
implacable, me dis-je lorsqu’elle s’approcha de moi, le visage écarlate,
balayé par quelques cheveux jaunes échappés de sa maigre tresse. Mais
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Mira Magen
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Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée
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Mira Magen
tamaris dans l’un des replis du sol, il posa sa bouche chaude sur mes
lèvres et moi après j’eus beau me brosser les dents et boire de l’eau
mentholée et cracher, je ne parvins pas à éliminer le goût de sa salive
mêlé à l’odeur de Malborow et de graines de tournesol. Je me décapai
aussi les jambes, mais je sentais toujours ses doigts durs grimper vers
l’élastique de ma culotte.
À Shmulik on ne dit pas non, dit-il, et d’un coup de pied il expédia
une pierre dans l’oued, elle vola, en heurta une autre et trancha les bruits
de la terre.
Alors comment c’était ? demanda Orna à mon retour, puis elle
ajouta, le désert c’est comme ça, ici tout le monde va avec tout le monde,
c’est comme ça, on est contaminé par ce milieu sauvage, comme des
animaux. Quand je fis mon sac le matin et remis la jupe que je portais la
veille, elle s’assit sur son lit, grosse et décoiffée, prit à tâtons une
cigarette et dit, qu’est-ce que c’est que ces fringues ? Tu vas les bousiller
en travaillant, mets un vieux jean.
Je m’en vais.
Pourquoi, qu’est-ce que Shmulik t’a fait ? Elle était assise en slip
les jambes écartées, et tirait goulûment sur sa cigarette, les cuisses
écrasées contre le matelas tout dur, on voyait les veines qui se
gonfleraient en torsades bleues le jour où elle aurait un enfant.
Shmulik n’y est pour rien. Dehors la terre rosissait sous la lumière
du soleil levant et ses contours avaient la douceur des dunes de sable,
encore un peu et la lumière vive aiguiserait les visions, les arbustes
dresseraient leurs épines, les mantes religieuses sautilleraient doucement
et plieraient les fins bâtons de leurs ailes pour s’élever avec les vapeurs
du petit matin.
Alors pourquoi ? Elle sauta du lit et me prit le coude pour
m’empêcher de ranger ma trousse de toilette.
C’est le cou, les douleurs sont revenues, dis-je.
Orna dormait profondément, elle n’avait pas entendu rugir le semi-
remorque qui, au lever du jour, avait délogé du toit un oiseau de nuit
terrorisé, et perturbé le désert. Il était chargé à ras-bords de dalles qui,
dans la lumière du petit matin, faisaient penser à des piles de draps
blancs. La terre s’étalait, sombre et adoucie par la rosée, bientôt elle
serait tassée sous ces plaques de béton, alors on tracerait des lignes pour
les séparer et on découperait des bandes en largeur, comme si le monde
ne pouvait être parfait que fractionné en petits carrés. Sous le vent d’est,
154
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée
*******************
155
Mira Magen
Mira Magen est née en 1950 à Kfar Saba en Israël, dans une
famille juive orthodoxe. Après avoir étudié la sociologie et la
psychologie à l’université Ben Gourion dans le Negev, elle se tourne vers
le médical et travaille comme infirmière à l’hôpital Hadassa à Jérusalem.
Elle commence à écrire des nouvelles au début des années 1990, alors
qu’elle exerce cette fonction. Elle vit à Jérusalem, est mariée et mère de
trois enfants.
Lauréate du prix du Premier ministre en 2005, Mira Magen est
l’auteur d’un recueil de nouvelles et de sept romans. Deux romans sont
parus en français, ainsi que deux nouvelles :
. Des Papillons sous la pluie, Paris, Mercure de France, 2008 (trad. de
l’hébreu, Laurence Sendrowicz).
. L’Avenir nous le dira, Anna, Paris, Mercure de France, 2010 (trad. de
l’hébreu, Laurence Sendrowicz).
. « Si on se dépêchait de refermer la porte », dans Ecrivains d'Israël, La
nouvelle génération, Revue Europe, octobre 1998, pp. 94-101 (trad. de
l’hébreu, Sylvie Cohen).
. « Une odeur de pommes de pin », dans Anthologie d’écrivaines
israéliennes, choix par Ziva Avran, Genève, éditions Métropolis, 2008,
pp. 131-151 (trad. Ziva Avran et Arlette Pierrot).
La corrélation entre la biographie personnelle de la romancière et
l’arrière-plan culturel de ses œuvres conduit à une pluralité d’espaces
représentés : les communautés orthodoxes dans les implantations, les
milieux laïques avec leurs lieux de travail – bureau, hôpital, chambre du
malade –, le kibboutz, religieux ou non. Contrairement à ce qui
apparaissait jusqu’alors sous la plume d’auteurs laïques, la coexistence
des deux milieux dans le temps de l’intrigue ne génère pas de conflit.
L’écriture de Magen se caractérise par une description de la détresse
quotidienne sous ses multiples aspects et les typologies de ses nouvelles
et de ses romans présentent une grande diversité de caractères. Son
expérience professionnelle se reflète dans plusieurs de ses romans, et
dans les nouvelles, le milieu religieux dont elle est issue.
156
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée
Françoise-Saquer-Sabin
157
Tsafon 65 : Samuel Kassow : Qui écrira notre histoire ?
Note de lecture
Danielle Delmaire
Cet ouvrage volumineux est paru une première fois, en 2007, aux
USA puis, en 2011, chez Grasset et Fasquelle pour une première
traduction en français. Cette édition de 2013 sort en format de poche.
L’auteur est un spécialiste de l’histoire de la Russie et des
communautés juives d’Europe centrale. Il enseigne cette discipline au
Trinity College (USA). Il est par ailleurs consultant au Musée d’Histoire
des Juifs de Pologne dont le nouveau bâtiment vient d’être inauguré sur
l’emplacement du ghetto de Varsovie 2. Son enfance le prédisposait-elle à
s’intéresser aux archives accumulées au fil des jours par les habitants du
ghetto ? On peut le croire : il est né dans un camp pour personnes
déplacées, immédiatement après la guerre (en 1946) ; sa mère venait de
survivre à la Shoah grâce à l’aide de Justes qui la cachèrent et son père
avait été fait prisonnier en Russie. Peu après, la famille émigra aux USA
où S. Kassow fit toutes ses études et mena sa carrière d’universitaire
historien.
1
Paris, Flammarion, coll. Champs histoire, (traduit de l’anglais USA par P-E Dauzat)
2013, 597 p., 12 €.
2
Lire nos informations (note de Tsafon).
159
Danielle Delmaire
3
Du 15 décembre 2006 au 29 avril 2007, le Mémorial de la Shoah à Paris a exposé une
partie de ces archives écrites par Ringelblum et ses collaborateurs. D’autre part, des
copies sont aussi déposées au kibboutz Lohemei HaGettaot, près de Saint-Jean d’Acre,
en Israël, qui possède un fond d’archives sur le sort des juifs pendant la guerre.
