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Volume 1
Comité de direction
Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci,
Véronique Dasen, Francesca Arena
Équipe éditoriale
Francesca Arena, Jan Blanc, Lidie Boudiou, Andrea
Carlino, Véronique Dasen, Yasmina Foehr-Janssens,
Francesca Prescendi, Philip A. Rieder, Brigitte Roux,
Sarah Scholl, Daniela Solfaroli Camillocci
Allaiter
de l’Antiquité à nos jours
Histoire et pratiques d’une culture en Europe
sous la direction de
Yasmina Foehr-Janssens,
Daniela Solfaroli Camillocci
coordination éditoriale
Francesca Arena
F
Ouvrage publié avec le soutien du Fonds national suisse
de la recherche scientifique
D/2022/0095/193
ISBN 978-2-503-59652-5
eISBN 978-2-503-59653-2
DOI 10.1484/M.GEN-EB.5.125574
Avant-propos
Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci,
Francesca Arena, Véronique Dasen et Irene Maffi 13
Débats
Introduction 23
Débats
Focus
Définir l’allaitement
De Pierre Larousse aux Grands dictionnaires (1856-1984)
Sarah Scholl 187
Transferts
Introduction 225
Le lait de Vénus
La sensualité de la lactation dans l’art et la médecine de la Renaissance
Gianna Pomata 261
Transferts
Focus
La Charité romaine
Jan Blanc 431
Corps et Produits
Introduction 467
Les centres de collecte du lait maternel en Allemagne des années 1920 aux
années 1950
Michel Christian et Melissa Kravetz 593
Corps et Produits
Focus
Tailles serrées
Tension entre corps social et corps maternel
Jade Sercomanens 665
Un breuvage de blancheur
L’appropriation coloniale du lait des femmes noires
Myriam Paris 679
Actrices et Acteurs
Introduction 697
Les élites féminines des Lumières face aux débats sur l’allaitement
Pratiques privées, stratégies familiales et enjeux politiques
Nahema Hanafi 849
Actrices et Acteurs
Focus
La Vierge à la bouteille
Brigitte Roux 935
Allaiter des princes : les carrières volatiles des nourrices à la cour de Vienne
vers 1700
Nadine Amsler 947
La promotion de substitut
Les premières brochures Nestlé
Sarah Scholl 953
12 ta b l e des matièr es
Avant-propos
1 Voir par exemple Mathews Grieco et Corsini, 1991, dont les recherches sont publiées (et préfacées) par l’Unicef
« to take advantage of the lessons of the history », dans le cadre de la mise en place des premières initiatives globales
pour la promotion de l’allaitement au sein. Pour la dénonciation de l’industrie des laits en poudre : Palmer, 2009
(première édition : 1988).
2 OMS, 2003 ; WHO, 2001 ; WHO, 2007.
3 Voir les analyses de ces dispositifs in Blum, 1999 ; Wall, 2001 ; Sandre-Pereira, 2005 ; Forti et Guaraldo, 2006.
4 Yalom, 2013 ; Parat, 1999.
14 Y. FOEHR-JANSSENS, D. SOLFAROLI CAMILLOCCI, Fr. ARENA, V. DASEN, et Ir. MAFFi
contrevient aux règles, plus ou moins prégnantes de l’Antiquité à nos jours, qui limitent
la manifestation publique de fonctions corporelles. Il y a quelques années, l’allaitement
dans les lieux publics a finalement fait l’objet de réglementations spécifiques dans certains
pays, par exemple en Angleterre5.
La maternité, comprise dans chaque société comme fonction sociale, mais aussi comme
véhicule de valeurs, occupe une place controversée dans les discussions contemporaines
sur l’égalité entre les sexes6. Aujourd’hui, on constate encore un éclatement des positions
sur ce thème dans les débats féministes. En fonction des conceptions, universalistes ou
différentialistes et essentialistes, que l’on se fait des rapports sociaux de sexe, il reçoit en
effet des évaluations contrastées et ambivalentes. Du refus de l’assignation des femmes à
un rôle reproducteur et nourricier à l’exaltation de la puissance biologique et symbolique
de la procréation, des prises de positions souvent contradictoires traversent les discours
sur les mères, leurs expériences et leurs compétences sociales. La construction libérale de
la sphère privée a contribué à valoriser celle-ci comme un espace protecteur, soustrait à la
dynamique compétitive du marché du travail et fondé sur des valeurs de « gratuité ». Elle
a conféré à la pratique de l’allaitement des implications morales pour en faire l’emblème
du don de soi et le garant de la création de liens d’affection réciproque7. Le privé reste
assimilé aux valeurs réputées féminines de la générosité, de l’amour et du dévouement, de
sorte que les travaux domestiques et reproductifs demeurent invisibles et sont présumés
improductifs. Cet état de fait prive l’espace des soins maternels et nourriciers de toute
valeur marchande – ce qui n’a pas de prix finit par compter pour rien. Le privé tend à
rester irréductible au discours de la justice, puisque la pure générosité est censée ne
rien réclamer pour elle8. Bien plus, les professions de soin (care) qui s’y rattachent sont
largement féminisées et maintenues dans des fonctions subalternes, dépourvues de tout
capital symbolique9. Enfin, la diffusion de ce modèle de maternité (ou de parentalité)
intensive, lié à des théories venant de la psychiatrie et de la psychologie, a renforcée la
nécessité pour la mère d’être totalement disponible pour son enfant. Il reste à savoir si
le nouveau courant de la justice reproductive pourra modifier les attitudes et l’idéologie
dominantes, remettant la sphère privée au centre de revendications d’égalité entre hommes
et femmes, groupes sociaux différents, nord et sud.
L’allaitement joue donc un rôle particulièrement polarisateur10. À de rares exceptions
près, les débats portant sur l’allaitement au sein s’organisent à partir d’une série de
dichotomies – femme / mère, travail / famille, instinct / raison, nature / culture, etc. – qui
tendent à n’envisager la question que sous ses aspects physiques et à réduire le corps des
femmes à une supposée naturalité de l’identité maternelle.
5 Des campagnes promotionnelles à l’échelle européenne ont suivi la promulgation de l’Equality act en Angleterre
(2010), dont certains articles sanctionnent les discriminations vis-à-vis d’une mère allaitant durant les 26 semaines
suivant son accouchement. Un article « Breastfeeding in public » figure depuis 2008 dans la page en anglais de
Wikipedia, où les indications sur la règlementation internationale en matière sont mises à jour régulièrement.
6 Knibiehler, 2000 ; Cova, 2005 ; Garcia, 2011.
7 Sur la réglementation juridique du don de lait de femme en Europe : Baud, 2001, p. 159-164 ; pour une perspective
comparative du débat sur sa commercialisation en Asie, Europe et Etats-Unis : Smith, 2017.
8 Moller Okin, 2008.
9 Cf. Clio Femmes, Genre, Histoire, 49 (2019), Travail de care.
10 Wolf, 2006 ; Badinter, 2010 ; Faircloth, 2013.
avan t- p ro pos 15
Ce livre tente de dépasser ces approches binaires, qui restent d’actualité notamment
dans les dispositifs internationaux et nationaux de santé publique, à la lumière de l’intérêt
renouvelé que suscite la question de l’allaitement dans le domaine des sciences humaines et
sociales sous l’effet de l’émergence des questions de genre (gender). Il cherche à restituer sa
complexité à l’histoire de la maternité, de la naissance et des représentations de la filiation,
à la lumière de courants d’études, d’orientation diverses, qui abordent ces questions dans
une dimension historique ou d’anthropologie sociale et culturelle11.
Notre ambition est d’interroger les diverses formes que prennent les échanges et les
transactions et rapports de pouvoir suscités par l’allaitement dans leurs dimensions tant
politiques qu’économiques et culturelles. Cette démarche implique la prise en compte de
l’emprise des rapports de sexe, mais aussi de classe et de race ou les relations entre généra-
tions, dans les dispositifs normatifs qui régulent la première nutrition et les pratiques des
marchés du lait féminin et de ses substituts. Pour ce faire, il s’agit de replacer les discours sur
l’allaitement tout comme l’étude des pratiques de nourrissage dans une perspective historique
et socio-anthropologique large12. Comme le montrent plusieurs recherches présentées ici,
l’expression « allaitement maternel » elle-même s’affirme seulement à la fin de l’époque
moderne. Elle a partie liée avec une idéologie impliquée dans la fabrique de nouveaux
citoyens et d’une nouvelle idée de nation qui inclut la métropole et ses colonies13. Dans
cette optique, les usages d’expressions telles qu’allaitement « mercenaire », « étranger »,
« maternel », ou de lait « artificiel », « maternisé », « humanisé », etc. sont à considérer
dans leurs contextes historiques spécifiques. En d’autres termes, on s’attache à montrer que
l’attention portée aux pratiques du nourrissage ainsi que les modes et formes des soins donnés
aux nouveau-nés participent à la construction de hiérarchies morales, sociales et politiques.
Le présent ouvrage rassemble les travaux de chercheuses et chercheurs en sciences
humaines et sociales, historiens et historiennes des périodes antique, médiévale, moderne
et contemporaine, spécialistes de l’histoire de l’art, de la littérature, des religions et de la
médecine, archéologues et anthropologues, qui toutes et tous envisagent la problématique
de l’allaitement en tant que processus d’échanges instituant des relations de pouvoir, en
envisageant toutes leurs formes. Du don au marché, en passant par la symbolique de la
transmission. Il se base sur les travaux du groupe de recherche « Lactation in History »
financé par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique entre 2013 et 201714. Des
versions préliminaires des contributions publiées ici ont été présentées et discutées lors
des séminaires de recherche ou des manifestations scientifiques organisées dans le cadre
de ce programme de recherche15.
11 Gélis, 1984 ; Lionetti, 1988 ; Maher, 1992 ; Marland, 1993 ; Gillet, 1994 ; Stuart-Macadam et Dettwyler, 1995 ;
Schlumbohm, Duden, Gelis, Veit, 1998 ; Duden, Schlumbohm, Veit, 2000 ; Morel et Rollet, 2000 ; Dasen et
Pache Huber, 2010 ; Dasen et Gérard-Zai, 2012 ; Sperling, 2013 ; Cassidy et El Tom, 2014 ; D’Onofrio, 2014.
12 Fildes, 1986 ; Fildes 1988 ; Apple, 1987 ; Delahaye, 1990 ; Bock et Thane, 1991 ; Fiume, 1995 ; Dixon-Whitaker,
2001 ; Wolf, 2001 ; Bonnet, Le Grand-Sebille, Morel, 2002 ; Fanica, 2008 ; Smith-Howard, 2011 ; Valenze,
2014.
13 Dorlin 2006.
14 Le projet « Lactation in history : crosscultural research on suckling practices, representations of breastfeeding and
politics of maternity in a European context » a été affilié aux Universités de Genève, Lausanne et Fribourg.
15 Nous signalons notamment les deux journées d’étude qui ont lancé le projet (« Des nourrices au banques de
lait : commerce, économies du don et échanges symboliques autour des substituts du sein maternel », Université
de Genève, 26-27 juin 2013 ; « Les ambiguités du lait : de la mère aux produits de substitution (Antiquité – xxie
16 Y. FOEHR-JANSSENS, D. SOLFAROLI CAMILLOCCI, Fr. ARENA, V. DASEN, et Ir. MAFFi
siècle) », Université de Fribourg, 10 juin 2014) ainsi que les quatre conférences internationales qui ont marqué son
déroulement : « L’allaitement entre normes et transgressions. Lieux, espaces, temporalités d’une pratique : approches
anthropologiques et historiques », Université de Genève, 18-19 juin 2015 ; « Allaitement entre humains et animaux :
représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui », Université de Genève, 12-14 novembre 2015 ; « Poétiques
du lait : corps et fluides en représentations », Université de Genève, 7-8 juin 2016 ; « Le lait de l’esprit. Nourritures
spirituelles et transmission des savoirs : culture, pratiques, représentations », Université de Genève, 7-9 février 2017.
avan t- p ro pos 17
Bibliographie
R. D. Apple, Mothers and Medecine: A Social History of Infant Feeding, 1890-1950, Madison,
University of Wisconsin Press, 1987.
Él. Badinter, Le conflit. La femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010.
J.-P. Baud, Le droit de vie et de mort : archéologie de la bioéthique, Paris, Aubier, 2001.
L. Blum, At the Breast. Ideologies of Breastfeeding and Motherhood in the Contemporary United
States, Boston, Beacon Press, 1999.
G. Bock et P. Thane, (éd.), Maternity and Gender Policies. Women and the Rise of the European
Welfare States, 1880s-1950s, New York, Routledge, 1991.
D. Bonnet, C. Le Grand-Sebille, M.-Fr. Morel (éd.), Allaitements en marge, Paris,
L’Harmattan, 2002.
T. Cassidy, Abd. El Tom (éd.), Ethnographies of Breastfeeding : Cultural Contexts and
Confrontations, London, Routledge, 2014.
Ann. Cova, « Où en est l’histoire de la maternité ? », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne],
21 (2005), p. 189-211.
V. Dasen et V. Pache Huber, Politics of Child Care in Historical Perspective. From the World of
Wet Nurses to the Networks of Family Child Care Providers, Paedagogica Historica, 46 (2010).
——— et M.-Cl. Gérard-Zai (éd.), Art de manger, art de vivre. Nourriture et société de l’Antiquité
à nos jours, Gollion, Infolio, 2012.
M.-Cl. Delahaye, Tétons et tétines : histoire de l’allaitement, Paris, Trame Way, 1990.
16 Dans cette perspective, ce volume ouvre la collection « Generation. Body and Gender in History / Génération.
Corps et genre dans l’histoire » consacrée à des études portant sur l’allaitement, la reproduction et les sexualités,
et qui privilégient un angle d’approche historique, sociale et culturelle.
18 Y. FOEHR-JANSSENS, D. SOLFAROLI CAMILLOCCI, Fr. ARENA, V. DASEN, et Ir. MAFFi
l’art, l’histoire de la littérature et l’histoire religieuse se doivent d’être partie prenante d’une
enquête sur les usages et les enjeux de la lactation. La question de la transmission apparaît
de toute évidence. L’époque moderne, traversée par les violences religieuses et coloniales,
est de ce fait particulièrement significative pour envisager les emplois symboliques de la
première nutrition dans l’établissement de dispositifs normatifs réglant à la fois l’ordre
social et la construction des hiérarchies ou définissant leurs transgressions et déviances.
D’autre part, il s’agit de placer nos travaux en regard de l’essor de l’historiographie de
l’allaitement à partir de la seconde moitié du xxe siècle, dans un contexte de renouveau
des sciences historiques fortement marqué par les sciences sociales et en particulier par les
recherches sur la démographie, la famille et la reproduction. Ce mouvement se développe
en dialogue avec les données de l’anthropologie, répond à des enjeux sociétaux et s’élabore
à partir d’une mise en perspective des discours et des pratiques médicales, mais il est
également marqué par des visées idéologiques et/ou politiques.Travaillant les questions
autour de l’allaitement par le biais de thématiques ponctuelles (corps, technologies,
citoyenneté, médecine, lexique, entre autres), nous pouvons plus aisément revisiter
une périodisation qui a été imaginée, jusqu’à présent, dans une évolution progressive
de théories et de pratiques sociales. La pratique du dialogue interdisciplinaire facilite
également cette démarche.
On peut ainsi constater que les principales ruptures de la modernité sont politiques et
que l’allaitement participe à l’élaboration de nouveaux paradigmes sociétaux. L’évolution
des discours sur la maternité, les rôles familiaux et les soins donnés aux nouveaux nés a un
rôle modélisateur et un fort impact symbolique sur les représentations et les comportements
civiques.
À partir d’un tel positionnement, on fait également apparaître les hiérarchies de sexe,
de classe, d’âge et de race qui sont sous-jacentes aux nouvelles injonctions autour de la
parentalité. Les pratiques sociales nous montrent toutefois, que malgré des normes de
plus en plus serrées, les individus, les femmes notamment ici, trouvent des échappatoires
dans des formes de résistance, transgressant l’ordre dit « naturel » des choses.
Véronique Dasen et Francesca Prescen d i
Les enjeux sociaux et religieux liés au lait et à la pratique de l’allaitement dans l’Antiquité
ont fait l’objet de nombreux débats qui croisent ceux de la construction culturelle du
genre, de la maternité, de la famille et de la parenté gréco-romaine. Les représentations
varient selon la nature des sources, archéologiques, iconographiques ou littéraires, qu’il
s’agit de croiser pour obtenir une vision plus large et nuancée du discours des Anciens sur
le phénomène de la lactation dans toutes ses dimensions, publiques et privées.
* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris.
1 Voir les focus de Fr. Giorgianni et J. Trinquier ainsi que le chapitre de V. Dasen, « Mères, nourrices… » dans ce
volume.
2 Cf. Favorinus d’Arles apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1-14. Voir aussi Bonnard, 2004.
Francesca Prescendi • École Pratique des Hautes Études, Paris, et Université de Genève
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 25-33
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127418
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26 v éron i qu e dasen et f r an cesca p r escendi
philosophes…), ou populaires, relayés par les médecins pour les démentir, visent tous à
réguler les pratiques nourricières avec d’autant plus de soin que la mère délègue souvent
cette tâche : la nourrice sera en bonne santé, elle ressemblera physiquement à la mère,
elle aura engendré un enfant du même sexe que celui qu’elle nourrit car son lait favorise
une croissance sexuée3. Le témoignage des papyrus d’Égypte romaine confirme que
l’allaitement ne crée pas une parenté avec des interdits matrimoniaux entre frères et sœurs
de lait, mais la chasteté est imposée par contrat à la nourrice pour éviter que son lait tarisse
avec une nouvelle grossesse, voire se corrompe sous l’action du sperme d’un partenaire4.
Pour Maurizio Bettini, ce système de pensée relève d’une « biologie sauvage » (folk
models) distincte des élaborations des milieux scientifiques (expert models)5. La profonde
cohérence de ces systèmes, perceptibles dans tous les milieux et dans la longue durée, invite
toutefois à nuancer leur antagonisme. Les recherches récentes de Sandra Jaeggi-Richoz
sur les correspondances des fluides animaux et végétaux ouvrent de nouveaux horizons ;
le figuier caprificus procure aussi un lait végétal mâle, associé au bouc, au cœur des rites
de fécondité des femmes lors des Nones caprotines6. D’autres travaux utilisent l’apport
de sources jusqu’ici négligées, comme les pierres gravées dites « magiques », pour tenter
d’accéder à une façon de penser un « dedans » impénétrable7. Une série d’intailles d’époque
romaine mettent ainsi en scène la coction du sang en lait nourricier comme un processus
digestif géré par une entité divine, le serpent Chnoubis à tête de lion radiée ; de couleur
blanche ou bleuâtre, ces pierres ont pu constituer une catégorie raffinée de « pierre de lait ».
Plusieurs idées reçues sont aujourd’hui déconstruites. Le développement des techniques
d’analyse de la bioarchéologie a été déterminant. L’étude des produits organiques contenus
dans les vases à becs tubulaires, longtemps interprétés comme les équivalents de nos
biberons contemporains, a révélé qu’il s’agit principalement de produits non seulement
nourriciers mais aussi à valeur thérapeutique, comme le bouillon ou l’alcool (vin, cidre,
bière), souvent mêlés à du miel ou à d’autres ingrédients8. En contexte funéraire ou votif,
le récipient, dont la forme évoque celle d’un sein, peut être aussi investi d’une valeur
symbolique renvoyant à une promesse de soin et de survie9. Si le lait manque dans les
« biberons » antiques, il abonde de manière inattendue dans les flacons médicinaux de
Méditerranée orientalisante. Leur nombre élevé dans des contextes funéraires conduit
Dominique Frère à suggérer que la dimension régénératrice d’un lait consacré aux dieux
a pu jouer un rôle important dans les rites funéraires étrusques10.
Les développements des analyses isotopiques permettent aujourd’hui de connaître
précisément l’âge au sevrage des petits Grecs et Romains. Un objectif collectif au long
cours est de saisir ses variations dans les différentes régions du monde antique pour mieux
évaluer l’influence de l’allaitement et des techniques de sevrages sur le taux de mortalité
des tout-petits11. Les recherches de Chryssa Bourbou ont ainsi mis en valeur les dégâts
causés par un sevrage prématuré et l’introduction de bouillies de céréales, causes d’anémie
et de scorbut en Grèce et en Gaule romaine12.
Perspectives anthropozoologiques
Si l’influence du lait sur la croissance du nourrisson est forte, pensait-on que l’enfant
allaité serait animalisé par le lait d’un animal ? En assimilait-il les qualités et les défauts, tout
comme il absorbait les caractéristiques, physiques et morales, d’une nourrice humaine ?
De nouvelles réponses ont été fournies par les études croisant les approches anthropozoo-
logiques et religieuses du rapport de l’enfant à l’animal dans le monde gréco-romain. Elles
ont montré combien la valeur symbolique de l’allaitement interspécifique est complexe
car elle varie dans l’espace et le temps selon la perception culturelle des caractéristiques
des différents types d’animaux13. Quand l’animal est sauvage, les valeurs identitaires qu’il
transmet à l’enfant ne font pas de lui un « enfant sauvage », mais prédisent son destin
héroïque, comme dans le cas de Télèphe14. Les naissances gémellaires sont tout particu-
lièrement concernées par ce phénomène. Les récits abondent sur ces naissances hors du
commun, souvent associées à une transgression, qu’il s’agisse du viol commis par un dieu
sur une jeune fille non mariée, ou d’une relation adultère, forcée ou non. Les enfants sont
abandonnés, nourris par un animal, domestique ou sauvage (chèvre, chienne, jument,
lionne, louve, vache …), puis recueillis par des bergers. Les circonstances de leur naissance
est l’une des expressions de l’association de l’excès gémellaire à l’animalité15. L’épreuve de
l’exposition représente une forme d’ordalie, et leur sauvetage providentiel augure dans
la majorité des cas un destin exceptionnel. Romulus et Rémus, allaités par la louve, en
constituent l’exemple le plus célèbre16. L’analyse de ce dossier pour l’époque romaine et
post-antique permet de distinguer trois points de vue : le mythème des jumeaux et/ou
de l’enfant abandonné dans la nature sauvage dont le salut dépend du lait d’une bête, la
symbolique de l’animal nourricier, les protections divines qui assurent l’allaitement (dieux/
déesses dans l’Antiquité ; saints/saints à partir de l’Antiquité tardive), qui sont souvent les
mêmes pour les genres humain et animal. Certains animaux ont un statut ambigu, comme
Amalthée, tantôt chèvre, tantôt nymphe, dont Doralice Fabiano a étudié le lien avec la corne
11 Sur les recherches concernant les différentes régions du monde antique, voir le bilan de Chr. Bourbou dans ce
volume. Sur les recommandations des médecins antiques, voir aussi Dubois, 2019.
12 Sur le scorbut en Grèce, voir Bourbou, 2014. Sur les résultats issus du projet de recherche soutenu par le Fonds
national suisse de la recherche scientifique (FNS) « Être enfant à Aventicum/Avenches (ier-iiie siècle apr. J.-C.) :
Témoignages sur la santé, les maladies et les pratiques alimentaires au travers de la bioarchéologie et de l’analyse
des isotopes stables » (dir. V. Dasen, Université de Fribourg et S. Lösch, Université de Berne), voir Chr. Bourbou
dans ce volume.
13 Pour le Moyen âge, cf. P.-O. Dittmar dans ce volume.
14 Sur l’enfant grec et sa « sauvagerie », Dasen, 2016 ; Papaikonomou, 2017. Voir Y. Foehr-Janssens, Fr. Prescendi,
C. Venturi dans ce volume.
15 Sur le topos des jumeaux abandonnés à la naissance et sauvés par différents animaux comme signe d’élection, Dasen,
2005 ; Trinquier, 2017. Cf. Béotos et Eole (vache) ; Nélée et Pélias (chienne et jument) ; Phylacidès et Phylandros :
chèvre), Romulus et Rémus, Lycastos et Parrhasios (louve).
16 Voir les travaux en cours de Fr. Prescendi, La servante, la lupa et la déesse. Une relecture du mythe de fondation de Rome,
manuscrit rédigé pour l’habilitation soutenue à l’Université de Fribourg le 5.11.2019.
28 v éron i qu e dasen et f r an cesca p r escendi
Un regard sur les divinités et leurs cultes dans différentes civilisations antiques permet
de constater que l’allaitement ne constitue jamais un motif isolé. Aucune divinité ne
semble en effet avoir comme unique prérogative la protection des femmes pour qu’elles
aient un abondant écoulement de lait ou pour que les enfants reçoivent un allaitement
adapté. Seule Rumina fait peut-être exception22, une déesse romaine de celles que nous
qualifions de « divinités spécialisées » pour souligner qu’elles s’occupent d’une tâche
17 Cf. Callimaque, Hymne à Zeus 1, 49 ; Aratos, Phénomènes, 162-166 ; Apollodore, Bibliothèque, 1, 1, 7 ; Antoninus
Liberalis, Métamorphoses, 36, 1-2 ; Ovide, Fastes 5, 121-128.
18 Sur la relation paidotrophia/gerotrophia, voir Bonnard, Dasen et Wilgaux, 2017, p. 333.
19 Voir Pedrucci, 2013 sur le contexte sicilien.
20 Räuchle, 2017, p. 123-127. Voir A. Damet dans ce volume.
21 Cf. Clytemnestre menacée par Oreste dans Eschyle, Choéphores, 896-898.
22 Prescendi, 2021 ; cf aussi Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume.
l’allaitemen t dan s l’an ti quité : bila n et nouveaux débats 29
ponctuelle. Comme l’indique son nom, elle est préposée à la tutelle de la ruma, la « mamelle
allaitante ». Hormis cette petite déesse, les autres divinités ont généralement des domaines
d’actions plus vastes dont l’allaitement ne représente qu’une tâche. En Égypte, par exemple,
la représentation de l’allaitement du pharaon par les déesses Isis, Hathor ou Anouket
évoque la transmission du pouvoir23. À Rome, la même Isis, parfois représentée comme
allaitante, n’est pas honorée comme une divinité maternelle, mais plutôt comme Reine,
Souveraine, Victorieuse, Triomphante, Sauveuse, comme l’indiquent ses épithètes24. Le
même phénomène s’observe à propos des déesses mères dans l’Italie préromaine25, où des
divinités assument des fonctions liées à la procréation et à l’allaitement des enfants, sans
cependant être spécialisées dans ces tâches. Les compétences maternelles s’ajoutent en
effet à des compétences de guérisseuses ainsi qu’à d’autres fonctions, par exemple celles
de garantes de la stabilité de la ville et de l’équilibre politique.
L’allaitement, et, de manière générale, la maternité ne constituent donc pas une
spécialisation dans le domaine cultuel parce qu’ils dépassent la frontière d’une religiosité
centrée exclusivement sur la famille et sur la femme. Ils s’inscrivent au contraire dans
un cadre plus ample ayant trait non seulement au corps et à la santé, mais aussi au
social et au politique. On ne peut donc pas classer les divinités dans une catégorie « de
l’allaitement » qui n’existe pas dans l’Antiquité. Il est plus intéressant de penser à une
catégorie de divinités courotrophes26, c’est-à-dire qui s’occupent non seulement des aspects
exclusivement nourriciers et physiologiques des enfants, mais aussi de leur croissance sur
le plan social. C’est le cas par exemple de Mater Matuta et Fortuna qui sont préposées à
la croissance, certes, mais aussi à l’insertion des enfants dans la société et à leur réussite
politique27. Cette catégorie des divinités courotrophes peut s’élargir jusqu’à comprendre
des présences masculines comme les dieux bouviers tels qu’Anubis en Égypte qui veillent
sur les offrandes de lait28.
En observant les modèles anatomiques répandus dans les dépôts votifs des temples
en Italie on arrive à la même conclusion évoquée ci-dessus, c’est-à-dire qu’il ne faut
pas traiter l’allaitement et les organes producteurs de manière isolée du reste du corps.
En effet, il serait erroné d’étudier les seins séparément des autres membres retrouvés
ensemble dans les dépôts votifs. Les uns et les autres témoignent en fait de la même
manière de « l’acquittement d’un vœu fait pour répondre à un dysfonctionnement (réel
ou potentiel)29 ». La sphère de l’allaitement ne se dissocie donc pas de celle plus globale
de la santé. Déposer un sein dans un sanctuaire est un geste polysémique qui peut en
lui-même sous-entendre beaucoup de significations différentes allant d’une abondante
lactation jusqu’à la guérison d’une maladie.
Le domaine des dépôts votifs nous permet aussi d’aborder une autre thématique :
la représentation de l’humain et du divin. De nombreuses statuettes reproduisant des
femmes allaitantes, seules, avec d’autres femmes, avec des enfants ou avec des hommes,
assises ou debout, ont été découvertes dans des sanctuaires italiques30. Ces images font
surgir une question insoluble : qui représentent-elles31 ? Sont-elles les déesses auxquelles
appartiennent les sanctuaires ou les femmes qui s’y rendent pour leur adresser un culte ?
Ou peut-être ni les unes ni les autres, mais ces images représentent l’acte d’allaiter, de
nourrir, indépendamment d’une dimension humaine et divine ? Dans ce cas, il s’agirait
de représentations polysémiques, rapprochant le monde divin et humain sur la base d’un
geste commun32.
Le discours sur la frontière entre l’humain et le divin nous conduit sur le plan de la
mythologie où le thème de l’allaitement est plus facilement reconnaissable que dans le
culte pour sa portée spécifique. Décliné de manière différente selon les contextes culturels,
il exprime des messages théologiques de grande envergure. Dans la culture grecque,
l’allaitement d’Héraclès par Héra constitue un exemple remarquable. La Voie Lactée,
formée par les gouttes de lait sorties du sein d’Héra, indique la porte d’entrée de l’Olympe33.
La Voie Lactée, qui est peut-être une création de l’astronome grec Ératosthène (iiie s.
av. J.-C.), pourrait en effet être un mythe savant illustrant un contenu théologique : il faut
se faire enfant d’Héra pour devenir dieu de l’Olympe. Si dans la théologie grecque le lait
divin d’Héra a été l’élément permettant à Héraclès de changer de statut, un autre mythe
grec et romain raconte qu’une nourrice, Ino, a changé son statut en passant de mortelle
à déesse, Leucothée ou Mater Matuta, parce qu’elle s’est occupée de son neveu, le dieu
Dionysos ou Bacchus, à la place de sa mère qui était morte34. En Égypte « l’allaitement
représente l’image de la transmission de l’entretien et de la vie »35. L’allaitement d’une
divinité joue un rôle fondamental dans la création du corps du pharaon ; la déesse Isis
allaitant son fils Harpocrate est devenue l’emblème même de la transmission de la vie et
du pouvoir. L’hypothèse que l’image de Marie allaitant Jésus se soit développée à partir
de cette iconographie ne cesse de fasciner, bien que la continuation de ce motif soit
problématique36.
Une autre forme de naissance, cette fois mystique, est celle de la Villa dei Misteri de
Pompéi où la représentation d’une panisque qui allaite une chevrette renvoie probablement
à la thématique des mystères dionysiaques37. Dans les lamelles de ces cultes, les mystes
sont dits parfois se baigner dans le lait. La représentation de cet allaitement pourrait être
la figuration du même motif. Se baigner dans le lait ou être allaité, comme c’est le cas dans
la peinture murale, prend la signification de passer à un autre stade de l’existence. Dans ce
processus, l’allaitement signifie une nouvelle naissance. Si cette interprétation est correcte,
l’allaitement aurait ici une fonction comparable à celle illustrée auparavant à propos
d’Héraclès, c’est-à-dire de porte permettant le changement de statut des êtres humains.
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Yasmina foehr-janssens
Lorsque l’on aborde la période médiévale, il est facile de constater l’importance des
investigations déjà menées sur les textes normatifs et les sources documentaires1, mais la
représentation littéraire et visuelle de l’allaitement a été peu étudiée. C’est pourquoi les
deux chapitres consacrés au Moyen Âge se concentreront sur ces perspectives nouvelles
de la recherche. Une différence de taille apparaît entre les témoignages de la littérature
et ceux des arts visuels. La nature des objets d’études qui se présentent au chercheur et
à la chercheuse, mais aussi leurs significations ainsi que l’importance numérique des
corpus diffèrent d’une discipline à l’autre. Les représentations, innombrables, de la Vierge
allaitante entrainent d’emblée toute investigation en histoire de l’art sur le terrain de la
spiritualité et des significations métaphoriques du lait. Par contre, à l’exception des textes
hagiographiques qui font écho à cette perspective théologique, les traditions narratives
médiévales semblent réduire les mentions de l’allaitement à d’insignifiantes vignettes dont
la vocation se résumerait à un simple effet de réel. Le présent chapitre abordera l’analyse
structurale des récits et permettra de discuter l’apparente modestie des motifs narratifs
liés à l’allaitement et de mettre en évidence, contre ce lieu commun, la puissance de ces
représentations et leur portée mythique.
Pour les études littéraires, l’allaitement est un champ d’études qui reste à construire.
Certes, les figures maternelles ont été étudiées sous divers points de vue : leur rapport
avec le héros masculin2, qui justifie en partie leur place dans la narration, a fait l’objet
d’analyses nombreuses3. Les enquêtes déjà anciennes dont l’enfance a fait l’objet ont
également révélé l’importance que les récits médiévaux accordent au personnage du tout
1 Sur ces questions, nous renvoyons au chapitre de C. Avignon dans cet ouvrage.
2 Susong, 2006.
3 Deux numéros de revues leur ont été consacrés : La mère au moyen âge, Bien dire et bien aprandre, 1998 ; La madre/
The mother, Micrologus, 2009.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 35-48
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127419
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
36 ya s m i n a foehr -jan ssen s
petit, sans que pour autant toutes les conséquences de ce constat soit tirées. Sur ce point
en effet, la recherche historique semble avoir orienté l’analyse : Doris Desclais-Berkvam,
par exemple, se propose de chercher dans les œuvres des informations sur le réel, et
notamment sur la dimension affective de la vie sociale médiévale, dans le but d’éclairer les
historiens4. La confrontation avec les thèses de Philippe Ariès qui documentent l’absence
d’une véritable conception de l’enfance au Moyen Âge guide pour une grande partie les
réflexions des chercheurs et chercheuses. Un numéro de la revue de littérature Senefiance
consacré à L’Enfant au Moyen Âge en 1980 rassemble des études qui tentent de construire
une vision globale de la question. Ainsi May Plouzeau conclut-elle, de manière quelque
peu surprenante, à une « absence réitérée du nourrisson, jointe à sa multiple présence ».
