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La négation et le positif

4 MAI 2019YNAQLVQB

Une des conditions essentielles de l’affirmation, c’est la négation et la destruction.

Nietzsche, Ecce homo.

La pure négation, la négation de tout ce à quoi on attribuait une valeur (comme la discipline, l’autorité,
l’adhésion) est l’acte positif. Mais pour cela il faut étudier, voir la nature et la structure de la chose que
l’on nie, et cette étude et cette négation, c’est la discipline même. […] Donc la négation de l’autorité […]
n’est pas une révolte, c’est une compréhension. Toute négation est un acte positif, par l’examen en
toute liberté de ce qui était considéré auparavant comme positif, comme l’autorité. Ainsi, nous
évacuons toutes les choses que nous considérions comme indispensables pour nous procurer la sécurité
et la tranquillité de l’esprit.

27 avril 1967, cité in La Beauté de l’amour. Ecouter, c’est aimer, Presses du Châtelet, Pocket, 2017, p. 73.

Ayant vu tout ceci, peut-on ne rien faire du tout ? Aucun effort, aucune recherche – être en état négatif,
complètement vide, complètement inactif ? Parce que toute action est le résultat d’une idéation : […]
l’action surgit d’une idée préalable, d’un concept préalable, d’un souvenir antérieur. […]

Cet état de négation totale est la plus haute forme de la passion, laquelle est l’abandon de soi le plus
absolu. Pour ce total abandon de soi, il faut une formidable austérité […]. L’austérité est en fait une
simplicité extraordinaire, pas dans la nourriture ou les vêtements – la simplicité intérieure. Cette
austérité, cette passion, est la forme la plus haute de la négation totale.

30 avril 1967, cité in La Beauté de l’amour. Ecouter, c’est aimer, Presses du Châtelet, Pocket, 2017, p.
91-92.

Couper court à toutes les associations, comme avec un bistouri, témoigne d’un manque de maturité.
Alors, comment l’esprit, comment les yeux peuvent-ils percevoir l’intensité étonnante de la couleur et
malgré cela, ne pas en garder l’empreinte ? […] C’est comme une plaque photographique qui recevrait
des impressions et qui se renouvellerait d’elle-même. Elle est exposée et néanmoins, elle devient
négative, prête à recevoir l’impression suivante. Donc, à tout instant, il y a la purification de chaque
plaisir. […] l’état d’une extraordinaire sensibilité, où l’expérience ne laisse derrière elle aucune marque
[…]. Un esprit bien fait possède la sensibilité sans le résidu de l’expérience. Il passe par une expérience
mais celle-ci ne laisse aucune trace susceptible de devenir la cause de nouvelles expériences, de
nouvelles conclusions, d’une nouvelle mort.

Réponses sur l’éducation (traduit de l’anglais par Nadia Kossiakov)Source : https://fr.krishnamurti-


teachings.info/livre/reponses-sur-l-education.html#le-rejet-veritable

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Que doit-on donc faire, lorsque l’on s’aperçoit que toute action, que tout effort, ne font que renforcer
l’ignorance ? Le désir même de briser le cercle de l’ignorance fait encore partie de l’ignorance. Que
peut-on donc faire ? Cette question est-elle suprêmement importante, vitale pour vous ? Si oui, vous
verrez qu’il n’y a pas de réponse directe, positive. Car des réponses positives ne peuvent qu’engendrer
un nouvel effort, et celui-ci ne peut que renforcer le processus de l’ignorance. Ainsi il n’existe qu’une
voie d’approche négative : elle consiste à être intégralement conscient du processus de la peur et de
l’ignorance. Cette lucidité n’est pas un effort pour surmonter, pour détruire ou pour remplacer, mais
une immobilité qui n’est ni d’acceptation ni de refus, une quiétude intégrale, sans choix. Cette lucidité
brise le cercle de l’ignorance par l’intérieur, pour ainsi dire, sans le renforcer.

3ème Causerie, le 4 août 1937, Camp d’Ommen (Hollande).

Dans une causerie donnée à Saanen en 1965, Krishnamurti distingue « l’approche positive » de «
l’approche négative » :

APPROCHE ET PENSÉES POSITIVES

La notion de pensée négative intervient dans un entretien consacré à la méditation, en tant qu' »elle
englobe la totalité du processus de la vie » (Saanen, le 10 août 1961). Krishnamurti vient de disqualifier
le verbalisme et l’intellectualisation. Il propose alors à l’auditoire d’ouvrir avec lui « le livre de la vie » et
annonce qu’il va lire le premier chapitre de cette histoire sans fin (« ce livre n’est pas un ouvrage achevé,
car le processus total de la vie n’a pas de fin »), en examinant les découvertes « au fur et à mesure
qu’elles surgiront. » C’est pour préparer l’auditoire à cette exploration qu’il veut clarifier ce que sont la
pensée positive et la pensée négative :

Les pensées de la plupart d’entre nous sont positives : nous accumulons, nous additionnons – et lorsque
cela nous convient, nous soustrayons. La pensée positive est imitative, conformiste, elle s’insère dans le
cadre de la société ou dans celui de nos désirs. Cette pensée positive satisfait la plupart d’entre nous,
mais à mon sens elle ne mène nulle part.

Saanen, le 10 août 1961

La pensée positive est la pensée ordinaire, en tant qu’elle est position, c’est-à-dire accumulation
(l’addition) de savoir, de plaisir ou de tout ce qui peut servir notre désir de devenir, y compris lorsque la
satisfaction de ce désir passe par le refus ou l’élimination (la soustraction). Cette démarche passe par
l’imitation et le conformisme. La pensée positive s’accompagne toujours d’effort, autrement dit d' »un
état de conflit dans lequel sont emmêlés la réussite, l’échec, la non-acceptation des faits. »

*****

L’approche positive consiste à analyser, à étudier, à interroger, à disséquer, à suivre, à déconstruire – et


vous avez fait cela, vous avez adhéré à telle ou telle Eglise, suivi tel ou tel gourou, prêtre ou philosophe,
lu tels livres et pratiqué tel système. (…)

Vous êtes confronté à une question positive et toute approche positive est du domaine du temps (…)

Ayant enquêté, analysé, vagabondé, tenté tous les moyens positifs, suivi tous les chemins sans trouver
de réponse.

