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iales du CNRS et avecl’aide du CNL

LES ETUDES
PHILOSOPHIQUES
Le Songe de Scipion
de Cicéron et sa tradition

In memoriam |
_ Jacques Brunschwig
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LES ETUDES PHILOSOPHIQUES


REVUE FONDEE EN 1926 PAR GASTON BERGER
dirigée par J.-F. COURTINE, V. CARRAUD,
J.-L. LABARRIERE, J.-L. MARION

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Les ETUDES PHILOSOPHIQUES

Revue trimestrielle
soutenue par I’Institut des sciences humaines et sociales
du cnrs et avec l’aide du CNL

Octobre 2011 — 4

LE SONGE DE SCIPION DE CICERON


ET SA TRADITION

Jean-Louis LABARRIERE — Présentation 451


Jed W. Arxins — argument du De re publica et le Songe de Scipion 455
Claudia Moarti — Conservare rem publicam. Guerre et droit
dans le Songe de Scipion. 47]

Jean-Louis LaBarRizRE — La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 489

Sophie LuNN-Rock ire — Lautorité du grammairien et les recompenses


de la vertu politique et philosophique dans le Commentaire au Songe
de Scipion par Macrobe 505

Emmanuel Bermon — Le Songe de Scipion dans la correspondance


entre saint Augustin et Nectarius de Calama (Ep. 90-91 ;
103-104) oA |

Niko StrropacH — Couper-coller. Comment Boéce fait usage du Songe


de Scipion dans sa Consolation de la philosophie 543

IN MEMORIAM
JACQUES BRUNSCHWIG

Louis-André Dorion — Aristote et l’elenchos socratique 563

Anissa Castet-Boucuoucut — Le bon platonicien. Déconstruction


et plausibilité 583
Denis KAMBOUCHNER — Jacques Brunschwig dans |’age classique 591

Jonathan Barnes — Memories of Jacques Be

Résumés 603

Comptes rendus 607

Bibliographie. Ouvrages recus 611

Table des matiéres 615

Index des collaborateurs pour 2011 617


PRESENTATION

Le Songe de Scipion, résolument placé par Cicéron ala fin de sa République


afin de faire écho au mythe d’Er de la République de Platon, est un texte
dont la destinée est tout aussi étrange que celle du traité qu'il concluait ini-
tialement. En effet, ce texte, qui en latin occupe tout au plus une dizaine de
pages, fut, pendant longtemps, toutce qui resta de la République de Cicéron.
Celui-ci y met en scéne Scipion Emilien (185-129 av. J.-C.), le Second
Africain (ou encore Scipion le Jeune), emmené jusqu’aux firmaments de la
Galaxie (Voie lactée) par son grand-pére adoptif, Scipion, le Premier Africain
(ou Scipion Ancien, 285-183 av. J.-C.), afin de lui faire comprendre que la
gloire terrestre est vaine. Chemin faisant, aprés que Scipion Emilien a aussi
rencontré briévement son pére biologique, Paul-Emile (230-160 av. J.-C.),
qui l’a dissuadé de mettre fin a ses jours si jamais, du fait que la gloire terres-
tre est vaine, il voulait au plus vite rejoindre cette « patrie » des Bienheureux
quest la Voie lactée, nous sommes conviés a assister aux élévations succes-
sives de Scipion Emilien, lesquelles sont ponctuées par des exposés sur l’as-
tronomie, la musique des astres, la géographie ou bien encore l’immortalité
de |’4me et les vertus. En raison du Commentaire au Songe de Scipion de
Macrobe, grace auquel ce « morceau de bravoure » fut conservé, ce sont ces
exposés qui ont généralement le plus largement retenu I|’attention de la fin de
PAntiquité tardive jusqu’a la période des Lumiéres.
Lhistoire de cette traditio doit en premier lieu étre rappelée afin que le
lecteur puisse bien mesurer les choses. Par un mystére qu’aucun des spé-
cialistes de Cicéron ne peut expliquer, le texte intégral de sa République fut
perdu peu aprés la fin de l’Antiquité tardive (Isidore de Séville, auteur du
vi‘/vir' siécle, disposait encore, semble-t-il, d'un texte intégral). Cependant,
dés la méme période, a peu de chose prés, commengait a circuler un texte
monumental et appelé a un trés bel avenir qui sétend jusqu’a la période des
Lumiéres : le Commentaire au Songe de Scipion di a un certain Macrobe, dont
Videntité réelle fait l'objet d’avis divergents, comme si, malheureusement, il
fallait obscurcir ce dossier. D’ot l’effort de mise au point que I’on trouvera
ici sous la plume de Sophie Lunn-Rockliffe, dont l’étude, fort heureusement,
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 451-453
452 Jean-Louis Labarriére

ne se borne pas a cette seule question. Ajoutons, afin de donner encore plus
de piquant a la chose, que le fort long commentaire signé de Macrobe ne res-
tituait pas l'intégralité du Songe de Scipion, mais s appuyait sur de nombreu-
ses citations choisies de ce texte et que ce n’est qu’a ses éditeurs plus tardifs
que nous devons donc de posséder aujourd'hui in extenso (du moins peut-on
lespérer) le Songe de Scipion, la majorité d’entre eux ayant pris Phabitude
de donner aussi l’intégralité de ce texte dans leurs copies. Cela montre par
ailleurs que ces pages avaient aussi été conservées indépendamment de leur
Commentaire et explique certaines divergences textuelles. D’un autre cété,
fort heureusement pour nous, Dame Fortune étant parfois clémente, nous
devons a Angelo Mai d’avoir retrouvé en 1819, dans un palimpseste de la
Librairie vaticane, l’essentiel du texte des cing premiers livres de La République
de Cicéron. On estime ainsi généralement que nous en avons « récupeéreé »
les deux tiers. Mais le « codex » du parchemin « Vaticanus lat. 5757 » ne
contient malheureusement rien du livre VI et dernier de la République de
Cicéron, a la fin duquel se trouvait le Songe de Scipion. Cela implique que
nous sommes toujours dépendants des copies médiévales de ce que nous
appellerions volontiers aujourd’hui un « fragment » de La République de
Cicéron, mais qui ne devait nullement apparaitre comme tel a ses lecteurs
@alors tant lobjet avait été « décontextualisé ».
Malgré les heurs et malheurs de cette traditio, nous devons cependant
nous estimer « bienheureux ». En effet, comme le font remarquer tous les
spécialistes modernes de la question, nous avons, depuis la découverte de
Mai, la chance inouie de pouvoir lire le Songe de Scipion dans la continuité
de la République de Cicéron et non plus a travers les commentaires de
Macrobe ou de Favonius Eulogius, lequel n’a pas connu la méme fortune
littéraire. En d’autres termes, nous autres historiens de la philosophie
sommes dorénavant libérés du prisme des lectures néoplatoniciennes ou de
celles de certains théologiens chrétiens toujours prompts 4 rechercher un
lien entre le Songe de Scipion et la Cité de Dieu d’Augustin afin d’y trouver
une exhortation a la gloire des cieux et de Dieu, que ce soit sur un mode
strictement néoplatonicien ou sur un mode plus proprement chrétien. On
lira sur ce point l'étude d’Emmanuel Bermon. A lencontre de ces lectures
néoplatoniciennes (chrétiennes ou non), l’objectivité oblige bien plutédt de
dire qu'il nous est donné a lire une exhortation & la pratique de la vertu poli-
tique, ce que Jed Atkins et moi-méme nous efforcons tous deux de montrer.
Rien, cependant, ne nous interdit de toujours voir en ces quelques Pages
un passage finement travaillé par Cicéron et doté d’une haute valeur poéti-
que. Voila qui pourrait bien expliquer que, du fond de sa prison, Boéce, qui
commence par se lamenter de navoir plus aucune responsabilité politique
et qui, tel Cicéron, ne cesse de rappeler ses hauts faits passés, ait pu en faire
usage. C’est ce que Niko Strobach entend montrer. Enfin, /ast but not least,
grace a la dorénavant possible lecture du Songe de Scipion dans la continuité
de La République, Cicéron redevient Cicéron : un sénateur et un homme de
pouvoir soucieux du « salut » de la République, fait-ce au prix de la violence.
Présentation 453

Tel est l'argument de Claudia Moatti. On laura compris, nous avons tous
ici cherché 4 « toiletter » le Songe de Scipion afin de le rendre plus lisible et
de mieux faire apprécier sa tradition. Voila qui explique qu’on nous trouvera
la ot Pon ne trouvait généralement pas (ni ne trouve souvent encore) les
lecteurs et commentateurs de ce texte décidément « hors norme ».
Quiil me soit enfin permis, afin de faciliter l’intelligence de ce qui suit,
d’apporter quelques précisions. Cicéron, qui n’a plus guére de réel pou-
voir politique et le déplore amérement, écrit ce dialogue dans ce qu’on
pourrait appeler son otium, « loisir », entre 54 et 51 av. J.-C. Il y met en
scéne Scipion Emilien, lui-méme dans son otium, ce qui est rare, durant les
trois jours des féries latines de 129 (soit peu de jours avant sa mort, dont
les circonstances exactes restent toujours obscures) et nombre de ses amis,
au premier rang desquels Lélius, l’ami fidéle d’entre les fidéles. D’ot que
le dialogue de Cicéron De amicitia ait pour réel titre Laelius. Au fur et a
mesure que le dialogue s’engage (Cicéron, |’auteur, ne cessant de justifier les
actions politiques de Cicéron, l’acteur politique) et que les amis de Scipion,
trop heureux de le trouver de « loisir », Cest-a-dire en vacances d’activité
politique, prennent place, les questions commencent 4 fuser péle-méle aussi
bien au sujet de la politique qu’au sujet de ce phénoméne quest le parhé-
lie : deux soleils viennent d’étres vus 4 Rome! Lélius interrompt plusieurs
fois et finit par ’emporter en disant, somme toute : « Ces histoires d’astres,
auxquelles personne nentend rien, pas méme Panétius, ne nous intéressent
pas ! Quon interroge donc plutét nétre sage Scipion, instruit au mieux et
homme d’expérience, sur le meilleur régime possible ! Voila qui sera vérita-
blement utile et nous évitera de vains bavardages. » Scipion Emilien, homme
d’action exceptionnel puisquila détruit Carthage, mais réputé sage, du fait
qu il avait été « formé » par Panétius et Polybe, tout comme I’avaient été aussi
son grand-pére adoptif, Scipion, le Premier Africain, et son pére biologique
Paul-Emile, accepte. II s'engage alors dans une longue discussion au sujet du
meilleur régime politique possible pour, finalement, conclure que le meilleur
mélange des régimes fut réalisé 4 Rome, mais que « tout cela a été oublié
de nos jours ». Est-ce Scipion qui parle, ou Cicéron ? Quoi quil en soit,
Scipion Emilien, auréolé de toutes les gloires qu’on pouvait alors obtenir a
Rome, ot, pour parler comme Queneau, « son triomphe fut triomphal », va,
4 la toute fin de ce dialogue, faire un aveu le replongeant vingt ans en arriére :
« J’ai fait un réve. »
Jean-Louis LABARRIERE
Digitized by the Internet Archive
in 2023 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/revuelesetudesphO000na
LARGUMENT DU DE RE PUBLICA
ET LE SONGE DE SCIPION

Le Songe de Scipion (Somnium Scipionis) est un célébre passage du


livre VI du dialogue de Cicéron intitulé De re publica, ot le personnage
Scipio Aemilianus relate un réve dans lequel il monte jusqu’aux régions
célestes pour s’y entretenir avec son pére et son grand-pére. Ce passage
demeure, dans l’esprit des étudiants et des commentateurs, en grande partie
dissocié des principaux arguments du traité de Cicéron qu'il vient conclure',
et cela, pour plusieurs raisons. La premiére tient a la transmission du texte.
Alors que le Songe, conservé par le néoplatonicien Macrobe, connut une
longue postérité, on avait perdu le reste du De re publica jusqu’a ce que Mai
découvre et publie un texte trouvé sur un palimpseste dans la Bibliothéque
Vaticane en 1822. Aussi, pendant plus d’un millénaire, le Songe de Scipion
a-t-il été lu et étudié indépendamment du reste du dialogue. La seconde
raison a trait a la teneur générale des deux textes. Si le tableau cosmologique
du Songe se référe a l’éther et 4 autre monde — faisant l’éloge de l’éternel
et du transcendant -, l’argument des cinq premiers livres concerne notre
monde, faisant |’éloge du temporel et du terrestre. Enfin, durant la majeure
partie du temps qui suivit la redécouverte du De re publica, la tendance
dominante du commentaire était 4 ne voir guére en Cicéron qu'un transmet-
teur et un compilateur des textes grecs, incapable d’élaborer un argument
de son cru. Dés lors, les commentateurs avaient peu de raisons de supposer
que le Songe venait soutenir et conclure un argument cohérent tiré du reste
de lceuvre.
Mais les temps ont changé, et avec eux le jugement des exégétes sur les
capacités de Cicéron. En conséquence, alors qu’on avait depuis longtemps
décelé les paralléles existant entre le Songe et les observations du livre I (par

1. Toutes les références textuelles renvoient 4 l’édition ocr de Powell (2006). Quand
Pordre de ocr différe du texte standard de Ziegler, on trouvera les deux références, avec
en premier celle de ocr. Toutes les traductions De re publica, sauf indication contraire,
sont adaptées de James Zetzel, Cicero: on the Commonwealth and on the Laws (Cambridge,
Castede University Press, 1999).
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 455-469
456 Jed W. Atkins

exemple le présage des deux soleils)', Cest durant ces cinquante derniéres
années que les commentateurs se sont mis 4 examiner le rapport entre le
contenu du Songe et le reste du dialogue. Robert Coleman chercha dans
le pythagorisme le lien entre le Songe et le reste de I’ceuvre*. Son opinion
sur la question fut reprise et entérinée une vingtaine d’années plus tard par
Robert Sharples, qui, 4 son tour, suggéra que le Songe était en mesure de
résoudre la tension entre théorie et pratique introduite au début du dialogue’.
Jonathan Powell, dans un article publié il y a une dizaine d’années, soutint
que le Songe répondait 4 un but bien plus précis et plus limité : « replacé dans
son contexte... le Songe ne devrait guére apparaitre que comme un dévelop-
pement de la position de Scipion telle quelle est exprimée au tout début du
dialogue »‘. A mon sens, Coleman surévalue le pythagorisme auquel il n’est
fait que des allusions marginales, loin d’étre fondamentales pour la philoso-
phie politique du dialogue’. Les autres positions, en ancrant le lien avec le
reste de l’ceuvre dans un épisode particulier du premier livre, laissent ouverte
la question de savoir pourquoi Cicéron a choisi d’exposer dans le dernier
livre des tensions, des idées ou des thémes demeurés latents depuis le début
du dialogue. On serait plutét enclin 4 penser que ce passage grandiose, point
culminant du dialogue le plus soigneusement écrit de Cicéron, ait davantage
en commun avec le ou les arguments centraux.
Dans le présent article, j'entends contribuer a réparer ce que histoire et
les circonstances ont séparé, en soutenant que le Songe de Scipion est non
seulement une suite naturelle, mais aussi un important complément, aux
principaux arguments du de re publica. Je commencerai par afirmer que
Cicéro a recours au cadre de l’astronomie pour élaborer l'ensemble de son
enquéte sur la nature de la politique. II trouve dans cette science de la nature
quest l’astronomie une métaphore et un cadre structurant pour la science
politique. Cicéron s’étant servi de l’astronomie pour présenter son enquéte
sur la politique tout du long, il est naturel quil ait recours 4 une description
du cosmos pour délivrer son ultime legon. Néanmoins, je soutiendrai dans
un deuxiéme temps l’idée que l’imagerie du Songe est dotée d'une fonction
philosophique, en fournissant 4 Cicéron les instruments nécessaires pour
compléter une enquéte d’inspiration platonicienne portant sur la nature
humaine et la politique.

1. Cf. par exemple Max Pohlenz, « Cicero De Re Publica als Kunstwerk », Festschrift
R. Reitzenstein (Leipzig and Berlin, 1931), p. 70-105 et M. Ruch, « La composition du De re
publica » REL 26 (1948 ie 157-71.
_2. Cf Robert Coleman, « The Dream of Cicero», Proceedings of the Cambridge
Philological Society 10 (1964), p. 1-14 : « le Pythagorisme constitue un théme unificateur pour
| ensemble du traité, exemptant ainsi ce dernier aireproche de n’étre qu'une composition de
bric et de broc tout en nous donnant une indication importante sur les idéaux politiques
de Cicéron » (p. 14).
3. Cf. R. W. Sharples, « Cicero's Republic and Greek Political Thought », Polis 5.2
(1986), p. 30-50, en particulier p. 32-35.
4. J. G. FE Powell, « Second Thoughts on the Dream of Scipio », Papers of the Leeds
International Latin Seminar 9 (1996), p. 13-27.
5. Cf. aussi James E. G. Zetzel, dn the Commonwealth and Laws, p. Xxx.
Largument du De re publica et le Songe de Scipion 457
De la science physique a la science politique

Cicéron commence le de re publica par une préface défendant limpor-


tance de l’engagement politique contre ceux qui estiment que ce dernier,
étant inférieur a la vie philosophique en méme temps que nuisible et pesant
pour le philosophe, devrait généralement étre évité. Dans les écrits de ses
prédécesseurs, la vie vouée a la politique et la vie philosophique étaient
souvent dépeintes comme mutuellement exclusives ou bien conflictuelles.
On songe a la répugnance avec laquelle le philosophe redescend dans la
caverne dans La République de Platon (519 c-520 a), au contraste entre
philosophie et rhétorique dans le Gorgias (484 c-486 c) ou encore & la dis-
cussion dans laquelle Aristote accorde la primauté a la vita contemplativa
en Ethique a Nicomaque X, 7-8'. Cicéron, quant 4 lui, ne met jamais en
doute la nécessité de trouver une maniére judicieuse de combiner les deux
si lon veut étre un jour en mesure de présenter des principes de la poli-
tique (rationes rerum civilium) valables, ce qui, nous dit-il, est expressément
son intention en rédigeant de ce dialogue (Rep. 1.13). Cependant au sein
du dialogue lui-méme, la question est laissée complétement ouverte: les
personnages doivent commencer par déterminer s'il est possible ne serait-ce
que d’appliquer la philosophie a la politique, et, si tel est bien le cas, 4 quel
résultat aboutira une telle combinaison’.
Aussi la partie dialoguée du texte commence-t-elle par une discussion des
mérites et rdles respectifs de la politique et de la philosophie. A Tubéron lui
demandant une explication au sujet du second soleil récemment apercu a
Rome, Scipion répond en suggérant que Socrate fut assez sage pour abandon-
ner l'étude des phénomeénes célestes au profit de |’éthique, étant donné que les
étres humains ne peuvent donner la raison (ratio) de tels événements et qu’en
outre de telles études sont sans rapport avec la vie humaine (1.15-6). Quand
Tubéron, en réponse, souligne que dans les ouvrages de Platon en tout cas,
Socrate dans ses discussions fait en sorte de relier les vertus, la morale, voire
— méme — la politique aux sciences de la nature, Scipion réplique qu'un tel
amalgame entre l’intérét socratique pour l’éthique et l'étude pythagoricienne
de l’astronomie, des nombres, des harmonies, etc. n’a d’autre origine que
Platon lui-méme. Avec ce portrait d'un Platon venant incorporer des idées
cosmologiques, mathématiques et astronomiques aux discussions éthiques
d’inspiration socratique, nous tenons Ia le premier indice dans le dialogue du
fait que les affaires humaines puissent tirer profit de la science de la nature.

1. Cf. Sharples, « Cicero’s Republic », p. 32-33 et Pierre Boyancé, Etudes sur l'humanisme
cicéronien, Bruxelles, Latomus Revue d’Etudes Latines, coll. « Latomus 121 », 1970, lequel
invite 4 replacer la controverse sur les mérites vena de la vie active et de la vie contempla-
tive dans un débat plus large entre les philosophes, au lieu d’y voir strictement une attaque
contre les Epicuriens (p. 185). Ss. er
2. Powell oublie que, si Cicéron n’a jamais douté de lutilité et de la nécessité de la
philosophie pour servir la politique, les personnages du dialogue doivent, eux, en débattre
4 nouveaux frais. Aussi la tension n’est-elle nudlement résolue d’emblée (« Dream of Scipio »,
p. 27 n. 8).
458 Jed W. Atkins

Le débat reprend avec l’arrivée de Lélius et de Philus. Tandis que le


premier est d’avis que nous devrions nous occuper des événements domes-
tiques en laissant de cété l'étude de l’astronomie, le second répond que Puni-
vers entier étant notre demeure, il nous faut étudier les phénoménes célestes
(1.19). Lenjeu du débat est une nouvelle fois la question de savoir s'il existe
quelque relation entre la politique et la science de la nature/la philosophie et
si cette derniére peut nous apprendre quoi que ce soit sur la premiére. Pour
renforcer ses arguments en faveur d’une telle relation entre science de la
nature et politique, Philus prend l’exemple du planétaire d’Archiméde, une
modélisation mécanique — et non fixe — du systéme solaire, capable de pré-
dire une éclipse de soleil (1.22)'. Voici comment Philus décrit le planétaire :

Or, son nouveau type de sphére (sphaera) incluait les mouvements du soleil, de
la lune et des cing astres que l’on nomme « planétes » ou « astres errants » (vagae), ce
qui n’aurait pu étre réalisé avec la sphére d’un seul tenant (sphaera solida). Ce quil ya
de si remarquable dans l’invention d’Archiméde, c’est qu'il a découvert le moyen de
conserver dans une seule révolution (conversio) ces courses inégales et vari¢es (inae-
quabiles et varios cursus) et leurs différents mouvements (motibus). Quand Gallus
mettait la sphére en mouvement, la lune suivait le soleil en autant de révolutions
(conversionibus) du globe de bronze qu'il faut de jours dans le ciel méme ; il en résul-
tait que la méme éclipse de soleil se produisait dans la sphére comme dans le ciel.

De telles études, dit-il, peuvent avoir un bénéfice politique, lorsqu’a


instar de Périclés lors la guerre du Péloponnése, on y a recours afin de
délivrer le peuple d'une terreur superstitieuse (1.25). A cet endroit, le texte
comporte une lacune et une partie de l’argument a été perdue. Cependant,
Scipion semble convaincu, ou tout au moins disposé a retirer sa précédente
affirmation selon laquelle le Socrate historique aurait rejeté l’astronomie au
motif qu’« elle n'apporte rien 4 la vie humaine » (1.15). Dans un discours
qui anticipe plusieurs themes du Songe, il accorde la plus haute valeur 2 la
vie philosophique, invoquant comme précédent l’invention du planétaire
d’Archiméde (1.28). Vues depuis la perspective cosmique et divine offerte
par la philosophie et l'astronomie, les affaires humaines 4 l’échelle locale
apparaissent sous un jour tout différent, ce qui entraine des changements
radicaux dans la pratique politique (1.26-8).
Scipion a beau étre 4 présent convaincu que |’astronomie peut éclairer la
politique, il n’en va pas de méme pour Lélius. Celui-ci, en réponse a cet éloge
des sciences de la nature par Scipion, avance un discours paralléle taxant
dinutilité l'astronomie en général et le planétaire d’Archiméde en particu-
lier’. Il conclut ce discours par une allusion au rejet de la philosophie par

1. Cf. Zetzel, On the Commonwealth and Laws, p. 11 n. 32.


2. Il relate et approuve la maniére dont Sextus Aelius répliqua aux études de Gallus sur le
planétaire d’Archiméde en citant Iphigénie : « Quel est l'intérét d’observer les constellations
célestes des astronomes/quand se lévent la Chévre, le Scorpion ou quelque béte d'un autre
nom ?/ Nul ne regarde ce qui est & ses pieds, au lieu de cela ils scrutent l’étendue des cieux »
(1.30).
Largument du De re publica et le Songe de Scipion 459
Calliclés dans le Gorgias :de telles études ne sont bonnes qua « stimuler »
les jeunes esprits afin qu’ils aient davantage de facilité a apprendre « de plus
grandes choses », Cest-a-dire la politique (1.30). Ce faisant, il met en place le
programme du dialogue ; il veut entendre Scipion discourir sur cette « plus
grande chose » quest la politique (1.31).
Comme Powell et d’autres l’ont relevé, Cicéron a construit ici avec soin
ses personnages, en distinguant un Scipion davantage porté sur la philo-
sophie et les sciences d’un Lélius qui n’en a que faire'. Aussi ne faut-il pas
oublier que si Scipion accepte de parler de politique, il nest pas encore
convaincu que la politique soit une « plus grande chose », ou, plus fon-
damentalement, que l’astronomie/la philosophie soit sans utilité pour les
affaires humaines/la politique. Ainsi n’y aurait-il rien de surprenant a voir
Scipion expliquer la politique en utilisant la science physique, créant ainsi
une science politique, ou dans les termes de Philus, « cette science (ratio-
nem) et sorte d’art (artem) » (1.37). Il se trouve que cest la exactement ce
qu il fait.
Dans un article récent, Robert Gallagher a soutenu que l’image des
mouvements des planétes dans le planétaire d’Archiméde se trouve étendue
a la discussion politique dans laquelle elle sert 4 décrire métaphoriquement
les changements des constitutions’. Un examen des preuves a l’appui de cette
thése montrera qu'il a raison.
Apres avoir défini ce que c’est qu'une république (1.39), Scipio soutient
quil existe trois types de constitutions simples, selon que le consiliium
revient 4 un seul individu, 4 quelques-uns ou au grand nombre (1.41-2).
Cependant, chacune d’elles comporte un cours (iter), suit une orbite ou une
course? qui l’entraine vers un mal voisin : la royauté vers la tyrannie, l’aris-
tocratie vers loligarchie, et la démocratie vers l’ochlocratie (1.44). Scipion
continue ainsi :

Il y a des révolutions remarquables (orbes) et comme (quasi) des cycles (circuitus)


de changements et de mutations dans les républiques ; les connaitre (cognosse) est le
fait du sage (sapientis), les anticiper quand ils sont sur le point de se produire (pros-
picere impendentes), pour, quand on est au gouvernement, en maintenir la course
(moderantem cursum) et en garder le contréle, c’est la le fait d'un citoyen d'une vraie
grandeur et d’un homme quasi divin (1. 45).

Le méme vocabulaire (cursum, circuitus) qui sert 4 décrire les mouve-


ments des planétes dans le planétaire se trouve ici appliqué au changement
constitutionnel. Un peu plus tard, Scipion a de nouveau recours au voca-
bulaire astronomique pour décrire les constitutions simples : « ces formes

1. Powell, « Dream of Scipio », p. 20-24 ; voir aussi J. Jackson Barlow, « The Education
of Statesmen in Cicero's De Republica », Polity 19.3 (1987), p. 353-374. _
2. R. L. Gallagher, « Metaphor in Cicero's De Ke Publica», Classical Quarterly 51.2
(2001), p. 509-519. J deere,
3. Iter est plus loin associé a cursus en Rep. 2.30 pour décrire métaphoriquement les
révolutions des constitutions.
460 Jed W. Atkins

primaires versent aisément dans le vice opposé, si bien qu'un tyran nait dun
roi, une faction d’une aristocratie, et une foule en désordre de la démo-
cratie » (1.69). Conversio était le terme utilisé pour décrire les révolutions
des planétes dans le planétaire, et Jame Zetzel souligne, dans une note a ce
passage, quiil est « utilisé normalement dans un contexte astronomique »'.
Le nom ou la forme verbale correspondante, comme le note Gallagher, est
utilisé tout au long du Songe pour représenter les révolutions des planétes et
des astres (6.22=18, 6.23=19, 6.28=24), et tout au long des livres un et deux
pour décrire les révolutions des constitutions simples et de leurs variantes
dégénérées (1.44, 1.68, 1.69, 2.47).
Le but de la discussion dans les deux premiers livres du dialogue est
de découvrir une science de la politique qui permette de comprendre les
principes gouvernant les révolutions des constitutions, tout comme l’ont
fait les astronomes avec les mouvements des astres. C’est la ce que nous
dit Scipion en 2.45, ot il recourt 4 l’exemple historique que constitue la
dégénérescence en tyrannie de la monarchie de Tarquin le Superbe, afin de
démontrer ce principe :

Cest alors que se produira (vertetur) la révolution dont vous devez apprendre
dés le début 4 reconnaitre le mouvement naturel et le cycle (motum atque circui-
tum). Car tel est le sommet de la sagesse politique (prudentia) a laquelle toute notre
conversation (oratio) est consacrée : 4 savoir, discerner les cours (itinera) et les méan-
dres (flexus) que suivent les républiques, de maniére 4 savoir dans quelle direction
chacune (res) va glisser et & pouvoir soit en retenir, soit en empécher A l’avance le
mouvement (2.45).

Scipion a appris des philosophes grecs comment prédire les mouvements


des corps célestes. II sait aussi, comme nous le découvrons dans le Songe,
ce qui dirige, guide et stabilise les cours des astres et des planétes : le Soleil,
le chef (dux), le premier (princeps) et le gouverneur (moderator) des autres
corps célestes (6.21=17). Mais quelles sont, selon Scipion, les raisons des
changements dans les constitutions ? Comment ces mouvements peuvent-ils
etre gouvernés ? Pour répondre a ces questions, Scipion aura besoin de forger
une science de la politique tout comme les Grecs ont développé une science
de l’astronomie.

La science politique de Scipion

Pour comprendre l’explication que donne Scipion des mouvements


des constitutions, je suggére de commencer par le Songe de Scipion — une
démarche qu’on trouvera peut-étre peu orthodoxe mais qui s’avérera, 4 mon

1. James E. G. Zetzel, Cicero, De Republica: Selections, Cambridge, Cambri oy hes :


Press, 1995, p. 156. P elections, Cambridge, Cambridge University
2. Gallagher, « Metaphor », p. 510-511.
Largument du De re publica et le Songe de Scipion 461
sens, instructive. Lintrigue et la théorie du De re publica sont déterminées
Par au moins cing couples de contraires qui font tous une apparition spec-
taculaire dans le Songe. Nous avons déji vu comment le premier de ces
couples, le choix des vies entre vita activa et vita contemplativa, était utilisé
dans l’introduction du dialogue pour se demander si l’astronomie avait un
rapport avec la politique, et, par ce biais, poser la question supplémentaire
de savoir si une conception scientifique de la politique était possible!. Un
autre couple de contraires tient dans celui du particulier et du général, qui
apparaissent souvent ou (a) comme l’opposition entre Rome et le cosmos ou
(b) entre Rome comme exemple particulier et la théorie en général : ce dont
je ne parlerai pas ici”. J’entends a présent me concentrer sur trois couples de
contraires étroitement liés, illustrés dans le Songe, et qui sont essentiels pour
comprendre !'explication que donne Scipion des mouvements des consti-
tutions. Ces couples comprennent (3) lidéal et le réel ou, pour étre peut-étre
plus précis, le meilleur dans l’absolu et le meilleur possible en l’état actuel
des circonstances, (4) le rationnel et l’irrationnel, et (5) le divin et Phumain.
Dans le Songe, lidéal, le divin et le rationnel sont tous représentés par le
cosmos, tandis que le non-idéal, humain et l’irrationnel sont tous représen-
tés par la Terre®. Vordre parfait, idéal, divin, suivant des principes rationnels,
est illustré de facgon éclatante par l’ordre cosmique dans le passage suivant,
qu il me faut citer longuement :

Et comme je continuais 4 regarder, l’Africain me dit : « je me demande combien


de temps ton esprit restera fixé sur le sol. Ne vois-tu pas dans quelle enceinte tu es
entré ? Tout dans l’univers, vois-tu, est lié en neuf cercles ou plutét neuf spheres.
Lune d’elles, la sphére extérieure, est la sphére céleste qui enveloppe tout le reste ;
il sagit du dieu supréme lui-méme, qui protége et enserre tout le reste, et en cette
sphére sont fixées les éternelles courses circulaires des astres (stellarum cursus sempi-
terni). A lintérieur de celle-ci se trouvent sept sphéres qui tournent (versantur) dans
le sens inverse du ciel. La premiére est celle de la planéte que les humains nomment
Saturne ; ensuite vient l’astre lumineux, apportant aux hommes secours et sécurité,
nommé Jupiter ; puis l’astre rouge, odieux a la terre, que vous nommez Mars ; puis

1. Cest également le théme majeur de la préface du livre III o4 Cicéron, parlant en son
nom propre, loue les participants du dialogue d’ajouter a la connaissance acquise par l'étude
celle qui vient de la nature et de l’expérience politique (3.5). Il réapparait dans le Songe
ou Scipion est informé de l’extréme importance d’un gouvernement vertueux (6.20 = 16,
6.29 = 33), mais seulement aprés avoir été exhorté par deux fois 4 contempler le ciel plutét
que la terre (6.21 = 17, 6.24 = 20). Sur Pimportance de ce couple de contraires, voir Sharples,
« Cicero's Republic », p. 32-35.
2. La forme (a) apparait de la fagon la plus spectaculaire dans | éloge de la philosophie
par Scipion en 1.26-9, et dans le Songe en 6.20 lorsquest soulignée la petitesse de Rome vue
du point de vue cosmique (6.20 = 16, 6.24-29 = 20-5). La forme (b) apparait quasiment tout
au long de la discussion de la théorie constitutionnelle lorsque Scipion est invité 4 exposer les
principes destinés a expliquer non seulement la nature de la constitution romaine, mais celle
de toutes les constitutions, en tous lieux (cf. 1.64, 1.71, 2.21-2, 2.64). Sur ce contraste, voir
Zetzel, On the Commonwealth and Laws, p. XIX, XXxil. ,
3. Pour Vidéal et le non-idéal, voir 6.21 = 17, 6.27 = 23; pour le rationnel et Virra-
tionnel, voir 6.22-3 = 18-19 ; et pour ’humain et le divin, voir en particulier 6.30 = 26.
462 Jed W.Atkins

celle d’en dessous, dans la région 4 peu prés médiane, appartient au Soleil, le chef
(dux), le premier (princeps) et le gouverneur (moderator) des autres corps célestes,
lesprit (mens) et l équilibre (temperatio) de l’univers, si vaste qu'il traverse et remplit
tout de sa lumiére. Les orbites (cursus) de Vénus et de Mercure lui font escorte, et
dans la sphére inférieure la Lune accomplit sa révolution (convertitur), éclairée par
les rayons du soleil. Au-dessous, il n’y a rien qui ne soit mortel (mortale) et périssable
(caducum), 4 exception des ames dont les dieux ont fait don au genre humain ; au-
dessus de la Lune, tout est éternel (aeterna). La neuviéme sphére, au milieu, cest la
Terre ; elle est immobile et située tout en bas, et tous les corps pesants sont entrainés
vers elle de leur propre chef » (6.21=17).

Voila qui nous présente une image éclatante de l’idéal d’un ordre parfait
suivant des principes rationnels. Parce quil est gouverné par la raison, ses
cycles ont pu étre imités par le planétaire d’Archiméde. Un peu plus tét dans
cet article, nous avons vu comment la description du cycle des constitutions
par Scipion rappelait Porbite des corps célestes. La maniére dont |’Africain
dépeint ici le cosmos évoque en retour, quoique discrétement, la politique.
Le lecteur, trés subtilement, aura en téte l'usage politique de ce méme voca-
bulaire astronomique : cursus, temperatio et converto ont chacun été utilisés
lus haut pour décrire les mouvements et les conditions des constitutions
(cf. 1.44, 1.68, 1.69, 2.30, 2.47)'. Plus clairement peut-étre, il reconnaitra
dans le portrait du soleil en dux, princeps et moderator une description poli-
tique, semblable a la terminologie utilisée pour décrire le rector rei publicae’.
Comme le reléve Zetzel : « le rdle du soleil dans l'univers est analogue a
celui du rector rei publicae dans lEtat ; temperatio en particulier refléte l équi-
libre du gouvernement idéal’ ». C’est peut-étre pour faire cette analogie que
Cicéron a préféré a l’ordre platonicien l’ordre chaldéen des planétes qui place
le soleil plus prés du milieu‘.
LAfricain oppose le monde sublunaire 4 lordre rationnel, régulier et
éternel des planétes, tenues fermement dans leurs orbites par le soleil. Sur
terre, il n’y a rien d’éternel ni dimmuable. Tout est soumis a la corruption,
au devenir et au changement — 4 la seule et notable exception de I’ame qui
fut un don divin. Nous pouvons a présent formuler ’hypothése suivante
sur la raison du mouvement des constitutions : (1) tout ce qui fait partie
du sublunaire est soumis au changement et 4 la corruption, (2) les consti-
tutions font partie du sublunaire, (3) donc les constitutions sont soumi-
ses au changement et a la corruption. Cela indique aussi une dissimilitude
entre les orbites des planétes et les constitutions. Tandis que les planétes
ont pour propriété d’étre en mouvement et d’avoir une course rationnelle et

1. Pour l'usage de temperatio au sens de « modération » ou « organisation équilibrée »,


voir De legibus 2.16, 3.12, 3.17, 3.27, 3.28 ; voir Gallagher, « Metaphor », p. 514.
2. Voir Zetzel, Selections, p. 237-238.
3. Ibid. p. 238.
4. Sur la maniére dont Cicéron s’écarte de Platon, voir Pierre Boyancé, Etudes sur le Songe
de paysae Paris, De Boccard et Klincksieck, 1936, p. 59-65 ; voir aussi Zetzel, Selections,
p. 236-237.
Largument du De te publica et /e Songe de Scipion 463
prédictible, contrélée par le moderator qu est le soleil, les constitutions, elles,
sont mises en mouvement par des conditions qui sont loin d’étre idéales
ou ordonnées. Il se peut donc que les mouvements des constitutions ne
suivent pas toujours des modeéles rationnels. Scipion le reconnait en effet :
«comme si c’était une balle, ils s'arrachent des mains le gouvernement (rei
publicae statum) : \es tyrans l’arrachent aux rois, l’aristocratie ou le peuple
aux tyrans, et les oligarchies ou les tyrans a ces derniers. II n'est aucune forme
de république (modum rei publicae) qui puisse se maintenir trés longtemps »
(1.68). Nous sommes a présent en mesure de donner une raison du cycle des
constitutions : le devenir. De plus, il apparait clairement que, selon Scipion,
la science politique ne saurait étre aussi exacte que la science physique.
I] n’en reste pas moins que le devenir se traduit également chez les étres
humains par lirrationalité et qu'il se préte 4 une explication psychologique
aussi bien que cosmologique. S’il en va effectivement ainsi, une compréhen-
sion de la psychologie humaine produira des principes politiques (rationes
rerum civilium ; cf. Rep. 1.13) qui, en retour, permettront au politique pers-
picace d’anticiper les cycles des constitutions (cf. 1.45). Dans sa défense de
la monarchie au livre I (1.56-64), Scipion divise I’ame en parties rationnelle
et irrationnelle, afhrmant que, de méme que toutes les passions (la colére,
la cupidité, lavidité, le désir démesuré de gloire) doivent se soumettre au
gouvernement de la raison, de méme en politique le grand nombre doit-il
se soumettre au seul monarque, doué de sagesse (1.60). La maniére dont
Scipion traite de la monarchie fournit ainsi 4 Cicéron l’occasion d’explorer
l'idéal d'une intégrale maitrise par la raison, idéal dans lequel ’homme d’Etat
contréle sa personne ainsi que |’Etat suivant une rationalité parfaite, tout
comme le soleil contréle les planétes'. Cependant, une intégrale maitrise par
la raison dans le monde sublunaire n’est jamais qu'un idéal. Quand Scipion
traite de psychologie 4 la fin du livre I, nous voyons qu'il est loin d’étre opti-
miste sur cette maitrise par la raison. La raison maitrisant l’ame et la cité est
comparée 4 un mahout contrélant un éléphant énorme et féroce. La raison
(mahout, rector, homme d’Etat idéal) doit essayer de contréler l’éléphant (les
passions, les factions opposées dans |’Etat) par la persuasion. Elle nest pas
assez forte pour utiliser la force seule’.

1. Cest pourquoi je ne considére pas comme un probleme le long traitement consacré


4 la monarchie, a la difference de Zetzel, p. 19. A. Michel observe a juste titre que le trai-
tement de la monarchie représente un idéal, bien qu'il manque de remarquer que Scipion
explore l’idéal de la raison ou de la maitrise rationnelle. (« A propos de l’art du dialogue dans
le De re publica : Vidéal et la réalité chez Cicéron », REL 43 [1965], P:237-261, notamment
p. 251 n. 5. Robert Denoon Cumming reconnait l'importance de l’argument en faveur du
contréle par la raison, mais il ne reléve pas qu’il s'agit la d'un idéal. C’est pourquoi la tension
wil décéle entre « l’'argument en faveur du contréle par la raison » et l'argument en faveur
e la constitution mixte est trop importante (Human Nature and History, 2 vols., Chicago,
University of Chicago Press, 1969, I, p. 211-213). ;
2. Scipion : « & seulement il y en avait la méme proportion dans toutleSénat ! Mais en
réalité Phomme doué de prudence (prudens) c'est celui qui, comme nous l’avons vu souvent
en Afrique, est assis sur une créature énorme et ravageuse, sait la maitriser, la conduit la ob il
veut et, d’une légére indication ou d’un contact délicat, tourne I’animal dans n'importe quelle
464 Jed W.Atkins
Une maitrise intégrale par la raison, en conséquence, échouera dans le
monde sublunaire du devenir. Les étres humains, a la différence des dieux,
ne peuvent demeurer longtemps sous le contréle de la raison ; la partie irra-
tionnelle de l’'ame est trop forte pour la partie rationnelle et divine dont les
dieux nous ont fait don. C’est précisément parce que Platon ne prend pas
en considération les éléments humains et irrationnels que Cicéron rejette la
cité idéale de sa République. Parlant de la méthode de Scipion, Lélius afirme
que :

nous le voyons bien, et nous voyons que tu as introduit dans l’étude de ces
matiéres une nouvelle science (rationem) qu on ne trouve dans aucun ouvrage grec.
En effet, cet homme éminent (princeps) dont personne mest capable de surpasser les
écrits s'est donné son territoire (aream) pour y construire sa cité (civitatem) a sa guise
(arbitratu suo) ; il a peut-étre bien construit une cité excellente (praeclaram), mais
totalement étrangére a la vie et aux habitudes humaines (2.21-2).

Plus tard au livre II Scipion explique que :

Platon rechercha et créa une cité (civitatem) dont il faut souhaiter (optandam)
plutét quespérer la réalisation. Cette derniére était aussi petite que possible : il ne
s'agissait pas d'une cité qui ptit exister mais d’une dans laquelle on put observer les
principes de la politique (ratio rerum civilium) (2.52).

La cité de Platon était faite pour les dieux. Cicéron recherche une consti-
tution qui convienne mieux a la nature humaine.
Vhistoire et le cycle des constitutions résultent tous deux en partie
dun rejet du contréle par la raison. De maniére quelque peu paradoxale,
comprendre que le cycle des constitutions ne suit pas toujours la raison est
essentiel pour rendre compte des principes de la politique (rationes rerum civi-
lium) (cf. 2.57)'. Cependant, une fois que lon a pris conscience que le cycle
des constitutions est le résultat combiné du choix rationnel et d’événements
irrationnels/du hasard (cf. 2.22), on est en mesure d’établir quelques prin-
cipes permettant d’en prédire le cycle, pourvu que l’on puisse en identifier les
symptomes. Cela est expliqué clairement en 2.57 :

Cependant, peu de temps aprés (environ seize ans plus tard) sous le consu-
lat de Postumus Cominius et de Spurius Cassius, se produisit un événement dont
Parrivée était dans la stricte nature des choses (natura rerum ipsa) ; \e peuple, déli-
vré de la domination des rois, réclama davantage de droits. Il se peut qu'une telle

direction... C’est ainsi que cet Indien ou ce Carthaginois maitrise uniquement cette créature,
laquelle est docile et familiarisée avec les habitudes humaines ; mais ce qui se cache dans les
ames humaines, la partie de l'Ame qu’on nomme esprit, n’a pas & brider ou a maitriser une
seule créature ou une qui soit facile 4 contréler, et ce n’est pas souvent quelle vient 4 bout de
cette tache. Car il lui faut maitriser cette [béte] féroce... » Rep. 2.67).
1. Voir Walter Nicgorski, « Cicero's Focus: From the Best Regime to the Model
Statesman », Political Theory 19 (1991), p. 230-251, notamment p. 235-236.
Largument du De re publica et le Songe de Scipion 465
revendication ait été déraisonnable (in quo defuit fortasse ratio) mais la nature méme
des communautés politiques met souvent la raison en échec (vincit ipsa rerum publi-
carum natura saepe rationem). Car il ne faut pas oublier ce que j’ai dit au début : a
moins quiil y ait dans Etat un juste équilibre des droits, des devoirs et des fonctions,
laissant aux magistrats assez de pouvoir, aux conseils formés des premiers citoyens
assez d’influence, et au peuple assez de liberté (satis... libertatis in populo), cette
forme de gouvernement ne saurait étre 4 abri d'une révolution’.

Dans ce passage, le désir de liberté est de toute premiére importance. La


liberté pour Cicéron est bien un désir naturel et rationnel (1.55)? mais qui
ne s’exprime pas toujours par des voies rationnelles (cf. Pro Sestio 97-99).
Cependant, puisque les changements constitutionnels sont déterminés par
des actions irrationnelles, ’homme d’Etat prudent doit parfois faire des
concessions a la nature humaine en autorisant des manifestations (dans ce
cas) de la liberté qui ne sont pas dictées par la raison, telles que l’établis-
sement du tribunat dans ce passage ou le vote a bulletin secret, pour prendre
un exemple tiré du De Legibus (3.33-4). D’aprés ce récit, les dirigeants de
lépoque n’ont pas réussi 4 comprendre que lorsque le peuple a été privé
de liberté, il se produit par la suite un ajustement naturel, 4 défaut d’étre
rationnel. Dans ce cas de figure, le déséquilibre a été rectifié par la création
du tribunat apres la sécession de la plébe en 493°. Si les dirigeants avaient eu
une meilleure compréhension des principes de la politique, ils auraient anti-
cipé cette révolte et procédé aux ajustements nécessaires.
Ce passage suggére également que la constitution mixte est la plus appro-
pri¢e a la nature humaine. Elle s’y adapte parfaitement, non pas parce quiil
sagit de la meilleure constitution, mais parce que c’est la meilleure possi-
ble. Alors que chacune des constitutions simples pourrait, théoriquement,
étre adéquate (quoique toutes aient en théorie leurs défauts), une fois intro-
duites dans le cours de histoire, elles ne conservent pas leur stabilité mais
commencent 4 glisser, en suivant chacune la voie qui lui est propre, vers la
forme dégénérée la plus proche ; elles se mettent a décrire une orbite désor-
donnée (cf. 1.44, 5). La constitution mixte est celle qui supporte le mieux les
vicissitudes de l’histoire. Lancestrale constitution romaine, parce qu elle en
est une incarnation, sert d’idéal ou de modéle (exemplum ; cf. 1.70 ; 2.21-2).

1. Adapté de Clinton Walker Keyes, Cicero: De re publica, De legibus, Loeb Classical


Library, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1928, repr. 1952, p. 169.
2: En Rep. 1.55, les démocrates soutiennent que la liberté est une tendance si naturelle
qu'elle est méme agréable aux animaux.
3. Pour comprendre 2.57, je me suis appuyé sur les travaux suivants : Luciano Perelli,
« Natura e Ratio Nel II Libro del De re Publica Ciceroniano », Rivista Di Filologia E Di
Istruzione Classica 100 (1972), p. 295-311; Klaus Girardet, « Ciceros Urteil iiber die
Entstehung des Tribunates als Institution der rémischen Verfassung » in Bonner Festgabe
Johannes Straub, Adolf Lippold & Nikolaus Himmelmann (eds.), ag PRL yn a is)
GMBH, 1977, p. 179-200, notamment p. 187-191 ; Hans Peter Kohns, « Libertas populi un
libertas civium in Ciceros Schrift De re publica » in Bonner Festgabe, p. 201-211 ; J.-L. Ferrary,
« Larchéologie du De re publica (2,2,4-37,63) : Cicéron entre Polybe et Platon », Journal
of Roman Studies 74 (1974), p. 94-99 ; Karl Biichner, M. Tullius Cicero: De Re Publica,
Heidelberg: Carl Winter Universitatsverlag, 1984, p. 236 ; et Zetzel, Selections, p. 213-214.
466 . Jed W. Atkins

Néanmoins, la constitution idéale pour Scipion est celle qui se trouve étre la
meilleure possible étant donné la nature humaine. A ce titre, elle ressemble
davantage A l’idéal d’Aristote au livre IV de la Politique ou a celui de Platon
dans les Lois qu’a la Callipolis platonicienne.
La maniére dont Cicéron oppose la meilleure cité réalisable et la meilleure
cité idéale nest pas sans rappeler semblable mise en regard chez Platon lui-
méme. Quand on lit en paralléle La République et les Lois de Platon comme
deux ceuvres complémentaires', ce qui, comme nous Papprend expressément
le De Legibus, est la maniére dont Cicéron aborde les deux oeuvres (cf. De
legibus 1.15 ; 2.15), on se trouve en face d’une situation semblable 4 celle du
De re publica. \\ existe un fossé entre Pidéal de La République et sa réalisation
dans les Lois, fossé qui résulte en partie du changement de perspective qui
nous fait passer du divin 4 Phumain’. C’est 1a une notion importante pour
Platon. La cité idéale de La République est la meilleure cité possible tandis
que la cité idéale des Lois (et il s'agit bien d'un idéal) est la meilleure possible
pour des étres humains ; autrement dit, Cest la meilleure possible dans l'état
actuel des circonstances. Du point de vue des Lois, Pidéal de La République
convient tout a fait 4 des hommes divins, qui, obéissant au gouvernement de
la raison et du bien, se soumettent au communisme et au régne des philo-
sophes. Selon cette perspective, La République « a ignoré les données de la
nature humaine, et dans le méme temps surestimé le pouvoir de la partie
rationnelle tout en sous-estimant celui de la partie irrationnelle »?.
Dans un morceau d’anthologie, l’homme est comparé a une marionnette
contrélée par le fragile et divin fil dor de la raison, mais aussi par le robuste
fil de fer des impulsions irrationnelles (Lois 644d). Il y a quelque chose de
divin et de rationnel en homme, il est vrai, mais il est également vrai que ce
dernier est sous l’emprise de quelque chose dirrationnel et de (quasi) bestial.
Si les hommes divins de La République savaient maintenir l’ordre et produire
’harmonie dans leurs ames (cf. Rep. 443d-e), pour les hommes décrits dans
les Lois, sous la contrainte du cours de histoire, cela s'avére une tache bien
plus difficile.
Nous avons ici un bon apercu de explication cicéronienne des orbites des
constitutions et, avec l’introduction de la constitution mixte, nous disposons
dune possibilité de contrebalancer ces orbites — cest le second des buts que
Scipion assigne 4 un examen scientifique de la politique (2.45). Cependant,
la constitution mixte est elle-méme fruit du devenir et donc inévitablement
vouée a se détériorer*. Existe-t-il un autre moyen de contrebalancer cette
détérioration et ce devenir ? La réponse de Scipion tient, 4 mon avis, dans le

1. Voir A. Laks, « Legislation and Demiurgy: on the Relationship between Plato's


Republic and Laws», Classical Antiquity 9 (1990), p. 209-229 et « The Laws» dans The
Lorie History of Greek and Roman Political Thought, C. Rowe, M. Schofield et ai. (eds.),
Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 252-292.
2. Voir Laks, « The Laws », p. 275-278.
3. Ibid. p. 276.
4, Voir Gallagher, « Metaphor », p. 516.
Largument du De re publica et le Songe de Scipion 467
prudens, rector, Vhomme d’Etat idéal. Pour nous aider a comprendre son réle,
tournons-nous une nouvelle fois bri¢vement vers Platon.
Le probleme de ’harmonie psychique chez les individus dans les Lois de
Platon conduit au probléme paralléle de ’'harmonie sociale pour le législateur.
Comment obtiendra-t-il la coopération et ’harmonie des éléments dispa-
rates qui composent la société (cf. Lois 693d) ? La réponse courte réside dans
la persuasion. Glenn Morrow note que : « le probléme de I’homme politique
est essentiellement de réaliser ordre et coopération au sein de son matériau
humain et il y parviendra, nous répéte Platon dans les Lois, seulement s'il
recourt a la persuasion »!.
La persuasion évoque la rhétorique. Certes, Platon était trés critique
sur la rhétorique démocratique de son temps dans laquelle il dénoncait
une flatterie qui ne faisait rien pour améliorer les Ames de ses auditeurs. II
pensait cependant qu'il existait un usage correct de la rhétorique. Il nous
donne deux conditions que doit satisfaire lorateur : (1) connaitre le bien,
(2) connaitre les ames de ses auditeurs (Phédre 270d-72e). Parce qu'il utilise
Pintelligence pour persuader la nécessité afin de réaliser harmonie politique
(cf. Lois 694b), le législateur des Lois remplit les conditions de l’orateur. II
connait son matériau humain, comme en témoigne |’analyse psychologique
dont l’image de la marionnette est la représentation métaphorique, et il a la
connaissance du bien, connaissance qu'il tire de l’étude des révolutions du
cosmos puisque |’ame du monde qui contréle le cosmos est suprémement
bonne (¢én aristén psychén, 898c). Il faut étudier les mouvements des astres
parce quils « doivent toujours se mouvoir autour d’un centre... et quiils
doivent avoir a tous égards l’affinité et la ressemblance la plus grande possible
avec la raison (nous) » (898a).
Pour Cicéron également, il existe un rapport étroit entre harmonie et
dissonance psychiques et harmonie et dissonance sociales. Parce que l’homme
politique (prudens) comprend la force d’attraction exercée par les émotions,
il comprend aussi la difficulté qu’il y a 4 obtenir la cohésion d’une société. II
reconnait que le cours de histoire est guidé autant par lirrationnel que par
le rationnel (2.57). De méme que le mahout dirige |’éléphant en le persua-
dant de tourner dans la direction appropriée, de méme le prudens doit-il faire
usage de son intime connaissance de la psyché humaine pour persuader les
(différents) ordres constituant |’Etat d’obéir a la raison (Rep. 2.67).
Parler de persuasion évoque la rhétorique pour Cicéron tout comme pour
Platon. A instar de lorateur dans le Phédre et du législateur dans les Lois,
lesquels se devaient de connaitre (1) la psychologie humaine et (2) le cosmos,
Porateur, selon le De Oratore devra posséder la connaissance de l’éthique et de
la physique, en plus de la dialectique (Orat. 1.68). De méme, dans l’éloge
de la philosophie qui se trouve a la fin du De Legibus I, il est dit que le prudens
devra avoir la connaissance de la nature humaine et de l’éthique (1.60), la

1. Glenn Morrow, « Necessity and Persuasion in Plato's Timaeus », in Studies in Plato’


Metaphysics, London, Routledge & Kegan Paul, 1965, p. 437.
468 ; Jed W. Atkins

connaissance de la nature des choses (natura rerum) et de la physique (1.61),


et de l’ars loquendi — \a rhétorique (1.62). Scipion a déja précisé dans le De
re publica que le prudent doit connaitre la nature de l’ame humaine, ce dont
Panalyse psychologique de la monarchie et du mahout a fait la démons-
tration. Il n’a pas encore montré, cependant, quelle connaissance homme
politique pouvait tirer du cosmos. Tel est le but du Songe de Scipion.
On pourrait trouver dans le Songe plusieurs enseignements dont
homme politique pourrait tirer profit, mais pour conclure je voudrais me
concentrer sur celui qui a trait 4 l’aptitude du politique 4 surmonter l’iné-
vitable inscription de l’ensemble du sublunaire y compris des constitutions
et des régimes politiques dans le devenir et le changement. En faisant usage
de la persuasion, l'homme politique doit faire en sorte que l’ordre politique
ressemble A l’ordre du ciel. Un passage situé a la fin du livre II (2.69) nous
donne une image de cet ordre politique idéal. Dans ces lignes magnifiques,
Scipion suggére que le devoir du politique consiste a se contempler lui-méme
et 4 exhorter les autres a limiter, de sorte que « par la splendeur de son ame
et de sa vie il offre sa personne en miroir 4 ses concitoyens ». Car de méme
qu’en musique on recherche l’harmonie, de méme faut-il la rechercher a la
fois dans |’Ame et dans |’Etat. LEtat lui aussi, sous l’égide dune raison bien
conduite (moderata ratione), chante en harmonie dans la concorde (consensu)
qui unit des gens trés différents, et ce que les musiciens nomment harmonie
dans la musique vocale, se nomme dans Etat (civitate) concorde, lien le
plus étroit et le meilleur pour garantir la stireté en toute res publica. Une telle
concorde ne peut exister sans justice (tustitia).
Il n’y a ici nulle trace des problémes de disharmonie psychique et poli-
tique ou d’un échec du contréle par la raison qui avaient tourmenté Scipion
plus haut dans le De re publica. En effet, dans son enquéte sur la cité idéale,
que Scipion jugeait irréalisable, Socrate avait défini la justice comme une
harmonie psychique et politique, en ayant recours 4 une analogie musicale
a la fin du livre IV de La République’. Ici, dans Phomme politique idéal de
Scipion, on a bien Ja manifestation du contréle par la raison menant a l’har-
monie — dont illustration la plus claire dans le Songe, comme on I’a vu, est
fournie par le soleil gouvernant les planétes de sorte qu’elles accomplissent
leurs révolutions en parfaite harmonie et produisent de la musique. Le devenir
du monde sublunaire est contrélé par la raison dans |’'ame du politique. On
ne nous dit pas comment cela est possible dans le livre II ni nulle part ailleurs
dans le dialogue — du moins jusqu’a la conclusion du Songe de Scipion. La,
en 6.30 = 26, Scipion apprend que tout dans le monde sublunaire n’est pas

1. Voir 443d-e : « Il lui faut, littéralement, mettre en ordre sa propre demeure, en étant
lui-méme son propre chef, mentor et ami, et en accordant en lui les trois éléments, exactement
comme les trois points sur l’échelle musicale — le plus haut, le plus bas et le médian. Et sil
s'avére qu'il existe d’autres éléments dans l’intervalle, il doit tous les combiner et fusionner
ces divers éléments en une unité parfaite, devenant maitre de lui et en harmonie avec lui-
méme » (trad. ‘Tom Griffith, Plato: the Republic, Cambridge, Cambridge University Press
d’aprés 2000, d’aprés p. 141).
Largument du De re publica et le Songe de Scipion 469
condamné a mourir et a disparaitre : son Ame (mens) est divine et éternelle!.
Son ame est le rector et moderator de son corps tout comme le dieu éternel est
le rector et moderator du cosmos et, par extension, comme le soleil est le rector
et moderator du ciel’. La preuve de l’'immortalité de ’Ame tirée du Phédre
(245c-246a) qui conclut le dialogue (6.31-32 = 27-8) est donc bien plus
qu'une petite touche littéraire. Elle permet 4 Cicéron d’introduire le divin et
le rationnel — en un mot, l’idéal — dans un monde voué sans cela 2 céder aux
forces du devenir et de la dégénérescence.
Le De re publica examine ainsi dans quelle mesure on peut dévelop-
per une science de la politique comme les Grecs I’ont fait pour les sciences
de la nature. Cicéron montre, 4 travers l’enquéte menée par Scipion et ses
compagnons, que la précision scientifique en politique est impossible a
atteindre étant donné la nature et la psychologie humaines ainsi que les pro-
cessus naturels de dégénérescence et de corruption. Par-dela ces forces avec
lesquelles la politique doit composer, le cosmos dépeint dans le Songe de
Scipion est le paradigme d'une harmonie divine, rationnelle et idéale, dont
la constitution de Rome est la réalisation empirique. II procure la vision
du bien vers lequel le politique doit diriger son regard tout en sachant que
jamais ce bien ne se verra réalisé’.
Jed W. ATKIns
Assistant Professor of Classical Studies,
Duke University
(Traduit de l'anglais par Charlotte Murgier)

1. Il suit ici le précédent platonicien des Lois X, 899b. Voir Boyancé, Etudes sur le Songe,
124-125. a
. 2. Voir Gallagher, « Metaphor » p. 516 et Boyancé », Etudes sur leSonge, p. i
3. Je tiens a remercier l'ensemble des participants pour l’enthousias me avec lequel ils ont
nourri la discussion de ma contribution lors du colloque sur Le Songe de Scipion qui s est tenu
4 la Maison Francaise d’Oxford ; ma reconnaissance va tout spécialement 4 Malcom Schofield
pour les encouragements et le soutien qu’il m’a apportes durant mon doctorat portant sur la
pensée politique de Cicéron.
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CONSERVARE REM PUBLICAM.
GUERRE ET DROIT DANS LE SONGE DE SCIPION

La question de la durée des Etats est au coeur de la réflexion politique


sur la meilleure constitution et sur le rdle de la vertu ou de la fortune dans
lhistoire. Le Songe de Scipion, qui annonce leschatologie de ceux qui ont
bien mérité de la patrie, s'inscrit dans cette tradition : le citoyen vertueux,
écrit Cicéron, est celui qui s'attache 4 augmenter et « 4 sauvegarder la cité ».