160
Tsafon 65 : Samuel Kassow : Qui écrira notre histoire ?
4
Actuellement, une exposition relate l’histoire du CDJC, dans les locaux mêmes du
Mémorial (voir nos informations). Note de Tsafon.
161
Danielle Delmaire
162
Tsafon 65 : Samuel Kassow : Qui écrira notre histoire ?
cannibale » (p. 206). En échange de leur vie sauve, les nazis exigeait de
la part des policiers juifs un quota de déportés : pris dans ce piège, ils
collaboraient au jeu meurtrier des assassins. En fait, au fil de la lecture
s’étale le tiraillement qui déchirait les consciences : la survie ou la
dignité morale. Le chapitre sur la « bande de camarades » rassemble
plusieurs biographies de ces héros d’Oynes Shabes qui, dans l’immense
majorité, sont morts assassinés dans le ghetto même, en déportation
comme le poète Kazelnelson, ou dans la révolte du ghetto comme
Mordechaï Anielewiecz du mouvement Hashomer Hatsaïr. C’est donc le
large panorama social du ghetto de Varsovie que nous donne à voir S.
Kassow.
Suivent deux chapitres qui présentent des textes : des rapports,
des descriptions souvent poignantes, des reportages avec des citations
bouleversantes comme celles de quelques femmes qui n’avaient d’autre
possibilité de survie, pour elle et leur famille, que la prostitution ! « En se
vendant, elle assure la survie économique de sa famille et la sienne »
explique l’auteur d’un rapport (p. 357). Le rôle des enfants, comme
soutien de famille, est à souligner : chapardeurs, ils risquaient leur vie
pour quelques denrées qui devaient nourrir une maisonnée. La vie
dépendait d’actions réprouvées par la morale des temps de paix !
Dans ces mêmes chapitres, il faut remercier S. Kassow de nous
livrer de longs extraits de ces archives, dans le texte et dans les notes, et
de nous rapporter des poèmes du ghetto. Les témoignages sur d’autres
massacres sont également relatés comme ceux perpétrés à Ponar près de
Vilna ou comme les premiers gazages dans les camions à Chelmno.
Les deux derniers chapitres livrent les ultimes semaines
d’Emanuel Ringelblum et de sa famille, quand ceux-ci, avec quelques
autres familles juives, étaient parvenus à passer du côté aryen et à se
cacher dans une espèce de refuge souterrain où s’entassaient des dizaines
de personnes. C’est « Krysia ». Ils ne tiendront que quelques mois. Après
leur arrestation, au début du mois de mars 1944, probablement sur
trahison (p. 545), il ne restait plus rien du ghetto et rares étaient les
quelques juifs qui avaient réussi à survivre dans le côté aryen.
Mais il restait et il reste encore les archives d’Oyneg Shabes, et
grâce à elles l’histoire des juifs dans le ghetto de Varsovie peut être
écrite. L’historien S. Kassow nous l’a restituée partiellement, car il reste
à lire ces abondants documents dont le contenu est révélé dans les
appendices en fin de volume. Il s’agit d’un fonds d’archives
irremplaçable pour écrire l’histoire des juifs de Pologne avant et pendant
163
Danielle Delmaire
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Tsafon 65
Informations… …
D’ici
Hébreu biblique :
Comme chaque année, l’Association des Amis des Sessions d’Hébreu biblique organise
des cours de langues bibliques (hébreu et grec) pour différents niveaux : du débutant au
spécialiste, afin d’approcher ou d’approfondir la lecture de la Bible en suivant le texte
original.
Hébreu biblique
Locquirec (Bretagne) du 22 au 29 juin 2013
Strasbourg du 6 au 13 juillet 2013
La Crau (Côte d’Azur) 20 au 27 juillet 2013
Rennes du 3 au 10 août 2013
Bruges (Belgique) du 10 au 17 août 2013
Cinq niveaux sont proposés depuis le débutant jusqu’au lecteur confirmé de la Bible en
hébreu.
Des visites seront aussi proposées notamment à Strasbourg (cathédrale) et Bruges (la
ville médiévale), ainsi que des conférences : les manuscrits de Qumran (Strasbourg).
La même association organise également des cours d’hébreu biblique, un dimanche par
mois à Paris (7 niveaux) et à Lille (4 niveaux), durant l’année 2013-2014.
Visiter le site internet pour plus de renseignements.
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Renseignements :
Le Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier, 75 004, Paris
Tél : 01 42 77 44 72
Fax : 01 53 01 17 44
contact@memorialdelashoah.org
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Et d’ailleurs
Information d’Allemagne
Découverte d’un mikvé à Cologne (d’après une note de Florence Evin parue dans Le
Monde du 22 février 2013)
Des fouilles menées par l’archéologue Sven Schütte, sur la place de l’hôtel de ville de
Cologne, ont mis à jour un mikvé (bain rituel juif) datant du IVe siècle. À côté de cette
découverte, d’autres trouvailles attestent la présence d’une communauté juive
respectueuse de ses traditions : des résidus d’une nourriture casher, des lampes, des
bijoux, une chaire de lecture etc. L’édification d’un musée est prévu pour rassembler
ces abondantes découvertes.
Information de Pologne
Controverse à l’occasion de l’anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie
(par Iza Zatorska, d’après l’agence polonaise de presse)
À la veille du 70e anniversaire de l’insurrection au ghetto de Varsovie, le passé se heurte
au présent sous trois prétextes : le retour à l’histoire de Żydowski Związek Wojskowy
(le Groupe militaire juif), l’érection d’un Monument aux Justes (polonais) sur l’ancien
terrain du ghetto, et les sulfureuses interprétations sur les jeunes héros de la légende
patriotique nationale morts sous l’Occupation.
Créé en 1939 par des juifs qui avaient combattu dans l’armée polonaise contre les
Allemands et qui ont décidé d’emblée de coopérer avec des clandestins polonais,
Żydowski Związek Wojskowy (le Groupe militaire juif) est revenu tout récemment sur
le chantier des historiens. On le situe à droite, par opposition à l’Organisation juive de
combat (la ŻOB), créée seulement en 1942, qui avait des assises socialistes et
communistes, et coopérait avec la Garde puis l’Armée populaire, encline à soutenir les
Soviétiques et réticente voire hostile à l’égard de l’Armée du Pays, l’alliée du ŻZW.
Grâce à différents concours de circonstances, une partie des militants de la ŻOB ont
survécu à l’insurrection de 1943 et ont témoigné de leurs actions dans maints ouvrages,
notamment depuis les années 1980. Marek Edelmann en est la figure de proue, mais
aussi Symcha Rotem ou Szymon « Kazik » Ratajzer. Cependant aucun combattant du
ŻZW (organisation qui avait existé – et milité – pendant quatre ans) n’aurait survécu à
l’insurrection ; au ghetto leur position jouxtait celles de la ŻOB (dont le chef,
Mordechaï Anielévitch, s’est suicidé avec son Q.G. dans un bunker rue Mila) ; parfois
ils s’épaulaient dans le combat. Mais le sort a voulu que seuls les insurgés de gauche
ont pu écrire l’histoire de leur soulèvement. Selon eux, l’Armée du Pays ne paraissait
pas aussi proche qu’elle pouvait l’être pour ses frères d’armes du ŻZW.