Saanen, le 20 juillet 1965


L’APPROCHE NÉGATIVE

Il est impossible de résoudre tous nos problèmes un par un, et la liberté est action. Mais « comme s’y
prendre avec » tous nos problèmes (vieillesse, maladie, mort, souffrance, solitude, peine quotidiennes,
tourments, sentiment de désespoir, etc.) ? Telle est la « question positive » qu’évoque Krishnamurti
([Saanen, le 10 août 1961 ?]). La difficulté est que si la résolution des problèmes prend du temps, nous
resterons toujours prisonniers d’eux. Or personne ne peut nous aider à trouver la réponse à cette
question (ni philosophe, ni maître à penser, etc.). Dans une telle situation, sachant qu’il ne peut pas «
retourner en arrière », l’esprit cesse toute activité, parce qu’il ne connaît pas la réponse et ne sait pas
quoi faire, alors même qu’il doit « trouver une issue ». Face à ce problème, l’esprit « est en état de
négation (…) en ce en qu’il n’attend aucune réponse, qu’il ne cherche aucune issue »

Votre esprit est maintenant en état de négation totale. Il n’attend aucune réponse, il n’espère pas, il ne
compte sur personne pour l’éclairer. (…) Lorsque votre esprit est dans cet état de complète négation,
vous pouvez aborder tous vos problèmes à neuf et vous allez voir qu’ils peuvent être résolus totalement,
complètement – parce que c’est votre esprit lui-même qui les avait créés. (…) Lorsque l’esprit est
complètement silencieux, négativement conscient, il n’a aucun problème. (…) L’esprit est capable de
traiter chaque problème à mesure qu’il surgit.

*****

Est-il possible de ne penser que lorsqu’une question est soulevée et d’être le reste du temps dans un
état de négation totale – qui est l’état le plus positif ?

Saanen, le 22 juillet 1965

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La pensée négative est tout à fait différente de, et sans rapport avec la pensée positive. Par conséquent,
en un sens elle n’en est pas l’opposé :

Je n’emploie pas les mots « négatif » et « positif » en les opposant l’un à l’autre. […] La pensée négative
n’est pas l’opposé de la positive : c’est un état tout autre, un processus différent, et je pense qu’il est
important de le comprendre clairement avant d’aller plus loin.

Saanen, le 10 août 1961

Ce qui caractérise la pensée négative, c’est le dépouillement et la tranquillité :

Penser négativement c’est dénuder l’esprit totalement, c’est faire en sorte que se calme cet entrepôt de
réactions qu’est le cerveau.

Le cerveau est constamment actif, sans cesse en train de réagir et « obligé de réagir, sans quoi il
mourrait ». Ses réactions engendrent la pensée positive, qui n’est qu’un mécanisme d’autodéfense (« Au
cours de ses réactions il engendre des processus positifs que nous appelons pensée positive mais qui
sont des systèmes mécaniques de défense »). Au contraire penser négativement c’est avoir l’esprit
attentif et immobile, sans réagir ni faire aucun effort :
Il me semble qu’avant tout il est important que le cerveau soit pleinement conscient et sensible sans
réagir ; et par conséquent il me semble qu’il est nécessaire de penser négativement. […] La pensée
négative ne comporte aucun effort

Bien que le cerveau soit très actif, à cause de son conditionnement et des influences qui le déterminent,
« notre psychisme, dans sa totalité, est indolent ». La preuve en est qu’il est très difficile de « rendre le
cerveau à la fois calme et totalement sensitif » ou « extraordinairement actif », alors même que cela ne
nécessite aucun effort ! C’est que nous sommes rompus à l’effort, habitués à lutter et à connaître le
conflit.

Si, sans effort, nous nous observons en situation, les choses sont telles qu’elles sont, le fait est ce qu’il
est.

D’habitude nous ne nous observons pas tels que nous sommes, mais nous tentons d’agir sur « ce que
nous voyons en nous-même » : nous le modifions, le remplaçons, le transformons ou le refoulons. Cette
activité « implique des conflits », qui interdisent à l’esprit d’être calme. La pensée négative est profonde
et intérieure : il s’agit de penser en profondeur et d’entrer en soi-même, ce qui exige un cerveau à la fois
calme et très actif :

Pour penser profondément, pour entrer profondément en nous-mêmes, il nous faut un cerveau qui, loin
d’être inerte, endormi, drogué par des croyances, par des systèmes de protection, soit intensément actif
et pourtant calme.

Puisque le conflit perpétuel nous aveugle (« obscurcit notre état de conscience »), il faut d’abord «
comprendre nos conflits intérieurs et en quoi consistent nos efforts » pour ensuite « pénétrer dans la
réalité de la méditation – et de la vie ». Ces efforts visent toujours la satisfaction du désir (la réussite,
être quelqu’un, atteindre un but). « Les conflits, les frustrations, les tourments, le désespoir qui en
résultent, rendent insensibles, abêtissent l’esprit. » Les « continuelles contradictions intérieures »
peuvent nous rendre inertes. Ce qui distingue la pensée négative de la pensée positive, c’est l’absence
de lutte, d’effort et donc de contradictions intérieures :

Les conflits, les efforts interviennent dans toute pensée positive. La pensée négative, qui est la plus
haute forme de pensée, ne comporte ni luttes ni effort.