Somnium, 13: Sed quo sis, Africane, alacrior ad tutandam rem publicam, sic
habeto : omnibus, qui patriam conservaverint, adiuverint, auxerint, certum esse in caelo
definitum locum, ubi beati aevo sempiterno fruantur. Nihil est enim illi principi deo,
qui omnem mundum regit, quod quidem in terris fiat, acceptius quam concilia coetusque
hominum iure sociati, quae « civitates » appellantur ; harum rectores et conservatores
hine profecti huc revertuntur.
« Pour que tu sois plus empressé 8 te faire le tuteur de Etat, retiens bien ceci :
tous ceux qui ont contribué a la conservation, a la prospérité, a l’'accroissement de
leur patrie peuvent compter quils trouveront dans le ciel une place bien définie qui
leur est assignée, pour quiils y jouissent, dans le bonheur, d’une vie éternelle. Rien
de tout ce qui, du moins, se produit sur terre, n’est plus agréable 4 ce dieu supréme
qui gouverne l’univers que les réunions et associations humaines qui se sont formées
par un accord de droit et que l’on nomme cités. Ceux qui assurent leur tutelle et leur
conservation sont venus dici et y reviennent. »

Je voudrais ici m’arréter sur cette idée de conservatio qui aura une si grande
fortune dés le début de Empire. Pensons en effet a ces mots respublica conservata
qui figuraient dans linscription gravée sur un arc érigé a Rome en I’honneur
d’Auguste en 29 av. J.-C., l'année des trois triomphes'. Pensons aussi aux for-
mules ob cives servatos ou civibus servateis entourées de la couronne civique, qui
apparaissent sur des monnaies augustéennes dés 27 avant notre ére’, puis sur

1. 11s, 81 : Senatus Populusque R(omanus)/imperat(ori) Caesari divi Iuli f(ilio) co(n) —


s(uli) quintum/co(n)s(uli) designato sextum, imperatori 0 ee re conservata.
2. RIC 277 = BMC 656 ; RIC 549 = BMC 737 (oi il est daté plus tardivement).
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 471-488
472 ’ Claudia Moatti

des sesterces sénatoriaux en 23 av. J.-C.! ou sur les aurei de 19-18 av. J.-C.’.
Pensons enfin au titre de conservator patriae qui, dés lépoque de Tibére, est
utilisé dans les hommages publics des princes’, ou encore a celui de conservator
orbis’. Quelle est la signification exacte de ces formules ? A quels événements
font-elles référence, fin des guerres civiles ou des guerres externes ? Et quelle
est aussi cette éternité de Empire, de I’Italie, de Rome, que les sénatus-consul-
tes, les constitutions impériales appellent a préserver ?
Si Punivers est éternel, soumis 4 une course sans fin (sempiternus ; aeter-
nus), si les hommes politiques sont appelés a une vie aprés la mort, comment
conserver l’Etat quand le monde d’ici-bas est caractérisé par Pinstabilité, la
mortalité (17, 17) et que méme la mémoire des hommes, qui, pour certains
avait été un gage d’immortalité, y est soumise au temps : infra [Lunam] nihil
est nisi mortale et caducum praeter animos ?
Les Romains savaient bien que « les villes peuvent mourir », comme
lécrira un poéte du V siécle de notre ére, Rutilius Numatianus’, de méme
qu’elles ont une naissance®. Les destructions de cités, par exemple, suscitérent
une importante casuistique : l'anéantissement physique d’une ville mettait-
elle fin 4 son existence légale’ ? Pour les Grecs, il n’en était rien, comme le
montrait le cas des Platéens et de tant d’autres cités*. La question se posa
également aux Juifs au vi‘ siécle avant notre ére avec la premiére destruction

1. RIC 549 = BMC 737


QED Ia) a7 8 2 O02 st SLL ere
3. CIL XI 3872 ; ou simplement conservator : I] 2038 ; on trouve aussi conservator generis
humani (Trajan : cit II 2054), ou encore au Iv‘ siécle : conservator reipublicae et omnium pro-
vincialium (cit V 8073), ou conservator militum et provincialium (ci. V 8061, 8063, 8066,
8073) ; cf pe, Il, sv. Conservator. ,
4. Ou bien /ibertatis. Cf. S. Lefebvre, « Evolution du vocabulaire des hommages publics
du prince », dans L’Eloge du prince de l’Antiquité aux Lumiéres, Grenoble, 2003, p. 51-64:
56-58.
5. De reditu suo, v.414.
6. Les municipes et colonies, par exemple, sont instituées par une /ex data, les colléges
par une autorisation officielle qui peut aussi bien leur étre retirée (Suét.Div.Jul.42, 4).
7. Ainsi trouve-t-on chez Modestin, juriste du ur‘ siécle, cette question : « Si un usufruit
a été légué a une cité et qu’on la traverse avec une charrue, elle cesse d’exister, comme cela
sest passé 4 Carthage. Dés lors, elle cesse d’avoir Pusufruit comme si elle était morte (quasi
morte). » (Modestin 3 Diff. = Dig.7.4.21, cité par E. Chevreau, « Quelques remarques sur
la continuité des personnes juridiques », dans Meélanges en Uhonneur d’Anne Lefevre-Teillard,
Paris, 2009, p. 217-231 : p. 224).
8. J.-M. Bertrand, « Sur le concept de politeia dans la Politique d’Aristote : l'identité de
la cité », dans C. Moatti et M. Riot Sarcey (éds.), La République dans tous ses états, Paris, 2009,
p- 320-335 : « Les Platéens, dont la ville fut détruite en 427 par les Thébains, furent accueillis
par Athénes qui leur donna le droit de citoyenneté. Ils constituaient dans la ville une commu-
nauté unie et particuliére. En 421, les Athéniens leur donnérent le territoire de Skioné dont ils
avaient exterminé les habitants, puis Sparte les en chassa en 404 mais pour faire piéce 4 Thebes
les ramena en 386 sur le site ancien de leur ville. Les Thébains les expulsérent 4 nouveau
en 373 et ils revinrent 4 Athénes qui avait conservé aux descendants des exilés de 427 leurs
droits de bourgeoisie ; enfin, ils rentrérent chez eux en 336 quand Thébes eut été détruite
par Alexandre. Il était, ainsi, possible d’assurer matériellement et symboliquement la conti-
nuité d’un Etat malgré les nombreux changements dimplantation des hommes le constituant
et la succession des générations déracinées. » Voir aussi sur cette histoire L. Prandi, Platea :
momenti e problemi della storia di una polis, Padoue, 1988 ; N. G. L. Hammond, « Platea, rela-
tions with Thebes, Sparta and Athens », jus, 112, 1992, p. 143-150.
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 473
suivie de l’exil babylonien et encore aprés le sac de Jérusalem par les troupes
romaines en 70 de notre ére: la destruction du temple empéchait-elle la
communauté de continuer d’exister ? La déportation méme faisait-elle dispa-
raitre la communauté juive en tant que telle ? Les Romains, eux, concevaient
différents cas : une cité pouvait rester debout et perdre sa res publica, comme
Capoue en 211 lorsquwelle fut chatiée pour avoir fait défection en faveur
d’Hannibal! ; elle pouvait étre physiquement déplacée mais garder la méme
res publica, avec le méme nom : ainsi apres le sac de la ville par les Gaulois
les Romains avaient-ils fait le projet de déplacer Rome vers Veiés? ; une cité
pouvait étre complétement détruite, corps et ame : tel fut le cas de Carthage
en 146, de Numance en 133 et de bien d’autres villes.
La question que soulevait Cicéron dans /e Songe n’était toutefois pas
exactement la méme. Son interrogation ne portait pas sur les destructions
ou les déplacements de population, mais sur les conditions qui assurent la
permanence de |’Etat dans un monde historique soumis au changement.
Pour réfléchir théoriquement a ce paradoxe, il faut 4 Cicéron le détour
d’un Songe, de la méme facon que les Paradoxes des stoiciens V'aident a
penser la condition extréme du Sage ou de l'homme libre. Songe et para-
doxes permettent en quelque sorte de sortir du domaine de l’expérience
traditionnelle ; et surtout de présenter comme des vérités des réponses
inattendues.

De la permanence des Etats

A plusieurs reprises, le de re publica revient sur cette idée qu'il faut inven-
ter une respublica qui soit diuturna (qui dure longtemps), aeterna (inscrite
dans le temps parce que créée, mais aussi éternelle), immutabilis (sans chan-
gement), perpetua (sans solution de continuité)’. Le vocabulaire employé par
Cicéron suggére en fait de distinguer deux questions différentes : celle du
changement des institutions (mutatio), qui, dans la lignée de interrogation
polybienne, pose le probleme de leur stabilité* ; et celle de la continuité de
lEtat qui renvoie a la constitutio rei publicae :comment assurer la perma-
nence de l’Etat, et quand peut-on dire quiil n’y a plus de respublica’ ? Ainsi

1. Tite Live, 26, 16, 7.


2. Tite Live 5, 24.
3. de rep I, 21; III 22; III 5; 25. ;
4. Les réponses 4 la question de savoir comment éviter les commutationes ou révolutions
sont multiples : choix du site (II, 3, 5), religion (II, 7, 12-13), institutions (II, 23, 42 suiv.)
sont tour 4 tour invoqués et constituent autant d’explications données par la tradition.
5. Une question reprise dans les Paradoxes des stoiciens, ot Cicéron affirme que sous le
tribunat de Clodius, la cité avait disparu, si bien que lui, Cicéron, n’avait pas été exilé, mais
que Clodius, tout en étant 4 Rome, s était, lui, exile de la cité : « qu'est-ce en effet qu'un cité ?
toute réunion de gens furieux et forcenés ? [...] Non assurément, diras-tu !Ce nétait donc pas
une cité, lorsque chez elle, les lois n’avaient pas de force, lorsque les tribunaux étaient a terre,
lorsque la coutume de nos péres avait succombé [...], que le nom du sénat n’existait plus dans
PEtat » (Paradoxes IV, 27).
474 Claudia Moatti

Cicéron distingue-t-il clairement le status et la res méme, comme en architec-


ture on distingue la facade et la structure.
Dans la pensée romaine, aeternitas et perpetuitas nont pas le sens
d’éternité, mais de permanence, de continuité. On dira par exemple en
droit qu’une action est valable in perpetuum quand elle dure au-dela d'une
charge, de maniére continue, par opposition a ce qui est valable ad tempus,
pour un temps, au cours de cette charge’. De la méme facon, Cicéron
pourra écrire que la potestas des rois était perperua (de Rép Il, 23, 42),
c’est-a-dire continue ; et c’est aussi en ce sens que les empereurs du pre-
mier siécle feront de l’aeternitas urbis Romae et Italiae un des thémes de
la propagande impériale. Les empereurs ne se targuaient pas de garantir a
Rome I’éternité a laquelle, une fois morts, ils accédaient ; ils ne pouvaient
de leur vivant quassurer sa durée, c’est-a-dire sa transmission ininterrom-
pue : par le lien entre la domus Augusta et Vesta sous Auguste, ou, sous
Vespasien, par la reléve dynastique, comme I’illustre la frappe de monnaies
portant Aerernitati Augusti et figurant Titus et Domitien au revers*. La
notion d’éternité qui apparait 4 l’époque d’Hadrien aura en revanche un
tout autre sens, qui se rapproche de limmortalité divine, mais, jusqu’a
Trajan, cest l’ancien sens qui lemporte. Et cest a ce sens que se référe
Cicéron.

La continuité et lidentité d'une chose

A importante question quil pose, celle de la continuité de lEtat, diverses


réponses, philosophique et juridique, ont été données dans |Antiquité. Celle
de Cicéron y fait plus ou moins écho, si bien quil importe d’abord d’en
analyser le contenu.

La permanence dans la structure

Aristote avait déja posé la question au livre III de la Politique: « Des


gens se demandent a quel moment c’est la cité qui agit, et quand ce n’est
pas la cité, par exemple quand on passe d'une oligarchie ou d’une tyrannie
a une démocratie. Certains alors refusent de sacquitter des engagements
contractés sous prétexte que ce nest pas la cité, mais le tyran qui les a pris...
Cette question, s’apparente a la difficulté suivante : 4 quelle condition un

1. Autre exemple dans D.33.1.20 (Scaevola 18 Dig.) : une testatrice a chargé son héritier
de donner aprés sa mort un revenu aux prétres, aux gardiens et aux affranchis d’un temple ;
Cervidius Scaevola explique que le peseiiaine étant le temple, la somme devra étre attribuée
chaque année in perpetuum, ¢ est-a-dire non seulement aux personnes en fonction au moment
du testament mais 4 leurs successeurs.
jos E meee aeet E. A. Sydenham, Roman Imperial Coinage, vol. 2, Londres, 1926
p. 28 et 39; cf M. P. Charlesworth, « Providentia et Aeternitas », in Harvard Theolo eal
Review, vol. 29, 2, Apr. 1936, p. 107-132. 2
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 475
Etat (polis) reste le méme ou n’est plus le méme mais un autre ? » (III, 3,
1276 al0-b1) Ce qui le conduit a s interroger sur la définition de la polis.
Le déplacement d’une question 4 une autre (de la permanence de la cité a
sa nature) est intéressant :est-ce une maniére pour Aristote d’esquiver la
premiere ?
A titre de réponse, Aristote explique donc que la polis mest définie ni
par son territoire ni par ses hommes, mais par sa politeia, qui est son eidos.
Leidos, species en latin, est la forme substantielle de la chose, conforme
sa raison d’étre, kata ton logon, par opposition aux accidents matériels, qui
peuvent étre affectés sans lui porter atteinte'. Dans le changement de poli-
teia, Cest bien une communauté de citoyens qui se substitue A une autre,
parce que, et cest la legon qu’on peut tirer de la Métaphysique, si son eidos
change, alors son identité change (Metaph, A, 26 1024 a 6). Aristote ajoute
une précision importante : « Puisque la cité est une association et une asso-
ciation de citoyens dans une constitution, quand la forme de gouvernement
change et devient différente, on peut alors supposer que l’Etat n’est plus le
méme, exactement comme un chceur tragique différe d'un choeur comique,
bien que leurs membres soient identiques. Et, de cette maniére, nous parlons
des corps composés comme différents quand la forme de leur composition
saltére ;par exemple s’ils contiennent les mémes sons, les accords musi-
caux ne sont pas les mémes selon le mode (la composition) phrygien ou
dorien »°. Ainsi, la forme, pour une cité, comme pour toute chose composite
(synthesis, Cest Porganisation de ses éléments, donc sa structure conforme a
sa finalité. Une idée reprise dans les Topiques’ : Pessence de chaque composé
(ton suthéton é ousia), y lit-on, nest pas que c'est fait de telle ou telle chose,
mais que cest fait de telle chose agencé de telle facon.
La conception selon laquelle la forme, c’est-a-dire la structure, déter-
mine l’identité éclaire la doctrine aristotélicienne de la puissance (to kurion).
Celle-ci est pour ainsi dire la source de vie de la cité: en effet Cest le poli-
teuma, C est-a-dire le gouvernement (le kurion d'un homme, d’une classe diri-
geante ou du peuple) qui définit la politeia, la forme de la cité ; il est méme
d’une certaine facon la politeia’. Pour transcrire l’idée en latin, la politeia nest

1. Aristote, Politique III, 3, 1276 b. M. H. Hansen Polis and City-State. An Ancient


Concept and its Modern Equivalent. Acts fo Copenhagen Polis Center, vol. 5, Copenhague, 1998,
Jo d8GE
; 2. De la méme facon, dira-t-il, le monde est éternel, méme si ses dispositions chan-
gent : cette idée aristotélicienne d'un mundus éternel malgré le changement des éléments
constituera l’un des référents de l’idée médiévale que | Empire ne meurt pas, tout en étant en
constant mouvement, comme |’a montré E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, tt. fr. Paris,
Gallimard, 1989, p. 217.
3. Aristote, Politique III, 3, 1276 b. ,
4. Comme le dit Chr. Meier, La Naissance du rg teen Gréece ancienne (Die Entstehung
des politischen bei den Griechen, Francfort, 1980), tr. fr. Paris, 1995, p. 187-188. :
5. Topiques V1, 13, 150b22 ; 151a 30: « un composé est une composition (sunthésis)
ou rien ». , %
6. Voir Ed. Lévy, « Politeia et Politeuma chez Aristote », dans Aristote et Athéenes, M. Piérart
(éd.), Paris, 1993, p. 65-90.
476 ; Claudia Moatti

pas un simple status, mais elle est la res (publica) elle-méme. D’ot le fait que
la stasis ne détermine pas un changement d’état, mais un changement de
nature, un renversement du monde, car elle détruit le principe de vie méme
de la cité, son principe dorganisation’.
La réflexion aristotélicienne sur la forme eut, directement ou indirec-
tement semble-t-il, une influence sur la pensée juridique romaine. A la fin
de la République, les juristes romains se saisissent en effet de ces categories
pour penser, de maniére positive et pragmatique, la permanence des identités
collectives, mais ils déplacent sensiblement le questionnement.

Lidentité juridique des entités collectives

Le premier exemple se trouve chez Alfenus Varus, consul en 39 avant


notre ére, qui rapporte peut-étre une interprétation de son maitre Servius
Sulpicius Rufus, exact contemporain de Cicéron. Le cas auquel répond le
juriste concerne la nature d’un tribunal: si au cours d’un procés certains
juges ont changé, écrit-il, le tribunal et le jugement restent-ils les mémes ?
(D.5.1.76 = AIF.6 Dig.) :
Proponebatur ex his iudicibus, qui in eandem rem dati essent, nonullos causa
audita excusatos esse inque eorum locum alios esse sumptos, et quaerebatur, singulorum
iudicum mutatio eandem rem an aliud iudicium fecisset. Respondi, non modo si unus
aut alter, sed et si omnes indices mutati essent, tamen et rem eandem et iudicium idem
quod antea fuisset permanere: neque in hoc solum evenire, ut partibus commutatis
eadem res esse existimaretur, sed et in multis ceteris rebus: nam et legionem eandem
haberi, ex qua multi decessissent, quorum in locum alii subiecti essent: et populum
eundem hoc tempore putari qui abhinc centum annis fuissent, cum ex illis nemo nunc
viveret: itemque navem, si adeo saepe refecta esset, ut nulla tabula eadem permaneret
quae non nova fuisset, nihilo minus eandem navem esse existimari. Quod si quis putaret
partibus commutatis aliam rem freri, fore ut ex eius ratione nos ipsi non idem essemus
qui abhinc anno fuissemus, propterea quod, ut philosophi dicerent, ex quibus particulis
minimis constiteremus, hae cottidie ex nostro corpore decederent aliaeque extrinsecus in
earum locum accederent. Quapropter cuius rei species eadem consisteret, rem quoque
eandem esse existimari.

1. De méme, la simple croissance d'une partie du composé au détriment des autres


transforme la communauté. Selon C. Vasoli, Aristote étend ainsi a la polis la physique des
corps mixtes qui rejoint la tradition hippocratique sur l’équilibre biologique des corps : il y
a entre les deux théories une affinité qui vient d'une présupposé biologique de la conception
aristotélicienne des institutions. Dou l’affinité entre le langage médical et le langage politi-
que qu’on retrouve aussi chez Polybe avec sa conception d'une naturelle transformation des
régimes. (« La “naturalezza” dello stato e la sua “patologia” nella tradizione politica aristote-
lica », dans Pensiero Politico, 26, 1993, n. 2, p. 3-13 ; cf aussi C. H. Mcllwain, The Growth of
Political Thought in the West, New York, 1932, p. 76-81).
2. Voir M. Bretone, Fondamenti del diritto romano, Bari-Rome, 1999, p-282h sq. 5
Y. Thomas, « Lextréme et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté ae
parue », dans Penser par cas, J.-C. Passeron et J. Revel (éds.), 2005, p- 45-73 ; en dernier lieu
D. Mantovani. « Lessico dell identita », dans A. Corbino, M. Humbert, G. Negri (a cura di),
Homo, caput, persona. La costruzione giuridica dell’identita nell esperienza giuridica romana,
tuss Press, 2009, p. 1-48.
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 477
« Le cas suivant a été proposé : plusieurs juges désignés pour le méme procés ont
été excusés aprés que l’affaire eut été entendue et d’autres ont pris leur place ; et on
s'est demandé si le remplacement individuel des juges concernait la méme cause ou
s'il entrainait un autre procés. J’ai répondu que non seulement si un ou deux indi-
vidus, mais si tous avaient changé, l’affaire et le tribunal seraient restés les mémes,
comme ils étaient auparavant. Et non seulement dans ce cas, il peut arriver que,
des parties étant changées, la chose reste la méme, mais dans de nombreuses autres
choses. En effet, une légion est toujours la méme bien que tous ses membres soient
morts et que d’autres les aient remplacés, le Peuple est le méme aujourd’hui quil y a
cent ans bien qu’aucun ne soit encore en vie maintenant ; et de méme si un bateau
est réparé plusieurs fois de telle sorte quaucune planche qui fut autrefois neuve
ne demeure, il s'agit toujours de la méme embarcation. Car si quelqu’un pensait
qu'une chose est devenue autre quand ses parties sont changées, suivant ce raison-
nement, nous-mémes ne serions pas les mémes qu'il y a un an, car, comme disent
les philosophes, les plus infimes particules qui nous composent quittent chaque jour
notre corps et d’autres venant de l’extérieur prennent leur place. Par conséquent, une
chose dont l’espéce demeure la méme est considérée comme étant la méme chose »
(trad. E. Chevreau).

Selon Alfenus Varus, donc, méme en cas de changement de tous les jurés,
un tribunal resterait la méme chose (res) et le jugement identique. A Vinstar
dAristote, semble-t-il, il considére en effet quun corps dont les parties
(partes) changent conserve son identité (eadem res) si sa forme (son espéce,
species), cest-a-dire sa structure et l’adéquation 4 sa finalité, ne changent pas’.
Ce quil cherche a penser ce nest pas tant la nature d’une chose composée,
comme Aristote, que la permanence d’une entité au-dela des éléments qui
la constituent et qui, eux, peuvent changer. Aussi, pour faire comprendre
sa position, se référe-t-il avec insistance a la théorie des trois corps que les
physiciens grecs, et les Stoiciens aprés eux, avaient amplement développée’,

1. Les historiens du droit ont souvent débattu pour savoir si Alfenus s'inspirait d’Aristote
ou des stoiciens (sur la bibliographie concernant cette question, voir D. Mantovani, op. cit.).
Il est vrai que la notion de species chez Alfenus n’a peut-étre pas la méme définition que chez
Aristote, méme si le lien entre identité et species est tout a fait remarquable. On peut toutefois
aussi s interroger sur la connaissance que les Romains avaient d’Aristote 4 cette époque. Sur
ce sujet, voir en particulier P. Moraux, D’Aristote a Bessarion. Trois exposés sur [histoire de la
transmission de laristotélisme grec, Laval, 1970 ; Die Aristotelismus bei den Grieschen, 1 : die
Renaissance des Aristotelismus im 1 Jh.v. Ch., Berlin-New York, 1973 ; « Les débuts de la philo-
logie aristotélicienne », dans G. Cambiano (éd.), Storiografia e dossografia nella filosofia antica,
Turin, 1986, p. 127-147. iy :
2. Renoncant au dualisme matiére/forme, les stoiciens avaient aussi _introduit un
changement important dans la fagon de poser la question de l'unité et de lidentité. Voir
subs-
V. Goldschmidt, Le Systeme stoicien et le temps, Paris (1953), 4° €d.1989, p. 17 sq. 3 « la
tance est pour eux l’étre concret, 4 la formation duquel concourent une matiere inerte (le
substrat ou hypokeimenon, dit Wee ne et une qualité déterminante (to idids poion) », tous
deux de nature corporelle, tous deux inséparables sans Nese autant étre identiques. Cette
ualité individualisante est selon eux le « principe actif » et « pneumatique », qui permet
’établir Pidentité d’une chose a travers le temps. II reconnaissent aussi deux autres modes
(maniéres d’étre et maniéres d’étre relatives), mais ils ne se placent pas au méme niveau : ce
sont les manifestations de la substance, « des événements, tant physiques que psychiques »
(Goldschmidt, ibid.,p. 23).
478 . Claudia Moatti

comme le montrent ses trois exemples', la légion, le navire et ?homme.


Les stoiciens en effet distinguaient les corps unifiés (wpata TIVWUEVa),
« contrélés par une seule attraction » (hexis) — un homme par exemple ; les
corps existant par contact (OMPaTA OVVNLWEVE ou &k OVVATTOUEVWV), Cest-
i-dire de telle maniére que leurs constituants sont en relation par le simple
contact de leur surface et ne subissent aucun changement essentiel par l’effet
de la juxtaposition — comme un navire ; enfin, les corps collectifs (un peuple,
un troupeau, une armée), existant par la réunion de choses séparées ou par
séparation (o@pata ék dSieota@tuyv)’, dans lesquels le changement d'une
partie n’a pas d’influence sur les autres :« si tous les soldats d’une armée
ont péri sauf un, le survivant ne souffre pas de la mort des autres par trans-
mission ; bien différent est le cas des corps unifiés, ou il existe une certaine
sympathie (sumpatheia), puisque quand on coupe un doigt, le corps entier
partage sa condition » (Sextus Empiricus, adv. Math. IX, 80).
La théorie des trois corps permettait 4 Alfenus de réfuter, également a la
suite des stoiciens, ce qu'on appelle /argument croissant des académiciens,
selon lequel un apport ou une perte de matiére (un homme grandit ou rape-
tisse, un bateau voit ses piéces changées) semble changer l’identité d’une
chose‘ ; et surtout de postuler, ce qui a un sens extrémement important
dun point de vue juridique, que le tout, dans les corps collectifs, est d’un
autre ordre que les parties. Ainsi pouvait-il afirmer également que le Peuple
demeurait le méme au-dela des citoyens qui le composent, mettant au coeur
de sa problématique la différence de nature et de temporalité entre le tout et
les parties.
La référence aux débats philosophiques forme cependant l’arriére-
plan du raisonnement du juriste, mais nen constitue en aucun cas la fin.
Létablissement de la permanence de la chose n'est pas chez lui de nature
philosophique, mais juridique, comme |’a bien montré R. Orestano: « on
estime », dit le texte (existimant), que le peuple est le méme malgré le chan-
gement de générations ; ce nest donc pas une vérité métaphysique, mais
une construction, un fait linguistique et social’. Par une sorte de fiction, on
introduit de la durée (perperwitas) dans le temps humain (tempus), de la per-
manence dans un monde ot tout change et périt. Le droit vient en quelque
sorte au secours de la nature.
La distinction entre species (donc la composition intime de la chose)
et partes constitue, aprés Alfenus, une casuistique importante dans le droit
impérial : elle permet par exemple de traiter le probléme du dominium sur

1. La tripartition des corps, par exemple, aura aussi une grande fortune chez les juristes
impériaux ; voir en dernier lieu D. Mantovani, ibid.,n. 46 avec la bibliographie afférente.
2. Sex. Empiricus, adv. Math., VII, 102 = adv.Dogm.|, 102 ; voir aussi Simplicius, Sur
les catégories d-Aristote 214, 237 (sv II, 391) = A. A. Long et D. N. Sedley, Les Philosophes
hellénistiques, I. Les Stoiciens, Paris, tr. fr., 2001, p. 33 M.
. oe pace Adv. Math. IX, 78-80 ou adv.Dogm.lll, 78 sq.
. Our « Largument croissant », voir A. A. Long et D. N. 7 ; Voi
aussi D. ferenmnees eg ibid., p. 18-28. : Fe Be eat os hai or iad
5. R. Orestano, // problema delle « persone giuridiche » in diritto romano, |, Turin, 1968.
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 479
une chose dont la forme a changé (du bronze devenu statue, du raisin devenu
du vin)! ou qui s'est détériorée?, et aux conséquences de tels changements sur
sa dénomination. Un bon exemple se trouve dans un texte de Pomponius,
juriste du n° siécle, qui, se demandant « si un mélange de différentes cho-
ses interrompt l’usucapio qui s applique a chacune d’elles (rerum mixtura
facta an usucapionem cuiusque praecedentem interrumpit, quaeritur) », mon-
tre que la réponse varie selon la nature des biens et reprend la tripartition
stoicienne : « Il existe trois sortes de corps : l'un est maintenu dans l’unité
(continetur) par un seul souffle (spiritu), les Grecs lappellent henomenon, tel
un homme, une poutre, une pierre et d’autres choses semblables ; le second,
fait d’éléments joints par contact (ex contingentibus), c est-4-dire ow plusieurs
éléments forment un tout uni, est appelé sunhémmeénon, tel un batiment,
un navire, un coffre ; le troisiéme est fait de choses distantes (ex distantibus)
de telle sorte que les corps qui le composent ne se fondent pas mais sont
réunis sous un nomen unique : tel est le cas d’un peuple, d’une légion, d’un
troupeau »°. Pour chaque corps, donc, un principe constitue l’unité : pour le
premier c'est le souffle (l’équivalent du pneuma stoicien), pour le second la
jonction ; et pour le troisieme groupe, le nomen joue ce réle‘ et produit deux
effets : il crée, comme un concept, une nouvelle entité en rassemblant des
choses éparses sous un méme nom sans affecter la nature des éléments qui la
constituent ; et il donne a cette entité une signification et une existence léga-
les. Nomen ne désigne donc pas seulement le nom, mais aussi la chose ainsi
construite’, dont l’existence est dés lors indépendante de ses parties°. Reste a
voir ensuite dans quels cas juridiques, Cest l’entité qui est prise en compte,
ou les éléments qui la composent’.

1. Différentes sortes de transformations sont prises en compte : par alluvio (lidentité des
choses que la riviére draine depuis les rives et rassemble), par specificatio (transformation du
raisin en vin, d’olives en huile, du bronze en statue), etc. Le probleme juridique qui se pose
est de savoir qui a le dominium sur une chose ainsi transformée. Cf M. Madero, Tabula picta.
La peinture et l'écriture dans le droit médiéval, Paris, 2004, chap. 1.
2. D.10.4.9.3 = Ulp.24 ed. Dans ce dernier cas, dit Ulpien, la forme ayant changé,
celui qui l’a détériorée a presque détruit la substance méme de la chose (mutata forma prope
interemit substantiam rei). Sur ce texte et sa réception au Moyen Age, voir aussi M. Madero,
op. cit. p. 49 sq.
3. D.41.3.30 pr. Pomponius libro trigensimo ad Sabinum : tria autem genera sunt cor-
porum, unum quod continetur uno spiritu et grece henomenon vocatur, ut homo tignum lapis
et similia ;alterum quod ex contingentibus, hoc est pluribus inter cohaerentibus constat, quod
sunemmenon vocatur, ut aedificium navis armarium ; tertium ee ex distantibus constat, ut
corpora plura [non] soluta sed uni nomini subiecta Age 4 egio grex. (Sur le probléme que
pose le non dans non soluta, voir P. Bonfante, Corso di diritto romano, vol. 2. La propriéta I,
1926 [reprint Milan, 1966], p. 130 ; cité par M. Madero, op. cit., p. 54). aged
4. On retrouvera cette idée dans un texte ot Ulpien fait ’hypothése de la he Seen de
tous les décurions d’une cité sauf un : dans ce cas, « ifest généralement admis que la cité peut
agir ou étre actionnée en justice puisque le droit de tous se concentre sur un seul et l'univer-
salité a continué d’exister nominalement » (stet nomen universitatis) : D.3.4.7.2 = Ulp. 10 ed.
cité parE. Chevreau, art. cité n. 4, p. 225-226.
5.R. Orestano, op. cit.
6. Voir note 4.
7.En ce qui concerne le troisiéme genre, Pomponius dit précisément que l’usucapio, pas
plus que la possessio, ne s applique a l'ensemble des biens « méme si la nature de cette chose
480 Claudia Moatti

Le raisonnement de Pomponius était apparemment influencé pat la


casuistique stoicienne que Sénéque avait traduite en latin au siécle préce-
dent. S’interrogeant sur la nature du bien et tachant d’expliquer pourquoi
il n’y a de bien que dans les choses unifiées par un seul spiritus', ce dernier
avait en effet rappelé les trois sortes de corps dans des termes trés proches de
ceux du juriste. Du troisitme groupe, il disait que ce sont « des corps faits
de choses distantes (ex distantibus) et unifiées iure aut officio, Cest-a-dire
n’existant que par le droit qui leur est attaché ou par leur fonction »? ; [...]
« ceux qui constituent de tels ensembles sont un ensemble en droit ou par
leur activité, mais par leur nature ils sont séparés les uns des autres ». Comme
le nomen, le ius ou Iofficium jouent a la fois le réle de liant entre des éléments
et constituent la chose de maniére quasi autonome, sans changer la nature
des éléments qui la composent.
Tous ces textes portent en germe la notion de personnalité juridique.
Fiction ou pas, la pensée du corps abstrait, distinct de ses éléments concrets
et destiné 4 durer au-dela de la vie naturelle de ses membres, était donc
pensable 4 Rome et permettait de rendre compte d’un grand nombre de
situations autrement incompréhensibles? : du fait, par exemple, que l’esclave
d'une communauté nest pas celui de ses membres, qu'un affranchi peut
intenter une action contre la cité de son patron, sans pour autant nuire aux
intéréts de ce dernier, ou, plus intéressant encore pour notre problématique,
du fait que le corps des décurions d’une cité demeure le méme alors que les
décurions changent*, etc. Ainsi, ces corps composés (un peuple, un sénat,
un tribunal) pouvaient prétendre a la permanence, indépendamment du
changement, par ajout ou par suppression, de leurs éléments. Le droit leur

est telle quelle demeure [la méme] par l’adjonction de corps nouveaux » : Etsi ea natura eius
est, ut adiectionibus corporum maneat, non item tamen universi gregis ulla est usucapio, sed singu-
lorum animalium sicuti possessio, ita et usucapio.
1. Une glose médievale mentionne fetexte de Sénéque aux mots uno spiritu. Cf.
M. Madero, Tabula picta, 2004, p. 55. Pour un commentaire de cette attribution, voir
A. dell’Oro, Le cose collettive nel diritto romano, Milan, 1963, p. 7.
2. Epist.102, 6 — Nisi aliquid praedixero, intellegi non poterunt quae refellentur. Quid est
quod praedicere uelim ? quaedam continua corpora esse, ut hominem ; quaedam esse composita, ut
nauem, domum, omnia denique quorum diuersae partes iunctura in unum coactae sunt ; quaedam
ex distantibus, quorum adhuc membra separata sunt, tamquam exercitus, populus, senatus. Illi
enim perquos ista corpora efficiuntur iure aut officio cohaerent, natura diducti et singuli sunt.
Quid est quod etiamnune praedicere uelim ? A moins de quelques préliminaires, ma réfutation
ne serait _ comprise. Et quels préliminaires veux-je présenter ? Qu’il est des corps continus
tels que [homme ; des corps composés, comme un vaisseau, une maison, enfin tout ce qui
forme unité par Peseta de diverses parties ; des corps divisibles, aux membres séparés,
tels ies armée, un peuple, un sénat : car les membres qui constituent ces corps sont réunis
par droit ou par devoir, mais distincts et isolés par nature. Que faut-il encore que javance ?
Que, selon nous, il n’y a pas de bien oi il y a solution de continuité ; vu qu'un méme souffle
doit contenir et régir un méme bien, l’essence d’un bien unique est une.
3. Comme I'a rappelé Emmanuelle Chevreau, l'histoire de cette notion oppose deux
conceptions qui eurent une hy postérité et qu’on retrouve encore au x1x° siécle : ceux
pour qui la pensée du corps juridique n’est qu’une fiction, ce qui correspondrait A la pratique
du droit romain, et ceux pour qui elle est une réalité, ce qu'elle devint sous Pimpulsion de la
pensée juridique médiévale (p. 217-218, art. cité n. 7 p. $79),
4. Voir note 4, p. 479.
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 481
donnait une existence juridique, séparée de l’existence naturelle des parties
qui les composaient.

La notion de societas iuris

On ne peut manquer de mettre en relation ces élaborations philosophiques


et juridiques avec les débats politiques. La question de la continuité de la res
publica, celle de sa restitutio, c’est-a-dire du rétablissement de la continuité ins-
titutionnelle apres une rupture, ne soulevaient-elles pas les mémes problémes,
nétaient-elles pas pensées dans les mémes catégories, comme le suggérent cer-
tains passages de Tacite', de Suétone ou plus tard de Dion Cassius? ? Mais
avant cela, la définition, par Cicéron, du populus et de la civitas comme socie-
tas iuris semble participer de la méme approche intellectuelle. Cette défini-
tion, sur laquelle Cicéron est revenu tant de fois avec l’insistance de celui gui
veut imposer une nouvelle théorie, permettait de distinguer du peuple réel
le Peuple comme entité juridique, donc de distinguer le Tout de ses parties ;
et de souligner fortement l'importance du /ien de droit dans la constitution
de cette entité : le Peuple pouvait donc étre assuré de durer tant que le droit
constituait le vinculum nécessaire, c est-a-dire tant que sa constitutio (Iéquiva-
lent aristotélicien de la synthesis) demeurait identique, quel que fat son status,
son régime politique. Ainsi pouvait dire Cicéron aprés Caton, a travers la
succession des générations et des status qu'elle a connus, méme si la res publica
a suivi une croissance (progredientem rem publicam, dit-il en II, 15, 29) pour
parvenir naturellement a un optimum statum naturali quodam itinere, comme
le montre l’archéologie du de re publica, et, avec la seule exception du régne de
Tarquin le Superbe (II, 23, 44), la res publica est restée la méme depuis Iori-
gine. On retrouve en arriére-plan la théorie romaine de l’imperium qui reste
le pouvoir souverain quel que soit celui qui le détient, s'il l’a détenu /égale-
ment. On voit donc ce que cette conception doit a Aristote, et ce, en quoi elle
innove. Si l'idée de la cité comme association entre citoyens leur est commune,
la théorie de l’identité aristotélicienne n'est pas retenue par Cicéron : le chan-
gement de constitution mest pas pour lui un changement de nature de la cité.
Ou, pourrait-on dire, les deux philosophes n’ont pas la méme idée de l’eidos :
chez Aristote, c’est, nous l’avons vu, la place du souverain (kurion) qui définit
la nature de la cité et sa composition (sunthesis) ; Cicéron, lui, met l’accent sur
le ius comme ce qui structure la cité (et lui donne sa constitutio), si bien que
pour lui le changement de kurion change le status non la res.

1. Tac., Ann 1, 9,5: non regno tamen neque dictatura, sed principis nomine constitutam
rem publicam. « Ce était ni la royauté ni la dictature, mais le nom du princeps qui avait
donné forme & la res publica », C est-a-dire qui la désignait et l'unifait.
2. Selon Suét. Div. Jul. 77, 1, César aurait dit que la res publica mown quun nom,
sans corpus ni species ; Tacite, Ann. III, 6: « Les princes meurent », aurait dit Tibére, « mais
la République est éternelle : principes mortales, rempublicam aeternam esse». Sur ces textes,
voir C. Moatti, « Res publica et droit a la fin de la République », dans MerrM, 113, 2001, 2,
p. 811-837. Voir aussi le discours d’Auguste dans Dion Cassius, Lv1, 2, sur Popposition entre
durée de |’état et mortalité des citoyens.
482 Claudia Moatti

Cicéron ne disait pas non plus la méme chose que les juristes. D’une
part, comme le montre le de legibus, ce droit, pour constituer le peuple en
Populus, doit prendre sa source dans la ratio divine : voila pourquoi Jupiter
est le conservator des cités, lui qui ne préfére rien d’autre, sur terre, que les
associations humaines fondées sur le droit, et pourquoi aussi la recompense
de ceux qui ont assuré cette continuité n’est autre que l’immortalité sur Pile
des Bienheureux, comme, chez Augustin, la récompense de la foi et du salut
apporte aux Saints un accés au monde du Bien éternel.
D’autre part, la question de la continuité du Peuple comme principe
juridique, constitué par le lien de droit et objet de droit, se double de celle,
politique, de son universalité : le Peuple est assuré de continuité parce qu'il
est universel, c’est-a-dire parce que la chose publique est la chose du peuple
tout entier. C’est pourquoi, si la res publica est gouvernée par des magistrats
légitimes, elle demeure intacte, au point qu’on peut dire quelle sidentifie
principalement a eux ; mais si elle est accaparée par un individu ou par une
faction d’individus, l’association entre les hommes est affectée de disconti-
nuité ou méme meurt — par ot Cicéron rejoint Aristote’.

Res publica periit

Lidée de menace portée a la perpetuitas de Etat apparait dans les textes


cicéroniens des années 50 : res publica periit, écrit-il 4 plusieurs reprises dans
le de re publica et dans ses lettres contemporaines du dialogue. On remarque
que les termes employés apparentent la mort de la res publica a la destruction
dune ville par exauguration, c’est-a-dire 4 sa disparition juridique aprés sa
destruction physique. On y trouve la méme terminologie : eversio, interitus
rei publicae, deleri, excidio urbis, etc.’ jamais mors, terme réservé 4 la mort
biologique. Cet accent sur le juridique est fondamental pour comprendre
ce qui fait la res publica pour Cicéron : Cest le politique, Cest-a-dire le jeu
normal des institutions qui régle ordre de la cité, son unité, son harmonie,
et préserve donc la societas. Dans cette conception, le conflit a peu de place.
Un passage attribué au livre III du de re publica et cité par saint Augustin
nous permet de comprendre ce qui sous-tend cette vision :

LAELIUS : de rep III, 28, 40, fr. 2 : Cependant, les chatiments dont méme les
plus sots peuvent souffrir, le dénuement, l’exil, la prison, les coups, les personnes
privées y échappent souvent, en profitant de l’occasion qui s’offre a elles de mourir
rapidement ; pour les cités, au contraire, la mort, qui semble préserver du chatiment
les individus, est le chatiment par excellence (poena) ; il faut organiser la cité de telle
maniére quelle ne périsse pas (debet enim constituta sic esse civitas ut aeterna sit).

1. Avec Cicéron, et son constat que la république a péri, on est donc loin de ’'idée médié-
vale que la communauté politique ne peut pas périr (on enim potest res publica mori, comme
le dira Balde, Consilia, Il, 159, n. 3,5, f 45 v°, cité par Kantorowicz, op. cit., pvi2i9):
2. Cic., de rep 11.51 5 Tusc. 11.34.81. Ainsi Florus désigne-t-il le m® siécle avant notre ére
pi comme « le siecle des eversiones urbium »( 1, 32 1). Sur ce terme, voir Festus, s.v.excidio
urbis.
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 483
Voila pourquoi il n’y a pas de mort naturelle pour un état (nullus interitus reipublicae
naturalis), comme cest le cas pour homme, dont la mort (mors) est non seule-
ment inévitable, mais encore bien souvent souhaitable ; en revanche, la suppression
dune cité, sa destruction, sa disparition (civitas cum tollitur, deletur, extinguitur) est
quelque chose d’analogue, pour comparer les petites choses aux grandes, 4 la mort et
> .

a l’écroulement du monde entier”.

A ce texte, Augustin ajoute cette explication :

« Cicéron parle ainsi, parce qu’il pense, avec les platoniciens, que le monde ne
périra jamais. Il est donc avéré que, suivant Cicéron, un Etat doit entreprendre la
guerre pour son salut, cest-a-dire pour subsister éternellement ici-bas, tandis que
ceux qui le composent naissent et meurent par une continuelle révolution : comme
un olivier, un laurier, ou tout autre arbre semblable, conserve toujours le méme
ombrage, malgré la chute et le renouvellement de ses feuilles. La mort, selon lui,
n'est pas un chatiment pour les particuliers, puisqu’elle les délivre souvent de tout
autre chatiment, mais elle est un chatiment pour un Etat. »!

Ces deux textes 4 la fois se complétent et sopposent. Tous deux expri-


ment l’horreur que suscite la mort d’une cité, car les cités ne meurent pas de
mort naturelle, et énoncent la distinction, explicitée par image de l’arbre
dans le texte d’Augustin, entre la cité comme un tout, dont il faut assu-
rer la permanence, et les parties, changeantes, qui la composent, donc le
maintien de l’identité en dépit de la succession des générations. On retrouve
ici ’apport des traditions juridique et philosophique sur la permanence des
entités collectives, sur leur « potentielle immortalité »*. Mais entre Laelius et
Augustin, persuadés tous deux que les cités peuvent mourir, il y a un glisse-
ment intéressant : le premier propose de trouver une constitutio, une organi-
sation interne qui permette a la cité de durer ; le second énonce le principe
selon lequel la cité a besoin de la guerre pour assurer son salut, son identité.
Qui exprime au mieux l’avis de Cicéron ou plutét quel rapport y a-t-il entre
ces deux propositions ? Ne révélent-elles pas la tension qui existe dans le

1. XXII 6: hoc ideo dixit Cicero, quia mundum non interiturum cum Platonicis sentit.
constat ergo eum pro ea salute voluisse Seual suscipi a ciuitate, qua fit ut maneat hic ciuitas, sicut
dicit, aeterna, quamuis morientibus et nascentibus singulis. sicut perennis est opacitas oleae uel
lauri atque huiusmodi ceterarum arborum singulorum lapsu ortuque foliorum. mors quippe, ut
dicit, non hominum singulorum, sed uniuersae poena est ciuitatis, quae a poena plerumque singu-
los uindicat. Le texte se poursuit en ces termes : « Ainsi, l’on peut demander avec raison si les
Sagontins firent bien d’aimer mieux que leur cité périt que de manquer de foi aux Romains,
car les citoyens de la cité de la terre les louent de cette action. Mais je ne vois pas comment ils
ouvaient suivre cette maxime de Cicéron : quil ne faut entreprendre la guerre que pour sa
i ou son salut, Cicéron ne disant pas ce qu'il faut faire de 7 gi dans le cas ot: I’on ne
pourrait conserver I’un de ces biens sans perdre l'autre. En effet, les Sagontins ne pouvaient se
sauver sans trahir leur foi envers les Romains, ni garder cette foi sans périr, comme ils ——
en effet. Il n’en est pas de méme du salut dans la Cité de Dieu : on le conserve ou plutét on
lacquiert avec la foi et par la foi, et la perte de la foi entraine celle du salut. Crest cette pensée
d'un coeur ferme et généreux qui a fait un si grand nombre de martyrs, tandis que Romulus
nen a pu avoir un seul qui ait versé son sang pour confesser sa divinité. »
2. H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, tu. fr., 1995, p. 98.
484 Claudia Moatti

De re publica entre le droit et la guerre ? Entre la societas iuris et Pappel aux


. . . >

armes ? Entre l’idéal, lutopie (une cité en paix) et le réel — le conflit politique
impensable et réprimé par une lutte a mort ?

De quoi les cités meurent-elles ?

Laelius énonce une idée stoicienne : la destruction d'une cité est leffet
d'un chatiment divin (poena), et Cest aussi ce qui inspire la terreur. Dans
d’autres textes, Cicéron conteste cette idée, par exemple dans le de natura
deorum III.38-39 : « Cest Critolaos qui a détruit Corinthe », dit Cotta,
« Hasdrubal qui a détruit Carthage ; ce sont eux qui ont anéanti ces deux
joyaux de la céte maritime, et non pas quelque dieu irrité. D’aprés vous,
d’ailleurs, Dieu ne peut s’irriter [...]. — Mais il aurait pu venir en aide a
deux villes aussi grandes et aussi belles et les sauver. — II ne se soucie pas
des individus. Ce n’est pas étonnant. II ne se soucie pas non plus des cités.
Pas des cités ; il ne se soucie pas davantage des nations et des peuples. Et
sil méprise ces derniers, comment s’étonner qu'il en vienne a mépriser
le genre humain ? » A la suite de Polybe', Cotta rejette donc ici Pidée du
chatiment, et reprend les propos de Carnéade, transmis par Clitomaque,
selon lequel les dieux ne soccupent pas des affaires humaines et laissent
périr les cités’.
Dans d’autres passages du de re publica, C est encore ace type d’explication
que recourait Cicéron : ainsi soutenait-il que par leur prudentia et leur ratio,
les bons dirigeants pouvaient retarder |’évolution naturelle des institutions,
leur déclin, les changements auxquels elles sont soumises par la nature des
choses (de re publica II, 25, 45) ; inversement, disait-il ailleurs, les fautes
des hommes, leurs vitia, provoquent la mort des cités. Ainsi, les graves injus-
tices de Tarquin envers le peuple causérent une discontinuité majeure dans
Phistoire de Rome’, ou encore le mépris de Tiberius Gracchus pour le droit,
les traités, les traditions mit en péril /immortalitas rei publicae*. La cause du
mal politique, c est-a-dire de la tyrannie en tant quelle met fin 4 la chaine des
relations humaines’, est donc pour Cicéron la faute des hommes : ailleurs,
il emploie le verbe peccare, qu'il définit dans les Paradoxes, comme tanquam

1. Cf Polybe (36,17,16 ;38,3, 12-13), qui avait critiqué les individualités trop fortes
(y compris le labels : VI, 44, 1-9).
2. J. L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme, aspects idéologiques de la conquéte romaine
du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine a la guerre contre Mithridate,
BEFAR 271, Rome, 1988, p. 426 sq.
3. De rep. Il, 47. Méme chose chez Tite-Live.
4. De rep. Ill, 42: perseveravit in civibus, sociorum nominisque Latini iura neclexit ae
foedera — si consuetudo ac licentia manare coeperit latius, imperiumque nostrum ad vim a
iure traduxerit, ut qui adhuc voluntate nobis ielane terrore teneantur, etsi nobis qui id aetatis
sumus evigilatum v0 est, tamen de posteris nostris et de illa immortalitate rei publicae sollicitor,
quae poterat esse perpetua, si patriis viveretur institutis et moribus.
5. De rep. II, 30, 52 (187).
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 485
transire lineas'. Franchir la ligne est, dans la légende romuléenne, franchir
le pomerium, chez Cicéron cest sortir du politique, entendu comme le lieu
de la légalité. Et, ce qui est important, la sortie du politique et de Punité
appelle la guerre 4 outrance, l’écrasement absolu de |’adversaire. C’est cette
idée « romuléenne » qui donne au de re publica un ton si particulier.

Semper armatus

Le climat qui entoure le de re publica n'a en effet rien de pacifique. La


dramaturgie de cette ceuvre est de fait tissée dans des crises successives : celle
des années 54-51 ot le dialogue est écrit, celle des années 90 ot Ia relation
de ce dialogue est censée avoir eu lieu, autour de P. Rutilius Rufus, exilé a
Smyrne ; enfin, celle de 129, année supposée du dialogue, quelque temps
apres la mort de Tibérius Gracchus et juste avant la mort mystérieuse de
Scipion Emilien.
A cette époque, de fait, la vie politique romaine a connu un changement
trés important. On y retrouve la méme violence que dans les conflits exté-
rieurs (et c'est méme sans doute un de leurs effets), scandés par un nombre
impressionnant de destructions de cités. Le dernier siécle de la République
confirme cette évolution, avec la succession des sénatus-consultes dits ultimes,
les proscriptions, les assassinats politiques. Evidemment dans ce contexte,
homme vertueux ne peut que prendre les armes et se dévouer pour sauver
sa cité*. Dans le de re publica, ce théme est récurrent. II sufht de noter la place
accordée au livre I 4 ceux qui ont assuré la défense militaire de leur patrie,
et la prégnance du portrait du bon gouvernant comme hic civis contra haec
quae statum civitatis permovent semper armatus. Crest en effet surtout contre
Pennemi interne que le bon dirigeant doit étre prét a se battre, contre lui
quil doit « défendre la res publica » (I, 3, 40) définie ailleurs comme sacra
— un théme qui apparait, semble-t-il, au 1° siécle avant notre ere (Orator,
213). Tuer un séditieux pour la patrie est donc justifié, tant que l’on est ma
par la raison (le salut public) et non par ses propres intéréts : c'est encore ce
que dira Augustin’.
Comme Le Prince de Machiavel, le De republica, surtout dans Le Songe,
est ainsi, sous l'apparence d’une discussion sur le meilleur gouvernement,
d’abord un discours de guerre, ce qui en fait un texte bien différent de la
plupart des traités politiques grecs. Lidée de conservatio présuppose de fait
toujours une menace intérieure, un ennemi qu'il faut vaincre. On voit bien
dés lors comment la virtus permet de régler la contradiction entre le droit

1. Parad. 3.1.20. Sur le terme peccare, voir A. E. Wilhelm-Hooijbergh, Peccatum. Sin


and Guilt in Ancient Rome, Djakarta, 1954 (diss. Utrecht).
2. Sur Pidée de sacrifice, voir, parmi d’autres, le discours de Cotta en 75 sc, dans
Salluste, Histoires Il, 47 : 10-14 : voveo dedoque me pro re publica ; me |...] volentem animum
dono dedisse. ts ;
3. C. Moatti, « Occidere pro patria», dans Anabases. Traditions et réceptions de
PAntiquité, n. 2 (Mélanges en fetes de Leandro Polverini), Toulouse-le-Mirail, 2011,
p. 137-147.
486 Claudia Moatti

et la guerre intérieure, une contradiction qui représente un enjeu politique


majeur dans la cité.
Crest en effet tout le probléme que posait la mise 4 mort sans proces
des « séditieux » depuis l’époque de Caius Gracchus. A plusieurs reprises,
« pour que la res publica ne subisse aucun dommage », le sénat avait laissé aux
magistrats la liberté, c’est-a-dire la responsabilité Vutiliser tous leurs pouvoirs
sans en référer au peuple et sans respecter le droit a la protection judiciaire
des citoyens jugés fauteurs de troubles. Ces magistrats n’avaient donc pour
se guider dans l’action que leur seule appréciation, ou pour parler en termes
cicéroniens, leur ratio, prudentia ou virtus. Si les magistrats avaient bien jugé,
ils avaient agi recte, méme illégalement (sine iure); sinon l’acte aurait été
injuste’. La différence entre iure et recte introduit deux temporalités diffé-
rentes dans l’action politique : ce qui définit la légalité Cest le respect d’un
droit établi, c’est la référence au passé du droit ; ce qui définit la bonne cause,
c'est plutét le but de l'action immédiate : ici la res publica, érigée de maniére
officielle en instance supréme’.
Ce déplacement de iure a recte’ fut constamment invoqué au cours
du premier siécle*. Et dans ces moments ot l’on avait recours a la vio-
lence pour sauver la République, c’est-a-dire maintenir la continuité de
PEtat, celle-ci ne devenait pas un nomen vacuum, ni ne périssait, mais
au contraire elle parvenait en quelque sorte 4 son maximum de sens:
le danger transformait l’action en sacrifice’. La formule du de legibus : salus
populi suprema lex est prend tout son sens. La défense ultime de |’Etat y est ins-
crite dans la constitution que Cicéron propose a ses concitoyens, parce que la
res publica politiquement qualifiée et hypostasi¢e ne peut se penser sans
la guerre contre ceux qui en menacent l’unité, qui se placent hors delle et,

1. Le procés du consul Opimius, qui mena la répression des partisans de Caius Gracchus,
tourne autour de ce théme. Cf. Cic. De orat. II, 106 ; 132-135 : cf. aussi Part. 30, 106 : Le débat,
écrit Cicéron, portait sur la question suivante : potueritne recte salutis rei publicae causa civem
eversorem civitatis indemnatum necare. (« A-t-il pu avec raison tuer sans jugement un citoyen
destructeur de sa cité au nom du salut de la aunts 2»). Recte quia donné recht en allemand
se distingue de zus : il signifie « ce qui est droit par opposition a ce qui est tordu ». Il désigne la
conformité a la régle (regula) qui nest pas nécessairement de droit, mais qui est liée & Pidée de
juste cause. Cicéron dira lui-méme (Dom. 136) : est ius ce qui a semblé (videri) recte 4 Pun des
Pigs ou au Pontifex maximus pro collegio. Mais il y a place pour le doute. Voir sur ce texte
es sean de E Bona, La certezza del diritto nella giurisprudenza tardo-repubblicana, dans La
certezza del diritto nell esperienza giuridica romana, Padoue, CEDAM, 1987, p. 101-148.
2. Voir C. Moatti, — « De la chose publiquea la chose du peuple », C. Moatti et M. Riot
See (éds.), La République dans tous ses états, Editions Payot-rivages, Paris, 2009, p. 251-
3, D’autres interprétations existaient : cf. Val Max III.2.17 ; Plut, 77b.Gracch. 19.
4. Ainsi Brutus justifia-t-il la répression de la conjuration de Catilina et la révolution des
Ides de Mars, et, selon Asconius, avait-il affirmé a la décharge de Milon que Clodius avait été
tué pro fe fer Voir Asc.41 C. (Voir les remarques de A. Lintott, Violence in Republican
Rome, Oxtord, 1966, p. 150 sq.)
5. Cic. Nat deor. Il, 10: ut quidam imperatores etiam se ipsos dis immortalibus pro re
publica devoverent. Cf. aussi le texte cité note 2, p. 485. Seul le sacrifice méne 3 la vraie gloire,
celle éternelle qui est le propre du séjour des bienheureux ; et permet de maintenir l'état en
place. Cf. Liv. 8.2.10 ; Liv. III, 1,4; 28.8.44. Les vertueux sont ainsi comme des saints, au
service de la cause de |’Etat.
Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion 487
de ce fait, ne sont plus soumis a ses lois. De méme, écrivait Cicéron dans le
de officiis (I, 12, 38), les lois de la guerre extérieure ne valent pas contre les
brigands ou les ennemis qui ont agi de maniére cruelle et perfide. Se dessine
ainsi un paralléle tout a fait frappant entre la théorie de la guerre juste et la
théorie de la sédition.
Le paradoxe de la défense du recte au détriment du ius se dénoue ainsi
facilement. Selon un raisonnement circulaire, Cicéron pose que la res publica,
chose du peuple, doit étre fondée sur Punité, puis en exclut ceux qui sont
suspectés d’y introduire du désordre. Ici point de justice ni de droit ; seule
compte la logique de la res publica, source, critére et objet de la légitimité
politique, une logique qui justifie la suspension des tribunaux, au nom
méme de la res publica. Par ot lon comprend aussi que la souveraineté est
une affaire de reconnaissance avant d’étre une affaire de droit.

Conclusion

Il y a plusieurs textes dans un événement : derriére le dialogue philo-


sophique sur le bon gouvernement se cache la défense pro domo du sénatus-
consulte dit ultime au nom du salus rei publicae.
Alors qu'il semble proposer une vision théologico-politique de la cité en
insistant sur l’eschatologie des bons citoyens et sur la nature transcendante de
la source du droit, Cicéron énonce ainsi sa vérité : si le lien de droit qui a sa
source dans la raison divine assure la continuité de la constitutio, la légitimité
républicaine ne peut se penser totalement sans la guerre contre la sédition a
laquelle Pidée de conservatio semble étroitement liée, ce qui éclaire sans doute
Pusage impérial de ce terme que nous évoquions au début de cet article.
Cette théorie repose a la fois sur une essentialisation de la res publica et
sur une anthroponomie, une vision du monde ov l’ordre repose en dernier
lieu sur la vertu des grands hommes — une anthropologie aussi selon laquelle
’homme est libre de pécher ou d’exercer sa vertu. Cette vertu n’est toutefois
pas de nature morale, elle est politique et peut se définir comme la rencontre
entre la capacité d'un homme et l’intérét de Etat’.
Cicéron a pu hésiter sur cette formulation quelques années plus tard,
comme le montre ce passage du de officiis III, 11, 47 : « sous couvert dutilité,
on commet de grandes fautes (utilitatis specie in republica saepissime pecca-
tur) », écrit-il. Reconnaissait-il ainsi une responsabilité des optimates dans
la mort de la république ? Lier ’action morale a la défense absolue de la res
ublica v était-ce pas pervertir l’action morale méme ?
Dans le Songe de Scipion, en tout cas, on est bien loin des élaborations
philosophiques et des constructions juridiques. A la question fondamenta-
lement politique de la permanence des Etats, Cicéron trouve une reponse
non politique : la mise 4 mort du séditieux, assimilé au tyran, qui se justifie

1. Voir le discours de Catulus dans Dion Cassius, 36, 32, 1 sq.


488 Claudia Moatti

parce que le séditieux se place hors de la civitas et, ce faisant, menace de mort
la res publica.
Une idée qui aura une longue postérité. Prenant la place imaginaire de
Brutus face aTarquin, ou de Cicéron contre Catilina ou Clodius, Robespierre
justifiait ainsi le régicide :

« Lorsqu une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre
dans l’état de la nature 4 |’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le
pacte social ? II l’a anéanti : la nation peut le conserver encore, si elle le juge 4 propos,
pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux ; mais l’effet de la tyrannie
et de l’insurrection, c’est de les constituer réciproquement en état de guerre. Les
tribunaux, les procédures judiciaires ne sont faits que pour les membres de la cité. »
(Discours sur le jugement de Louis XVI [1” intervention] prononcé a la tribune de la
Convention le 3 décembre 1792).

