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Tsafon

Revue d'études juives du Nord

65 | 2013
Halakha, interprétation et usage

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/tsafon/5990
DOI : 10.4000/tsafon.5990
ISSN : 2609-6420

Éditeur
Université de Lille

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2013
ISBN : 1149-6630
ISSN : 1149-6630

Référence électronique
Tsafon, 65 | 2013, « Halakha, interprétation et usage » [En ligne], mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté
le 05 octobre 2023. URL : https://journals.openedition.org/tsafon/5990 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
tsafon.5990

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés »,
sauf mention contraire.
T S A F O N
Revue d’études juives du Nord

Dossier : Halakha, interprétation et usage

Gérard Étienne, poésie et judéité

Mira Magen : On ne m’a pas prise à l’armée

Les archives secrètes du ghetto de Varsovie

n° 65 printemps – été 2013


Tsafon 65

T S A F O N
Revue d’études juives du Nord

n° 65 printemps – été 2013

62 rue Antoine Lefèbvre, 59 650, Villeneuve d’Ascq

site internet : www.tsafon-revue.com

adresse électronique : contact@tsafon-revue.com

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Tsafon 65

T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
n° 65 printemps – été 2013

Revue fondée en 1990 par Jean-Marie Delmaire†

Comité de Rédaction Comité scientifique


Danielle Delmaire, directrice de Ran Aaronsohn, université de Jérusalem
publication, (professeur Jean-Christophe Attias, EPHE Paris
émérite) université de Lille 3 Esther Benbassa, EPHE Paris
Christophe Batsch, Hedwige Bonraisin, EPHE Paris
université de Lille 3, CNRS Roland Goetschel, (professeur émérite)
Martine Benoit-Roubinowitz, université de Paris 4
université de Lille 3 Masha Itshaki, INALCO Paris
Emmanuel Friedheim, Ruth Kartun-Blum, université de Jérusalem
université Bar Ilan, Ramat Gan, Yoram Mayorek, (conservateur émérite)
Israël Archives Centrales Sionistes, Jérusalem
Andrée Lerousseau, Gérard Nahon, (professeur émérite) EPHE Paris
université de Lille 3 Dominique Parayre, université de Lille 3
Emmanuel Persyn Béatrice Philippe, (professeur émérite) INALCO
université de Lille 3 Paris
Françoise Saquer-Sabin, Ephraïm Riveline, université de Paris 8
université de Lille 3 Jean-Marc Vercruysse, université d’Artois

Publication déclarée au Tribunal de Grande Instance de Lille


(n° L 107489 C). ISSN : 1149-6630
Siège social : 62 rue Antoine Lefèbvre, 59 650, Villeneuve d’Ascq, France .
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l’examen des comités rédactionnel et scientifique. Les articles ne doivent pas dépasser
50 000 signes. Les articles publiés restent sous la responsabilité de leur auteur. Les
articles proposés mais non retenus ne seront pas restitués à leur auteur.

Couverture
Mikvé de Montpellier (XIIe siècle)
Photo de Hughes Rubio, collection de l'Institut Maïmonide (Montpellier)

© Tsafon 2013

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Tsafon 65

T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
n° 65 printemps – été 2013

Table des matières

Dossier : Halakha, interprétation et usage


(rassemblé par Christophe Batsch et Françoise Saquer-Sabin)

À nos lecteurs p. 5
Dossier
Halakha, interprétation et usage

Batsch Christophe, Saquer-Sabin Françoise : Présentation du dossier p. 7


Dalsace Yeshaya : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation p. 17
Friedheim Emmanuel : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël à
l'époque talmudique. Quelques remarques p. 31
Batsch Christophe : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne.
Nominalisme ou loi divine préétablie ? p. 47
Marienberg Evyatar : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou
séparatrice ? p. 63
Morgenstern Matthias : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la
bioéthique p. 73
Vana Liliane : Loi juive (halakhah) et bioéthique. Procréation médicalement
assistée, gestation pour autrui, homoparentalité et monoparentalité p. 85
Benhamou Isaac : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de
travail. Une comparaison entre le droit français et le droit hébraïque p. 111

Varia
Grossman Simone : Gérard Étienne, poésie et judéité p. 125

Édition : Traduction – Littérature


Magen Mira : On ne m’a pas prise à l’armée. Traduit de l’hébreu par l’atelier
de traduction hébraïque de l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3 dirigé
par Saquer-Sabin Françoise, avec la collaboration de Duris-Massa Chantal
et Goudaert Françoise p. 145

Note de lecture
Delmaire Danielle : Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du
ghetto de Varsovie, Samuel Kassow p. 159

Informations p. 165
À travers les livres p. 173
À travers les revues p. 181
À travers les films p. 185
Résumés p. 187

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Illustrations

Le mikvé de Montpellier pp. 13-16

Gérard Étienne pp. 143-144

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À NOS LECTEURS

La Halakha a guidé et guide encore la vie quotidienne des juifs


respectueux de leur religion. Mais cet ensemble de préceptes, mis en
place dans l’Antiquité, n’a pas été établi une bonne fois pour toutes. Il a
été abondamment discuté au fil des siècles. Les rabbins s’entretiennent et
interprètent la Loi et ses applications qui évoluent selon les modalités de
vie qui, elles-mêmes, ne sont guère immuables mais varient selon les
époques et les lieux. Et qu’en fut-il de l’attitude des juifs à l’égard de la
Halakha ? Eurent-ils toujours les moyens de respecter scrupuleusement
ce qui était autorisé et ce qui était interdit ? Quelles transgressions
pouvaient être admises en certaines circonstances ?
De nos jours encore, les nouveaux procédés apparus en médecine,
les avancées en droit social ou en droit du travail, interpellent les juifs et
les rabbins. de nouvelles questions se posent induisant de nouvelles
réponses.
Telle est la réflexion menée dans ce dossier rassemblé par
Christophe et Françoise Saquer-Sabin. Le dossier est précédé d’une
présentation du mikvé médiéval de Montpellier, bain rituel qui permet de
respecter les rites de purification selon la Halakha.

La rubrique Varia présente un seul article, celui de Simone


Grossman qui nous fait découvrir un auteur d’expression française
rassemblant, en lui-même, les funestes destins de deux peuples
persécutés : le peuple haïtien, cible de la répression duvaliériste, et le
peuple juif, victime de la Shoah. La souffrance du poète est dans sa chair
de Haïtien, dans son âme de juif. Gérard Étienne l’exprime avec
sensibilité dans une poésie imprégnée de ces deux héritages qu’il partage
avec son épouse à l’origine de sa conversion au judaïsme.

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Tsafon 65

Pour notre rubrique Édition, nous avons fait appel à l’équipe de


traduction de l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3 qui propose une
nouvelle de Mira Magen, auteure israélienne. Outre son intérêt littéraire :
une écriture appartenant au quotidien, ce court texte témoigne de
l’importance de l’armée pour chaque individu composant la société
israélienne. Ne pas servir dans Tsahal place quiconque dans la non-
normalité. Les personnages qui entourent ou qui rencontrent la narratrice
– la mère de Nomi obsédée par ses chaussures à talons, Orna la soldate
énorme et suante, Schmulik auquel on ne résiste pas – sont-ils eux dans
la normalité ?

Une note de lecture de Danielle Delmaire rend compte du livre de


Samuel Kassow sur les archives du ghetto de Varsovie. « Qui écrira notre
histoire ? » interroge l’auteur, celle des disparus de la Shoah. C’est
possible grâce à la folle entreprise d’un historien, Emanuel Ringelblum,
qui, dans le ghetto, rassembla une équipe pour relater la mise à mort du
peuple juif.

Comme d’habitude, Tsafon donne quelques informations d’ici ou


d’ailleurs suivies de comptes rendus d’ouvrages.

À tous, bonne lecture

Tsafon

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Tsafon 65

Dossier
rassemblé et présenté par
Christophe Batsch et Françoise Saquer-Sabin

Halakha, interprétation et usage

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Tsafon 65

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Tsafon 65

Pour un juif religieux, quelle que soit l’obédience dont il se


réclame, la Halakha constitue l’ossature de la vie quotidienne. Il n’est en
effet pratiquement pas une activité de l’existence qui ne relève, d’une
manière ou d’une autre, de la Halakha.
On sait que l’étymologie de ce mot renvoie à l’idée de « marcher,
avancer » dans la bonne voie, le bon chemin. Ce chemin, conforme à la
volonté divine exprimée d’abord dans la Torah écrite (la Bible hébraïque
et l’Ancien Testament des chrétiens), puis dans la Torah orale (la
littérature talmudique et rabbinique), est balisé d’un certain nombre de
règles précises régissant le comportement et le mode de vie de chaque
moment de la journée. De toutes les grandes religions contemporaines, le
judaïsme est l’une de celles qui accorde sans doute la plus grande
importance aux gestes et aux pratiques ; parodiant Cocteau, on pourrait
dire que dans le judaïsme « il n’existe pas de religion, il n’existe que des
preuves de la religion ». On doit mesurer combien cette importance,
accordée aux façons d’être dans l’existence concrète, confère
paradoxalement une immense liberté intérieure au sentiment religieux.
La Halakha est ainsi composée d’un ensemble de règles formulées
dès les origines du judaïsme rabbinique, c’est-à-dire selon toute
vraisemblance, dès la fin de la période du deuxième Temple dans le
royaume indépendant de la Judée hasmonéenne, puis dans les cercles
pharisiens de la Judée romaine. Ces règles de vie, dont l’origine remonte
donc au moins aux deux premiers siècles avant notre ère, touchent à tous
les domaines de l’existence : l’alimentation avec les lois de la cacherout,
la sexualité avec les règles de pureté conjugale, la vie religieuse avec le
calendrier des prières et des fêtes, l’habillement, les relations humaines et
sociales etc. On peut légitimement se demander comment des lois
élaborées dans le contexte d’une petite province de la Méditerranée
orientale au tournant de notre ère peuvent continuer à s’appliquer dans le
monde de modernité et de technologie triomphante qui est le nôtre ?

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Tsafon 65

C’est à cette première interrogation que répondent plusieurs des


articles du dossier présenté ici.
Le rabbin Dalsace aborde frontalement cette question des rapports
entre Halakha et modernité. Il montre à la fois la souplesse et
l’adaptabilité des règles qui, sans varier sur le fonds, révèlent une
extraordinaire capacité d’adaptation à la diversité des situations
historiques. Il souligne également combien le monde juif contemporain a
pu apporter de réponses diversifiées à cette question de l’application de
la Halakha au monde moderne. Issus des grands élans qui ont traversé le
judaïsme aux XVIIIe et XIXe siècles (Haskala ou « lumières » ;
hassidisme ; courant réformé etc.), plusieurs courants organisent
aujourd’hui le judaïsme religieux, en Israël comme dans les diasporas :
orthodoxes, conservative (en France, massorti), libéraux, etc.
Emmanuel Friedheim (de l’Université Bar Ilan en Israël) rappelle
opportunément dans quel contexte historique les premières règles de
cette Halakha furent rédigées et accueillies au sein du judaïsme. Il dresse
un tableau savant du plus récent état des connaissances concernant les
rapports entre les deux grands foyers du judaïsme d’époque talmudique :
la terre d’Israël alors sous domination romaine, où s’élaborait, dans les
yeshivot souvent galiléennes, le Talmud dit « de Jérusalem » ; et la vaste
communauté babylonienne, en Perse sous l’autorité des Parthes
achéménides puis sassanides, dans les académies de laquelle fut rédigé le
Talmud de Babylone.
Toutes ces lois de la vie quotidienne ont été déduites par les Sages
(les rabbins et leurs successeurs) de leurs lectures exégétiques de la
Torah.
Christophe Batsch (Université de Lille 3) et Evyatar Marienberg
(Université de Caroline du Nord aux USA) interrogent donc les principes
généraux du droit qui sont à la source de cette lecture exégétique et
juridique. Batsch reprend et poursuit le débat sur le caractère
« nominaliste » ou « naturel » des fondements du droit rabbinique, à la
lumière de la documentation des manuscrits de la mer Morte. Marienberg
pose en termes neufs la question du caractère plus ou moins unificateur
de la Halakha pour le monde juif, et de la réalité de son observance à
travers l’histoire. Il rejoint par là les préoccupations et les
questionnements sur la capacité d’adaptation de la Halakha au monde
moderne.
Ce questionnement est concrètement posé dans les trois derniers
articles de ce dossier.

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Tsafon 65

Matthias Morgenstern (Université de Tübingen) dégage ainsi, avec


une grande acuité, des textes rabbiniques anciens, une véritable théorie
anthropologique sur laquelle se fonde toute la réflexion actuelle sur les
problèmes nouveaux de bioéthique.
Cette réflexion halakhique est poursuivie de façon magistrale par
Liliane Vana (Université de Paris 1) à propos d’une série de questions
précises et d’une brûlante actualité, concernant aussi bien les méthodes
nouvelles de procréation assistée que les problèmes posés par les
nouvelles formes de parentalité. Vana établit clairement en quels termes
ces questions doivent être posées dans une logique halakhique.
Enfin Isaac Benhamou (doctorant de l’Université de Lille 3) expose
de quelle façon et dans quels termes le droit rabbinique, c’est-à-dire la
Halakha, est aussi en mesure de traiter de questions relatives au droit du
travail, en l’occurrence le lien juridique établi entre employé et
employeur lors de l’embauche.
L’ensemble de ces articles constitue de la sorte un dossier complet
et divers, à défaut d’une impossible exhaustivité en cette matière, au
travers duquel le lecteur se familiarisera avec la logique juridique à
l’œuvre dans la Halakha, aussi bien dans sa confrontation avec le monde
moderne que dans sa longue histoire, intimement mêlée à celle des juifs
et du judaïsme. Il illustre également la capacité de Tsafon à faire
travailler ensemble des chercheurs issus de milieux, de territoires, de
pays et d’universités très diversifiés.

Remarque :
Les éditeurs du dossier ont laissé aux auteurs le choix de l’orthographe des mots
hébreux transcrits : Halakha et mikvé, et d’autres encore.
Ils ont procédé de même pour le nom « Juif », avec ou sans majuscule, et pour les mots
responsum et responsa dont le genre, en français, varie d’un auteur à l’autre.

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Tsafon 65

Le mikvé de Montpellier

La ville de Montpellier conserve, en son centre dans la rue de la


Barralerie, les traces d’une communauté juive qui remonte au XIIe siècle
et parmi laquelle se comptaient des médecins (la faculté de médecine de
Montpellier était de grand renom). Une imposante bâtisse renferme
encore les éléments d’un ensemble communautaire : synagogue, lieu
d’études et surtout un mikvé (bain rituel).
Seul élément actuellement visitable de l'ensemble hébraïque
médiéval, ce bain rituel peut être daté de la fin du XII e siècle ou du début
XIIIe siècle. Découvert et identifié comme tel par le professeur Carol
Iancu de l’université Paul Valéry Montpellier III, il fut restauré dans les
années 1980 grâce à l’action de M. Georges Frêche, président du Conseil
régional Languedoc-Roussillon et du professeur René-Samuel Sirat,
ancien grand rabbin de France et président de l'actuel Institut Maïmonide
hébergé dans les locaux de cet ensemble médiéval.
Le mikvé est l’un des plus anciens de l’Europe avec ceux de Spire
et de Worms en Allemagne, de Bisheim en Alsace et de Syracuse en
Sicile ou encore de Besalù en Catalogne.
Le mikvé montpelliérain offre un style roman très pur : une baie
géminée, à colonnette avec un chapiteau à décor végétal, relie la salle de
déshabillage et le bain lui-même, alimenté par une nappe d'eau
souterraine. On peut aussi y admirer de magnifiques voûtes en plein
cintre. La synagogue et les salles attenantes, remontant à la même
époque, de cet ensemble unique en Europe sont en cours de restauration.
Nous remercions M. Michaël Iancu, directeur de l’Institut
Maïmonide, maître de conférences à l'Université Babes-Bolyaï de Cluj
(Roumanie) et délégué régional du Comité Français pour Yad Vashem
de nous avoir fourni les photos du mikvé et les renseignements présentés
ci-dessus, ainsi que de nous avoir autorisé à reproduire les photos qui
suivent. Elles sont de Hughes Rubio et appartiennent à la collection de
l'Institut Maïmonide.

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Tsafon 65

Le mikvé de Montpellier

Il est alimenté par une nappe d’eau souterraine


Il faut admirer la pureté et la clarté de l’eau

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Tsafon 65

Le mikvé de Montpellier

Dans un pur style roman, une voûte en plein cintre abrite le mikvé

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Tsafon 65

Le mikvé de Montpellier

Une baie géminée à colonnette avec un chapiteau à décor végétal


relie la salle de déshabillage et le bain

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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation

Halakha et modernité
Un système juridique en mutation

Yeshaya Dalsace*

La halakha, la loi juive religieuse, est basée sur l’exégèse


talmudique et obéit à des critères propres ainsi qu’à une casuistique très
particulière et à une dynamique bien définie. Ce système juridique très
élaboré repose sur la complexe littérature talmudique et prit toute son
ampleur à la fin de la période médiévale avec la rédaction des grands
codes législatifs du judaïsme et les nombreux commentaires qu’ils
suscitèrent : le Mishné Tora de Maïmonide (XIIe s.), le Tour de Jacob ben
Asher (XIVe s.) et enfin le Shoulkhan Aroukh de Joseph Caro (XVe s.),
sans compter les autres nombreux ouvrages et compilations juridiques de
la même période, ni la masse de commentaires et annotations sur ces
principaux ouvrages. On pourrait même dire que si les Juifs ne
construisirent pas de cathédrales de pierres, ils rédigèrent en revanche, à
la même époque, des cathédrales de textes et d’exégèse juridiques. Le
résultat est un système de lois religieuses extrêmement détaillé et
méticuleux de sorte qu’un Juif pratiquant trouvera toujours réponse à
toutes les questions de son existence. Les Juifs s’étaient construit ainsi
une terre de refuge dans leur exil, refuge de la Loi et de la discipline
personnelle, refuge du groupe constitué solidement autour de règles
communes promues par une élite rabbinique lettrée, portée aux nues.
La modernité a mis à mal ce système et obligea le monde juif à une
révolution interne sans précédent, mais n’a pas pour autant brisé les reins
de la halakha qui perdure et fait même preuve d’un étonnant dynamisme
à ce jour.

*
Rabbin et conférencier, Paris.

17
Yeshaya Dalsace

La modernité remit la halakha en cause en brisant les portes des


ghettos et en ouvrant celles de la société dont les Juifs étaient exclus
jusqu’alors. L’accès à l’émancipation et à la pleine citoyenneté obligeait
les Juifs à délaisser leur relative autonomie juridique et les rites trop
séparatistes pour se fondre dans un mode de vie et une mentalité
citoyenne. Le judaïsme se retrouva donc face à un dilemme interne
insoluble : ne pas rejeter la main tendue des adeptes des Lumières avec
toutes les opportunités sociales que cela pouvait représenter ainsi que la
perspective de la fin de l’opprobre et des persécutions ; mais par ailleurs,
préserver un mode de vie ancestral et une vie communautaire intense. Or,
comme l’a si bien exprimé Clermont-Tonnerre lors des débats sur
l’émancipation des Juifs de France : « Il faut tout refuser aux Juifs
comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus », de sorte que
la compatibilité entre ce que fut la communauté juive et les enjeux
nouveaux n’était pas possible. Seuls les cercles les plus fermés ou les
plus religieusement motivés pouvaient résister au vent de la
sécularisation.
Mais la modernité remit également en cause la halakha pour des
raisons internes au judaïsme lui-même. Le mouvement des Lumières
juives, la Haskala, ne pouvait que porter un regard sévère sur un système
dans lequel la Raison ne joue qu’un rôle subalterne et qui surtout empiète
sur le principe d’autonomie de la personne en la soumettant à un système
juridique arbitraire. Avant même le mouvement politique de
l’Émancipation, le judaïsme se fissurait de l’intérieur et les moyens de
conviction des rabbins perdaient de toute façon de leur efficacité face à
l’émergence de revendications individuelles au sein d’un système
communautaire vécu par beaucoup comme étouffant. Pour les
mouvements juifs religieux issus de la Haskala, le rapport à la halakha
ne pouvait demeurer le même et exigeait une certaine relecture ou même
un abandon.

Des approches juridiques différentes

À la suite de l’entrée du judaïsme dans la modernité, phénomène


lent, progressif et inégal selon les communautés et selon les géographies,
le judaïsme s’est profondément redéfini dans son rapport à la halakha. Et
l’on peut le diviser en deux camps diamétralement opposés : celui qui
refuse toute conséquence de la modernité et celui qui accepte d’en tenir
compte.

18
Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation

Le camp du refus continue à fonctionner sur un mode d’autonomie


communautaire maximal. Toute concession à la modernité et à
l’Émancipation se fait à contrecœur et a minima. La référence demeure la
littérature juive classique. Dans ce camp, la production juridique,
l’écriture de la halakha, ne peut que continuer pour répondre aux
questions nouvelles qui ne trouveraient pas de réponse dans les textes
plus anciens. On continue donc la vieille dynamique juridique dans la
droite lignée des grands codes médiévaux et les différends éventuels se
règlent a priori devant le Beit Din, le tribunal rabbinique. Ce camp
s’appelle lui-même le monde des « craignants », les haredim, craignant
Dieu, certainement, mais craignant également un monde moderne qu’ils
perçoivent comme hostile et dangereux pour leur judaïsme. Autant dire
que la part principale de la production halakhique vient de ce monde-là.
Les plus grands noms de décisionnaires contemporains s’y rattachent :
Moshé Feinstein (1895-1986), Éliezer Waldenberg (1916-2006), Ovadia
Yossef (1920- ), Shmouel Halevy Wosner (1914- ), Shlomo Zalman
Auerbach (1910-1995), Menashe Klein (1924-2011), Yitzhak Yaakov
Weiss (1902–1989), Yossef Shalom Élyashiv (1910-2012) et bien
d’autres encore.
Mais ce monde ultra-orthodoxe est plein de nuances et certaines
personnalités rabbiniques ont déjà un pied dans la modernité comme
Yih’iel Weinberg (1884-1966).
Les grandes yeshivot, académies talmudiques, formant ces poskim,
rabbins décisionnaires halakhistes, sont celles de Mir, Hebron, Slovotka,
Poniowitz et d’autres encore, portant toutes les noms de villes ou
d’institutions européennes où se tenaient les yeshivot d’origine, en
général dans la sphère lituanienne, mais toutes aujourd’hui installées en
Israël.
Dans le camp de la modernité, il existe également une production
juridique. Mais elle est de nature un peu différente, car elle accepte, au
moins pour partie, les principes de la modernité et donc un certain
renoncement à la suprématie de la halakha et pour certains, plus
réformateurs, une approche critique du système halakhique classique.
Je comprends dans le camp des modernes, les orthodoxes sionistes,
car même s’ils sont assez proches des haredim par bien des aspects et
notamment leurs raisonnements juridiques qui sont quasi similaires, ils
forment néanmoins des décisionnaires attachés à une bonne part des
valeurs de la modernité. Citons par exemple : Ben Zion Ouziel (1880-
1953), Yitshak Halevy Herzog (1888-1959) ou même Shlomo Aviner

19
Yeshaya Dalsace

(1943- ). Ces décisionnaires fortement conservateurs et scrupuleux sont


néanmoins modernes car ils acceptent, en héritiers de la pensée
rationnelle de Samson Raphaël Hirsch, de vivre dans une certaine
modernité et dans un État sioniste dont la loi est laïque et dont ils
acceptent la légitimité.
Mais le monde juif moderne se caractérise essentiellement par les
courants de pensée revendiquant pleinement la modernité et considérant
donc celle-ci, non comme un danger pour le judaïsme, mais comme une
opportunité historique. On pourrait donc mettre ici la limite entre les
deux camps. Dans ce groupe, aux frontières floues, se retrouvent des
courants divergents : orthodoxes modernes, massorti (conservative en
Amérique) et enfin réformateurs ou libéraux. Si leur attachement à la
modernité les rapproche, leur vision de la halakha n’est pas la même et
diverge sur des principes fondamentaux.
Pour les orthodoxes modernes, la halakha classique garde sa
légitimité, même si, de fait, ils en limitent nettement la portée et refusent
d’être inconditionnellement fidèles à la halakha, notamment par le fait
qu’ils ne cherchent pas à adapter l’État à celle-ci et acceptent les grandes
valeurs de l’humanisme. De facto, la halakha est pour eux une affaire
privée et non un système global, ce qui les différencie nettement des
haredim. La différence entre les orthodoxes modernes et les massorti
n’est pas simple à établir. Les massorti ajoutent une vision historique du
judaïsme pleinement assumée et voient donc la loi juive comme
dépendante des bouleversements de l’Histoire. Pour les massorti, la
halakha, produit de l’histoire, devient relative à celle-ci mais y puise
également son autorité ; l’abandonner serait donc trahir l’Histoire juive.
Les réformateurs, ou libéraux, ont clairement tourné le dos au système de
la halakha en lui déniant toute autorité véritable, mais pas totalement.
Pour toutes sortes de questions de rituel, ils se réfèrent encore à la
halakha et font des innovations en tenant compte du passé. Cependant,
leur raisonnement n’est pas vraiment juridique, mais plutôt historique et
culturel et la halakha n’a jamais d’autorité absolue.
On voit donc que ces divers courants du judaïsme contemporain
divergent fortement sur la méthode et forcément sur les conclusions.
Mais tous produisent une littérature halakhique, plus ou moins féconde et
convaincante, mais incontestablement vivace.
Au regard de la production de la littérature halakhique du XXe s.,
on ne peut comparer en quantité et en style celle du monde orthodoxe et
le reste. Dans le monde juif moderniste, contrairement au monde

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Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation

orthodoxe, aucune personnalité rabbinique ne laisse d’œuvre gigantesque


en la matière et la quantité de questions posées se trouve naturellement
bien plus réduite du fait d’un public beaucoup moins demandeur 1.

Une variété de styles

Il existe également une différence de forme : les responsa ne sont


pas construites sur le même style selon qu’elles émanent de l’orthodoxie,
du mouvement massorti ou encore du mouvement réformé.
Les responsa orthodoxes, de style toujours un peu différent selon
les auteurs qui ont chacun leur touche personnelle, sont structurées par un
débat reposant sur les seules sources rabbiniques et sur la dynamique des
précédents décisionnaires. Il en ressort avant tout une impression de
totale fidélité et une volonté très claire de continuité avec le discours
rabbinique médiéval et ses constructions mentales. Le style est parfois
quasi illisible pour un non initié au style rabbinique médiéval. On peut
avoir l’impression que la conclusion émane de façon quasi naturelle d’un
discours ininterrompu depuis les grands codes médiévaux. Cependant,
certaines conclusions sont audacieuses ou innovantes, mais toujours dans
des domaines sans précédents comme ceux très féconds de l’éthique
médicale et toujours en rapport avec un discours précédent pour bien
marquer un esprit de continuité. Dans les domaines déjà tranchés, il s’agit
de peaufiner, mais pas de contredire, les précédents faisant toujours
autorité.
Les responsa orthodoxes sont le travail d’un seul rabbin qui
s’impose lentement par son érudition et sa ligne juridique. Dans ce
système, tout rabbin quelque peu réformateur serait immédiatement
discrédité2. Une série de filtres portant sur l’érudition et les positions
idéologiques des décisionnaires empêche toute évolution sérieuse sur des
problèmes majeurs pour le judaïsme contemporain, tel que celui des
femmes agounot (femmes en refus de divorce), le statut et la place des
femmes dans le judaïsme, les rapports entre l’institution religieuse et le

1
En revanche, dans les domaines de la recherche talmudique, biblique, historique et
dans celle de la pensée, des personnalités rabbiniques modernistes laissent une œuvre
colossale sans commune mesure dans l’orthodoxie. Il ne s’agit donc pas d’une question
de qualité de personnes et de niveau d’érudition, mais de centres d’intérêts différents
entre les deux mondes.
2
Ce fut par exemple le cas du rabbin Shlomo Goren (1918-1994) brillant et original
grand rabbin d’Israël, très malmené et discrédité pour certaines décisions jugées trop
ouvertes, notamment concernant des problèmes de statut personnel.

21
Yeshaya Dalsace

pouvoir politique, et bien d’autres questions qui demanderaient des


innovations audacieuses. Les grands poskim orthodoxes sont tous des
ultraconservateurs.
En rupture avec le style rabbinique classique, les responsa massorti
et certaines responsa orthodoxes modernes sont construites dans un style
très clair et abordable par tous, comme une sorte de dissertation sur la
question soulevée. Tout comme dans les responsa orthodoxes, on tient
compte des précédents et des textes médiévaux classiques, mais le
raisonnement ne s’y enferme pas et la véritable autorité émane des textes
talmudiques au détriment des décisionnaires postmédiévaux, ce qui
permet de reprendre certaines discussions à zéro. On n’hésite pas à faire
appel à des outils de recherche historique ou sociologique, chose
impensable dans des responsa strictement orthodoxes3.
Surtout, sur certaines questions, on est prêt à innover en
profondeur, certes sur la base de sources talmudiques, mais en faisant fi
de toute une tradition allant en sens contraire et donc à rompre avec des
centaines d’années d’habitudes dans le but de désenclaver le discours
juridique enfermé dans des positions devenues indéfendables pour une
partie du public juif contemporain. On exploite même parfois les failles
du système afin de parvenir à la conclusion voulue à l’avance 4. C’est par
exemple le cas en ce qui concerne les différentes responsa portant sur le
statut de la femme, absolument révolutionnaires pour le monde
rabbinique. Les responsa émanent parfois d’un seul possek comme Louis
Ginzberg (1873-1953), Joël Roth5, David Golinkin6 ou encore Eliott
Dorf. Cependant le mouvement massorti fonctionne autour d’un comité

3
C’est ainsi que par exemple, on a fait appel à l’archéologie pour montrer que la
séparation entre les sexes à la synagogue n’est une pratique courante que depuis le
Moyen Âge. Un tel argument n’a aucune valeur aux yeux d’un orthodoxe.
4
Un bon exemple est le raisonnement permettant d’inclure des femmes dans le minyane
(10 personnes nécessaires à la prière publique, des hommes exclusivement pour
l’orthodoxie) en exploitant le fait qu’aucune source rabbinique ne précise clairement
qu’il s’agirait exclusivement d’hommes. Le raisonnement peut être qualifié de mauvaise
foi, mais il tient sur le plan juridique.
5
Joël Roth est notamment connu pour son responsum de 1983 prouvant la possibilité,
dans des conditions très précises, pour une femme de devenir rabbin, ce qui représente
une avancée historique très importante.
6
David Golinkin est le premier rabbin de l’histoire juive à avoir traité systématiquement
du statut de la femme et avoir publié, dans un ouvrage en hébreu, une série de responsa
bien argumentées touchant à la plupart des aspects du problème : ‫מעמד האישה בהלכה‬,
Schechter Institute of Jewish Studies, Jérusalem, 2001.

22
Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation

rabbinique sur la halakha et les décisions y sont passées au vote après


délibération7.
Les responsa des libéraux sont très différentes dans leur style et en
nette rupture avec toute la tradition de responsa connue auparavant. Elles
passent en revue les précédents historiques et les textes portant sur la
question, cependant elles ne s’inscrivent pas vraiment dans un
raisonnement juridique, mais plutôt éthique, social et historique. C’est
une rupture majeure et assumée avec le passé et cela se justifie par le
rejet radical de la Réforme juive à l’encontre d’une halakha considérée
comme désuète et limitée dans l’histoire juive à une période précise (de
la conclusion du Talmud vers le VIIIe s. jusqu’au XVIIIe s.) et à une
idéologie particulière (celle du rabbinisme qui ne fut jamais tout le
judaïsme). Dans le raisonnement, les grands principes éthiques
l’emportent toujours sur le moindre conservatisme et la casuistique
juridique classique ne fait pas autorité. Leur publication est limitée car le
public libéral n’est pas vraiment demandeur de ce genre de littérature.
Les rabbins réformés eux-mêmes n’y sont pas vraiment soumis. La
halakha est donc une référence juridique sans réelle autorité, une part de
la culture juive, mais n’est plus vraiment une loi, tout au plus une
référence. Certains contesteront donc le terme de halakha pour cette
littérature, qui demeure néanmoins dans le même registre pour peu qu’on
regarde la halakha dans son contexte historique et sociologique. Un nom
de possek libéral ressort tout particulièrement : celui du rabbin Solomon
Freehof (1892-1990) auteur de dizaines de responsa d’une grande
érudition.

Une production abondante et inégale

S’il existe des dizaines de responsa massorti, certaines très


importantes pour l’histoire juive, c’est une très petite quantité face aux
centaines, voire aux milliers, de responsa orthodoxes. Cependant,
certaines décisions modernistes ont eu une grande importance historique
et une influence sur le reste du monde juif. Les décisions du mouvement
libéral ont, elles, une influence sociologique et forment parfois un
précédent, soit à imiter (quitte à ne pas le reconnaître), soit à repousser et
donc confirmer un conservatisme justifié par ce qui est perçu comme une

7
Le Committee on Jewish Law and Standards du mouvement massorti américain fut
créé en 1927, il est composé de 25 membres et vote les décisions après débats et
consultations.

23
Yeshaya Dalsace

dérive ou une trahison de la tradition rabbinique de la part d’une Réforme


diabolisée8. Les responsa massorti ne sont jamais citées dans les
responsa orthodoxes, on fait comme si elles n’existaient pas, mais on en
reprend parfois le raisonnement (c’est par exemple le cas des responsa
modernes orthodoxes sur les questions portant sur le statut des femmes,
qui imitent le raisonnement sans oser le dire pour ne pas être disqualifié
par les plus conservateurs). Mais de façon générale, il existe de clairs
cloisonnements idéologiques et le monde orthodoxe ignore superbement
le judaïsme moderniste et le censure même systématiquement, laissant
faussement croire par là que ce n’est pas du judaïsme. Mais pourtant, les
mouvements modernistes auront tracé des voies nouvelles dans certains
domaines halakhiques, comme le statut de la femme et quelques autres
questions, que le reste du monde juif ne pourra éternellement ignorer.
Il n’en demeure pas moins que la production la plus marquante se
trouve sous la plume des grands noms orthodoxes déjà cités et qu’un
large public de Juifs pratiquants se plie aux règles émises par cette
littérature. On aurait pu penser que la modernité mettrait fin à la
jurisprudence rabbinique, ou du moins la limiterait considérablement,
mais il n’en est rien. Au contraire, les nombreuses publications et le
phénomène Internet ont même rendu accessible à un vaste public une
partie de la littérature halakhique. Celle-ci reste donc un domaine très
vivace de la culture juive religieuse contemporaine.

Une grande diversité de sujets traités

Les sujets abordés sont les plus divers et il n’est pas question de
couvrir ici le vaste champ de la halakha contemporaine, mais seulement
d’en donner un bref aperçu.
On discute encore et toujours de sujets traditionnels liés au rituel,
même s’ils ont déjà été abondamment abordés dans l’histoire juive. Mais
de nouveaux dilemmes surgissent toujours, avec parfois des questions
originales : le calcul de la date juive pour des soldats servant au centre du
Pacifique, la pratique du shabbat dans l’espace, dans des expéditions
polaires, etc. Mais aussi des questions beaucoup plus polémiques sur

8
Le blocage idéologique de l’orthodoxie en ce qui concerne le statut des femmes dans
le rituel s’explique en partie par un refus radical de marcher dans les pas de la Réforme.
Cette question majeure pour le judaïsme contemporain a été en effet menée d’abord par
la Réforme et c’est à son honneur.

24
Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation

l’amélioration ou non de la participation des femmes au rituel synagogal


ou sur l’adaptation du rite à la mentalité contemporaine.
On traite de problèmes juridiques généraux comme ceux des
dommages ou des accords contractuels et commerciaux pour servir le
public très limité qui se tourne vers les tribunaux rabbiniques plutôt que
vers les juridictions civiles.
Les questions de statut personnel, de mariage et de divorce tiennent
une place importante. Là encore, de nombreux précédents existent, mais
des questions nouvelles se posent. Par exemple, à la suite de la Shoah, la
question des disparus présumés morts, mais sans témoignage le prouvant,
préoccupa beaucoup les rabbins afin de permettre au conjoint rescapé un
remariage. En Israël, du fait d’accords internationaux reconnaissant les
mariages civils conclus dans d’autres pays, les tribunaux rabbiniques
doivent traiter de divorces alors qu’aucun mariage religieux n’a été fait ;
il y eut même récemment un cas surréaliste de reconnaissance par l’État
d’Israël d’une union homosexuelle contractée au Canada par deux
Israéliens et du dépôt devant le tribunal rabbinique9 d’une demande de
divorce quelques années plus tard ! On peut citer également la récente
question du statut halakhique des Juifs éthiopiens.
Le développement de l’industrie agroalimentaire a posé quantité de
questions nouvelles concernant la kashrout, y compris celle de savoir si
la farine animale pouvait nourrir une vache...
Les circonstances extrêmes de la Shoah soulevèrent des
problématiques dépassant l’imagination. Nombre des réponses apportées
par des rabbins à l’époque ont été publiées récemment et forment un
corpus d’étude particulièrement intéressant et émouvant. Les questions
sont parfois d’un registre rituel : manger non kasher, respecter les fêtes
ou le shabbat en condition de travail forcé, quelle quantité de matsa
consommer pour Pessah dans un ghetto où la famine règne et où les
quelques matsot fabriquées clandestinement ne suffisent pas, quelle
cérémonie mortuaire et quelle sépulture pratiquer pour les trop nombreux
corps enterrés chaque jour dans le cimetière d’un ghetto, réunir ou non un
minyane pour la prière alors que les Allemands interdisent toute réunion,
une souka fabriquée clandestinement au moyen de matériaux volés sur un
chantier est-elle kasher, etc. Mais les questions sont souvent terribles.
Faut-il annuler le devoir de procréation dans de telles circonstances ?
Peut-on livrer à la mort certaines des gens en les inscrivant sur les listes

9
En effet, il n’y a pas de juridiction civile en Israël pour traiter d’un tel cas et les
conjoints, étant juifs, se retrouvent forcément devant le tribunal rabbinique.

25
Yeshaya Dalsace

exigées par les Allemands et si oui sur quel critère ? Etait-il justifié
d’étouffer un nourrisson ne cessant de pleurer alors qu’un groupe de Juifs
se cachait dans une cave et que les pleurs allaient trahir la présence de ce
groupe ? La possibilité pour un père travaillant au bureau du camp de
retirer son fils de la liste de la prochaine fournée pour la chambre à gaz
sachant qu’il faudra mettre un autre nom à la place, et tant d’autres
questions qui dépassent l’imagination…
Des questions politiques impensables auparavant sont apparues
avec la création de l’État d’Israël. Faut-il ou non servir dans Tsahal, et si
oui dans quelles conditions ? Les femmes ont-elles le droit de vote, et
peut-on élire une femme ? Faut-il participer ou non au jeu politique de
cet État laïc ? Faut-il reconnaître l’autorité du rabbinat étatique ? Faut-il
ou non rendre les territoires occupés sachant qu’ils font partie de la terre
sacrée d’Israël ? Faut-il s’opposer au gouvernement s’il prend une
décision contraire à la loi juive ? Quelle autorité reconnaître aux
tribunaux laïcs ? Faut-il autoriser ou non une compagnie nationale à
violer le shabbat et si oui dans quelles limites ? etc.
La sécularisation de la société et les Lumières posèrent aussi des
problèmes tout nouveaux, certaines questions furent traitées dès les
premières années de l’Émancipation, mais d’autres font encore débat :
faut-il ou non utiliser les instruments d’étude scientifique (méthode
critique universitaire) en ce qui concerne les textes traditionnels ? Faut-il
accepter le dialogue interreligieux ? Quelle place donner à la synagogue à
un Juif (ou une Juive) marié hors du judaïsme, à ses enfants, à son
conjoint non juif, peut-on les enterrer ensemble, peut-on convertir au
judaïsme un conjoint qui de toute évidence n’adoptera le judaïsme que de
façon très limitée, peut-on convertir au judaïsme un des conjoints
profondément motivé mais déjà marié dans un couple non juif ? Quel
statut accorder aux Juifs athées ou non pratiquants par libre choix alors
qu’ils continuent à revendiquer une appartenance active au groupe juif ?
Comment jouer le jeu de la citoyenneté, faut-il répondre à la demande de
modernisation du culte de la part de certains groupes émancipés, quelle
éducation donner aux enfants et quelle école choisir ? Peut-on exercer
certains métiers, peut-on s’adonner à certains loisirs (la question s’est par
exemple posée pour la chasse à courre) ? etc.
Les progrès scientifiques et notamment dans le domaine médical,
ne cessent de mettre les décisionnaires rabbiniques au défi : peut-on
pratiquer une greffe d’organe, donner ses organes, donner son corps à la
science, avorter, faire une fécondation in-vitro, donner son sperme, son

26
Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation

sang, quel statut a un enfant né d’un don de sperme (adultérin ou pas),


d’un don d’ovule (juif ou pas), d’une mère porteuse, comment définir la
mort clinique, quel statut pour les cultures OGM, le clonage, peut-on
faire des expériences sur les animaux, un texte sacré peut-il être effacé
d’un ordinateur, peut-on kashériser le plastique, kashériser un micro-
onde, écouter rituellement le shofar par téléphone, la lecture du rouleau
d’Esther, entendre une prière à la radio et répondre Amen, réunir un
minyane sur skype ? etc.
Les changements de mœurs et de mentalité posent également bien
des problèmes, notamment en ce qui concerne l’émancipation des
femmes : une femme doit-elle encore de nos jours obéir à son mari, peut-
elle étudier le Talmud, monter à la Tora, dire le kaddish, compter dans le
minyane, enseigner à des hommes, être rabbin, peut-elle porter des
pantalons ? Se posent aussi des questions de changement de norme
sociale : une femme mariée doit-elle encore se couvrir la tête, peut-on
fréquenter une plage et se mettre en maillot, faire la bise, danser en
discothèque, lire les journaux, voir des films, visiter des musées, voir des
reproductions de nus, peindre ou sculpter ?
Les réponses apportées à des questions aussi diverses, aux
incidences parfois énormes, varient bien évidemment d’un décisionnaire
à l’autre, en fonction de son mode de raisonnement et de son
positionnement idéologique sur la question. La halakha, comme tout
système juridique, n’est pas une construction objective mais une mise en
place d’un corpus fortement imprégné de subjectivité. Elle obéit
néanmoins à des impératifs logiques et textuels. Comme aucune autorité
n’a le pouvoir d’imposer quoi que ce soit, le résultat est un foisonnement
de possibilités qui se proposent à chacun et qu’on peut choisir de suivre
ou non. Le bon sens et la réputation du rabbin décisionnaire imposent
parfois une position qui fera l’unanimité, mais le plus souvent la diversité
de conclusions reflète la réalité d’un monde juif divisé face aux enjeux
sans précédents auxquels le judaïsme fait face et pour lesquels des
réponses doivent être trouvées, même si aucune ne saurait s’imposer à
tous au regard de la diversité du monde juif contemporain.

Les nouveaux modes de diffusion

Dans le passé, l’accès aux responsa se faisait avant tout par contact
direct avec le rabbin local à qui on demandait son avis et, pour les
questions plus complexes, grâce à des publications plutôt rares et

27
Yeshaya Dalsace

difficiles à lire et donc réservées aux érudits. Mais la modernité a changé


les choses. Tout d’abord, la diffusion des livres est devenue plus facile et
internationale. Des revues spécialisées se sont constituées 10. On a même
édité des encyclopédies juridiques recueillant diverses opinions sur un
sujet donné qui est étudié dans tous les détails. C’est le cas par exemple
des questions de bioéthique traitées en une dizaine de volumes ou encore
de l’énorme chantier de l’encyclopédie talmudique non encore abouti à
ce jour et comportant déjà une trentaine de volumes. Mais surtout,
l’apparition des ordinateurs et de l’Internet a changé beaucoup de choses
dans la diffusion du débat halakhique. Tout d’abord on a commencé à
compiler dans des banques de données électroniques facilement
maniables et agrémentées d’efficaces moteurs de recherche des centaines
d’ouvrages de halakha11. Chacun peut donc avoir pour un prix
raisonnable une vaste bibliothèque dans son ordinateur. En outre certains
sites ont commencé à mettre en ligne des copies de milliers d’ouvrages
anciens, mettant l’équivalent d’une bibliothèque rarissime à la portée de
tout érudit connecté12. Internet donne aussi accès à des quantités de
revues et de publications contemporaines dans ce domaine, que ce soit en
hébreu ou en anglais. Il existe également des incidences plus populaires
avec l’apparition de nombreux sites de questions/réponses en ligne sur
des questions de halakha. Ce phénomène est particulièrement intéressant
d’un point de vue sociologique car si les réponses sont brèves et parfois
médiocres, les questions montrent un besoin de « vérité juridique » chez
un vaste public qui semble attendre une réponse tranchée sur des
questions diverses, parfois d’une grande intimité que l’anonymat
d’Internet permet de poser sans risque13.
Nous voyons donc que les nouvelles technologies de
communication n’ont en rien entamé la dynamique de la halakha, bien au
contraire, elles ont permis sa diffusion et sa popularisation.

10
Signalons Tehoumim (en hébreu) dans l’orthodoxie sioniste ou encore Assia (en
hébreu), revue spécialisée dans les questions d’éthique médicale. Mais il existe de
nombreuses autres publications et des responsa sont également publiées dans le cadre
de revues de pensée juive comme Tradition (en anglais), Akdamot (en hébreu),
Conservative judaism (en anglais), Deot (en hébreu)...
11
Il existe plusieurs projets éditoriaux en ce sens, mais le plus sérieux et le plus
prestigieux reste celui initié par l’université Bar Ilan en Israël : Responsa Project.
12
Le meilleur exemple est la librairie en ligne initiée par les Habad américains :
hebrewbooks.
13
En langue française, le site Cheela.org est particulièrement symptomatique de ce
phénomène, mais il en existe d’autres et dans de nombreuses langues.

28
Tsafon 65 : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation

Conclusion

On aurait pu croire que la modernité, avec l’autonomisation des


individus et l’émancipation de tout cadre communautaire obligatoire, y
compris dans le cadre de l’État d’Israël moderne, mettrait fin à la
production d’un droit juif religieux, droit qui ne s’impose plus à personne
et que chaque individu choisit librement de suivre ou pas. Mais il n’en est
rien, au contraire, on a même assisté à une véritable inflation juridique et
jamais peut-être n’a-t-on produit autant de littérature de responsa
qu’aujourd’hui. Comme si l’individu juif pratiquant, livré à lui-même
dans un monde sécularisé, voulait absolument une garantie contre son
libre arbitre ou, au moins, un guide pour aider son raisonnement. Le
judaïsme est tellement imprégné de juridisme, que contrairement à ce que
supposaient les artisans de la Réforme juive, il n’a pas produit une
religion de la conscience intérieure, de la méditation abstraite et d’une
vague éthique universaliste, mais au contraire, les rabbins n’ont cessé de
se colleter à la Loi et la plupart des Juifs en quête de spiritualité et de
judaïsme se sont reconnus dans un juridisme vivace et source de débats
infinis.
Cette vivacité montre un dynamisme étonnant et une grande
maturité de réflexion éthique, mais également, chez une partie du public
demandeur, un certain manque de discernement et le besoin d’être
rassuré et guidé dans les moindres aspects de la vie quotidienne, comme
si le monde moderne, avec toute la vacuité de sens qu’il propose et
surtout son désenchantement profond, devait être contré par des voies
juridiques affirmatives et tranchées recréant un semblant de chemin bien
balisé dans un monde trop vaste et sans repères sûrs.

29
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

Regard de la diaspora babylonienne sur


Eretz-Israël à l'époque talmudique
Quelques remarques

Emmanuel Friedheim*

La recherche historique a montré depuis longtemps que dans


l'antiquité romaine les Juifs ne résidaient pas uniquement en Palestine.
Nombreuses furent les communautés qui évoluèrent et perdurèrent au
sein du bassin méditerranéen jusqu'aux confins occidentaux de l'Empire
romain et cela depuis des temps fort reculés1. On trouve ainsi des
congrégations juives tant en Syrie 2, en Égypte3, en Asie mineure4, à

*
The Israel and Golda Koschitzky Department of Jewish History, Bar Ilan University,
Israël.
1
A. M. Rabello, Giustiniano, Ebrei e Samaritani – Alla Luce delle Fonti Storico-
Letterarie, Ecclesiastiche e Giuridiche, Milan, 1987, pp. 45-123, dans un chapitre
intitulé : « La diaspora ebraica ».
2
S. Krauss, « Antioche », Revue des études juives [REJ], 45, 1902, pp. 27-49 ; S. Klein,
« The Estates of R. Judah Ha-Nasi and the Jewish Communities in the Trans-Jordanic
Region », Jewish Quarterly Review [JQR], 2, N. S., 1911-1912, pp. 545-556 ; C. Moss,
« Jews and Judaism in Palmyra », Palestine Exploration Fund Quarterly Statement,
1928, pp. 120-127 ; C. H. Kraeling, « Jewish Community at Antioch », Journal of
Biblical Literature, 51, 1932, pp. 130-160 ; D. Sourdel, Les cultes du Hauran à l'époque
romaine, Paris, 1952, pp. 117-118 ; A. Kasher, « The Rights of the Jews of Antioch on
the Orontes », Proceedings of the American Academy for Jewish Research, 49, 1982,
pp. 69-85 ; J. Gutmann, « The Dura-Europos Synagogue Paintings : The State of
Research », dans L. I. Levine (ed.), The Synagogue in Late Antiquity, Phildelphia, 1987,
pp. 61-72 ; O. Meinardus, « A Menorah Graffito in Shahba, Jebel el-Hawran », Israel
Exploration Journal, 42, 1992, pp. 250-251 ; L. Roth-Gerson, The Jews of Syria as
Reflected in the Greek Inscriptions, Jerusalem, 2001, (Héb.) ; B. Z. Rosenfeld et R.
Putchebutzky, « The Civilian-Military Community in the Two Phases of the Synagogue
at Dura-Europos : A New Approach », Levant, 41/2, 2009, pp. 195-222.
3
A. Kasher, The Jews in Hellenistic and Roman Egypt : The Struggle for Equal Rights,
Tübingen, 1985 ; J. Mélèze-Modrzejewski, Les Juifs d'Égypte de Ramsès II à Hadrien,

31
Emmanuel Friedheim

Rome5 qu'ailleurs dans le bassin méditerranéen6. Ces quelques exemples,


de loin non-exhaustifs, prouvent la très large dispersion des Juifs dans le
monde gréco-romain. Les rapports entretenus par ces communautés à
l'égard de la terre d'Israël furent relativement assez étroits, notamment
jusqu'à la destruction du second Temple de Jérusalem en l'an 70 de l'ère
commune7. La diaspora babylonienne, ne faisant pas partie de l'Empire
romain mais du royaume Parthe achéménide puis sassanide [en l'an 224]
est singulièrement remarquable par la quantité impressionnante de
sources primaires nous étant parvenues. Il s'agit notamment du Talmud
de Babylone qui nous renseigne considérablement sur la constitution des
communautés juives de Babylonie. Le propos du présent article sera de
retracer quelques lignes directrices du rapport porté par la communauté
juive babylonienne sur sa consœur de la terre d'Israël et peut-être
réussirons-nous ainsi à rectifier certaines idées préconçues8.

Paris, 1991 ; M. Hadas-Lebel, Philon d'Alexandrie : Un penseur juif en Diaspora, Paris,


2003.
4
F. Blanchetière, « Le Juif et l'Autre : la diaspora asiate », dans R. Kuntzmann et J.
Schlosser (éd.), Études sur le judaïsme hellénistique, Paris, 1984, pp. 41-59 ; M. Sartre,
L'orient romain : Provinces et sociétés provinciales en Méditerranée orientale
d'Auguste aux Sévères (31 avant J.-C. – 235 après J.-C.), Paris, 1991, pp. 392-393 ; Ch.
Reynier, Saint Paul sur les routes du monde romain – Infrastructures, logistique,
itinéraires, Paris, 2009, pp. 115ff.
5
H. J. Leon, The Jews of Ancient Rome, New York, 1960 ; A. T. Kraabel, « Jews in
Imperial Rome : More Archaeological Evidence from an Oxford Collection », Journal
of Jewish Studies [JJS], 30, 1979, pp. 41-58 ; Idem, « The Roman Diaspora : Six
Questionable Assumptions », JJS , 33, 1982, pp. 445-464.
6
Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 14, 117 rapportant Strabon. Cf. également : S.
Reinach, « Les Juifs d'Hypaepa », REJ, 10, 1885, pp. 74-78 ; L. B. Urdhal, « Jews in
Attica », Symbolae Osloenses, 43, 1968, pp. 39-56 ; P. W. van der Horst, « The Jews of
Ancient Crete », JJS, 39, 1988, pp. 183-200 ; H. J. Leon, « The Jews of Venusia », JQR,
44, 1953-1954, pp. 267-284 ; W. P. Bowers, « Jewish Communities in Spain in the
Time of Paul the Apostle », Journal of Theological Studies, 26, 1975, pp. 395-402 ; M.
H. Williams, « The Jewish Community of Corycus : Two More Inscriptions »,
Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 92, 1992, pp. 248-252 ; Idem, The Jews
among the Greeks – A Diasporan Sourcebook, Baltimore, 1998 ; Idem, « The Jews of
Early Byzantine Venusia : The Family of Faustinus I, the Father », JJS, 50/1, 1999,
pp. 38-52.
7
E. Friedheim, « Polythéisme et monothéisme juif ou la question des convergences
cultuelles au sein du second Temple de Jérusalem », Revue biblique, 119/3, 2012,
p. 367, n. 3.
8
Pour ce faire, nous utiliserons davantage les sources talmudiques babyloniennes que
palestiniennes, puisque nous sommes désireux de retracer un épisode historique ayant
trait à la communauté juive de Babylonie ainsi qu'à la rétrospection d'Eretz-Israël dans
les textes juifs babyloniens.

32
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

La recherche sur l'histoire du judaïsme talmudique a montré que la


communauté juive babylonienne constitua démographiquement l'un des
plus significatifs rassemblements de Juifs hors de Palestine, à tel point
que lorsque les Sages de la Mishna et du Talmud (IIe-IVe siècles)
habitant la Palestine romaine évoquaient incidemment « L'exil » (Gola,
en hébreu), ils n'avaient à l'esprit que la Babylonie juive, sans même
devoir la nommer explicitement 9, prouvant ainsi la place primordiale
occupée par cette communauté dans la conscience des Judéens. La
centralité de cette entité diasporique dans l'histoire des Juifs relève
principalement du rôle fondamental rempli par le Talmud babylonien
dans le processus de façonnement du judaïsme halakhique post-
talmudique10.