La pensée n’est « jamais libre », parce qu’elle est toujours « la réaction mécanique d’un arrière-plan,
d’une éducation, d’un conditionnement ». Quand on se rend « directement compte de ce qu’est la
pensée », on voit « sur le vif que la pensée est une réaction ». Ainsi nous sommes capables de répondre
immédiatement à une question posée sur un sujet qui nous est familier, précisément parce qu’il nous
est familier (nous connaissons bien la réponse) ; et plus une question est compliquée, plus nous mettons
du temps à y répondre et pendant ce temps le cerveau est « actif, car il cherche la réponse dans la
mémoire », il « cherche, creuse, s’efforce de trouver la réponse. Si la question nous « est tout à fait
étrangère », nous répondons « je ne sais pas », tout en continuant de chercher ou d’attendre une
réponse (« votre cerveau cherche une réponse qui lui soit donnée, soit en compulsant un ouvrage, soit
en interrogeant quelqu’un : c’est toujours un état d’attente »). Autrement dit, à chaque fois le cerveau
réagit « à l’ensemble des expériences et des connaissances que nous avons emmagasinées ». Tel est le «
processus de la pensée », que nous « mettons constamment en œuvre ». Au contraire, l’esprit qui dit «
je ne sais pas » sans attendre de réponse est dans un état d’attention sans effort, ni conflit, ni but.
Quand l’orateur demande ce qu’est l’attention, « la réaction instinctive de chacun est de trouver une
réponse, une explication, une définition », qui nous satisfera d’autant plus qu’elle sera habile. Mais il
faut conduire une exploration négative, c’est-à-dire s’interroger « sans paroles » ni donner de définitions
:

Mais je n’ai pas de définition à donner: nous nous interrogeons sans paroles, ce qui est très ardu ; nous
explorons négativement. Si vous vous interrogez au moyen d’une pensée positive, vous ne découvrirez
jamais la beauté de l’attention. Mais si vous avez saisi ce qu’est la pensée négative (c’est ne pas penser
en termes de réactions, le cerveau ne demandant pas de réponse) vous découvrirez ce qu’est
l’attention.

La pensée négative est une pensée qui n’est pas une réaction, qui interroge sans attendre de réponse et
qui, de ce fait, s’accompagne d’un état d’attention sans distraction, ni conflit, ni but à atteindre, dans
lequel le cerveau « n’a pas de frontières ; il est calme ». La pensée négative semble indissociable de
cette vigilance qui est interrogation pure :

L’attention est un état d’esprit où tout savoir a cessé et où ne subsiste que l’interrogation.

Voir : s’interroger sans chercher de réponse.

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Ainsi, délivrer la pensée-sentiment de l’avidité est le commencement de la vertu. La vertu est la


négation du moi, plutôt que le devenir positif du moi ; car la compréhension négative est l’aspect le plus
élevé de la pensée-sentiment. Le prétendu devenir positif n’est autre que les qualités du moi qui
s’enferment et s’enchaînent elles-mêmes, de façon à ne jamais vous libérer des conflits et de la
souffrance. Pour noble et vertueux qu’il soit, le désir de devenir est encore compris dans la sphère
étroite du moi, il est donc une source de lutte et de confusion. Ce processus du devenir continuel, que
l’on prétend positif, conduit à la mort, avec ses craintes et ses espoirs. Délivrer la pensée de l’avidité,
bien que cela puisse paraître une négation, est l’essence même de la vertu, car cette délivrance ne
renforce pas le processus du soi, du moi et du mien. […]

La compréhension négative est la forme la plus élevée du penser. Penser-sentir positivement, sans
comprendre l’avidité, c’est établir des valeurs qui séparent, qui détruisent, qui sont stériles.

Sixième Causerie à Ojai, Californie, Dimanche 18 Juin 1944

Pour illustrer son propos, Krishnamurti prend l’exemple de l’honnêteté ou de la candeur : cette vertu
naît quand nous prenons conscience de l’ignorance. La confusion cède la place à la clarté dès que nous
sommes conscients de nous-mêmes et que nous observons avec candeur. La conscience « des évasions,
des perversions, des obstacles » introduit « l’ordre et la lumière« . Au contraire, ignorer l’ignorance (ne
pas la reconnaître, ne pas en être conscient) nourrit l’obstination et la crédulité. Sans connaissance de
soi, la tentative de devenir honnête, ou « la simple sincérité », est source de confusion ou ne constitue
qu’une limitation et une forme de crédulité. L’ignorance (« le manque de connaissance de soi », par
exemple « être candide, sans avoir compris la nature contradictoire du moi ») conduit à la confusion, à
la malhonnêteté. La malhonnêteté et les faux-semblants naissent de la confusion (l’insuffisance de
clarté).
Celui qui a posé cette question désire savoir si la vie elle-même n’est pas un processus destructeur. Elle
l’est, en effet, si nous entendons par là que la plus haute compréhension se trouve dans la négation.
Cette négation est la destruction des valeurs basées sur le positif, sur le moi et le mien. Aussi longtemps
que la vie est le devenir du moi, enfermée par la pensée-sentiment du moi et du mien, elle devient un
processus destructeur, cruel et stérile. Un devenir positif, affirmatif est, en fin de compte, périssable.
C’est si évident dans le monde actuel ! La vie recherchée positivement, en termes du moi et du mien, est
un conflit, une destruction. Lorsqu’on met fin à ce vouloir ou à ce non-vouloir positif, agressif, la
conscience de la peur, de la mort, du néant apparaît. Mais si la pensée peut s’élever au-dessus de cette
peur, la dépasser, il y a l’ultime réalité.

Sixième Causerie à Ojai, Californie, Dimanche 18 Juin 1944

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Découvrir quelque chose par soi-même a une valeur, il y a de l’énergie dans cette découverte. Si l’on ne
fait qu’accepter, toute l’intensité, la vigueur, la vitalité nécessaires à l’examen sont anéantis. Nous
sommes en général « oui-disant » et pas « non-disant » : nous acceptons, nous obéissons à la tradition, à
ce qui a été. Nous sommes pris

Londres, le 3 mai 1966

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A l’écoute de toute cette structure du plaisir, fondement de nos pensées, de notre vie et de notre être
même, si nous faisons quoi que ce soit – et c’est notre plus cher désir, ce qui à nos yeux est l’acte le plus
positif – cela va produire plus de perturbation, plus de conflit et donc plus de souffrance, plus de douleur
; mais, si nous écoutons en état de complète négation (l’état le plus positif), alors la semence vivante va
pousser toute seule, nous n’avons rien à faire.

Londres, le 7 mai 1966.

