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QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE TRAITÉ DE L'ARGUMENTATION DE M. CH.

PERELMAN
ET DE Mme L. OLBRECHTS
Author(s): ARNOULD BAYART
Source: Logique et Analyse , Décembre 1963, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 6, No. 21/24, LA
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION: PERSPECTIVES ET APPLICATIONS (Décembre 1963), pp.
315-327
Published by: Peeters Publishers
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/44084437

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QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR LE TRAITÉ DE L'ARGUMENTATION
DE M. CH. PERELMAN ET DE Mme L. OLBRECHTS

ARNOULD BAYART

1. L objet de la théone de V argumentation

Les auteurs du Traité définissent le domaine de l'argumentation


comme étant celui du raisonnement non contraignant, celui du vrai-
semblable et du plausible.
Ils constatent que ce domaine est complètement négligé depuis
trois siècles par les logiciens et les théoriciens de la connaissance,
mais qu'en remontant plus haut dans le passé, ils peuvent trouver
d'illustres prédécesseurs et, en tout premier lieu, Aristote. Ils attri-
buent l'état actuel des choses aux préjugés propres au rationalis-
me cartésien d'abord et au rationalisme empiriste ensuite. Ces préju-
gés ont eu pour effet de faire admettre que du moment où l'on
quitte le domaine du raisonnement analytique et celui du raisonne-
ment inductif, on quitte le domaine de la raison en ce sens que tou-
te autre forme d'argumentation n'est plus un appel à la raison, mais
un appel au sentiment, à la passion, à l'instinct. Les auteurs du
Traité s'insurgent contre ce rationalisme; ils soutiennent que l'ar-
gumentation, qui aboutit au vraisemblable et au plausible, est encore
œuvre de raison et que, dès lors, les logiciens se doivent de compléter
la théorie de la démonstration analytique et inductive par une théo-
rie de l'argumentation.
On ne peut qu'être frappé par la justesse de cette thèse et on ima-
gine même difficilement quelle objection on pourrait formuler.

2. La méthode de la théorie de V argumentation. A posteriorisme

Les auteurs du Traité avancent trois principes méthodologiques. Le


premier de ces principes prône ce que l'on peut appeler un certain a
posteriorisme. Si la logique formelle moderne a pu prendre un bril-
lant essor, c'est parce qu'elle a cessé de ressasser de vieilles formules
et qu'elle s'est proposé d'analyser les moyens de preuve effectivement
utilisés par les mathématiciens. De même, la théorie de l'argumen-
tation devra se développer par l'observation et l'analyse des techni-

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ques effectivement utilisée® par ceux qui argumentent, et ce dans
tous les secteurs où l'argumentation se manifeste: la philosophie,
les sciences humaines, la vie politique, la vie juridique et la vie quo-
tidienne.
On doit admettre que la méthode a posterioriste s'impose quand
il s'agit de faire une théorie de l'argumentation, si on veut échapper
au danger de formuler une théorie pauvre à l'extrême ou irréelle.
Toutefois la remarque citée ci-dessus, concernant la cause du bril-
lant essor de la logique formelle moderne, est de nature à troubler
certains esprits. En effet, cette remarque n'aboutit-elle pas à faire de
la logique formelle une science empirique ? Personnellement, nous
nous sentons enclins à faire ici certaines réserves, mais nous com-
mencerons par faire vine concession.
Dès que la logique formelle atteint un niveau de complexité suf-
fisant pour pouvoir prétendre être à même d'analyser les théories
mathématiques courantes, on se trouve placé devant plusieurs théo-
ries concurrentes, comme par exemple la théorie des types simple
ou ramifiée, la théorie des ensembles axiomatisée de telle ou de
telle manière. On ne voit pas comment on pourrait départager les
partisans de ces diverses théories. Notre préférence personnelle va
à la théorie des types non ramifiée, mais nous devons reconnaître
que cette préférence se fonde sur des considérations de fait et donc,
à posterioristes. Il nous semble en effet que les mathématiciens, sauf
ceux qui se spécialisent dans la théorie des ensembles, adoptent spon-
tanément la théorie des types non ramifiée, et qu'ils ne songeront
pas par exemple à faire une théorie concernant des ensembles hy-
brides dont certains éléments seraient des points et d'autres des
relations entre points.
Il semble alors logique d'adopter la même attitude a posterioriste
à tous les niveaux de la logique, y compris le niveau élémentaire
de la logique des propositions. Là aussi on se trouve placé devant
un choix entre différentes logiques: la logique bivalente, la logique
intuitioniste, la logique minimale, sans oublier les différentes for-
mes de logique trivalentes ou polyvalentes. On peut alors songer
à accorder sa préférence à la logique bivalente pour l'unique raison
que c'est la logique qui est adoptée spontanément par la plupart
des mathématiciens.
Semblable a posteriorisme n'est autre chose qu'une forme de
conventionalisme; il consiste à dire qu'en réalité on se donne la lo-
gique que Ton veut, mais qu'il se fait qu'en fait les mathématiciens
appliquent plus fréquemment tel système que tel autre. Noos de-