La communauté juive babylonienne remonte à la fin de l'époque du


premier Temple (586 a. C.) avec la destruction du sanctuaire juif de
Jérusalem qui s'ensuivit d'une déportation en Babylonie de la maison du
roi Joachin. Les exilés juifs demeurèrent majoritairement en Babylonie
en dépit du retour à Sion amorcé au commencement de l'ère perse par
Cyrus le Grand. Les chercheurs s'interrogèrent sur le niveau de religiosité
de cette communauté, de la période du second Temple jusqu'à la fin de
l'ère mishnique, relativement peu comparable à celui du judaïsme
talmudique babylonien ultérieur, œuvrant massivement à partir du IIIe
siècle de l'ère vulgaire. Certains cas dont celui d'Hillel l'ancien11, celui de

9
Mishna Sheqalim, 2, 4 ; Mishna Rosh Hashana, 2, 4 ; Mishna Nazir, 5, 4 ; Mishna
Midot, 3, 1 ; Tosefta Berakhot, 3, 6 (éd. Lieberman, p. 12) ; Tosefta Ta'aniot, 3, 5 (éd.
Lieberman, p. 338) ; Tosefta Sanhédrin, 3, 4 (éd. Zuckermandel, p. 418) ; Tosefta Para,
3, 5 (éd. Zuckermandel, p. 632). Les traditions rabbiniques issues du corpus talmudique
babylonien désignaient également leur communauté juive du terme générique de
« Gola/Exil », on retiendra par exemple les occurrences suivantes : TB Berakhot, 63a ;
TB Rosh Hashana, 22b et Rashi, Ibid., s. v. « Et Hagola » ; TB Soucca, 20b ; TB Betsa,
16b ; TB Guitin, 9b ; TB Baba Bathra, 152a ; TB Sanhédrin, 32b ; Eliahou Rabba, 18
(éd. Friedmann, p. 100). Et al.
10
Il est ici important de souligner le fait que le judaïsme dit « orthodoxe » ne reflète, de
nos jours, ni un judaïsme biblique, ni une conception juive intertestamentaire voire
mishnique, mais principalement une conception halakhique structurée en étroite
conformité avec la littérature talmudique, non celle relevant du Talmud de Jérusalem
mais principalement celle en provenance de Babylonie.
11
Hillel l'ancien, contemporain du roi Hérode (37-4 a. C.), originaire de Babylonie, se
rendit en terre d'Israël, car il ne parvenait pas à élucider quelques contradictions du texte
biblique, cf. Tosefta Nega'im, 1, 16 (éd. Zuckermandel, p. 619) ; TJ Pessahim, 6, 1
(33a). Ces sources, en dépit de leur historicité controversée, prouvent en premier lieu

33
Emmanuel Friedheim

l'épisode militaire de la principauté juive indépendante des deux frères


Asiné et Hanilé au sein du royaume parthe12, celui de la conversion des
princes d'Adiabène13, ainsi que le cas de Nahum Hamadi14 soulevèrent de
nombreuses questions relatives au degré de piété des Juifs babyloniens,
laissant les historiens dubitatifs15. Cela dit, une tradition fait état de liens
congrus entre R. Judah b. [ben] Beteira de la cité de Nisibis/Nisibe en
Mésopotamie et les prêtres du second Temple de Jérusalem ; il réussit par
un stratagème à démasquer un païen araméen, lequel se vantait d'avoir

qu'Hillel reçut une éducation conforme à la Halakha de son temps et qu'il fut déterminé
à quitter la Perse achéménide afin de résoudre une incohérence halakhique, attestant
ainsi la fidélité aux préceptes de celui qui devint en Palestine un des chefs de file du
mouvement pharisien. Ceci dit, l'attitude résolue d'Hillel suppose également l'absence
d'autorités rabbiniques babyloniennes suffisamment compétentes à même de répondre à
de telles interrogations !
12
Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 18, 310-379. Contrairement à la réticence des
Juifs à l'époque du second Temple de combattre durant le Shabbat, même dans un cas
de danger imminent [cf. E. Friedheim, « Quelques facettes esséniennes chez Flavius
Josèphe et la mystérieuse absence de l'historien de la littérature rabbinique », Studies in
Religion/Sciences religieuses, 28/4, 1999, pp. 468-472], les soldats juifs d'Asiné prirent
les armes. Selon Josèphe, Anilé fit assassiner un satrape parthe après s'être épris de sa
fille qu'il finit par épouser malgré ses profondes convictions polythéistes qu'elle dénia
abjurer. Josèphe attribue la perte de cet état juif à ce mariage mixte (Ibid., 18, 340).
13
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 20, 17-96. Un certain Hanania, originaire peut-
être de Babylonie, aurait incité le roi Izatès d'Adiabène, désireux d'adopter le judaïsme,
de ne pas accomplir le rite de la circoncision, pour peu qu'il ait accepté les préceptes
divins. Issu de Galilée, Eléazar aurait, quant à lui, exhorté Izatès à être circoncis pour se
préserver « d'une terrible infraction à la loi et envers Dieu » (Ibid., 20, 43-46). Certains
critiques ont déduit de cette affaire qu'en Babylonie pré-talmudique, les Juifs étaient peu
scrupuleux de la circoncision contrairement à leurs coreligionnaires de Palestine, cf. par
exemple : A. Weiss, Dor Dor Ve-Doroshav, I, Vilnius, 1904, p. 147 (Héb.). Cela dit, il
faut savoir que Josèphe n’affirme pas explicitement que Hanania était babylonien et que
cette prise de position halakhique est également partagée par un Sage de la Mishna, R.
Josué b. Hanania (Ier-IIe siècle), cf. TB Yevamot, 46a : « Un prosélyte qui s'est baigné
rituellement mais qui n'a pas été circoncis est un converti à part entière ». Voir aussi les
remarques émises par I. M. Gafni, The Jews of Babylonia in the Talmudic Era – A
Social and Cultural History, Jérusalem, 1990, p. 67 n. 50, (Héb.).
14
Nahum le Mède (Hamadi) est un Sage œuvrant à Jérusalem vers l'an 70 p. C. et après
la destruction du second Temple de Jérusalem par les Romains. Il est remarquable que
tous ses enseignements furent laminés, sans exception, par ses collègues de la terre
d'Israël, soulevant le problème de cette Halakha babylonienne pré-talmudique
largement divergente de celle d'Eretz Israël. Cf. Mishna Shabbat, 2, 1 ; Mishna Nazir,
5, 4 ; Tosefta Nezirout, 3, 19 (éd. Lieberman, p. 135) ; TJ Nédarim, 9, 2 (41c) ; TB
'Avoda Zara, 7b et commentaire de Rashi, Ibid., s. v. : « Nishtakea Hadavar » :
« Aucune personne n'a jamais divulgué un tel enseignement… ».
15
Nos connaissances sur la vie des Juifs sous l'Empire parthe sont de manière générale
très fragmentaires, cf. D. Goodblatt, « The Jews in the Parthian Empire : What we don't
Know », dans B. Isaac et Y. Shahar (eds.), Judaea-Palaestina, Babylon and Rome –
Jews in Antiquity, Tübingen, 2012, pp. 263-278.

34
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

consommé l'agneau pascal à Jérusalem, un acte catégoriquement proscrit


par la loi biblique. Remerciant le Sage babylonien de l'avoir confondu,
les Hiérosolomytains lui écrivirent comme suit : « Paix sur toi, R. Judah
b. Beteira qui réside à Nisibe et dont la notoriété [litt. forteresse] est
répandue jusqu'à Jérusalem »16. Il est toutefois difficile de déduire de
cette tradition l'existence d'une communauté « rabbinique » à Nisibe
avant l'an 70 de l'ère chrétienne, en dépit du fait que cette cité constitua
indéniablement une importante entité juive au Ier siècle de l'ère commune
ainsi qu'il découle d'un passage de Josèphe17.

Après la destruction du second Temple, les rabbins de la terre


d'Israël, avec notamment Rabban Gamaliel II (96-115 env.) à leur tête,
s'efforcèrent de légitimer la restauration des institutions juives autour de
l'instauration d'une nouvelle élite dirigeante, rattachée au courant
pharisien hillélite de naguère. On positionna alors les Sages au devant de
la population juive et l'on hiérarchisa le milieu rabbinique de Yabné et
plus généralement l'ensemble de la communauté juive de Palestine en
tête du monde juif, communautés diasporiques incluses. C'est
vraisemblablement ce contexte historique qui nous permet de saisir le
motif des nombreux déplacements de Rabban Gamaliel qui se rendit
notamment à Rome, ainsi que les périples de Rabbi Akiva. Ce Sage fut
notamment dépêché à Néardéa18, une cité babylonienne à population
majoritairement juive depuis l'époque du second Temple, recherchant
sans doute ainsi à fidéliser ces communautés d'exil à la vision halakhique
judéenne de Yabné. Il semblerait qu'à cette époque la communauté juive
de Babylonie se considérait comme assujettie à celle de la terre d'Israël,
perçue de loin comme la sœur aînée. Ce n'est qu'à la suite de la débâcle
juive face aux légions d'Hadrien lors de l'insurrection de Bar-Kokhba
(après l'an 135) que l'on assiste à un début de fléchissement
démographique de la population juive de Palestine, sévèrement éprouvée,
avec 580 000 victimes à en croire l'historien romain Dion Cassius, et la

16
TB Pessahim, 3b.
17
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 18, 312-313 : « Dans le même circuit du
fleuve se trouve encore la ville de Nisibe. Les Juifs, se fiant à la nature des lieux,
déposaient là les doubles drachmes que, selon la coutume nationale, chacun consacrait à
Dieu, ainsi que toutes leurs offrandes, et ils se servaient de ces villes comme d'un trésor.
C’est de là que, le moment venu, on envoyait les offrandes à Jérusalem » ; 379 : « Ces
derniers se rassemblèrent pour la plupart à Néarda et à Nisibe et obtinrent la sécurité
grâce à la forte situation de ces villes et par le fait que toute une masse de guerriers
habitait là ».
Mishna Yevamot, 16, 7 ; TB Yevamot, 115a.18

35
Emmanuel Friedheim

destruction partielle de la vie juive en Judée. De nombreux Juifs


semblent alors avoir abandonné la terre d'Israël19 se rendant, notamment,
en Babylonie parthe, située hors des frontières de l'Empire romain et par
conséquent de son rapport conflictuel avec les Juifs20. C'est précisément à
cette période que les premiers signes de scission religieuse apparaissent
avec l'avènement de Hanania neveu de R. Josué, Sage palestinien,
désireux de fonder un judaïsme autonome en Babylonie parthe. La
réponse des Sages de Palestine romaine fut immédiate, puisqu'ils le
menacèrent d'excommunication s'il ne revenait pas sur ses positions, en
vertu du verset d'Isaïe, 2, 3 : « Car c'est de Sion que sortira la Tora et la
parole de Dieu de Jérusalem »21. Les rapports tendus entre les deux
communautés surviendront quelques temps plus tard durant la génération
d'Ousha (env. 160-180) lors de la tentative manquée de R. Nathan le
Babylonien désireux de renverser, cette fois en Galilée, le patriarche
Rabban Siméon b. Gamaliel II. N'étant mentionné que dans la tradition
talmudique babylonienne22, certains chercheurs doutèrent sérieusement
de l'historicité de cet épisode, pour n'y voir principalement qu'une affaire
de pure polémique entre les deux communautés juives au temps du
Talmud23. Le tournant dominant amorcé par le judaïsme babylonien est
essentiellement attribuable à Abba bar Aïbou, surnommé Rav (env. 175-

19
I. M. Gafni, « The Status of Eretz Israel in Reality and in Jewish Consciousness
Following the Bar-Kokhva Uprising », dans A. Oppenheimer et U. Rappaport (eds.),
The Bar-Kokhva Revolt – A New Approach, Jérusalem, 1984, pp. 224-232.
20
M. Goodman, Rome et Jérusalem – Le choc de deux civilisations, Paris, 2009,
pp. 615-662 ; E. Friedheim, « Quelques remarques sur l'évocation de Jérusalem dans la
littérature gréco-latine non chrétienne », Revue d'histoire et de philosophie religieuses,
90/2, 2010, pp. 170-175.
21
TJ Nédarim, 6, 8 (40a) ; TJ Sanhédrin, 1, 2 (19a) ; TB Berakhot, 63a-b.
22
TB Horayot, 13b. Une tradition galiléenne mentionnant une tentative
d'excommunication de R. Méïr est peut-être liée à cette affaire, cf. TJ Mo'ed Qatan, 3, 1
(81c).
23
D. Goodblatt, « Sur l'histoire du 'putsch' contre Rabban Siméon b. Gamaliel », Zion –
A Quarterly for Research in Jewish History, 49/4, 1984, pp. 349-374 (Héb.). Ceci dit, le
fait que cet épisode soit absent de la littérature talmudique palestinienne est
apparemment dû à la crainte suscitée par la mention en Palestine même d'une critique
aussi violente à l'encontre du patriarcat, tandis qu'en Babylonie, on se sentait
manifestement affranchi politiquement d'une telle inquiétude. Aussi n'est-il donc pas
improbable d'y voir là un récit historique. Inversement, les attaques directes contre
l'Exilarque juif babylonien ne trouvent généralement audience que dans la littérature en
provenance de la terre d'Israël et non pas dans le Talmud babylonien, visiblement pour
les mêmes motifs, cf. M. Beer, The Sages of the Mishnah and the Talmud, Teachings,
Activities and Leadership, E. Friedheim, D. Sperber, R. Yankelevitch (eds.), Ramat-
Gan, 2011, pp. 107-117 (Héb.).

36
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

247), neveu de R. Hiyya simultanément par son père et sa mère24,


originaire de Babylonie, qui devint un des principaux disciples de R.
Judah le Prince en Galilée dans le premier quart du IIIe siècle25. Rav,
considéré comme dernier Sage tannaïte et premier amoraïte 26, s'en
retourna en Babylonie, à une date discutée par les historiens27 (peut-être
vers 219)28, mais en tout cas dans la première moitié du IIIe siècle avant
ou après la disparition de Rabbi Judah le Prince en 222. Il se rendit en
premier lieu à Néardéa jusqu'à la disparition de Rav Shéla lequel dirigeait
l'académie rabbinique locale 29. Il refusa par la suite de remplir cette
fonction, laquelle fut attribuée à son collègue babylonien : Samuel, autre
figure de proue de ce judaïsme talmudique babylonien en pleine
mutation. Dès lors, Rav se rendit à Tatlafoush/Soura, où il fonda sa

24
TB Pessahim, 4a ; TB Mo'ed Qatan, 20a ; TB Sanhédrin, 5a. Voir néanmoins
l'analyse de E. S. Rosenthal, selon lequel Rav n'était le neveu de R. Hiyya qu'en raison
de sa mère, laquelle était la sœur de R. Hiyya, cf. Idem, « Rav neveu de R. Hiyya par
son père et par sa mère ? – Un détail pour l'histoire des versions du Talmud de
Babylone », dans Hanoch Yalon Volume, Jérusalem 1963, pp. 281-337 (Héb.).
25
Les sources illustrant les relations étroites entre R. Judah le Prince et Rav sont
extrêmement nombreuses, tant dans le Talmud de Babylone que dans celui de
Jérusalem. On citera à titre d'exemple, et pour s'en tenir dans cette étude exclusivement
au TB, les passages suivants cités en TB Berakhot, 43a ; TB Shabbat, 3a ; TB Baba
Qama, 116a ; TB Houlin, 137b. Rav affirma que si le Messie était de son temps parmi
les vivants, R. Judah le Prince l'aurait incarné, cf. TB Sanhédrin, 98b. Rav fut également
membre du tribunal rabbinique présidé par le patriarche, cf. TB Guitin, 55a. Et lorsque
ce dernier quitta Besara/Beth Shéarim pour Sepphoris en Galilée [sur les motivations
politico-économiques qui furent à l'origine de ce déplacement, cf. A. Oppenheimer,
Galilee in the Mishnaic Period, Jérusalem, 1991, pp. 66-71 (Héb.) et sur le rapport plus
général du patriarche avec les autorités romaines, cf. A. M. Rabello, The Legal
Condition of the Jews in the Roman Empire Based on Jean Juster's Les Juifs dans
l'empire romain, Jérusalem 1987, pp. 53-55 ; 54 n. 217 (Héb.)], Rav l'accompagna, cf.
TB Houlin, 54a. Rav enseigna également devant le patriarche, cf. TB Yoma 87b.
J. Neubauer, Mediaeval Jewish Chronicles and Chronological Notes, II, Oxford 1895, 26
p. 182 (Héb.).
Beer, op. cit., p. 10 (Héb.).27
28
Gafni, op. cit., p. 178 (Héb.).
29
TB Yoma 20b. Suivant la description de Sherira Gaon, chef de file de l'académie
rabbinique de Poumbédita (906-1006) qui dans son Responsum (éd. B. Levine, pp. 73-
74 selon le manuscrit français) relata le passage de Rav chez Rav Shéla à Néardéa, cf.
Gafni, op. cit., p. 183. Comme le montre judicieusement Gafni, Sherira Gaon ne parle
véritablement d'école talmudique/rabbinique en Babylonie qu'à partir du temps de Rav.
Selon D. Goodblatt [Rabbinic Instruction in Sasanian Babylonia, Leyde, 1975, pp. 3,
42-43], des sources si tardives ne peuvent en rien nous renseigner sur le développement
des institutions talmudiques en Babylonie parthe et sassanide, à la différence de M. Beer
[« Sur les problèmes de la Metivta en Babylonie », Proceedings of the Fourth World
Congress of Jewish Studies, 1, 1967, pp. 99-101 (Héb.)] qui montra, à partir de sources
talmudiques, que l'établissement de ces grandes écoles fut évolutif au cours des
premiers siècles, devenant incontournables depuis l'époque de Rav et Samuel.

37
Emmanuel Friedheim

propre académie rabbinique après avoir observé la méconnaissance de la


Halakha parmi les Juifs natifs30. Il fonda l'académie de Soura qui œuvra
jusqu'au XIe siècle. Les sources talmudiques affirment qu'au temps de
Rav, 1200 étudiants fréquentaient cette académie rabbinique. Quand bien
même ce chiffre ne reflèterait la réalité qu'à distance, il est toutefois
évident que le rôle remplit par cette académie dans l'histoire du judaïsme
babylonien fut prééminent et façonneur.

II

Étant donné que Rav acquit l'ensemble de ses connaissances


rabbiniques de R. Judah le Prince, instigateur de la Mishna galiléenne, il
est quasiment certain qu'il enseigna la Halakha en provenance de la terre
d'Israël et qu'il transmit à ses disciples le respect vis-à-vis des Sages
judéens et galiléens ainsi que son attachement pour la terre d'Israël. À
l'opposé, l'académie rabbinique de Néardéa, fief de Samuel, représenta
indéniablement l'école de la Diaspora31. Elle fut, en outre, détruite en l'an

30
Ceux-ci semblent avoir été si éloignés du judaïsme rabbinique, que même des
concepts basiques, ayant trait à la nourriture prohibée par la Halakha notamment la
cuisson conjointe de lait et de viande, leur étaient inconnus, cf. TB Houlin, 110a : - ‫"ורב‬
‫ ריבעא‬:‫ שמעה לההיא איתתא דקאמרה לחבירתה‬,‫בקעה מצא וגדר בה גדר; דרב איקלע לטטלפוש‬
".‫ איעכב וקאסר להו כחלי‬,‫ אסור‬- ‫ לא גמירי דבשר בחלב‬:‫דבשרא כמה חלבא בעי לבשולי? אמר‬
Traduction : « Et Rav – a trouvé une vallée qu'il clôtura d'une barrière [Rashi, s. v.
'Biq'a Matsa' explique : C'est-à-dire qu'il [Rav] constata qu'ils [les Juifs locaux] se
souciaient peu de l'interdiction de lait et viande, en conséquence de quoi il fit preuve de
rigueur à leur égard] car Rav se rendit à Tatlafoush, il entendit une femme dire à son
amie : De combien de lait avons-nous besoin pour cuire un quart de viande ? [Rav] dit :
Ne savent-ils donc pas que la viande et le lait sont interdits, il s'attarda [dans ce lieu] et
leur interdit la cuisson de mamelles ». Ce texte semble montrer, une fois encore, la non-
observance des lois parmi la population juive babylonienne ! Ceci confirme, du reste, un
autre constat de Rav sur les doutes planant sur la judaïté de populations originaires de
différentes contrées babyloniennes, cf. TB Qidoushin, 71b : « Bavel (la Babylonie) est
en bonne santé, Meshan (en Perse) est morte, Madaï (la Médie) est malade, Eïlam (une
région de Perse) agonise : Quelle différence existe-t-il entre 'malade' et 'agonisant' ? Les
malades vivent pour la plupart, tandis que ceux qui agonisent succombent pour la
majorité ». Autrement dit, en Babylonie même il n'y eut pas de mariages mixtes entre
Juifs et païens, à la différence des lointaines contrées de l'Empire perse où la judaïté fut
difficilement démontrable aux yeux d'un des plus grands Sages de cette société juive
babylonienne en pleine transformation, cf. Beer, The Sages of the Mishnah and Talmud,
p. 23 (Héb.) ; Gafni, op. cit., p. 183 (Héb.).
31
On prétendit pendant longtemps que Samuel également fut le disciple de R. Judah le
Prince, mais cette hypothèse est apparemment inexacte, cf. M. Beer, « Samuel »,
Encyclopaedia Judaica, 14, 1971, p. 786. Samuel interpréta également la Mishna issue
d'Eretz-Israel, mais il faut supposer qu'à cette époque les traditions halakhiques de
Palestine n'arrivèrent qu'indirectement à Néardéa.

38
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

258 par les armées palmyréniennes. Pour notre propos, il est important
d'évoquer Rav Judah b. Yehezquel [Rav Judah], qui fut respectivement le
disciple de Rav et de Samuel32. Il fonda l'académie rabbinique de
Poumbédita qui exista également pendant huit siècles 33. Cette académie
fut idéologiquement très proche de celle Néardéa. C'est elle, qui
développa l'ingéniosité des raisonnements souvent abstraits du Talmud.
Subtilités, nuances et perspicacité caractéristiques de cette académie se
résument dans un texte où un Sage apostropha Rav 'Amram (III-IVe
siècles) au cours d'un débat halakhique en lui disant : « Ne serais-tu donc
pas de Poumbédita où l'on parvient à faire passer un éléphant par le chas
d'une aiguille ? »34. Ou encore le cas de Rami bar Tamrei/Dikoulei de
Poumbédita qui fut interrogé par Rav Hisda de Soura. Une fois ses
objections neutralisées, Rav Hisda s'émerveilla de la finesse des réponses
de son interlocuteur. Ce dernier lui rétorqua que dans le lieu de Rav
Judah [= Poumbédita], il est largement plus incisif35 ! Le contexte
historique explique cette nécessité de sagacité, propre aux Sages de
l'académie de Poumbédita. Celle-ci résulte visiblement de l'éloignement
de Poumbédita d'Eretz-Israël, et particulièrement de son manque de
traditions concernant les versions exactes de la Mishna galiléenne. À la
différence de Soura, Poumbédita n'avait probablement que peu de
rapports avec les académies rabbiniques de Palestine romaine et c'est
pour remédier à cette insuffisance que l'académie de Rav Judah et de ses
successeurs fut contrainte d'aiguiser la pertinence du raisonnement pour
parvenir à trancher les cas juridiques. Tandis qu'à Soura, on savait –
probablement sans trop raisonner – ce qui était interdit ou permis, grâce à
une chaîne de transmission solide et continue en provenance de Galilée,
régulièrement corroborée par des visites réciproques. En ce sens, on a
pour habitude de dire que Poumbédita était en situation de rivalité avec

32
A. Hyman, Toledoth Tannaim Ve'Amoraim – Comprising the Biographies of all the
Rabbis and other Persons Mentioned in Rabbinic Literature. Compiled from Talmudic
and Midrashic Sources and Arranged Alphabetically, I, Jérusalem 19874, p. 35 : « Rav
Judah était le fidèle disciple de Rav qu'il servit toute sa vie durant et après sa disparition
devint l'élève de Samuel, pour fonder ensuite sa propre académie rabbinique à
Poumbédita ». (Traduction de l'hébreu).
33
En réalité, les choses sont plus complexes pour la fondation de la yéchiva de
Poumbédita à la suite de Néardéa. Il nous semble qu'un des travaux les plus probants à
cet égard est toujours celui de Y. Florsheim, « La fondation et le début du
développement des académies rabbiniques en Babylonie : Soura et Poumbédita », Zion
– A Quarterly for Research in Jewish History, 39, 1974, pp. 183-197 (Héb.).
34
TB Baba Metsia, 38b.
35
TB Houlin, 110b.

39
Emmanuel Friedheim

les académies rabbiniques de Palestine romaine. On rapporte à ce propos


la prise de position sans précédent de Rav Judah : « Quiconque se rend
[litt : monte] de Babylonie en terre d'Israël transgresse un interdit ainsi
qu'il est dit : 'Ils seront transportés à Babylone et y resteront jusqu'au jour
où je me souviendrai d'eux, dit l'Eternel' (Jérémie, 27, 22) »36. Cela dit, et
pour bien saisir le regard porté par Poumbédita à l'égard de la terre
d'Israël, on doit s'interroger sur l'impact de cet arrêté halakhique sur les
masses juives de Babylonie.

III

Depuis l'époque de la Mishna (IIe siècle), les allers-venues entre la


Babylonie et la terre d'Israël ne cessèrent en aucun moment. On rencontre
ainsi de nombreux maîtres babyloniens en Galilée, notamment R. Judah
b. Ilaï qui fut probablement issu d'une famille juive babylonienne 37, R.
Nathan le Babylonien évoqué précédemment occupa une place de choix
dans le patriarcat après la défaite de l'insurrection de Bar-Kokhba, afin de
rehausser la population juive de Palestine romaine38. Dans la maison de
R. Judah le Prince (180-222) de nombreux Sages babyloniens occupaient
de hautes fonctions39. On retiendra ainsi : R. Hiyya et ses fils, Abba bar
Aïbou (le fameux Rav), R. Hanina b. Hama40. Plus tard, à la fin du IIIe
siècle, on évoquera R. Eléazar b. Pedat, R. Ami et R. Assi41, R.
Jérémie42. De simples Juifs babyloniens se rendirent également en terre
d'Israël au IIIe siècle, soit au temps du Talmud 43 et de l'époque de R.
Yohanan (décédé en 279 p. C.) ; les sources attestent la présence de
« confréries de Babyloniens » en Galilée suscitant différentes altercations

36
TB Berakhot 24b ; TB Shabbat, 41a ; TB Ketoubot, 110b-111a. Dans la littérature des
Responsa médiévaux, ce texte fit couler beaucoup d'encre. De nos jours encore, certains
milieux juifs ultra-orthodoxes résidant en Diaspora justifient leur refus d'habiter Israël
en invoquant, notamment, les affirmations de Rav Judah de Poumbédita sur le sujet !
37
TB Menahot, 100a ; TB Yoma, 66b (suivant le manuscrit de Munich).
38
Cf. par exemple ses propos réconfortants dans Mekhilta de R. Ishmael, Bahodesh, 6
(éd. H. S. Horovitz et I. A. Rabin, p. 227).
39
L. I. Levine, « The Jewish Patriarch (Nasi) in Third Century Palestine », dans W.
Haase et H. Temporini (eds.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, Berlin –
New York, 1979, pp. 649-688 ; Idem, The Rabbinic Class in Palestine during the
Talmudic Period, Jérusalem, 1985, pp. 90-100 (Héb.).
40
TB Sanhédrin, 38a ; TJ Kilaïm, 9, 3 (32b) ; TJ Ta'aniot, 4, 2 (68a) ; TB Mo'ed Qatan,
16b.
41
TB Qidoushin, 31b.
42
TB Ketoubot, 75a ; TB Shevou'ot, 14b.
43
TB Nédarim, 22b ; 26b ; TB Qidoushin, 49b.

40
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

avec les habitants juifs de Tibériade 44. C'est en 1936 que Grünwald
dénombra 119 Sages babyloniens en Palestine dans le courant du III e
siècle45, tandis que B. Z. Rosenfeld confirma récemment cette
conclusion46. Il semble que les Sages originaires de Babylonie
occupèrent d'importantes fonctions au sein du patriarcat de la terre
d'Israël. R. Nathan (IIe siècle) dirigea le tribunal rabbinique 47, en tant que
vice-patriarche, sous l'égide de Rabban Shimon b. Gamaliel II 48. R. Judah
bar Ilaï fut perçu comme étant « le premier orateur en tout lieu »49. Le
Talmud prétend aussi que R. Hiyya, issu de Babylonie, « rétablit » la
Tora une fois devenu le disciple de R. Judah le Prince 50. C'est avant son
décès que celui-ci plaça R. Hanina bar Hama le Babylonien à la tête de la
communauté juive de Palestine51. R. Eléazar b. Pedat, originaire de
Babylonie, fut le disciple et le collègue du plus important Sage de la terre
d'Israël considéré comme l'auteur de la majeure partie du Yerushalmi, R.
Yohanan52, et fut même gratifié du titre de « maître de la terre
d'Israël »53. Les Sages babyloniens R. Ami et R. Assi furent perçus à la
fin du IIIe siècle, par leurs contemporains, comme divulguant la Halakha

44
TB Yoma 9b ; Cant. Rabba, 8, 11 (éd. S. Dunsky, p. 174) ; E. Friedheim, « Sol
Invictus in the Severus Synagogue at Hammath Tiberias, the Rabbis and Jewish
Society : A Different Approach », Review of Rabbinic Judaism, 12/1, 2009, pp. 125-
126, n. 149.
45
Y. A. Grünwald, Le statut économique des Sages du Talmud de Palestine et de
Babylonie, New York, 1936, pp. 25ff. (Héb.).
46
B. Z. Rosenfeld, Torah Centers and Rabbinic Activity in Palestine (70-400 C. E.) –
History and Geographic Distribution, Leyde – Boston, 2010, pp. 50ff.
47
TB Horayot, 13a. R. Nathan est décrit par le Talmud de Babylone comme un
décisionnaire extrêmement consciencieux, soucieux de dégager la vérité juridique, cf.
TB Baba Qamma, 53a. Il fut considéré, avec le patriarche de la terre d'Israël, comme
l'un des derniers Sages de la Mishna, cf. TB Baba Metsia, 86a.
48
Ce dernier fut sans doute le premier patriarche reconnu par le pouvoir romain, voir la
mise au point de : E. Habas-Rubin, « Rabban Gamaliel of Yavneh and his Sons ; The
Patriarchate before and after the Bar Kokhva Revolt », JJS, 50/1, 1999, pp. 21-37. Et
pour une position différente considérant R. Judah le Prince comme un patriarche d'un
type nouveau n'ayant rien en commun généalogiquement avec Rabban Shimon b.
Gamaliel II, cf. S. Stern, « Rabbi and the Origins of the Patriarchate », JJS, 54/2, 2003,
pp. 193-215.
49
TB Berakhot, 63b ; TB Shabbat, 33b ; TB Menahot, 103b. Sur l'importance de ce
titre, cf. E. E. Urbach, The Sages – Their Beliefs and Ideas,2 Jérusalem 1986, p. 540 et
n. 43 (Héb.).
50
TB Souka, 20a ; TB Houlin, 86a à comparer avec la tradition galiléenne en TJ
Ma'aser Shéni, 5, 8 (56d).
51
TB Ketoubot, 103b.
52
TJ Sanhédrin, 1, 1 (18b).
53
TB Yoma, 9b ; TB Guitin, 19b ; TB Nida, 20b.

41
Emmanuel Friedheim

à tous les Juifs54 et furent surnommés : les « Juges de la terre d'Israël »55.
R. Abba et R. Zeira, tous deux proches disciples de Rav Judah de
Poumbédita, tentèrent de l'éviter, car ils avaient décidé de quitter la
Babylonie et connaissaient la position de Rav Judah sur la question 56. R.
Zeira aurait notamment jeûné pour oublier l'étude babylonienne 57. Il est
également l'auteur de maximes telles que : « L'air de la terre d'Israël rend
intelligent »58, ou encore : « Une discussion profane des Juifs de la terre
d'Israël équivaut à un enseignement de Tora »59. J. Schwartz a démontré
l'hypothèse émise – il y a des décennies – par S. Lieberman, défendant
l'idée selon laquelle l'académie de Soura, fondée par Rav, fut
traditionellement rattachée à la Galilée, tandis que celle de
Néardéa/Poumbédita fut liée aux centres rabbiniques judéens moins
importants tels que ceux de Lod/Lydda et de Césarée-Maritime60. Par le
passé, de célèbres historiens tentèrent d'expliquer la position de Rav
Judah proscrivant catégoriquement l'abandon de la Babylonie pour la
Palestine. Ainsi selon Simon Doubnov l'opposition de Rav Judah trouve
son origine dans la tendance des Juifs babyloniens à rompre avec
l'hégémonie d'Eretz-Israël et que Rav Judah fut l'un des protagonistes de
ce mouvement61. Ceci dit, Doubnov n'apporta aucune preuve confirmant
l'hypothèse d'un tel processus de masse, que rien ne semble réellement
appuyer. À bien regarder, même la prise de position de Rav Judah

54
TB Guitin, 44a.
55
TB Sanhédrin 17b. Ils furent notamment considérés comme les « prêtres importants
d'Eretz-Israël », cf. TB Meguila, 22a.
Cf. supra, note 36.56
57
TB Baba Metsia, 85a ; Rashi sur TB Houlin, 122a, s. v. : « Resh Laquish ».
TB Baba Bathra, 158b.58
59
Lévitique Rabba, 34, 7 (éd. Margulies, p. 783 et n. 5).
60
J. Schwartz, Jewish Settlement in Judaea after the Bar-Kochba War until the Arab
Conquest (135 C. E. – 640 C. E.), Jérusalem, 1986, pp. 240-244 (Héb.). Les textes
talmudiques mentionnent parfois des Nehoutei, c'est-à-dire ceux qui descendent ou qui
font régulièrement le trajet Babylonie/Judée, or voilà qu'il s'agit souvent de Sages de
Néardéa/Poumbédita, notamment Rav Dimi (TB Ketoubot, 57a ; TB Zevahim, 31b). Ce
Sage détient par exemple un enseignement sur la mer Morte (TB Shabbat, 108b). Rabin
(R. Abin, Aboun) rapporte des enseignements au nom de R A'ha de Judée (Exd. Rabba,
14, 14 ; Tanhuma sur Vayera, 9 [éd. S. Buber, p. 91]). 'Oula rapporte un enseignement
de R. Josué b. Lévi de Lod (TB Qidoushin, 54b). En TB Baba Bathra, 73b, Rabba bar
bar Hanna de Poumbédita se rendit au désert du Sinaï et, donc, semble être passé par la
Judée. Sur tous ces éléments, cf : Schwartz, ibid., p. 274 ; Idem, « Southern Judaea and
Babylonia », JQR, 72/3, 1982, pp. 188-197 ; Idem, « Babylonian Commoners in
Amoraic Palestine », Journal of the American Oriental Society, 101/3, 1981, pp. 317-
322 ; Idem, « Sinai in Jewish Thought and Tradition », Immanuel – A Journal of
Religious Thought and Research in Israel, 13, 1981, pp. 7-14.
61
S. Doubnov, Histoire universelle des Juifs, III, Jérusalem, 1961, p. 89 (Héb.).

42
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

interdisant formellement de quitter la Babylonie pour la terre d'Israël doit


être relativisée. Car suivant le TB Berakhot, 43a, Rav Judah proposa de
dire la bénédiction suivante avant de consommer de l'huile de kaki
« Loué sois-tu Éternel... qui crée l'huile de notre terre [allusion faite à la
terre d'Israël] ». Et le texte de motiver cette décision en affirmant que la
terre d'Israël était chérie à ses yeux ]‫[דחביבה ליה ארץ ישראל‬. 'Oula [IIIe
siècle] qui avait pour habitude de se rendre en terre d'Israël était
particulièrement apprécié par Rav Judah62, lequel lui confia son fils pour
qu'il lui enseignât les us et coutumes des Juifs en vigueur en Terre
d'Israël. Rav Judah s'emporta d'ailleurs contre son fils en raison de sa
nonchalance, n'étant pas déterminé à se rendre de lui-même chez 'Oula63.
Rav Judah envoya parfois des émissaires chez R. Yohanan de Tibériade
pour éclaircir plusieurs points de Halakha concernant le bien-fondé de
lois agraires, caractéristiques d'Eretz-Israël, pour les Juifs de la
diaspora64. Pour traiter une affaire de mœurs impliquant un Sage
babylonien, il exigea de connaître préalablement l'avis de R. Yohanan,
conformément auquel il excommunia le suspect65. De nombreuses
questions furent adressées par Rav Judah à R. Eléazar b. Pedat, originaire
de Babylonie, successeur de R. Yohanan à la tête de l'académie de
Tibériade66. Lorsqu'un Sage babylonien critiqua les positions halakhiques
de Rav Judah, il lui rétorqua : « Si tu te procures une attestation d'Eretz-
Israël [te donnant raison] je reviendrai sur mes positions »67. Rav Judah
s'opposa aux prières dites en araméen et privilégia celles recitées en
hébreu68. Il avait notamment un frère du nom de Rami bar Yehezquel que
l'on trouve fréquemment en Palestine romaine69. Il semblerait par
conséquent que Rav Judah et l'académie de Poumbédita de manière
générale ne partagaient pas d'opposition fondamentale contre la terre
d'Israël et qu'ils étaient respectueux et tributaires du milieu rabbinique
tant judéen que galiléen. On notera d'ailleurs avec intérêt que Rav Judah
interdit également de quitter la Babylonie pour n'importe quelle

62
TB Houlin, 94a.
TB Pessachim, 104b.63
TB Qidoushin, 39a.64
TB Mo'ed Qatan, 17a.65
TJ Qidoushin, 1, 4 (60b).66
TB Baba Bathra, 41b.67
68
TB Berakhot, 43b ; TB Shabbat, 12b ; TB Sota, 33a ; TB Sanhédrin, 42a ; TJ
Berakhot, 9, 2, 14a ; Gen. Rabba, 13, 15 (éd. Theodor-Albeck, p. 124).
69
TB Ketoubot, 111b. Il possédait de nombreux enseignements du temps de la Mishna,
notamment des baraïtot, cf. TB Houlin, 20a ; TB Qidoushin, 24b ; TB Sanhédrin, 15b.
Et al.

43
Emmanuel Friedheim

destination, et pas uniquement pour la terre d'Israël. La même source


stipule, de surcroît, que Rav Joseph et Rabba, disciples de Rav Judah,
interdirent même de quitter Poumbédita pour l'agglomération de Bei
Kouveï, située sans doute à proximité70. Rav Joseph excommunia
notamment un Juif qui s'y rendit 71. Tout ceci montre, là encore, que le
souci majeur de Rav Judah fut bien de protéger son académie de
l'abandon de ses disciples en raison probablement d'un contexte
historique alarmant : celui d'une communauté juive vivant une époque
relativement paisible voire prospère en Babylonie sassanide 72, face à une
communauté juive de Palestine romaine, diminuée par une crise
économique et sécuritaire sans précédent dans le monde romain. Une
crise qui affecta sérieusement, et entre autres domaines, le niveau
d'études des académies juives en Palestine romaine 73. Ce n'est pas un
hasard si le Talmud de Jérusalem fut définitivement scellé vers la fin du

TB Ketoubot, 111a.70
71
Ibid. À ce propos, il convient de rappeler l'existence de tensions entre les différentes
communautés juives de Babylonie. On raconta, par exemple, que des vierges juives de
Néardéa eurent des rapports sexuels le jour de Kipour, retardant ainsi la venue du
Messie (TB Yoma, 19b). On lit également que des pères de famille conseillaient à leurs
fils de donner la priorité aux ordures de la cité de Mata Mahassia plutôt que de
privilégier les palais de Poumbédita (TB Horayot, 12a). Poumbédita est d'ailleurs
villipendée en étant considérée comme un refuge de scélérats (TB Baba Bathra, 46a ;
TB Houlin, 127a). D'aucuns prétendirent encore que « la majorité des pillards juifs sont
originaires de Poumbédita » (TB 'Avoda Zara, 70a). Les Juifs de la cité de Mahoza sont
décrits comme des ivrognes (TB Ta'anit, 27a; TB Ketoubot, 65a), et comme issus de
prosélytes dont la légitimité de la conversion fut controversée (TB Qidoushin, 73a). En
bref, ces diatribes reflètent, en premier lieu, l'existence d'une société fragmentée plaçant
en exergue le « patrotisme local » [cf. Gafni, op. cit., pp. 121-125 (Héb.)]. Mais ces
querelles montrent également que la société juive de Babylonie, au temps du Talmud,
ne diffère en rien de tout autre groupe social, en tout lieu et en tout temps, présentant ses
divergences, ses points d'alliance, ses rivalités intestines et, le cas échéant, l'union
sacrée.
72
En dépit du fait que certains rois sassanides, prêtres intégristes d'Ahura-Mazda,
adorateurs du feu, persécutèrent les Juifs babyloniens à de nombreuses occasions,
invalidant ainsi une thèse de naguère qui considérait la vie quotidienne des Juifs
babyloniens comme idyllique, il est clair qu'il faut différencier entre deux époques
celles des Parthes et celle des Sassanides après 224, lorsque la vie des Juifs de
Babylonie devint plus difficile qu'auparavant. Cf. J. Neusner, « Babylonian Jewry and
Shapur II's Persecution of Christianity », Hebrew Union College Annual [HUCA], 43,
1972, pp. 77-102 ; M. Beer, « On Three Decrees against Babylonian Jewry in the Third
Century CE », dans Idem, The Sages of the Mishnah and the Talmud, pp. 188-200.
(Héb.). Cela dit, tout en relativisant, il semblerait que les Juifs vivaient tout de même
mieux au IIIe-IVe siècles en Babylonie que dans les provinces orientales de l'Empire
romain, y compris en Palestine.
73
E. Friedheim, Rabbinisme et paganisme en Palestine romaine – Étude historique des
Realia talmudiques (Ier-IVème siècles), Leyde – Boston, 2006, pp. 53-56.

44
Tsafon 65 : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël
à l'époque talmudique

IVe siècle, tandis que la fin de l'époque des Amoraïtes de Babylonie est
fixée un siècle plus tard.

En conclusion, au temps de la Mishna et du Talmud, il nous semble


que le regard porté par le judaïsme babylonien à l'égard de la terre
d'Israël et de sa communauté fut globalement positif 74. La tendance de
l'académie de Soura constitua manifestement une représentation
profondément palestinienne/galiléenne, ancrée en Babylonie. Quant à
celle de Néardéa/Poumbédita, bien que ne soutenant pas officiellement sa
consœur de Palestine, elle ne lui fut pas non plus hostile faisant preuve à
plus d'une reprise du respect et de la soumission de ses dirigeants,
notamment Rav Judah bar Yehezquel, à l'égard des Sages d'Eretz-Israël.
Ce n'est qu'à partir de la fin du IVe siècle et dans les siècles à venir
lorsque le Talmud de Babylone s'imposa comme ouvrage décisif de la
Loi juive, confinant loin derrière les œuvres de Palestine, notamment le
Talmud de Jérusalem, à l'heure où la communauté juive babylonienne
devint majoritaire, que des affirmations blasonnant les Juifs babyloniens
et dépréciant leurs frères de Palestine apparurent advantage, pour
atteindre leur point culminant au temps des Guéonim75.

74
Les textes talmudiques, tant babyloniens que palestiniens, semblent effectivement
incriminer davantage les Juifs de Galilée que ceux de Babylonie, dans le déclenchement
de la plupart des discordes entre les deux communautés en Palestine. Sur les motifs
historiques expliquant ces frictions au quotidien, cf. J. Schwartz, « Tension between
Palestinian Scholars and Babylonian Olim in Amoraic Palestine », Journal for the Study
of Judaism in the Persian, Hellenistic and Roman Period, 11/1, 1980, pp. 78-94. Et
pour d'autres facteurs historiques invoqués, cf. E. Friedheim, « Haine et mépris ou le
fondement historique de la rivalité entre judaïsme palestinien et babylonien au III e siècle
de l'ère commune », Judaica – Beiträge zum Verstehen des Judentums, 69/1, 2013,
pp. 14-33.
75
Midrash Tanh'uma sur Noah, 3. Sur Pirkoï b. Baboï (VIIIe-IXe siècles) qui lutta
âprement contre les coutumes religieuses des Juifs d'Eretz-Israël, cf. notamment : V.
Aptowitzer, « Deux consultations des Gueonim dans le Pardes », REJ, 57, 1909,
p. 246ff ; Idem, « Untersuchungen zur Gaonäischen Literatur », HUCA, 8-9, 1931-1932,
pp. 382, 415-417 ; J. Mann, « Les 'chapitres' de Ben Bâboï et les relations de R.
Yehoudaï Gaon avec la Palestine », REJ, 70, 1920, pp. 113-148 ; J. N. Epstein, « Sur les
'chapitres' de Ben Baboï », REJ, 75, 1922, pp. 179-186 ; S. Spiegel, « Sur l'affaire de la
controverse de Pirkoï b. Baboï », dans H. A. Wolfson Jubilee Volume, Jérusalem, 1965,
pp. 243-274 (Héb.).

45
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

Les sources du droit juif


et la Halakha ancienne

Nominalisme ou loi divine préétablie ?

Christophe Batsch*

On connaît le grand mythe biblique du don de la Loi, par YHWH à


Moïse, sur le mont Sinaï – la grande théophanie qui se déroule aux
chapitres 19 à 24 du livre de l’Exode.
Ce récit des origines de la Loi énonce trois choses essentielles :
1) la source de toute loi est divine ;
2) l’être humain est le destinataire de la loi – il doit s’y conformer ;
3) entre la divinité et l’humanité la loi institue un lien, que la Bible
hébraïque nomme berit et la Bible grecque diathéké, c’est-à-dire un lien
prenant la forme d’une « alliance » ou d’un « contrat ».
Toute la réflexion normative du judaïsme aux époques
hellénistique et romaine, s’est jouée entre ces trois pôles :
- la source divine de la Loi : on est alors côté d’une Loi-sagesse
exprimant la vérité du monde naturel car ayant participé à la Création –
donc une forme de ce qu’on nomme « loi naturelle » ;
- le destinataire humain et son incapacité ontologique à satisfaire aux
réquisitions trop exigeantes de la Loi1 ;
- le lien contractuel et d’alliance établi par la loi entre la divinité et
l’humanité.

*
Université Charles-de-Gaulle – Lille 3.
1
De ce côté se pose aussi la grande question du « juste puni » qui a irrigué une bonne
part de la littérature de sagesse du Proche-Orient, bien au-delà de Job et de la seule
littérature juive ancienne.

47
Christophe Batsch

Ces débats sur la nature de la Loi sont anciens et ont connu, dans
l’Antiquité tardive et au Moyen-Âge, d’innombrables développements
théologiques qui ne nous intéresseront pas ici.
Ce qui a renouvelé l’intérêt proprement historique de la question,
c’est la publication, au cours de ces dernières années, d’un certain
nombre de manuscrits de Qumrân, en particulier le Rouleau du Temple
(11QT) et la Lettre sur quelques règles de la Torah (miqetsat maasséh
hatorah 4QMMT). On y a découvert, en effet, tout l’intérêt porté par le
groupe schismatique de Qumrân aux questions de ce qu’on nomme dans
le judaïsme la halakha, c’est-à-dire l’ensemble très varié des
comportement normatifs, exposés dans des termes juridiques précis : les
règles de la cuisine rituelle cachère offrent l’exemple classique de ce que
désigne la halakha.
À l’occasion de ces publications il est apparu que ce sont des
désaccords jugés importants en matière de halakha qui furent cause de la
séparation des prêtres de Qumrân d’avec le Temple de Jérusalem.
Cela veut dire qu’on observe là une forme d’unité fondamentale du
judaïsme ancien : les différents courants, bien qu’ils n’adoptent pas les
mêmes solutions, se préoccupent tous des mêmes questions, le respect du
shabbat, les statuts de pureté etc.
Plus intéressant pour nous ici : on a découvert qu’un grand nombre
des règles halakhiques jugées normatives par ces écrits esséniens de
Qumrân correspondaient à celles que la Michna rabbinique dénonçait
comme « sadducéennes » ; et, de façon complémentaire, que les règles
combattues par Qumrân et attribuées aux « interprètes mensongers »
(façon ordinaire de désigner les Pharisiens dans la littérature
qumrânienne), étaient souvent celles de la halakha rabbinique.
Je ne vais pas entrer ici dans un débat qui s’est révélé finalement
assez vain visant à ré-assigner toute la littérature qumrânienne au groupe
des Sadducéens, traditionnellement associés aux prêtres de Jérusalem,
plutôt qu’à celui des Esséniens. Car c’est seulement du point de vue
pharisiano-rabbinique que toutes les oppositions à leurs règles relèvent
de la même catégorie. Mais du point de vue des Esséniens de Qumrân, le
combat devait être mené sur deux fronts : politique et calendaire contre
l’aristocratie sadducéenne de Jérusalem ; halakhique contre les
« dérives » pharisiennes par rapport aux règles sacerdotales 2. L’important

2
Voir Ya’akov Sussman, « Appendix 1. The History of the Halakha and the Dead Sea
Scrolls », dans Elisha Qimron et John Strugnell éd., Qumran Cave 4 (V), Miqsat Ma`ase
Ha-Torah, 4QMMT, Oxford : Clarendon (DJD X), 1994, pp. 179-200.

48
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

ici est que, d’une part Sadducéens et Esséniens partageaient un bon


nombre de règles en matière de halakha ; d’autre part le courant
pharisien puis rabbinique s’opposait globalement à ces règles.
Donc, en gros, à la veille de la destruction du Temple par Titus, on
avait : d’un côté une halakha sacerdotale mise en pratique à la fois par
les prêtres de Jérusalem et par l’école dissidente des Esséniens ; et de
l’autre une halakha élaborée dans les écoles pharisiennes puis
rabbiniques à partir des leurs propres techniques d’exégèse et
d’interprétation.
C’est là-dessus que Daniel Schwartz, en 1992, a énoncé
l’hypothèse dont je me propose de faire ici l’évaluation 3.
Pour la résumer, Schwartz suggère que ces deux grands types de
halakhot, sacerdotale d’une part, rabbinique de l’autre, correspondent à
deux conceptions divergentes de la Loi, qu’il appelle respectivement
« nominaliste » pour la halakha rabbinique et « réaliste » pour la halakha
sacerdotale. Le choix des mots n’était sans doute pas très heureux, mais il
renvoyait à des discussions plus anciennes dans la recherche historique
israélienne ; à la lecture de l’article on voit qu’il correspond à la
distinction classique entre une forme de « droit naturel » (pour le
« réalisme » sacerdotal) et une forme de « positivisme » juridique
(correspondant au « nominalisme » rabbinique).
Cela dit, le choix de termes mal appropriés peut avoir des
conséquences : ainsi plusieurs contradicteurs de Schwartz ont voulu
démontrer que les Rabbis avaient autant le sens des réalités que leurs
adversaires « réalistes » – et par exemple que les décisions halakhiques
(disons un divorce) des tribunaux rabbiniques affectaient « réellement »
la nature des êtres ou des choses ; mais c’est là précisément tout le sens
du nominalisme juridique4.
Jusqu’ici, ce débat sur la nature des deux systèmes normatifs, tel
qu’il a été lancé par Schwartz et tel qu’il se poursuit, s’est appuyé
principalement sur des exemples concrets de décisions halakhiques
divergentes à propos d’un même sujet.
C’est un travail difficile et peu concluant : d’abord parce qu’il
faudrait disposer de l’ensemble des halakhot sacerdotales, même limitées

3
Daniel R. Schwartz, « Law and Truth: On Qumran-Sadducean and Rabbinic Views of
Law », dans D. Dimant et U. Rappaport éd., The Dead Sea Scrolls. Forty Years of
Research, Leyde, New York, Cologne : Brill ; Jérusalem : Magnes & Ben-Zvi, 1992,
pp. 229-240.
4
Voir par exemple Jeffrey L Rubenstein, « Nominalism and Realism in Qumranic and
Rabbinic Law : A Reassesment », Dead Sea Discoveries 6/2, 1999, pp. 157-183.

49
Christophe Batsch

à un seul domaine, pour pouvoir opposer un système à un autre ; or ces


halakhot sont rares et isolées puisque la connaissance qu’on en a dépend
de ces deux facteurs aléatoires : les besoins de la polémique (s’agissant
des sources rabbiniques) ; et les hasards de la conservation des
documents et de leur découverte (pour les sources qumrâniennes).
Ensuite, il est frappant d’observer (mais c’est sans doute inévitable)
combien une même décision halakhique peut être comprise
différemment, dans ce cadre d’une interprétation fondée sur l’opposition
entre droit naturel et nominalisme. La même décision, qui apparaît
rigoureusement nominaliste à l’un, relève à l’évidence du droit naturel
pour l’autre.
En voici un exemple, tiré d’un article de Cana Werman 5.
Comment interpréter la divergence halakhique entre les traditions
« sacerdotale » (c’est-à-dire esséno-sadducéenne) et rabbinique au sujet
du traitement rituel du sang des bêtes de boucherie – divergence qui
renvoie à son tour à un désaccord de fond sur le statut du sang ? Ces deux
traditions halakhiques concernant le sang sont issues d’interprétations
divergentes des deux traditions bibliques sur le sang des animaux non-
sacrificiels, en Lévitique 17 et Deutéronome 12.

Lv 17,13-14 : 13. Tout homme des fils d’Israël, ou des étrangers installés parmi
eux, qui capture à la chasse un animal ou un oiseau qui se mange, qu’il verse son
sang et le recouvre de poussière. 14. Car le principe vital de toute chair est son
sang.

Donc une première injonction de verser le sang et de le recouvrir.

Dt 12,15-16 : 15. Mais autant que le désire ton âme tu égorgeras et tu mangeras
de la viande, selon la bénédiction de YHWH ton dieu, qu’il t’a donnée pour
toutes tes portes ; l’impur et le pur en mangeront, comme pour la gazelle ou le
cerf. 16. Mais le sang vous n’en mangerez pas ; vous le verserez (shapak) sur le
sol comme de l’eau.

En termes de halakha le problème posé est celui de l’harmonisation


de ces deux lois bibliques ; autrement dit, de façon concrète : lorsqu’on
tue un animal de boucherie, c’est-à-dire en dehors du processus
sacrificiel qui ne peut s’accomplir qu’au Temple, faut-il simplement
répandre son sang ou faut-il en outre l’enterrer ?

5
Cana Werman, « The Rules of Consuming and Covering the Blood in Priestly and
Rabbinic Law », Revue de Qumrân 16/4, 1995, pp. 621-636.

50
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

Deux réponses sont données.


L’une, sacerdotale : le sang et la nefesh (âme) sont équivalents
(Lv 17,13) ; il convient donc d’en user avec le sang de la façon la plus
restrictive, soit en le répandant sur l’autel des sacrifices, soit en le
recouvrant. Ainsi la tradition sacerdotale harmonise-t-elle Lv 17 et Dt 12
par le biais de l’identité du sang et de la nefesh et de l’application, qui en
découle, d’un principe de respect rituel maximisé et général du sang.
De leur côté, les rabbins juxtaposent Lv 17 et Dt 12 comme une
série de prescriptions applicables à une liste de cas spécifiques : la
chasse, la boucherie etc. Ils en déduisent qu’il existe, à côté du sang
associé à la nefesh, un sang qui ne l’est pas. Autre lecture de Lv 17,11 : si
l’âme est « dans » le sang, alors, du fait même qu’il en est le siège, le
sang se distingue de l’âme. Il faut donc distinguer entre un dam ha-
nefesh (c’est-à-dire le sang du vivant, comme celui qui jaillit de la
blessure mortelle, de l’égorgement de la victime) à respecter absolument,
et un dam ha-tamtsit (le sang qui subsiste dans la carcasse) qui requiert
moins de soins. On s’en tient alors à la lettre de la Torah : le sang du
gibier et des oiseaux sera recouvert (Lv 17), mais pas celui des viandes
de boucherie « qu’on verse comme de l’eau » (Dt 12) – et on ne recouvre
pas l’eau, disent les Sages.
De cette opposition, indéniable et finement observée par Cana
Werman, doit-on (et peut-on) déduire que les prêtres sont du côté du
« droit naturel » et les Sages du côté du « nominalisme juridique » ? On
voit combien la distinction paraît ici incertaine.

C’est pourquoi je me propose de comparer plutôt ici les différents


discours des diverses littératures juives anciennes sur les sources et les
origines de la Loi. On retrouve naturellement les trois pôles mentionnés
dans le récit du don de la Loi à Moïse.
La tradition la plus constamment attestée à l’époque hellénistique
et romaine, qui est peut-être même antérieure à cette époque, est celle de
la loi assimilée à la sagesse, et ayant participé à la création.
L’attestation la plus ancienne de ce vocabulaire et cette
assimilation loi-sagesse figure dans le discours de Moïse placé au début
du Deutéronome, un discours où Moïse résume les événements de
l’Exode avant de reprendre l’exposé détaillé des lois.

Dt 4,5-6 : 5. Vois, je vous ai enseigné des lois et des sentences, (en hébreu
houqim umishpat ; en grec : dikaiwmata kai kriseis) selon ce que m’a ordonné
YHWH, mon Dieu, pour que les mettiez en pratique (…). 6. Vous les observerez

51
Christophe Batsch

et vous les pratiquerez, car c’est votre sagesse et votre intelligence (hébreu :
hokhmah et binah ; grec : sofia kai suvesis) aux yeux des peuples qui entendront
tous ces préceptes et diront : Ce ne peut être qu’un peuple sage et intelligent,
cette grande nation !

S’il ne s’agit pas d’un ajout plus tardif au texte du Deutéronome, il


faudrait donc dater la première identification de la Sagesse et de la Loi de
la rédaction du Deutéronome, soit à la fin du VIIe s. av. JC, à l’époque du
règne de Josias. Cela correspond, en effet, à une période d’essor
économique et culturel de la Judée, peu avant son effondrement devant
les troupes babyloniennes.
On sera sur un terrain chronologique beaucoup plus solide avec la
littérature de Sagesse, propre à la littérature juive, des Proverbes à la
Sagesse de Salomon en passant par le Siracide et le premier livre de
Baruch. Notons cependant que seul le premier de ces quatre livres est
devenu canonique. L’idée que la Sagesse (en hébreu hokmah, en grec
sofia) a participé à la Création est ancienne puisqu’on la trouve déjà
exprimée dans le recueil des Proverbes, qui date de l’époque
monarchique ou au plus tard de l’Exil.

Proverbes 3,19 (LXX) : YHWH avec (ou : par) la Sagesse a fondé la terre.
Proverbes 8,29-30 (la Sagesse décrit son rôle dans la Création) : Quand il traça
les fondements de la terre, alors j’étais à son côté comme architecte (âmôn)

« Âmôn » est un hapax en hébreu biblique. On le traduit par


« agent, instrument, ouvrier » (de l’akkadien ummânu, ouvrier) ; en grec
armozein (agencer) ou tithénai (façonner).
Donc la Sagesse a participé à la Création. Mais la Sagesse n’est pas
la Loi. Pas encore. À l’époque hellénistique (ca 190 av. JC), le Siracide
reprend ce thème de la participation de la Sagesse à la Création et y
ajoute cet élément important de l’identification de la Sagesse et de la Loi
juive. Cette identification est formulée explicitement une douzaine de
fois, en particulier dans le premier et le dernier vers d’un long poème
dans lequel la Sagesse fait son propre éloge.

Si 24,1 & 23. : 1. La Sagesse se loue elle-même, au milieu du peuple elle se


glorifie (…) [suit le poème où la Sagesse expose ses qualités, puis la
conclusion : ] 23. Tout cela [c’est-à-dire tout ce qui précède, c’est-à-dire la
Sagesse] c’est le livre de l’alliance du Dieu Très-Haut, la Loi que nous a
ordonnée Moïse.