Même si « [l]a littérature est peuplée de bébés5 », le personnage enfantin ne serait décrit
que par des éléments topiques et n’apparaîtrait qu’à travers les gestes des adultes, comme
une « figurine ». L’on en vient donc à dire, paradoxalement, que l’enfant est absent même
lorsqu’il est manifestement au cœur de la représentation. Albrecht Classen6 relève à ce propos
un manque de perméabilité entre les domaines de recherche et entre les disciplines : ainsi,
l’attention des historiens de la littérature serait trop focalisée sur des pans de la littérature
qui, par nature, ne prennent pas en compte directement l’enfant7 (littérature courtoise,
chansons de geste) et sur la période antérieure à la fin du xiiie siècle. Le modèle marial et
l’image de la Vierge à l’enfant tendent à s’imposer ultérieurement dans les représentations,
et l’intérêt porté à l’enfant gagnerait à être exploré en tenant compte de la littérature
pieuse, des sources théologiques et de l’histoire de l’art. Reste que, plus que le nourrisson
lui-même, la littérature nous donnerait à voir avant tout la relation à la fois charnelle et
spirituelle qui s’instaure entre lui et sa mère : « c’est la mère allaitant qui est regardée »,
toujours selon May Plouzeau8. Dans cette relation, le lait constitue un puissant support
de transmission, tant physique que symbolique. Il peut se faire métaphore du savoir ou
de la parole biblique9. Mais il entre aussi dans le paradigme plus large de la nourriture et
des fluides corporels et c’est en tant que tel qu’il a été également interrogé10.
Il faut donc bien se rendre à l’évidence : la question de l’allaitement n’a presque jamais été
envisagée comme le support possible d’une réflexion engageant directement les méthodes
de la critique littéraire, ce qui explique le manque d’études sur la figuration des tâches liées à
la reproduction humaine dans les œuvres de fiction. La sphère de la maternité ne constitue
pas, en général, un objet d’étude prestigieux et elle est restée longtemps négligée par les
grands courants de l’histoire littéraire. Lorsque celle-ci s’ouvre à une réflexion féministe, on
4 Desclais-Berkvam, 1981.
5 Plouzeau, 1980, p. 211.
6 Classen, 2005.
7 Cette idée avait été également avancée par Payen, 1980.
8 Plouzeau, 1980, p. 207.
9 Gillet, 1994. Voir D. Solfaroli Camillocci, « Le lait des chrétiens » dans cet ouvrage..
10 McCracken, 2003.
l a i t et allaitemen t au miroir de la littérature du moyen âg e 37
tend à privilégier l’étude de figures de femmes qui contestent leur exclusion des territoires
réservés au pouvoir masculin : amazones, femmes de lettres, souveraines influentes, etc.
Pourtant il est possible de montrer que la référence à l’allaitement, loin de n’être qu’une
vague mention anecdotique, joue un rôle structurant, même dans les récits profanes, et,
plus précisément, qu’elle contribue à articuler les sèmes apparemment contradictoires de
la vulnérabilité et de la distinction sociale. En outre, le recensement de scènes d’allaitement
ou de dons de lait fait apparaître la récurrence du motif de l’allaitement providentiel d’un
futur héros par un animal bienveillant, ouvrant la voie à de surprenantes représentations
de communautés mixtes alliant humains et animaux, dont la fonction et la signification
doivent être examinées avec soin, en respectant les conceptions médiévales de la dichotomie
entre nature et culture11.
Ces constats nous ont amenées à privilégier une approche structurale du récit pour
interroger l’efficacité narrative des représentations médiévales de l’allaitement. La création
littéraire de cette période repose sur les lois de l’imitation de modèles antiques et sur un
travail incessant de reprises et de reconfigurations de matières narratives connues, sans
cesse sollicitées et revisitées pour créer du nouveau. La notion de motif narratif, issue
des travaux des folkloristes a montré son utilité dans ce contexte12. Nous pouvons nous
appuyer sur la définition du motif élaborée par Jean-Jacques Vincensini13 à partir des
travaux de Panofsky sur l’iconographie. On considèrera le motif comme une configuration,
ou composition figurative comportant une signification primaire ou de fait (p. ex. « une
femme allaite »). Cette entité figurale est investie de significations conventionnelles (p. ex.
« la représentation de la femme allaitante renvoie aux valeurs positives de la maternité :
sollicitude, voire abnégation ») ainsi que de significations immanentes renvoyant à un mode
particulier d’appréhension propre à l’œuvre dans laquelle le motif apparaît (p. ex. « le don
du lait de la Vierge est celui du salut, ou de la miséricorde divine14 » ou « la mise au sein
d’un enfant dans des conditions précaires rend compte des angoisses liées à l’accession à
la maternité et ou à la survie du nourrisson »). Cette approche a le mérite de permettre
de prendre acte du caractère conventionnel des représentations de la petite enfance et des
soins donnés aux nourrissons tout en évitant de les vouer pour autant à l’insignifiance.
L’efficacité du motif repose sur la mobilisation d’un lieu commun au sens rhétorique :
la générosité supposée inhérente à l’acte nourricier permet d’indexer la représentation
de l’allaitement du côté des valeurs de la fécondité et du don, de la générosité, voire de
présenter ces valeurs comme spécifiques à la maternité.
Abordée dans cette perspective, la récolte des mentions de l’allaitement, qui semble dans
un premier temps ne fournir qu’une série de brèves notations figées, se révèle instructive15.
Elle fait apparaître une grande stabilité dans la description des gestes du maternage. Celle-ci
11 Voir Fr. Prescendi et Y. Foehr-Janssens, « Animaux nourriciers – nourrices animales : mythes et récits d’enfance des
héros (Antiquité / Moyen Âge) » dans ce volume.
12 Guerreau-Jalabert, 1992.
13 Vincensini, 2000.
14 La littérature hagiographique médiévale offre un vaste réservoir de récits concernant la lactation de la Vierge ou
de ses statues (Miracles de la Vierge), les martyrs de vierges au cours desquels le sang de la victime se transforme
en lait (sainte Catherine), ainsi que de récits hagiographiques comportant des scènes d’allaitements plus ou moins
merveilleux (Vie de saint Gilles, notamment), voir Lett, 2002 ; Dittmar, Maillet, Questiaux, 2011.
15 Foehr-Janssens, Roux, Venturi, 2019.
38 ya s m i n a foehr -jan ssen s
suit en général une logique itérative et dessine en miniature une séquence d’actes marquée
par la répétition des occupations quotidiennes : le nourrisson est réchauffé, lavé, nourri
et couché. Le don du lait et la sollicitude à l’égard des tout-petits, loin d’être invisibilisés,
dénotent une attention aux exigences du travail de la reproduction16.
Pour autant, peut-on, malgré la précision de ces descriptions, considérer que le lien de
nourrissage fasse récit, qu’il constitue l’amorce d’une véritable intrigue ? Nous aimerions
montrer que l’insignifiance toute relative de notre thématique n’empêche pas que l’on puisse
repérer quelques scénarios qui confèrent à l’allaitement une dimension mythique. L’usage
du terme « mythe » est utilisé ici à dessein, pour la raison que son emploi traditionnel
confère à l’objet narratif qu’il désigne un certain prestige. Il renvoie à une culture lettrée
partagée sur la longue durée et transmise par les canaux de l’enseignement supérieur,
culture qui, de plus, garantit la distinction sociale de ceux et celles qui la possèdent. Ceci
dit, notre emploi du terme fait fond sur le sens grec du mot. Le mythe est avant tout un
récit. Les commentateurs de la poétique d’Aristote y insistent, mais aussi les théoriciens de
la littérature. Il serait hors de propos de détailler ici l’histoire de ce terme. Les innombrables
caractérisations du mythe, qui prennent en compte sa dimension religieuse, notamment
antique, intègrent nécessairement la notion de mise en intrigue. Dans la belle synthèse
qu’il propose dans la Préface de son Dictionnaire des mythes littéraires, Pierre Brunel insiste
sur cette dimension narrative en s’appuyant sur les définitions proposées par Mircea Eliade
(Aspects du mythe), et Gilbert Durand (Structures anthropologiques de l’imaginaire)17. Il
souligne également l’intrication du destin des mythes avec celui de la littérature européenne
qui assure la canonicité du matériel mythologique auquel elle se réfère alors que, dans le
même temps, elle tire son prestige de cette consolidation du mythe dans une tradition
lettrée. Comme l’affirme Claude Lévi-Strauss (Le Cru et le cuit)18 « les mythes n’existent
qu’incarnés dans une tradition ». Ce constat est de nature à soutenir la promotion de certains
récits d’allaitement au rang de matière mythique, en vertu précisément de leur stabilité
et de leur pérennité. En s’appuyant sur un article de Raymond Trousson, Pierre Brunel
plaide pour l’attribution d’une qualité de mythes littéraires à des formulations narratives
d’un motif « qui apparaît comme un concept, une vue de l’esprit, se fixe, se limite et se
définit dans un ou plusieurs personnages agissant dans une situation particulière, et lorsque
ces personnages et cette situation auront donné naissance à une tradition littéraire19 ».
Or quelques cas d’allaitements remarquables et célèbres apparaissent dans les répertoires
de motifs narratifs20. Dans la mesure où ils agrègent un certain nombre de circonstances
narratives ainsi que des protagonistes clairement personnalisés, ils sont donc de nature
16 Foehr-Janssens, 2019.
17 Brunel, 1988.
18 Cité par Brunel, 1988, p. 10.
19 Brunel, 1988, p. 11.
20 Bronzini, 1997.
l a i t et allaitemen t au miroir de la littérature du moyen âg e 39
à répondre d’une dimension mythique au sens proposé ici. La comparaison de ces récits
nous amène à distinguer deux groupes distincts, selon que le processus d’héroïsation
porte sur la mère ou sur l’enfant.
On citera tout d’abord le célèbre récit de la Charité romaine, dont on trouve deux
versions dans les Dits et faits mémorables de Valère Maxime (ier siècle apr. J.-C.)21. Une femme
s’introduit chaque jour dans la prison où est détenue sa mère – ou son père – condamnée
à mourir de faim. Les gardiens prennent soin de vérifier que la visiteuse n’apporte aucune
nourriture. Curieusement la prisonnière (ou le prisonnier) survit et ne semble pas souffrir
d’inanition. Finalement les geôliers découvrent que la fidèle visiteuse donne le sein à son
parent emprisonné et lui procure une partie du lait destiné à son propre enfant. Le récit
connaît une grande diffusion durant toute la période médiévale. Il circule, sous l’une ou
l’autre de ses deux formes selon que le père ou la mère bénéficie de la charité de sa fille,
sous la plume de clercs comme Jacques de Vitry (Sermones vulgares)22, de Vincent de
Beauvais23 ou de Jean Gobi24, mais aussi dans des textes de la tradition épique, comme
Girart de Roussillon25 et Jourdain de Blaye26. Au xive et au début du xve siècles, Boccace et
Christine de Pizan intègrent cette illustration de la piété filiale, sous sa variante maternelle,
dans le De claris mulieribus27 et dans le Livre de la Cité des Dames28. À partir du xvie siècle,
la peinture renaissante et surtout baroque, fournit de nombreuses représentations du
don de son lait par la belle Péro à son père Cimon (ou Micon) et contribue à canoniser
la version « paternelle » de l’anecdote29 et à repousser dans l’ombre celle qui présente le
don de lait offert à la mère, alors que les occurrences littéraires médiévales ne font pas
21 Valère Maxime, Faits et dits mémorables 5, 4, 7 [Factorum dictorumque memorabilium libri IX], éd. et trad. R. Combès,
Paris, Les Belles Lettres, 1997, 2 t., vol. 2, p. 108-109. Voir J. Blanc, « La Charité romaine », danscet ouvrage.
22 Crane, 1967, p. 232 (exemple 238). Le récit de Jacques de Vitry fait du bénéficiaire du lait salvateur le mari de la
femme généreuse et non son père ou sa mère.
23 Le récit figure à deux reprises dans l’œuvre de Vincent de Beauvais : Speculum doctrinale IV, ch. 41 ; Speculum historiale
VI, ch. 124, voir Vincentius Bellovacensis, Bibliotheca Mundi seu Speculi Marioris Vincentii Burgundi Praesulis
Bellovacensis, Duaci, 1624, t. 2, p. 323 et t. 4, p. 218, éd. fac-similé, Graz, Akademische Druck- u. Verlagsanstalt, 1965.
24 Jean Gobi, Scala Coeli, éd. M.-Ann. Polo de Beaulieu, Paris, édition du C.N.R.S., 1991, ex. 222 (de compasione).
25 Girard de Roussillon, Poème Bourguignon du xive siècle, éd. E. Ham, New Haven, Yale University Press, 1939, p. 196-97.
26 Jourdain de Blaye en alexandrins, éd. T. Matsumura, Genève, Droz, 1999, 2 vol., t. 2, v. 15464-15594.
27 Boccace, De mulieribus claris = Les Femmes illustres, texte établi par V. Zaccaria, trad. J.-Y. Boriaud, Paris, les
Belles Lettres, 2013, ch. LXV, p. 116-117.
28 Christine de Pizan, Livre de la Cité des dames, trad. Th. Moreau, Er. Hicks, Paris, Stock, 1986, livre II, 11, p. 142-144.
29 Schulte, 1997, p. 310-312 ; l’auteure commente l’intensification des effets de renversement de la hiérarchie de genre
que produit l’histoire de Pero et Cimon par rapport à la version anonyme de l’exemple qui met en présence une mère
et sa fille. De son côté, Sperling, 2016 insiste sur la dimension incestueuse et « queer » du récit. Voir G. Pomata dans
ce volume. Curieusement, cet exemple de piété filiale s’est diffusé sous l’appellation de « Charité romaine » alors
que c’est la version « maternelle » qui est réputée avoir une romaine pour héroïne, comme le signalent Boccace et
Christine de Pizan, après Valère Maxime. L’histoire de Pero et Cimon est rapportée à l’origine comme une histoire
grecque.
40 ya s m i n a foehr -jan ssen s
apparaître une telle préférence30 et que Valère Maxime confère la première place au récit
concernant la piété filiale à l’égard de la mère.
Parmi les rares motifs narratifs répertoriés par les folkloristes à propos de l’allaitement,
il faut signaler, dans le même esprit, ceux qui rapportent les soins d’une mère revenant,
à l’exemple de Mélusine31, nourrir son enfant par-delà la mort ou la métamorphose
animale32. On retiendra aussi, pour sa grande diffusion, tant folklorique que littéraire,
le cas d’un conte balkaniques étudié par Mircea Eliade33 et qui sert de base à une des
Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar34. Une jeune femme est emmurée vivante
dans le cadre d’un rite de fondation et demande que soient pratiquées, dans la muraille
où on l’enferme, deux ouvertures, par lesquelles elle pourra continuer à nourrir son fils.
Elle survit en pourvoyant à l’enfant la nourriture qui lui est nécessaire jusqu’au moment
du sevrage du petit garçon.
Dans l’ensemble de ces récits, la nourrice est présentée comme une mère admirable.
Le don de son lait gouverne un principe de générosité assimilé à la maternité, confinant
au sacrifice de soi dans le récit de l’emmurée vivante, et capable, si l’on en croit la légende
de Mélusine, de perdurer par-delà les séparations les plus radicales. Dans le cas de la
Charité romaine, ce dévouement s’affranchit du seul souci de la descendance et s’étend
à la parenté en ligne ascendante. Une bonne mère est aussi une bonne fille, capable
d’assurer la sauvegarde des liens familiaux par la pratique d’une solidarité nourricière.
Valère Maxime, suivi en cela par Vincent de Beauvais, utilise le récit dans un chapitre
consacré à la vertu romaine de pietas erga parentes35, vertu antique qui agrège le respect
des dieux et celui, mêlé d’affection, dû aux parents. Dans un contexte chrétien, la pietas
devient caritas36 : la fidélité et la sollicitude à l’égard des parents s’ouvre à une dimension
plus universelle. De plus, cette vertu compassionnelle s’avère d’emblée contagieuse.
Valère Maxime, déjà, laisse entendre qu’elle fait sentir ses effets jusque dans la sphère
publique, puisque les juges du parent condamné, émus par la fidélité de la fille, décident
de gracier le ou la coupable37. Christine de Pizan souligne l’effet d’entrainement que la
30 Les manuscrits enluminés de la traduction française du De claris mulieribus du début du xve siècle fournissent
quelques images de la femme romaine nourrissant sa mère, voir par exemple Ms. Paris, BnF, Français 598, fol. 99,
consultable sur Gallica, https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b84521932/f. 207.image.r = %22fran%C3%A7ais%20
598%22.
31 Coudrette, Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, éd. El. Roach, Paris, Klincksieck, 1982, v. 4371-4399.
32 Aarne, Thompson, 1981 : Dead mother returns to suckle children, E 323.1.1 ; Child suckled by transformed mother,
D688.
33 Eliade, 1994.
34 Yourcenar, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1938 ; voir Gély-Ghedira, 1998.
35 Vincent de Beauvais, (Speculum doctrinale, IV, ch. 41) définit la pietas en se référant au De inventione de Cicéron, 2,
161 : Pietas est, ex benigne mentis dulcedine, grata omnibus auxialiatrix affectio. Pietas est, per quam sanguine coniunctis
patriaeque benevolis et diligens cultus tribuitur ; voir Boldrini, 1997, p. 197.
36 Schulte, 1997, p. 301-305.
37 La pérennité de ce récit dans la tradition littéraire, ainsi que sa capacité à allégoriser le pouvoir de la lactation, peut
être illustrée par le fait que John Steinbeck le mobilise dans la scène finale des Raisins de la colère (Grapes of Wrath).
Rose of Sharon, la fille de Pa et Ma Joad, des métayers ruinés par la grande dépression de 1929 et la sécheresse,
accouche d’un enfant mort-né, mais elle accepte de donner son sein gorgé de lait à un homme d’une cinquantaine
d’années qui est en train de mourir d’inanition. Le motif de la Charité romaine s’ouvre à la représentation d’une
solidarité humaine inconditionnelle, qui n’en demeure pas moins régie par le modèle traditionnel de la cohésion
familiale.
l a i t et allaitemen t au miroir de la littérature du moyen âg e 41
charité produit sur ceux qui en sont les spectateurs, tout en insistant sur la réciprocité
des relations entre mère et fille38 :
La fille rendait donc [à sa mère] en sa vieillesse ce qu’elle lui avait pris en son enfance.
Tant de soins, tant d’amour d’une fille pour sa mère émurent profondément les geôliers.
On raconta le fait aux juges, qui, pris de compassion humaine, libérèrent la mère et la
rendirent à sa fille39.
La fonction nourricière se trouve donc placée au cœur de l’élaboration des vertus
maternelles. Bien plus, le don de lait vient faire image et contribue à forger le modèle idéal,
sinon de la féminité, du moins de l’uxorité, c’est-à-dire du rôle social de l’épouse. Au xiiie
siècle déjà, un récit figurant dans la Première continuation de Perceval porte témoignage
de l’attrait qu’exerce la lactation comme symbole du dévouement conjugal et familial. La
belle Guinier, future épouse modèle, prend en charge la guérison de son fiancé, le héros
Caradoc, tourmenté par un serpent, en offrant son sein à la morsure du reptile qui, attiré par
l’odeur du bain de lait dans lequel elle est plongée, se détache du corps de l’homme40. Pris
dans cette dynamique mythique et dans ce processus d’allégorisation, le sein maternel et la
nourriture lactée s’intègrent dans la tradition narrative médiévale comme autant de moyens
efficaces de valorisation et d’ennoblissement du rôle maternel. L’action compatissante de
la mère, en s’étendant à tous les membres de la parenté et aux alliés, offre une garantie à la
solidarité du lignage particulièrement cruciale pour consolider le pouvoir aristocratique,
et devient le paradigme quasiment politique de l’apaisement des tensions41.
Dans tous les cas décrits, la mise en mythe de l’allaitement est intriquée avec la
question de la vulnérabilité humaine : la mort prochaine par inanition du père ou de la
mère de la nourrice généreuse dans le récit de la Charité romaine, la disparition de la
figure maternelle ou sa mort dans le cas de Mélusine et des récits de nourrices fantômes,
la mort par enfermement de la nourrice dans le Lait de la mort, le dépérissement du héros
Caradoc. Le lait fait mythe au contact avec la mort qui permet l’héroïsation d’une maternité
salvatrice, fût-ce au prix du sacrifice.
C’est ici que se déploie un second aspect de la mythification de l’allaitement. Le don
du lait fait évènement dans des situations limites qui constituent un obstacle à son bon
déroulement, comme le décès ou la disparition de la mère, le choix problématique d’une
nourrice, un accident de la lactation (tarissement du lait ou refus du sein par l’enfant,
doutes sur la valeur du lait). Ces contextes difficiles font écho à toutes les inquiétudes
dont on trouve la trace dans les sociétés traditionnelles à propos de la survie des enfants
en bas âge et que les enquêtes des historiens, des folkloristes et des ethnologues mettent au
jour42. C’est autour d’eux que se cristallisent les possibilités de donner à la représentation
va devenir le support d’une fable à valeur quasi-universelle : « Mon petit, […] sois pour
les rebelles une Erinye, et pour les hommes le sujet d’une histoire (μῦθος), la seule qui
manquât encore aux calamités des juifs48 ». La fable qu’agence la mère criminelle renvoie
alors au projet littéraire et politique de l’auteur de la Guerre des Juifs.
48 Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, trad. P. Savinel, Paris, Minuit, 1977, VI, 207.
49 Cette thématique a fait l’objet d’un colloque du groupe de recherche « Lactation in history », voir Arena, Foehr-
Janssens, Papaikonomou, Prescendi, 2017 et Fr. Prescendi, Y. Foehr-Janssens et C. Venturi, « Animaux
nourriciers – nourrices animales : mythes et récits d’enfance des héros (Antiquité / Moyen Âge) » dans ce volume.
50 Dittmar, Maillet, Questiaux, 2011, 17-30.
51 Jean de Haute Seille, Dolopathos ou le roi et les sept sages, éd. A. Hilka, trad. Y. Foehr-Janssens et E. Métry,
Turnhout, Brepols, 2000, p. 187-197.
44 ya s m i n a foehr -jan ssen s
domestiques ne sont pas sans portée symbolique. Un enfant baigné, nourri, emmailloté et
réchauffé est un enfant reconnu dans son humanité. Par ailleurs, le bestiaire nourricier est
presque exclusivement restreint à deux espèces caractérisées par un imaginaire biblique
et aristocratique, voire royal : le cerf et le lion52. Si l’animal compatissant est un cervidé,
il est clairement identifié comme une femelle et intervient le plus souvent en interaction
avec un ermite, pour fournir à ce dernier les moyens matériels nécessaires au bien-être
de l’enfant, et notamment la nourriture. Par contre, lorsque l’enfant est recueilli par un
animal sans qu’aucune aide humaine intervienne, la nourrice appartient à la catégorie
des grands prédateurs, avec une nette préférence pour la figure du lion. Dans ce cas, le
sexe de la bête est souvent indéfini. L’animal est souvent désigné au masculin et prend
en charge tant la protection physique que l’alimentation de l’enfant. Le large spectre de
valeurs symboliques que revêt cette présence animale donne à penser que le séjour en
forêt assure au futur héros une formation virile. L’espace sylvestre n’est pas, ou rarement,
le lieu d’un ensauvagement ; il offre plutôt les conditions d’une éducation héroïque. Il
est possible que de telles représentations d’une paternité nourricière, empiétant sur le
territoire du nourrissage maternel trahissent l’expression d’une affirmation pré-moderne
de l’autorité paternelle en matière d’éducation, que les travaux de Klapisch-Zuber ont mis
en lumière53. Quoi qu’il en soit, la fabrique mythique du héros, fils de lion, recueilli au
sein d’une famille fabuleuse, démontre l’importance symbolique du don du lait dans la
qualification sociale des individus.
Notre parcours parmi les fables de l’allaitement, qu’elles s’attachent à proposer à toutes
les femmes, quel que soit leur statut social et matrimonial, un exemple de dévouement
construit sur le modèle de la maternité ou qu’elles figurent le don d’un lait providentiel
comme le socle mythique d’un itinéraire qualifiant, montre bien la portée symbolique
et politique d’une tâche nourricière qui n’a rien de négligeable. Pour terminer ce tour
d’horizon, il convient de souligner que les textes de fiction médiévaux reflètent aussi les
conceptions médicales concernant le lait et l’allaitement et qu’ils en véhiculent parfois
une version poussée à l’extrême, qui n’est pas sans assurer leur survivance pour de longs
siècles. Le dévouement maternel entre en résonnance avec la question de la pureté du
lignage, assuré par l’allaitement maternel, comme l’histoire de Mélusine en témoigne.
Il convient de rappeler ici un élément bien connu dans le champ de la recherche sur
l’allaitement : la préférence donnée, dans les discours savants, au lait maternel pour assurer
la santé de l’enfant. C’est un lieu commun des discours normatifs sur l’allaitement qui
circule de Soranos d’Ephèse à Jean-Jacques Rousseau en passant, pour le Moyen Âge
par Aldebrandin de Sienne et Barthélémy l’Anglais54. Cette insistance sur la qualité du
lait maternel repose sur les théories médicales antiques et médiévales qui font du lait le
résultat d’une coction du sang matriciel. L’allaitement continue le travail de la gestation,
52 Venturi, 2017.
53 Klapisch-Zuber, 1983.
54 Voir C. Avignon dans ce volume.
l a i t et allaitemen t au miroir de la littérature du moyen âg e 45
de sorte que le lait maternel fournit à l’enfant de haute naissance une liqueur qui garantit
sa conformation noble. C’est cette évidence qui motive le soin que prend Mélusine de ses
enfants nouveau-nés, en dépit de sa métamorphose en créature reptilienne :
Depuis, Mélusine vint maint soir, secrètement, sans dire un mot ni faire de bruit, dans la
chambre où l’on nourrisait son fils Thierry. Elle réchauffait, allaitait et recouchait Thierry
et Raymonnet. Il arrivait que les nourrices la voient, mais elles n’osaient se lever ni lui
parler. Mais elles le dirent à leur seigneur, Raymondin, qui s’en réjouit grandement.
[…]
Thierry grandissait rapidement, à la surprise générale. En un mois, sa croissance était
supérieure à celle qu’un autre enfant aurait pu connaitre en trois, grâce aux soins de
sa mère qui le nourrissait de son lait dans la chambre de son père : il n’y a de (bonne)
mamelle que celle de la mère55.
La présence nourricière de Mélusine désigne celle-ci comme une gardienne du lignage,
fonction qui explique aussi la présence récurrente de son ombre lors de l’imminence d’un
décès. La fée tutélaire de Lusignan est porteuse de vie et messagère de mort pour toute
sa descendance.
Ce souci maternel s’affirme dans des fictions qui placent la légitimité aristocratique au
centre de leurs préoccupations. La geste de Godefroy de Bouillon en offre un bel exemple,
dont la fortune est telle qu’on en perçoit encore l’écho dans les manuels de puériculture
au xixe siècle. On raconte que la mère de Godefroy, qui mit au monde trois enfants en
deux ans, « tous les nourrit la dame de son lait et ne voulut souffrir que d’autre lait fussent
allaités ». Un jour que la garde des enfants avait fait nourrir l’un d’eux d’un lait étranger
parce que le nourrisson pleurait en l’absence de sa mère, celle-ci « lui fait mettre hors le
lait qu’il avait tété. Puis elle l’allaite et le fait taire tout coi56 ».
Dans le cadre d’un régime de pensée aristocratique pour lequel l’appartenance à la
noblesse requiert l’assurance d’une haute naissance, l’affirmation des vertus de la première
nourriture nous invite à relativiser la pertinence d’une stricte démarcation entre nature
et culture, ou pour le dire en des termes souvent opposés en ancien français, entre nature
et nourreture (c’est-à-dire alimentation, mais aussi éducation). L’allaitement occupe donc
une place stratégique dans la façon dont se construisent, sur le plan matériel aussi bien
que symbolique, les représentations de la reproduction sociale.
La mobilisation de la fonction nourricière maternelle est loin de se cantonner à
faire mémoire des soins donnés aux nouveau-nés dans tel ou tel contexte narratif. Les
descriptions de mise au sein ou de don de lait ne se résument pas à la présentation
d’une vignette anecdotique sans lien avec les enjeux sociaux ou politiques centraux des
grands genres littéraires profanes, romans, chansons de geste, chroniques ou épitres
politiques. Elles s’inscrivent au contraire dans un système de valeurs qui tend à référer
à la sphère familiale les sèmes de la solidarité et du soin d’autrui, mais aussi ceux de la
perpétuation des privilèges, ce qui implique aussi la nécessité de reconnaître leur prix et
leur nécessité aux tâches liées au travail reproductif. Une telle configuration laisse peu
de place à une contestation des rôles sociaux de sexe ou à une renégociation des devoirs
maternels, mais elle est susceptible de contribuer, comme l’a bien vu Christine de Pizan
qui s’en saisit pour affirmer la noblesse de cette éthique des dames, à la mythification
de figures féminines exemplaires. Par ailleurs, la vulnérabilité des nourrissons sert de
support à une dramatisation des circonstances de la naissance qui peut conduire à une
dénonciation pathétique de la violence humaine. L’évocation des menaces qui pèsent
sur les premiers instants de la vie donnent aussi lieu à l’établissement d’un itinéraire
mythique de l’enfance héroïque. Dans certains contextes, la promotion des fonctions
nourricières traditionnellement assignées au genre féminin ou plus précisément à la
maternité et aux devoirs des épouses suscite même des scénarios qui tendent à investir
la puissance paternelle de ce pouvoir. Le lait et l’allaitement, et avec eux l’ensemble des
préoccupations indûment dévaluées des nourrices, appartiennent donc de plein droit à
l’imaginaire littéraire et à la dynamique narrative et méritent une attention accrue dans
le cadre de la pratique d’une histoire et d’une critique littéraires revisitées par les apports
de l’histoire du genre.
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Brigitte Roux
À partir du xiie siècle, au moment où le culte de la Vierge s’intensifie, et après une éclipse
de plusieurs siècles, l’iconographie de la Vierge allaitant se met durablement en place en
Occident. Elle se développe simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du cloître, aussi
bien sur des chapiteaux que sur des portails, dans des manuscrits qu’aux façades des églises.
Abondamment diffusées dans toute la chrétienté médiévale, ces représentations mettent
en scène la relation maternelle originelle de la Vierge à son Fils, affirmant par le biais de
l’allaitement l’incarnation d’un Dieu fait homme. Centrées essentiellement sur le couple
mère-enfant, certaines images intègrent néanmoins, littéralement ou métaphoriquement,
le lait comme élément subsidiaire dans le champ de la représentation. Quel(s) sens donner
à l’insertion de ce fluide nourricier ?
Cette question s’inspire de travaux récents, dont les ouvrages de Frédéric Cousinié,
Esthétique des fluides. Sang, sperme, merde dans la peinture française du xviie siècle1, et de
Guillaume Cassegrain, La coulure. Histoire(s) d’une peinture en mouvement, xie-xxie siècles2,
ainsi que des articles de Beate Fricke « A Liquid History. Blood and Animation in Late
Medieval Art »3 et de Jutta Sperling, « Squeezing, Squirting, Spilling Milk : The Lactation
of Saint Bernard and the Flemish Madonna Lactans (c. 1430-1530) »4. Bien que le premier
traite de la période post-médiévale5, que le second n’aborde le lait que très rapidement dans
l’analyse des Sept Œuvres de miséricorde du Caravage6, et que le troisième ne s’intéresse
qu’au sang, ils interrogent tous trois les modes de représentations des fluides. Rapidement
dit, c’est la question d’une « mécanique des fluides » signifiante qui intéresse avant tout
1 Cousinié, 2011.
2 Cassegrain, 2015.
3 Fricke, 2013.
4 Sperling, 2018.
5 Le lait est absent du titre de l’ouvrage de Cousinié qui lui consacre toutefois un long développement à travers l’analyse
de la Lactation de saint Bernard de Nicolas Mignard (p. 16-41), que l’on retrouve dans le présent volume sous une
forme nouvelle.
6 Cassegrain, 2015, p. 90-91.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 49-58
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50 b r i gi t t e roux
le travail de Cousinié, une question qui peut être transposée sans difficulté à l’époque
médiévale. Et c’est bien ce que montre l’essai de Fricke consacré au sang, où l’auteur met
en évidence, entre autres, le paradoxe apparent qui consiste à insister sur l’écoulement du
sang – un effet d’animation – pour des corps mourants ou morts à l’instar de nombreuses
crucifixions italiennes des xive et xve siècle. Dans son ouvrage consacré à la coulure,
Cassegrain ne dit pas autre chose : « Les coulures que la peinture livre au regard disent la
fixité recherchée par les images, leur éternelle ressemblance à un modèle extérieur […], mais
elles évoquent aussi, par des nuances et des variations incessantes, cette éternité des œuvres
qui ne s’envisage que par ce qui est fluide et changeant »7. Quant à l’article de Sperling, il se
détourne d’une enquête formelle pour se concentrer sur le sens à donner à la figuration des
gouttes de lait dans une série d’exemples de Madonna lactans, que l’auteur estime être une
spécificité flamande des xve et xvie siècles, ce que le présent article contredira. Sperling
montre en outre que celles-ci fonctionnent de la même manière que les représentations de
la lactation de saint Bernard en mettant leurs spectateurs dans une position d’attente d’un
miracle analogue à celui dont bénéficia le saint8. Ces différents auteurs s’attachent donc
aussi bien aux formes qu’aux significations, cherchant à dessiner une « histoire liquide »,
à laquelle nous aimerions contribuer en nous interrogeant sur les divers dispositifs mis en
œuvre pour exprimer le fluide lacté dans les images médiévales des Vierges allaitant l’Enfant.