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La pensée négative est à la fois une « négation de la pensée », voire une pensée non verbale ou non
verbalisée :

L’état d’expérience est la plus haute forme de compréhension, parce qu’elle est la négation de la
pensée. La forme négative de pensée est la plus haute forme de compréhension, et il ne peut y avoir de
pensée négative, quand la verbalisation de la pensée existe. Il ne s’agit donc pas du tout de contrôler la
pensée, mais de se libérer de la pensée. Ce n’est que lorsque l’esprit est libre de la pensée qu’il y a
perception de ce qui est, de ce qui est éternel, de ce qui est la vérité.

20 février 1949

La pensée négative est à rapprocher de la pensée instantanée, discontinue et non mécanique.


Sujet noétique et art de voir

N'entre pas dans l'autorisation noétique qui veut. Il faut d'abord prendre conscience de la logique de
nos conditionnements. Krishnamurti n'a de cesse de rappeler la multitude d'emprises qui contraignent
nos regards et nos comportements quotidiens. Nous sommes une masse de "mémoires" physique,
biologique, psychologique, sociale, culturelle qui interfèrent et nourrissent nos allant-de-soi. Inutile de
tenter de les connaître par une voie régressive et analytique. Ces "mémoires" sont trop profondément
ancrées en nous-mêmes depuis notre naissance et même depuis des générations. Elles constituent
notre passé mais également le passé de l'humanité et même le passé de l'univers. Tout savoir s'appuie
sur ce "déjà-connu", sur ces "mémoires" dont la vérité n'est que relative et dépendante d'un espace-
temps. La pensée, processus purement matériel, chimique, pour Krishnamurti, n'est faite que de
l'utilisation de ce fond de "mémoires" (V.E. 58-65). Elle n'est jamais neuve. Pis elle est incapable de
comprendre ce qui sans cesse surgit dans la vie réelle. La pensée ne peut reconnaître la création
permanente de la vie, qui est en même temps destruction. Créant sans cesse une réalité illusoire, elle
suscite un désir de sécurité, introuvable en dernière instance (V.E.41-42). La vie en acte détruit tout
repère immuable. Elle comprend un mystère irréductible à toute explication mais que chacun
appréhende (V.E.48). Il s'ensuit une insécurité permanente facteur d'une peur incontournable liée au
temps qui passe et dont on cherche indéfiniment à se garantir. Le savoir, toujours lié au déjà-connu, fait
partie de ce système de protection contre la perception directe de l'inconnu (V.E.49, 83). Le temps, c'est
le passé qui joue son rôle d'affollement larvé. L'imagination, comme la pensée, fait partie du temps. Elle
construit un avenir hypothétique où le "devoir être" remplace le "ce qui est". Toute communication
vraie est impossible, engluée dans une coulée d'images de l'autre et de soi-même (V.E.71, 80). La
pensée - exception faite d'une pensée fonctionnelle, instrumentale nécessaire à la vie usuelle - empêche
ainsi l'accès à la connaissance authentique par l'imposition de toute une série de comparaisons, de
contrôles, de mesures et de compétitions. Il s'ensuit une vie pleine d'émotions paralysantes liées au
désir, au manque, à la jalousie, à l'avidité, à la haine. La souffrance fait ainsi bon ménage avec le plaisir,
dans une course rétroactive sempiternelle. La liberté ou l'amour, habituellement évoqués, ne sont
qu'une suite d'aliénations quotidiennes méconnues. Pensée, passé, imagination contribuent dans leurs
effets psychologiques et sociaux à renforcer le désordre du monde. Toutes les figures d'autorité, tous les
gourous sont là pour masquer la logique du conditionnement (V.E.144-145, 172) et Krishnamurti lui-
même sait qu'il n'est pas préservé de ce type de projections à son égard. (V.E.138-143). La doctrine de la
réincarnation fait partie de ce système imaginaire (V.E.157). Dans cette perspective, la mort est l'horreur
absolue. On va l'écarter, la nier, par tous les moyens car la mort est l'abolition du temps sous sa forme
de mouvement de la pensée (V.E.197). Ce faisant on ne fait qu'en accentuer la contrainte absolue. Le
social prolonge ce qui se joue au niveau individuel car en fait il n'existe aucune séparation entre réalité,
imaginaire, individu et société (V.E.162). Le révolutionnaire veut changer la société mais reproduit la
logique des conditionnements dont il est porteur. Les lendemains qui chantent produisent sans cesse
des larmes de sang. Le monde s'enfonce ainsi dans une tragédie de plus en plus évidente sous les
discours de bonne volonté. Si Krishnamurti prend la parole, c'est qu'il y a urgence et que rien ne va plus
(V.E.84). C'est aussi simplement parce qu'il est un être parlant - un "parlêtre" dirait J. Lacan - comme la
fleur offre son parfum au monde (V.E.164) (a suivre)

La révolution du réel (suite)