Claudia MoattTi
Université de Paris-VIII — Vincennes/University of Southern California
LA VERTU POLITIQUE:
CICERON VERSUS MACROBE

Puisque nous avons aujourd'hui la chance de pouvoir lire ce morceau de


bravoure quest le Songe de Scipion dans la continuité de La République
de Cicéron, il nous faut mettre cette chance 4 profit afin de métre point
enti¢rement tributaire de son Commentaire par Macrobe!. C’est d’ailleurs
ce que font fort opportunément tous les modernes éditeurs, traducteurs ou
commentateurs de La République, du Songe de Scipion ou du Commentaire
au Songe de Scipion (avec ou non une édition du texte du Songe dans son
intégralité). Dés lors que nous nous livrons a cet exercice, impossible du
début du haut Moyen Age jusqu’au début du xix‘ siécle, nous ne pouvons
qu étre saisis d’un certain malaise : tout, dans le commentaire néoplatoni-
cien de Macrobe, semble fait comme sil y s'agissait de minimiser |’exhorta-
tion a mettre en ceuvre la vertu politique, bien que Macrobe soit cependant
forcé de reconnaitre aussi cette dimension dans le Songe de Scipion, ce qui
est nettement plus manifeste dans les derniéres pages de son Commentaire
que dans son célébre chapitre I, 8, consacré aux vertus, 1a ot, pour dire les
choses de facon trés directe, il se trouve confronté a une terrible difficulté :
montrer que Plotin, dans son traité Des Vertus (Enn., I, 2 [19]), reconnait
que l’exercice des vertus politiques permet aussi d’accéder a la béatitude, tout
en assurant que Cicéron, qu'il s’agit de « néoplatoniser », laisse aussi une
place 4 des vertus autres que politiques pour « revenir » dans la Voie lactée,
demeure des ames ayant, enfin, accédé a l'immortalité.
A dire le vrai, ce qui est en fait surtout minimisé par Macrobe, qui
entend mettre ses pas dans ceux des meilleurs philosophes grecs, du moins
tel qu’il les comprend, Platon et Plotin en premier lieu, Pythagore aussi, mais
surtout Porphyre, 4 travers lequel il lit le plus souvent Plotin, voire Platon,
cest le caractére avant tout profondément romain du Songe, surtout quand
on le lit dans la continuité de La République : alors que Macrobe cherche a
« élever » Cicéron au rang des meilleurs philosophes grecs et insiste sur la

1. Lautre commentaire du Songe de et celui de Favonius Eulogius, n’ayant pas eu la


méme fortune littéraire que celui de Macrobe, on peut ici le laisser de cété.
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 489-504
490 Jean-Louis Labarriére

parenté entre le Mythe d’Er et le Songe de Scipion, parente plus apparente


que réelle malgré la commune position de ces deux passages a la fin d un
dialogue du méme nom chez Platon et Cicéron, apparentement particulie-
rement soigné par un Cicéron jamais indifférent a la gloire littéraire et a sa
réputation philosophique, mais toujours resté soucieux de sa gloire poli-
tique passée, ce que Macrobe ignore, volontairement ou involontairement,
cest non seulement la perpétuelle exhortation a la pratique de la vertu poli-
tique, voire a l’acquisition de la « science politique », considérée par Scipion
comme la « science supréme (maxima ars) » (Rep. 1, 35)! dés lors qu'elle est
mise en pratique par les hommes d’Etat, mais encore la non moins perpé-
tuelle affirmation par Cicéron de la supériorité des hommes d’Etat romains
sur les philosophes grecs qui se bornent a discourir « dans leurs coins (in
angulis) » (Rép. 1, 2) et « peuvent a peine persuader a quelques-uns (paucis
persuadere) » (Rép. I, 3).
Or, méme s‘ils n’avaient pu lire La République — mais les autres dialogues
ne manquaient pas, non plus que Tite-Live -, cest bien cette conception
romaine de la vertu politique qui, de Machiavel jusqu’aux philosophes des
Lumiéres et aux hommes de la Révolution frangaise, aura principalement
été retenue dés qu'il était question de vertu politique. Cette conception doit
sans doute plus 4 Cicéron et a d’autres, au premier rang desquels Caton et
les Scipion, qu’a une Sparte idéalisée comme modeéle de vertu politique afin
de la distinguer d’une « Athénes bourgeoise »*, donc corrompue. C’est ce
que l’on montrera en premier lieu afin de mieux mesurer I’héritage de cette
conception, puis nous en reviendrons au Songe et 2 son Commentaire en
comparant leurs perspectives respectives.

Heritage, translatio et traditio

Moins paradoxalement qu'il ne pourrait sembler au vu de ce qui vient


d’étre dit, et sans nier l’'apport d’Albert le Grand, de Thomas d’Aquin et
de Pierre d'Auvergne a la notion de « virtus politica », tel qu'il ressort de
leur intérét porté a cette vertu politique supréme qu’est la prudentia’, le
Commentaire au Songe de Scipion aura été un maillon privilégié dans la trans-
mission de la notion de « vertu politique », laquelle, selon Bejczy (2007),
ne semble toutefois retenir largement l’attention qu’a partir du x11 siécle,

1. Afin de faciliter les choses au lecteur francais, je me référerai 4 la numérotation


arabe des paragraphes, au sein de chaque livre de La République, telle quelle est reproduite
dans l’édition Bréguet (2002), a la ae j emprunte aussi les traductions. On retrouve bien
entendu aussi cette numérotation dans ce quon peut aujourd’hui considérer comme l’édi-
tion de référence du texte latin, 4 savoir Powell (2006), mais il n’est pas toujours facile de s'y
retrouver tant les multiples numérotations sont nombreuses. De surcroit, Powell a redistri-
bué le placement d'un certain nombre de fragments d’une facon autre que Bréguet, qui suit
Ziegler (1969 et 1974).
2. Cf. Loraux et Vidal-Naquet (1979) ; voir aussi Vidal-Naquet (1976).
3. On se reportera sur ce point a Toste (2007).
La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 49]

€poque ou, d’aprés Armissen-Marchetti!, culmine le nombre de copies du


Commentaire. Auparavant, ainsi quelle le rappelle fort opportunément, et
en laissant ici de cété les mentions fort élogieuses de Macrobe par Boéce,
Cassiodore ou Isidore de Séville, si le commentaire de Macrobe commence
a étre largement connu avec la « renaissance carolingienne », il semble
lavoir plus été pour ses exposés d’astronomie, de musique et de géographie,
lesquels tendent alors afaire de Macrobe une « autorité scientifique »?. De la
savante étude de Bejczy (2007), il ressort donc clairement que ce nest qu’a
partir du x11‘ siécle que la classification des vertus par Macrobe commenca
a largement retenir l’attention, tandis qu il revint 4 nombre d’auteurs du
xu siécle de s'intéresser plus particuliérement a la « virtus politica » et aux
problémes que cette notion pouvait entrainer pour des chrétiens confrontés
a la distinction entre les vertus catholiques données aux seuls chrétiens et
les vertus politiques qui pouvaient étre acquises par des moyens naturels. Je
laisserai 4 Bejczy la responsabilité de voir, en Alain de Lille, la figure-clef de
la traditionnelle distinction entre « vertus théologales » (foi, espérance et
charité) et « vertus cardinales » (prudence [ou sagesse], justice, courage
et modération [ou tempérance]), non sans toutefois souligner que son
étude montre fort bien comment, au xt‘ siécle, la notion de « vertu
politique » fut diversement interprétée, avec un clivage assez net entre les
tenants d’une identification de cette vertu avec les « vertus cardinales » et
un auteur comme Albert le Grand qui la rapportait tout simplement 4 la
« vie politique ».
Commengcons par clarifier les choses au sujet de cette distinction entre
les vertus dites « cardinales » et les vertus dites « théologales », ce qui nous
sera utile pour la suite. Sil nest pas impossible de retrouver l’usage de la
quadripartition des vertus cardinales chez Platon, méme s’il serait absurde
de lui attribuer formellement cette « invention »’, nous devons sans doute
aux stoiciens d’avoir définitivement établi le vocabulaire grec de ces quatre
vertus : phronésis, andreia, dikaidsuné, sophrésuné. C'est ce qui, malgré les
hésitations de Cicéron, « passeur » plus que traducteur a ce sujet’, deviendra,

1. Voir introduction a son édition et traduction du Commentaire au Songe de Scipion


(2001 et 2003’, p. LXVI-LXII; c'est a cette traduction que je me référerai par la suite).
Cette bréve présentation de la « survie du Commentaire au Songe de Scipion » constitue une
bonne premiére approche synthétique de la question. Elle est suivie, comme il se doit dans
la « Collection des universités de France » Tar bien plus érudite étude de la tradition
manuscrite (p. LXXII-LXXXVIII) qui, méme pour les non-spécialistes de la chose, apportera
beaucoup en ce qui concerne l’histoire de ce texte dont les plus anciens manuscrits remontent
au Ix siécle, soit 4 ce quon appelle la « révolution carolingienne ». Bien que | introduction
de Stahl A sa traduction de ce texte (1952) puisse étre considérée comme quelque peu datée,
elle reste précieuse.
2. Cf. Armissen-Marchetti, op. cit., p. LXVI-LVII.
3. Cf. Brisson (1993).
4. Cf. Tusculanes, Wl, 16 « ULhomme tempérant (temperans) est appelé par les Grecs
sophrén, la vertu correspondante séphrosuné, et pour mon — je la désigne tantot par
temperantia, tantot par moderatio et quelquefois méme par modestia. Mais je crois que bien
logiquement (recte), on devrait appeler cette vertu frugalitas. » (Fohlen et Humbert, 1931).
On se reportera avec profit sur cette question de la frugalitas 4 Montesquieu (De Lesprit des
492 Jean-Louis Labarriére

en latin : prudentia, fortitudo, justitia, moderatio [ou temperantia selon les


auteurs]. Toutefois, en Grec, rien ne correspond au terme « cardinal ». Il
semble que tout ce que nous puissions trouver a ce sujet se trouve dans
Diogéne Laérce (Vies..., VU, 92) lorsquil dit que les stoiciens considéraient
ces vertus comme les vertus « premiéres » (tas prétas). Voila qui pourrait bien
donner raison 4Ambroise de Milan (=340-397), qui les appelle le plus souvent
« principales »', mais aussi 4 Bejczy et Nederman (2007) pour avoir intitulé
leur recueil « Princely Virtues... ». On peut ainsi comprendre pourquoi tous
ceux qui, de Machiavel aux philosophes des Lumiéres, voire aux hommes
de la Révolution francaise, se sont intéressés 4 la vertu politique aient sou-
vent eu A ferrailler avec les vertus théologales ainsi qu’en témoigne Voltaire
dans l’article Vertu de son Dictionnaire philosophique \orsquil écrit : « Quest-
ce que la vertu ? Bienfaisance envers le prochain », avant de s’écrier : « Mais
quoi ! N’admettra-t-on de vertus que celles qui sont utiles au prochain ? Eh,
comment puis-je en admettre d’autres ? Nous vivons en société, il n'y a donc
de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société. »*
Les choses sont encore plus nettes chez Montesquieu. En effet, ce grand
esprit, fin connaisseur des Romains, eut 4 se défendre des critiques que lui
adressérent certains ecclésiastiques pour avoir donné comme titre a l'un de ses
chapitres « Que la vertu nest point le principe du gouvernement monarchique »
(Esprit des lois, U1, v), dot ses Eclaircissements sur L'Esprit des lois, qui four-
niront par la suite la matiére de |’Avertissement de l'auteur o1 Montesquieu
écrit :

« Pour lintelligence des quatre premiers livres de cet ouvrage, il faut observer
que ce que jappelle la vertu dans la République est l'amour de la patrie, Cest-a-dire
l'amour de légalité. Ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, cest
la vertu politique ; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républi-
cain, comme l’honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J’ai donc appelé
vertu politique l'amour de la patrie et de l’égalité. »°

Il est difficile de ne pas voir en ces lignes lhéritage pleinement assumé


de la double tradition grecque et romaine comme en témoignent encore ces
quelques lignes :

« Quand Sylla voulut rendre 4 Rome sa liberté, elle ne put plus la recevoir [...]
Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnais-
saient d’autre force que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que
. > . > .

lois, V, 1, [Dérathé, 1973, p. 49-50)]}) afin de mieux comprendre a quel point Montesquieu,
veer avant toute chose des « régimes modérés », est tributaire de cette conception dés lors
quil est question de démocratie.
_ 1. IL mest pas interdit de relever qu Ambroise définissant la moderatio comme la vertu
qui tempére la justice la considérait pour cela méme comme la plus belle de toutes (De la
pénitence, I, 1, 1-2).
2. Cf. Versaille (1994, p. 1255).
3. Cf. Dérathé (1973, p. 3).
La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 493

de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe méme. » (Esprit


des lois, U1, 11.)!

Toutefois, si Montesquieu connaissait aussi bien ses auteurs que [his-


toire grecque et romaine, il faut cependant remarquer qu’en matiére de vertu
politique, c’était bien plutét vers Caton que vers Cicéron qu'il aimait a se
tourer:
> . Se , ag . ~—e
« Laccessoire chez Cicéron, ¢ était la vertu ; chez Caton, la gloire ; Cicéron se
voyait toujours premier : Caton s‘oubliait toujours : celui-ci voulait sauver la Répu-
blique pour elle-méme ; celui-la pour s’en vanter. »?

Ce contraste est d’autant plus saisissant que nul ignore que La


République de Cicéron s’ouvre par un vif éloge de Caton, lequel est immédia-
tement suivi par l’affirmation de la supériorité des hommes d’Etat romains
sur les philosophes grecs. Mais c’est que Caton est la figure emblématique de
tous ceux qui se soucient de la vertu politique en action : il était non seule-
ment sage, mais encore acteur politique au sens plein du terme tant il avait
le souci du salut de la République. Telle du moins était sa réputation. En
« (osant) opposer Socrate méme a Caton », Rousseau ne dira pas autre chose
lorsquil écrira : « La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes ;
mais entre César et Pompée, Caton semble un dieu parmi les mortels », pour
conclure, parlant de leurs éléves respectifs, « nous serions instruits par l'un et
conduits par l’autre : et cela seul déciderait de la préférence »’. Quoi qu’on
puisse donc penser des traits de caractére de Cicéron, voire de ses faiblesses
ou de la complaisance qu’il entretient souvent vis-a-vis de lui-méme’, il n’en
restera pas moins qu’en signant cet éloge de Caton et en mettant en scéne
les Scipion, Cicéron se sera montré comme un parfait représentant de la
conception romaine de la vertu politique.
Quil me soit enfin permis, pour conclure cette section, de revenir a
Scipion l’Africain en invoquant une figure que nous n’attendrions éventuel-
lement pas 14 : Machiavel. N’est-il pas d’usage d’opposer virtus et virtu ? Ce
serait néanmoins oublier que ce dernier déplore fréquemment la dispari-
tion de la noble et belle « vertu antique »*, méme si, ce sera sa « marque de
fabrique », il se montre bien conscient que les princes de son temps ont plus
4 saisir la fortuna qua en appeler 4 la virtus de leurs propres concitoyens. II
suffit, pour s’en convaincre, de se reporter au titre méme du Discours sur la
premiére décade de Tite-Live, II, 1: « Laquelle a le plus contribué a la gran-
deur de l’Empire romain, de la vertu ou de la fortune?» et de se souvenir

1. Ibid. p. 27. On rapprochera utilement ce passage de Rousseau, Contrat social, III, 15.
2. Cf. Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1964,
. 459).
3. Cf. Discours sur l'économie politique (Selche, 1972, p. 50).
4. Le plaidoyer pro domo de la République, 1, 6-7, est, a ce sujet, assez Eloquent.
5. Cf. Avant-Propos au Discours sur la premiere décade de Tite-Live (1985, p. 33).
494 Jean-Louis Labarriére

que la réponse 4 cette question est sans équivoque: la vertu (virtus poli-
tica). Cest bien Ia ce qui explique ce si singulier hommage de Machiavel
4 Scipion l’Africain : « homme des plus rares non seulement en son temps
mais dans toute la mémoire des choses que l’on sache »'. En leffet, excessive
mansuétude? de cet homme aurait dti le conduire a sa perte s'il n’avait été
précisément ce si vaillant et si sage Scipion dont la virtz, se révélant dans le
commandement, lui permettait, comme tout prince digne de ce nom, de
« se fonder sur ce qui était sien »°. En d’autres termes, si Scipion, en tant
que conquérant, aurait dt logiquement étre ruiné par sa mansuétude, il n’en
advint pas moins que sa force d’ame le servit plutét quelle ne le desservit.
Quel plus bel hommage, donc, rendre 4 cet homme ? Mais aussi, comment
ne pas voir que Machiavel, dans sa rupture méme, sans doute douloureuse,
est encore tributaire de la virtus politica romaine ?

Retour au Songe et a son Commentaire

Cicéron, le « citoyen romain »

Cicéron, grand orateur et fier de |’étre, consul, proconsul, mais aussi exilé,
et néanmoins fier d’avoir exercé toutes ces fonctions ou subi ces avanies (c'est
tel quil se présente au début de La République), était aussi réellement versé
dans les études philosophiques (il est un peu « court » de ne le considérer
que comme un « doxographe » et de ne lui consacrer aucune valeur en tant
qu auteur). Mais, c’était aussi un auteur 4 succés, ayant toujours recherché
la « gloire littéraire » et ayant continuellement recherchée, comme si, pour
grossir les choses, sa sagesse aurait pu, voire « di», lui offrir la dictature
« sur un plateau » pour ses bons et loyaux services rendus 4 la République,
ce que le Premier Africain promet au Second tout au début du Songe (Rép.
VI, 12), 4 moins que ses ennemis « impies » ne laient abattu auparavant*.
histoire aura cruellement montré, 4 Cicéron lui-méme en premier lieu, qu'il
rétait plus, depuis l’accession au pouvoir de César, somme toute, qu'un « has
been ». Mais voila qui n’en donne que plus de poids aux premiéres pages de
sa République qui introduisent ses personnages autant que lui-méme : nous
avons ici affaire 4 des personnes profondément désireuses de s’instruire auprés

1. Cf. Le Prince (1980, p. 157).


_ 2. Scipion, aprés une de leurs ultimes révoltes, avait, en effet, refusé, de mater certaines
tribus ibéres, pourtant conquises, mais toujours partisanes des Carthaginois. Ce qui lui valtit
Pinimitié farouche de Fabius Maximus, mais qui lui valiit aussi la reconnaissance de Allutius,
prince des Celtibéres, et qui nous vaut par conséquent et pour notre plus grand bonheur, la
tradition iconographique sur le théme de la Continence ou Clémence ileStigion.
3. Ibid.
4. Il faut ici rappeler que la narration de son songe par Scipion Emilien est situé par
Cicéron en 129 durant les Féries de Rome, soit peu avant qu’on sek retrouve mort, peut-étre
assassiné par le clan des Gracques, qui ne voulait 4 aucun prix voir ce « personage » accéder
ala dictature... Les choses sont en réalité trés incertaines & ce sujet.
La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 495
de Scipion Emilien, sage d’entre les sages, prudent d’entre les prudents, digne
héritier sur ce point de Scipion l’Africain. Mais Scipion Emilien, en un pre-
mier temps, ne « songe » guére intéressé par ces « flatteries » de tout genre,
tant il peut, enfin, se reposer et pratiquer la philosophie.
Scipion Emilien est, en effet, durant ces trois jours des Féries, en son
otium. \l est las, mais toujours préoccupé par les affaires politiques du jour,
méme si les siennes propres sont en repos (otiosirem opera quam animo, Rép.
I, 14). De ce fait, il ne semble avoir nulle envie qu’on lui impose des ques-
tions qui le détourneraient de ces trois jours de « grace » durant cette période
d’« agitation politique (motu rei publicae) » (Rép. I, 14). Mais les amis quiil
regoit, au premier rang desquels Tubéron, semblent, en un premier temps,
en décider autrement tant ils sont désireux d’en savoir plus sur |’événement
du jour : « Toi, instruit par Panétius, nous diras-tu ce que penser de ces deux
soleils que nous vimes 4 Rome ? » Aprés avoir dit que ce serait avec plaisir
(libente) quil se replongerait dans les problémes théoriques (doctrinae stu-
diis), Scipion nen répond pas moins :
« Comme je voudrais que notre ami Panétius ftit avec nous ! II s;occupe avec un
intérét passionné des questions scientifiques et, en particulier, de ces phénoménes
célestes. Mais Tubéron (avec toi je peux dire ouvertement ma pensée), en général,
dans ce domaine, je ne suis guére d’accord avec notre grand ami ; sur les choses dont
nous pouvons a peine conjecturer la nature, il est si afirmatif qu’on croirait qu'il les
voit de ses yeux ou les touche directement de ses mains. Mais je trouve Socrate encore
plus sage ; il a, lui, renoncé 4 toute préoccupation de ce genre et dit que toutes les
recherches sur la nature dépassent |’entendement humain ou ne concernent en rien
la vie humaine. » (Rép., I, 15).

Dans cette réponse quil préte 4 Scipion Emilien, Cicéron se mon-


tre particuliérement habile et décidément maitre de son dialogue : il nous
campe un Scipion, certes réputé sage parce que aussi versé dans les études
théoriques (tout comme Cicéron lui-méme se plait 4 le rappeler en ce qui
le concerne), mais renvoyant a de pures conjectures les spéculations sur les
astres au profit de la sagesse d’un Socrate qui se voulait moraliste et politique
avant toute chose. Lart de Cicéron ne s’arréte cependant pas la. On sait, en
effet, que, dans le Phédon, apres avoir narré ses déconvenues apres sa lecture
d’Anaxagore en matiére de « recherche sur la nature » (peri phuseds historia,
96a-99d), Socrate décide de se réfugier « du cété des idées (eis tous logous) »
(99e) et abandonne donc cette « science de la nature », qui ne dit décidément
rien des causes réelles, au profit de la seule philosophie morale et politique.
Le paralléle mis en place par Cicéron est tout aussi édifiant que brillant pour
au moins trois raisons :
1/ Socrate dut boire la cigué ; Scipion fut retrouvé mort, dans des circons-
tances mystérieuses, peu de jours aprés la mise en scéne du dialogue qui,
rappelons-le, se situe en 129 ay. J.-C. Je vous laisse conclure.
2/ Socrate est un philosophe emblématique, ayant rompu avec les recherches
incertaines sur la nature, dont Scipion n’hésite nullement ase revendiquer.
496 Jean-Louis Labarriére

Comment ne pas comprendre que les interrogations sur le phénoméne de


parhélie au début du dialogue ne sont la que pour « amuser la galerie » et
faire preuve du brio littéraire de Cicéron ?
3/ Scipion, reconnu comme sage par ses contemporains, nen fut pas moins
un grand conquérant et un grand homme d’Etat, qualités qu’on ne sau-
rait reconnaitre 4 Socrate (ni A Platon...). Comment ne pas comprendre
que c’est bien de vertu politique, on oserait presque dire de virtw, et non
de « spéculation théorique » quil va étre question par la suite ?
Dés lors, méme si Scipion rappelle 4 Tubéron qu’aprés la mort de
Socrate, Platon entreprit ses voyages et finit par marier « le charme et
la finesse du dialogue socratique avec le mystére de Pythagore (leporem
Socraticum subtilitamque sermonis cum obscuriate Pythagorae) et le sérieux
de trés nombreuses disciplines scientifiques » (Rép., I, 16), il ne faut pas
s'y tromper : le Second Africain mis en scéne par Cicéron est avant toute
chose un homme d’Etat romain qui se préoccupe en premier lieu du salut
de la Cité (méme s'il jouit de trois jours de loisir, son « 4me politique »
nen reste pas moins perturbée par ces temps d’agitation). Or, c'est aussi ce
dont Cicéron, l’auteur du dialogue, prenant la défense de Cicéron, l’acteur
politique, cherche 4 nous persuader : il a toujours agi et continue d’agir
en ce sens, méme si ce semble étre dorénavant, 4 son grand dam, plus en
fonction de ses qualités d’écrivain, qui veut aussi se montrer « sage », que
de ses actuelles fonctions politiques. I] nest dés lors pas interdit, afin de
mettre en perspective ce morceau de bravoure qu’est le Songe de dire ceci :
Cicéron, tout autant soucieux de sa gloire littéraire que de la trace quiil
laissera dans histoire, se sert des Scipion afin de se valoriser auprés de ses
concitoyens en cherchant a montrer qu'il est, et a été, un homme aussi sage
qu avisé politiquement. Bref, lui aussi modéle de citoyen romain cultivé a
su agir et non pas seulement spéculer. II est, en ce sens, digne de Caton et
des Scipion, car, et voila l’'argument principal que nous retrouvons dans le
Songe, il a su, tout comme ces grands hommes, accepter les contraintes de
l'homme comme « animal politique », c’est-a-dire s engager effectivement
dans la vie publique, tout en sachant pertinemment qu'il n’y avait pas que
cela au monde et que la recherche de la gloire terrestre était fondamenta-
lement vaine.
Si tel est bien le cas, et je crois quil lest, alors nous pouvons/pourrons
lire le Songe de Scipion pour ce a quoi Cicéron le destinait :un morceau
d’anthologie littéraire (ce que ce passage est effectivement devenu grace au
Commentaire de Macrobe, mais ce 4 quoi Cicéron ne pouvait, de toute évi-
dence, pas s’attendre en raison de la destinée du reste de son dialogue) des-
tiné a montrer que :

« Rien, en effet, de tout ce qui, du moins, se produit sur la terre, n’est plus agréa-
ble & ce dieu supréme, qui gouverne l’univers, que les réunions et les associations
humaines, qui se sont formées en vertu d’un accord sur le droit (iure) et que l'on
nomme cités (civitates). » (Rép. V1, 13.)
La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 497
Autrement dit, et malgré les difficultés de Macrobe sur ce point, c'est
bien, je le redis une nouvelle fois, avant d’y revenir encore par la suite, 4 une
exhortation de la pratique de la vertu politique que nous sommes conviés,
méme si Cicéron cherche a se montrer « philosophe » en son Songe. Mais
Cicéron, aussi bien « grace 4 » son exil que « grace 4 » son otium (assez relatif
a vrai dire si l'on tient compte de son activité d’avocat durant la période de
rédaction de La République), a « pris de la hauteur » (ou du moins veut-il
nous le faire croire). D’ou cette morale de la fable :« Engagez-vous, ren-
gagez-vous, ne faiblissez jamais, mais ne le faites pas pour votre gloire per-
sonnelle et apprenez donc de moi Scipion l’Ancien/Cicéron que toutes ces
choses sont ridiculement vaines en regard de la seule immortalité qui vaille,
celle accordée aux Bienheureux de la Galaxie. »! Cicéron lui-méme croyait-il
a cela? Nous ne le saurons jamais, mais nous savons pertinemment que,
dans son esprit et son désir de gloire littéraire, qui, selon lui, pouvait aussi lui
apporter sinon un « triomphe politique », du moins une reconnaissance en
tant quhomme d’Etat, le Songe de Scipion devait rivaliser avec le Mythe d’Er.
Souvenons-nous encore que Cicéron avait aimé reprendre ce mot qu'il avait
attribué a Caton : « Deux augures ne peuvent se regarder sans rire. »?
Pour conclure ce développement, on pourrait, 4 ce stade, se demander si
Cicéron mettait en avant cette fameuse « vie mixte » (comprenez : mélant la
« vie active » et la « vie contemplative ») que Gauthier’, fort anachronique-
ment, fait-on généralement remarquer, préte 4 Aristote dans son commen-
taire de l Ethique a Nicomaque. Vanachronisme méme de cette interprétation
oblige a répondre par l’afirmative en ce qui concerne Cicéron : oui, celui-ci
a voulu se présenter autant « spéculatif » que « politique », ayant toujours
vécu ces deux vies que la tradition a nommées « contemplative », d’une part,
et « active » de l'autre, mais que Macrobe nommait plutét respectivement
« inactive » (otiosa) et « active » (negotiosa). Cicéron entendait ainsi se mon-
trer comme un digne héritier des Scipion et de Caton. Sans doute est-ce ce
qui nous vaut encore aujourd’hui ce modeéle de la « vie mixte », qui a bien
des chances de n’étre qu'un « mythe romain », ainsi qu’en témoigne encore
Macrobe dans la conclusion de son Commentaire (II, 17, 7-8).

Macrobe, le « philosophe grec »

La perspective du Commentaire au Songe de Scipion de Macrobe est trés


différente ainsi qu'il ressort déja de son long préambule (I, 1 — I, 5-1). Le
néoplatonicien cherche en effet 4 élever Cicéron au méme rang que Platon
qu'il lit A travers Plotin et plus encore Porphyre‘, d’ou qu'il insiste en premier

1. Powell (1990, p. 124-125) insiste a juste titre sur cette dimension du Songe de Scipion,
mais il semble néanmoins se préter un peu trop 4 la « fable » de la vie mixte (cf. infra).
2. Cf. Cicéron, De la divination, yerae = “hes
3. Cf. Gauthier (1970, II, 2, p. 848-866 et p. 873-899).
4. Le tableau comparatif des sources de Macrobe établi par Stahl (1952, p. 34-35) a
partir des études de ses prédécesseurs (Mras, Henry, Courcelle) est aussi utile qu’éloquent.
498 Jean-Louis Labarriére

lieu sur le paralléle entre le mythe d’Er et le Songe de Scipion, ces deux mor-
ceaux d’anthologie étant compris comme révélant le sens véridique de leurs
dialogues respectifs sur la république. Macrobe mhésite pas, en effet, a parler
de secretum dans son préambule (Comm. I, 1, 9), lequel serait révélé par Er
chez Platon et par Scipion chez Cicéron, ce qui donne un tour « ésotérique »
aces deux textes, qu'il se fait fort de décrypter et d’éclaircir, du moins en ce
concerne le Songe de Scipion. Il ne fait guére de doute que Cicéron aurait été
flatté par cet éloge. II l’est moins, en revanche, quiil aurait été pleinement
satisfait de la teneur méme du Commentaire. Non pas quil lui aurait déplu
d’étre considéré comme un philosophe digne des meilleurs ou comme un
savant n’ignorant rien de ce qui constitue l’univers en son entier, mais bien
plutot parce que les 14 citations (hors celles du préambule) sur lesquelles
s'appuient Macrobe dans son commentaire laissent 4 dessein de cdté tout
ce quil y a de profondément romain chez Cicéron. Cela tient a deux fils
perpétuellement entrecroisés dans le Commentaire : la volonté de Macrobe
de se « montrer a la hauteur des commentateurs néoplatoniciens », laquelle
implique en retour de faire du Songe un des plus grands moments que la
philosophie ait jamais connus.
On peut ainsi comprendre que Macrobe soit parfois géné par la teneur
méme du Songe dont il résume le « but », okomdc en grec dit-il lui-méme, en
écrivant : « les Ames des hommes qui ont bien mérité de la République, apres
avoir quitté le corps, retournent au ciel (caelo reddi) et y jouissent dune béa-
titude éternelle » (Comm. I, 4, 1). Sil n’y a rien la que de trés vrai, car c'est
bien ce que dit Cicéron, qui lui aussi manie le langage du « retour » (vever-
tuntur, Rép. V1, 13), il n’en reste pas moins que ce qui intéresse Macrobe en
premier lieu, c’est le « retour » des ames vers leur lieu d'origine : la Galaxie.
Et cela est naturel pour un auteur affichant sa préférence pour la « vie inac-
tive » plutét que pour la « vie active », mais voila qui entraine que Macrobe
glisse réguli¢rement sur |’exhortation a la pratique de la vertu politique
que nous trouvons dans le Songe et passe totalement sous silence le fait que
Cicéron estimait les grands citoyens de Rome incomparablement supérieurs
aux philosophes grecs, du moins en matiére politique, laquelle est bien plus
Pobjet de La République que limmortalité de Ame. Reconnaissons 4 la
décharge de Macrobe qu'il ne commentait pas La République mais seulement
le Songe de Scipion, reconnaissons aussi que, dans sa conclusion générale
(Comm. II, 17), Macrobe semble faire plus de cas de la « vie active » que dans
son chapitre relatif aux vertus politiques (Comm. I, 8). Cela étant, comment
ne pas reconnaitre que cCest la singuliérement gauchir le texte de Cicéron
dont le « but » nest pas simplement de dire que les Ames de ceux qui auront
bien mérité de la patrie retourneront aussi la d’ou elles sont venues, comme
celles des philosophes nayant eu de cesse de se libérer des contraintes du
corps, mais bien plutét d’établir que rien n’est plus agréable aux dieux que
« ceux qui assurent [aux cités] d’étre leurs dirigeants (rectores) et leurs conser-
vateurs (conservatores) » (Rép. V1, 13) ? N’est-ce pas la encore une maniére,
pour Cicéron, qui soutient ailleurs que « le lien social doit étre préféré a la
La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 499

connaissance » (Off. I, 153), d’affirmer que les Romains sont supérieurs aux
Grecs ? Il est en ce sens assez amusant de constater que, par un singulier
retournement de perspective, Macrobe finit par reconnaitre bien involon-
tairement les choses lorsque, dans sa conclusion, il dresse ce constat : « des
hommes voués 8 la seule sagesse inactive (soli enim sapientiae otio deditos),
comme la Gréce en produisit beaucoup (abunde Graecia tulit), Rome n’en a
pas connu (Roma nesciuit) » (Comm. Il, 17, 8).
Nous en prendrons la mesure en regardant d’un peu plus prés comment
Macrobe opére dans son Commentaire (I, 8) lorsque, de son choix', peut-étre
inévitable en raison de l'objet du Songe, il en vient a s'exprimer sur ce passage
de Cicéron que nous avons déja rencontré et ot ce dernier soutient, en subs-
tance, que « rien nest plus agréable au dieu supréme que ces communautés
humaines liées par le droit que l’on appelle cités » et qu’en conséquence, une
fois cette tache diment accomplie, leurs dirigeants et protecteurs retourne-
ront dans la Galaxie (Rép. VI, 13). Pour un néoplatonicien, que l’on me par-
donne l’expression, « la pilule est dure 4 avaler ». En effet, comment ne pas
se souvenir que dans son traité Des Vertus (Ennéades, I, 2, [19]) Plotin a, Cest
bien le moins que l’on puisse dire, valorisé la vertu supérieure du sage par
rapport a la vertu politique en invitant le sage « 4 s’isoler autant que possible
du corps, 4 abandonner la vie qui, au regard de la vertu politique, est celle
dun homme de bien, 4 abandonner cette vie et 4 en choisir une autre qui
est celle des dieux » (Enn., I, 2, 7, 24-28). Or, Cicéron écrit : rien west plus
agréable... Autant dire que la vertu ne saurait étre une pure connaissance ou
relever de la seule contemplation et que son lieu de prédilection est l’action
politique. Macrobe commence néanmoins son commentaire de ce passage
en disant ceci :

« Il ny a que les vertus qui fassent le bonheur, et il n’est pas d’autre chemin vers
ce qui porte ce nom : aussi ceux qui jugent que seule la pratique de la philosophie
confére les vertus proclament que seuls les philosophes sont heureux. [...] Il en
résulte que selon l’exigence abrupte d’une aussi rigide définition [des vertus cardi-
nales telles que pratiquées par le sage], les chefs d’Etat (rectores) ne sauraient ¢tre
heureux (beati). » (Comm. I, 8, 3-4.)

Ce faisant, Macrobe ne se simplifie pas la tache : il va devoir concilier ce


que « le prince (princeps) des philosophes avec Platon » (Comm. I, 8, 5), soit
Plotin (et non pas Aristote !), dit du caractére misérable des vertus politiques
dés lors qu’il est question de « ressemblance 4 Dieu »’ avec le « rien ne plait
plus au Dieu supréme... » de Cicéron. La démarche gauchit aussi bien la
pensée de Plotin que celle de Cicéron, en faisant comme si ce que dit Plotin

1. Il ne sera peut-étre pas inutile de rappeler que Macrobe n’entend pas donner un com-
mentaire « exhaustif » (non omnia verba) du Songe de Scipion (Comm. I, 9-1).
2. Rappelons que ce traité de Plotin peut se lire comme un commentaire du passage du
Théététe (176 a) ow Platon incite les hommes A se rendre, autant qu il est possible, semblables
4 Dieu, « cest-a-dire 4 devenir justes et pieux, en méme temps que prudents ».
500 Jean-Louis Labarriére

des vertus politiques (woAuticai/politicae) en tant que premier genre de vertus


pouvait étre considéré comme une des voies de l’accés a la béatitude, tout en
ménageant une place chez Cicéron pour ces trois autres genres de vertus que
sont les « vertus purificatrices (purgatoriae) », les « vertus de ’'ame déja puri-
fiée (animi iam purgati) » et, enfin, les « vertus exemplaires (exemplares) ».
Approfondissons ici un peu les choses. Macrobe reprend donc une
classification que l’on trouve chez Plotin et qui vaut pour chacune des
quatre vertus cardinales : la prudence, le courage, la justice et la tempérance'’.
Chacune de ces vertus sera ainsi successivement redéfinie selon le mode de
ces quatre genres qu’on peut rapidement caractériser en disant que les « ver-
tus politiques » sont celles de l'homme en tant qu animal social (sociale ani-
mal, Comm. I, 8, 6) ; les « vertus purificatrices », celles du sage stoicien;
les « vertus de l’Ame déja purifiée », celles du sage plotinien; les « vertus
exemplaires », celles de lintelligence divine elleeméme qu’on appelle vots
(Comm. I, 8, 10). On peut en prendre pour preuve ce que dit Macrobe de
ces quatre genres de vertus dans leurs rapports aux passions :

« Les vertus du premier groupe adoucissent (molliunt) ces passions, celles du


deuxiéme les suppriment (auferunt), celles du troisi¢me les oublient (obliuiscuntur), et
devant celles du quatriéme il est impie (nefas) de les mentionner » (Comm. I, 8, 11).

Reste que la difficulté majeure, pour Macrobe, lecteur de Plotin, seffor-


cant de concilier les positions de ce dernier avec celles de Cicéron, est que
Plotin comprend l’invitation de Platon a se rendre semblable 4 Dieu comme
signifiant que ce mest pas par l’exercice des quatre vertus cardinales en tant
que vertus politiques que nous trouverons la voie du salut, mais en prati-
quant ces quatre vertus en tant que vertus « supérieures » (Ads tés meizonos
aretés ousan, Enn. 1, 2, 3, 1-5), ce qui commence par l’exercice de ces vertus
en tant que vertus « purificatrices, cest-a-dire quand leur pratique détourne
du corps, car c'est seulement 4 cette condition que |’Ame sera libérée des
passions issues des corps, puis pourra étre « purifiée », Cest-a-dire devenue
capable d’« oublier » le corps, et non pas de l’avoir seulement « expurgé »
de son souci. De ce point de vue, I’« amollissement » des passions qui pour-
raient résulter de l’exercice des vertus politiques est trés loin du compte. Et
Plotin, qui se refuse 4 ce que Dieu, si jamais il possédait en un sens des vertus,
posséde les vertus « politiques », d’ot par la suite le théme des « vertus exem-
plaires » (qui n’en sont pas 4 vrai dire dés lors qu'il s’agit de ’Intelligence
divine), est trés clair 4 ce sujet :

« Platon dit d’abord que la ressemblance avec Dieu consiste a fuir d’ici-bas ;
ensuite il appelle les vertus dont il parle dans La République non pas simplement
vertus, mais vertus civiles (politikas) ; enfin ailleurs il appelle toutes les vertus des
purifications (katharseis) ; tout cela fait voir qu'il admet deux genres de vertus et quil

1. Macrobe utilise le terme temperantia.


La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 501

ne met pas dans la vertu politique (politikén) la ressemblance avec Dieu » (Enn. I, 2,
3, 5-10 ; trad. Bréhier, 1960).

La conclusion de ce traité est en encore plus génante pour Macrobe. On


peut la résumer comme suit : si le sage connait ces vertus inférieures, celles
de l’Ame dans son rapport au corps ou dans le rapport interne a sa partie irra-
tionnelle, et peut méme, a l’occasion agir selon elles, il agit avant tout d’aprés
des principes supérieurs, ceux de |'Intelligence, qui lui commandent de
sisoler complétement du corps et de ne pas méme mener la vie d’un homme
de bien (agarhos), qui nest jamais que la ressemblance d’une image avec une
autre image venant du méme modeéle. Ressembler 4 Dieu demande donc
d’abandonner la vie politique pour vivre la vie du modéle lui-méme. II faut
donc un grand art 4 Macrobe pour parvenir 4 concilier Plotin et Cicéron en
cherchant a montrer que Plotin, /ui aussi, reconnaissait la pratique des vertus
politiques comme voie d’accés a la béatitude, tandis que Cicéron ménageait
aussi une place aux « vertus inactives ». Le passage vaut d’étre cité en son
intégralité :

« Si donc loffice et leffet des vertus est de rendre heureux, et si l’on sait quiil
existe aussi des vertus politiques, les vertus politiques aussi rendent donc heureux.
Cicéron a donc raison de dire 4 propos des chefs WVEtat : “ow ils peuvent dans la
béatitude jouir de léternité ; pour montrer que le bonheur nait parfois de vertus
inactives (otiosis), parfois de vertus actives (negotiosis), il n’a pas dit que rien rétait
plus agréable au dieu supréme que les états, il a ajouté : “rien du moins de ce qui se fait
sur terre’, afin de marquer la différence entre ceux qui commencent par les choses
célestes, et les chefs d’Etat qui se ménagent un chemin vers le ciel par leurs actes
terrestres » (Comm. I, 2, 12).

Il nest pas besoin d’étre grand clerc pour voir que cet effort de concilia-
tion, qui vise a tirer Cicéron vers le néoplatonisme, tout en cherchant a unifier
les pensées de Plotin et Cicéron, revient a s’efforcer de sauver ces vertus poli-
tiques si largement méprisées par Plotin en son traité : elles aussi conduisent a
la félicité divine. Il est plus que douteux qu'une telle interprétation du « rien
nest plus agréable au Dieu supréme... » corresponde a la legon du Songe.
On peut en prendre pour preuve ce que dit Paul-Emile lorsquil apparait a
son fils Scipion Emilien. La scéne se passe immédiatement aprés que celui-ci
a recu de I’Africain sa premiére lecon, laquelle consiste donc a rappeler que
«rien nest plus agréable au Dieu supréme... » Scipion Emilien vient donc
d’apprendre que les vrais vivants sont ceux de la Galaxie et que la vie terrestre,
Cest la mort, d’ou quil s'exclame devant son pére : « Pourquoi m’attarder sur
la terre ? » (Rép. VI, 15). La réponse ne se fait pas attendre. On peut la résumer
et la gloser quelque peu comme suit : « Non. Les hommes sont les gardiens de
ce globe qu’est la terre et doivent pour accomplir cette mission retenir lame
dans la garde du corps (in custodia corporis), ce qui implique, comme vient de
le dire ’Africain, d’accepter de fonder des cités, de les diriger et de les sauve-
garder. » Redonnons maintenant la parole directement a Paul-Emile afin de
502 Jean-Louis Labarriére

mieux mesurer le pas de coté effectué par Macrobe lorsqu’il dit que Cicéron a
ménagé une place pour les « vertus inactives » :

« Toi, au contraire [de refuser cette mission], Scipion, comme ton grand-pére ici
présent, comme moi, qui t’ai engendré, pratique la justice et les devoirs de piété ; ils
sont considérables, quand il s’agit des parents et des proches ; mais ils sont les plus
grands de tous, quand il s'agit de la patrie (tum in patria maxima est) ; Cest cette
vie-la qui est la voie conduisant au ciel et dans cette reunion des hommes qui ont
déja achevé leur vie et qui, délivrés des liens du corps, habitent cette région que tu as
sous les yeux [la Voie lactée]. » (Rép. VI, 16).

Si donc l’on retrouve certes ici le théme de la « délivrance des liens du


corps » cher a Platon et plus encore aux néoplatoniciens, on ne saurait cepen-
dant ignorer que Cicéron dit bien que les devoirs envers la patrie sont les plus
grands de tous et que ce sont ceux-la qui « ménent au ciel ». Autrement dit,
si pour Cicéron l’exercice des vertus politiques est la voie d’accés au bonheur
et a la béatitude, c'est précisément parce que ce sont les plus grandes vertus
et parce quil ne faut pas chercher a s identifier 4aDieu en renongant a toute
vie politique, voire 4 la vie tout court. Par ot I’on retrouve le cété « viril »
de la « virtus politica »: il serait lache, mais aussi impie, de refuser notre
condition d’animal politique, qui est celle dans laquelle les dieux nous ont
créés. De la que la vertu politique, magnifiée par « les plus prudents d’entre
nous », est la vertu humaine par excellence puisque, par le biais du droit, elle
régit nos rapports avec nos congénéres et les ordonne au bien de la patrie.
La quéte du salut de son ame ne saurait donc étre coupée de la recherche
du bien public et c'est pourquoi Caton et Scipion possédent les vertus poli-
tiques d’une fagon que l’on aimerait dire « exemplaire » : hommes de culture,
soucieux de leur bien propre et du salut de leur ame, ils nen ont pas moins
toujours fait passer le bien et le salut de leur cité avant toutes choses, ce qui
est précisément la marque de la vertu politique quand elle se fait grandeur
d’ame et non vaine recherche de la seule gloire terrestre.

Bilan-Conclusion

Tant Cicéron que Macrobe, fins lettrés, savaient trés bien ce quiils
faisaient.
Lun, Cicéron, « Romain d’entre les Romains », fait mine de s’inscrire
dans les pas de Platon afin de donner plus de « noblesse philosophique » a
sa conclusion : le Songe de Scipion entend rivaliser avec le mythe d’Er, d’od
quil mobilise de nombreux éléments destinés 4 « donner de la hauteur » A
son propos. Mais il n’en reste pas moins, tel du moins veut-il se présenter,
« superlativement romain », et Caton ou Scipion, voire Cicéron lui-méme,
prévaudront toujours sur Socrate, méme si c’était un modéle de sagesse
encore plus grand que Panétius. La conclusion du Songe est on ne peut plus
La vertu politique : Cicéron versus Macrobe 503

explicite : si tu dois, certes, te soucier de ta culture propre et du « salut » de


ton ame, noublie jamais que, si tu veux « revenir » ici « au plus vite », tu dois
exercer ton ame aux plus nobles activités, 4 savoir te consacrer de toutes tes
forces aux soins accordés au salut de la patrie (curae de salute patriae, Rép.
VI, 29).
Lautre, Macrobe, qui vénére Platon et Plotin comme des dieux,
s'efforce tant bien que mal, et plutét bien du point de vue de la composi-
tion de son Commentaire, de faire de Cicéron un philosophe grec, quasi égal
de Platon relu a la lumiére des lecons de Porphyre. De 1a que l’exhortation
ala pratique de la vertu politique, vertu supréme selon Cicéron, constitue
une sorte d’obstacle, mais que ce qui se voulait « 4 la maniére de Platon »,
comme, par exemple, les exposés sur l’astronomie ou la géographie, lesquels
n’étaient jamais que des passages « relevés » afin de faire comprendre que
la seule recherche de la gloire terrestre est vaine, soient en revanche le plus
abondamment commentés, comme si tel était le sujet principal du Songe de
Scipion, quiil fallait donc, pour ce faire, déconnecter le plus possible du reste
de La République.
Ou l’on voit comment ce que Cicéron écrivit pour sa propre gloire litté-
raire devint l’objet dun fort long et érudit commentaire d’un passage n’ap-
portant, en définitive, guére plus 4 ce que Cicéron entendait démontrer dans
sa République. Le Songe de Scipion, dont la morale, répétons-le une derniére
fois, est bien une exhortation 4 la pratique de la vertu politique, devrait-il
remettre en question, une fois « noyée » cette lourde conclusion pour un
néoplatonicien dans un commentaire aussi érudit que brillant, le « but »
méme de La République de Cicéron ?
Jean-Louis LABARRIERE
cnrs/ Université de Paris-Sorbonne
Centre Léon-Robin, umR 8061

Références des ouvrages cités

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établi, traduit et commenté par, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres, « CUF ».
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504 Jean-Louis Labarriére

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LAUTORITE DU GRAMMAIRIEN
ET LES RECOMPENSES
DE LA VERTU POLITIQUE ET PHILOSOPHIQUE
DANS LE COMMENTAIRE AU SONGE DE SCIPION
PAR MACROBE*

Lexégese de Macrobe et de son Commentaire au Songe de Scipion de Cicéron'


s'est longtemps focalisée sur la Quellenforschung et sur l’établissement de l’iden-
tité de auteur’, tandis que la « philosophie » de Macrobe, comme celle de bien
des commentateurs de I’Antiquité tardive, était jugée rudimentaire et banale’.
Cependant, ces derniéres années, les commentateurs ont trouvé matiére 4 réé-
valuer le commentaire philosophique de I’Antiquité tardive, comme en témoi-
gne le projet de Richard Sorabji consistant 4 traduire et 4 explorer l’immense
corpus des commentateurs antiques d’Aristote*. On a également vu la pratique
et le contexte du commentaire grammatical et philosophique dans l’Antiquité
tardive susciter un regain d’intérét qui est le fruit d’études menées sur le gram-
mairien dans |’Antiquité tardive’, sur les prolegomena aux commentaires’ et sur
lautorité revendiquée et représentée par les commentateurs’.

* Cet article a fait l'objet de premiéres présentations lors d’un colloque sur le Songe de
Scipion de Cicéron qui s’est tenu 4 la Maison francaise d’Oxford et lors d’un séminaire du
Centre for Late Antique and Medieval Studies au King’s College London. Lassistance m’y
a gratifiée dans les deux cas de remarques fort constructives et éclairantes. Je suis également
reconnaissante 4 Carlotta Dionisotti et Roland Mayer pour I’aide précieuse que mont appor-
tée leurs références et leurs commentaires.
1. A.-M. Marchetti (éd. et trad.), Commentaire au Songe de Scipion, Paris, Les Belles
Lettres, 2 vols. (2001-2003).
2. P. Henry, Plotin et !Occident : Firmicus, Maternus, Marius Victorinus, Saint Augustin
et Macrobe Louvain, Spicilegium sacrum lovaniense (1934). P. Courcelle, Les Lettres grecques
en OccidentdeMacrobe a Cassiodore, Paris, E. de Boccard (1943) et J. Flamant, Macrobe et le
néoplatonisme latin, a la fin du IV siécle, Leiden, Brill (1977).
3. W. Stahl, Commentary on the Dream of Scipio by Macrobius, New York, Columbia
University Press (1952), p. 9-10.
4. R. Sorabji (ed), Aristotle Transformed: the Ancient Commentators and their Influence,
Ithaca (NY) Cornell University Press (1990) et idem, The Philosophy of the Commentators 200
— 600 AD: a Sourcebook (2004), Ithaca (NY) Cornell University Press.
5. R. Kaster, « The Grammarian’s Authority », Classical Philology 75 (1980), p. 216-241,
idem, « Macrobius and Servius: Verecundia and the Grammarian’s Function », Harvard Studies
in Classical Philology 84 (1980), p. 219-262, et idem, Guardians ofLanguage: the Grammarian
and Society in Late Antiquity (1988), Berkeley, University of California Press.
6. J. Mansfeld, Prolegomena: Questions to be Settled before the Study ofan Author or a Text,
Leiden, Brill (1994).
7. I. Sluiter, «Commentaries and the Didactic Tradition », dans G. Most (ed),
Commentaries = Kommentare, Gottingen, Vandenhoeck und Ruprecht (1999), p. 173-205.
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 505-519
506 Sophie Lunn-Rocklife

Dans la lignée de cette série d’approches, cet article entend replacer le


Commentaire de Macrobe dans son contexte historique et intellectuel. Vétude
des points forts de Pinterprétation qu'il donne de Cicéron montrera l'intérét
que son ceuvre pouvait avoir pour un public composé de hauts fonction-
naires de Empire ; en examinant comment Macrobe, dans son Commentaire,
imite Cicéron en méme temps qu'il tente de le surpasser, on comprendra
mieux ses ambitions de grammairien.
Afin d’établir dans quel contexte écrivait probablement Macrobe, il nous
faut examiner la délicate question de son identité. Jusqu’aux années 1960,
Pidée largement répandue était que Macrobe appartenait au cercle littéraire
de Praetextatus et Symmachus 8 la fin du IV‘ siécle 4 Rome : il était identifié
4 divers personnages connus qui occupaient de hautes fonctions a cette épo-
que, un préfet d’Espagne en 399 et un proconsul d’Afrique en 410’. Cette
datation du floruit de Macrobe entre la fin du quatriéme et le début du
V¢ siécle se fondait sur les formes de sa nomenclature et de sa titulature dans
la tradition manuscrite, et sur le cadre de ses Saturnales.
Cependant, dans un article de 1966 qui a fait date, Alan Cameron
révoqua l’idée selon laquelle le cadre des Saturnales représentait le contexte
historique qui était celui de Macrobe, pour lui préférer l’hypothése que ce
banquet, qui met en scéne une série de figures emblématiques appartenant
au passé du paganisme florissant et toutes décédées a l’époque de Macrobe,
était avant tout un projet nostalgique’. Il proposa une nouvelle identité pour
Macrobe, en se fondant en partie sur le fait que ce dernier était nommé dans
la plupart des manuscrits de ses ceuvres Macrobius Theodosius ou Macrobius
Ambrosius Theodosius. Etant donné qu'un individu était généralement
connu sous son nom de famille dans la nomenclature romaine tardive, on est
fondé a identifier Macrobe avec Théodosius, et Cameron proposa précisé-
ment le Théodosius dont nous savons par le Code théodosien qu'il fut préfet
du prétoire d’Italie et d’Afrique en 430°. Cameron repoussa ainsi le floruit de
Macrobe a la premiére moitié du V° siécle, ce qui est depuis lors largement
admis, n’en déplaise 4 Flamant’*.
Cameron tira de sa réidentification de Macrobe diverses conséquences
biographiques. Il rapporta la composition des Saturnales a la période sui-
vant la réhabilitation de Flavien et placa la date de publication a la fois des
Saturnales et du Commentaire aprés Paccession de Macrobe au rang de préfet
du prétoire en 430°. On peut cependant pousser encore plus loin les implica-
tions de cette réidentification. Si Macrobe était préfet du prétoire en 430, cela

1. Stahl, Commentary, p. 6-9.


er Saas pene « The Date and Identity of Macrobius », Journal ofRoman Studies 56

3. J. Martindale, A. H. M. Jones, J. Morris (eds.), Prosopography of the Later Roman


Empire, Cambridge / London, Cambridge University Press, es ccm, p- 1101 sur
Théodosius 8, pro Italiae et Africae, et p. 1102-1103 sur Macrobius Ambrosius Theodosius.
4, Flamant, Macrobe, p. 92-93.
5. Cameron, « Date and Identity », p. 35-37.
Lautorité du grammairien et les récompenses de la vertu... 507
le situerait 4 la cour de Valentinien III (empereur agé de 11 ans a lépoque) a
Ravenne, en compagnie d’autres fonctionnaires impériaux importants. S’il a
effectivement bénéficié du prestige politique et de l’émulation intellectuelle
d'un tel environnement, certains des points forts de son interprétation de
Cicéron prennent alors, comme on le verra, une signification particuliére.
Que peut-on apprendre de plus sur les origines de Macrobe ? Dans les
Saturnales, Macrobe nous dit qu’il est né « sous un ciel étranger », c est-a-dire
ailleurs qu’a Rome ott se déroulent les Saturnales, et il établit un lien entre sa
condition d’étranger 4 Rome et son manque de style littéraire :

[...] nisi sicubi nos, sub alio ortos caelo, Latinae linguae vena non adjuvet; quod ab
his, si tamen quibusdam non numquam tempus voluntasque erit ista cognoscere, petitum
impetratumque volumus ut aequi boni consulant, si in nostro sermone nativa Romani
oris elegantia desideretur.
[...] si ce n’est dans la mesure ol, moi qui suis né sous un ciel étranger, je ne
suis guére aidé par la langue latine. Dés lors, si malgré tout il se trouve un jour des
personnes ayant le loisir et le désir de connaitre mon ceuvre, je leur demanderai, en
espérant l’obtenir, une raisonnable indulgence, au cas ot mes paroles manqueraient
de l’élégance innée 4 la langue romaine (Saturnales, 11-12).

On a vu dans la pléthore de références égyptiennes que contiennent les


Saturnales le signe que Macrobe était dorigine égyptienne, mais cela peut
tout aussi bien refléter un intérét plus large pour la religion et la culture
égyptiennes au sein de l’aristocratie romaine paienne'. Si, en suivant
Cameron, nous souscrivons 4 l’identification de Macrobe avec le préfet du
prétoire d’'Italie du V* siécle, cela pourrait aussi vouloir dire que la loi du
Code théodosien par laquelle son identité nous a été transmise concerne
une province africaine, Byzacena; les lois se fondaient trés souvent sur
les informations fournies par leur destinataire, et cela pourrait renforcer
Phypothése que Macrobe ait des origines africaines, a situer alors plus a
Pouest que lEgypte?.
Le passage des Saturnales cité ci-dessus pourrait sembler impliquer
que le latin n’était pas la langue maternelle de Macrobe, mais il s’agit plus
probablement d’une manieére d’excuser par modestie le fait que l’éloquence
romaine fasse défaut 4 un provincial. Cela souléve la question de savoir
quelles étaient la formation et les compétences en grec de Macrobe. A cette
époque, apprendre le grec en Italie représentait quelque chose de relati-
vement rare et de digne d’éloges’. Si nous souscrivons a argument de
Cameron selon lequel les Fables d’Avianus ont été écrites quelque part entre

1. Voir le fameux passage d’Augustin, Confessions, VIII, 2, 3 : « a Pépoque presque toute


la noblesse romaine senthousiasmait pour le culte d’Osiris et pour "toutes sortes d autres
monstrueuses divinités, pour Anubis i.chien aux aboiements furieux, monstres qui jadis
avaient porté les armes contre Neptune, Vénus et contre Minerve : [Virgile, Enéide, VIII, 698
sqq.], des dieux dont Rome implorait alors aide apres les avoir conquis ».
2. Code théodosien 12.6.33a, une loi qui concerne la province de Byzacena.
3. Courcelle, Les Lettres grecques.
508 Sophie Lunn-Rocklife

la fin du IV® siécle et le début du V¢ siécle, et que l’adresse d’Avianus a un


certain Théodose renvoie 4 notre Macrobe, l’éloge de la graeca eruditio de
Théodose/Macrobe est donc révélateur'. Son aisance dans les deux langues
semble indiquée par le fait qu’ilcomposa un ouvrage sur la grammaire compa-
rée du grec et du latin, ouvrage perdu mais dont nous possédons un abrégé
de l’époque médiévale attribué & tort 4 Duns Scot. Le fait que Macrobe
donne des mots grecs des explications trés élémentaires et introduise les
expressions grecques avec des formules de mise a distance du type : « comme
le disent les Grecs » s’explique moins par ses propres déficiences dans cette
langue que par son désir de contenter son public en usant d’un grec trés
simple’. Il est présent suffisamment établi que les sources réelles du commen-
taire de Macrobe (des ceuvres néoplatoniciennes, notamment les commentaires
de Porphyre) différent assez largement de ses sources prétendues (Platon et
Aristote) et que Macrobe n’a pas directement consulté toutes ses sources,
mais y a eu accés par des traductions ou des comptes rendus de seconde
main>. Cela concorde avec la représentation plus générale que nous avons
de l’Antiquité tardive latine, ot l'accés aux textes grecs de Platon et d’Aristote
se faisait souvent par le biais de traductions ou indirectement, a travers les
ceuvres d’auteurs plus tardifs comme Porphyre et Proclus, qui pour beaucoup
d’entre elles existaient aussi en latin‘.
Il est possible que Macrobe ait exercé les fonctions de grammairien
avant son accession 4 la haute administration’. Quiil ait une expérience de
grammairien se déduit de sa rédaction d’un traité comparant les grammaires
grecque et latine, dune digression grammaticale vers la fin du livre II du
Commentaire portant sur la signification de certains verbes aux voix passive et
active, et du caractére élémentaire de son exposé®. De plus, dans l Antiquité
tardive, les fonctions de grammairien et de rhéteur avaient acquis, et par
conséquent conféraient, un statut politique et social de poids, ouvrant des
perspectives de carriére assez vertigineuses’. Ausonius par exemple est célébre
pour avoir enseigné la grammaire et la rhétorique avant de devenir tuteur
de l’empereur et de s’élever pour finir aux fonctions de préfet du prétoire
des Gaules, d’Italie et d’Afrique®. Nombre d’autres professeurs connurent
semblable avancement.