Sinus
bleu – dans le souple manteau de sa mère découle de l’iconographie du sein d’Abraham, inventée
autour de l’an mil, qui montre le patriarche de l’Ancien Testament tenant dans les plis de son
manteau les âmes ayant mérité le Paradis11. Comme ses prédécesseurs, l’enlumineur s’empare
de cette référence iconographique en jouant sur les mots, selon un littéralisme courant de l’art
médiéval faisant du sinus textile une représentation détournée du sinus corporel12. Il renonce à
représenter directement le lait au profit d’un motif métaphorique, celui des plis du manteau,
dont le ruissellement le long de la figure maternelle et de son fils évoque la qualité fluide.
Selon Jérôme Baschet, l’inclusion dans le manteau, comme celle que montre l’initiale
historiée du martyrologe d’Adon, « n’est que rarissimement adoptée dans les figurations
occidentales de la Vierge à l’enfant »13. D’après lui, cette rareté pourrait être la conséquence
du glissement terminologique de sinus – avec sa connotation textile – à gremium – avec une
dimension plus strictement corporelle – dans le cas de la Vierge14. Toutefois des attestations
ponctuelles d’images jouant sur le double sens du terme perdurent au cours du Moyen Âge,
notamment pour des Vierges allaitantes, stylistiquement indépendantes : par exemple dans
le relief en grès, dit la « Vierge de dom Rupert15 » (vers 1149-1159 ; Liège, Musée Curtius),
une Madonna lactans en bois couverte d’argent du trésor de la cathédrale d’Osnabrück16
(1e quart du xiiie siècle), ou encore une enluminure représentant la Vierge allaitant son fils
dans les Petites Heures du duc de Berry (fin xive siècle ; Paris, BnF, lat. 18014, fol. 143v17).
Le lien entre le sinus anatomique et le sinus textile trouve une déclinaison particu-
lièrement originale dans un petit groupe d’œuvres, très peu connues des chercheurs,
11 Baschet, 2000.
12 Wirth, 1994.
13 Baschet, 2000, p. 293.
14 Baschet, 2000, p. 294.
15 Stiennon, 1968.
16 Borchers, 1974, p. 57, fig. 55.
17 https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b8449684q/f. 296.item.r = Horae+ad+usum+Parisiensem+o u+Petites+heures+de+
Jean+de+Berry.
52 b r i gi t t e roux
Fig. 2. Sandro Botticelli (attr.), Vierge à l’Enfant avec saint Fig. 3. Sandro Botticelli, Christ rédemp
Jean-Baptiste (localisation actuelle inconnue). teur, vers 1480 (Detroit, Institute of
Arts, Gift of Dr. Wilhelm R. Valentiner)
© Detroit, Institute of Arts.
réalisées par Sandro Botticelli (ou son atelier) à la fin des années 148018. On ne sait rien
sur la destination originale de ces peintures qui figurent la Vierge à l’Enfant en compagnie
de saint Jean-Baptiste dans un intérieur sobre ouvert par une fenêtre découvrant un
vaste paysage. Dans l’une d’elles, se trouve en outre la scène de la stigmatisation de saint
François d’Assise, représentée à l’arrière-plan du tondo (tempera, 47,5 cm diam.; Fig. 2)19.
La Vierge a discrètement ouvert son corsage et elle presse son sein – situé au centre de
sa poitrine20 –, selon le geste caractéristique de l’allaitement, en direction de son fils
représenté tout nu, de dos par rapport à elle et placé en équilibre instable sur ses genoux.
Étonnant allaitement qui met à distance la mère et son enfant selon un mode de faire
qui se retrouve dans d’autres œuvres de Botticelli, comme dans le retable Bardi (Berlin,
Staatliche Museen, Gemäldegalerie) ou dans la « Madonna del Padiglione » (Milan,
Pinacoteca Ambrosiana). Cet allaitement s’avère d’autant plus curieux qu’il n’y a pas de
lait représenté. À sa place, une longue bande diaphane relie le sein de la Vierge à la paume
de la main de Jésus, qu’un regard rapide pourrait interpréter comme un jet lacté. De fait,
18 Toutes les œuvres sont détenues dans des collections privées : la première, qui appartenait au collectionneur suédois
Emil Hultmark, a été vendue en 2012 (Sotheby’s, Important Old Master Paintings and Sculpture, New York, 26 janvier
2012, lot 19) ; la seconde, ayant appartenu au britannique Frederick Leyland, est passée en vente en 2015 (Sotheby’s,
Londres, Old Master and British Paintings, 9 décembre 2015, lot 15) ; une troisième version provenant de la maison
ducale de Saxe-Meinigen, Ziegenberg, a été proposée sur le marché (Londres, Christie’s, 11 décembre 2002, lot 91) ;
un dernier exemple fait partie d’une collection privée romaine (cf. notice Sotheby’s 2012).
19 Ce tondo est reproduit par Boskovits qui le tient pour une œuvre inédite, et l’attribue au maître lui-même (Boskovits
2004, p. 419-20).
20 Le placement anatomiquement « fautif » du sein de la Vierge est un lieu commun de l’iconographie des Madonna
lactans qui vise probablement, en partie du moins, à le dés-érotiser.
Débor d ements lactés 53
il s’agit d’un pan du voile de la Vierge, bordé d’un côté par une fine ligne dorée. Ce bout
de tissu transparent forme un rai de lumière blanche semblable à ce qui se voit dans un
certain nombre de représentations de lactations miraculeuses, en premier lieu celles de
saint Bernard21. En atteignant la paume du Christ, le « voile-lait » rapproche l’allaitement
d’une stigmatisation comme le suggère la scène se déroulant à l’arrière-plan. En effet, à
l’image de saint François recevant les stigmates de l’apparition divine, l’enfant « les »
reçoit de sa mère.
Quelques indices semblent autoriser cette interprétation selon laquelle nous serions
en présence ici d’une « stigmatisation par le lait ». Cette mise en scène absolument
originale est l’aboutissement d’une série de détournements de conceptions chrétiennes
traditionnelles que l’on rencontre dans d’autres œuvres de Botticelli. Ainsi son Christ
rédempteur (vers 1480, Detroit, Museum of Art ; Fig. 3) représente le Christ ressuscité
pressant sa plaie du côté, avec le même geste maternel que la Vierge de nos tondos. Le
transfert de ce geste rappelle une idée déjà ancienne, née deux siècles plus tôt dans le
milieu cistercien, et amplement diffusée depuis, notamment dans le milieu des mystiques,
qui fait de Jésus une mère22. À titre d’exemple la vie de Catherine de Sienne, rédigée par
Raymond de Capoue à la fin du xive siècle, relate que la sainte boit à la plaie du côté du
Christ et se nourrit de son sang (vers 1425, Alsace ; Paris, BnF, all. 34, fol. 43v23). En d’autres
termes, tout comme la Vierge allaite son fils, le Fils allaite ses enfants. On saisit mieux dès
lors la mise en parallèle, voire la mise en équivalence, des deux fluides corporels qui a pu
en découler. En outre, la conception physiologique médiévale, héritée de l’Antiquité, qui
fait du lait maternel le résultat d’une décoction du sang, associe ces deux substances, et
a encouragé l’établissement d’équivalences symboliques entre le sang et le lait, entre la
plaie du côté et la poitrine, comme en témoignent de nombreux textes et images, tel que
le thème de la double intercession24.
Bien qu’il effectue un geste d’allaitement, le Christ rédempteur de Botticelli ne sécrète
pas de sang de sa plaie du côté, ni du lait d’ailleurs, mais des rais de lumière – comme
le font les stigmates de ses mains. Or ces mêmes types de rayons sont à l’œuvre dans
les représentations traditionnelles de la stigmatisation : émanant des plaies du crucifié,
ceux-ci touchent les endroits correspondants du corps du dévot, comme le représente
la scène en arrière-plan de notre tondo. De fins traits d’or rectilignes atteignent saint
François figuré agenouillé et avec les paumes ouvertes. Par analogie, du sein découvert de
la Vierge, apparaissant dans une forme de mandorle – qui est aussi souvent la forme de la
plaie du côté –, rayonne le tissu bordé d’or, lequel aboutit sur la paume de Jésus, ouverte
et tournée vers le spectateur. À travers ces substitutions et ces déplacements – du sang au
lait, du lait à la lumière – la relation mère-enfant s’enrichit d’un discours sur l’incarnation
et sur la rédemption. Marqué du sceau de l’humanité à travers l’allaitement miraculeux
d’un « lait-lumière », le Christ, qui esquisse un geste de bénédiction, s’expose au regard
21 Dupeux, 1991.
22 Bynum, 1984.
23 https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b10527637q/f. 92.item.r = allemand%2034. Sur ce manuscrit, voir Hamburger,
2004.
24 Boespflug, 2012.
54 b r i gi t t e roux
Les exemples analysés jusqu’ici figurent le lait de manière métaphorique, enfoui dans
un pli, substitué par un rayon de lumière. Quant aux cas où le lait est réellement figuré, ils
sont beaucoup plus rares, et le plus souvent réduits à quelques gouttes perlant au sein de
Marie, à l’instar de la « Vierge à l’écran d’osier » de Robert Campin (vers 1430, tempera,
63,4 × 48,5 ; Londres, National Gallery25), ou à un discret jet lacté comme sur l’étendard
de procession de Luca Signorelli (1480-83, 84 × 60, tempera ; Milan, Brera) ou dans la
« Vierge du lait » de Bartolomeo Bermejo (vers 1465-70, huile sur toile, 58,2 × 43,3 ;
Valencia, Museo de Bellas artes). Plutôt timide dans ces quelques exemples, le lait envahit
telle une pluie lactée le retable de la Virgen de la Leche du peintre valencien Antoni Peris
(vers 1410, tempera sur bois, 386 × 277 cm ; Valencia, Museo de Bellas artes ; Fig. 4).
Dans le panneau central, la Vierge allaite debout son nouveau-né. De son sein giclent de
nombreuses gouttes de lait que des dévots recueillent dans des récipients. Représentée
comme mère du Christ, Marie apparaît également ici comme mère de tous, « Mater
omnium ». Juste au-dessus d’elle est figurée la Crucifixion, flanquée de l’Annonciation
répartie en deux panonceaux, et surmontée par la représentation du Christ-juge. De chaque
côté de ces scènes se tiennent des anges portant des écus timbrés du nom de Jésus26. En
suivant l’axe vertical central, les trois moments clés de la vie du Christ – naissance, mort
et résurrection – se trouvent ainsi enchaînés. Sur les parties latérales divisées en trois
registres – deux panneaux manquent aujourd’hui27 – figurent des scènes d’allaitement
faisant écho au thème du panneau central. Nécessaire pour la lactation miraculeuse de
saint Bernard, l’allaitement s’invite dans les autres épisodes représentés – fuite en Égypte,
adoration des mages et Vierge d’humilité au paradis – qui en sont traditionnellement
dépourvus28.
Pour la Vierge du panneau central (Fig. 5), Antoni Peris combine différents motifs
iconographiques : couronnée, elle est placée sur un quartier de lune, en référence à la femme
de l’Apocalypse29. Les deux anges qui déploient une tenture derrière elle rapprochent cette
madone du type des Vierges de miséricorde30. La protection qu’elle accorde à ses dévots
s’avère ici bien particulière, puisqu’elle les nourrit du même lait dont elle nourrit Celui
qui deviendra leur nourriture – chair et sang – hostie et vin – au moment de l’eucharistie.
Cette interprétation est confirmée par le contexte historique original de ce retable.
Fig. 4. Antoni Peris, Retable de la Mare de Déu de la Llet (Valencia, Museu de Belles Arts) Public Domain.
32 Ibid., p. 104.
33 Quelques décennies plus tard, la Madonna degli Innocenti de Domenico di Michelino (1446) ne représente que des
enfants sous le manteau de la Vierge, certainement en lien avec sa destination d’étendard de l’Hôpital des Innocents
à Florence (Florence, Galleria dello Spedale degli Innocenti).
34 Seidel, 1977.
Débor d ements lactés 57
Conclusion
Bibliographie
J. Baschet, Le sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard,
2000.
Osc. Benavent, Al. Hernandez Andrada, Inm. March Soriano, « Restauracion del
retablo de la Virgen de la Leche de Antonio Peris », in Actas del I congreso del GEIIC,
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Fr. Boespflug, « La double intercession en procès. De quelques effets iconographiques de
la théologie de Luther », in Fr. Boespflug, Dieu dans l’art à la fin du Moyen Âge, Genève,
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El. Bolman, « The enigmatic Coptic Galaktotrophousa and the cult of the Virgin Mary in
Egypt », in Vassilaki, M. (éd.), Images of the Mother of God. Perceptions of the Theotokos in
Byzantium, Burlington, Ashgate, 2005, p. 13-22.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 59-80
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60 da n i el a solfaroli c amillocc i
sur la nécessité du sevrage. Sous l’autorité de l’apôtre Paul, le sevrage est présenté comme
l’acquisition d’une forme plus élevée et profonde de connaissance, à travers l’image de la
doctrine comme nourriture solide :
Quant à moi, mes frères, ce n’est pas comme à des êtres spirituels que j’ai pu vous
parler, mais comme à des êtres charnels, comme à des tout-petits dans le Christ.
Je vous ai donné du lait ; non pas de la nourriture solide, car vous n’auriez pas pu la
supporter ; d’ailleurs, maintenant même vous ne le pourriez pas, parce que vous êtes
encore charnels (1Co 3, 1-3)6.
En revanche, dans la première épître de l’apôtre Pierre, le motif du désir de lait des
nourrissons pointe la conversion comme un besoin spirituel essentiel :
Rejetez donc toute malfaisance et toute ruse, l’hypocrisie, l’envie et toute médisance ;
comme des enfants nouveau-nés, aspirez au lait non frelaté de la Parole, afin que, par
lui, vous croissiez pour le salut, si vous avez goûté la bonté du Seigneur (1P 2, 1-2).
Par les images de la nutrition lactée, ces deux épîtres précisent, avec des nuances
importantes, les diverses modalités de la connaissance divine – assimilation de l’éducation
impartie, régénération à travers l’expérience de la bonté de Dieu qui « prend soin ».
Première nourriture des faibles ou fluide aux propriétés spirituelles de compréhension7
et de purification, c’est en tout cas à travers le lait de la connaissance d’un Dieu « goûté »
par les fidèles, que prend forme le corps collectif des chrétiens. Le lait miellé est d’ailleurs
associé rituellement à l’eau dans les plus anciennes liturgies baptismales8. De son côté,
la tradition patristique représente l’Église comme une mère dont l’allaitement nourrit
et façonne les membres du « corps » communautaire construit par le lien du baptême.
Convoquée sans cesse dans la réflexion théologique, la maternité de l’Église n’est pas une
simple métaphore surgissant d’un langage spirituel imagé. Cette notion devient à travers
les siècles le fondement du système ecclésiologique chrétien, où elle est considérée une
« réalité positive et vivante »9. En d’autres termes, elle active des modèles conceptuels
durables et dont le caractère performatif doit être considéré sur le plan historique. Tel
c’est le but des pages qui suivent, qui visent notamment à proposer un état des lieux et
des perspectives de recherche.
6 Cf. aussi un autre passage critique vis-à-vis de la nourriture lactée dans He 5, 12-14 : « Alors que vous devriez, depuis
le temps, être des maîtres, vous avez de nouveau besoin qu’on vous enseigne les premiers éléments des paroles de
Dieu : vous en êtes venus à avoir besoin, non pas de nourriture solide, mais de lait. Or quiconque en est au lait n’a
pas l’expérience de la parole de justice : c’est un tout-petit. Mais la nourriture solide est pour les adultes, pour ceux
qui, par l’usage, ont le sens exercé au discernement du bien et du mal » ; voir ensuite infra note 42. Les citations
bibliques dans ce chapitre suivent la traduction de la Nouvelle Bible Segond (2007).
7 Chrétien, 2005, p. 202 note que l’original « to logikon adolon gala » (le lait pur de la parole) a été au fil des siècles
interprété comme « lait de la raison », « de la compréhension humaine », « de sagesse », « de l’esprit » ou
« spirituel », etc.
8 Voir Meslin, 1994, p. 112. En tant que nourriture-symbole d’abondance, de paix et de joie, lait et miel sont associés
dans l’Ancien Testament à la « terre promise » de Canaan : Ex 3, 8 ; Dt. 6, 3 – et ensuite à la prophétie de l’Emmanuel
(Es 7, 22), qui a été réinterprétée dans un sens christologique dans le Nouveau Testament : Mt 1, 22-23.
9 Voir la remarque du théologien réformé Paul Lobstein au début du xxe siècle : Lobstein, 1921, p. 63. Pour la perspective
catholique : de Lubac, 1953.
le la it des chrétiens 61
L’essor des théologies féministes, dès les années 1980, a renouvelé l’interprétation
critique de ce thème théologique fondateur du corps de l’Église, en soulignant tout
d’abord la perspective andromorphe de la « verbalisation du divin » dans les Écritures,
qui comporte un réinvestissement des métaphores conjugales et maternelles dans une
vision patriarcale10. La tradition patristique représente en effet l’Église comme une
mère-épouse. Les versets bibliques qui font l’éloge de la beauté du corps féminin sont
également utilisés pour l’exégèse allégorique du lien conjugal11. De ce fait, les interprétations
de la symbolique des rôles et fonctions mettent usuellement en avant les pratiques de
maternage et nourrissage en associant la fécondité aux valeurs de chasteté et fidélité des
femmes. Cependant, le rejet de la sexualisation du corps dans le premier christianisme
produit également d’autres représentations. L’association de l’eau du baptême au sang
du Christ versé pour la rédemption des humains légitime par exemple la figure de Jésus
comme mère-nourrice. Il est dès lors important de relever le fait que, dans le sillage de
cette figure, les représentations troublant les codifications genrées du nourrissage sont
valorisées dans les sources visuelles ou textuelles des expériences spirituelles et mystiques
médiévales12.
C’est toujours à travers l’association à la mère-épouse que la médiation spirituelle de
Marie, mère de Jésus, en tant que Mère universelle des chrétiens, est mise en avant dans
le discours théologique et la spiritualité du christianisme d’Occident13. Le culte marial
se démarque par son caractère affectif notamment à partir du xiiie siècle14. Les iconogra-
phies rendent visibles ces significations. En nourrissant le Christ enfant, la vierge Marie
témoigne de cet amour divin qu’exprime l’Incarnation du Dieu-Homme, dans les images
par exemple de la Mater amabilis ou de Maria lactans. La Mater misericordiae s’adresse
au Dieu-Père se tenant à côté de son Fils-Dieu ; elle montre sa poitrine lui rappelant
cet amour, et, dans l’iconographie chrétienne de la Double Intercession, elle implore la
miséricorde divine pour les péchés du monde à l’heure du Jugement. C’est encore le lait
de la Vierge, communiqué aux fidèles par des visions ou jaillissant directement de ses
images miraculeuses, qui témoigne de la transmission des connaissances surnaturelles15.
Sur un autre plan, la surabondance de grâces attribuées à la Mère par l’Esprit qui est
descendu sur elle, permet encore l’association symbolique de la lactation de la vierge
Marie à l’image de la Sagesse ; l’allaitement de Jésus par sa mère figure aussi le lien de
charité entre le Christ et l’Église16.
Le croisement de ces deux symboliques, l’Incarnation et la transmission des connais-
sance divines, peut être décelé dans les pratiques des communautés chrétiennes. C’est
ce que montrent les études iconographiques des objets cultuels produits par la dévotion
au lait de la Vierge, ou les analyses des récits hagiographiques et des visions17. Il s’agit
d’un champ d’études en voie de définition, que certaines contributions de cet ouvrage
permettent d’approfondir18. Il serait cependant utile d’élargir le cadre chronologique
des recherches, notamment en ce qui concerne l’expérience mystique moderne et
contemporaine19, et de comparer les usages interprétatifs dans les diverses confessions
de foi chrétiennes.
17 Walker Bynum, 1995. Voir aussi Lett, 2002 ; Barnay, 2011 ; Sperling, 2018 ; Roux, 2020.
18 Voir notamment Br. Roux, « La relique du lait de la Vierge », et J. Planamente dans ce volume.
19 Voir Walker Bynum, 1994. Pour la discussion du thème de l’allaitement mystique, à partir d’une étude de cas :
Pomata, 2001 et dernièrement Maillet, 2017.
20 Nb, 11, 12 ; Dt, 28, 56-57 ; 32, 18 et 25 ; Os 9, 14 et 10, 14 ; Lm 2, 12 et 4, 3 ; Es 13, 16-18 ; Jr 44, 7 ; Jb 24, 20 ; Ps 137.
21 Baschet, 2000 ; cf. cependant les nuances critiques apportées par Bœspflug, 2009.
22 Dompnier, 1985.
23 Pour l’interprétation du Cantique des Cantiques : Chrétien, 2005, p. 201-223. Voir aussi J. Blanc, « Nutrition et
innutrition », dans ce volume.
le la it des chrétiens 63
enfants exclus, éloignés voire qui s’éloignent du sein nourricier dans les allégories de la
Charité24. Dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné elle apparaît de manière éloquente.
Fort d’un registre poétique mémoriel dont le puissant imaginaire ne fait pas de doute,
Aubigné représente le drame de la politique meurtrière des guerres de religion par
l’image biblique du conflit entre les deux jumeaux Ésaü et Jacob. Le premier nourrisson,
« plus fort orgueilleux », empoignant « les deux bouts des tétins nourriciers », dispute
à l’autre l’exclusivité du sein de leur « mère affligée », qui les porte : la France. Son
corps devient alors le terrain d’une lutte fratricide, qui « viole l’asyle de ses bras », et
dont la violence aveugle la blesse et meurtrit, jusqu’à l’expression de l’ire maternelle
par le rejet et la malédiction :
Adonc se perd le laict, le suc de sa poitrine,/ Puis aux derniers aboys de sa proche
ruine/ Elle dit, vous avez félons ensanglanté/ Le sein qui vous nourrit, et qui vous a
porté :/ Or vivez de venin, sanglante géniture, / Je n’ay plus que du sang pour vostre
nourriture25.
On est également confronté à la violence symbolique des représentations catholiques
de l’hérésie comme vieille femme aux mamelles desséchées (Fig. 1), car les enfants
ne seront pas nourris en son sein, à la différence de ceux accueillis dans le sein aux
vertus nourricières de la mère Église26. Cette figure se prête toutefois facilement aux
rebondissements polémiques. Luther cherche déjà à dévoiler l’origine diabolique de
l’institution papale en la représentant sous les traits de la génération satanique d’un
pape-nouveau-né, enfanté par une diablesse et ensuite allaité et élevé par trois Furies.
L’image caricaturale de la nourrice Mégère, qui est publiée en 1545 dans un livre à images,
l’Image de la papauté, questionne l’Église romaine en tant qu’institution-mère et par
conséquent son magistère pour la transmission de l’Évangile (Fig. 2)27. Sur un autre plan,
celui de la dénonciation chrétienne de l’altérité religieuse à combattre, les écrits contre
les Juifs de Luther mettent en avant une critique théologique agressive de l’élection par
la naissance, qui se fonde sur l’idée de filiation. En convoquant pour sa part le motif de
la rivalité entre Ésaü et Jacob, Luther oppose le sang et le lait à la parole et à la vocation
par lesquelles on devient enfant élu de Dieu28. Dans les mêmes années, le violent sujet
iconographique médiéval de la Judensau – la truie allaitant les Juifs –, tel qu’il est réinvesti
par la polémique luthérienne, dévoile le basculement antisémite du discours religieux du
réformateur, à travers l’emploi d’une symbolique des relations entre espèces qui caricature
la notion d’impureté29. À la fin des années 1560, dans la fureur du conflit confessionnel
relancé par la conclusion du concile de Trente, les images de la truie allaitante et des
Furies nourrices sont récupérées, toujours du côté des imprimés populaires protestants,
pour attaquer les missions des jésuites en Allemagne : elles servent à dénoncer à la fois
l’allégeance papiste de la Compagnie de Jésus et l’origine crypto-juive de ses membres.
D’une riposte à l’autre, ces modes de l’invective contre les Juifs restent une constante
du discours chrétien moderne. Des truies aux mamelles turgides, accompagnant des
enfants-monstres, sont ensuite représentées dans un placard catholique, qui répond aux
publications luthériennes30. Cette iconographie et le texte qui l’accompagne entendent
alors stigmatiser la naissance de perversions et déviances dans l’espace géographique
protestant, et défendre ainsi le bien-fondé de la défense de l’« Église militante » – le
combat pour Rome en Allemagne.
Le frontispice historié d’un ouvrage publié par le jésuite Bernard Galtier en 1620,
comme outil de controverse pour les prédicateurs catholiques en France, L’apocalypse
de la réformation ou la révélation des mystères de la prétendue réformée, réactive de son côté
l’image de la Réforme comme une Furie mère-nourrice31.
27 M. Luther, Abbildung des Babstums, in Id., Werke. Kritische Gesamtausgabe, vol. 54, Weimar, Hermann Böhlaus
Nachfolger, 1928, p. 346-373.
28 Luther mobilise l’exemple d’Ésaü et Jacob : le jumeau cadet qui est appelé à la primogéniture à la place de l’ainé,
par l’action de leur mère Rebecca (Gn 27). Le fait que les deux enfants aient grandi « dans le sein de la même mère
n’y a rien changé, pas plus que le fait qu’ils se soient nourris du lait et du sang de la même et unique Rebecca » :
Luther, Des Juifs et de leurs mensonges (1543), éd. critique et introduction par P. Savy, Paris, Champion, 2015, p. 55.
Cet épisode biblique est souvent évoqué dans le contexte de conflits religieux ou intra-chrétiens.
29 Sur les enjeux de violence symbolique dans la reprise luthérienne de cette iconographie médiévale, voir Savy, 2015,
qui discute aussi l’état des études. Le thème de l’allaitement dans la circulation de motifs antisémites en Allemagne
à l’époque moderne mériterait une étude spécifique, comme celle récemment effectuée sur les nourrices nouvelles
chrétiennes en Espagne : Gebke, 2020. La relation entre les familles juives et leurs nourrices chrétiennes est évoquée
comme problématique dans la bulle Etsi Judeos d’Innocent III : voir la discussion de ce texte controversé par Cohen,
2017 qui met en avant l’importance du fluide pour la notion d’impureté. Voir aussi l’analyse provocatrice des manuels
domestiques britanniques du début du xviie siècle de Trubowitz, 2000 à cf. cependant avec les indications sur le
topos du père juif pauvre allaitant ses enfants étudié par Lionetti, 1988, p. 128-133.
30 Ces images protestantes contre les jésuites et celles du placard catholique antiprotestant de Johann Nas sont
reproduites dans l’étude de Spinks, 2004, dont je suis ici le propos.
31 B. Galtier, L’apocalypse de la Réformation ou la revelation de la pretendue réformée. Œuvre divisée en XII Discours
monstrant comme la doctrine qu’elle proteste conduit à toute mechanceté. Livre très utile aux prédicateurs qui desirent
desabuzer les Errans. Dédié à Monseigneur le Cardinal de La Rochefoucaud, Poitiers, Antoine Mesmier imprimeur
ordinaire du roy, 1620. Le père Galtier (1564-1629) a été enseignant de rhétorique, prédicateur et recteur des collèges
d’Agen et Bordeaux : Sommervogel, 1892, p. 1147, 2.
le la it des chrétiens 65
Fig. 2. M. Luther, Abbildung des Babstums (1545) : caricature du pape-enfant élévé par les Furies.
66 da n i el a solfaroli c amillocc i
Trois femmes y sont représentées (Fig. 3). La première, assise au centre est plus petite,
mais surmonte les deux autres. Elle figure l’Église qui, accompagnée par la colombe du
Saint Esprit émanant de sa lumière, tient la croix, et la tiare papale d’où pendent les clés.
Dans les marges de la page, à côté du titre, les autres femmes se montrent debout, devant
deux colonnes. La première est une jeune richement habillée, « parée en courtisane ». Elle
est masquée et porte un livre et un vase – la bible « imaginaire » prêchée par les ministres
réformés et la coupe de l’erreur qu’elle tient couverte pour en cacher le « mystère »
(d’iniquité). Il s’agit de la Réformation, telle qu’elle voudrait apparaître. La deuxième est la
vraie (pretendue) Réformation, quand elle est révélée par la lumière du Saint Esprit : une
vieille « Megère furieuse », des serpents comme cheveux, lève la torche qui a allumé des
conflits sanguinaires en toute Europe. Sa robe déchirée découvrant la poitrine, un enfant
déjà grand s’attache à ses mamelles flétries. Comme l’explique l’auteur, ces figures sont la
mise en abîme du dévoilement que dénonce son œuvre. Grâce à elle en effet :
Ce misérable jeune enfant réformé qui pend aux tetasses empoisonnées de ceste Louve,
les jambes duquel sont arrestées dans les plis de la queue du Serpent infernal, ne se
peut maintenant couvrir du manteau d’ignorance (aussi est-il tout nud) et dire qu’il
ne la peut recognoistre telle qu’elle est32.
A travers la violence extrême de ces images et de ces textes, il apparaît clairement que l’enjeu
de la transmission dépend non seulement des pouvoirs spécifiques attribués au lait, mais
aussi des corps qui produisent ou reçoivent cette première nourriture. Ces corps peuvent être
quant à eux présentés comme bons ou mauvais, en raison de leur complexion, âge ou origine.
En caricaturant les traits des mères, des nourrices et des nourrissons, les images polémiques
renvoient implicitement à la compréhension des normes nutritionnelles considérées selon la
nature. La référence à cette « normalité » permet d’évoquer ce qui représente son contraire :
des pratiques ou des actrices et acteurs jugés hors normes, voire contre nature.
Corps nourriciers et fluide nourrissant sont en effet considérés comme responsables
de la santé morale – ou spirituelle – et physique des individus, mais ils déterminent aussi
leur défauts, vices et perversions33. Le présent ouvrage réunit les résultats de recherches qui
interrogent l’impact politique et social des représentations et constructions intellectuelles
autour du corps des nourrices, en fonction de leurs origines et apparences34. Au croisement
des discours médicaux et des dispositifs religieux, la définition de l’allaitement contribue
à la fois à la mise en place des hiérarchies de classe et aux processus de racialisation, soit à
des représentations et constructions qui ne sont pas sans susciter des tensions. L’idéologie
de pureté sociale par la limpieza de sangre dans l’Espagne moderne dénonce les dangers
de la contamination des enfants par le lait de nourrices nouvellement converties à la foi
chrétienne. Ciblant les individus d’origine juive ou musulmane, et favorisant le processus
de séparation et stigmatisation, cette perspective finit même par remettre en question
l’affirmation théologique catholique de la grâce salutaire offerte par le sacrement du
baptême. Elle est dès lors parfois nuancée ou critiquée par des gens d’Église, ceux-là
mêmes qui sont impliqués sur le plan institutionnel dans la persécution des infidèles35.
35 Voir Chr. Orobitg dans ce volume, où elle discute la problématique du baptême. Les dynamiques ibériques de
stigmatisation par le lait ont été analysés dernièrement par Gebke, 2020, p. 41-90.
36 Lett, 2000 ; Cavina, 2017, p. 37-46.
37 Hanley, 1995 ; Moulinier, 2000 ; Cavina, 2017, p. 47-61. Pour les usages politiques de l’allégorie de la France
comme « mère nature » à la Renaissance voir Zorach, 2005, p. 83-134.
le la it des chrétiens 69
bout du compte, avec le lait des nourrices, c’est bien de l’erreur dont l’enfant s’imprègne,
au sein des familles38.
La conception de l’allaitement comme accomplissement véritable de la maternité surgit
dès lors à la faveur d’un discours intellectuel et moral qui met l’accent sur l’instruction
comme lien entre générations, tout en alertant sur les dangers d’une mauvaise éducation39.
À partir de cette réflexion sur la transmission, la prise en charge personnelle de l’allaitement
des enfants par la mère détermine sa collaboration au devoir de nourriture du père. Le
lait des mères, qui est associé au sang dans la théorie de la déalbation, est présenté, fort
de l’autorité de la tradition médicale, comme le fluide qui transmet, avec le tempérament,
les rudiments d’une identité familiale à perpétuer40. Les femmes chrétiennes pratiquant
la charité et la foi en toute modestie seront sauvées par leur maternité, et achemineront
leurs enfants vers un chemin de grâce, comme l’affirme l’apôtre Paul (1Tm 2, 15). De ce
fait, l’allaitement maternel se charge aussi de finalités qui touchent au salut. L’approche
spirituelle de la maternité, qui souligne l’importance du rôle des femmes dans la transmission
de la foi, a pu être présentée comme un continuum de la culture chrétienne européenne41.
À l’époque des conflits intra-chrétiens, l’injonction morale de l’allaitement témoigne de
l’acceptation d’un rôle spécifique dévolu aux femmes de la maison dans l’éducation des
petits-enfants42. Auparavant, cet aspect n’apparaissait pas de manière évidente chez les
humanistes qui, engagés dans l’éloge des vertus civiles du mariage, soulignent pour leur
part l’économie symbolique dont sont chargés les pères de famille43.
L’idée de filiation spirituelle paternelle et maternelle ne peut cependant se comprendre
sans considérer également l’importance qu’elle revêt pour les gens d’Église eux-mêmes
afin de rendre compte de la vocation à la génération intellectuelle et spirituelle qu’ils se
reconnaissent. Suivant le témoignage paulinien transmis à la communauté de Thessalonique,
l’action de l’apôtre peut être comparée à la tendresse d’une mère-nourrice :
Comme apôtres du Christ, nous aurions pu nous imposer. Mais nous nous sommes faits
tout petits au milieu de vous ; comme une mère prend soin des enfants qu’elle nourrit,
nous aurions voulu, dans notre tendresse pour vous, vous donner non seulement la
bonne nouvelle de Dieu, mais encore notre propre vie, tant vous nous étiez devenus
chers. (1Th 2, 7-8)44.
38 Érasme, Les Adages, sous la dir. de J.-Chr. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, vol. 1 : 652, A teneris unguiculis ;
653, Ab incunabulis ; 654 Cum lacte nutricis, p. 512-513. L’autorité de 1Co 2, 13-14 et 1Co 3, 1-3 (voir supra) légitime
implicitement ce discours, qui sert par ailleurs à promouvoir l’importance du correctif imparti par la pédagogie
« solide » des instituteurs humanistes.