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vons avouer que cette manière de voir ne nous satisfait pas. Quelle
que soit la logique que Ton considère, on en fait toujours la syntaxe,
et il semble bien que cette syntaxe se développe toujours d'après les
mêmes règles de raisonnement. Quelles sont ces règles ? Il nous pa-
raît que ce sont celles de l'arithmétique, soit classique, soit intui tion-
iste. Nous penchons plutôt en faveur de l'arithmétique intuitioniste,
car il est rare de rencontrer un raisonnement syntaxique qu'un in-
tuitioniste n'admettrait pas. Il nous semble en tout cas qu'il y a ici
certaines règles fondamentales, qui caractérisent le raisonnement
analytique et qui sont valables pour d'autres raisons que le simple
fait que, conventionnellement, on les a adoptées ou que ce sont les
règles qui sont le plus en vogue.

3. La méthode de la théorie de V argumentation. Uauditoire.

Les auteurs du Traité ont qualifié celui-ci de «nouvelle rhétori-


que» et ils s'en expliquent. LeuT raison principale est que c'est en
fonction d'un auditoire que se développe toute argumentation, cet
auditoire pouvant être l'ensemble des lecteurs d'un ouvrage écrit.
Ils rejettent dès lors toute forme de théorie de l'argumentation qui
ferait abstraction de l'auditoire. Ils expliquent comme suit pourquoi,
par contre, en logique formelle semblable abstraction est permise:
«Dans la logique moderne, issue d'une réflexion sur le raisonnement
mathématique, on ne rattache plus les systèmes formels à une quel-
conque évidence rationnelle. Le logicien est libre d'élaborer comme
il lui plait le langage artificiel du système qu'il construit... A lui de
décider quels sont les axiomes... et de dire quelles sont les règles...
qui permettent de déduire, des expressions valables, d'autres expres-
sions également valables dans le système... Toute considération re-
lative à l'origine des axiomes ou des règles de déductions... est étran-
gère à la logique ainsi conçue.»
Ce que nous avons dit au paragraphe précédent permet de deviner
qu'il nous sera difficile d'accepter ce point de vue conventionaliste.
Commençons toutefois ici encore par faire une concession. C'est un
fait que l'on peut par exemple partir de la logique des prédicats du
premier ordre avec identité et introduire ensuite dans cette logique
un système arbitraire d'axiomes extralogiques. De deux choses l'ime
alors: ou bien le système ainsi enrichi sera incohérent et dès lors
dénué d'intérêt, ou bien il ne sera pas incohérent et il pourra être