52
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

Conclusion : la Sagesse est l’équivalent du livre de la Loi juive.


Cependant il faut noter que le vocabulaire de la Loi chez le
Siracide n’est pas encore très rigoureusement fixé – en tout cas il n’est
certainement pas celui que les Rabbis utiliseront avec la prééminence
qu’ils accorderont au mot Torah. Ici, il paraît encore un peu fluctuant et
incertain.

Beaucoup d’historiens du Proche-Orient insistent sur le fait que les


lois juives puisent leurs sources directement dans la divinité, tandis que
les lois mésopotamiennes ou autres puisaient leur source dans l’autorité
déléguée au souverain par les dieux6. Il me semble que ce n’est pas là le
point essentiel. Deux choses me paraissent plus importantes à noter.
D’une part le Siracide propose une définition assez claire de la
Loi : la Loi c’est la Sagesse divine plus l’alliance divine. Ces deux
éléments ne sont pas dans la même dimension temporelle : la Sagesse est
antérieure au temps tandis que l’alliance est inscrite dans le déroulement
de l’Histoire en un moment précis. Nous retrouverons ces deux éléments
constitutifs de la Loi juive, la Sagesse et l’alliance, qui vont fonctionner
comme des éléments de différenciation / opposition entre les courants du
judaïsme à l’époque romaine.
D’autre part il est difficile d’imaginer une théorie du droit plus
proche de « la loi naturelle » des philosophes grecs que celle du Siracide,
pour qui la Loi est une expression de la Sagesse, qui a elle-même
participé à la Création. Les lois, au sens physique de (par exemple) « loi
de l’entropie » et au sens juridique de (par exemple) « loi sur les
associations 1901 » sont ici confondues dans un même ensemble.
Cependant, cette représentation pose un problème – y compris à ses
auteurs. À l’époque du Siracide et depuis plus d’un siècle, la Judée
constituait une petite province au sein de l’un ou l’autre des royaumes
macédoniens, pris eux-mêmes dans l’ensemble plus vaste d’un
hellénisme d’apparence universelle. Dès lors que cette tradition pose la
Loi juive comme l’expression de la Sagesse, c’est-à-dire de la loi divine
et naturelle, une question se pose inévitablement : comment articuler la
caractère universel et normatif de cette Sagesse avec le caractère
contingent et particulier à Israël de la Loi juive ?
Se contenter d’affirmer, comme le fait le Siracide, que la Sagesse
« a dressé sa tente chez Jacob » ou « s’est établie dans Sion » (Si 24,8.10)

6
Voir Paul Herger, « Source of Law in the Biblical and Mesopotamian Law »
Collections, Biblica 86/3, 2005, pp. 324-242.

53
Christophe Batsch

demeure un peu insuffisant, sauf à revendiquer une sorte de privilège du


savoir pour Israël – très éloigné de cette pensée.
Les réponses sont élaborées dans des pseudépigraphes juifs
postérieurs conservés en grec et, au moins pour l’un d’eux (la Sagesse de
Salomon), directement rédigé dans cette langue. Les deux dimensions de
la Sagesse présentes dans le Siracide (i.e. participant à la création et se
manifestant dans l’histoire sous la forme de la loi d’Israël) y sont
combinées de nouveau.
Le premier livre de Baruch est un pseudépigraphe, attribué au
scribe de Jérémie, mais daté des alentours de 100 av. JC. Il contient un
long poème (75 vers) de réflexions sur la Sagesse (Ba 3,12-4,4). S’y
trouve développé le thème d’une sagesse-loi à la fois normative et voie
d’accès à la connaissance, au savoir et à la science. En gros : Dieu seul
possède pleinement la Sagesse. Ba 3,31-32 : « Il n’y a personne qui
connaisse sa voie (…) Mais celui qui sait tout la connaît ». C’est en tirant
la Sagesse de lui-même, avant toute Création, que Dieu a ensuite créé le
monde. Ba 3,32 : « Il l’a trouvée dans sa prudence lui qui a créé la terre
pour le temps d’éternité ». Enfin, la Sagesse est la voie de toute
connaissance ; elle a d’abord été donnée à Israël (sous la forme de la Loi)
puis s’est répandue dans le monde.

Ba 3,37-38 : Il [Dieu] a dévoilé en totalité la voie de la science et l’a donnée à


Jacob son serviteur et à Israël son bien-aimé ; après cela on l’a vue sur terre et
vivant en compagnie des hommes.

Donc on trouve simplement la revendication d’une antériorité


d’Israël dans les voies de la Sagesse7.
La Sagesse de Salomon est un pseudépigraphe judéo-alexandrin du
I s. av. JC qui présente plusieurs indices d’une bonne connaissance de la
er

philosophie stoïcienne de son temps. La tension entre le caractère


normatif et universel d’une part, historique et juif d’autre part de la
sagesse-loi est résolue ici par une sorte de synthèse dans laquelle la
Torah serait la voie d’accès proprement juive, d’abord à la connaissance
du monde physique et naturel puis, au-delà, à la divinité. Une des
expressions la plus accomplie s’en trouve dans le fameux argument en
forme de sorite qui prétend établir que la Sagesse mène au trône : au
départ de la Sagesse est le désir de s’instruire ; le désir de s’instruire,

7
C’est assez proche de ce que semblent revendiquer alors les différentes sociétés
indigènes au sein de l’ensemble hellénistique.

54
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

c’est l’amour (agapé) ; l’amour, c’est l’observance des lois (prosochi


nomôn) ; l’observance des lois c’est la garantie de la pureté ; la pureté
conduit à proximité de Dieu ; la proximité de Dieu mène au trône.
On voit bien qu’on est ici dans un processus d’acculturation, et de
constructions qui empruntent à la philosophie grecque, et dans lesquelles
les nomoi ne désignent même plus nécessairement la loi juive. On
s’éloigne ainsi d’une réflexion spécifiquement juive sur la normativité 8.
Cette tradition de la Loi-Sagesse ayant participé à la Création
reflète le premier pôle du récit fondateur : l’origine divine de la Loi. Elle
semble avoir convenu à l’aristocratie sacerdotale qui administrait la
Judée à l’époque hellénistique.

Cependant, soit en raison des événements historiques (crise


hellénistique, soulèvement maccabéen, irruption de l’impérialisme
romain), soit parce que de toute manière l’identification de la Loi à la
Sagesse fixait un idéal trop difficile à atteindre – et sans doute par une
combinaison des deux facteurs – cette tradition de la loi-sagesse se divise
en plusieurs courants et prend des formes différentes – à partir de la
question posée par le deuxième élément du récit fondateur : le
destinataire humain de la Loi. Et surtout : l’incapacité de l’homme
imparfait à suivre une Loi parfaite.
Cette question de l’imperfection de l’homme et de son incapacité à
obéir à la Loi naturelle ne semble pas s’être posée dans le judaïsme avant
l’époque hellénistique. En tout cas un ou deux passages du Deutéronome
suggèrent au contraire une représentation de la Loi, taillée en quelque
sorte à la dimension des capacités humaines :

Dt 29,28 : Les choses cachées sont à YHWH notre Dieu, les choses révélées à
nous et à nos enfants pour toujours, pour que nous pratiquions toutes les paroles
de cette Loi.

Avec cette précision que l’on trouve un peu plus loin :

Dt 30,11-14 : Cette loi que je te prescris aujourd’hui n’est certainement pas au-
dessus de tes forces (…) pas dans le ciel (…) pas de l’autre côté de la mer (…)
mais tout près de toi afin que tu la pratiques.

8
Même Philon avec son logos divin tout imprégné de stoïcisme s’efforcera de mieux
conserver la spécificité juive.

55
Christophe Batsch

Il est difficile d’établir à quel moment cette question de


l’imperfection humaine fait irruption dans le judaïsme. Ce qui paraît
certain en revanche, c’est qu’à la fin de l’époque du deuxième Temple, la
question s’impose largement, au point de déterminer, au sein de
l’ensemble des partisans de la loi naturelle, des différences théoriques qui
permettent de distinguer et même d’opposer plusieurs courants. C’est ici
que les Sadducéens et les Esséniens se séparent radicalement, en dépit
des convergences qu’on a évoquées entre leurs décisions halakhiques. On
peut repérer en gros trois grands modèles : la complète liberté et
responsabilité humaine des Sadducéens ; le prédéterminisme quasi-
absolu des Esséniens ; enfin l’anti-légalisme de Paul de Tarse (contre la
Loi juive, naturellement).
Pour les rappeler rapidement :
Chez les Sadducéens, tels que les décrit Josèphe, la Loi énonce les
principes naturels du bien ; l’homme s’y conforme ou non mais la
responsabilité de Dieu n’est pas engagée dans son choix. Ainsi les décrit
Josèphe dans sa fameuse notice de la Guerre des Juifs, Bell. Jud. II 164-
165 :

Les Sadducéens, la deuxième école, réfutent complètement le destin et posent en


principe que Dieu est en dehors de l’action comme de la représentation du mal ;
ils professent que le bien et le mal sont placés comme un choix offert aux
hommes et que, selon le jugement de chacun, on se porte vers l’un ou l’autre.

Un autre élément intéressant, qui figure dans la notice sadducéenne


des Antiquités, est le lien établi par Josèphe entre le respect immuable de
la Loi par les Sadducéens, et leur liberté d’en discuter l’application, Ant.
Jud. XVIII 16 :

Veillant à ne s’approprier aucune chose en dehors des lois, ils comptent pour une
vertu de discuter avec les maîtres de la Sagesse, qu’ils recherchent (i.e., la
Sagesse).

Il apparaît ici un élément de subordination logique entre le respect


de la Loi écrite qui caractérise les Sadducéens et la liberté avec laquelle
ils en discutent les principes et les applications. On voit la mécanique à
l’œuvre : la Loi divine (le droit naturel) dans toute sa rigueur est si
inapplicable qu’il convient de passer des accommodements avec
l’humaine nature ; c’est ce que Schwartz nommait le « réalisme » : si la

56
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

Loi reste inaccessible à l’homme, il convient certes de la conserver


immuable mais aussi d’en moduler l’application selon les circonstances.
Très différents sur ce point sont les Esséniens. Partant des mêmes
prémisses, d’une loi naturelle et de l’imperfection humaine, ils ont bâti
un système fondé sur le prédéterminisme historique et une prédestination
humaine quasi absolus l’un et l’autre. Je n’en donnerai qu’un seul
exemple, tiré de la Règle de la Communauté mais il est tout à fait
caractéristique. 1QS III 15-17 :

15. Du Dieu de la Connaissance (est issu) tout ce qui est et sera. Dès avant leur
existence Il a fixé tous les plans (de leurs existences). 16. Et quand ils accéderont
à l’existence aux temps fixés pour eux, selon Son plan glorieux ils rempliront
leurs tâches sans rien y changer. Dans Sa main 17. (sont) les lois (mishpat) de
tout et c’est Lui qui pourvoit à tous leurs besoins.

On retrouve ainsi l’association entre la Loi, la connaissance et


l’alliance qui apparaissait déjà dans le Siracide. Mais l’organisation en
est complètement différente. Schématiquement : Dieu est un Dieu de
connaissance puisqu’il connaît, avant même la Création, le déroulement
de l’histoire et le destin individuel de chaque être ; le respect de la Loi
consiste alors en la soumission à ce destin et surtout en l’accès à la
connaissance de ce plan – c’est-à-dire l’accès à une bonne
compréhension (peshur) du texte de la Loi écrite, compréhension adaptée
et différente à chaque époque de l’histoire et acquise par la révélation ;
l’alliance ne désigne rien d’autre que le petit groupe (ou le petit reste) de
ceux qui ont accès à cette connaissance révélée, c’est-à-dire la
communauté de Qumrân ou plus largement celle des Esséniens9.
On a ici la conception la plus restrictive qui puisse être de la berit,
cette alliance ou contrat liant divinité et humanité, puisqu’elle fonctionne
comme un mécanisme de sélection continu : très logiquement l’adhésion
à cette communauté ou alliance se fondait sur les deux critères de
l’adhésion à la connaissance révélée et du tirage au sort10.
L’équation n’est donc plus celle du Siracide chez qui la Loi est
identique à la Sagesse associée à l’alliance. Ici on trouve d’abord

9
L’alliance = la communauté : voir 1QS V 3 + CD IV 8 et XV 13.
10
Sur ce point voir les travaux de Francis Schmidt. En particulier Francis Schmidt,
« Élection et tirage au sort (1QS vi, 13-23 et Ac 1, 15-26) », Revue d’histoire et de
philosophie des religions 80/1, 2000, pp. 105-117 ; et Francis Schmidt, « Essai
d’interprétation de 4QTirage au sort (4Q279) », dans M. Mor et al. ed., For Uriel.
Studies in the History of Israel in Antiquity Presented to Professor Uriel Rappaport,
Jérusalem, Zalman Chazar Center, 2005, pp. 189*-204*.

57
Christophe Batsch

l’alliance (« entrer dans l’alliance »), qui est identique à la Loi (suivre la
Loi sans modifier une seule parole) associée à la connaissance (accéder
par la révélation au sens de la loi pour la période en cours).
Le troisième modèle prenant en compte à la fois la loi naturelle et
la faiblesse humaine est celui qu’on trouve développé dans l’Épître aux
Romains de Paul de Tarse. Il y a là une étonnante construction
dialectique dirigée contre la Loi juive.
Paul considère que la Loi est à la fois divine et naturelle :

Car si les nations, qui ne se réfèrent pas à la Loi, font selon la nature ce qui est
prescrit par la Loi, tout en ne se référant pas à la loi elles sont à elles-mêmes une
loi.

Mais il affirme aussi que, dans le même texte, la Loi crée la faute –
une position d’apparence plutôt positiviste ;

Rm 3,20 : puisque c’est par la Loi que vient la connaissance du péché.11

Cependant la Loi n’est pas la source de la faute car la Loi n’est pas
imparfaite. Au contraire, c’est précisément parce qu’elle est parfaite
qu’elle est hors de portée de l’homme, être de chair et non d’esprit (Rm
7,12-25). À la limite le principal bénéfice de la Loi pourrait consister à
faire prendre conscience de cette imperfection humaine.
Toute une série d’oppositions classiques entre l’aspiration
(spirituelle) à l’observance des lois et la soumission (charnelle) aux
appétits humains, aboutissent donc à cette formule de Rm 7,15-16 :

Car si je ne sais pas ce que je fais, je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que
je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la Loi est
bonne.

Cette affaire de l’incapacité de l’homme à suivre la Loi apparaît


donc ici comme une impasse vécue en outre comme une véritable
tragédie personnelle. Paul résout la difficulté en liquidant la Loi juive. La
démonstration peut se résumer ainsi : la Loi juive est Loi divine et
naturelle, elle est même la voie d’accès à la connaissance et à la Sagesse
(Rm 2,20b) ; mais de par sa perfection et sa dimension spirituelle, elle est
inaccessible à l’homme trop charnel et inapplicable du fait de cette

11
Cette conviction que la Loi crée la faute est ensuite longuement développée au
chapitre 7.

58
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

imperfection humaine ; le péché réside précisément dans cette incapacité


ontologique des hommes à obéir à la Loi.
On ne sort de cette aporie que par la foi en Jésus et par la grâce
etc. : toutes choses qui dépassent la Loi et rendent caduque l’observance
juive de la Loi, assimilée à un simple légalisme littéral. Du point de vue
de la polémique anti-juive, on trouve ici l’origine de l’accusation de
« légalisme » et d’attachement à la « lettre de la loi » (gramma nomou,
Rm 2,27) portée contre les Juifs en particulier au chapitre 2 (voir Rm
2,17-29) et résumée dans la fameuse formule de la « circoncision du
cœur », Rm 2,29 : « Mais c’est à l’intérieur qu’on est Juif, et la
circoncision est celle du cœur, selon l’esprit et non selon la lettre ».
Cette vieille polémique chrétienne contre le légalisme prêté au
judaïsme ne doit pas être sous-estimée ; elle a eu une longue postérité et
ses effets historiographiques ont continué longtemps et continuent encore
à se faire sentir : Urbach consacre presque tout son chapitre 12 des Sages
d’Israël (1973) à réfuter cette accusation de « légalisme » des rabbis ; et
beaucoup des critiques de la thèse de Schwartz lui reprochent à nouveau
d’alimenter le préjugé paulinien.

Les rabbins de la Michna, au lendemain de la destruction du


Temple, ont abordé la question tout autrement. Leur représentation a
privilégié la troisième dimension du récit fondateur, c’est-à-dire la Loi
conçue comme un contrat ou une alliance entre la divinité et l’humanité –
ou, de façon plus restrictive, entre la divinité et la part de l’humanité qui
adhère à ce contrat, à savoir le peuple juif.
Les Sages inversent les constructions où la Loi est assimilée à la
Sagesse (ou, comme chez Philon, au logos) et participe comme telle à la
Création. Dans toutes ces théories sur les sources de la Loi, la Torah est
l’expression hébraïque de la Loi-Sagesse, c’est-à-dire qu’elle est rédigée
conformément et en accord avec l’ordre et les lois de l’univers. La
littérature rabbinique inverse la proposition : ce n’est plus la Torah qui
exprime des lois naturelles de l’univers ; c’est l’univers qui n’a été créé
et ne perdure que pour permettre l’application de la Torah.

1er Point : Que le monde fonctionne selon la Torah est une


conviction formulée à plusieurs reprises dans la littérature rabbinique. En
particulier dans le grand écrit sur l’histoire de la Torah écrite et de la
Torah orale qu’est le traité Abot de la Michna, M.Ab I 2 : « Le monde a

59
Christophe Batsch

été fondé sur trois éléments : la Torah, le service et la pratique de la


charité »12.

2e point : le monde ne perdure et se maintient qu’en raison de


l’existence de la Torah. On en trouve une démonstration dans le traité
Pesahim du Talmud de Babylone (bPes. 68b). Un Sage, R. Sheshet, se
félicite à haute voix d’étudier la Torah et la Michna pour le bien de son
âme ; il est rabroué par R. Éliézer dans ces termes : « Sans la Torah, le
ciel et la terre ne se maintiendraient pas ». Et R. Éliézer cite le verset de
Jérémie (Jr 33,25) qu’il interprète librement dans ce sens : « Ainsi parle
YHWH : si n’était mon alliance de jour comme de nuit, je n’aurais pas
établi les lois des cieux et de la terre ». C’est-à-dire que la Torah et
l’étude de la Torah sont à la fois la garantie et la raison d’être de la
continuation de la Création.

Cette représentation de la Loi non plus comme traduction,


expression ou formulation d’une Sagesse, d’un logos ou d’une loi
naturelle gouvernant le monde depuis sa création, mais plutôt comme un
contrat écrit auquel Dieu comme les hommes doivent se conformer,
trouve son prolongement dans la fameuse formulation rabbinique selon
laquelle « la sainte Torah n’est plus dans les cieux ».
Puisqu’ils sont en possession de leur propre « exemplaire du
contrat », la Torah écrite, les Rabbins revendiquent un pouvoir sans
limite sur son interprétation : l’opinion d’une majorité de Sages doit
l’emporter y compris sur une nouvelle révélation divine, dans la mesure
où celle-ci pourrait être assimilée à une modification unilatérale des
clauses. C’est le fameux texte du Talmud bably Baba Metzia 59b dans
lequel Rabbi Éliézer prétend faire appel à l’autorité divine en faveur de
son opinion contre celle de la majorité de ses collègues : il obtient en
effet un certain nombre de signes miraculeux, y compris une voix venue
du ciel, ce que personne ne nie. Mais c’est en vain. Car, disent les Sages
par la voix de Rabbi Jérémie,

12
Voir aussi le midrach halakhique – donc d’époque michnique – Sifré Eqev 37 sur Dt
11,10 ; et le midrach Berechit Rabba de la Genèse (Gn R. III 5) : il représente Dieu en
train d’étudier le livre de la Genèse afin de créer le monde conformément à ses règles.
Dans la même source : les six premiers jours interrogent tour à tour le jour précédent
pour savoir ce qui a été créé jusque là ; mais qui le 1er jour peut-il interroger ? La
réponse est : la Torah.

60
Tsafon 65 : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne

… il y a longtemps que la Torah a été donnée sur le mont Sinaï ; nous ne prenons
plus en compte un voix céleste car il y a longtemps que tu as écrit dans la Torah
sur le mont Sinaï : en suivant le plus grand nombre (Ex 23,2).

Cette conception va très loin puisque le Talmud représente Dieu


étudiant la Torah de son côté trois heures par jour, soit un quart de son
temps (b.Avoda Zara 3b) :

Rabbi Juda au nom de Rab : le jour comprend douze heures ; les trois premières
heures le Saint béni soit-il s’occupe à travailler sur la Torah.

Et plus impressionnant encore : cette étude quotidienne du contrat


ne garantit pas que Dieu possède la meilleure interprétation. Ainsi dans le
bBaba Metzia 86b : Dieu y étudie la Torah (sa propre Torah !) en
compagnie des anges dans la schule céleste, la metivta di-raqî’a
(« l’école qui est au ciel »), appelée aussi un peu plus loin la yeshivah
shel me’olah (« l’école de là-haut ») ; ils disputent d’un point délicat des
lois de pureté concernant les lépreux, et plus précisément des signes de la
lèpre que sont l’apparition de poils blanc et de taches sur la peau, et de
l’ordre dans lequel ces signes apparaissent. C’est un point important des
lois de pureté, développé dans le Lévitique au chapitre 13. Selon l’ordre
où ces signes apparaissent, l’homme est-il pur ou impur ? Constatant leur
désaccord persistant, Dieu et les anges se décident à consulter un expert
humain, le spécialiste (le yahid) en matière de « plaies lépreuses et de
tentes » (nega’îm et ‘ohélot) c’est-à-dire en matière de lois de pureté, un
Sage babylonien nommé Rabbah ben Nahmani. Dieu lui envoie donc
l’ange de la mort (malakh ha-môt) qui parvient non sans mal à l’arracher
à ses études, et le Sage en mourant prononce ces dernières paroles :
« tahour ! tahour ! » c’est-à-dire : « il est pur », confirmant ainsi
l’opinion halakhique de Dieu contre celle des anges.
Il me semble qu’on observe là une théorie cohérente de la Loi : la
Torah est le contrat fondamental auquel les hommes, le monde et Dieu
lui-même doivent se référer. Parce qu’ils possèdent les traditions des
pères remontant au don de la Torah au Sinaï, les Rabbins sont les seuls
maîtres de l’interprétation et de l’application de ce contrat : leur décision
juridique, leur parole fait loi.
En d’autres termes il conviendrait de renoncer à un certain nombre
d’oppositions, comme celle entre le fondamentalisme ou littéralisme des
uns, (Qumrâniens, Sadducéens) versus à la capacité d’interprétation et
d’adaptation des autres (les Sages) ; en réalité, les deux systèmes

61
Christophe Batsch

procèdent à des interprétations. De même abandonner l’opposition entre


rigorisme et laxisme, si difficile à mettre en œuvre car cela ne cesse de
varier d’un groupe à l’autre, d’un type de question à l’autre. Ou encore
celle entre usages populaires et conservatisme sacerdotal.
L’opposition pertinente est plutôt entre le droit-divin, droit-naturel
d’une part et le droit contractuel de l’autre. La Torah orale reçue des
pères (abot) n’est pas un recueil de pratiques populaires ; c’est l’énoncé-
vrai des conséquences juridiques de la Loi-contrat du Sinaï.

Pour conclure, il existe donc bien deux traditions distinctes dans le


judaïsme d’époque hellénistique et romaine. La première, qu’on
nommera sacerdotale, et dans laquelle la Loi s’inscrit dans la série Dieu-
Sagesse-Création nous situe du côté du « droit naturel ». La seconde est
rabbinique, assimile la Torah à un contrat et nous situe par conséquent du
côté du nominalisme juridique.
Il est tentant de se demander si le nominalisme juridique ne
constitue pas la réponse adaptée, ou peut-être même obligée, à une
situation de crise dans laquelle le système en vigueur a été balayé comme
c’était le cas pour les Sages de la Michna.

62
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?

La Halakhah
Observée ou ignorée ?
Unificatrice ou séparatrice ?

Evyatar Marienberg*

La Halakhah, la loi juive, jouait-elle un rôle unificateur, ou au


contraire séparateur, dans la société juive ? Et fut-elle observée par un
grand nombre de juifs ?
Ma réflexion sur le sujet sera articulée en deux parties : la pratique
halakhique d’une part, et la façon de penser, autrement dit, la mentalité
halakhique, d’autre part. J’emploierai les verbes au temps passé même si,
évidemment, la Halakhah continue d’être centrale pour un nombre
important de juifs, jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, à cause des grandes
différences entre le monde moderne et les sociétés du passé, notamment
en ce qui touche aux questions se rapportant à la Halakhah, j’ai décidé de
ne pas traiter la place de celle-ci dans le monde juif moderne.
Il est souvent dit, et considéré quasiment comme acquis, que la
pratique halakhique était un facteur unificateur pour la société juive,
depuis l’Antiquité et jusqu’au XVIIIe siècle, au moins. Selon une formule
bien connue, créée semble-t-il en 1898 par Asher Ginsberg, mieux connu
sous son pseudonyme littéraire « Ahad ha-Am » : « C’est le Shabbat qui
gardait Israël plutôt qu’Israël ne gardait le shabbat »1. Bien que ce slogan

*
Université de Caroline du Nord (USA) à Chapel Hill. Cet article est une version
légèrement remaniée d’une présentation que j’ai donnée dans une conférence organisée
par M. Shmuel Trigano à Paris, le 14 février 2010. Je remercie chaleureusement M.
Trigano de m’avoir invité à cette conférence.
1
« ‫ שמרה השבת אותם‬,‫» יותר משישראל שמרו את השבת‬. Ahad ha-Am (Asher Zvi Ginzburg,
1856-1927), Ha-Shiloah 3, 6, 1898.

63
Evyatar Marienberg

ait été initialement prononcé dans un contexte très séculier, il a été


adopté par beaucoup d’apologistes de la pratique juive. De plus, cette
formule a été élargie pour y inclure maints aspects de la loi juive.
D’après cette affirmation, c’est la loi qui a gardé le peuple juif. Sans la
Halakhah, le peuple juif n’aurait pas pu survivre longtemps, loin de sa
terre, en subissant tant de persécutions.
Cette idée peut être remise en question de diverses manières. Tout
d’abord, la majorité des juifs ont-ils vraiment observé la Halakhah durant
leur histoire ? Non seulement des apologistes orthodoxes, mais aussi
beaucoup de chercheurs, moi inclus, ont trop souvent présumé que la
réponse à cette question était positive. Souvent, nous supposions que
l’attitude « normale », « courante », « habituelle », des juifs, dans
certaines périodes et en certains lieux, par exemple le monde ashkénaze
au Moyen Âge ou l’Europe de l’Est avant le mouvement de la Haskala,
était d’observer, ou tout au moins d’essayer d’observer, la Halakhah.
Lorsque nous nous sommes trouvés confrontés à des sources qui
suggéraient que certains juifs, en tels endroits, n’avaient pas observé
certaines pratiques, nous les avons considérées comme l’exception qui
confirmait la règle. On a certes affirmé que, dans le monde ashkénaze
médiéval, la pose des tefillin n’était pas toujours respectée, pas plus que
l’apposition des mezuzot2. Nous savions que des juifs avaient utilisé les
fours de leurs voisins non juifs et qu’ils ont employé les shabbes goys de
telles manières que la Halakhah talmudique ne permettait pas3. Nous
savions aussi pertinemment que les pratiques de niddah n’étaient pas
toujours observées méticuleusement 4. Beaucoup d’entre nous n’avaient
pas vraiment réfléchi sur les coutumes alimentaires de tous ces juifs,
grands ou petits marchands qui circulaient constamment sur les routes et
s’arrêtaient sur les marchés de diverses villes en Europe. Il nous semblait
que les écarts entre la réalité et les normes selon les textes étaient
confinés aux marges des communautés et que la majorité des juifs
demeuraient pieux et observaient, autant que possible, la Halakhah.
Souvent, nous acceptions les explications apologétiques des rabbins de

2
Voir par exemple Sefer Mitzot Gadol, Asin, 3 ; Tossafot sur TB Shabbat 49a.
3
Eric Zimmer, « Baking Practices in Medieval Ashkenaz » [en hébreu], Zion, 43, 2000,
pp. 141-162 ; Jacob Katz, Le Shabbes Goy, traduit de l’hébreu par Yehoshua Rash,
Paris, Stock, 1986.
4
Voir par exemple, parmi d’autres, Shaye J. D. Cohen, « Purity, Piety, and Polemic -
Medieval Rabbinic Denunciations of ‘Incorrect’ Purification Practices », dans Rahel R.
Wasserfall (éd.), Women and Water - Menstruation in Jewish Life and Law, Hanover,
Brandeis University Press, 1999, pp. 82-100.

64
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?

l’époque, qui avaient essayé de justifier ces écarts en faisant des


distinctions halakhiques toujours plus fines.
Il est temps de remettre en question ces certitudes. S’il est sûr que
de nombreux juifs ont suivi certains aspects de la loi, il n’en reste pas
moins qu’il est bien difficile de savoir ce qu’il en fut réellement et quelle
proportion de la population juive était concernée. Peut-on encore dire que
la norme, pour les juifs, était de respecter la Halakhah, et le non-respect,
l’exception ? Peut-être la réalité était-elle exactement l’inverse ? Il m’est
difficile de répondre mais il faut, au moins, poser la question.
Dans un livre publié en 20085, David Malkiel a rappelé aux
chercheurs qui étudient le monde ashkénaze médiéval, un monde qui se
trouve aussi au centre de mes propres études, qu’il fallait prendre plus au
sérieux les textes qui suggèrent des écarts (en anglais, deviances) par
rapport à la Halakhah. Autrement dit, un nombre si important de
témoignages de rabbins sur les écarts dans leurs communautés montre
que peut-être ces pratiques n’étaient-elles pas des écarts, mais bien plutôt
la norme. D’après plusieurs études sur les juifs du Saint Empire romain
germanique des XVIe-XVIIIe siècles, on peut admettre raisonnablement
que le niveau d’observance des juifs ruraux (et ceux-ci représentaient la
très grande majorité des juifs dans l’Empire) était minime. En effet, ils
n’avaient tout simplement pas les moyens nécessaires de se permettre
une telle observance : sans communautés (ni institutions communales),
sans rabbins et bien souvent pauvres, ils étaient préoccupés par d’autres
considérations. Leurs voisins chrétiens savaient qu’ils étaient juifs et
qu’ils n’allaient pas à l’église, que durant certains jours de l’année ils
avaient des rites spéciaux et, ces jours-là, ne s’adonnaient pas au
commerce, qu’ils se mariaient entre eux. Mais les pratiques, pour
beaucoup d’entre eux, semblaient s’arrêter là. La Halakhah ne jouait pas
un rôle important dans leur vie6.
Dans un article sur les pratiques du bain des juifs médiévaux,
Joseph Shatzmiller écrit :

Les juifs ne possédaient pas un bain rituel dans chaque localité, ou même,
comme déjà mentionné, un bain ordinaire, séculier. On se demande comment

5
David Malkiel, Reconstructing Ashkenaz : The Human Face of Franco-German
Jewry, 1000-1250, Stanford University Press, 2008, pp. 148-199.
6
Voir par exemple Stefan Rohrbacher, « ‘Er erlaubt es uns, ihm folgen wir’ : Jüdische
Frömmigkeit und religiöse Praxis im ländlichen Alltag », dans Sabine Hödl, Peter
Rauscher, et Barbara Staudinger (éds), Hofjuden und Landjuden. Jüdisches Leben in der
Frühneuzeit, Berlin-Wien, Philo-Verlag, 2004, pp. 271-282.

65
Evyatar Marienberg

ceux qui vivaient dans de minuscules localités pouvaient obéir à l’antique loi.
S’immergeaient-ils dans un cours d’eau considéré selon la loi comme un moyen
de purification rituelle acceptable ? Se sont-ils ponctuellement rapprochés d’une
communauté voisine plus importante ? Ou n’ont-ils pas suivi les préceptes à la
lettre ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, cependant cette dernière
possibilité ne peut être écartée sans une réflexion approfondie.7

Cette troisième proposition que Shatzmiller mentionne à demi-mots


mérite d’être sérieusement prise en considération, tant pour les bains
rituels que pour toute la pratique halakhique.
Toutes ces questions et remarques, que je considère comme
importantes, ont néanmoins des retombées limitées sur la question
initiale à propos du rôle unificateur de la Halakhah. La véritable question
est la suivante : unification de qui ? De ceux-là seuls qui observaient la
Halakhah ? Mais ceux qui ne l’observaient pas, ou qui l’observaient
d’une manière très minimale, qu’ils fussent une minorité ou une majorité,
étaient-ils exclus de cette union ? Alors dans ce cas, la Halakhah n’était-
elle pas plutôt un facteur de séparation et de division qui aurait permis à
ceux qui se considéraient comme les « gardiens de la Halakhah » de
rejeter tous ceux qui apparaissaient moins scrupuleux pour des raisons
pratiques, idéologiques, ou autres ? Est-ce qu’en l’absence d’une loi
juive, qui prétendait gérer la vie juive dans presque tous ces aspects, les
juifs n’auraient pas été plus unis ?
Il est possible d’imaginer qu’un certain pourcentage, peut-être non
négligeable, de juifs qui étaient rejetés de la communauté en raison de
leur laxisme halakhique, se sont intégrés, lentement ou rapidement, dans
la majorité non juive d’alentour. Se pourrait-il donc que l’une des raisons
pour lesquelles bien des juifs ont quitté le judaïsme, et ce pas seulement
dans les deux ou trois derniers siècles, soit précisément la Halakhah ?
Les halakhistes ont certainement essayé de créer un groupe homogène. Il
ne faut jamais oublier que, dans ce processus, souvent analysé en
s’appuyant seulement sur le point de vue des rabbins, il est fort probable
qu’ils ont poussé hors de la communauté un grand nombre de juifs qu’ils
ne jugeaient pas assez soucieux des préceptes halakhiques. Quelles
conclusions doit-on vraiment tirer de la rupture apparue entre le Xe et le
XIIe siècle, entre le judaïsme rabbinique et les Caraïtes ? De grands
halakhistes ont mis l’accent sur cette opposition. Qui peut nous dire dans
quelle mesure leur décision fut la bonne ? L’histoire juive ne manque

7
Joseph Shatzmiller, « Les bains juifs aux XIIe et XIIIe siècles », Médiévales, 43, 2002,
p. 85.

66
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?

pas, en effet, de ces décisions fondées sur une rupture, et ce très souvent
pour des raisons rituelles. Si l’on en croit la Bible, Esdras et Néhémie
contraignaient ceux qui retournaient à Jérusalem à répudier leurs femmes
étrangères8. Les Sages du IIe siècle de l’ère commune imposèrent une
séparation entre les disciples juifs de Jésus et les autres juifs9. Bien plus
récemment, en Allemagne au XIXe siècle, le rabbin Ezriel Hildesheimer
eut une certaine responsabilité dans l’émergence d’un véritable schisme
entre juifs orthodoxes et réformés10. Chaque fois des motifs halakhiques
ont été invoqués pour justifier ces actes de séparation.
Il n’est pas rare d’entendre des orateurs juifs affirmer une certaine
supériorité du judaïsme sur le christianisme, fondée sur l’idée que, dans
le christianisme médiéval, une personne qui ne professait pas la
« bonne » foi était exclue, tandis que dans le judaïsme il existait une
grande pluralité théologique et philosophique. Tant qu’un juif ou une
juive respectait la Halakhah, ils pouvaient opter pour n’importe quelle
idée théologique. Cette comparaison est non seulement simpliste, mais
fausse. En premier lieu, cette représentation du christianisme est erronée.
Dans le christianisme médiéval, les anathèmes étaient prononcés presque
toujours avec la formule suivante : « celui qui dit que…, qu’il soit
anathème ». La faute n’était pas d’opter pour certaines idées mais de les
propager. À supposer que l’on ne tienne pas compte de ce fait, il m’est
difficile d’admettre qu’un système de contrôle reposant sur des pratiques
est moins opprimant qu’un système reposant sur des concepts
théologiques11. Dans les deux cas, se conformer à la norme était exigé
des fidèles s’ils voulaient rester à l’intérieur de leur communauté. Dans le
cas des juifs, la Halakhah a rempli ce rôle de contrôle. Dans la vie
quotidienne, la pression sociale était probablement suffisante pour que
l’on puisse assurer que les membres de la communauté restaient plus au
moins fidèles, au moins officiellement, à la Halakhah. Dans les cas plus

8
Esdras 9-10 ; Néhémie 10, 29-31 ; 13, 1-3.
9
Voir Dan Jaffé, Le Talmud et les origines juives du christianisme : Jésus, Paul et les
judéo-chrétiens dans la littérature talmudique, Paris, Cerf, 2007.
10
Voir David Ellenson, Rabbi Esriel Hildesheimer and the Creation of a Modern
Jewish Orthodoxy, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1990.
11
Une phrase très souvent citée de Noam Chomsky semble caractériser exactement de
telles situations : « La manière la plus sage de garder le peuple passif et obéissant est de
strictement limiter l’éventail d’opinions acceptables, et de permettre un débat très vif à
l’intérieur de cet éventail ». (Noam Chomsky, The Common Good, Odonian Press,
1998, p. 43). Personnellement je ne vois pas une grande différence entre « éventail
d’opinions » (« spectrum of acceptable opinion ») et « éventail de pratiques
acceptables ».

67
Evyatar Marienberg

extrêmes, la peur d’un herem, d’une excommunication, mais aussi de


sanctions moins sévères auxquelles s’ajoutait la certitude que le monde
hors de la communauté ne les attendait pas à bras ouverts, poussaient
probablement beaucoup de juifs à rester plus ou moins fidèles à la
Halakhah. La preuve nous en est donnée durant la période moderne, mais
aussi auparavant. Lorsque les communautés ne peuvent plus exercer des
sanctions sévères et lorsque le monde non juif devient moins hostile,
l’observance de la Halakhah connaît bien des limites.
Bien évidemment, les partisans d’une telle rigueur excluante et
d’un tel contrôle halakhique diront, et ils le font très souvent, que toutes
ces sanctions, aussi pénibles fussent-elles, étaient nécessaires pour la
sauvegarde du peuple juif. Mais cet argument mène à un cercle vicieux.
En effet, nous ne savons pas, et nous ne pouvons pas savoir, comment
aurait été le judaïsme si de telles décisions d’exclusion n’avaient pas été
prises. Bref, il est tout aussi impossible de savoir si, durant le Moyen-
Âge par exemple, la norme pour les juifs était d’observer la Halakhah,
qu’il est impossible d’avoir la certitude que le peuple juif a pu survivre,
comme groupe plus ou moins unifié, grâce à l’existence de la Halakhah.
Mais si la Halakhah n’a peut-être pas unifié tous les juifs dans leur
vie quotidienne, peut-être a-t-elle unifié les juifs qui l’ont observée, dans
leur façon de penser, créant une certaine « mentalité » commune.
Dans son dernier livre, intitulé : L’ascenseur de Shabbat et autres
subterfuges juifs, Alan Dundes écrit :

[Les juifs] ne transgressent peut-être pas la lettre de la loi, mais il semble bien
qu’ils négligent, volontairement, l’esprit de la loi.12

Dundes n’était certainement pas le premier à penser de la sorte.


D’après l’auteur de l’Évangile selon Marc, Jésus a porté des accusations
similaires :

Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi qu'il est écrit : « Ce peuple
m'honore des lèvres ; mais leur cœur est loin de moi… » Vous mettez de côté le
commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes... Vous
annulez bel et bien le commandement de Dieu pour observer votre tradition…

12
Alan Dundes, The Shabbat Elevator and Other Sabbath Subterfuges : An Unorthodox
Essay on Circumventing Custom and Jewish Character, Lanham, Rowman &
Littlefield, 2002, p. 85 : « They may not violate the letter of the law, but they do appear
to blatantly disregard the spirit of the law ».

68
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?

vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous vous êtes
transmise...13

Jésus de Nazareth et Alan Dundes de Berkeley, deux juifs distants


de presque deux mille ans, ont-ils raison ?
Il me semble que oui. Et, je ne vois rien de négatif dans ces
« accusations ». Ce n’est pas une critique à laquelle on doit répondre,
c’est tout simplement la description d’une certaine réalité culturelle.
On peut citer des dizaines et des dizaines d’exemples pour lesquels
la Halakhah permet des pratiques qui semblent contredire l’esprit de la
loi biblique ou rabbinique. Beaucoup sont liés au jour de Shabbat : la
minuterie de Shabbat, l’ascenseur de Shabbat, le shabbes goy, l’eruv, le
plat chauffant de Shabbat, les ceintures pour les clefs. Même certaines
nourritures dites « juives » sont d’autres exemples de conduite similaire :
le gefilte fish, le tcholent, la dafina. D’autres pratiques destinées à
contourner la Halakhah ne sont pas liées au jour de Shabbat : les
perruques pour les femmes mariées, les diverses méthodes qui permettent
la récolte durant l’année sabbatique, la vente du hamets avant la Pâque,
l’eau dans les bains rituels, les chaussures de « baskets » durant Yom
Kippour… et bien d’autres encore. Tous ces pratiques (et pour expliquer
chacune d’elles il faudrait des pages entières) sont des solutions destinées
à contourner des interdits bibliques ou talmudiques. Elles permettent
d’observer la « lettre » de la loi, en ignorant souvent son « esprit ».
Pourquoi la vie rituelle et les usages du judaïsme abondent-ils en
tant de contournements de la Halakhah ? On peut suggérer plusieurs
réponses mais je n’en mentionnerai qu’une seule.
Dans une étude récente, Christine Hayes a exploré certaines
différences caractéristiques entre la Halakhah que l’on trouve dans les
textes mishniques, et la Halakhah suivie par plusieurs groupes juifs
anciens appelés « sectaires »14. Hayes emploie, dans son argumentation,
deux termes juridiques : « nominalisme » et « réalisme ». Si l’on
caricature quelque peu ces deux attitudes, on peut dire que pour un juriste
« réaliste » les catégories légales doivent toujours représenter une
certaine réalité. Le « nominaliste », en revanche, tout en estimant qu’il
est préférable que la réalité soit respectée juridiquement, considère

13
Marc 7, 6-13 (Bible de Jérusalem).
14
Christine E. Hayes, « Legal Realism and the Fashioning of Sectarians in Jewish
Antiquity », dans Sacha Stern (éd.), Sects and Sectarianism in Jewish History, Leiden,
Brill, 2011, pp. 119-146.

69
Evyatar Marienberg

toutefois qu’une telle exigence n’est pas obligatoire, surtout si cela


présente certains avantages.
Ainsi, le réaliste insiste pour qu’une action soit interdite dès lors
qu’elle est objectivement négative, tandis que le nominaliste dira que,
dans certains cas, l’interdiction n’est pas liée à la vraie nature de l’acte.
Ou encore, le réaliste préférera créer de nouvelles catégories juridiques si
une situation donnée l’exige, alors que le nominaliste optera pour
l’utilisation de catégories existantes, même s’il faut jongler pour insérer
une nouvelle pratique dans une ancienne catégorie.
Dans son étude, Hayes montre que souvent la Halakhah sectaire
était de tendance réaliste, tandis que la Halakhah des rabbins était plutôt
nominaliste. Les rabbins eux-mêmes étaient conscients de cette
différence d’attitude et ils ont fréquemment essayé de se défendre,
sachant que leur attitude était susceptible d’être ridiculisée par les
réalistes qui y voyaient une aberration. Hayes n’est pas la seule à
analyser ces comportements. D’autres auteurs, réfléchissant sur la
Halakhah postérieure à l’époque talmudique, ont insisté eux aussi, sans
utiliser les mêmes termes, sur le grand relâchement de la Halakhah face
aux réalités de la vie. L’un des essais les plus connus sur le sujet est
L’Homme de la Halakhah du rabbin Joseph Dov Soloveitchik 15.
La Halakhah des rabbins, acceptée par la tradition juive, est de
tendance nominaliste. C’est cette caractéristique qui permet cette
flexibilité dès lors que cela semble utile aux halakhistes. Étant donné
l’existence d’un fossé important entre les catégories halakhiques et la
réalité, fossé considéré comme acceptable selon la pensée halakhique, de
tels contournements ne posent pas, ou presque pas, de problèmes.
D’aucuns diront que cette compréhension de la Halakhah favorisait
une certaine manière de penser chez les juifs qui ont essayé de vivre
selon ce principe. Alan Dundes, cité plus haut, déclare que :

…les juifs ne sont pas le seul peuple qui pratique cet art du contournement. Tous
les peuples sur terre inventent probablement des méthodes socialement
acceptables pour permettre des actes qui sont interdits par la loi. Les juifs ne sont
pas uniques. Néanmoins, peu de peuples ont utilisé cet art d’une manière aussi
perfectionnée.16

Si Dundes a raison, peut-être pourrait-on parler d’une unité créée


par la Halakhah. Celle-ci unit les juifs qui respectent ses préceptes, tout
15
Publié en anglais en 1944. La traduction française date de 1981.
16
Alan Dundes, The Shabbat Elevator, op. cit., p. 81.

70
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?

en les séparant des autres juifs. Mais la Halakhah a également créé parmi
ces mêmes juifs une certaine manière de penser, un certain type de
catégorisation.

***

Durant les dernières décennies, un grand nombre de concepts sur la


culture juive, jusqu’ici considérés comme acquis, ont été bouleversés.
Nous savons bien aujourd’hui que la Bible, et aussi la littérature
talmudique, sont bien loin de la conception monothéiste que nous avons
voulu y voir. De même, il est de plus en plus clair que la rupture entre les
juifs qui croyaient en Jésus et les juifs qui n’ont pas adhéré à son
enseignement fut très complexe. Très peu de chercheurs considèrent
encore que les rabbins de l’époque talmudique représentent le
« véritable » ou l’« authentique » judaïsme, ou que ces rabbins ont eu une
influence importante sur leurs contemporains. Les raisons des
persécutions des juifs durant toute leur histoire ne sont plus présentées
comme une one side story, résultant d’un éternel antisémitisme. Les juifs
ashkénazes n’étaient pas rigoureusement séparés de leurs voisins
chrétiens, et les juifs en Espagne n’ont pas bénéficié d’un long « Âge
d’or ». Bref, l’histoire des juifs est vraiment bien plus complexe que l’on
croyait.
Certes, cette disparition de mythes qui ont aidé des générations de
juifs à donner un sens à leur histoire, n’est pas toujours facile à accepter.
Néanmoins, si l’étude du judaïsme veut être scientifique, utilisant les
mêmes méthodes que d’autres études sur la culture et sur l’histoire
humaine, il n’y a pas d’autres choix. Les réponses quant à la véritable
place de la Halakhah dans l’histoire des juifs n’étant guère faciles à
apporter, nous sommes obligés d’ouvrir le débat. Des historiens, qui
travaillent sur le monde chrétien, ont montré qu’un « Âge d’or de la Foi »
avant l’époque moderne est une invention romantique du XIX e siècle. Il
est temps de considérer que, chez les juifs aussi, un « Âge d’or de la
Halakhah » n’a peut-être existé que dans l’imagination de certains,
animés de vœux pieux.

71
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique

L’anthropologie rabbinique
et les débats actuels sur la bioéthique

Matthias Morgenstern*

Rabbi Yirmeya ben El'azar a dit : « le Très Saint, béni soit-Il, a créé
Adam, le premier homme, avec deux visages, car il est écrit (Ps. 139,5) :
'Tu m'as formé à l'avant et à l'arrière' »1. Et dans un midrash, l'auteur
ajoute : « Lorsque le Très Saint, béni soit-Il, créa Adam, il fit de lui un
androgyne, car il est écrit (Genèse 1,27) : 'Il les créa homme et femme' »2.
L'exégèse rabbinique, en commentant ainsi le récit de la création dans la
Genèse, fait apparaître une vision de l'homme et de ses origines qui, au
cours de ces dernières années, a trouvé un regain d'intérêt dans les débats
bioéthiques de plusieurs auteurs juifs. Le point de départ de cette
conception de l'homme est le concept d'androgynie. Son apparition ici et
à d'autres endroits dans la littérature traditionnelle juive n'est pas due, de
toute évidence, à la fréquence du phénomène, mais semble liée à des
considérations systématiques. Pour ne citer qu'un exemple : il est
frappant de voir mentionnés souvent des « êtres androgynes » et leurs
« flux sanguins » dans le traité Nidda du Talmud de Jérusalem, consacré
à la femme au moment de ses menstruations et aux règles de pureté
qu'elle doit respecter. Apparaissent en filigrane non seulement le célèbre
mythe platonicien de la double sexualité de l'homme au moment de la
Création, mais aussi la théorie embryologique d'Aristote qui s'attache à

*
Université de Tübingen (Allemagne). Texte traduit de l’allemand par Josef Kolbl,
université Charles-de-Gaulle – Lille 3.
1
Cf. bBer 61a. Cela veut dire que l'homme primitif avait un visage à l'avant et à l'arrière
et ne fut partagé en deux qu'au moment de la création d'Ève.
2
BerR 8, 1 (Ed. J. Theodor 1912, p. 55). Cf. aussi : Ron Barkaï, Les infortunes de
Dinah ou la gynécologie juive au Moyen Âge, Paris, 1991, pp. 14 et 44 sq.

73
Matthias Morgenstern

expliquer l'origine des deux sexes3. Il est certes difficile de cerner avec
précision l'ampleur de l'influence grecque sur les textes juifs ainsi que
son cheminement ; mais il est à supposer que les rabbins – dont on sait
que certains d'entre eux étaient médecins – étaient marqués par la
tradition de la Grèce antique4.

Aristote concevait, comme on sait, le sang menstruel de la femme


sous forme d'analogie avec la semence de l'homme. Bien évidemment, il
n'est pas question chez lui de spermatozoïdes, mais du liquide séminal.
Selon lui, les sécrétions de l'homme, aussi bien que celles de la femme,
trouvaient leur origine dans un excédent de sang dans le corps humain ;
mais seul l'homme, en raison de la température plus élevée de son corps,
était en mesure de transformer, « en le portant à ébullition » (pépsis), le
sang en une semence de qualité supérieure, « donnant forme » à
l'embryon, alors que la femme, hiérarchiquement inférieure à l'homme,
ne faisait que fournir, par son sang, la simple « matière ». Le philosophe
stagirite partait de l'idée que, lors de l'acte charnel, se produisait une
rencontre entre la semence masculine et le sang féminin. Toutefois, ces
deux facteurs non seulement se conjuguaient, mais s'opposaient en même
temps : si bien qu'au moment de la conception s'engageait une sorte de
« compétition » entre les apports masculin et féminin, un agón. La
semence du père, dès lors qu'elle disposait d'une quantité de « chaleur »
suffisante pour « l'emporter » sur la matière apportée par la mère, donnait
naissance à un enfant mâle qui était à son tour en mesure de transformer
en semence le sang excédentaire en vertu de sa propre chaleur. Dans le
cas contraire, le fruit de l'union était un être féminin dont l'excédent de
sang restait « du sang » qui, chez la femme adulte, devait être rejeté
périodiquement. Une issue « indécise » de cette lutte donnait naissance à
un être androgyne.

Certains récits sur des fausses couches contenus dans le Talmud


doivent être interprétés à la lumière de cette tradition aristotélicienne. À
maintes reprises, le Talmud aborde le cas de femmes qui mettent au
monde « quelque chose qui ressemble à un poisson, une sauterelle, un

3
Pour la théorie aristotélicienne, voir David M. Feldman, Marital relations, birth
control and abortion in Jewish law : an examination of the rabbinic legal tradition that
underlies Jewish values with respect to marriage, sex, and procreation, with
comparative reference to Christian tradition, New York, 1974, p. 133 sq.
4
Cf. Samuel Krauss, Talmudische Archäologie, Band I-III, Leipzig, 1910-1912, Band I,
p. 265.

74
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique

reptile, quelque chose de répugnant » ou encore « un être semblable à du


bétail, du gibier ou de la volaille » 5 . Que faut-il penser de ces
descriptions, si on ne les considère pas comme de purs produits de
l'imagination ? Dans ce contexte, il convient de mentionner certains
récits de Hérophile de Chalcédoine, datant du IIIe siècle avant notre ère.
Il aurait procédé, dit-on, à environ six cents vivisections sur des criminels
condamnés à mort6. Dans le même ordre d'idée, le Talmud de Babylone
évoque des dissections pratiquées à la cour de Cléopâtre qui faisait ouvrir
l'utérus d'esclaves condamnées à mort et exécutées – après avoir été
violées par le roi ? – pour pouvoir observer l'évolution des embryons7.
Soulignons qu'Aristote lui-même concevait la formation « déficitaire » de
la femme par principe comme une « dégénérescence » (teras) qui,
toutefois, était indispensable pour la préservation de l'espèce humaine.
Toutes les « malformations », toutes les « monstruosités »
supplémentaires, telles que les êtres androgynes ou les avortons, devaient
être considérées, selon lui, comme autant de stades inférieurs dans la
hiérarchie de l'existence humaine.

Dans ses travaux de recherche sur l'histoire de la grossesse et de


son interruption, Barbara Duden a montré que des descriptions de ce
genre de malformations se trouvent dans la littérature gynécologique du
Moyen Âge et jusqu'au début des temps modernes. Et même dans les
premières décennies du XVIIIe siècle, Johann Storch, médecin à
Eisenach (Thuringe), désignait par le terme d'« enfants de la lune »
(Mondkinder) des prématurés difformes, « gros comme un œuf de
poule »8. Souvent on ignorait s'il s'agissait d'avortements spontanés ou de
tentatives pour résorber une occlusion mystérieuse. Rappelons par
ailleurs que, jusqu'au XIXe siècle, le placenta passait pour être « l'autre
moitié », le double de l'enfant.

5
Cf. mNid 3,2(3).
6
Seuls quelques fragments des écrits de Hérophile nous sont parvenus. C'est à travers
eux que Galien, qui n'a procédé qu'à des dissections d'animaux, a eu connaissance des
travaux de son prédécesseur. Cf. Beatrix Spitzer, Paolo Zacchia, Die Beseelung des
menschlichen Fötus, édité, traduit et commenté par B. Spitzer, Köln, 2002, pp. 7 et
32 sq.
7
Cf. bNid 30b, et déjà dans une source bien plus ancienne : tNid 4, 17.
8
Barbara Duden, Der Frauenleib als öffentlicher Ort. Vom Mißbrauch des Begriffs
Leben, Hamburg/Zürich, 1991, p. 77. Par le terme « enfants de la lune » on désignait en
obstétrique les fœtus morts après la vingtième semaine de grossesse et qui avaient déjà
les traits d'un nouveau-né.

75
Matthias Morgenstern

Or, il est à noter qu'avant l'époque moderne ces êtres monstrueux et


disproportionnés n'ont pas nécessairement été interprétés comme des
stades intermédiaires dans l'évolution d'un enfant 9 . La question reste
posée de savoir s'il s'agit véritablement d'êtres humains. Il pourrait s'agir
également d'une accumulation de sang menstruel retenu, de mola
sanguinea, dont peuvent accoucher même « de chastes vierges et des
veuves continentes » 10 . Inversement, l'absence de saignements n'est
nullement l'indice infaillible d'être enceinte. Bien au contraire, le
sentiment qu'une grossesse est en cours semble avoir été lié à une
perception plus intense de sang.

Dès lors, il était permis d'imaginer que la période la plus propice à


la fécondation coïncidait avec le moment des règles mensuelles, d'autant
plus qu'on supposait que pendant la menstruation le col de l'utérus restait
légèrement ouvert, alors qu'il était fermé en temps normal. Cet aspect de
la théorie aristotélicienne allait de toute évidence à l'encontre des
hypothèses du Talmud qui interdisait aux conjoints tout rapport sexuel
pendant la période « d'impureté » mensuelle. La Torah proscrit tout
rapport sexuel avec une femme pendant ses règles dès l'apparition des
saignements et pendant toute la durée de ceux-ci. Selon une tradition
rabbinique plus tardive, il convient d'ajouter un délai de sept jours
supplémentaires après la dernière perception d'une goutte de sang11.

Pour l'analyse historique, il est indispensable de faire ici une


distinction entre cette conception de la pureté rituelle et l'idée que nous
nous faisons de l'hygiène ainsi que de toute connotation morale (pur =
bien ; impur = mal). « La pureté cultuelle désigne le degré de pureté
requis pour pouvoir participer au culte, c'est-à-dire à toute forme de
service religieux »12. Plus récemment, on a tenté à maintes reprises de

9
Cf. Barbara Duden, « Konzeptionen des Ungeborenen », dans B. Duden, J.
Schlumbohm, P. Veit (éd.) : Geschichte des Ungeborenen, Zur Erfahrungs- und
Wissenschaftsgeschichte der Schwangerschaft, 17.-20. Jahrhundert, Göttingen, 2002,
p. 34.
10
Fischer-Homberger, Medizin vor Gericht. Gerichtsmedizin von der Renaissance bis
zur Aufklärung, Bern, 1983, p. 234.
11
Cf. bNid 66a, ainsi que Evyatar Marienberg, Niddah. Lorsque les juifs
conceptualisent la menstruation, Paris, 2003, pp.31 sq., 133 et 221.
12
Roland Deines, « Jüdische Steingefäße und pharisäische Frömmigkeit. Ein
archäologisch-historischer Beitrag zum Verständnis von Joh. 2,6 und der
Reinheitshalacha zur Zeit Jesu », Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen
Testament, 2 Reihe, Band 52, Tübingen, 1993, p. 168.