39 La thèse doctorale de J. Sercomanens, « Les polices du corps féminin : normes et modes de comportement pour les
jeunes filles, les épouses et les mères entre Renaissance et Réforme (1488-1589) », menée dans le cadre du groupe
de recherche « Lactation in History », est consacrée à ces thématiques.
40 Voir M. Van der Lugt dans ce volume.
41 Delumeau, 1992. Cf. cependant les remarques critiques de Marand-Fouquet, 1995.
42 Voir J. Sercomanens, « Tailles serrées », ainsi que son analyse de ces questions dans D. Solfaroli Camillocci,
J. Sercomanens, Ph. A. Rieder dans ce volume.
43 Voir à ce sujet l’analyse du traité de Leon Battista Alberti De la famille par Hairston, 2013.
44 A partir du mot original trophos, nourrice, qui indique toute mère qui nourrit de son lait un enfant et lui apporte des
soins, ce passage a donné lieu à des interprétations différentes. Pour une mise en perspective historique de l’exégèse
complexe de cette image de la mère-nourrice, qui met en avant la tendresse du lien de filiation et de paternité spirituelle
de l’apôtre, mais aussi la dépendance des « enfants », voir Houston Mcneel, 2014. Cf. ce passage avec 1Co 4,
70 da n i el a solfaroli c amillocc i
Ce passage, qui défend une conception singulière de paternité spirituelle, est réactivé
à des fins pastorales spécifiques par des acteurs ecclésiastiques appartenant à des Églises
rivales. Pour la France catholique, on a souligné que la littérature sur la direction de
conscience met en avant l’engagement personnel du prêtre comme père en esprit, et ce
afin de réprimander l’absence ou la distance morale du père selon la chair, qui est rappelé
à ses devoirs d’éducateur45. L’encadrement ecclésiastique vise de ce fait à produire une
hiérarchie des fonctions, qui peut dévaloriser la fonction paternelle ordinaire. Cependant,
la promotion du culte de saint Joseph permet également des recadrages symboliques de la
tendresse paternelle, en soulignant la proximité de l’époux de la Vierge avec l’enfant divin
dont il est le gardien. Les iconographies de la Sainte Famille qui représentent l’implication
« maternelle » de saint Joseph dans les soins quotidiens ou dans la nutrition de Jésus,
sont révélatrices d’une construction pastorale spécifique de la masculinité des pères. Dans
l’empire espagnol, par exemple, saint Joseph est une figure d’allégeance au Roi divin qu’il
gouverne. Au Mexique, son culte en tant qu’intercesseur produit une figure spécifique de
« gouverneur », qui est importante pour les enjeux de la colonisation46.
La construction hiérarchique des références au nourrissage est évidente dans le
catéchisme du concile de Trente. Les parents sont appelés, chacun selon le rôle domestique
qui lui appartient, à prendre en charge leur devoir de nutrition tout d’abord spirituelle des
enfants. Mais ils sont aussi incités à s’impliquer en tant qu’enfants obéissants de la Sainte
Mère Église, et dans le respect de leur condition sociale47. En France, le manuel pour la
Famille sainte du jésuite Jean Cordier codifie et illustre ces prescriptions. L’accent est surtout
placé sur la nourriture éducative apportée par les parents. On requiert d’eux l’acceptation
des hiérarchies du genre qui régissent la répartition des rôles domestiques ainsi que les
engagements qui en découlent. La culture casuiste de l’auteur se manifeste dans les pages
consacrées aux mères. Encouragées à allaiter dans une longue exhortation qui ne cache
pas, par ses effets recherchés de style, son caractère rhétorique, les femmes des élites sont
cependant invitées à ne pas se laisser gagner par trop de scrupules : lorsqu’il répond à des
motivations bien fondées, un renoncement à l’allaitement ne représente pas un péché48.
La question de la paternité des pasteurs protestants mériterait d’être davantage
approfondie. Pour un corps ecclésiastique d’hommes mariés, l’état conjugal était une
obligation sociale, et la fonction paternelle se voulait exemplaire. La comparaison des
soins pastoraux avec les tâches pratiques de nourrissage, légitimée par l’autorité de l’apôtre
Paul, peut dès lors impliquer une compréhension spécifique des fonctions du « ministre »
14-16 : « Ce n’est pas pour vous faire honte que j’écris cela, mais je vous avertis comme mes enfants bien-aimés. En
effet, quand vous auriez dix mille surveillants dans le Christ, vous n’avez pas plusieurs pères : c’est moi qui vous ai
engendrés en Jésus-Christ par la bonne nouvelle. Je vous y encourage donc, imitez-moi. ».
45 Robert, 2000, p. 149-158.
46 Ibid., p. 159-163. Saint Joseph est souvent convoqué comme patron des missions ; sur la promotion de son culte dans
l’empire espagnol, et notamment au Mexique, voir Villaseñor Black, 2006, p. 147-151.
47 Cf. Catéchisme du Concile de Trente, que j’ai consulté dans l’éd. de l’abbé J. M. Doney, Paris, Gauthier frères, 1826,
vol. II (mariage) et vol. III (quatrième commandement).
48 J. Cordier, La famille sainte, où il est traicté des devoirs de toutes les personnes qui composent une famille (1662), dernière
édition revue, Lyon, G. Chaunod, 1678. La deuxième partie concerne les devoirs des pères et mères : cf. ch. III
« De l’instruction des enfants » p. 263-326, sur l’instruction comme nourriture, et ch. IV « Du soin temporel » sur
l’obligation d’allaiter pour les mères, p. 331-336. Sur le succès de ce manuel de référence pour la pastorale catholique
d’inspiration tridentine en France, voir Walch, 2002.
le la it des chrétiens 71
de l’époque moderne, et que la culture visuelle contribue de son côté à relancer56. Cette
tendance ressort dans la mise en représentation des devoirs maternels pour les foyers
protestants en Allemagne, en Angleterre et dans les territoires coloniaux57. Le discours
protestant, qui est inspiré par une évaluation nuancée de la faiblesse de la chair dont
témoigne l’union sexuelle, insiste sur la sanctification du « nouveau corps » conjugal58.
Dans la pastorale catholique, l’accent est placé sur le lien entre sexualité et procréation,
avec des asymétries significatives au sujet de la définition des devoirs respectifs des époux
en tant que parents, mais aussi des ambivalences59. Les juristes catholiques sont divisés,
d’une part, sur la nécessité de tracer des limites entre la priorité donnée à l’engagement
moral de la mère dans la nutrition, qui présuppose la chasteté du père, et, d’autre part, sur
la définition de la dette conjugale en tant qu’offrande réciproque, comme une conséquence
de la dépossession individuelle du corps des époux, suivant l’autorité de Paul (1Co 7, 4-5).
On a souvent affirmé que l’allaitement maternel oppose symboliquement le père à ses
enfants : cette idée est nuancée et interrogée à nouveaux frais dans cet ouvrage60. L’étude
des arguments en faveur de l’allaitement des mères, souvent présentés comme des clichés
du discours moral, permet au contraire de mieux préciser les contours de l’anthropologie
spécifique des diverses confessions de foi chrétiennes et ses tensions. Les interdits religieux
pendant la grossesse et l’allaitement, qui participent à la naturalisation de la sexualité
comme essentiellement procréative, reproductive et hétéronormée, demeurent ainsi un
champ d’enquête particulièrement significatif dans une perspective culturelle et sociale.
Dans la culture chrétienne, une naissance hors normes pouvait être interprétée comme
l’indice d’une faute morale commise par les parents. À l’époque moderne, la violation des
interdits sexuels, les incestes, tout comme les relations sexuelles avec des infidèles, ou
entre clercs et moniales, ou encore les comportements inadéquats des mères pendant la
grossesse, sont des causes souvent avancées pour expliquer les procréations monstrueuses,
dont les fruits demandent par ailleurs à être interprétés et sont ainsi chargés sur le plan
symbolique61. Dans la littérature médicale de l’époque moderne, le discours sur les cas de
génération extraordinaire est également courant, et des recueils détaillent ces évènements
singuliers62. Le chirurgien Ambroise Paré définit comme « monstres » les créatures qui
apparaissent « outre le cours de la Nature […] signes de quelque malheur à venir » et
comme « prodiges » celles qui sont « du tout contre Nature ». Son livre célèbre, Des
monstres tant terrestres que marins avec leurs portraits, est publié en complément à son
livre d’obstétrique en 157363. En suivant cette même perspective, Simon Goulart, pasteur
genevois auteur de nombreux ouvrages historiques, présente dans son recueil de faits
divers et cas extraordinaires, Histoires admirables et mémorables de notre temps, le cas de la
lactation « merveilleuse » – au vu de la quantité excessive du fluide et de ses propriétés –,
de la fille d’une sage-femme de Breslau64. Il relate l’événement en tant que tel pour en faire
mémoire, sans fournir pour autant une interprétation religieuse de ce fait. C’est ainsi que
le théologien se mesure à l’exigence de faire le départ entre ce qui, dans le processus de la
procréation, relève du naturel, mais dont les lois sont cependant encore inconnues, et ce
qui serait un fait extraordinaire contre-nature, qui peut dès lors être perçu comme un signe
de la volonté divine. Dans son introduction au lecteur, Goulart affirme que son recueil
se veut « admirable », car les phénomènes rapportés dans les récits qu’il a extraits des
histoires de son temps sont tellement difficiles à appréhender qu’il envisage la possibilité
qu’« il y a du miracle ». Son ouvrage entend ainsi fournir de la matière « mémorable »
pour l’instruction et la consolation spirituelle des fidèles.
La même perspective revient chez Agrippa d’Aubigné, qui, dans le récit de sa vie à ses
enfants, raconte un miracle de lactation dont il a pu constater le bien-fondé en personne.
C’est l’histoire, qui lui a été racontée par le ministre de Saint Léonard, d’une mère âgée
dont la fille meurt en couche et qui, serrant le nouveau-né entre ses bras, se demande en
pleurant qui pourra désormais le nourrir. Le nourrisson s’empare de son sein ; découvrant
soudainement que ses mamelles sont remplies de lait, la grand-mère peut nourrir son petit-
fils, pendant dix-huit mois. Ce fait, remarque d’Aubigné, avant d’être publié a été consigné
dans les registres de l’Église de la communauté réformée du village qu’il a visité, en y faisant
halte lors de son voyage vers Conforgien, ce qui en confirme la véracité65. La chronique
de ce miracle, relatée par l’ancien homme d’armes, poète et historien réformé, pourrait se
lire, à la lumière du Psaume 22, comme un signe de la providence divine à destination de
tout fidèle qui s’y confie. Quelques décennies auparavant, Jean Calvin commentait, dans
sa prédication, le caractère singulier de la lactation des mères, qui se produit avant même
leur accouchement, en l’interprétant suivant les Psaumes comme un signe particulier de la
bienveillance paternelle de Dieu qui connaît et protège chacun, comme le dit le prophète
Ésaïe, dès le ventre de sa mère. De son point de vue, et en considération de ses dangers
ordinaires, la naissance est considérée en elle-même comme un « miracle »66.
63 Ambr. Paré, Des monstres et prodiges, éd. J. Céard, Genève, Droz, 1971, p. 3 (édition de 1585). Je remercie Francesca
Arena et Andrea Carlino pour l’échange sur ces aspects du lien entre écrits médicaux sur la génération et le discours
des monstres à la Renaissance.
64 S. Goulart, Histoires admirables et mémorables de notre temps (1603), Genève, Samuel Crespin, 1620, p. 16-17 :
« Accouchée abondante en lait. J’ay vu en la ville de Breslau la fille d’une sage-femme en sa gésine avoir telle abondance
de lait aux mamelles qu’en deux ou trois jours elle en rendit plein un grand vaisseau de bois contenant plus de douze
pintes de Paris. On en leva la crème dont fut fait beurre et du fromage fort savoureux : et n’osait cette vache à deux
pieds presque rien manger, autrement elle rendit du lait en quantité merveilleuse ». Goulart note avoir traduit cette
histoire d’un ouvrage en latin du médecin allemand Martin Weinrich (De ortu monstrorum commentarius, 1595), en
laissant le récit de cas à la première personne.
65 Th.-Agr. d’Aubigné, Sa Vie à ses enfants (vers 1620) ; éd. critique par G. Schrenck, Paris, Nizet, 1986, p. 201.
66 J. Calvin, Sermons inédits sur Ésaïe 42-51 (1558), édition en ligne (Genève 2015-2017), https ://archive-ouverte.unige.
ch/unige :75967 : « Ne voions-nous pas une providence inestimable en ce que devant que nous soions naiz, desja
il procure que nous soions nourriz et sustentez ? Qu’est-ce à dire que le sang se change en lait et que cela vienne
devant que l’enfant soit produit au monde ? Ne voilà point Dieu qui declare une solicitude plus que paternelle qu’il
a de nous ? (fol. 116r) ». Je remercie beaucoup Ruth Luginbühl pour la discussion stimulante sur cette mention
74 da n i el a solfaroli c amillocc i
calvinienne du « premier lait » dans ce passage du sermon, qu’elle m’a communiqué dans le cadre de son travail
d’édition. Sur le lien entre l’image de la maternité de Dieu et la notion de providence dans la théologie de Calvin,
voir Dempsey Douglass, 1986.
67 Lionetti, 1988, p. 41-51 ; Morel, 2000. Voir aussi Orland, 2013.
68 Huile sur toile, 196 × 127 cm, Museo Fondación Duque de Lerma, Toledo. Voir, pour la clarté des détails, la reproduction
du tableau dans Web Gallery of Art https ://www.wga.hu/index1.html.
69 Les interprétations de ce tableau sont souvent anecdotiques ; Samper, 2011 propose en revanche une lecture
convaincante de la relation entre intérêt « naturaliste » et culture symbolique du prodige dans le tableau, en soulignant
l’importance de la représentation de la lactation singulière de Magdalena Ventura. J’ai discuté le dispositif de ce
tableau avec Brigitte Roux, que je tiens ici à remercier.
le la it des chrétiens 75
assisté, et note que, hormis la forme du corps de l’enfant, qu’il décrit dans le détail, l’attitude
de cet être extraordinaire ramène à toutes les conditions « ordinaires » de l’enfance :
Il était en tout le reste d’une forme commune et se soutenait sur ses pieds, marchait
et gazouillait environ comme les autres de même âge : il n’avait encore voulu prendre
autre nourriture que du tétin de sa nourrice : et ce qu’on essaya en ma présence de lui
mettre en la bouche, il le mâchait un peu et le rendait sans avaler : ses cris semblaient
bien avoir quelque chose de particulier70.
L’attitude et les réactions de ce petit être sont jugées comme parfaitement enfantines ;
cela permet de considérer comme possible son intégration « à la norme », ce que Montaigne
accorde volontiers. Inutile dès lors de se donner la peine de produire des pronostics sur
les significations politiques futures pour le royaume de France, qui seraient dévoilées
par cette naissance, rappelle-t-il ironiquement. Le prodige n’en est plus un si l’on s’ouvre
intellectuellement à la perspective de la variété, encore en bonne partie inconnue aux
hommes, des formes de la création : « nous appelons contre nature, ce qui advient contre
la coutume ».
L’attention portée sur les gestes prosaïques des soins de la nourrice permettent de
mieux comprendre l’usage dissident fait par Montaigne du poids symbolique de la norme
coutumière. En pourvoyant la nutrition lactée que cet être réclame, tout en accompagnant
l’aliment fluide des compléments solides habituels pour un enfant de cet âge-là, la nourrice
« humanise » le monstre aux yeux de l’assistance. Par ailleurs, en observant et expliquant
ses fonctions corporelles, et en répondant aux questions, elle fournit une expertise qui
permet à l’observateur de concevoir la pleine appartenance de l’enfant hors normes à la
nature71, et qui autorise le rejet de l’idée d’un prodige religieux contre nature, seulement
utile à son interprétation politique. Bien qu’il soit peut-être confiné selon Montaigne à
un état liminal – qui pourrait implicitement être constaté dans son refus de nourritures
solides – le monstre examiné est finalement un être « selon nature ». Ces références à la
pratique du nourrissage, à ses actrices, acteurs et témoins, peuvent difficilement être lues
comme neutres et dépourvues de tout engagement intellectuel.
Pour conclure sur les traces de la critique de Montaigne, suivant les divers contextes
historiques, géographiques et culturels des sources textuelles ou visuelles, l’apparence ordinaire
du nourrissage ne devrait pas nous dissuader d’interroger ses significations sous-jacentes, et
de questionner ses enjeux idéologiques. Cet ouvrage contribue en bonne partie à préciser les
approches sociales et politiques de l’allaitement, mais également à éclaircir la compréhension
intellectuelle et symbolique de la lactation pour divers contextes historiques européens. Dans le
prolongement de ces études, les pratiques et leurs représentations religieuses seront cependant
à étudier en tenant davantage compte des processus de globalisation des diverses confessions
chrétiennes, et de leurs implications dans les entreprises de colonisation. Par ailleurs, les dis-
continuités et ruptures des discours sur l’allaitement dans le contexte des conflits interreligieux,
troublent finalement la pureté idéale du « lait des chrétiens », notamment à travers l’emploi
70 Montaigne, « D’un enfant monstrueux », in Id., Essais. Livre second, sous la dir. de J. Céard, Paris, Librairie générale
française, 2002, p. 601-604.
71 « La nourrice nous ajoutait qu’il urinait par tous les deux endroits » : ibid., p. 603.
76 da n i el a solfaroli c amillocc i
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Jan Blanc
La question des liens entre nutrition et éducation est ancienne. Durant l’Antiquité, le
thème de la lactation a souvent été associé à celui de la transmission des valeurs morales.
Narrée par Valère-Maxime, la légende du vieux Cimon allaité en prison par sa fille Péro
en est un exemple qui célèbre la force des liens familiaux et la vertu de la piété filiale1.
L’avènement du christianisme ne fait qu’amplifier ce mouvement. L’image de la Vierge
allaitante (Virgo lactans), dont la pureté du lait offert au Christ renvoie au thème de l’incar-
nation, a également servi de modèle à de nombreuses autres représentations d’allaitement,
dont les iconographies de la charité et de la miséricorde se sont particulièrement nourries
(Fig. 1)2. Elle a également occupé une place importante dans les prières qui permettent
de lutter contre les maladies et les épidémies3, ainsi que dans la morale socio-familiale4 et
chrétienne5. En relation avec les autres épisodes bibliques mettant en scène des repas ou
des scènes d’alimentation, Jésus a, en tétant le sein de sa mère, incorporé son humanité,
devenant chair à son contact, avant d’offrir à son tour son corps et son sang aux apôtres
(Fig. 2)6.
Ces métaphores, toutefois, ne concernent pas seulement l’édification morale. Dès
l’Antiquité et, plus encore, à la fin du Moyen Âge, de nombreux auteurs développent une
véritable pensée alimentaire de l’éducation et du savoir, jusqu’à concevoir la manière
dont un poète doit assimiler les modèles des grands auteurs sur le mode d’une véritable
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 81-100
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127422
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82 jan blanc
Fig. 3. Gerard van Groeningen, L’Homme à l’âge de dix ans [série sur les Âges de l’Homme], 1569-1575, eau-
forte et gravure, 24,2 × 20,2 cm, Amsterdam, Rijksprentenkabinet, inv. rp-p-1908-2134.
ingestion spirituelle (Fig. 3). Ces discours de ce qu’Émile Faguet a sans doute été le premier
à caractériser sous le néologisme d’« innutrition7 » ont été abondamment analysés dans
le cadre des études consacrées à la philosophie et la poésie du xve et du xvie siècles. Ces
réflexions se sont en revanche arrêtées à l’aube du xviie siècle, comme si ces mêmes discours
disparaissaient de l’horizon intellectuel, alors même que la mise en relation de l’alimentation
et de l’éducation demeure extrêmement présente, en particulier dans les théories et les
pratiques artistiques et dans les anciens Pays-Bas, où les ouvrages d’Érasme, qui a joué
un rôle majeur dans les réflexions sur l’innutrition, continuent d’être particulièrement lus
et commentés8. C’est à cette longue histoire des rapports entre nutrition et innutrition,
sur son rôle dans le développement d’une nouvelle conception de l’éducation à partir
de la fin du xvie siècle, et sur la place de l’allaitement et de l’alimentation lactée dans ces
discours qu’est consacré cet article. Rappelant d’abord les bases rhétoriques et poétiques
sur lesquelles se sont fondés ces discours, je tenterai de montrer la manière dont les peintres
7 Faguet, 1898, p. 214. Sur ce sujet, voir notamment Pigman, 1980, p. 1-32 ; Carron, 1988, p. 565-579 ; Gutbub, 2005,
p. 287-324.
8 Meerhoff, 1986, p. 39-40.
84 jan blanc
hollandais ont pu, dans leurs pratiques d’atelier, perpétuer l’idée que l’apprentissage est
une forme de digestion comme une autre et que l’imitation réussie des maîtres consiste
d’abord en un art de la dévoration.
connaître les noms des choses, mais aussi à les placer de la manière la plus convenable12 ».
À cette fin, Quintilien reconnaît que l’écoute des orateurs est utile, mais que la lecture de
leurs œuvres l’est davantage encore, en raison de la possibilité de revenir constamment
sur leurs propos, de les répéter dans son esprit, à la manière d’un homme mâchant la
nourriture qu’il ingère :
L’audition et la lecture ont des avantages différents. Quand nous écoutons, c’est la chose
même, la chose vivante, et non pas seulement sa forme et son expression, qui nous
saisit. Tout vit, tout se meut, et nous assistons, en quelque sorte, à la naissance d’une
chose dont nous attendons la fin avec intérêt et sollicitude. Non seulement l’issue du
jugement, mais le danger même des parties, nous inquiète. Enfin, la voix, l’action, la
prononciation, moyens si puissants lorsqu’ils réunissent la noblesse et la convenance,
tout, en un mot, enseigne à la fois. Dans la lecture, le jugement est plus sûr. […] En
outre, la lecture est libre, et n’est pas obligée de courir avec l’orateur. On peut revenir
à chaque instant sur ses pas, soit pour examiner un passage plus attentivement, soit
pour le mieux retenir ; et c’est ce qu’il faut faire. De même qu’on mâche longtemps
les aliments pour les digérer plus aisément, de même ce que nous lisons, loin d’entrer
tout cru dans notre esprit, ne doit être transmis à la mémoire et à l’imitation qu’après
avoir été broyé et trituré13.
Cette métaphorisation alimentaire de la lecture court tout au long des commentaires
de Quintilien : il faut lire « les meilleurs auteurs » et cela « durant un long temps », et
« avec soin », afin de bien soigner la manière de mâcher la matière de leurs œuvres et de la
faire sienne14, tandis que l’histoire, elle aussi, peut être un « jus doux et abondant » (uberi
iucundoque suco)15. Quintilien émet toutefois une réserve sur cette manière de dévorer les
livres. Il constate que la beauté des mots ne peut être directement transposée du modèle
par son imitateur, car elle appartient en propre à ce modèle :
Toute copie est toujours moindre que l’original ; elle est ce que l’ombre est au corps,
le portrait à la figure qu’il représente, et le jeu des comédiens aux sentiments réels
qu’ils veulent exprimer. Il en est de même de l’éloquence oratoire. Les orateurs qu’on
prend pour modèles reçoivent leur mouvement de la nature, et d’une force réelle qui
les anime intérieurement ; l’imitation, au contraire, est servile et fictive, et n’a jamais
rien de propre. Voilà pourquoi les déclamations ont moins de sang et de nerfs, pour
ainsi dire, que les oraisons, parce que le sujet des unes est réel, et que celui des autres
est fictif. Ajoutez enfin que les qualités les plus importantes d’un orateur ne sont pas
susceptibles d’imitation, je veux dire l’esprit, l’invention, la force, la facilité, en un
mot tout ce que l’art n’enseigne pas. Cependant bien des gens, pour s’être approprié
certaines expressions, certaines formes de composition, s’imaginent avoir complètement
reproduit leur modèle : ils ne voient pas que la langue change avec le temps, que les mots
meurent et renaissent au gré de l’usage, qui en est presque unique règle ; car les mots
12 Ibid., X, i, 8.
13 Ibid., X, i, 16-19.
14 Ibid., X, i, 20-21.
15 Ibid., X, i, 31.
86 jan blanc
ne sont ni bons ni mauvais, n’étant par eux-mêmes que des sons ; mais ils deviennent
bons ou mauvais, selon qu’ils sont bien ou mal placés. Et quant à la composition, ils
ne songent pas qu’elle doit être en harmonie avec la nature des choses, et qu’elle tire,
de la variété son principal agrément16.
Puisqu’on ne peut lire un auteur autrement qu’en lui donnant le tour de son esprit, de
son caractère et de sa culture, la lecture est bien un acte d’appropriation, dans la mesure
où elle est un acte de destruction, par lequel le matériau ingéré disparaît à travers les
multiples transformations qu’il subit. Pour manger le modèle et pour l’incorporer, il faut
aussi le faire disparaître en soi.
Quintilien n’est pas le seul auteur antique à proposer une théorie alimentaire de la lecture.
Une grande partie de sa démonstration repose sur le développement et l’amplification
d’un topos, auquel fait également référence Sénèque dans l’une de ses Lettres à Lucilius :
Je ne quitte pas mes lectures. La lecture, à mon sens, est nécessaire, d’abord en
ce qu’elle prévient l’exclusif contentement de moi-même ; ensuite, m’initiant aux
recherches des autres, elle me fait juger leurs découvertes et méditer sur ce qui reste
à découvrir. Elle est l’aliment de l’esprit, qu’elle délasse de l’étude, sans cesser d’être
une étude aussi. Il ne faut ni se borner à écrire, ni se borner à lire : car l’un amène
la tristesse et l’épuisement (je parle de la composition) ; l’autre énerve et dissipe. Il
faut passer de l’un à l’autre, et qu’ils se servent mutuellement de correctif : ce qu’aura
glané la lecture, que la composition y mette quelque ensemble. Imitons, comme on
dit, les abeilles, qui voltigent çà et là, picorant les fleurs propres à faire le miel, qui
ensuite disposent et répartissent tout le butin par rayons et, comme s’exprime notre
Virgile : « D’un miel liquide amassé lentement, / Délicieux nectar, emplissent leurs
cellules17 ».
Comme Quintilien, Sénèque insiste sur la dimension doublement transformatrice
de la lecture. D’une part, comme on l’a dit, le lecteur s’approprie la matière de sa lecture
en la façonnant à l’image de son goût et de son caractère. Il s’agit là d’une digestion qui
décompose et recompose les sucs et les matières ingérés :
Tant que nos aliments conservent leur substance première et nagent inaltérés dans
l’estomac, c’est un poids pour nous ; mais ont-ils achevé de subir leur métamorphose,
alors enfin ce sont des forces, c’est un sang nouveau. Suivons le même procédé pour
les aliments de l’esprit. À mesure que nous les prenons, ne leur laissons pas leur forme
primitive, leur nature d’emprunt. Digérons-les : sans quoi ils s’arrêtent à la mémoire et
ne vont pas à l’intelligence. Adoptons-les franchement et qu’ils deviennent nôtres, et
transformons en unité ces mille parties, tout comme un total se compose de nombres
plus petits et inégaux entre eux, compris un à un dans une seule addition18.
16 Ibid., X, 2, 11-13.
17 Sénèque, Lettres à Lucilius, XI-XIII, lxxxiv, 1-4. Voir Virgile, L’Énéide, I, v. 482. Sur ce lieu commun, voir notamment
Untereiner, Kroeber, Kluckhohn et Meyer, 1952, p. 47 ; Bizer, 1995, p. 26-27 ; Camilleri et Vinsonneau,
1996, p. 9 Voir aussi, plus généralement, Moss, 2002.
18 Sénèque, Lettres, XI-XIII, lxxxiv, 6-7.
l’a rt de dévorer son ma ître 87
D’autre part, en associant différentes lectures, prises à différents auteurs, parfois très
différents, ce lecteur produit un mélange unique, qui caractérise sa manière personnelle
de penser et de s’exprimer, et où il n’est plus possible de déceler l’origine des matières
ingérées :
Nous devons, à l’exemple des abeilles, classer tout ce que nous avons rapporté de nos
différentes lectures ; tout se conserve mieux par le classement. Puis employons la sagacité
et les ressources de notre esprit à fondre en une saveur unique ces extraits divers, de
telle sorte que, s’aperçût-on d’où ils furent pris, on s’aperçoive aussi qu’ils ne sont pas
tels qu’on les a pris : ainsi voit-on opérer la nature dans le corps de l’homme sans que
l’homme s’en mêle aucunement. […] Il faut que notre esprit, absorbant tout ce qu’il
puise ailleurs, ne laisse voir que le produit obtenu19.
Sénèque, que le latin est devenu une langue de référence – par la dévoration et la
digestion des formes du grec :
Si les Romains (dira quelqu’un) n’ont vaqué à ce Labeur de Traduction, par quelz
moyens donques ont ilz peu ainsi enrichir leur Langue, voyre jusques à l’egaller
quasi à la Greque ? Immitant les meilleurs Aucteurs Grecz, se transformant en eux,
les devorant, & apres les avoir bien digerez, les convertissant en sang, & nourriture
se proposant chacun selon son Naturel, & l’Argument, qu’il vouloit elire, le meilleur
Aucteur, dont ilz observoint diligemment toutes les plus rares, & exquises vertuz,
& icelles comme Grephes, ainsi que j’ay dict devant, entoint, et apliquoint à leur
Langue22.
Une nouvelle fois, c’est au registre métaphorique de l’ingestion et de la digestion que
Du Bellay fait appel pour tenter de faire comprendre à son lecteur comment il faut imiter
les meilleurs auteurs afin de se construire un style propre :
Il n’y a point de doute, que la plus grand’ part de l’Artifice ne soit contenue en l’im-
mitation, & tout ainsi que ce feut le plus louable aux Anciens de bien inventer, aussi
est ce le plus utile de bien immiter, mesmes à ceux, dont la Langue n’est encor’ bien
copieuse, & riche. Mais entende celuy, qui voudra immiter, que ce n’est chose facile
de bien suyvre les vertuz d’un bon Aucteur, & quasi comme se transformer en luy, veu
que la Nature mesmes aux choses, qui paroissent tressemblables, n’a sceu tant faire,
que par quelque notte, & difference elles ne puissent estre discernées23.
Dans la préface de la seconde édition de L’Olive (1550), publiée un an plus tard, Du
Bellay précise encore la nature de la comparaison qu’il propose entre lecture et digestion :
« J’ay tousjours estimé la poësie comme ung somptueux banquet, ou chacun est le bien
venu, & n’y force lon personne de manger d’une viande, ou boire d’un vin, s’il n’est à son
goust, qui le sera (possible) à celuy d’un aultre24 ». Si les réflexions de Du Bellay partent
du même constat que Quintilien ou Sénèque, les conséquences qu’il en tire sont ainsi
sensiblement différentes. Tout d’abord, la relation qui lie le texte lu et le lecteur, ou le
modèle imité et l’artiste, n’est pas une simpliste relation d’« influence ». Elle en est même
le strict contraire : c’est au lecteur ou à l’artiste de dicter sa loi à l’imité, de décider ce qu’il
prend et ce qu’il garde dans ses modèles. Par ailleurs et surtout, l’imitation ne consiste
pas en une copie des modèles par le poète, mais dans une véritable identification entre le
poète imité et le poète imitateur :
Je ne me suis beaucoup travaillé en mes ecriz de ressembler aultre que moymesmes :
& si en quelque endroict j’ay usurpé quelques figures, & façons de parler à l’imitation
des estrangers : aussi n’avoit aucun loy, ou privilege de le me deffendre. Je dy encores
cecy lecteur, affin que tu ne penses que j’aye rien emprunté des nostres, si d’avanture tu
venois à rencontrer quelques epithetes, quelques phrases, & figures prises des anciens,
& appropriées à l’usaige de nostre vulgaire. Si deux peintres s’efforcent de representer
22 J. Du Bellay, La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse, Paris, Arnoul l’Angelier, 1549, fol. 12r.
23 Ibid., fol. 13v.
24 Du Bellay, L’Olive, Paris, Maurice Ménier, 1550, fol. 7r.
l’a rt de dévorer son ma ître 89
les premières lignes de la vie qu’il consacre à l’artiste flamand, Van Mander insiste sur
la manière dont, à travers lui, c’est la nature qui s’est exprimée, jusqu’à le « choisir »
(uytpicken) parmi les « paysans » d’un « village inconnu » afin d’en faire son peintre :
peintre né parmi les paysans, c’est-à-dire parmi les hommes qui, au xvie siècle, sont
considérés comme les plus proches de la nature, Brueghel ne pouvait lui-même que
devenir le peintre des paysans, imitant son milieu d’origine comme s’il s’imitait lui-même,
jusqu’à prendre le nom de Brueghel, le village où il serait né, près de Breda27. Ce que Van
Mander raconte ensuite de la vie et des « diableries » et des « drôleries » de Brueghel
est à l’avenant. Le début de sa carrière est marqué par l’étude des œuvres de Jérôme
Bosch, qu’il parvient si bien à imiter « que nombreux furent ceux qui l’appelèrent Pierre
le drôle28 ». Par la suite, le peintre fait littéralement corps avec ses sujets, notamment
lorsqu’ils le ramènent à ses origines :
Avec [Hans] Franckert [un de ses amis], Brueghel sortait souvent pour aller à la rencontre
des paysans, lors de leurs kermesses et de leurs noces, habillés dans des vêtements de
paysans, offrant des cadeaux, comme les autres, prétextant qu’ils faisaient partie de
l’entourage ou de la famille de l’époux ou de l’épouse. Là, Brueghel prenait plaisir à
voir l’apparence des paysans quand ils mangeaient, buvaient, dansaient, bondissaient,
faisaient la cour, et d’autres drôleries de ce genre, choses qu’il savait imiter par ses
couleurs de manière amusante et jolie, aussi bien à la détrempe qu’à l’huile, car son
exécution était également excellente dans l’un et dans l’autre. Il savait aussi vêtir de
manière très convenable ces paysans et ces paysannes à la mode de Kampen ou d’autres
manières, à indiquer leur apparence typiquement paysanne dans leur façon de danser,
de marcher, de se tenir, ou dans d’autres actions29.