1. Alan Cameron, « Macrobius, Avienus, and Avianus », Classical Quarterly 17, 2 (1967),
p. 385-399, notamment p. 386-387.
2. Macrobe, Commentaire, 1.4.1, 1.4.5, 1.5.3, 1.5.9, 1.6.77, 2.2.7, 2.4.8.
3. S. Gersh, Middle Platonism and Neoplatonism: the Latin Tradition, Notre Dame,
University of Notre Dame Press (1986), vol. 2, p. 504 sqq.
ie = SE a. baa so a acy pay ere jawed », dans Stephen Gersh and
- Floenen (eds.), /he Platonic [radition in the Middle Ages:
a Doxographic i
New York, De Gruyter, 2002, p. 3-30. : ce pS ag
5. Stahl, Commentary, p. 56.
6. Macrobe, Commentaire 2.8.5 et 2.15.13.
7. K. Hopkins, « Elite Mobility in the Roman Empire », Past and Present 32 (1965),
p. 12-26, p. 17-19.
__ 8. K. Hopkins, « Social Mobility in the Later Roman Empire: the Evidence of Ausonius »,
Classical Quarterly 11 (1961), p. 239-249 et Kaster, Guardians ofLanguage, p. 247-248.
Lautorité du grammairien et les récompenses de la vertu... 509
Cependant, bien qu'il soit tout afait plausible que Macrobe ait commencé
sa carriére dans l’enseignement, il se peut également quiil ait été un amateur
talentueux imitant I’ceuvre d'un professeur. Cela n’aurait pas représenté trop de
difficultés, car le savoir d'un grammaticus w était pas trés spécialisé!. Cela aurait
aussi montré que Macrobe possédait le type de compétences intellectuelles et
littéraires, cultivées par les descendants de familles nobles comme par les carrié-
ristes, afin d’obtenir de l'avancement’. Le portrait idéalisé que Macrobe dresse
du grammairien Servius dans les Saturnales et la critique de la méthodologie
grammaticale qui l’accompagne laissent penser qu’il était un homme de lettres
(litteratus) influent, critiquant de l’extérieur l'éducation grammaticale tout en
se targuant implicitement d’une autorité en matiére d’enseignement’.
Au-dela de ces questions concernant les origines de Macrobe, le probléme
de son appartenance religieuse divise également les commentateurs. Flamant
a défendu l’idée que Macrobe était un paien militant. Selon cette interpréta-
tion, le fait que Macrobe ignore dans ses écrits histoire, les textes ou les idées
du christianisme répond 4 une entreprise délibérée d’abolitio memoriae tandis
que ses Saturnales conservent, célébrent, et par 1a défendent implicitement
les pratiques et les valeurs de l’ancienne religion. Cette idée pourrait trou-
ver confirmation dans le fait que certaines des idées de Macrobe, comme la
métempsychose platonicienne (la transmigration des 4mes humaines dans les
animaux), étaient en nette rupture avec l’orthodoxie chrétienne*. On pourrait
aussi mentionner la reprise par Macrobe du mythe @Er ; il raconte en effet
qu on avait jeté le ridicule sur Er ressuscité de Platon et ses histoires sur
Pau-dela, et voit d'un ceil favorable la réaction de Cicéron, confiant sa vision
4 un narrateur plus crédible — un homme qui s’éveille du sommeil, au lieu de
sen revenir de chez les morts’. Macrobe reconnait quil est difficile de croire
en un homme ressuscité et range ce conte dans la catégorie des fables que les
philosophes utilisent pour charmer ou pour encourager le lecteur aux bonnes
actions’. Etant donné que la croyance en un Christ ressuscité, loin d’étre
considérée comme une fable par les croyants, constituait un dogme central du
christianisme, on peut y voir une maniére de la tourner en ridicule.
Il existe cependant une autre école qui refuse de voir en Macrobe un
paien militant. Cameron distingue nostalgie du passé et nostalgie du paga-
nisme et affirme quil y a peu d’éléments spécifiquement « paiens » dans
le Commentaire, en dépit du fait que Macrobe ait pu étre effectivement

1. Kaster, Guardians of Language, p. 205-207.


2. Averil Cameron, « Education and Literary Culture », dans A. Cameron and P. Garnsey
(eds.), Cambridge Ancient History, Cambridge / New York, Cambridge University Press,
vol. 13 (1998), p. 665-707, p. 673-679. ;
3. M. Irvine, The Making of Textual Culture: Grammatica and Literary Theory 350-1100,
Cambridge / New York, Cam ridge University Press, (2006), p. 142-143. am
4. Macrobe, Commentaire 1.9.5 sur la transmigration des Ames se réincarnant en ani-
maux et en hommes ; voir A. Samellas, Death in the Eastern Mediterranean (50-600 AD), The
Christianization of the East: an Interpretation, Tubingen, Mohr Siebeck (2002), p. 58.
5. Macrobe, Commentaire, 1.1.9.
6. Macrobe, Commentaire, 1.2.7-21.
510 Sophie Lunn-Rocklife

paien'. En d’autres termes, l’appartenance religieuse de Macrobe nest tout


simplement pas facile a discerner dans ses écrits, que nous aurions tort de
placer sur fond de conflit religieux bien tranché, ce qui serait une vision par
trop grossiére et anachronique des relations pagano-chrétiennes au milieu du
V° siécle. Pendant longtemps, il a été possible d’adhérer au christianisme tout
en poursuivant ses propres intéréts philosophiques. Synésius de Cyrene fut
un platonicien engagé, ordonné évéque en dépit de son scepticisme déclare
4 Pégard de dogmes centraux du christianisme comme la Résurrection, qu il
présentait ouvertement dans son enseignement comme une légende ou tout
au moins une allégorie”. Marius Victorinus, un rhéteur philosophe du milieu
du IV’ siécle 4 Rome et un converti plus zélé que Synésius, mit son néoplato-
nisme au service du christianisme dans ses Commentaires 4 Paul. Calcidius,
auteur d’un commentaire sur le 7imée, semble aussi avoir servi comme archi-
diacre de l’évéque Osius de Cordoue’*. Environ un siécle aprés le floruit de
Macrobe, alors que le paganisme avait depuis longtemps cessé d’étre un élé-
ment vital de la culture romaine délite, la Consolation de la philosophie de
Boéce (qui s inspire du Commentaire de Macrobe) évite toute mention de la
doctrine chrétienne et offre la consolation d’une théologie naturelle et non
révélée’. Il était donc possible soit de mettre la philosophie au service de
lEglise, soit de faire de la philosophie sans théologie. En effet, la culture lit-
téraire des élites a pendant longtemps continué de dépendre d’une éducation
profane classicisante.
Je passe maintenant aux problémes plus précis que souléve la question du
public et du but visés par le Commentaire. LAntiquité tardive nous a légué de
nombreux commentaires de toute une série de textes grecs et latins. Certains
d’entre eux, notamment ceux qui présentent la langue et la grammaire des
textes fondamentaux de la culture latine, sont du domaine du grammairien
et relévent de la salle de classe, telles les ceuvres de Servius et de Donatus sur
Virgile ; d'autres, qui portent sur la rhétorique, appartiennent au rhéteur et
a des écoles plus avancées, comme les commentaires de Marius Victorinus
sur Cicéron ; d’autres enfin, notamment les commentaires grecs produits
dans les grands centres académiques (Athénes, Alexandrie, Constantinople),
étaient destinés aux étudiants confirmés des écoles philosophiques, puisque
le commentaire d’un texte fondateur constituait une méthode ancestrale dans
lenseignement de la philosophie. II existait aussi toute une tradition de tra-
duction et de commentaire des textes philosophiques dans l’Occident latin,

1. Cameron, « Date and Identity » et idem, « Paganism and Literature in Late Fourth
Century Rome », Christianisme et formes littéraires de Ronse tardive en Occident, Genéve,
Fondation Hardt (1977), 23.
2. Synésius, Lettre 105 4 Théophile.
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Oxford, Clarendon Press (1981), p. 221-224. f : ri oo
Lautorité du grammairien et les réecompenses de la vertu... ait
dont la traduction des ceuvres néoplatoniciennes par Marius Victorinus et
la traduction et le commentaire de Platon par Calcidius sont autant d’illus-
trations. Cette tradition ne se voyait pas restreinte aux textes et 2 la culture
profanes, car la pratique chrétienne consistant 4 commenter et expliquer
les textes sacrés fut influencée ou stimulée par la pratique du commentaire
non-chrétien ou méta-chrétien. II reste naturellement peu de témoignages
concrets du mouvement inverse, c’est-a-dire de paiens lisant des textes chré-
tiens' ; méme si Macrobe avait lu certaines ceuvres néoplatoniciennes de
Victorinus, ces derniéres étaient antérieures 4 la conversion de Victorinus.
Il n’y a rien de surprenant 4 ce que Macrobe ait choisi de commenter
une ceuvre de Cicéron, étant donné que ce dernier constituait, avec Virgile,
lauteur de référence dans l'éducation grammaticale et rhétorique latine. A
l’époque, celle-ci incluait encore une éducation intellectuelle et morale com-
plete, fondée sur les classiques et commune aux chrétiens et aux paiens’.
Ainsi, tandis que Victorinus écrivait des commentaires sur Cicéron, et
Servius et Donatus sur Virgile, certains intellectuels chrétiens se consacraient
4 l’'adaptation de textes classiques a des fins chrétiennes. Ambroise de Milan a
adapté le titre, la structure et les questions morales du De Officiis de Cicéron
dans son De Officiis Ministrorum afin de produire un traité destiné en prio-
rité 4 éduquer les ecclésiastiques 4 leurs devoirs et 4 démontrer l’antériorité
et la supériorité de lEcriture sur la philosophie profane’. Augustin, dans son
De Civitate Dei, a utilisé de larges extraits du De Republica de Cicéron, texte
dans lequel est inséré le Songe de Scipion, pour défendre une nouvelle concep-
tion de la res publica ; en effet, selon Cameron, seuls les chrétiens prirent ce
texte véritablement au sérieux*. Que Macrobe ait lu ou non ces ceuvres, son
approche est avant tout celle du grammaticus. Sans chercher expressément a
reprendre Cicéron aux chrétiens, il donne du texte une exégése entiérement
profane, lisant Cicéron a travers le néoplatonisme.
A qui Macrobe destinait-il alors son commentaire ? Macrobe a dédié a
la fois ses Saturnales et son Commentaire a son fils Eustathius : il débute
son Commentaire en racontant qu Eusthatius et lui ont lu ensemble La
République de Platon et La République de Cicéron?. Il ny a aucune rai-
son de douter qu'il ait eu un fils, qui pourrait effectivement étre identifié a
Plotinus Eustathius 13, préfet de la Ville en 462°. Il se peut cependant que
la dédicace de ses ceuvres 4 Eusthatius soit une simple ruse littéraire plutét

1. E Young, « The Rhetorical Schools and their Influence on Patristic Exegesis » dans
R. Williams (ed.), Zhe Making of Orthodoxy, Cambridge / New York, Cambridge University
Press (1989), p. 182-199.
2. Cameron, « Paganism and Literature ». wy.
3. I. Davidson, Ambrose: De Officiis, Oxford / New York, Oxford University Press,
2 vols. (2002). ;
4. R. Markus, Saeculum: History and Society in the Theology of St Augustine, Cambridge,
Cambridge University Press (1970), p. 64 sqq. et 206 sqq., et Cameron, « Paganism and
Literature », 25.
5. Macrobe, Commentaire 1.1.1.
6. Martindale J. & M., Prosopography, vol. 2, p. 413.
512 Sophie Lunn-Rocklife

que le signe d’une réelle volonté d’entretenir et d’instruire son fils, vu quil
était courant que les péres dédicacent leurs ceuvres a leurs fils'. Macrobe ne
se référe spécifiquement a son fils que dans les adresses formulaires ouvrant
les livres I et II du commentaire, tandis quailleurs il glisse réguli¢rement
vers des adresses au lecteur en général. Macrobe avait probablement en vue
d’autres lecteurs, ou tout au moins un autre milieu intellectuel.
Nous avons vu que la préface des Saturnales laisse penser qu'elles ont
été écrites soit pour un public romain, soit pour ceux qui avaient une haute
opinion de leur latinité ; il est certain que Pinsistance sur le latin tout comme
les traductions de termes grecs dans cette ceuvre et dans le Commentaire
montrent que ces textes étaient destinés en priorité 4 des publics de langue
latine plutét que bilingues. Le Commentaire comporte peu d’indices permet-
tant de le situer géographiquement, et le recours aux Saturnales n'est
pas d'un
grand secours, car bien quelles se déroulent 4 Rome, il ne s’agit pas d’une
ceuvre autobiographique ;Macrobe y offre une représentation nostalgique
dun célébre cercle d’aristocrates au coeur de Empire et choisit de ne pas
sinclure dans le tableau.
Pour avoir une meilleure idée du public du Commentaire, nous devons
nous pencher sur le contexte dans lequel il a probablement été écrit et sur
Péconomie de l’ceuvre. Si, suivant lidentification de Cameron, Macrobe est
préfet du prétoire d’Italie en 430, cela le situerait, au moins pour cette
année-la, a Ravenne a la cour de l’empereur Valentinien III, alors agé de 11
ans. Le préfet du prétoire était le député de l’empereur chargé de responsabi-
lités judiciaires et financiéres ; il était entouré d’autres hauts fonctionnaires,
tels que les magistri officiorum et les quaestors, et se trouvait au contact des
préfets urbains et gouverneurs de province’ dont il avait la supervision. Méme
en refusant l’identification proposée par Cameron, les titres de clarissimus et
illustris apposés a la titulature de Macrobe dans les manuscrits de ses ceuvres
indiquent qu'il s'agissait d’un fonctionnaire impérial important ; clarissimus
était le titre réservé aux sénateurs, et illustris ne revenait qu'aux seuls déten-
teurs des plus hautes charges de Empire’. Macrobe était donc certainement
un acteur politique d’importance, frayant avec d’autres hauts fonctionnaires
impériaux, et sans doute proche de la personne méme de I’empereur. Le
public qu’on peut lui supposer pourrait expliquer que Macrobe interpréte
le Songe de Cicéron de la maniére suivante :
[...] sacras immortalium animarum sedes et caelestium arcana regionum in ipso
consummati operis fastigio locauit indicans quo his perueniendum uel potius reuertendum
sit qui rem publicam cum prudentia iustitia fortitudine ac moderatione tractauerint.

1. Kaster, Guardians of Society, p. 67.


2. D. Mauskopf Deliyannis, Ravenna in Late Antiquity, Cambridge / New York,
Cambridge University Press (2010), p. 49-51 et S. Barnish, A. Lee & M. Whitby, « Government
ineRit des » = ee aestery B. ee & M. Whitby (eds), ronan
ith
ncient ae
History, g
Cambridge ew York, g University
Cambridge ty Pr Press, vol. j 14, (2000), p. 16 =
3. Barnish et al, « Government », p- 171.
Lautorité du grammairien et les récompenses de la vertu... 513

[...] ila dévoilé, a la toute fin de son ceuvre, le séjour sacré des Ames immortelles
et les secrets des cieux en indiquant le lieu ou doivent se rendre, ou plutét retour-
ner, les Ames de ceux qui ont servi la République avec prudence, justice, courage et
tempérance (1.1.8).

En insistant sur l’idée que les Ames de ceux qui servent la res publica joui-
ront d'une élévation spirituelle et de l’immortalité, Macrobe offrait aux hauts
fonctionnaires une destinée céleste dans des termes ouvertement néoplato-
niciens qui ne doivent rien aux conceptions scripturaires et théologiques de
la vie aprés la mort dans le christianisme. Cela ne signifie évidemment pas
quil entend délivrer un message délibérément « paien », mais plutdt quiil
s agit la d’une invitation a la philosophie, ouvertement « profane ». Macrobe
répete ce message tout au long de son commentaire, par exemple dans un
passage du début introduisant le skopos du texte :

Tractatis generibus et modis ad quos somnium Scipionis refertur, nunc ipsam eiusdem
somnil mentem ipsumque propositum, quem Graect skopon vocant, antequam verba ins-
piciantur, temptemus aperire et eo pertinere propositum praesentis operis adseramus, sicut
etiam in principio huius sermonis adstruximus, ut animas bene de re publica meritorum
post corpora caelo reddi et illic frui beatitatis perpetuitate nos doceat.

Aprés avoir traité des types de réves auxquels se rattache le songe de Scipion, et
avant d’examiner les termes du songe lui-méme, essayons d’en révéler le dessein
et le but, le skopos comme disent les Grecs. Nous devons une nouvelle fois affirmer,
comme nous l’avons fait en ouverture de ce discours, que le but du songe est de nous
enseigner que les Ames de ceux qui ont bien mérité de [Etat retournent au ciel apres
la mort et y jouissent d’une béatitude éternelle (1.4.1).

Macrobe défendait, en opposition a d’autres conceptions, l’idée que


homme le meilleur réunissait vertus politiques et vertus philosophiques.
En 1.8.3, il avance que « ceux qui font des vertus l’apanage de qui pratique
la philosophie affirment ouvertement que nul nest bienheureux excepté les
philosophes » et suggére en 1.8.4 que « selon les limites imposée, par une
classification aussi stricte les chefs /rectores] d’Etat seraient incapables d’at-
teindre la béatitude ». Mais il rejette ensuite fermement cette idée et montre
en détail importance 4 la fois des vertus politiques et des vertus philosophi-
ques, vertus respectivement du negotium et de l’otium :
Si ergo hoc est officium et effectus virtutum, beare, constat autem et politicas esse
virtutes, igitur et politicis efficiuntur beati. lure ergo Tullius de rerum publicarum rec-
toribus dixit : ubi beati aevo sempiterno fruantur ;qui, ut ostenderet alios otiosis, alios
negotiosis virtutibus fieri beatos, non dixit absolute nihil esse illi principi deo acceptius
quam civitates, sed adiecit : quod quidem in terris fiat |...].

Si donc les vertus ont pour fonction et pour effet de rendre heureux, et side plus
on sait qu'il existe aussi des vertus politiques, alors les vertus politiques aussi rendent
les hommes heureux. Aussi Cicéron a-t-il raison d’affirmer que pour les chefs d’Etat,
il existe un lieu out ils jouiront de la béatitude pour l’éternité. Afin de montrer que
514 : Sophie Lunn-Rocklife

certains atteignent le bonheur par l’exercice des vertus du loisir, et d'autres par les
vertus pratiquées dans la vie active, il n’a pas dit dans l’absolu que rien netait plus
plaisant au dieu supréme que les Etats, mais il a ajouté cette nuance, a savoir que rien
de ce qui se passe sur terre n'est plus plaisant [...] (1.8.12).

Comme nous l’avons vu, la culture littéraire constituait un prérequis


pour toute promotion politique a cette époque, et P’éloge que fait Macrobe
des hommes qui réunissent vertus politiques et philosophiques aurait été
bien accueilli par des hauts fonctionnaires qui se flattaient de posséder les
deux. Le fait qu’il conserve la terminologie cicéronienne de rectores rend
encore plus facile d’appliquer un tel éloge aux gouverneurs de province et
aux préfets urbains enveloppés sous ce terme.
La lecon a en tirer, A savoir quune vie mélant activité philosophique
et activité politique vertueuses se verrait réecompensée, est répétée dans le
chapitre qui clot le livre II (2.17.1) dans lequel Macrobe envisage le cas de ces
hommes dépourvus d’érudition mais qui se conduisent de fagon méritante
dans les charges publiques et de ceux qui philosophent sans avoir d’activité
politique. Il admet que les deux puissent obtenir une récompense céleste,
mais son ultime conclusion demeure que homme le meilleur est celui qui
combine Jes deux activités : Saepe tamen evenit ut idem pectus et agendi et
disputandi perfectione sublime sit, et caelum utroque adipiscatur exercitio vir-
tutum. (« Mais souvent, il arrive que le méme coeur se montre aussi sublime
dans l’action que dans la discussion et gagne le ciel par l’exercice conjoint des
vertus », 2.17.7). Etant donné que Macrobe était engagé politiquement et
avait manifestement, a en juger par la nature de son commentaire, des incli-
nations philosophiques, une telle remarque était aussi occasion de faire son
propre éloge ; lui, le commentateur, a pratiqué aussi bien l’action (agendi)
que la discussion (disputandi). En effet, le langage de la disputatio est omni-
présent lorsque Macrobe décrit son entreprise dans le Commentaire, comme
en témoigne le passage suivant' :

Ista autem quae de hoc dicta sunt opitulabuntur nobis et ad illius loci disputationem
quo antipodas esse commemorat. Sed hic, inhibita continuatione tractatus, ad secundi
commentarii volumen disputationem sequentium reservemus.

Les remarques faites 4 ce propos [a savoir que tous les poids sont spontanément
attirés vers la terre] nous aideront lors de la discussion du passage oi Cicéron parle
des antipodes. Mais il sera bon d’interrompre ici le cours de notre traité et de réserver
la suite de la discussion au second livre du commentaire (1.22.13).

1. LOxford Latin Dictionary donne comme sens premier de disputare « défendre sa posi-
tion ou son point de vue (dans un discours ou un écrit, en tant que professeur, partie, etc.) »,
ce qui comporte donc une dimension éristique : on ne cherche pas tant A soupeser les points
de vue en concurrence qu’’ présenter avantageusement le sien. Le nom conserve ce sens, et
bien que l’orp commence par dire qu'il signifie « discussion », « débat », voire « controverse »,
conviendraient mieux ici ; il peut y avoir dialogue mais au fond, on cherche 3 faire valoir son
propre point de vue.
Lautorité du grammairien et les récompenses de la vertu... 515
Macrobe qualifie 4 plusieurs reprises les débats philosophiques et le
commentaire qu'il en propose de disputatio. Par exemple, il reprend divers
arguments d’Aristote contre Platon (l’idée qu'il n’existe rien qui se meuve
de soi-méme et que méme si une chose semblable existait, ce ne serait cer-
tainement pas une ame) et qualifie le débat qu'il a construit entre eux de
disputatio : Hic ille rursus obloquitur et alia de initiis disputatione confligit |...]
(« de nouveau, Aristote éléve une objection, entrant en débat avec Platon au
sujet des origines [...] », 2.16.1).
Décrivant sa propre ceuvre, Macrobe écrit : sed iam finem somnio cohibita
disputatione faciamus... (« mais il est temps de borner lA notre débat et de
mettre fin au songe », 2.17.15) et continue d’utiliser le méme verbe pour
décrire ce que Cicéron est en train de faire : at cum de motu et immortali-
tate animae disputat (« quand il débat du mouvement et de l’immortalité de
lame », 2.17.16).
Comme I’a montré Ineke Sluiter, il était courant que les commentateurs
cherchent a imiter le style caractéristique et le but de leurs textes sources,
et Macrobe, en désignant son Commentaire du nom de disputatio, semble
se faire délibérément le reflet de la pratique philosophique de Cicéron'.
Le rapport entre les deux était sans doute encore renforcé par le fait que
Cicéron inscrit disputatio dans le titre méme de ses Tusculanae Disputationes.
Dans sa description de la genése des dialogues figurant dans cet ouvrage,
Cicéron donne a disputatio le vrai sens doffensive argumentative et suggére
que son argumentation contre la position de l’interlocuteur est un moyen
d’« atteindre » la vérité, plutét que de « choisir » ses propres positions, ce
qui caractérise aussi l' approche de Macrobe lorsqu’il argumente contre les
opinions des autres’.
Outre le fait qu il utilise disputatio pour assimiler le projet de son texte
source 4 celui de son commentaire, Macrobe a trouvé d’autres biais pour
aligner le style et la méthode de son ceuvre sur ceux de Cicéron et d’autres
philosophes. II soutient qu'il est important d’établir la raison pour laquelle
Cicéron a introduit un songe dans le De Republica : |...] ne viros sapientia
praccellentes nihilque in investigatione veri nisi divinum sentire solitos aliquid
castigato operi adiecisse superfluum suspicemur. (« [...] sans quoi il se peut
que nous soyons amenés 4 croire que des hommes éminemment sages, qui
ont coutume de considérer la recherche de la vérité comme rien d’autre
que divine, ont alourdi leurs traités, par ailleurs nullement prolixes, de
quelque chose de superflu » 1.1.3). Macrobe indique ici un rapport de fond
liant prolixité et superfluité, qui implique une relation symétrique entre brié-
veté et clarté. Le couple briéveté/clarté apparait ensuite plus explicitement
comme une propriété du style cicéronien, lorsque Macrobe le défend contre

1. Sluiter, « Didactic Tradition », p. 186. '


2. Cicéron, Tusculanes 1.4.7-8 ; voir M. Schofield, « Ciceronian dialogue », dans
S. Goldhill (ed.), The End of Dialogue in Antiquity, Cambridge / New York, Cambridge
University Press (2008), p. 63-84.
516 Sophie Lunn-Rocklife

une éventuelle accusation de prolixité : In his autem tot nominibus quae de sole
dicuntur non frustra nec ad laudis pompam lasciuit oratio sed res uerae uocabulis
exprimuntur («en désignant le soleil de tant de noms multiples, Cicéron
ne se complait pas dans le verbiage, non plus qu'il ne samuse a énumerer
ces dénominations : chaque mot est doté d’une signification réelle » 1.20.1).
Plus loin, Macrobe glisse habilement entre la grandeur du soleil et le grand
nombre de choses écrites 4 ce sujet une allusion a sa propre concision : Haec
de solis magnitudine breviter de multis excerpta libavimus (« cette discussion
au sujet de la taille du soleil nest quun bref résumé des nombreuses choses
écrites a ce sujet » 1.20.32).
Ailleurs, Macrobe loue Cicéron et Plotin d’avoir dissimulé leur profon-
deur derriére leur concision :
Et quia Tullio mos est profundam rerum scientiam sub brevitate tegere verborum,
nunc quoque miro compendio tantum includit arcanum quod Plotinus, magis quam
quisquam verborum parcus, libro integro disseruit, cuius inscriptio est Quid animal,
quid homo.
Et parce que Cicéron a coutume de dissimuler sa profonde connaissance du
sujet derriére une expression concise, il présente encore avec une admirable conci-
sion une vérité profonde a laquelle Plotin, au style pourtant plus laconique que
quiconque, a consacré un traité entier intitulé Quest-ce que lanimal, quest-ce
que [homme ? (2.12.7).

Ce portrait d’un Cicéron dissimulant son savoir derriére sa concision est


un compliment plutét ambigu en méme temps qu'il place Macrobe dans
lavantageuse position de dévoiler le mystére. Dans un autre passage, il sous-
entend que Cicéron lui-méme a fait preuve d’obscurité dans l’explication
dun probléme difficile, que ses commentateurs ont aggravé le probléme et
que lui, Macrobe, a pour tache de le clarifier, voire de l’élucider :

ad illuminandam, ut aestimo, obscuritatem verborum Ciceronis de musica, trac-


tatus succinctus a nobis qua licuit brevitate sufficiet. Nam netas et hypatas aliarumque
fidium vocabula percurrere, et tonorum vel limmatum minuta subtilia, et quid in sonis
pro littera, quid pro syllaba, quid pro integro nomine accipiatur adserere ostentantis est,
non docentis. Nec enim quia fecit in hoc loco Cicero musicae mentionem, occasione hac
eundum est per universos tractatus qui possunt esse de musica, quos, quantum mea fert
opinio, terminum habere non aestimo, sed illa sunt persequenda quibus verba, quae
explananda receperis, possint liquere, quia, in re naturaliter obscura, qui in exponendo
plura quam necesse est superfundit addit tenebris, non adimit densitatem.

Je pense que cette discussion, extrémement succincte, suffira A éclaircir lobscu-


rité des propos de Cicéron relatifs & la musique. Passer en revue, méme briévement,
le néte et ’hypate et les autres cordes, discuter les subtilités des tons et demi-tons,
et exposer ce qui, en musique, correspond 4 la lettre, a la syllabe et au mot entier, ce
serait faire étalage de son savoir plutdt que faire ceuvre d’enseignement. Le fait que
Cicéron fasse allusion 4 la musique dans ce passage n’est pas une raison pour par-
courir tous les traités sur le sujet, ce qui représente une somme de littérature 4 mon
Lautorité du grammairien et les récompenses de la vertu... 517
avis infinie ; mais nous devrions nous en tenir aux points susceptibles de clarifier les
termes que nous avons entrepris d’expliquer, car dans une question naturellement
obscure, celui qui dans ses explications ajoute plus que nécessaire ne résout pas la
difficulté mais l’aggrave (2.4.10-12).

Macrobe accuse ici de maniére détournée certains autres commenta-


teurs de faire étalage de leur science au lieu d’enseigner et de se complaire
dans une inutile prolixité au lieu d’éclaircir la difficulté ; l’allusion précise au
néte et a ’hypate semble avoir pour cible Favonius Eulogius, qui mentionne
Pun et l’autre dans son Commentaire'. Ce passage contient une autre pique
contre celui qui « ajoute plus que nécessaire » dans ses explications. II faut
en déduire que Macrobe est exempt de ces deux défauts, quoique sa prété-
rition implique qu'il soit dangereusement prés de verser dans cette erreur. Il
existe bien évidemment un véritable tiraillement entre clarté et concision,
étant donné que le simple fait de commenter un texte implique d’y ajouter
quelque chose ; Macrobe s’en justifie en disant qu’ajouter au texte le strict
nécessaire permettra d’élucider toute obscurité.
Tout en faisant de la briéveté la vertu du style cicéronien, 4 d'autres
endroits du Commentaire, Macrobe défend plus ouvertement sa propre
concision, qui est le fruit de son approche sélective :

Et quia totum tractatum quem veterum sapientia de investigatione huius quaestionis


agitavit, in hac latentem verborum paucitate reperies, ex omnibus aliqua, quibus nos de
rei quam quaerimus absolutione sufficiet admoneri, amore brevitatis excerpsimus.
Dans la mesure ou toute la discussion, née de la sagesse des anciens dans leur
enquéte sur ce probléme [une quaestio sur les Ames et la mortalité], est obscurcie
par leur refus d’étre explicites, nous, dans notre amour de la concision, nous avons
extrait de la masse de ce matériau les points qui serviront a déméler la difficulté
(1.10.8).
Macrobe justifie aussi dans sa préface sa sélection des passages du Songe a
commenter : nunc iam discutienda sunt nobis ipsius somnii verba, non omnia,
sed ut quaeque videbuntur digna quaesitu. (« A présent, nous devons examiner
les termes du songe de Scipion, non pas en totalité, mais en nous limitant
4 ce qui nous semble digne d’enquéte », 1.5.1). Macrobe souligne que son
commentaire sera sélectif, et sen remet 4 son autorité et a son jugement
pour évaluer ce qui, dans Cicéron, est digne (digna) d’interprétation. I] attire
l’attention sur son approche sélective et, 4 cet égard, s’écarte de l’impartialité
besogneuse, mot 4 mot, phrase par phrase, avec laquelle procédent d’autres
commentateurs, comme Servius.
Comme nous !’avons vu, Macrobe ne cesse d’affirmer que le but du Songe
de Scipion est d’ apprendre aux rectores que leurs ames auront la possibilité de

1. Favonius Eulogius, Disputatio de somnio scipionis, éd. et trad. R.-E. Van Weddingen,
Bruxelles, Latomus, 27 (1957).
518 Sophie Lunn-Rocklife

retourner au ciel. Dans les phrases de conclusion, il introduit une autre rai-
son de commenter ce texte. II affirme a présent que Cicéron a inclus chacune
des trois formes de philosophie — morale, physique et logique — dans son
Songe de Scipion', et conclut : vere igitur pronuntiandum est nihil hoc opere
perfectius, quo universa philosophiae continetur integritas (« nous devons donc
déclarer qu'il n’y a rien de plus complet que cette ceuvre, qui couvre la tota-
lité de la philosophie », 2.17.17). Ce passage se fonde sur l’attribution erro-
née 4 Platon par Cicéron de la division de la philosophie en trois branches
~la morale, la physique et la logique. En déclarant que Pceuvre de Cicéron
incarne la totalité de la philosophie, Macrobe revendique implicitement un
statut similaire, voire plus élevé, pour son Commentaire, qui éclaire un texte
a la portée et l’autorité déja grandes. La tendance de Macrobe 4 faire du
Songe et de ses protagonistes des exempla a l’échelle du microcosme est aussi
repérable dans la description qu'il donne plus haut de Scipion en incarnation
de toutes les vertus’. Il est frappant que Macrobe affirme l’utilité du Songe
au motif que celui-ci comprend non seulement la philosophie physique et
logique, mais aussi la philosophie morale, car il s'agit la d’un aspect impor-
tant de l'éducation grammaticale, qui se trouve aussi fortement marqué dans
ses Saturnales’.
Si nous suivons et acceptons la datation et l’identification de Macrobe
proposées par Cameron, il devient alors possible de le situer socialement et
intellectuellement, et de replacer son ceuvre sur fond dun certain milieu.
Quil écrive réellement ou non dans le dessein d’instruire des individus
particuliers — son fils suivant ses traces en politique, d’autres dignitaires de
Empire, ou bien en effet un futur empereur (?) — le mouvement du texte est
clairement didactique. Son insistance sur le fait que les rectores qui ont bien
mérité de l’Etat gagneront l’immortalité constituait sans doute une promesse
spirituelle venant compleéter le salut céleste préché par des chrétiens qui
avaient, eux aussi, lu Cicéron a travers un prisme néoplatonicien. La popula-
rité ultérieure du texte confirme quil n’y avait 1a rien qui puisse choquer les
chrétiens, et son exposé de la philosophie naturelle sans référence aucune A la
révélation, aux Ecritures ou au Christ, fournit un précédent auquel Boéce a
promptement emboité le pas.
Tout au long de son Commentaire, Macrobe distille des allusions A la
valeur et a l'utilité de son commentaire. Il s'efforce de démontrer que son
ceuvre ne se borne pas 4 commenter Cicéron mais rivalise avec, voire sur-
passe, ce dernier en clarté et en concision lorsqu’il explique (le rendant plus
clair) le Songe de Scipion et en sélectionne des extraits (le rendant plus concis).
A Pen croire, il a choisi ce texte de Cicéron parce que celui-ci contenait tout
ce qu’il est nécessaire de savoir. Le Commentaire, cependant, va en pratique
au-dela de ce que Macrobe suggére, en opérant une sélection dans l’ceuvre

1. Macrobe, Commentaire 2.17.15-16.


2. Macrobe, Commentaire 1.10.2.
3. Irvine, Grammatica, p. 143.
Lautorité du grammairien et les récompenses de la vertu... 519

de Cicéron, en y fournissant des éclaircissements, et par la en apportant ce


que Macrobe jugeait indispensable de savoir. Cela illustre la maniére dont
fonctionnait le commentaire dans PAntiquité tardive, 4 savoir comme une
pratique sociale et éducative qui, en éclairant et expliquant un texte majeur,
du méme coup accroissait et rendait publique l’autorité intellectuelle du
commentateur'. Commenter un texte revenait, méme si C était seulement
implicite, 4 revendiquer une compréhension supérieure de celui-ci ainsi que
lautorité légitimant la sélection et l’interprétation des passages obscurs qu'il
contient, 4 l’adresse des moins instruits. Si Macrobe était effectivement un
grammaticus, une telle approche aura été pour lui des plus naturelle ; si, ce
qui est une possibilité, il imitait le commentaire des grammairiens tout en
étant étranger a la profession, il se peut quil ait eu encore davantage de
raisons de vouloir faire la démonstration de ses compétences.
Sophie LUNN-ROCKLIFE
King’s College, Londres
(Traduit de l’anglais par Charlotte Murgier)

p. 216-241.
1. R. Kaster, « The Grammarian’s Authority », Classical Philology, 75 (1980),
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LE SONGE DE SCIPION
DANS LA CORRESPONDANCE
ENTRE SAINT AUGUSTIN
ET NECTARIUS DE CALAMA
(EP 90-91 ; 103-104)

« Cicéron est l'une des sources importantes du De civitate dei et tout


spécialement du fait de Pintérét que porte Augustin au De re publica. »' Le
lecteur qui s'intéresse plus particulitrement au Songe de Scipion® est mal-
heureusement vite décu de ne trouver presque aucune référence a ce texte
dans la Cité de Dieu. Si l'on se fonde sur le volume de testimonia établi par
Harald Hagendahl, l’ouvrage ne contient que deux allusions qui pourraient
s'y rapporter®. La premiére rapporte au livre XXII qu’au regard de Cicéron,
lorsque Platon a présenté un cas de résurrection dans le mythe d’Er, il s’agis-
sait d’un jeu plus que d’une affirmation sérieuse ; elle ne peut toutefois pas
étre rattachée de facon sire au livre VI de La République’. La deuxiéme se
trouve au livre XII, ot Augustin présente la vie de homme « sous les cou-
leurs les plus sombres » en précisant : « si tamen vita ista dicenda est, quae
potius mors est. »» Comme |’écrit Hagendahl, « il ne fait aucun doute que la

1. M. Testard, « Cicero », Augustinus-Lexikon, vol. 1, 927. Dans la Cité de Dieu,


Augustin se référe plus de 70 fois 4 Cicéron (Augustine, The City of God against the Pagans,
R. BW. Dyson (éd.), Cambridge, University Press, 1998, p. 1193). Sur le De re publica
dans l’ceuvre d’Augustin, cf. H. Hagendahl, Augustine and the Latin Classics, Goteborg,
1967, IL, p. 540-553 (« De re publica ») ; E. Heck, Die Bezeugung von Ciceros Schrift De re
publica, Hildesheim, 1966 ; M. Berzins, Die aacingenciene Augustins mit Ciceros De
re publica, Diss. Freiburg i. Br., 1950. Cet intérét explique le fait que la Cité de Dieu et
plus généralement l’ceuvre d’Augustin sont I’une des principales sources par lesquelles nous
connaissons indirectement le De re publica.
2. Les références au De re publica sont faites d’aprés l’édition de J. G. F. Powell, M. Tulli
Ciceronis De re publica, De legibus, Cato maior de senectute, Laelius de amicitia, Oxford,
Clarendon Press, 2006. Les ciples Z. et B. renvoient respectivement aux éditions de Ziegler
(Leipzig, 1915) et d’Esther Bréguet (Paris, Les Belles Lettres, 1980 et 1991 [2 vol.]). Les tra-
ductions des textes anciens cités dans cet article sont celles de auteur.
3. Cf. H. Hagendahl, Augustine and the Latin Classics, I, p. 131.
4. De civitate Dei XXII, 28. Placé par Ziegler au début du livre VI (Rep. VI, 4, 4 Z.),
avec les témoignages paralléles de Favorinus et de Macrobe, le témoignage a été déplacé par
E. Bréguet au livre V (V, 1, frg. 4), puis replacé au début du Songe parJ.Powell (test. ad VI, 12
[8 Z.], p. 135). De l’avis de ce dernier, sa place demeure incertaine (« Second Thoughts on the
Dream of Scipio », Papers of the Leeds International Latin Seminar, 9, 1996, p. 13-27, p. 15).
5. De civ: Det, Xil, 21.
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 521-542
522 Emmanuel Bermon

pensée vienne de Cicéron. La seule question qui se pose est celle de savoir
si elle vient de Tusculanes 1, 75 ou de République VI, 14. Si la deuxiéme
branche de lalternative est vraie, Cest la seule réminiscence du Somnium
Scipionis »'. - ”
Si lon considére maintenant l’ensemble de l’ceuvre d’Augustin, jusqu a
plus ample informé, le matériau n’est guére plus abondant’. Le seul endroit ot
il soit clairement fait mention du Songe est la correspondance avec Nectarius,
qui compte quatre lettres’, et c'est dans une lettre de Nectarius lui-méme.
Nectarius‘ est un notable paien de Calama en Numidie? qui « trouve
dans sa vieillesse une occasion exceptionnelle de manifester son attachement

1. H. Hagendahl, op. cit., Il, p. 553. Sur ce texte, cf. aussi M. Testard, Saint Augustin
et Cicéron. I: Cicéron ie la formation et dans leuvre de saint ——— Paris, Etudes
Augustiniennes, 1958, p. 58 ; Id., « Saint Augustin et Cicéron. A propos d’un ouvrage récent »
[il s'agit de l’ouvrage de Hagendahl], Revue des Etudes Augustiniennes, 14/1-2, 1968, fe47-67,
Appendice (p. 65-G6) (« ... je pense que ce passage sur la uita moralis et la mors uitalis (...) se
laisserait mieux rapprocher du Laelius, 22, citant Ennius, dont j’ai proposé de reconnaitre un
écho dans Ciu. Dei, XIX, 17 (t. I, p. 290-291 ; II, p. 64) »).
2. Augustin n’est donc pour rien dans la diffusion considérable que le Songe a connue a
lépoque médiévale. En effet, « 4 en juger par le nombre de manuscrits actuellement conser-
vés, le Somnium Scipionis a été une des ceuvres les plus lues au Moyen Age ; plus gear een
il occupe la CA fplace aprés le De inventione (...), il devance méme, de plusieurs lon-
ueurs, des traités pourtant populaires comme le De officiis, le De amicitia ou le De senectute »
ic B. M. Olsen, « Quelques aspects de la diffusion du Songe de Scipion de Cicéron au Moyen
Age (1x°-xur‘) », in Studia Romana in honorem Petri Krarup septuagenraii, Odense, Odense
University Press, 1976, p. 146-153, p. 146). « Dans la grande majorité des cas (91 sur 100),
le commentaire de Macrobe se trouve combiné avec le Somnium Scipionis » (ibid., p. 150).
Cf. aussi /d., L’Etude des auteurs classiques latins aux xr-xiF siécles, Paris, 1982 ; A. M. Peden,
« Macrobius and Medieval Dream Literature », Medium Aevum, 54/1, 1985, p. 59-73.
3. Ep. 90-91, in K.-D. Daur, Sancti Aurelii Augustini, Epistulae LVI-C, CC 31A,
Turnhout, Brepols, 2005; Ep. 103-104, in A. Goldbacher, S. Aureli Augustini, Epistulae,
CSEL 34/2, Vindobonae, 1898. Traductions anglaises dans Saint Augustine, Letters 1-99,
transl., intro. and notes by R. J. Teske, Hyde Park, NY, New City Press, 1997; Letters 100-
154, 2003; E. M. Atkins et R. J. Dodaro, Augustine, Political Writings Cambridge, Cambridge
University Press, 2001, p. 1-22. Plusieurs études récentes portent sur cette correspondance :
R. Dodaro, « Augustine’s Secular City » in R. Dodaro et G. Lawless (eds.), Augustine and His
Critics, London/New York, Routledge, 2000, p. 231-259 (ils’agit d'une réponse 4 W.Connolly,
The Augustinian Imperative [Newbury Park/London/New Delhi, Sage Publications, 1993),
qui voyait dans cette correspondance J’illustration d'une politique augustinienne autorit-
aire et intolérante) ; M. Atkins, « Old Philosophy and New Power: Cicero in Fifth-Century
North Africa », in G. Clark et T. Rajak feds): Philosophy and Power in the Graeco-Roman
World, Oxford, University Press, 2002, p. 251-269; P. I. Kaufman, « Patience and/or politics:
Augustine and the Crisis at Calama, 408-409 », Vigiliae Christianae, 57/1, 2003, p. 22-35
(en référence au débat entre W. Connolly et R. Dodaro). Notre étude doit beaucoup 4
G. O'Daly, « Thinking through History :Augustine’s Method in the City of God and Its
Ciceronian Dimension », Augustinian Studies, 30/2, 1999, p. 45-57 (repris dans Platonism
Pagan and Christian. Studies in Plotinus and Augustine, Aldershot, Variorum Ashgate, 2001)
et Augustine’s City of God, A Readers’ Guide, Dae University Press, p. 25-26 (« Augustine
and Nectarius »).
4. Sur Nectarius, cf. H. Huisman, Augustinus’ Briefwisseling met Nectarius, Amsterdam,
1956. Pour une présentation succincte du personnage, cf. E. Bermon, « Nectarius »,
Dictionnaire des philosophes antiques, vol. 4, p. 615-617.
5. Sur la cité de Calama (actuelle Gudmig en Algérie), cf. C. Lepelley, Les Cités
de l'Afrique romaine au Bas-Empire, t. Il, Paris, Etudes Augustiniennes, 1981, p. 90-103
(« Calama ») he consacre plusieurs pages 4 la correspondance entre Nectarius et Augustin) ;
S. Lancel, « Calama », Augustinus-Lexikon, 1, 705-707.
Le Songe de Scipion dans la correspondance 523
a sa patrie »' en sollicitant l’intervention et la clémence d’Augustin, suite a
des actions sacriléges dont ses concitoyens s’étaient rendus coupables au mois
de juin 408°.
Dans la lettre qu'il adresse 4 Augustin, Nectarius ne dit lui-méme rien des
événements récemment survenus. II déclare sobrement que «la colonie est
tombée a cause d’une grave inconduite du peuple »’. La réponse début aotit
d’Augustin, qui était allé sur place au lendemain du drame‘, nous apprend ce qui
s'était passé. Sans doute en réaction a la loi du 15 novembre 407 d’Honorius,
« qui marquait la ferme volonté d’en finir avec les derniers signes extérieurs du
paganisme »°®, un défilé parcourut bruyamment les rues de la ville. Léglise fut
incendiée et pillée et un clerc fut mis 4 mort, sans que les autorités municipales
maient rien fait pour rétablir ordre. « Lévéque d’Hippone eut a coeur de s’oc-
cuper lui-méme de cette affaire qui s était déroulée aux portes de son diocése et
avait mis en péril l'un de ses disciples les plus chers’ » : Possidius.
Prenant donc la défense de ses concitoyens, Nectarius justifie son inter-
vention par son attachement pour sa patrie et la place sous l’égide du De re
publica de Cicéron. Comme le montre sa réponse, Augustin entre volontiers
dans une telle discussion. II se référera 4 son tour au De re publica pour justifier
la conduite qu'il entend suivre dans le réglement de cette affaire, de sorte que
cette ceuvre va constituer la « toile de fond » de toute la correspondance et que
les deux interlocuteurs vont chercher a régler un différend dordre « théolo-
gico-politique » en se réclamant chacun de l’autorité de Cicéron et de l’ensei-
gnement du Songe de Scipion’. Les trois premiéres lettres sont en deux parties :
la premiére partie se situe sur le plan moral et politique, voire religieux, et fait
appel au De re publica ; la seconde traite, a partir de 1a, des questions pratiques
relatives aux événements de Calama. Le ton de l’échange n’est pas polémique’,

1. A. Mandouze, Prosopographie chrétienne du Bas-Empire, vol. 1 : Afrique (303-533),


Paris, Ed. du cnrs, 1982, p. 776-779, p. 776.
2. Sur les événements de Calama, cf. T. Kotula, « Deux pages relatives 4 la réaction
aienne : les troubles a Sufes et 4 Calama », in Acta Universatis Wratislaviensis, 205, 1974, p. 96-97
ea polonais avec résumé en fr.) ; sur leur datation, cf. C. Lepelley, op. cit., p. 97, n. 25.
3: EpsOl.
A CF. Fo. 9%, 10. !
5. Ep. 91, 8 sq. Il faut donc penser que Nectarius n’était pas 4 Calama au moment des éveé-
nements. Selon Huisman ?. cit., p. 9 sq.), il avait précisément été choisi comme avocat de sa
cité parce qu’il n’y résidait plus, sa carriére l’'ayant amené a exercer ailleurs de hautes fonctions.
Gn S: anal Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 433. En Ep. 91, 8, il est précisé que
les habitants de Calama ont agi « contra recentissimas leges ».
7. S. Lancel, op. cit., p. 434.
8. Une telle utilisation du De re publica « suggére une question plus large : dans quelle
mesure ce texte était-il toujours vivant ? Ses idées et ses arguments pouvaient-ils jouer un réle
dans un débat éthique et politique sérieux, 4 la facon dont le De Officiis le pouvait dans les
mains d’Ambroise ? » (M. Atkins, op. cit., p. 266). a
9. G. O'Daly le note bien : « Limportance de la correspondance avec Nectarius réside
dans la facon dont Augustin débat avec un paien sur le fondement d’affirmations communes
au sujet des cités, réelle et idéale. Le ton est urbain plutdt que polémique. Cela est peut-étre
dti aussi bien au sentiment d’Augustin d’étre a l’aise (...) avec les conceptions de Cicéron qua
la nature délicate de la correspondance. Ces convictions communes ae 4 Augustin
d’articuler sa propre vision 7 cité (civitas) » (Augustines City of God, p. 25-26).
524 Emmanuel Bermon

A part en quelques endroits oti perce P’apreté de ton d’Augustin, a laquelle


répond d’ailleurs Nectarius. Il s'agit plutét d’un débat, voire dun dialogue,
qui est rendu possible par le fait que les deux correspondants appartiennent
au méme univers culturel et qui montre qu’a cette époque, comme I’a dit
Robert Markus, « ce n’est pas une culture différente qui distingue les chrétiens
de leurs pairs paiens, mais seulement leur religion »’.

Nectarius et le dévouement sans limites pour la patrie (Ep. 90)

Dans un exorde en forme de prétérition, Nectarius justifie son interven-


tion auprés d’Augustin par son attachement envers sa patrie :

« Quelle est la force de l'amour pour sa patrie, je nen dirai rien puisque tu en es
instruit. Lui seul ’emporte 4 bon droit sur l’affection que !’on porte a ses parents et
s il existait, pour les hommes de bien, une mesure et un terme au dévouement envers
elle, nous aurions bien mérité d’étre en cette occasion dispensés de ses obligations.
Mais puisque l’attachement et la gratitude pour sa cité augmentent de jour en jour,
et que plus la vie approche de son terme (fini), plus nous désirons laisser notre patrie
sauve et florissante, je me réjouis avant tout d’avoir été chargé de cette discussion
avec un homme instruit dans toutes les disciplines. »*

Comme on Ia noté, « cette bréve épitre est d'une grande élégance de


style »?, Etant éminemment « politique », elle est aussi trés précise. En décla-
rant quil aurait pu étre « dispensé de ses obligations » du fait de son age
avancé, Nectarius laisse entendre qu'il a été officiellement sollicité par la curie
de Calama pour demander l’aide d’Augustin* et quil a « accepté cette res-
ponsabilité librement et non a titre de munus »°. Sa motivation pour interve-
nir dans cette affaire, qui relevait de fait du « tribunal de l’évéque » (audientia
episcopalis)’, s explique fondamentalement par son patriotisme municipal’.

1. R. Markus, The End of Ancient Christianity, Cambridge, Cambridge University Press,


1990, p. 12-13.
Zpo I:
3: ei Lepelley, Les Cités de VAfrique romaine au Bas-Empire, t. 1, Paris, Etudes
Augustiniennes, 1979, p. 294, n. 4.
4. Le fait que Nectarius et Augustin se connaissaient déja, au moins de réputation,
devait faciliter cette démarche. Notre correspondance révéle qu Augustin sait que le pére de
Nectarius était chrétien et qu’il connait, au moins de nom, son fils a3 Ep. 104, 15).
5. C. Lepelley, op. cit., t. IL, p. 98, n. 26. Cf. aussi, t. I, p. 294.
6. Cf. E. M. Atkins et R, J. Dodaro, Augustine, Political Writings, n. 4, p. 251. Sur cette
institution, cf. R. Dodaro, « Eglise et Etat », in A. D. Fitzgerald (ed), Augustine through the
Ages. An Encyclopedia, William B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan/
er UK, 1999, tr. fr., Paris, Le Cerf, 2005, p. 513-526, p. 514-516 (.La juridiction
civile de l’évéque [“Audientia episcopalis”] »).
7. «La ctuitas devait étre Pobjet d'un attachement passionné de la part de ses citoyens,
d'un véritable patriotisme ;tant en latin qu’en grec, le terme “patria” désigne toujours et
uniquement la c. Sous l’Empire, les c. n’avaient plus ni armée ni politique extérieure, et Pexer-
cice du patriotisme consistait, pour les dirigeants, 4 accomplir avec Vicsankdin les charges
publiques bénévoles qu’étaient les magistratures et les autres responsabilités administratives,
ainsi qu’a cultiver l’évergétisme, soit offrir & leurs concitoyens des spectacles, des édifices
publics ou des banquets » (C. Lepelley, « Ciuis, ciuitas », Augustinus-Lexikon 1, 942-957).
Le Songe de Scipion dans la correspondance 525
D’entrée de jeu, Nectarius se référe 4 Cicéron. Ses premiers mots sonnent
comme un écho des Philippiques : « Vide, quanta caritas sit patriae... »' Et
lorsquil déclare qu'il n’existe « aucune mesure ni aucun terme au dévoue-
ment envers la patrie », Nectarius cite un passage aujourd’hui perdu du
De re publica’. Mais comme il s’adresse A un homme cultivé, il estime d
juste titre qu'il n’est pas besoin de mentionner ses sources. Comme !’a bien
vu Friedrich Solmsen, les mots « quoniam nosti » ven appellent pas 4 une
connaissance de la nature humaine, ils sont « une référence aux autorités
canoniques » : « nosti est le mot-clef qui indique de quelle facon la conversa-
tion doit étre menée. »* On peut supposer que l’affirmation « caritas patriae
sola est quae parentum iure vindicat affectum » se trouvait elle aussi dans le
De re publica’.
Augustin comprit sans mal lallusion ; sa réponse nous permet d’en
identifier exactement lorigine. II dit d’abord sa joie que Nectarius, dont les
« membres » « sont déja saisis par le froid de la vieillesse », ne se contente pas
de « retenir par [sa] mémoire » (memoriter tenere), mais qu il « montre » aussi
« par sa vie et par ses moeurs que, pour les hommes de bien, il n’existe aucune
mesure ni aucun terme au dévouement envers la partie »’ ; puis il renvoie
explicitement son correspondant a sa propre source :
« Regarde un peu ces mémes livres de La République, ot tu ves abreuvé de
cette volonté d’un citoyen passionné qu'il n’existe aucune mesure ni aucun terme
au dévouement envers la partie (quod nullus sit patriae consulendi modus aut finis
bonis). »®

Aprés cet exorde cicéronien, Nectarius en vient 4 l’objet méme de sa


démarche, a savoir |’affaire de Calama. II fait part 4 son correspondant de

1. Phil. VII, 6.
2. Le texte figure parmi les testimonia ad libros de re publica de \édition Powell (test. 21,
p- 370) (avec Ep. 91, 1-3).
3. E Solmsen, « Neglected Evidence for Cicero's De re publica », Museum Helveticum,
13, 1956, p. 38-53, p. 40. On remarque une seconde occurrence de nosti dans la seconde
lettre de Nectarius (Ep. 103, 3).
4. De fait, le prologue du livre I fait allusion a I’« amour de la patrie » (Rep. I, pro.,
2 [B.] [= Non. 426, 8] [frg. non repris par Powell]) ;et dans le ae Paul-Emile dit a
Scipion : « Cultive la justice et la piéte : sib sont importants (magna) a ’égard des parents et
des proches, ils sont de la plus grande importance (maxima) a l’égard de la patrie » (Rep. VI,
20 [16 Z.]). A propos de « caritas patriae », Solmsen renvoie a De off: 1, 57 ; III, 95 ; Tusc. I,
90 ; Defin. Ill, 64.
5: pF 101.
6. rs 91, 3. Il est difficile de savoir de quelle partie de I’ceuvre est extraite cette cita-
tion et si cette parole était dite par un personnage du dialogue ou par Cicéron lui-méme. Le
fragment est placé par Ziegler en IV, 7, 7 (en raison de la suite immediate du texte d’Augustin,
qui porte sur les bonnes meeurs). Mais M. Berzins (op. cit., p. 14 sq.) considére qu il doit
étre placé dans le préambule du livre I, suivi par E. Heck (op. cit., * 144). Dans lédition
Bréguet, Ep. 91, 3 devient le premier fragment de ce préambule (et I’eloge des bonnes moeurs
[IV, 7, 7 Z.] apparait en IV, 6, 6 B.). Selon K. Biichner, la citation cadre avec le préambule du
livre I, mais Cicéron a pu reprendre la phrase en exergue du livre IV (M. Tullius De re publica,
Heidelberg, Carl Winter, 1984, p. 370).Enfin, J. Powell place Ep. 91, 1-3 parmi les fragmenta
dubia, 11 (p. 153).
526 Emmanuel Bermon

sa crainte de «la rigueur du droit public » et lui demande, pour le cas ou


l’« affaire » serait portée devant la justice, d’intervenir en faveur des habitants
de Calama, pour que les innocents soient épargnés et que les chatiments
excluent les supplices.

La cité céleste et la cité terrestre selon Augustin (Ep. 91)

Augustin approuve chaudement l’idée qu'il « n’existe aucune mesure ni


aucun terme au dévouement envers la patrie » « parce quil croit qu'elle se
traduit facilement en des termes chrétiens »’. Il écrit en effet :

« De ce fait, nous voudrions aussi avoir quelqu’'un comme toi comme citoyen
d'une certaine patrie d’en haut (supernae cuiusdam patriae), pour laquelle un saint
amour nous fait nous exposer, dans la faible mesure qui est la nétre, a des dangers
et 4 des épreuves au milieu de ceux pour lesquels nous nous dévouons afin qu’ils
puissent la gagner, de sorte que tu estimes qu'il n’existe aucune mesure ni aucun
terme au dévouement pour la petite portion (portiuncula) <de cette patrie> qui est
en pélerinage sur cette terre, rendu d’autant meilleur que tu tacquitterais d’abord
des devoirs qui sont dus 4 une meilleure cité (He 11, 16), dans la paix éternelle de
laquelle ta joie ne trouvera aucun terme (fimem), aprés n’'avoir mis aucun terme a
ton dévouement dans les épreuves auxquelles tu tes, pour un temps, exposé pour
elle. Mais en attendant que cela arrive (...) pardonne-nous d’attrister, 4 cause de
notre patrie que nous voulons ne jamais abandonner, ta patrie que tu veux laisser
florissante. »?

Cette phrase trés travaillée stylistiquement suit la forme d'une varia-


tion sur le theme cicéronien du dévouement sans limites pour la patrie. Elle
reprend d’autre part le motif des « fleurs », qui sera désormais longuement
développé*. Pour le fond, elle montre comment Augustin tire parti d’un
pressentiment que son correspondant faisait transparaitre dans sa lettre : en
liant ses devoirs 4 ’imminence de la mort, « Nectarius comprend que l’idéal
civique a une dimension transcendante qui inclut l’au-dela. »* Augustin
porte explicitement la discussion sur ce plan. Evoquant une « certaine cité
d’en haut » (supernae cuiusdam patriae), il oppose deux patries : patriam nos-
tram, patriam tuam. Cette lettre qui précéde de quelques années la rédaction
de la Cité de Dieu ne formule pourtant pas explicitement le « modéle des
deux cités »°, Nectarius sera plutét exhorté a gagner la « patrie d’en haut » en
aimant sa propre patrie®.

1. G. O'Daly, Augustine’ City of God, p. 25.


7 dalled. be ne
3. La fin du seas enpeant est clairement marquée en Ep. 91, 6 (« J’ai dit cela parce que
tu as écrit... que tu voulais laisser ta patrie florissante »). Léchange se conclut sur un rappel
de ce méme motif (cf. Ep. 104, 17).
4. G. O'Daly, Augustine’ City of God, p. 24.
5. Cf. G. O'Daly, Augustine’ City of God, p. 25.
6. Cf. Ep. 104.
Le Songe de Scipion dans la correspondance 527

Pour lors cependant, Augustin évoque les « fleurs » qui poussent dans
la patrie de Nectarius et qui ne produisent que des épines'. Il en veut pour
preuve le témoignage du De re publica de Cicéron, qui nourrit le patrio-
tisme de Nectarius. Ces livres ne font-ils pas l’éloge des vertus qui rendent
vraiment florissante une cité ?
« Regarde-les, je ten prie, et vois par quelles louanges la sobriété et la conti-
nence y sont célébrées, et, en ce qui concerne le lien conjugal, la fidélité et les
meeurs chastes, honnétes et probes? ; c’est lorsque la cité y puise ses forces que l’on
peut vraiment dire qu'elle est Horissante. Or ces mceurs sont enseignées et apprises
dans les églises qui se développent partout dans le monde, comme dans de saintes
salles de cours pour les peuples, et surtout la piété, par laquelle le Dieu vrai et
vérace est adoré, lui qui, non seulement nous ordonne d’entreprendre, mais encore
nous donne de mener a bien tout ce par quoi l’esprit humain est édifié et rendu
apte a entrer dans la société de Dieu pour habiter une cité éternelle et céleste. »°

Comme l’écrit Gerard O’Daly :« Les valeurs morales dont Cicéron s'est
fait l’avocat sont réalisées dans lEglise, et elles préparent ceux qui vivent
conformément 4 elles 4 atteindre, avec l’aide de Dieu, “un lieu dans la cité
éternelle et céleste”. »* Dans sa réponse, Nectarius saura tirer parti de la men-
tion d'un tel « lieu ».
Augustin mobilise ensuite, 4 l’appui de son opposition au culte paien,
la critique de Cicéron, au livre IV du De re publica, 4 Yencontre de limmo-
ralité des dieux et du théatre romains, dans des termes qui anticipent cette
fois la polémique de la Cité de Dieu. On peut y voir une remarquable appli-
cation de sa méthode de rétorsion, qui consiste a utiliser contre les « paiens
traditionalistes » un de leurs héros. Le témoignage des participants du De re
publica permet de condamner sans appel la « théologie civile » des paiens. En
effet, ces « hommes trés savants (illi doctissimi viri) » « proposaient d’imiter
les hommes quiils jugeaient remarquables et dignes de louanges plutét que
leurs propres dieux, pour former le caractére de la jeunesse »>,
Dans cette diatribe (due au fait que les événements de Calama tiraient
leur origine d'une manifestation religieuse), Augustin établit un lien trés net
entre la religion et les moeurs. Le culte et la piété envers le vrai Dieu produi-
sent les bonnes meceurs, tandis que la « théologie civile » des paiens produit
linconduite. Bien qu Augustin ne le dise pas ici, une telle liaison est conforme
4 la fameuse analogie formulée par Lélius, dans le troisiéme livre du De re

es Lee
. Rep. IV, 7,7 Z.; IV, 6, 6 B.; frg. 21, Powell, p. 370.
: ng Sule 2%
. G. O'Daly, Augustine’ City of God, p. 25. p
No
Oo
WX . Ep. 91, 4. On lit un peu plus loin : « Lis dans les mémes livres <de La République> et
songe avec quelle sagesse il est montré que les intrigues et les actions des comédies n’auraient
pas été accueillies avec faveur si elles n'avaient été en accord avec les mceurs de ceux qui les
accueillaient » (Ep. 91, 4). Ce texte peut etre rapproché de De civ. Dei Il, 9: « Les comédies
nauraient jamais réussi a faire applaudir au théatre leurs scenes scandaleuses si le genre de
vie en usage ne l’avait pas rendu possible » (= Rep. IV, 10, 11 Dee hV (AO MOIB a5 TVG; 20a
Powell, p. 122). Sur le méme théme, cf. aussi De civ. Dei, II, 14.
528 Emmanuel Bermon

publica, en réponse a la mise en cause par Philus de Pimpeérialisme romain.


« Ne voyons-nous pas », demande Lélius, « que la nature elle-méme a donné la
domination a ce qui est le meilleur, dans l’intérét de ceux qui sont inférieurs ?
Pourquoi donc Dieu commande-t-il 4 homme, l’4me au corps, la raison au
désir, 4 la colére et aux autres parties de l’4me qui sont entachées de vices ? »'.
Aux yeux d’Augustin, c’est en se soumettant a Dieu que l'homme peut régner
par sa raison sur ses passions. On sait quel parti Augustin tirera de l’analogie de
Lélius, dans le livre XIX du De civitate Dei, pour montrer qu'il ny eut jamais de
République romaine et pour opposer a la prétendue République des Romains
celle « dont le fondateur et le dirigeant (conditor rectorque) est le Christ »’.
Dans sa correspondance avec Nectarius, Augustin ne cherche toutefois
pas 4 polémiquer de cette fagon. I] demande aux habitants de Calama qu ils
se convertissent aux vertus que Cicéron prénait. Abordant enfin les ques-
tions matérielles, il dit sa volonté de trouver un compromis qui, sans accabler
la cité, permette de ne pas la laisser impunie et assure qu'il veillera personnel-
lement 4 ce que les coupables aient la vie sauve.