76
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique

donner une interprétation plus large aux lois juives relatives à la


menstruation. Certains chercheurs soulignent le fait que, dans les textes,
ce ne sont pas les femmes elles-mêmes, mais des érudits masculins qui
discutent de l'impureté féminine. Et de reprocher aux rabbins de
véhiculer une image « essentialiste » de la femme et de supposer que
cette conceptualisation de la « féminité » aurait aidé les rédacteurs du
Talmud à se définir eux-mêmes comme des hommes13.

D'autres démarches théoriques tentent de renverser cette vision


misogyne du Talmud : ne s'agirait-il pas plutôt d'une solution de repli
choisie par la femme pendant sa « période d'indisposition », d'un élément
d'auto-détermination féminine qui lui permet de repousser les avances
masculines 14 ? Ou s'agirait-il même, en l'occurrence, d'une ruse des
femmes pour concentrer les rapports sexuels sur la période où elles
étaient fécondables, assurant ainsi leur descendance15.

La controverse porte par ailleurs sur la question de savoir dans


quelle mesure l'érudition talmudique avait une conscience claire de
l'infertilité de la femme pendant ses règles et immédiatement après 16. Les
incessantes discussions sur les répercussions nocives pour l'enfant d'une
conception pendant la menstruation semblent indiquer le contraire 17 .
Dans son commentaire du Lévitique 18,9, l'exégète Nachmanide (1194-
1270), juif d'origine espagnole, va jusqu'à présumer que la présence du
sang menstruel durant l'acte charnel peut avoir des conséquences fatales.
D'ailleurs, l'idée que le non respect des préceptes bibliques entraîne la
bâtardise (mamzerut)18, qu'il augmente le risque pour la santé des enfants
et fait des descendants des malfaiteurs et des « enfants corrompus » (Isaïe
1,4) 19 , va de pair avec l'interprétation théologique qui voit dans les

13
Cf. Michael L. Satlow, « Fictional Women : A Study in Stereotypes », dans Peter
Schäfer, The Talmud Yerushalmi and Graeco-Roman Culture, Tübingen, 2002, p. 243.
14
Cette position pourrait être motivée par l'idée que la limitation des rapports sexuels
augmente le temps consacré à l'étude de la parole divine. Cf. Shaye J. D. Cohen,
« Menstruants and the Sacred in Judaism and Christianity », dans Sarah Pomeroy (éd.),
Ancient History, Women's History, Chapel Hill, 1991, pp. 273-299 ; p. 283 : « so that
the sages should not behave like roosters ».
15
E. Marienberg me communique qu’il ne croit pas en une telle possibilité (courriel du
2 avril 2013).
16
Cf. entre autres bNid 9a et LevR 14,4.
17
Cf. E. Marienberg, op. cit., pp. 159 sqq.
18
Ibid. pp. 167-169. Voir Deutéronome 23,3.
19
E. Marienberg, op. cit., pp. 194 sq.

77
Matthias Morgenstern

désagréments périodiques de la femme un châtiment lié au péché originel


d'Ève qui a étouffé l'âme du premier homme20.

La théorie aristotélicienne de la procréation distinguait dans


l'évolution de l'être humain plusieurs degrés d'animation ; d'un point de
vue ontogénétique, le fœtus était doté de plusieurs âmes de nature
différente : la formation définitive des filles, « plus froides », « plus
humides » durait environ quatre-vingts jours, quarante jours celle des
garçons. Ce calcul n'était pas sans se refléter dans les discussions entre
les rabbins, comme l'atteste une conversation entre l'empereur Antoninus
(Caracalla, 188-217 après l’ère commune ?), représentant de la tradition
gréco-romaine, et Yehuda ha-Nasi, le rédacteur de la Mishna. Ce dernier,
interrogé par l'empereur sur le moment où l'homme reçoit une âme, lui
répond que celle-ci s'intégrait dans la vie naissante « au moment de la
formation » de l'embryon 21 . D'après Aristote, l'enfant, qui se trouve
d'abord à un stade végétatif et croît comme une plante, reçoit
concomitamment « l'âme nutritive ». Par la suite, l'enfant passe, en même
temps que « l'âme sensitive » qui provient elle aussi de la semence
paternelle, à un stade sensoriel, animal, qui se manifeste par les premiers
mouvements dans le ventre de la mère. Ce passage intervient chez
l'enfant mâle le quarantième jour après la conception, chez la fille au
début du quatrième mois de grossesse. Certaines parties du corps étant
déjà nettement formées à ce moment-là, un avortement est désormais
interdit selon Aristote. À cela s'ajoute, troisième et dernière étape, l'âme
de raison, d'origine divine 22 . Le Talmud établit une relation entre ce
schéma et la durée de l'écoulement de sang après la naissance ; en effet, il
est écrit dans le Lévitique 12,4 : « Et elle (i.e. l'accouchée) restera chez
elle pendant trente-trois jours à se purifier de son sang ».

Cette norme part de l'idée que l'enfant, dans le ventre maternel, se


nourrit du sang menstruel accumulé sans s'écouler pendant la grossesse.
Or les besoins de sang étant peu importants durant la première phase de
la grossesse, on pensait que l'excédent s'écoulait après l'accouchement.

20
Cf. BerR 17, 13 : « Pourquoi les prescriptions de la Nidda ont-elles été données à la
femme ? Parce qu'elle a versé le sang d'Adam […] Pourquoi l'ordre d'allumer les
lumières du shabbat a-t-il été donné à la femme ? Parce qu'elle a étouffé l'âme d'Adam ».
21
Cf. bSan 91b.
22
Cf. Aristote, De Generatione Animalium II,3, 36b. Sigurd von Pfeil, Das Kind als
Objekt der Planung. Eine kulturhistorische Untersuchung über Abtreibung,
Kindestötung und Aussetzung. Göttingen, 1979, p. 53.

78
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique

En incluant la « semaine d'impureté » immédiatement après la naissance


(voir Lévitique 12,3), on arrive à une durée de quarante jours 23 . On
supposait par ailleurs que le sang menstruel après la grossesse était
acheminé par des artères vers le sein et s'y transformait en lait24, alors
qu'inversement le sang menstruel se tarissait par la production de lait
maternel : « Rabbi Me'ir dit qu'en raison de la production de lait maternel,
les saignements s'arrêtent »25.

En partant de cette prémisse, la distinction était facile à comprendre


entre le stade précoce de la grossesse, donc jusqu'au quarantième jour, et
le stade où l'enfant pouvait être considéré comme « formé » et où
l'avortement était par conséquent interdit. À partir de ce moment
s'appliquait l'interdiction d'avorter qui se fonde sur un passage de la
Genèse (9,6) : « Si quelqu'un verse le sang de l'homme [littéralement :
« le sang de l'homme dans un homme », donc le sang d'un être humain
avant sa naissance], par l'homme son sang sera versé »26. À l'inverse, on
pouvait en conclure qu'avant cette date l'avortement était autorisé par
principe. Avant le quarantième jour qui suit la conception – et cette
norme de la halakha s'applique jusqu'à nos jours – le fruit de la
fécondation passait pour n'être « rien d'autre que de l'eau »27 selon les
lois religieuses. Mais c'était la perception subjective dont nous savons
aujourd'hui qu'elle n'intervient que dix-huit à vingt semaines après la
conception, qui permettait de déterminer ce délai de quarante jours et qui
faisait de la femme pour elle-même et aux yeux de son entourage une
femme enceinte.

Pour le Talmud, cette question revêtait une certaine importance


dans la mesure où les femmes enceintes devaient bénéficier, selon une
proposition du rabbi Eli'eser, d'un assouplissement des préceptes à
observer pendant leurs menstruations, assouplissement qui leur
permettait plus facilement d'avoir des rapports sexuels 28. Cette idée se

23
Cf. Lévitique 12,1-5.
24
Cf. également bNid 9a.
25
Cf. yNid 1,5/1-49b, 28-29. Dans le contexte de ce débat sur l'impureté périodique de
la femme, on est évidemment en droit de se demander comment le sang menstruel peut
être nocif alors que d'un autre côté il nourrit l'enfant sous forme de lait maternel.
26
Cf. bSan 57b.
27
Cf. bYev 69b. Le passage bHul 58a examine l'idée de considérer le statut juridique de
l'enfant à naître comme celui d'un « membre de la mère ».
28
Cf. mNid 1,3.

79
Matthias Morgenstern

trouve déjà dans la Mishna qui donne la définition suivante de la femme


enceinte : « Qui passe, aux termes de cette doctrine, pour une femme
enceinte et donc pour une femme pure par principe ? Toute femme à
partir du moment où le fœtus se fait remarquer »29. Au fond, on ne peut
parler d'une grossesse, au sens où l'entend le Talmud, qu'à partir des
premiers mouvements intra-utérins du fœtus.

Faut-il dès lors s'étonner que ces considérations ont trouvé un écho
récent dans les débats de bioéthique touchant à l'insémination artificielle
et à la recherche sur les cellules souches ? Pour l'essentiel, ces
discussions développent une argumentation a fortiori qui, en s'appuyant
sur l'autorisation d'avorter au stade précoce de la grossesse, conclut à la
disponibilité pour la recherche d'ovules fécondés, mais non implantés,
surtout lorsque ces recherches visent la mise au point de médicaments ou
de techniques utilisés pour sauver des vies 30 . Evyatar Marienberg va
jusqu'à parler de « proto-clonage »31. Et même la reprise par le spécialiste
israélien de la Kabbale, Moshe Idel, du motif traditionnel du golem, cette
légende d'un anthropoïde artificiel créé à Prague par le grand rabbin Löw
(environ 1520-1609), est influencée par le débat bioéthique qui explore
les perspectives, mais aussi les dangers de la nouvelle médecine
reproductive32.

À côté de cela, l'histoire de la médecine qu'on est en train de


redécouvrir, renferme aussi un aspect critique à l'égard des sciences et
des idéologies. Car les préceptes halakhiques de la religion juive
requéraient une observation minutieuse des différents flux sanguins, une
perception du corps et des excrétions qui rythmait de toute évidence, par
son retour cyclique, la vie domestique. Les clients tout comme les
clientes du système médical moderne qui délègue bien souvent le
diagnostic à des appareils assurant la régularité du cycle menstruel par
des procédés médicaux ou chimiques, ignorent ce genre d'expériences33 –

29
Cf. mNid 1,4.
30
Cf. Daniel Eisenberg, Stem Cell Research in Jewish Law,
www.jlaw.com/Articles/stemcellres.html ; Yitzchok Breitowitz, The Preembryo in
Halacha, www.jlaw.com/Articles/preemb.html (sites consultés le 3 mars 2013).
31
E. Marienberg utilise ce terme comme une blague à propos d’un texte midrashique et
non pas à propos des pratiques actuelles.
32
Cf. Moshe Idel, Golem. Jewish Magical and Mystical Traditions on the Artificial
Anthropoid, New York, 1990, p. 34.
33
B. Duden, Die Gene im Kopf – der Fötus im Bauch. Historisches zum Frauenkörper,
Hannover, 2002, p. 22.

80
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique

et tout le savoir qui seul rend possible les perceptions décrites dans le
Talmud34.

La définition « subjective » de la menstruation et de la grossesse,


fondée sur la perception de la femme concernée, a été remplacée, de nos
jours, par la constatation d'un médecin, par un résultat objectif que
déterminent les appareils, et le calcul du moment de la conception. Or
cette circonstance risque d'entraver la compréhension d'un processus qui
reposait autrefois sur la perception immédiate par les sens.

Le Talmud mise sur la perception subjective des femmes ; mais


aussi celle des hommes, plus précisément des rabbins qui portent un
jugement sur les liquides sécrétés par le corps. « Bienheureux l'homme
qui se trompait seulement par ce que disait sa bouche, mais non par ce
qu'il percevait avec ses yeux », peut-on lire dans une discussion entre
rabbi Hanina et Bar Qappara35. Il apparaît que la vision, de même que le
jugement qui en découle, du flux sanguin, de sa persistance ou de son
interruption est un acte productif et, qui plus est, susceptible d'instaurer la
loi36. « L'œil tactile qui, en ouvrant les paupières, laisse échapper une
émanation », écrit Barbara Duden, « était une survivance d'une
conception remontant à l'Antiquité ; et jusqu'au début du XVIIe siècle, le
regard, qu'il soit bénissant, salvateur, méchant, intrigué ou émerveillé,
était perçu même de la part de savants astronomes ou anatomistes comme
un rayonnement à effet réfléchi – et a sans doute été vécu comme tel »37.

Ces considérations ont notamment des conséquences dans les


discussions à propos de l'interdiction de l'interruption de grossesse que
Barbara Duden attribue à une « biologisation » de la conception moderne
du droit occidental. Pour étayer cette thèse, elle se réfère au fait que la
législation moderne a tendance à définir le début de la vie humaine en
utilisant des critères scientifiques, biologiques. Mais cette définition qui
repose sur la rencontre d'un spermatozoïde avec un ovule reste abstraite,

34
Voir par exemple Fred Rosner, Medicine in the Bible and the Talmud. Selections from
Classical Jewish Sources, New York, 1995, p. 18 : « The rabbis had a surprisingly
extensive knowledge of the physiological aspects of menstruation ».
35
Cf. yNid 2,6/3 – 50a,71-72.
36
Cf. Alberto Jori, « Blut und Leben bei Aristoteles », dans Mariacarla Gadebusch
Bondio (éd.), Blood in History and Blood Histories, Micrologus' Library, Firenze, 2005,
p. 27.
37
Duden, Gene im Kopf. op. cit., p. 43.

81
Matthias Morgenstern

estime-t-elle, parce qu'elle prive la femme en question du droit à sa


propre « perception ». Duden se réfère au passage traitant de
l'embryologie dans l'encyclopédie séfarade Me'am Lo'ez (Istanbul, 1730)
et aux recherches d'un médecin juif d'origine polonaise, Ludwig Fleck,
au début du XXe siècle38 ; un exemple qui illustre le regain d'intérêt que
les textes juifs connaissent actuellement dans l'opinion publique
allemande – textes qui certes sont souvent tirés de leur contexte et utilisés
à des fins apologétiques voire pour légitimer la transgression de certains
tabous. Ce n'est pas un hasard si Peter Sloterdijk conclut son cycle de
conférences sur Friedrich Nietzsche données à Weimar par un plaidoyer
en faveur de la vie39, cité à maintes reprises par des bioéthiciens juifs, en
se référant à Deutéronome 30,19 : « Choisis la vie, afin que tu vives, toi
et ta postérité ». Ce n'est pas un hasard non plus s'il rappelle dans sa
conférence de Elmau (Haute-Bavière) la tradition du Golem. En suivant
le raisonnement de Sloterdijk, la tradition juive de l'anthropoïde artificiel
renferme la possibilité d'envisager « l'ère biotechnologique » sous l'égide
à la fois du mysticisme kabbalistique et d'une base philosophique solide40.

Une telle lecture de textes juifs néglige cependant le fait que les
représentations dont il a été question ici, sont liées aux traditions des lois
religieuses, voire qu'elles reposent sur celles-ci d'un point de vue
historique et matériel. Dans des sociétés où la halakha constitue pour les
juifs le droit en vigueur, les normes de pureté évoquées précédemment
représentent un sujet explosif à un tout autre égard. L'état civil et le droit
matrimonial s'y trouvant entre les mains des rabbins, ce sont eux qui,
pour donner un exemple, fixent la date de mariage des couples juifs en

38
Cf. Duden, Der Frauenleib als öffentlicher Ort. op. cit., pp. 7, 43 et 80 sq.
39
Peter Sloterdijk, Das Menschentreibhaus. Stichworte zur historischen und
prophetischen Anthropologie, Weimar, 2001, p. 77.
40
Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la Lettre sur
l'Humanisme de Heidegger, Mille et Une Nuits, 2000, traduit par Olivier Mannoni. Lors
de cette conférence le philosophe propose une réflexion sur la génétique et les
problèmes posés par ce qu'il nomme la « domestication de l'être humain ». Ses propos
provoquèrent, outre-Rhin, un scandale médiatisé à cause de l'emploi, par Sloterdijk, du
mot Selektion (très chargé de connotations en Allemagne depuis la Shoah). On
reprochait à l'auteur de se prononcer en faveur d'une idéologie aux relents fascistes, de
dressage de l'homme par lui-même. C'est dans ce contexte, semble-t-il, que Sloterdijk –
toutefois sans tenir compte de la chronologie ni du contexte – utilise des éléments de la
tradition juive pour se défendre. Ceux qui de nos jours plaident pour l'eugénique et un
« parc humain » se croient obligés de se référer aux principaux témoins du judaïsme,
dans une perspective purement apologétique, même si par ailleurs – et c'est le cas de
Sloterdijk – ils ne s'intéressent nullement à la tradition juive.

82
Tsafon 65 : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique

tenant compte des règles mensuelles de la fiancée 41. Même des juives
non pratiquantes vivant en Israël sont obligées d'assister, avant leur
mariage, à des séances d'information obligatoires organisées par une
instance rabbinique42. Pour les femmes qui souhaitent vivre en suivant
les préceptes de la Torah, la réglementation sur les menstruations conduit
en outre, en cas de polyménorrhée (un cycle court de moins de vingt-
quatre ou vingt-cinq jours), à une réduction de la période où la loi
autorise les relations sexuelles engendrant le phénomène de « stérilité
religieuse »43. Dans ce cas, en effet, l'ovulation se produit la plupart du
temps avant le moment où elles peuvent se soumettre au bain de
purification rituel, qu'il est interdit de prendre avant le onzième jour du
cycle. Il est dès lors impossible d'avoir des rapports « en état de pureté ».
Cette situation donne lieu en Israël à de violentes controverses entre
mouvements laïques et les autorités religieuses44.

Dès lors, il n'est pas étonnant de voir des juives non pratiquantes
s'insurger contre cette immixtion dans la sphère la plus intime et contre
cette soumission dans un domaine qu'elles ressentent comme tabou ; des
voix critiques s'élèvent même au sein de la partie pratiquante de la
population. Plus généralement, certains conflits peuvent s'expliquer par
les profondes mutations du rôle de la femme dans la société moderne et
de la perception qu'elle a d'elle-même et d'autrui45. Même les femmes
juives orthodoxes n'entendent plus se plier aux prétentions des milieux
ultra-orthodoxes de Jérusalem qui voudraient interdire aux femmes qui

41
Cf. Pinhas Shifman, Family Law in Israel, Jerusalem, 1984, pp. 101 sqq, (en hébreu).
42
Cf. E. Marienberg, op. cit., pp. 39 sq.
43
Ibid. p. 211.
44
Voir par ex. l'essai en hébreu intitulé « La révolte des impures » de Yaïr Sheleg qui
parle d'un film de Anat Suria, tourné en 2002 (dans :
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=185390 ; consulté le 3 mars
2013). Il a pour thème des femmes orthodoxes en Israël qui s'insurgent contre les
normes de pureté qu'on leur impose. La rédactrice parle dans ce contexte des premiers
signes d'un mouvement féministe orthodoxe. Après ce premier film sorti sous le titre
Tehora (Une femme pure), la cinéaste en a réalisé un second, consacré au droit
matrimonial, sous le titre Mequdeshet (Celle qui est consacrée). Cette œuvre a été
primée au concours du meilleur film documentaire en Israël.
45
Voir les développements que E. Marienberg (op. cit., pp. 147-156, 211-213 et 275-
279) consacre aux prescriptions relatives à la « pureté familiale » dans les milieux
orthodoxes juifs actuels aux États-Unis et en Israël. Au XIXe siècle, la littérature de
l'orthodoxie juive en Allemagne a traité avec une prudente retenue et un certain
embarras ce sujet qui est abordé, en revanche, assez fréquemment de nos jours. Cf. par
exemple : Ludwig Stern, Die Vorschriften der Thora welche Israel in der Zerstreuung
zu beobachten hat, Frankfurt-am-Main, 1886, pp. 258 sq.

83
Matthias Morgenstern

prient devant le Mur occidental, de tenir les rouleaux de la Torah ou d'en


lire des extraits, sous prétexte qu'elles risquent d'être « rituellement
impures »46. Et même l'autorité de textes plusieurs fois centenaires – on
se réfère entre autres à la position libérale d'un Maïmonide qui autorisait
« tous les êtres impurs, même les femmes pendant leurs règles ou les non
juifs » à tenir les rouleaux de la Torah – ne leur est pas d'un grand
secours47.

Peu importe qu'on accepte, en travaillant sur des textes juifs, les
intentions critiques à l'égard des sciences ou qu'on les rejette : dans les
deux cas, on trouvera stimulantes leurs distinctions pour comprendre la
« vision » subjective et la « perception » du sang à une époque qui
ignorait les moyens de contraception modernes et où les femmes en âge
de procréer ont forcément vécu très différemment la succession de
saignements et de grossesses. La tradition rabbinique ne place pas la
discussion des questions de bioéthique sur le terrain de principes
abstraits et généralisables (aspiration de l'être humain à l'autonomie,
dignité humaine etc.), mais sur celui de l'observation et de l'évaluation de
processus somatiques concrets. Pour ce qui est de l'accueil réservé aux
textes classiques du judaïsme dans le domaine de la politique et de la
réflexion philosophique, le débat actuel en Israël, démontrant que le
recours à la tradition juive comporte aussi des inconvénients, devrait
mettre en garde contre une lecture inappropriée et anachronique de ces
textes.

46
Moshe Zemer qui relate ce différend (Jüdisches Religionsgesetz heute. Progressive
Halacha, Neukirchen, 1999, p. 149), oppose aux tenants de l'ultra-orthodoxie un
passage du Talmud (bBer 22b), selon lequel les paroles de la Torah ne sont pas
susceptibles de devenir impures.
47
Cf. Maïmonide, Hilkhot tefilin mezuza u-sefer tora, 10,8 ; et Daniel Boyarin, Carnal
Israel, Reading Sex in Talmudic Culture, Berkeley-Los Angeles-Oxford, 1993, pp. 180
sq.

84
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

Loi juive (halakhah) et bioéthique


Procréation médicalement assistée,
gestation pour autrui, homoparentalité et monoparentalité

Liliane Vana*

À la mémoire de mon maître


Le Grand Rabbin et Pr. Charles Touati (EPHE, Paris)
à l’occasion du dixième anniversaire de son décès
‫חבל על דאבדין ולא משתכחין‬

De nombreuses nouveautés dans le domaine médical ont


révolutionné nos sociétés aux XXe et au XXIe siècles, parmi lesquelles on
compte les nouvelles technologies de procréation médicalement assistée
(PMA). Ces techniques dont l’importance n’est pas mise en cause
soulèvent pourtant des questions éthiques, sociologiques,
anthropologiques, et remettent en question la structure-même de nos
sociétés. Leur usage interpelle la loi juive : sont-elles conformes à la
halakhah ou en contradiction avec elle ? D’un point de vue
méthodologique on s’interrogera, notamment, sur les questions
suivantes : comment le judaïsme contemporain procède-t-il pour élaborer
de nouvelles lois avec et à partir des textes anciens ? Comment analyse-t-
il des phénomènes nouveaux, contemporains, avec les outils de réflexion
de la littérature rabbinique ? Quels sont les principes légaux spécifiques à
l’appareil législatif juif auxquels il sera possible de se référer ? etc. Là
réside l’essentiel du travail du poseq (décisionnaire en matière de
halakhah), sans toutefois négliger les questions éthiques, sociologiques,

*
Université Paris I Panthéon-Sorbonne ; Institut Universitaire E. Wiesel, Paris.

85
Liliane Vana

anthropologiques. À ma connaissance, il n’existe, actuellement, aucun


poseq1 dans ce domaine en France.
Dans la présente étude, mon approche sera exclusivement
halakhique. Car, à la différence de la ’aggadah, la halakhah est la loi qui
s’impose à tous. La ’aggadah (récit narratif) n’a aucun caractère
contraignant, est dépourvue de tout mécanisme d’élaboration de
décision2 et n’exprime que l’opinion personnelle de son auteur (da‘at
yahid3). Néanmoins, elle peut nourrir la réflexion halakhique.

I. Rapports sexuels et procréation

Selon la loi juive, l’acte sexuel ne saurait avoir pour seul objectif la
procréation. Il doit répondre également aux désirs et plaisirs, naturels,
des hommes et des femmes. Aussi, les rapports sexuels sont-ils autorisés
même lorsque le couple a déjà des enfants, se trouve dans l’incapacité de
procréer, lorsque l’homme est stérile, la femme est enceinte ou
ménopausée. Cependant, deux conditions sont à respecter : les lois de
pureté ainsi que le choix du conjoint / partenaire doivent être conformes
aux règles bibliques et rabbiniques. Les rapports sexuels ne sont permis,
d’après la loi juive, que lorsque les lois d’union et de pureté sont
respectées4. Ils ne sont licites qu’entre deux personnes qui ne seraient pas
interdites l’une à l’autre par les lois bibliques ou rabbiniques 5 ; que s’ils
1
Le poseq (fém. poseqet) n’est pas le rabbin de la synagogue que l’on fréquente, ni un
grand rabbin occupant une fonction importante, mais un spécialiste de renom, connu et
reconnu pour ses compétences en matière de halakhah. Il est sollicité par ses
coreligionnaires du monde entier pour toute question nouvelle qui se présente à notre
société quel qu’en soit le domaine. Sa réponse – dans la plupart des cas formulée par
écrit – constitue le responsum. Le poseq est, parfois, spécialiste d’un domaine
particulier (gittin, kashrut etc.). Il existe actuellement – dans le monde orthodoxe – des
poseqot pouvant rivaliser avec leurs homologues masculins, consulter :
http://www.haaretz.com/jewish-world/jewish-world-features/she-who-dares-to-tackle-
jewish-religious-law.premium-1.496530.
2
Il existe des règles herméneutiques différentes pour la halakhah et pour la ’aggadah,
mais celles de cette dernière ont toujours été très peu respectées.
3
La littérature sur cette question est abondante. Voir M. Elon, Jewish Law : History,
Sources, Principles, Philadelphia, Jewish Publication Society, 1994, pp. 94-104 ; Sh.
Safrai (éd.), The Literature of the Sages (Compendia Rerum Iudaicarum ad Novum
Testamentum), Section Two, vol. II Second Part : Midrash, Aggada, Midrash
Collections, Targum, Prayer, 1987.
4
Ceci ne concerne que les rapports hétérosexuels licites. Pour les relations
homosexuelles, cf. § VIII.
5
Lév 18-21 et passim. Cf. L. Vana, « Fiançailles et Mariage à l’époque hellénistique et
romaine : halakhah (lois) et coutumes », dans P. Hidiroglou (éd.), Entre héritage et
devenir, la construction de la famille juive, Paris, 2003, pp. 51-96.

86
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

sont accomplis en dehors des périodes de menstruation de la femme


(niddah6), des périodes de tout saignement quelle qu’en soit la cause, des
semaines qui suivent l’accouchement ; et après immersion dans un bain
rituel (miqweh) qui survient plusieurs jours après la fin de ces périodes 7.
De nombreux commentateurs et docteurs de la loi se sont exprimés
sur cette question et son importance dans notre vie. Nous ne citerons que
deux exemples reflétant l’attitude de la loi juive8 : 1. R. Moshéh ben
Nahman (1194-1270) selon lequel : « L’acte sexuel est pur et saint
lorsqu’il est accompli aux moments appropriés (i.e., autorisés par la loi)
et avec des intentions pures. Nul ne saurait prétendre qu’il est vil ou laid.
N’en plaise à Dieu !... » ; 2. R. Jacob Emden (1698-1776) qui écrit :
« [...] à nos yeux, l’acte sexuel est noble, bien et bénéfique même pour
l’âme. Aucune autre activité humaine ne lui est comparable lorsqu’il est
accompli avec des intentions pures... ».
Quant à la procréation, elle est formulée dans la Bible comme une
bénédiction donnée d’abord aux poissons et aux oiseaux (Gn 1,22),
ensuite au premier être humain, le ’adam, créé mâle et femelle (Gn I,27-
28) :

Elohim créa l’humain (le ’adam) à son image. C’est à l’image de ’Elohim qu’il
le créa ; mâle et femelle IL les créa. ’Elohim les bénit en leur disant : Fructifiez
et multipliez-vous, remplissez la terre et faites-en la conquête, ayez autorité
sur...9

6
Il convient de rappeler que les règles relatives à l’impureté masculine sont plus graves.
Contrairement, aux idées reçues, il est interdit aux hommes impurs de toucher les objets
sacrés (sefer Torah, Tefilline etc.) avant immersion dans un bain rituel (miqweh), alors
que ceci est permis aux femmes menstruées (niddah). Malheureusement, les pratiques
populaires et le discours de certains rabbins font croire le contraire. Sur ces pratiques
qui se sont développées surtout dans les communautés juives ashkénazes, cf. Y. Dinari,
« The Customs of Menstrual Impurity : Their Origin and Development », [en hébreu],
Tarbiz 49, 1979-1980, pp. 302-304.
7
Sept jours après la période de menstruation. Étant donné ces impératifs de la loi juive,
certaines femmes, dont l’ovulation est prématurée, s’en trouvent dans l’incapacité de
concevoir, le passage au miqweh survenant après l’ovulation, donc trop tard et, par voie
de conséquence, le rapport sexuel également. Ce phénomène est souvent désigné par
l’expression de « stérilité halakhique ».
8
Lorsqu’il est question de rapports sexuels, il convient de dissocier l’attitude de la loi
juive de celle des individus juifs ou de celle de la « communauté juive ». Ces dernières
sont influencées par la morale de la société environnante, ou déterminées par l’idée que
l’on se fait de ce qui serait « moral » selon le judaïsme alors que, de fait, elles sont
parfois en contradiction avec la loi juive.
9
Les sources bibliques et rabbiniques citées ont été traduites par l’auteure du présent
article.

87
Liliane Vana

La loi rabbinique a transformé cette bénédiction en commandement


religieux (miçwah10). Cependant, en dépit de la clarté du texte qui
s’adresse tant au mâle qu’à la femelle leur ordonnant de procréer
(réitérée en Gn 9,1 et 7 ; Gn 35,11), la loi rabbinique dispense les
femmes de l’accomplissement de cette obligation religieuse (miçwah). La
halakhah (loi) ainsi consignée dans les codes de loi11 introduit une
inégalité entre les hommes et les femmes. Cette inégalité sera à l’origine
de certaines tensions au sein du couple pouvant aller jusqu’à sa
dissolution, si la femme est stérile ou si elle rencontre des difficultés lors
de ses grossesses. Selon le Talmud de Babylone, Yebamot 65b :

Si un homme épouse une femme, qu’elle reste [avec lui] dix ans sans [lui donner
d’] enfants, il ne lui est pas loisible de renoncer [au devoir de procréation. Il doit
la répudier]… Si elle fait une fausse-couche, il peut compter [dix ans] à partir de
cette date…

Comme seul l’homme a l’obligation de procréer, il peut, et a même


le devoir de, répudier son épouse si au bout de dix ans elle « ne lui a pas
donné d’enfants »12, car elle l’empêche d’accomplir son obligation
religieuse (miçwah). En revanche, si l’homme est stérile ou rencontre des
difficultés de procréation, la femme ne peut le répudier et, n’ayant pas
l’obligation de procréer, elle ne saurait, du moins de jure, évoquer ceci
comme motif de demande du get13. Elle est condamnée à vivre avec lui à
moins qu’il ne consente à la répudier, car la remise du libelle de
répudiation (get) est à la discrétion de l’époux, et de lui exclusivement 14.

10
Sur cet aspect de la question, cf. L. Vana, « À quoi bon tant de monde ? – Mais pour
parachever la création divin », dans La sœur de l’Ange n°10, 2011, pp. 25-35.
11
Maïmonide, Yad, Hilkhot ‘Ishut 15 :2 ; Shulhan ‘Arukh, E.H. 1 :13 (ci-après Sh.A.).
S’appuyant sur Isaïe 45,18, certains poseqim considèrent que la femme a l’obligation de
procréer. Cette obligation serait alors d’origine rabbinique et non biblique, cf. L. Vana,
« À quoi bon… », op. cit..
12
C’est ainsi que la halakhah est formulée dans Sh.A., E.H. 154 :10.
13
Sh.A. E.H. 154 : 6.
14
Pour la question du get, de la procréation et de ses conséquences sur le statut de
l’enfant et de la femme, cf. L. Vana, « Le get et les formulaires du get (lettre de divorce)
en droit rabbinique », dans S. Démare-Lafont et A. Lemaire (éd.), Trois millénaires de
formulaires juridiques, Genève, 2010, pp. 357-389 ; id. Agounot : Les femmes piégées.
Divorce et répudiation dans la loi juive, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/vie-juive/place-de-la-femme/approche-
textuelle/divorce-et-repudiation-dans-la-loi-juive-15-06-2012-45411_385.php ;
id. et al., « Guet et Agouna : Quelle liberté pour la femme ? », 2007, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/colloques/les-femmes-face-au-monde-juif-les-defis-
contemporains/guet-et-agouna-quelle-liberte-pour-la-femme-15-02-2008-

88
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

Le « désir d’enfant » chez la femme, même mariée, est sans doute une
visée légitime mais n’intervient que rarement dans le raisonnement
halakhique15.
Cette halakhah a eu dans le passé, et a encore de nos jours, des
conséquences néfastes sur la vie des femmes, leur statut dans le couple et
dans la société juive. À défaut de répudiation, l’époux peut prendre une
seconde épouse en toute légalité religieuse, la polygymie n’étant pas
interdite par la loi biblique ou par la halakhah16. Il peut également
obtenir une autorisation en bonne et due forme des rabbins
contemporains17. En revanche, si l’époux est stérile ou souffre de
problèmes d’infertilité, la femme ne peut, elle, prendre un second époux
(la polyandrie n’étant pas tolérée) ni demander le divorce, n’ayant pas
l’obligation de procréer. Malgré son désir d’enfant et l’infertilité de son
conjoint, la femme mariée est condamnée à rester ancrée dans ce mariage
aussi longtemps que son époux refuse de lui donner le get, le libelle de
répudiation.
Lorsqu’il s’agira de procréation médicalement assistée (PMA) avec
donneur de sperme, les conséquences halakhiques sont évidentes.
Certains poseqim l’interdisent car, dans ce cas, l’enfant à naître aura pour
père halakhique le donneur de sperme. Le mari n’aura donc pas accompli
sa miçwah de procréer. Quant à la femme, elle n’a pas l’obligation
d’accomplir cette miçwah. D’autres décisionnaires autorisent le recours à

7189_4174.php ; id. et al., « Et te voici permise à tout homme et Sotah », 2011, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/vie-juive/place-de-la-femme/approche-
sociologique/soiree-litteraire-23-11-2011-28495_384.php.
15
Certains décisionnaires tels R. M. Feinstein et R. A. Nebenzahl reconnaissent cette
détresse et l’ont parfois prise en considération dans leurs responsa, afin de prévenir la
dissolution du mariage, surtout dans les milieux orthodoxes. Pour cette question, voir
S. Barris et J. Comet, « Infertility: Issues from the Heart », dans R. Grazi, Be Fruitful
and Multiply, Jérusalem, 1994, pp. 19-37.
16
Au XIe siècle, Rabbenu Gershom a promulgué un décret (connu sous le nom de
« herem de-rabbenu Gershom ») interdisant la bigamie. Ce décret n’était connu que des
communautés juives en Europe, dites ashkénazes, celles d’Orient et d’Afrique du nord,
dites séfarades, n’en n’avaient pas connaissance. Des études récentes ont démontré que
de nombreuses communautés en Europe ont rejeté la décision de Rabbenu Gershom,
d’autres ne l’ont tout simplement pas appliquée, très peu nombreuses sont celles qui en
ont tenu compte. Ceci se reflète dans plusieurs responsa dont ceux de R. Nissim b.
Reuven Gerondi (ca.1310-1375) qui opère une distinction entre les communautés où la
bigamie demeure permise (au sud de la France) en dépit du décret de Rabbenu Gershom
et celles où elle est prohibée, cf. A. Grossman, Pieuses et Rebelles. Les femmes juives
en Europe au Moyen-Âge, [en hébreu], Jérusalem, 2001, pp. 144-156.
17
Il s’agit du hetter me’ah rabbanim, cf. M. Elon, The Principles of Jewish Law, New
Brunswick, London, 2007, pp. 369-370.

89
Liliane Vana

ce type de PMA mais reconnaissent que seul le donneur de sperme juif


est le père halakhique.

II. La fécondation in vivo et la fécondation in vitro18

L’insémination artificielle commence à être pratiquée aux États-


Unis dès la fin du XIXe siècle chez les couples mariés dans les cas
d’infertilité masculine. On utilisait alors les gamètes de l’époux mais, par
la suite, on fit appel à des donneurs – technique qui finira par se
généraliser. En 1959 et 1961, le R. Moshéh Feinstein, éminent poseq
vivant aux États-Unis émet deux responsa autorisant la femme mariée à
recourir à une FIV avec les gamètes de l’époux, voire avec celles d’un
donneur non-juif19. Sous les pressions de ses collègues et les attaques des
milieux orthodoxes radicaux (haredim), il revient sur ses positions en
1965. Plus tard, cette technique sera admise avec quelques réserves
malgré les résistances des juifs radicaux.
R. Eliezer Waldenberg opère une distinction entre l’insémination
artificielle in vivo et la fécondation in vitro. Dans le dernier cas, dit-il, le
père n’accomplit pas la miçwah (commandement religieux) de procréer,
la grossesse commençant en dehors de l’utérus, ce qui n’est pas le
déroulement habituel des choses. Avec le temps, ce genre d’argument est
abandonné et la technique acceptée. Plus tard, R. Ovadyah Yosef, grand
rabbin séfarade de l’État d’Israël autorise même le prélèvement ovarien,
la fécondation de l’ovocyte in vitro par le sperme du conjoint et sa
réimplantation chez la même femme. En revanche, son homologue
ashkénaze, le grand rabbin Shelomo Goren, qualifiera ce procédé de
« moralement répugnant » sans toutefois l’interdire halakhiquement.

III. L’insémination artificielle20 avec sperme du conjoint (IAC)

Cette technique médicale soulève, aujourd’hui, peu de problèmes,


car les gamètes masculines sont immédiatement appliquées à la

18
Pour un aperçu général sur les questions de halakhah et PMA, cf. L. Vana, « La
procréation médicalement assistée », mai 2010, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/cours/pensee-juive-et-action-sociale/la-procreation-
medicale-assistee-25-05-2010-8151_4188.php.
19
‘Iggerot Mosheh, E.H., Part. I, n° 71.
20
Il sera impossible d’analyser, dans le cadre de la présente étude, les différentes
techniques d’insémination (intra-utérine, intra-abdominale, intra-folliculaire) et la
préparation préalable, in vitro, du sperme.

90
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

partenaire féminine en vue de la procréation. Le R. Feinstein ainsi que


d’autres décisionnaires autorisent cette technique médicale 21, à condition
de veiller à ce que le sperme du mari ne soit pas remplacé par celui d’un
autre homme, que la manipulation des éprouvettes soit assurée par des
personnes fiables et soucieuses de la loi juive, et que les règles de la
halakhah ne soient pas enfreintes lors du recueil du sperme (cf. infra §
V).
Néanmoins, à l’exception de quelques cas extrêmes, des
décisionnaires tel R. Waldenberg interdisent cette technique médicale 22,
le risque de substitution du sperme d’un autre homme à celui du mari lors
de sa manipulation par les praticiens étant considéré trop important. Si un
tel accident se produisait, il y aurait adultère dont les conséquences
seraient graves pour le couple ainsi que pour l’enfant. Celui-ci serait
mamzer (cf. infra § VI).

IV. L’insémination artificielle avec sperme de donneur (IAD)

De l’avis de I. Jakobovits, grand rabbin du Royaume-Uni, cette


technique médicale soulève la question de sa légitimité, en ce qu’elle fait
de la procréation un acte technique, mécanique. Elle écarte ainsi la
relation intime, mystique que l’être humain aurait avec Dieu dans la
propagation de l’espèce humaine 23. Cette attitude qui relève d’une
idéologie n’a aucun fondement halakhique. Elle a été pourtant adoptée
par certains décisionnaires dans la deuxième partie du XXe siècle.
L’insémination artificielle avec donneur est souvent la seule
solution envisageable pour beaucoup de couples, lorsqu’un problème
d’infertilité24 ou de sperme de « mauvaise qualité »25 est diagnostiqué
chez l’homme. Cette technique soulève pourtant des problèmes qui
pourraient s’avérer être lourds de conséquences d’un point de vue
halakhique, dont les suivants :
1° Le donneur de sperme et la receveuse (mariée) commettent-ils
un acte adultère ? Dans l’affirmative, la femme doit se séparer de son

21
‘Iggerot Mosheh, E.H., Part. II, n°18.
22
çiç ‘Eliezer, vol.9, n°51, 4.
23
R. I. Jakobovits, « Artificial Insemination », dans Jewish Medical Ethics, New York,
1975, pp. 248-249.
24
Selon de nombreuses études, 30% des cas d’infertilité du couple sont dus à l’homme.
25
Sperme altéré, ou pauvre en cellules, ou totalement dépourvu de cellules etc.

91
Liliane Vana

époux et ne pourra pas revivre avec lui ni avec le donneur de sperme ad


vitam aeternam.
2° Si un enfant venait à naître de cette « union », il serait mamzer.
En effet, certains décisionnaires ont interdit l’IAD en se conformant à ce
raisonnement. D’autres l’ont permise en s’appuyant sur des textes
rabbiniques selon lesquels l’introduction du sperme d’un homme étranger
au couple dans le corps d’une femme mariée, en l’absence de tout contact
physique, et, sine concubito, n’est pas considérée, halakhiquement,
comme un « rapport sexuel ». Les trois seules sources connues sur ce
point sont TB Hagigah 14b-15a ; R. Perez b. Eliyahu de Corbeil
(France), tosafiste du XIIIe siècle26 ; et le Midrash ‘Alef-Bet de-ben
Sira27. Selon ces sources, la conception sine concubito est possible et,
dans ce cas, la femme (mariée) ainsi que l’homme qui l’a fécondée ne
sont pas adultères. Par voie de conséquence, un enfant issu d’une telle
union n’est pas mamzer. Cependant, comme la pratique de l’IAD permet
à plusieurs femmes de bénéficier d’insémination avec le sperme d’un
même donneur, un tel enfant risque, plus tard, de rencontrer et d’épouser
sa demi-sœur ou son demi-frère, sans s’en douter. D’où l’attention
particulière qu’il convient de prêter à ce cas et la nécessité de s’armer de
multiples précautions.
Les conclusions de ces sources sont d’une importance capitale pour
la question de l’IAD. Elles ont été analysées par la plupart des poseqim et
des commentateurs du Shulhan ‘Arukh, bien avant le XXe siècle et le
débat sur la PMA28. La majorité des décisionnaires du XXe siècle tels
R.B.Z. Uzziel29, R. Y.Weinberg30, R. M. Feinstein31 et d’autres, y
trouvent leur appui halakhique pour décréter qu’en l’absence de tout
rapport sexuel, l’IAD ne constitue pas un adultère et l’enfant n’est pas
mamzer. En revanche, le risque d’inceste étant réel, certains l’interdisent
purement et simplement, d’autres la permettent tout en interdisant
l’anonymat du donneur de sperme juif, d’autres encore ne la permettent
qu’avec un donneur de sperme non-juif32, la loi ne reconnaissant pas la

26
Dans ses gloses sur Sefer Miçwot ha-Qatan, comme cité par R. Yoel Sirkes, Bayit
Hadash, Y.D. 195 : 10 ; par David b. Shemuel Halevy, Turey Zahav, Y.D. 195 : 7 ; et
autres commentateurs du Shulhan ‘Arukh.
27
Cf. Y. Eisentein, éd., New York, 1928, p. 43.
28
Cf. Turey Zahav, E.H. 1 : 5 ; Helqat Mehoqeq, E.H. 1 : 8 ; Beyt Shemu’el, E.H. 1 : 10.
29
Mishpetey Uzziel, E.H. n° 19.
30
Seridey ‘Esh 3, n° 5.
31
‘Iggerot Moshé, E.H., Part. I, n° 71.
32
Ibid.

92
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

paternité non-juive33. En marge de la technique médicale, l’observance


de certains commandements (miçwot) risque d’être négligée, voire
oubliée. D’autres commandements risquent d’être transgressés :
- Il est à craindre que l’enfant d’un donneur de sperme kohen (prêtre) ne
soit pas élevé comme kohen par le père sociologique. En outre, l’enfant
né d’un tel donneur risque, plus tard, d’épouser une des catégories de
femmes qui lui sont interdites (en tant que kohen) par les lois bibliques et
rabbiniques34.
- La loi du lévirat risque d’être transgressée. Ayant enfanté grâce à un
don de sperme, la femme, devenue veuve, risque « d’oublier » que son
époux est décédé sans avoir eu d’enfant (le père halakhique est le
donneur de sperme35).
- Les lois de l’héritage ne seront pas respectées. Le père étant le donneur
de sperme, son héritage est à partager entre tous ses enfants, y compris
ceux qui seraient nés grâce à une IAD 36.
- Il est à craindre que des erreurs de manipulation des éprouvettes se
produisent dans les laboratoires ou dans les cliniques spécialisées, le
risque étant l’inceste.
Enfin, aucune des écoles n’admet l’anonymat du donneur de
sperme juif, car l’identité de l’enfant ainsi que celle de ses parents doit
être claire pour eux-mêmes comme pour la société, afin d’éviter une
éventuelle relation incestueuse ou toute transgression à court ou à long
terme d’autres lois du judaïsme. En revanche, l’anonymat du donneur
non-juif ne présente pas ce risque, la paternité du non-juif n’étant pas
reconnue par la halakhah. L’approche du droit rabbinique est, dans ce
cas précis, diamétralement opposée à celle du droit français actuellement

33
Pour les problèmes liés au statut de l’enfant, voir M. Corinaldi, « The Legal Status of
a Child Born by Artificial Reproductive Techniques Involving Sperm Donation or Egg
Donation », dans D. B. Sinclair (éd.), Jewish Biomedical Law, New York : Global
Academic Publishing, 2005, pp. 49-99. Une première version de cet article est parue en
hébreu dans Shenaton ha-Mishpat ha-Ivri 18-19, 1992-1994, pp. 295-327.
34
Cf. L. Vana, « Le prêtre (kohen) et la prostituée : un mariage licite ? Lv 21:7.14 dans
la Loi rabbinique (halakhah) », Pardès 47-48, 2010, pp. 205-234.
35
Selon la loi biblique et rabbinique, la veuve d’un homme décédé sans enfants devient
ipso facto l’épouse de son beau-frère. À défaut de vivre avec son lévir, elle doit
procéder à une haliçah (cérémonie du déchaussement) afin de rompre légalement cette
union matrimoniale.
36
Cf. A. Steinberg, Encyclopaedia of Jewish Medical Ethics, [en hébreu], Jérusalem,
1988, vol. I, p. 156 (rééd. 2006).

93
Liliane Vana

en vigueur qui impose l’anonymat 37 du donneur de sperme (cf. infra §


IX38).

V. Le recueil de sperme

La masturbation est le moyen le plus fréquemment pratiqué dans


les cliniques spécialisées pour le recueil de sperme en vue d’une PMA.
Cette pratique étant prohibée par la loi juive, le recueil de sperme est
autorisé à condition d’avoir recours à d’autres moyens : le coitus
interruptus, l’usage du préservatif, ou le prélèvement vaginal lorsque le
rapport sexuel a lieu dans une clinique spécialisée en PMA.
Cependant, certains poseqim, tel R. Aharon Walkin, interdisent
toute extraction de sperme qui ne serait pas destiné à l’insémination de sa
propre épouse39. D’autres, tel R. E. Y.Waldenberg, autorisent même la
masturbation si toutes les autres méthodes ont conduit à un échec 40.
Outre la masturbation, une autre question halakhique se pose, celle
de savoir s’il s’agit d’une « émission de sperme en vain » (hoça’at zera‘
le-vattalah), la fécondation en étant espacée dans le temps et survenant
dans des conditions artificielles.

VI. Le mamzer (l’enfant adultérin)

Le terme mamzer (pl. mamzerim ; f. mamzeret ; pl. mamzerot)


désigne l’enfant né d’une relation adultère ou de tout autre rapport sexuel
entre deux personnes dont l’union est interdite par les lois bibliques ou
rabbiniques41.
Le mamzer appartient au peuple d’Israël, il est juif à part entière :
il/elle a les mêmes devoirs religieux (miçwot) et jouit des mêmes droits

37
Dans certains pays d’Europe, les donneurs de sperme ne sont plus anonymes ; dans
d’autres, l’accès au dossier du donneur de sperme est autorisé par la loi lorsque l’enfant
atteint l’âge de la majorité. On peut supposer que, dans l’avenir, la législation en France
évoluera dans ce sens, étant donné la demande des enfants nés grâce à cette technique
médicale dont le nombre va en grandissant.
38
L. Vana, La procréation médicalement assistée, dans
http://www.akadem.org/sommaire/cours/pensee-juive-et-action-sociale/la-procreation-
medicale-assistee-25-05-2010-8151_4188.php .
39
R. Aharon Walkin, Zeqan Aharon, 2, n° 97.
40
R. E. Y.Waldenberg, çiç ‘Eliezer, Section I, chp. 2.
41
Cf. Ch. Touati, « Le mamzer, la zona et le statut des enfants issus d’un mariage mixte
en droit rabbinique », [1985] repris dans id. Prophètes, talmudistes, philosophes, Paris,
1990, pp. 101-114.

94
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

que tout autre juif/juive. Il/elle a droit à l’héritage, monte à la Torah, fait
partie du minyan (quorum requis pour l’accomplissement de certains rites
religieux), etc.
En revanche, il/elle est frappé(e) d’une loi qui le/la distingue de
tout autre juif/juive : il/elle ne peut épouser qu’un(e) mamzer ou un(e)
converti(e) au judaïsme, à l’exclusion de toute autre personne du peuple
d’Israël42. Le statut de mamzer se transmet aux descendants pendant
plusieurs générations (Dt 23, 2-443).
C’est donc, à tort, que l’on traduit le terme « mamzer » par
« bâtard », ou par « enfant illégitime ». Il s’agit de statuts totalement
différents. De nos jours, la situation du mamzer est particulièrement
critique, voire cynique, étant donnée l’attitude rigide, voire le rejet, que
manifestent les tribunaux rabbiniques orthodoxes envers les candidats à
la conversion44.
Ces dernières décennies, le nombre des mamzerim est en
augmentation en raison du nombre croissant des mesoravot get (‘agunot)
d’une part ; et des résistances des tribunaux rabbiniques orthodoxes à
appliquer les solutions halakhiques existantes au problème (à défaut d’en
élaborer des nouvelles) d’autre part45.
Dans le processus d’élaboration des lois portant sur la PMA, on
veillera toujours au statut de l’enfant à naître de sorte qu’il ne soit pas
mamzer. Si un tel risque existait, la technique médicale en question
serait, en principe, interdite.

42
Dans la plupart des cas, le jeune homme ou la jeune fille « découvre » son statut de
mamzer lorsque il/elle décide de se marier religieusement, prépare la cérémonie du
mariage, rencontre le rabbin qui présidera à la dite cérémonie religieuse. Il/elle apprend
alors que, étant mamzer, son mariage ne saurait se réaliser avec le conjoint choisi.
43
Le mouvement conservative a mis en place des solutions à ce problème. Le
mouvement progressiste (libéral) a tout simplement supprimé le statut de mamzer. Le
mouvement orthodoxe ne reconnaît aucune de ces solutions et n’en propose aucune
autre. Il continue de traiter le problème des ‘agunot au cas par cas alors qu’il s’agit d’un
« phénomène de société », notamment à l’origine de l’augmentation du nombre de
mamzerim.
44
Pour la question des conversions dans les courants orthodoxes aujourd’hui, cf. L.
Vana, « La conversion sans concession : évolution de la Halakha de l’époque
talmudique à nos jours », Paris, novembre 2012, dans :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/vie-juive/questions-de-societe/conversion/la-
conversion-sans-concession-12-12-2012-49040_390.php.
45
Cf. L. Vana, « Sexualité, mariage et divorce », dans Sonia Sarah Lipsyc (éd.),
Femmes et judaïsme dans la Société contemporaine, Paris, 2008, pp. 147-157. Voir
également note 14.

95
Liliane Vana

VII. Don d’ovocytes et gestation pour autrui46

Jusqu’ici, il était question des problèmes liés à l’infertilité


masculine. Le don d’ovocytes et la gestation pour autrui (GPA,
communément désignée par l’expression « mère porteuse »), sont liés à
l’infertilité féminine. Aussi, les principes halakhiques qui vont guider la
réflexion sur le sujet et les décisions prises seront-ils d’une autre nature.
L’ancien grand rabbin du Royaume-Uni, I. Jakobovits, la considère
comme « une offense à la morale »47. Il n’y voit pas la souffrance de la
femme ni son désir d’enfant, sans doute parce que cette dernière n’a pas
l’obligation religieuse (miçwah) de procréer.
La question de la GPA ou de la PMA avec don d’ovocytes est fort
complexe et soulève de nombreux problèmes halakhiques, surtout si la
mère génétique n’est pas la mère gestatrice ou celle qui mettra l’enfant au
monde. La question la plus importante est celle de savoir qui est la mère
halakhique. L’identité de l’enfant dépend de la réponse que l’on donnera
à cette question. Car l’identité juive, la judéité, se transmet selon la loi
juive par la mère, jamais par le père. Si la mère est juive, son enfant l’est
également, quelle qu’en soit l’identité du père. Afin de pouvoir répondre
à ces questions une autre s’impose : comment faut-il définir la
maternité ? À partir de quel moment faut-il considérer qu’une femme est
« mère » ? Ce sont là les questions majeures que soulève la GPA. Les
poseqim proposent plusieurs types de réponses, prenant pour appui
halakhique différents principes légaux et différents modes de
raisonnement.

1. La conception
Shelomoh Goren, grand rabbin ashkénaze de l’État d’Israël (1972-
1983) considère que la mère halakhique est la donneuse d’ovocytes car la
maternité se définit à partir de la conception48. Sa décision ne s’appuie
pas sur des principes halakhiques mais sur une croyance selon laquelle
l’âme (neshamah) naît au moment de la conception (TB Sanhedrin 91b)
ainsi que sur un autre texte aggadique selon lequel trois instances

46
Contrairement au don de sperme, le don d’ovocytes et la GPA sont prohibés par le
droit français, allemand, suisse, autrichien, danois, norvégien, la liste n’étant pas
exhaustive.
47
I. Jakobovits, « Eugenics », dans Jewish Medical Ethics, New York, 1975, pp. 261-
266.
48
R. Sh. Goren, « Embroyo Transplantation According to the Halakhah», [en hébreu],
Hazofeh, 17 décembre 1984.

96
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

participent à la conception de tout être : son père, sa mère et Dieu (TB


Niddah 31a).

2. L’accouchement
La majorité des décisionnaires considèrent que la mère halakhique
est celle qui met l’enfant au monde. Mais ce consensus n’est pas récent,
il remonte à l’époque talmudique. Il est présent chez les commentateurs
du Moyen Âge49 et perdure jusqu’à nos jours. Dans le cadre d’une GPA,
la mère halakhique serait, selon cette approche, celle qui mettra l’enfant
au monde, et non la donneuse d’ovocytes ni tout autre femme intervenant
dans le processus de fécondation ou de gestation50.

3. La gestation pendant les derniers trimestres


Certains poseqim dont R. N. Goldberg considèrent que la mère
halakhique est celle qui porte le fœtus pendant les deux derniers
trimestres de la grossesse 51. Cette définition, inspirée de R. Aqiva Eger
(1761-1837), voit une analogie entre paternité et maternité qui, de son
avis, s’établissent à la fin du premier trimestre de la grossesse 52.

4. Les 40 premiers jours de la gestation


D’autres considèrent qu’un fœtus retiré de l’utérus de sa mère au
bout 40 jours en vue de sa réimplantation est considéré comme étant né 53
et serait assimilable à un nouveau-né. Selon cette école, la mère
halakhique est la première femme, même si c’est la deuxième qui met
l’enfant au monde. Cette opinion s’appuie sur un passage du Talmud de
Babylone (Hullin 70a) où il est question du monde animal. En
transposant cette règle aux humains, la mère halakhique serait celle qui
aura porté le fœtus les 40 premiers jours de la grossesse.
Bien que les deux dernières approches soient fondamentalement
différentes, la différence n’a aucune incidence, de facto, sur les cas qui se
présentent actuellement en médecine. Dans l’état actuel des pratiques
médicales, l’implantation de l’embryon se fait deux ou trois jours après la
fécondation. La mère gestatrice est donc celle qui mettra l’enfant au

49
TB Yebamot 97b et Rashi s.v. « ’aval hayyavim » ; Tosafot sur TB Ketubbot 11a, s.v.
« matbilin oto ».
50
Cf. M. Corinaldi, The Enigma of Jewish Identity, Nevo Publications, 2001, pp. 25-36.
51
N. Goldberg, « Establishing Maternity in the Case of Foetal Implants », [en hébreu],
Tehumin 5, 1984, p. 249.
52
TB Sanhedrin 69a ; R. Aqiva Eger, Hiddushey R. Aqiva Eger, Y.D. 87 : 6.
53
E. Bick, « Foetal Implants », [en hébreu], Tehumin 7, 1986, p. 260.