J’en parle à partir d’un article paru dans le dernier n° 12 (15-21 avril 2013) du magazine
Do rzeczy ; la bibliographie reste à compléter. La monographie de Maurice Apfelbaum
serait sujette à caution.
Un autre litige concerne le monument aux Polonais qui avaient aidé les juifs du ghetto.
Dédié aux Justes, il était prévu à côté du Musée d’histoire des juifs polonais. Mais un
groupe de chercheurs, plus récemment dans une lettre signée par Barbara Engelking de
l’Académie des Sciences Polonaises avec une dizaine d’alliés, s’est ardemment opposé
sous prétexte que cela falsifierait (entendons : embellirait) l’image des Polonais face
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Brève bibliographie
Les plus célèbres publications sur le ŻZW dans l'insurrection du ghetto :
Dawid Wdowiński, And we are not saved
Chaim Lazar-Litai, Masada w Warszawie
Chaim Lazar-Litai, Muranowska 7
Aleksander Swiszczew, « Prawda o powstaniu w getcie warszawskim » [La vérité sur
l'insurrection dans le ghetto de Varsovie], dans Shalom New York.
Moshe Arens, « Zmienne oblicze pamięci. Kto obronił Getto Warszawskie ? » [Les
faces changeantes de la mémoire. Qui a défendu le Ghetto de Varsovie ?], dans The
Jerusalem Post.
Note de Tsafon (d’après l’AFP) : un musée d’histoire des juifs de Pologne a ouvert le
19 avril 2013 (jour anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie), sur le site de
l’ancien ghetto.
Information d’Italie
Giuseppe Baruch Sermoneta et la « Genizah Italienne » (par Claude Cazalé Bérard)
Une journée d’étude a été consacrée par l’Université Hébraïque de Jérusalem au grand
professeur Giuseppe Baruch Sermoneta, spécialiste de philosophie hébraïque, vingt ans
après sa disparition (1992). La suite des interventions visait à reconstruire la carrière de
ce savant érudit, né à Rome en 1924, puis installé de manière stable en Israël à partir
des années cinquante, mais dont l’ensemble des travaux portait en particulier sur
l’histoire et la tradition de la pensée et de la culture hébraïques en Italie : de l’étude des
dialectes des ghettos à l’étude des pratiques d’enseignement, des traités et des
traductions avec l’évocation de grandes figures de savants tels que Hillel de Vérone et
Yehuda del Bene.
L’un des grands mérites de Sermoneta a été de lancer, en juillet 1981, un très vaste
programme de repérage, de recensement, de catalogage, de restauration et de
reproduction des fragments de manuscrits hébraïques en parchemin utilisés dans les
bibliothèques italiennes, dans les archives publiques ou ecclésiastiques et dans les
collections privées comme couvertures de livres ou reliures. (Progetto per il
censimento, la catalogazione, il restauro e la fotoriproduzione dei frammenti di
manoscritti ebraici medievali reperiti nelle biblioteche e archivi italiani). Or ce
programme, qui est encore en cours, a révélé à ce jour une quantité considérable de
fragments : six à sept mille pour la seule Italie (dans les autres pays d’Europe le
phénomène ayant été bien moins remarquable, avec un total d’environ 1.700
fragments).
En fait, le nom donné à l’ensemble de ce patrimoine textuel retrouvé a été donné par
analogie avec la découverte, en 1896, de la Genizah du Caire : le mot araméen (la
racine GNZ indiquant : cacher, être précieux) désignait la salle attenante à la synagogue
où étaient entreposés les manuscrits usés par le temps ou la pratique rituelle et qui, en
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par le feu sur ordre de l’Inquisition à Bologne, en particulier sur l’acharnement contre
les volumes du Talmud, dont on retrouve effectivement beaucoup de folios réutilisés
dans les reliures de ces années-là. Néanmoins 250 folios du Talmud de Babylone ont été
retrouvés dans les archives de différentes villes.
À ce jour, la datation des fragments sur un plan paléographique s’étend du XIe au XVIe
siècles : les fragments de textes bibliques sont parmi les plus anciens copiés en Italie, ce
qui est d’un considérable intérêt paléographique et historique, puisqu’ils constituent un
témoignage précieux pour l’étude de la présence juive en Italie.
Pour ne citer qu’un exemple de la nature diversifiée des textes, sur les quelques 500
manuscrits répertoriés à Bologne : 107 contiennent des textes bibliques, 92 des écrits de
Halakhah, 72 du Talmud, 52 des commentaires bibliques, 37 des prières, 16 des
commentaires talmudiques (Rashi), 6 des œuvres lexicographiques ou philologiques, 2
commentaires aux prières, 1 seul avec des textes de la Kabbale, enfin quelques
manuscrits scientifiques, en particulier de médecine. Ce sont généralement les textes les
plus courants au Moyen-Âge : on trouve ainsi le Mishneh Torah de Maïmonide.
Un autre trait particulier de la Genizah italienne, c’est l’hétérogénéité de l’origine des
fragments : 20% d’origine italienne ; 50% ashkénazes ; 30% sépharades. Ce qui est un
élément révélateur des origines des populations concernées.
On renvoie donc à l’article cité de M. Perani pour la description détaillée des avancées
du programme et des acquisitions les plus importantes, des attributions problématiques
et des découvertes de témoins uniques, ainsi que pour une très riche bibliographie. On
signale également un article, en ligne, sur les manuscrits de Modène, de Luca Baraldi,
Manoscritti di riuso e memoria ebraica : la Genizah italiana a Modena, 2009
(www.archivi.beniculturali.it/archivi_old/asmo/QE1/ baraldi.pdf).
172
Tsafon 65
Boyarin Daniel, The Jewish Gospels. The Story of the Jewish Christ, New York, The
New Press, 2012, 200 p., 21,95 $
David Boyarin est l'auteur de plusieurs ouvrages de premier plan, consacrés pour
certains à la question de l'émergence de deux entités distinctes (l'une juive, l'autre
chrétienne) entre le Ier et le IVe siècle.
Dans The Jewish Gospels, David Boyarin resitue tout particulièrement la teneur des
courants messianiques du Ier siècle de notre ère. Contestant que l'idée de « Christ » fut
inventée a posteriori pour expliquer la vie et la mort de Jésus, l'auteur soutient que ce
que l'on nomme « christologie » faisait partie de la diversité des idées juives au Ier siècle
de notre ère.