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considéré comme constituant la théorie d'une certaine structure ma-
thématique, puisqu'il sera possible de lui trouver un modèle et même
un modèle infini dénombrable.
Cette possibilité de choisir arbitrairement les axiomes extralogi-
ques, dans les limites cependant de la cohérence, a incité les logi-
ciens à admettre qu'ils pouvaient choisir tout aussi arbitrairement
les axiomes de la logique elle-même, et c'est un fait qu'ils sont par-
venus à formuler pas mal de systèmes de logique assez birarres et
arbitraires. Mais nous nous sentons porté à nous demander si cela
est encore de la logique. Si par «logique formelle» on entend l'ana-
lyse du raisonnement mathématique, tel qu'il se présente en réalité,
il nous semble qu'il faut répondre par la négative. De pareils sys-
tèmes constituent des jeux de symboles, dont on ne voit pas à quoi
ils correspondent, en ce sens que l'on ne voit pas quelle est la tech-
nique de raisonnement dont ils seraient l'expression.
A notre sens ce n'est pas dans une théorie conventionaliste de la
logique formelle qu'il faut trouver l'explication du fait que, dans
cette logique, il est permis de faire abstraction de l'auditoire. Nous
croyons que cette abstraction est permise grâce à l'univocité qui
caractérise la pensée logico-mathématique. Si l'on peut faire abstrac-
tion de l'auditoire, c'est parce que l'on peut faire abstraction des
problèmes d'interprétation, chacun étant sensé comprendre une for-
mule logico-mathématique de la même manière. Nous croyons pou-
voir trouver une confirmation de cette manière de voir dans le pas-
sage suivant du traité de l'argumentation. Au paragraphe 46 consacré
à la contradiction et l'incompatibilité on peut lire: «Quand les énon-
cés sont parfaitement univoques, comme dans des systèmes formels,
où les seuls signes suffisent, par leur combinaison, à rendre la contra-
diction indiscutable, on ne peut que s'incliner devant l'évidence.
Mais cela n'est pas le cas quand il s'agit d'énoncés du langage na-
turel, dont les termes peuvent être interprétés de différentes façons...
La contradiction logique... est indépendante de notre volonté et des
contingences...... Il n'en est pas ainsi dans l'argumentation, où les
prémises ne sont que rarement entièrement explicitées et, quand
elles le sont, rarement définies d'une façon entièrement univoque;
le champ et les conditions d'application y varient avec les circonstan-
ces, dont font partie d'ailleurs les décisions elles-mêmes des partici-
pants au débat.»
Cette explication de la différence entre la logique formelle et la
ťhéorie de l'argumentation, et de la possibilité pour l'une et non pour
l'autre de faire abstraction de l'auditoire, nous paraît plus satisfai-

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sante que l'explication conventionaliste développée au paragraphe
1er du traité, intitulé «démonstration et argumentation».

4. La méthode de la théorie de V argumentation. Les sciences hu-


maines.

Le paragraphe I de l'Introduction du Traité suggère, sans l'affir-


mer tout-à-fait formellement, la vue schématique suivante. Il y aurait
trois modes de raisonnement à savoir le raisonnement analytique ca-
ractéristique des sciences logico-mathématiques, le raisonnement in-
ductif caractéristique des sciences de la nature et l'argumentation
caractéristique des sciences humaines. Au paragraphe III de l'intro-
duction du Traité, après avoir fait valoir que les logiciens se doivent
de compléter la théorie de la démonstration par une théorie de l'ar-
gumentation, les auteurs annoncent leur propos de construire cette
dernière en analysant les moyens de preuve dont se servent les scien-
ces humaines, le droit et la philosophie.
Dans les paragraphes 2 et 3 ci-dessus nous avons formulé quel-
ques objections, non contre les vues méthodologiques des auteurs en
ce qui concerne la théorie de l'argumentation, mais contre certaines
remarques incidentes qu'ils font concernant la logique formelle. Ici
nous nous écarterons quelque peu des opinions exprimées dans le
traité en ce qui concerne la théorie de l'argumentation. Il s'agira,
il est vrai, davantage d'ime optique différente que d'une opinion
opposée.
On ne peut admettre, et les auteurs du Traité seraient les derniers
à vouloir affirmer, que l'argumentation ne se rencontre que dans les
sciences humaines et non dans les sciences de la nature. On peut
d'ailleurs lire dans le Traité au paragraphe I de l'Introduction une
critique dirigée contre le fait que les ouvrages de logique tradition-
nels limitent leur considérations sur le raisonnement inductif aux
moyens, non pas de construire, mais de vérifier les hypothèses. Il
nous paraît opportun cependant d'ajouter deux remarques: d'abord
que, même au niveau de la vérification des hypothèses dans les scien-
ces de la nature, on peut rencontrer des divergences d'opinion qui
donneront naissance à des discussions et donc à de l'argumentation ;
ensuite, que si par argumentation on entend tout procédé discursif
ayant pour but de convaincre un auditoire du caractère vraisembla-
ble ou plausible d'une thèse, il faut ôlasser parmi les formes possi-
bles d'argumentation les exposés didactiques par lesquels un prof es-