97
Liliane Vana

monde et, de facto, celle qui porte le fœtus les 40 premiers jours de la
grossesse. Le problème se posera si, dans l’avenir, une technique
médicale permettait le placement du fœtus d’une donneuse dans l’utérus
d’une receveuse, après les premiers 40 jours de la gestation.
Actuellement, ce n’est pas encore le cas.

5. La récipiendaire de l’ovocyte
La GPA avec don d’ovocytes pose un autre problème, celui de la
clarté de la filiation. Aussi R. A. Rosenfeld interdit-il tout rapport sexuel
pendant les trois premiers mois de la gestation, si la gestatrice est une
femme mariée. Ainsi est-on assuré que l’enfant qu’elle mettra au monde
est issu du fœtus implanté et n’est pas le sien propre. Car, de l’avis de R.
A. Rosenfeld, il demeure un risque qu’elle soit fécondée par son propre
époux après avoir perdu le fœtus implanté (fausse couche)54. Ce même
auteur considère que, en matière de greffe d’organes, l’organe greffé
devient partie intégrante du corps du receveur, à l’exception du cerveau.
En appliquant ce raisonnement à la GPA, il considère que la mère
halakhique est la récipiendaire de l’ovocyte.

6. Avoir deux mères


Une autre approche, originale mais fort contestée d’un point de vue
halakhique, est celle du R. D. Bleich selon lequel, en l’absence de
réponse définitive à la question de la définition de la maternité, on peut
considérer que l’enfant a deux mères : la donneuse d’ovocytes (i.e., la
mère génétique) et celle qui le met au monde (i.e., la mère biologique) 55.
Selon cette approche, l’enfant devra respecter les interdits relatifs à la
proche parenté (‘arayot) du côté des deux mères. De fait, le R. D. Bleich
transpose des cas du monde agricole (lois de ‘orlah et de kil’ayim) à celui
des humains. Pour la référence au monde agricole, R. D. Bleich a un
prédécesseur en la personne de R. Yekutiel Kamelhar qui, déjà en 1932 à
Varsovie, avait soutenu qu’en matière de transplantation ovarienne,
l’ovocyte devient partie intégrante de la mère, comme le jeune arbre
(‘orlah) que l’on a greffé sur un vieil arbre devient partie intégrante de ce
dernier. Mais R. E. Bick conteste le principe-même du raisonnement qui

54
A. Rosenfeld, « Generation, Gestation and Judaism », Tradition 12 (1), Summer
1971, pp. 78-87.
55
D. Bleich, « Maternal Identity Revisited », Tradition 28, 1993, p. 56 ; id. « Survey of
Recent Halakhic Periodical Literature : Surrogate Motherhood », Tradition 32/2, 1998,
pp. 146-167.

98
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

consiste à transposer les cas du monde agricole (‘orlah et kil’ayim) à


ceux des humains pour nourrir la réflexion sur la PMA et la GPA ou pour
en déduire des lois56.

VIII. Homoparentalité, homoparenté et PMA

L’approche de R. D. Bleich permettrait, sans doute, une nouvelle


réflexion sur l’homoparenté féminine et la GPA, bien que cela ne soit pas
l’intention de l’auteur et sans doute contraire à ses positions
idéologiques.
D’un point de vue halakhique, la question de l’homoparenté se
pose dans les mêmes termes que celle de l’hétéroparenté, le point
essentiel étant de savoir s’il s’agit d’une insémination artificielle ou
d’une GPA. Dit autrement, ce qui est déterminant dans le raisonnement
halakhique est de savoir si la technique de PMA est pratiquée suite aux
problèmes de fécondité dont souffre l’homme ou ceux dont souffre la
femme (leur orientation sexuelle n’y intervient pas 57), les enjeux et les
conséquences halakhiques n’étant pas les mêmes 58. Cependant, face à un
tel sujet, les résistances sont importantes et les préjugés ou les
convictions personnelles l’emportent parfois sur l’analyse halakhique.
Dans le cadre de la campagne menée « pour » ou « contre » la loi
autorisant le mariage entre deux personnes de même sexe récemment
votée en France, on a pu entendre un certain nombre d’arguments contre
l’homoparenté59 et les dangers que présenterait une loi permettant à des

56
E. Bick, « Ovum Donations : A Rabbinic Conceptual Model of Maternity », Tradition
28/1, 1993, pp. 28-45.
57
Même si, d’un point de vue sociologique, la majorité des milieux religieux
orthodoxes expriment, actuellement, une hostilité à l’égard des homosexuels.
58
Il est à noter que, dans l’État d’Israël, l’accès des femmes célibataires aux traitements
de fertilité permet à des couples de femmes homosexuelles de concevoir par
insémination artificielle. En revanche, les couples d’hommes homosexuels doivent se
rendre à l’étranger pour faire appel à une mère gestatrice. À leur retour en Israël se pose
le double problème de l’enregistrement de l’enfant à l’état civil : 1° comme enfant non-
juif, à l’instar de l’identité de la mère gestatrice (cf. notre analyse en § VII), à défaut
d’une conversion au judaïsme, exigée par le rabbinat ; 2° comme ayant deux parents de
sexe masculin. Le couple Tabak-Aviram qui se trouvait dans cette situation a porté son
cas devant la Cour suprême de l’État d’Israël (Bagaç) en 2011.
59
Cette question, mise en exergue dans le débat sur le mariage entre deux personnes de
même sexe, a empêché le débat, voire la réflexion sur l’homoparentalité et la parentalité
de manière générale. Actuellement, de nombreux couples homosexuels élèvent l’enfant
de l’un des deux conjoints. Dans l’intérêt de l’enfant et de celui de l’ensemble de notre
société, il est important de clarifier le statut du conjoint (homosexuel) qui assure le rôle

99
Liliane Vana

couples homosexuels de recourir à une PMA. La loi a été votée,60 mais


sans accorder la PMA aux homosexuels. La question du mariage n'est
pas l'objet de la présente étude ; en revanche, la parenté par voie de PMA
refusée aux homosexuels par certains milieux religieux et non-religieux
nous interpelle61. Nous n’évoquerons que deux points car ils portent sur
deux questions de fond : celle de la parenté et celle de la filiation.

1° Le refus de la parenté par voie de PMA opposé aux homosexuels


soulève, inévitablement, la question du « droit à la parenté »62 de manière
générale et non seulement du « droit à l’homoparenté ». Si l’on considère
qu'il existe une catégorie de personnes interdites de PMA étant donné ses
orientations sexuelles63, peut-être y a-t-il d'autres catégories de personnes
dans notre société qui devraient également être interdites de PMA. Qui a
droit à la parenté ? Et sur quels fondements va-t-on la permettre ou
l’interdire ? C'est donc la question de la parenté tout simplement qui est
posée et non seulement celle de l'homoparenté. Ce n’est donc pas au nom

et les responsabilités de « parent » envers un enfant qui n’est pas, biologiquement, le


sien. Il est évident que, posée ainsi, la question de la parentalité ne concerne pas les
couples homosexuels exclusivement mais également les familles dites « recomposées »
dont le nombre va en augmentant depuis quelques décennies.
60
Cette loi dite du « mariage pour tous » a été votée en première lecture par
l’Assemblée Nationale en février 2013 et, en deuxième lecture, le 23 avril 2013.
61
Je tiens à préciser que, dans la présente étude, je n’émets aucun avis personnel
« pour » ou « contre » l’homoparenté, avec ou sans recours à une technique de PMA.
Mon objectif est d’analyser la question et de présenter les points de vue de la halakhah
et non ceux, personnels, de certains juifs, fussent-ils rabbins. Or, en dépit du rejet des
homosexuels par les milieux juifs orthodoxes, les fondements de la halakhah en matière
de PMA – du moins d’un point de vue théorique – n’établissent pas de différence entre
homosexuels et hétérosexuels.
62
Il est à noter que, ces dernières années, la Cour Suprême de l’État d’Israël (Bagaç) a
eu l’occasion de se prononcer sur cette question, cf.
http://www.constitution.org.il/index.php?option=com_consti_comp&mytask=view&cla
ss=4&id=892.
63
On a souvent avancé l’argument de « l’intérêt de l’enfant ». Mais l’hétérosexualité en
est-elle une garantie ? Au nom de l’intérêt de « l’intérêt de l’enfant » va-t-on interdire la
parenté aux personnes atteintes d’une maladie grave, de cécité, de surdité, ou aux
personnes violentes, souffrant d’addiction à la drogue, à l’alcool, etc. ? Par cette
comparaison je n’entends, en aucun cas, insinuer que les homosexuels sont assimilables
aux exemples que je cite. Je souhaite simplement attirer l’attention sur le fait que :
1°« l’intérêt de l’enfant » ne saurait se limiter aux enfants des homosexuels. 2° La
question de la parenté par voie de PMA – accordé ou non – aux homosexuels soulève
des questions annexes qui méritent, elles aussi, une véritable réflexion, dont le « droit à
la parenté ».

100
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

de l’égalité entre homosexuels et hétérosexuels que je soulève la


question, mais au nom de la simple logique 64.
2° On s’inquiète pour l'établissement de la filiation (biologique) et on en
craint les conséquences. Or, ce risque et ses conséquences sont déjà
réalité, surtout en France, dans tous les cas où une PMA avec donneur de
sperme est pratiquée chez les couples hétérosexuels ! Car la loi française
impose l’anonymat du donneur de sperme de sorte que tout enfant né
d’une telle technique médicale est enregistré à l’état civil sous le nom du
père sociologique et non sous celui du donneur de sperme (i.e., du père
biologique)65. C'est, précisément un des risques que la halakhah cherche
à éviter par tous les moyens ainsi que l'on pu le démontrer plus haut (cf.
§ IV). Aussi interdit-elle l'anonymat du donneur de sperme.

Il est donc erroné de faire croire que c’est l’homoparenté qui


génère la « confusion » dans l'établissement de la filiation. C’est plutôt
l’anonymat du donneur de sperme qui la génère, anonymat imposé par la
législation française actuellement en vigueur dont bénéficient les couples
hétérosexuels exclusivement. Afin d’y remédier, il est urgent de
reconsidérer cet article de loi à défaut de lever l’anonymat du donneur de
sperme66.

64
Pour une analyse nuancée de la question de l’homosexualité dans notre société
aujourd’hui, il nous semble important de ne pas négliger l’éclairage que nous offrent les
différentes disciplines et les différentes catégories de spécialistes dont le discours
s’appuie tant sur des théories que sur des enquêtes scientifiques, synchroniques et
diachroniques, auprès d’un large échantillon de la population. Plusieurs spécialistes,
leurs analyses, leurs théories, leurs enquêtes, etc. sont présentés et analysés dans
l’ouvrage, récemment traduit en français, de la biologiste américaine A. Fausto-Sterling,
Corps en tout genre. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, [2000], trad. de
l’américain par O.Bonis et F.Bouillot, Paris, 2012. La bibliographie remarquable et
volumineuse de ce livre se trouve dans :
http://extranet.editis.com/it-
yonixweb/images/DEC/art/doc/3/371995bdd73133343937373735373938353739.pdf.
On ne peut que regretter le choix de l’éditeur qui ne l’a pas imprimé dans la version
papier. À la lecture de cet ouvrage (et de tant d’autres qu’il nous est impossible de citer
ici), force est de constater que les analyses et les réponses proposées par certains
spécialistes en France sont loin de faire l’unanimité dans le monde scientifique des
biologistes, pédopsychiatres, psychologues etc.
65
Je n’entends pas dire par là que la loi autorisant le mariage de deux personnes de
même sexe apporterait une solution à ce problème, mais qu’une réponse juridique
encadrant le statut des enfants des couples homosexuels est nécessaire, qu’ils soient nés
grâce à une technique de PMA, ou d’un rapport sexuel suite à un « accord » avec une
personne du sexe opposé, qu’elle soit homosexuelle ou hétérosexuelle.
66
Voir note 37.

101
Liliane Vana

Quant à l'homosexualité féminine, il convient de préciser qu'il


n’existe rien, strictement rien, dans les sources bibliques et talmudiques 67
au sujet de l’homosexualité féminine ; celle-ci n’y est pas expressément
interdite. Maïmonide l’exprime clairement dans son Code de Lois
lorsqu’il écrit : « […] il n’y pas de commandement spécifique
l’interdisant et, de ce fait, elle n’est pas considérée comme un rapport
sexuel »68. Néanmoins, Maïmonide la condamne. Il opère ainsi une
distinction entre la règle de droit, les fondements halakhiques du
judaïsme et l’expression de son attitude personnelle, d’ailleurs fort
sévère, au sujet de l’homosexualité féminine. Au regard des sources
halakhiques, il est évident que l’on ne saurait assimiler l’homosexualité
féminine (que ces sources condamnent) à l’homosexualité masculine.
D’un point de vue halakhique le traitement des deux cas est, par
définition, totalement différent.
De fait, en matière de PMA, le traitement halakhique différencié se
fait sur la base de la distinction à opérer entre hommes et femmes et non
entre homosexuels et hétérosexuels.

IX. Monoparentalité masculine, féminine et PMA

En matière de PMA, la question de la monoparentalité est analysée


de manière différente lorsqu’il s’agit d’un homme ou d’une femme, les
enjeux halakhiques n’étant pas les mêmes. Lorsqu’elle concerne un
homme, c’est « l’émission de sperme en vain » qui constitue l’obstacle
majeur (cf. supra § V). La monoparentalité masculine n’est pas étudiée
en tant que telle. Elle est souvent examinée du point de vue du célibataire
qui, pour des raisons médicales (ou autres), souhaite la congélation de
son sperme dans l’espoir de l’utiliser ultérieurement pour

67
Signalons, cependant, l’expression obscure « mesolelot » en TB Yebamot 76a. Ce
n’est qu’à partir du Moyen-Âge, que la littérature rabbinique l’interprète comme
« désignant » des pratiques homosexuelles de femmes. C’est le cas, à titre d’exemple,
des Tossafot sur ce passage. Sur cet aspect de la question, voir A. Kosman, A. Sharbat,
« Two Women who were Sporting with Each Other : A Reexamination of the Halakhic
Approaches to Lesbian as a Touchstone for Homosexuality in General », Hebrew Union
College Annual 75, 2004, pp. 37-73.
68
Yad ‘Issurey Bi’ah 21 : 8. Ce point est particulièrement intéressant car il signifie que
Maïmonide considère le rapport (sexuel) lesbien répréhensible d’une part, mais qu'il ne
le considère pas, pour autant, comme « un acte sexuel » d’autre part. Ceci signifie que -
d'un point de vue halakhique – ce type de rapports ne « génère » pas les conséquences
que génèrerait un rapport hétérosexuel (cf. supra § I ; § IV). Voir L. Vana, « Fiançailles
et Mariage … », op.cit.; Id. « Sexualité, mariage et divorce », op.cit. ; Id. « Le prêtre
(kohen) et la prostituée… », op.cit.

102
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

l’accomplissement du commandement lui faisant injonction de procréer


(miçwat periyyah u-reviyyah). Une telle émission de sperme est, de l’avis
de certains poseqim, permise dès lors qu’elle a pour objectif la
procréation. Peu importe si l’homme est célibataire ou marié 69.
D’autres décisionnaires interdisent au célibataire toute « émission
de sperme » en vue de sa congélation car, de leur avis, seul l’homme
marié a l’obligation de procréer. Ainsi, R. Aharon Walkin, interdit-il
toute « émission de sperme » qui ne serait pas destinée à l’insémination
de sa propre épouse70. Or, par définition, le célibataire ne se trouve pas
dans cette situation. R. Eliyahu Bakshi Doron, ancien grand rabbin
séfarade de l’État d’Israël (1993-2003), interdit la congélation du sperme
d’un célibataire au motif que seuls les hommes mariés ont l’obligation de
procréer71. D’autres encore permettraient un tel acte si le célibataire a
déjà un projet « concret » de mariage en vue72. Selon ces approches, la
monoparentalité masculine (d’un célibataire) impliquant une technique
de PMA conduit, inévitablement, à la transgression d’une loi juive et, de
ce fait, serait interdite.
Ceci n’est pas le cas de la monoparentalité féminine où aucune
transgression de la loi juive n’est commise et où aucune miçwah n’est à
accomplir. À la différence de l’homme, la femme juive est dispensée,
rappelons-le, de la miçwah de procréer et, par voie de conséquence, de
l’obligation de se marier. Même si, de facto et paradoxalement, la réalité
est tout autre et en décalage avec la règle de droit. En ce qui concerne
notre sujet, la question est de savoir si la monoparentalité féminine
résultant d’une technique de PMA soulève des problèmes halakhiques.
La question n’a pas été étudiée en tant que telle par les poseqim qui se
sont surtout intéressés à la PMA pour la femme mariée 73. Seuls deux ont
examiné la question et rédigé un responsum : Ben-Zion Fuerer, rabbin
orthodoxe de Nir Gallim (Israël) qui autorise la PMA aux filles

69
On opère une distinction entre deux commandements (miçwot) différents, celui de
procréer et celui de se marier incombant, tous les deux, exclusivement à l’homme, la
femme en étant exemptée, cf. L.Vana, « À quoi bon tant de monde ? – Mais pour
parachever la création divine », op.cit.
70
R. Aharon Walkin, Responsa Zeqan Aharon, 2, n° 97.
71
R. Bakshi Doron, Responsa Binyan ‘Av, tome I, 50, pp. 235-242.
72
S’il est déjà fiancé ou si un(e) marieur(-euse) lui avait présenté des jeunes filles.
73
Cependant, en marge de leur responsa, certains poseqim se sont exprimés,
indirectement, sur la question. R. Y. Weinberg l’autorise, R. E. Waldenberg et
A. Steinberg l’interdisent, cf. D. Ross, « Artificial Insemination in Single Women », [en
hébreu] dans M. D. Halpern & C. Safrai (éd.), Jewish Legal Writings by Women,
Jérusalem, 1998, p. 45 et notes 3-5.

103
Liliane Vana

célibataires et David Golinkin, rabbin du courant conservative qui


l’interdit74. Les enjeux majeurs sont liés au donneur de sperme. S’il est
juif, le débat portera sur la question de savoir si, par un tel acte, lui n’a
pas commis de transgression. Ce risque est écarté lorsque le donneur est
un non-juif.
Dans un article publié sur le site de l’« Institut Pouah, éthique et
conseil à la procréation » (cf. infra § X), un de leurs rabbins écrit :
« l’Institut Pouah de Jérusalem a décidé de vérifier les aspects de cette
problématique [la monoparentalité féminine] en prenant contact avec un
certain nombre de décisionnaires rabbiniques dans le monde »75. L’auteur
avance notamment les arguments suivants contre la monoparentalité
féminine :

1° Dans la famille monoparentale (écrit-il), l’homme est réduit à une source de


matière séminale. Selon cette vision, les notions de mariage, mari, père, sont
vides de signification. L’acte sexuel ne serait qu’un acte technique dont le but
seul et unique serait de féconder un ovocyte. Cette notion est parfaitement
étrangère au judaïsme qui voit, dans l’union d’un homme et d’une femme un acte
rempli de sainteté.76

La visée idéologique de ce rabbin le conduit à confondre un certain


nombre de lois du judaïsme et à élaborer un discours de type aggadique
au détriment de la halakhah et en contradiction avec elle :
a) Il néglige de rappeler que la femme juive est dispensée de
l’accomplissement de la miçwah de « peru u-revu » (« croissez et
multipliez », Gn 1,28) ; que son époux peut la répudier si elle n’est pas
fertile (cf. surpra § I), que de ce fait depuis 2000 ans, « la femme est
réduite à un ventre » transformé en « fabrique d’enfants » pour l’homme
juif, afin que ce dernier puisse, LUI, accomplir SA miçwah : celle de
procréer. Il est évident que ceci n’est pas ma manière de voir les choses.
En reprenant la formule choquante de ce rabbin, je tente, tout
simplement, d’attirer l’attention sur le fait que l’omission de l’auteur le
conduit à trahir les lois du judaïsme, à masquer la réalité, voire à en
donner une fausse image en écrivant que « l’homme est réduit à une
source de matière séminale ».

74
Cités par D. Ross, « Artificial Insemination in Single Women », op. cit., p. 45 et notes
1-2.
75
Benjamin David, « La Monoparentalité : avoir un enfant seule », [sans date], paru sur
le site de l’Institut Pouah, dans :
http://www.pouah.org.il/ViewArticle.aspx?ArticleId=106.
76
Ibid.

104
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

b) L’auteur veut nous faire croire que la « sainteté » réside dans la bi-
parentalité et non dans la monoparentalité. Or, la notion de sainteté
concerne l’union d’un couple. Elle n’a strictement rien à voir avec celles
de la monoparentalité ou celle de la bi-parentalité. Malheureusement, ces
glissements de sens sont fréquents dans le discours de ce rabbin.

2. Avoir un enfant (écrit-il) n’est pas un droit mais principalement un devoir…


C’est pour cette raison que d’après la halakha, seul un couple qui aurait
engendré un fils et une fille et qui, par cela aurait contribué à la perpétuité de la
présence humaine sur terre, aura pleinement accompli le commandement de
« Croissez et multipliez-vous » (Gn 1,28).

Ce rabbin évoque un commandement qui n’existe pas : « d’après la


halakhah », il n’existe aucun « commandement pour le couple ». Les
commandements sont à accomplir soit par l’homme, soit par la femme,
en tant que sujets de loi, jamais en tant que « couple ». Selon la
halakhah, le « devoir d’avoir un enfant», « d’engendrer un fils et une
fille », « d’accomplir le commandement croissez et multipliez-vous »
incombe exclusivement à l’homme, en aucun cas à la femme ou au
couple.

3. La conclusion de tous les rabbins (affirme l’auteur) est unanime :


l’insémination d’une célibataire par le sperme d’un donneur juif ou non, est
interdite par la loi juive.

Or, il n’existe pas, à ma connaissance, une telle « loi juive » et


l’auteur n’en donne pas la source. En outre, il ne cite aucun rabbin, aucun
poseq, aucun responsum77. Il n’évoque aucun argument halakhique
avancé par l’un d’eux, et ne fait état d’aucun fondement halakhique
légitimant une telle position (si toutefois une telle interdiction halakhique
existe). Il néglige, de surcroît, de mentionner les rabbins de Tsohar qui,
eux, la permettent. De fait, l’article ne contient AUCUN argument
halakhique. Dans un discours de type homilétique et moralisateur, ce

77
L’article du rabbin Benjamin David ne contient que neuf notes qui constituent, de
fait, les seules références données par l’auteur. La note 4 est erronée. La note 2 est la
seule à faire référence à une source halakhique. La voici in extenso : « Choulkhan
Haroukh, Even Haézer ». Nous laissons à ce rabbin la responsabilité de sa transcription
qui confond trois lettres de l’alphabet hébraïque : le « ‘ayin », le « het » et le « khaf » et
lui posons la question de savoir s’il suggère à son lecteur de lire le gros volume du
‘Even Ha-’Ezer, à savoir le quart du Shulhan ‘Arukh, pour chercher la référence que lui-
même n’était pas en mesure de trouver ?

105
Liliane Vana

rabbin expose ses convictions intimes, ses opinions personnelles en


soutenant qu’il s’agit d’une approche halakhique.
Les positions de ce rabbin, nous interpellent tout particulièrement
étant donné ses fonctions : il est directeur du département francophone de
l’Institut Pouah à Jérusalem. Or, ses positions sont en parfaite adéquation
avec la ligne idéologique (sexiste) de cet Institut dont nous parlerons un
peu plus loin (§ X).
Grâce aux différentes techniques de PMA, de nombreux enfants
ont vu le jour dans des foyers monoparentaux juifs orthodoxes, surtout
aux États-Unis et au Canada. Dans la plupart des cas, il s’agit de filles
célibataires qui renoncent au mariage pour diverses raisons mais qui,
pour autant, ne renoncent pas à la maternité. Elles rencontrent les plus
grandes difficultés au sein de leurs milieux (orthodoxes), allant jusqu’à
leur opposer un refus de pratiquer la circoncision sur leurs fils. L’hostilité
à l’égard de ces femmes et l’incompréhension manifestée face à leur
désir d’enfant sont l’expression d’une certaine mentalité, d’une attitude
sexiste, de préjugés etc., et n’est en aucun cas due à des contraintes
halakhiques.

X. La halakhah et les instituts de PMA en Israël

Dans tous les cas cités et – en dépit de l’autorisation de principe


décidée au sujet de certaines techniques de PMA – il est recommandé de
consulter un poseq pour l’obtention d’une autorisation spécifique à son
cas personnel. Seuls les spécialistes en matière de halakhah (poseqim)
sont habilités à donner une telle réponse ; l’avis d’un rabbin de
communauté n’est pas suffisant, à moins qu’il ne soit spécialiste dans le
domaine en question78. Il est également recommandé de préférer des
praticiens ou des Instituts de PMA soucieux du respect de la halakhah. À
ma connaissance, de tels instituts n’existent pas actuellement en France.
On en trouve en Israël, tel l’« Institut Pouah, éthique et conseil à la
procréation » à Jérusalem dont le directeur et ses représentants viennent
collecter des fonds en France. Sur la page d’accueil de cet institut on peut
lire :

La vocation de l’institut est d’établir un lien entre le monde rabbinique et le


milieu médical. Son rôle essentiel est de permettre à ces deux univers de se
comprendre et de se respecter à travers des échanges de point de vue entre des

78
Voir note n°1.

106
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

rabbins ou des médecins. Mieux apprendre à se connaître pour le bien des


couples confrontés aux problèmes de stérilité.79

Or, en dépit de ses déclarations, cet institut se caractérise par une


attitude sexiste, misogyne et discriminatrice à l’égard des femmes
médecins, gynécologues, spécialistes de la PMA, etc.
Depuis plusieurs années, cet institut organise un grand colloque
annuel en Israël, réunissant des spécialistes dans les domaines de la PMA
et de la halakhah.
En 2012 la presse a informé le public que dans les colloques de
l’Institut Pouah, les femmes étaient interdites de tribune, celles-ci n’étant
pas perçues en fonction de leurs professions ou de leurs compétences
dans les différents domaines scientifiques, mais en fonction de leur
identité sexuelle. Ainsi a-t-on interdit la tribune du colloque aux femmes
médecins, biologistes, chercheurs, gynécologues etc. Suite à cette
exclusion des femmes, d’éminents savants tels les Pr Yuval Yaron et
Uriel Elhalal80, ont retiré leur participation au colloque de cet Institut en
201281.
Les organisateurs de l’Institut Pouah se sont expliqués en justifiant
leur choix par le désir de voir présents au colloque les spécialistes dans le
domaine de la halakhah, lesquels spécialistes n’auraient pas participé au
dit colloque si des femmes faisaient partie des orateurs à la tribune. Le
deuxième argument fut la çeni’ut, « la pudeur » qu’il incombe aux
femmes de respecter, pudeur qui leur interdit de parler devant une
assemblée d’hommes. On aurait pu croire à la sincérité de l’Institut
Pouah si cette pratique ne durait pas depuis des années (mais c’est en
2012 que le public a été informé par la presse) et si d’autres événements
n’étaient pas survenus dans les mois qui suivirent le colloque. En juillet
2012, l’Institut Pouah a ainsi organisé une journée d’étude sur « La taille

79
Cf.http://www.hassidout.org/sj/component/content/article/168-question-au-rav/34024-
linstitut-pouah-de-jerusalem.
80
On trouvera la liste des médecins qui se sont désistés suite à l’exclusion des femmes
ainsi que la réponse de l’Institut Pouah dans :
http://www.bhol.co.il/forum/topic.asp?topic_id=2936787&forum_id=771.
81
Cf. http://news.walla.co.il/?w=/90/1891297; http://www.ynet.co.il/articles/0,7340,L-
4172629,00.html ; http://www.haaretz.co.il/news/education/1.1612948. Voir la réponse
de l’Institut Pouah en date du 10/01/2012 :
http://www.shoresh.org.il/spages/articles/puah.htm ; et celle de Kolech, organisation de
femmes orthodoxes : http://www.kolech.com/show.asp?id=36181 [en hébreu] et
http://www.kolech.com/english/show.asp?id=48888 (en anglais). Voir aussi
http://www.kolech.com/english/show.asp?id=48756.

107
Liliane Vana

de la famille et son élargissement ». Cette fois-ci, la journée était


clairement destinée aux hommes, l’affiche du programme le précisait
expressément82. Les femmes n’étaient pas seulement interdites d’accès à
la tribune mais également à la salle.
De telles attitudes laissent perplexe le chercheur et entache la
fiabilité des travaux de l’Institut. Quelle crédibilité un tel Institut peut-il
avoir aux yeux des patients et des chercheurs ? Lorsqu’un institut
scientifique soucieux de la halakhah interroge la science ainsi que la
halakhah en fonction de l’identité sexuelle du spécialiste, il est
parfaitement légitime de s’interroger sur le sérieux et la rigueur des
réponses qu’il fournit, qu’elles soient scientifiques ou halakhiques.
Il est également légitime de douter de la sincérité de sa déclaration
lorsqu’il écrit sur la page d’accueil de son site internet : « La vocation de
l’Institut est d’établir un lien entre le monde rabbinique et le milieu
médical ». Il s’agit d’un « monde rabbinique »83 et d’un « milieu
médical » exclusivement masculins. Les « femmes » des deux milieux
étant régulièrement exclues.
Quant à la çeni’ut, « la pudeur », et l’idée selon laquelle il serait
impudique et inconvenant qu’une femme parlât devant une assemblée
d’hommes – elle n’est qu’une des stratégies les plus fréquemment
utilisées actuellement par les milieux orthodoxes radicaux et non
radicaux pour l’exclusion des femmes. Il n’existe pas de principe
halakhique appelé çeni’ut. En revanche, il existe de nombreux rabbins
qui « savent » mieux que quiconque et surtout mieux que les femmes ce
qu’il est « pudique » et « convenable » de faire lorsqu’on est une femme.
Par ailleurs, on est en droit de se poser quelques questions : ne voir
dans les professionnelles de la médecine que « des femmes » serait-il
pudique ? Se réunir entre hommes, fussent-ils « rabbins » pour parler du
corps des femmes, de leurs parties les plus intimes serait-il pudique ? De
telles réunions seraient-elles moins inconvenantes que d’entendre des

82
Cf. http://www.onlife.co.il/‫לקח‬-‫למדו‬-‫לא‬-‫הגינקולוגים‬/46462/‫ניין‬/‫עפנאי‬
83
Il existe actuellement aux États-Unis et en Israël des femmes rabbins dans les milieux
orthodoxes. Le titre de « rabbin » ayant pour particularité d’agacer les Haredim
(religieux radicaux), ces femmes portent des titres différents dont « maharat »,
« rabbah » et autres. Dans ces mêmes milieux, il existe également des poseqot
halakhah, voir note 1 ; et voir http://www.haaretz.com/jewish-world/jewish-world-
features/she-who-dares-to-tackle-jewish-religious-law.premium-1.496530. Ces deux
catégories de femmes, bien qu’appartenant au « monde rabbinique » orthodoxe ne sont
pas visibles dans les manifestations publiques de l’Institut Pouah.

108
Tsafon 65 : Loi juive (halakhah) et bioéthique

femmes, professionnelles, spécialistes dans les différents domaines de la


PMA parler devant une assemblée d’hommes ?
Enfin, il est étonnant que les « Juifs religieux » et les rabbins qui
ont interdit aux femmes des différentes professions médicales de prendre
la parole à la tribune du colloque de l’institut Pouah en 2012 au nom de
la çeni’ut (pudeur) n’ont jamais songé à interdire à « tout Juif religieux »
de sexe masculin d’exercer la profession de gynécologue…

Conclusions

Dans l’état actuel de la halakhah élaborée au sein des courants


orthodoxes, l’idée d’une PMA ou d’une GPA est généralement admise 84
mais plusieurs écoles de pensée cohabitent. Les rares décisionnaires
hostiles, aujourd’hui, à ces techniques médicales ne le sont plus pour des
raisons idéologiques ou morales 85, comme ce fut le cas à la fin du XIXe
et au début du XXe siècle, mais parce que ces techniques risquent de
contrevenir, selon leur analyse halakhique, à une ou plusieurs lois du
judaïsme ou ne sont pas compatibles avec elles. Dans l’avenir, de
nouvelles règles pourraient être formulées en fonction des technologies
nouvelles qui auront été développées 86. Les poseqim se tiennent à jour
des nouveautés technologiques et médicales, même si leurs décisions
accusent, parfois, un temps de retard.
Depuis quelques décennies, le souci majeur dans l’élaboration de la
loi juive en matière de PMA et de GPA est, en tout premier lieu, de
veiller à la clarté de la filiation d’une part et à la conformité de ces
techniques médicales avec les différents aspects de la loi juive
(halakhah) d’autre part. Néanmoins, certaines décisions sont marquées
davantage par l’idéologie du poseq que par les fondements halakhiques.
Aussi ce ne sont pas ces fondements que l’on devrait mettre en cause
mais plutôt les attitudes personnelles de certains rabbins, les mentalités et

84
Il existe encore quelques rares résistances de fond telle celle du grand rabbin Hayyim
Kanyewski qui interdit le recours à toute forme de PMA. De son avis, toutes ces
techniques médicales sont une « abomination ». Ce rabbin est le gendre du grand rabbin
Yosef Shalom Elyashiv, récemment décédé, qui fut le chef spirituel du judaïsme
lituanien (orthodoxe radical) à Beney-Beraq, Israël.
85
D. B. Sinclair, Jewish Biomedical Law, Legal and Extra-Legal Dimensions, New
York, 2003, p. 72.
86
Pour de nouvelles pistes de réflexion, voir H. Atlan, L’utérus artificiel, Paris, Seuil,
2005 ; id. La philosophie dans l’éprouvette. Conversation avec Pascal Goblot, Paris,
Bayard, 2010.

109
Liliane Vana

les croyances de certains milieux juifs orthodoxes. Craignant le débat,


ces milieux se rigidifient face à certains phénomènes de société du XXe
et du XXIe siècle. On ne peut que constater l’écart qui se creuse entre la
règle de droit dictée par les fondements du judaïsme et les pratiques
individuelles, communautaires, ou collectives des juifs.

110
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail

La promesse d’embauche
et la conclusion du contrat de travail
Une comparaison entre le droit français
et le droit hébraïque

Isaac Benhamou*

Le contrat de travail est défini comme une « convention par


laquelle une personne physique s’engage à mettre son activité à la
disposition d’une autre personne, physique ou morale, sous la
subordination de laquelle elle se place, moyennant une rémunération »1.
Le contrat possède deux composantes théoriques qui correspondent
aux deux étapes de la formation du contrat de travail :
- le negotium qui correspond à la substance de l’accord des parties que
l’on pourrait appeler la promesse d’embauche,
- l’instrumentum, qui est le support de cet accord. Il est généralement
représenté par un écrit : le contrat. Dans le droit hébraïque,
l’instrumentum porte le nom de kinyan (acte d’acquisition).
Nous développerons dans un premier temps la promesse
d’embauche, dans le droit hébraïque puis dans le droit français et, dans
un second temps, nous appliquerons la même méthode à la conclusion du
contrat de travail.

I. La promesse d’embauche ou negotium

La promesse d’embauche est un acte par lequel une personne


(employeur ou salarié) s’engage envers un bénéficiaire (salarié ou
employeur) à conclure un contrat de travail. Cet acte peut être oral ou

*
Doctorant à l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3. Étudiant au Séminaire israélite de
France. Rabbin consistorial.
1
J. Pelissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, Dalloz, 2004, 22ème édition.

111
Isaac Benhamou

écrit. Cependant, dans le contexte du droit hébraïque, nous allons


considérer la promesse d’embauche uniquement sous sa forme orale car
sa mise par écrit lui confère un statut différent 2.

A. La promesse d’embauche du point de vue du droit hébraïque


Selon un décisionnaire contemporain, il est évident que l’on
accorde une valeur à la promesse d’embauche que si les deux parties
s’étaient entendues sur les conditions de travail telles que la nature du
travail à effectuer et le salaire. En effet, si elles n’avaient pas encore
abordé ces sujets, il serait impossible de parler de promesse
d’embauche3.
Quelle est la valeur d’une promesse d’embauche selon le droit
hébraïque ? Est-elle un engagement verbal n’ayant qu’une valeur morale
ou a-t-elle également une valeur juridique contraignant les parties à
respecter leur parole ?
Le Talmud rapporte dans le Traité Baba Metsia 75b, « un
employeur et des artisans qui se sont induits en erreur [se sont rétractés]4,
ils ne peuvent éprouver que du ressentiment ‫ תרעומת‬l’un envers l’autre ».
Ce passage concerne les artisans qui ne sont encore qu’au stade de
la promesse d’embauche5. Dans une telle situation, la partie qui subit la
rétractation ne peut éprouver que du « ressentiment ».
Qu’est-ce que le taromet ou ressentiment ?
Le mot ‫[ תרעומת‬taromet] signifie soit adopter une opinion négative
à l’égard d’une personne suite à une injustice subie, soit faire savoir à son
entourage la malhonnêteté de ce dernier. De manière générale, ces deux
attitudes sont prohibées par la loi juive, mais dans ce contexte, elles sont
permises6.
La partie lésée et désirant poursuivre le contrat a donc le droit
d’éprouver du ressentiment mais n’est pas en droit de réclamer une
indemnisation. Rachi7 explique que la promesse d’embauche ne peut pas

2
À partir du moment où la promesse d’embauche fait l’objet d’un écrit, elle ne rentre
plus dans le contexte de la promesse d’embauche mais plutôt dans celui de la
conclusion du contrat.
3
Nétivot Sakhir chap. 22 note 2.
4
Le Talmud comprend « se sont induits en erreur » comme « se sont rétractés » à la
page 76b.
5
Roch, Baba Metsia chap. 6 n° 2.
6
Michpat Hapoalim chap. 16 note 6 au nom du ‘Hazon Yé’hezkel.
7
Acronyme de Rabbi Chlomo Yits’haqi, le plus célèbre des exégètes bibliques et
talmudiques.

112
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail

donner droit à une indemnisation car il ne s’agit que d’une parole qui n’a
pas été avalisée par un acte d’acquisition8.
En s’appuyant sur le passage du Talmud susmentionné, le
Choul’han Aroukh9 stipule : lorsque l’employeur ou l’employé, avant de
s’être rendu sur le lieu de travail, se rétractent (c’est-à-dire qu’ils se
trouvent encore au stade de la promesse d’embauche 10), la partie
souhaitant la réalisation de l’accord ne peut qu’éprouver du ressentiment
à l’égard de la partie qui se dédit 11.
Hormis le fait que la partie qui se rétracte peut s’attirer le
ressentiment de la partie adverse, celui qui se rétracte est également taxé
d’homme de mauvaise foi.
Le Choul’han Aroukh stipule : « il convient de respecter un accord
commercial, même si on n’a ni versé d’acompte ni remis de gage. La
personne qui se rétracte est de peu de foi et son attitude déplaît aux
Sages »12. Il en va de même pour un accord dans le cadre du travail, la
promesse d’embauche doit être respectée par les deux parties. D’où
l’implication du statut de me’houssar amana – homme de mauvaise foi.
Une beraïta13 enseigne : l’attitude de celui qui ne tient pas sa parole
déplaît aux Sages14. Selon le Michpat Chalom, le fait que son attitude
déplaise aux Sages sous-entend qu’il s’agit d’une pratique proscrite. Dès
lors, le tribunal rabbinique se doit de l’inciter à tenir sa parole. Le
‘Hatam Sofer dit que la partie qui se rétracte, transgresse l’interdit
exprimé par le verset « les survivants d’Israël ne commettront plus
d’injustice »15 et sera appelé Racha – impie16.
Ainsi donc la promesse d’embauche ne constitue qu’un
engagement « moral » et les parties ne sont donc pas tenues de l’honorer
du point de vue juridique. Ainsi, sa rétractation par l’une des parties ne

8
Baba Metsia, 76b, sub verbo. ein lahen zé al zé éla taromet. L’acte d’acquisition est
l’équivalent de l’instrumentum et est une condition nécessaire pour la réalisation du
contrat.Voir plus loin.
9
Code fondamental de la loi juive dont l’auteur est Rabbi Yossef Karo.
10
Nous verrons dans la suite que le fait de se rendre sur le lieu de travail conclut le
contrat.
11
‘Hochen Michpat 333-1,2.
12
‘Hochen Michpat 204-7.
13
Enseignement des Sages de l’époque tannaïtique (-200 à +200) non incorporé dans le
canon michnaïque.
14
Baba Metsia, 48a.
15
Cephania 3-13.
16
Responsa du ‘Hatam Sofer sur ‘Hochen Michpat chap. 122 rapporté dans le Nétivot
Sakhir chap. 22 note 9.

113
Isaac Benhamou

donne droit à aucune indemnisation financière17. Néanmoins, celui qui se


dédit, d’une part s’attire à bon droit du ressentiment – taromet de la
partie adverse et d’autre part est taxé d’homme de mauvaise foi.
Enfin, pour que cette promesse d’embauche puisse bénéficier d’une
protection juridique, il faut réaliser un kinyan – acte d’acquisition qui
serait l’équivalent de l’instrumentum. Ce sera l’objet de la seconde partie.

B. La promesse d’embauche du point de vue du droit français


Selon le droit français, la promesse d’embauche doit présenter un
caractère ferme, précis et inconditionnel pour avoir une valeur juridique.
Ainsi, elle doit remplir certaines conditions : ces critères ont été définis
par la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de Cassation. Elle
doit contenir la nature de la prestation de travail, la date d’embauche, la
durée de l’engagement et la rémunération versée18. Dès lors que la
promesse d’embauche remplit ces conditions, elle vaut contrat de travail.
Sa rupture de la part de l’employeur s’analyse comme un
licenciement sans cause réelle et sérieuse et entraîne la réparation du
préjudice subi19 ; le salarié peut prétendre au versement de dommages et
intérêts et d’une indemnité de préavis, déterminés par le Conseil des
Prud’hommes.
Sa rupture de la part du salarié, si elle se révèle abusive, peut
contraindre le salarié à verser des dommages et intérêts à l’employeur.

C. Comparaison des droits


- Selon le droit hébraïque, la promesse d’embauche n’a qu’une
valeur morale : sa rupture n’entraîne aucun versement d’indemnités mais
la partie qui se dédit s’attire à bon droit le ressentiment de la partie
adverse et se trouve taxée « d’homme de mauvaise foi ».
- Selon le droit français, la promesse d’embauche a une valeur
juridique et sa rupture entraîne un versement d’indemnités.

17
Toutefois, si l’une des parties porte un préjudice en rompant cet engagement oral, elle
sera tenue de le réparer. La définition du « préjudice » étant complexe, nous nous
limiterons au cas de figure suivant : lorsque l’une des parties se dédit et que sa
rétractation oblige l’employeur à chercher de la main-d’œuvre de remplacement ou le
salarié à chercher un autre employeur, cela n’est pas considéré comme un préjudice. Cf.
Sma, ‘Hochen Michpat, 337-17 et ‘Hochen Michpat, 333-2.
18
Néanmoins, il n’est pas impératif que tous les éléments essentiels du contrat y
figurent pour qu’il s’agisse d’une véritable promesse d’embauche.
19
Chambre sociale de la Cour de cassation, arrêt du 15 décembre 2010.

114
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail

Il semble donc à première vue que la promesse d’embauche revête


un caractère plus contraignant dans le contexte législatif français que
dans le droit hébraïque.
Néanmoins, il est nécessaire de comprendre la conséquence d’une
attitude irrespectueuse envers un être humain dans le droit hébraïque. Le
droit hébraïque ressemble sur bien des points à d’autres systèmes
juridiques. Mais il comporte une différence essentielle : il ne se limite pas
aux rapports entre « l’homme et son prochain ». Il comprend également,
et au même titre, les relations entre « l’homme et Dieu » sous des aspects
juridiques. La frontière entre le droit et la religion est moins tangible
qu’elle ne l’est dans les autres droits. Toute la pratique religieuse est
englobée dans un réseau de concepts juridique purs.
Notre cas reflète bien cette notion : dans le droit hébraïque, la
promesse d’embauche – lorsqu’elle est orale – n’a pas de valeur
juridique, mais a toutefois une valeur morale et religieuse. Sa rupture –
immorale – a des conséquences concrètes sur la personne qui se dédit,
telles que le fait de s’attirer de bon droit du ressentiment ou, encore,
d’être qualifié d’homme de mauvaise foi et d’impie !
Ainsi, la promesse d’embauche n’a pas une valeur moindre dans le
droit hébraïque, mais plutôt différente parce que possédant un aspect
religieux absent du droit français.

II. L’instrumentum ou le kinyan

A. L’instrumentum du point de vue du droit hébraïque


L’instrumentum, qui pourrait être traduit par kinyan en hébreu, se
définit comme l’acte formel d’acquisition créant un effet juridique
irrévocable et constituant la condition de validité du negotium. Dans le
cas du contrat de travail, il désigne l’acte avalisant l’engagement entre le
salarié et l’employeur et confère un statut juridique à la promesse
d’embauche. Par conséquent, il donne droit à une indemnisation en cas
de rétractation d’une des parties. Le kinyan peut se traduire dans la réalité
sous différentes formes. Ces dernières constituent les différentes
modalités de prise d’effet de l’engagement.
Les différentes modalités de prise d’effet de l’engagement (types
de kinyan)
1. Le ‫[ שטר‬Chtar] ou la convention écrite
La Michna enseigne qu’un contrat de métayage [arissout] ne peut
faire l’objet d’un acte écrit que si les parties consentent à ce que leur

115
Isaac Benhamou

contrat soit mis par écrit 20. Pourquoi l’accord des parties serait-il
nécessaire pour la rédaction d’un contrat de travail, alors qu’elles se sont
déjà entendues verbalement sur les conditions de travail ?
Le Tour21 explique : « tant que le contrat n’a pas été rédigé, les
parties peuvent se rétracter, mais à partir du moment où le contrat est
rédigé, elles n’ont plus le droit de se rétracter »22. De même le Rema23
stipule-t-il qu’un contrat ne peut faire l’objet d’un écrit qu’avec l’accord
des deux parties car dès que le contrat est écrit, les cocontractants ne
peuvent plus se rétracter24.
Par extrapolation, dans le cadre d’un contrat de travail, la
convention écrite engage les cocontractants25. Ainsi, l’écrit confère une
valeur juridique à leur engagement et les oblige à respecter les clauses du
contrat.
2. ‫[ תחילת מלאכה‬Té’hilat Mélakha] ou le commencement de la
prestation du travail / le fait de se rendre sur le lieu de travail
Dans le traité b.Baba Metsia 76b, une beraïta enseigne : « Si un
employeur engage des salariés et que ces derniers se sont rétractés ou si
l’employeur s’est rétracté, ils ne peuvent éprouver l’un contre l’autre que
du ressentiment. Cette règle s’applique seulement si l’employeur s’est
rétracté avant que les salariés ne se soient rendus sur le lieu de travail,
mais si le propriétaire d’un champ engage des âniers pour transporter des
produits agricoles, et que ces derniers y soient allés et n’y aient rien
trouvé, ou si les employés recrutés pour le labour se sont rendus au
champ et n’ont pu effectuer leur travail car le sol était trop humide, le
propriétaire doit leur verser le salaire de toute une journée ». Il en ressort
que le seul fait de se rendre sur le lieu de travail, constitue un acte qui
engage les parties, sur un plan juridique, à respecter les clauses du
contrat ; par conséquent, l’employeur ne peut plus se rétracter et, le cas
échéant, il sera tenu d’indemniser le salarié.
Le Ramban26, dans son commentaire sur ce passage, nous donne la
raison pour laquelle le propriétaire est tenu d’indemniser le salarié : de

20
Baba Batra, 167b.
21
Code dont l’auteur est Rabbi Yaaqov ben Acher. Cet ouvrage a inspiré largement le
Choul’han Aroukh dans son organisation.
22
‘Hochen Michpat, 320.
23
Acronyme de Rabbi Moché Isserles, auteur des gloses ashkénazes sur le Choul’han
Aroukh.
24
‘Hochen Michpat, 320-2.
25
Aroukh Hachoul’han, ‘Hochen Michpat, 333-8.
26
Acronyme de Rabbi Moché ben Na’hman, dit Na’manide, célèbre exégète de la Bible
et du Talmud.

116
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail

même que tout objet s’acquiert par un kinyan – un acte d’aval qui finalise
le transfert de propriété – de même lorsque le salarié débute son travail,
cela constitue un acte d’aval contractualisant l’accord verbal passé entre
l’employeur et le salarié et les engage à respecter les clauses du contrat.
Il est important de remarquer que la beraïta parle des salariés qui se sont
rendus sur le lieu de travail et que le Ramban parle des salariés qui ont
débuté le travail. Selon l’avis du Ramban, il est donc sous-entendu que le
déplacement pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail a
la même valeur juridique que le fait de débuter la prestation de travail.
En conclusion, l’amorce du travail constitue un acte ayant valeur
juridique et transformant un accord oral en contrat de travail ou kinyan.
Quant au déplacement vers le lieu d’exécution du contrat de travail, il
constitue une amorce de travail donc a également valeur de kinyan.
C’est ainsi que le Choul’han Aroukh légifère : dans le cas où le
salarié se rend sur le lieu de travail (ou a débuté sa prestation de travail 27)
et constate qu’il ne peut effectuer le travail prévu, l’employeur ne peut
plus se rétracter28.
3. Le ‫( קנין ּכסף‬kinyan kessef) ou la sanction par la remise d’une
somme d’argent
La notion de kinyan kessef ou la sanction par la remise d’une
somme d’argent appliquée au contrat de travail, apparaît dans le traité
b.Baba Metsia 48a. La Michna enseigne29 : « Celui qui a donné au
garçon de bains de l’argent consacré au Temple – afin qu’il le lave aux
thermes – est reconnu coupable de sacrilège »30. Rachi précise que le
sacrilège est commis dès l’instant où le garçon de bains a perçu l’argent
car dès cet instant, le garçon de bain ne peut plus revenir sur ses
engagements (même s’il n’a pas encore commencé à laver son client). On
déduit de cette remarque de Rachi que le fait de verser une contrepartie
financière est considéré comme un acte qui finalise et rend effectif le
contrat de travail. C’est la raison pour laquelle le sacrilège est commis
dès cet instant31.

27
Comme l’a explicité le Ramban.
28
‘Hochen Michpat chap. 333 §.1.
29
Traité Meïla 20a.
30
Utiliser de l’argent consacré au Temple à des fins personnelles constitue un sacrilège
ou [Mé’ila] ‫המעיל‬.
31
Nous avons interprété cette michna conformément à l’avis de Rabbi Yo’hanan selon
lequel le paiement d’une somme d’argent permet d’acquérir une marchandise d’après la
loi biblique, car la halakha statue selon son avis. Cependant, Rabbi Yo’hanan ajoute
que les Rabbins ont modifié la loi toraïque en ce sens que la marchandise n’appartiendra
à l’acquéreur qu’à partir du moment où il aura introduit la marchandise dans son

117
Isaac Benhamou

4. Le ‫[ קנין סודר‬Kinyan Soudar] ou la sanction par la remise d’une


étoffe
Le ‫ קנין סודר‬est un acte consistant à opérer un troc, dans le cas où la
marchandise n’est pas physiquement présente au moment où les parties
désirent effectuer le transfert de propriété. Cette modalité d’acquisition se
déduit d’un verset de Ruth « pour valider toute chose [transaction], un
homme retirait sa chaussure et la donnait à son prochain »32. Le verset ne
précise pas qui du vendeur ou de l’acheteur (ou, dans le cas d’une
donation, du donateur ou du donataire) devait donner sa chaussure pour
valider la transaction. Selon Rav (cet avis est retenu dans la Halakha)33,
c’est l’acheteur qui doit donner « la chaussure » – un objet – au vendeur ;
ce dernier en acquérant l’objet donné par l’acheteur valide la transaction,
et la marchandise appartient dès ce moment à l’acheteur34.
Ce type de kinyan est valable également pour réaliser un contrat de
travail35. Dans ce cas, il faudra procéder de la façon suivante :
l’employeur (considéré comme l’acheteur puisqu’il loue les services d’un
ouvrier) donne à l’ouvrier un ‫[ סודר‬soudar] – une étoffe. L’employé, en
acceptant le vêtement s’engage ipso facto, à travailler et à respecter
toutes les clauses du contrat. Cela engage également l’employeur à
honorer le contrat.
5. La poignée de main
Dans le Traité Baba Metsia 74a, Rav Papi déclare au nom de
Rava : la ‫( סיטומתא‬sitoumta) constitue un acte d’acquisition.

domaine (ce mode d’acquisition s’appelle [Méchikha] ‫מׁשיכה‬. L’acquéreur doit


introduire l’objet à acquérir dans son domaine pour valider la transaction). Ceci de peur
que l’acheteur ne laisse la marchandise chez le vendeur, et qu’un incendie se déclare :
celui-ci ne fera aucun effort pour la sauver, puisqu’elle ne lui appartient plus et il dira
sans ambages à l’acheteur : « Ta marchandise a été brûlée dans mon grenier ».
Toutefois, cette mesure préventive prise par les Sages, n’est pas appliquée dans le cas
du garçon de bains, car la raison sous-jacente à cette mesure n’existe pas dans le
contexte d’un contrat de travail : dès lors, les Sages n’ont pas restreint la loi biblique et
l’ont maintenue dans son état d’origine. On peut encore démontrer que le paiement
suffit pour finaliser un contrat de travail selon cette loi codifiée par le Rambam (Hilkhot
Meïla chap. 6 alinéa 9) : « si l’employeur a pris une pièce consacrée au Temple et l’a
donnée à un des artisans [pour le rémunérer], il a commis un sacrilège, bien que ce
dernier n’ait pas encore accompli sa tâche ». Il suffit donc de remettre une somme
d’argent au salarié pour le subordonner à l’employeur. Nétivot Michpat, ‘Hochen
Michpat, 333-1.
32
Chap. 4, v. 7.
33
‘Hochen Michpat, 195-1.
34
Baba Metsia, 47a.
35
Le Chakh dans ‘Hochen Michpat 333,4 ainsi que le Pit’heï Techouva ‘Hochen
Michpat 333,2.

118
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail

Que signifie sitoumta ?


- Selon Rachi, il s’agit d’un sceau apposé par les commerçants sur les
fûts de vin. L’acquéreur achetait des fûts en grand nombre en les laissant
dans les caves du propriétaire, et ensuite les prenait un à un afin de
vendre le vin au détail. Le sceau apposé permettait de reconnaître les fûts
vendus.
- Selon Rabénou ‘Hananel, cité par le Roch36, le terme sitoumta désigne
la poignée de main entre les parties concluant un accord commercial.
Le Talmud s’interroge : quels sont les effets légaux de la sitoumta ?
Des Amoraim en débattent :
- Selon Rav ‘Haviva, le détaillant acquiert les tonneaux en pleine
propriété, de sorte qu’aucune rétractation n’est permise.
- Selon d’autres Sages, une rétractation du producteur ou du détaillant est
encore possible après cet acte mais il s’expose à une malédiction de
Dieu37. Dès lors, la sitoumta ne peut être assimilée à un acte
d’acquisition.
Le Talmud conclut : on retient le second avis mais, ajoute-t-il, dans
un lieu où la sitoumta est considérée comme un acte d’acquisition en
bonne et due forme, l’usage local a force de loi.
Il ressort de ce passage qu’un contrat peut être scellé par une
marque ou par un geste dès lors qu’il fait office d’usage local. Cela peut
dépendre de l’époque, de l’endroit ou du type de contrat à conclure.
D’ailleurs, le Roch cité plus haut conclut que de même, tout acte validé
par l’usage des commerçants du lieu comme destiné à conclure une
affaire, constitue un acte d’acquisition.
Ainsi, le Choul’han Aroukh codifie : « Si l’apposition du sceau est
considérée par l’usage comme un acte d’acquisition en bonne et due
forme, la marchandise appartient désormais à l’acheteur et aucune des
parties ne peut se rétracter. D’une manière générale, tout usage
commercial – par exemple, le paiement d’un acompte symbolique ou une
poignée de main ou encore, ajoute le Rema, la remise de la clé d’une
maison – a force de loi et aucune des parties ne peut se rétracter »38.
Le concept de la sitoumta tel qu’il a été appliqué dans le droit
commercial peut l’être également dans le droit du travail : l’employeur et

36
Baba Metsia, chap. Ezéhou Néchékh n° 72.
37
Cette malédiction porte le nom de « mi chépara ». Celui (Dieu) qui a châtié les
hommes de la génération du Déluge et de la Tour de Babel punira celui qui ne tient pas
sa parole.
38
‘Hochen Michpat 201-1,2.

119
Isaac Benhamou

le salarié se mettent d’accord sur les conditions de travail et concluent


leur accord par une poignée de main39; dès lors, cet acte avalisera
l’engagement entre le salarié et l’employeur, si tel est l’usage local 40.