L'analyse, à la fois accessible et méticuleuse, se déploie sur plusieurs chapitres.
Boyarin concentre dans un premier temps son attention sur les expressions « Fils de
Dieu » et « Fils de l'Homme » : deux expressions associées à la personne de Jésus dans
les Évangiles. L'auteur relie la première expression au Livre de Samuel : le « Fils de
Dieu » désigne le rédempteur temporel d'Israël, issu de la lignée davidique. Quant à la
seconde expression, Boyarin en situe l'origine dans le Livre de Daniel, lequel déploie la
vision d'un « Fils de l'Homme » (compris comme le Messie) aux côtés d'un « Ancien
des Jours » (compris comme Dieu). Jésus, à la fois « Fils de l'Homme » et « Fils de
Dieu », réunit en lui ces deux traditions messianiques distinctes.
Précisant que la compréhension du « Fils de l'Homme » comme une personne séparée
de l'« Ancien des Jours » a suscité la controverse à l'intérieur du judaïsme dès avant la
naissance de Jésus, Boyarin explique que les Évangiles et les disputes qu'ils exposent ne
sont compréhensibles que si une part importante des Juifs du Ier siècle soutenait déjà les
éléments propres à ce que l'on nomme habituellement la « haute christologie ». Pour
Boyarin, l'idée d'un Messie rédempteur, lequel serait à la fois lié à Dieu (que cela fut
dans un mouvement de révélation théophanique ou d'apothéose divine) et distinct de lui,
existait dans le judaïsme du Ier siècle de notre ère, comme semble le prouver la lecture
attentive du Livre d'Enoch et du IVe Esdras.
Selon Boyarin, le mouvement autour de Jésus se caractérise par une vive opposition aux
Pharisiens et à leurs innovations. Ce qui fait dire à l'auteur que « La théologie des
Évangiles, loin d'être une innovation radicale à l'intérieur de la tradition religieuse
israélite, est un retour hautement conservateur ». Relisant dans ce sens les paroles de
Jésus dans Marc 7, Boyarin soutient qu'à aucun moment Jésus ne s'attaque aux lois
173
Tsafon 65
Baumgarten Jean et Darmon Julien (sous la direction de), Aux origines du judaïsme,
Arles, Les Liens qui libèrent/Actes Sud, 2012, 525 p., 38 €
Jean Baumgarten et Julien Darmon ont réuni une quinzaine d’éminents spécialistes pour
dresser ce panorama du judaïsme dans un gros volume édité conjointement par Actes
Sud et Les liens qui libèrent. Ils se sont efforcés de multiplier les perspectives pour
mettre en valeur les dimensions religieuses, culturelles, sociales et politiques de ce
monde depuis les temps bibliques jusqu’à nos jours. Ils ont toutefois adopté une
approche différente de celle qu’a choisie l’équipe animée par Antoine Germa, Benjamin
Lellouch et Evelyne Patlagean dans Les juifs dans l’histoire, un ouvrage paru aux
éditions Champ Vallon voici quelques mois.
En introduction, Jean Baumgarten et Julien Darmon précisent leur conception de
l’histoire juive et expliquent notamment le choix du titre du livre : « Nous présentons ici
une vision globale du judaïsme dans ses dimensions plurielles, en mettant en lumière
non seulement l’unité des thèmes, les permanences religieuses, les invariants sociaux
qui ont permis au judaïsme de perdurer, mais aussi la multitude des contextes sociaux,
des adaptations conjoncturelles, des ajustements permanents qui témoignent de la
créativité à l’œuvre dans la vie et dans la société juives ».
Parce que « l’histoire des Juifs et du judaïsme est d’abord une histoire de la tradition
intellectuelle juive », la première partie, intitulée « Le monde des textes », est consacrée
aux fondements du judaïsme tels que les ont perçus et transmis les Sages et leurs
successeurs, qu’il s’agisse de la Torah – écrite ou orale –, de la Halakha, du Talmud ou,
plus largement, de la tradition. Steven D. Fraade explique le sens et les enjeux de
l’étude, de la transmission de la Torah et de la pluralité des interprétations. José Costa
s’interroge sur l’origine et les caractéristiques du midrash. Jeffrey R. Woolf décrit le
processus halakhique et Ephraïm Kanarfogel « la matrice de l’interprétation
talmudique ».
Frederek Musall éclaire quant à lui les rapports difficiles entre la tradition et la
philosophie : « Il semble que le discours de la tradition juive et celui de la philosophie
(en particulier dans sa version occidentale) soient engagés sur des voies parallèles de
l’histoire de la pensée : ces voies se croisent parfois, et ils font ensemble un bout de
chemin plus ou moins long avant de se séparer, volontairement ou par les nécessités de
l’histoire – avant de se retrouver plus tard ». Cette réflexion précède l’analyse détaillée
de deux autres mouvements qui ont marqué l’histoire spirituelle du judaïsme : la
kabbale et le hassidisme, respectivement présentés par Julien Darmon et Rachel Elior.
La seconde partie du livre est axée sur l’histoire événementielle, sociologique et
politique du judaïsme. Steven Fine décrit ainsi l’évolution des synagogues après la
destruction du Second Temple et étudie la signification de la liturgie synagogale. Les
Sages ont imprimé leur marque. Pour autant, explique Matt Goldish, il ne saurait y avoir
d’hérésie dans le judaïsme comme il y en eut dans les religions dogmatiques. L’on doit
à Julien Darmon une étude claire et intéressante sur les rapports entre les juifs et les
nations, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Cet article introduit en quelque sorte les
174
Tsafon 65
175
Tsafon 65
La seconde partie de l'ouvrage est infiniment éclairée par la première, qui précise le
contexte du mouvement sabbatéen. Nathan Wienstock resitue le mouvement à la fois
dans la longue tradition des oppositions juives au judaïsme rabbinique et dans la
tradition encore plus longue des messianismes contestataires. Il en montre aussi la
pérennité, en soulignant les liens entre le mouvement sabbatéen et le messianisme de
Jacob Frank. L'antinomisme, la conception paradoxale de la rédemption par le péché,
les liens entre messianisme et kabbale, et de manière plus large les éléments propres au
nihilisme sabbatéen, sont analysés un à un, permettant ainsi au lecteur de rentrer dans la
complexité d'un phénomène de masse inouï.
O.R.
Émile Meyerson (1859-1933) est un philosophe français d’origine polonaise, connu tout
particulièrement pour ses travaux en épistémologie et son opposition à l’épistémologie
descriptive d’Auguste Comte. Chimiste, puis rédacteur pour la politique étrangère à
l’Agence de presse Havas, occupant à partir de 1898 un poste à responsabilité dans
l’œuvre philanthropique du Baron Rothschild, Meyerson eut l’occasion de voyager à
plusieurs reprises en Pologne, Russie et Palestine.