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seur enseigne à ses étudiants une branche quelconque des sciences
de la nature, à partir du moment où cet enseignement n'est pas
imposé dogmatiquement mais présenté avec les justifications à
Tappui.
On peut être certain que ces remarques ne contredisent pas les
opinions des auteurs du Traité. On peut cependant constater que
ces auteurs, tant dans l'énoncé de leur programme que dans son
exécution, ont mis l'accent sur l'analyse de l'argumentation dans
les sciences humaines. Il semble dès lors qu'il ne serait pas
sans intérêt de rétablir l'équilibre en cherchant systématiquement
à appliquer à l'argumentation dans les sciences de la nature les
idées développées dans le traité. Ce que nous voulons dire deviendra
plus clair par un exemple.
Les paragraphes 2 à 5 du Traité sont consacrés, entre autres, à
deux thèmes importants, à 9avoir la nécessité pour l'orateur, d'abord,
d'être écouté et accepté par l'auditoire et, ensuite, d'adapter son dis-
cours à l'auditoire. Commençons par nous rendre compte de l'impor-
tance des idées exprimées dans ces paragraphes. Si on les lit super-
ficiellement, on en retiendra uniquement un ensemble de remarques,
souvent piquantes, concernant des situations très variées allant des
débats parlementaires aux aventures d' Atices au Pays des Merveilles.
mais quand on relit ces paragrahes en songeant constamment à un
genre d'argumentation bien déterminé, par exemple à la plaidoirie
d'un avocat, et si alors à chaque alinéa on cherche à appliquer les
idées du Traitée à ce genre déterminé, on est étonné de constater
combien ces idées sont suggestives et mettent en lumière des situa-
tions et des problèmes qui passent facilement inaperçus.
L'expérience, est toutefois tout aussi suggestive si on songe à
appliquer ces idées à un genre d'argumentation très différent de ceux
que les auteurs ont envisagés et si abandonnant le secteur des scien-
ces humaines on songe, par example, à une discussion entre savants
sur des problèmes de biologie ou à un cours de biologie. Ici encore
l'orateur devra se faire entendre par l'auditoire et s'adapter à lui;
ici encore les idées du traité trouvent à s'appliquer, mais elles ac-
quièrent ime coloration différente et celle-ci n'est pas dénuée d'in-
térêt.
Notre optique diffère d'ime autre manière encore de celle des
auteurs.

Il y a une différence entre celui qui défend une cause par inté
rêt légitime ou illégitime, par passion ou par idéal, et celui qui dé-
fend une théorie uniquement parce qu'il la considère comme vraie,