Que nous dit-il ? La Vérité n'a pas de chemin. L'être humain est sans boussole, mais il peut être
"présent" à lui-même et au monde (V.E.140). Il n'a aucun maître à suivre pour comprendre ce qu'il est
en réalité. Il n'y a pas de méthodes, pas de techniques. Toute méditation assise, debout ou couchée
n'est qu'un artifice exprimant un état d'esprit animé par la fragmentation de ce qui est. Il s'agit pour lui
simplement d'apprendre l'art de voir et d' écouter ce qui est, sans chercher à comparer, à imaginer, à
rationaliser, à accumuler (V.E.175). Voir et écouter le désordre de la pensée non instrumentale,
rétablissent l'ordre fondamental du monde (V.E.174). Pour vivre cette attitude nouvelle, aucun moment,
aucun dieu, ni aucun lieu ne sont privilégiés (V.E.179). Plus encore, il n'y a aucun effort à faire, aucune
intention à mettre en oeuvre. Simplement être là, avec passion, dans un état de présence attentionnée
et instantanée au monde environnant et à soi-même. La pensée est soluble dans l'instant. Mais elle
résiste parce qu'elle a "peur de ne pas penser" dit Krishnamurti (V.E.77). La peur est un mot qu'un
regard fait flamber. Il s'agit de sortir du système des oppositions de la pensée aristotélicienne (V.E. 62) :
l'amour ou la haine, la vie ou la mort, le plaisir ou la souffrance, dieu ou l'athéisme ; sans toutefois
réinventer un nouvel impérialisme heuristique avec une option "dialectique" de la vie. Ainsi vouloir être
"non-violent" implique, ipso facto, la catégorie méconnue de la violence. Avant tout, nous avons à voir la
violence et tous ses effets pernicieux. "Etre un" avec la violence pour l'épuiser dans la vision de sa
réalité. "Etre un" avec la mort relève de la même perspective (V.E.154-156). Voir et écouter dépassent
toutes les catégories dichotomiques qui s'écroulent comme des cendres bleuies. Krishnamurti, dans son
for intérieur, n'est pas plus hindou, ou chrétien, ou musulman ou athée qu'il n'est communiste,
capitaliste ou Américain, Indien, ou Européen. Alors seulement le cerveau disponible, réceptif,
compréhensible par l'affirmation d'un "postulat empathique" comme le propose en conclusion d'une
étude sur l'émotion, un psychophysiologue contemporain (Jacques Cosnier, 1994), peut prendre
conscience de sa nature et rencontrer un autre espace-temps, un ailleurs absolu, qui pourtant a toujours
été présent dans notre monde, en nous-même. Krishnamurti nomme cette bénédiction l' "Otherness",
l'Autreté (R. Barbier, 1992). L'être humain découvre vraiment ce qu'est l'amour indissolublement uni à la
mort et à la création. Un amour/compassion intense qui saisit la beauté des choses et des êtres et
comprend le sens de la souffrance (V.E.153). Un éveil de l'intelligence (1980) comme il le nomme qui
permet la véritable communication des interlocuteurs (V.E.28). L'intelligence, selon Krishnamurti, n'est
pas construite et n'a pas de paliers, d'étapes ou de moments exceptionnels pour s'exprimer. Ce n'est ni
l'intelligence de Jean Piaget, ni la mesure du Q.I. de Binet et Simon, ni celle des surdoués de Rémy
Chauvin. Elle est simple constatation, à partir d'une "vision pénétrante", de la totalité interactive du
monde.Ce qui permet de reconnaître immédiatement le vrai et le faux (V.E.26 ss., 186). Si elle se sert de
la "pensée" comme d'un instrument, elle la transcende. Elle voit instantanément la dynamique
complexe de la vie et distingue la réalité pensée, de la vérité. Elle agit en conséquence, dans une
conscience-acte, une action juste (V.E.59). L'être éveillé à l'intelligence ne saurait être en contradiction
avec lui-même. Si le monde, dans sa réalité, lui pose des questions, il les résout immédiatement et sans
résidu. Il ne choisit pas, il agit avec assurance et en connaissance (V.E. 177). C'est pourquoi il n'a pas de
rêve selon Krishnamurti (V.E. 180). L'être de l'intelligence est "passionné", non pas au sens d'une passion
aveugle et destructrice, mais au sens d'une intensité existentielle de chaque instant. Voir et écouter
supposent une surprise permanente au surgissement du monde, à l'imprévu. La vie devient d'une
coloration sans pareille, d'une intensité remarquable. Sa profondeur ne cesse de s'approfondir. L'être se
"gravifie" si j'ose ce néologisme. Il est à la fois au plus joyeux de soi-même et gravement lucide. La joie
n'exclut pas la peine, bien au contraire. La peine est la compassion vécue à l'égard de toute la souffrance
du vivant. L'être de l'intelligence connaît la solitude radicale au coeur même de sa reliance. Pour lui la
solitude arrache le bleu des images. Rien n'est jamais identique. La reproduction n'est qu'un effet
d'optique pour le non-voyant. Création et destruction sont dans une boucle rétroactive permanente
pour l'homme de l'intelligence. Les livres ne donnent aucunement accès à l'intelligence. Ils ouvrent sur
le savoir, qui est relatif et, comme l'affirme le physicien David Bohm, n'éclaircit pas le mystère (V.E. 51).
Ils font voir et décrivent en nommant une partie du monde, certes, mais un peu comme l'aveugle de
naissance soutient que la patte d'un éléphant est un arbre. Nommer n'est pas connaître. Observer
vraiment supprime l'observateur et la chose observée. Seule demeure l'observation intemporelle et sans
nom qui est l'intelligence même en acte (V.E. 186). La connaissance portée par l'intelligence est un trou
dans le savoir. Elle ouvre, par le silence, une fente dans ce qui était considéré comme plein, universel,
absolu. Elle fait chanter l'ignorance du non-savoir. Elle bouscule les certitudes blindées ou étoilées.
L'intelligence est sans repos et pourtant elle est la sérénité même. Elle dégage une énergie libre
incroyable. Force fougueuse des profondeurs et majesté de la quiétude tout à la fois comme disait le
vieux sage taoïste. L'être de l'intelligence mène, dès lors, des actions sans attachement. Sa façon de
vivre change le monde parce qu'il est le monde. Cette conception rejoint les thèses de la
phénoménologie et de l'ethnométhodologie. Les formes de sociabilité ne sont pas des abstractions. Elles
sont construites par des personnes concrètes. Et même si elles ont leur logique interne, explorée par le
sociologue, qui trop souvent les hypostasie, elles ne vivent que par l'action quotidienne de chacun
d'entre nous. Si nous changeons notre regard sur elles-mêmes et notre action, nous changeons leur
devenir, nous transformons leur être. "La liberté, c'est de dire la vérité, avec des précautions terribles,
sur la route où tout se trouve" écrit le poète français René Char. Il s'agit bien de cette liberté là dans la
conception de l'homme de l'intelligence chez Krishnamurti. La liberté ne peut être vécue que dans
l'amour qui est aussi mort et création. Une liberté qui n'est référée à aucun garant métasocial, aucune
valeur transcendantale. Une liberté qui surgit au coeur même du réel par une vision et une écoute
pénétrantes. Etre libre est inhérent au fait de voir et d'écouter. La liberté est le joyau de l'intelligence.
Elle est d'essence ontologique. Elle est donnée d'avance pour qui sait voir. Aucune prison, aucun
embrigadement n'empêcheront jamais ses possibilités dissidentes. Krishnamurti, en authentique
libertaire, parle non de révolte, autre face de l'attachement inconscient, mais de refus. La liberté est le
champ des possibles de tous les refus nécessaires. Aujourd'hui ils sont innombrables, et c'est pourquoi il
y a urgence à parler et à agir pour Krishnamurti. Seul l'être de l'intelligence, c'est-à-dire l'homme de la
liberté, peut dépasser la peur et son besoin sécuritaire. Il en voit immédiatement la logique interne
même s'il en subit les premières secousses émotionnelles sub-corticales, par l'action spontanée du
thalamus visuel sur le système amygdalien (Joseph Ledoux, 1994). Etre dans l'intelligence du monde
n'évite pas d'avoir peur d'un chien enragé, mais elle déclenche immédiatement l'action juste en
situation. Par contre la peur purement psychologique, celle qui résulte de l'imaginaire, liée peut-être
plus aux représentations et au influx du cortex visuel, est vue et déposée ainsi dans la décharge des
illusions.
Quid de l'autorisation noétique à partir de la philosophie de Krishnamurti ?