Ce volume contient 19 textes inédits de Meyerson, répartis en cinq parties : feuillets
personnels, contes et fictions, rapports sur la Palestine, réflexions sur le monde actuel,
essais scientifiques et philosophiques. De ces écrits, on retiendra tout particulièrement
ses rapports sur les colonies juives de Palestine, datés de 1899 et 1914, qui dressent un
état des lieux saisissant de l’économie palestinienne ; mais aussi sa « théorie de la non-
existence de Jésus », largement diffusé à partir de 1923, et qui souligne le caractère
rationaliste de sa pensée.
O.R.
Bruttmann Tal, Ermakoff Ivan, Mariot Nicolas, Zalc Claire (dir.), Pour une
microhistoire de la Shoah, dans Le genre humain, n° 52, Paris, Seuil, sept. 2012, 306 p.,
15,20 €
1
Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Éd. de
l’EHESS, 1996.
176
Tsafon 65
Cyrulnik Boris, Sauve-toi, la vie t’appelle, Paris, Odile Jacob, 2012, 291 p., 22,90 €
Boris Cyrulnik est un neuropsychiatre désormais renommé pour avoir mis en place la
notion de résilience suite à un traumatisme psychique. Et il est encore mieux connu pour
avoir dévoilé son enfance : ses deux naissances comme il l’explique en quatrième page
de couverture : « Lors de la première naissance, je n’étais pas là. Mon corps est venu au
monde le 26 juillet 1937 à Bordeaux… je n’en ai aucun souvenir. Ma seconde
naissance, elle, est en pleine mémoire. Une nuit j’ai été arrêté par des hommes armés
qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre à mort. Mon histoire
est née cette nuit-là ».
L’historien qui espère lire le récit d’un enfant juif caché pendant la guerre risque d’être
déçu. Le neuropsychiatre, analyste également, ne restitue pas son passé tel qu’il fut, trop
conscient qu’il est de la réalité partielle de ses souvenirs. Son passé affleure par touches
et non pas selon un fil continu suivant une chronologie rigoureuse, chère aux historiens.
Sa « mémoire traumatique » peut-elle rendre les événements tels qu’ils furent ? Voilà
l’enjeu du livre.
Certes il y a les souvenirs : « je me souviens », répète-t-il huit fois en p.15 ! C’était
l’avant-guerre avant d’avoir trois ans. Mais ses souvenirs sont constamment
interrompus par l’analyse qu’il peut en faire maintenant. Et puis sa mémoire ne tisse pas
2
Jacques Revel, « L'histoire au ras du sol », préface de l'édition française du Pouvoir au
village de Giovanni Levi, 1989.
177
Tsafon 65
un filet continu, entier, elle y laisse des trous. Il le sait. Ces trous, il parvient même à les
combler en partie grâce au témoignage des acteurs de son sauvetage qu’il retrouve
longtemps après la guerre. La « mémoire figée » par l’absence de parole dans
l’immédiat après-guerre restitue un passé déformé, parfois même embelli. La
déformation atteint son comble dans le souvenir de sa sortie précipitée de la synagogue
où les juifs furent arrêtés en masse. La scène dure quelques instants mais elle se grave
durablement dans sa mémoire au point de la raconter souvent : il s’échappe par un grand
escalier, une jolie infirmière blonde l’invite à se glisser dans une ambulance où une
dame est mourante tandis qu’un Allemand semble fermer les yeux sur sa présence dans
le véhicule. Bien plus tard, les témoins retrouvés lui présentent une autre mémoire :
l’escalier n’est guère grand (mais il avait six ans et les adultes ont vu l’escalier
autrement), l’infirmière était brune (mais la blondeur des cheveux adoucit le visage du
personnage qui eut le geste salvateur), l’ambulance était une camionnette et l’Allemand
ne l’avait pas vu. La scène est celle de la vie sauve après la mise à mort programmée,
elle ne pouvait être qu’embellie. Quelle leçon de prudence imposée aux historiens qui
doivent décrypter les souvenirs des témoins oculaires !
Le lecteur reste aussi impressionné par la prise de conscience d’un danger constant de la
part de l’enfant. Aidé par des adultes, il échappe à la mort mais c’est aussi seul et
inopinément qu’il trouve le moyen de ne pas mourir : pendant la fouille de la synagogue
il se cale dans le plafond des WC ! Il sait qu’il est « un enfant dangereux », c’est une
religieuse qu’il l’a dit pour refuser de le recueillir. Il sait qu’il met en péril son voisinage
car il est condamné à mort, alors il se débrouille. Il a six ans !
Et puis l’après-guerre n’est pas apaisant. S’il parlait, il n’était pas cru : « où va-t-il
chercher ses histoires ? » ou bien il fatiguait son auditoire : « arrête de te plaindre nous
aussi on n’avait pas de beurre » (p. 176) ! Finalement, il enferme sa mémoire pour vivre
avec les « autres » : « on se sent tellement mieux quand on se tait », « il suffit de se taire
pour être autorisé à vivre » (p. 39) ! L’après-guerre fut aussi un abandon et une mise à
l’écart lorsque les représentants d’institutions juives viennent le chercher pour le
soustraire d’un milieu chrétien qui lui fait oublier son judaïsme.
Alors reste la solution de Mme Loth de la Bible : ne pas se retourner sur son passé au
risque d’y perdre la vie ! Mais vient le temps du reflux : après quarante ans de mutisme,
il écrit, il retrouve ses sauveteurs, il visite les lieux de ce passé qui ne devait pas être
regardé…
Un très beau livre !
Danielle Delmaire
Malkès Simon, Le Juste de la Wehrmacht, Paris, Société des Écrivains, 2012, 137 p.,
12 €
Un major de la Wehrmacht, encarté au parti nazi, reconnu Juste parmi les Nations par
l’Institut Yad Vashem, le fait n’est certes pas fréquent ! Et pourtant c’est bien cette
histoire que raconte Simon Malkès qui, avec sa famille et bien d’autres juifs, fut sauvé
par Karl Plagge d’une mort certaine.
Ce Juste fut un autre Schindler. Il fit travailler quelque 500 juifs dans ses ateliers, à
Vilna, arguant de l’utilité de leur travail pour l’effort de guerre de l’Allemagne. Certes,
les habitants du ghetto de Vilna furent bien plus nombreux mais il fallait un solide
courage pour affronter la suspicion des SS et renoncer à l’endoctrinement nazi reçu
avant guerre.
Se remémorant ses années de guerre, Simon Malkès témoigne de ce que fut la vie au
ghetto de Vilna : l’acharnement meurtrier des Allemands secondés par des Lituaniens
non moins féroces et même par la police juive complice dans les arrestations. S.M.
178
Tsafon 65
évoque les Aktions des Einsatzgruppen, les massacres dans la forêt de Ponar, la faim, la
peur, les cachettes étouffantes, les morts pour que d’autres puissent vivre… Mais dans
ce récit de misère et de douleur apparaissent les grandes figures des médecins du
ghetto : les docteurs Schabad-Gawronska, Libo3 ; la belle stature des résistants du
ghetto : Abba Kovner, Wittenberg, et le poète Avrom Sutzkever.