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ou du moins comme vraisemblable ou plausible. Cette distinction,
si elle ne coïncide pas nécessairement avec celle qui existe entre la
volonté de persuader et la volonté de convaincre, présente en tout
cas avec cette dernière une très étroite parenté. Nous reviendrons
d'ailleurs plus loin sur ce point. Mais il semble que certains) logi-
ciens aient tendance à faire coïncider la distinction entre l'argumen-
tation convaincante et l'argumentation persuasive avec celle qui
existe entre les sciences de la nature et les sciences humaines.
Personnellement nous rejetons cette coïncidence et les auteurs du
Traité ne l'admettraient vraisemblablement pas davantage. Il est nor-
mal que l'homme politique ou l'avocat défendent une cause, et il
est normal encore que le juge, dans les motifs de son jugement,
plaide en faveur de la thèse qui lui a paru équitable et qu'il formule-
ra dans son dispositif. Par contre, l'historien, le sociologue et l'éco-
nomiste doivent avoir comme idéal d'être aussi objectifs que pos-
sible.
Si l'on admet cette façon de voir, on constatera que dans leur
Traité les auteurs ont donné une part prépondérante à l'argumenta-
tion persuasive. Ici encore il nous semble opportun de rétablir un
certain équilibre. Ne serait-il pas très instructif de lire le Traité en
se demandant, à propos de chaque technique d'argumentation qu'on
y trouve décrite, si elle ne caractérise pas davantage l'argumentation
qui tend à persuader que celle qui tend à convaincre ?
Nous pensons d'ailleurs que le résultat de pareille analyse serait
de faire constater que certaines techniques qui, à première vue, ne
sont que persuasives, peuvent se rencontrer aussi dans l'argumenta-
tion convaincante. En effet, la nature humaine est ainsi faite que,
quand des intérêts politiques ou privés sont en jeu, la meilleure mé-
thode pour réunir tous les éléments du problème, est de laisser se
développer deux argumentations tendancieuses en sens opposé. Or il
est permis de se demander si cette méthode ne garde pas dans ime
certaine mesure^ son utilité, même quand il s'agit de la recherche
sereine et désintéressée de la vérité scientifique.

5. Argumentation valable et argumentation efficace.

L'argumentation efficace est celle qui entraîne l'adhésion de l'au-


diteur. L'argumentation valable est celle qui mérite cette adhésion.
L'efficacité de l'argumentation est ime question de fait; sa validité
est une question de droit.

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Quand il s'agit d'argumentation un certain relativisme est inévita-
ble. Ce relativisme peut être plus ou moins prononcé. C'est ainsi
que l'on peut adopter un relativisme radical, qui consiste à dire
que la notion d'argumentation valable est dénuée de sens, l'argumen-
tation ne pouvant avoir d'autre qualité que celle d'agir efficacement
sur l'auditoire auquel elle s'adresse. Ce relativisme radical n'est pas
la position adoptée par les auteurs du Traité.
Mais du moment qu'on admet la distinction entre la validité et
l'efficacité d'une argumentation, on sera amené à tâcher de définir
ces deux notions. Or il semble bien que l'on se heurte ici à une des
questions les plus épineuses que pose la théorie de l'argumentation.
Ce n'est pas la notion d'efficacité qui fait difficulté, cette efficacité
se définissant aisément par l'effet obtenu par une argumentation.
Il est par contre extrêmement malaisé de donner une définition de
ce qui conférera à une argumentation la qualité d'être valable.
A priori trois modes de définition sont concevables. La validité
de l'argumentation peut être définie soit par référence à l'auditeur,
soit par référence à l'orateur, soit par référence à la structure et au
contenu de l'argumentation elle-même.
On peut ainsi définir l'argumentation valable comme celle qui est
efficace quand elle s'adresse à un auditeur compétent et raisonnable,
ou comme celle qui pourra être présentée par un orateur compé-
tent et sérieux. Mais n'est-on pas alors tenté de se demander ce
qu'est un auditeur compétent et raisonnable ou un orateur compé-
tent et sérieux, et de les définir comme étant quelqu'un qui accepte
ou qui propose des arguments valables et qui n'accepte et ne pro-
pose que de tels arguments ? On arrive ainsi à la conclusion que
c'est en définitive par référence à l'argumentation elle-même, à sa
structure et à son contenu, que doit se définir la validité de l'argu-
mentation.

Mais n'arrive-t-on pas ainsi à rejeter la thèse du Traité , d'après


laquelle ime théorie de l'argumentation ne peut se développer qu'en
rapportant à chaque instant l'argumentation à l'auditoire ? On ad-
mettra que le problème mérite d'être examiné soigneusement. Nous
esasyerons dans ce qui suit d'esquisser une réponse.
Quand on lit de Traité de l'argumentation, on est frappé par ce
qui, à première vue, semble être une lacune. La troisième partie du
traité est consacrée à la description et à l'analyse de différentes tech-
niques d'argumentation, et on ne peut qu'être frappé par la richesse
et l'originalité de ces analyses. Très vite aussi on s'aperçoit que les
techniques que les auteurs décrivent peuvent tout aussi bien, être