L'autorisation noétique chez un être humain devient, dans cette problématique, un processus
d'intelligence ou d'autoéducation radicale qui, d'instant en instant, par une permanente attention à ce
qui est, débouche sur la plénitude de l'être-au-monde. Le sujet éducatif est avant tout un sujet en éco-
auto-formation. Non que l'autre n'intervienne pas dans son devenir, bien au contraire, mais il est situé
dans un environnement social, psychologique, culturel, déterminé et élucidé. La personne a le dernier
mot sur sa propre conscience, souvent à partir de remarquables "flashs existentiels" (R. Barbier 1995)..
Plusieurs questions peuvent être posées à la philosophie transculturelle de Krishnamurti par le penseur
occidental. La question de l'altération. La question de la temporalité.La question de la mémoire. La
question du savoir. La question de l'observation. La question de l'imaginaire etc. Examinons la première
question et la dernière, pour finir, dans le cadre limité de cette communication.

La question de l'altération

Quel est le statut de l'altérité et de l'altération dans la philosophie de l'éducation de Krishnamurti ? L'
autre existe-t-il pour lui et à quel niveau de profondeur ? Il est certain que Krishnamurti est
complètement concerné par l'autre qui, chez lui, ne dégénère jamais dans un "autrui" spectaculaire et
mass-médiatique (Jean Baudrillard, Marc Guillaume, 1992). Il est partie prenante de l'univers de l'autre à
partir de son ouverture ontologique à l'attention. De nombreux textes montrent son extrême sensibilité
à cet égard. L'autre n'est jamais anonyme. Il est présent avec toute sa détresse, toute sa joie.
Krishnamurti est, avant tout, un être de relations. Il ne saurait se comprendre comme un "ego" séparé
qui vivrait selon la toute-puissance de ses désirs. L'altérité fait donc partie de sa vie, mais est-ce une
altérité radicale, celle qui nous interpelle d'une manière absolue, dans nos modes de penser et de
sentir ? Je fais l'hypothèse que Krishnamurti a conscience de cette altérité radicale parce qu'il a
conscience de la nature intrinsèque de la solitude pour l'être de l'intelligence. Ce dernier se sait un être
unique à pouvoir observer le monde. La réalité est fondamentalement singulière. Il connaît la radicalité
du mourir. Il ne se berce pas d'illusions avec les doctrines de la réincarnation ou les idéologies du
progrès. Face à face à l'inconnu, dans la vision pénétrante, il est sans voix. Il est le "mystique" dont parle
Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus logico philosophicus (1986). Sur ce point sa solitude est
essentielle, constitutive de son être même. Mais chacun porte en lui cette capacité à être "intelligent",
donc à vivre cette solitude sans fond, sans limite. Cette omniprésence du mourir et du vivre que les
choses ravivent à chaque instant. L'altérité constitue cette confrontation de deux solitudes vécues par
deux êtres humains dignes de ce nom. Mais Krishnamurti peut-il aborder vraiment la question de
l'altération dont parle Jacques Ardoino (1977)? L'autre a-t-il, selon lui, une influence inéluctable,
transformatrice de son propre être ? Je ne le pense pas. Sur le plan ontologique j'ai le sentiment que le
je et le tu, pour reprendre une terminologie de Martin Buber, bien que totalement dans un champ de
relations constitutif de leur être même, sont en même temps deux mondes à part, quoique non séparés.
Approche paradoxale, un peu comme celle qui, en physique, considère que l'ondicule est, à la fois,
corpuscule et onde. Radicalement, l'être de l'intelligence, non fragmenté, mais conscient de son unicité
individuelle, ne peut être altéré puisqu'il est un avec tout ce qui est, y compris avec l'autre. Seul l'être de
la dualité, séparé, peut rencontrer l'autre en tant que provocateur d'altérations. Par contre, l'être de
l'intelligence peut entrer en interférence dans un champ et cette rencontre peut entraîner des effets. On
peut imaginer qu'il existe des "choc d'êtres", dans la "Conscience-énergie" (Dr. Marie-Thérèse Brosse,
1984), comme il y a des chocs bouleversants de particules nucléaires, quand une personne réceptive
rencontre un être à l'intelligence accomplie, un sage. L'être de l'intelligence ne dit pas plus "l'essence
précède l'existence" que "l'existence précède l'essence". Si Krishnamurti semble être parfois dans
l'univers d'une philosophie existentielle, il ne saurait s'y réduire (René Fouéré, 1985). Pour lui, à mon
avis, il y a conjonction créatrice, à chaque instant, et dans une surprise émerveillée, de l'essence et de
l'existence dans le vivre et le mourir du réel. Sa formulation questionnante sur le monde n'est pas
exprimée par un oui ou par un non. Le "oui" de la créature face à face avec son dieu unique et créateur.
Le "non" de celui qui a pour autre dieu, la négation même de toutes figures de dieu. Elle est plutôt du
type "ni ceci, ni cela" et non du genre "ou bien, ou bien" ou "ceci et cela". Sa pratique est celle du
sculpteur qui évide son bloc de pierre pour faire apparaître la forme.