Lidentification de la « cité céleste » d'Augustin et de la « maison éternelle » du


Songe de Scipion (Nectarius, Ep. 103)

Aprés un silence « diplomatique » de huit mois, Nectarius adressa une


seconde lettre 4 Augustin’. Il entendait plaider cette fois pour l’allégement
des condamnations pécuniaires qui avaient frappé les responsables des événe-
ments de l'année précédente. La figure et la pensée de Cicéron sont derechef
invoquées d’emblée par Nectarius, en vue de trouver un terrain d’entente
avec Augustin.

« Cicero redivivus »

Nectarius présente d’abord Augustin comme un « Cicero redivivus » :


« Quand j’ai regu les lettres de ton éminence, par lesquelles tu as détruit le
culte des idoles et les cérémonies des temples, il m’a semblé entendre la voix
d’un philosophe ; non pas la voix de celui qui, 4 ce que l’on dit, était assis par
terre dans quelque coin obscur du lycée de I’Académie (in Academiae licaeo*)
et qui, la téte penchée, posait son front sur ses genoux repliés ; plongé dans

1. Rep. Il, 21, p. 106 (24, 36 Z.; II, 28, 39, frg. 1 B.) (= Cont. Tul. IV, 12, 61). Cf. aussi
Repl, 22 (25537, 2). (=) De Gio XU 21):
2.0De civeDeMeoile
3. Ce long délai ipa sgsans doute par le fait que « le 16 juin et le 13 octobre 408,
les évéques d’Afrique demandeérent a lempereur des lois plus sévéres et un renforcement plus
efficace des lois contre les paiens et contre les donatistes regis carth. can. 106). Le 15 janvier
409, Honorius promulgua un autre édit garantissant la protection des Eglises chrétiennes
et de leurs évéques » (R. Dodaro, « Eglise et Etat », p. 521-522). Nectarius attendait, semble-
t-il, de voir quelle serait Pissue de la requéte des évéques.
4. « Lycaeum » a ici le sens de « gymnase » (cf. par ex. Cicéron, De Div. 1, 8).
Le Songe de Scipion dans la correspondance 529
une profonde méditation, et dépourvu de toute doctrine propre, il s’oppose
a toutes les théses remarquables que d’autres ont inventées en chicanant
(calumniator), et il accuse tout ce qui a été soutenu de facon remarquable,
sans défendre aucune thése qui vienne de lui ; non, entigrement réveillé par
ta parole, Marcus Tullius, ancien consul, est apparu sous mes yeux. »! L éloge
de Cicéron se poursuit par une belle hypotypose : rejetant les plis de sa toge,
au moment de son arrivée en Gréce, pour s’en faire un pallium grec, Villustre
orateur cause la stupéfaction parmi les écoles grecques.
Mais c'est surtout au sujet de la patrie céleste mentionnée par Augustin
que Nectarius tient a signifier son accord, en faisant clairement allusion a
la vie céleste des hommes d’Etat méritants qui est décrite dans le Songe de
Scipion’.

Lenseignement du Songe

Ce passage, considéré a juste titre comme un témoin du De re publica’,


est trés riche. II convient de le citer intégralement avant de le commenter :

« Lors donc que tu nous ramenais (compelleres)’ au culte et a la religion du Dieu


suréminent (exsuperantissimi det), je tai écouté avec plaisir ; et lorsque tu nous per-
suadais de tourner nos regards vers la patrie céleste, jai acquiescé avec joie. Car
tu ne parlais pas, me semblait-il, de cette cité qu'une muraille enceint comme un
manége (quam muralis aliquis gyrus coercet), ni de celle quune conception (tractatus)
de certains philosophes’, en parlant de “cité du monde” (mundanam memorans),
déclare étre commune 4 tous ; tu parlais de celle que le grand Dieu (magnus deus)
et les Ames qui ont bien mérité de Lui habitent et occupent ; de celle que toutes
les lois cherchent a atteindre, par des voies et des chemins différents (diuersis uiis

1. Ep. 103, 1. Ce portrait est trop général pour qu’on puisse identifier un philosophe
ui serait particuliérement visé. On a pensé a Carnéade (cf. E. Heck, op. cit., p. 46), que la
ameuse ambassade 4 Rome de 155 pour défendre Athénes rendit célébre. L’épisode est rap-
porté par Cicéron en De rep. III, 6, 9 Z. (test. ad II], 7 Powell, p. 95) ; 12, 21 Z. (test. ad Kil,
8-9 Powell) ; 19, 29 Z. (III, 15 Powell). On note que Philus fait une allusion a la calumnia de
Carnéade (« ... ut Carneadi respondeatis qui saepe optimas causas ingeni calumnia ludificari
solet » [Rep. Ill, 5, 9 Z. = Non. p. 263, 8h). La calumnia est associée 4 Carnéade (cf. Acad.
prior. Il, 14) et plus généralement aux académiciens (cf. De nat. deor. Il, 20). Le portrait
pourrait cependant aussi bien s'appliquer a Arcésilas, qui choqua ses contemporains en se
défendant avec vigueur de faire preuve d’originalité (cf. C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches
sur les académiques et sur la philoso hie cicéronienne, Ecole francaise de Rome, 1992, p. 15-16).
Ce portrait-type du nouvel académicien par Nectarius montre moins «son ignorance des
hilosophes grecs » (Solmsen, p. 52) qu une forme de fierté d’étre romain. Lévocation qui
fuifait immédiatement suite prl’'arrivée de Cicéron en Gréce est peut-étre une « réponse »
romaine a l’ambassade de 155. Quoi qu'il en soit, Nectarius appréciait moins les Académiques
que La République ... crm
2. « Nectarius remarque que les arguments d’Augustin sont dignes de Cicéron et
il contrebalance les références a la patrie céleste en paraphrasant des passages du Songe de
Scipion » (F. Solmsen, op. cit., p. AQ. int 1h):
3. CF. Powell, test. adVI, 17 (13 Z.), p. 137.
4, « Compellere » connote l’idée de contrainte. Nectarius tient-il 4 signifier 4 son corres-
pondant que celui-ci est en position de force dans cet échange ?-
5. « Tractatus » est employé au singulier. Le terme ne désigne pas des livres de philo-
sophes, mais plutét un traitement philosophique de la notion.
530 Emmanuel Bermon

et tramitibus) ; de celle que nous ne parvenons pas 4 exprimer en parlant mais que
nous pouvons peut-étre trouver en pensant. Si donc cette cité doit étre recherchée et
aimée au premier chef, il ne faut toutefois pas, je pense, déserter la cause de celle ou
nous sommes nés et od nous avons été engendrés : c'est elle qui a répandu sur nous
cette lumiére pour notre usage, qui nous a nourris, éduqués ; et ce qui nous importe
particuliérement, dirai-je, c'est que des hommes trés savants rapportent qu apres la
mort du corps une demeure (domicilium) est préparée dans le Ciel pour les hommes
qui ont bien mérité de leur cité, de sorte qu'une promotion 4 celle den haut est
assurée 4 ces hommes qui ont bien mérité de leurs villes natales ; et ce sont surtout
ceux dont on enseigne qu’ils sauvérent leur patrie par leurs conseils ou par leurs
ceuvres qui habitent avec Dieu. »'

Dans cette déclaration, trois points doivent retenir l’attention : le « Dieu


suréminent » de Nectarius, les trois cités distinguées et la multiplicité des
chemins censés mener 3 la « cité céleste ». Chacun de ces trois traits caracté-
rise de facon précise la religion de Nectarius.

Les trois cités de Nectarius et les trois « maisons » de la République

Le plus frappant est l'identification opérée d’emblée par Nectarius entre


la « cité céleste » dont Augustin avait parlé et la « demeure » ou la « maison
éternelle » (aeterna domus) du Songe de Scipion’. Nectarius présente une ver-
sion trés épurée du Songe. Avec prudence, il ne dit rien du decorum gran-
diose de la Voie lactée’, ni non plus de la théologie astrale dont l’ceuvre est
imprégnée et qui pouvait indisposer son interlocuteur*. Cela dit, l’essentiel
de lenseignement du Songe, son skopos comme l’appelait Macrobe’, est sauf.
Il sagit de soutenir, pour reprendre les paroles mémes de |’Africain 4 Scipion,
que « devant les hommes qui ont bien mérité de la patrie souvre comme un
chemin pour entrer dans le ciel »°.

ee pel 2:
I, ye VI529 (23,2525).
3. CE Rep. VI, 20 (16 Z,).
4. Sur la position d’Augustin par rapport a la théologie astrale, cf. Serm. 241, 8, 8;
De haeres. 70. On connait les sarcasmes de Jér6me a |’endroit d’Aconia Fabia Paulina, parce
qu'elle avait déclaré que son défunt mari, Prétextat, était désormais « dans le palais lacté du
ciel » (Jéréme, Ep. 24, 3).
5. In somnium Scipionis, 1, 4, 1 (éd. M. Armisen-Marchetti). Cf. aussi Favonius Eulogius,
Disputatio in Somnium Scipionis, R. E. Van Weddingen (éd.), Bruxelles, 1957, p. 20: « Bide
meritis (...) lactei circuli lucida ac candens habitatio deberetur ».
6. Rep. V1, 30 (26 Z.). Laffirmation est déja exprimée en Rep. V1, 17 (13 Z.). Selon
A. Ronconi, le Songe suivrait une composition en ak autour de cette thése. Dans une telle
composition, ot les idées sont présentées symétriquement autour d’un noyau central, on aurait
la séquence suivante : A. Veille (§ 9) ; B. Le réve (9) 3 C. Apparition (10) ; D. Révélation (11) ;
E. Eloge (12) ; E Exhortation (13) ; E’. Terre et ciel (14-21) ; D’. Mépris des choses célestes
(22-25 ; C’. Lame et le corps (26-29) ; B’. Disparition (29) ; A’. Réveil (29) (Somnium
Scipionis, Firenze, Le Monnier, 1961, p. 36-37) (voir la disposition typogra hique adoptée
par P. MacKendrick, in 7he Philosophical Books of Cicero, London, Duckworth, 1989, p. 55).
Bien que ce cercle ne soit pas trés rond, ’hypothése rend compte du fait que exhortation de
PAfricain en VI, 30 (26 Z.) est le theme essentiel du Songe. 4
Le Songe de Scipion dans la correspondance 551

Le rapprochement hardi qu'il opére avec la cité céleste d’Augustin conduit


a se demander quelle conception exacte Nectarius a du « ciel ». Comme on
va le voir, cette conception est tributaire d’une élaboration philosophique
et théologique multiséculaire, & laquelle le platonisme a contribué de facon
décisive, et dont Augustin a lui aussi hérité. Ainsi s explique le fait que les
deux correspondants soient d’accord, pour l’essentiel, quant a I’existence
d'un séjour céleste ou: se rendent les Ames vertueuses. Leur différend portera
sur le chemin qui y méne.
Nectarius distingue donc trois cités : la cité humaine, la cité du monde
et la cité céleste. Ce faisant, il tire parti du De re publica de Cicéron avec une
grande habileté.
Au début du dialogue, on sen souvient, la conversation s engage entre
Tubéron et Scipion a propos du parhélie qui a été annoncé au Sénat!. Aprés
avoir été invité par son interlocuteur a rechercher l’explication de ce phéno-
mene, Scipion « regrette trés courtoisement l’absence de Panétius, passionné
par ces problémes de physique, et nen exprime pas moins une divergence
de fond avec le stoicien, auquel il reproche un dogmatisme excessif sur les
questions concernant la nature. Lui-méme se réclame d'une autre tradition,
celle de Socrate, qui avait renoncé a ce genre de recherches parce qu il pensait
qu elles dépassaient |’entendement ou quelles ne concernaient l’>homme en
rien »*. On connait la célébre afirmation des Tusculanes :

« Socrate, le premier, rappela la philosophie du ciel, la situa dans les cités, l’intro-
duisit méme dans les maisons (domos) et lobligea 4 chercher au sujet de la vie, des
mceurs et des choses bonnes et mauvaises. »?

Larrivée de Philus interrompt la discussion‘. Invité 4 donner son avis sur


le phénoméne du double soleil, il dit son souhait que le sujet soit traité de
facon assez approfondie. Lélius arrive 4 son tour et s’étonne du choix d’un
tel sujet :

« Avons-nous déja tiré au clair tout ce qui concerne nos maisons (domos nostras)
: : ; -
et notre République, puisque nous demandons ce qui se passe dans le ciel ? »

Philus répond alors que Punivers tout entier est notre maison :

« Cette maison rest pas celle qu enferment nos murs, mais bien ce monde tout
entier que les dieux nous ont donné comme demeure et comme patrie, pour que
nous |’ayons en commun avec eux. » 6

Rep. I, 10, 15.


C. Lévy, Cicero Academicus, p. 114.
Tusc. V, 4, 10.
Rep. I, 11, 17.
Rep. I, 13, 19.
CNS
ee Rep. I, 13, 19.
$32 Emmanuel Bermon

Deux maisons sont donc distinguées. La premiére est la maisonnée, a


laquelle il fallait circonscrire son examen, de l’avis de Socrate. La seconde est
une patrie, « la patrie du monde ». Le lecteur « inspire ici une bouffée de stoi-
cisme »!. Est-ce cependant aprés cette maison que Scipion aspire ? En fait,
le Songe fait apparaitre une troisiéme « maison ». Le « lieu » ot sont admises
les ames des hommes illustres est en effet appelé anc sedem et aeternam
domum. La véritable « maison » de l’Ame, c'est cette « maison éternelle »,
comme l’exprime plus loin le possessif de domum suam’. Celle-ci n'est pas
la « cité du monde » des stoiciens. Elle est le « lieu » 4 partir duquel Scipion
est invité A contempler tout l’'univers*. Telle est du moins la fagon dont
Nectarius se représente ce « séjour céleste ». Il le distingue explicitement de la
cité de pierre, enceinte comme un « manége » (gyrus, un terme assez rare que
Scipion lui-méme utilisait, au dire de Panétius’), et d’autre part de la « cité
du monde ». Nectarius comprend que le séjour éternel dont parle Cicéron,
et Augustin aprés lui, n’est pas « du monde » mais qu’il est « transcendant au
monde », comme le Dieu qui l’habite.

Le Dieu de Nectarius

Lexpression de « Deus exsuperantissimus »° signe la profession de foi


d'un paien hénothéiste. Une enquéte lexicographique s impose ici. Elle est
d’autant plus aisée que le terme est trés rare.
Selon Frantz Cumont, qui lui a consacré la premiére monographie, le
terme d’exsuperantissimus se rattacherait 4 un courant de pensée d'origine
syrienne. II s'appliquait primitivement a Ba’al samin, le « Seigneur du Ciel »
sémitique, établi sur les hauteurs les plus hautes du monde’ ; « c’est ce qu’on
entendit exprimer par le nom de Trés-Haut (Hypsistos) quon appliqua aussi
bien aux Baals syriens qu’a Jéhovah. »® « Les Latins traduisirent le nom de cet
Flypsistos par Iupiter summus exsuperantissimus pour montrer sa prééminence
sur tous les étres divins »°. Une nouvelle eschatologie, liée une telle « urano-
graphie », devait elle aussi simposer. Divers cultes, « imprégnés d’astrologie,

1. J. Powell, « Second Thoughts on the Dream of Scipio », p. 19. Cf. De Leg. I, 7, 23;
De nat. deor. I, 62, 154; De fin. III, 19, 64. Cf. aussi J. E. G. Zetzel, Cicero, De Re Publica
(selections), Cambridge, Cambridge University Press, 1995, ad loc.
2. (Repay DZO(QSs 2. Z.)s
3a Rep. Vi 3326; 29:2).
4, ig VI, 20 (16, 16 Z.).
5. Ct. De Off I, 26, 90). « The greek giiros was taken over into Latin originally as a term
for the “circular course on which horses were trained” » (A. Dyck, A Commentary on Cicero,
De officiis, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 233).
6. Elle est jointe A celles de « magnus Deus » (Ep. 103, 2) et de « summus Deus »
(Ep. 103, 4).
7. EK Cumont, « Jupiter summus exsuperantissimus », Archiv fiir Religi ;
1906, p. 323-336, p. 39. : aan eS HO dr
8. E Cumont, Les Religions orientales dans le paganisme romain, Paris, Librairie orienta-
liste Paul Geuthner, 1929 (4° éd.), p. 119. Cumont ne précise pas qui est ce « on »,
9. FE Cumont, op. cit., p. 119.
Le Songe de Scipion dans la correspondance 533

répandirent la croyance que les ames des fidéles qui avaient vécu pieusement
s élevaient jusqu'aux sommets des cieux, ot une apothéose les rendait sem-
blables aux dieux lumineux »'. Selon Cumont, toujours, « le premier exposé
qui soit fait 4 Rome de ce systeme se trouve dans le Songe de Scipion (c. 3) ;
il est tout imprégné de mysticisme et d’astrolatrie »*. Cette doctrine devait
détréner peu a peu sous ’Empire toutes les autres, si bien que « lesprit reli-
gieux et mystique de l’orient s était peu 4 peu imposé A la société entiére »,
et quil « avait préparé tous les peuples a se réunir dans le sein d'une Eglise
universelle »°.
Cumont se vit reprocher une « tendance a retrouver |’Orient partout »4,
en dépit du caractére novateur et de l’érudition de ses travaux. D’autres
auteurs adopteérent aprés lui une approche différenciatrice du phénoméne
religieux en question.
Selon C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, qui lui ont consacré une belle
étude’, le « Dieu Trés Haut » a clairement plusieurs origines®. Le terme de
« Zeus Hypsistos » est d’abord né en Gréce’. I] apparait notamment dans
la poésie et chez les tragiques, ol Zeus est dit tiprotoc, taxeptatoc et
mavumeptatos. « Ces adjectifs dénotent Zeus en tant que chef des dieux
et des hommes. »’ Comme tel, ce dieu a souvent des sanctuaires dans des
montagnes et l’on se référe a lui en tant qu'il est le dieu du Ciel. Suivant une
acception plus imprécise, « Zeus Hypsistos » et « Theos Hypsistos » étaient
tous deux utilisés en Syrie pour décrire les Baals locaux d'une région donnée,
des dieux des montagnes, pour la plupart d’entre eux’.
Un usage particulier a considérablement retenu |’attention : « Hypsistos »
était un terme commun dans les livres canoniques tardifs de l’Ancien
Testament et dans les écrits du judaisme hellénistique pour se référer au Dieu
des Juifs. Le culte adressé dans le Bosphore au « Theos Hypsistos » fut une
émanation du judaisme, dans laquelle les juifs hellénisés et les gentils qui
judaisaient trouvérent un terrain commun"®. Un tel contexte religieux a été

1. E Cumont, ibid., p. 117.


2. E Cumont, ibid., p. 117, n. 91.
3. E Cumont, ibid., p. 194.
4. P Batiffol, La Paix constantinienne et le Catholicisme, Paris, 1929 (4° éd. entiérement
revue), p. 192, n. 4.
5. Cf. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, « The Gild of Zeus Hypsistos », The Harvard
Theological Review, 29/1, 1936, p. 39-88; voir aussi la tres substantielle monographie
de S. Mitchell, « The Cult of Zheos Hypsistos between Pagans, Jews, and Christians », in
P. Athanassiadi et M. Frede (eds.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Oxford, Clarendon
Press, 1999, p. 81-148.
6. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, op. cit., p. 67.
7. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, ibid., p. 60.
8. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, ibid., p. 60.
9. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, ibid., p. 62. .
10. Selon S. Mitchell, le culte des Hypsistariens avait primitivement des racines locales,
attestant ainsi « la prédisposition parmi les paiens des deuxiéme et troisi¢éme siécles apres
J.-C. a adorer une divinite unique, éloignée et abstraite au lieu des formes anthropomorphi-
ques du paganisme conventionnel » (« The Cult of Theos Hypsistos between Pagans, Jews, and
Christians », p. 92 sq.; p. 125 q.).
534 Emmanuel Bermon

comparé au terreau dans lequel lislam prit racine’. « En fait », comme l’écri-
vent Roberts, Skeat et Nock, « nous sommes sur une frontiére religieuse ys
« Hypsistos était un terme en usage, assez vague pour convenir a tout dieu
considéré comme I’étre supréme. »? On peut dés lors se poser la question
suivante : « explication “de la diffusion de ce terme” ne doit-elle pas étre
cherchée dans la tendance 4 concentrer les pouvoirs dans les mains d’une
seule déité, concue comme régnant au-dessus de tout du haut d’un lieu élevé
dans le ciel ? Si tel est le cas, l’épithéte est comparable a exsuperantissimus, a
cette différence prés qu'elle acquit un usage beaucoup plus large. »*
La « tendance » A « concentrer les pouvoirs dans les mains d’une seule
déité » fut A ’ceuvre dans le monde romain. On identifie assez nettement,
au temps des Antonins et des Sévéres, un syncrétisme qui tend a établir
une monarchie divine®. A cette époque, « les Romains ont cherché a hié-
rarchiser les dieux autour d’un dieu souverain, comme le Jupiter Capitolin,
protecteur de Rome »°. Ce mouvement est attesté, 4 partir du milieu du
1° siécle, par diverses inscriptions qui contiennent des dédicaces a Jupiter
« summus exuperantissimus »’ et par des monnaies au type de IOVI EXSUP.
«Il y a plus, car la personnalité de Jupiter Capitolin va s’éclipser », comme
le note Pierre Batiffol®, au profit d'une « divinité sans nom, qui réside au
plus haut du ciel »’. Cette éclipse est perceptible chez Apulée, qui participa
en ce sens, avec tous les philosophes médio-platoniciens, a la « tendance »
que nous avons évoquée, a « concentrer les pouvoirs dans les mains d’une
seule déité, congue comme régnant au-dessus de tout ». En se référant a
Platon, le médio-platonisme apporta des fondements théoriques rigoureux
4 l’hénothéisme.
Apulée, le philosophe africain de Madaure, est la source de Nectarius.
Hormis la lettre de Nectarius 4 Augustin, le terme d’exsuperantissimus ap-
parait que dans le « corpus apuléen »'°. Ses trois occurrences! révélent que le
deus exsuperantissimus est le dieu du Timée, « pére et fabriquant de l’univers ».

1. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, ibid., p. 65; P. Athanassiadi et M. Frede, op. cit.,


« Introduction », p. 3.
2. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, ibid., p. 65.
3. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, ibid., p. 66.
4. C. Roberts, T. Skeat et A. Nock, ibid., p. 67-68 (ot les auteurs se réferent 4 Nectarius).
5. Cf. J. Beaujeu, La Politique religieuse des Antonins, Paris, 1955, p. 388 ; P. Batiffol,
op. cit., p. 188-200 (« Excursus B : Summus deus »).
6. P. Batiffol, op. cit., p. 191.
7. cit V1, 416, 784, 948. Ces inscriptions sont analysées par F. Cumont dans « Jupiter
summus exsuperantissimus ».
8. P. Batiffol, zbid., p. 193.
9. P. Batiffol, ibid., p. 192, n. 6.
10. Cf. N. Méthy, « Deus exsuperantissimus, une divinité nouvelle ? A propos de quelques
passages d’Apul€ée », L’Antiquité classique, 68, 1999, p. 99-117, p. 104. On note u Augustin
reprend piers d’« exsuperantissimus deus » dans sa seconde lettre (Ep. 104, 10), bien
quil ne l'utilise jamais ailleurs. Mais Augustin n'est jamais difficile sur les questions de mots.
P. Batiffol « note » « - summus a été adopté par la langue chrétienne, et que exsuperantissi-
mus ne l’a pas été » (ibid., p. 192, n. 4).
11. De Plat. 12, 205 ; De mund. 27, 350 ; 31, 360.
Le Songe de Scipion dans la correspondance 535
Tenu pour ineffable, il est identifié au « Roi » (basileus) de la seconde Lettre
de Platon et situé dans le « lieu supracéleste » décrit par le mythe du Phédre.
Reprenant l’idée du Timée selon laquelle ce monde « a été engendré par
la providence d’un dieu »', Apulée déclare, dans le traité sur Platon et sa
doctrine, que « la premiére providence appartient au plus grand des dieux,
qui est suréminent » (summi exsuperantissimique deorum omnium)?. Ce Dieu
supréme (summus), qui est « le pére et l’architecte de ce monde divin » est
« transcendant au monde » (ultramundanus).
Lattribut d’ultramundanus est remarquable. II est la traduction latine
d’bepovpavios, qui apparait dans le Phédre’, appliqué au lieu extérieur a la
sphére céleste oti accédent les Ames immortelles, a la suite de Zeus, « le grand
roi des régions célestes »°, pour contempler les intelligibles :

« Quand les ames atteignent le sommet, elles s’avancent au-dehors, se dressent


sur le dos de la votite céleste, et 1a, debout, se laissant emporter par la révolution
circulaire, contemplent les réalités qui sont en dehors du ciel. Cet espace qui s’étend
au-dela du ciel (tOv dé UEPOVEAVLOV TOMOV) n’a encore jamais été chanté par
aucun poéte d’ici-bas, et ne sera jamais chanté d’une maniére digne de lui. »°

Apulée se référe a ce passage du Phédre dans son Apologie :

« [La philosophie de Platon] a exploré des régions supérieures au ciel méme et


sest arrétée sur la surface extérieure de P'univers. Maximus sait que je dis vrai, lui
qui a lu (/egit) avec attention, dans le Phédre, tov Wrepovedviov tonov <le “lieu
supracéleste”> »’.

Maximus sait aussi qui est appelé Baotdevc®. Dans le traité sur le Monde,
univers est concu, en référence a ce basileus, comme une « monarchie » régie
par « le dieu supréme et suréminent »”. Ce dieu « ordonne que l’ensemble de
la machine brillante et illuminée par les astres soit mis en branle »'°. C'est par
la qu'il peut étre connu de nous, lorsque notre intelligence prend en consi-
dération « les traces des ceuvres divines (divinorum operum uestigiis) »''. En
bref, dans une telle perspective, « Caeli enarrant ... », pour reprendre le céle-
bre verset biblique (Ps 18) qui a donné son titre a la monographie d’Arthur

Timée 30 b-c ; 73 a.
De Plat. 12, 205.
De Plat. 11, 204.
Phédre, 247 c.
Phédre, 246 e.
Phédre, 247 b-c.
Apol. 64 (éd. P. Vallette, Les Belles Lettres, 1971).
Cf. [Platon], Zp. Il, 312 e.
0NDR
. Apulée, De mundo, 27, § 350 (éd. J. Beaujeu, 1973).
10. De mund. 30, § 357.
11. De mund. 31, § 360.
536 Emmanuel Bermon

Stanley Pease sur ’utilisation en théologie de argument finaliste, de Platon


4 Augustin en passant par |’Epitre aux Romains'.
Un dernier extrait du De Platone confirme |identité du Dieu de Nectarius.
Dieu est dit « céleste, innommé, ineffable ». Apulée cite le Timée :

«Il est difficile de découvrir sa nature et, si on l’a découverte, impossible de la


révéler au grand nombre. Voici les termes de Platon : Oedv evpety te EOyOV, EVOOVTA
TE eb¢ MOALOUS expéperv GSUVvatov [d’aprés Tim. 28 c] »*.

Cette phrase « est peut-étre la plus célebre du dialogue »*. Dans son
étude sur le « Theos agnésthos », Norden écrivit qu'on remplirait des pages
avec les citations qui en furent faites‘. De fait, elle devait étre reprise par
Fulvius Nobilior’, par Cicéron® et par les auteurs médio-platoniciens’ et les
apologétes chrétiens*®, qui s'accordaient a reconnaitre Pexistence d’un Dieu
ineffable, pére de toutes choses, dont on reconnait la providence a ses ceuvres.
C’est précisément cette phrase du Timée que Nectarius applique a la cité
céleste ou sont accueillis les hommes qui ont bien mérité de leur patrie.
Les traits essentiels du « Dieu suréminent » sont donc appliqués a la patrie
céleste : celle-ci est « céleste », en entendant par 1a qurelle est « transcendante
au monde » puisquelle ne se confond pas avec lui, et, s'atteignant par la
pensée seulement, elle demeure ineffable.

1. A. S. Pease, « Caeli Enarrant », Harvard Theological Review, 34/3, 1941, p. 163-200.


2. De plat. 1, 5. Platon écrit en fait : tov wev obv MouTHY Kal Tatépa TobdSe Tod MavTds
evoetv te Eoyov, Kal ebodvta cic MaVTaS GdUvatov A€yetv.
3. R. B. Rutherford, The Art of Plato, London, Duckworth, 1995, p. 292.
4. Norden, Agnéstos theos, Untersuchungen zur Formengeschichte religiéser Rede, Leipzig,
1913, p. 84.
3. CE Lydus, De ostentis, 16. Sur ce texte, voir P. Boyancé, « Fulvius Nobilior et le Dieu
ineffable », Revue de philologie, de littérature et d'histoire anciennes, 29, 1955, p. 172-192,
repris dans Etudes sur la religion a Rome, Ecole francaise de Rome, 1972.
6. Dans la traduction du 7imée par Cicéron, on lit : « Atque illum quidem quasi paren-
tem huius universitatis invenire difficile, et cum iam invenerit indicare in vulgus nefas » (éd.
Plasberg, Teubner, fasc. 46, 2, p. 156, 13-15). On trouve une version différente de ce passage
en De a deor.1, 12, 30 (« ... Platonis... qui in Timaeo patrem huius mundi nominari neget
posse »).
7. Cf. Plutarque (De sera num. uind. 549f ;558d) ; Albinus (Epit. 27, 1) (éd. P. Louis,
Paris, 1945, p. 139) ; Maxime de Tyr (Philosophoumena, Berlin/New York, 1995, 11 [= XVII
Duebner]) ;Numénius (frg. 20 Des Places, Paris, 1973) ; Celse (ap. Origéne, Cont. Cels.
VII, 42 [sc 150, p. 110-112]), etc. Sur ces références, cf. P. Boyancé, « Fulvius Nobilior »,
p. 245-246, qui précise que pour toute cette catégorie de textes, « il est vraiment impossible de
croire 4 l’origine orientale et 4 influence sémitique » ; A.-]. Festugiére, La Révélation d’Hermées
Trismégiste, Paris, Les Belles Lettres, 1954, IV, p. 94 ; 103 (et en général, p- 92-140).
8. Cf. Athénagore, Leg. IV, 1-2 (éd. Schoedel, Oxford, 1972, p- 8-10) ; Origéne, Cont.
Cels. I, 10 (sc 132, p. 102) ; Clément d’Alexandrie, Strom. V, 12, 1 (SC 278, |2byal 74
Eustbe, Praep. ev. XI, 29, 4 (sc 292, p. 200). Sur l'appropriation de la théologie platoni-
cienne par les Apologétes, cf. J. Daniélou, Message évangélique et culture hellénistique aux If et
uF siécles, Tournai, Desclée, — IV, p. 103-122 (« Platon dans le moyen-Platonisme chré-
tien ») ; C. Ando, « Pagan Apologetics and Christian Intolerance in the Ages of Themistius
and Augustine », Journal ofEarly Christian Studies, 4/2, 1996, p. 171-207, sp. p. 182-187
(« IL. Borrowing the Platonists’ ineffable deity »).
Le Songe de Scipion dans la correspondance oa7.
La pluralité des voies de salut

Enfin, en affirmant que la patrie céleste dont Augustin a parlé est la cité
ineffable « que toutes les lois cherchent 2 atteindre, par des voies et des che-
mins différents », Nectarius entend produire une justification discréte mais
forte du paganisme. La thése d’une pluralité de « voies » possibles pour assu-
rer son salut doit étre rapidement située dans son contexte historique.
Comme Henry Chadwick I’a rappelé, « dans l'Est de la Gréce, dans les
années 360, Thémistius avait défendu l’idée que la diversité des cultes et des
croyances est un témoignage en faveur du mystére transcendant de Dieu,
au-dela de l’intelligence, qui seul est un objet approprié d’adoration, si nous
avons d’abord reconnu combien il est inconnaissable. Thémistius fit de cet
argument le fondement d’une politique de tolérance en matiére de religion »'.
Dans le fameux « Discours V », prononcé en 364, six mois aprés la mort de
empereur Julien’, Thémistius affirme que « la voie » qui méne 4 Dieu « rest
pas unique » et que « |’émulation et l’ardeur nous viennent uniquement du
fait que nous nempruntons pas tous la méme voie. »?
Une telle attitude fut reprise par Symmaque, comme on le sait, lorsquil
plaida en 384 pour la restauration de l’autel de la Victoire au Sénat. « Comme
Thémistius, Symmaque fonde en partie son appel a la tolérance religieuse sur
Pidentité possible entre lobjet des cultes chrétiens et paiens — une identité
rendue possible 4 cause du caractére inconnaissable du Dieu supréme. »* On
lit dans la troisiéme Relatio :

« Nous demandons qu'on laisse en paix nos dieux nationaux, nos dieux indigé-
tes. Ce que tous les hommes adorent, il est juste de penser qu'il est unique. Nous
contemplons tous les mémes astres, le ciel nous est commun a tous, le méme uni-
vers nous entoure : quimporte la sagesse (prudentia) par laquelle chacun cherche la
vérité ? Un seul chemin ne suffht pas pour accéder a un si grand secret (uno itinere
non potest veniri ad tam grande secretum). »°

1. H. Chadwick, « Augustine on Pagans and Christians : Reflexions on Religious and


Social Change », in D. Beales et G. Best ial. History, Society and the Churches: Essays in Honor
of Owen Chadwick, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 9-27, repris in J. Dunn
et I. Harris (eds.), Augustine Il, Cheltenham/Lyme, Edward Elgar Publishing Limited, 1997,
p. 208-209. Thémistius servit les empereurs chrétiens de Constance II 4 Théodose 1, pendant
presque quarante ans. Trente-quatre discours de lui subsistent (Orationes, éd. H. Schenkl and
G. Downey, Leipzig, Teubner, 1965-74). Sur la politique religieuse menée par Thémistius,
cf. G. Dagron, « LEmpire romain d’Orient au 1v° siécle et les traditions politiques de l’hel-
lénisme. Le témoignage de Thémistios », Travaux et mémoires, 3, 1968, p. 1-242 ; L. J. Daly,
« Themistius Plea for Religious Toleration », Greek, Roman and Byzantine Studies, 12, 1971,
p. 65-79 ; C. Ando, op. cit., p. 176-182 (« I. Themistius and the East »). é
2. Cf. L. J. Daly, op. cit., p. 72 sq. ; G. Dagron, op. cit., p. 163-172 (« Le discours V sur
la tolérance — Eclairage et signification historiques »).
3. Thémistius, orat. 5.
4. C. Ando, op. cit., p. 188.
5. Symmaque, Rel. 3, 10 (éd. M. Lavarenne, in Prudence, psychomachie, contre Symmaque,
Paris, Les Belles Lettres, 1948 ; le volume contient la Troisieme Relation de Symmaque ainsi
que les Lettres 17 et 18 d’Ambroise). Cf. aussi Prudence, Cont. Symm. II, 843 sq.
538 Emmanuel Bermon

On a vu dans cette derniére affirmation une allusion visant Jn 14, 6,


ou le Christ proclame qu'il est lui-méme « la voie »'. On a également fait
remarquer qu Augustin utilisait lui-méme, a deux reprises, l’expression « tam
grande secretum », en se référant explicitement au verset 17 du psaume 72,
ou il est écrit: « donec introeam in sanctuarium Dei », et quil était donc
clair que pour lui « la connaissance de Dieu pouvait etre décrite comme un
“si grand secret” »*. Il est donc légitime de penser, comme Ia fait Solmsen le
premier, que lorsque Nectarius écrit que « toutes les lois cherchent a attein-
dre, par des voies et des chemins différents » la cité céleste, il reprend l’affir-
mation de Symmaque au sujet de ’autel de la Victoire’.
Aprés cette bréve apologie de la religion paienne, qui nest pas dépour-
vue de grandeur, Nectarius s’efforce d’obtenir une atténuation des peines
dont étaient passibles ses concitoyens, en invoquant assez maladroitement
deux arguments. Tout d’abord, Augustin avait signifié dans sa premiére
lettre quil resterait aux coupables « de quoi vivre, de quoi mal vivre yf
« ce qu il entendait au sens moral, car il ne se faisait pas d’illusions sur leur
contrition »°. Nectarius fit mine de |’entendre au sens matériel et, reve-
nant a la charge, il représenta a son correspondant qu'il était « plus pénible
détre privé de ses ressources que d’étre mis 4 mort. »° Deuxiémement, il
allégue que la gravité des péchés importe peu, dés lors qu’on implore pour
eux l’indulgence ; et que « si, comme le veulent certains philosophes, tous
les péchés sont égaux, une indulgence commune doit leur étre attribuée
a tous »’.

Les voies qui ménent au « séjour céleste » (Augustin, Ep. 104)

« En réponse ace plaidoyer, Nectarius recoit une longue lettre dans laquelle
il se voit reprocher d’avoir sollicité le texte de la premiére lettre dans un
sens impliquant des accusations imméritées. »* Ses arguments sont réfutés
un aun.

1. J. O'Donnell, « Demise of Paganism », Traditio, 35, p. 45-88, p. 73, n. 113.


2. C. Ando, op. cit., p. 190 ; les deux occurrences sont en Ep. 140, 5, 13 et De vera rel.

3. F Solmsen, op. cit., p. 39, n. 6.


4. « Habent unde vivunt, habent unde male vivunt » (Epudls 9)
5. S. Lancel, op. cit., p. 434.
6. Ep. 103, 3. Nectarius pense-t-il au passage du De re publica ov il est affirmé que « pour
les cités, la mort elle-méme est une peine, alors qu'elle semble délivrer de leurs peines les
individus » (Rep. III, 33 [34 Z.] = De civ. Dei, XXII, 6, 2) (cf. E. M. Atkins et R. J. Dodaro
Augustine, Political Writings, n. 9, p. 254) ? ;
M oo Ep. 103, 3. Le paradoxe stoicien sur l’égalité des fautes est cité par ex. en Acad. prior.

8. Cf. Mandouze, op. cit., p. 778.


Le Songe de Scipion dans la correspondance 539
Lopinion des « philosophes consulaires »

Lorsqu’il déclarait qu il était « plus pénible d’étre privé de ses ressources


que d’étre mis 4 mort », Nectarius prétendait se référer A certains ouvrages
dont Augustin était instruit ;et il ajoutait que, sil est vrai que « la mort
enléve le sentiment de tous les maux », « une vie d’indigence produit une
misére éternelle, de sorte qu'il est plus pénible de mal vivre que d’en finir
avec ses maux par la mort »'.
Augustin répond d’abord que, ni dans ses livres a lui ni dans ceux
de Nectarius, il n’a lu qu’« une vie d’indigence produisait une misére
éternelle »’, et il montre sans peine qu'une telle affirmation n’a aucun sens :
la pauvreté n’étant pas un péché, elle ne saurait entrainer, aprés cette vie,
de malheur éternel. Et en cette vie méme, il ne peut pas y avoir de malheur
éternel, car elle est mortelle. Augustin dit avoir plutét lu dans la littérature
de Nectarius que la vie est bréve’. Il ajoute : « On trouve chez certains de
vos auteurs que la mort est la fin de tous les maux, mais on ne le trouve
pas chez tous ; c’est 1a opinion des épicuriens et de ceux qui pensent que
Pame est mortelle. »* Contre cette opinion, il faut se référer 4 Cicéron :

« Ceux que Tullius appelle pour ainsi dire les “philosophes consulaires”’, parce
quil fait grand cas de leur autorité, pensent que, lorsque nous avons consommé
notre dernier jour, notre ame, loin de s’éteindre, émigre ; et ils afirment que selon
ses mérites, bons ou mauvais, elle demeure (permanere) dans le bonheur ou dans le
malheur. »°

« Cela s'accorde avec les livres sacrés », dit Augustin. On ne saurait étre
plus explicite, « les conceptions de Cicéron sur la vie aprés la mort sont com-
patibles avec les croyances chrétiennes. »’ autorité de Cicéron se retourne
contre Nectarius : la mort est la fin des maux pour ceux-la seuls qui ont vécu
vertueusement, mais non pour les autres.

Ee pel 03,3:
. Ep. 104, 1, 3.
. WCE Sallustey Gat.'1;3.
eon IOS s1, 3: ime alle
MA
de. D’aprés ce passage, et un paralléle dans le Contre Julien (IV, 15, 76), Cicéron désignait
BRO
de la sorte Platon et ses disciples en tant qu'ils sont les auteurs qui ont la plus grande autorité
en philosophie. Dans les Tusculanes (1, 23, 55), il est fait mention « des philosophes de la
lébe » (plebei philosophi), qui doutent quant a eux de l’immortalité de |ame. Sur ces appel-
nae cf. M. Ruch, « “Consulares philosophi” chez Cicéron et chez saint Augustin », Revue
des Etudes Augustiniennes, 5, 1959, p. 99-102 ; J. Glucker, « “Consulares philoso hi” again »,
Revue des Etudes Augustiniennes, 11, 1965, p. 229-234. D’aprés M. Plezia, elles remonte-
raient 4 Dicéarque (« Les philosophes consulaires, politiques et plébéiens de Cicéron », Zetesis.
Mélanges E.de Strycker, Utrecht, 1973, p. 367-372). Le passage auquel Augustin se réfere a été
consilene comme un fragment de I’Hortensius (frg. 102 Miiller, non retenu par Grilli).
6. Ep. 104, 1,3.
Pe a O'Daly, Augustines City of God, p. 25.
540 Emmanuel Bermon

La punition et le bon usage des biens

Abordant la question des punitions, Augustin affirme qu’elles ne seraient


pas trop sévéres, car en privant les habitants de Calama d’une partie de leurs
biens, il n’entend pas les « réduire » « 4 la charrue de Quintius ni au foyer de
Fabricius ».
La nécessité d'une telle punition est justifiée', encore une fois, par un
appel A Cicéron. Citant le proverbe: « Ne donnez pas a un enfant une
épée », Cicéron ajoutait : « Toi-méme tu n’en donnerais jamais une a ton fils
unique », dans lidée que « plus nous aimons quelqu’un, moins nous devons
l'exposer & une situation dans laquelle il y a un grand danger qu'il péche. »
Ces paroles sont trés certainement un fragment de I’Horzensius’. Augustin
poursuit : « Cicéron disait cela, si je ne me trompe, au sujet des richesses. Par
conséquent, s‘il est dangereux de confier des choses 4 ceux qui en usent mal,
il est salutaire (salubriter) de les leur enlever. »? Augustin ordonne la posses-
sion, et de facon générale la propriété, au bon usage. II écrit en effet dans un
de ses sermons : « Quod juste non tractat, iure non tenet. »* Commentant
ce passage, Chadwick écrivit quun tel « principe utopiste et potentiellement
révolutionnaire » aurait ravi Wyclif. La formule était cependant déja celle de
Scipion lui-méme, qui invoque, dans le De re publica, « une loi de la nature
interdisant qu'une chose soit la propriété de personne, sauf de celui qui sait
en faire réellement usage. »°

Les « voies » menant a la patrie céleste

Augustin n’omet pas d’aborder le sujet des « voies » ou de la voie qui


meénent 4 la cité céleste. Il sagit d'un théme qui a retenu son attention 4
plusieurs reprises :par exemple lorsqu’il se référe, dans la Cité de Dieu, au
De regressu animae, ot Porphyre déclare ignorer « la doctrine qui propose la

1. G. Watson écrit au sujet d’Augustin : « He was the last man to deliver ad hoc decisions
without a background oftheory, even ifhe did not write a specific work on penology» (« Crime
and Punishment in Augustine and the Philosophical tradition », The Maynooth Review, 8, 1983,
p. 32-42, p. 39-40). La Lettre 104 est un ‘leetextes les plus développés sur la nécessité de
punir les méfaits. Sur la punition, cf. T. Breyfogle, « Chatiment », in A. D. Fitzgerald (ed.),
Augustine through the Ages, tr. fr., p. 220-223.
2. Ila été identifié par B. R. Voss dans « Vernachlassigte Zeugnisse klassischer Literatur
bei Augustin und Hieronymus », Rheinisches Museum, 112, 1969, p. 154-166, p. 157 et figure
dans I. Garbarino, M. Tuli Ciceronis fragmenta, Milan, A. Melneeston, 1984. On lisait dans le
Protreptique d’Aristote le proverbe : « Pas de couteau dans les mains d’un enfant » (Lr) TrALdi
Maxatpav) (fragment B 4 Diiring [= Ross, frg. 3]).
By EpctO4, 257:
4. Serm. 50, 2-4.
5. H. Chadwick, « Augustine on Pagans and Christians... », pal:
6. « [Lex naturae] quae vetat ullam rem esse cuiusquam nisi eius qui tractare et uti sciat »
(Rep. I, 27).
Le Songe de Scipion dans la correspondance 541
voie universelle de la délivrance de l’Ame »! ; lorsqu’il discute avec le paien
Longinianus’ et quil lui demande avec un grand respect son sentiment « sur
Punité ou la multiplicité des voies »’ ; ou encore lorsqu’il revient, dans les
Retractations, sur cette phrase qu ila lui-méme écrite dans les Soliloques, a savoir
« il ny a pas qu'une seule voie pour parvenir 4 union avec la sagesse »*.
Dans notre lettre, Augustin se dit d’accord, aprés réflexion, avec |’affir-
mation selon laquelle « toutes les lois cherchent a atteindre, par des voies
et des chemins différents » la patrie céleste. Il l'approuve dans l’idée quelle
ne dit pas que l’on « arrive », ou que l’on « trouve » la patrie par différen-
tes voies, mais seulement qu'on y tend (appetunt). « Tu as signifié, non pas
Paboutissement, mais le désir d’aboutir. »° Or, « nous voulons tous étre heu-
reux », comme le dit la trés célébre maxime de |’Hortensius. Pourtant, celui-la
seul est heureux « qui suit la voie qui le fait non seulement aspirer mais aussi
arriver »°,
Si maintenant par « différentes voies », on entend des voies qui sont,
non pas contraires, mais différentes, comme les sont différents préceptes,
qui concourent a former la vie bonne, I’un au sujet de la chasteté, |’autre
de la patience, etc., alors en les empruntant, on aspire a arriver et on arrive.
En fait, ces voies toutes ensemble n’en font qu une. C'est ainsi que « dans
les Saintes Ecritures, on parle de la voie et des voies ». Et comme le Christ
a dit : « Je suis la voie » (Jn 14, 6), Cest en lui quil faut chercher la vérité,
de peur de s’égarer. N’est-ce pas précisément ce qui arrive 4 Nectarius ?
Restant sur un registre philosophique, Augustin montre 4 ce dernier qu'il
emprunte de mauvaises voies pour aller vers la cité céleste ou il veut habiter,
parce quil suit des principes philosophiques qui sont erronés. Nectarius
a soutenu que la mort supprime le sentiment de tous les maux et quil
vaut mieux ne pas étre puni dun méfait qu’on a commis ; Augustin le
reprend maintenant sur le second argument qu'il alléguait pour défendre
ses concitoyens :

« Si nous suivions cette voie suivant laquelle tous les péchés sont égaux, nous
nous éloignerions de la patrie de la vérité. Cette voie conforme a l’opinion de certains
philosophes n’est pas une de ces différentes voies qui conduisent au séjour céleste. »”

1. De civ. Dei, X, 32, 1. Sur Pophyre, cf. A. Smith, Porphyry’s Place in the Neoplatonic
Tradition, La Hague, Nijhoff, 1974, p. 136-9. ; Neen
2. Sur ce personnage, qui se présente comme un prétre paien et qui était tres vraisem-
blablement Flavius Macrobius Longinianianus, préfet du prétoire des Gaules, puis d’Italie,
cf. R. Goulet, « Longinianus », DPAA, IV, 2005, p. 113. Sur son échange avec Augustin, Ch
P. Mastandrea, « Il dossier Longinianus nell’epistolario di Sant Agostino », Studia Patavina,
25, 1978, p. 523-546 ; A. Solignac, « Le Bien originel chez Augustin », Nouvelle Revue théolo-
gique, 122, 2000, p. 400-415, p. 411-414.
Ep 235.
$i I, 13, 23 repris dans Retract. I, 4, 3, qui cite Jn 14, 6.
Ep.104,
4,12.
Ep. 104, 4, 12.
RY
NAWEp. 104, 4, 13.
542 Emmanuel Bermon

La réfutation de cet argument est l’occasion d’un ultime hommage a


Cicéron. Augustin écrit 4 Nectarius : « Tes stoiciens tiennent que tous sont
également fautifs, eux qui veulent que tous les péchés soient égaux » ; cepen-
dant, comme ils blament toute miséricorde, ils estiment, non pas que tous
doivent étre également pardonnés, mais que tous doivent étre également
punis!. Mieux valait se souvenir des paroles de Cicéron qui louait César en
disant :« La plus admirable et la plus plaisante de toutes tes vertus est la
miséricorde. »?
Pour conclure, ce qui est remarquable dans la correspondance entre
Augustin et Nectarius, c’est la fagon dont les deux interlocuteurs cherchent,
dans le réglement d’un incident politique, 4 saccorder sur le fondement
d'une référence commune au De re publica et plus particuliérement au Songe
de Scipion. Le choix de l’auteur et de l’ouvrage est pertinent. Si l’on consi-
dére l'ensemble de l’ceuvre d’Augustin, sa pensée et celle de Cicéron sur les
fins derniéres se révélent en accord sur plusieurs points fondamentaux. On
peut en retenir trois. Premierement, selon Cicéron « nous voulons tous étre
heureux ». Augustin aime a citer cette déclaration de I’Hortensius’. Il dit lui-
méme dans les Confessions que la lecture de ce protreptique, dans sa jeunesse,
eut pour effet de le « tourner » « vers le Seigneur »*. Deuxiémement, |’Afri-
cain déclare dans le Songe que la vie que nous menons sur cette terre mérite
plutét d’étre appelée une mort’. De cette affirmation, Augustin a fait une
utilisation massive, car 4 ses yeux la vie sur terre est malheureuse en raison
des « ténébres de la vie sociale »° et de la guerre que les vertus doivent mener
contre les vices’ : nous ne pouvons pas espérer étre heureux dans ce monde.
Troisitmement, selon Cicéron, ceux qui vivent vertueusement atteindront
apres la mort un séjour céleste ot ils connaitront le bonheur éternel ; c'est le
« propos » méme du Songe.
Emmanuel BERMON
Université de Bordeaux/1uF

1. Ep. 104, 4, 17.


2H OL oD ATi
3. « Laxiome sur la volonté universelle du bonheur (...) n’a cessé d’étre cité et évoqué par
Augustin, tant de fois ie les philologues renoncent a en faire le compte exact » (G. ada
ge oe ae et la philosophie. Notes critiques, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1996,
p. 27-28).
4. Conf Ill, 4, 7.
5. Rep. VI, 18 (14 Z.). Lidée est reprise en De civ. Dei, XII, 21.
6. Sur ces « ténébres », cf. De civ. Dei, XIX, 5-9.
7. De civ. Dei, XIX, 4, 3.
COQUPER-COLLER
COMMENT BOECE FAIT USAGE
DU SONGE DE SCIPION
DANS SA CONSOLATION DE LA PHILOSOPHIE*

... faccio stelle di cartone ... pensando a Gloria.


Umberto Tozzi

Introduction

Le but de cet article est d’étudier comment, dans sa Consolation de la


Philosophie, Boéce (= 475 — = 525) fait usage du Songe de Scipion de Cicéron.
Notre point de départ repose sur le constat que Boéce utilise quelque chose
comme la technique du « couper-coller ». Cette remarque implique natu-
rellement de savoir 4 quoi il emprunte ce procédé, de voir ot il l’utilise, de
déceler quelles en sont les répercussions sur ce texte, surtout au début et a la
fin (les marges de collage ot il fallait sadapter a un autre texte), et pourquoi
il le fait, Cest-a-dire quelle fonction les passages modelés sur le Songe de
Scipion assurent dans le texte de Boéce.
Couper-coller, c'est ce qu’on fait lorsqu’on appuie d’abord sur Ctrl-C
(Alt-C sur un Mac), en déplacant le curseur a l’endroit ot l'on souhaite
insérer le texte sélectionné, puis qu’on procéde a l’insert en appuyant sur
Ctrl-V (Alt-V sur un Mac). A une époque préhistorique, dont on a peine a
se souvenir aujourd hui, cela demandait des ciseaux et de la colle. D’une cer-
taine maniére, cest ce que fait Boéce : un passage clairement défini dans le
Songe de Scipion, les paragraphes 20 a 25 (plus une partie du paragraphe 29)
dans la plupart des éditions modernes se retrouvent a une place tout aussi
bien définie dans la Consolation de Boéce ot il est en quelque sorte inséré
(II, 7). Dans cette mesure, il y a donc du couper-coller. Cependant, a travers
cet insert, le passage de Cicéron subit une transformation qui révele dans le
détail une certaine influence de Macrobe et de nombreuses autres sources’.
La métaphore du couper-coller ne devrait donc pas étre prise trop au pied
de la lettre : il n'y a pas de texte qui soit copié mot 4 mot. La structure du

* Je tiens A remercier pour leurs conseils Steffen Kammler, Christiane Reitz,


Wolfgang Bernard, Ludger Jansen, Malcolm Schofield, Christof Rapp, Jean-Louis Labarriere
et Berndt Strobach. avid
1. Le commentaire ligne a ligne de Gruber (1978) est impressionnant et trés utile pour
plus de détails.
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 543-560
544 Niko Strobach

passage de Cicéron est néanmoins presque parfaitement conservée et appa-


rait ici dans la Consolatio et nulle part ailleurs.
On pourrait utiliser une autre métaphore pour désigner ce que fait
Boéce. Les pjs d’aujourd’hui en savent long sur histoire de la musique pop
— tout comme Boéce connaissait histoire de la philosophie. Un sample, par
exemple, un riddim de la musique populaire jamaicaine, nest peut-étre pas
immédiatement reconnaissable. Cependant, il sera reconnu par un expert,
un autre Dy par exemple. II n’en restera pas moins que le sample aura subi une
transformation créatrice et remplira désormais une fonction musicale dans
un contexte différent du contexte d origine.
Avant de comparer directement les textes, il est important de compren-
dre la structure globale de la Consolatio. Boéce décontextualise autant qu il
recontextualise. Il faut, par conséquent, avoir en téte l'économie générale
de la Consolatio afin de pouvoir mieux mesurer ot le passage cicéronien est
réinstallé. Ma thése principale est que le message de ce passage est précisé-
ment renversé par son déplacement.

Les changements de perspective et la psychothérapie platonicienne


dans la Consolatio

Rappelons histoire de la Consolatio philosophiae :Boéce, pressé par le


temps, écrivit ce livre en prison 4 Pavie, peu avant son exécution en 525’. Il
s agit de la relation a la premiére personne d’un long dialogue entre Boéce et
Dame Philosophie, qui apparait dans sa prison pour le réconforter. On peut
bien dire que ce ne fut pas une des meilleures idées de Théodoric que de faire
exécuter le savant le plus important de son époque, mais tel fut pourtant ce
qui arriva. histoire est rendue plausible en raison de quelques références bien
connues, mais disséminées dans le texte’, mais aussi parce quil y a des passa-
ges ou Dame Philosophie est préoccupée par un certain manque de temps’.
Si cela n’est que fiction, la fiction est brillante. Elle justifie, en effet, que le
texte de Cicéron ne soit pas cité littéralement mais sous forme d’informations
mémorisées (mémorisées peut-étre par la méthode des topoi)*. Et ajoutons
quil n'y avait pas, on s’en doute aisément, de bibliothéque en cette prison.
La Consolatio est un livre qui accomplit un grand changement de pers-
pective par le biais de plusieurs petits. Les changements de perspective ont
été des procédés importants pour les philosophes tout au long de l’histoire
de la philosophie. Le Songe de Scipion tout comme la Consolatio de Boéce
en fournissent un exemple merveilleux : le grand zoom (a portée de main
grace a Google Earth aujourd hui). Il existe différentes facons dutiliser les

1. Pour un apercu de sa vie et de ses ceuvres voir, par exemple, Walsh (1999), x1-xxx.
2. Plus de détails chez Trinkle (1977).
3. Livre V, prose 1, et en particulier livre IV, prose 6, « quanquam angusto limite temporis
(bien que nous soyons trés limités dans le temps » (trad. Vanpeteghem, 2008).
4. Cf. Cicéron, De lorateur, I, 86-88.
Couper — Coller Sue

changements de perspective imaginaires comme exercices d’une psycho-


thérapie philosophique. C'est trés clair dans le stoicisme tardif, par exemple,
chez Epictéte'. Boéce offre un exemple trés différent de la méme techni-
que, méme si cela semble avoir été rarement remarqué’. En effet, lorsque
la philosophie hellénistique a été judicieusement interprétée comme une
psychothérapie’, Boéce n’a pas éveillé l’'attention, sans doute parce qu'il
n était pas considéré comme suffisamment hellénistique.
La Consolatio est une psychothérapie platonicienne a grande échelle. Les
poemes méditatifs en font partie‘: apprendre signifie plus qu obtenir les
conclusions correctes. A la différence de la psychothérapie stoicienne, cette
thérapie adopte une présentation clairement théorique: la théorie d'une
periagogé tés psychés, bien connue depuis le mythe de la caverne de Platon?.
La philosophie ne peut quaider 4 un processus d’autoguérison. Les cing
livres de la Consolatio marquent les étapes de ce processus. Dans le livre I, la
métaphore centrale est caligo, le brouillard, la mauvaise vue : on est encore
tout au fond de la caverne®. Dans le livre III, Boéce commence subitement 3
développer de lui-méme des pensées a parler pour lui-méme’. Le livre III se
termine par un long poéme sur Orphée'®. Lexplication est claire : Boéce lui-
méme se voit conseiller de ne pas 4 nouveau se retourner vers la caverne alors
que la periagogé a été déja si bien entreprise. Le livre [V contient quelques
exemples d’astronomie’? offrant la perspective la plus large possible, mais elle
prend encore appui sur la perception sensible. Ce livre est donc comparable a
ce que dit Platon du niveau auquel se placent les mathématiciens dans I’ana-
logie de la ligne’®. Seul le livre V, en développant une perspective atemporelle
de l’éternité et en réfléchissant sur les facultés propres de l’esprit, transcende
cette position.
Si Pon regarde superficiellement les choses, Boéce ne semble pas créa-
teur: il utilise des matériaux traditionnels tout au long de la Consolatio.

le Gh Epictéte, Manuel, §§ 3, 1, 12, 15, 16, 26, 45.


2. Duclow (1979) remarque le réle de la perspective, mais fournit poe une esquisse
de Pidée que son élaboration. Le fait que la Consolatio est une psychothérapie a, bien str,
été largement remarqué. Curley (1986, p. 214) a raison d’affirmer :« The Consolation of
Philosophy is ea a8 a dramatized therapy » (voir aussi p. 219 et sq.) ; Belsey (1991, iO fe)
« Philosophy appears to Boethius as physician, nurse, therapist, counsellor, bringing the med-
icine of Punto nin » et encore Gruber (1978, p. 34 et sq.).
3. Voir par exemple, Nussbaum (1996) ; Sorabji (1997) ; Williams (1997). Ha
4. Pour des interprétations détaillées : Scheible (1972) et une un peu moins détaillée :
O'Daly (1991).
5. Platon, ahsie ae VIL, 514a-519b Periagogé: 518d. ie
6. Voir par exemple, livre 1, po¢me 7 et son introduction 4 la fin de la sixiéme prose.
7. Livre III, prose 12. ade
8. Livre III, poéme 12. Rand (1904, p. 263) : «a somewhat perverted application of
the story of Orpheus and Eurydice ». Une interprétation détaillée du mythe de la caverne
se trouve chez Scheible (1972, p. 118-125). Je ne suis pas d’accord avec elle, cependant,
pour dire que le motif de Porientation en perspective (« Motiv der Blickrichtung ») n'est pas
emprunté au mythe de la caverne. C’est bien de 1a que vient ce motif (voir 518c-d). Et aussi
O'Daly (1979, p. 188-201).
9. Livre IV, poeme 5.
10. Platon, République, V1, 509c-511e.
546 Niko Strobach

Il sagit d'un véritable patchwork. S’il est probable que Boéce soit parvenu
a finir son livre 4 temps parce qu'il avait beaucoup de matériau traditionnel
a Pesprit, il ’est sans doute tout autant quil y soit parvenu parce qu il avait
en téte un plan convaincant qui déterminait comment organiser le matériau.
La maniére dont il a fait cela est en soi créative et lordre est ici de toute
importance. On est tenté de dire que les mauvais arguments se trouvent au
début et que ceux qui suivent deviennent meilleurs de livre en livre — ce qui
serait déja un tour remarquable pour intégrer des matériaux hétérogénes.
Mais il y a plus que cela : le patient lui-rméme change au cours de la théra-
pie. Dame Philosophie indique clairement que tout d’abord quelques tran-
quillisants seront nécessaires, puis qu'une médecine douce devra précéder la
médecine forte!. Du coup, si elle avait commencé par les pensées profondes
sur l’éternité qui seront développées au livre V, la thérapie aurait été vouée a
léchec’. Il faut cependant noter qu’au début du livre I, un argument comme
« Regarde, les autres connaissent aussi la malchance »’ est un bon argument
parce que la est a la place qui est la sienne.

Ou le Songe de Scipion prend-il place dans la Consolatio ?