B. L’instrumentum du point de vue du droit français et comparaison


des droits
L’article L. 121-1 du code du Travail énonce : « Le contrat de
travail est soumis aux règles de droit commun. Il peut être constaté dans
les formes qu’il convient aux parties cocontractantes d’adopter ». En
effet, le contrat de travail étant consensuel, il est formé par le simple
échange des consentements. Par conséquent, le contrat de travail n’est
soumis à aucune condition de forme et l’écrit n’est pas une condition de
validité.
En d’autres termes : selon le droit français, seul le negotium est une
condition de validité du contrat ; quant à l’instrumentum, il ne constitue
qu’un gage de sécurité juridique et est représenté généralement par un
écrit.
En effet, la contrainte morale ne suffit pas pour contraindre le
respect de la parole donnée en raison de la diversité des promesses de
l’homme. Devant cette diversité et l’extrême variété et complexité des
promesses de l’homme, le législateur a mis en place des critères
spécifiques qui en font des promesses légales, sanctionnées par des
moyens juridiques qui permettent à une personne de recourir à l’autorité
et à la contrainte du droit pour obtenir l’exécution de la promesse. C’est
le contrat, l’instrumentum.
Ainsi, dans le droit français, une seule modalité d’engagement est
imposée a priori : l’écrit. Toutes les autres modalités d’engagement
(telles que la remise d’une somme d’argent, etc.) ne sont que des
modalités d’engagement valables a posteriori, et utilisables comme
moyens de prouver l’existence d’un contrat de travail.
Cet instrumentum a donc une valeur différente dans le droit
français et dans le droit hébraïque : dans le premier il constitue une
modalité d’engagement, tandis que dans le second il est aussi et surtout
une condition de validité du contrat de travail41.

39
Pour « acquérir » les services du salarié.
40
Chout Maguen Chaoul chap.142.
41
Selon le droit hébraïque, tant que l’engagement des parties n’a pas été matérialisé au
moyen d’une des modalités proposées par la halakha, il reste au stade de promesse
d’embauche. La rupture d’une promesse d’embauche a des conséquences différentes de

120
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail

Comparons à présent chaque modalité d’engagement du droit


hébraïque par rapport au droit français.
Si le droit hébraïque indique de façon exhaustive les différentes
modalités d’engagement, le droit français n’impose pas de modalité
d’engagement particulière mais recommande la rédaction d’un contrat.
1. la convention écrite
Comme nous l’avons vu précédemment, le droit français n’impose
pas la rédaction d’un écrit, le contrat de travail étant consensuel.
Toutefois, une directive européenne du 14.01.1991 oblige l’employeur à
fournir au salarié, dans les deux mois de l’embauche, un document
contenant certaines mentions obligatoires sur les principaux éléments de
la relation de travail. Ce document peut être le contrat ou une lettre
d’engagement et doit contenir certaines mentions obligatoires.
Par ailleurs, il convient de noter que la non-obligation d’un contrat
écrit est applicable uniquement dans le cadre d’un contrat à durée
indéterminée à temps plein (le contrat de droit commun). Un contrat écrit
est en revanche obligatoire pour la conclusion des contrats atypiques, tels
que contrat à durée déterminée, contrat d’intérim etc. Ainsi tout contrat
atypique n’ayant pas fait l’objet d’un écrit est automatiquement requalifié
en CDI à temps plein.
Dans le droit hébraïque, l’écrit est une modalité d’engagement, il
n’est pas initialement prévu comme preuve en cas de litige, mais est
surtout une condition de validité du contrat.
2. Le commencement de la prestation de travail
Le droit français considère le commencement de la prestation de
travail comme une prise d’effet de l’engagement mais en analysant la
situation sous un angle bien différent. En effet, le document écrit
constitue, selon le droit européen (applicable en France), l’unique
condition de forme employable a priori. Toutefois, en l’absence de
contrat écrit, les juges tentent de prouver l’existence d’un contrat de
travail en mettant en évidence la présence des trois éléments constitutifs
du contrat de travail : prestation de travail, rémunération, lien de
subordination. Donc, nous pourrions considérer que le commencement de
la prestation de travail constitue, selon le droit français, également une
modalité de prise d’effet de l’engagement car il prouve l’existence de la
prestation de travail. Cependant, la prestation de travail ne suffit pas à

celle d’un contrat puisqu’elle ne donne droit à aucune indemnisation financière et n’est
considérée que comme un engagement moral.

121
Isaac Benhamou

elle seule à caractériser un contrat de travail, le lien de subordination


étant le critère essentiel.
Ainsi, si le salarié a débuté son travail pour le compte de
l’employeur mais qu’aucun lien de subordination n’apparaît, les juges ne
seront pas en mesure de justifier l’existence d’un contrat de travail et, par
conséquent, le salarié ne pourra se prévaloir de la protection du droit du
travail. Néanmoins le droit social appréhende également les hypothèses
d’absence de lien de subordination, et donc de la requalification d’un
contrat.
En conclusion, selon le droit français, le commencement de la
prestation de travail, associé à l’existence d’un lien de subordination, est
utilisé a posteriori pour prouver l’existence d’un contrat de travail.
Tandis que selon le droit hébraïque, l’amorce du travail constitue un acte
d’aval contractualisant l’accord oral, c’est un des moyens de conférer une
valeur juridique au consentement des parties. Il convient de noter que le
lien de subordination est une notion inexistante dans le droit hébraïque.
3. La sanction par la remise d’une somme d’argent
Ce cas s’analyse de façon identique au cas précédent : le versement
d’une rémunération n’est pas suffisant en soi pour prouver l’existence
d’un contrat de travail, cet élément doit être associé à la présence du lien
de subordination.
Ainsi, selon le droit français, le versement d’une rémunération,
associé à l’existence d’un lien de subordination, est utilisé a posteriori
pour prouver l’existence d’un contrat de travail. Tandis que selon le droit
hébraïque, c’est un acte qui entraîne la formation du contrat de travail42.
4. La sanction par la remise d’une étoffe / la poignée de main
À l’opposé du droit hébraïque, ces deux modalités n’ont aucune
valeur juridique dans le droit français.

Conclusion

Nous avons vu que la promesse d’embauche, même si elle a la


valeur juridique d’un contrat dans le droit français, (ce qui n’est pas le
cas dans le droit hébraïque) n’est pas de moindre importance dans le droit
hébraïque, car elle a une valeur morale

42
Comme nous l’avons vu précédemment, le lien de subordination est une notion
inexistante dans le droit hébraïque.

122
Tsafon 65 : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail

Nous avons vu que la promesse d’embauche et la conclusion ont


des conséquences juridiques bien différentes selon que l’on se place du
point de vue du droit hébraïque ou du droit français.
Selon le droit français, la promesse d’embauche a la valeur
juridique d’un contrat et sa rupture a une implication financière. Tandis
que selon le droit hébraïque, la promesse d’embauche n’a qu’une valeur
morale et sa rupture – immorale – a des conséquences concrètes sur la
personne qui se dédit, telles que le fait de s’attirer de bon droit du
ressentiment ou encore, d’être qualifié d’homme de mauvaise foi et
d’impie ! Ceci montre bien comment le droit hébraïque ne se limite pas
aux rapports entre humains et comprend, au même titre, les relations
entre l’homme et Dieu. La parole de la promesse d’embauche doit être
sanctionnée par un acte – le kinyan, acte qui lui confère la valeur
juridique d’un contrat.

123
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

Varia : Littérature

Gérard Étienne, poésie et judéité

Simone Grossman *

Gérard Étienne1, écrivain migrant du Québec originaire d’Haïti2,


s’auto définit comme « nègre juif »3. Son œuvre, écrite en français, se
rattache à la « littérature ‘ethnique’ » d’Amérique du Nord. Ses romans
et ses poèmes, bien qu’imprégnés d’« un imaginaire qui explore les mille
et une facettes du réel haïtien » (Ch 7), se différencient de ceux d’autres
écrivains haïtiens par l’évocation concrète qui y est faite des « méfaits de
la dictature duvaliériste, [des] affres psychologiques, [des] cauchemars
individuels, [de] la folie même qui en résulte »4. Très jeune, Étienne est
emprisonné et torturé pour avoir milité contre le régime de Duvalier. Il
reste marqué à vie par les séquelles des sévices infligés par les tontons
macoutes dans l’« île ensanglantée »5 où la dictature a brisé moralement
et physiquement le peuple haïtien, causant la mort de milliers de

*
Université Bar Ilan, Israël.
1
Gérard Étienne (Cap-Haïtien, 1936-Montréal, 2008), poète, romancier, dramaturge et
essayiste a immigré au Québec en 1964.
2
Le terme est de Pierre Nepveu qui développe la notion d’« écriture migrante » dans
L’Écologie du réel, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1999.
3
Gérard Étienne, La Charte des crépuscules, Moncton, Éditions de l’Acadie, 1993,
p. 114. L’œuvre sera désignée ultérieurement dans le corps du texte par le sigle Ch.
4
Peter Klaus, « Entre souffrance et sublimation : à propos des deux derniers romans de
Gérard Étienne », dans L’Esthétique du choc. Gérard Étienne ou l’écriture haïtienne au
Québec, Danielle Dumontet ed., Frankfurt am Main, 2003, p. 100.
5
Najib Redouane, Lumière fraternelle, Montréal, Éditions du Marais, 2009, p. 16.

125
Simone Grossman

victimes. Son parcours de vie, de l’enfance difficile, assombrie par le


départ définitif de sa mère du foyer familial, à l’activisme politique et à
l’exil forcé au Canada en 1964, le mène à rencontrer Natania, fille du
rabbin Feuerwerker, à Montréal en 1967. Élevé dans la foi chrétienne par
sa mère, adventiste du septième jour, et dans la religion du vaudou par
son père, Étienne se convertit au judaïsme et observe avec ferveur les
commandements de la Tora sans renier son identité haïtienne 6. La judéité
pleinement assumée implique pour lui l’identification au peuple
persécuté au long de l’Histoire. Il partage la mémoire de la Shoah avec
Natania dont la famille a été en grande partie exterminée par les nazis.
Écrivain et journaliste engagé, il combat le fascisme, le racisme et
l’antisémitisme et manifeste sa volonté d’être Juif et Noir.
La présente étude se préoccupe d’expliciter la place de la judéité
dans la conception poétique d’Étienne. Notre réflexion empruntera deux
voies distinctes et complémentaires, relatives aux circonstances de sa
création littéraire. La première s’inspire de la controverse à laquelle a
donné lieu le veto contre la poésie promulgué par le philosophe Theodor
W.Adorno au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Si, par la suite,
Adorno devait tempérer son refus, il n’empêche que la question du bien-
fondé de l’écriture poétique après la Shoah était posée, occasionnant le
débat sur les rapports entre l’éthique et l’esthétique, repris ultérieurement
par Emmanuel Levinas. La polémique soulevée par Adorno concerne
particulièrement les poètes juifs persécutés, tel Ossip Mandelstam, mort
de faim et de froid en Sibérie sous Staline, et Paul Celan, asservi par le
régime nazi qui a assassiné ses parents. Un rapprochement sera esquissé
entre Étienne, Mandelstam et Celan, la poésie de ce dernier ayant été
acceptée par exception par Adorno. Par delà l’écart historique et
géopolitique séparant le nazisme et le stalinisme du duvaliérisme et
malgré l’impossibilité de mettre au même plan la Shoah et les crimes
commis par Duvalier et ses sbires, les trois poètes ont été victimes de
l’« ultra violence archaïque »7 légalisée par les régimes dictatoriaux.
La seconde direction de notre essai concerne la prise de conscience
menant à la judéité. Nous verrons qu’Étienne appelle à la justice sociale
dans l’esprit du judaïsme, défini par Levinas comme « le rapport avec le
divin [qui] traverse le rapport avec les hommes »8. Nous envisagerons le

6
Comme le remarque Roger-Daniel Bensky dans « Dialogue avec mon ombre :
Perspectives Judaïques », dans L’Esthétique du choc… op. cit. p. 39.
7
Alain Suied, Kaddish pour Paul Celan, Paris, Obsidiane, 1989, p. 14
8
Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, p. 36.

126
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

dialogisme poétique d’Étienne dans son essence juive puis sa démarche


poétique comme témoignage mémoriel faisant de sa poésie une prière, en
particulier un kaddish.
Étienne, survivant marqué dans sa chair, puis étranger seul et
déshérité dans le pays d’accueil, affirme que la création artistique donne
la parole aux opprimés et se dote par là-même d’une fonction éthique :
« Plus on nie aux peuples le droit d'exister, plus ils expriment leurs
déboires par les arts, la littérature, la musique »9. À la déshumanisation
qu’il a subie, il oppose sa poésie-cri10, confirmant le propos d’Adorno
pour qui « la sempiternelle souffrance a autant droit à l’expression que le
torturé celui de hurler »11. En effet, pour Adorno, « il faut écrire des
poèmes, au sens où Hegel explique, dans l’Esthétique, que, aussi
longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les
hommes, il doit aussi exister de l’art comme forme objective de cette
conscience »12. Comme la critique l’a montré à propos de Celan, n’est-ce
pas le rôle de la poésie, dans les circonstances inhumaines d’« un siècle
[…] qui a privé les personnes singulières de leur nom et de leur visage,
qui a transformé des enfants, des femmes, des hommes en ‘affreuses
marionnettes à faces humaines’ selon l’expression de Hannah
Arendt ? »13. Nous verrons qu’Étienne se joint aux poètes persécutés,
opposant à la bestialité criminelle des régimes totalitaires une parole
restituant à l’homme sa dignité bafouée.

Poésie, justice et judéité

Levinas considère que la parole poétique, « acte spirituel par


excellence », s’oppose à l’usage commun du langage : « Il faut – contre
la langue en usage ici – une vraie parole »14. Alain Suied montre que

9
Gérard Etienne : le juif nègre, Interview réalisé par Ghila Sroka à Montréal par Ghila
Sroka en automne 2001, et publié pour la première fois dans La Tribune Juive, mars
2003, pp. 8-14.
http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/etienne_entretien. Gérard Étienne : le
juif nègre.
10
Comme l’indique notamment le titre originel, Cri pour ne pas crever de honte,
Montréal, Poésie/Nouvelle Optique, 1982, du recueil intitulé ultérieurement Et tombe le
rideau sur un pays en notes funèbres intégré plus tard à La Charte des crépuscules.
11
Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Lausanne, Payot-Rivages, 2003, p. 439.
12
Theodor W. Adorno, Métaphysique — concept et problèmes, Lausanne : Payot, 2006,
p.165.
13
Yasmine Getz, « La personne du poète », Figures du poète moderne, dans Jean-
Michel Maulpoix, (sous la dir.), Université Paris X, 2000, p. 154.
14
Emmanuel Levinas, Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976, pp. 55-56.

127
Simone Grossman

pour Celan, la poésie est issue du « Réel disparu [donné] à entendre »15
auquel elle prend sa source. Contre le mal, « point de départ (génésique)
d’une redéfinition de la Poésie » selon Suied16, la parole poétique
d’Étienne vise à reconstituer chez l’être bafoué sa confiance en l’homme.

On ne refait pas une vie quand on a traîné la misère noire […] après qu’on a été
maltraité, torturé en prison, qu’on a même perdu le sens de l’homme. (Ch 153).

À l’instar des survivants de la Shoah, tels Jean Améry, Primo Levi


ou Robert Antelme, Étienne est traumatisé. Rien ne saurait justifier le
déni d’humanité ni les traitements cruels infligés aux victimes bafouées
dans leur droit à l’existence. Or la poésie discrédite le langage des
tortionnaires17. Les clichés sont défaits par l’usage qu’en fait Étienne
chez qui l’expression élégiaque prélude à l’engagement social et
politique. La « misère noire » est d’abord la souffrance des hommes noirs
avant d’être le lot des persécutés quelle que soit la couleur de leur peau.
L’impossibilité première de « refaire une vie » concerne la douleur
ressentie empêchant le retour aux normes banales de l’existence. Le refus
d’un langage banalisant le mal18 et les crimes contre une humanité
souffrante, incarnée par le poète/noir/Juif, rendent nécessaire la création
d’une langue différente.

Je dis […] qu’on est ridicule de se réveiller avec le même langage pour nommer
les réalités qui nous font manger la neige. (Ibid).

Le poète a pour rôle d’inventer un langage nouveau, annihilant les


acceptions anciennes et les consensus sociopolitiques. L’ironie qui
dévalue la langue des criminels, le détournement des significations
communes réinventant les mots dont la neutralité a été supprimée, font
partie des procédés dont la poésie use pour réactiver le langage.

15
A. Suied, op. cit., p. 14.
16
Ibid.
17
La survivance d’Étienne à la torture et à l’exil forcé est un exemple de « survie
innocente » consistant dans l’« immortalité par l’œuvre d’art », comme l’expose
Richard Figuier citant Elias Canetti dans son article « Le survivant sans le syndrome
Schreber », Amnis Revue de civilisation contemporaine Europes/Amériques, 6, 2006.
http://amnis.revues.org/875.18 Voir à ce sujet l’essai de Hannah Arendt, Eichmann à
Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll Folio essais,
1991.
18
Voir à ce sujet l’essai de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la
banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll Folio essais, 1991.

128
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

Les mots quotidiens fuient mon esprit, c’est un perpétuel voyage entre le faux et
le vrai. (Ch 154).

Rompant le silence imposé à « la ville crucifiée » (Ch 16),


bâillonnée par la terreur, le dire poétique enclenche une dynamique de
reconstruction. Comme le dit Jean-Michel Maulpoix, la fonction de la
poésie est de s’occuper « d’autre chose, que le réel étrangle, et auquel
elle veut rendre voix »19. Au risque de tomber dans l’« entre-deux »
séparant l’expression poétique du « sol » du langage commun, le poète
évolue « sur la corde mince de ses phrases »20. Il ne s’agit pas tant pour
lui de « refaire une vie » détruite que de restructurer son rapport
existentiel au réel. L’inversion de valeurs a lieu dès lors que « le mot
devient tempête » (Ch 184) pour compenser les automatismes langagiers
coupables d’étayer le mal.
Le langage sera radicalement métamorphosé par la transmutation
de ses connotations négatives en discours poétique revivifiant 21.
Semblable à Moïse guidant « [ses] peuplades vers des buissons ardents
pour faire du langage une symphonie inachevée » (Ch 174), le poète
œuvre au plan de la langue à libérer et à transformer. Le feu consume
non les mots eux-mêmes mais leur énonciation dictée par la
malveillance. Citons, à titre d’exemple, les constellations sonores
regroupées autour du mot « lèpre » connotant la souillure physique ou
morale et la malédiction, auquel s’associent par contiguïté « nègre »,
« écrasé », « mépris » et « promise ».

Je présenterai mes lettres de lépreux comme le dernier geste d'un nègre-juif


écrasé de mépris. (Ch 114).

Nous sommes héritiers de la lèpre et de l'inquiétude. (Ch 137).

J’ai voulu réexplorer les mêmes continents, rencontrer ton bétail sur mon
passage et cacher tes lépreux dans ma demeure […] tu me montreras la terre
promise des lépreux. (Ch 139).

Terre antillaise génératrice de lèpres. (Ch 181).

Le poète s’identifie aux lépreux craints et mis au ban de la société.


19
Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme, Paris, José Corti, 2000, p. 9.
20
Ibid., p. 10.
21
Telle l’énergie négative de l’ouragan où se débat le poète clochard noir au début de
Vous n’êtes pas seul revêt la valeur inverse d’un déluge purificateur occasionnant sa
confrontation avec les habitants de l’immeuble où il s’est réfugié.

129
Simone Grossman

Chevalier de l’amour je sème l’épouvante et fais peur aux adultes bronzés. Je me


dégoûte et je suis laid et je m’en veux car ma langue est pleine de lèpres ma
rédemption […] Je parlerai contre le crime et la faim ; j’accepterai comme
valable le langage des condamnés. (Ch 169).

La juxtaposition oxymorique de « lèpres » et « rédemption »


souligne la réhabilitation opérée par le verbe poétique par un usage
nouveau du langage même de l’abjection. À travers l’homme noir et
« laid » s’adressant aux « bronzés » de la terre, la poésie dénonce
l’immoralité de l’Occident et ses valeurs esthétiques corrompues. Par un
procédé consistant à « superposer des images » (Ch 173-174), elle
supprime la finalité mortifère des insinuations potentielles du champ
lexical « juif-nègre-lépreux-mépris ». Le projet poétique est réalisé par la
langue refusant de parquer comme du « bétail », dans leurs appellations,
les victimes de la haine atavique. Le passage des « lépreux » de la « terre
antillaise » qui les a enfantés à la « terre promise » qui les accueille et les
sauve de la mort est effectué par l’expression poétique invertissant le
sens de l’Histoire et compensant la perte d’identité de l’être souffrant.

Le dialogue poétique

La judéité se constitue également, chez Étienne, à travers le


dialogisme intronisant un échange entre le « Moi » du poète en quête de
spiritualité et « Elle », la femme juive, dans une langue non perméable à
l’usage commun. Le lien se tisse dans un espace sensitif caractérisé par la
« proximité de l’un à l’autre », selon l’expression de Levinas22, lors
même que l’exercice de la parole restitue au poète la possibilité de se
faire entendre23. Il retrace les circonstances de sa rencontre avec Natania
au moment où, perclus de douleurs physiques et morales, il est traversé
par la tentation du suicide.

Oui. Je souffrais, je râlais dans ma chambre à la Côte Sainte-Catherine. […] Vers


cinq heures de l’après-midi, j’avais sur mon corps une sangsue longue comme le

22
Levinas cite la phrase de Celan : « Je ne vois pas de différence entre une poignée de
main et un poème ». Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou Au-Delà de l'essence,
Paris, LGF, 1990, p. 6.
23
Comme Annelise Schulte-Nordholt le remarque, la phrase de Celan est une façon de
« redevenir un ‘je parlant’ […] reconnu comme personne ». Annelise Schulte-Nordholt,
« Tentation esthétique et exigence éthique. Levinas et l’œuvre littéraire », Études
littéraires, Volume 31, n°3, Été 1999, p. 79.

130
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

fleuve. La bête mangeait mon sang. […] À bout de moi-même, j’adressais à


Dieu une prière avant de commencer à écrire mon suicide. La nuit fut longue. Le
lendemain une torture. (Ch 130).

Dans sa déréliction et son extrême solitude, traumatisé par ses


cauchemars effrayants, son écriture qui était sa seule ressource ne le
sauve plus du désespoir. Ni effusion ni épanchement, le poème est sous-
tendu par la souffrance. Se traîner dans une quasi agonie est le lot du
poète-clochard noir, le protagoniste du roman d’Étienne Vous n’êtes pas
seul24, quasi gelé et perclus de douleurs, qui erre dans la tempête de
neige. Son réchauffement par une femme compatissante n’occasionne
d’abord qu’un surcroît de douleur lorsqu’il subit les accusations racistes
des voisins. La situation romanesque reproduit la rencontre entre Étienne
lui-même et Natania et le dialogue qui s’instaure entre eux. Au fond de la
détresse, la prise de parole met le poète à égalité avec son interlocutrice.

Je suis venu vers toi avec mon passé, le pays qui m’a refoulé dans la cale d’un
négrier, mes fortes douleurs au ventre, la perte de ma mère. Tu m’écoutais très
tard dans la nuit dans la description de mes bourreaux […]. (Ch 130).

La communication s’établit entre le « Je » présentifiant les


souffrances du passé et le « Tu » se les réappropriant par l’écoute. En
termes levinassiens, la « relation à autrui » fonde le dialogue poétique.
De plus, la scansion et les allitérations transformant l’échange entre
« Je » et « Tu » en poème tire sa justification esthétique de l’éthique qui
le fonde. La poésie d’Étienne est une parole qui s’esthétise pour mieux
dire l’horreur.
Dans la brève stance qui précède le dialogue suite à
l’échange premier, les rôles s’inversent.

Tu me disais liberté.
Je te répondais par un murmure prolongé.
Tu me parlais de ton peuple. (Ch 130).

Passant au style direct, le poème à l’imparfait dit la continuité de


l’échange ininterrompu entre « Je » et « Tu ». Les trois vers cités ici
intronisent la réciprocité donnant lieu aux enchaînements futurs.
La conception juive de la relation à l’étranger et au pauvre, qui
fonde le dialogue, est manifestée par la disponibilité et le respect mutuel

24
Gérard Étienne, Vous n’êtes pas seul, Montréal, Balzac, 2001.

131
Simone Grossman

de l’autre dans sa différence. La parole délivre l’homme brisé du carcan


de son marasme et le dresse dans sa conscience du combat à mener
contre le racisme et l’antisémitisme. Nous verrons que leur relation de
compréhension réciproque est sous-tendue par « la présence de Dieu à
travers la relation avec l’homme » placé par Levinas à la base de la
« relation éthique » juive25.

Moi – Approche que je dorme dans tes bras, ombre-azur. Tu es ma boussole,


mon futur, ma lumière. Je passe sans me soucier des prairies en flammes, des
frivoles amours au temps des croisades.
Quand il me plaira de faire une plongée pour retrouver mon esprit perdu au fond
des mers, d’être hostile à ma propre identité, mes visions de prophète, sans tenir
compte des tourments en moi grandissant, je dirai sans regrets ma jeunesse
grimaçante.
[…]
Elle – Supplications ! je crie l’angoisse le cœur battu. En déambulant tout à
l’heure dans mon quartier, les soldats ont brisé mes fenêtres. Ô fluctuations du
désir ! […] (Ch 158).

Moi – Je regarde dégringoler les grottes où nous cachons nos lépreux. Nous
déformons notre image, notre fardeau immortel. […]
Elle – […] Je vous offre mes amours toute la souffrance de décliner mon nom
sur des chaises électriques et capter un message divin. (Ch 159).

Le ton a changé depuis l’égrènement des maux du poète. « Elle »


s’identifie à ce dernier, en rupture avec son passé à ce stade de sa quête
spirituelle. Dans une langue symbolique, la confrontation des croyances
aboutit à l’évocation exaltée des difficultés inhérentes à leur rencontre.
Traduisant l’intensité émotionnelle de leur face à face, les registres
s’entremêlent, les mots se chargent de violence, de longues phrases sont
déclinées avec ferveur et la subjectivité est portée à l’extrême. On assiste
dans le poème à un processus régénérateur redonnant voix au sujet
humilié et l’autorisant à « retourner […] à l’humain », et à la « possibilité
même de parler et d’être entendu »26. Ressentie par le « Moi » du poète
face à « Elle », la « générosité élémentaire de la foi juive »27 est
matérialisée à travers le dialogue qui s’est établi entre eux.

25
E. Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 31. On consultera utilement à ce propos
l’article d’Ephraim Meïr, « Judaism and Philosophy : Each Other's Other in Levinas »,
Modern Judaism 30, n°3, 2010, pp. 348-362. http://muse.jhu.edu/
26
L’expérience a été vécue par Levinas lui-même qui la rapporte dans Difficile liberté.
27
Ibid., p. 27

132
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

Le massacre des membres de la famille de Natania sous le nazisme


rend celle-ci particulièrement sensible à la gravité des crimes commis par
la dictature en Haïti.

Elle – Je parle d’un ballon gonflé qu’est ton peuple à l’assaut. Insensible aux
chants de la cigogne, je souris aux fantômes de la baraque. […] (Ch 160).

L’allusion faite aux « fantômes de la baraque », en l’occurrence les


êtres humains victimes de la barbarie nazie, souligne le lien qui unit
intimement Natania, membre d’une famille de survivants, au poète
haïtien aux prises avec ses propres fantômes. Ils communient dans le
dialogue menant ce dernier à changer d’identité. L’expression lyrique,
« Ô toi Israélite mon double ensoleillé » (Ch 167), retrace l’évolution
spirituelle au terme de laquelle il s’identifie à Natania et à son peuple.
Le dialogue est repris dans Natania28, dernier recueil poétique
d’Étienne où la poésie amoureuse revêt la dimension d’une prière.

Mes séculaires blessures


Prenaient la forme d’une prière
Qu’on récite les soirs à la chandelle. (N 2).

L’allusion à la chandelle évoque les rites juifs liés à l’allumage de


bougies le soir, comme à la veille du shabbat et le samedi soir à la
tombée de la nuit. La bougie situe le poète en continuité historique avec
les générations passées. Sa souffrance est transcendée par son
appartenance au peuple juif.
La réflexion théologique commune sur la foi juive, développée
dans les propos échangés, aboutit à sacraliser la poésie.

Elle – Mon Dieu, je ne l’ai jamais vu.


Moi – Tu ne l’as jamais vu.
Elle – Non.
Moi – Donc Dieu n’a pas de couleur.
Elle – Je suis formelle. Mon Dieu, le Dieu de mon peuple n’a pas de couleur. Il
faisait entendre sa voix à travers une masse de nuages recouvrant la surface de la
terre. Mais moi je le représente.
Ce Dieu de mon père et de mes ancêtres tel un poème aux mélodies de l’être
qu’il engendre. (N 13).

28
Natania. Montréal, Éditions du Marais, 2008. L’œuvre sera désignée ultérieurement
dans le corps du texte par la lettre N.

133
Simone Grossman

La reconnaissance de Dieu dans la révélation du Mont Sinaï est


l’expérience première de la judéité revécue par le poète définissant la
parole sacrée dans le style et les termes de la prière juive confondue au
chant poétique. « Elle » intègre le credo antiraciste à l’éthique inscrite sur
les Tables de la Loi à l’instant où le poète entend et reçoit la Tora par
son intermédiaire.
Dans Natania, le dialogue poétique avec « Elle » s’instaure en
face-à-face, d’abord lorsque le poète invite son interlocutrice à le
regarder dans la première stance de « Regarde-moi » :

Regarde-moi
Regarde-moi je t’en prie ?
Je veux voir comment ma laideur
Transperce tes beaux yeux. (N 19).

Le regard et le visage sont à l’épicentre du changement dans La


Charte des crépuscules : « C’est l’aube pour dissiper la laideur sur nos
visages calcinés » (Ch 161). Porteur de connotations lumineuses,
l’échange des regards redouble les paroles par la vertu desquelles le
poète accède à la connaissance du judaïsme. On retrouve d’une part la
prééminence de la fonction parlante du visage énoncée par Levinas selon
qui « la manifestation du visage est le premier discours » et « parler […]
est, avant toutes choses, cette façon de venir de derrière son apparence,
de derrière sa forme, une ouverture dans l’ouverture »29. Le face-à-face
dialogique enclenche un processus aboutissant pour le poète à la
révélation dont « Elle » est porteuse.

Ton visage, toujours ton visage collé contre mes passions. (Ch 67).

Laisse que je mette ton visage


Au-delà de ma mémoire
Au-delà de mon ciel lézardé d’amertume. (Ch 70)

Je savais oui je savais


Qu’il fallait décrocher le soleil
Et changer mes yeux de place sur mon visage
Si je devais à tes champs apporter la rosée. (Ch 80).

29
E. Levinas, Humanisme de l’autre homme [1972], Montpellier, Fata Morgana, 1987,
Livre de Poche, p. 51.

134
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

Le miracle de leur rencontre a pour finalité l’union spirituelle


catalysée par le contact visuel des visages qui fait renaître le poète
comme Juif.

Seulement par un jeu rapide de regards, seulement par l’innocence d’un visage
de vierge […] tu venais de me créer. (Ch 129).

La seconde stance du poème commençant par « Regarde-moi »


confirme son passage d’un état à l’autre, réalisé par la parole-regard
émanant de Natania :

Tu seras heureuse de voir l’homme nouveau


Qu’avec une patience d’ange tu as créé
[…] Regarde-moi
Nous sommes seuls sur la nuque de la ville
Seuls sous un divin regard
Notre miséricorde et notre salut
Regarde-moi. (N 19-20).

Le rapport de visage à visage se matérialise dans le poème purifiant


le « corps si laid » avant d’opérer sa « résurrection » (N 28). La parole
poétique d’Étienne intronise « la relation éthique » définie par Levinas
comme le rapport à l’altérité à travers le visage. « Le visage de mon
prochain a une altérité qui […] ouvre l’au-delà. Le Dieu du ciel est
accessible sans rien perdre de sa transcendance, mais sans nier la liberté
du croyant »30. Le visage, pivot de la relation entre le poète émergeant de
sa « nuit » intérieure et son initiatrice, est un medium porteur de la vérité
à déchiffrer : « Je lisais la nuit sur ton visage » (N 3). Remédiant au mal-
être spirituel du poète en quête de Dieu, métaphorisé comme « la
pourriture » qui lui « barde le visage » (N 5) et l’enlaidit, la femme juive
est impartie d’une fonction de magnification de l’être humain comme
reflet de l’essence divine. Levinas cite à ce propos l’enseignement
suivant lequel « l’homme sans femme diminue dans le monde l’image de
Dieu »31. La révélation est médiatisée, pour Étienne, à travers la relation
de visage à visage avec Natania, seule apte à restituer au poète noir sa
propre beauté.

30
E. Levinas, Difficile liberté, op. cit., pp. 33-34.
31
Ibid., p. 51.

135
Simone Grossman

Le poème, mémoire et kaddish

Le face-à-face, instauré par l’attention à la parole de l’Autre, se


charge, pour Étienne, d’une fonction double de témoignage et de
mémoire32. Citant Walter Benjamin selon qui l’histoire est « la mémoire
des victimes », Alexis Nouss expose, à propos de Celan, que « le poète
est celui qui entend et celui qui se souvient »33, montrant que « l’être
juif » confondu au « mode d’être dans le langage »34, accomplit le
« devoir de parole »35. Étienne soulève la question de la responsabilité
dans l’« Avant-propos » à La Charte des crépuscules où il expose
l’importance majeure du témoignage dans son œuvre.

De mon premier recueil, Au milieu des larmes, jusqu’à mon dernier roman, La
Pacotille, je peux parler d’une prospection ininterrompue dans un espace
physique où le témoignage n’a jamais cessé de s’imposer au créateur, allant des
émotions inhumaines d’existence à la métaphysique de l’espoir. (Ch 7).

Le témoignage est doté d’une dimension subversive autant pour le


poète rejeté par tous que pour l’auditoire qui le redoute à l’instar d’un
prophète biblique au discours dérangeant.

Et voici que mes prairies sont couvertes de ténèbres. Les portes me sont fermées
quand je fais mes témoignages et j’étends mon domaine aux portes de l’enfer.
(Ch169).

Pour avoir émis à voix haute son opinion de dissident, le poète est
condamné à l’isolement. Sa « faute » consiste à dénoncer la mauvaise foi
et la malhonnêteté de ceux qui, par vengeance, le déconsidèrent pour la
noirceur de sa peau, assimilée à une nuit le rendant invisible donc
inexistant à leurs yeux.
La thématique des romans d’Étienne est reprise dans sa poésie,
empreinte d’un symbolisme qui « s’accorde avec l’infini » et contribue

32
On sait l’obligation de la mémoire pour le Juif, consistant dans le rappel quotidien de
l’esclavage en Égypte, du don de la Tora, de la menace de destruction d’Amalek et dans
le témoignage perpétuel de la gloire divine.
33
Alexis Nouss, « La demeure de la lettre (L’être juif dans la poésie de Celan) », Études
littéraires, vol.29, n°3-4, 1997, p. 116.
34
Ibid., p. 111.
35
Ibid., p. 116. La question de savoir si le « devoir de parole » équivaut au « devoir de
mémoire » n’est pas de notre ressort dans la présente étude. On se réfèrera utilement à
ce sujet à l’article de Myriam Bienenstock, « Is there a duty of memory ? Reflections on
a French debate », Modern Judaism, 2010, Oct 30 (3), pp. 332-347.

136
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

« à la quête de l’être total » (Ch 8-9). La spécificité de l’expression


poétique vise la parole d’essence dialogique adressée à l’interlocutrice
juive, impliquant la réciprocité. Par delà les « notes funèbres de la vie
d’un peuple antillais » (Ch 7), le poète s’ouvre à la judéité en égrenant
les souffrances communes ressenties par leur « nous ».

[…] tous les justes


De notre histoire sacrée
Qui ont été massacrés
Avec sur la poitrine
Des rayons de soleil (N 1).

La tristesse et l’horreur éprouvées par Natania à l’écoute du passé


dramatique du poète se manifestent dans le « nous », en référence à leur
histoire respective. Le lamento poétique unit l’histoire de leurs deux
peuples. En effet, la responsabilité du poète émane de sa prise de
conscience et vise à « dégager des non sens de la vie une certaine
libération de l’esprit » (Ch 8-9). La poésie, mémoire vive, redonne voix
aux ancêtres déportés d’Afrique dans le passé lointain :

Ô mémoire accrochée au passé douloureux des esclaves (Ch 191).

La fuite manquée des Haïtiens vers la Floride, « rêve avorté de


frêles embarcations dans la gueule des requins » (Ch 49), forme la
complainte de « la tragédie […]des plages » (Ch 75) et de la mort sur
l’eau.

Sur les plages de Miami mes frères ont perturbé le mystère des plages, les
barques qui les transportaient sont tout à coup devenues des cimetières flottant
dessus les palais de marbre et les jardins d’émeraude. (Ch 193).

En hommage aux martyrs morts noyés, l’écrit poétique dote les


barques métamorphosées en stèles funéraires d’une existence renouvelée.
La perturbation trouble la vision idyllique, empêchant l’eau de participer
de la paisible harmonie du paysage enchanteur où le drame s’est déroulé.
Le devoir de mémoire incombe au poète dépositaire de la conscience de
son peuple.

Rends-moi ma mémoire pour inscrire dans ma poésie chaque geste du puissant,


mon ennemi, pour que je n’oublie rien, pas même les cadavres de mes amis sur
lesquels dansaient les valets du Chef. (Ch 200).

137
Simone Grossman

Le poète réanime les Haïtiens en réappropriant l’énergie mortifère,


déployée par les agents du mal36, dans la poésie évoquant leur souvenir.
L’invocation à « Ruth », second prénom de Natania 37, fait allusion
au personnage biblique embrassant la judéité. Le poète, par son acte de
foi, se délivre du poids de son passé douloureux.

Ruth ma mémoire retrouvée


Mon signe pluriel
Et mon corps recréé
Montre-moi le chemin de ma vie
Après une détresse
Que je traîne partout
Où la voix de ma mère
Fragmente mes souffrances (N 1)

Le moi du poète investit totalement l’espace relationnel, temporel


et sonore. La souffrance, audible dans le mot « détresse » repris par
« traîne » et « fragmente », est rédimée par la « mémoire retrouvée » et le
« corps recréé ». Les sonorités liées à l’arrachement à la mère, à la
déréliction ressentie, à la perte d’unité du moi sont reprises dans un
hymne de remémoration dans lequel le poète chante la reconstitution de
son être. Au ressassement de la douleur succède la célébration de la
mémoire partagée avec l’Autre, l’« Israélite », « double ensoleillé » (Ch
167) en qui il puise la force d’assumer le passé tragique.

Rappelle-toi Ruth
Rappelle-toi
Je répétais ton nom pour ne pas oublier
Le cordon de Sion qui te rallie au monde.
Rappelle-toi (N 4).

Scandant rythmiquement l’aller-retour du présent au passé, et vice-


versa, la répétition obsessionnelle entrelaçant les bribes de souvenirs en
litanie dynamise l’élan poétique du sujet recréé.
Pour conclure notre étude, nous tenterons de redéfinir la spécificité
juive de la démarche d’Étienne en recourant à l’interprétation
midrashique. Selon un midrash, le chaos original ne précède pas la

36
Nouss évoque, à propos de Celan, la mémoire du poète doté de la « capacité
d’entendre des voix, de les voir au milieu des fumées et des cendres ». A. Nouss, op.cit.,
p. 116.
37
« Ruth » est également le prénom d’une sœur d’Étienne.

138
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

création du monde, mais constitue l’histoire. La création du monde


rapportée au début de la Genèse est de l’ordre du devenir, comme le
passage du vide à l’obscurité puis à la lumière à la fin du processus. Il
s’ensuit que l’homme qui ne succombe pas à la souffrance triomphe par
là-même du mal.
Le poème décrit métaphoriquement le processus de recréation par
lequel l’adhésion à la judéité, seconde naissance du poète, fait pointer la
lumière succédant à l’obscurité, synonyme de mort spirituelle.

Tu venais de me créer, de me mettre au centre de la première aurore que


dispense ton Dieu à ceux qui poussent un dernier cri dans le désert. (Ch 129)
Je souffrais, je râlais […] Je maudissais ma vie […] À bout de moi-même,
j’adressais à Dieu une prière […]. (Ch130).

Gravement déprimé, envisageant le suicide, le poète découvre une


nouvelle raison de vivre dans l’énonciation de sa foi. Le salut se
manifeste à lui au fond des ténèbres, à travers la vision de Natania
« seulement par un jeu rapide de regards » (Ch 129). Le revirement qui
s’ensuit dans son esprit revêt une dimension cosmique, dans l’esprit du
midrash expliquant que l’aurore suit immédiatement l’instant de
l’obscurité la plus profonde où apparaît l’étoile du matin, annonçant la
délivrance et les temps messianiques 38.

Le ciel descendait si bas que nous étions en mesure de palper l’étoile qui
marquait notre première rencontre. (Ch 129).

L’ « étoile » marque la première lueur défaisant les ténèbres,


symbolisant l’aide divine 39. Le motif de l’aurore est en relation avec le
cri poussé dans le désert, conférant à l’écriture la portée d’un appel
mystique à Dieu. Selon Levinas, « c’est du sol aride du désert où rien ne
se fixe que le vrai esprit descendit dans un texte pour s’accomplir
universellement »40. Pour le survivant de l’horreur, le désert désigne
l’absurdité et l’inutilité de la vie corollaires de l’absence de Dieu. Son

38
L’en-tête du psaume 22 est « la biche de l’aube » qu’un midrash interprète comme la
force divine secourant l’homme.
39
Au début du psaume 22, l’aurore métaphorisée en « biche de l’aube » métaphorise la
délivrance du suppliant.
40
E. Levinas, Difficile Liberté, op. cit., p. 183.

139
Simone Grossman

désespoir est sublimé par sa découverte de la foi juive redonnant un sens


à sa vie41.

En traçant sur le sable un visage de poèmes


Aux antennes plus sensibles que l’aurore. (Ch 192).

Émergeant du vide spirituel, l’écriture poétique est un acte de foi, à


l’égal de la prière réaffirmant la présence divine par delà les vicissitudes
et les misères.

Au nom de ton Dieu qui sera mon Dieu


Le Dieu des commandements à suivre
Pour ne pas tomber dans le vide. (N 18).

La poésie qui « prend racine […] au milieu des orages » (Ch 133)
se fait kaddish universel :

Bénis soient les moments de la grâce, j’écrirai mon kaddish sur tous les azurs du
monde. (Ch 123).

Au doute menant à la déréliction, sa parole poétique oppose


l’espérance émanant de la foi.

Mon cœur bénira l’inquiétude


L’espoir jaillira de la nuit comme un bourgeon de mai. (Ch 120).

Bénie soit la distance qui nous sépare de l’horreur, nous camperons sous des
tentes où l’on chante l’amour (Ch123).

Pour autant que l’existence du mal égare l’homme, elle est incitation à la quête
de Dieu à travers la poésie faite « cantique » (Ch 133).

Ainsi l’écriture poétique redonne existence et voix au poète torturé


et lui impartit également le devoir de témoigner. Étienne endosse la
conception poétique de Celan pour qui la poésie est « un acte de liberté »

41
À l’encontre de la démarche de Celan que Beth Hawkins décrit comme la
sanctification de Dieu absent, l’attitude d’Étienne consiste dans l’adhésion
inconditionnelle à la foi juive. Beth Hawkins, « The Washing of the World, the
Washing of the World : Paul Celan and the Language of Sanctification », Shofar,
Summer 2002, Vol 20 n°4, p. 36.

140
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

par lequel le poète accomplit son « devoir […] de résister »42. Il s’agit de
« résister au pire en le transformant en langage »43.
Grâce à la judéité, source vive de sa création, Étienne renaît à la vie
après avoir subi l’intolérable et expérimenté le vide spirituel. Il fonde son
identité nouvelle en écrivant des poèmes aux accents messianiques, tel le
vers faisant allusion à la venue du Messie, attendue et espérée des
tréfonds de la souffrance : « Parle-moi du Messie au rythme des matins »
(Ch 122). Dans le rapprochement entre « Messie » et « matin », on
retrouve, présente mais quasi invisible, l’étoile du matin dissipatrice des
ténèbres et de l’exil. Rapportons, pour finir, l’anecdote du Talmud,
chargée de spiritualité, relatant l’émerveillement de deux Sages, Rabbi
Hiyyah bar Abba and Rabbi Shimon ben Halaftah, à la vue de l’aube
naissante près du lac de Tibériade. « C’est ainsi que la rédemption
d’Israël, dit Rabbi Hiyyah prenant la parole, se manifeste, d’abord par de
légères touches lumineuses dont l’intensité augmente progressivement
jusqu’au rayonnement absolu qui aura lieu lors de la venue future du
Messie »44. À l’égal des Sages du Talmud, Étienne, poète juif, perçoit
l’avènement de la lumière au fond de l’obscurité.

Œuvres citées
- Adorno, Theodor W, Dialectique négative, Lausanne, Payot-Rivages,
2003.
- Adorno, Theodor W, Métaphysique – concept et problèmes, Lausanne,
Payot, 2006.
- Adorno/Celan, Correspondance, Paris, Nous, 2008.
http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2010/11/01/adorno-
celan-correspondance.html
- Arendt, Hannah, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du
mal, Paris, Gallimard, 1991. [1963].
- Bensky, Roger-Daniel, « Dialogue avec mon ombre : Perspectives
Judaïques », dans Danielle Dumontet (ed.) L’Esthétique du choc.
Gérard Étienne ou l’écriture haïtienne au Québec, Frankfurt am
Main, 2003, pp. 37-48.
- Bienenstock, Myriam, « Is there a duty of memory ? Reflections on a
French debate », Modern Judaism, 2010 Oct 30 (3), pp. 332-347.
42
Yasmine Getz, op.cit.
43
Quatrième de couverture de Adorno/Celan, Correspondance, Paris, Nous, 2008.
http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2010/11/01/adorno-celan-
correspondance.html
44
Talmud Yerouchalmi, Traité Berachot 80, page 5,1.

141
Simone Grossman

- Étienne, Gérard, La Charte des crépuscules, Moncton, Editions de


l’Acadie, 1993.
- Étienne, Gérard, Vous n’êtes pas seul. Montréal, Balzac, 2001.
- Étienne, Gérard, Natania. Montréal, Éditions du Marais, 2008.
- Figuier, Richard, « Le survivant sans le syndrome Schreber », Amnis
Revue de civilisation contemporaine Europes/Amériques, 6, 2006.
http://amnis.revues.org/875- Getz, Yasmine, « La personne du
poète », dans Jean-Michel Maulpoix (sous la dir. de) Figures du poète
moderne, Université Paris X, 2000, pp. 149-157.
- Hawkins, Beth, « The Washing of the World, the Washing of the
World : Paul Celan and the Language of Sanctification », Shofar,
Summer 2002, Vol 20, n°4, pp. 36-63.
- Klaus, Peter, « Entre souffrance et sublimation : à propos des deux
derniers romans de Gérard Étienne », dans Danielle Dumontet (ed.),
L’Esthétique du choc. Gérard Étienne ou l’écriture haïtienne au
Québec, Frankfurt am Main, 2003, pp. 99-107.
- Levinas, Emmanuel, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963.
- Levinas, Emmanuel, Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976.
- Levinas, Emmanuel, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Paris,
LGF, 1990.
- Levinas, Emmanuel, Humanisme de l’autre homme [1972],
Montpellier, Fata Morgana, 1987.
- Maulpoix, Jean-Michel, Du lyrisme, Paris, José Corti, 2000.
- Meïr, Ephraim, « Judaism and Philosophy : Each Other's Other in
Levinas », Modern Judaism 30, 3 (2010), pp. 348-362.
http://muse.jhu.edu/
- Nepveu, Pierre, L’Écologie du réel, Montréal, Les Éditions du Boréal,
1999.
- Nouss, Alexis, « La demeure de la lettre (L’être juif dans la poésie de
Celan) », Études littéraires, vol.29, n°3-4, 1997, pp. 107-120.
- Redouane, Najib, Lumière fraternelle, Montréal, Éditions du Marais,
2009.
- Robin, Régine, « Présentation », Études littéraires, vol.29, n°3-4, 1997,
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- Schulte-Nordholt, Annelise, « Tentation esthétique et exigence éthique.
Lévinas et l’œuvre littéraire», Études littéraires, Volume 31, n°3, Été
1999, pp. 69-84.
- Suied, Alain, Kaddish pour Paul Celan, Paris, Obsidiane, 1989.

142
Tsafon 65 : Gérard Étienne, poésie et judéité

Gérard Étienne

(avec l’aimable autorisation de Madame Natania Étienne)

143
Simone Grossman

Gérard Étienne

(avec l’aimable autorisation de Madame Natania Étienne)

144
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée

Édition – Traduction : Littérature

On ne m’a pas prise à l’armée

Mira Magen

Traduit de l’hébreu par


Chantal Duris-Massa
Françoise Goudaert
Françoise Saquer-Sabin*

Pas question que je marche sur les interstices entre les pavés. Ces
fentes étroites sont l’unique chance de survie des petites bêtes coincées
sous le béton et de l’herbe asphyxiée sous la pierre. Je ne touche pas à
ces espaces, et pose toujours la chaussure au milieu du pavé, c’est pour
ça qu’on ne m’a pas prise à l’armée.
J’avoue que ma façon de marcher a quelque chose de bizarre, le pas
doit être précis, les pieds bien orientés pour éviter les bandes entre les
pavés, j’ai tellement peur de casser la ligne que je rate souvent l’autobus
ou le feu de signalisation et je me fais bousculer. S’il n’y avait pas de
trottoirs sur terre ni de pavés, on m’aurait prise à l’armée. À part ça, j’ai
du mal à comprendre le rapport entre l’armée et les trottoirs, on ne fait
pas la guerre dans les rues Allenby ou Ben Yehuda ou dans le quartier
des Vétérans, mais dans le désert et dans les monts rocailleux.

*
Atelier de traduction hébraïque de l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3, dirigé par
Françoise Saquer-Sabin.

145
Mira Magen

Le printemps dernier, tous les jours à quatre heures, j’allais au


kiosque de Moshiko acheter le journal du matin et deux journaux du soir,
je les parcourais de bout en bout, vissée sur un banc au milieu du
boulevard, et traçais des cercles rouges autour des articles qui
m’intéressaient. Tant que la lumière le permettait, je regardais les
annonces cochonnes des dernières pages et je me disais que le monde
était vraiment frappé, malade et dégoûtant et qu’il fallait faire très
attention. Le problème ce n’est pas les lignes du trottoir, mais celles que
les gens tracent sur cette vie pour décréter jusqu’à quel point on est
normal et où commencent les déviances, quelqu’un a statué quelque part
et décidé que se méfier des interstices du trottoir c’est une déviance. Les
autorités traitent les individus et le sol de la même manière, elles essaient
de les calibrer comme des carreaux et si quelqu’un dépasse du cadre, on
le met de côté et on inscrit dans le registre « réformé ». Ils ont peur de
quoi à l’armée, que je n’arrive pas à l’heure ? Je suis parfaitement
capable de m’entraîner à sauter sur les pavés et d’arriver en même temps
que tout le monde et même avant, sans toucher les lignes.
Pour éviter ces lignes, j’ai toujours les yeux fixés au sol. Au début
ma mère disait, Nomi, lève la tête, tu ne vas sûrement pas trouver un
trésor, elle disait aussi, c’est trop bête de cacher tes yeux à la terre
entière. Après elle a compris que j’avais un problème avec les lignes du
trottoir et m’a emmenée chez des psychologues et des psychiatres, et
dans leur salle d’attente elle lisait des magazines avec de jolies femmes
en couverture, recopiait des recettes de crèmes de beauté à l’avocat et au
concombre, et attendait patiemment qu’on ait fini de s’occuper de moi.
Seulement quand on sortait de la clinique, le monde était à nouveau
organisé en lignes et elle devait à nouveau freiner la course de ses hauts
talons jusqu’à ce que ma chaussure ait tendu un arc au-dessus des pavés
pour se poser exactement au centre. Ma mère était très déçue et en plus
elle n’avait que trois belles robes d’été, quel gaspillage, disait-elle, on a
arrêté avec les spécialistes, et à la place elle m’a emmenée à l’école à
travers les champs et les terrains vagues. Mais mon cou était déjà tordu
comme le robinet de la cuisine, et même sans trottoir je regardais tout le
temps par terre. Je voyais des cafards noirs aux pattes fines comme des
aiguilles courir sur le sable dans tous les sens, ils savaient où ils allaient
et traçaient de minuscules figures dans la poussière, il y avait aussi des
coccinelles rouges et de grosses chenilles blanches qui roulaient dans le
soleil, et des colimaçons qui glissaient sur des sillons de bave
transparents. À force de regarder le sol, je savais l’heure exacte en

146
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée

fonction de la longueur des ombres et de leur orientation. Je voyais


l’ombre du talon de ma mère se projeter dans l’herbe et je disais, trois
heures moins le quart ou quatre heures moins vingt, alors elle regardait sa
montre en or avec un faux diamant sur la petite aiguille et disait, Nomi,
tu me rends folle, comment as-tu deviné ?
Comme les champs ne me guérissaient pas non plus, on me mit une
minerve comme celle que portent les accidentés de la route pour que je
ne puisse pas pencher la tête, mais j’appris très vite à rouler les yeux vers
le sol sans arrondir le cou. Après quelques mois, lorsqu’on m’enleva la
minerve, mon cou était tout blanc et maladif comme si on l’avait recousu
par erreur sous mon visage bronzé.

J’aimais assez être assise comme ça au square avec les trois


journaux sur les genoux. Finalement le monde semblait encore vaste et
prometteur, et si l’on en jugeait par les centaines d’encarts qui
proposaient du travail et par la floraison mauve du mélia qui recouvrait la
terre du jardin et ses allées pavées, il n’y avait pas de danger. On pouvait
regarder tranquillement les gens passer sur le boulevard, de gauche à
droite et de droite à gauche, mais aussi se lever et circuler librement
parmi les fleurs qui masquaient le sol, regarder en l’air et sur les côtés,
sans crainte des lignes.
J’aimais surtout regarder les soldates, puisqu’on les avait prises à
l’armée, et moi non. J’avais souvent envie d’en suivre une pour vérifier si
elle était vraiment parfaite ou si elle n’avait pas un défaut qui aurait
échappé à l’armée, mais ça je ne l’ai fait qu’une fois. Elle était énorme,
portait une natte blonde et une chemise qui remontait à cause de ses gros
seins, et elle tirait dessus tous les trois pas pour la rabattre sur son ventre.
Je laissai les journaux dépliés sur le banc et la pistai à une distance de
deux arbres. Ses chaussures noires à talons plats écrasaient les fleurs de
mélia et en pressaient le suc. À chaque pas, les fleurs réapparaissaient
humides et aplaties comme une feuille de papier. Sur ses fesses était
imprimé le mot Tsahal en lettres noires. Ce devait être un uniforme
d’homme, l’armée n’avait sûrement pas de pantalon de femme à sa taille.
Dans le dos, sous la natte blonde, s’étalait un grand cercle de sueur, le
tissu humide avait noirci et tout autour des ronds de sel cristallisé
formaient des traces blanches comme celles que laisse la mer sur le sable.
Un petit Donald, de la couleur de sa tresse, était accroché à la
fermeture du sac en bandoulière qui tressautait à chaque pas. Petit à petit
la distance entre nous s’amenuisait, ma sandale rattrapait l’extrémité de

147
Mira Magen

son ombre, à deux reprises elle regarda en arrière et chaque fois la tresse
vola vers l’avant puis retrouva sa place sur le cercle humide du dos. Elle
était écarlate et mâchait du chewing-gum en faisant des bulles roses qui
éclataient sur ses lèvres et qu’elle aspirait ensuite. Soudain, sans
prévenir, elle s’arrêta et je lui rentrai presque dedans. J’eus le temps de
sauter sur le côté et de voir que le Donald n’avait qu’un œil, une perle de
verre transparent qui, comme le cristal, captait la lumière et la restituait
sous forme d’étincelles blanches.
Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une petite voix éraillée qui
n’allait pas du tout avec son gros visage et son uniforme masculin.
Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je.
Pourquoi tu me suis ?
Il arrive que deux personnes aillent dans la même direction, non ?
Elle réfléchit un peu et accepta apparemment la réponse, elle tira la
chemise sur son ventre et continua d’avancer, et moi à côté d’elle. Parce
qu’elle était grosse et ne pouvait entrer que dans un pantalon d’homme
usagé avec une braguette à boutons, et que son Donald n’avait qu’un œil,
et que sa chemise se soulevait tout le temps, je compris que pour elle non
plus la vie n’était pas facile, et qu’elle n’était peut-être pas si éloignée du
point de rupture avec la normalité, je ne sais pas si c’est à cause du
mauve qui jonchait le sol, mais sans même y penser je dis, on ne m’a pas
prise à l’armée.
Elle demanda pourquoi, sans s’attarder et sans me regarder, et moi
qui n’en pouvais plus de toujours tomber sur les faibles et de n’oser
m’exprimer qu’avec eux, je dis, j’ai un problème avec les cervicales.
Elle dit, ah bon, et tira encore sur sa chemise dont le bas était tout
chiffonné et noirci par la sueur de ses doigts.
Quoi, ah bon, c’est juste pour cette bêtise qu’on ne m’a pas prise à
l’armée, tu sais ce que c’est de traîner ça ?
Elle fit éclater un ballon rose, et dit que je devrais m’estimer
heureuse, tu penses que l’armée c’est une partie de plaisir ?
Qui sait combien d’hommes avaient porté ce pantalon avant elle,
c’était plutôt dégoûtant de passer après des jambes poilues, et allez savoir
s’ils portaient au moins un slip.
Je m’appelle Nomi, en fait Naomie, mais tout le monde m’appelle
Nomi, dis-je.
Moi c’est Orna, et elle voulut me tendre la main, mais y renonça
pour tirer encore sur sa chemise.