Pour peindre correctement les paysans, Brueghel ne se contente pas de les étudier, ni
même de les fréquenter ; à la manière du poète décrit par Du Bellay, qui s’identifie aux
auteurs qu’il lit, le peintre devient comme ses modèles, mangeant et buvant comme eux.
Il en est de même lorsqu’il traverse les Alpes pour aller en Italie – ou en revenir : « Au
cours des voyages, Brueghel a fait le portrait de nombreuses vues sur le vif, au point que,
dans les Alpes, il en avait avalé les montagnes et les rochers et que, revenu chez lui, il les
a vomis sur des toiles et des panneaux, tant il était parvenu à les imiter fidèlement, ainsi
que d’autres éléments de la nature30 ».
Tous les peintres néerlandais du xviie siècle ne partageront pas l’enthousiasme avec
lequel Van Mander encourage les artistes à s’accaparer sans vergogne leurs modèles : « On
pourrait se demander s’il n’est pas permis d’emprunter des choses aux autres maîtres ? »,
s’interroge Philips Angel dans son Lof der schilderkonst (Éloge de l’art de peinture, 1642),
avant de préciser : « À cela, je dirais oui, sans quoi nous irions contre les enseignements
de Karel van Mander », puis de nuancer son propos, en soulignant qu’il faut « le faire
subtilement, afin qu’en ajoutant quelque chose à sa propre œuvre, d’une façon douce et
délicate, personne ne puisse s’en apercevoir ». Il ajoute par ailleurs que « c’est une chose
très différente d’emprunter quelque chose afin de rendre plus parfait ce qui ne l’est pas
et ajouter quelque d’impropre à une œuvre déjà bonne ». Pointant du doigt les dangers
potentiels d’une copie trop servile des œuvres et des grands maîtres, mais aussi d’une
pratique de l’innutrition qui se contenterait d’une seule forme de nourriture, il ajoute
qu’il « est beaucoup plus méritoire d’imiter la nature plutôt que d’imiter la nature des
autres maîtres, car singer la manière d’un autre maître est une chose odieuse, tandis que
l’imitation de la nature est louable31 ».
Philips Angel s’exprime ici devant les membres de la guilde de Saint-Luc de Leyde.
Parmi eux figure peut-être Gerard Dou, dont Angel dit d’ailleurs le plus grand bien en le
présentant comme l’un des meilleurs peintres hollandais de son temps32. Il est d’ailleurs
possible, comme l’a suggéré Eric Jan Sluijter, que les positions théoriques défendues
par Angel dans son discours rejoignent celles de l’artiste leydois, dont de nombreuses
œuvres mettent également en scène la dimension physique et presque organique de la
pratique artistique. Dans son Peintre dans son atelier (Fig. 4), exécuté alors qu’il vient
tout juste de quitter l’atelier de Rembrandt, c’est un artiste qui semble faire corps avec
la toile tendue sur le chevalet qu’il représente. Tout autour de lui sont dispersés au sol
les objets susceptibles de lui servir de modèles pour l’invention et l’exécution d’une
peinture d’histoire ; mais ils décrivent surtout, à la manière d’une allégorie réelle, les
différents éléments de la culture visuelle du peintre, qu’il a préalablement ingérés par
l’étude avant de les constituer comme des composants essentiels de son imaginaire
artistique, ce dont témoignent les deux tronies en grisaille accrochées au mur du fond,
typiques des têtes d’expression peintes par Dou au début de sa carrière. Il est d’ailleurs
frappant de constater que cette représentation de l’imitation issue de la lecture et de
l’étude comme un acte d’incorporation demeure extrêmement présente tout au long
31 « Doch yemandt soude moghen vragen, of het dan niet geoorloft en is uyt andere Meesters yet te ontleenen ?
het welcke ick toe stae dat ja, soude anders regel recht teghen de Leeringhe van C. van Mander strijden in sijn
Grontleggingen van de Schilder-Konst, Cap. 1. vers. 46. daer het met reden toe gelaten wert. Maer tis vry wat anders
yet te ontleenen om sijn onvolmaecktheyt tot een meerder volmaecktheyt te brenghen, dan dat het is yet, niets
deughende te voeghen by het gene dat nu al-reede goet is, want het eenen dient tot loff van den Meester, daer het
af-genomen wert : daer de andere slordighe byvoeginge tot puere nadeel van den geene strect daer het by ghevoecht
wert. Soo dat hier onderscheyt ge-maeckt moet werden van yets af te nemen, of yets by te voegen. De Rapen (seyt
de voor-gemelde Geest) sijn wel goede kost, wanneerse wel ghestooft sijn : Te kennen gevende, dat yemandt die yet
ontleenen wil, daer soo aerdich mede moet toe gaen, dat hy ‘t genomen onder het sijne soo soet vloyende weet te
voughen, dat het selve niet bemerckt en kan werden » (Ph. Angel, Lof der schilder-konst, Leyde 1642, p. 36-37).
32 Ibid., p. 23, 56.
92 jan blanc
Fig. 4. Gerard Dou, Le Peintre dans son atelier, 1628-1629, huile sur bois, 66,6 × 50,9 cm, The Leiden
Collection, inv. gd-112.
de la carrière de Dou et, en particulier, dans les œuvres qu’il produit durant les années
1630 et 1640. Dans sa Vieille femme lisant (Fig. 5), la proximité du visage avec le livre
qu’elle tient ne traduit pas seulement la vue fatiguée de la lectrice ; elle exprime aussi la
manière dont elle tente d’assimiler et d’internaliser le contenu dévotionnel des prières
l’a rt de dévorer son ma ître 93
contenues dans ce recueil de la fin du xvie siècle33. Tandis qu’elle semble dévorer des
yeux l’estampe qui orne la page gauche de ce livre, ses lèvres sont entrouvertes : elle se
répète à voix basse, en murmurant, les mots de l’Évangile, comme si elle les mangeait
littéralement. Sa position vis-à-vis du livre qu’elle consulte et qu’elle embrasse presque,
n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, la manière dont Gerard Dou représente, durant la même
période, une vieille femme ressemblant fort à notre lectrice – probablement s’agit-il du
même modèle – qui, s’arrêtant de filer la laine, mange son porridge (Fig. 6). Une œuvre
de Dou, plus ambitieuse, insiste en particulier sur les liens entre nutrition et innutrition,
entre lactation physique et spirituelle : il s’agit d’un polyptyque peint par l’artiste leydois,
malheureusement disparu, mais que nous connaissons grâce à une description du peintre
et théoricien Arnold Houbraken, au tout début du xviiie siècle, ainsi que par une copie
peinte par Willem Joseph Laquy entre 1763 et 177134. Le panneau central de ce triptyque
(Fig. 7) montre une femme allaitant un enfant, tandis que les panneaux de gauche et de
droite représentent respectivement des enfants travaillant le soir et un savant aiguisant
une plume. L’historien de l’art Jan Emmens a proposé d’analyser ces trois tableaux en
relation avec les trois parties de l’éducation telles qu’elles sont décrites par Aristote et
reprises par Van Mander : la nature (ingenium), c’est-à-dire les dispositions naturelles,
est incarnée par la femme qui allaite son enfant, et qui est assimilée à la figure de Dame
33 Il s’agit des Evangelien ende epistelen alzomen die doort gantsche jaer op alle Sondaghen ende ander Heylighe daghen, in
der heyligher kercken hout de Lourens Jacobsz (v. 1585).
34 Emmens, 1997.
94 jan blanc
Fig. 6. Gerard Dou, Vieille femme mangeant du porridge, 1632-1637, huile sur bois, 51,5 × 41 cm, collection
particulière.
Nature ; le savoir (doctrina), symbolisé par les enfants à l’étude ; et la pratique (exercitatio),
exemplifié par la plume lentement affûtée par le savant. À travers le lait qu’il tête au sein
de la Nature, l’enfant incorpore les qualités grâce auxquelles il pourra ensuite, à travers
l’apprentissage et l’exercice régulier, mettre en forme son propre caractère. Mais, comme
le montrent les trois tableaux de Dou, qui déclinent aussi trois différents âges de la vie, ce
mode d’alimentation, qui symbolise la manière dont un individu apprend à développer
l’a rt de dévorer son ma ître 95
Fig. 7. Willem Joseph Laquy d’après Gerard Dou, Mère allaitant son enfant, 1748-1798, plume, pinceau et
aquarelle, 52,7 × 43,8 cm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. rp-t-1918.326.
les capacités propres de son génie, n’est propre qu’aux premiers moments de l’existence.
Il ne peut façonner son esprit que lorsqu’il est encore un enfant, et que son corps et son
esprit sont encore malléables. Plus âgé, ce n’est plus par une telle incorporation, directe
et immédiate, et ici métaphorisée par l’alimentation lactée, que l’individu peut apprendre
à devenir lui-même, mais en retouchant plus simplement et modestement la structure
mise en place durant ses premières années.
Les idées formulées par Gerard Dou doivent beaucoup à sa formation dans l’atelier
leydois de Rembrandt, où il a achevé sa formation entre 1628 et 1631, et où son maître
96 jan blanc
semble également avoir beaucoup insisté sur l’idée que l’imitation est une affaire de corps
autant que d’esprit. Dans le frontispice (Fig. 8) qui orne le premier livre de son traité de
peinture, l’Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst (Introduction à la haute école de
l’art de peinture, 1678), Samuel van Hoogstraten, un ancien élève de Rembrandt, représente
la muse Euterpe, qu’il associe aux thèmes de la vocation et de l’apprentissage, avec un
sein droit dénudé. « De sa flûte charmante », Euterpe « attire les jeunes gens » « par sa
force séduisante », comparable à celle d’une « attirante Sirène » qui leur fait préférer la
peinture aux « osselets » et aux « jeux d’enfants35 ». L’idée est similaire à celle que l’on
trouve chez Gerard Dou. La poitrine d’Euterpe, offerte aux regards mais aussi aux bouches
de ses jeunes artistes, renvoie aux « dons divins » dont la Nature fait grâce aux enfants
nés pour devenir des artistes, mais qui ne se manifestent réellement qu’à la condition
qu’ils soient « activés » par l’apprentissage, cette « activation » étant ici symbolisée par
l’allaitement36. Cet univers métaphorique permet de dépasser le clivage traditionnel de
l’inné et de l’acquis. Tout art, qu’il soit issu de prédispositions naturelles ou d’une pratique
technique, doit être incorporé, à travers l’intervention d’un tiers – un parent, un maître,
un ami –, à la manière dont un enfant ingurgite le lait de sa mère ou de sa nourrice pour
35 S. Van Hoogstraten, Introduction à la haute école de l’art de peinture (1678), Genève, Librairie Droz, 2006, p. [1].
36 Ibid., p. [2].
l’a rt de dévorer son ma ître 97
grandir et prendre des forces : « chacun n’a pas la chance dans sa jeunesse, en compagnie
d’honnêtes camarades et auprès d’un bon maître, de se nourrir de l’art comme on tête
un lait nourrissant37 ». Plus loin, Van Hoogstraten compare plus explicitement encore
l’apprentissage artistique à une forme d’alimentation : il cite une anecdote empruntée à
Van Mander sur le peintre italien Giuseppe d’Arpino qui, dans sa jeunesse, et « en raison de
sa grande assiduité », « oubliait de finir de manger ses petits pains quand il dessinait38 » ;
et il se souvient aussi de son propre séjour dans l’atelier de Rembrandt, à Amsterdam, au
cours duquel, « parfois las de l’enseignement de mon maître, je baignais dans mes propres
larmes, sans manger ni boire, et où je ne pouvais quitter mon œuvre avant de venir à bout
des erreurs qui m’avaient été indiquées39 ».
Si les thèmes de l’innutrition, héritées de la rhétorique et de la poétique latines, semblent
donc avoir perduré dans les théories et les pratiques artistiques néerlandaises jusqu’à la fin
du xviie siècle, elles ont aussi connu à cette occasion des reformulations assez substantielles.
Alors que l’allaitement et l’ensemble des métaphores alimentaires qui lui sont associées
au sein des théories de l’innutrition ont tendance à modéliser les pratiques poétiques sur
la transmission entre la mère (ou la nourrice) et son enfant, Van Hoogstraten en fait le
symbole de la transmission entre un maître, c’est-à-dire un homme, et ses élèves, de jeunes
garçons. Insistant sur la nécessité de placer les garçons le plus tôt possible dans un atelier,
l’ancien élève de Rembrandt souligne dans son traité l’aisance naturelle avec laquelle les
jeunes apprentis s’identifient aux adultes, tentant d’imiter non seulement leurs gestes mais
aussi leurs attitudes et les postures corporelles40. Ce mimétisme technique et physique
est plus vrai encore lorsque ces adultes se trouvent, comme un maître ou un parent, dans
une position d’autorité. Dans le cadre très codifié d’un atelier, le maître est une référence
centrale41. Pour les plus jeunes, il peut même représenter un véritable père de substitution,
comme ce que raconte Van Mander, après Vasari, au sujet du peintre Francesco Squarcione,
qui avait adopté plusieurs enfants comme Andrea Mantegna, Francesco Uguccione ou
Marco Zoppo42. Érasme explique également que les maîtres doivent être des « pères au
plein sens du terme43 », ce que confirme le marchand mercier Jacques Savary, qui précise
à la fin du xviie siècle que les apprentis doivent du respect à leur maître « comme s’ils
étaient leurs pères puisqu’ils sont la même chose qu’eux pour leur éducation pendant
qu’ils sont sous leur direction44 ». Van Hoogstraten, qui parle de Rembrandt comme de
son « second maître après la mort de [son] père45 », semble avoir compris les avantages
qu’un maître peut tirer de ce processus de « transfert » naturel pour la mémorisation des
modèles46. Compte-tenu de la simplicité d’usage des procédés mnémotechniques et des
facilités de mémorisation des jeunes apprentis, il souligne tout l’intérêt qu’il y a, citant
37 Ibid., p. [3].
38 Ibid., p. [14]. Voir van Mander, Het Schilder-Boeck, fol. 188r.
39 Van Hoogstraten, Inleyding, p. [12].
40 Blanc, 2008, p. 41-42.
41 Blanc, 2006, p. 30-33.
42 Van Mander, Het Schilder-Boeck, fol. 106v-107r.
43 Érasme, Œuvres, éd. mod., Paris, Robert Laffont, 1992, p. 479.
44 Lebrun, Venard et Quéniart, 2003, p. 123, 141.
45 Van Hoogstraten, Inleyding, p. [11].
46 Sur la notion de transfert, théorisée dans la psychologie expérimentale, voir Le Ny, 1964.
98 jan blanc
Francis Bacon, à ce que « les apprentis » aient « foi en leurs maîtres » et suspendent « leur
jugement jusqu’à ce qu’ils aient parcouru le chemin de tous les arts47 », s’exerçant à la copie
en cherchant non seulement à imiter les modèles soumis par le maître mais à imiter aussi le
maître lui-même, sa manière comme son ethos et son corps même. Puisque l’alimentation
dont il est question ici est d’ordre métaphorique, l’allaitement des élèves par leur maître
transcende ainsi les frontières de genre – la muse Euterpe, tout comme Rembrandt, allaite
leurs enfants afin de les aider eux-mêmes à devenir des maîtres, susceptibles d’allaiter à leur
tour. Comme le montrent aussi les autoportraits peints par Van Hoogstraten dans l’atelier
de Rembrandt (Fig. 9), où le jeune garçon peint dans la manière mais aussi dans le corps
même de son maître, portant les mêmes vêtements, jusqu’aux mêmes accessoires – ici une
chaîne d’or – (Fig. 10), l’apprentissage consiste, pour un jeune artiste, à faire un, corps et
âme, avec son maître, à le dévorer littéralement afin d’incorporer les qualités et les leçons
qu’il peut prodiguer. Exercice à la fois artistique, mental et physique, la copie s’apparente
ainsi à un travail de mémorisation mais aussi un exercice manuel par le biais duquel il
s’agit d’apprendre à placer, à utiliser son corps par l’imitation et la répétition des gestes et
à incorporer des techniques, dans le cadre d’un apprentissage proche de l’« apprentissage
par corps » dont a parlé Pierre Bourdieu48. Il s’agit ainsi d’un acte d’appropriation, mais
aussi d’un acte de conquête : un moyen d’enrichir le soi en faisant appel à ce qui ne lui
ressemble pas et en évitant ainsi la sèche et stérile reproduction du même par le même.
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Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 101-109
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127423
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102 f r a n c es c a ar en a
On ne reviendra pas ici sur l’histoire de ces dispositifs, mais il est important de souligner
qu’ils alimentent la production des discours normatifs sur l’allaitement. Je considère la
production de ces discours non pas tant comme des représentations autour du corps de
la femme allaitante, mais plutôt comme des récits – certes ambivalents – portant sur les
enjeux de régulation des pratiques sociales.
Il s’agira de revenir sur les débats qui on abouti à la théorisation d’un nouveau modèle
de parentalité qui est censée construire des « nouveaux » citoyens. Parmi les différentes
injonctions à la maternité, ce sont en effet celles concernant l’allaitement qui rapprochent
philosophes et médecins et permettent un basculement de perspective : la « bonne » mère
est celle qui allaite et prend soin de son nouveau-né. La proximité physique et émotionnelle
entre la mère et l’enfant devient un nouveau paradigme biopolitique au nom de la Nature
dès la deuxième moitié du xviiie siècle.
Il convient d’emblée d’éviter un malentendu récurrent : la mère dont parlent ces
textes n’est pas une mère quelconque. L’attention qu’on accorde à la relation mère-enfant
concerne essentiellement certaines classes sociales, celles des élites. C’est pour cela qu’on
oppose dans cette littérature médico-scientifique, faisant usage d’une subtile rhétorique,
la mère à la nourrice. La nourrice, qui est pourtant une mère, n’est pas pensée comme
une génitrice stricto sensu, mais comme l’une des alternatives à la fonction de nourrissage.
Il va de soi que l’on ne s’intéresse pas dans ces textes au fait que la nourrice des classes
populaires ait ou non des relations de proximité avec son propre nouveau-né. C’est à dire
que la théorisation de l’importance des relations affectives et de proximité de la mère avec
le nouveau-né concerne en réalité seulement une partie, restreinte, des femmes.
Il faudra tout d’abord replacer le processus – que j’appellerai de re-moralisation du
corps de la femme – dans le contexte d’échanges entre savoirs scientifiques (médicaux et
savants) et la production dans la seconde moitié du xviiie siècle de certains écrits portant
sur l’allaitement. La promotion de l’allaitement par la mère n’est pas nouvelle, car elle
trouve place dans les écrits des moralisateurs des siècles précédents, ce qui est nouveau
c’est la position occupée par la médecine dans ce champ, étant donné que les médecins
en deviennent progressivement les experts3.
Dans les textes médicaux du milieu du xviiie siècle portant sur les couches de la
femme et sur la santé des enfants, si l’on consacre souvent une section à la nourriture
des nouveau-nés4, on le fait toujours à partir d’une perspective qui prévoit l’emploi de
nourrices. C’est pour cette raison que les textes qui commencent à se diffuser dans la
deuxième moitié du siècle apparaissent comme nouveaux. Ainsi en 1750 est publié à Paris
un petit livret du médecin anglais naturalisé français Michel Bermingham5, membre de
l’Académie de chirurgie de Paris : Manière de bien nourrir et soigner les enfants nouveau-nés.
En une dizaine de pages, Bermingham dénonce « l’usage où sont les femmes de tous états
excepté peut être les plus pauvres Paysanes (sic) de ne point allaiter elles mêmes leurs
3 A ce propos, on rappellera le débat sulfureux qui avait opposé deux médecins, La Motte et Hecquet, au début du
siècle vis-à-vis de l’allaitement maternel. Voir Arena, 2013.
4 Pancino, 2015.
5 Cf. « Michel Bermingham », in Biographie universelle ou Dictionnaire historique par une société de gens de lettres, Furne,
Paris, Tome Premier, p. 339. Ce petit texte est cité aussi par Bonnaffoux, 2018.
L’a ll a i t em ent, savoir s et p ouvoir s l a deuxième moitié du xviii e sièc l e 1 03
enfans6 » et insiste donc sur les bienfaits de l’allaitement maternel. Pour appuyer son
discours, il fait appel à la comparaison avec les femelles animales, qui prennent soins de
leur progéniture, mais aussi aux bienfaits du premier lait qui sort des mamelles et qu’on
a l’habitude de jeter, le colostrum. Ces deux arguments, le recours aux animaux et l’usage
du colostrum, vont devenir cruciaux pour la mobilisation en faveur de l’allaitement par la
mère7. En parallèle, à partir de 1751 sont publiés dans l’Encyclopédie des articles consacrés
à l’allaitement et sur lesquels on s’arrêtera dans ce qui suit.
On s’arrêtera d’abord sur un cas de plagiat qui concerne à la fois Desessartz, Rousseau
et Ballexserd illustrant magistralement les enjeux que recouvre l’allaitement au tournant
des années 17608.
Si l’on suit l’ordre de publication des textes constituant le dossier qui nous intéresse, le
premier est celui du médecin Jean-Charles Desessartz, De l’éducation corporelle des enfans
en bas âge ou réflexions-pratiques sur les moyens de procurer une meilleure constitution aux
Citoyens, publié dans sa première édition en 1760 à Paris – et réédité en deuxième édition
en 1798 avec une importante préface9. En 1762 sont publiés l’Emile de Rousseau et la
Dissertation sur l’éducation physique des enfans, depuis leur naissance jusqu’à l’âge de puberté
du médecin genevois Jacques Ballexserd10.
En 1760, Desessartz est encore au début de sa carrière, modeste et précaire (n’ayant
pas de fortune, il ne pouvait pas être admis à la faculté de Paris et se replia donc sur celle
de Reims11). Ce n’est qu’en 1769 qu’il fut admis à la Faculté de Médecine de Paris et, en
1770, il fut nommé Professeur de Chirurgie, puis en 1776 il devint Doyen de la même
faculté. Lorsqu’il rédige la première édition de son texte, il est donc pratiquement inconnu ;
en revanche au moment où il publie la deuxième édition, avec une préface où il accuse
Jean-Jacques Rousseau de plagiat dans l’Émile, il est désormais célèbre et très puissant12.
C’est ainsi que le médecin aborde la question du plagiat dans la deuxième édition de
son traité :
Le célèbre Piron ayant eu connaissance du plan d’éducation que J J Rousseau s’était tracé
pour son Emile et qui ne commençait qu’au moment où celui ci sortit des mains de sa
6 M. Bermingham, Manière de bien nourrir et soigner les enfans nouveaux-nés, Paris, Barrois, 1750, p. 8.
7 Cf. l’article « Colostrum » dans ce volume.
8 Pour le plagiat entre Rousseau et Desessartz cf. Morel, 1976. Pour le plagiat entre Ballexserd et Rousseau cf. Rieder,
2013.
9 J.-Ch. Desessartz, Traité de l’éducation corporelle des enfans en bas âge. Ou réflexions pratiques sur les moyens de
procurer une meilleure constitution aux citoyens, [Paris], Hérissant, 1760.
10 J.-J. Rousseau, Émile, ou de l’Éducation, Paris, La Haye, 1762 ; J. Ballexserd, Dissertation sur l’éducation physique des
enfans, depuis leur naissance jusqu’à l’âge de puberté, Paris, Vallat-La-Chapelle, 1762.
11 Cf. H. Ch. L. Kluyskens, « Desessartz, Jean-Charles », in Id., Des hommes célèbres dans les sciences et les arts, et des
médailles qui consacrent leur souvenir, vol. 1, Gand, Hebbelynck, 1859, p. 249.
12 Ibid., p. 250 : « Ce médecin a beaucoup écrit dans son ouvrage sur l’éducation corporelle des enfants tout ce qui
concerne l’hygiène les maladies et l’éducation physique de l’enfance est traité avec des détails qui annoncent combien
était grande l’expérience de l’auteur. Les avantages de l’allaitement maternel y sont dépeints sous des couleurs qui
n’ont pas peu contribué à opérer une réforme tant désirée à l’époque où parut ce livre ».
104 f r a n c es c a ar en a
nourrice, exhorta le philosophe Genevois à faire remonter ses conseils jusqu’à l’instant
où l’enfant sortit du sein de sa mère. Rousseau s’excusa sur ce que les soins qu’exigeait
le nouveau-né regardaient plutôt les médecins, les accoucheurs et les sages-femmes, que
les philosophes et sur ce qu’il ne s’en était jamais occupé. L’auteur de la Métromanie
lui remit alors mon ouvrage qu’il venait de lire lui promettant qu’il y trouverait tout
ce qui était nécessaire pour compléter son plan. Le père d’Emile accepta13.
Si Rousseau ne pouvait plus se défendre – il était décédé vingt ans plus tôt –, il est
intéressant de constater qu’à son tour il accuse un médecin d’avoir plagié L’Emile dans
les Confessions :
Peu de jours avant ou après la publication de mon livre car ne me rappelle pas bien
exactement le temps parut un autre sur le même sujet tiré mot à mot de mon premier
volume hors quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre portait le
nom d’un Genevois appelé Balexsert et il était dit dans le titre qu’il avait remporté
le prix à l’Académie de Harlem. Je compris aisément que cette Académie et ce prix
étaient d’une création toute nouvelle pour déguiser le plagiat aux yeux du public14.
Quoiqu’il en soit de cette histoire de plagiat, il convient de se demander : qu’il y avait-il
dans ces textes pour susciter autant de rumeurs ?
C’est dans la première édition de son ouvrage que Desessartz fait l’apologie de
l’allaitement maternel. Cette typologie d’allaitement – et c’est cela qui est nouveau dans
un texte de médecine – permettrait de soustraire les enfants à l’éducation des nourrices,
notamment celles de la campagne, et par conséquent les protégerait du risque de dégé-
nérescence de l’espèce. Dans un récit – qui nous rappelle bien des enjeux extrêmement
contemporains – le médecin écrit :
On entend dire tous le jours que la Nature dégénère, et que bientôt épuisée elle touche
à sa décadence… l’air est-il différent, et les saisons sont elles troublées au point qu’elles
ne nous offrent plus les vicissitudes de froid, de chaud, et de températures qui étaient
la source de la fécondité de la terre, et du bonheur des hommes15 ?.
Pour Desessartz cependant, le problème n’est pas là. C’est plutôt celui de la dépopulation
des grandes villes :
Frappez à toutes les portes… Vous entendrez parler toutes les langues, Espagnol,
Anglois, Hollandois, Allemand, Italien, et tous les idiomes… Et je mets en fait que sur
trente personnes vous en trouverez qu’une qui soit nait (sic) à Paris16.
Où sont-donc les parisiens ? Morts !
Ce n’est point aussi la multiplication qui manque chez nous, c’est la conservation et la
durée de l’espèce qui diminue de jour en jour. Tous les ans les villages circonvoisins …
sont peuplés de nourrissons qui envoie cette Capitale, et de ce grand nombre à peine
en revient-il un vingtième à la maison paternelle17.
Pour Desessartz la raison principale de cette mortalité infantile et plus généralement
de la dégénération de l’espèce est en effet l’usage, en vigueur chez les riches, d’envoyer
les enfants en nourrice, notamment à la campagne. La nouveauté de ce discours consiste
dans le fait de prendre en considération le temps passé par les nourrissons chez des gens
étrangers en tenant compte des différences de classes sociales :
Ces premiers soins sont néanmoins plus importants que l’on se l’imagine. Il ne s’agit
pas seulement de donner tous les jours de la nourriture à l’enfant, il s’agit de lui former
un tempérament qui le mette en état de soutenir les incommodités de la vie18.
La médecine en somme intègre et fait sienne l’idée que cette temporalité de la toute
première enfance est un moment fondateur pour la vie des individus. Or, si jusque là les
médecins s’étaient intéressés essentiellement à la qualité du lait et donc aux qualités des
nourrices – dans l’idée de la transmission organique des vices –, l’on commence dans
ces écrits à considérer aussi la question morale. L’allaitement devient donc une véritable
temporalité dans la vie des nouveau-nés et dans la vie des femmes : il devient une fonction
essentielle à la maternité.
C’est aussi sur ces aspects que va insister Rousseau dans l’Emile :
Le devoir des femmes n’est pas douteux, mais on dispute si, dans le mépris qu’elles en
font, il est égal pour les enfans d’être nourris de leur lait ou d’un autre. Je tiens cette
question, dont les médecins sont les juges, pour décidée au souhait des femmes, et pour
moi je penserois bien aussi qu’il vaut mieux que l’enfant suce le lait d’une nourrice en
santé que d’une mère gâtée, s’il avoit quelque nouveau mal à craindre du même sang
dont il est formé. Mais la question doit elle s’envisager seulement par le côté physique,
et l’enfant a-t-il moins besoin des soins d’une mère que de sa mamelle ? D’autres
femmes, des bêtes même, pourront lui donner le lait qu’elle lui refuse : la sollicitude
maternelle ne se supplée point19.
C’est par ailleurs le médecin genevois Ballexserd qui pousse le discours sur la temporalité
jusqu’au bout. Il divise son texte en quatre époques en fonction de l’âge de l’enfant : « la
première époque commence à l’accouchement de la mère, & finit au tems qu’on cesse
d’allaiter l’enfant20 ».
Il insiste ensuite sur les bienfaits de l’allaitement et sur l’importance de la sollicitude
maternelle :
L’on s’attend bien que je vais recommander à la mère d’être la nourrice de ses enfants.
Eh ! Comment en effet l’inviter à se séparer de cette portion précieuse d’elle même
et de l’intérêt commun de leur santé ? Car on sait très bien qu’il en résulte un double
17 Ibid., p. x.
18 Ibid., p. xx.
19 Rousseau, Émile, ou de l’Éducation, Paris, La Haye, 1762, Tome 1, p. 30-31.
20 Ballexserd, Dissertation sur l’éducation physique des enfans, depuis leur naissance jusqu’à l’âge de puberté, Paris,
Vallat-La-Chapelle, 1762, p. 3.
10 6 f r a n c es c a ar en a
avantage, sans compter mille menus soins qui ont nécessairement besoin de l’œil et
du cœur d’une mère, parce que toute autre y est indifférente ou insensible21.
Lorsque on s’arrête à la manière dont les encyclopédistes s’emparent de ces questions
au fur et à mesure de la publication des articles dans l’Encyclopédie, on sera peu surpris
d’y trouver des échos de cet argumentaire. Il faut tenir compte, sur ce sujet, des relations
de plus en plus ambivalentes22 entre Rousseau et Diderot.
Pour les articles publiés avant 1760 – et notamment celui consacré au lait, signé par
le médecin Gabriel François Venel23 – l’on constatera un alignement avec les savoirs de
l’époque. S’il existe bien un article « allaitement », publié en 1751, et signé par Pierre Tarin,
celui-ci ne dépasse pas quelques lignes renvoyant justement à l’article « lait » :
ALLAITEMENT, s. m. lactatio, est l’action de donner à téter. Voyez Lait. Ce mot
s’employe aussi pour signifier le tems pendant lequel une mère s’acquitte de ce
devoir. Voyez Sevrage. (L)Allaiter ; v. a. nourrir de son lait : la nourrice qui l’a allaité :
une chienne qui allaite ses petits. (L)24.
L’article « lait » est en effet sans doute le plus important et le plus long – pour la
période qui précède les nouveaux écrits – et il s’inscrit dans une tradition « ancienne »,
où on regarde cette substance du point de vue essentiellement organique, malgré quelques
passages moralisateurs et culpabilisants pour les mères autour de la fièvre de lait, qui serait
provoquée, entre autres, par le refus des femmes d’allaiter leurs enfants25.
Lorsque on examine l’article « Nourrice » signé par D’Alembert et Diderot eux-mêmes26
et publié en 1765, on s’aperçoit que les choses commencent à changer, même si les deux
auteurs restent tout à fait ouverts à l’usage des nourrices :
NOURRICE, s. f. (Medec.) femme qui donne à téter à un enfant, & qui a soin de l’élever
dans ses premières années. Les conditions nécessaires à une bonne nourrice se tirent
ordinairement de son âge, du tems qu’elle est accouchée, de la constitution de son
corps, particulièrement de ses mamelles, de la nature de son lait, & enfin de ses mœurs.
Dans toute la première partie de l’article, il n’y a aucune mention de l’allaitement
maternel, c’est seulement dans la suite qu’on le convoque, avec prudence :
Si les mères nourrissaient leurs enfans, il y a apparence qu’ils en seraient plus forts &
plus vigoureux : le lait de leur mère doit leur convenir mieux que le lait d’une autre
femme ; car le fœtus se nourrit dans la matrice d’une liqueur laiteuse, qui est fort
semblable au lait qui se forme dans les mamelles : l’enfant est donc déjà, pour ainsi dire,
accoutumé au lait de sa mère, au lieu que le lait d’une autre nourrice est une nourriture
nouvelle pour lui, & qui est quelquefois assez différente de la première pour qu’il ne
puisse pas s’y accoutumer ; car on voit des enfans qui ne peuvent s’accommoder du
21 Ibid., p. 30.
22 Fabre, 1961.
23 Venel, « Lait », Encyclopédie, 1re éd. 1751, Tome 9, p. 199-212.
24 P. Tarin, « Allaitement », Encyclopédie, 1re éd., 1751, Tome 15, p. 137.
25 Arena, 2020.
26 D’Alembert, Diderot, « Nourrice », Encyclopédie, 1re éd., 1765, Tome 11, p. 260-261.
L’a ll a i t em ent, savoir s et p ouvoir s l a deuxième moitié du xviii e sièc l e 1 07
lait de certaines femmes, ils maigrissent, ils deviennent languissants & malades : dès
qu’on s’en aperçoit, il faut prendre une autre nourrice27.
Une fois confirmée l’importance de la question organique du lait et de ses pouvoirs
de transmissions des vices et des maladies, en conformité donc avec ce qui a été déjà
souligné dans l’article « Lait », les deux philosophes viennent enfin à la question morale :
Indépendamment du rapport ordinaire du tempérament de l’enfant à celui de la mère,
celle-ci est bien plus propre à prendre un tendre soin de son enfant, qu’une femme
empruntée qui n’est animée que par la récompense d’un loyer mercenaire, souvent
fort modique. Concluons que la mère d’un enfant, quoique moins bonne nourrice,
est encore préférable à une étrangère28.