Le récit se prolonge après guerre, au moment où il faut « reconstruire sa vie », où
l’enfant unique fait le bonheur de ses parents en réalisant d’excellentes études. La
félicité est revenue ; le trauma-t-il disparu ? Les dernières pages livrent la quête du petit
juif sauvé par le soldat allemand pour comprendre ce passé, pour ne pas oublier que les
Justes furent partout. Cette quête restitue aussi une biographie du sauveteur.
D.D.
Duchaine-Guillon Laurence, La vie juive à Berlin après 1945, Paris, CNRS Éditions,
2011, 462 p., 27 €
On ne peut que saluer l’étude que Laurence Duchaine-Guillon nous livre sur la vie juive
à Berlin entre le 8 mai 1945 et le 1er janvier 1991, date officielle de la réunification des
deux communautés juives de la ville. Poursuivant un triple objet (étude sur Berlin, étude
sur la refondation d’une identité juive en Allemagne, étude sur les relations entre RFA
et RDA), Laurence Duchaine-Guillon propose une approche issue de l’« histoire
intégrée », où sont mises en avant l’imbrication et les intersections entre RDA et RFA
au sein d’une histoire commune sans pour autant gommer la différence de régime entre
les deux Allemagne. Laurence Duchaine-Guillon s’appuie sur une exploitation très large
de sources de trois types essentiellement : les archives des communautés juives de
Berlin, qu’elle a pu dépouiller jusqu’à l’année 1978 ; des interviews qu’elle a menées,
notamment avec Peter Kirchner, président de la communauté juive de Berlin-Est à partir
de 1972 ; la presse, avec l’étude des organes des deux communautés de Berlin-Est
(Nachrichtenblatt des Verbandes der jüdischen Gemeinden in der DDR, Bulletin de
l’Association des communautés juives de RDA) et de Berlin-Ouest (Jüdische
Allgemeine Wochenzeitung, Hebdomadaire général juif) ainsi que la lecture de Der Weg
(Le Chemin) qui fut l’organe exclusif de la communauté juive encore unie de Berlin
entre 1946 et 1953.
Laurence Duchaine-Guillon a partagé son étude en cinq grands chapitres, qui permettent
d’aborder la situation en 1945 et la reconstruction de la communauté juive jusqu’en
1953, d’analyser l’évolution comparée de la population juive de Berlin-Ouest et de
Berlin-Est, de relever les aspects cultuels et institutionnels, de se pencher sur le rôle des
Juifs en RDA et en RFA et de conclure par un chapitre sur les aspects culturels et
identitaires des communautés de Berlin-Est et de Berlin-Ouest.
Le premier chapitre rappelle les chiffres. On comptait quelque 170 000 Juifs à Berlin en
1933. Plus de 55 000 Juifs de Berlin ont été assassinés entre 1933 et 1945, près de
90 000 ont émigré – on estime entre 6 000 et 7 000 le nombre de Juifs à Berlin quand
les Russes libèrent la ville. La plupart de ces survivants sont des conjoints de couples
mixtes, mais aussi des « sous-marins », Juifs entrés dans la clandestinité et qui ont vécu
cachés jusqu’à la libération de Berlin ; on compte aussi parmi les Juifs berlinois
quelques rescapés, des « rémigrés » et des « displaced persons ». Tous ces survivants
forment un groupe hétérogène, aux dissensions et aux divisions fortes, entre
nationalités, dans leur approche de la religion, dans leurs opinions politiques (la guerre
froide se fait aussi « guerre froide juive »). Laurence Duchaine-Guillon relève
3
Dans notre précédent numéro, Muriel Chochois a sorti de l’ombre l’œuvre des
docteurs Schabad-Gawronska et Libo à Vilna.
179
Tsafon 65
180
Tsafon 65
Une trentaine de pages présentent un dossier sur : « La Terre promise » aux juifs,
promesse que les chrétiens ont repris à leur compte à partir de la période médiévale.
Paradoxalement, selon Katell Berthelot (CNRS), le terme n’est pas présent dans la Bible
hébraïque, ce sont les expressions de Terre d’Israël ou Terre sainte qui apparaissent
dans ces textes, et encore avec parcimonie. En fait, l’idée de la terre objet d’une
promesse divine s’associe à celle de l’alliance que Dieu conclut avec son peuple :
alliance avec Abraham et renouvelée avec Moïse. La terre est associée à l’alliance mais
de quel territoire s’agit-il ? La chercheuse reconnaît qu’il est bien difficile d’en
délimiter les contours : de Dan à Beer Sheva et de la Méditerranée au Jourdain ? Mais
les textes varient. Quoi qu’il en soit, le don de la terre par Dieu est inaliénable et, après
l’Exil, le lieu se focalise sur Jérusalem et le Temple.
Christophe Nihan (université de Lausanne), quant à lui souligne, à l’instar de Katell
Berthelot, la « polyphonie » des textes bibliques et met en avant, lui aussi, l’importance
de l’exil en Babylonie pour établir l’idée du don de la Terre par Dieu. C’est aux Ve-IVe
siècles av. notre ère, lors de la fixation du Pentateuque par écrit, que le récit d’Abraham
parcourant le pays et y dressant des autels à Yahwé pour en prendre possession, se
stabilise. Désormais, le don de la terre prend de l’importance pour les juifs.
Estelle Villeneuve interroge Daniel Schwartz (université hébraïque de Jérusalem) sur le
royaume des Asmonéens : aurait-il adopté les contours, flous on le sait, de la Judée et
même de la Samarie ? Selon le savant israélien, il n’en n’est rien. Les Amonéens tirent
grand profit de la faiblesse des Séleucides pour se tailler un royaume sans chercher à
rétablir l’ancien royaume biblique. Il en est de même d’Hérode dont les limites du
territoire dépendent d’une décision romaine.
À José Costa (Université de Paris 3) revient la tâche d’interroger les textes talmudiques
pour y repérer une définition de la Terre promise, terme plus fréquent dans cette
littérature que dans la Bible. Désormais, la Terre promise est propriété divine même si
Dieu est créateur de toute la Terre. Mais c’est en ce lieu que fut son Temple et sa
présence (sa shekhina). La terre devient alors centrale dans le judaïsme rabbinique au
point que les juifs furent (et sont encore) nombreux à vouloir se faire enterrer sur les
pentes du mont des Oliviers, face à ce que fut le Temple.