148
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée

Ton Donald est borgne, lui dis-je, son œil absorbait la lumière
violette de la terre et à la tombée du jour on aurait dit une goutte de pluie
sur un iris.
N’importe quoi, dit-elle, en retirant le chewing-gum de sa bouche,
elle en fit une petite boule qu’elle envoya dans les asparagus, puis elle
ajouta, si ça te gêne tant, tu peux t’engager comme bénévole, elle sortit
de son sac un paquet de Time et m’en proposa une.
Je ne fume pas, dis-je, être bénévole pour quoi ? Pour plier les slips
des soldats ? Recoudre leurs boutons de chemise ? Non merci, j’ai de
quoi faire dans la vie, mais en fait je ne savais pas quoi faire de ma vie.
De toute façon, je ne contrôle rien et la vie n’est pas un objet dont on fait
quelque chose. Les gens pensent pouvoir la dominer et l’orienter. Ils ne
voient pas qu’elle les tient à la gorge et les manipule, et qu’est-ce qu’il
reste, à part se défiler et crâner. Ma mère dit, si tu es belle et si les
hommes se retournent sur toi dans la rue, il suffit que tu en accroches un
qui a réussi, et on dira que tu as fait quelque chose de ta vie. Elle, il lui
suffit de trouver des chaussures à talon noires avec une bande blanche,
parfaitement assorties à sa robe à volants.
Tu pourrais t’engager comme bénévole dans notre base, on est
coincé dans le désert, dans un trou, et quel trou, il n’y a que du sable, des
pierres et des ronces calcinées.
Vous n’avez pas de trottoirs ? Je veux dire les chemins ne sont pas
pavés ?
Les joues d’Orna se gonflèrent, elle se mit à rire et exhala une
fumée où se mêlaient les odeurs de la cigarette et du chewing-gum à la
framboise.
Quels trottoirs ? Une fois qu’on est passé d’une caravane à l’autre,
on peut planter des pommes de terre entre les doigts de pied, tout est
plein de sable.
On quitta le boulevard pour la rue, le tapis violet qui masquait le
sol s’arrêtait et je ne vis plus les doigts grassouillets qui pressaient la
cigarette ni la chemise toujours relevée ni le Donald miteux, car
brusquement étaient revenues les lignes dont il faut se méfier et qu’il faut
contourner. Orna toussota et une sorte de fumée bleue lui sortit de la
bouche, j’attendis avec elle l’autobus, elle inscrivit sur un vieux ticket de
transport son numéro de téléphone et dit, penses-y, si tu veux on peut
organiser ça, on a besoin de bras et en plus on manque de filles, les
garçons ne se sentent plus dès qu’ils voient une jupe. Elle monta dans le
bus, et sur le marchepied, une chaussure plate telle une tortue noire

149
Mira Magen

émergea de la jambe du pantalon d’homme, taille XXL, l’œil du Donald


lança encore quelques éclairs avant d’être englouti à l’intérieur, pressé
contre la poitrine volumineuse, elle leva la main et me fit au revoir d’un
geste vague.

Ma mère dit, Nomi, c’est une excellente idée, les garçons ne


verront que tes yeux…
On acheta des pantalons de travail, des chemises de coton blanc
pour le soir, un chapeau de paille à larges bords, des sandales plates pour
la marche dans le sable, fermées devant pour protéger les orteils, et des
crèmes qui font écran aux rayons du soleil, et ma mère dit, Nomi, tu vas
les rendre fous, tu vas leur donner l’heure d’après leur ombre, ils
penseront que tu es magicienne, et je dis, là-bas je vais redresser la tête
comme une antenne, les yeux toujours levés vers le ciel, les oiseaux
voleront haut, et je les reconnaîtrai à leur ventre, à la couleur de leurs
plumes.
L’autobus me déposa sur la route où passait le camion qui apporte
à la base le pain et les journaux. Le seul tamaris qui poussait là projetait
un cercle d’ombre chétive, et à ses pieds tremblotait une centaurée jaune
entourée de filaments ouatés qu’elle semblait avoir tissés dans l’attente
de quelque chose. J’avais entendu dire que les feuilles de tamaris
possédaient des glandes gorgées d’une sorte de substance salée, j’en
léchai une pour vérifier, mes glandes sudoripares s’épanchèrent et ma
chemise saturée dégoulina comme après une lessive.
Je n’avais jamais vu de telles étendues non soumises à la
domination de l’homme et à son béton, l’air y circulait librement, le sable
respirait, tourbillonnait, vagabondait et se jouait du vent. Rien d’étonnant
à ce que les Bédouines soient si droites et portent sur la tête des jarres
pleines d’olives et de lourdes gerbes de genêts coupés. Elles n’ont rien à
craindre des trottoirs ni des lignes, elles peuvent toujours regarder haut et
loin jusqu’au bout de l’horizon, là où le bleu se dissout dans le jaune
avant de virer à l’ocre. Le camion militaire souleva un rideau de
poussière jaune en quittant la piste pour me prendre. Je grimpai avec mes
sacs dans la cabine et le conducteur tendit une main mate et énergique,
tapa sur la portière et dit, celle-là, elle ne comprend que la violence, des
gouttes de sueur grises dégoulinaient des poils de sa main jusqu’au
coude.
Salut, Shmuel ou plutôt Shmulik.
Salut, Naomie ou plutôt Nomi.

150
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée

Tu n’as rien d’autre à faire dans la vie que de venir dans ce putain
de trou ? Il balançait par la fenêtre des cosses de tournesol que le vent
rabattait à l’intérieur et qui se collaient sur le pare-brise comme des ailes
de papillon déchirées.
Ces yeux-là c’est naturel ou tu portes des lentilles de couleur ?
demanda-t-il et il cracha une salve de graines qui fut aussitôt aspirée par
le vent.
C’est naturel, dis-je, je n’ai pas de lentilles, j’ai dix/dix aux deux
yeux.
Super Nomi, ça fait du bien de voir du bleu au milieu du désert.
Il me regardait sans arrêt au lieu de regarder la route et moi,
agrippée à la barre du siège, je serrais mes deux grands sacs entre les
jambes, le camion sautait comme un fou et j’avais l’impression que tout
allait se dévisser et se disloquer d’un moment à l’autre, j’imaginais déjà
les pneus libérés s’emballer dans ces vastes étendues, rien n’arrêterait les
gros caoutchoucs noirs qui danseraient éternellement sur les pierres et le
sable, et continueraient leur course folle dans les pentes malgré les
ronces.
Tu étais où à l’armée ? demanda-t-il.
Je n’ai pas fait l’armée, j’ai reçu un coup dans les cervicales, dis-je,
et à travers le pare-brise apparurent tout-à-coup dans la brume des petits
cubes blancs entourés de fils de fer argentés. Shmulik éteignit le moteur
et dit, on est arrivé, le bruit du générateur qui ronronnait à côté du portail
me fit l’effet d’un doux murmure après les gémissements et les plaintes
du camion. Il sauta sur le sable pour m’ouvrir la porte et me tendit une
main moite en disant, fais bien attention à tes yeux et à ton cou, puis il
partit décharger les caisses de légumes et de pain, je posai les sacs par
terre et tirai ma jupe collée aux fesses tout en regardant la floraison
violette des centaurées qui s’enroulaient autour de la clôture.
Orna sortit d’une caravane délavée sur laquelle on avait écrit en
bleu le slogan pionnier, « Bâtissons dans le sable ». Le soleil éclairait ses
cuisses nues, son short kaki s’effilochait et les fils voletaient comme des
cheveux fins. Ses cuisses s’entrechoquaient lorsqu’elle marchait en tirant
sur son tricot blanc. Elles étaient plus grosses et plus blanches que je ne
l’avais imaginé et leurs veines gonflées dessinaient un filet bleuté,
ramifié comme la carte des affluents du Yarkon. Il faut vraiment n’avoir
rien à perdre pour étaler comme ça ses infirmités sous ce soleil
implacable, me dis-je lorsqu’elle s’approcha de moi, le visage écarlate,
balayé par quelques cheveux jaunes échappés de sa maigre tresse. Mais

151
Mira Magen

peut-être avait-elle quelque arme secrète qui compensait ses défauts et


l’autorisait à se découvrir.
Tu vas t’habituer, dit-elle, au début tout le monde se tord les
chevilles sur ces pierres, mais on apprend vite à vivre dans ce bordel, et
de toute façon on vient de débloquer des fonds pour améliorer nos
conditions de vie.
Une ombre s’abattit soudain sur la base, une fois de plus on
menaçait de civiliser la terre. C’était pourtant le seul endroit où elle était
encore à l’état brut. Ici, les talons de ma mère se fracasseraient sur les
pierres et sa petite montre en or s’arrêterait, la poussière s’infiltrerait
dans le mécanisme des fines aiguilles, s’accumulerait sur le faux diamant
et recouvrirait les chiffres dorés.
Qu’est-ce que vous allez faire de cet argent ? demandai-je.
Orna écarta les lèvres, expulsa par les narines deux larges rubans
de fumée et dit, les filles auront enfin une vraie douche et on aura enfin
un vrai chemin pour aller des caravanes au réfectoire, un peu de
civilisation ne fera pas de mal.
Une mante religieuse de couleur brune surgit des arbustes
desséchés, décolla et coupa la ligne de fumée qui sortait de la bouche
d’Orna puis, légère comme une plume, elle s’envola vers la clôture.
Pauvre terre, on ne la laisse jamais tranquille, dis-je et je posai mes
sacs sur les pierres.
Tu es poète ou quoi ? La cigarette au coin des lèvres comme les
cow-boys, elle ferma un œil à cause de la fumée.
Pourquoi faut-il paver ? Tu ne vois pas que paver c’est étouffer ?
Tu sais combien de vies s’agitent sous le moindre petit bloc de terre ? Tu
as idée du nombre d’insectes, d’escargots et de fourmis qu’on trouve là ?
Orna ne dit rien, elle se contenta de me scruter derrière ses
cheveux blonds agités par le vent.
Viens, j’ai préparé du jus de framboise glacé, dit-elle, tu dois
mourir de soif, au fait comment va ton cou ? Elle me conduisit à la
caravane, ses pieds nus, protégés par une couche de corne épaisse et
fendillée, traçaient un chemin dans le sable brûlant.

Tout un hiver et un printemps ont passé depuis, cette terre brûlante


a eu largement le temps de refroidir et maintenant elle se réchauffe à
nouveau.
Et à nouveau, les fleurs mauves tombant du mélia volettent un
moment avant de se répandre sur les trottoirs. Je n’achète plus de

152
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée

journaux chez Moshiko, le monde est davantage fermé et les opportunités


se font rares. Quand des soldates passent sur le boulevard, je pense à
Orna et à son jus de framboise trop sucré sur lequel je m’étais pourtant
jetée, il coulait dans mon ventre comme un flux glacial, et Orna qui
n’arrêtait pas de me resservir.
Le soir, au moment d’entrer dans le réfectoire, je redressai le cou
comme une ballerine, abritée par le corps imposant d’Orna qui marchait
devant moi.
Nomi, tu as besoin d’un homme, me dit souvent ma mère, et en
disant ça elle tend sa main délicate pleine de petites bagues en or, et
regarde ses doigts comme si les ongles manucurés tranchant sur la peau
blanche étaient le sujet de notre conversation.
Nomi, un homme te ferait du bien, c’est sûr Nomi, ça te ferait
vraiment du bien, dit-elle.
Shmulik m’accompagna à la caravane ce soir-là, le seul que je
passai à la base. La nuit produisait des sons qui m’étaient étrangers, des
stridulations de grillons graves et aiguës, longues et saccadées, que
l’écho renvoyait. Les pierres aussi bruissaient, peut-être bien que le soir
quand la terre se refroidit, les interstices s’amenuisent et les pierres
finissent par se toucher. Je ne savais pas ce qu’on peut dire à un inconnu
à une heure pareille, dans un lieu si sauvage, et en fait j’aurais préféré
qu’il me laisse seule écouter la nuit. Pour la première fois, j’entendais
une nuit sans aucun bruit d’humain ou de télévision ou d’enfant buté qui
hurle ou de persienne qu’on ferme ou de toux dans la cage d’escalier ou
de couvercle de poubelle que les chats rabattent bruyamment.
Alors qu’est-ce que tu en dis, c’est un trou non ? Ses yeux luisaient
comme des billes blanches dans le noir.
Sûr que c’est beau ici, dis-je en désagrégeant avec ma sandale un
bloc de terre ramolli par l’humidité et je regardai les fleurs du mélia
semblables à des couronnes d’argent sous la lumière de la lune.
Ça pourrait être encore plus beau, dit-il en posant la main sur mon
épaule. Sa main était lourde et de trop, les poils drus de son bras me
piquaient à travers la fine cotonnade de ma chemise, mais je ne savais
pas comment le lui dire, encore une fois cette peur idiote de perdre une
misérable miette de sympathie.
Souvent lorsque des couples passent sur le boulevard en
s’embrassant, je suis dégoûtée, je ressens sur mes lèvres l’humidité de
leur bouche et je pense aux dizaines de grosses bouches béantes et
enjôleuses qui s’offrent dans les dernières pages du journal. Sous un petit

153
Mira Magen

tamaris dans l’un des replis du sol, il posa sa bouche chaude sur mes
lèvres et moi après j’eus beau me brosser les dents et boire de l’eau
mentholée et cracher, je ne parvins pas à éliminer le goût de sa salive
mêlé à l’odeur de Malborow et de graines de tournesol. Je me décapai
aussi les jambes, mais je sentais toujours ses doigts durs grimper vers
l’élastique de ma culotte.
À Shmulik on ne dit pas non, dit-il, et d’un coup de pied il expédia
une pierre dans l’oued, elle vola, en heurta une autre et trancha les bruits
de la terre.
Alors comment c’était ? demanda Orna à mon retour, puis elle
ajouta, le désert c’est comme ça, ici tout le monde va avec tout le monde,
c’est comme ça, on est contaminé par ce milieu sauvage, comme des
animaux. Quand je fis mon sac le matin et remis la jupe que je portais la
veille, elle s’assit sur son lit, grosse et décoiffée, prit à tâtons une
cigarette et dit, qu’est-ce que c’est que ces fringues ? Tu vas les bousiller
en travaillant, mets un vieux jean.
Je m’en vais.
Pourquoi, qu’est-ce que Shmulik t’a fait ? Elle était assise en slip
les jambes écartées, et tirait goulûment sur sa cigarette, les cuisses
écrasées contre le matelas tout dur, on voyait les veines qui se
gonfleraient en torsades bleues le jour où elle aurait un enfant.
Shmulik n’y est pour rien. Dehors la terre rosissait sous la lumière
du soleil levant et ses contours avaient la douceur des dunes de sable,
encore un peu et la lumière vive aiguiserait les visions, les arbustes
dresseraient leurs épines, les mantes religieuses sautilleraient doucement
et plieraient les fins bâtons de leurs ailes pour s’élever avec les vapeurs
du petit matin.
Alors pourquoi ? Elle sauta du lit et me prit le coude pour
m’empêcher de ranger ma trousse de toilette.
C’est le cou, les douleurs sont revenues, dis-je.
Orna dormait profondément, elle n’avait pas entendu rugir le semi-
remorque qui, au lever du jour, avait délogé du toit un oiseau de nuit
terrorisé, et perturbé le désert. Il était chargé à ras-bords de dalles qui,
dans la lumière du petit matin, faisaient penser à des piles de draps
blancs. La terre s’étalait, sombre et adoucie par la rosée, bientôt elle
serait tassée sous ces plaques de béton, alors on tracerait des lignes pour
les séparer et on découperait des bandes en largeur, comme si le monde
ne pouvait être parfait que fractionné en petits carrés. Sous le vent d’est,

154
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée

le tamaris courbé étalait ses branches comme une chevelure de femme et


la centaurée libérait des fils blancs ouatés.
Tu as dit que le désert c’est comme ça, alors pourquoi ces dalles ?
Orna se dirigea vers la fenêtre, souffla la fumée dans l’air sec du matin et
dit, cet endroit sera un jour un lieu d’habitation, certains ont même
l’intention d’y vieillir. Imagine un peu une petite vieille pleine de varices
et de rhumatismes boitiller sur ces pierres et s’enfoncer dans le sable.
Pendant qu’Orna était aux toilettes, je détachai avec les dents le
Donald accroché au sac noir et le gardai dans ma poche jusqu’à la gare
centrale, son œil borgne était gris de poussière.
Je ne l’ai jamais revue, mais parfois je ferme les yeux et je vois une
vieille femme énorme lever péniblement une fesse puis l’autre et se
traîner sur les dalles bien calibrées qui s’ébranlent sous ses pieds. Les
millions d’insectes demeurant sous terre soulèvent le béton et la vieille
femme chancelle sur le trottoir qui tangue comme un navire fou, le vent
agite sa tresse blanche déplumée, et l’herbe robuste qui prolifère entre les
interstices lui chatouille les jambes.

Ma mère dit, Nomi, pourquoi as-tu acheté ce canard borgne, il a dû


rester des années dans la remise du magasin, il faut faire attention Nomi,
elle passa les doigts dans les cheveux soyeux du Donald puis se lava
soigneusement les mains et les enduisit de crème rose.
Maintenant le Donald est lavé et peigné, jaune comme un tournesol
au soleil, il est assis avec moi sur le banc et regarde le boulevard de son
œil transparent qui capte les couleurs et les reflète, et quand tous deux
nous regardons les carrés de ciel entre les toits, le ciel nous regarde et
voit trois yeux très bleus.

*******************

155
Mira Magen

L’auteur : Mira Magen

Mira Magen est née en 1950 à Kfar Saba en Israël, dans une
famille juive orthodoxe. Après avoir étudié la sociologie et la
psychologie à l’université Ben Gourion dans le Negev, elle se tourne vers
le médical et travaille comme infirmière à l’hôpital Hadassa à Jérusalem.
Elle commence à écrire des nouvelles au début des années 1990, alors
qu’elle exerce cette fonction. Elle vit à Jérusalem, est mariée et mère de
trois enfants.
Lauréate du prix du Premier ministre en 2005, Mira Magen est
l’auteur d’un recueil de nouvelles et de sept romans. Deux romans sont
parus en français, ainsi que deux nouvelles :
. Des Papillons sous la pluie, Paris, Mercure de France, 2008 (trad. de
l’hébreu, Laurence Sendrowicz).
. L’Avenir nous le dira, Anna, Paris, Mercure de France, 2010 (trad. de
l’hébreu, Laurence Sendrowicz).
. « Si on se dépêchait de refermer la porte », dans Ecrivains d'Israël, La
nouvelle génération, Revue Europe, octobre 1998, pp. 94-101 (trad. de
l’hébreu, Sylvie Cohen).
. « Une odeur de pommes de pin », dans Anthologie d’écrivaines
israéliennes, choix par Ziva Avran, Genève, éditions Métropolis, 2008,
pp. 131-151 (trad. Ziva Avran et Arlette Pierrot).
La corrélation entre la biographie personnelle de la romancière et
l’arrière-plan culturel de ses œuvres conduit à une pluralité d’espaces
représentés : les communautés orthodoxes dans les implantations, les
milieux laïques avec leurs lieux de travail – bureau, hôpital, chambre du
malade –, le kibboutz, religieux ou non. Contrairement à ce qui
apparaissait jusqu’alors sous la plume d’auteurs laïques, la coexistence
des deux milieux dans le temps de l’intrigue ne génère pas de conflit.
L’écriture de Magen se caractérise par une description de la détresse
quotidienne sous ses multiples aspects et les typologies de ses nouvelles
et de ses romans présentent une grande diversité de caractères. Son
expérience professionnelle se reflète dans plusieurs de ses romans, et
dans les nouvelles, le milieu religieux dont elle est issue.

La nouvelle présentée ici est tirée du recueil Boutonnée jusqu’au


cou, dont le titre fait référence à l’obligation faite à la femme religieuse

156
Tsafon 65 : On ne m’a pas prise à l’armée

de se comporter et de se vêtir avec la plus grande pudeur. Le personnage


de cette nouvelle a un problème avec la norme, qui s’exprime par une
peur panique des lignes tracées sur le sol, ce qui se traduit par un
véritable handicap. La confrontation de la jeune femme avec un
environnement forcément hostile pose un certain nombre de questions
sur la féminité, la conquête du désert, l’identité nationale ou, en d’autres
termes, les stéréotypes, le consensus national, et le droit à la différence.
Le refus d’aller droit apparaît comme la métaphore du rejet d’une
normalité imposée.
La marginalité apparaît souvent chez Magen sous forme de
handicap physique, social ou psychologique, ou d’excentricité. La
romancière dépeint, avec une tendresse bienveillante et un humour subtil,
des personnages qui mettent leurs espoirs en eux-mêmes, dans leur désir
de ce monde-ci, sans faux-fuyant et sans complaisance. Si se dessine
parfois la question de donner sens à la cruauté du destin par la foi
religieuse, l’œuvre de Mira Magen reste laïque dans le sens profond du
dialogue avec le destin.

Françoise-Saquer-Sabin

157
Tsafon 65 : Samuel Kassow : Qui écrira notre histoire ?

Note de lecture

Samuel Kassow : Qui écrira notre histoire ?

Les archives secrètes du ghetto de Varsovie1

Danielle Delmaire

Cet ouvrage volumineux est paru une première fois, en 2007, aux
USA puis, en 2011, chez Grasset et Fasquelle pour une première
traduction en français. Cette édition de 2013 sort en format de poche.
L’auteur est un spécialiste de l’histoire de la Russie et des
communautés juives d’Europe centrale. Il enseigne cette discipline au
Trinity College (USA). Il est par ailleurs consultant au Musée d’Histoire
des Juifs de Pologne dont le nouveau bâtiment vient d’être inauguré sur
l’emplacement du ghetto de Varsovie 2. Son enfance le prédisposait-elle à
s’intéresser aux archives accumulées au fil des jours par les habitants du
ghetto ? On peut le croire : il est né dans un camp pour personnes
déplacées, immédiatement après la guerre (en 1946) ; sa mère venait de
survivre à la Shoah grâce à l’aide de Justes qui la cachèrent et son père
avait été fait prisonnier en Russie. Peu après, la famille émigra aux USA
où S. Kassow fit toutes ses études et mena sa carrière d’universitaire
historien.

1
Paris, Flammarion, coll. Champs histoire, (traduit de l’anglais USA par P-E Dauzat)
2013, 597 p., 12 €.
2
Lire nos informations (note de Tsafon).

159
Danielle Delmaire

L’ouvrage est épais : presque 600 p. Mais pouvait-il en être


autrement lorsque son but est de faire connaître les archives, les auteurs
et les compilateurs des documents, et l’histoire de cette folle entreprise
qui consistait à rassembler le plus grand nombre de documents sur la vie
des juifs en Pologne avant la guerre et dans le ghetto de Varsovie ? Dans
ces 600 pages, sont comptabilisées celles consacrées, fort heureusement,
à un index thématique et des noms propres, aux sources archivistiques
(nombreuses en Israël, Pologne et USA) et à l’abondante bibliographie.
L’auteur s’est, en outre, entretenu, durant les années 1990-2005, avec des
témoins : rares rescapés de la Shoah ou proches de ces derniers. Et
pratiquant le yiddish, ce chercheur avait les compétences pour lire les
archives Ringelblum ainsi que toute la littérature (mémoires et textes
littéraires) afférente. Ces quelques remarques suggèrent ce que dut être le
long labeur de l’auteur.
L’introduction rend compte des circonstances de la mise à jour
des boîtes et des bidons de lait qui contenaient les archives de
l’organisation Oyneg Shabes (Oneg Shabbat) et qui avaient été enfouis
dans des caches, sous le ghetto. Peu de complices étaient au courant du
lieu d’enfouissement. Immédiatement après la guerre, trois rares
survivants, Rachel Auerbach, Hersh Wasser et son épouse, proches de
Ringelblum, menèrent les recherches dans les ruines de ce qui avait été le
ghetto. Elles aboutirent à une première mise à jour le 18 septembre 1946
puis en 1950. Le temps et l’humidité avaient endommagé quelques
documents mais la plus grande partie put être sauvée et se trouve à
l’Institut historique juif de Varsovie tandis que des copies ont été versées
à l’Institut Yad Vashem de Jérusalem et au United States Holocaust
Memorial Museum de Washington 3 . Ces boîtes, ces bidons de lait
renfermaient les archives d’Oyneg Shabes : des rapports, des études, des
mémoires, des témoignages, des récits… écrits ou copiés par plus d’une
centaine de juifs (p. 24), rassemblés autour de l’initiateur de l’entreprise,
l’historien Emanuel Ringelblum. Son but, qui l’habitait tout entier, était
de laisser une trace indélébile de ce qu’avait été le judaïsme polonais
avant la guerre et durant la grande persécution assassine des nazis : « Si
aucun de nous ne survit, qu’il reste au moins cela » écrivait Ringelblum,
le 1er mars 1944, peu avant sa disparition (p. 16). Tous, enfermés dans le

3
Du 15 décembre 2006 au 29 avril 2007, le Mémorial de la Shoah à Paris a exposé une
partie de ces archives écrites par Ringelblum et ses collaborateurs. D’autre part, des
copies sont aussi déposées au kibboutz Lohemei HaGettaot, près de Saint-Jean d’Acre,
en Israël, qui possède un fond d’archives sur le sort des juifs pendant la guerre.

160
Tsafon 65 : Samuel Kassow : Qui écrira notre histoire ?

ghetto, pensaient, réfléchissaient, rédigeaient, écrivaient pour Emanuel


Ringelblum : « nous consignons par écrit la preuve du crime » précise un
des auteurs (p. 23).
Il faut souligner que ce souci de faire connaître au monde entier le
sort qui fut réservé aux juifs lors de l’occupation de la Pologne par les
nazis a été celui de d’Isaac Schneersohn qui créa en 1943, à Grenoble, le
Centre de Documentation juive contemporaine. Avec l’aide d’une
quarantaine de personnes dont des historiens comme Léon Poliakov ou
Joseph Billig, il rassembla de nombreux témoignages sur la persécution
des juifs en France pendant la guerre afin de servir les poursuites
judiciaires après la défaite des bourreaux et de constituer un fonds
d’archives que les historiens du monde entier utilisent encore au
Mémorial de la Shoah à Paris 4. Et se souvenir, laisser des traces, n’était-
ce pas le vœu ultime de nombreuses victimes se dirigeant vers la mort,
lorsqu’elles demandaient à leurs compagnons d’infortune de raconter leur
mort ? Zakhor ! Telle était la volonté des disparus et telle est encore la
volonté des rescapés.
Les trois premiers chapitres livrent des renseignements sur
Ringelblum. Est d’abord évoquée l’enfance qui se déroula dans un
village de Galicie (dans la partie austro-hongroise d’avant la Première
Guerre mondiale), au sein d’une famille dont le chef était un maskil
(partisan de la Haskala, prônant un judaïsme modernisé et éclairé) ouvert
au monde extérieur. Emanuel Ringelblum comptait parmi ses cousins le
célèbre écrivain israélien Agnon, prix Nobel de littérature en 1966. Ce
milieu lui permit d’accéder à des études en histoire, discipline qu’il
enseigna, notamment à Varsovie, et il entreprit également une thèse. Très
vite, il fut attiré par les idées révolutionnaires du parti Linke Poaley
Tsiyon, créé en 1906, qui condamnait la bourgeoisie juive et défendait les
intérêts du petit peuple. Son chef de file, Ber Borochov, faisait
l’admiration de Ringelblum qui appliquait dans ses travaux d’historien la
théorie de lutte des classes chère aux marxistes. Toutefois, il ne perdait
pas de vue son appartenance au peuple juif, à la différence des
communistes pro-soviétiques, et il restait profondément attaché à la
langue yiddish ainsi qu’à l’histoire particulière des habitants des shtetl.
S’opposant au Bund, le Linke Poaley Tsiyon affichait un sionisme sincère
qui incitait certains de ses membres à émigrer vers la Palestine. Kassow
parle de synthèse de yiddishisme, socialisme et sionisme !

4
Actuellement, une exposition relate l’histoire du CDJC, dans les locaux mêmes du
Mémorial (voir nos informations). Note de Tsafon.

161
Danielle Delmaire

Fidèle à l’attitude marxiste à l’égard des masses populaires,


Ringelblum œuvra au développement culturel de ces dernières en
enseignant dans des cours du soir, en animant des bibliothèques, en
montant des pièces de théâtre etc., aussi bien dans les villes avant la
guerre que dans le ghetto de Varsovie quand ces activités étaient encore
possibles. Et quand dans le ghetto la situation empira, Ringelblum
accepta l’aide américaine du YIVO Institute (créé en 1925 à Vilna et
émigré à NewYork en 1940) et surtout l’aide financière du Joint
Distribution Committee.
Après avoir présenté l’homme, S. Kassow analyse son œuvre
d’historien qu’il est bien difficile d’apprécier tant que l’on n’a pas lu les
archives d’Oynes Shabes. Mais l’on retiendra de cette analyse
l’engagement d’un Emanuel Ringelblum, historien nettement ancré à
gauche selon ses convictions politiques, pratiquant une histoire qui devait
construire l’avenir. Ce positionnement amenait tout naturellement
Ringelblum à entreprendre l’énorme compilation de témoignages qu’il
destinait à la postérité future quand la guerre serait finie et que les forces
du mal, celles des nazis, auraient été anéanties. Il fallait écrire l’histoire
de la persécution du peuple juif pour les générations à venir.
Dans les deux chapitres suivants, S. Kassow élargit son étude à la
communauté juive de Pologne et varsovienne et à la « bande de
camarades » (titre du chapitre 5) qui entourait Ringelblum. Les
associations étaient nombreuses à venir en aide, autant qu’elles le
pouvaient, aux familles juives et aussi et surtout au grand nombre
d’enfants souffrant de la faim, de l’inaction et parfois aussi de l’absence
de famille. Ringelblum et ses « camarades » avaient organisé des comités
d’immeuble qui prenaient en charge les innombrables problèmes de la
vie dans le ghetto, quartier par quartier. L’entraide juive se concrétisa
dans la mise en place de l’Aleynhilf qui recevait ses secours du Joint.
Dans ce cadre, des soupes populaires furent mises en place, des écoles
ouvertes, des tickets pour travailler dans des ateliers distribués et ces
tickets permettaient de se soustraire momentanément à la déportation.
Mais face à ces efforts d’entraide, « la bande camarades » dénonça la
veulerie de la police juive, complice des nazis dans la sélection pour la
déportation. À elle d’ailleurs le sale boulot de désigner les victimes, les
nazis ne daignant pas s’en charger. Ringelblum n’était guère plus tendre
envers les membres du Judenrat d’autant plus que ceux-ci appartenaient
à la classe bourgeoise qui se distinguait par son égoïsme et montrait, en
ces circonstances dramatiques : « sa face bestiale… et sa nature

162
Tsafon 65 : Samuel Kassow : Qui écrira notre histoire ?

cannibale » (p. 206). En échange de leur vie sauve, les nazis exigeait de
la part des policiers juifs un quota de déportés : pris dans ce piège, ils
collaboraient au jeu meurtrier des assassins. En fait, au fil de la lecture
s’étale le tiraillement qui déchirait les consciences : la survie ou la
dignité morale. Le chapitre sur la « bande de camarades » rassemble
plusieurs biographies de ces héros d’Oynes Shabes qui, dans l’immense
majorité, sont morts assassinés dans le ghetto même, en déportation
comme le poète Kazelnelson, ou dans la révolte du ghetto comme
Mordechaï Anielewiecz du mouvement Hashomer Hatsaïr. C’est donc le
large panorama social du ghetto de Varsovie que nous donne à voir S.
Kassow.
Suivent deux chapitres qui présentent des textes : des rapports,
des descriptions souvent poignantes, des reportages avec des citations
bouleversantes comme celles de quelques femmes qui n’avaient d’autre
possibilité de survie, pour elle et leur famille, que la prostitution ! « En se
vendant, elle assure la survie économique de sa famille et la sienne »
explique l’auteur d’un rapport (p. 357). Le rôle des enfants, comme
soutien de famille, est à souligner : chapardeurs, ils risquaient leur vie
pour quelques denrées qui devaient nourrir une maisonnée. La vie
dépendait d’actions réprouvées par la morale des temps de paix !
Dans ces mêmes chapitres, il faut remercier S. Kassow de nous
livrer de longs extraits de ces archives, dans le texte et dans les notes, et
de nous rapporter des poèmes du ghetto. Les témoignages sur d’autres
massacres sont également relatés comme ceux perpétrés à Ponar près de
Vilna ou comme les premiers gazages dans les camions à Chelmno.
Les deux derniers chapitres livrent les ultimes semaines
d’Emanuel Ringelblum et de sa famille, quand ceux-ci, avec quelques
autres familles juives, étaient parvenus à passer du côté aryen et à se
cacher dans une espèce de refuge souterrain où s’entassaient des dizaines
de personnes. C’est « Krysia ». Ils ne tiendront que quelques mois. Après
leur arrestation, au début du mois de mars 1944, probablement sur
trahison (p. 545), il ne restait plus rien du ghetto et rares étaient les
quelques juifs qui avaient réussi à survivre dans le côté aryen.
Mais il restait et il reste encore les archives d’Oyneg Shabes, et
grâce à elles l’histoire des juifs dans le ghetto de Varsovie peut être
écrite. L’historien S. Kassow nous l’a restituée partiellement, car il reste
à lire ces abondants documents dont le contenu est révélé dans les
appendices en fin de volume. Il s’agit d’un fonds d’archives
irremplaçable pour écrire l’histoire des juifs de Pologne avant et pendant

163
Danielle Delmaire

la grande persécution qui devait aboutir à l’extinction complète du peuple


juif. Le fonds est d’autant plus précieux que l’effort pour le constituer fut
intense : la faim, la peur, la démoralisation et le désespoir, la colère aussi
face à la corruption, n’arrêtaient pas les collecteurs de renseignements,
équipe volontaire et dévouée, autour d’Emanuel Ringelblum qui eut cette
formidable intuition de penser à l’après-guerre, le moment où justice
pourrait être réclamée pour condamner fermement tous ces crimes. Ce
fut, finalement même si elle n’aboutit pas à la vie sauve, une belle
résistance spirituelle et intellectuelle à l’extermination.
Le livre est le produit d’une double œuvre monumentale : celle de
Ringelblum, monumentale pour le nombre et l’immense variété des
sujets, des styles et des genres pratiqués par les auteurs des archives ;
celle de S. Kassow, monumentale également pour sa synthèse et la
restitution de l’histoire des archives et celle des hommes et des femmes
qui travaillèrent à ce fonds.
Le livre est aussi le produit d’une double œuvre historique : sans
cette compilation et cette cache, qu’est-ce qui aurait filtré de cette mise à
mort du judaïsme polonais, sinon les rares témoignages d’une poignée de
rescapés ? Sans cette étude de S. Kassow, qui aurait pris connaissance
des archives Ringelblum sinon quelques initiés et visiteurs des centres
d’archives ?
Un seul reproche peut être formulé : la traduction aurait parfois
pu être meilleure, mais l’auteur n’y est pour rien.

164
Tsafon 65

Informations… …

D’ici

Hébreu biblique :
Comme chaque année, l’Association des Amis des Sessions d’Hébreu biblique organise
des cours de langues bibliques (hébreu et grec) pour différents niveaux : du débutant au
spécialiste, afin d’approcher ou d’approfondir la lecture de la Bible en suivant le texte
original.

Hébreu biblique
Locquirec (Bretagne) du 22 au 29 juin 2013
Strasbourg du 6 au 13 juillet 2013
La Crau (Côte d’Azur) 20 au 27 juillet 2013
Rennes du 3 au 10 août 2013
Bruges (Belgique) du 10 au 17 août 2013

Cinq niveaux sont proposés depuis le débutant jusqu’au lecteur confirmé de la Bible en
hébreu.
Des visites seront aussi proposées notamment à Strasbourg (cathédrale) et Bruges (la
ville médiévale), ainsi que des conférences : les manuscrits de Qumran (Strasbourg).

Hébreu biblique et le texte traduit par les Septantes


Paris du 23 au 25 octobre 2013, à Paris.

La même association organise également des cours d’hébreu biblique, un dimanche par
mois à Paris (7 niveaux) et à Lille (4 niveaux), durant l’année 2013-2014.
Visiter le site internet pour plus de renseignements.

Renseignements : Association des Amis des Sessions d'Hébreu Biblique


28, rue Molitor 75016 PARIS
Tel : 01 47 43 07 06 - Fax 01 40 71 66 56
site internet : www.hebreu-biblique.com
e-mail : session.hebreu.biblique@wanadoo.fr

165
Tsafon 65

Tsafon hors-série n° 5 : Spoliation des Juifs et des Tsiganes


En octobre 2011, se tenait, au Musée de la Résistance à Bondues (banlieue lilloise), un
colloque sur : « La spoliation des Juifs et des Tsiganes dans la Zone rattachée et en
Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale ». Les actes viennent d’être publiés dans
le n° 5 hors-série de Tsafon. Cet ouvrage est dédié à l’historien de la Shoah en
Belgique : Maxime Steinberg, décédé peu avant le colloque où il devait intervenir.
Après un rapport introductif d’Étienne Dejonghe, des historiens se sont succédés pour
présenter les différents aspects de cette spoliation.
Danielle Delmaire rappelle « Le sort des Juifs dans la Zone rattachée 1940 – 1944 »,
tandis que Jean-Baptiste Gardon et Claire Zalc évoquent la spoliation des Juifs dans la
Zone rattachée à Bruxelles : le département du Nord (J-B. Gardon) et la ville de Lens
(C. Zalc).
Laurence Schram et Jean-Philippe Schreiber en font autant pour la Belgique : le pillage
des biens commence à la caserne Dossin de Malines, camp de transit avant Auschwitz
(L. Schram) ; le bilan de la spoliation est analysé à travers le rapport de la Commission
Buysse (J-P. Schreiber).
Tal Bruttmann envisage l’après spoliation : la réparation, « Des restitutions aux
indemnisations » récentes.
Monique Hedebaut fournit un travail très complet sur une question mal connue encore :
« Le pillage et la spoliation des biens tsiganes dans la Zone rattachée ».
Ce dossier est complété par les témoignages de membres de trois familles spoliées :
l’entreprise « Aux travailleurs » à Roubaix (famille Hirsch), les établissements Gaston
Michel à Flines-lez-Râches (Nord) et à Caussade (Tarn-et-Garonne), le magasin « La
Botte Chantilly » à Lille (famille Roos).

Le numéro peut être commandé directement au Musée de la Résistance, chemin St


Georges, Bondues (tél : 0320288832)
Par voie postale à Tsafon : 62 rue Antoine Lefèvbre, 59 650, Villeneuve d’Ascq
Par voie électronique : contact@tsafon-revue.com

Prix : 18 € (+ frais d’expédition : 3,5 € pour la France, 6,3 € pour l’étranger)

Expositions au Mémorial de la Shoah


La spoliation des Juifs, une politique d’État (1940-1944)
Du 30 janvier au 29 septembre 2013, Le Mémorial de la Shoah, à Paris, avec le
concours des archives départementales de l’Isère et à partir des résultats de la
Commission d’enquête sur la spoliation des « biens juifs » de la ville de Grenoble,
présente une exposition sur la spoliation des Juifs. L’exposition est placée sous le
commissariat scientifique de Tal Bruttman, historien chargé de mission à la ville de
Grenoble et la coordination est assurée par Sophie Nagiscarde et Émilie Simon,
attachées au Mémorial de la Shoah.
Dès la fin de l’année 1940, l’État français de Vichy met en place une politique
antisémite et dès 1941 les premières mesures de spoliation doivent éliminer les Juifs de
toute activité économique. Dès lors commence l’« aryanisation » des biens appartenant
aux Juifs qui consiste en la confiscation et la vente de leurs entreprises, parfois
l’envergure est si modeste que l’« aryanisation » n’apporte aucun profit !
Il est notoire, désormais, que cette élimination économique ne fut qu’une étape vers
l’élimination physique et totale des Juifs.

166
Tsafon 65

L’exposition est accompagnée d’un catalogue en vente à la librairie du Mémorial et des


visites guidées peuvent être prévues sur réservation.

D’autre part, jusqu’au 28 juillet, Le Mémorial de la Shoah organise des visites du


Mémorial de Drancy, inauguré en septembre 2012. Tous les dimanches (sauf le 14
juillet), à 14 heures, une navette emmène les visiteurs du Mémorial de Paris vers celui
de Drancy. Le retour est assuré par la même navette, à 17 heures vers le Mémorial de
Paris.

Le CDJC, 1943-2013 : documenter la Shoah


Créé en avril 1943, à Grenoble, par Isaac Schneersohn, le Centre de Documentation
juive contemporaine (CDJC) a 70 ans cette année. Le Mémorial de la Shoah, qui
désormais abrite le CDJC, a monté une exposition sur ce « Grand livre du martyrologe
du judaïsme de France » (p. de présentation de l’exposition). Depuis 70 ans, le CDJC
n’a cessé d’accumuler, de rassembler, de trier et de cataloguer des milliers de
documents, de photos, de films, d’affiches etc. Tout historien de la Shoah, qu’il soit
Français ou étranger, est redevable du CDJC pour mener à bien ses recherches.
L’exposition est ouverte du 25 avril au 17 novembre 2013. Les commissaires
scientifiques sont Renée Poznanski de l’université Ben Gourion à Beer Sheva en Israël,
auteure d’ouvrages essentiels sur la Shoah en France, et Simon Perego, doctorant au
Centre d’histoire de Sciences Po. Les recherches documentaires ont été réalisées par
Ariel Sion, Lior Smadja et Karen Taieb, documentalistes au Mémorial.

Renseignements :
Le Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier, 75 004, Paris
Tél : 01 42 77 44 72
Fax : 01 53 01 17 44
contact@memorialdelashoah.org

Un cycle de rencontres et de journées d’études accompagne ces expositions.

Association des Amis de l’Œuvre de Claude Vigée


L’association, dans son rapport d’activités présenté lors de son Assemblée générale du
16 mars 2013, annonce la parution d’une anthologie des poèmes de Claude Vigée, aux
éditions du Seuil, sous le titre : L’homme naît grâce au cri.
Il faut aussi rappeler que l’association publie un numéro annuel de la revue Peut-être,
consacré à la poésie de Claude Vigée et ses amis.
Association des Amis de Œuvre de Claude Vigée, 47 bis, rue Charles Vaillant, 77 144,
Chalifert.

167
Tsafon 65

Et d’ailleurs

Information d’Allemagne
Découverte d’un mikvé à Cologne (d’après une note de Florence Evin parue dans Le
Monde du 22 février 2013)
Des fouilles menées par l’archéologue Sven Schütte, sur la place de l’hôtel de ville de
Cologne, ont mis à jour un mikvé (bain rituel juif) datant du IVe siècle. À côté de cette
découverte, d’autres trouvailles attestent la présence d’une communauté juive
respectueuse de ses traditions : des résidus d’une nourriture casher, des lampes, des
bijoux, une chaire de lecture etc. L’édification d’un musée est prévu pour rassembler
ces abondantes découvertes.

Information de Pologne
Controverse à l’occasion de l’anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie
(par Iza Zatorska, d’après l’agence polonaise de presse)
À la veille du 70e anniversaire de l’insurrection au ghetto de Varsovie, le passé se heurte
au présent sous trois prétextes : le retour à l’histoire de Żydowski Związek Wojskowy
(le Groupe militaire juif), l’érection d’un Monument aux Justes (polonais) sur l’ancien
terrain du ghetto, et les sulfureuses interprétations sur les jeunes héros de la légende
patriotique nationale morts sous l’Occupation.
Créé en 1939 par des juifs qui avaient combattu dans l’armée polonaise contre les
Allemands et qui ont décidé d’emblée de coopérer avec des clandestins polonais,
Żydowski Związek Wojskowy (le Groupe militaire juif) est revenu tout récemment sur
le chantier des historiens. On le situe à droite, par opposition à l’Organisation juive de
combat (la ŻOB), créée seulement en 1942, qui avait des assises socialistes et
communistes, et coopérait avec la Garde puis l’Armée populaire, encline à soutenir les
Soviétiques et réticente voire hostile à l’égard de l’Armée du Pays, l’alliée du ŻZW.
Grâce à différents concours de circonstances, une partie des militants de la ŻOB ont
survécu à l’insurrection de 1943 et ont témoigné de leurs actions dans maints ouvrages,
notamment depuis les années 1980. Marek Edelmann en est la figure de proue, mais
aussi Symcha Rotem ou Szymon « Kazik » Ratajzer. Cependant aucun combattant du
ŻZW (organisation qui avait existé – et milité – pendant quatre ans) n’aurait survécu à
l’insurrection ; au ghetto leur position jouxtait celles de la ŻOB (dont le chef,
Mordechaï Anielévitch, s’est suicidé avec son Q.G. dans un bunker rue Mila) ; parfois
ils s’épaulaient dans le combat. Mais le sort a voulu que seuls les insurgés de gauche
ont pu écrire l’histoire de leur soulèvement. Selon eux, l’Armée du Pays ne paraissait
pas aussi proche qu’elle pouvait l’être pour ses frères d’armes du ŻZW.
J’en parle à partir d’un article paru dans le dernier n° 12 (15-21 avril 2013) du magazine
Do rzeczy ; la bibliographie reste à compléter. La monographie de Maurice Apfelbaum
serait sujette à caution.
Un autre litige concerne le monument aux Polonais qui avaient aidé les juifs du ghetto.
Dédié aux Justes, il était prévu à côté du Musée d’histoire des juifs polonais. Mais un
groupe de chercheurs, plus récemment dans une lettre signée par Barbara Engelking de
l’Académie des Sciences Polonaises avec une dizaine d’alliés, s’est ardemment opposé
sous prétexte que cela falsifierait (entendons : embellirait) l’image des Polonais face

168
Tsafon 65

aux juifs sous l’Occupation, en neutralisant le souvenir de l’antisémitisme ambiant et


présent au quotidien. Bref, cela pourrait contribuer à un sentiment mal justifié de
satisfaction nationale chez les Polonais.
Cette argumentation concluante – et essentielle – est précédée d’un argument qui me
semble prétentieux : un monument aux Justes près du Musée serait un « supplément
polonais » – inutile en ce lieu arrosé du sang des combattants – à l’histoire « juive » qui
s’est déroulée derrière le mur du ghetto : espace voué à la mémoire de la souffrance
juive et non de l’héroïsme polonais.
Les opposants à ce veto avancent, comme le journaliste Piotr Semka (bien renseigné sur
l’assimilation des juifs « éclairés » depuis la haskala), l’argument qu’il serait enfin
temps d’en finir avec la division imposée par l’occupant entre les Polonais et les Juifs ;
sinon, le mur continuera à les séparer au-delà de l’histoire de la dernière guerre.
Cependant, juste après la Seconde Guerre mondiale, la volonté des deux communautés
étaient de parler de leur lutte commune contre les Allemands comme si les deux peuples
victimes cherchaient à effacer les différences de leur destin, imposé par les décrets
d’Hitler. Il n’y avait qu’un espace commun : la ville de Varsovie, sur la surface de
laquelle le mur dressé en 1940 ne signifiait qu’une cicatrice qu’il faudrait enfin aider à
se fermer.
Là dessus, un livre signé par une slaviste de la même Académie des Sciences vient de
faire l’effet d’un pavé dans la mare. Elzbieta Janicka s’en prend à un livre culte,
Kamienie na szaniec (Comme des pierres pour une barricade), écrit par Aleksander
Kaminski, instructeur des éclaireurs résistants, en 1943 même : pendant l’insurrection
du ghetto, de laquelle l’auteur, impliqué dans l’aide aux juifs « Zegota », ne parle guère,
ce que Janicka lui reproche, entre autres. En revanche, elle souligne ce que, selon elle,
Kaminski avait cherché à voiler : hormis l’homosexualité des jeunes protagonistes amis
dont l’un meurt après une très célèbre action près de l’Arsenal de Varsovie, racontée
dans Kamienie, Janicka s’attache à démontrer que Kaminski et tout le milieu des
éclaireurs clandestins (Szare Szeregi, formation légendaire pour la « droite » nationale)
étaient des homophobes et des antisémites. Ce dernier trait, elle le décèle dans l’oubli
retombé sur les origines juives de la mère d’un des plus grands poètes lié à ce groupe,
Krzysztof Kamil Baczynski : l’origine juive de la mère de Krzysztof est fondée sur le
témoignage du prêtre qui avait assisté au mariage du poète et de sa bien-aimée Barbara
Drapczynska. Baczynski et Kaminski auraient fait leur possible pour empêcher le
moindre doute sur la « polonité » du héros mort tout au début de l’insurrection de 1944.
Sa mère aurait été « très sensible, très intelligente et très attachée à son fils », écrit
Janicka ; « néanmoins, il fut conscient de son sang mêlé », conclut-elle.
En bonne logique, l’auteure insiste là-dessus comme si elle voulait elle-même lui en
faire un reproche. La discrétion (sélective ? peut-être) de Kaminski, un Juste parmi les
Nations, était d’abord fondée sur l’idée primordiale de son thème : combat national
contre les Allemands, dans lequel les origines quelconques n’avaient pas d’importance
(sa discrétion sur la prétendue origine juive de Baczynski ou sur les relations avec les
combattants du ghetto pouvait être stratégique : durant l’Occupation il était prudent de
ne pas en dire trop, par écrit). La preuve en est, qu’après la guerre, Kaminski a ajouté
tout un fragment sur l’insurrection au ghetto. Évidemment, Janicka lui en fait encore un
grief.
La question du Monument aux Justes me semble plus discutable ; Piotr Semka, qui rend
compte du conflit dans le même n° de Do rzeczy, rappelle que les administrateurs juifs
de Yad Vashem n’ont pas trouvé indécent de situer le Mémorial des Justes parmi les
Nations près de leur Institut. Pourquoi un tel mariage n’aurait pas réussi à Varsovie. La
méfiance à l’égard de la narration dominante, celle de l’héroïsme et du martyre
polonais, et la crainte de les voir éclipser l’hécatombe des juifs me semblent exagérées.
Mais on ne discute pas avec les émotions, si seules les émotions il y a. Une stratégie de

169
Tsafon 65

division – diabolique au sens étymologique du mot – s’installe à l’occasion. Qui n’est


dans l’intérêt des Polonais, sans doute.
À signaler aussi, une parution prochaine, qui ouvre une petite série commémorative :
Anka Grupińska, Ciągle po kole / Toujours en rond /, Wydawnictwo « Czarne », 2013.
Dialogues avec les insurgés survivants du ghetto. Seconde édition, élargie. L’auteure
regrette de ne pas avoir eu le temps de recueillir le témoignage de la petite amie de
Marek Edelmann, morte à New York quelques jours avant que la journaliste ne soit
arrivée aux États-Unis.

Brève bibliographie
Les plus célèbres publications sur le ŻZW dans l'insurrection du ghetto :
Dawid Wdowiński, And we are not saved
Chaim Lazar-Litai, Masada w Warszawie
Chaim Lazar-Litai, Muranowska 7
Aleksander Swiszczew, « Prawda o powstaniu w getcie warszawskim » [La vérité sur
l'insurrection dans le ghetto de Varsovie], dans Shalom New York.
Moshe Arens, « Zmienne oblicze pamięci. Kto obronił Getto Warszawskie ? » [Les
faces changeantes de la mémoire. Qui a défendu le Ghetto de Varsovie ?], dans The
Jerusalem Post.

Note de Tsafon (d’après l’AFP) : un musée d’histoire des juifs de Pologne a ouvert le
19 avril 2013 (jour anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie), sur le site de
l’ancien ghetto.

Information d’Italie
Giuseppe Baruch Sermoneta et la « Genizah Italienne » (par Claude Cazalé Bérard)
Une journée d’étude a été consacrée par l’Université Hébraïque de Jérusalem au grand
professeur Giuseppe Baruch Sermoneta, spécialiste de philosophie hébraïque, vingt ans
après sa disparition (1992). La suite des interventions visait à reconstruire la carrière de
ce savant érudit, né à Rome en 1924, puis installé de manière stable en Israël à partir
des années cinquante, mais dont l’ensemble des travaux portait en particulier sur
l’histoire et la tradition de la pensée et de la culture hébraïques en Italie : de l’étude des
dialectes des ghettos à l’étude des pratiques d’enseignement, des traités et des
traductions avec l’évocation de grandes figures de savants tels que Hillel de Vérone et
Yehuda del Bene.
L’un des grands mérites de Sermoneta a été de lancer, en juillet 1981, un très vaste
programme de repérage, de recensement, de catalogage, de restauration et de
reproduction des fragments de manuscrits hébraïques en parchemin utilisés dans les
bibliothèques italiennes, dans les archives publiques ou ecclésiastiques et dans les
collections privées comme couvertures de livres ou reliures. (Progetto per il
censimento, la catalogazione, il restauro e la fotoriproduzione dei frammenti di
manoscritti ebraici medievali reperiti nelle biblioteche e archivi italiani). Or ce
programme, qui est encore en cours, a révélé à ce jour une quantité considérable de
fragments : six à sept mille pour la seule Italie (dans les autres pays d’Europe le
phénomène ayant été bien moins remarquable, avec un total d’environ 1.700
fragments).
En fait, le nom donné à l’ensemble de ce patrimoine textuel retrouvé a été donné par
analogie avec la découverte, en 1896, de la Genizah du Caire : le mot araméen (la
racine GNZ indiquant : cacher, être précieux) désignait la salle attenante à la synagogue
où étaient entreposés les manuscrits usés par le temps ou la pratique rituelle et qui, en

170
Tsafon 65

raison de leur caractère sacré, devaient être précieusement conservés. La Genizah du


Caire, appartenant à une synagogue karaïte fondée en 882, révéla l’existence de
manuscrits dont certains remontaient au VIIe siècle.
Le Professeur Mauro Perani, spécialiste de langue et littérature hébraïques, auprès du
Dipartimento di Storie e Metodi per la conservazione dei Beni Culturali de l’Université
de Bologne (à Ravenne), a tracé dans un article extrêmement documenté (accessible sur
Internet) les caractères généraux et l’état de la recherche, qui fait désormais appel à des
compétences très différentes mais complémentaires dans les domaines de la
paléographie, la codicologie, de la philologie hébraïque, de l’histoire du livre, de
l’histoire religieuse et sociale (www.morasha.it/zehut/mp02_ghenizaitaliana.htm).
Le phénomène de réutilisation des manuscrits hébraïques fait suite à la confiscation
systématique de ces mêmes manuscrits décrétée par la Contre-Réforme. Il ne s’agit pas,
dans ce cas, d’un réemploi des supports tel que cela se pratiquait depuis l’Antiquité et
qui est bien attesté par les manuscrits palimpsestes très fréquents dans tout le Moyen
Âge. La période la plus intense de cette sorte de recyclage (qui concerne également des
milliers de manuscrits italiens, grecs et latins, liturgiques, musicaux ou scientifiques) se
situe entre la moitié du XVIe et la moitié du XVIIe siècles, mais le phénomène perdure,
selon les régions, jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
L’abondance des manuscrits hébraïques en Italie s’explique par une immigration
importante, à partir des XIVe et XVe siècles, de juifs expulsés ou persécutés dans
d’autres pays, et qui s’installèrent en particulier dans les régions du centre et du nord de
l’Italie : ce qui fait que l’on trouve des manuscrits copiés par des scribes ashkénazes et
sépharades. La distribution de ces fragments est tout à fait étonnante : 4.800 pour la
seule Émilie Romagne (dont 3.000 à Modène, une ville qui était hors des États
pontificaux) ; les autres villes sont moins riches : Bologne (850), Nonantola (348),
Pesaro (207), Cremona (200), Imola (157), Correggio (136), Cagli (100), Macerata (85),
Viterbo (80), Urbino (67), Carpi (60), Pavia (54), Cento (50).
En ce qui concerne les méthodes et les étapes du traitement de ces fragments, le projet
prévoit trois temps :
1. Pour chaque secteur d’archives, inventaire complet des ouvrages recouverts de folios
provenant de manuscrits hébraïques démembrés.
2. Reproduction photographique ou par microfilm de tous les fragments identifiés afin
qu’ils soient étudiés et répertoriés. Simultanément les reproductions sont transmises
à l’Institut des Microfilms des Manuscrits Hébraïques auprès de la Bibliothèque
Nationale et Universitaire de Jérusalem, où elles sont conservées dans le Fonds
Giuseppe Baruch Sermoneta.
3. Identification, datation, description (type de parchemin, encre, graphisme,
composition de la page, marginalia…), conservation, catalogage des fragments et
restauration des fragments qui appartiennent à un même manuscrit.
Ceux qui démembraient les manuscrits n’étaient pas les archivistes ou les notaires, mais
bien les cartularii qui préparaient dans leurs ateliers des registres recouverts ou reliés de
la sorte à partir de manuscrits dévalués, puisque progressivement supplantés par
l’imprimerie. Mais ce n’est pas la seule cause : les pics de réutilisation des manuscrits
hébraïques coïncident, dans certaines régions, avec l’aggravation du contrôle et des
poursuites de l’Inquisition. Dans sa chronique ‘Emeq ha-Bakah (La vallée des pleurs),
l’historien juif du XVIe siècle Yosef ha-Kohen nous informe qu’en application de la
Bulle du pape Jules III qui ordonnait la confiscation du Talmud, le premier bûcher
dressé à Rome, sur la place Campo dei Fiori, en septembre 1553, fut suivi le mois
suivant d’autres bûchers en Romagne, à Bologne (le jour de shabbat). Avraham ben
Meshullam da Sant’Angelo (ou Modène), un personnage important de la communauté
de Bologne, en l’année 1568, où il subit procès, emprisonnement et tortures, informe
dans sa correspondance sur le grand nombre de livres qui ont été confisqués ou détruits

171
Tsafon 65

par le feu sur ordre de l’Inquisition à Bologne, en particulier sur l’acharnement contre
les volumes du Talmud, dont on retrouve effectivement beaucoup de folios réutilisés
dans les reliures de ces années-là. Néanmoins 250 folios du Talmud de Babylone ont été
retrouvés dans les archives de différentes villes.
À ce jour, la datation des fragments sur un plan paléographique s’étend du XIe au XVIe
siècles : les fragments de textes bibliques sont parmi les plus anciens copiés en Italie, ce
qui est d’un considérable intérêt paléographique et historique, puisqu’ils constituent un
témoignage précieux pour l’étude de la présence juive en Italie.
Pour ne citer qu’un exemple de la nature diversifiée des textes, sur les quelques 500
manuscrits répertoriés à Bologne : 107 contiennent des textes bibliques, 92 des écrits de
Halakhah, 72 du Talmud, 52 des commentaires bibliques, 37 des prières, 16 des
commentaires talmudiques (Rashi), 6 des œuvres lexicographiques ou philologiques, 2
commentaires aux prières, 1 seul avec des textes de la Kabbale, enfin quelques
manuscrits scientifiques, en particulier de médecine. Ce sont généralement les textes les
plus courants au Moyen-Âge : on trouve ainsi le Mishneh Torah de Maïmonide.
Un autre trait particulier de la Genizah italienne, c’est l’hétérogénéité de l’origine des
fragments : 20% d’origine italienne ; 50% ashkénazes ; 30% sépharades. Ce qui est un
élément révélateur des origines des populations concernées.
On renvoie donc à l’article cité de M. Perani pour la description détaillée des avancées
du programme et des acquisitions les plus importantes, des attributions problématiques
et des découvertes de témoins uniques, ainsi que pour une très riche bibliographie. On
signale également un article, en ligne, sur les manuscrits de Modène, de Luca Baraldi,
Manoscritti di riuso e memoria ebraica : la Genizah italiana a Modena, 2009
(www.archivi.beniculturali.it/archivi_old/asmo/QE1/ baraldi.pdf).