On peut se demander si l’ensemble de ces « nouveaux » discours masculins aurait eu
une emprise sur les femmes des élites, en quête, déjà, d’une nouvelle identité de mère29,
sans l’intervention des femmes elles-mêmes dans le débat. Une femme, Marie Angélique
Anel Le Rebours, sans aucune revendication professionnelle allait incarner et faire sienne
la nouvelle mode de l’allaitement. Et elle pourrait bien être la première femme à avoir
publié un texte d’experte en tant que mère. Fille du chirurgien Anel30 et femme d’un haut
fonctionnaire d’État, Mme Le Rebours fréquenta la haute société et fut introduite dans
les cercles savants de l’époque31. Même s’il nous manque une biographie de cette femme
assez extraordinaire, nous savons qu’elle publie en 1767, sous couvert d’anonymat, le texte
Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans, avec des observations sur les dangers auxquelles
les Mères s’exposent, ainsi que leurs enfants, en ne les nourrissant pas32.
Dans la préface elle explique que :
Ce n’est pas l’envie d’être Auteur qui me fait donner cet Ecrit au Public. Je ne conseille
pas aux personnes du bel air de le lire ; il les ennuierait. Il ne peut intéresser que tout au
plus les bonnes gens. S’il détermine un plus grand nombre des femmes à nourrir leurs
27 Ibid., p. 261.
28 Ibid.
29 Cf. à ce propos le récit de Mme de Sévigné à la fin du xviie siècle au sujet des accouchements de sa fille qui serait à
son avis trop maternelle avec son nouveau-né : « votre fils a été trois heures sans pisser, à ce que me dit le Coadjuteur ;
vous étiez déjà toute épouvantée ; ah ! Vraiment vous voilà bien plaisante avec votre amour maternel, quelle folie !
Est-ce qu’on aime cela ? » Le 6 Décembre 1671, Lettres de Madame de Sévigné, nouvelle édition augmentée, tome
premier, Paris, La Compagnie Des Libraires, 1775, p. 19.
30 Almaric, 1983, p. 251-256. Cf. aussi Hunt, 2009, p. 142.
31 « LEREBOURS Madame Marie Angélique Anel née en 1731 d’une famille honorable reçut une brillante éducation
et parut dans le monde avec tous les avantages de la fortune de l’esprit et des grâces extérieures. Ayant fixé les regards
de M Lerebours contrôleur général des postes elle l’épousa et se trouva ainsi dans une haute position. Son goût
ses connaissances en littérature et son habileté fort remarquable en peinture lui valurent dans le cours de sa longue
carrière de nombreux et illustres amis entre autres d’Alembert Dupaty Roucher Dupont de Nemours. Elle connut
aussi J J Rousseau qui lui donna l’idée de son Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants. Cet ouvrage publié
sous le voile de l’anonyme eut un très grand succès et fut réimprimé plusieurs fois en Hollande et à Paris. L’auteur
ne mit son nom qu’à la troisième édition qui est de 1775. Il fut traduit en allemand en danois approuvé lors de sa
publication par la faculté de médecine de Paris et loué par le célèbre praticien Tissot. Madame Lerebours lui avait
donné un Supplément des 1772. Cette dame mourut à l’Arche près le Mans en 1821 âgée de 90 ans » : Biographie
universelle (Michaud) ancienne et moderne, Volume 24, 1854, p. 246.
32 Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans… Paris ; Utrecht, chez Lacombe, 1767.
10 8 f r a n c es c a ar en a
enfants, et s’il est utile à quelque-unes (sic) d’elles, je n’aurai pas perdu mon temps, et
je serai bien récompensée de mon travail33.
Le texte de 83 pages est divisé en quatre parties thématiques, qu’elle nomme « articles » :
« Des pratiques à observer quelques heures après l’accouchement, et pendant qu’on
nourrit » ; « De la manière de gouverner les petits enfants » ; « Des inconvenants qu’on
évite en nourrissant les enfant soi-même » ; « Les Mères ne nourrissant pas, cause de
dépopulation ».
Par son côté pratique, l’ouvrage rappelle les textes de médecine consacrés aux remèdes :
« les difficultés qu’on éprouve quelquefois en commencent (sic) à nourrir, m’ont engagé
à mettre sur le papier les observations que j’ai faites sur cet objet intéressant34 ». Mais le
texte frappe par les détails qu’il donne des techniques corporelles et de performances
physiques auxquelles la femme doit se livrer si elle veut s’assurer la réussite :
Il est nécessaire, avant tout, de bien faire sortir les bouts du sein. Il suffit pour cela de
prendre une pipe dont on casse le tuyau à une longueur convenable, pour que la mère
puisse la tenir dans sa bouche, la noix de la pipe étant sur le bout. En aspirant, il se fait
dans la minute et ne rentre pas, lorsque le sein n’est pas encore plein de lait35.
Madame Le Rebours explique que les choses que l’on sait sur l’allaitement sont fausses
et notamment la pratique – pour elle extrêmement répandue – d’attendre quelques jours
avant de donner à téter à l’enfant. L’idéal pour elle – dans la première édition du livre – est
d’attendre 12 heures, mais pas plus, car si non il y aurait des engorgements à la mamelle et
allaiter deviendrait pénible et extrêmement douloureux.
À ces indications pragmatiques, qui donnent à penser qu’effectivement les femmes des
élites ne doivent pas avoir beaucoup l’habitude d’allaiter, le texte de Le Rebours associe des
questions qui sont en jeu à ce moment-là. D’un côté, la question de la dépopulation – qui
serait aussi pour Madame Le Rebours le fruit de la pratique de la mise en nourrice – et de
l’autre la dénonciation de l’ignorance des femmes de la campagne et plus généralement
des femmes des classes populaires qui participerait à la diffusion de fausses croyances sur
l’allaitement et sur l’éducation des enfants.
Ces deux questions sont par ailleurs davantage débattues dans les autres éditions de
l’ouvrage de Le Rebours et c’est notamment dans la cinquième édition de 1798 qu’elles
portent désormais en filigrane le propos partagé par plusieurs :
Les habitants des campagnes sont déjà à plaindre d’être assujettis à des travaux pénibles,
et privés de la plupart des choses qui pourraient adoucir leurs peines, sans être encore
les victimes d’une quantité d’erreurs et de préjugés qui multiplient leurs souffrances,
et qui les empêchent d’être aussi utiles qu’ils pourraient l’être36.
C’est ainsi qu’en l’espace de trente ans, le consensus devient général. On notera que
dans cette édition est contenue une lettre du médecin lausannois Auguste Tissot qui
33 Ibid., p. iii-iv.
34 Ibid., p. 2.
35 Ibid., p. 3.
36 Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants, Paris, Chez Théophile Barrois, 1798, p. 77.
L’a ll a i t em ent, savoir s et p ouvoir s l a deuxième moitié du xviii e sièc l e 1 09
Bibliographie
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xviiie siècle), Pratiques liées à la petite enfance, mis à jour le 15/01/2018. URL : http://www.
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M.-Fr. Morel, « Théories et pratiques de l’allaitement en France au xviiie siècle », Annales de
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M. Hunt, Women in Eighteenth Century Europe, Abingdon, Routledge, 2009.
37 Ibid., p. 78.
Bar bara Orland
Introduction
Rien ne va de soi dans la nature même du lait. Ni la matière du lait, ni ses qualités ne
sont éternelles, stables et immuables. En particulier, la question de savoir pourquoi le
lait devrait, pour une raison quelconque, être un aliment sain et désirable, peut obtenir
des réponses très différentes. L’hypothèse en elle-même selon laquelle le lait n’est rien
d’autre qu’un aliment est assez simple. Pourtant, si les définitions actuelles du lait sont
principalement axées sur des produits animaux destinés à l’alimentation humaine, il ne
s’agit là que d’une limite dans la réflexion. Un autre raccourci comparable se produit en
ce qui concerne la lactation. Les définitions communes la décrivent comme la sécrétion
de lait post-grossesse par les glandes mammaires afin de nourrir la progéniture. Une telle
vision correspond bien à nos idéaux d’une nourriture saine, puisqu’elle exprime l’hypothèse
que la femelle est, par nature, créée pour nourrir les jeunes. Par conséquent, la question
de savoir s’il faut ou non allaiter produit une forte réponse émotionnelle, parce qu’elle est
presque toujours associée avec la contradiction entre « naturel » et « artificiel ». L’idée
du lait, conçu comme symbole de la maternité, du sein féminin et de la fertilité, répond
sans aucun doute bien mieux aux souhaits modernes de « naturalité », que la notion de
manipulation et de contrôle du lait animal, considéré comme un produit industriel produit
en masse. Dans tous les cas, nous avons une vision assez restreinte de la matérialité du
lait dans ses relations au processus physiologique de la lactation, en faisant toujours une
distinction claire entre les matériaux séparables et les sphères corporelles.
Du point de vue de l’histoire des connaissances, toutefois, la différence entre le lait
comme une matière fabriquée et le lait comme une substance naturelle est poreuse et
fluide. Par exemple, il n’y a jamais eu de période dans l’histoire au cours de laquelle les
nourrissons étaient exclusivement allaités1. L’allaitement maternel n’a pas toujours été
* Cette contribution prend appui sur une recherche subventionnée par la « Family Larsson-Rosenquist Foundation ».
Traduction de Jade Sercomanens.
1 Albala, 2000.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 111-123
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127424
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
112 b a r b a r a or lan d
2 Melanie DuPuis utilise cette phrase pour désigner l’orientation dominante dans la société américaine actuelle
(« Nature’s perfect Food ») ; Dupuis, 2002.
3 Pour des études récentes : Loytved, 2006 ; Qureshi, Rahman, 2017.
4 (Note de traduction) L’autrice fait ici référence à l’opposition entre membres des parti conservateur (Tory) et libéral
(Whig) qui marque le paysage politique du Royaume Uni depuis le xviie jusqu’au xxe siècle pour définir une
historiographie orientée par la notion de progrès.
5 Voir, par exemple, Lehmann, 1954.
L a lactation da ns l’histoire des sciences 113
6 Delahaye, 1990 ; Fildes, 1988 ; Senior, 1983 ; Sussman, 1982 ; Faÿ-Sallons, 1980 ; Morel, 1976.
7 Ottmüller, 1991 ; Fontanel, d’Harcourt, 1996 ; Loux, 1978.
8 Voir : Jacobus, 1992 ; Salmon, 1994 ; Lastinger, 1996 ; Yalom, 1998.
9 Kevill-Davies, 1994 ; Golden, 1996 ; McIntosh, 2012.
10 Badinter, 1980 ; Blum, 2013. Plus d’informations sur l’histoire de la maternité comme norme peuvent être trouvées
dans : Schütze, 1991 ; Sherwood, 1993.
114 b a r b a r a or lan d
des solutions à la crise démographique qui comprennent des polémiques contre les
nourrices, des propositions pour une réforme pédagogique et un retour à une maternité
« naturelle ». Sur le long terme, l’idéal de maternité de la classe moyenne s’est diffusé dans
les institutions d’assistance sociale – jusqu’à se développer, à certains endroits, en une
idéologie eugénique de la maternité11. Au moins au tournant du xixe siècle, la question
de la mortalité infantile devient une problématique transnationale majeure, souvent liée
à des préoccupations concernant la diminution de la population et la réforme de la santé
publique12.
L’enchevêtrement évident entre la politique, les nouvelles industries (les fabricants
de nourriture pour bébé) et les questions de santé ou d’hygiène au xixe siècle a été
souligné par la recherche sur les conseils médicaux et la politique étatique à l’égard des
mères et des enfants. Les historiens ont très vite constaté que les propositions visant à
réduire la mortalité infantile sont alors formulées de manière différente et que les voix des
médecins, des pharmaciens, des chimistes ou des fabricants deviennent de plus en plus
prépondérantes. La médicalisation de la nourriture infantile et de l’allaitement est ainsi,
en quelque sorte, socialement construite13.
Dans tous les cas, alors que plusieurs travaux importants publiés dans les années 1980 et
1990 abordaient le thème plus large de l’histoire de la puériculture, les recherches portant
sur les attitudes médicales envers les femmes et les enfants, ou analysant le répertoire des
dispositifs d’alimentation infantile restaient rares. Seul un petit nombre d’entre elles prenaient
en compte les aspects techniques de l’alimentation « artificielle » du nourrisson14, bien
que les conseils médicaux, y compris de nouveaux régimes de soin infantile, prolifèrent
dans le dernier quart du xviiie siècle et reçoivent déjà toute l’attention du grand public,
des académies scientifiques, et de l’institution médicale dans les premières décennies du
xixe siècle15. Comme cela a très récemment été démontré, même les dispositifs médicaux
pour l’alimentation infantile, comme le tire-lait, sont déjà mis en place un demi-siècle avant
la période que l’historiographie existante l’avait supposé jusque-là16.
Dans un essai de 1998, Lyuba Gurjeva critique cette négligence de l’histoire des science,
soutenant que cela est dû en partie à une perspective de vulgarisation qui considère souvent
les sciences comme une autorité professionnelle dont les connaissances doivent être
simplifiées pour être mises en œuvre dans des domaines de la vie quotidienne, comme la
maternité scientifique. Au lieu de cela :
Nous pouvons reformuler la question de la relation entre la maternité scientifique et
les sciences en termes de la relation entre le monde du bon sens quotidien, qui est une
évidence, et le monde scientifique, qui est une question de fait17.
11 Devin, 1978.
12 Meckel, 1990 ; Levenstein, 1983 ; Kintner, 1987 ; Corsini et Viazzo (éd.), 1997 ; Stöckel, 1996.
13 L’une des premières tentatives dans ce nouvel axe de recherche est Wright, 1988.
14 Un travail toujours aussi fondamental est celui de Fildes, 1986.
15 Voir La Berge, 1991 ; Orland, 2017.
16 Voir Carlyle, 2017.
17 Gurjeva, 1998, p. 197 (« we can restate the question of the relationship between scientific mothering and science
in terms of the relationship between the everyday commonsense world, that is a matter of course, and the scientific
world, that is a matter of fact »).
L a lactation da ns l’histoire des sciences 115
Gurjeva a alors raison dans la mesure où les premières études sur la maternité
scientifique décrivaient principalement les nombreuses applications des approches
médicales et scientifiques à l’éducation des enfants, particulièrement comme une
relation verticale, parmi lesquelles les travaux les plus importants ont été réalisés par
Rima D. Apple18.
Après un certain temps, les chercheurs et les chercheuses ont commencé à analyser
la relation entre science et maternité comme relevant de différentes formes d’influence.
De fait, dès ses débuts, le discours des Lumières sur l’allaitement maternel a été influencé
par les développements scientifiques et technologiques, ce qui implique à bien des égards
le développement de connaissances scientifiques elles-mêmes. Londa Schiebinger, par
exemple, note que Carl Linnaeus a introduit le terme Mammalia dans la taxonomie
zoologique parce qu’il idolâtrait le sein féminin en tant qu’icône de cette classe19. Le
développement de la chimie alimentaire au xviiie siècle offre un autre exemple parlant
de la façon dont des sujets culturels, comme le discours sur la maternité, ont influencé et
changé la science. Dans son livre Eating the Enlightenment, Emma C. Spary décrit la manière
dont la médecine, la chimie et les sciences de l’alimentation ont été inventées en tant que
connaissances civiques publiques20. Malgré toute la controverse sur le lait maternel par
rapport à l’alimentation artificielle, les alternatives offertes par les laits de vache, de chèvre
et d’autres animaux sont méticuleusement explorées à cette époque par les chimistes et les
médecins. L’importance de la « science du lait » dans le débat plus large sur l’alimentation
infantile est mise en exergue par la décision de la Société Royale de Médecine de Paris
d’organiser deux concours de prix académiques, en 1785 et 1788 respectivement, consacrés
à la chimie des laits animaux. Les participants sont invités à comparer les propriétés
physiologiques et chimiques du lait humain et des laits d’autres animaux. Les gagnants
en 1788, les pharmaciens Antoine-Augustin Parmentier (1737-1813) et Nicolas Déyeux
(1753-1837), ont analysé les propriétés chimiques du lait d’humains et d’autres animaux, y
compris de vaches, de chèvres, de brebis et d’ânesses21. Ces premiers travaux, toutefois, ne
fonctionnent pas avec le concept actuel des nutriments, qui n’est pas développé avant les
années 183022. La prise en compte de substituts nutritionnels appropriés au lait maternel
étaient, néanmoins, une condition préalable aux développements ultérieurs de l’industrie
alimentaire, à savoir les techniques désormais disponibles pour analyser les nutriments
présents dans les laits animaux et développer des aliments « humanisés » pour nourrissons.
Alors que les chimistes et pharmaciens dominent ce domaine pendant des décennies, la
nouvelle profession de pédiatre fait partie, à la fin du xixe siècle, des principaux acteurs
qui ont contrebalancé cette prédominance – ce qui a compliqué encore plus le débat entre
l’allaitement au sein et les préparations artificielles23.
Les zones urbaines en particulier illustrent un autre problème qui devrait être résolu
par la science. Les statistiques sur la mortalité infantile ont également été mobilisées pour
démontrer l’augmentation des taux d’approvisionnement urbain en lait. Cependant, elles
ne peuvent pas donner le nombre de jeunes enfants qui meurent à cause de problèmes
d’infection. Les enfants ont besoin d’être allaités non seulement parce que cela est dicté
par la nature, mais également parce que l’explosion de la production de lait industriel
entraine rapidement un problème qui ne réside pas dans la nature même du lait (que ce
soit de femmes ou d’animaux)24. Avec l’avènement de la bactériologie dans les années 1870,
le liquide apparemment innocent s’est révélé capable d’absorber et d’incuber des germes.
Le lait a été l’objet d’une publicité continue avec la détection des bacilles de la tuberculose
et d’autres maladies épidémiques. En fait, au tournant du xxe siècle, le lait est plus souvent
associé avec la mort et la maladie qu’avec la fertilité et la maternité. La consomption par
le lait, tant chez les enfants que chez les adultes, demeure une préoccupation, et ce n’est
que lorsque la controverse sur la pasteurisation par rapport aux vitamines est résolue, à la
fin des années 1920, que la question de la sécurité perd une partie de sa pertinence dans
l’histoire du lait.
Ainsi, depuis le début du xxie siècle environ, la recherche a élargi sa perspective et
n’analyse plus uniquement le rôle des mères, des sages-femmes et des nourrices dans
l’histoire de l’allaitement. Entre-temps, quelques études ouvertement culturelles et
populaires sur le lait (y compris le lait de la production industrielle) ont vu le jour,
certaines en rapport aux histoires nationales, d’autres dans une perspective universelle25.
En résumé, il existe maintenant une riche littérature académique qui peut nous aider à
placer l’allaitement et le lait dans un contexte historique plus large. Des recherches récentes,
en particulier, ont complété le tableau de nos connaissances sur les pratiques de soin aux
enfants scientifiquement induites, la mortalité infantile et le développement d’un marché
de nourriture artificielle. Parce que le « lait maternel » était considéré comme le standard
pour tout aliment artificiel devant être « humanisé », il n’était en aucun cas inutile de
répondre à des questions telles que : Quelle est la valeur nutritionnelle ou médicale du
colostrum26 ? Qu’est-ce qu’une mauvaise alimentation27, et comment un régime maternel
inadéquat change la composition du lait de la nourrice ? Quelle est la cause de la lactation,
et quand le lait disparaît-il, ou est-ce que l’allaitement fréquent entraîne une abondance
de lait maternel ? Les connaissances physiologiques ont exercé une grande influence sur
la manière dont le dilemme de l’alimentation du nourrisson a été abordé, mais, toutefois,
c’est la question de la propreté qui est d’une importance cruciale.
Pourtant, bien que le marché industriel ait développé un approvisionnement croissant
d’aliments commerciaux pour bébés, le discours sur la maternité et l’allaitement (dont le
23 Orland, 2014 (première publication en allemand en 2002) ; Knecht-van Eekelen, 1995 ; Ferguson, Weaver,
Nicolson, 2006.
24 Atkins, 2000a, 2000b ; Orland, 2003.
25 Seichter, 2014 ; Nimmo, 2010 ; Mendelson, 2008 ; Smith-Howard, 2013 ; Valenze, 2012 ; Wiley, 2011.
26 Mepham, 1993.
27 Weaver, 2009.
L a lactation da ns l’histoire des sciences 117
Après plusieurs décennies d’étude sur le lait et sur les questions connexes du xviiie
au xxe siècle, les chercheurs se sont ensuite éloignés des nombreuses questions sociales,
économiques, politiques et technologiques, pour s’intéresser à des problèmes plus épis-
témologiques de l’histoire du lait et de la lactation. Peter Atkins, qui a entrepris la plupart
des différentes études sur le lait, a soutenu avec force dans son livre Liquid Materialities
que nous devons problématiser la matérialité du lait28. Reflétant les recherches effectuées
jusque-là, fait valoir qu’une substance telle que le lait, quand elle est examinée avec minutie,
appartient sans aucun doute au domaine de l’humain, mais que sa matérialité n’a jamais
pu être appréhendée sans restriction. Il voit la production de connaissances comme
« se brouillant sur le chemin de la compréhension »29 ; la science n’a jamais compris
les qualités matérielles du lait, recherchant plutôt la substance naturelle et contrôlant la
substance réelle. Atkins offre ainsi une histoire de la production d’outils de connaissance
qui visent à percevoir et expliquer la nature matérielle d’une substance corporelle afin de la
transformer en un produit commercial sur des marchés alimentaires en expansion. Au lieu
d’analyser le pouvoir des instruments, des laboratoires, des entreprises et des institutions
légales – comme l’aurait fait l’histoire des sciences et de la technologie classique – Atkins
se concentre sur les mécanismes ou, en référence à Foucault, les « dispositifs » qui ont
généré l’expertise et les normes produites par ces institutions.
Il n’y a pas qu’une seule branche de la recherche qui – comme, par exemple, la chimie
du lait – a fini par analyser correctement la composition et les propriétés du fluide. De
nombreuses procédures techniques ont réparti l’espace discursif dans lequel les significations
de la nature du lait étaient établies et ont agi sur cet espace. En conséquence, toutes les
conclusions scientifiques de la période prise en considération ne sont rien d’autre que des
interprétations attribuées à la matérialité du corps. On pourrait appeler cela un réalisme
expérimental. Ce réalisme expérimental ne présente plus les matériaux corporels sous une
forme personnelle, privée ou individuelle, coupés des autres sphères de la vie, mais comme
quelque chose d’universel, représentant tous les laits individuels. En tant que tel, le lait
devient mesurable, normatif, standardisable. Bien que les différents corps continuent à
28 Atkins, 2010.
29 Ibid., p. 53 (« muddling along towards understandings »).
118 b a r b a r a or lan d
30 Paster, 1993, p. 10 (« whenever the early modern subject became aware of her or his body (…) the body in question
was always a humoral entity »). Voir aussi Paster, 2004 ; Duden, 1991 ; Laqueur, 1990 ; Horden et Hsu, 2013.
L a lactation da ns l’histoire des sciences 119
Bibliographie
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Francesca A rena et Daniela S ol faroli Camillocci
Contrairement aux attentes optimistes suscitées par les recherches des nouvelles
générations d’historien-ne-s, l’histoire de la maternité semblerait avoir épuisé sa veine,
notamment du côté de l’histoire du corps. Le bilan tracé à l’occasion de la publication des
actes du congrès de la Société italienne des historiennes (SIS), dix ans après les derniers,
réalisés en 2005 pour le dossier de la revue Clio consacré à Maternités et présentés dans
l’éditorial de Françoise Thébaud ainsi que dans un article d’Anne Cova, pourraient autoriser
ce constat1. Pourtant dans d’autres disciplines, notamment en sociologie et en anthropologie,
on assiste à un véritable renouveau des questions de la recherche. C’est notamment le cas
pour le numéro Maternités de la revue Genre, sexualité & société, paru en 2014 et dont l’article
de présentation, signé par Coline Cardi, Lorraine Odier, Michela Villani et Anne-Sophie
Vozari invite à de nouvelles perspectives à l’aune du féminisme matérialiste, sortant enfin
d’une ancienne querelle entre les féministes essentialistes et universalistes2. Or, mis à part
l’article de Caroline Rusterholz et Anne-Françoise Praz, l’histoire est absente de cette
publication et ce, malgré les sollicitations contenues dans l’appel à communication publié
par les directrices du numéro. Par ailleurs, les sciences religieuses témoignent par exemple
d’un intérêt grandissant pour la maternité, en confrontant non seulement les symboliques
des pratiques religieuses, mais aussi les spiritualités actuelles aux enjeux soulevés par les
éco-féminismes et les théologies féministes3. Il faut d’ailleurs signaler la parution récente
d’un ouvrage collectif à caractère interdisciplinaire sur le thème de la maternité. Il aborde
le débat théorique sur la relation entre les diverses formes de maternité et maternage, et
rassemble des mises au point à la fois des thématiques qui abordent la subjectivation de
1 Arena et Filippini 2015, p. 911-915 ; Thébaud et Knibiehler, 2005, p. 9-16 ; Cova, 2005. Sur corps et maternité
voir aussi Filippini, 2020.
2 Cardi, Odier, Villani et Vozari, 2016.
3 Voir l’introduction et les conclusions d’un dossier spécial de la revue Religion and Gender consacré à « Maternité,
religions et spiritualité » : Kawash, 2011 ; Cheruvallil-Contractor et Gill Rye, 2016 ; Jones, 2016. Cf. Fedele,
2013 ; Pasche Guignard, 2020, ainsi que Fl. Pasche Guignard, « Autorité d’expertise et authenticité d’expérience »,
dans ce volume.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 125-132
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126 f r a n c es c a ar en a et dan iela solfaroli ca millocci
l’expérience maternelle ainsi que son agentivité sociale, et des méthodologies qui définissent
le domaine de recherche sur la maternité comme les motherhood studies4.
Quant aux courants de la recherche historique, si l’on remarque une certaine vivacité
du côté des études sur la maternité sociale, le maternalisme, l’histoire de la bienfaisance et
des associations de femmes ou, plus en général, des dispositifs institutionnels autour de la
maternité5, c’est le corps de la mère qui semble notamment poser un problème, et ce, pour
l’histoire contemporaine en particulier. En définitive, c’est comme si la médicalisation de
la maternité et l’objectivation scientifique du corps reproducteur – processus qui s’achève
dans la contemporanéité – avaient construit une épistémologie dont il est difficile de
se débarrasser. Les études restent prisonnières des catégories médicales. On reproduit
dans les analyses le regard porté sur les phases physiologiques par la médecine, et qui
envisage finalement le corps des femmes selon des normes découlant de ses « âges » :
histoire des règles, de la puberté, de la grossesse, de l’accouchement, de l’allaitement,
de la ménopause.
Cette orientation des recherches serait-elle simplement un effet de la périodisation
utilisée ? En restant dans le sillage de la médicalisation, peut-on véritablement dégager
d’autres perspectives que celles, codifiées et normées, d’un corps qui se veut formaté par
sa fonction reproductive ?
Pour l’époque moderne, il est plus aisé de saisir et repérer les controverses. Le débat
qu’a suscité l’ouvrage de Thomas Laqueur auprès des historien-ne-s, souligne justement
les ambivalences du discours concernant les organes génitaux et l’importance de la
réflexion sur la génération, de la « découverte » médicale – grâce aux anatomies des
femmes mortes en couches –, d’un corps qui doit être spécifiquement « maternel »6.
Dans la perspective des pratiques sociales, les travaux des historiennes Cathy McClive et
Nahema Hanafi, entre autres, montrent la richesse et variété des expériences féminine
qui s’activent dans les réseaux familiaux et personnels, mais aussi le rôle de l’expertise
des femmes dans les métiers liés à la maternité et à la santé. La subjectivation des actrices
historiques valorisée par ces recherches, interroge les acquis de l’histoire de la médecine
moderne, tout en renouvelant l’histoire des femmes7. Dans une toute autre perspective,
celle de l’histoire culturelle et de la religion, les études sur la symbolique de la lactation
et du corps maternel ainsi que sur les expériences de maternités spirituelles suscitent le
débat – toujours animé – sur les usages du genre comme outil critique et interprétatif :
autour des recherches queer, par exemple8.
L’histoire de la médecine et de la santé à l’époque contemporaine est pourtant extrême-
ment riche en débats scientifiques, notamment sous l’effet de la prolifération des disciplines
médicales et des dispositifs sanitaires qui visent à réguler les corps et les pratiques. Les
organes de la reproduction et de la sexualité sont continuellement redessinés sous l’effet de la
spécialisation de la médecine, la temporalité et les modalités de l’allaitement périodiquement
remises en question. Au cours de la période contemporaine, la maternité – considérée
par les médecins notamment d’un point de vue organique – s’enrichit davantage d’autres
regards. Les scientifiques commencent à élargir leurs champs d’enquête et affirment leur
autorité, comme les moralisateurs avant eux, alors que les Églises chrétiennes s’engagent
dans la construction des dispositifs normatifs collaborant au contrôle étatique d’une
sexualité qui se veut essentiellement procréative et hétéronormée9. Une nouvelle branche
de la médecine, l’aliénisme, en plein essor, réfléchit autour de l’esprit des mères, tandis
que d’autres disciplines redéfinissent les rapports de proximité entre la mère et l’enfant.
Le corps de la mère devient un terrain de spéculations pour établir de nouvelles frontières
de la maladie10. En somme, nous sommes bien loin d’une médecine monolithique. Les
analyses visant à faire apparaître la continuité de la domination masculine dans les textes
des médecins, ou même sa discontinuité11, continuent à nous paraître indispensables pour
déconstruire les savoirs d’une « modernité » exprimant ses visées coloniales et racisantes.
Il reste que le débat sur les constructions intellectuelles des normes médicales a parfois
contribué à mettre en ombre la complexité de l’histoire du corps de la mère, qui doit
encore être restituée sur le plan critique.
La notion d’aménorrhée lactationnelle fournit à ce propos un exemple paradigma-
tique, puisqu’elle est interrogée depuis les essors de la démographie historique12. En
s’appuyant sur les évaluations médicales, cette notion est souvent postulée, comme
si elle était universelle : valable pour toutes les mères, de chaque condition sociale,
économique, culturelle. Les études d’histoire de la sexualité et des familles questionnent
de ce fait les pratiques sociales et les interdits sexuels tout comme les comportements
« malthusiens » des couples – orientés vers un contrôle de la reproduction – à l’aune de
leur connaissance ou moins de la donne de l’infertilité des femmes lorsqu’elles allaitent.
Or, du point de vue physiologique, la question est en elle-même assez complexe. Pour
qu’il y ait de l’infertilité durant l’allaitement, il faut que soient réunies au moins ces
conditions : la présence de l’aménorrhée, un allaitement déjà long de six mois, et la
pratique d’un allaitement au sein « quasiment » exclusif jour et nuit13. Ces trois critères,
dont la concomitance est aléatoire, devraient en somme encourager à aborder davantage
la question de savoir si et comment les femmes du passé réunissaient ces conditions
dans les différentes classes sociales. D’autant plus que l’histoire et l’archéologie de
l’alimentation d’une part et, d’autre part, les enquêtes anthropologiques, montrent
que les modalités et les temporalités du nourrissage et du sevrage sont certainement
déterminées par des facteurs socio-économiques, mais qu’elles ont été, et en bonne partie
sont encore, motivées sur le plan culturel14. Dans cette perspective, loin de témoigner
du processus de rationalisation scientifique aux essors de la révolution démographique
des limitations des naissances, la « découverte » d’un lien constaté entre allaitement et
stérilité, mise en avant par le discours médical au tournant du xviiie siècle, participerait
15 Sur les origines de ce discours et ses implications idéologiques, voir Fr. Arena, « L’allaitement au cœur des dispositifs
de pouvoir », dans ce volume.
16 McTavish, 2005 ; Snook, 2016 ; voir aussi C. McClive dans ce volume.
17 M. Al. Brès Gebelin, De la mamelle et de l’allaitement, thèse de médecine de Paris no 189, 1875. Voir aussi S. Scholl,
« L’ascèse du lait » et M. Cohen dans ce volume.
18 Dorlin, 2006, p. 193 et suivantes.
19 Fishman, 2002 ; Fishman, 2003.
20 Voir D. Solfaroli Camillocci, J. Sercomanens, Ph. Al. Rieder dans ce volume.
21 Voir M. Paris dans ce volume. Voir aussi Wallace-Sanders, 2008 ; Kennedy, 2012 ; West et Knight, 2017 ainsi
que Gauthier, 2017.
corps et maternité à l’époque moderne et contemporaine : un bilan d’études 1 29
Enfin, les pratiques esclavagistes coloniales sont rarement étudiées sous l’angle du travail
reproductif, champ de recherche en plein essor dans les Amériques : deux magnifiques
numéros monographiques ont tout récemment paru dans les revues Slavery and Abolition
et Women’s History22. Les articles abordent des questions cruciales pour repenser l’histoire
de la maternité dans différents contextes et périodes. C’est ici que la perspective féministe
matérialiste se révèle un outil indispensable en histoire, non seulement parce que l’esclavage
reproductif est une pratique ancienne et courante en Europe23, mais parce qu’elle nous
permet de lire aussi les enjeux contemporains de certaines formes d’exploitation des
corps et des nouvelles formes d’assujettissement des femmes. Les rapports Nord/Sud
sont envisagés sous de nouvelles perspectives, notamment en sociologie de la migration24.
Cependant, les recherches à caractère historique hésitent encore à se pencher sur l’héritage
colonial, où les liens entre migration et colonisation dans les dispositifs de santé restent
à interroger d’une façon plus approfondie. C’est par ailleurs cette inscription du corps de
la mère dans la biomédecine et dans la sexualité reproductive qui a orienté la réflexion
historienne vers la maternité hétérosexuelle, en faisant l’impasse de toute autre forme
de sexualité25. Et pourtant, une fois de plus, ce questionnement est désormais aisé dans
d’autres disciplines26.