Ot donc les paragraphes 20 4 25 du Somnium Scipionis de Cicéron


prennent-ils place dans la Consolatio de Boéce ? Voici 4 quoi l’on pourrait
sattendre : le Somnium est la fin solennelle de la République de Cicéron,
il fait référence au mythe d’Er qui occupe la toute fin de La République de
Platon*. C’est un grand zoom sur un large panorama, un pan de la terre
entiére, qui rappelle quelque peu certaines parties du mythe de la fin du
Phédon de Platon?. Aussi devrait-il réapparaitre quelque part vers la toute fin
de la Consolatio de Boéce. Or, sil y a bien une vue de la terre entiére dans
le livre IV° (une telle vue n’est pas encore suffsamment abstraite pour le
livre V), le véritable emplacement du Somnium est cependant ailleurs : en IJ,
7 (prose). Cela ressemble a une régression, et cela en est bien une puisque le
sujet du livre II de la Consolatio peut se résumer grossiérement a une longue
énumération des biens apparents. Cette liste fait partie de la thérapie visant A
faire comprendre 4 Boéce que tout cela n’est que biens apparents. Lidée de la
septieme prose est que gloria, la gloire, n'est qu'un bien apparent. Cela appa-
rait seulement vers la fin du livre II ot, en définitive, courir apres la gloire,
a la difference de courir aprés l’argent, est bien pardonnable, méme pour un

1. Livre I, prose 5 ; Livre II, prose 5 ; Livre III, prose 1. Voir également Gruber (1978,
p. 148). Selon Schmid (1956), 135, qui examine a fond le contexte médical, Pidée est reprise
de Galien (Compos. medicam, Il, 590).
2. Pour le méme point de vue, voir Curley (1986, p. 220).
3. Livre I, prose 3 et 4.
4. Platon, République, X, 613e-621b.
5. Platon, Phédon, 108e-11 1c.
6. Livre IV, poéme 5.
Couper — Coller 547
esprit philosophique — mais seulement au début d’une periagogé tés psychés.
Accompagnée de gloria, la virtus elle-méme est concernée, du moins en un
sens spécifique. Voila qui implique de distinguer entre deux sens de virtus et
qui refléte une évolution de Cicéron A Boéce.

La structure des paragraphes 20 a 25 du Songe de Scipion

Le paragraphe 20 du Songe de Scipion commence par une admonition :


Scipion l’Ancien n’est pas franchement satisfait de ce que fait son petit-fils
et déplore que Scipion le Jeune soit « encore maintenant (etiam nunc) » en
train de faire quelque chose qu'il l’avait pourtant dissuadé de faire peu de
temps auparavant. Cet « avant » se situe a la fin du paragraphe 16, 14 ot
Scipion le Jeune regarde la terre d’en haut et compare la taille des étoiles a la
taille de la terre. Voila qui conduit, a la toute fin du paragraphe 16, a ce que
Sigmund Freud nous a appris 4 appeler narzisstische Krankung, la « blessure
narcissique »' :

lam vero ipsa terra ita mihi parua uisa est ut me imperii nostri quo quasi punctum
elus attingimus paeniteret.
Et dés lors, la terre elleeméme me sembla si petite que j’étais humilié de ce que
notre empire nen occupat, pour ainsi dire, qu'un point. (Bréguet, 2002 ; et ainsi
pour la suite.)

Scipion l’Ancien dirigeait alors le regard de son petit-fils vers la mécani-


que céleste, mais au début du paragraphe 20, nous trouvons Scipion le Jeune
regardant de nouveau vers le bas. Scipion l’Ancien n’est nullement satisfait,
mais l’accepte et saisit l'occasion de formuler 4 nouveau a l’adresse de Scipion
le Jeune ce qu'il peut apprendre du spectacle qu'il est en train de contempler :
« Petit-fils, la terre est réellement aussi petite qu'elle semble l’étre, c’est-a-dire
que sa taille apparente est une représentation adéquate de sa valeur en tant
ue base d’évaluation. » La question rhétorique correspondante fixe l’ordre
du jour de la lecon suivante : vaut-il vraiment la peine de rechercher la célé-
brité dans le discours des hommes et la gloire ? Non, il est clair que gloria est
purement extérieure, Schein, doxa. C’est ce que l'on pourrait méme remporter
sans se faire prendre, grace 4 un rapport falsifié ou, de nos jours, en gagnant
le Tour de France. La virtus nest pas une condition nécessaire pour la gloria,
méme si l’on peut, bien entendu, aussi la mériter.
La lecon comprend deux parties : l'une use d’un argument spatial,
Pautre d’un argument temporel (comme Macrobe le distingue clairement
en 1.10.3). La premiére moitié de l’argument spatial est la suivante : la
terre n'est habitée qu’en quelques rares et petits endroits, la majeure partie

1. Freud (1917, p. 6 sq.).


548 Niko Strobach

de sa surface est couverte d’eau, de marais et de déserts. Ces petites taches


d’ habitation humaine (quasi maculis, § 20) sont isolées les unes des autres.
Aucune gloria n’est donc a attendre de ta réputation aux antipodes parce
que, 1a-bas, les habitants ne sauront jamais rien de toi, |'Empire romain ne
couvrant qu'une petite partie de I’hémisphére nord (parva quaedam insula,
§ 21). La seconde moitié de l’argument spatial soutient que, méme au
sein de l’hémisphére nord, aucun nom romain ne sera jamais connu de
autre cété du Caucase ou du Gange. Le Caucase, comme le note Gruber’,
se situe en Extréme-Orient : ce nest pas le Caucase d’aujourd’hui, mais
plutédt Himalaya occidental, 4 peu prés sur la méme ligne que le Gange.
Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne l’espace, il n’y a aucun espoir de
propagation plus large de sa gloria que dans le périmétre de ce qui a déja
été décrit comme quasi punctum.
Largument temporel est le suivant : méme le peu de gens qui parleront
de vous ne le feront pas longtemps (diu), selon la référence pertinente a la
Voie lactée, Cest-a-dire pas méme durant une année astronomique d’envi-
ron 10.000 ans, laquelle est ensuite calculée plus en détail. Notons que c’est
avec cette année astronomique que la période de gloria est mise en relation,
et non avec l’éternité.
Dés lors, la conclusion se structure autour d’une grande opposition:
oriente-toi par la pensée vers les hautes régions de la Voie lactée ; laisse parler
les gens. Ils nhabitent qu'un petit point, ils mourront bientét, et ce qu'ils
disent de vous au sujet de la gloria hominum, s éteindra dans loubli (oblivione
posteritatis extinguitur). N’aspire pas aux récompenses humaines (praemiis
humanis) et comprends que dans la Voie lactée’, puisquil sagit dune maison
éternelle (domus aeterna), il n'y a aucun danger d’oubli. Voici, maintenant,
le plus important (§ 25) :

Suis te oportet inlecebris ipsa uirtus trahat ad uerum decus.


Il faut que ce soit la vertu elle-méme qui, par son seul charme, t’entraine vers le
véritable honneur.

Le decus n'est pas la méme chose que la gloria, du moins le verum decus ne
lest-il pas. Il n'y a aucun espoir de Pobtenir grace 4 un dossier truqué. Pour
l'homme excellent, la virtus a sa propre fagon de se rendre attractive. Que
cela produise quelque gloria parmi les hommes, ici-bas sur terre, ne compte
pas.
Cela veut-il dire que, venant de qui que ce soit, approbation soit sans
pertinence ? Cela veut-il dire aussi que, quoi qu’on fasse pour I’Empire
romain, cela est sans valeur parce que |’Empire est vraiment si petit ? Bien

1. Gruber (1978, p. 215 et sq.).


_ 2. Selon Janda (2005), la Voie lactée comme le lieu des morts est une idée trés ancienne,
d'origine indo-européenne.
Couper — Coller 549

évidemment, non! Les autres héros et, probablement, le swmmus deus!


approuveront la virtus de tel ou tel (et jamais sans raison) du fait que les actes
patriotiques ont une réelle valeur puisqu’ils sont en conformité avec l’ordre
cosmique. N’oublions pas que le Somnium est, aprés tout, un brillant mor-
ceau d’idéologie politique impériale, une Uberhohung, « surélévation », des
actes patriotiques. Bref, la virtus politique et militaire romaine ne diminue
pas de valeur parce que, vu de trés haut, "Empire romain semble petit : assi-
milée 4 une affaire de conscience et reliée au cosmos, elle gagne de la valeur
en étant déclarée indépendante de la réussite. Il n'y a aucun argument paral-
léle a celui de la gloria dun genre tel que, sub specie aeterni, les effets d'un
acte héroique seraient négligeables, sa réalisation ne prenant guére plus de
temps que celle de la virtus quil déploie, de sorte que, dans I’ensemble, cela
n'a guére d’importance. Ni le sombre pessimisme du Monde comme volonté
et comme représentation de Schopenhauer, ni le pessimisme joyeux de la fin
spectaculaire de Life of Brian des Monty Python ne peuvent servir 4 fonder
un Empire. S’il y a du pessimisme dans le Somnium, il est finalement assez
sélectif.
Scipion l’Ancien peut donc dire vers la fin du Somnium (§ 29) :

Hance [= animam] tu exerce in optimis rebus. Sunt autem optimae curae de salute
patriae, quibus agitatus et exercitatus animus uelocius in hanc sedem et damum suam
perolabit.
Cette ame, exerce-la aux plus nobles activités. Les plus nobles, ce sont les soins
accordés au salut? (salus) de la patrie ; Ame (animus) qui a passé par ces luttes et cet
entrainement parviendra plus vite, dans son vol, jusqu’a la région ou nous sommes,
ot lui est réservée une demeure.

Ce qui se passera plus facilement si, par la contemplation de ce qui


est « dehors » (extra), au-dela des besoins du corps et de ses inclinations,
lame (ici: animus) essaie déja de s'abstraire du corps pendant quelle est
encore enfermée dedans (inclusus in corpore), contrairement a ces ames qui
en deviennent, pour ainsi dire, les servantes (quasi ministros). Lidée et les
images rappellent fortement le Phédon de Platon (63c), sans pour autant
qu’on y trouve l’idée que le service militaire actif et l’accomplissement des
devoirs patriotiques est la meilleure préparation pour surmonter les besoins
du corps. La liaison envisagée est cependant assez claire: cela advient ot
lon suit une formation difficile, ot l'on apprend 4 endurer la faim, la soif
et la douleur, 4 ne pas user ses nerfs au cours dune action dangereuse et a se
motiver en pensant a autre chose qu’a ses besoins personnels. Telle semble

1. § 17: summus ipse Deus; § 26: princeps Deus, Deus aeternus. J


2. Pour la définition pertinente de sa/us dans le contexte présent, voir § 13 : omnibus qui
patriam conservaverint, adiuverint, auxerint, certum esse in caelum definitum locum, « tous ceux
qui ont contribué au salut, a la prospérité, 4 l'accroissement de la patrie, peuvent compter
qu ils trouveront dans le ciel une place bien définie ».
550 Niko Strobach

étre sur ce point la propre contribution de Cicéron et, si tel est bien le cas,
elle a pour effet de transformer la métaphysique en politique.

Macrobe

Boéce connaissait le commentaire de Macrobe sur le Somnium, ce qui


implique qu’il connaissait le Somnium lui-méme. De toute évidence, son
modéle pour le passage est Cicéron lui-méme, et non pas Macrobe, méme
sil emprunte a ce dernier certaines formulations. La structure de l’original
est, bien entendu, en miroir par rapport a la structure du commentaire.
La majeure partie de l’espace est occupée par un calcul trés compliqué de
l'année astronomique et d’autres détails géographiques et astronomiques (le
Gange est encore mentionné en II.10.3). Boéce ne reprend pas ces détails
au livre II de la Consolatio. Sur le plan conceptuel, Macrobe simplifie lége-
rement : la terre n'est pas quasi punctum, mais juste punctum en regard du
ciel (1.5.10, I[.10.2). Véternité (aeternitas', perpetuitas (II.11.4)) semble
légérement plus importante que la durée (diurnitas) (II.10.3) de la gloria
(II.10.2 sq.) a laquelle elle est comparée. Plus importante encore est l’op-
position que l’on trouve chez Macrobe en II.10.2, un peu plus marquée
que chez Cicéron, mais sirement pas en contradiction avec ce que Cicéron
écrit : le minus perfectus pense que ce qui doit étre apprécié quant a la virtus
de quelqu’un, ce qui est le fruit de sa virtus, la fructus virtutis, est la gloria.
En revanche, le sapiens, ’homme de perfectio, en méme temps décrit comme
un vir fortis, pense que le fructus virtutis est sa propre conscience (conscien-
tia) de ce quil a fait.

Boéce, Consolatio philosophiae, livre II, 7

La structure de la prose du livre II, 7, de la Consolatio de Boéce refléte la


structure de son modeéle issu du Songe de Cicéron :
— ce morceau commence aussi par une admonition : Dame Philosophie
nest pas vraiment satisfaite de ce que dit Boéce ;
— la apparaissent les deux parties de l’argument spatial, de surcroit dans
le méme ordre ;
— la aussi se trouve l’argument temporel qui culmine dans les conseils
d’oublier la foule et de plutdt considérer les choses éternelles.
> ° A s v4 ,

Mais il y a aussi deux inserts propres 4 Boéce dans cet insert-méme :


—un argument relatif a la « différence culturelle » ;>

—la fameuse anecdote si tacuisses.

1. Voir aeternam dans II.11.4.


Couper — Coller 551

La premiére partie de l’argument spatial commence juste comme on


pouvait s'y attendre : la terre nest qu'un point, comparée au volume de la
sphére céleste. On y trouve une estimation quantitative de la proportion de
sa surface habitée par des « étres animés que nous connaissons » : un quart.
Cette estimation n’apparait ni chez Cicéron ni chez Macrobe, mais Boéce
lattribue 4 Ptolémée. De ce quart de la terre, la majeure partie est cou-
verte par la mer, des marais et d’autres lieux déserts. Donc, au mieux, on ne
peut qu espérer propager sa gloria (ou fama) dans un territoire d'une extréme
étroitesse (angustissima), dans un minimo puncti quodam puncto, « \e point
d'un point ». Aucune mention rest faite ici des antipodes.
La deuxiéme partie de argument spatial est, encore une fois, que, méme
dans la partie peuplée de l’hémisphére nord, les populations n’auront pas
partout connaissance de Rome donc, a fortiori, des actions d’un Romain en
particulier. Boéce mentionne que Cicéron observe quelque part (quodam
loco)’ que, de son temps, la connaissance de l’existence de Rome n’avait pas
dépassé l’autre bord du Caucase. Boéce semble admettre que les connaissan-
ces de son temps ont changé a ce sujet. En fait, comme le montre Gruber’,
la signification du terme « Caucase » avait changé au vi‘ siécle apr. J.-C. par
rapport a son sens antérieur. Par conséquent, Boéce ne mentionne plus le
Gange. Quoi qu'il en soit, en tant que philosophe, il reste plutét intéressé
par ce qui semble d’insurmontables obstacles de communication que par
d’insurmontables montagnes, comme le montre ce passage de II, 7, 7 :

Adde quod hoc ipsum brevis habitaculi saeptum plures incolunt nationes lingua,
moribus, totius vitae ratione distantes ad quas tum difficultate itinerum tum commercii
non modo fama hominum singulorum sed ne urbium quidem pervenire queat.
Ajoute que l’enclos méme de cet habitacle étriqué est habité par un petit nombre
de peuplades qui different par la langue, les mceurs et tout leur genre de vie et qu’en
raison de la difficulté des voyages, tantét de la diversité des langues, tantét de la
rareté des échanges commerciaux, la renommée non seulement de particuliers, mais
méme de villes, ne peut parvenir jusqu’a elles. (Moreschini et Vanpeteghem, 2008 ;
et ainsi pour la suite.)

Voila qui prépare le premier insert véritablement philosophique : une


curieuse application du fait de la différence culturelle. Le constat que les cou-
tumes et les jugements moraux peuvent différer considérablement avait été
monnaie courante pendant I’antiquité, depuis, au moins, les comptes ren-
dus remarquablement sobres qu’en fournit Hérodote. Boéce soutient que, si
quelqu’un sintéresse a la gloire, faire connaitre ses ceuvres aussi largement
que possible ne servira 4 rien, puisque dans d’autres cultures, ces mémes
actes apparaitront comme non pertinents sur le plan moral, voire mauvais.
Si Cicéron n’aborde pas ce point, Boéce lui-méme n‘aurait certes pas soutenu

1. C£ Boéce, Consolation, Il, 7, 8 ; Cicéron, République, V1, 22.


2. Gruber (1978, p. 215 et sq.).
552 Niko Strobach

que la vérité ou la fausseté des jugements moraux est relative 4 une culture :
4 la toute fin de la Consolatio, tout est dit se dérouler sous les yeux d’un juge
omniscient. Cela étant, il peut néanmoins reconnaitre, et en faire usage, le
fait sociologique que les populations different dans leurs jugements moraux
(beaucoup d’entre elles étant cependant dans l’erreur) en fonction de leurs
cultures respectives.
Il faut encore relever que, dans sa formulation de l’argument temporel,
Boéce est plus radical que Cicéron. Comme !’auteur du psaume XC qui com-
pare la durée finie de mille ans 4 la durée finie d’une journée, Cicéron se
contente du fait qu'une période finie de gloria est assez courte en comparaison
avec la durée finie des dix mille ans d'une année astronomique. Boéce ajoute :
si dix mille ans, en tant que durée finie, ne peut étre aucunement propor-
tionnée a l’éternité, a fortiori toute période de renommée mest pas seulement
de courte, mais de zéro durée par rapport a ce 4 quoi elle devrait étre com-
parée pour que sa valeur soit estimée a sa juste mesure. D’ailleurs il n'est pas
incohérent que, dans ce passage, l’aeternitas soit définie comme interminabilis
diuturnitas. Mais nous sommes ici au livre Il: Boéce, le patient, a encore
besoin d’étre préparé a la conception atemporelle beaucoup plus abstraite de
laeternitas du livre V. Inverser lordre aurait été une incohérence.
Le second insert est la célébre anecdote si tacuisses, philosophus mansisses,
« Si tu vétais tu, tu aurais été reconnu philosophe ». Pourquoi insérer cela
ici ? A la maniére sophistiquée dont Boéce présente cette anecdote, on voit
bien quiil s’agit de la gloria. Lidée nest pas que quelqu’'un se révéle étre
ignorant une fois qu’il se met 4 parler alors qu'il serait autrement passé pour
un philosophe. C’est trés précisément inverse: A veut se faire passer
pour un philosophe auprés de B (et plus largement). B le met 4 l’épreuve
en le provoquant et en l’injuriant. A, faussement stoique, garde le silence,
comme il se doit s'il veut se montrer philosophe. Mais ensuite, A demande :
« intellegis me esse philosophum — reconnais-tu enfin que je suis un philoso-
phe ? » D’ou la savoureuse réponse de B : « Intellexeram, si tacuisses — Jallais
le reconnaitre, si tu t étais tu. » Autrement dit, pour un philosophe, aspirer
a la gloire est incompatible avec le fait d’en étre un. Lanecdote illustre par
ce biais la praestantia de la conscience tacite de la virtus de quelqu un. I] est
difficile de savoir si Cicéron aurait apprécié cette anecdote : tacher de ne pas
riposter lorsqu’on est insulté n’est pas exactement un cas paradigmatique
de la sorte de virtus que Cicéron avait 4 lesprit. Le philosophe en question
pourrait étre un philosophe chrétien', mais pas nécessairement : il n’est pas
impossible que le frére stoicien de Cicéron, Quintus (que nous connaissons
par le De divinatione), aurait aimé l’exemple.
Le cadre de linsert du Somnium se compose de l’admonition située au
début et dans la conclusion du passage en prose de ce chapitre II, 7. Les deux
passages sont difficiles, comme on peut s’y attendre au début et 4 la fin d’une
insertion. Afin de mieux cerner les choses, il sera utile de distinguer entre

1. Sur la question de savoir si Boéce était chrétien, voir De Vogel (1973).


Couper — Coller 553

Boéce, l’auteur, et Boéce, le patient. Boéce, le patient, commence (II, 7, 1)


x > x . & .

en sexcusant 4 l’adresse de Dame Philosophie :


>? x . .

Scis, inquam, ipsa minimum nobis ambitionem mortalium rerum fuisse domina-
tam ; sed materiam gerendis rebus optavimus, quo ne virtus tacita consenesceret.

‘Tu sais bien, dis-je, que la poursuite des biens mortels ne m’a pas du tout dominé,
mais que j’ai souhaité avoir l’occasion de gouverner pour que mon mérite ne vieillise
pas sans s’étre exprimé.

Au livre I, Boéce, le patient, est désespéré d’avoir perdu son poste. II


décrit la situation dans les termes traditionnels de la constitution républi-
caine romaine, lesquels semblent alors complétement anachroniques'. Afin
de mieux comprendre cela, il faut compter sur son activité politique comme
materia gerendis rebus, « occasion de gouverner », mais il convient de noter
que, a la différence de ce qu’il en est dans le Somnium de Cicéron, la materia
gerendis rebus ne consiste pas en une activité militaire déployée au cours de
lexpansion de l’Empire, mais en une modeste administration sous Théodoric.
Cela étant, il n'est peut-étre pas nécessaire de chercher 4 maintenir ce passage
en parfaite concordance avec le livre I: Boéce, le patient, est susceptible
d’avoir déja fait quelques progrés et il est sans aucun doute moins ému de ce
quil a perdu. Toutefois, Dame Philosophie n'est nullement satisfaite de sa
réponse et répond donc en I], 7, 2:

Atqui hoc unum est quod praestantes quidem natura mentes, sed nondum ad extre-
mam manum virtutum perfectione perductas, allicere possit, gloriae scilitet cupido et
optimorum in rem publicam fama meritorum.

Oui, la seule chose qui peut attirer les esprits éminents par nature qui n'ont pas
encore atteint le sommet dans la perfection des vertus, c’est bien le désir de la gloire
et de la renommée qu’apportent les meilleurs services rendus a |’Etat.

La section collée du Somnium est alors raccrochée juste 4 la phrase qui


suit et qui ouvre le paragraphe II, 7, 3 :

Quae [= cupido gloriae, etc.] quam sit exilis et totius vacua ponderis, sic considera.
Mais considére comme C est insignifiant et inconsistant.

Que se passe-t-il donc ? Boéce, le patient, constate une exception (sed).


Il reconnait que, en régle générale, il ne faut pas s’occuper des choses mor-
telles, mais il n’en reste pas moins préoccupé par le fait que quelque chose
quil voulait éviter impliquait de s'occuper de quelque chose de mortel :
occasion d’agir. Donc, dans ce cas particulier, sen occuper se justifie.
Qu’est-ce exactement quil voulait éviter ?Réponse : La non-actualisation

1. Cf. livre I, 4 (prose).


554 Niko Strobach

de sa virtus (sans materia, aucune actualisation de virtus). A vrai dire, le


probléme commence par la question : pourquoi voulait-il l’éviter ? Parce que
ce serait indésirable en soi ? Ou bien parce que, dans ce cas, personne nen
parlerait? Est-ce que tacita veut simplement dire « non-actualisée » ou cela
signifie-t-il « dont on ne parle pas » ? Dans sa réponse, Dame Philosophie se
concentre sur la deuxiéme éventualité, ce qui permet de supposer que cest
ce que Boéce, le patient, voulait dire en premier lieu. Elle répond qu'il y a
deux sortes d’esprits talentueux (praestantes mentes) : d'une part, les esprits
semi-parfaits, qui sont motivés par la perspective d’une fama bien méritée!
et de gloria, et d’autre part les esprits parfaits (a cet égard) qui sont moti-
vés par leur volonté d’actualiser leurs virtutes (en occurrence complete-
ment développées), sans souci de ce que les autres en diront. Linsertion du
Somnium est censée élever Boéce, le patient, au niveau d'un esprit parfait.
Dame Philosophie est d’accord avec Boéce, le patient, pour dire que les
occasions d’action sont une exception parmi les « choses mortelles » : méme
les esprits parfaits voudront en avoir, non pas cependant comme occasions
d’applaudissements, mais comme occasions d’actualisation de leurs virtutes.
Boéce, le patient, souhaitait déja la bonne chose, mais pas encore pour la
bonne raison.
Le « Romain moyen » de l’époque de Cicéron (premier siécle av. ou apr.
J.-C.) aurait-il été convaincu ? Trés probablement non. Scheible apporte
nombre de preuves confirmant sa thése que Boéce diverge beaucoup du
sentiment romain général quant 4 la gloria’. Gruber en présente encore
davantage’. Et en ce qui concerne le début du paragraphe 26 du Somnium
de Cicéron, Gruber affirme que la condamnation combinée de la gloria et de
la optimorum in rem publicam fama meritorum émise par Dame Philosophie
n’aurait probablement pas remporté l’assentiment de Cicéron. Son interpré-
tation de ce passage est que Dame Philosophie tente de surmonter un point
de vue de Boéce, le patient, qui est semblable 4 celui de Cicéron*. Scipion
l’Ancien et Cicéron auraient-ils au moins été d’accord sur la gloria seule ? Ce
nest pas aussi facile 4 dire que cela peut paraitre. La question décisive est : de
quoi parle-t-on ? Ce qui est déclaré non pertinent est la « celebritas sermonis
hominum » (§ 20), la « in angustiis [...] gloria » (§ 22), les « futurorum homi-
num [...] laudes » (§ 23), le « ab iis qui postea nascentur sermo » (§ 24), la
« hominum gloria » (dans laquelle hominum est mis en contraste avec ce qui
peut étre vu d’en haut, alte, Cest-a-dire depuis la Voie lactée), les « sermones
vulgi », le « sermo [...] ille [in] angustiis » (§ 25).

1. Ceux qui seraient motivés par la gloria mal méritée ne seraient manifestement pas
praestantes.
2. Cf. « Wie sehr Boethius [...] vom allgemeinen rémischen Empfinden abweicht [...] » :
Scheible (1972, p. 71 et sq.). Les passages sur lesquels elle attire l’attention sont les suivants :
pace Cat. (1, 3-4; 2,93; 11, 2) ; Horace (Carm. 3, 30), Ovide (Métamorphoses 3, 7, 50 ; 3,

3. Gruber (1978, p. 213).


4. Gruber (ibid.): « Die Philosophie versucht durch ihre Heilung den ahnlichen
Standpunkt des Boethius zu iiberwinden und ihn dadurch vollkommen zu machen. »
Couper — Coller 555

On se laise facilement trop impressionner par la phrase : « suis inlecebris


fee, | ipsa virtus trahat ad verum decus (que ce soit par son seul charme que la
vertu tentraine au véritable honneur) ». Il ne faut cependant pas l’isoler de
son contexte au sein du paragraphe 25 : ce n’est que la premiére moitié d’un
balancement. Lautre moitié est supposée encourager Scipion le Jeune 4 sim-
plement laisser les autres (alii) dire ce quils veulent. Mais ces autres ne sont
pas les héros de la Voie lactée (qui ne félicitent ni ne blament sans raison),
ils sont le vulgus Vici-bas, sur terre. Ce dont les héros félicitent quelqu’'un,
cest d’étre motivé par lidée d’étre capable d’actualiser sa virtus au lieu d’étre
motivé par la perspective d’étre félicité ici-bas, sur terre. Mais cela n’exclut
pas du tout que ce quelqu’un soit motivé par la pensée que ce qu'il fait est
exactement ce dont les héros le féliciteraient. Peut-étre devrions-nous retirer
nos lunettes boéciennes (et kantiennes) pour lire le Somnium afin de mieux
comprendre les choses. Y a-t-il une raison de s’inquiéter si personne ne loue
lactualisation de la virtus de quelquun' ? La réponse de Boéce, |’auteur, est
un « non catégorique ». La réponse de Cicéron, comme nous pouvons main-
tenant le voir par opposition, serait bien plutét : « Il ny a pas de raison de
s inquiéter si personne ici-bas sur terre ne le fait. Mais il y en aurait, si nexis-
tait méme pas la congrégation des héros dans la Voie lactée. La perspective
de l’oubli total serait vraiment démotivante. Par chance, la congrégation de
la Voie lactée existe. Cela est motivant. » Scheible a donc bien raison d’attri-
buer 4 Boéce une dépréciation encore plus radicale de la gloria’.
On trouve ensuite |’étrange métaphore du vieillissement de la virtus : les
vertus, les bonnes dispositions, peuvent demeurer non actualisées et ce serait
une faute morale de ne pas les réaliser en saisissant l’occasion d’agir. II n'est
pas impossible qu’elles se perfectionnent grace 4 une actualisation réguliére,
mais comment donc leur est-il possible de vieillir ? Les vertus ne le peuvent
pas, la virtus le peut. C’est du moins le cas d’une de ses composantes, en raison
de la compréhension que Cicéron a de ce terme. En effet, virtus correspond,
d’une part, au grec andreia, la puissance d'un homme, vir/anér, qui diminue
avec l’age et doit donc étre actualisée auparavant. Ernst Neitzke, dans sa
traduction allemande de la Consolatio, traduit virtus par « Tatkraft » dans les
lignes de Boéce, le patient, situées au début du chapitre II, 7. Une bonne
traduction allemande du Somnium? de Cicéron traduit virtus au § 25 par
« Tugend des Mannes ». Macrobe mentionne le vir fortis. D’autre part, virtus
correspond au grec areté. Karl Biichner, dans sa fine traduction allemande
de la Consolatio, traduit « Tugend » dans les lignes de Boéce. Pour Cicéron,
il serait opportun de mélanger ces deux composantes. Dans la réponse de
Dame Philosophie, élément andreia s est perdu et, dans la perfectione virtu-
tum de sa réponse, le pluriel virtutes trouve une traduction définitive en grec :
aretai. Neitzke lui-méme ne peut éviter de traduire par « Tugenden ».

1. Notez que le juge, a la fin du livre V, juge, mais ne félicite pas.


2. Scheible (1972, p. 72): « noch radikalere Entwertung ».
3. Reich (1969).
556 Niko Strobach

La fin de ce chapitre (II, 7, 21-23) est encore plus difficile que son début
parce que, en raison de la fonction différente du passage, elle ne conduit pas
4 la méme conclusion que la fin du Somnium de Cicéron :

Quid autem est quod ad praecipuos viros, de his enim sermo est, qui virtute gloriam
petunt quid inquam, est quod ad hos de fama post resolutum morte suprema corpus
attineat ? Nam si, quod nostrae rationes credi vetant, toti moriuntur homines, nulla est
omnino gloria, cum is cuius ea esse dicitur non exstet omnino. Sin vero bene sibi mens
conscia, terreno carcere resoluta, caelum libera petit, nonne omne terrenum negotium
spernat, quae se caelo fruens, terrenis gaudet exemptam °
Or quelle raison y a-t-il pour que les hommes éminents — car c’est d’eux que
je parle — qui recherchent la gloire par la vertu, quelle raison y a-t-il, dis-je, pour
quiils se sentent concernés par la renommée une fois que la mort a fini de désa-
gréger les corps ? Car si, ce que nos raisonnements nous défendent de croire, les
hommes meurent tout entiers, il n’y a pas de gloire du tout puisque celui a qui
on l’attribue ne survit pas du tout. Si au contraire l’4me bien consciente d’elle-
méme, dégagée de sa prison terrestre, gagne libre le ciel, ne mépriserait-elle pas
toute affaire terrestre, elle qui jouit du ciel et se réjouit d’étre délivrée des choses
terrestres ?

Il est étonnant de voir combien virtus et gloria apparaissent étroitement


liées dans la phrase qui virtute gloriam petunt. Aprés tout, l’idée des paragra-
phes 20 a 25 du Somnium de Cicéron était dopposer virtus (dont la conscien-
tia pourrait étre appréciée indépendamment des autres) et gloria (qui dépend
des autres). Il y a de fortes chances pour que ceux qui virtute gloriam petunt
(« recherchent la gloire par la vertu ») soient ces esprits semi-parfaits que
nous avons mentionnés précédemment, car ce sont sans doute ceux-la qui
ont tendance a accentuer |’élément « vir » de la virtus (de his enim sermo est
est relié a viros autant qu’a praestantes).
Restent, bien entendu, les mots terreno carcere resoluta, qui sont une allu-
sion 4 la métaphore du corps comme prison de l’Ame dans le Phédon de
Platon, 63c, et qui correspondent au inclusus du § 29 du Somnium, la phrase
enti¢re reprenant le pervolare de ce paragraphe'. En outre, au § 20, Scipion
le Jeune recoit ce conseil :

Haec caelestia semper spectato, illa humana contemnito.


Reste toujours dans la contemplation des choses célestes et dédaigne les choses
humaines de la-bas.

Ce conseil est cependant étroitement lié (par enim dans la phrase qui suit)
a la surestimation de la gloria chez les étres humains sur terre. Le contexte en
est le suivant : Scipion le Jeune tourne les yeux vers la terre tandis que Scipion
l’Ancien veut lui expliquer la structure du ciel. Dans la Consolatio de Boéce, il

1. Voir également § 14, custodia corporis (§ 15) et corpore laxati (§ 16).


Couper — Coller 557

ny a aucune restriction concernant la condamnation du negotium terrenum ou


des terrena. Tout cela est 4 dédaigner. Bien que Scipion l’Ancien veuille ensei-
gner a son petit-fils que la terre est vraiment aussi petite quelle le semble vue
de la Voie lactée, il est difficile de croire que Cicéron aurait été complétement
d’accord avec Boece sur ce point. Pour Cicéron, il n’y a pas de mal a attendre
d'une conscientia de ses propres actes de virtus sur terre, ni de quelques réminis-
cences approbatrices de la fagon dont l’Empire pourrait étre bien servi.
Ce qui suit dans la Consolatio est le septitme poeme du livre II, une
meditatio mortis sans aucune exhortation & !’action'. Le théme de la gloria
ne se retrouve pas dans la huitiéme prose du Livre II, ni ailleurs dans la
Consolatio. Aucun usage politique rest fait de la vision céleste. Un tel usage
faisait sens 4 une époque d’expansion de |’Empire romain, mais pas sous
Théodoric. Et, sans elle, faire usage du Somnium n’a pas de sens 4 la fin du
livre, mais apparait plutét comme un exercice préparatoire en vue de dis-
siper certains malentendus sur gloria. Le Somnium se termine par un appel
a l’action militaire, comme une exhortation a la conquéte définitive de
Carthage. Dans le cadre de la Consolatio, une morale similaire etit été dou-
blement absurde : la conquéte m était pas 4 ordre du jour pour les Romains
en 525 et toute exhortation a l’action adressée 4 Boéce, le prisonnier, aurait
été inutile. Voila pourquoi linsert du Somnium change de caractére en
raison de ce pour quoi il ne peut étre utilisé et de ce dont il manque. Si
Cicéron « républicanise » et « romanise » les vertus grecques, Boéce, a sa
maniere, « réhellénise » et « déromanise » le texte de Cicéron. Mais ce n’est
la quune facon de faire parce que les temps ont changé. En conséquence,
virtus devient étrangement neutre, monastique et il ne faut pas perdre de
vue non plus que tout le passage est copié du discours d’un homme et collé
dans le discours d’une femme. Enfin, le scénario est moins social : il ne
fait aucun doute que les héros de la Voie lactée du Somnium de Cicéron
meénent une vie sociale et que leur approbation de la virtus soit une appro-
bation partagée (voir in hunc_coetum au § 16). Tel le praemium pour les
bene meritis de patria (§ 26). A V’inverse, chez Boéce, il n’y a pas de héros
dans la Voie lactée. La jouissance de l’4me semble étre plutdt solitaire. On
trouve, certes, le juge omniscient, mais seulement 4 la fin du livre V de la
Consolatio. Cela étant, comme il a été montré, ce sont les héros qui font
toute la différence quant a la valeur de gloria.

Epilogue : Quelque mille deux cent cinquante ans plus tard

En 1772, a lage de 16 ans, Wolfgang Amadeus Mozart composa


une azione teatrale intitulée I/ sogno di Scipione en utilisant un livret de

1. Plus de détails dans O’Daly (1991, p. 145 et sq.) et dans Scheible (1972, p. 68-73).
558 Niko Strobach

Pietro Metastasio (1698-1782), qui condense habilement argument relatif


4 la vanité dans un court dialogue d’opéra :

Scipione: Oh stelle!
E la terra? [...]
E tanti mari
E tanti fiumi e tante selve e tante
Vastissime province, oppostt, regnt,
Popoli differenti? E il Tebro? E Roma?
Emilio: Tutto é chiuso in quel punto.
Scipione: Ah, padre amato,
Che piccolo, che vano
Che misero teatro ha ilfasto umano!"

A premiere écoute, il est un peu décevant que Mozart ait associé ce texte a
un recitativo qui nest nullement dramatique, mais il faut dire, a sa décharge,
que c’est un dialogue et qu'un argument relatif a la vanité n’est tout simple-
ment pas adapté 4 une aria ou 4 un duetto. De plus, a l’age de 16 ans, Mozart
n était sans doute pas trés sensible a de tels arguments.
Linfluence sur la philosophie du xvur‘ siécle de l’opposition entre
virtus et gloria dans le Somnium de Cicéron ne saurait toutefois étre mésesti-
mée. On la trouve chez les écrivains francais de l’époque, mais aussi dans les
Fondements de la métaphysique des meurs de Kant : la bonne volonté brillerait
comme un bijou, méme si elle n’avait aucun effet observable’. II est bien pos-
sible que le Somnium dans son ensemble ait influencé la fin de la deuxiéme
Critique, 1a ot Kant dit quil y a deux choses admirables, « le ciel étoilé au-
dessus de moi et la loi morale en moi »’. On peut, en effet, supposer sans
risque que Kant a lu le Somnium a V’école.
Pour plus de précision systématique, il serait utile de se demander si la
distinction kantienne entre hétéronomie et autonomie* est annoncée chez
Cicéron, Macrobe ou Boéce. On est tenté de dire : tandis que laspiration a
la gloria est Phétéronomie, la conscientia virtutis est Pautonomie. Toutefois,
selon Kant, les deux ne sont que deux types différents dhétéronomie. Car si
vous faites quelque chose pour vous sentir bien a ce sujet, méme si personne
d’autre ne le remarque, vous continuez a suivre votre inclination (Neigung),
4 vous sentir bien 4 propos de quelque chose. Invariablement, non seulement
Kant ne promet pas le ciel, mais il va jusqu’& me dénier la possibilité de ne

1. Le texte est disponible sur http://opera.stanford.edu/Mozart/Scipione/libretto.html.


On peut le traduire par: « O étoiles ! Et la terre ? Et tant de mers ? Et tant de riviéres et de
foréts et de vastes provinces, des royaumes opposés, des peuples différents ? Et le Tibre ? Et
Rome ? — Tout est inclus dans ce point-la. — AR mon pére, quel petit, vain, misérable théatre
a la gloire humaine ! »
2. AA 4, p. 394, 25: « [Er] wiirde wie ein Juwel doch fiir sich selbst glanzen [...] ».
3. AA 5, p. 162, 35 et sq.: « der bestirnte Himmel iiber mir und das moralische Gesetz
in mir ».
4. Voir la fin de la deuxiéme partie de la Grundlegune zur Metaphysik der Si
(Fondements de la métaphysique des ada Aa 4, p. 440-445 icabtimim ie
Couper — Coller 559

jamais déceler si j’ai vraiment agi de maniére autonome'. Or, cela est net-
tement plus radical que ce 4 quoi les auteurs anciens auraient pu « réver ».
Chez Kant, il ny a pas de conscientia virtutis immédiate parce que méme son
état de fructus virtutis porterait atteinte 4 sa valeur morale.
D’autre part, le respect de la loi (Achtung fiirs Gesetz) que Kant carac-
térise comme le seul sentiment autoproduit (selbstgewirktes Gefiihl? semble
étre un remarquable équivalent fonctionnel de la conscientia virtutis. Les deux
sont con¢us comme des facteurs internes de motivation pour I’action morale
par opposition a la motivation extérieure. Les textes de Cicéron et de Boéce
peuvent donc étre lus comme des jalons sur un long chemin, mais ils sont
pourtant eux-mémes largement plus éloignés qu’on pourrait le penser a pre-
miére vue : chez Cicéron, nous avons un mélange de motivation interne et
externe, chez Boéce, la motivation est plus clairement interne, chez Kant,
elle est tellement interne qu’on ne peut méme pas la voir de l’intérieur.
Pour Cicéron, étre « digne de la béatitude/du bonheur » (der Ghickseligkeit
wiirdig) serait trop peu. Quelque assurance de béatitude en tant que résultat
de virtus est nettement préférable. Et si Kant pose le postulat du ciel dans la
deuxiéme Critique, nest-ce pas parce que la distribution effective du bonheur
sur terre a tout simplement l’air trop absurde’, l’assurance ayant été perdue a la
suite de la premiére Critique ? Est-elle vraiment présente chez Cicéron ? Aprés
tout, le Songe de Scipion rest qu'un songe, un réve. Lensemble du Somnium
a le statut d’un texte dans la tradition des mythes de Platon et ces « récits de
songe » ne peuvent étre ici discutés. Pourtant, il ne fait aucun doute que,
méme aujourd hui, les textes de Cicéron et de Boéce fournissent un accés
fascinant pour réfléchir sur les complications de la motivation morale.
Niko STROBACH
Westfalische Wilhelms-Universitat Miinster

Références des ouvrages cités

1) Textes et traductions
Boéce, La Consolation de philosophie, édition de Claudio Moreschini, traduction et
notes de Eric Vanpeteghem, introduction de Jean-Yves Tilliette, Paris, tcr-Le
Livre de Poche (coll. « Lettres Gothiques »), 2008.
Boethius, 7rost der Philosophie, Ubersetzt und herausgegeben von Karl Biichner mit
einer Einleitung von Friedrich Klingner, Stuttgart, 1971, Reclam.
Boethius, Trost der Philosophie, Ubersetzt und herausgegeben von Ernst Neitzke mit
einem Vorwort von Ernst Ludwig Grasmiick, Frankfurt am Main, 1997, Insel.
Cicéron, La République, texte établi et traduit par Esther Bréguet, Paris, Les Belles
Lettres (« CuF »), 2002.

1. Au début de la deuxiéme partie de la Grundlegung (Fondements...), AA 4, p. 407, 1-16.


2. Grundlegung (Fondements...) Aa 4, p. 401 note.
3. Kritik siesichen Vernunfi (Critique de la raison pratique), AA 5, p. 130, 33.
4. Ibid., p. 124, 21-125, 07.
560 Niko Strobach

Cicero, Gedanken tiber Tod und Unsterblichkeit. Somnium Scipionis, Tusculanae


Disputationes 1, Cato maior, Ubersetzt und herausgegeben von Klaus Reich,
Hamburg, Meiner, 1969.
Freud Sigmund (1917) Eine Schwierigheit der Psychoanalyse, in Gesammelte Werke
(18 vols.), Frankfurt am Main, Fischer/ Londres, Imago, vol. 12, tr. fr. Une dif-
ficulté de la psychanalyse, in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard,
sipse Fe
Kant Immanuel, Kant’s gesammelte Schriften, herausgegeben von der Preufische
Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1900 [Akademie-Ausgabe = aa].
Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, texte établi, traduit et commenté par
Mireille Armisen-Marchetti, Paris, Les Belles Lettres (cur), 2003.

2) Etudes critiques
Belsey Andrew, « Boethius and the Consolation of Philosophy, or, How to Be a
Good Philosopher », Ratio, vol. 4, 1991, n° 1, p. 1-15.
Curley Thomas F., « How to Read the Consolation of Philosophy », Interpretation — a
journal ofpolitical philosophy, 14, p. 211-263, 1986.
De Vogel Cornelia, « The Problem of Philosophy and Christian Faith in Boethius’
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Duclow Donald E, « Perspective and Therapy in Boethius's Consolation ofPhilosophy »,
Journal ofMedicine and Philosophy, vol. 4, 1979, n° 3, p. 334-343.
Fuhrmann Manfred/Gruber Joachim (eds.), Boethius, Wege der Forschung 483,
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York, De Gruyter, 1978.
Janda Michael, Elysion. Entstehung und Entwicklung der griechischen Religion,
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Nussbaum Martha, The Therapy of Desire. Theory and Practice in Hellenistic Ethics,
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Rand Edward Kennard, « On the Composition of Boethius’ Consolatio Philosophiae »,
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Scheible Helga, Die Gedichte in der Consolatio Philosophiae des Boethius, Heidelberg,
Carl Winter Universitatsverlag, O72
Schmid Wolfgang, « Philosophisches und Medizinisches in der Consolatio des
Boethius », Festschrift
ftir Bruno Snell, zam 60, Geburtstag am 18, Juni 1956
von Freunden und Schiilern iiberreicht, Miinchen, Beck, 1956, p. 113-144.
Sorabji Richard, « Is Stoic Philosophy Helpful as Psychotherapy? », in R. Sorabji (ed.),
Aristotle and after, London, Institute of Classical Studies, 1997, p. 197-210.
Trankle Hermann, « Ist die Philosophiae Consolatio des Boethius zum vorgesehenen
Abschluss gelangt? » in Vigilae Christianae 31, 1977, 148-154 ; Cité daprés la
réimpression dans Fuhrmann/Gruber (eds.) (1984, p- 311-319).
Williams Bernard, « Stoic Philosophy and the Emotions: Reply to Richard Sorabji »,
R. Sorabji (ed.), Aristotle and after, London, Institute of Classical Studies, 1997,
p. 211-214,
IN MEMORIAM
JACQUES BRUNSCHWIG

Jacques Brunschwig, né le 27 avril 1929, est décédé le 16 avril 2010.


Son édition et sa traduction des Topiques (1, livres I-IV, 1967; II, livres
V-VUI, 2007 — voir plus loin sur le volume II) encadrent une ceuvre com-
posée d’une multitude d’articles, études, traductions (de textes anciens
mais aussi de Descartes et de Leibniz), comptes rendus, préfaces, articles
de dictionnaires ou d’encyclopédies, dépourvue de l’unité matérielle du
« grand livre » par lequel se marque traditionnellement l’importance d’un
auteur, mais traversée sans aucun doute par la continuité d'une méthode
de lecture et d’un style, littéraire autant qu intellectuel. Chercheur, plei-
nement investi dans l’enseignement et l’organisation académique de la
recherche, en plus de cinquante ans de travail, Jacques Brunschwig a laissé
son empreinte sur les principaux massifs de la philosophie antique — bien
sur interpréete d’Aristote, de l’Organon, de la Métaphysique, de la Politique
et de la théorie aristotélicienne de l’esclavage, de Platon, mais aussi des
présocratiques, il fut peut-étre surtout l’artisan d’une relecture et parfois
simplement d'une lecture de la philosophie hellénistique ot il trouva un
philosopher « dialectique » en accord avec sa conception du métier d’his-
torien de la philosophie. S’il a introduit dans les milieux et les pratiques de
la philosophie ancienne francaise une sorte de respiration anglo-saxonne
sans étre pour cela « analytique » au sens strict du terme, son extraordi-
naire intelligence a manifestement aussi éclairé d’une lumiére qui lui fut
propre ses collégues allemands, anglais, américains, italiens. De lui, on
pourrait dire quil incarnait parfaitement ce tempérament philosophique
qu'il attribuait 4 Aristote : « répulsion bien connue a l’égard du mélange
des genres, des affirmations prophétiques et des formules brillantes qui
donnent 4 penser ». Répulsion méthodique et argumentée notamment a
légard du mélange de la philosophie et de histoire de la philosophie. Il en
découla une volonté trés reconnaissable de lire les textes anciens a la condi-
tion quils soient susceptibles d’une interprétation vraie et une maniere
difficilement imitable de faire apparaitre cette vérité 4 travers et contre le
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 561-562
562 David Lefebvre

conflit des interprétations. Il en découla aussi, ce quil souhaitait pour sa


discipline, un progres.
Un volume d’hommage, Le style de la pensée, a été publié aux Belles
Lettres en 2002 sous la direction de Monique Canto et Pierre Pellegrin ;
les textes de son échange amical avec Pierre Aubenque sur le caractére
philosophique ou non de histoire de la philosophie sont réunis dans
Nos Grecs et leurs modernes par Barbara Cassin, Seuil, 1992, p. 17-96;
sous la plume de Marwan Rashed, on trouvera dans Elenchos (31/1,
2010, p. 5-20) une substantielle étude sur la maniére dont sa méthode
puise son origine non seulement dans son gotit pour |’analyse a la mode
anglo-saxonne mais surtout dans le débat sur l’emploi du structuralisme
en histoire de la philosophie ou il s'est lui-méme trouvé engagé.
A travers les textes qui suivent, la revue Les Etudes Philosophiques rend
hommage a la mémoire et a l’ceuvre de celui qui restera comme l'un des plus
importants historiens de la philosophie antique.
David LEFEBVRE
ARISTOTE ET LELENCHOS SOCRATIQUE*

Dans un article publié en 1993, sous le titre « Aristotle's Account of


the Socratic Elenchus' » et dont la traduction francaise est parue en 2010,
R. Bolton soutient non seulement qu Aristote, dans les Réfutations sophistiques
(désormais : RS), fournit une description des régles de l’elenchos socratique,
mais qu'il propose également une solution au principal probléme soulevé
par ce type d’elenchos. Une telle thése ne laisse pas de surprendre, non seu-
lement, faut-il le rappeler, parce que le projet avoué d’Aristote, dans les RS,
n'est pas de deécrire l’elenchos socratique, mais aussi parce que les références
a Socrate, dans les Topiques et les RS, se comptent sur les doigts d'une main.
Aristote ne mentionne en effet Socrate que quatre fois’ ; qui plus est, trois
de ces mentions ne sont pas significatives, car Socrate n'est quun nom, rien
de plus, dont Aristote se sert dans un exemple de raisonnement, 4 la facon
dont il se sert du nom « Coriscos ». La quatriéme mention, qui se situe dans
le dernier chapitre des RS, est beaucoup plus intéressante et jy reviendrai
longuement dans la troisiéme section de cette étude. Si le projet d’Aristote
est réellement de décrire l’elenchos socratique, on peut s’étonner qu'il ne fasse
qu une seule référence a Socrate dans les Topiques et les RS, puisqu’il n’hésite
pas, dans les Ethiques, A faire expressément référence & Socrate lorsqu’il dis-
cute ses positions’.

* Le texte qui suit a fait l'objet d’une conférence a la Sorbonne, le 28 avril 2011, pour
souligner le premier anniversaire de la mort de Jacques Brunschwig. Je tiens a remercier
Annick Jaulin pour son invitation 4 prononcer cette conférence.
1. Pour une premiere version de cette étude, cf. Bolton 1992.
2. Cf. Top. 17, 103a30 ; VIII 10, 160b27-28 ; RS 5, 166b33-36 et 34, 183b7-8.
3. Cf. EE I 5, 121G6b2-10; III 1, 1229a12-16; 1230a7-10; VII 1, 1235a35-b2;
VIII 1, 1246b-32-36; 2, 1247b11-15; EN III 11, 1116b3-5; IV 13, 1.127622-26; VI 13,
1144b14-21, b28-30; VII 2, 1145b21-27, b31-34; 1147b14-17; [Aristote], MM I 1,
1182a15-23; 1183b8-11; I 9, 1187a5-13; I 20, 1190b27-29; I 34, 1198a10-13; II 6,
1200b25-29.
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 563-582
564 ; David Lefebvre

Aristote et la dialectique socratique

Examinons néanmoins les raisons qui conduisent Bolton a considérer


qu Aristote s'est appliqué a décrire les régles de P'elenchos socratique :
> . J
2 Lr "4 Se} >

« Aucun lecteur attentifdes Topiques et des Réfutations sophistiques ne peut mettre


en doute que les premiers dialogues de Platon, et partant la méthode qui y est pra-
tiquée par Socrate, ont été l'une des principales sources dinformation d’Aristote
concernant la méthode qu'il décrit. Une ample confirmation de ce fait, sil en était
besoin, sera fournie au cours de la présente discussion. Si, toutefois, Aristote nous
donne un exposé descriptif des régles de la méthode que Socrate utilise, mais quil
décrit & peine lui-méme, alors lexposé d’Aristote doit étre Pune de nos principa-
les sources pour la compréhension de la méthode socratique. En particulier, puis-
que Aristote, dans les Réfutations sophistiques, décrit en détail les regles @utilisation
de cette méthode pour la pratique de l’elenchos, cette discussion devrait étre Pune de
nos principales ressources pour résoudre des problémes tenaces concernant I’elenchos
socratique. » (Bolton 2010 4, p. 79 = 1993, p. 121).

Ce passage appelle trois observations :


a) On a depuis longtemps remarqué que les régles décrites dans les
Topiques et les RS peuvent étre illustrées a partir d’exemples puisés dans
les premiers dialogues de Platon'. Mais il ne s'agit certainement pas de la
seule source d’Aristote, car il puise également ses exemples dans les exerci-
ces dialectiques pratiqués a l’Académie et dans d’autres écoles socratiques,
notamment les Mégariques*. De plus, méme si l'on admet qu Aristote s ins-
pire (partiellement) des premiers dialogues de Platon, il ne s’ensuit pas que
son objectif est de codifier la réfutation exactement telle quelle se pratique
dans ces dialogues.
b) Dans l’hypothése (discutable) ou Aristote donne un exposé des régles
de la méthode que Socrate utilise, il se pourrait trés bien qu'il ne reproduise
pas toutes les régles et quil en laisse quelques-unes, ou méme plusieurs, de
coté. Ce qu’Aristote laisserait de cété ne serait pas moins révélateur de sa
conception de la dialectique que ce quil retiendrait. Nous en verrons trois
exemples au cours de cette étude’.
c) Bolton propose que l’on se serve des RS pour comprendre |’elenchos
socratique et résoudre des problémes théoriques quil souléve, comme si
Aristote avait eu le double projet de décrire l’elenchos socratique et de cher-
cher une solution aux problémes qu'il souléve. Il est peu probable qu’Aris-
tote ait eu ce double projet’, et c’est en raison de cette erreur de perspective
que Bolton ne pergoit pas en quel sens et 4 quel point Aristote cherche & se
démarquer de Socrate.

Cf., entre autres, Hambruch 1904 ; Brunschwig 1967, p. xcu-xcv1 ; Ostenfeld 1996.
Cf. Dorion 1995, p. 47-53.
Cf. infra, p. 568, 578-579 et 580.
. Si l'on s'en tient au texte d’Aristote, l’objectif poursuivi par les RS est d’analyser et de
aes
oie
neutraliser l’elenchos sg pe es et non pas de décrire Pelenchos socratique. Cet objectif est
clairement énoncé dés les premiéres lignes des RS (1, 164a20-22)
Aristote et lelenchos socratique
565

Quoi qu'il en soit, Bolton identifie « deux raisons principales pour les-
quelles la description d’Aristote n’a pas été, jusqu’a maintenant, utilisée de
facon systématique pour comprendre la méthode socratique. La premiére
est que l’on a supposé qu Aristote n’attribue pas a Socrate la pratique de la
dialectique, telle qu’elle est décrite dans les Topiques et les Réfutations sophis-
tiques, mais seulement la pratique de la peirastique, ou l’art de tester, qu Aris-
tote distingue de la dialectique' ». La réponse de Bolton consiste a rappeler
que dans la mesure oi Ia peirastique est une partie de la dialectique, Aristote
ne peut attribuer a Socrate la pratique de la peirastique sans lui attribuer, par
le fait méme, la pratique de la dialectique. Bolton préte ici le flanc & deux
objections : 1) Aristote ne peut pas refuser a Socrate la pratique de la dialec-
tique, puisque tous les hommes s’adonnent a la dialectique? et qu'un passage
de la Métaphysique (M 4, 1078b23-27), auquel Bolton ne fait pas référence,
semble confirmer que Socrate pratiquait la dialectique ; mais cela ne signifie
pas, pour autant, qu’Arisote attribue également 4 Socrate une méthode ou
une tekhné dialectique (cf. infra, p. 574-575). — 2) Contrairement a ce que
prétend Bolton’, il n'y a aucun passage ow Aristote attribue expressément
a Socrate la pratique de la peirastique. Il y a certes un passage de rs 11 ob
Aristote décrit la peirastique en des termes qui rappellent la pratique socra-
tique de l’examen (exetasis), mais outre que Socrate ny est pas mentionné
expressément, la conception de la peirastique qui est exposée dans ce passage
est a plusieurs égards non socratique (cf. infra, p. 570-575).
Nous avons de bonnes raisons de croire, malgré Bolton, qu’Aristote ne
voyait pas en Socrate un véritable dialecticien. Dans la mesure ou Aristote
se considére, 4 tort ou a raison, comme Il’inventeur de la dialectique’, il
sensuit qu il ne peut pas considérer que la pratique socratique de la dialec-
tique obéit déja 4 une méthode dont on pourrait dégager les régles. Selon
Bolton, Aristote « prétend quil est en train, non pas dinventer cette méthode,
mais de donner, pour la premiére fois, une codification descriptive des régles
en vue d’une pratique correcte d’une méthode dont l’usage était déja large-
ment répandu (RS 34, 183b15 sq.) ». Si cette affirmation est exacte, Bolton
est justifié de chercher 4 montrer qu’Aristote ne fait rien d’autre et rien de
plus que de fournir une description de la méthode de \elenchos socratique. En
effet, si Aristote parle non pas d’inventer la méthode dialectique, mais plus
modestement de mettre en lumiére les régles qui gouvernent la pratique de la
tekhné dialektiké, telle que Socrate, par exemple, la pratiquait et dont il serait,

1. 2010 4, p. 80 = 1993, p. 122. Bolton renvoie ici 4 Vlastos 1983, p. 40-44.


2. RS 11, 172a30-34; Rhét. 1 1, 1354a3-7.
3. 2010 &, p. 80 (= 1993, p. 122). ont )
4. Je me permets de renvoyer le lecteur 4 mon article « Aristoteet linvention de la dia-
lectique » (= Dorion ae fo — ian de Mélanges offerts 4 J. Brunschwig (Le Style
ée, Paris, Les Belles Lettres, :
Re b, p. 79 = 1993, p. 121 (je souligne). Voir aussi 2010 4, p. 79 n. 1 (= 1993,
p. 121 n. 1) : « Aristote parle non pas d’inventer la méthode mais de découvrir les régles qui
régissent son usage comme art (183a37, b17-18), régles qui étaient implicites dans la pratique
de personages tels que Socrate (b7-8). »
566 David Lefebvre

selon Bolton’, le principal représentant, rien ne s oppose a ce que Aristote se


soit contenté de fournir une description de l’elenchos socratique. En revan-
che, si Aristote se propose plutét d’inventer une méthode qui ferait de la dia-
lectique non seulement une simple pratique, mais aussi une tekhné, ilne peut
pas se contenter de décrire l’elenchos socratique. La pratique socratique de la
dialectique ne serait qu'une pratique, parmi d’autres, qu’Aristote aurait étu-
diée attentivement afin d’établir les régles de l’entretien dialectique, et il n'y
a rien qui nous permette de croire qu’Aristote ait vu en Socrate un praticien
privilégié de la dialectique. Lorsque Aristote, a la fin des RS (34, 184b1-3),
parle des longues et laborieuses recherches que lui a cottées la fondation
d'une tekhné dialectique, tout porte a croire que ces recherches ont porté sur
de nombreux exemples de pratique de la dialectique, notamment lelenchos
socratique. Au reste, la lettre méme du texte d’Aristote donne tort 4 Bolton.
En RS 34, 184b1-8, Aristote emploie 4 deux reprises le terme wé8050¢ pour
désigner la nouvelle discipline quil se félicite d’avoir découverte’. Cette
u€8odoc est trés certainement identique 4 celle qu’Aristote se propose de
fonder en Top. I 1 (cf. 100a18: wé80d0v evpetv’) et ala dunamis dont il rap-
pelle, tout au début de RS 34, quil projetait de la découvrir (eboeiv SUvapty
Tia OVAAOYLOTUKYV, 183437). Il est donc faux d’affirmer, en prenant appui
sur RS 34, que Pusage de cette méthode était largement répandu et que ses
régles étaient déja implicites chez Socrate.
La deuxiéme raison pour laquelle les Zopiques et les RS n’ont pas été sol-
licités pour comprendre |elenchos socratique est que « <|>a dialectique et la
peirastique raisonnent habituellement, selon Aristote, a partir de ce qui est
généralement soutenu, et c'est d’autant mieux que cest plus généralement
soutenu »*. Or, comme l'on considére que Socrate désavoue ses interlocu-
teurs qui font appel aux endoxa, et que lui-méme ne pourrait pas établir ses
fameux paradoxes s'il faisait toujours appel 4 des endoxa’, l exigence aristo-
télicienne de raisonner a partir d’endoxa ne pourrait donc pas s inspirer de
la pratique socratique de la dialectique. Or, Bolton s’efforce de montrer que
Socrate utilise souvent lui-méme des prémisses qui sont des endoxa et qu'il

1. Cf 2010 4, p. 89 (= 1993, p. 130).


2. RS 34, 184b1-8 : « De pee en ce qui touche la rhétorique, il existait de nombreux et
anciens exposés, tandis que sur le raisonnement déductif, nous ne pouvions mentionner abso-
lument aucun travail antérieur, mais nous avons consacré beaucoup de temps a des recherches
laborieuses. Et si vous avez l'impression, aprés étude, et vu que valleétait la situation régnant
au début, que notre méthode (ué0d0c) a atteint un niveau satisfaisant en comparaison des
autres entreprises qui se sont développées au fil de leur tradition, il ne vous restera plus comme
tache, a vous tous les auditeurs de ces legons, qu’a pardonner les oublis de notre méthode
(ue0ddov), et a teémoigner une vive gratitude pour ses découvertes (tots 8' evonuevoic). »
3. Top. 11, 100a18-21 : « Le présent traité se propose de trouver une méthode (ug00S0v
ebpetv) qui nous rendra capable de raisonner déductivement, en prenant appui sur des idées
admises, sur tous les sujets qui peuvent se présenter, comme aussi, lorsque nous aurons nous-
mémes 4 répondre d'une afhrmation (kal obtol A6yov baréxovtes), de ne rien dire qui lui soit
contraire. » (trad. Brunschwig). :
4. Bolton 2010 4, p. 80-81 (= 1993, pal22).
5. Cf. Vlastos 1983, p. 42-43.
Aristote et lelenchos socratique 567

ne reproche pas non plus 4 ses interlocuteurs d’adhérer aux endoxa qu il leur
soumet comme prémisses. Ce que Socrate désavoue, c’est l’appel a des endoxa
pour trancher une question, comme si l’adhésion d’une majorité d’hommes
4 une opinion constituait un argument et suffisait a établir la vérité de cette
opinion.
Méme si je suis prét a reconnaitre qu’ona sous-estimé l’emploi de prémisses
endoxales dans les réfutations conduites par Socrate, je suis trés réticent a
considérer que l’exigence aristotélicienne d’argumenter a partir de ce qui est
le plus endoxon puisse sinspirer de la pratique socratique. Ce que Socrate
exige de son interlocuteur, c'est en effet quil réponde en fonction de ce qu'il
pense’, et non pas en fonction des opinions les plus répandues, de sorte que
sa réponse peut formuler une opinion personnelle qui n’a rien d’une opinion
accréditée, alors que le répondant d’Aristote ne doit livrer ses opinions per-
sonnelles que dans le cadre d’un entretien peirastique ; dans les autres cas,
il peut se contenter de répondre en formulant des positions endoxales, peu
importe quelles correspondent ou non a ses propres opinions. C’est la une
divergence significative qui mincite 4 douter que les régles formulées par
Aristote sont bien celles qui régissent implicitement la pratique socratique
de la dialectique.
On ne peut pas non plus souscrire 4 l’affirmation de Bolton’ suivant
laquelle Aristote est également redevable 4 Socrate pour la description des
différents emplois de la dialectique en op. I 2. Comme Bolton ne cherche
pas a démontrer le bien-fondé de cette afhrmation, le fardeau de la preuve
lui incombe. Contentons-nous de souligner que l’emploi « gymnastique » de
la dialectique nest pas attesté avant le Parménide’ et que les emplois scien-
tifiques ou philosophiques de la dialectique — si tant est quiil y ait, dans les
Topiques ou ailleurs chez Aristote, un emploi « philosophique » de la dialec-
tique qui correspond 4 celui que le Stagirite esquisse en Zop. I 2*—s’inspirent
davantage des exigences ou des attentes de !’épistémologie aristotélicienne
que de la pratique socratique de la dialectique dans les premiers dialogues
de Platon.