Le dossier se termine par un entretien avec l’Israélien Shlomo Sand à propos de son
dernier livre : Comment la terre d’Israël fut inventée. En diverses occasions, Mireille
Hadas-Lebel, historienne grande spécialiste de la période antique, ce que Sand n’est pas,
a démonté les arguments du chercheur israélien qui ne cache pas ses intentions
politiques antisionistes. On peut donc s’étonner de constater que Le Monde de la Bible
181
Tsafon 65
ait trouvé nécessaire de s’entretenir de ce sujet avec Shlomo Sand. Mais la revue elle-
même ne semble pas au fait de l’histoire du sionisme : non, Théodore Herzl n’est pas
« le fondateur du sionisme » (p. 43). Comment expliquer alors le retour en Palestine des
premiers pionniers juifs dès le début des années 1880 ? (Voir la thèse de Jean-Marie
Delmaire sur le mouvement Hibbat Zion). Et Sand ne reprend pas son interlocuteur sur
cette erreur.
Mais oublions ces pages et retenons encore celles sur la découverte de mosaïques (III e-
IVe siècles ap. notre ère) dans une synagogue récemment fouillée dans la vallée de
l’Arbel à l’ouest du lac de Galilée et la découverte à Tel Motza, lors de travaux
autoroutiers suivis de fouilles, d’un temple avec des figurines, ce qui laisse supposer
« un culte aux idoles en Judée » aux Xe-IXe siècles av. notre ère.
Enfin, retenons aussi le délicieux récit d’Estelle Villeneuve (elle excelle dans ce genre)
sur la découverte du codex du Sinaï (monastère Sainte-Catherine) au milieu du XIXe
siècle par l’Allemand Constantin Tischendorf.
Cette fois encore, la revue offre des photos d’une exceptionnelle qualité.
Danielle Delmaire
Archives Juives, Revue d’Histoire des Juifs de France, n° 46/1, 1er semestre 2013,
17 €
182
Tsafon 65
archivistiques utilisées par ces deux historiens sont les lettres de délation mais aussi et
surtout les sources judiciaires contenant les procès d’épuration après la guerre (L. Joly).
Les deux articles suivants évoquent des histoires sordides et dramatiques. Le professeur
de médecine Henri Nahum se fait historien pour évoquer « L’affaire Annette Zelman ou
les conséquences dramatiques de l’antisémitisme ordinaire ». L’illustre docteur Hubert
Jausion n’accepte pas le mariage de son fils avec la jeune juive Annette Zelman, en
l’année noire pour les juifs : 1942. Il ne voit pas d’autre moyen pour empêcher une telle
union : la dénonciation de la jeune fille qui est déportée et ne revient pas. Son fils, lui,
n’entrevoit pas d’autre solution que le suicide ! Après la guerre, le professeur continue
sa brillante carrière, une « omerta » maintient un lourd silence sur l’affaire. Et remords
du médecin ? Celui-ci encourage même la carrière d’une jeune consœur juive. Ce n’est
que bien plus tard que l’affaire commence à être connue et notamment par cet article de
H. Nahum. Voilà un antisémitisme ordinaire, irréfléchi qui a des «conséquences
dramatiques » dès lors qu’il est conforté par une législation antisémite. Et c’est cette
législation mise en place grâce à un antisémitisme d’État qui réveille et active
l’antisémitisme ordinaire des individus.
L’autre affaire, étudiée par Patrice Arnaud, est plus sordide encore : il s’agit de
l’acharnement d’une mythomane, Victorine Visciano, contre la marquise Catherine
Cauvet de Blanchonval d’origine russe mais nullement juive. Cette dernière est internée,
en France, sur dénonciation de sa délatrice qui s’acharne tant et si bien qu’elle finit par
devenir suspecte et connaît elle-même la déportation dont elle revient. Ce qui lui permet
à la Libération de se faire reconnaître comme résistante et de continuer son acharnement
délateur contre la marquise. L’affaire dure jusqu’à leur mort au tournant des années
1960-1970. Là encore, c’est une législation antisémite qui autorise tous ces excès et ces
drames.
Le dossier est suivi des mélanges. D’abord un article de Catherine Nicault sur Mathilde
Salomon, directrice du collège Sévigné et « Française israélite » bouleversée par
l’affaire Dreyfus. Cette étude nous vaut une présentation de la communauté juive de
Phalsbourg au XIXe siècle et une analyse de la bourgeoisie juive instruite. Vient,
ensuite, un article sur le rôle de l’Alliance israélite universelle dans l’émancipation des
femmes juives en Palestine, dû à Sylvie Fogiel-Bijaoui. Les institutrices de l’institution
charitable s’étaient elles-mêmes émancipées et éduquaient leurs élèves dans le même
sens.
La rubrique « dictionnaire » livre les biographies de Jean Marx, universitaire et
diplomate (C. Nicault) et de Israël William Oualid, universitaire lui aussi, juriste et
économiste (V. Assan).
D.D.
183
Tsafon 65
Un article de Gilles Dorival dans le dernier n° de L’Histoire (juin 2013), pp. 68-73,
révèle la « vraie histoire de la Septante ». G. Dorival participa, auprès de Marguerite
Harl, à la traduction en français de la Septante, parue aux éditions du Cerf à partir de
1986. Dans cet article, il fait le point des dernières remises en cause de la Lettre
d’Aristée qui raconte les circonstances de la traduction réalisée au IIIe siècle avant notre
ère, à Alexandrie, ceci à la lumière de papyri récemment découverts dans le Fayoum
(Égypte).
Il pose aussi la question de la finalité de la traduction antique : servit-elle les besoins
des juifs alexandrins qui avaient perdu l’usage de l’hébreu ou répondit-elle à la volonté
du roi Ptolémée de maîtriser la communauté juive grâce à une meilleure connaissance
de ses lois ?
Enfin un tableau très clair des « grandes traductions » du texte biblique explique les
différentes versions actuelles de la Bible.
D.D.
184
Tsafon 65
Les vies oubliées des juifs de Lens, film de Carine Mournaud, 2012, produit par Zorn et
paru en DVD (zorn@zornproduction.com)
185
Tsafon 65
Résumés
L’émancipation des Juifs aurait dû mettre un frein au juridisme religieux juif devenu
obsolète dans un monde sécularisé. Or, il n’en est rien. La halakha, la loi religieuse
juive, est plus dynamique que jamais et couvre les domaines les plus divers. L’article
explore ces différents domaines de l’exégèse juridique mais aussi la diversité de styles
et d’approches selon les personnalités et surtout les courants idéologiques du judaïsme
contemporain. Il montre également l’incidence des moyens modernes de diffusion sur la
halakha devenue plus facilement accessible à tous. Il ressort de l’ensemble un étonnant
dynamisme juridique, mais aussi l’image d’un monde juif en pleine mutation,
idéologique comme historique, mutation qui trouve son reflet dans l’exégèse
halakhique.
The emancipation of the Jews should have put a brake on Jewish religious legalism,
which had become obsolete in a secularized world. In fact, nothing of the like happened.