L’impression qui ressort est que le discours médical contemporain a finalement façonné
l’histoire de la maternité en la maintenant à l’intérieur de frontières physiologiques
et pathologiques, et qu’il est difficile de se dégager de cette approche. L’histoire de
l’allaitement pourrait pourtant mobiliser une nouvelle vague de recherches. Interroger
les modes du nourrissage permet non seulement de déceler les formes symboliques et les
dispositifs théoriques normatifs – moraux, pédagogiques et médicaux – qui collaborent
pour consolider et donner une légitimité à l’idéologie dominante, mais aussi de mettre en
avant une multitude de pratiques sociales, et permet de ce fait de mieux comprendre les
tensions et expressions de résistances dans les différents contextes historiques.
Bien plus que pour d’autres champs de recherche, l’histoire de l’allaitement montre le
poids de la hiérarchisation des savoirs autour de la reproduction et de la maternité ainsi
que des expressions de pouvoir qui en dépendent. Ce n’est sans doute pas un hasard si une
question, pourtant centrale, a été presque refoulée par les courants de la recherche sur la
domesticité européenne, tout comme par ceux sur la colonisation et l’esclavage. Il s’agit
des relations de domination entre femmes, considérées d’un point de vue intersectionnel,
quand elles sont exercées dans la domesticité et autour de la sexualité reproductive, de
l’accouchement et de l’allaitement. Des recherches récentes sur l’esclavage ou sur les
domestiques dans le passé européen soulignent les enjeux sociaux opposés des diverses
actrices impliquées dans les marchés familiaux du lait27 ; l’article de R. J. Knight sur
22 Cowling, P. T. Machado, Paton, West, 2017 et Cowling, P. T. Machado, Paton, West, 2018. Voir aussi Moitt,
2001 ; Jenkins Schwartz, 2006 ; à comparer notamment avec Roth, 2017 ; Roth 2018a ; Roth 2018b. Pour les
études coloniales en France : Duprat, 2017 et Duprat, 2018.
23 Cancelas, 2014.
24 Cf. par exemple Carling, Menjívar, et Schmalzbauer, 2012.
Voir aussi Ch. Quagliariello dans ce volume.
25 L’un de rares travaux dans ce sens : Jennings, 2012.
26 Voir par exemple Gibson, 2014.
27 Winer, 2017 ; Beam, 2020.
130 f r a n c es c a ar en a et dan iela solfaroli ca millocci
l’« exploitation maternelle » par les patronnes d’esclaves dans le Sud américain d’avant la
guerre de Sécession fait le point de la question, en dévoilant une violence féminine extrême28.
Dans la perspective de la réouverture du chantier des recherches, c’est là une piste
qu’il faudrait à notre avis explorer, sans doute parmi les plus intéressantes que fournit la
recherche actuelle : ces relations de pouvoir entre femmes sont au cœur des dispositifs
de la société néolibérale, il nous semble urgent de les interroger, et indispensable pour le
féminisme « académique » de s’y confronter.
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pas nécessairement en dialogue les uns avec les autres, et en extraire ce qui touche plus
spécifiquement l’allaitement et les questions de nourrissage. Ce chapitre examine donc tour
à tour : la démographie et le statut des enfants ; les politiques de populations ; l’éducation
et la citoyenneté des femmes.
La transition démographique, amorcée par endroit au xviiie siècle, s’accélère dans toute
l’Europe et dans toutes les couches sociales entre 1850 et 1930. C’est de cette période dont
il sera principalement question ici car elle signe le « passage d’un régime de mortalité et
de fécondité élevées à un régime de basses fécondité et mortalité »3. Le taux de fécondité
des couples chute drastiquement et l’espérance de vie à la naissance s’allonge. Les études
d’histoire économique et de démographie historique montrent comment le rapport à
l’enfant est au cœur de cette mutation4. De ce fait, les premiers travaux d’histoire culturelle
de l’enfance et de la famille peuvent être compris comme une quête interprétative de cette
révolution démographique qui façonne en même temps la famille moderne et l’Etat-nation5.
Le travail fondateur de Philippe Ariès – L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime paru
une première fois en 1960 – avait déjà pour but d’expliquer l’instauration à large échelle
de la limitation des naissances dans les sociétés européennes6. Les études sur le sujet,
qui se multiplient depuis les années 1970, se concentrent majoritairement sur la « valeur »
de l’enfant dans les sociétés occidentales.
À l’échelle de la famille, les auteurs montrent que l’enfant perd sa valeur économique
à mesure qu’il est sorti du monde du travail pour être éduqué et instruit, en particulier
entre 1870 et 1930. Autrement dit, pour les parents, l’enfant se met à coûter plus qu’il ne
rapporte. Il devient un investissement en vue d’une hypothétique ascension sociale ou un
élément de la réalisation de soi parentale7. C’est le sens des travaux fondateurs de Viviana
Zelizer, pour les États-Unis, résumé dans la formule « l’enfant économiquement inutile,
mais inestimable émotionnellement »8. Anne-Françoise Praz interprète ce processus pour
la Suisse dans son ouvrage De l’enfant utile à l’enfant précieux. Elle étudie l’adaptation des
familles à ce qu’elle appelle une « nouvelle morale familiale », imposée par les élites et
dont le maître mot est la scolarisation des enfants9. Une mécanique complexe conduit
au contrôle des naissances afin de garantir une formation optimale à chaque enfant, à
commencer par les garçons. Ce faisant, il n’y a pas nécessairement d’antériorité du recul
de la mortalité des enfants sur la baisse de la fécondité. Cela peut en effet être le fait d’avoir
moins d’enfants qui améliore les « chances de survie » de chaque enfant10. Dans tous les
cas, cette évolution va de pair avec des changements dans le rapport à la vie et dans les
relations à l’enfant.
Au niveau des États cette fois, l’existence statistique d’un déclin de fécondité – mis à jour
par les contemporains – explique en partie les discours natalistes ou populationnistes que
connait l’Europe des xixe et xxe siècles. La France en particulier est traversée de courants
brandissant la peur du dépeuplement et s’organisant en mouvements natalistes11. Ces
derniers entreprennent des campagnes pour l’agrandissement des familles, spécialement
après 1870 et la défaite contre l’Allemagne (dont la population dépasse celle de la France).
L’idée est alors qu’une nation forte est une nation numériquement forte tant par le nombre
de ses soldats que par celui de ses travailleurs (paysans et ouvriers)12. Dans la conception
de l’État démocratique qui prend corps au xixe siècle, les citoyens sont l’État et l’État est
ses citoyens. L’enfant fait donc partie du capital de la nation13. Le soutien aux familles et aux
mères, par des lois et décrets, peut ainsi être conçu comme un soutien à l’effort nataliste
et donc national. C’est ici l’une des articulations de base entre maternité et citoyenneté :
la femme productrice de citoyens14.
Mais la quantité de grossesses et de naissances n’est pas la seule donnée en jeu, encore
faut-il que les enfants survivent. Les historiens ont montré « l’accointance entre les critères
de quantité et de qualité » concernant la démographie15. La nécessité d’une « qualité »
des individus est mise en avant selon des critères complexes et potentiellement marqués
idéologiquement par des considérations de classe, de race ou de nationalité. Certains
auteurs analysent l’émergence dès le xixe siècle dans les pays occidentaux de discours
néo-malthusiens, construit avec les cadres théoriques du darwinisme social émergents
et de l’eugénisme. Ils font culminer ce modèle dans les mesures prises au milieu du xxe
siècle par les régimes fascistes et dans les méthodes d’extermination nazie16. Malgré leur
propension à la téléologie, ces études montrent l’importance que prend au xixe siècle
l’idée d’améliorer les individus pour parfaire la nation.
Or, la santé périnatale, et tout particulièrement la promotion de l’allaitement ou
d’un substitut de qualité, fait partie des politiques suscitées par le souci démographique
d’une « qualité » des populations. Dans le dernier tiers du xixe siècle, l’affinement des
statistiques de mortalité amène les médecins et hygiénistes (hommes et femmes) à cibler
la gastro-entérite comme dangereuse à grande échelle pour les nourrissons. En parallèle,
la découverte de la bactériologie leur permet d’imaginer des moyens de prévention17.
Cette logique des sources est reprise par les historiennes et historiens qui s’emparent de la
question de l’alimentation des nourrissons d’abord à travers celle des politiques sanitaires
ou de santé publique, que l’on peut qualifier de « politiques de population18 ».
11 De Luca Barrusse, 2008. La peur du dépeuplement est déjà présente au xviiie siècle en France.
12 Rollet, 2001, p. 222-225.
13 Rollet, 2017, p. 161-177 ; Schmidt, 2013, p. 174-190.
14 Offen, 1984, p. 648-676.
15 De Luca Barrusse, 2009, p. 532.
16 Read, 2012, p. 373-397.
17 Morel, 1989, p. 157-181 ; Praz, 2005, p. 464 ; Bosson, 2002.
18 De Luca Barrusse et Praz, 2015, p. 149-164.
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Dans un article publié dans Population en 1978, Catherine Rollet, en pionnière de ce type
d’analyse, interroge la baisse de la mortalité infantile en observant les taux d’allaitement
des enfants mis en nourrice. Son travail s’appuie sur les sources statistiques résultant de
l’application de la loi du 23 décembre 1874 qui « institue une véritable protection des enfants
du premier âge », par le contrôle des nourrices, de leur santé et de leurs pratiques19. Dans cette
ligne, les travaux ultérieurs de Catherine Rollet, en particulier son ouvrage sur la politique
à l’égard de l’enfance durant la iiie République, insèrent la question de l’alimentation des
nourrissons dans un ensemble de recherches sur les législations et la prévention sanitaire20.
Il convient de prendre la mesure du choix qui s’opèrent ici, tant au xixe siècle que dans
sa réception historienne, car la mortalité infantile pourrait être associée à de nombreux
autres facteurs, telle la pauvreté, la malnutrition des parents ou la qualité du logement et
de l’eau21. Les acteurs des politiques d’hygiène, à l’exemple de ceux qu’étudie Claudine
Marissal en Belgique, ont débattu des mesures prioritaires dans la lutte contre la mortalité
des nourrissons pour finalement se concentrer sur la promotion de l’allaitement, choix
qui découlait « d’une position idéologique », de la volonté de « conforter un modèle
familial qui valorise la division sexuée des rôles parentaux22 ». Cette association privilégiée
entre protection de l’enfance et allaitement fait des mères les principales récipiendaires
des politiques de santé publique, à l’exclusion d’autres acteurs possibles, ce que n’ont pas
manqué de voir les études de ces dernières décennies.
À partir des années 1970-1980 en effet, dans la foulée à la fois d’une revendication de
réappropriation de leur corps par les femmes et du scandale autour des produits et des
méthodes de la firme Nestlé, des études posent la question des contraintes exercées sur
les mères dans le processus de protection de l’enfance. La parution de la Police des Familles
de Jacques Donzelot en 1977 scelle l’association entre « conservation des enfants » et
« gouvernement par la famille » dans l’historiographie23 : la surveillance de l’enfant
passe par la surveillance de la mère et du mode de nourrissage. La tentative de mainmise
du médecin, de l’État et des industriels sur le périnatal et l’alimentation infantile est
démontrée (si ce n’est dénoncée) par plusieurs chercheuses24. La puériculture, inventée
sous cette terminologie au xixe siècle, est analysée dans ses dimensions d’outil de pouvoir,
en particulier envers les populations les plus pauvres25. Dans cette perspective, les normes,
façonnées par des spécialistes, en particulier des médecins, participent du « processus
de moralisation populaire, d’assignation des femmes à la sphère reproductive et de
médicalisation de la société26 ».
Ainsi, des historiennes, s’inspirant des travaux de Michel Foucault27, montrent com-
ment les politiques de santé publiques dirigées sur les mères sont des outils de pouvoir
(biopouvoir) de l’État sur les populations, passant par le corps des femmes. Francesca
Moore, par exemple, dans son article « Governmentality and the maternal body » étudie la
situation du Lancashire et en conclue que « le corps des femmes de la classe ouvrière était
utilisé comme outil de revitalisation de la population28 ». Les mères deviennent « un atout
crucial des processus de construction nationale et de création de la classe moyenne29 ».
Les politiques hygiénistes ciblent les pauvres considérés comme une menace pour la
qualité et la quantité de la « British race ». En faisant de la mortalité infantile une question
morale – la mère est-elle bonne ou mauvaise ? – ces politiques détournent l’attention des
problèmes sanitaires et sociaux. La norme de la bonne maternité, dans ce cas, est définie
par la bourgeoisie urbaine et les femmes de ce milieu en sont les porte-paroles, notamment
en se faisant philanthropes ou visiteuses. Cette régulation est considérée comme une
intrusion nouvelle de l’État dans « la sphère privée de la maison30 ». Ici, les politiques
publiques sont considérées dans leur caractère autoritaire.
Cette interprétation historique est questionnée par d’autres études qui complexifient
l’approche et ouvre une analyse des politiques de population en termes d’empowerment des
individus, c’est-à-dire d’ouverture des possibilités de choix et d’amélioration des droits31.
Toujours sur le terrain anglais, Alice Reid refuse explicitement l’idée que les politiques
d’éducation maternelle ne sont qu’une mise aux pas des classes populaires par les classes
supérieures32. En examinant les rapports des visites de santé faites aux jeunes mères dans le
Derbyshire, elle dresse des liens entre type de nourrissage (allaitement ou non), mortalité des
nouveau-nés et présence d’une visiteuse ou d’un visiteur. À travers cette analyse, elle montre
que le rapport aux normes est plus complexe qu’affirmé jusque-là dans la littérature, car les
solutions pragmatiques dominent en matière d’arrêt ou de poursuite de l’allaitement, avec selon
elle des résultats quant à la survie des enfants directement liés à la présence d’une personne
visitante. Elle invite donc à réfléchir à l’incidence positive des politiques mises en place.
La dimension coercitive des politiques de populations gagne donc à être mise en
rapport, dans chaque cas, à leurs versants incitatifs, leurs effets éducatifs et leur éventuel
potentiel libérateur. Habituellement, le problème se pose dans l’opposition entre liberté
individuelle et objectif collectif (la prospérité nationale ou la santé publique, par exemple).
Mais les études de cas brouillent les cartes et montrent que la protection de la population
ne vient pas nécessairement nier les principes de liberté individuelle33. Il faut savoir aussi
que cette balance des intérêts publics et privés, avec ces possibles contradictions, est
analysée et débattue au xixe siècle déjà par les auteurs des politiques publiques eux-mêmes,
notamment au sein des parlements34.
27 Lamy, 2012.
28 Moore, 2013, p. 54 : « the maternal working-class body was appropriated as a tool of population revitalization ».
29 Ibid., p. 55 : « a crucial asset in processes of nation building and middle-class creation ».
30 Moore, 2013, p. 55 : « the private sphere of home ». Comme mentionné, l’existence d’une telle sphère est par ailleurs
questionnée par l’historiographie et considérée comme une construction sociale : voir Kerber, 1988.
31 De Luca Barrusse et Praz, 2015, p. 151.
32 Reid, 2017, p. 111-119.
33 De Luca Barrusse et Praz, 2015, p. 151-153.
34 Praz, 2005, p. 472, avec des citations de sources.
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La diffusion des savoirs scientifiques est une revendication clé dans le processus
révolutionnaire et de démocratisation des sociétés occidentales (fin xviiie-xixe). La mise
en place d’une instruction pour toutes et tous est d’ailleurs souvent combattue par les
élites conservatrices. Éducation et citoyenneté sont donc étroitement liées, avec toutes les
dimensions de contrôle des populations que cela a pu impliquer, dès la mise en place de
l’école publique. Dans le cas de l’éducation des filles et des femmes, la question se pose de
manière accrue, car l’éducation a amené une spécialisation des femmes sur les tâches dites
ménagères, de reproduction et d’éducation39, et ce en faisant fi des savoirs traditionnels40.
L’éducation, la formation sont donc étroitement liées au biopouvoir et aux politiques de
population dont il était question plus haut. Ceci étant, elles gagnent à être analysée aussi
au travers du corpus de recherche concernant les luttes pour l’amélioration des droits des
femmes41. Ce qui nous permettra de conclure ce parcours historiographique avec une
formulation fine des liens entre allaitement et citoyenneté. La question de fond peut être
formulée ainsi : l’éducation à la maternité a-t-elle eu un rôle dans l’émancipation des femmes ?
Un premier élément de réponse, largement attesté par les recherches sur le xixe siècle,
est de dire que les compétences liées à ces tâches sont réclamées et revendiquées par les
mouvements de femme eux-mêmes, qu’ils soient chrétiens, laïcs, socialistes ou plus géné-
ralement humanistes42. Un second élément tient à l’organisation du travail dans la société
du xixe siècle. Ces savoirs « ménagers » engagent une forme de professionnalisation des
tâches domestiques et maternelles. Les femmes participent à cette professionnalisation au
moment-même où le travail rémunéré se distingue clairement du foyer, c’est-à-dire qu’il
sort de la maison (pour l’usine ou le bureau). De ce fait, la mise en œuvre de compétences
spécifiques a, en elle-même, une dimension politique et économique majeure – perceptible
par les contemporains – car elle fait des femmes des actrices sociales de premier ordre43.
Dès le xixe siècle, les femmes parlent donc de la maternité comme d’une « fonction
sociale44 », dans laquelle l’allaitement et le soin aux nourrissons jouent un rôle clé. Cette
fonction sociale devient aussitôt une fonction politique et citoyenne.
En son nom, des discours féminins et féministes se construisent pour réclamer à la fois
des conditions matérielles acceptables pour les mères et des droits politiques45. D’une part,
les mouvements de protection infantile et maternelle sont souvent menés par des femmes,
avec les outils démocratiques/politiques du xixe siècle (association, pétition et lobbying,
œuvres, assurances et mutuelles)46. D’autre part, les militantes pour les droits des femmes
utilisent des arguments maternalistes ; elles revendiquent des droits politiques pour les
femmes au nom de leur rôle de mères et ce afin de pouvoir améliorer leurs conditions de
vie ou celle de leurs consœurs47. Concernant spécifiquement les soins aux enfants et le
nourrissage, il y a au xixe siècle une demande de démocratisation de l’accès à l’hygiène
et à la santé ainsi qu’une exigence de législations de protection, tel le congé maternité.
39 Rogers, 2007, p. 37-79 ; Thébaud et Rogers, 2010 ; Goodman, Albisetti, et Rogers, 2010.
40 Voir pour toute la question de la « scientific motherhood » : Apple, 2006.
41 Cette démarche s’inspire des historiens – en particulier de l’école et de l’enfance – qui reposent depuis une décennie
la question de l’éducation en termes de libération, en débat avec les thèses du confinement ou de l’enferment de
Philippe Ariès, puis de Michel Foucault, Renaut, 2002, Blais et al., 2002.
42 Marissal 2014 ; Lefort, 2011.
43 Knibiehler, 2000, p. 66-72.
44 Terminologie du Congrès général des sociétés féministes de Paris, mai 1892, cité par Knibiehler, 2000, p. 90.
45 Cova, 1997 ; Marissal, 2014, p. 328 ; Bock et Thane, 1991, en particulier p. 1-20 ; Fayolle, 2017 ; Pateman, 1992,
p. 17-31.
46 Concernant l’historiographie sur femmes et État-providence : Cova, 2005, p. 5-7.
47 Cova, 1997 ; Marissal, 2014, p. 309-333 ; Christie, 2002 ; Doyon et al., p. 13.
14 0 s a r a h s c holl
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Phili p Al. Riede r et Da niel a Solfaroli Ca millocci
Les recherches historiques lèvent un voile sur le passé tout en révélant, par leurs
questionnements, les préoccupations intellectuelles, les engagements idéologiques et les
attentes institutionnelles des chercheurs et chercheuses. Abordé dans un premier temps
de façon anecdotique ou marginale, l’allaitement s’impose désormais comme un objet
d’étude à part entière. Au fil des générations de spécialistes qui ont étudié tel ou tel aspect
de l’histoire du nourrissage des nouveau-nés, les problématiques considérées ont contribué
à la fois à débusquer de nouvelles réalités historiques et à révéler des enjeux sociétaux
contemporains. Le parcours historiographique esquissé dans la suite de ce chapitre retrace
les grandes lignes de cette histoire.
Au tournant du xxe siècle, la vision des historiens européens est essentiellement
politique, diplomatique et institutionnelle. La famille, la vie domestique et les sexualités
demeurent des questions anecdotiques dont la pertinence se restreint à l’impact qu’elles
peuvent avoir sur la vie des élites. Les pratiques de nourrissage sont reléguées dans les
sphères du domestique et du quotidien et sont sciemment confinées dans les marges de
la recherche académique1.
1 Voir à titre d’exemple l’ouvrage, fondé sur des recherches d’archive, de l’un des fondateurs de la Revue Historique
(et ensuite adhérant de l’Action française de Charles Maurras), Gustave Fagniez (1842-1927), La femme et la société
française dans la première moitié du xviie siècle (1929), Genève, Slatkine reprints, 2013. Il s’agit d’un recueil posthume
d’articles parus dans la Revue de Deux Mondes et la Revue des Questions Historiques entre 1909 et 1927. Ces études,
dont certaines ont été rédigées à des fins de vulgarisation, se distinguent en raison de leur intérêt vis-à-vis des aspects
socio-économiques et juridiques des conditions de vie des femmes de diverses strates sociales. Un chapitre entier
est consacré à leur « vie professionnelle » (voir p. 117-121 pour les métiers de « recommanderesse » et sage-femme).
Dans le compte-rendu mitigé de cet ouvrage, publié par la Revue d’histoire moderne, 23/4 (1929), p. 371, René Pintard
exprime sa reconnaissance « aux éditeurs » de l’éminent historien pour ce geste de « piété », qui sauve de l’oubli
des études profitables. Il considère toutefois comme une limite de ces recherches le fait de ne pas avoir insisté sur
« le rôle mondain de la femme », ou de ne pas avoir recouru davantage « aux mémoires et aux correspondances qui
nous en font connaître l’aspect et à la fois familier et pittoresque ». Informations prosopographiques sur Fagniez
disponibles dans la base de données « La France savante » https ://cths.fr/an/savant.php ?id = 1782# à comparer
avec la nécrologie publiée dans la Revue Historique, 52/55 (1927), p. 456-458 (Ch. Bémont).
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 143-154
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127427
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14 4 p h i l i p a l . r ieder et dan iela solfaroli ca millocci
2 En tant que dérivé d’« allaiter », le terme est répertorié dans le Dictionnaire du Moyen français, mais son usage est très
peu fréquent avant le xixe siècle. Plus courant est l’emploi du verbe « allaiter » (allacter) dans le sens de « nourrir
de son lait », comme précision de « nourrir » : Ernout, 1972, p. 333. Sur le champ sémantique du mot allaitement,
voir S. Scholl « Les dictionnaires : 1800-1930 », dans ce volume.
3 Chef du Bureau des Enfants assistés de la Seine, et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, il est
l’auteur de nombreux ouvrages sur les hôpitaux, la charité publique et les pauvres, dont notamment L. Lallemand,
Histoire des enfants abandonnés et délaissés : études sur la protection de l’enfance aux diverses époques de la civilisation,
Paris, Picard et Guillaumin, 1885, où il traite amplement la question des nourrices salariées par les institutions.
Informations prosopographiques disponibles dans la base de données « La France savante » http://cths.fr/an/
savant.php ?id = 115653.
4 G.-J. Alph. Witkowski, Histoire des accouchements chez tous les peuples, 2 vol., Paris, G. Steinheil, 1887 ; Id., Les
accouchements à la cour, ibid. 1890 ; Id., Accoucheurs et sages-femmes célèbres : esquisses biographiques, ibid. 1891 Id.,
Anecdotes et curiosités historiques sur les accouchements, ibid. 1892 ; Tetoniana. Curiosités littéraires médicales artistique
sur les seins et l’allaitement, Paris, A. Maloine, 1898, Id., Anecdotes historiques et religieuses sur les seins et l’allaitement :
comprenant l’histoire du décolletage et du corset, ibid. 1898 ; Id., Les seins dans l’histoire, ibid. 1903 ; Id., Les seins à l’Église,
ibid. 1907. En raison de son succès comme auteur, le journal satirique Le Rictus lui consacre une page en 1907, illustrée
d’une caricature inspirée de l’iconographie de la Charité romaine, où il est représenté sous les traits de Cimon. Sur
son parcours et ses œuvres, voir la base biographique de BIU santé, qui numérise les pages des articles et dictionnaires
retraçant son profil : https ://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/biographies/index.php ?cle = 9695.
5 Voir par exemple Witkowski, Tetoniana : « l’Allaitement par la cuisse », p. 19-20 et « l’Allaitement sur le dos »,
p. 45.
l’a llaitemen t dan s l’histor iog ra phie : modèles interprétatifs 1 45
6 Laslett, 1969. Le groupe de Cambridge renouvelle considérablement les travaux de sociologie et démographie
historiques. À travers un large chantier d’investigations portant sur les ménages à l’époque moderne, il montre que,
contrairement aux opinions établies jusqu’alors, la famille nucléaire est prédominante en Angleterre dès le xviie
siècle. Voir Laslett, 1972, p. 2-10.
7 Aries, 1960 ; Annales de démographie historique, Enfant et Sociétés, (1973). Ce numéro présente des articles ainsi que
des discussions à plusieurs voix sur : la société antique (introduction de R. Etienne) ; le moyen âge (introduction
de Ch. Klapisch) ; l’attitude de l’Église (avec l’étude fondatrice de Flandrin, 1973) ; la période moderne (rapport
introductif de Ph. Ariès, avec une discussion de ses thèses, p. 287-301) ; le xixe siècle (introduit par Andr. Armengaud ;
étude de Laslett, 1973).
8 Garden, 1970 ; Bourguière, 1972 ; Bideau, 1973 ; Bardet, 1973 ; Lachiver, 1973 ; Chamoux, 1973.
146 p h i l i p a l . r ieder et dan iela solfaroli ca millocci
religieuses chrétiennes, Flandrin interprète les pratiques de mise en nourrice comme une
expression sociale positive de soins pour les enfants : ses études représentent en ce sens
un tournant dans la perception historique de l’allaitement9.
Les débats liés aux problématiques démographiques du groupe de Cambridge et
aux questions culturelles soulevées par les travaux de Flandrin transparaissent dans les
recherches francophones des années 1970 et 1980. Antoinette Chamoux, Jacques Gélis,
Mireille Laget, Françoise Loux, Marie-France Morel et Catherine Rollet publient des études
pionnières sur l’histoire de la naissance, des enfants, et des comportements parentaux10.
La multiplication des enquêtes régionales fondées sur des sources d’archive mène à un
constat qui se renforce au gré des publications : les pratiques de mise en nourrice étaient
répandues en France depuis la Renaissance. Les méthodes de travail élaborées permettent
d’identifier les stratégies sociales différenciées de recours aux nourrices et de mettre en
évidence leurs effets démographiques. Les études se succèdent pour révéler l’ampleur du
phénomène et dessinent les contours d’un modèle français « traditionnel » : dans cet
espace, pour les xviiie et xixe siècle, l’engagement d’une nourrice s’impose comme une
pratique commune parmi tous les groupes sociaux. Les recherches démographiques et
les travaux sur l’enfance révèlent l’existence d’une littérature normative qui offre alterna-
tivement une posture morale critique et une justification médicale de l’acception comme
du refus de l’allaitement maternel11. La large diffusion de la mise en nourrice va de pair
avec l’affirmation d’un discours d’autorité en faveur de l’allaitement des mères, dont les
arguments éducatifs dévoilent des préoccupations de santé publique. Cette dynamique
intellectuelle, prédominante à la fin de l’époque moderne, est souvent expliquée comme
une objectivation du discours des médecins, qui cependant n’aurait pas d’effet sur les
pratiques12. Elle interpelle néanmoins les chercheuses et chercheurs, divisés quant à
l’interprétation à donner à l’accroissement de la population à la fin de l’Ancien Régime
souligné par les démographes13. Les sources médicales servent alors de révélateur à l’histoire
sociale des comportements familiaux des élites. En 1976, dans son étude sur les écrits
autour de l’enfance au xviiie siècle, Marie-France Morel justifie son parti pris d’analyser
« le discours sur l’allaitement », en indiquant qu’il est « toujours le plus cohérent et le plus
développé »14. Le thème de l’allaitement, constamment présent dans les sources, invite
à une réflexion sur les évolutions théoriques, mais il est aussi utilisé pour répertorier les
usages identifiables de la nourriture lactée et du sevrage.
L’allaitement s’impose comme un angle d’approche pour ancrer l’histoire de l’enfance
dans les pratiques sociales, sans pourtant devenir un objet d’étude autonome. Comprendre
les pratiques d’allaitement est un moyen de saisir la mécanique démographique d’une
population donnée, les raisons de sa fertilité, et par là, d’étudier son projet social. L’intérêt
témoigne d’une approche macro-historique qui relève de la volonté de comprendre des
9 Flandrin, 1973 ; Flandrin, 1975 ; Flandrin, 1976 ; Flandrin, 1981. Voir aussi ses interventions aux discussions
publiées in Annales de démographie historique, Enfant et Sociétés (1973), p. 299. Sur l’impact de ses recherches :
Burguière, 2005.
10 Morel, 1976 ; Laget, 1977 ; Gélis, Laget et Morel, 1978 ; Loux, 1978 ; Rollet, 1978.
11 Morel, 1976 ; Loux et Morel, 1976.
12 Van de Walle et Van de Walle, 1972 ; Morel, 1977.
13 Bourdelais et Raulot, 1976.
14 Morel, 1976, p. 394 ; voir aussi sa contribution à ce volume, dans laquelle elle retrace son parcours de chercheuse.
l’a llaitemen t dan s l’histor iog ra phie : modèles interprétatifs 1 47
phénomènes collectifs autrement peu visibles à l’intérieur d’un système interprétatif des
structures sociales des comportements.
La problématique qui émerge véritablement de ces recherches est l’histoire de la mise en
nourrice. Dans un article qui fait date sur « l’allaitement mercenaire » comme « phénomène
bio-socioculturel » publié dans un dossier thématique transdisciplinaire consacré à l’anthro-
pologie de l’alimentation de la revue Communications, Emmanuel Le Roy Ladurie considère
l’espace régional français comme l’observatoire d’un modèle original où le recours aux nourrices
s’impose d’abord comme une pratique de nantis pour devenir, à la fin de l’Ancien Régime, un
usage commun pour tous les groupes sociaux dans les villes15. La mise en nourrice, évaluée
comme une forme d’abandon d’enfants chez les plus pauvres, est en revanche interprétée
comme résultant d’un calcul économique des coûts et des bénéfices des différents modes de
prise en charge quand il s’agit de milieux plus aisés. Elle se présente comme un indicateur des
pratiques de contrôle démographique. Dans son analyse des modalités de cet « allaitement
mercenaire » par des mères des couches populaires, l’historien emprunte cependant la
terminologie polémique des sources littéraires du xviiie siècle, qu’il reproduit comme si
elle était neutre, la légitimant de ce fait sur le plan historiographique. Aucune considération
n’est faite sur le contexte idéologique des sources dont la prise en compte permet pourtant
d’expliquer certains emplois lexicaux. Si le terme « mercenaire » est parfois utilisé dans les
textes des médecins pour qualifier une nourrice rémunérée16, il reste qu’encore à la fin de
l’époque moderne ce mot est employé couramment au masculin pour définir l’engagement
des militaires et des ouvriers salariés. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’adjectif
est d’ailleurs associé non pas à l’allaitement, mais à la personne de la nourrice « animée par un
loyer mercenaire », ce qui implique une perception négative des services de la mère allaitant un
nourrisson moyennant une rémunération, une femme stigmatisée comme faisant un commerce
de son propre corps17. Cette perspective tend dès lors à corréler nourrissage et prostitution,
une association convoquée jusqu’alors pour critiquer les « mauvaises » nourrices. L’expression
qui se généralise au cours du siècle suivant pour désigner le recours à une nourrice salariée,
l’« allaitement mercenaire », dévalorise les soins fournis à un enfant dans la domesticité ainsi
que les prestations des mères nourricières employées par les familles. Les termes que choisit
Le Roy Ladurie pour définir son objet d’étude sont ici emblématiques du point de vue adopté
dans son analyse. Il s’agit moins de considérer la trajectoire sociale des mères-nourrices que
d’évaluer l’impact collectif d’un usage considéré, par l’historien, comme « responsable d’une
véritable hécatombe » et interprété « objectivement » comme « de l’infanticide »18.
À la suite des recherches qui adoptent comme focale les pratiques familiales liées à la
génération, la décision des mères de différentes classes sociales d’allaiter ou non leurs enfants
se trouve plus clairement problématisée. Les choix et les contraintes des femmes révèlent
une palette des discours tant sur les inconforts ou les risques associés à la pratique, que sur
Dès la fin des années 1970, les courants anglo-saxons de l’historiographie sur la
naissance et l’allaitement à l’époque moderne s’emploient surtout à interroger le lien
entre maternité et métiers des femmes. En rapport avec l’essor des Women Studies dans les
campus américains, le questionnement se porte sur les dynamiques sociales spécifiques
inhérentes au travail féminin lié à la reproduction25. En Angleterre, ce champ d’études
est inspiré plus directement par le groupe de Cambridge ; il est notamment investi par
26 McLaren, 1978 ; McLaren, 1979 ; McLaren, 1985. Voir la discussion du parcours de cette chercheuse par Fildes,
1990, p. xv-xvii. Ce volume est en effet publié en mémoire de McLaren, précocement disparue.
27 Fildes, 1988a ; Campbell, 1989.
28 Fildes, 1986 ; Fildes, 1988c.
29 Fildes, 1988c, p. xiii : « First of all why was it that historians, particularly those in the burgeoning field of women’s
lives and work, neglected to see that wet nursing was an important job and one which was exclusively female and
frequently well paid ? »
30 Fildes, 1986 ; Fildes, 1988c ; Fildes, 1990 ; Fildes 1992 ; Fildes, Marks, Marland, 1992, qui présente des
recherches sur l’Europe, le Canada, l’Afrique du Sud et la Malaisie.
15 0 p h i l i p a l . r ieder et dan iela solfaroli ca millocci
31 Klapisch-Zuber, 1983.
32 Morel, 1977 ; Rollet, 1978 ; Rollet, 1983 ; Rollet, 1990 ; voir aussi B. Orland, « Allaitement, médecine et
technologies », dans ce volume.