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mises au service d'une argumentation sérieuse que d'une argumen-
tation sophistique. Les auteurs n'ont d'ailleurs rien fait pour mas-
quer ce fait, car ils ne se sont pas interdit de choisir de temps en
temps malicieusement des exemples d'argumentations fort peu con-
vaincantes.
On peut alors songer à reprocher aux auteurs de ne pas avoir
développé, pour chaque technique d'argumentation qu'ils étudiaient,
une théorie concernant les limites dans lesquelles cette technique
pouvait trouver une application valable. Mais quand on tâche alors
de combler cette lacune, on est très vite amené à se demander si l'on
ne s'est pas attelé à ime tâche impossible. Très vite, en effet, on ar-
rive à se dire que, pour juger de la validité d'une technique d'ar-
gumentation, on doit tenir compte de tout le contexte dans lequel
elle vient s'insérer. Ceci revient à dire que la validité d'une techni-
que d'argumentation est chaque fois une question d'espèce.
Mais il convient alors que nous nous rendions compte de la si-
tuation dans laquelle nous nous trouvons. Supposons que l'on nous
présente une argumentation concernant un point d'histoire. Nous
devons décider si cette argumentation est ou n'est pas valable. Or
nous ne disposons ni de règle ni de critère qui nous permettrait de
f étire un syllogisme dans le genre que voici: «Dans tel genre de
cas tel genre d'argumentation est valable; or nous trouvons devant
un cas de ce genre; donc l'argumentation qu'on nous présente est
valable». Et cependant, la décision que nous prendrons concernant
la validité de l'argumentation en question ne peut pas être arbitraire.
Pour résoudre ce problème apparemment insoluble, nous n'avons
qu'à nous demander comment, en fait, nous faisons pour le résoudre.
Nos connaissances en matière historique peuvent laisser tant à dési-
rer que nous nous sentions incapables de trancher la question nous-
mêmes. Nous demanderons alors à quelqu'un de compétent et de rai-
sonnable ce qu'il pense de l'argument soumis à notre appréciation, et
nous considérerons cet argument valable s'il convainc cet auditeur
compétent et raisonnable. Mais nous pouvons aussi songer à trancher
la question nous-mêmes sans recourir à un argument d'autorité. Dans
ce cas nous ferons de nous-mêmes des auditeurs compétents et raison-
nables. Si alors l'argumentation proposée convainc les auditeurs com-
pétents et raisonnables que nous serons devenus, nous ne devrons
même plus passer à la conclusion que cette argumentation est vala-
ble, car le fait qu'elle nous aura convaincus et le fait que nous l'au-
rons trouvée valable sera un seul et même fait.
Nous sommes ainsi ramenés au point de vue qui consiste à dé-

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finir la validité de l'argumentation par la compétence et le caractère
raisonnable de l'auditeur qu'elle peut convaincre. Mais nous devons
alors définir ce qu'est un auditeur compétent et raisonnable. Pour
cela le plus simple sera de nous demander ce que nous aurons fait
pour faire de nous-mêmes des auditeurs compétents et raisonnables.
Il est aisé de dire ce que nous aurons fait pour être compétents:
nous aurons rassemblé toute (l'information qu'il est possible de
rassembler concernant la question historique qui nous aura occu-
pés. Mais qu'aurons nous fait pour être raisonnables? A cette question
on ne voit pas quelle réponse on pourrait donner sd ce n'est la sui-
vante: nous aurons décidé d'être raisonnables.
Cette réponse qui peut paraître une boutade laisse, en réalité, en-
tendre plusieurs choses à savoir, qu'être raisonnable est un état d'es-
prit que nous pouvons adopter ou refuser d'adopter, que c'est un
état d'esprit qu'il est extrêmement malaisé de définir, et que cepen-
dant, quand on nous invite à être raisonnables, nous comprenons très
bien quel est l'état d'esprit qu'on nous demande d'adopter. Il ne
semible pas que cette manière de voir soit inconciliable avec les
conceptions des auteurs du Trente. Nous nous trompons peut-être
mais nous avons l'impression qu'elle est assez proche de leurs con-
ceptions.