La question de l'imaginaire.

J'avoue être très embarrassé par la conception de l'imaginaire chez Krishnamurti. Il semble bien qu'il
assimile l'imaginaire à une vaste entreprise de reproduction et d'illusion et, bien qu'il n'accepte pas
facilement d'entrer dans les idéologies hindoues de la Maya, ses propos vont toujours dans le sens de
l'image mentale déformant ou masquant la vérité qu'il oppose à la réalité. Certes, pour Krishnamurti le
monde est réel et indépendant de l'observateur. Même l'imaginaire, assimilé à la pensée, fait partie de
la réalité. Il s'agit bien pour lui de réduire l'imaginaire par sa juste observation. En aucun cas de
l'amplifier ou de s'en servir comme on peut le faire dans certaines sagesses islamiques ou tibétaines. Il
soupçonne l'imagination de mentir et de travestir ce qui est. Elle apparaît comme une capacité cérébrale
que l'on doit non pas brider ou contrôler, mais laisser passer comme un nuage noir dans le ciel bleu de
la vérité. Le penseur dans la ligne de Castoriadis ne saurait s'y résoudre (R. Barbier, 1991). Si l'imaginaire
est premier et non réductible à la pensée, ainsi que l'a proposé Aristote d'après Castoriadis (1986), sa
dynamique créatrice est fondatrice de l'être même. On peut voir les conséquences de cette approche et
de celle de Krishnamurti dans la vie courante. Le sage non-dualiste comme Ramana Maharshi par
exemple, se laisse mourir d'un cancer considéré comme un élément de vie, faisant partie de l'Un. Le
thérapeute occidental au contraire utilise la visualisation créatrice, l'imaginaire en acte, pour lutter
contre ce même cancer (Anne Ancelin-Schützenberger). Plus généralement peut-on assimiler
l'imagination créatrice au mécanisme de la pensée ? Certes les rejetons de l'imagination peuvent
toujours s'inscrire dans un champ symbolique utilisable par la pensée. Mais l'acte même d'imaginer doit-
il rester enfermé dans l'acte de penser ? Créer n'est pas penser, au sens même de Krishnamurti. Créer
est ce processus d'intelligence qui jette un pont suspendu entre le réel et la vérité. L'imagination
créatrice dans sa radicalité active ne cherche rien et ne veut rien : elle trouve. Elle n'est pas utilitaire, à la
différence des techniques de créativité. Elle est une fonction de la complexité du cerveau humain qui
devient instrument réceptionnant la formidable création permanente du monde. Elle permet de relier
ce qui est séparé et de distinguer ce qui est fusionné. Par l'improvisation, elle est ce qui émerge pour la
première fois. Elle est le commencement même. Mais plus encore elle est la joie absolue. Non pas le
plaisir relatif. On peut s'interroger sur le fait, habituel chez de nombreux mystiques, d'entrer dans
l'écriture poétique après un insight spirituel. Krishnamurti l'a vécu, comme Saint-Jean de La Croix ou
Kabir. Certes les poèmes qui résultent de cette expression créatrice tombent ensuite dans la sphère de
la pensée et de l'idéologie. Ils peuvent être utilisés pour leurrer les foules. Mais on oublie qu'ils
enflamment également et éveillent des personnes endormies dans un sommeil ontologique. Le
symbole, véritable joyau d'un acte créateur, est toujours plus qu'une image mentale qui, avec le percept
et le concept, seraient l'essentiel des activités de cerveau selon J.P. Changeux (1983). Il se peut qu'à la
longue le symbole se "refroidisse" et se transforme en allégorie , voire en synthème sociologique, selon
l'expression de René Alleau (1977). Mais pendant longtemps une image symbolique et poétique digne
de ce nom garde sa charge questionnante sur la réalité illusoire du monde. On peut penser que l'image
poétique est à l'ontologie, à la recherche spirituelle, ce qu'est la pensée au domaine technique : un
ustensile susceptible de "donner à voir" (P. Eluard) une connaissance, approchée certes, mais vivante,
de ce qui est. Sans doute la "voie" de l'observation sans observateur de Krishnamurti est plus radicale,
mais c'est une voie "sèche", une voie abrupte. La Vie, dans son expansion, n'a-t-elle pas fait fleurir
l'imagination humaine justement pour une reconnaissance différente de la "prairie d'innocence" dont
parle Krishnamurti ?

Qu’est-ce que la santé mentale ?

Être entier, unifié, ne pas agir ni vivre aucune forme de relation dans le morcellement, la fragmentation,
telle est l’essence de la santé mentale. C’est être en état de complétude, en bonne santé physique, et
ainsi participer du sacré.

Être fou, déséquilibré, atteint de névrose, de psychose, de schizophrénie ou de ce que vous voudrez,
c’est être morcelé, divisé, en rupture avec ses actes et le mouvement des relations qui constituent
l’existence.

Susciter l’antagonisme et la division, ce à quoi se consacrent les hommes politiques qui vous
représentent, c’est cultiver et alimenter la folie, qu’il s’agisse de dictateurs ou de ceux qui ont pris le
pouvoir au nom de la paix ou de toute autre forme d’idéologie. Quant au prêtre, […] il s’interpose entre
vous et ce que vous tenez tous deux pour verité/sauveur/ciel/dieu/enfer. Il est le
porte-parole/représentant ; c’est lui qui enseigne les clés du paradis. Il a conditionné l’homme par le
biais des croyances/dogme/rituel. C’est un véritable propagandiste. Il a réussi à vous conditionner parce
que vous recherchez l’apaisement, la sécurité et que vous redoutez le lendemain.