Peirastique aristotélicienne et elenchos socratique

Méme si Aristote ne semble pas avoir congcu le projet, dans les Topiques
et les RS, de fournir une description de l’elenchos socratique, rien ne nous

1. Cf. Crit, 49c-e, Prot. 331c-d, Gorg. 495a7-9, 500b7-9, Ménon 83d, Euthyd. 286d,
Rép. 1 346a, 349a, 3508.
2. 2010 4, p. 102 (= 1993, p. 140-141).
3. Cf. 135c-d, 136a, 136c.
4. Je renvoie le lecteur a l'étude ot Brunschwig (2000) conclut, au terme d’un examen
du passage ot Aristote expose les deux emplois scientifiques de la dialectique (op. I 2,
101a34-b4), « que les Topiques contiennent fort peu de chose, sinon absolument rien, qui
permette d’illustrer de fagon précise et concréte en quoi la dialectique “posséde une voie d’ac-
cés vers les principes de toutes les disciplines” » (p. 129).
568 David Lefebvre

empéche de comparer et de confronter l’elenchos socratique a la description


aristotélicienne de l’elenchos, afin didentifier les convergences et les divergen-
ces. Au terme de ce travail de comparaison, nous pourrons enfin déterminer
si Aristote s'est appliqué, ou non, a décrire l’elenchos socratique.
C’est évidemment ce qu’Aristote appelle la peirastique (weLpaotuKn)) qui
rappelle le plus l’elenchos socratique'. Selon Bolton, les deux exigences aux-
quelles doivent satisfaire les prémisses peirastiques s’inspirent directement
de la pratique socratique de |’elenchos. La premiére exigence est que les pré-
misses « doivent étre les croyances actuelles (ta dokounta) de la personne qui
est en train d’étre examinée ou questionnée (RS 2, 165b4-5) »*. La seconde
exigence « stipule que les prémisses, en plus d’étre les croyances actuelles
du répondant, sont “les choses qui sont nécessairement connues par celui
qui prétend détenir un savoir spécialisé’ (RS 2, 165b5-6 : ho prospoioumenos
ekhein tén epistemén)° ». Bolton prétend que l’on peut identifier dans les dia-
logues de Platon des passages paralléles pour chacune de ces deux exigences,
mais que Cest surtout la premiére qui rappelle la pratique de Socrate. La
premiére exigence est en effet commune a Socrate et a Aristote, mais elle ne
sert pas pour autant le méme objectif chez l'un et l'autre, de sorte que l’on
ne peut pas assimiler un a l'autre, comme le fait Bolton’, la peirastique
aristotélicienne et l’elenchos socratique. Il s'agit certes de démontrer que le
répondant est ignorant, mais alors que la peirastique aristotélicienne semble
se satisfaire de cet objectif, l’elenchos socratique n'y voit qu'une étape dans
le processus d’éducation morale du répondant. Si ce dernier doit répondre
en fonction de ce quil pense réellement, Cest surtout parce que l’elenchos
comporte une « dimension existentielle » (Vlastos) : voyant ses opinions per-
sonnelles réduites en piéces, le repondant éprouve une honte cathartique qui
lincite 4 se mettre 4 la recherche de la véritable connaissance qui lui assurera
la vertu et le bonheur. Or, la peirastique aristotélicienne ne cherche pas a
aller au-dela de la mise en lumiére de ignorance du répondant, et elle n’a
pas l’ambition, contrairement a l’e/enchos socratique, d’étre un instrument
d’éducation morale.
Afin de bien mettre en évidence cette divergence entre |’elenchos socrati-
que et la peirastique d’Aristote, faisons un bref détour par op. 12. Rappelons
que les quatre utilités ou usages de la dialectique, tels qu’ils sont exposés en
Top. 1 2, remonteraient, selon Bolton, 4 Socrate. Or, de ces quatre usages — a
savoir : lentrainement (gumnasia), les contacts avec autrui, les connaissan-
ces de caractére philosophique et les notions premiéres de chaque science -,
c'est le deuxiéme, les contacts avec autrui (mod¢ tus évteVEetc, 101a27 et
a30), qui rappelle le plus l'elenchos socratique et c'est également le seul qui

1. Cf. Bolton 2010 4, p. 91 (= 1993, p. 131). Voir aussi 2010 ¢, p. 149. D 1990
p. 274 n. 24, 282) est ici en accord avec Bolton. ater
2. Bolton 2010 4, p. 92 (= 1993, p. 132).
3. Bolton 2010 6, p. 95 (= 1993, p. 134).
4. Cf. 1992, p. 43: « there are clear indications that Aristotle understands peirastic as
Socrates’ elenctic method ».
Aristote et lelenchos socratique 569

comporte peut-etre une certaine visée éthique. Aristote présente cette utilité
comme suit :

« Qu'il soit utile pour les contacts avec autrui (pbc Tus EvtEVEEc), cela s expli-
que du fait que, lorsque nous aurons dressé l’inventaire des opinions qui sont celles
de la moyenne des gens (tas t&v TOMMY ... S6EaS), nous nous adresserons A eux,
non point a partir de celles qui leur seraient étrangéres (ovK ék THV GAOTELWV),
mais a partir de celles qui leur sont propres (4AM ék TOV oike(wv Soyudtwv), quand
nous voudrons les persuader de renoncer A des affirmations qui nous paraitront
manifestement inacceptables (uetaBipatovtes & tu Gv wn} KAAMS paivwvtat Aye
nutv). » (I 2, 101a30-34 ; trad. Brunschwig.)

Bien que le terme n’apparaisse pas, cest bien de meipaotuKy qu'il est ici
question’. Dans le cadre des enteuxeis, le dialecticien doit en effet interroger
les interlocuteurs 4 partir de leurs opinions propres, ce qui correspond 4 la
premiere exigence de la peirastique (RS 2, 165b4-7). Contrairement a ce qui
est le cas dans les dialogues socratiques, l'ambition de rendre meilleurs les
participants 4 un échange dialectique n’est jamais clairement exprimée par
Aristote, et il est révélateur qu'il n’en fasse pas état au début des Topiques,
alors qu'il expose les différentes utilités de la pragmateia quil consacre 4 la
dialectique. Le texte des 7opiques dit uniquement que le dialecticien cher-
chera a persuader ses interlocuteurs « de renoncer a des affirmations qui nous
paraitront manifestement inacceptables ». Comme J. Brunschwig l’observe
dans une note’, le terme KaAd@c¢ est ambigu, puisqu’on peut lui attribuer
un sens matériel ou formel : « Dans le premier cas [scil. le sens matériel],
Aristote voudrait dire que la dialectique peut servir 4 redresser les croyan-
ces des autres, lorsquelles paraissent manifestement inacceptables ; dans le
second, qu'elle peut servir 4 écarter leurs arguments, lorsquils paraissent for-
mellement incorrects. » Si KaA@>¢ a un sens formel’, ce passage de Top. I 2
n’exprime aucune préoccupation éthique, puisque l’ceuvre de rectification
poursuivie par le dialecticien serait exclusivement WVordre logique. Méme
si on reconnait 4 KaA@<> un sens matériel’, il n’en reste pas moins que ce
passage ne posséde qu'une bien timide visée éthique. En effet, ce n’est pas
dans lintérét de l’interlocuteur qu il faut persuader ce dernier de renoncer a
ses croyances erronées, mais c’est plutdt parce que ces croyances nous (ftv,
101a34) paraissent inacceptables que nous avons a coeur, nous les question-
neurs, de les modifier.

1. Cf. Moraux 1968, p. 290 n. 3: « Il semble bien qu Aristote pense ici [scil. Top. I 2,
101a30-34] a des discussions dans lesquelles est “mise a l’épreuve” i ne 4 laquelle adhere
un interlocuteur qui croit savoir: cst l’aspect peirastique de la dialectique. » Voir aussi
Bolton 2010 ¢, p. 159.
2. 1967, p. 3n. 3. .
3. Comme c’est trés souvent le cas, selon Brunschwig (1967, p. 3 n. 3), aux livres V
et VI des Topiques.
4. En am du « parallélisme trés étroit » entre I 2, 101a30-34 et Top. VIII 11, 161430
sq., Brunschwig (1967, p. 3 n. 3) tranche en faveur du sens matériel. Voir aussi Brunschwig
2007; p.125ne1.
570 David Lefebvre

Le texte qui semble le mieux justifier le rapprochement entre l’enquéte


(exetasis) socratique et la peirastique, bien qu’Aristote lui-méme ne fasse pas
expressément ce rapprochement, est un passage de RS 11 ott le Stagirite expli-
que comment le questionneur qui ne posséde pas la connaissance du sujet
débattu peut mettre a l’épreuve celui qui prétend détenir cette connaissance.
C’est le texte le plus long sur la fonction peirastique de la dialectique :
«La dialectique est aussi peirastique (weipaottKt)) ; en effet, la peirastique (H
HELMAOTLKT)) n’est pas non plus de méme nature que la géométrie, mais c'est quelque
chose que l’on peut posséder tout en n’ayant aucune connaissance (kat pr eida<¢
tic). I est en effet possible, méme pour celui qui ne connait pas le sujet en question (tOVv
ui) eiSdta), de procéder a la mise a lépreuve (netpav aPetv) de celui qui ne le connait
pas non plus, pour peu que ce dernier concede [172a25} sur la base, non pas de ce quil
sait, ni des principes propres, mais des conséquences, lesquelles sont d'une nature telle
que rien nempéche celui qui les connait de ne pas connaitre la science, alors que celui
qui ne les connait pas ignore forcément aussi la science. \l est par suite évident que la
peirastique n’est la connaissance de rien de déterminé (ote Mavepdov StL oVSEVOS
ELOUEVOY 1) MELNGOTLKT EtLOTrUN Eotiv). C'est aussi pourquoi elle porte sur toutes
choses : car toutes les disciplines utilisent également certains principes communs
(Goa yao ai téxyvar yo@vtat Kal Kowots tow). [172a30] Crest la raison pour
laquelle tous les hommes, y compris ’homme de la rue (510 mévtes Kal Ol Sita),
pratiquent d’une certaine facon la dialectique et la peirastique, car tous (évTES)
entreprennent jusqu’a un certain point de soumettre a |’examen ceux qui prétendent
savoir. Ces choses dont ils se servent tous sont les principes communs (td Kowa),
car ils ne les connaissent ((oaoww) pas moins que les spécialistes, méme s ils parais-
sent parler dun point de vue tout a fait extérieur 4 la science. Tous les hommes
sans exception font donc des réfutations (€\¢yxovow ovv &stavtec) ; Cest en effet
sans méthode (atéyvwc) quils prennent part a une activité [172a35] a laquelle la
dialectique s'adonne avec méthode (€vtéxvws), et celui qui met a l’épreuve 4 l’aide
de la méthode déductive est un dialecticien (kat 6 TéxV] OVAAOYLOTLKA] MELOGOTLKOS
dvaAreKTUKS). Et étant donné qu'il y a, d’une part, plusieurs principes identiques
qui conviennent a toutes choses (émtel 6' oti TOAAG Lev TadTd Kata WévVTWV), sans
toutefois étre tels qu’ils forment une nature définie, Cest-a-dire un genre, mais qui
sont comme les négations ; et qu'il y a, d’autre part, des principes qui ne sont pas
de cette espéce, mais propres, il est possible, sur la base des premiers, d’entreprendre
examen (setpav AauBdvew) dabsolument toutes choses et de constituer [172b1]
une discipline distincte (téxvnv tive), méme si elle n’est pas de méme nature que les
disciplines demonstratives. » (11, 172a21-b1'.)

De nombreux commentateurs, depuis le Pseudo-Alexandre jusqu’a


Bolton, ont rapproché cette description de la peirastique de l’elenchos socra-
tique’, mais il s’agit d'un rapprochement que I’on pourrait qualifier de
. # . . > . > . .

1. Le passage en italiques (= 172a23-27) correspond & l’extrait qui est cité par Bolton
(1993, p. 136 = 2010 4, p. 97). Voir aussi Bolton 2010 a, p. 49-50, oti cite le vit extrait,
et 2010 c, p. 149-150, ot il cite 172a21-27.
2. Cf., entre autres, Ps. Alex. in SE, 89.29-30 ; LeBlond 1939, p. 24 ; Aubenque 1962
p. 287 ; 1970, p. 12 ; Moreau 1968, p. 83 ; Devereux 1990, p. 274 : 24.
Aristote et lelenchos socratique 571

« minimal », en ce sens quil se borne a constater qu’Aristote, 3 la suite de


Socrate, croit qu'il est possible, pour celui qui ne posséde pas la science, de
procéder a la mise 4 l’épreuve de celui qui prétend posséder la science. Bolton
ne se contente pas d’un rapprochement aussi modeste, et il donne de ce
Passage une interprétation qui apporte a ses yeux une double confirmation :
d'une part, on ne peut plus douter qu’Aristote donne une description de
l'elenchos socratique, et, d’autre part, Aristote fournit une réponse au princi-
pal probléme soulevé par l’elenchos socratique. Ce probléme est le suivant :
« comment Socrate, qui opére comme quelqu’'un dépourvu de connaissance
sur un sujet donné, peut-il véritablement réfuter les interlocuteurs qui pré-
tendent détenir la connaissance de ce sujet et qui sont eux-mémes dépour-
vus de connaissance sur ce sujet ? »'. Le passage du chapitre 11 permettrait
de résoudre ce probléme : la mise a l’épreuve de celui qui prétend détenir
la connaissance n’est possible, de la part de celui qui interroge et qui est
ignorant du domaine en question, que sil posséde certaines connaissances
qui ne relévent pas d’un savoir expert. Autrement dit : comme celui qui est
complétement ignorant ne peut pas procéder a la mise a l’épreuve de celui
qui prétend posséder la connaissance dans un domaine particulier, la mise 4
l’épreuve suppose certaines connaissances qui ne sont cependant pas de méme
nature que celles qui relévent de ce domaine particulier de connaissances. Les
conditions de possibilité de la peirastique, telles qu’Aristote les énonce en
RS 11, correspondraient a la pratique effective de l’elenchos socratique’.
Linterprétation de Bolton s’expose a plusieurs objections :
a/ Une telle interprétation suppose que Socrate, en méme temps qu'il nie
posséder un savoir expert de certains sujets, se reconnait des connaissances
non expertes dans ces mémes sujets et que c'est grace a celles-ci qu'il peut
entreprendre et conclure une réfutation. Or, il n’est pas du tout évident que
Socrate, dans les passages ot il revendique des connaissances’, utilise le verbe
« savoir » avec un sens plus faible que dans les passages ot il rejette toute
prétention au savoir.
b/ Bolton assimile les connaissances que Socrate revendique, et sans
lesquelles il ne pourrait pas mettre a l’épreuve la prétention au savoir de
son interlocuteur, aux xo1vd de RS 11 (172a29 et 32). Or, cette assimila-
tion est trés contestable dans la mesure ott les (prétendues) connaissances de
Socrate relévent toujours de l’éthique, alors que les kowé ne relévent d’aucun
domaine en particulier et sont vrais de tous les domaines (cf. 172a36-37).
Autrement dit, alors que les connaissances nécessaires a l’elenchos socrati-
que seraient des connaissances « faibles » qui ressortissent au domaine méme

1. Bolton 2010b, p. 90 (= 1993, p. 130). ; ue


2. «La description aristotélicienne de celui vs pratique l’elenchos répéte exactement la
description que Socrate donne de lui-méme dans les premiers dialogues, lorsqu’il se présente
4 la fois comme quelqu’un qui opére sans aucune connaissance de l’éthique et d'autres sujets,
et comme quelqu’un qui posséde la connaissance de certains éléments particuliers dans ces
domaines. » (2010 4, p. 97-98 = 1993, p. 137.)
3. Cf, entre autres, Apol. 25e, 29b7-8, 37b7-8.
572 David Lefebvre

dans lequel Socrate nie posséder un savoir expert, les « connaissances » néces-
saires a la peirastique aristotélicienne sont des principes communs 4 tous les
domaines et qui ne ressortissent 4 aucun en particulier.
Ouvrons ici une parenthése a propos de la signification du terme Kowa
(172a29 et 32). La position la plus répandue est que ce terme désigne ici les
principes communs 4 toutes les sciences et que cest 4 partir de ces principes
communs que !’on peut mettre a l’épreuve la prétention au savoir dans un
domaine particulier. La peirastique aristotélicienne ne serait donc pas tri-
butaire de Socrate dans la mesure oti l’elenchos socratique ne fait pas appel
a de tels principes communs. Or, Bolton conteste l’assimilation des kow4é
aux principes communs! et soutient qu'il s'agit plutét d’ opinions communes,
en ce sens qu’elles sont largement répandues et accessibles a la majorité des
hommes. Bolton accorde une grande importance, pour fonder son interpré-
tation, 4 ce passage de la Rhétorique :

« Car pour élaborer moyens de persuasion et arguments, nous sommes contraints


d’en passer par les opinions communes (6. TV KOLV@v), Comme nous Pavons déja
dit dans les Topiques au sujet de la conversation avec les gens du commun (Wome
Kal év tots TomKkoics eaAgyouev mEpl Tic MOEdS TOUS MOAAOUS EvteVEEws). » (Rbét.
I 1, 1355a24-29 ; trad. Chiron.)

La fin de cet extrait invite, par sa formulation méme, a un rapprochement


avec le texte déja cité de Zop. 12, 101a30-34. Bolton considére que l’expression
TUS TMV TOAAMV ... 56a (Top. I 2) correspond au terme Kowd employé dans
la Rhétorique et ce rapprochement le conduit a conclure ce qui suit :

« La terminologie de ces passages de la Rhétorique répond si étroitement & celles


des Réfutations sophistiques, quil y a peu de doute que la pensée exprimée a ces deux
endroits ne soit en substance la méme. Aussi le terme “commun” dans ces deux
passages ne désigne-t-il pas ce qui est commun d’un point de vue métaphysique,
cest-a-dire vrai ou applicable 4 plusieurs ou 4 tous les sujets, mais plutét ce qui
est commun d’un point de vue épistémologique, cest-a-dire ce qui est intelligible
méme aux gens du commun, ceux qui nont pas de connaissance spécialisée des
principes. » (2010 a, p. 52 = 1990, p. 217.)

Cette position est a rejeter pour les raisons suivantes : premiéerement,


si les kowé désignent les opinions communes, l’on ne voit pas en quoi
pourrait bien consister l'usage qu’en font toutes les sciences (172a29).
Deuxiémement, Bolton affirme que le terme Kowé ne peut pas désigner ce
qui est « vrai ou applicable a plusieurs ou a tous les sujets ». Or, c’est pour-
tant ce que le Stagirite affirme en toutes lettres dans un passage (172a36-37)
qui fait partie du développement sur la peirastique. Aristote affirme en
effet qu’« il y a de nombreuses choses qui sont identiques pour tous les

1. Cf. Bolton 1990, p. 214-217 = 2010 a, p. 49-53.


Aristote et lelenchos socratique
573

sujets (este 5’ €otl TOAAG pev TAIT KATA TdVTWV, 172a36-37) » et quil
est possible, a partir de ces « nombreuses choses » (tohAG = KOWWG), de
mettre a l’épreuve sur tous les sujets et de constituer une certaine méthode
(Eotw Ek TOUTWV MEpl Gdvtwv metoav LauBaveEL Kal Elva TEXVIV TLVG,
172a39-b1). Bolton contourne ce passage et l’interprétation obvie qui en
découle en arguant que l’on doit préférer au texte édité par Ross une autre
legon transmise par les manuscrits. Etant donné que Bolton ne se donne
pas la peine de mentionner expressément quelle est la lecon qu'il rejette et
celle qu'il lui préfere, et que son argumentation laisse beaucoup A désirer
sur le plan de l’acribie philologique', on doit supposer qu'il préfére tatto?
(172a36) a tavta, ce qui le conduit a retraduire ainsi ce passage : « there
are many of these [common] things in each area » (1990, py 217). Getre
traduction est 4 rejeter non seulement parce que l’on ne peut pas traduire
KATO WvtwV par « in each area », mais aussi parce que l’incise qui suit, et
que Bolton a opportunément escamotée’*, justifie la présence de la lecon
tavta>. Si Aristote prend en effet la peine de souligner que les nombreux
KOWG. ne sont cependant pas tels qu ils constituent une certaine nature et
un genre (ov tovatta 8 Hote mvow twa eivat Kai yévoc, 172437), Cest
bien parce qu’on pourrait le croire du fait quils sont identiques (tavté)
pour de nombreuses choses, a la fagon, précisément, d’un genre ou d’une
nature.
Dans son commentaire critique de l'étude de Bolton (1990), Devereux
rejette également l’identification des kowd aux principes communs’. II refuse
cependant de suivre Bolton lorsque ce dernier assimile les kowé a des « cho-
ses communément reconnues pour étre vraies » (« things commonly known
to be true », p. 279). Devereux souligne, a juste titre, que le terme Kowvov,
tel quil est employé dans les RS, désigne souvent des « common “topoi’” :
i.e. inference patterns or premises common to several sciences or disciplines.’ »
Or, si les kowd désignent des topoi qui sont communs a de nombreuses
sciences, on ne voit plus trés bien en quoi de tels topo se distinguent des
fameux principes communs que Bolton, avec l’accord de Devereux, cher-
che a bannir de ce passage. Enfin, l’affrmation d’aprés laquelle toutes les
sciences se servent des Kowd (moar yao at Téxvat YOOvtat Kal Kowotc

1. Cf. Bolton 1990, p. 217 = 2010 a, p. 52-53.


2. Crest la lecon des mss A (Vaticanus Urbinas 35, x‘ siécle) et D (Parisinus 1843,
xr‘ siécle), adoptée par Bekker et par Waitz.
3. Cest la lecon des mss B (Marcianus 201, x siécle) et C (Parisinus Coislinianus 330,
xi‘ siécle), adoptée par Strache-Wallies et par Ross.
4, Dans 4 traduction qu'il propose de 172a36-39 (« there are many of the [common]
things in each area... so that it is possible on the basis of these things to engage in peirastic
testing on every subject »), Bolton (1990, p. 217 = 2010 a, p. 53) omet de traduire l’incise
de 172a37-38. Mh , haat
5. Fait (2007, p. 161) retient également tovta (« Ad a 36 tavté é sicuramente la lezione
corretta ») et rejette la lecture proposée par Bolton. ;
6. « I believe Bolton is right in maintaining that they [se/. les Kowa] cannot be universal
principles of demonstration. » (1990, p. 279.)
7. 1990, p. 280.
574 David Lefebvre

tow, 172a29) doit étre rapprochée d’un passage de Mét. B 2 ott Aristote fait
la méme affirmation, dans les mémes termes, 4 propos des axiomes, Cest-
a-dire des principes communs (xp@vtat yovv WS YLYVWOKOLEVOLS AdTOTS
kal Garou téxvat, B 2, 997a4-5 ; nioat yao ai dodektiKal YOGvtat Tots
d&Eumuaow, 997a10-11).
Revenons au passage de RS 11 sur la peirastique. En plus des deux objec-
tions qui ont déja été formulées (cf. supra, a et b, p. 571), il y a d’autres
raisons de douter qu’Aristote s'applique en RS 11 a décrire la pratique de
l'elenchos socratique et a en dégager les conditions de possibilité. Dans ce
long passage dont Bolton ne cite que quelques lignes (172a23-27), on reléve
en effet plusieurs éléments non socratiques :
c/ Alors que Socrate, selon le témoignage méme d’Aristote', ne s'est
jamais préoccupé que de questions morales, la peirastique, telle quelle
est concue en RS 11, porte sur toutes choses. Luniversalité de la peirastique
ne peut donc pas s'inspirer de la pratique socratique de l’elenchos.
d/ Ce qui fonde luniversalité de la peirastique, c’est l’emploi des princi-
pes communs & toutes les sciences (172a36-39). Ce n’est donc pas l’exemple
de Socrate qui permet 4 Aristote de fonder l’universalité de la peirastique sur
Pemploi des principes communs. La notion de « principe commun » est en
effet étrangére 4 Socrate, et l’elenchos socratique ne porte pas, sinon en droit,
du moins en fait, sur toutes choses.
e/ Loin de reconnaitre l’exemplarité ou la singularité de la pratique
socratique de l’elenchos, Aristote affirme au contraire, et ce, 4 trois reprises
(cf. 172a30-32 et a34), que tous les hommes sadonnent a la peirastique et a
la réfutation. Aristote affirme 4 nouveau au début de la Rhétorique’ que tous
les hommes pratiquent |’exetasis, de sorte qu il ne semble pas voir en Socrate
un pionnier ou praticien privilégié de cette forme d’enquéte sur les opinions
d’autrui.
f/ Alors que tous les hommes pratiquent sans méthode (atéxvwe, 172434)
la critique et la réfutation, le dialecticien sy adonne avec méthode (évtéxvwe,
172a35) et Cest précisément par la possession et l’exercice d’une technique
que le dialecticien se distingue du reste des hommes lorsqu’il s'adonne a la pei-
rastique (Kal 6 TEXVN OVAAOYLOTLKA MeLlpaotiKds SuarektuKdc, 172a35-36).
Si lon veut éviter que Socrate ne se perde dans la masse anonyme des
hommes qui réfutent sans méthode, faut-il supposer qu’Aristote voit en lui
cet homme d’exception, le dialecticien, qui réfute et met a l’épreuve a l’aide
de la tekhné sullogistiké ? Il ne semble pas qu’Aristote fasse 4 Socrate un tel
honneur. Il affirme en effet dans la Métaphysique que Socrate « cherchait A
faire des syllogismes » (avd oyiteoOat yap étrtet, M, 4, 1078b24), ce qui

ee Met. A 6, 987b1-2 ; De part. anim. 1 1, 642a24-31.


De C est pourquoi tout le monde (aévtec), d’une certaine facon, prend part aux deux
[scil. la rhétorique et la dialectique], car tout le monde (wévteg), jusqu’A un certain point,
se méle tant de critiquer ou de soutenir un argument (éetétew Kal baéxew Adyov) que de
défendre ou d’accuser. » (I 1, 1354a4-6 ; trad. Chiron.)
Aristote et l’elenchos socratique
575

donne clairement a entendre que Socrate m était pas encore en possession de


la technique syllogistique. De plus, comme Aristote se proclame, en RS 34,
linventeur du sullogismos et de la tekhné dialectique', il s'ensuit forcément
que tous les hommes, y compris Socrate, ont jusqu’alors pratiqué la peirasti-
que sans méthode et sans technique.
g/ Enfin, Aristote affirme que l’on peut constituer, sur la base des prin-
cipes communs (172a36-b1), une technique de la mise a Pépreuve qui ne
soit pas de méme nature que les techniques démonstratives. Comme c’est
précisément l’ambition d’Aristote de fonder une telle technique, et que la
pratique socratique de |’elenchos ne doit pas grand-chose aux principes com-
muns, Cet important passage du chapitre 11 ne peut pas non plus s’inspirer
de l’exemple de Socrate.

La mention de Socrate en RS 34, 183b67-8

Apres le passage du chapitre 11 sur la peirastique, Bolton examine le pas-


sage récapitulatif du chapitre 34 qui traite 4 nouveau de la peirastique et qui
comprend la seule référence explicite 4 Socrate dans les RS. Il s’agit d’un texte
célébre qui a fait objet, ces derniéres années, d’interprétations divergen-
tes. Comme le texte de ce passage est problématique, je cite successivement,
pour commencer, les traductions que Bolton et moi-méme en proposons
respectivement :

« Our purpose was to discover a technique for reasoning about the problem
before us starting from things which are as endoxon as possible, since this is the busi-
ness of dialectic in the strict sense and of peirastic. But since, on account of its close
affinity to sophistry (ta tiv Tis GoMtotiKiis yettviaowy), it is set up so as to be able
not merely to conduct testing dialectically but also as one who knows (ws 00 Udvov
metoav Sivatot AaPetv SiarektiKs GAAG Kal ws eidwc), for this reason we not
only (ot udvov) undertook the just-mentioned aim of this study, to discover how
to obtain an argument on the basis of what is most endoxon, but also (4hAG. kat) to
discover how we can defend a position, in the course of submitting to an argument,
in the same manner. We have already given the explanation for this; for this was why
Socrates used to ask questions but not to answer them, since he confessed that he did
not know anything. » (RS 34, 183a37-b8; trad. Bolton 1993, p. Tai)

« Nous nous étions donc proposés de découvrir une certaine capacité de rai-
sonner déductivement sur tout sujet qui peut se présenter, en prenant appui sur les
prémisses les plus admises possible ; de fait, cette tache revient en propre 4 la dialecti-
que, considérée en elle-méme, ainsi qua la [183b1] critique. Mais étant donné qu’on

1. Cf. Dorion 2002. ‘


2. Bolton cite le méme passage dans son étude de 1990 (p. 199 = 2010 a, p. 29), mais sa
traduction varie quelque peu d’une étude a l’autre.
576 David Lefebvre

attend de plus de la dialectique, en raison du voisinage de la sophistique (Sua tiv


tis coiotiKijc yeitviaow), qu’elle puisse non seulement mettre a lépreuve d une
facon dialectique, mais aussi <rendre compte> comme si elle savait (WS OV LOVOV
metoav Suvatat AaPEtv SakEKTLKds GAAG Kal <dodvar> dws L500), nous avons en
conséquence pris pour sujet du traité non seulement (o0 wdvov) la tache dont il a
été fait mention, 4 savoir [183b5] étre en mesure d’obtenir raison, mais aussi (GAAG
kat), lorsque nous avons a répondre d’un argument, la maniére dont nous veillerons
sur notre thése en faisant de la méme facon appel aux opinions les plus admises
possible. La raison de cela, nous avons mentionnée ; et Cest aussi pourquoi Socrate
posait des questions, mais ne répondait pas ; de fait, il reconnaissait ne pas savoir. »
(RS 34, 183a37-b8.)
Bolton commente longuement' ce texte, et il mest ici impossible de dis-
cuter tous les éléments de son interprétation avec lesquels je suis en désac-
cord, en particulier son affirmation qu Aristote ne peut pas vouloir dire, en
dépit des apparences, que Socrate n’assumait jamais le rdle de répondant
dans un entretien peirastique. Je m’en tiendrai donc a ’essentiel, a savoir le
mystérieux GAG Kal dog eldd¢ (183b3), la référence a la sophistique (183b2)
et la mention de Socrate (183b7-8).
Dans un premier temps, Bolton est tenté d’interpréter GAAG Kai dw etda<¢
(183b3) a la lumiére de son interprétation du passage du chapitre 11 sur la
peirastique. Sila mise al’épreuve exige certaines connaissances qui ne sont pas
du méme ordre que les connaissances expertes dans un domaine donné, il est
tentant de considérer que GAA Kai W¢ eidwe (b3) fait justement référence a ce
type de connaissance’. Bolton rejette cependant cette interprétation en raison
de son incompatibilité avec la référence 4 Socrate qui se situe quelques lignes
plus bas. Lorsqu Aristote afirme que Socrate reconnaissait ne rien savoir, il
emploie le verbe « savoir » (eid¢var, 183b8) au sens fort (expert knowledge), et
il est difficile de ne pas le comprendre également en ce sens quelques lignes
plus haut, en 183b3 ; or, Aristote ne peut pas vouloir dire que le dialecticien
doit étre en mesure de mettre a ’épreuve avec un savoir spécialisé. La premiére
interprétation avancée par Bolton préte le flanc 4 une autre objection : si
la mise a l’épreuve exige d’emblée un certain type de connaissance, on ne
comprendrait pas qu’Aristote afirme que le questionneur doit étre en mesure
non seulement de mettre 4 l’épreuve dialectiquement, « mais aussi comme
sil savait » (GAA Kai dog eidcdc), puisque la mise a l’épreuve dialectique exige
déja que l’on posséde certaines connaissances.
S’avisant que l’expression Wg eida<¢ ne signifie pas « quelquun qui sait »,
mais plutét « comme s'il savait », Bolton propose une autre interprétation :

1. Cf. 2010 4, p. 102-107 (= 1993, p. 141-145).


2. « Comme nous l’avons vu, Aristote pense réellement que l’argument peirastique pro-
céde d'une sorte de connaissance non spécialisée que possédent a la Bis le questionneur et le
répondant, connaissance qui est assez différente du savoir spécialisé que Socrate ne se recon-
naissait pas. C’est en ce sens que le questionneur en particulier, mais également le répon-
dant, procédent l'un et l'autre, dans un entretien peirastique, “comme quelqu’un qui sait”. »
(2010 6, p. 106 = 1993, p. 144.)
Aristote et l'elenchos socratique
5/7

celui qui met a l’épreuve donne Pimpression quil est savant, ainsi que
Socrate le fait lui-méme remarquer dans l’Apologie (23a). Ce passage des RS
sinspirerait donc également de la pratique socratique'. Bolton établit un
lien étroit entre expression dia tiv tic GodtotuKfic yettviaow (183b2) et w<
eldudg : comme la peirastique est étroitement apparentée a la sophistique, celui
qui procéde a une mise 4 |’épreuve donne inévitablement Pimpression qu'il
posséde un savoir expert du sujet sur lequel portent ses interrogations. Mais
alors que le sophiste céde a la tentation de se reconnaitre ce savoir, Socrate
ne franchit jamais ce pas’.
Cette interpretation nemporte pas la conviction pour au moins trois
raisons :
a) Elle présente l'apparence de savoir (doc etc) du questionneur comme
un effet inévitable, et quelque peu facheux, de la pratique de la peirastique.
Or, loin d’étre un effet inévitable, cette apparence de savoir est quelque chose
qu Aristote attend en outre (TpooKataoKevdtetat, 183b1) de la dialectique.
Crest en effet Aristote qui prescrit au dialecticien — questionneur ou répon-
dant, nous ne le savons pas encore — de procéder « comme s'il savait ». Pour
peu que l’on sefforce de comprendre GAAG Kal we eidac¢ a la lumiére du
verbe MOCOKATAOKEVaCETAL, on s'apercoit que l’'apparence de savoir n'est pas
une conséquence qui découle inévitablement de la pratique dialectique ou
sophistique de la peirastique.
b) Bolton prend pour acquis que le terme yettviaois (183b2) signi-
fie « affinité » (affinity) ou « parenté ». Méme si le sens le plus courant de
yeltviaois est « voisinage », au sens spatial du terme’ — ce qui donne un
tout autre sens a ce passage* —, je reconnais aujourd’hui qu Aristote l’em-
ploie parfois dans le sens métaphorique de « ressemblance » et d’« affinité »’.
Etant donné que la signification du terme yettviaots est ambivalente, il ne
faut pas interpréter le passage a la lumiére de l’afirmation de la yevtviaotc
entre la sophistique et la dialectique, mais au contraire déterminer le sens de
yeitviaotc a la lumiére de la signification générale du passage oti ce terme
apparait.
c) Suivant linterprétation de Bolton, Aristote se bornerait a décrire la
méthode de l’elenchos socratique et ce qui distingue Socrate des sophistes

1. « La discussion d’Aristote réfléte une fois de plus les intuitions de Socrate. » (2010 4,
p- 107 = 1993, p. 145.)
2. Cf. 2010 4, p. 107 (= 1993, p. 145).
3. Meteor. 11 5, 363a14-15 : « Mais cette région, 4 cause de la proximité du soleil (10
ui tod Atv yetviaow), n’a pas d’eaux ni de paturages qui, en permettant la condensation,
produiraient des vents étésiens. » (trad. Louis). ion
4. Cf. Dorion 1995, p. 407-408 n. 461 : « étant donné “e la sophistique est dans les
parages (O10. Ti Tig GoptotuKTS yeitviaow), Cest-a-dire que les sophistes prennent part a
des échanges dialectiques et usent, dans leurs questions, de nombreuses pe ae déloyales, il
devient urgentissisme pour la dialectique de développer et d’a profondir le r6 e du répondant
[...] afin que le bepandenit soit en mesure de mettre en échec le questionneur éristique ». Voir
aussi Dorion 2002, p. 213-214. Mon interprétation de l’expression dua. TH Tis GOOLOTUKTIC
yeitviaow est suivie par Berti (1997, P.391 n. 30) et par Brunschwig (1999, p. 100).
5 CREE Il 5) 1232a19-23;2Po1. 19; 1256b40-1257a4.
578 David Lefebvre

malgré la parenté profonde qui les unit. Aristote nétablirait donc aucune
distinction significative entre la méthode de l’elenchos socratique et sa propre
conception de la dialectique. J’estime au contraire qu’Aristote cherche a se
démarquer de Socrate en montrant a quel point la pratique socratique de la
dialectique, pour autant qu'elle se borne au rdle du questionneur, est insuf-
fisante. Voyons cela plus en détail. Bolton fait allusion, sans y adhérer, a une
autre interprétation de ce passage : « Des interprétes récents ont soutenu que
cette phrase devrait étre lue comme contrastant l’examen dialectique strict
(ou peirastique), Cest-a-dire linterrogation, et “[le fait de répondre| comme
quelqu’un qui sait”, impliquant ainsi que le fait d’assumer la tache du répon-
dant dans un entretien dialectique strict (ou peirastique) exige la revendica-
tion d’un savoir spécialisé, ce qui est incompatible avec la position contraire
de Socrate. »' Linterprétation 4 laquelle Bolton fait référence remonte en
fait 3 G. Grote? ; elle a ensuite sombré dans l’oubli — elle semble inconnue
de tous les éditeurs et traducteurs des RS au xx‘ siécle — jusqu’a ce que je
lexhume et la défende dans mon commentaire des RS°. Bolton estime que
cette interprétation nest fondée ni sur le plan de la grammaire ni du point
de vue des manuscrits. II est exact que cette interprétation ne peut s’autoriser
d’aucun manuscrit, mais elle est parfaitement fondée du point de vue de la
grammaire et de la syntaxe.
Largument syntaxique est le principal argument en faveur de l’in-
sertion de dotvat ou bméxew apres GAAG Kal, et c'est également l’argu-
ment que J. Brunschwig développe longuement dans son article de 1999.
Contrairement 4 ce que Bolton soutient*, les lignes qui suivent 183b3
justifient linsertion de dotvat. Dans l’état actuel de ce passage, on doit
construire Ws eldw>¢ avec metpav AaPetv, ce qui n’offre aucun sens satisfai-
sant malgré la tentative récente de P. Fait de justifier l'état actuel du texte? :
ce passage signifierait que l’on doit étre en mesure de mettre a |’épreuve
non seulement d’une facon dialectique (StaAektiK@c, 183b3), mais aussi
comme si l’on savait (Wg eida¢, 183b3). Mais Aristote ne dit nulle part que
la mise a l’épreuve dialectique est insuffisante et quil faut, en conséquence,
développer la peirastique sur des bases plus assurées. Pourquoi Aristote
soutiendrait-il que le dialecticien doit mettre al’épreuve comme sil savait (oc
eidwc, b3) alors qu'il reconnait au contraire, au chapitre 11, qu'il est tout
a fait possible, pour celui qui ne sait pas (wi eidw<¢, 172a23 ; tov wh eiddta,
172a24), de procéder a une mise 4 l’épreuve ? La syntaxe de la phrase sug-
gére toutefois une autre interprétation. La phrase s’articule trés nettement
autour du couple ov wdvov ... GAG Kal, répété deux fois (b2-3 et b3-5),
et le second couple correspond trés clairement au premier, c’est-a-dire que

1. 2010 4, p. 105 (= 1993, p. 143).


Dah 72xl ipl 29 nda.
3. Cf. Dorion 1995, p. 408-409. La correction de Grote a depuis lors été endossé
J. Brunschwig wey 99-101) et J.-B. Gourinat (2002, p. 487). pve dhae ar ewe
4. 2010 4, p. 106 (= 1993, p. 144).
5. Cf. 2007, p. 220-221 ad 183b1-6.
Aristote et lelenchos socratique 579

le second couple 0% wovov ... GAM Kat reprend et explicite lopposition


dessinée par le premier couple. II suffit donc d’identifier le sens de lopposi-
tion exprimée par le second couple pour aussitét éclairer le sens du premier
OV LOVOV ... GAG Kai. Aristote affirme, dans la seconde opposition, que
« nous avons en conséquence pris pour sujet du traité non seulement (ov
udvov) la tache dont il a été fait mention, 4 savoir étre en mesure d’ob-
tenir raison (tO Adyov SUvaobat AaPetv), mais aussi (HAAG Ka‘), lorsque
nousavonsarépondred’unargument (Adyov bnéyovtec), lamaniéredont nous
veillerons sur notre thése en faisant de la méme facon appel aux opinions les
plus admises possible. » (183b4-6). Le sens de cette opposition est limpide :
alors qu'il est sur le point de mettre un point final 4 l'ensemble constitué
par les Topiques et les RS, Aristote rappelle le projet de la pragmateia dialec-
tique, tel qu il a été formulé tout au début des Topiques (I 1, 100a18-21'),
a savoir que l’on doit s'intéresser non seulement a la tache du questionneur
et 4 la peirastique, mais aussi 4 celle du répondant. Relisons maintenant la
premiére opposition a la lumiére de la seconde. La tache décrite aprés ov
udvov devrait ainsi correspondre au réle du questionneur, et celle qui suit
GAAG Kat, a celui du répondant. Or, dans I’état actuel du texte, les deux
taches se rapportent au questionneur et l’on voit mal en quoi pourrait bien
consister la seconde tache. II faut donc supposer, avec Grote, que le verbe
dotvat, qui renvoie a l’activité du répondant, a disparu de notre texte. Au
reste, ce nest pas la premiére fois qu’Aristote souligne qu'il est le premier
4 sintéresser au réle du répondant’ et il n'y a donc rien d’étonnant, alors
quil s'appréte 4 mettre un point final a sa pragmateia dialectique, a ce qu'il
rappelle 4 nouveau que personne avant lui ne s’était préoccupé du réle du
répondant’.
Lélucidation des problémes textuels posés par ce passage est une étape
préalable 4 la compréhension de la référence a Socrate. Contrairement a
Bolton, qui lit ce passage comme si Aristote voyait une fois de plus une
concordance entre la méthode de Socrate et sa conception de la dialectique,
je considére au contraire qu Aristote cherche a se démarquer de Socrate par
le rappel qu'il est le premier a s’intéresser au réle du répondant et qu'il a ainsi
enrichi la tekhné dialectique dans la mesure ou il en fait une dunamis qui
s adresse aussi bien au questionneur qu’au répondant, alors que Socrate ne
sest jamais intéressé qu’a son propre réle, celui du questionneur.

1. Ce texte est cité supra, p. 566 n, 3.


2. Cf. Top. VII 5, 159a32-37. A — de ce passage de 70 : Vill 55 voir aussi
Brunschwig 1990, p. 260: « Aristote veut éfinir, pour la premiére ois, les regles d apres
lesquelles le répondant, dans un entretien proprement dialectique (tous “usages confondus),
doit accepter ou rejeter les prémisses qui lui sont proposées par le questionneur. » — }
3. La raison pour laquelle Bolton refuse la conjecture de Grote, qui est ee par la
syntaxe de la phrase et par la distinction des rédles entre le questionneur et lerépondant, tient
peut-étre 4 ce qu’il est souvent conduit, dans sa reconstruction épistémologi ue de la dialec-
tique aristotélicienne, « 4 minimiser ou 4 neutraliser | essentialité du rapport | ialogique ques-
tionneur/répondant dans la méthode dont traitent les Topiques » (Brunschwig 1990, p. 241;
cette critique de Bolton est développée aux p. 239-245).
580 David Lefebvre

Conclusion

Si Aristote s’efforcait de décrire l’elenchos socratique, on s’attendrait a


ce que sa définition de l’elenchos soit fidéle & la conception de Pelenchos
qui est exposée dans un important passage du Sophiste (230b-e), et que
Bolton a tort de négliger'. Etant donné que je me suis appliqué a montrer,
dans une autre étude’, que la définition de l’elenchos que l'on trouve en
RS 5, 167a21-27 provient en effet du Sophiste, je ne reprendrai pas ici le
détail de cette analyse et je me contenterai d’en rappeler les grandes lignes.
La derniére partie de la description des conditions d'une réfutation véri-
table, en RS 5, 167a21-27, s inspire vraisemblablement du passage 230b
du Sophiste. Pour s’en convaincre, il sufhit de rapprocher le texte d’Aristote
de Sophiste 230b7-8. La parenté de la formulation est a ce point frappante
que l’on peut raisonnablement supposer qu’Aristote est en fait dépendant
de la description que Platon donne, dans le texte du Sophiste, des exigences
logiques auxquelles doit satisfaire un elenchos. La réfutation doit porter sur
les mémes objets (Platon : mept tv adtaHv, 230b7-8 ; Aristote : tot avtod
kal évéc, 167a23), et elle doit montrer que les opinions du répondant sont,
relativement 4 ces mémes objets (Platon : 1pd0¢ Ta aVTd, 230b8 ; Aristote :
Meds tavtd, 167a26), aux mémes points de vue (Platon: Kata Tavta,
230b8 ; Aristote : KaT& tavtd, 167a26) et dans le méme temps (Platon :
dua, 230b7 ; Aristote : Kal év TH abt yodva, 167a26-27), mutuellement
contradictoires (Platon : adtdc attaic ... évavtiac, 230b7-8 ; Aristote:
avtimaois, 167a23). Ce sont ces conditions de validité, et elles seules,
qu Aristote emprunte a Platon. Alors que l’elenchos socratique, tel qu'il est
exposé dans la sixiéme définition du Sophiste, comporte une dimension
logique (230b4-8) qui est subordonnée a une finalité morale (230b9-e4),
Aristote ne conserve que la dimension logique de l’elenchos, et il le dépouille
complétement de toute visée ou finalité éthique. Alors que Platon voit dans
lelenchos une forme de paideia qui a pour but de purifier Pinterlocuteur de
ses fausses opinions et de le former a la vertu, Aristote évacue toute dimen-
sion morale de sa conception de l’elenchos et il ne lui confére aucune voca-
tion pédagogique, de quelque nature que ce soit. Si Bolton avait percu cet
important rapprochement avec la sixiéme définition du Sophiste, lon voit
mal comment il aurait pu soutenir qu Aristote se contente de fournir une
description de l’elenchos socratique. Dans la mesure ot l’elenchos des RS est
amputé de la visée morale qui constitue la principale ambition de l’elenchos
socratique, on peut afrmer qu’Aristote n’a jamais eu le projet de se conten-
ter de dégager les régles qui sont implicites dans l’elenchos socratique et qu il

1. Il y fait trés rapidement allusion a la fin de son étude (1993, p- 152 n. 26 = 2010 4,
p. 115 n. 26) et il retient de ce passage du Sophiste que l’elenchos est un « moyen pour montrer
que certaines opinions sont incompatibles entre i », faisant ainsi impasse sur la dimen-
sion éthique et cathartique de l’elenchos.
2. Cf. Dorion 2012.
Aristote et lelenchos socratique 581

s'est plutét efforcé de redéfinir I’elenchos dans le cadre d'une dialectique qui
a renoncé a rendre les interlocuteurs meilleurs sur le plan éthique'.
Louis-André Dorion
(Université de Montréal)

Bibliographie

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1. Cf. Dorion 1997.


582 David Lefebvre

Dorion L.-A., Aristote. Les réfutations sophistiques, Paris, Vrin, 1995.


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LE BON PLATONICIEN
DECONSTRUCTION ET PLAUSIBILITE

Lorsque l’on demandait a Jacques Brunschwig 4 quel moment il avait su


quil ferait de la philosophie ancienne, il répondait : « ¢a s est fait par étapes,
je crois: d’abord la Gréce, ensuite le grec, et seulement a la fin la com-
binaison de tout cela, la philosophie grecque »!. Mais se définissait-il pour
autant comme un philosophe — un philosophe antiquisant ? Aucunement.
En 1976, il avait plaidé devant la Société francaise de philosophie les droits
d'une histoire non philosophique de la philosophie?, renongant a l’habit du
philosophe pour se prétendre historien de sa discipline. Et a cette époque,
depuis bientét dix ans, il remettait souvent au lendemain le soin de travailler
au second tome de sa traduction annotée des Topigues. Autant dire que la
relation qu'il entretenait avec la philosophie ne donnait pas dans la simpli-
cité. Elle avait certes quelque chose d’éminemment grec, mais sur le versant
mythique ou fantasmatique de la culture antique, comme si les deux figures
qui s imposaient en négatif étaient tant6t Circé ou quelque Siréne (comment
lui échapper ?), tantét Pénélope (comment ne pas devenir comme elle ?).
Lécueil était double, en effet, entre séduction fatale et attente infinie.
D’un cété, comme écrit si bien Jonathan Barnes, en adoptant la pos-
ture de historien de la philosophie Jacques Brunschwig espérait « éviter la
philosophie, il voulait échapper 4 la belle tentatrice qui attire ses victimes,
les condamne 4 errer le long d’une voie ténébreuse et sans issue et les trans-
forme 4 la fin en cigales, en perroquets ou en anes. Bien entendu, en étudiant
lhistoire de la philosophie, il devrait mentionner la philosophie ; mais il ne
devrait pas forcément s’en servir : la philosophie — c était son espoir, son
credo — pouvait étre mise entre guillemets »’. D’un autre cété, a force de
proner « un style de recherche qui se dérobe délibérément a toute planification,

1. Le style de la pensée. Recueil de textes en hommage a Jacques Brunschwig, réunis par


Monique Canto-Sperber et Pierre Pellegrin, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. VI.
2. J. Brunschwig, « Faire de histoire de la philosophie aujourd’hui », Bulletin de la
Société francaise de philosophie, vol. LXXI, n° 4, oct.-nov. 1976, pp. 125-149 ; réimprimé dans
B. Cassin (éd.), Nos Grees et leurs modernes, Paris, Seuil, 1992.
3, J. Barnes, « La philosophie entre guillemets ? », in Le style de la pensée, p. 522.
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 583-590
584 Anissa Castel-Bouchouchi

et qui, au lieu de sorienter vers des theses a énoncer et a démontrer, soriente


vers des problémes a définir et a résoudre »', les années passaient a analyser des
fragments et 4 résoudre des problémes réels mais ponctuels, sans que l’ceu-
vre se fasse dans la continuité et que se poursuive le long travail d’édition
de Pouvrage d’Aristote ; d’ot: P'aveu qui clét Pavant-propos du tome II des
Topiques, enfin paru en 2007 : sans la présence, le travail, les encouragements
assidus de Marwan Rashed, « ce livre-ci n’aurait pas eu accés a l’existence »,
écant donné qu iiln’aurait jamais été « arraché au ressassement “pénélopique”
—aAla double angoisse d’aboutir et de ne pas aboutir »’.
histoire de la philosophie n’a donc pas eu que des bons cétés, loin de
la; quant a la philosophie sans histoire, elle s'est toujours imposée d'une
maniére ou d’une autre, avec ou sans guillemets, sur le mode, assez socrati-
que, au fond, d’une présence absente. Comment révoquer la philosophie si,
pour caractériser la démarche de l’historien de la philosophie, on accorde a
l’analyse un poids aussi inaugural que déterminant ? Autant avouer quon la
chasse par la porte pour la laisser revenir par la fenétre. D’abord, l’analyse a
une dimension inaugurale au sens biographique : Jacques Brunschwig expli-
que avoir élu son domaine de recherches pour avoir trés tot compris « quen
philosophie ancienne, il y avait énormément de travail a faire. On pouvait
encore y faire des découvertes, essayer d’y faire progresser des discussions, y
résoudre parfois des énigmes, au prix dun travail minutieux de rapproche-
ments, de comparaisons, d’analyse approfondie des textes et des sources »’.
Déterminante, elle l’est, ensuite, si l'on entend par analyse un découpage heu-
ristique, et si au moyen de la décomposition en ses éléments de telle notion,
proposition ou passage délicats, on parvient a faire apparaitre un probléme
jusqu alors méconnu, négligé ou mal formulé. Lanalyse mest plus seulement
un outil intellectuel ou une régle de méthode : elle acquiert une fonction et
une portée immédiatement philosophiques dés lors quelle fait surgir « le »
probleme — le probléme qui advient, et non pas une thése dont |’auteur
serait parti en suivant son intuition ou ses convictions propres : « il faut com-
prendre, dans cette opposition, le mot de thése comme quelque chose que
l'on pose, au sens étymologique, et celui de probléme, au sens étymologique
également, comme quelque chose qui se pose, qui est projeté de l’extérieur
et qui atterrit devant vous. [...] En acceptant de recevoir mes problémes, je
diminue mes risques de les avoir inventés ; l’adventice a au moins cet avan-
tage de n’étre pas factice »*. Ainsi, dans la mesure ott de l’analyse procéde un

1. J. Brunschwig, « Faire de Phistoire de la philosophie aujourd’hui », op. cit., reproduit


en Appendice in B. Cassin (éd.), Nos Grecs et leurs modernes, Seuil, 1992, p. 67.
2. J. Brunschwig, Avant-Propos des Topiques d’Aristote, t. II, Livres V-VIII, (texte établi
et traduit par Jacques Brunschwig), Paris, Les Belles Lettres, 2007, p- LV. Le premier tome
était paru en 1967.
Sa, ee « Entretien avec Monique Canto-Sperber et Pierre Pellegrin », in Le
style de la pensée, p. XI.
4, J. Brunschwig, « Faire de Phistoire de la philosophie aujourd’hui », Bulletin de la
Société frangaise de philosophie, vol. LXXI, n° 4, oct-nov. 1976, reproduit en Appendice in
B. Cassin (éd.), Nos Grecs et leurs modernes, Seuil, 1992, p. 85.
Le bon platonicien. Déconstruction et plausibilité 585
probléme qui ‘impose a nous, celle-ci devient assimilable 4 une déconstruc-
tion, comme I’indiquent explicitement les premiéres lignes de I’article sur
« La déconstruction du “Connais-toi toi-méme” dans L’Alcibiade majeur » :
« Le mot de “déconstruction’, qui figure dans le titre de cette communica-
tion, est employé a dessein. Il aurait été possible de parler, plus simplement,
du travail analytique qui s’exerce sur le précepte delphique tout au long de
LAlcibiade majeur, travail qui me parait d’un intérét remarquable et digne de
la plus grande attention. Cependant, mon intention est d’essayer de montrer
que ce travail prend précisément la forme d’une déconstruction, c’est-a-dire
d'une décomposition de la formule en ses éléments fondamentaux »'. En
loccurrence, il s'agit de dissocier dans le gnéthi sauton les deux éléments du
sauton, a savoir « se », « toi », et auton, « méme », en s appuyant sur quelques
passages-clefs, afin d’en déduire que le sens du précepte delphique ne saurait
étre ni gnoséologique ni anthropologique ou humaniste.

Ce primat de l’analyse, entendue comme décomposition et décons-


truction, ne reléve-t-il pas d’un esprit plus platonicien quaristotélicien ?
Traditionnellement, avec et depuis Platon, on se représente le bon dialecti-
cien comme celui qui peut « découper par espéces suivant les articulations
naturelles, en tachant de ne casser aucune partie, comme le ferait un mauvais
boucher sacrificateur »*, et qui, en outre, posséde l’art « des divisions et des
rassemblements permettant de parler et de penser »*. Et Cest bien en ce sens
que Deleuze parle d’un platonisme de Bergson a propos de l’intuition, cette
« méthode de division d’esprit platonicien ». Jacques Brunschwig rest-il pas
lui aussi, paradoxalement, un bon platonicien* ? Comme tant d’autres, j’ai été
saisie par ce quil y avait de platonicien, selon esprit, chez l’historien de la
philosophie qui se voulait d’abord un commentateur, selon la lettre, d’Aristote
et des philosophes hellénistiques ; tout comme j’ai été frappée par l’ambiva-
lence dont il faisait preuve lorsquil se désolait de ce qu’en France la voie royale
de la philosophie antique’, et de la philosophie tout court, restat largement

1. J. Brunschwig, « La déconstruction du “Connais-toi toi-méme” dans l’Alcibiade Majeur »


in Recherches sur la philosophie et le langage, n° 18-1996 : Journées Henri Joly 1993, Actes
du colloque international tenu a Grenoble les 25, 26 et 27 mars 1993 sous la direction de
M.-L. Desclos, p. 61.
2. Platon, Phédre, 265e (trad. L. Brisson).
3. Ibid., 266b.
4. Deleuze, Le bergsonisme, Paris, pur, 1966, p. 11; Pauteur y rappelle en note que
Bergson aimait citer ce passage du Phédre, ainsi dans Lévolution créatrice : « Platon compare
le bon dialecticien au cuisinier habile, qui découpe la béte sans lui briser les os, en suivant
les articulations dessinées par la nature. Une intelligence qui procéderait toujours ainsi serait
bien, en effet, une intelligence tournée vers la spéculation » (p. 627,157). bg ;
5. «Ce relatif retard de notre pays dans ce domaine (i.e. des études hellénistiques), a
n’en pas douter, résulte au moins en partie d’un relatif discrédit philosophique des écoles
et doctrines hellénistiques, ou en tout cas des vestiges d’un tel discrédit. La voie royale de la
philosophie antique, et de la philosophie tout court, reste largement platonicienne ; et il n'y
a pas bien longtemps, aprés tout, qu Aristote lui-méme est sorti, en France, de son purgatoire
cartésien » (Etudes sur les philosophies hellénistiques. Epicurisme, stoicisme, scepticisme, Paris,
pur, Epiméthée, 1995, Avant-Propos, p. 7).
586 Anissa Castel-Bouchouchi

platonicienne, tout en assumant comme un destin « le mot de Louis Lavelle,


qui était fort 4 la mode du temps de [s]a jeunesse, qu on ne philosophe
qu autant qu’on platonise” »', ou encore, en affichant cette surprenante sym-
pathie pour le personnage de Platon : « comme philosophe, je crois que j ad-
mire Aristote plus que Platon, mais si j’avais eu le choix pour rencontrer l'un
d’entre eux, j’aurais préféré faire un bout de causette avec Platon. Si j'avais
eu le culot nécessaire et le sens de la provocation, je lui aurais peut-étre dit :
“Vous savez, ¢a ne tient pas debout, votre truc ; Aristote a raison sur toute la
ligne ; mais tout de méme, je suis bien content de vous avoir rencontré” »?.
On me pardonnera, je l’espére, de citer un peu longuement un témoignage
de cette expérience (que je crois communément partagée) du platonisme de
Jacques Brunschwig, témoignage qui, bien que trés personnel, est de nature
4 susciter une large adhésion — il s'agit de celui de Monique Canto-Sperber :
« Au travers des différentes époques ou j’ai fréquenté Jacques Brunschwig »,
explique-t-elle, « j’ai eu la certitude quil était, en dépit du gout quil pro-
fessait pour la pensée d’Aristote, le type méme du philosophe platonicien.
Certitude peu explicable, car Jacques Brunschwig n’a guére de sympathie,
je crois, pour ’hypothése d’un monde intelligible ou pour la critique pla-
tonicienne de la connaissance empirique. La lecture récente d’un texte de
John Stuart Mill m’a paru éclairer cette conviction. Dans un des essais qu'il a
consacrés a Platon, daté de 1832, le philosophe radical anglais du x1x* siécle
se proclamait « un véritable disciple de Platon, fagonné dans le moule de
sa dialectique », se démarquant par 1a de ceux qu il appelait les « platoni-
ciens mystiques ou transcendantalistes ». Le bon philosophe platonicien est,
selon lui, celui qui analyse, pousse l’objection jusqu’a son terme et argu-
mente sans relache. Cela explique que la lecture des dialogues platoniciens
soit encore l’occasion d’une véritable excitation de l’esprit. Je ne vois pas
de meilleure fagon d’exprimer l’admiration intellectuelle que je ressens
pour Jacques Brunschwig que de reconnaitre qu il est 4 mes yeux le bon
platonicien »°.
Et pourtant, on pourrait se demander s'il n’y a pas eu, occasionnelle-
ment, quelque chose de non platonicien chez ce bon platonicien — quel-
que chose qui tiendrait peut-étre au rapport en pointillés entre analyse ou
déconstruction d'une part, et vision synoptique ou structure, d’autre part.
On sait que I’historien de la philosophie est censé rejeter par principe toute
aspiration a la totalité, mais le statut du particulier reste assez indéterminé
dans cette caractérisation de la tache qui est la sienne : « compte tenu de la
revendication de radicalité et de totalité qui me parait, sinon universelle, du
moins fort répandue chez les philosophes », affirmait Jacques Brunschwig,
« je tends 4 nommer philosophique une histoire de la philosophie qui vise A

1. J. Brunschwig, Préface & Platon, Gorgias. Ménon, trad. de L. Robin, présentati


A. Castel-Bouchouchi, Paris, Gallimard, ee 1999, p. HI. b aolda
2. J. Brunschwig, Le style de lapensée, p. XXVI.
3. M. Canto-Sperber « Le bon platonicien et le bien de Platon » in Le style de la pensée,
Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 70.
Le bon platonicien. Déconstruction et plausibilité 587
une interprétation totale et radicale de son objet, qui suppose plus ou moins
expressément que l'on n'y comprend rien si lon n'y comprend pas tout. Par
contraste, jappellerais non philosophique une maniére de faire de l’histoire
de la philosophie qui pose en principe que l’on peut étudier et comprendre
quelque chose qui mest ni rien ni tout : un passage, un fragment, un concept,
une thése, un argument, une théorie, un philosophéme quelconque, qui ne
soit pas le tout d’une philosophie »'. Or, une chose est de comprendre un
item sans pour autant jouer la carte du tout ou rien, autre chose est de se
limiter sciemment a un item sans le rapporter au tout, au motif qu’on entend
lanalyser isolément. En se focalisant sur un détail, abstraction faite de la
structure du texte auquel celui-ci appartient, ne risque-t-on pas de perdre
une certaine dimension philosophique ?