6. La conception absolutiste de la vénté.

La théorie du «raisonnable» esquissée ci-dessus laisse planer un


certain mystère autour de cette notion. Ce mystère se dissipe quelque
peu si l'on dit que «vouloir être raisonnable» signifie «vouloir être
autant que possible dans le vrai». Il n'est alors pas dénué d'intérêt
de constater que cette théorie est parfaitement conciliable avec une
conception absolutiste de la vérité.
L'absolutisme est moins une théorie philosophique qu'une con-
ception préphilosophique d'après laquelle la vérité est en elle-même
ce qu'elle est, peu importe ce qu'on en pense. Sur le plan de la phi-
losophie savante, cette conception peut, soit être rejetée, et on abou-
tira alors à ime philosophie relativiste, soit être développée dans dif-
férents systèmes de métaphysique.
Ce ne sont pas ces systèmes métaphysiques qui nous intéressent
ici, mais ce sont l'absolutisme naïf et son incidence sur la dialecti-
que et l'élaboration de la science. En gros notre thèse tend à dire

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qu'il y a fort peu de différence entre le comportement scientifique
d'un savant absolutiste et celui d'un savant relativiste et que ce n'est
que lorsque ces savants songeront à justifier ce comportement que
l'on rencontrera une veritable opposition de doctrines.
Le savant absolutiste dira qu'il cherche a être, autant que possible,
dans le vrai. Il serait bien embarrassé si on lui demandait une défi-
nition de la vérité et de ce qu'est la recherche de la vérité ! Et ce-
pendant ce sont des notions qu'il comprend, car par «recherche de la
vérité» il entend une certaine attitude intellectuelle qui est celle
qu'il adopte quand il se livre à ses recherches scientifiques. Cette
attitude ne doit pas être conçue comme le fait assez stérile de se
mettre dans une certaine atmosphère. C'est une décision que l'on
prend, dont il est difficile de définir l'objet, mais dont les conséquen-
ces sont cependant très précises. C'est cette décision qui fera, entre
autres, que le savant, avant de se prononcer, cherchera à s'entourer
d'informations aussi complètes que possible, qu'il vérifiera soigneuse-
ment ses calculs, qu'il tendra à ime précision aussi grande que pos-
sible dans ses mesures et dans ses observations et que même si un
fait observé est gênant pour une hypothèse qu'il a conçue, il se gar-
dera de le négliger.
Sans doute est-il clair que l'on rencontrera exactement le même
comportement chez le savant relativiste. Mais ce qu'il convient de
constater, c'est que le savant absolutiste arrive à ce comportement
en s'inspirant de sa conception naïve de ce qu'est la recherche de la
vérité.
Examinons maintenant l'incidence de l'absolutisme et du relati-
visme sur le problème de la certitude scientifique. Dans la très gran-
de majorité des cas le savant absolutiste, par désir précisément d'être
dans le vrai, et par la conscience qu'il a de la différence qui existe
entre ce que l'homme pense et ce que la vérité est en elle-même,
aura le même souci que son collègue relativiste d'affirmer prudem-
ment que les théories scientifiques qu'il élabore ne sont que des
hypothèses vraisemblables et des représentations approchantes de la
vérité. Il faut cependant reconnaître que, dans des cas où il s'agit de
vérités tout-à-fait élémentaires, comme le fait que la logique biva-
lente des propositions n'est pas contradictoire et que Napoléon a
existé, le savant absolutiste sera porté à dire que ce sont des vérités
absolument certaines et qu'il est exclu que le progrès de la science
puisse les mettre en question. Il faut reconnaître, pensons-nous, que
l'opinion contraire est plus une théorie philosophique qu'une opi-
nion scientifique, et que sur le plan du comportement scientifique,