The halakha, the Jewish religious law, is more dynamic than ever and applies to the
most varied fields. The article investigates these different fields of the legal exegesis,
but also the diversity of styles and approaches that go together with the figures and the
ideological streams of contemporary Judaism. It also shows the impact of modern
broadcasting means on halakha, which has become more accessible to everyone. A
stunning legal dynamism comes out of the whole, as well as the picture of a Jewish
world that is undergoing massive changes, ideological as well as historical, that reflect
themselves in the halakhic exegesis.
L'objectif de cet article est de reconstituer le regard porté par la diaspora juive
babylonienne vis-à-vis de sa consœur de la terre d'Israël au temps du Talmud.
Contrairement à ce que l'on pouvait penser jadis, il semblerait que le rapport des
Babyloniens envers Eretz-Israel fut en réalité globalement positif, y compris dans le cas
de l'académie rabbinique babylonienne de Poumbédita.
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The purpose of this research explores the question of the relationships between the
Jewish babylonian community and the Jewish society in the Land of Israel during the
Talmudic era. Formerly, scholars emphasized the fact that Babylonian Sages, especially
those from the rabbinical academy of Pumbedita, were in conflict with Palestinian
Jewry in Talmudic time. We decided hereby to verify this problematic in the light of a
reexamination of primary sources. The conclusions demonstrate that the representation
of Eretz Israel in the eyes of Babylonian Jews was actually much better and harmonizes
well with the historical conditions that prevailed in Babylonia and Palestine in the first
centuries C. E.
Les sources du droit juif et la Halakha ancienne. Nominalisme ou loi divine préétablie ?
par Christophe Batsch
Cet article reprend, à la lumière des connaissances nouvelles sur la halakha ancienne
tirées des manuscrits de la mer Morte (Qumrân), un débat déjà ancien sur la nature et la
qualification juridique de la halakha rabbinique d’époque tanaïtique.
La halakha élaborée par les Sages puise-t-elle ses sources dans une forme de « droit
naturel » ou relève-t-elle plutôt d’un positivisme (ou nominalisme) juridique assumé ?
This paper resumes an already old debate upon the legal and juridical character of
tannaitic halakha. it brings in some new lights in the area of ancient halakha from the
Dead Sea scrolls (Qumrân). The question is still : does the halakha developped by the
Rabbis belong to a “realistic” (jus naturalis) or a “nominalist” kind of law?
Did the Halakhah, the Jewish law, play a unifying role – or, on the contrary, a dividing
on – in Jewish society ? And was it observed by the majority of Jews ? Traditionalist
authors and preachers often answer these two questions positively. This article
examines this topic and suggests that, according to historical findings, the reality was
often much more complicated.
Cet article étudie les textes juifs de l’Antiquité en commençant avec un midrash sur le
récit biblique de la création de l´homme, puis présente les discussions du traité
talmudique de Nidda, afin de définir un point de départ pour une anthropologie
rabbinique. Les maîtres du midrash et du Talmud y discutent des questions de pureté
relatives à la menstruation et au flux du sang pendant et après la grossesse afin de
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construire un système de normes pour réglementer la vie sexuelle. Les mêmes textes ont
été, récemment, utilisés pour se référer à l´histoire critique de la médecine et aux
problèmes de la bioéthique moderne (IVG, recherche sur les cellules de souches,
clonage). La discussion en Israël montre que cette approche est, pourtant, difficile à
réaliser car elle présuppose la reconnaissance du système de la Halakha en entier.
This article deals with Jewish texts of antiquity with the attempt to reconstruct the
rabbinic teaching of embryology and anthropology. In a Midrash on the biblical
account of the creation of Man and in discussions in the tractate of Nidda in the Talmud,
the rabbis discuss questions of purity that are concerned with the menstruation and the
flux of blood before and after pregnancy in order to deduce norms of sexual behavior.
These texts have recently also been used for critical reference to the history of medicine
and to problems of modern bioethics (abortion, stem cell research, cloning). The actual
discussion in Israel, however, shows that in a secular society this approach is difficult to
sustain because it presupposes the acknowledgment of the entire system of Halakha
The innumerable innovations in the field of medically assisted procreation (MAP) have
transfigured our society from the 20th Century onwards. These techniques, whose
importance is indubitable, raise multiple ethical, anthropological and sociological issues
and call into question the fundamental structures of our society and its institutions,
including family; parenthood; blood ties; filiation and still more. How should such
relationships be regarded when the process of MAP requires the intervention of people
external to the couple (such as semen donors, oocyte donors and surrogate mothers)?
Will these relationships tend to be rooted biologically or socially ?
This research scrutinises the general approach of the Jewish legal code (halakhah) to
these issues; how this is derived (among the Orthodox movements) from ancient texts;
and the manner in which the resulting ethical and bioethical analyses guide medical
innovations in MAP.
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In its present form, the idea of MAP is generally accepted by halakhah; only a handful
of halakhic authorities forbid it. However, it demands a high standard of clarity in cases
of filiation, and the compatibility of the new law with old ones is also highly valued.
Cet article compare les processus de promesse d'embauche et de contrat de travail – tels
qu'ils sont évoqués dans la Mishna, le Talmud et à travers les différents commentateurs
tout au long de l'histoire, ainsi que leurs implications concrètes tant pour l'employeur
que pour l'employé – à la réglementation telle qu'elle se présente actuellement dans le
droit français. À travers cette comparaison, nous remarquons l'importance que le droit
hébraïque accorde à la dimension morale de l'engagement humain mais également une
différence majeure avec le droit français. En effet, le droit hébraïque ne se limite pas
aux rapports entre « l’homme et son prochain », il intègre également, et au même titre,
les relations entre « l’homme et Dieu ».
Isaac Benhamou compares in this article the promise of employment and contract’s
process of work as they are mentioned in the Mishnah, the Talmud, and through
different commentators throughout history, with their practical implications for both the
employer and the employee to the regulation as it is currently under French law.
Through this comparison, we quote the importance granted by the Hebrew law to the
moral dimension of human engagement, but also an important difference with French
law. Indeed, the Hebrew law is not restricted to the relationship between “man and his
neighbor”, but it also includes, and as equally, the relationship between “man and God”.
Varia
Gérard Étienne, originally from Haiti, Quebec writer and journalist, has converted to
Judaism after meeting Natania, daughter of Rabbi Feuerwerker in Montreal where he
had led his forced exile in 1964 following the arrest and of torture by the minions of
Duvalier. Étienne is self defined as « negro Jew » without denying his Haitian identity,
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fighting fascism, racism and anti-Semitism and expressing his desire to be Jewish and
Black. With Jewishness wellspring of his creation, he is reborn to life. A comparison
will be outlined between Gérard Étienne, Ossip Mandelstam and Paul Celan, three poets
victims of legalized violence by dictatorial regimes. Étienne calls for social justice in
the spirit of Judaism, defined by Jewish philosopher Levinas as « the relationship with
God [who] through the relationship with men ». The poetry of Étienne is conceived as
prayer, testimony and memorial Kaddish.
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Dépôt légal : juin 2013
ISSN : 1149-6630
Éditions Tsafon