De fait, Jacques Brunschwig a, selon le cas, fait jouer l’analyse en référant


le détail au contexte, ou en interprétant la partie indépendamment du tout,
avec des résultats contrastés. On pourrait opposer ici l’article sur L’Alcibiade
qui parait remplir on ne peut mieux le programme quiil s’assigne, d’une
part, et, d’autre part, la contribution au Lady Margaret Lecture, prononcée
le 28 avril 1997 4 Cambridge sous le titre de « Revisiting Plato’s Cave »* qui
laissera peut-étre certains platoniciens perplexes, alors méme que son auteur
en aimait l’originalité. De quoi s’agit-il ? Il y est question d'un détail sou-
vent négligé dans la description de la Caverne : selon Jacques Brunschwig,
un examen minutieux du texte permet d’afhrmer, contre une interprétation
standard, que les prisonniers, qui, comme chacun sait, ne voient du réel
que son ombre portée, ont accés non seulement aux ombres des objets qui
passent derriére le muret (“A-shadows’”), mais aussi a l’ombre de leur propre
corps et de celui de leurs codétenus (“B-shadows”) ; en 515a5-8, Glaucon
ne dit-il pas explicitement que les prisonniers, étant immobilisés de maniére
4 ne pouvoir se regarder, ne percoivent d’eux-mémes et des autres que des
ombres ?; il y a donc bien des B-shadows dans la Caverne. Sont recen-
sés divers commentaires et traductions portant sur 514a-515a, lesquels,
pour la plupart®, se concentrent sur les A-shadows et passent sous silence
les B-shadows. Sans pouvoir entrer dans les détails de ce détail, on peut
sétonner du caractére « isolationniste » de linterprétation proposée dans
les pages qui suivent. Selon l’auteur, le passage de 505a5-8 impliquant les
B-shadows serait un hapax ; aucun écho ni 4 la fin du livre VI ni ailleurs ne
viendrait confirmer l’interprétation non standard, comme si Platon voulait

1. J. Brunschwig, « histoire de la philosophie est-elle ou non philosophique ? Non et


oui » in B. Cassin (ea, Nos Grecs et leurs modernes, Seuil, 1992, p. 49.
2. Cet article a été publié en francais deux ans plus tard: « Un détail négligé dans la
Caverne de Platon », in L. Bove (éd.), La Lecta Ratio. Hommage en l’honneur de Bernard
Rousset, Paris, Presses de lUniversité de Paris-Sorbonne, 1999, pp. 65-76. a
3. Parmi les exceptions notoires sont mentionnées Monique Dixsaut (Platon, République
VI et VII, Paris, éd. Pédagogie Moderne, 1980, p. 103) et Paulette Carrive (« Encore la
Caverne ou 4 = 8 », in Les Etudes philosophiques, 1975, pp. 387-397).
588 Anissa Castel-Bouchouchi

nous en détourner ou ne pouvait l’assumer. A cela on pourrait adresser au


moins deux objections d’ordre général ou structurel. Premiérement, il ny a
pas 4 s’étonner que les prisonniers soient si bien enchainés qu’ils ne voient
ni leur corps ni celui de leurs voisins, puisque sans ce « détail » tout le dis-
positif serait invalidé: il est crucial quils n’aient d’autre expérience que
celle d’un monde tronqué, a deux dimensions, sans quoi ils auraient l’idée
d’aller voir ailleurs, ce que la symbolique de la caverne exclut absolument.
En ce sens, 515a5-8 n’est pas un détail mais une piéce maitresse de la sym-
bolique tout entiére. C’est uniquement parce quils ont été contraints de
garder toute leur vie la téte immobile, que les prisonniers nont « pu voir
quoi que ce soit d’autre, d’eux-mémes et les uns des autres, que les ombres
qui, sous l’effet du feu, se projettent sur la paroi de la grotte en face d’eux »'.
De sorte que si la distinction entre A-shadows et B-shadows a pu parai-
tre inessentielle 4 maints commentateurs, Ccest dans la mesure ou tout est
ombre : tout incluant implicitement les ombres de soi-méme et d’autrui au
méme titre que celles des objets transportés. Deuxi¢émement, la structure
méme du programme éducatif développé plus loin a travers la hiérarchie des
mathémata suggére que l’accés a Vintelligible se fait par gain progressif de
dimensions (depuis l’'unité et les surfaces jusqu’aux volumes a trois dimen-
sions auxquels s’ajoute le temps du mouvement : arithmétique, géométrie,
stéréométrie, astronomie...). Il ne va donc pas de soi — et certains commen-
tateurs, comme Charles Mugler en ont douté — que 515a ne trouve aucun
écho dans la suite de La République. Si la caverne est une sorte de « société
du spectacle », oti le principe méme de illusion nest autre que ce mode
de connaissance qui réduit le réel 4 une fiction par soustraction de l'une
des trois dimensions constitutives des objets extérieurs 4 la caverne, autant
les dimensions se présentent, dans le programme scientifique, comme les
échelons marquant |’éducation progressive des philosophes, autant, inver-
sement, pour caractériser l’état du monde ot nous sommes prisonniers par
rapport au monde de l’étre, « Platon ne saura imaginer de meilleur symbole
que la projection d’une réalité plus parfaite dans un monde plus réduit, en
d’autres termes la perte d'une dimension [...]. Il est intéressant de remar-
quer que l’allégorie de la caverne est la premiére tentative dans l’histoire de
la pensée pour faire comprendre l’aspect relatif de la connaissance du monde
extérieur par l'invention de conditions géométriques et physiques capables
de modifier profondément les idées des étres pensants sur ce sujet »*. Certes,
ces deux objections, parmi d’autres possibles, n’enlévent rien A l’excellence
de l’analyse fragmentaire ; mais elles mettent en question la décision d’iso-
ler volontairement un fragment de son contexte pour le faire parler, dans
une approche herméneutique dont la plausibilité risque de se trouver par la
méme fragilisée. ~

1. Platon, La République, 515a.


noe - Mugler, Platon et la recherche mathématique de son époque, Strasbourg-Zurich,
,p. 16.
Le bon platonicien. Déconstruction et plausibilité 589

A contrario, Varticle susmentionné relatif 4 L’Alcibiade majeur, qui, dans


le catalogue des contributions que Jacques Brunschwig a apportées au pla-
tonisme, nétait pas son préféré, loin de 1a, semble présenter justement I’im-
mense avantage de conjuguer déconstruction et plausibilité, de ne rien céder
du travail analytique, tout en restituant l’acquis dans une perspective plus
large. Il illustre donc la possibilité d’une intersection ou d’une homogénéité
entre philosophie et histoire de la philosophie, pour reprendre la formule
par laquelle Jacques Brunschwig avait décidé de conclure son débat avec
Pierre Aubenque : « Je fais ainsi, pour finir, un pas en direction de la position
de Pierre Aubenque sur Phomogénéité entre philosophie et histoire de la
philosophie, et sur la “relevance” philosophique de l’histoire de la philoso-
phie... »' Au cours de la discussion, cette homogénéité avait été suggérée
par le second des débatteurs, et affirmée au titre de thése par le premier.
Jacques Brunschwig en avait en effet esquissé la possibilité en reprenant, dés
sa communication de 1976 4 la Société frangaise de philosophie, ce propos
du « Philosophe et son ombre », de Merleau-Ponty, quil aimait a citer avec
insistance et précaution tout 4 la fois, sans jamais préciser au juste en quoi il
le génait et en lui reconnaissant toujours une réelle pertinence : « Entre une
histoire de la philosophie “objective”, qui mutilerait les grands philosophes
de ce quils ont donné a penser aux autres, et une méditation déguisée en dia-
logue, ot: nous ferions les questions et les réponses, il doit y avoir un milieu,
ot le philosophe dont on parle et celui qui parle sont ensemble présents,
bien qu'il soit, méme en droit, impossible de départager 4 chaque instant ce
qui est 4 chacun »’. Quant a Pierre Aubenque, il avait posé clairement et dis-
tinctement ce qu'il entendait par histoire philosophique de la philosophie :
« Contrairement 4 ce que présuppose, je crois, la maniére “analytique” de
faire de la philosophie, il n’y a pas en philosophie d’énigme, de puzzle, dont
la solution encore inconnue serait inscrite quelque part, dans un univers des
essences ou dans l’intention a jamais cachée de l’auteur. Linachévement de
fait de toute ceuvre philosophique, toujours abrégée par la mort, traduit une
inachevabilité plus profonde, celle du questionnement lui-méme. Cet ina-
chévement suscite l’interprétation : linterpréte prolonge I’ceuvre dans une
direction possible (il y a évidemment des extrapolations impossibles), sans
qu il puisse garantir que cette direction est la seule que l’ceuvre annongait ou
appelait. La possibilité réelle que P'ceuvre n’impose pas, mais autorise, et qui
se situe manifestement toujours entre deux zones d’impossibilité, détermine
ce que j’appellerai la “plausibilité” de l'interprétation »°.
Or, toute l’interprétation analytique de L’Alcibiade majeur semble remplir
cette double fonction de décomposition analytique et de mise en perspective

1. Art. cit, op. cit., B. Cassin (éd.), p. 66. Se fh emcee


2. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p.201-202 ; (cité en Appendice, ibid.,
Eom3. ities tac ed athe
PB. Aubenque, « Lhistoire de la philosophie est-elle ou non philosophique ?Oui et
non» in B. Cassin (éd.), Nos Grecs et leurs modernes. Les Stratégies contemporaines d appropria-
tion de l’Antiquité, Seuil, 1992, pp. 34-35.
590 Anissa Castel-Bouchouchi

plausible. Bien que dans la premiére note de bas de page de l'article en ques-
tion, auteur rappelle incidemment que « “destruction” est encore audible
dans “déconstruction” », la progression de l’analyse conduit a de réels acquis.
Alors qu’au début, il s’agissait de chercher le chemin de la connaissance de
soi dans la direction d’un soi individuel et particularisé, afin de découvrir
le « soi-méme lui-méme », en deuxiéme analyse il était apparu que le « soi-
méme lui-méme », thématisé grace au paradigme optique, passait par l’abla-
tion ou abstraction du soi personnel ; « nous finissons alors par savoir ce que
nous-mémes nous pouvons bien étre (ti potesmen autoi, 129b), et par nous
connaitre nous-mémes (Aémas autous gnésometha, 132c) : non comme ame,
disons, mais comme esprit »'. Une thése critique est bien soutenue ici, puis-
que premiérement, contre l’interprétation gnoséologique traditionnelle du
précepte delphique, l’auteur entend montrer que « le parcours d’ensemble
du dialogue va de la politique a la théologie (aller et retour) ; et [que] ce par-
cours se réalise par le moyen d’une analyse “déconstructrice” du précepte del-
phique »* ; deuxiémement, il en découle une décision herméneutique plus
générale, antihumaniste et verticale, portant sur le paradigme de la vision
et le rapport de ceil avec le miroir dans lequel il se voit : ce que mon 4me
voit dans |’Ame de |’autre, par analogie avec ce que |’ceil voit dans la pupille
d'un autre ceil, ce n'est pas seulement ni essentiellement moi-méme, mais
le caractére divin de la partie intellective de l’'ame humaine, de sorte que
« celui qui la contemple se trouve engagé, par l’intermédiaire d'une relation
interhumaine (horizontale, anthropocentrique), dans une relation excen-
trée (verticale, théocentrique). La relation entre Ame et Ame reconduit ainsi,
par la découverte de ce quil y a de “meilleur et de plus divin” dans l’ame
humaine, du divin en l’Ame au Dieu lui-méme qui en est le modéle »*. A
l’évidence, il n’y a rien de destructeur dans cette déconstruction-la ; ni rien
qui ne soit, sinon avéré, du moins plausible — et parfaitement cohérent avec
les idées que Platon a développées dans d’autres dialogues. En bon platoni-
cien, Jacques Brunschwig aura manifesté ici, comme la plupart du temps (os
epi to polu, pas toujours), au cours de sa vie académique et de son existence
personnelle, une étrange et paradoxale déconstruction constructive, savant
mélange d’esprit analytique et dinterprétation juste. (La dédicace du tiré-
a-part que j'ai gardé précieusement nen est-elle pas l’indice ? Elle tient en
quatre mots : « Connaissez-moi toi-méme »).
Anissa CASTEL-BOUCHOUCHI

1. J. Brunschwig, « La déconstruction du “Connais-toi toi-méme” dans I’Alcibiade Majeur »,


op. cit., p. 77.
2. Ibid., p. 62.
3. Ibid., p. 76.
JACQUES BRUNSCHWIG DANS LAGE CLASSIQUE

Toute ceuvre marquante est tissée de virtualités. Ou plutét, de vocations


multiples dont aucune ne reste vacante, et qui fusionnent 4 un moment
donné dans l’unité d’un certain ergon et du style corrélatif. Avant d’acquérir
dans les études de philosophie ancienne l’autorité rare qui est devenue la
sienne au cours des années soixante-dix, Jacques Brunschwig a été un dis-
cret mais remarquable dix-septiémiste. On ne dira pas qu’il a commencé par
la ; mais il n’avait livré comme helléniste que deux recensions dans la Revue
philosophique de la France et de l’étranger (Kucharski sur Pythagore, 1956 ;
De Witt sur Epicure, 1957) lorsqu’il publia dans les mémes colonnes son
étude sur « La preuve ontologique interprétée par M. Gueroult » (1960,
p. 251-265).
Avec un complément imprévu (« Réponse aux objections de M. Rochot »,
ibid., 1962), cette étude ne forme pas un travail isolé : il faut y ajouter la tra-
duction des Regulae ad directionem ingenii pour l’édition Alquié des Euvres
philosophiques de Descartes (Classiques Garnier, 1963) et l’édition des deux
grands livres de Leibniz, Nouveaux Essais (cr-Flammarion, 1966 ; 2° éd.
revue, 1990) et Théodicée (méme coll., 1969). La traduction des Regulae,
sobre, élégante et précise, avec la tournure moderne que seule autorise une
parfaite maitrise de la langue classique, s'est aussit6t imposée comme l’uni-
que version francaise entiérement digne de confiance. Elle comporte une
précieuse annotation concernant les lieux et les termes les plus techniques,
les références internes et externes et les relations du traité inachevé avec le
Discours et les Essais de 1637. Cannotation des deux volumes de Leibniz est
quant 4 elle concise et factuelle, selon les normes de la collection d’alors ;
la limpidité et la densité enjouée de leurs introductions défient toutefois la
description. La science classique de Jacques Brunschwig ne pése pas : elle ne
veut qu éclairer ce qui doit l’étre.
Cette discrétion ne rend que plus frappant l'article de 1960 sur la preuve
ontologique de Descartes — contribution longuement méditée d'un cher-
cheur de 30 ans qui avait suivi de prés les grandes querelles d’interpretes de
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 591-594
592 Denis Kambouchner

la décennie finissante. En 1955, peu de mois avant la fameuse décade de


Royaumont, Martial Gueroult avait publié ses Nouvelles reflexions sur lapreuve
ontologique de Descartes pour défendre contre les objections d’Henri Gouhier
son interprétation totalisante de I’« ordre analytique des raisons », et la para-
doxale dépendance de la preuve de la Méditation V a légard de celle de la
Méditation III. La discussion de Jacques Brunschwig va droit aux pages cru-
ciales de la fin des Réponses aux Secondes objections sur l ordre des géometres,
l’analyse, la synthése et leur application a la métaphysique. Elle les étudie
dans la version latine intégrale comme dans le texte francais de Clerselier, et
en débrouille méthodiquement le puzzle. Elle établit ainsi avec une nouvelle
netteté — en méme temps qu’a l’épreuve des divers exposés cartésiens de la
métaphysique — que |’« ordre des raisons » nest pas de droit « analytique »,
mais commun aux deux « maniéres de démontrer » (ou « styles ») ; et que
celle des deux qui procéde a priori comme méthode d’explication (l’analyse)
procéde a posteriori comme méthode de preuve (allant du plus connu pour
nous au plus connu en soz) et autre a linverse. Elle s'attaque ensuite a l'idée
que la preuve ontologique n’aurait qu'une fonction « trés limitée », d’ordre
psychologique, en cherchant de quel fait précisément cette preuve, a la diffé-
rence des démonstrations mathématiques, peut garantir son propre souvenir
et « écarter définitivement tout doute » : ce fait ne peut provenir que d'un
droit, et ce droit n'est pas a chercher ailleurs que dans les propriétés spécifi-
ques de Vidée de Dieu.
En dépit d’un début de controverse, la contribution de J. Brunschwig
n’eut sur le moment qu'un écho restreint. Lexpérience fut toutefois pour lui
trés importante, sous deux rapports dont l'un a été détaillé, tandis que l'autre
se repére en filigrane, dans sa communication de 1976 4 la Société francaise
de philosophie, Faire de ‘histoire de la philosophie, aujourd hui.
Il s'agit des conflits d'interprétation et de la maniére de les réduire. Des
oppositions pareilles 4 celles que l'interprétation de Descartes a connues dans
les années cinquante témoignent — écrivait Jacques Brunschwig dans une
page d’anthologie* — « que l'histoire de la philosophie reste investie par des
projets philosophiques qui, par le détour du commentaire des doctrines pas-
sées, poursuivent leur accomplissement, leur affrontement et leur dialogue de
sourds », le destin d'une interprétation étant fixé, a la limite, avec « un coup
de crayon dans la marge d’un texte », et en tout cas « dés qu’est accompli le
partage entre ce qui est considéré comme fondamental, directeur, éclairant,
et ce qui est considéré comme accessoire, problématique, comme a plier et
a accommoder en fonction du reste ». D’ot le désir de « pénétrer dans les
coulisses ot s’opérent, avant que la piéce commence, les prélévements ini-
tiaux », comme aussi la nécessité « de ruser avec la propension qui nous porte
plus ou moins spontanément a effectuer le partage entre ce qui fait probléme

_ 1. Bulletin de la Société francaise de philosophie, 71, 4, oct.-déc. 1976, p. 125-149 ; repu-


blié dans Nos Grecs et leurs modernes, éd. par B. Cassin, Paris, Le Seuil, 1992, p- 67-96.
2. Nos Grees et leurs modernes, p. 75-76.
Jacques Brunschwig dans lage classique 593
dans une ceuvre philosophique et ce qui peut contribuer 2 la solution de ces
problémes ». Tels sont le projet et la discipline que l'article sur Descartes a
inaugurés.
D/autre part, il y a le choix d’un domaine de travail. Jacques Brunschwig
poursuivait sa communication en évoquant toutes les raisons qui rendent
si difficile ’acte de compléter une phrase commengant par « Aristote a dit
que... ». Comme il le précisait aussit6t, compléter la phrase : « Descartes a
dit que... » n'est « peut-étre pas, malgré l’apparence, tellement plus facile »'.
Mais l’apparence ici n’est pas négligeable, et si les essais d’interprétation glo-
bale sont loin d’avoir été moins nombreux pour Platon ou Aristote que pour
Descartes ou pour Spinoza, c'est dans le domaine antique et notamment
grec que l’ascése herméneutique de Brunschwig — celle d’une histoire de la
philosophie qui se départit de toute préoccupation au sens classique du mot?
et « soriente vers des problémes a définir et 4 résoudre »’ — a pu trouver son
terrain d’élection et sans doute ses régles premiéres. La langue du xvi siécle
a beau n’étre plus la nétre : elle offre, de méme que l’histoire matérielle des
textes, bien moins de résistance que le grec d’Aristote ou d’Epicure a Villu-
sion d’une appropriation aisée, ou, pourrait-on dire d’aprés une image tirée
des mémes pages et devenue proverbiale, au fantasme d’une ligne directe avec
auteur. Dans le domaine antique, la « micrologie » était ainsi pour une part
bien établie, quand le domaine moderne demeurait plus difficile 4 soustraire
aux tentations et a l’emprise des gigantomachies.
Jacques Brunschwig fut donc helléniste a la fois par inclination premiere
et par la plus mare des prohairéseis. A dater du début des années soixante, il
engagea son grand travail sur les Zopiques et enchaina — sur des problémes
toujours déterminés des corpus aristotélicien, platonicien, présocratique,
épicurien, etc. — études indispensables et comptes rendus incomparables
d’ouvrages publiés en francais, allemand, anglais et italien. Ce faisant, toute-
fois, il ne quitta pas plus l’age classique qu il n’avait quitté la musique pour la
philosophie, ou qu'il ne cessa jamais de s'intéresser aux développements des
sciences de homme, ou ne renonca 4 la lecture des bons livres de tous les
siécles. Sil fallait choisir, on dirait de l'art de l’analyse, du style sobre, exact,
inventif et parfaitement modulé qui furent les siens qu ils participent davan-
tage dune imprégnation cartésienne ou leibnizienne, et aussi, pourrait-on
dire, d'un jansénisme d’incroyant, que de modéles récents ou d’exemples
anciens. Et de méme que son édition des Nouveaux Essais ne put que nour-
rir sa méditation sur les « prélévements » (voir 2° éd. p. 20-21), il fut de
maniére récurrente, avec la plus grande discrétion possible a travers Pusage
du je, Phomme d’un discours de la méthode en histoire de la philosophie, dont
nous n’avons guére fait que commencer 4 mesurer les profondeurs. Mais
justement, faut-il choisir ? Aussi stirement la plus haute culture est multiple

1. Ibid., p.81.
2. Ibid., p. 78.
3. lbid., p. 85.
594 Denis Kambouchner

par constitution, autant, considérée dans ses ceuvres, elle résiste 4 la division,
laissant seulement ouverte — avec tout ce qui l’accompagne dans le registre de
la libéralité, au plus loin de nos rivalités ordinaires et de leurs passions élec-
tives — la question jamais rituelle de savoir comment, a une ou deux généra-
tions d’écart, il sera possible d’en trouver ou d’en produire l’équivalent.
Denis KAMBOUCHNER
MEMORIES OF JACQUES

Chantilly was where we first met, Jacques and I. That was some thirty-five
years ago. It was a memorable occasion for me, and the moment has stayed
green in my mind. The moment stayed green in Jacques’ mind too. And our
two batches of vivid recollections were not only quite different (which is
unsurprising) but also perfectly incompatible. So much for oral history, and
for memories of friends.
Before we met I had read Jacques’ published papers, and I had worked
with admiration through his Budé edition of Aristotle’s Zopics. We had cor-
responded, in a scholarly manner (I recall a lively debate about the meaning
of the word modyua in the Zopics). So I had painted, as one does, an antici-
patory mental picture of what sort of a man Jacques must be. Asa rule, such
portraits are wildly untrue to their subjects — or at least, mine are. But in
the case of Jacques I got one thing absolutely right: I had imagined a man
of fastidious elegance, and I met a man of fastidious elegance. In his dress,
of course, and in his conversation; in how he wrote and in how he thought.
His English was excellent, but he wrote it with reluctance; so that my wife
and I came to translate one or two of his essays. It was a horribly difficult
task. Not that it was hard to understand what Jacques was saying — that was
always (almost always) as clear as glass. Rather, it was hard, or impossible, to
do justice in English to his style, which was subtle, polished, graceful, enli-
vened by touches of humour — in a word, elegant. How unlike the plodding
professorial language in which most of his colleagues convey their plodding
professorial thoughts. But I digress.
His elegance was immediately evident. His sense of humour, which
could be mischievous, took a little longer to discern. We were at Chantilly
for a colloquium on Stoic logic which Jacques had organized. It took place
in a chateau which had been converted into a monastery (or perhaps vice
versa). The building was dark and rather forbidding; but the grounds were
extensive, and there was a pretty lake. However that may be, I was rather
nervous; for it was the first time I had to give a paper in French. (In issuing
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 595-601
596 Jonathan Barnes

the invitations, Jacques had said that speakers might use either their native
language or French; but that if they chose their native language, then they
must submit a text three months in advance of the colloquium in order that
it might be translated. There were — as Jacques had doubtless intended -
very few speakers who did not utter in French, or in some approximation
to French.) After my paper Jacques thanked me, and said that the paper
had been brilliant. I was delighted. Some years later I learned that « brilliant »
in French (or in Jacques’ French) functions in much the same way as
« interesting » does in English (or in my English).
The colloquium at Chantilly was a brave venture: Stoic logic was not,
at the time, a matter of passionate concern among students of ancient phi-
losophy, and of the colleagues whom Jacques had invited to speak, few
knew much about the subject. Perhaps that is why the occasion was such
a success. Not so much for the papers (though they were, I think, better
than average), but for the discussion which took place at the dinner table or
during post-prandial strolls around the lake. One of those circumambula-
tions led to the organization of another colloquium, which became the first
Symposium Hellenisticum. Jacques, it goes without saying, was a constant
symposiast; and the meeting at Chantilly was decreed to be Symposium
Hellenisticum 0.

At Chantilly, Jacques was heavily engaged in the running of the show, and
we did not have much time to chat. A year or so later, we met at another
colloquium, of a very different sort, at Thessaloniki. The conference was
a celebration of Aristotle’s 2000" birthday. All the Aristotelian world and
his wife had been invited, and all the world and his wife had accepted the
invitation. (A couple of weeks’ holiday in Greece, and all you have to do
for it is talk for twenty minutes.) The papers were far too numerous, and
far too dull; and it was tempting to cut them and to sit outside in a garden
overlooking the Aegean. So we did, often enough; and talked about Aristotle
and Chrysippus and Schubert; and about the way we tackled our work, and
what we thought we were up to.
Jacques is sometimes described as a miniaturist. Some of his published
pieces are indeed miniatures (and none the worse for that); and perhaps
his techniques were generally those of a miniaturist — at any rate, his work
invariably started out from and depended essentially upon a minute and pre-
cise scrutiny of the details of a philosophical text. But the minute and precise
scrutiny would be followed, as often as not, by the painting of a large canvas.
No doubt the edition of the Topics is the best example of the phenomenon:
it is a massive work, composed of a myriad of minute details. So too, I think,
are the best of Jacques’ longer papers — most notably, the monograph on
Stoic ontology. | wonder if the term « pointilliste » is not more apt than
« Miniaturist ».
That was how he tackled his work. What did he think he was up to?
One question which occasionally exercised him, and which we talked about
Memories ofJacques 597

(I think) in Thessaloniki, concerned the relation between the study of dead


philosophers and the study of philosophy. Jacques claimed that he was not a
philosopher, and that his work did not require him to philosophize — though
it did, of course, require him to have a certain mastery of philosophical con-
cepts and of philosophical modes of argument. I urged, against him and in
accordance with the fashionable Anglophone attitude of the time, that the
history of philosophy, unless it was no more than a pale antiquarianism, was
essentially a philosophical enterprise, and that we historians of philosophy
were ¢o ipso philosophers. Jacques was right and I was wrong.
At Thessaloniki there were a thousand learned papers; and there were also
innumerable unlearned speeches — speeches before dinner, speeches during
dinner, speeches after dinner. On the first evening of the conference we were
all locked into an amphitheatre in order to be addressed by visiting bigwigs.
The photographers were let in, and they flashed at everything. Next morn-
ing, a trestle-table stretched the full length of the breakfast-room. It was
heaped with the photographs taken the evening before. Forgetting break-
fast (and Greek breakfasts are things best forgotten), the busy Aristotelians
buzzed about the table, each collecting a portfolio of himself. Jacques was
among the collectors. | happened to see a nice shot of him. I picked it up
and handed it to him. He thanked me, put it back on the table, and took
up another. He showed it to me, murmured « Belle femme, belle robe... »,
and added it to his collection.

Berlin, and the Wissenschaftskolleg. Giinther Patzig, Michael Frede, Jacques,


and I were all invited one year, to form the Schwerpunkt Antike Philosophie.
We were not invited to form an équipe; we did not have to prepare an elabo-
rate project of what we proposed to do in Berlin and how we proposed to do
it; nor did we have to explain after the event, in an elaborately mendacious
report, what we had actually achieved, or left unachieved. 6 les beaux jours.
The four of us knew one another; and the great attraction of the invitation
was the prospect of what is called fruitful intercourse.
We met, frequently, in the ordinary course of events. And once a week,
on Tuesdays, we would lunch together in the Wallotstraffe and then adjourn
to a pleasant and airy room above the library where we talked about our
work. We took it in turns to propose a text for discussion, each of us choos-
ing something in his own domain which particularly perplexed him. The
chosen text was circulated on Monday so that we might have a preliminary
look at it. Jacques was preparing a penultimate version of the second volume
of his Zopics, and when his turn came round he would offer us a piece of that
strangely elusive work. .
The session I remember best concerned a paragraph in Book E, in which
Aristotle deals with the téxot of property. The difficulties of the passage
were familiar, and several scholars — starting with Alexander of Aphrodisias —
had struggled with them. But none, Jacques thought, had come up with a
satisfactory solution. We read the text together, line by line, word by word.
598 Jonathan Barnes

We thought that we were making some progress. After four or five hours we
inclined to think that we had solved the problems. Next morning, having
slept on it, we were still so inclined. And a year or so later, Jacques suggested
that we jointly write the solution up and publish it. We did so — the French
was, of course, entirely Jacques; but the thoughts were entirely and inextrica-
bly the thoughts of the quartet.
That was one of the most exhilarating days of my intellectual life. Four
is a good number for a discussion — five is possible, and even six. But once
you approach double figures, the game changes its character. We were
four friends who esteemed one another's different talents. We worked well
together. There was collaboration, and no competition. It was arduous, and
serious. But it was never solemn. I recall, too, that at the end of each session
the pleasant and airy room would be no less pleasant but rather less airy: two
of us smoked pipes, one preferred cigarillos, and the fourth consumed an
unending caravan of Camels. 6 once again Jes beaux jours.
There is a twist in the tale. By the time he came to send the second volume
of the Jopics to the printer, Jacques had seen that our Berlin arguments were
not, after all, as cogent as we had taken them to be, and he had developed a
different account of the passage. He asked us whether we should mind if in
his notes he set out his new view and explained why he had rejected our old
one. Of course we didn’t mind — how could we have done? But I, for one,
could not help regretting that we had not been right.
From Berlin too, I remember the Magic Flute. Jacques and | saw it
together at the Staatsoper. I no longer recall who sang and played. But I do
remember that we had to get to the theatre early, and to take our seats fifteen
minutes before the curtain went up: the piece, Jacques explained, was the
glory of western music, and everything developed from the first bars of the
overture. It was a remarkable evening, for more reasons than one. Afterwards
Jacques gave me an off-print of a paper he had written on the Magic Flute
—and said that it was, of all his publications, the one he loved the best. (Some
time later, Michael Frede gave me a piece he had written on Velasquez, with
the same commentary.)

Another colloquium — a Symposium Hellenisticum — took place in


Pontignano, in a mediaeval badia which the University of Siena had turned
into a conference centre. The debates were effervescent. Jacques was never
reticent in discussion, but he was rarely condemnatory. At Pontignano I saw
him, for once, tout entier a sa proie attaché. Someone had presented a bad
paper — a very bad paper, the sort of paper which you write on the train.
Jacques was visibly vexed. As soon as the paper had been presented he spoke
up. He started from what seemed a point of little significance (a « Kat » had
been mistranslated or a « tt» ignored); he then deduced a more serious-
seeming consequence (an important sentence had been misunderstood); and
as he continued, inexorably, the paper unravelled and at last fell in a shape-
less heap at its author's feet. We have all seen that sort of thing done. The
Memories ofJacques o99
operation is called a hatchet-job. Jacques never used a hatchet. His weapon
was the rapier; and he used it so delicately and so elegantly that his adversary
could only admire his own undoing.
But such events were rare. Jacques had, no doubt, many faults; but the
ones which most annoyed his friends were the twin vices of generosity and
modesty. He was always generous in his judgments, and often too generous.
Once we were members of the same jury for a doctoral thesis: Jacques asked
me what I thought of the work — I said that I thought that it was shoddy,
ill-prepared and ill-digested, and that the candidate needed another year at
least to make it acceptable. « But what do you think, Jacques? » Well, Jacques
thought that it was an admirable piece of work. We discussed the matter at
length. We agreed on almost every point of fact (that this page contained a
serious error of translation, that that footnote failed to refer to the essential
text): we disagreed only in our final judgements. I was severe, Jacques was
generous. The decision of the jury went Jacques’ way, no doubt rightly; for
young scholars deserve a generous hearing. But golden oldies don’t; and I
recall more than one time on which I expostulated with Jacques for writing
favourably of a piece of decidedly fourth-rate stuff.
As for his modesty, he was not a dissimulator opis proprii: rather, he refused
to believe that he was as gifted as his friends (and his enemies) knew him to be.
He was elected a corresponding fellow of the British Academy, and a foreign
fellow of the American Academy of Arts and Sciences. There are few fellow-
ships of either sort. Very few scholars have been honoured by both Academies;
and so far as I know Jacques is the only Frenchman among them. The honours
matched his merits. But he would not have it so. When he was elected to the
British Academy he wrote to his English friends, saying how grateful he was to
them for proposing his name, and how he knew that it was friendship for his
person rather than admiration for his scholarship which had encouraged them
to do so. That was entirely false: his friends had put his name forward, but they
had not done so out of friendship. I said so to Jacques. He smiled. I said that it
was painful to his friends to be accused of acting out of friendship. He smiled
again. Then came the American election. Again, Jacques thanked his friends
for their friendship. That was really too much: I, for one, knew nothing about
the election until after it had been ratified, and in any case, I couldn't possibly
have had any say in the nomination — the American Academy, as he would
learn, does not work like that. I don’t think that he was convinced.

The Chalet des Anglais stands above St Gervais in the French Alps. It was
built in the 1860s by an eccentric Englishman who believed that the human
brain functioned best at 5000 feet above sea-level. The eccentric Englishman
left the chalet to his slightly less eccentric son, who was an historian and a
Fellow of Balliol. The son — E E Urquhart, or Sligger to his friends — took
parties of undergraduates to the Chalet each summer; and that pleasing
custom has continued, with pauses for two world wars, until today. For some
years I used to take a party to the Chalet. Mornings were given to private
600 Jonathan Barnes

study, in the afternoons we walk or engaged in other more or less sport-


ing activities, and after dinner there would be a communal discussion of a
philosophical text. One year I invited Jacques to join us. I warned him of the
rigours of the party — no electricity, no piped water, a dozen young men and
women who would be full of beans and would speak in a partly unintelligi-
ble English. Jacques said that he was a normalien and that such things would
not derange him.
You take the train to St Grevais, the mountain railway to les Houches
(arrét facultatif), a télécabine to the Prarion hotel, and then it is a mile or so,
downhill, along a mountain track. Jacques arrived, one blazing August after-
noon, rather later than we had expected. He wore (if I remember aright) a
pink safari suit. He had no visible luggage. He was visibly warm. Two under-
graduates were dispatched to retrieve the luggage, which had been left by the
side of the path. Two undergraduates returned, visibly warm. The luggage
contained, apart from an extensive wardrobe, half the Sorbonne library and
an elaborate stereo system.
The subject of the evening discussions was Aristotle’s de Anima. ‘The
undergraduates were, of course, impressed by Jacques, and I think that he
was impressed by them — they were a very nice bunch, and some of them
were good Hellenists and good philosophers. The communal discussions
were always animated. One evening an undergraduate, who had perhaps
taken an extra glass of wine with his dinner, imitated Jacques’ somewhat
glamorous English accent — Jacques beamed, and returned the imitation.
We went on talking about the soul and the imagination and thought,
in the light of Tilley lamps, into the late evening. Afterwards came lighter
things — Anglo-French scrabble (a word which was both English and French
counting double); liar dice; bridge. I don’t think that Jacques played bridge
or liar dice; but he was a dab hand at scrabble. And one afternoon he played,
for the only time in his life, in a game of cricket, batting and bowling with
great panache and little art.
On the last evening of the party there was, by tradition, no philosophical
discussion. Instead, a cabaret was organized, in which everyone had to do a turn.
The last item was a game of musical chairs, with forfeits ingeniously devised
by my young daughters. Everyone, of course, had his forfeit to pay. When
Jacques missed a chair, his penalty was announced: Eat a lupin. (The Chalet
garden is full of lupins, the descendants of plants which had been imported a
century and a half earlier by the eccentric Englishman.) Jacques’ eyes lit up. He
reminded us that the Stoic Zeno had particularly relished a lupin. Gingerly, he
tasted a petal. He called for salt, pepper, and a little mustard. They were duly
brought in on a lordly dish. Jacques seasoned the lupin, and ate with gusto to
loud applause. Only later was it discovered that lupins, of the English variety,
are poisonous: I don’t think that Jacques felt any ill effects.

Finally, Paris, where we often met and sometimes lunched or dined together.
Jacques — despite the lupins — was not, I think, profoundly interested in what
Memories ofJacques 601
he ate, and he drank sparingly if at all. One evening we ate in an agreeable
and friendly restaurant in the rue Lhomond. I do not recall the entrée or the
plat principal; but there was chocolate mousse on the dessert menu, which
Jacques declared to be his favourite pudding. We both ordered it. A waiter
arrived with a large bowl which he left on the table. I took a modest portion.
Ten minutes or so later, I noticed that the bowl was virtually empty, Jacques
spooning out the last scrapings. The waiter reappeared. He looked at the
empty bowl and at us, not without a certain admiration: the mousse, he said,
had been intended for six.
Our talk usually, and naturally, turned about ancient philosophy, about
the foibles of our colleagues, and about the ennuis of modern academic life.
There were occasional sorties into literature, and into music (where Jacques
was immeasurably more knowledgeable than I). But the dinner in the rue
Lhomond took place shortly after Pierre Vidal-Naquet had published the first
volume of his Mémoires, and I told Jacques how moving I had found it — in
particular its harrowing account of the années noires. He then told me about
his boyhood. The subject could not have been more sombre; but he spoke
freely, and at length. I had not before I realized quite what a vast gulf separated
his rude experience of life from my own uneventful childhood.
Some years later we lunched together in my local brasserie. Jacques
arrived, a paper carrier-bag in his hand. He showed me what was in it: the
corrected proofs of the second volume of the Zopics, which he was taking to
Les Belles Lettres. Surely, I said, he had established a new world record in the
publishing trade, volume II appearing exactly forty years after volume I; and
I asked him what he was going to do next. He replied that he had finished,
and that he was going to hang up his boots. At first I didn’t believe him (and
I certainly didn’t want to believe him); but he meant what he said, and he
said it without either embarrassment or regret. He felt — or so I seemed to
divine — that his part in the human comedy had been played.
Shortly afterwards the final curtain fell. The end was tragic, and neither
fastidious nor elegant. But my last memory of Jacques is somehow unde-
pressing. I went to visit him in hospital one morning. He was physically
reduced, and confined to a wheel-chair. But he was not living in a hospital.
It was a hotel — not a bad hotel, he confided. And he was exceptionally busy;
for the opera which he was producing was to open in Paris in a few days’
time. While we lunched in the hotel restaurant, or the hospital cafeteria, he
recounted the several problems he had had to overcome, particularly with
some of the singers, who had failed to turn up for the rehearsals. At one
point he asked me whether I had ever sung in the piece before. I confessed
that I had not. He told me not to worry: I had only a minor part — it was easy
to learn, and it would suit me well since it was a travesti role.
Jonathan BaRNES
Ceaulmont
August 2011
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RESUMES

Jed Arxins — argument du De re publica et le Songe de Scipion

Résumé — Le Songe de Scipion est une énigme pour les lecteurs du


De re publica de Cicéron. Pourquoi Cicéron conclut-il un dialogue qui traite
manifestement de politique dans la Rome républicaine par une vision des
cieux et du cosmos ? Quel est son lien avec le reste du dialogue ? Je soutien-
drai que le Songe de Scipion joue en fait un rdle clé en menant 4 son terme
argument central de l’ceuvre. Par le biais du Songe, Cicéron examine la
nature et les limites de la science politique, met en lumiére l’irrationalité
qui caractérise les affaires politiques, et présente un modéle idéal de gou-
vernement par la raison. Le Songe vient compléter la psychologie politique
du dialogue en dévoilant au politique la vision du bien tout en mettant en
méme temps en question la possibilité de sa réalisation.

Abstract — The Dream of Scipio presents a puzzle for readers of Cicero's


De re publica. Why does Cicero conclude a dialogue ostensibly about politics
in Republican Rome with an ethereal cosmic vision? What is its relationship
to the rest of the dialogue? I argue that the Dream ofScipio in fact plays a key
role in completing the work’s central argument. Through the Dream Cicero
explores the nature and limits of political science, illuminates the irrational-
ity that characterizes political affairs, and presents a model of ideal rational
rule. The Dream complements the dialogue’s political psychology by show-
ing the statesman a vision of the good while simultanously questioning the
possibility of its realization.

Claudia Moatti — Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le


Songe de Scipion
Résumé — Alors que le De re publica ressemble 4 un traité politique
grec, Le Songe de Scipion est un discours de guerre, ot Cicéron offre un
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 603-606
604 Les Etudes philosophiques

plaidoyer pro domo en faveur du sénatus consulte dit ultime. Précisément,


Pidée de la conservation de |’Etat (conservare civitatem, patriam, rempu-
blicam) se développe uniquement dans un contexte de guerre civile et de
sédition, comme le confirme encore l'image récurrente du citoyen semper
armatus, prét a prendre les armes contre les séditieux. Ainsi, a la question
de la continuité et de l’identité de la cité ou du peuple, a laquelle Aristote,
les stoiciens ou les juristes romains ont tenté de donner une réponse poli-
tique ou juridique, Cicéron propose une réponse non « politique », qui
correspond en fait 4 la conception idéologique de la res publica élaborée
par la tradition optimate.

Abstract — While the de republica looks like a Greek political treatise, in


the Somnium Scipionis, Cicero offers a pro domo defence in favor of the so
called senatus consultum ultimum. More precisely, the idea of the conserva-
tion of the state (conservare civitatem, patriam, rempublicam) is introduced
in the context of a civil war or a sedition, as the image of the citizen semper
armatus, ready to fight against the seditious, confirms it. To the issue of the
continuity and the identity of the city or of the people, which Aristotle, the
Stoics or the Roman jurists also addressed and to which they gave philosoph-
ical, political or legal responses, Cicero proposes a non « political » response,
which in fact corresponds to the ideological conception of the res publica
elaborated by the optimates.

Jean-Louis LaBarrizrE — La vertu politique : Cicéron versus Macrobe

Résumé — Lobjet de cet article est de montrer que, malgré sa de plus en


plus grande notoriété du rx‘ siécle au xvi‘ siécle, le Commentaire au Songe
de Scipion di a Macrobe a plus obscurci les choses qu’il ne les a éclairées
tant il voulait voir en Cicéron un philosophe grec cherchant, sur un mode
néoplatonicien, 4 se défaire au plus vite des choses de ce bas monde. Mais
la legon cicéronienne est tout autre : sil faut certes se garder de tout excés
de vanité relatif a la gloire terrestre, il n’en reste pas moins que Cest a une
véritable exhortation a la pratique de la vertu politique que nous assistons
dans le Songe, qui vient ainsi fort bien conclure littérairement la République :
sois un grand « Homme d’Etat » et tu gagneras, pour l’éternité, la « Cité des
Bienheureux », i.e. la « Voix lactée ».

Abstract — The purpose of this paper is to show that, despite its


increasingly high profile of the ninth century in the sixteenth century, the
Commentary of the Dream of Scipio due to Macrobius has darkened over
the things he did so much he wanted see Cicero as a Greek philosopher seek-
ing, in a neo-Platonic fashion, to get rid as soon as things of this world. But
the Ciceronian lesson is quite different: if we must certainly avoid any excess
of vanity on the earthly glory, the fact remains that it is a real exhortation to
Résumés 605

the practice of political virtue that we assist in the Dream, which comes as
well conclude literary Republic: be a great « statesman » and you will win, for
eternity, the « City of the Fortunates », i.e. the « Galaxy ».

Niko StrospacH — Couper-coller. Comment Boéce fait usage du Songe de


Scipion dans sa Consolation de la philosophie

Résumé — Lobjet de cet article est de se demander comment Boéce


(env. 480 — 525) fait usage du Songe de Scipion dans sa Consolation de la
Philosophie. Boéce utilise quelque chose comme la technique du « couper/
coller ». On peut isoler dans la Consolation un passage du Songe sur lequel
il est modelé, mais ot ce texte subit une transformation puisque la fonction
solennelle qu’il occupait a la fin de la République de Cicéron s’y retrouve
bornée a une tout autre discussion sur le bien seulement apparent, gloria, au
seul livre II des cing livres de la Consolatio : Boéce décontextualise et recon-
textualise. On montre, de facon systématique, que la position de Boéce sur
Pintériorisation de la vertu se situe 4 mi-chemin entre Cicéron et Kant.

Abstract — The aim of this article is to investigate how Boethius (ca. 480
— 525) makes use of Scipios dream in his consolatio philosophiae. Boethius
uses a kind of cut and paste technique: a passage in Cicero’s somnium can
be identified which one definite passage in the consolatio is modeled on. The
text undergoes transformation, since its changes its function from the solemn
end of Cicero’s Republic to just another discussion of an only apparent good,
gloria, in only the second of the five books of the consolatio. Boethius decon-
textualizes, and he recontexutalizes. The message of the passage is no less
than reversed by its relocation, due to the very different political and cultural
circumstances of Boethius’ time. It is shown that, systematically, Boethius’
position on the internalisation of virtue is situated halfway between Cicero
and Kant.

Louis-André Dorion — Aristote et l’elenchos socratique

Résumé. — Dans un article publié en 1993, R. Bolton soutient qu Aristote


fournit une description de l’elenchos socratique dans les Réfutations sophistiques
et quil cherche également a résoudre le principal probleme théorique soulevé
par l’elenchos socratique. Nous nous efforgons au contraire de montrer, dans
notre réponse 4 R. Bolton, que la conception aristotélicienne de l’elenchos se
démarque nettement de |elenchos socratique et qu’Aristote ne se reconnait
aucune dette 4 l’endroit de Socrate.

Abstract. — In a 1993 article R. Bolton claims that in sz Aristotle provides


a description of the Socratic elenchus and seeks to resolve its main theoretical
606 Les Etudes philosophiques

problem. In response to Bolton, this article undertakes to show that the


Aristotelian elenchus is clearly différent from the Socratic elenchus and that
Aristotle does not consider he is indebted to Socrates for his conception of
the elenchus.
COMPTES RENDUS

Aristote, Zopiques, tome II, livres V-VIII, texte établi et traduit par Jacques Brunschwig,
Paris, cuF, 2007.

La publication de ce second tome des Topiques tant attendu est 4 saluer comme
un grand événement pour tout lecteur des Topiques en particulier, d’Aristote en
général mais aussi de Jacques Brunschwig (J. B.)'. J. B. présente son retard comme
inexcusable, le premier tome de ce traité aristotélicien datant de 1967”. Pourtant, on
peut trouver plusieurs avantages a cet écart. Comme le note J. B., la situation des
Topiques a changé : durant ces quarante ans, de nombreux travaux ont été consacrés
a cet ouvrage incontournable de la philosophie aristotélicienne’. De disgraciées, les
Topiques sont devenues choyées*, et J. B. mest évidemment pas étranger a ce regain
d’intérét pour cet ouvrage certes aride mais 4 maints égards captivant.

J. B. détaille les points « périmés »? de 1967 : la lecture « génétiste »° est aban-


donnée au profit d’une « chrono-topologie »’ visant a établir dans quel ordre des
passages discordants ont été rédigés par Aristote, un réviseur ou un copiste. Etablir
cet ordre rest plus la fin de l’interpréte mais l’un de ses moyens pour établir, lire et
interpréter le texte. Autre point « périmé » : organisation apparemment simple des
Topiques. Certes, la structure du traité correspond a la quadriparition des « prédi-
cables » (livres II et III, accident ; IV genre, VI propre, VI et VII définition). Mais
un point a été manqué par J. B. en 1967 : « ordre d entrée en scene » des prédicables

1. Voir les comptes-rendus de P. Chiron (Revues des études anciennes, 2008, 110(1),
272-274), D. Donnet (l’Antiquité Classique, 2008, 77, 372-373), R. Smith (Classical Review
60(01), 2010, 48-50).
2. Aristote, Topiques, t. I, livres I-rv, texte établi et traduit par Jacques Brunschwig, Paris,
Cur, 1967.
3. Aristote, Topiques, t. Il, livres v-vmi, texte établi et traduit par J. Brunschwig, Paris,
cur, 2007, p. xXxxI sqq. ei.
4. Voir les ouvrages signalés dans l’avant-propos (p. x11, note 7) et dans la Bibliographie
du tome II des 7op., op. cit., p. LVIX-LX sqq.
5. J. B. parle de « pages périmées » (Zop., t. II, op. cit., p. xi).
W. Jaeger, Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung,
6. Voir notamment
Berlin, 1923.
7. J. B., Top. t. Il, op. cit., p. xx.
Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 607-609
608 Juliette Lemaire

[ordre A-D] n’est pas le méme que celui annoncé dans l’introduction [ordre D-A] :>.
Cette remarque apparemment anodine confirme les hypothéses de J. B. au sujet
des relations entre prédicables inclusifs et exclusifs. Les Jop. sont Pun des traités
d’Aristote ov il est tres aisé de trouver des indices de reprises et retouches du texte
de la part d’Aristote lui-méme. A partir notamment de l’analyse des occurrences de
dokel, J. B. avance l’interprétation selon laquelle les livres sur la défnition porte les
marques d’un travail au sein de l’école platonicienne’, mais il montre aussi qu’acci-
dent et propre sont des concepts proprement aristotéliciens a |’état naissant?.
, ne 4
Pour ce qui est du texte proprement, dix-huit manuscrits ont été retenus* et
non plus dix comme en 1967’. Lapparat est désormais positif® ; le stemma n/a pas
été significativement modifié. En général, J. B. a une préférence pour les lecons de
AetB.

Outre les difficultés inhérentes 4 tout travail de traduction, J. B. a da effec-


tuer certains choix étant donné l’écart temporel entre les deux tomes., J. B.” remar-
que quil maintient sa traduction de 16 t qv eivat par « essentiel de essence »,
les raisons du volume I étant encore valables en dépit des critiques et par souci
Vhomogénéité. Les évS50Ea sont toujours des « idées admises » par souci de cohé-
rence avec le premier volume quand bien méme les idées admises ne sont plus si
admises*, mais semblent plutét faire autorité?. Quant a avtiKatnyopetobat, J. B.
a opté cette fois en dépit du souci d’homogénéité pour « étre contreprédiqué »,
la traduction de 1967 ayant été critiquée’. La traduction du verbe vmdpyetv"
constitue une innovation par rapport 4 1967 : dans le texte (mais non pas systéma-
tiquement dans les notes), J. B. traduit par « étre le cas »', au lieu de « appartenir »

1. lbid., p. xxm.
2. Voir lanalyse extrémement fine et éclairante du « vocabulaire de la discussion “méta-
topique” » dans les Jopiques a propos d'une part des variations de réponse a la question « une
méme chose peut-elle appartenir 4 deux genres différents ? » et d’autre part des occurrences de
doxet (Zop. t. Il, p. Xxx-xxv1).
3. « work CR », in Top, t. I, op. cit., p. XL.
4. Les Mss A, B, V, M, C, U, D, W furent Pobjet dune collation directe pour l’édition
de 1967 (excepté M sur microfilm).
os Sane lacunaires, P et C sont abandonnés.
6. Selon les recommandations de J. Irigoin, in Régles et recommandations pour les éditions
critiques, Paris, Cur,1972. Voir cependant ye discordances entre texte imprimé et apparat
relevées par R. Smith dans son compte-rendu (cité supra).
7. Dans lan. 6 p. 151 de V3, 123a2.
8. Voir n. 2 p. 280 qui commente évdoEov en 159a39. Voir J. Barnes, « Aristotle and
the Method of Ethics », Revue internationale de philosohie, 34, (1980), p. 490-511 ; P. Fait,
« Endoxa e consenso : per la distinzione dei due concetti in Aristotele », Annali dell’Istituto
Italiano per gli Studi Storici, 15, 1998, p. 15-4 ; J.-B. Gourinat dans « Dialogue et dialectique :
la place de Ia dialectique dans l’organon d’Aristote », in Aristote : rationalités, A. Hounkes et
coie eh Tc Le Havre et Rouen, Publications des universités du Havre et de Rouen,
ps LESS.
9. Voir de J. B. « Dialectique et philosophie chez Aristote 4 nouveau », in Ontologie et
dialogue Mélanges en hommage a PR Aubenque, N. Cordero (textes réunis par), Paris, Vrin,
2000, p. 107-130.
10. Notamment par J. Barnes, in « Property in Aristotle’s Topics », Archiv fiir Geschich
der Philosophie, 52, 190, . 136-155. se! . i ¢e
11. Voir n.1 p. 207 de VI 1, 139b1.
12. Langlicisme « étre le cas » traduit parfois aussi le verbe eivat — voir par exem-
ple 163a34 sqq.
Comptes rendus 609
dans le tome I'. En dépit des avantages de cette traduction’, ce « semi-anglicisme »
Nest peut-étre pas dans tous les cas trés heureux*. Le plus gros changement selon
J. B. lui-méme se trouve dans les principes généraux de la traduction du texte d’Aris-
tote : éviter les paraphrases trop explicatives et rester au plus prés du grec sec et dense
d Aristote.

Le livre V consacré aux lieux du propre se signale par sa présentation « répétitive »


et _« stéréotypée »*. Longtemps suspecté d’inauthenticité, ce livre est aujourd’hui
considéré grace 4 T. Reinhardt? comme ayant été rédigé a partir d'un noyau aristo-
télicien® par un réviseur peu expert postérieur 4 Aristote mais antérieur 4 Alexandre
d’Aphrodise’. Ce livre présente d’abord (chap. 1) le propre et ses espéces. Dans les
chap. 2 et 3, il s'agit des lieux du propre correctement formulés (kaA@c). Dans les
chap. 4 a 9, il est question des lieux du propre comme tel.

A partir du livre VI, sont abordés les lieux de la définition® : les cing parties
correspondent a des types d’erreur que peut faire le répondant. Le livre VI est donc
entiérement réfutatif ainsi que le début de VII (chap. 1-2). A partir du chapitre 3 est
abordée la question difficile du syllogisme de la définition’,

Le livre VIII pourrait faire office de conclusion par son caractére plus synthé-
tique : conseils adressés d’abord au questionneur (chap. 1-5) puis au répondant
(chap. 6-13), le chap. 14 s'adressant aux deux. Vintérét de ce livre réside dans la
mention de degrés d’endoxalité des prémisses et idée conséquente que si la thése
défendue par le répondant est la plus réputée, alors la conclusion du questionneur
sera non réputée et inversement'®. Le chap. 13 est particuliérement intéressant quant
a la compréhension de la fonction du témog qu’Aristote ne définit nulle part dans
les Top., mais que J. B. avait déja clairement exprimée en 1967"'.

Les quelques regrets mineurs exprimés dans ces lignes n’entachent pas ce grand
ouvrage a saluer par ses qualités de clarté, distinction et rigueur géniales. Nous n’avons
qu un seul véritable regret, celui-la majeur : quiil soit ’'un des derniers de J. B.

Juliette LEMAIRE

1. Voir n.1 p. 207 de VI 1, 139b1.


2. J. B., Avant-propos, Top. t. II, op. cit., p. LIM.
3. Voir notamment trad. de VI 6, de 145b3-4, 145b1-2, 145b5. 145b9-11 et VI 13,
150a9-11.
4. J. B. dans sa note d’introduction au livre V (n. 1, p. 137).
5. T. Reinhardt, Das Buch E der Aristotelischen Topik, Untersuchungen zur Echteitsfrage,
Gottingen, 2000. wg
6. Voir par exemple la présence du lieu des opposés, lieu typiquement aristotélicien.
7. Voir par exemple V 2,129b21 sq. ; V3, 131a27 ari Ce
8. Deux livres sont consacrés 4 la définition (les livres VI et VID), « privilége » partagé avec
laccident auxquels sont consacrés les livres II et HI des Topiques (voir Top. vol. I, p.
9. Voir 153a6 sq. et 155a17 sqq. Teh a ’
10. 159a38 sq. et n.5 p. 281. Selon J. B., il ya une « combinatoire simple » :sila thése est
adoxale, la conclusion est endoxale, et inversement ; si la thése n’est ni adoxale ni endoxale, la
conclusion a le méme caractere. ;
11. Top. t. 1, op. cit., p. XXXIX. On peut regretter que J. B. ne revienne pas sur cette
question plus amplement que dans une note (n. 4 p. 303), en particulier pour discuter de l’in-
terprétation de P. Slomkowski (Aristotle Topics, Leiden, Brill, 1997) selon lequel le syllogisme
el ign est un syllogisme hypothétique dont le lieu constitue la prémisse hypothétique.
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B&écorrE-Bret Cyrille, Le Désir. De Platon a Sartre, Paris, Eyrolles, coll. « Petite
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BENoIsT Jocelyn, Eléments de philosophie réaliste. Réflexions sur ce que lon a, Paris,
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Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 615-616
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UL HORE Moo ra or AE Oy ATT ENTREE OLTM RR Re ee aro 109

Etude critique
Kervegan Jean-Francois — Léeffectif et le rationnel. Hegel et lesprit objectif......... 133

Analyses et comptes rendus


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IN MEMORIAM Jacques Brunschwig


Barnes Jonathan — Menorias effacie a. oa ets on cle ats Oe water ade 2 563
Castel-Bouchouchi Anissa — Le bon platonicien. Déeconstruction et plausibilité. 583
Kambouchner Denis — Jacques Brunschwig dans lage classique 591
INDEX DES COLLABORATEURS POUR 2011

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M me
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M me
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MM. André Clair M™s
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Davide Crippa Paula Quinon
Michael Detlefsen Camilla Rocca
Louis-André Dorion MM. Emre San
Sébastien Gandon Ivahn Smadja
Gilbert Gérard Ovidiu Stanciu
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Brice Halimi Ondiej Svec
Frédéric Jacquet Jamie Tappenden
Denis Kambouchner M™
Emilie Tardivel
Ernst H. Kantorowicz MM. Jean Vioulac
Jean-Louis Labarriére Dominique Weber

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Les Etudes philosophiques, n° 4/2011, p. 617


Cet ouvrage a été mis en pages
et imprimé en France
par JOUVE
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ISBN 978-2-13-058726-2 — Issn n° 0014-2166 — Impr. n° 798238E
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Dépot légal : decembre 2011
© Presses Universitaires de France, 2011
6, avenue Reille, 75014 Paris
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Collection « EPIMETHEE »
Fondée par Jean Hyppolite
et dirigée par Jean-Luc Marion

FRANCIS BACON
Novum Organum

RODOLPHE CALIN
Levinas et l'exception du soi. Ontologie et éthique

DANIELLE COHEN-LEVINAS, BRUNO CLEMENT


Emmanuel Levinas et les territoires de la pensée
7 Aa

CLAUDE ROMANO, JEROME LAURENT


Le néant

ALEXANDER SCHNELL
En deca du sujet. Du temps dans la philosophie
transcendantale allemande

ANCA VASILIU
Eik6n. Liimage dans le discours
des trois Cappadociens

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dans le Songe de Scipion
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La vertu politique : Cicéron versus Macrobe
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L'autorité du grammairien et les recompenses de la vertu
politique et philosophique dans le Commentaire
au Songe de Scipion par Macrobe
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Le Songe de Scipion dans la correspondance entre Saint Augustin
et Nectarius de Calama (Ep. 90-91 ; 103-104)
Niko STROBACH
Couper-coller. Comment Boece fait usage du Songe de Scipion
dans sa Consolation de la philosophie

In memoriam Jacques Brunschwig


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Aristote et l'e/enchos socratique
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Le bon platonicien. Déconstruction et plausibilité
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Jacques Brunschwig dans I'age classique
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Memories of Jacques

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