172
Tsafon 65

À travers les livres… …

Boyarin Daniel, The Jewish Gospels. The Story of the Jewish Christ, New York, The
New Press, 2012, 200 p., 21,95 $

David Boyarin est l'auteur de plusieurs ouvrages de premier plan, consacrés pour
certains à la question de l'émergence de deux entités distinctes (l'une juive, l'autre
chrétienne) entre le Ier et le IVe siècle.
Dans The Jewish Gospels, David Boyarin resitue tout particulièrement la teneur des
courants messianiques du Ier siècle de notre ère. Contestant que l'idée de « Christ » fut
inventée a posteriori pour expliquer la vie et la mort de Jésus, l'auteur soutient que ce
que l'on nomme « christologie » faisait partie de la diversité des idées juives au Ier siècle
de notre ère.
L'analyse, à la fois accessible et méticuleuse, se déploie sur plusieurs chapitres.
Boyarin concentre dans un premier temps son attention sur les expressions « Fils de
Dieu » et « Fils de l'Homme » : deux expressions associées à la personne de Jésus dans
les Évangiles. L'auteur relie la première expression au Livre de Samuel : le « Fils de
Dieu » désigne le rédempteur temporel d'Israël, issu de la lignée davidique. Quant à la
seconde expression, Boyarin en situe l'origine dans le Livre de Daniel, lequel déploie la
vision d'un « Fils de l'Homme » (compris comme le Messie) aux côtés d'un « Ancien
des Jours » (compris comme Dieu). Jésus, à la fois « Fils de l'Homme » et « Fils de
Dieu », réunit en lui ces deux traditions messianiques distinctes.
Précisant que la compréhension du « Fils de l'Homme » comme une personne séparée
de l'« Ancien des Jours » a suscité la controverse à l'intérieur du judaïsme dès avant la
naissance de Jésus, Boyarin explique que les Évangiles et les disputes qu'ils exposent ne
sont compréhensibles que si une part importante des Juifs du Ier siècle soutenait déjà les
éléments propres à ce que l'on nomme habituellement la « haute christologie ». Pour
Boyarin, l'idée d'un Messie rédempteur, lequel serait à la fois lié à Dieu (que cela fut
dans un mouvement de révélation théophanique ou d'apothéose divine) et distinct de lui,
existait dans le judaïsme du Ier siècle de notre ère, comme semble le prouver la lecture
attentive du Livre d'Enoch et du IVe Esdras.
Selon Boyarin, le mouvement autour de Jésus se caractérise par une vive opposition aux
Pharisiens et à leurs innovations. Ce qui fait dire à l'auteur que « La théologie des
Évangiles, loin d'être une innovation radicale à l'intérieur de la tradition religieuse
israélite, est un retour hautement conservateur ». Relisant dans ce sens les paroles de
Jésus dans Marc 7, Boyarin soutient qu'à aucun moment Jésus ne s'attaque aux lois

173
Tsafon 65

alimentaires juives, comme le prétendra ensuite l'interprétation chrétienne, mais qu'il


prend à partie l'extension pharisienne des lois sur l'impureté.
Boyarin opère ainsi, page après page, une intégration des Évangiles dans les courants
juifs de leur époque. Soulignant que l'identification évangélique de Jésus au Serviteur
souffrant repose sur l'utilisation de la technique midrashique, l'auteur finit de convaincre
de la pertinence de ses propos.
Olivier Rota

Baumgarten Jean et Darmon Julien (sous la direction de), Aux origines du judaïsme,
Arles, Les Liens qui libèrent/Actes Sud, 2012, 525 p., 38 €

Jean Baumgarten et Julien Darmon ont réuni une quinzaine d’éminents spécialistes pour
dresser ce panorama du judaïsme dans un gros volume édité conjointement par Actes
Sud et Les liens qui libèrent. Ils se sont efforcés de multiplier les perspectives pour
mettre en valeur les dimensions religieuses, culturelles, sociales et politiques de ce
monde depuis les temps bibliques jusqu’à nos jours. Ils ont toutefois adopté une
approche différente de celle qu’a choisie l’équipe animée par Antoine Germa, Benjamin
Lellouch et Evelyne Patlagean dans Les juifs dans l’histoire, un ouvrage paru aux
éditions Champ Vallon voici quelques mois.
En introduction, Jean Baumgarten et Julien Darmon précisent leur conception de
l’histoire juive et expliquent notamment le choix du titre du livre : « Nous présentons ici
une vision globale du judaïsme dans ses dimensions plurielles, en mettant en lumière
non seulement l’unité des thèmes, les permanences religieuses, les invariants sociaux
qui ont permis au judaïsme de perdurer, mais aussi la multitude des contextes sociaux,
des adaptations conjoncturelles, des ajustements permanents qui témoignent de la
créativité à l’œuvre dans la vie et dans la société juives ».
Parce que « l’histoire des Juifs et du judaïsme est d’abord une histoire de la tradition
intellectuelle juive », la première partie, intitulée « Le monde des textes », est consacrée
aux fondements du judaïsme tels que les ont perçus et transmis les Sages et leurs
successeurs, qu’il s’agisse de la Torah – écrite ou orale –, de la Halakha, du Talmud ou,
plus largement, de la tradition. Steven D. Fraade explique le sens et les enjeux de
l’étude, de la transmission de la Torah et de la pluralité des interprétations. José Costa
s’interroge sur l’origine et les caractéristiques du midrash. Jeffrey R. Woolf décrit le
processus halakhique et Ephraïm Kanarfogel « la matrice de l’interprétation
talmudique ».
Frederek Musall éclaire quant à lui les rapports difficiles entre la tradition et la
philosophie : « Il semble que le discours de la tradition juive et celui de la philosophie
(en particulier dans sa version occidentale) soient engagés sur des voies parallèles de
l’histoire de la pensée : ces voies se croisent parfois, et ils font ensemble un bout de
chemin plus ou moins long avant de se séparer, volontairement ou par les nécessités de
l’histoire – avant de se retrouver plus tard ». Cette réflexion précède l’analyse détaillée
de deux autres mouvements qui ont marqué l’histoire spirituelle du judaïsme : la
kabbale et le hassidisme, respectivement présentés par Julien Darmon et Rachel Elior.
La seconde partie du livre est axée sur l’histoire événementielle, sociologique et
politique du judaïsme. Steven Fine décrit ainsi l’évolution des synagogues après la
destruction du Second Temple et étudie la signification de la liturgie synagogale. Les
Sages ont imprimé leur marque. Pour autant, explique Matt Goldish, il ne saurait y avoir
d’hérésie dans le judaïsme comme il y en eut dans les religions dogmatiques. L’on doit
à Julien Darmon une étude claire et intéressante sur les rapports entre les juifs et les
nations, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Cet article introduit en quelque sorte les

174
Tsafon 65

analyses très pertinentes des mondes sépharade et ashkénaze respectivement présentées


par Natalia Muchnik et Jean Baumgarten.
Elisheva Carlebach traite des institutions du monde juif au début de l’époque moderne
et décrit les rapports que les communautés entretiennent avec les autorités locales :
« Les institutions ont évolué chacune à son rythme, avec des styles et des modèles de
gouvernance différents selon l’époque et le lieu ». À l’heure de l’émancipation, comme
le rappelle le professeur Pierre Birnbaum, les tenants du maintien de la spécificité juive
s’opposent aux partisans d’une réforme du judaïsme. Pour eux, les juifs ont droit à la
citoyenneté car ils se montreront loyaux et patriotes sans qu’ils soient contraints de
renoncer à leurs rites, ce que les autres contestent. Cette particularité française diffère
des situations anglaise, américaine ou allemande, toutes spécifiques.
De son côté, Alain Dieckhoff interroge les rapports établis entre le judaïsme et le
sionisme à la lumière de la création de l’État d’Israël. Il souligne l’enracinement du
mouvement nationaliste dans le passé juif. Il définit également la judéité de l’État
hébreu avant de caractériser ainsi ce dernier : « Il y a bien une citoyenneté israélienne
« transcendante » (incluant Juifs, Arabes et d’autres non-juifs, essentiellement d’origine
soviétique), mais pas de nation israélienne dans laquelle tous les citoyens d’Israël, et
uniquement eux, se reconnaîtraient. Israël est donc autre chose : un État national, lié à
une nation (juive) définie sur une base ethno-culturelle ».
Dans le dernier chapitre qui peut tenir lieu de conclusion de l’ensemble, Eli
Lederhendler reprend le thème de l’identité juive, fil rouge de cet ouvrage passionnant.
De manière très pertinente, il remarque l’évolution des critères qui la définissent, depuis
celui de la naissance qui prévalait hier jusqu’à celui de la communauté de destin qui
semble plus signifiant aujourd’hui. Il note également que « l’avènement de la judaïcité
américaine est une des évolutions les plus spectaculaires de l’histoire récente
contemporaine du peuple juif ».
Ces universitaires ont signé des articles très intéressants qui constituent un livre
particulièrement dense dans lequel le lecteur trouvera matière à réflexion. Chacun d’eux
a établi une bibliographie spécifique. De plus, un glossaire et un cahier de documents
iconographiques complètent utilement l’ouvrage. On regrettera toutefois l’absence
d’index des noms de personnes citées et le positionnement instable de la ligne éditoriale
entre la publication très pointue destinée aux spécialistes – qui ne seront pas toujours
d’accord avec les hypothèses formulées – et la synthèse plus accessible au grand public.
L’ouvrage n’en sera pas moins une référence.
Emmanuel Persyn

Wienstock Nathan, La beauté du diable. Portrait de Sabbataï Zevi, présenté, annoté et


traduit du yiddish amstellodamois du XVIIIème siècle, Paris, Honoré Champion,
« Bibliothèque d'études juives », 2011, 271 p., 67,45 €

L'ouvrage se compose de deux parties.


La première est la traduction commentée d'une chronique rédigée entre 1711 et 1718 par
Leyb ben Ozyer : un homme d'influence de la communauté juive amstellodamoise, qui
fut mêlé aux événements entourant le mouvement sabbatéen. Chronique fortement
documentée, reposant sur de nombreux témoignages et quelques lettres originales, elle
fait état de l'émergence des prétentions messianiques de Sabbataï Zevi et de la manière
dont son mouvement se déploya à travers la partie orientale du bassin méditerranéen. Le
chroniqueur insiste fortement sur les connaissances kabbalistiques hors pair de Sabbataï
Zevi et sa capacité de séduction incroyable, mais surtout sur les mécanismes d'hystérie
collective qui ont permis le succès de son mouvement. Captivant, le récit, suit les
évolutions du mirage messianique jusqu'à la conversion de Sabbataï et au-delà.

175
Tsafon 65

La seconde partie de l'ouvrage est infiniment éclairée par la première, qui précise le
contexte du mouvement sabbatéen. Nathan Wienstock resitue le mouvement à la fois
dans la longue tradition des oppositions juives au judaïsme rabbinique et dans la
tradition encore plus longue des messianismes contestataires. Il en montre aussi la
pérennité, en soulignant les liens entre le mouvement sabbatéen et le messianisme de
Jacob Frank. L'antinomisme, la conception paradoxale de la rédemption par le péché,
les liens entre messianisme et kabbale, et de manière plus large les éléments propres au
nihilisme sabbatéen, sont analysés un à un, permettant ainsi au lecteur de rentrer dans la
complexité d'un phénomène de masse inouï.
O.R.

Telkes-Klein Éva et Bensaude-Vincent Bernadette (éd.), Émile Meyerson. Mélanges.


Petites pièces inédites, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque d’études juives »,
2011, 254 p., 56 €

Émile Meyerson (1859-1933) est un philosophe français d’origine polonaise, connu tout
particulièrement pour ses travaux en épistémologie et son opposition à l’épistémologie
descriptive d’Auguste Comte. Chimiste, puis rédacteur pour la politique étrangère à
l’Agence de presse Havas, occupant à partir de 1898 un poste à responsabilité dans
l’œuvre philanthropique du Baron Rothschild, Meyerson eut l’occasion de voyager à
plusieurs reprises en Pologne, Russie et Palestine.
Ce volume contient 19 textes inédits de Meyerson, répartis en cinq parties : feuillets
personnels, contes et fictions, rapports sur la Palestine, réflexions sur le monde actuel,
essais scientifiques et philosophiques. De ces écrits, on retiendra tout particulièrement
ses rapports sur les colonies juives de Palestine, datés de 1899 et 1914, qui dressent un
état des lieux saisissant de l’économie palestinienne ; mais aussi sa « théorie de la non-
existence de Jésus », largement diffusé à partir de 1923, et qui souligne le caractère
rationaliste de sa pensée.
O.R.

Bruttmann Tal, Ermakoff Ivan, Mariot Nicolas, Zalc Claire (dir.), Pour une
microhistoire de la Shoah, dans Le genre humain, n° 52, Paris, Seuil, sept. 2012, 306 p.,
15,20 €

La revue semestrielle Le genre humain a publié en septembre dernier un numéro


consacré à la microhistoire de la Shoah. Cette démarche encore méconnue du grand
public prend ses distances avec l’approche quantitative et globale qui a longtemps
prévalu dans la tradition historiographique. Il s’agit ici de repenser la manière
d’appréhender l’histoire des persécutions et de la destruction des juifs d’Europe à partir
d’une étude à grande échelle (au niveau d’un individu, d’une famille, d’un groupe, d’un
quartier, d’un convoi, d’un camp…) afin de la renouveler. En effet, l’analyse
microhistorique marque la volonté de reconstituer « un vécu inaccessible aux autres
approches historiographiques »1. L’objet questionné n’est pas étudié pour lui-même car
le jeu d’échelles, induit par la démarche, aboutit à une contextualisation et à une mise en
perspective visant à « situer le particulier dans le général, sans penser pour autant que le
général est la somme des particuliers » (p. 13). Elle se distingue, en ce sens, de l’histoire
locale mais aussi de la mémoire.

1
Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Éd. de
l’EHESS, 1996.

176
Tsafon 65

Ce numéro contient une douzaine d’articles de chercheurs et d’universitaires spécialisés


répartis en quatre parties :
La Shoah et les siens. Une histoire entre soi et les autres
Sources et méthodes. Les renouvellements du changement d’échelle
Les capitales, lieux d’observation particuliers
La persécution à hauteur d’homme. Face-à-face et interactions
La variété des thèmes abordés prouve l’abondance des objets d’étude, des cadres
(monographiques, prosopographiques) et donc des échelles d’observation offerts à
l’historien. Sans occulter ses limites et ses difficultés, les textes rassemblés réfutent les
présupposés et les critiques dont cette approche a longtemps été la cible pour mieux en
saisir les tenants et les aboutissants. Les questions posées par la délimitation des sujets,
le large éventail de sources d’archive disponibles et leur nécessaire croisement, ou
encore la recherche permanente d’une conceptualisation témoignent de la solidité
scientifique de la démarche. De plus, chaque article invite le lecteur à réfléchir, en
filigrane, sur le métier d’historien et l’écriture historienne. La présentation de ces enjeux
épistémologiques représente incontestablement l’un des intérêts majeurs du livre.
L’originalité de cet ouvrage réside aussi dans l’analyse des relations entre « victimes,
exécuteurs et témoins » (p. 12), se désintéressant indirectement mais délibérément des
décideurs dont l’histoire est, pour l’essentiel, écrite. Cette « histoire au ras du sol »2 et la
singularité de ces rapports « ne sont pleinement saisissables et analysables qu’à
l’échelle micro ou mésoscopique » (p. 12).
L’objectif de ce numéro de démontrer la pertinence du changement de focale et de
l’emboîtement des échelles d’analyse dans le renouvellement de l’histoire de la Shoah
est pleinement atteint. Formant un courant historiographique à visage humain, la
microhistoire est un plaidoyer pour une histoire de la Shoah incarnée et décloisonnée. Il
constitue une référence incontournable pour les étudiants, les enseignants et les
chercheurs travaillant sur cette césure de l’histoire.
Rudy Rigaut

Cyrulnik Boris, Sauve-toi, la vie t’appelle, Paris, Odile Jacob, 2012, 291 p., 22,90 €

Boris Cyrulnik est un neuropsychiatre désormais renommé pour avoir mis en place la
notion de résilience suite à un traumatisme psychique. Et il est encore mieux connu pour
avoir dévoilé son enfance : ses deux naissances comme il l’explique en quatrième page
de couverture : « Lors de la première naissance, je n’étais pas là. Mon corps est venu au
monde le 26 juillet 1937 à Bordeaux… je n’en ai aucun souvenir. Ma seconde
naissance, elle, est en pleine mémoire. Une nuit j’ai été arrêté par des hommes armés
qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre à mort. Mon histoire
est née cette nuit-là ».
L’historien qui espère lire le récit d’un enfant juif caché pendant la guerre risque d’être
déçu. Le neuropsychiatre, analyste également, ne restitue pas son passé tel qu’il fut, trop
conscient qu’il est de la réalité partielle de ses souvenirs. Son passé affleure par touches
et non pas selon un fil continu suivant une chronologie rigoureuse, chère aux historiens.
Sa « mémoire traumatique » peut-elle rendre les événements tels qu’ils furent ? Voilà
l’enjeu du livre.
Certes il y a les souvenirs : « je me souviens », répète-t-il huit fois en p.15 ! C’était
l’avant-guerre avant d’avoir trois ans. Mais ses souvenirs sont constamment
interrompus par l’analyse qu’il peut en faire maintenant. Et puis sa mémoire ne tisse pas

2
Jacques Revel, « L'histoire au ras du sol », préface de l'édition française du Pouvoir au
village de Giovanni Levi, 1989.

177
Tsafon 65

un filet continu, entier, elle y laisse des trous. Il le sait. Ces trous, il parvient même à les
combler en partie grâce au témoignage des acteurs de son sauvetage qu’il retrouve
longtemps après la guerre. La « mémoire figée » par l’absence de parole dans
l’immédiat après-guerre restitue un passé déformé, parfois même embelli. La
déformation atteint son comble dans le souvenir de sa sortie précipitée de la synagogue
où les juifs furent arrêtés en masse. La scène dure quelques instants mais elle se grave
durablement dans sa mémoire au point de la raconter souvent : il s’échappe par un grand
escalier, une jolie infirmière blonde l’invite à se glisser dans une ambulance où une
dame est mourante tandis qu’un Allemand semble fermer les yeux sur sa présence dans
le véhicule. Bien plus tard, les témoins retrouvés lui présentent une autre mémoire :
l’escalier n’est guère grand (mais il avait six ans et les adultes ont vu l’escalier
autrement), l’infirmière était brune (mais la blondeur des cheveux adoucit le visage du
personnage qui eut le geste salvateur), l’ambulance était une camionnette et l’Allemand
ne l’avait pas vu. La scène est celle de la vie sauve après la mise à mort programmée,
elle ne pouvait être qu’embellie. Quelle leçon de prudence imposée aux historiens qui
doivent décrypter les souvenirs des témoins oculaires !
Le lecteur reste aussi impressionné par la prise de conscience d’un danger constant de la
part de l’enfant. Aidé par des adultes, il échappe à la mort mais c’est aussi seul et
inopinément qu’il trouve le moyen de ne pas mourir : pendant la fouille de la synagogue
il se cale dans le plafond des WC ! Il sait qu’il est « un enfant dangereux », c’est une
religieuse qu’il l’a dit pour refuser de le recueillir. Il sait qu’il met en péril son voisinage
car il est condamné à mort, alors il se débrouille. Il a six ans !
Et puis l’après-guerre n’est pas apaisant. S’il parlait, il n’était pas cru : « où va-t-il
chercher ses histoires ? » ou bien il fatiguait son auditoire : « arrête de te plaindre nous
aussi on n’avait pas de beurre » (p. 176) ! Finalement, il enferme sa mémoire pour vivre
avec les « autres » : « on se sent tellement mieux quand on se tait », « il suffit de se taire
pour être autorisé à vivre » (p. 39) ! L’après-guerre fut aussi un abandon et une mise à
l’écart lorsque les représentants d’institutions juives viennent le chercher pour le
soustraire d’un milieu chrétien qui lui fait oublier son judaïsme.
Alors reste la solution de Mme Loth de la Bible : ne pas se retourner sur son passé au
risque d’y perdre la vie ! Mais vient le temps du reflux : après quarante ans de mutisme,
il écrit, il retrouve ses sauveteurs, il visite les lieux de ce passé qui ne devait pas être
regardé…
Un très beau livre !
Danielle Delmaire

Malkès Simon, Le Juste de la Wehrmacht, Paris, Société des Écrivains, 2012, 137 p.,
12 €

Un major de la Wehrmacht, encarté au parti nazi, reconnu Juste parmi les Nations par
l’Institut Yad Vashem, le fait n’est certes pas fréquent ! Et pourtant c’est bien cette
histoire que raconte Simon Malkès qui, avec sa famille et bien d’autres juifs, fut sauvé
par Karl Plagge d’une mort certaine.
Ce Juste fut un autre Schindler. Il fit travailler quelque 500 juifs dans ses ateliers, à
Vilna, arguant de l’utilité de leur travail pour l’effort de guerre de l’Allemagne. Certes,
les habitants du ghetto de Vilna furent bien plus nombreux mais il fallait un solide
courage pour affronter la suspicion des SS et renoncer à l’endoctrinement nazi reçu
avant guerre.
Se remémorant ses années de guerre, Simon Malkès témoigne de ce que fut la vie au
ghetto de Vilna : l’acharnement meurtrier des Allemands secondés par des Lituaniens
non moins féroces et même par la police juive complice dans les arrestations. S.M.

178
Tsafon 65

évoque les Aktions des Einsatzgruppen, les massacres dans la forêt de Ponar, la faim, la
peur, les cachettes étouffantes, les morts pour que d’autres puissent vivre… Mais dans
ce récit de misère et de douleur apparaissent les grandes figures des médecins du
ghetto : les docteurs Schabad-Gawronska, Libo3 ; la belle stature des résistants du
ghetto : Abba Kovner, Wittenberg, et le poète Avrom Sutzkever.
Le récit se prolonge après guerre, au moment où il faut « reconstruire sa vie », où
l’enfant unique fait le bonheur de ses parents en réalisant d’excellentes études. La
félicité est revenue ; le trauma-t-il disparu ? Les dernières pages livrent la quête du petit
juif sauvé par le soldat allemand pour comprendre ce passé, pour ne pas oublier que les
Justes furent partout. Cette quête restitue aussi une biographie du sauveteur.
D.D.

Duchaine-Guillon Laurence, La vie juive à Berlin après 1945, Paris, CNRS Éditions,
2011, 462 p., 27 €

On ne peut que saluer l’étude que Laurence Duchaine-Guillon nous livre sur la vie juive
à Berlin entre le 8 mai 1945 et le 1er janvier 1991, date officielle de la réunification des
deux communautés juives de la ville. Poursuivant un triple objet (étude sur Berlin, étude
sur la refondation d’une identité juive en Allemagne, étude sur les relations entre RFA
et RDA), Laurence Duchaine-Guillon propose une approche issue de l’« histoire
intégrée », où sont mises en avant l’imbrication et les intersections entre RDA et RFA
au sein d’une histoire commune sans pour autant gommer la différence de régime entre
les deux Allemagne. Laurence Duchaine-Guillon s’appuie sur une exploitation très large
de sources de trois types essentiellement : les archives des communautés juives de
Berlin, qu’elle a pu dépouiller jusqu’à l’année 1978 ; des interviews qu’elle a menées,
notamment avec Peter Kirchner, président de la communauté juive de Berlin-Est à partir
de 1972 ; la presse, avec l’étude des organes des deux communautés de Berlin-Est
(Nachrichtenblatt des Verbandes der jüdischen Gemeinden in der DDR, Bulletin de
l’Association des communautés juives de RDA) et de Berlin-Ouest (Jüdische
Allgemeine Wochenzeitung, Hebdomadaire général juif) ainsi que la lecture de Der Weg
(Le Chemin) qui fut l’organe exclusif de la communauté juive encore unie de Berlin
entre 1946 et 1953.
Laurence Duchaine-Guillon a partagé son étude en cinq grands chapitres, qui permettent
d’aborder la situation en 1945 et la reconstruction de la communauté juive jusqu’en
1953, d’analyser l’évolution comparée de la population juive de Berlin-Ouest et de
Berlin-Est, de relever les aspects cultuels et institutionnels, de se pencher sur le rôle des
Juifs en RDA et en RFA et de conclure par un chapitre sur les aspects culturels et
identitaires des communautés de Berlin-Est et de Berlin-Ouest.
Le premier chapitre rappelle les chiffres. On comptait quelque 170 000 Juifs à Berlin en
1933. Plus de 55 000 Juifs de Berlin ont été assassinés entre 1933 et 1945, près de
90 000 ont émigré – on estime entre 6 000 et 7 000 le nombre de Juifs à Berlin quand
les Russes libèrent la ville. La plupart de ces survivants sont des conjoints de couples
mixtes, mais aussi des « sous-marins », Juifs entrés dans la clandestinité et qui ont vécu
cachés jusqu’à la libération de Berlin ; on compte aussi parmi les Juifs berlinois
quelques rescapés, des « rémigrés » et des « displaced persons ». Tous ces survivants
forment un groupe hétérogène, aux dissensions et aux divisions fortes, entre
nationalités, dans leur approche de la religion, dans leurs opinions politiques (la guerre
froide se fait aussi « guerre froide juive »). Laurence Duchaine-Guillon relève

3
Dans notre précédent numéro, Muriel Chochois a sorti de l’ombre l’œuvre des
docteurs Schabad-Gawronska et Libo à Vilna.

179
Tsafon 65

cependant un élément de cohésion : la lutte contre l’antisémitisme, les deux


communautés se montrant unies dans l’adversité. Pour les Juifs de Berlin-Est, c’est
l’année 1953 et la vague antisémite qui marquent ici une rupture : plus de 550 juifs
passent d’Est en Ouest au printemps de cette même année.
Dans un deuxième moment, Laurence Duchaine-Guillon s’intéresse aux aspects
démographiques des deux communautés, relevant d’emblée le profond déséquilibre qui
ne fera que croître : le rapport démographique était en 1953 de 1 pour 5 (1 000 Juifs
dans la communauté de Berlin-Est, 4 500 à l’Ouest), il est de 1 pour 31 en 1989. Fidèle
à l’histoire intégrée, Laurence Duchaine-Guillon relève les éléments qui rapprochent les
deux communautés : volonté farouche de refondation et de reconstruction (« obsession
de la survie ») ; conflit de générations, notamment entre la première génération des
survivants et la deuxième génération ; population vieillissante qui a besoin d’un soutien
social fort.
Le chapitre sur les aspects cultuels et institutionnels rappelle tout d’abord un élément
essentiel : contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, Berlin n’est pas le centre des
institutions juives à l’échelle nationale : le Zentralrat (Conseil central des Juifs de RFA)
siège à Düsseldorf puis à Bonn ; le Verband (l’Association des Communautés juives de
RDA) a son siège dans la ville de résidence de son président, Halle, puis Dresde puis
Karl-Marx-Stadt. Laurence Duchaine-Guillon souligne la sécularisation grandissante
des deux communautés juives de Berlin-Ouest et de Berlin-Est, ainsi que la tentation
d’aller chercher hors de la communauté une alternative identitaire : le « Groupe juif »
est créé à l’Ouest en 1982 dans une position critique vis-à-vis d’Israël ; le groupe « Wir
für uns » est créé à l’Est en 1986, constitué essentiellement de membres du SED. On
trouve en annexe une carte des institutions juives de Berlin, claire et très instructive.
Le quatrième chapitre montre le rôle singulier des Juifs dans le contexte de la Guerre
froide, courtisés et parfois instrumentalisés, tant à l’Ouest qu’à l’Est : dans le combat
contre le communisme d’un côté, dans le combat antifasciste de l’autre. Porteurs de
conscience et avertisseurs contre l’antisémitisme, les Juifs peuvent se voir aussi
marginalisés par un philosémitisme trompeur qui dissimule en fait mal la culpabilité et
la mauvaise conscience allemandes. Dans son dernier chapitre, Laurence Duchaine-
Guillon se demande finalement si l’on peut parler de renaissance culturelle juive à
Berlin, évoque les références culturelles communes et divisées, montre la force de la
littérature juive en RDA mais souligne également le rôle des Juifs notamment dans le
théâtre et à l’université à Berlin-Ouest.
Scientifiquement irréprochable, richement documenté, ce travail laisse en outre
transparaître une réelle sensibilité au fait juif. Si la présence d’un index ainsi que l’ajout
en fin d’ouvrage de courtes biographies des personnalités juives les plus emblématiques
de Berlin auraient facilité encore la lecture, on ne peut que se réjouir de cette
publication et on souhaite à Laurence Duchaine-Guillon de continuer ses recherches
avec le même engagement et le même sérieux.
Martine Benoit

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Tsafon 65

À travers les revues… …

Le Monde de la Bible, n° 204, mars-avril-mai 2013, 10 €

Une trentaine de pages présentent un dossier sur : « La Terre promise » aux juifs,
promesse que les chrétiens ont repris à leur compte à partir de la période médiévale.
Paradoxalement, selon Katell Berthelot (CNRS), le terme n’est pas présent dans la Bible
hébraïque, ce sont les expressions de Terre d’Israël ou Terre sainte qui apparaissent
dans ces textes, et encore avec parcimonie. En fait, l’idée de la terre objet d’une
promesse divine s’associe à celle de l’alliance que Dieu conclut avec son peuple :
alliance avec Abraham et renouvelée avec Moïse. La terre est associée à l’alliance mais
de quel territoire s’agit-il ? La chercheuse reconnaît qu’il est bien difficile d’en
délimiter les contours : de Dan à Beer Sheva et de la Méditerranée au Jourdain ? Mais
les textes varient. Quoi qu’il en soit, le don de la terre par Dieu est inaliénable et, après
l’Exil, le lieu se focalise sur Jérusalem et le Temple.
Christophe Nihan (université de Lausanne), quant à lui souligne, à l’instar de Katell
Berthelot, la « polyphonie » des textes bibliques et met en avant, lui aussi, l’importance
de l’exil en Babylonie pour établir l’idée du don de la Terre par Dieu. C’est aux Ve-IVe
siècles av. notre ère, lors de la fixation du Pentateuque par écrit, que le récit d’Abraham
parcourant le pays et y dressant des autels à Yahwé pour en prendre possession, se
stabilise. Désormais, le don de la terre prend de l’importance pour les juifs.
Estelle Villeneuve interroge Daniel Schwartz (université hébraïque de Jérusalem) sur le
royaume des Asmonéens : aurait-il adopté les contours, flous on le sait, de la Judée et
même de la Samarie ? Selon le savant israélien, il n’en n’est rien. Les Amonéens tirent
grand profit de la faiblesse des Séleucides pour se tailler un royaume sans chercher à
rétablir l’ancien royaume biblique. Il en est de même d’Hérode dont les limites du
territoire dépendent d’une décision romaine.
À José Costa (Université de Paris 3) revient la tâche d’interroger les textes talmudiques
pour y repérer une définition de la Terre promise, terme plus fréquent dans cette
littérature que dans la Bible. Désormais, la Terre promise est propriété divine même si
Dieu est créateur de toute la Terre. Mais c’est en ce lieu que fut son Temple et sa
présence (sa shekhina). La terre devient alors centrale dans le judaïsme rabbinique au
point que les juifs furent (et sont encore) nombreux à vouloir se faire enterrer sur les
pentes du mont des Oliviers, face à ce que fut le Temple.
Le dossier se termine par un entretien avec l’Israélien Shlomo Sand à propos de son
dernier livre : Comment la terre d’Israël fut inventée. En diverses occasions, Mireille
Hadas-Lebel, historienne grande spécialiste de la période antique, ce que Sand n’est pas,
a démonté les arguments du chercheur israélien qui ne cache pas ses intentions
politiques antisionistes. On peut donc s’étonner de constater que Le Monde de la Bible

181
Tsafon 65

ait trouvé nécessaire de s’entretenir de ce sujet avec Shlomo Sand. Mais la revue elle-
même ne semble pas au fait de l’histoire du sionisme : non, Théodore Herzl n’est pas
« le fondateur du sionisme » (p. 43). Comment expliquer alors le retour en Palestine des
premiers pionniers juifs dès le début des années 1880 ? (Voir la thèse de Jean-Marie
Delmaire sur le mouvement Hibbat Zion). Et Sand ne reprend pas son interlocuteur sur
cette erreur.
Mais oublions ces pages et retenons encore celles sur la découverte de mosaïques (III e-
IVe siècles ap. notre ère) dans une synagogue récemment fouillée dans la vallée de
l’Arbel à l’ouest du lac de Galilée et la découverte à Tel Motza, lors de travaux
autoroutiers suivis de fouilles, d’un temple avec des figurines, ce qui laisse supposer
« un culte aux idoles en Judée » aux Xe-IXe siècles av. notre ère.
Enfin, retenons aussi le délicieux récit d’Estelle Villeneuve (elle excelle dans ce genre)
sur la découverte du codex du Sinaï (monastère Sainte-Catherine) au milieu du XIXe
siècle par l’Allemand Constantin Tischendorf.
Cette fois encore, la revue offre des photos d’une exceptionnelle qualité.
Danielle Delmaire

Archives Juives, Revue d’Histoire des Juifs de France, n° 46/1, 1er semestre 2013,
17 €

Cette livraison présente un dossier rassemblant cinq articles sur le thème de : « La


dénonciation des Juifs sous l’Occupation ». Il faut reconnaître que sa lecture nous fait
pénétrer dans un monde sordide où la cupidité rivalise avec la perversité pour
déclencher l’arrestation et la déportation, sans retour à Auschwitz, de personnes dont le
tort est de gêner autrui par leur seule présence ou existence !
Quatre contributions concernent la France tandis que la dernière, due à la plume de Jan
Grabowski, donne une analyse de « La dénonciation des Juifs en Pologne » et une
ébauche de comparaison avec ce qui se passe en France. En fait, les délateurs français
ou polonais sont mus par les mêmes sentiments antisémites mais les juifs de Pologne
redoutaient, plus que leurs coreligionnaires français, une dénonciation tant
l’antisémitisme était naturel au peuple polonais catholique. En Pologne, la pratique de la
délation des juifs allait presque de soi pour un voisin, un employé des tramways ou un
simple policier.
Les deux premiers articles s’accordent pour reconnaître que le phénomène ne fut pas
massif mais il fut en revanche meurtrier quand la dénonciation aboutissait à une enquête
des autorités occupantes ou du CGQJ (Commissariat Général aux Questions Juives), ce
qui était fréquent. Laurent Joly, qui s’est distingué par une thèse sur le sujet, est le
coordinateur du dossier et le rédacteur du premier article qui étudie les « Contextes
sociaux de la dénonciation des Juifs sous l’Occupation ». Il aboutit à ce constat : les
délateurs, qui d’ailleurs ne dénoncent pas que des Juifs, appartiennent à toutes les
couches sociales. C’est principalement un mobile personnel de jalousie ou de rivalité
économique qui incite à la délation, sur fond de conviction antisémite qu’une législation
nouvelle et ségrégationniste encourage vivement. Il est tout de même une profession à
laquelle appartiennent nombre de délateurs : la concierge. Finalement, le rôle de ces
personnages est très puissant : soit il est salvateur quand la porte de la loge s’ouvre
avant que la police ne vienne arrêter les proscrits, soit il est meurtrier quand de sa loge
la concierge pointe du doigt les portes auxquelles il faut frapper pour trouver une proie !
Quant à Tal Bruttmann, il mesure l’impact de la délation sur le processus
d’« aryanisation » des biens des juifs qui lui-même est une étape vers l’extermination. Il
constate pourtant qu’extraordinairement, quelques rares entreprises dites « juives » ont
pu fonctionner pendant la guerre sans être victimes de délation. Les sources

182
Tsafon 65

archivistiques utilisées par ces deux historiens sont les lettres de délation mais aussi et
surtout les sources judiciaires contenant les procès d’épuration après la guerre (L. Joly).
Les deux articles suivants évoquent des histoires sordides et dramatiques. Le professeur
de médecine Henri Nahum se fait historien pour évoquer « L’affaire Annette Zelman ou
les conséquences dramatiques de l’antisémitisme ordinaire ». L’illustre docteur Hubert
Jausion n’accepte pas le mariage de son fils avec la jeune juive Annette Zelman, en
l’année noire pour les juifs : 1942. Il ne voit pas d’autre moyen pour empêcher une telle
union : la dénonciation de la jeune fille qui est déportée et ne revient pas. Son fils, lui,
n’entrevoit pas d’autre solution que le suicide ! Après la guerre, le professeur continue
sa brillante carrière, une « omerta » maintient un lourd silence sur l’affaire. Et remords
du médecin ? Celui-ci encourage même la carrière d’une jeune consœur juive. Ce n’est
que bien plus tard que l’affaire commence à être connue et notamment par cet article de
H. Nahum. Voilà un antisémitisme ordinaire, irréfléchi qui a des «conséquences
dramatiques » dès lors qu’il est conforté par une législation antisémite. Et c’est cette
législation mise en place grâce à un antisémitisme d’État qui réveille et active
l’antisémitisme ordinaire des individus.
L’autre affaire, étudiée par Patrice Arnaud, est plus sordide encore : il s’agit de
l’acharnement d’une mythomane, Victorine Visciano, contre la marquise Catherine
Cauvet de Blanchonval d’origine russe mais nullement juive. Cette dernière est internée,
en France, sur dénonciation de sa délatrice qui s’acharne tant et si bien qu’elle finit par
devenir suspecte et connaît elle-même la déportation dont elle revient. Ce qui lui permet
à la Libération de se faire reconnaître comme résistante et de continuer son acharnement
délateur contre la marquise. L’affaire dure jusqu’à leur mort au tournant des années
1960-1970. Là encore, c’est une législation antisémite qui autorise tous ces excès et ces
drames.
Le dossier est suivi des mélanges. D’abord un article de Catherine Nicault sur Mathilde
Salomon, directrice du collège Sévigné et « Française israélite » bouleversée par
l’affaire Dreyfus. Cette étude nous vaut une présentation de la communauté juive de
Phalsbourg au XIXe siècle et une analyse de la bourgeoisie juive instruite. Vient,
ensuite, un article sur le rôle de l’Alliance israélite universelle dans l’émancipation des
femmes juives en Palestine, dû à Sylvie Fogiel-Bijaoui. Les institutrices de l’institution
charitable s’étaient elles-mêmes émancipées et éduquaient leurs élèves dans le même
sens.
La rubrique « dictionnaire » livre les biographies de Jean Marx, universitaire et
diplomate (C. Nicault) et de Israël William Oualid, universitaire lui aussi, juriste et
économiste (V. Assan).
D.D.

Généalogie-J, revue française de généalogie juive, n° 113, printemps 2013, 12 €

De plus en plus la généalogie intéresse, fort heureusement, les historiens et les


généalogistes se font parfois excellents historiens. C’est ce que montre cette dernière
livraison de la revue trimestrielle du Cercle de généalogie juive, domiciliée 45 rue La
Bruyère à Paris.
Dans son dossier sur les juifs d’Algérie, l’historienne de l’antisémitisme en Algérie,
Geneviève Dermenjian, livre un bon texte sur Simon Kanoui qui fait découvrir
l’occidentalisation à ses coreligionnaires d’Algérie ; tandis que des généalogistes
dressent le portrait d’un de leurs ancêtres tout en évoquant ce judaïsme algérien du XIXe
siècle : Michel Zaffran pour arrière-grand-père Jacob Miguéres et Huguette Pinto-
Alphandary pour David Pinto, son grand-père paternel.

183
Tsafon 65

Deux autres contributions, moins généalogiques, complètent ce dossier : d’abord


l’évocation du lycée Lamoricière à Oran par Joseph Boumendil, lycée où les élèves et
les enseignants juifs furent nombreux (tel André Chouraqui, en tant qu’élève, célèbre
traducteur des textes sacrés des trois religions et futur maire adjoint de Jérusalem
pendant de nombreuses années et tel Pierre Nora, en tant que professeur d’histoire,
membre de l’Académie française) ; ensuite « deux ketuboth oranaises » lues et
commentées par Eliane Roos-Schuhl.
Le dossier se clôt par une bibliographie.
D.D.

Un article de Gilles Dorival dans le dernier n° de L’Histoire (juin 2013), pp. 68-73,
révèle la « vraie histoire de la Septante ». G. Dorival participa, auprès de Marguerite
Harl, à la traduction en français de la Septante, parue aux éditions du Cerf à partir de
1986. Dans cet article, il fait le point des dernières remises en cause de la Lettre
d’Aristée qui raconte les circonstances de la traduction réalisée au IIIe siècle avant notre
ère, à Alexandrie, ceci à la lumière de papyri récemment découverts dans le Fayoum
(Égypte).
Il pose aussi la question de la finalité de la traduction antique : servit-elle les besoins
des juifs alexandrins qui avaient perdu l’usage de l’hébreu ou répondit-elle à la volonté
du roi Ptolémée de maîtriser la communauté juive grâce à une meilleure connaissance
de ses lois ?
Enfin un tableau très clair des « grandes traductions » du texte biblique explique les
différentes versions actuelles de la Bible.
D.D.

184
Tsafon 65

À travers les films… …

Les vies oubliées des juifs de Lens, film de Carine Mournaud, 2012, produit par Zorn et
paru en DVD (zorn@zornproduction.com)

À l’occasion du 70e anniversaire de la grande rafle des juifs du Nord et du Pas-de-


Calais, le 11 septembre 1942, Carine Mournaud a réalisé un documentaire sur les juifs
de Lens (Pas-de-Calais). Il a été projeté à Lens même lors des cérémonies
commémoratives de septembre 2012.
La réalisatrice n’a pas renoncé à ses pratiques d’historienne (elle l’est de formation) en
fouillant d’abord les archives pour reconstituer la naissance de cette communauté
apparue entre les deux guerres, grâce à l’immigration polonaise, ainsi que le parcours
des familles juives lensoises. Elle montre également un grand nombre de documents
d’archives et elle a rencontré des rescapés de la grande rafle, aussi leur accorde-t-elle
abondamment et fort heureusement la parole. Le témoignage de Frieda Thau est
particulièrement poignant lorsqu’elle évoque le rassemblement des raflés en gare de
Lens. Enfin Carine Mournaud fait appel à des historiens pour la compréhension des
souvenirs évoqués par les témoins.
Le film est très pédagogique et dure moins d’une heure : il est donc projetable lors d’un
cours en collège et lycée. Un document que les documentalistes des établissements
secondaires devraient acquérir même si ceux-ci ne se situent pas dans la Zone qui fut
rattachée au gouvernement militaire de Bruxelles (le Nord et le Pas-de-Calais).
Danielle Delmaire

185
Tsafon 65

Résumés

Dossier : Halakha, interprétation et usage

Halakha et modernité. Un système juridique en mutation par Yeshaya Dalsace

L’émancipation des Juifs aurait dû mettre un frein au juridisme religieux juif devenu
obsolète dans un monde sécularisé. Or, il n’en est rien. La halakha, la loi religieuse
juive, est plus dynamique que jamais et couvre les domaines les plus divers. L’article
explore ces différents domaines de l’exégèse juridique mais aussi la diversité de styles
et d’approches selon les personnalités et surtout les courants idéologiques du judaïsme
contemporain. Il montre également l’incidence des moyens modernes de diffusion sur la
halakha devenue plus facilement accessible à tous. Il ressort de l’ensemble un étonnant
dynamisme juridique, mais aussi l’image d’un monde juif en pleine mutation,
idéologique comme historique, mutation qui trouve son reflet dans l’exégèse
halakhique.

The emancipation of the Jews should have put a brake on Jewish religious legalism,
which had become obsolete in a secularized world. In fact, nothing of the like happened.
The halakha, the Jewish religious law, is more dynamic than ever and applies to the
most varied fields. The article investigates these different fields of the legal exegesis,
but also the diversity of styles and approaches that go together with the figures and the
ideological streams of contemporary Judaism. It also shows the impact of modern
broadcasting means on halakha, which has become more accessible to everyone. A
stunning legal dynamism comes out of the whole, as well as the picture of a Jewish
world that is undergoing massive changes, ideological as well as historical, that reflect
themselves in the halakhic exegesis.

Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël à l'époque talmudique. Quelques


remarques par Emmanuel Friedheim

L'objectif de cet article est de reconstituer le regard porté par la diaspora juive
babylonienne vis-à-vis de sa consœur de la terre d'Israël au temps du Talmud.
Contrairement à ce que l'on pouvait penser jadis, il semblerait que le rapport des
Babyloniens envers Eretz-Israel fut en réalité globalement positif, y compris dans le cas
de l'académie rabbinique babylonienne de Poumbédita.

187
Tsafon 65

The purpose of this research explores the question of the relationships between the
Jewish babylonian community and the Jewish society in the Land of Israel during the
Talmudic era. Formerly, scholars emphasized the fact that Babylonian Sages, especially
those from the rabbinical academy of Pumbedita, were in conflict with Palestinian
Jewry in Talmudic time. We decided hereby to verify this problematic in the light of a
reexamination of primary sources. The conclusions demonstrate that the representation
of Eretz Israel in the eyes of Babylonian Jews was actually much better and harmonizes
well with the historical conditions that prevailed in Babylonia and Palestine in the first
centuries C. E.

Les sources du droit juif et la Halakha ancienne. Nominalisme ou loi divine préétablie ?
par Christophe Batsch

Cet article reprend, à la lumière des connaissances nouvelles sur la halakha ancienne
tirées des manuscrits de la mer Morte (Qumrân), un débat déjà ancien sur la nature et la
qualification juridique de la halakha rabbinique d’époque tanaïtique.
La halakha élaborée par les Sages puise-t-elle ses sources dans une forme de « droit
naturel » ou relève-t-elle plutôt d’un positivisme (ou nominalisme) juridique assumé ?

This paper resumes an already old debate upon the legal and juridical character of
tannaitic halakha. it brings in some new lights in the area of ancient halakha from the
Dead Sea scrolls (Qumrân). The question is still : does the halakha developped by the
Rabbis belong to a “realistic” (jus naturalis) or a “nominalist” kind of law?

La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unifiante ou séparatrice ? par Evyatar


Marienberg

La Halakhah, la loi juive, jouait-elle un rôle unifiant, ou au contraire séparateur, dans la


société juive ? Et fut-elle observée par un grand nombre de juifs ? Très souvent, des
auteurs et orateurs de tendance traditionaliste répondent positivement à ces deux
questions. Cet article examine ce sujet, et suggère que la réalité historique était souvent
bien plus complexe.

Did the Halakhah, the Jewish law, play a unifying role – or, on the contrary, a dividing
on – in Jewish society ? And was it observed by the majority of Jews ? Traditionalist
authors and preachers often answer these two questions positively. This article
examines this topic and suggests that, according to historical findings, the reality was
often much more complicated.

L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la bioéthique par Matthias


Morgenstern

Cet article étudie les textes juifs de l’Antiquité en commençant avec un midrash sur le
récit biblique de la création de l´homme, puis présente les discussions du traité
talmudique de Nidda, afin de définir un point de départ pour une anthropologie
rabbinique. Les maîtres du midrash et du Talmud y discutent des questions de pureté
relatives à la menstruation et au flux du sang pendant et après la grossesse afin de

188
Tsafon 65

construire un système de normes pour réglementer la vie sexuelle. Les mêmes textes ont
été, récemment, utilisés pour se référer à l´histoire critique de la médecine et aux
problèmes de la bioéthique moderne (IVG, recherche sur les cellules de souches,
clonage). La discussion en Israël montre que cette approche est, pourtant, difficile à
réaliser car elle présuppose la reconnaissance du système de la Halakha en entier.

This article deals with Jewish texts of antiquity with the attempt to reconstruct the
rabbinic teaching of embryology and anthropology. In a Midrash on the biblical
account of the creation of Man and in discussions in the tractate of Nidda in the Talmud,
the rabbis discuss questions of purity that are concerned with the menstruation and the
flux of blood before and after pregnancy in order to deduce norms of sexual behavior.
These texts have recently also been used for critical reference to the history of medicine
and to problems of modern bioethics (abortion, stem cell research, cloning). The actual
discussion in Israel, however, shows that in a secular society this approach is difficult to
sustain because it presupposes the acknowledgment of the entire system of Halakha

Loi juive (halakhah) et bioéthique. Procréation médicalement assistée, gestation pour


autrui, homoparentalité et monoparentalité par Liliane Vana

Les nouvelles techniques de procréation médicalement assistée (PMA) qui ont


bouleversé nos sociétés depuis le début du XXe siècle et dont l’importance n’est pas
mise en cause soulèvent de nombreux problèmes éthiques, anthropologiques,
sociologiques qui remettent en question les structures fondamentales de nos sociétés et
leurs institutions, notamment celles de la famille, de la parentalité, des liens de parenté,
de filiation etc. Comment définir ou redéfinir ces relations dans les cas de PMA lorsque
des tiers interviennent dans le couple tels le donneur de sperme, la donneuse d’ovocytes,
la mère gestatrice ? Ces liens seront-ils biologiques ou sociologiques ?
La présente étude tente d’analyser la manière dont la loi juive (halakhah) aborde ces
questions. Comment elle est élaborée (au sein des courants orthodoxes) avec et à partir
des textes anciens et comment sont menées de front la réflexion éthique et bioéthique, la
préservation des fondements de la loi juive et l’approche novatrice nécessaires dans ce
domaine particulier.
Dans l’état actuel de la halakhah, l’idée d’une PMA ou d’une GPA est généralement
admise et rares sont les décisionnaires qui s’opposent à ces techniques médicales. Dans
l’élaboration des nouvelles lois, on veille tout particulièrement à la préservation de la
clarté de la filiation ; à la conformité de ces techniques médicales aux différents aspects
de la halakhah ; à leur compatibilité avec elle.

The innumerable innovations in the field of medically assisted procreation (MAP) have
transfigured our society from the 20th Century onwards. These techniques, whose
importance is indubitable, raise multiple ethical, anthropological and sociological issues
and call into question the fundamental structures of our society and its institutions,
including family; parenthood; blood ties; filiation and still more. How should such
relationships be regarded when the process of MAP requires the intervention of people
external to the couple (such as semen donors, oocyte donors and surrogate mothers)?
Will these relationships tend to be rooted biologically or socially ?
This research scrutinises the general approach of the Jewish legal code (halakhah) to
these issues; how this is derived (among the Orthodox movements) from ancient texts;
and the manner in which the resulting ethical and bioethical analyses guide medical
innovations in MAP.

189
Tsafon 65

In its present form, the idea of MAP is generally accepted by halakhah; only a handful
of halakhic authorities forbid it. However, it demands a high standard of clarity in cases
of filiation, and the compatibility of the new law with old ones is also highly valued.

La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de travail. Une comparaison entre


le droit français et le droit hébraïque par Isaac Benhamou

Cet article compare les processus de promesse d'embauche et de contrat de travail – tels
qu'ils sont évoqués dans la Mishna, le Talmud et à travers les différents commentateurs
tout au long de l'histoire, ainsi que leurs implications concrètes tant pour l'employeur
que pour l'employé – à la réglementation telle qu'elle se présente actuellement dans le
droit français. À travers cette comparaison, nous remarquons l'importance que le droit
hébraïque accorde à la dimension morale de l'engagement humain mais également une
différence majeure avec le droit français. En effet, le droit hébraïque ne se limite pas
aux rapports entre « l’homme et son prochain », il intègre également, et au même titre,
les relations entre « l’homme et Dieu ».

Isaac Benhamou compares in this article the promise of employment and contract’s
process of work as they are mentioned in the Mishnah, the Talmud, and through
different commentators throughout history, with their practical implications for both the
employer and the employee to the regulation as it is currently under French law.
Through this comparison, we quote the importance granted by the Hebrew law to the
moral dimension of human engagement, but also an important difference with French
law. Indeed, the Hebrew law is not restricted to the relationship between “man and his
neighbor”, but it also includes, and as equally, the relationship between “man and God”.

Varia

Gérard Étienne, poésie et judéité par Simone Grossman

Gérard Étienne, originaire d’Haïti, écrivain et journaliste du Québec, s’est converti au


judaïsme après avoir rencontré Natania, fille du rabbin Feuerwerker, à Montréal où
l’avait mené son exil forcé en 1964 à la suite de l’arrestation et de la torture par les
sbires de Duvalier. Il s’auto-définit comme « nègre juif » sans renier son identité
haïtienne, combat le fascisme, le racisme et l’antisémitisme et manifeste sa volonté
d’être Juif et Noir. Grâce à la judéité, source vive de sa création, il renaît à la vie. Un
rapprochement sera esquissé entre Étienne, Mandelstam et Celan, trois poètes victimes
de la violence légalisée par les régimes dictatoriaux. Étienne appelle à la justice sociale
dans l’esprit du judaïsme, défini par Levinas comme « le rapport avec le divin [qui]
traverse le rapport avec les hommes ». La poésie d’Étienne est prière, témoignage
mémoriel et kaddish.

Gérard Étienne, originally from Haiti, Quebec writer and journalist, has converted to
Judaism after meeting Natania, daughter of Rabbi Feuerwerker in Montreal where he
had led his forced exile in 1964 following the arrest and of torture by the minions of
Duvalier. Étienne is self defined as « negro Jew » without denying his Haitian identity,

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Tsafon 65

fighting fascism, racism and anti-Semitism and expressing his desire to be Jewish and
Black. With Jewishness wellspring of his creation, he is reborn to life. A comparison
will be outlined between Gérard Étienne, Ossip Mandelstam and Paul Celan, three poets
victims of legalized violence by dictatorial regimes. Étienne calls for social justice in
the spirit of Judaism, defined by Jewish philosopher Levinas as « the relationship with
God [who] through the relationship with men ». The poetry of Étienne is conceived as
prayer, testimony and memorial Kaddish.

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Dépôt légal : juin 2013
ISSN : 1149-6630
Éditions Tsafon

62 rue Antoine Lefèbvre,


59 650, Villeneuve d’Ascq, FRANCE
site internet : www.tsafon-revue.com
adresse électronique : contact@tsafon-revue.com

N° 65 printemps – été 2013


18 € le numéro

Reprographie : Fleurus Copy (Lille)

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