Les artistes, les intellectuels, les scientifiques, tant admirés et flattés, sont-ils exempts ? Ou bien vivent-
ils dans deux mondes différents, l’univers des idées et de l’imaginaire avec leurs formes d’expression
compulsionnelles, en étant totalement séparés de leur vie quotidienne, de ses peines et de ses joies ?

Le monde qui nous entoure est morcelé, notre être est lui aussi fragmentaire et cela s’exprime dans le
conflit, la confusion mentale et la Souffrance Psychologique : Nous sommes ce monde et ce monde est
nous. Vivre et agir sans conflit, c’est cela la santé mentale.
L’action et l’idée sont contradictoires. Voir, comprendre réellement, c’est agir. Mais passer d’abord par
l’idéation pour agir ensuite en fonction des conclusions est un comportement totalement erroné,
générateur de conflits.

Celui qui analyse est lui-même l’analysé. Lorsque celui qui analyse se considère comme différent de ce
qu’il analyse, il donne naissance au conflit qui porte en germe le déséquilibre.

L’observateur est l’observé. Là est la santé mentale, la plénitude. Ce qui participe du sacré est amour.

Journal, Brockwood Park, le 20 septembre 1973

- Quel est le sens de la douleur et de la souffrance ? --

"Lorsque vous souffrez, lorsque vous avez une douleur, quel sens cela a-t-il ? Je ne pense pas que
votre question se rapporte à la douleur physique, mais à la souffrance et à la douleur psychologiques,
qui ont des sens différents, à différents niveaux de la conscience. Quel est le sens de la souffrance ?
Pourquoi voulez-vous qu'elle ait un sens ? Non point qu'elle n'en ait pas nous allons chercher à le savoir.
Mais pourquoi voulez-vous le savoir ? Pourquoi voulez vous savoir « pourquoi » vous souffrez ? Lorsque
vous vous posez cette question « pourquoi est-ce que je souffre ? » et que vous cherchez la cause de la
souffrance, n'êtes-vous pas en train de fuir la souffrance, d'essayer de vous évader ? Le fait est celui-ci je
souffre ; mais dès l'instant que je fais intervenir ma pensée pour agir sur ma souffrance en demandant «
pourquoi ? » j'en ai déjà atténué l'intensité. En d'autres termes nous voulons que la souffrance soit
diluée, allégée, écartée par des explications.

Mais cela ne peut certes pas nous donner une compréhension de la douleur. Si je suis affranchi de ce
désir de la fuir, je peux alors comprendre le « contenu » de la souffrance. Qu'est-ce que la souffrance ?
Une perturbation à différents niveaux, depuis le niveau physique jusqu'aux différentes couches du
subconscient. C'est une forme aiguë de perturbation, qui m'est pénible. Mon fils est mort ; j'avais
construit autour de lui tous mes espoirs (ou autour de ma fille, ou de mon mari, prenez n'importe quel
exemple). J'en avais fait mon idole, à l'image de tout ce que je désirais. Et c'était mon compagnon, etc.
vous savez tout ce qu'on dit. Or soudain il n'est plus là. C'est une grave perturbation, n'est-ce pas ? Et
cette perturbation, je l'appelle souffrance. Si je n'aime pas cette souffrance, je me dis « pourquoi est-ce
que je souffre ? » « Je l'aimais tellement. » « Il était ceci. » J'essaye, ainsi que le font la plupart des
personnes, de fuir dans des mots, qui agissent comme des narcotiques.

Si je ne fais pas cela, qu'arrive-t-il ? Il arrive que je suis complètement conscient de la souffrance. Je
ne la condamne pas, je ne la justifie pas, je souffre et c'est tout. Mais alors, je peux suivre son
mouvement, je peux suivre tout ce contenu de sa signification ; le « suivre » dans le sens d'essayer de le
comprendre. Que veut dire souffrir ? Qu'est-ce qui souffre ? Je ne me demande pas « pourquoi » il y a
souffrance, ni quelle est la « cause » de la souffrance; mais « que se passe-t-il en fait » ? Je ne sais pas si
vous voyez la différence je suis simplement dans l'état où la souffrance se perçoit ; elle n'est, pas
distincte de moi à la façon dont un objet est séparé de l'observateur ; elle est partie intégrante de moi-
même, tout moi souffre. Dès lors, je peux suivre son mouvement, voir où elle me mène. Et ainsi elle se
révèle et je vois que j'ai donné de l'importance à moi-même et non à la personne que j'aimais. Celle-ci
avait comme rôle de me cacher ma misère, ma solitude, mon infortune. J'espérais qu'elle aurait pu
accomplir tout ce que « moi » je n'avais pas pu être. Mais elle n'est plus là, je suis abandonné, peul,
perdu. Sans elle, je ne suis rien. Alors je pleure. Non parce qu'elle est partie, mais parce que je demeure.
Je suis seul. Parvenir à ce point est très difficile. Il est difficile de simplement admettre, « je suis seul. »,
de ne pas ajouter « comment me débarrasser de cette solitude ? » ce qui serait une évasion. Il est
difficile d'être parfaitement conscient de cet état et d'y demeurer, de voir son mouvement.
Graduellement, si je lui permets de se révéler, de s'ouvrir à moi, je vois que je souffre parce que je suis
perdu ; mon attention se trouve malgré moi attirée vers quelque chose que je n'ai pas envie de
regarder ; quelque chose m'est imposé qu'il me déplaît de voir et de comprendre. Et d'innombrables
personnes sont là pour m'aider à m'évader des milliers de personnes soi-disant religieuses, avec leurs
croyances, leurs dogmes, leurs espoirs et leurs fantaisies « c'est votre karma », « c'est la volonté de Dieu
»... vous connaissez toutes ces voies d'évasion. Mais si je peux demeurer avec cette souffrance, ne pas
l'éloigner de moi, et ne pas essayer de la circonscrire ou de la nier, qu'arrivera-t-il ? Quel est l'état de
mon esprit, lorsqu'il suit ainsi le mouvement de la souffrance ?"

La Première et dernière Liberté, Stock, traduction Carlo Suarès, p. 225-227.

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