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il n'y aura qu'une nuance qui séparera l'attitude du savant abso-
lutiste de celle du savant relativiste.
Imaginons un original qui se présente chez un savant absolutiste
avec un volumineux manuscrit contenant prétendûment la preuve
de la contradiction de la logique bivalente des propositions, ou des
arguments en faveur de la non-existence de Napoléon. Notre origi-
nal sera fort mal reçu et il s'entendra dire que son manuscrit ne mé-
rite pas d'être examiné. Supposons alors que cet original se pré-
sente chez un savant relativiste. Nous sommes fort enclin à croire
que sa mise à la porte sera tout aussi certaine, mais elle a des chan-
ces d'être plus courtoise. La première réaction du savant relativiste
sera un mouvement d'humeur qui risque fort de s'exprimer en des
termes absolutistes. Mais il se peut que le savant relativiste s'en
aperçoive à temps, et qu'il songe à préciser que, dans l'état actuel de
la science , le gros manuscrit qu'on lui présente ne mérite pas d'être
examiné. Cet effort de réflexion philosophique aura pour effet de
calmer le savant relativiste, de sorte que la porte ne sera pas cla-
quée, mais cependant fermée avec énergie.
On ne peut parler ici d'intolérance. Il s'agit simplement d'un re-
fus de dialogue. Or les auteurs du traité laissent entendre, avec pru-
dence, certes, qu'il est des circonstances où le refus du dialogue est
justifié.
L'intolérance véritable, c'est le recours à la violence pour influen-
cer la pensée scientifique ou philosophique. La réaction de nos deux
savants sera, ici de nouveau, rigoureusement la même. Tous les sa-
vants dignes de ce nom voient dans la recherche scientifique ou
philosophique autre chose qu'une source de satisfactions; ils y voient
une démarche caractérisée par une certaine dignité morale. Sans dou-
te le relativiste aura-t-il tendance à estimer que l'énoncé «la recher-
che philosophique et scientifique est une démarche caractérisée par
une certaine dignité morale» doit recevoir, comme toute prise de
position philosophique, une justification philosophique, alors que l'ab-
solutiste aura tendance à estimer que l'énoncé «la recherche de la
vérité est une démarche caractérisée par une certaine dignité mora-
le »est un énoncé immédiatement évident. Mais tous deux seront
d'accord pour dire que la dignité de cette démarche provient du
fait que c'est librement qu'un homme décide de l'accomplir. Or
partir de là, toute intervention violente dans la pensée scientifique
ou philosophique sera inévitablement ressentie comme une chos
immorale.
Il nous semble plus pairticulièrement intéressant de voir l'inci-

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dence de l'absolutisme et du relativisme sur la situation paradoxale
dans laquelle tout savant se trouve placé et sur le problème qui en
résulte. Le savant doit sa qualité de savant à la société et à rensei-
gnement qu'elle lui prodigue, cet enseignement n'étant pas seule-
ment celui que le savant a reçu comme étudiant, mais aussi celui
qu'il continue à recevoir continuellement. Dans ces circonstances,
on peut se demander dans quelle mesure le savant peut et doit, dans
la formation de ses opinions, faire preuve d'indépendance à l'égard
de la société. En Occident, les savants absolutistes et relativistes sont
d'accord pour dire que malgré ces circonstances, le savant doit pou-
voir faire preuve d'indépendance. Ici encore c'est la justification
de cette prise de position qui ne sera pas la même, le savant abso-
lutiste se permettant de recourir à une justification plus simple et
plus directe.
Le savant absolutiste dira que la norme suprême de sa pensée
n'est pas de nature sociale, mais que c'est la vérité telle qu'elle est
en elle-même, et qu'il lui est dès lors impossible de prendre comme
guide suprême un auditoire humain quelconque, quelque soit son
importance, sa puissance ou même, sa compétence. Plus d'un sa-
vant, en effet, a rencontré dans l'auditoire compétent, que consti-
tuaient ses collègues, des préjugés qu'il lui a fallu courageusement
combattre. Le savant relativiste arrivera aux mêmes conclusions
pratiques, mais sa justification semble bien devoir être plus com-
plexe.
Nous voudrions dire un dernier mot encore concernant la théorie
d'après laquelle, en définitive, le guide suprême de la pensée doit
être cherché dans certains principes de morale. L'absolutisme per-
met d'accepter cette théorie sans difficulté, à condition de préciser
que, parmi ces principes de morale, le principe suprême est que
l'homme doit chercher à être autant que possible dans le vrai.

Arnould Bayart

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