33 Sussman, 1982 ; Rollet, 1990 ; Bock et Thane, 1991 ; Fildes, Marks, Marland, 1992.
34 Voir aussi S. Scholl, « Allaitement et citoyenneté », dans ce volume.
35 Schlumbohm et al., 1998 ; Duden, Schlumbohm et Veit, 2000.
36 Duden, 1991 ; Pomata, 1995.
37 Voir Fr. Arena et D. Solfaroli Camillocci, « Corps et maternité », dans ce volume.
l’a llaitemen t dan s l’histor iog ra phie : modèles interprétatifs 1 51
sociale, qui oppose deux approches historiographiques, mais révèle également différentes
orientations féministes38.
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Knibiehler pour le numéro de Clio de 2005 consacré à Maternités : Dubesset et Thébaud, 2005, à comparer avec
Badinter, 2010.
39 Lett et Morel, 2006.
40 Bonnet, Le Grand-Sébille et Morel, 2002.
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Irene Maff i
Introduction
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 155-170
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127428
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
156 i r en e m a ff i
d’abord sur l’origine et les formes de biopouvoir qui l’ont produit et ensuite sur ses
effets sur les pratiques et les expériences contemporains des professionnel-le-s de santé
et des mères au sein d’un hôpital en Suisse5. L’étude ethnographique sur laquelle se
base la seconde partie de ce chapitre a été menée entre 2011 et 2013 dans une maternité
universitaire de dimension moyenne dans un canton francophone. Après avoir esquissé
l’importance croissante prise par la récolte de données mesurables au sein des sociétés
euro-américaines contemporaines et en particulier au sein de de la médecine dans un
contexte visant à améliorer « la qualité » de la population, j’examinerai la composante
genrée de la construction de l’allaitement comme processus mécanique réglé par le corps
médical. Insistant sur la nature culturellement et socialement construite de l’allaitement
maternel, j’explorerai les effets de ce dispositif biopolitique sur les sages-femmes et
les infirmières ainsi que sur les mères de la maternité susmentionnée. Je me pencherai
notamment sur les effets de la quantification des bébés sur l’expérience, les émotions, les
comportements et les discours des actrices prises en compte.
Je conclurai en montrant que les pratiques contemporaines de l’allaitement en Suisse
sont inscrites dans l’appréhension biomédicale et quantifiée des individus ainsi que
dans une vision genrée du corps et du rôle social des mères. L’allaitement doit donc être
appréhendé comme une pratique inscrite dans des configurations sociales, politiques et
symboliques complexes inséparables de l’organisation productiviste et capitaliste des
sociétés du Nord global contemporaines.
Jusqu’au xviiie siècle, en Europe, mesurer les bébés était une pratique effrayante et
interdite : les nourrissons n’étaient jamais mesurés ou pesés car, selon des croyances
répandues, ces gestes auraient arrêté leur croissance ou en auraient causé la mort6.
Mesurer le corps était associé à la mesure du cercueil destiné au défunt ou éventuellement
à des pratiques curatives spécifiques comme la construction de membres en cire que les
individus souffrants offraient comme ex-voto dans les églises.
L’intérêt moderne pour la mensuration des nourrissons et des enfants ne se développe
qu’à la fin du xixe siècle dans un contexte historique spécifique : la colonisation est à
son apogée et les États européens rivalisent les uns avec les autres pour imposer leur
pouvoir militaire, économique et politique sur les autres continents. Le nombre et aussi
la « qualité » des individus composant la population de chaque État prennent alors
une importance nouvelle et orientent les préoccupations politiques et démographiques
nationales. Les autorités doivent veiller sur leurs citoyen-ne-s afin qu’elles/ils donnent
naissance et élèvent des individus en bonne santé, forts, actifs et capables d’assumer
leurs tâches au sein de la société et les élèvent dans cette perspective. Puisque le souci
des États modernes en Europe et en Amérique du Nord était de produire un nombre
adéquat de travailleurs actifs et de soldats physiquement capables, leurs politiques
étaient orientées à « maximaliser des forces et à les extraire7 ». A cette fin, la médecine
moderne met en place des mesures visant à assurer la santé et le bien-être des futurs
citoyens en instaurant notamment une surveillance accrue sur les mères et leurs enfants
depuis le plus jeune âge. La France est le premier pays qui met en place le « carnet de
santé » de l’enfant destiné à aider les médecins à surveiller le bien-être et la croissance
des bébés grâce aussi à la collaboration avec les mères8. Aux États-Unis, c’est l’alarme liée
à « l’épidémie de malnutrition » de 1918 qui rendra la pesée des bébés (et plus largement
des enfants) fondamentale afin d’évaluer leur état de santé et de nutrition9. Dans ce pays,
la diffusion de la pesée des enfants mènera également à la légitimation de la pédiatrie et
à l’affirmation de l’expertise des pédiatres, qui seraient seuls en mesure d’évaluer la santé
des nourrissons et des enfants.
La réduction de la santé des nourrissons à des données chiffrées et à des courbes
indiquant l’évolution de la croissance s’inscrit dans un processus plus vaste qui a caractérisé
la médecine dans les sociétés euro-américaines du xixe et xxe siècle. Cette évolution a
amené à la standardisation croissante des classifications, études et procédures adoptées
en médecine ainsi qu’à sa progressive quantification surtout promue par les compagnies
d’assurance et les États10. Malgré la résistance des médecins face à l’usage des instruments
permettant de transformer la condition des patients en chiffres et « encore pire, laissant
des traces écrites » au détriment de leur compétences et expériences personnelles11, la
« métricisation » (metricization) ou quantification de la médecine et plus largement
des sciences s’est imposée. Un des effets de ces processus a été de transformer ces
dernières en instruments de pouvoir permettant de mieux gérer les différents groupes
de la population12.
En dépit de leur apparente neutralité, les données chiffrées sont inscrites dans des
configurations de pouvoir spécifiques qui impliquent « des jugements, des hypothèses
et des significations13 ». La quantification des individus et des phénomènes sociaux est
ainsi liée à des formes de gouvernementalité qui s’inscrivent dans les biopolitiques des
États contemporains. Le biopouvoir peut être appréhendé sous trois dimensions : des
régimes de vérités spécifiques avérés par des autorités qui les prennent en charge, des
stratégies d’intervention publiques au nom de la santé et des modes de subjectivation
amenant les individus à s’autodiscipliner en se conformant aux discours sanitaires faisant
autorité14. Je montrerai dans la suite de ce chapitre la manière dont ces trois dimensions
s’articulent dans les pratiques et les expériences des femmes et des professionnel-le-s de
santé rencontré-e-s sur le terrain. Avant d’entamer l’analyse ethnographique, j’aimerais
mentionner encore deux aspects concernant la vision contemporaine du corps lactant
dans les sociétés du Nord.
Depuis l’époque des Lumières, la biomédecine a embrassé une vision dualiste du corps
qui trouve ses origines dans l’œuvre de Descartes : le corps est appréhendé comme séparé
de l’esprit et appartenant au domaine de la nature. Comme les autres entités naturelles,
le corps est interprété comme un objet qui doit être maîtrisé, domestiqué, apprivoisé par
la science et la culture. Le corps est aussi représenté comme une machine dont on peut
connaître les mécanismes, les engrenages et sur laquelle il est possible d’intervenir15.
Bien qu’aujourd’hui la métaphore mécaniciste du corps ait été en partie remplacée par
d’autres représentations16, l’imaginaire du corps machine qui peut être réparé, corrigé,
remis en service persiste dans le savoir médical et plus particulièrement en obstétrique et
gynécologie17. Le modèle de la chaîne de production industrielle, du rythme de travail, de
la qualité du produit ont un impact fondamental sur la conception biomédicale du corps
et de son évolution ainsi que sur l’organisation des institutions y compris les hôpitaux.
Les métaphores industrielles pour parler de l’allaitement sont évidentes lorsqu’on examine
des expressions récurrentes dans le langage commun telles que « production de lait », lait
comme « produit important à cause de ses composantes nutritionnelles18 », allaitement
« à la demande », l’allaitement « fonctionne », etc. L’allaitement apparaît alors comme
un véritable travail que le corps maternel doit accomplir afin de fournir une production
suffisante de nourriture permettant au bébé de grandir au rythme standardisé que les
courbes des chartes de croissance préconisent. Tout ralentissement et toute variation dans
les courbes de croissance sont généralement attribués à une production insuffisante19 de
lait maternel ce qui a donné lieu à la fabrication d’une nouvelle catégorie nosographique :
le syndrome d’insuffisance de lait. Comme pour le travail d’accouchement qui doit suivre
un rythme constant et déterminé selon des courbes standardisées, l’allaitement doit
aussi pouvoir être objectivé à travers des valeurs mesurables qui ne sont pas obtenues
directement par l’observation du corps de la mère, comme pour l’accouchement, mais
par celle du corps de son enfant. Celui-ci, transformé en chiffres et signes graphiques
(les courbes de croissance) devient le critère à travers lequel est interprété la qualité et la
quantité du travail maternel d’allaitement. Les courbes des percentiles construites à partir
de l’évolution du poids, du périmètre crânien et de la taille de l’enfant permettent ainsi
de faire abstraction tant du corps de la mère que de celui de l’enfant et donnent lieu à un
« nouveau type de corps, une forme de devenir qui transcende la corporéité humaine et
réduit la chair à de l’information20 ». Après avoir séparé la mère et l’enfant qui tombent
sous la responsabilité de deux experts différents (le pédiatre et le gynécologue-obstétri-
cien), le savoir biomédical a fragmenté le corps du bébé en différentes parties mesurables
qui sont comparables avec d’autres entités similaires. Cette opération cognitive permet
d’établir des formes de surveillance plus strictes et plus détaillées. Comme le rappelle
15 Martin, 1995.
16 Id.
17 Maffi, 2016.
18 Dykes, 2005, p. 2286.
19 Dykes, 2002 ; Makhlouf, Obermeyer et Castle,1997.
20 Haggerty et Ericson, 2000, p. 613.
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Foucault, quand « le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir », les instances
qui représentent ce dernier le « fouille[nt], le désarticule[nt] et le recompose[nt] » afin
de s’assurer une prise sur lui21. Anticipant le phénomène contemporain du Quantified
self22, la quantification des bébés a permis de penser la visualisation et la quantification
des corps comme des opérations produisant des résultats plus fiables et plus « objectifs »
que la connaissance clinique du corps dans sa matérialité. Ce passage de « l’haptique à
l’optique23 » a modifié en profondeur la manière dont les mères et les professionnels de
santé vivent et pensent l’allaitement, comme je le montrerai par la suite. La quantification
des corps des bébés peut aussi être comprise comme une forme de commensuration,
processus typique des sociétés modernes capitalistes qui vise à transformer « des qualités
différentes en une métrique commune24 ». La commensuration standardise les objets/
corps/phénomènes à mesurer, les rendant comparables entre eux et de cette manière
plus facilement contrôlables. Parmi les effets de la commensuration, il y a la réduction
de la complexité des réalités concrètes à des chiffres abstraits et la construction d’entités
parallèles qui sont naturalisées et appréhendées comme objectives. Elle tend à annuler
« le lien entre ce qui est représenté et le monde empirique25 » (et à effacer l’incertitude
inscrite dans les choses). C’est exactement ce qui se passe quand on transforme le bébé
et son état de santé en chiffres et en courbes. Les données mesurées et les diagrammes
deviennent plus importants et plus réels que le bébé et l’observation clinique.
des enfants et d’hygiène domestique29. Afin de garantir la santé des enfants, il fallait
désormais que les femmes se confient au savoir et à l’expérience des experts, car elles
étaient considérées comme ignorantes des normes médicales et des règles du bon élevage
des enfants. Les pratiques biomédicales actuelles qui attribuent une importance centrale
à la pesée et à la mensuration du bébé depuis sa naissance à partir de la vie intra-utérine
jusqu’à ses premières années de vie30 sont un héritage des préoccupations pro-natalistes
et eugénistes et des « politiques de mensuration31 » ou de commensuration du xixe et
xxe siècles esquissées plus haut. Afin de montrer l’impact que les éléments historiques
et théoriques esquissés ici ont sur les discours et les pratiques actuels de l’allaitement, je
vais analyser quelques situations ethnographiques au sein de l’hôpital suisse dans lequel
j’ai mené ma recherche de terrain.
29 Apple, 1987.
30 Sachs, Dykes et Carter, 2005 ; Dykes, 2005.
31 Lupton, 2013, p. 399.
32 Millard, 1990 ; Maher, 1992.
33 Dykes, 2006.
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Les bébés étaient généralement allongés à côté du lit de leur mère dans un petit berceau
en plastique sur roulettes sur lequel était affichée une étiquette avec le nom, la date et
l’heure de naissance ainsi que le poids et la longueur. La quantification de leur corps et
leur insertion dans le temps linéaire de l’institution sont donc considérées comme aussi
fondamentales que leur prénom dans la construction sociale de l’individu. Les bébés
deviennent donc membres de la société en tant qu’ensembles d’informations quantifiées :
« la feuille de surveillance du nouveau-né » en témoigne. Elle est comme le passeport de
l’enfant au cours de ses premières interactions sociales avec ses parents, le personnel de
l’hôpital, le pédiatre en ville et la sage-femme qui assure le suivi à la maison pendant les
premières semaines de vie. La feuille de surveillance du nouveau-né enregistre chaque jour
le poids du bébé et les horaires de ses repas, indiquant dans un diagramme l’évolution de
la courbe du poids à partir de la pesée effectuée en salle d’accouchement et parfois même
en tenant compte de l’évolution pondérale intra-utérine du bébé35.
Si le protocole hospitalier prévoyait une pesée journalière pour le bébé, j’ai pu observer
des soignantes36 qui pesaient les nouveau-nés plusieurs fois par jour afin de vérifier si et
combien ils avaient mangé pendant chaque tétée. En complément à la balance, objet
central pour le contrôle de la santé des bébés, les couches représentaient un autre objet
très important aux yeux des soignantes et des mères. L’observation attentive du contenu
des couches des bébés permet une forme de surveillance, moins précise, mais largement
pratiquée par le personnel, afin d’évaluer si l’enfant a (assez) mangé. Les membres du
personnel demandaient de manière presque obsessionnelle aux mères hospitalisées si
le bébé avait fait pipi ou caca et combien de fois car, comme le disait un soignant, « les
pampers nous disent des choses, on peut tout savoir par les pampers » (Notes de terrain,
14.02.2013). Le lait maternel est ainsi appréhendé comme un produit qu’il faut essayer de
mesurer, comme on le ferait avec le lait artificiel, et toutes les techniques indirectes qui
permettent de le quantifier à travers le corps du bébé sont utilisées. Puisqu’il n’est pas
possible de mesurer ce que le bébé ingère au moment de la tété, on mesure ce que le bébé
retient (le poids) et ce qu’il élimine (urine, selles)37. A l’Hôpital H, le corps des femmes
était aussi sujet à certaines formes de surveillance38. Beaucoup de soignantes examinaient
de près les seins des mères essayant manuellement d’en exprimer le lait ou le colostrum
pour voir s’il y avait des gouttes qui sortaient. Les femmes étaient donc sujettes à des
34 Cet intitulé fait mémoire du titre de l’ouvrage Ce que le genre fait aux personnes, dirigé par Irène Théry et Pascale
Bonnemère et paru en 2008. Malgré l’usage du présent dans cette formule, les phénomènes décrits ne sont pas
universels, ils se déclinent sous des formes sujettes à variation en fonction du temps et de l’espace.
35 Le poids, la taille, l’heure et la date de naissance sont aussi très souvent indiquées dans le faire-part de naissance
envoyé à la famille et aux amis, se transformant d’une information médicale et institutionnelle en un élément de
construction sociale : cf. Ir. Maffi, « Prendre du poids », dans ce volume.
36 J’utilise le nom au féminin car, durant mon terrain, seuls trois ou quatre membres du personnel paramédical étaient
des hommes.
37 Il y a d’autres paramètres qui sont régulièrement mesurés, mais sur lesquels je ne m’arrêterai pas dans ce chapitre qui
requièrent des opérations de commensuration : la couleur de la peau (pour détecter la jaunisse), la glycémie (pour
détecter des désordres glycémiques) à travers des prises de sang répétées, la température corporelle (pour détecter
des difficultés d’adaptation ou d’autres pathologies), la fréquence cardiaque et la tension artérielle.
38 Ici, je ne fais référence qu’à la surveillance liée à l’allaitement.
162 i r en e m a ff i
« distance sociale et rôles bien définis, publics et distincts43 », plus elle applique des formes
de contrôle contraignantes sur le corps. Le traitement des corps des nouveau-nés et des
mères seraient donc révélateurs du type de société dans laquelle ces pratiques s’inscrivent
et sur les rapports de pouvoir qui la caractérise. Le corps physique conçu comme « un
microsome social en relation directe avec le pouvoir44 » est sujet à des formes de contrôle
plus ou moins fortes en fonction de l’intensité des pressions sociales.
Si plusieurs professionnel-le-s rencontré-e-s étaient critiques vis-à-vis des protocoles
hospitaliers qu’ils/elles appréhendaient comme trop rigides, la plupart les appliquaient
à la lettre par habitude, par conviction ou de peur de se faire accuser de négligence par les
médecins en cas de problème.
Une situation à laquelle j’ai assisté permet de mettre en lumière ce dernier aspect.
Dans l’Hôpital H, tous les enfants nés en-dessous de trois kilos étaient soumis à un régime
appelé « alimentation précoce » qui, à l’époque où j’ai mené ma recherche, prévoyait
d’administrer aux nouveau-nés de la dextrine maltose durant les premières septente-deux
heures de vie, suivi par du lait artificiel. Ainsi, même des enfants peu en dessous des trois
kilos et jouissant de bonne santé étaient systématiquement « complétés » interférant avec
l’allaitement maternel, comme l’exemple qui suit le montre.
Quelques heures après la naissance, Jules45 et sa maman arrivent dans le service
post-partum accompagnés par la sage-femme de la salle d’accouchement. Elle fait « le
retour » à la soignante qui va s’occuper des nouveaux arrivés et lui dit que la naissance s’est
bien passée et l’enfant « avait des valeurs parfaites ». Malgré cela, après une discussion avec
la pédiatre46, elle a été obligée de lui donner du dextrine maltose, car il pesait 2900 gr. La
sage-femme de la salle d’accouchement exprime sa colère en disant que « c’est absurde,
car l’enfant est proportionné par rapport à ces deux parents » qui sont les deux de petite
taille. Elle termine en faisant remarquer que, une fois complété, « l’enfant était gavé et n’a
pas voulu téter » (Notes de terrain, 20.01.2013).
Des soucis émis par le ou la pédiatre de garde et les protocoles hospitaliers peuvent ainsi
contredire la philosophie officielle de l’Hôpital H qui consiste à encourager l’allaitement
maternel. La contradiction entre la position officielle de la maternité et les pratiques
dérive du fait que, dans la géographie des responsabilités institutionnelles, les femmes sont
suivies par les gynécologues et les bébés par les pédiatres sans que les uns et les autres se
coordonnent pour garantir le bon déroulement de l’allaitement. Seules les sages-femmes et
infirmières tiennent compte de la dyade mère enfant, mais, à cause de leur subordination
hiérarchique, sont contraintes de suivre les protocoles imposés par les pédiatres, même
lorsqu’elles considèrent qu’ils vont interférer avec l’allaitement maternel et que, du point
de vue clinique, aucun signal pathologique ne se présente.
Les mères n’étaient d’ailleurs pas toujours mises au courant de la pratique de l’alimen-
tation précoce et souvent elles ne recevaient pas d’informations assez détaillées pour leur
permettre de décider de manière autonome s’il convenait de donner des compléments à
43 Ibid., p. 107.
44 Ibid., p. 109.
45 Tous les noms sont fictifs afin de protéger l’anonymat des personnes.
46 En salle d’accouchement, tous les bébés sont examinés par la sage-femme et par un-e pédiatre avant d’être transférés
au post-partum avec leur mère.
164 i r en e m a ff i
leur enfant ou pas. Il pouvait arriver que les soignantes leur disent que le bébé était petit
et qu’il avait besoin de recevoir des compléments jusqu’au moment où elles allaient avoir
la montée de lait. Pour la plupart aliénées de leur corps47 qu’elles considèrent comme
défectueux et donc nécessitant un soutien médical, les mères n’avaient pas les connaissances
ou la force de discuter avec les soignantes.
Fatiguées à cause d’un long accouchement, d’une césarienne ou d’une nuit blanche,
elles pouvaient parfois demander de mettre leurs enfants dans la pouponnière pendant
plusieurs heures afin de se reposer. Pendant ce temps, si le bébé pleurait, certaines soi-
gnantes lui donnaient des compléments alimentaires pour le calmer plutôt que réveiller
la mère48. Ce comportement, qui est moins lié à la volonté de protéger les femmes qu’à
des soucis organisationnels49, nuit à l’instauration de l’allaitement, car le bébé, satisfait
par l’alimentation artificielle, ne ressent pas la nécessité de téter.
L’application des protocoles élaborés par les pédiatres et la priorité attribuée au critère
du poids, à l’exclusion d’autres, de type qualitatif, émergent aussi dans des situations telle
que celle que je vais décrire à présent. Une jeune mère qui a dû subir une césarienne discute
avec la sage-femme de l’évolution du poids de son enfant. La feuille de surveillance du
bébé indique qu’il pesait 3800 gr. à la naissance, mais il semble avoir perdu beaucoup de
poids depuis le jour précédent : selon la balance, son poids est de 3400 gr. Bien que le bébé
soit grand, éveillé, avec un beau teint et que tous ses paramètres vitaux soient en ordre, la
perte importante de poids semble alarmer la mère et inquiéter la sage-femme. La mère
demande s’il est possible que la première pesée soit incorrecte et demande s’il ne faut pas
donner des compléments à l’enfant, puisqu’elle n’a pas encore eu la montée de lait. Avec
son enfant précédent, elle a aussi dû donner du lait artificiel, car la montée de lait a eu lieu
plus tard que d’habitude (souvent 3 jours). Comme dans le cas du nouveau-né soumis à
l’alimentation précoce mentionné plus haut, les informations chiffrées et abstraites qui
désincarnent le bébé priment sur l’observation clinique au nom de protocoles basés sur des
courbes standardisées. L’entité « poids du bébé » créé par la commensuration se substitue
à l’enfant en chair et en os : les chiffres sont plus réels que ce dernier tant pour la mère
que pour la soignante. Le ressenti, les discours et les actes des actrices en présence sont
ainsi déterminés par l’évolution du poids dont les courbes sont dessinées dans la feuille
de surveillance. A l’hôpital H et selon les standards internationaux les plus utilisés, un
bébé ne doit pas perdre plus de 10% de son poids après la naissance et doit le récupérer
au bout de sa première semaine de vie. Ce critère rigide et quantifié rend pathologiques
toutes les déviations de la norme, même lorsque du point de vue clinique il n’y a rien de
préoccupant. J’ai moi-même fait l’expérience50 de l’impact de ce critère sur les perceptions
et les pratiques des professionnel-le-s de santé, lorsque la sage-femme qui me suivait à
domicile a commencé à faire pression sur moi parce que ma fille, qui était née à 4 kg et
qui n’avait pas perdu de poids après la naissance, ne prenait pas assez de grammes par
47 Dykes, 2006.
48 En particulier pendant la nuit où les membres du personnel sont en nombre réduit, toutes les solutions les plus
simples pour les soignantes sont adoptées sans tenir compte des possibles interférences avec l’allaitement.
49 Pour que l’enfant tète, les soignantes doivent l’amener à sa mère, la réveiller, l’aider à le mettre au sein et souvent
revenir à la fin de la tétée pour vérifier que tout se soit bien passé.
50 Les faits racontés ont eu lieu en Suisse en 2015.
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semaine. Elle me disait que je devais tirer mon lait pour voir s’il y en avait assez, prendre
des médicaments homéopathiques pour stimuler la lactation, noter dans un cahier combien
de fois j’allaitais et pendant combien de temps, réveiller mon enfant pour qu’elle tête plus
longtemps et de manière plus efficace le jour et moins la nuit. Son discours était orienté non
pas par l’état de santé de l’enfant, mais par des paramètres temporels et pondéraux abstraits
et indépendants de la situation qu’elle observait. Préoccupée que l’enfant suive les courbes
préconisées, cette sage-femme a même tenté de me convaincre que je devais donner du lait
artificiel à ma fille pour pallier à ce qu’elle considérait comme mon insuffisance de lait. Il
est peut-être utile de noter que ma fille n’a jamais voulu plus ou autre chose de ce qu’elle
prenait au sein et a grandi à son rythme ignorant les courbes utilisées par la sage-femme.
Ce récit personnel me permet d’introduire les expériences des mères que j’ai côtoyées à
l’Hôpital H afin de mettre en avant l’impact très important que les pratiques institutionnelles
d’allaitement ont sur elles.
La très grande majorité des femmes que j’ai rencontrées déclaraient leur intention
d’allaiter, mais étaient préoccupées de ne pas y arriver et pensaient qu’elles n’étaient
probablement pas en mesure de le faire. Comme les mères britanniques étudiées par
Dykes, elles étaient convaincues que l’allaitement est un processus « incertain et souvent
destiné à l’échec51 » en cohérence avec « une profonde méfiance vis-à-vis de l’efficacité
de leurs corps et une absence évidente de confiance52 ».
Une attitude récurrente était celle de cette mère qui, en observant les couches mouillées
de son enfant disait : « je ne sais pas comment il a pu faire pipi puisqu’il n’y a rien qui
sort d’ici (indiquant ses seins) » (Notes de terrain, 20.2.13). D’autres, très anxieuses que
de leurs seins ne sorte rien, auraient désiré mettre l’enfant au sein tout le temps pour qu’il
tète stimulant la « production de lait ». La métaphore mécaniciste de la production de
lait et l’idée que le corps féminin est un corps défectueux et défaillant, élaborées par la
biomédecine avaient été incorporées par la plupart des femmes et des soignantes que
j’ai rencontrées. Leur langage et leur expérience corporelle était donc modelés par la
représentation du lait comme produit, de la mère comme producteur, du bébé comme
consommateur qui interagissent sous la supervision des experts53. Même les discours des
mères qui s’opposaient aux pratiques hospitalières consistant à donner des compléments
alimentaires au bébé ou à lui administrer des vitamines (K et D) et qui cherchaient à
réaliser un allaitement « naturel », s’inscrivaient dans ce paradigme. L’incorporation de
ce dernier a lieu bien avant la maternité et les pratiques hospitalières ne font qu’activer,
confirmer et renforcer des schémas corporels déjà existants.
L’analyse de deux situations opposées que j’ai observées me permettra de montrer
l’importance des pratiques hospitalières dans la construction du sens et l’expérience de
l’allaitement des mères. Je montrerai en particulier que, bien que les femmes ne soient
pas complètement déterminées par l’expérience hospitalière, les « vérités » médicales sur
l’allaitement et le corps des femmes, les protocoles hospitaliers et les gestes des profes-
sionnel-le-s jouent un rôle très important dans les modes de subjectivations des mères.
Le cas de Madame C.
Madame C.54 a dû subir une césarienne et ses deux jumelles sont hospitalisées
au service de néonatologie, même si elles vont bientôt pouvoir rentrer à la maison
avec leurs parents. Elle a déjà une fille de deux ans qui a dû rester à l’hôpital pendant
plusieurs mois, car à la naissance elle ne pesait que 800 gr. Madame C. décrit sa première
expérience d’allaitement comme « très difficile » : elle a dû tirer son lait pendant plus
de six mois. Elle ne désirait pas le faire, mais elle s’est sentie obligée parce que « c’était
le seul cadeau qu’elle pouvait faire à l’enfant » comme à l’époque lui avaient expliqué les
professionnel-le-s de santé. Elle devait tirer son lait pour le donner à sa fille, mais aussi
la mettre au sein et ces pratiques complexes lui ont laissé des souvenirs désagréables.
Pourtant elle avait beaucoup de lait et elle en a tiré tellement qu’elle a pu donner à sa fille
les réserves qui étaient au congélateur encore pendant deux mois après avoir terminé
l’allaitement. Elle explique à la sage-femme avec qui j’arrive dans sa chambre qu’elle
ne veut pas allaiter les jumelles ou peut-être faire un allaitement mixte leur donnant
aussi du lait artificiel. Elle voudrait tirer son lait sans donner le sein car elle connaît déjà
cette pratique et sait comment faire. La sage-femme l’encourage très fortement à mettre
les enfants au sein et à les allaiter le plus longtemps possible en listant les bénéfices
du lait maternel. Mme C. pose beaucoup de questions sur la fréquence des tétées et la
quantité de lait à donner aux jumelles, même si la sage-femme lui dit qu’il faut allaiter
à la demande. Madame C. a aussi peur de ne pas avoir assez de lait pour deux enfants et
se demande si elle doit les allaiter en même temps ou l’une après l’autre. Elle explique
que, à cause de la grande prématurité de sa première fille, l’allaitement avait été très
rigidement programmé par les pédiatres. Confrontée à des enfants ne présentant pas de
soucis particuliers et pour lesquelles il n’est pas nécessaire de planifier avec précision
la fréquence et la durée des tétés ni la quantité de lait à donner, Mme C. déclare : « j’ai
beaucoup de liberté, mais puisque je n’ai pas l’habitude, je ne sais pas comment faire »
(Notes de terrain, 25.01.13).
Ces sentiments d’incompétence et d’égarement et ces angoisses de ne pas posséder
les capacités physiques pour allaiter sont une manifestation des formes de subjectivation
présentes chez la grande majorité de femmes que j’ai rencontrées. Dans les discours de
ses dernières, seuls les professionnel-le-s possèdent le savoir qui fait autorité55 et qui leur
permet de donner les indications dont les mères ont besoin pour allaiter et seuls les critères
biomédicaux relatifs aux rythmes des tétés, à la quantité de lait ingéré par l’enfant et à son
évolution pondérale deviennent significatifs.
54 Les deux mères décrites dans cette section appartenaient à un milieu social privilégié et avaient un niveau d’études
élevé.
55 Je me réfère à la notion de authoritative knowledge, largement utilisées dans la littérature anthropologique.
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Le cas de Madame R.
Je rends visite à Madame R. que j’ai suivie depuis le moment où elle et son conjoint
fréquentaient les cours de préparation à la naissance dans le cadre de mon enquête sur
le parcours des couples qui accouchent à l’Hôpital H56. Malgré son désir d’avoir un
accouchement « le plus naturel possible », elle a dû avoir une césarienne car son enfant
se présentait par les pieds (Notes de terrain, 13.01.13). Quand je rencontre Madame R., elle
a accouché depuis deux jours et demi et me fait part des difficultés qu’elle a rencontrées
avec l’allaitement ainsi que de son conflit avec une des soignantes qui s’est occupée
d’elle au post-partum. Elle me dit : « pour moi, l’allaitement est très important, c’est
récupérer cette dimension naturelle que j’ai perdue avec la césarienne » (ibid.). Allaiter
c’est donc emprunter de nouveau la trajectoire « naturelle » qu’elle aurait désiré suivre
et de laquelle elle a dû s’éloigner au moment de la césarienne. Son idée de « naturel »
se heurte néanmoins aux difficultés qu’elle doit surmonter au moment d’allaiter : son
enfant ne tète pas bien et elle a eu beaucoup de mal à le mettre au sein surtout le premier
jour. Alors qu’on lui avait présenté l’allaitement comme « allant de soi, étant naturel »
(ibid.), ce qu’elle a vécu est très différent. La sage-femme qui au début était en charge de
Mme R. et de son fils semblait mal à l’aise à s’occuper du bébé et ne savait pas du tout
comment résoudre les difficultés de mise au sein. Madame R. s’indigne quand elle me
raconte que la sage-femme a proposé plusieurs fois de « donner du glucose » (dextrine
maltose) au bébé, un acte auquel elle s’est opposée très fortement. Elle a fini par se fâcher
avec la sage-femme qu’elle a accusée de ne pas être compétente et de la mettre mal à l’aise
et a demandé de changer de soignante. Au cours de la deuxième nuit d’hospitalisation,
Madame R. a reçu le soutien inattendu d’une aide-soignante qui a su la « réconforter et
lui donner des conseils utiles » lui permettant d’allaiter (ibid.). Les difficultés rencontrées
par l’enfant de Madame R. étaient dues à la forme de ses mamelons qui ne permettait pas
à ce dernier de prendre facilement le sein : il a suffi d’utiliser un téterelle modelant ces
derniers pour que le bébé arrive à téter correctement.
Si, pour Madame C., les règles rigides et claires données par le personnel hospitalier
ont constitué le schéma autour duquel s’est construite sa pratique et son expérience de
l’allaitement qui, bien que peu agréable, a été rassurante, pour Madame R., l’hôpital a été
en partie source de mécontentement et de conflit. Elle se plaint de la fragmentation de la
prise en charge et du comportement d’une soignante qui va à l’encontre de ses idées sur
l’allaitement comme pratique fondamentale lui permettant de récupérer une dimension
« naturelle » après la césarienne. Comme Madame R. le dit, cette naturalité n’est pas
tant de l’ordre de l’inné, dans la mesure où elle a eu besoin d’apprendre des techniques
qu’elle ne connaissait pas pour allaiter, mais réside ailleurs. L’allaitement devient pour
elle une pratique naturelle parce que son enfant ne reçoit pas de substances différentes
de son lait et est mis au sein sans utiliser d’autres instruments pour le nourrir –seringue,
biberon, tasse.
56 Maffi, 2014. Le titre du projet était ‘Enfanter à l’Hôpital H. Le parcours expérientiel des couples des cours de
préparation à la naissance au retour à domicile’. La recherche a été menée entre le printemps 2011 et l’été 2013.
168 i r en e m a ff i
Conclusion
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Débats
Focus
Franco Giorgianni
Les Grecs ont développé une terminologie du lait, τὸ γάλα (racine γαλακτ-), omni-
présente et riche en composés et dérivés. D’un point de vue linguistique et conceptuel,
à l’instar d’autres éléments fluides tels que l’eau et l’air, « le lait » se rencontre au pluriel
(τὰ γάλακτα)1 pour distinguer, du point de vue interspécifique, la nature du lait humain
et celle du lait d’origine animale, et au niveau intraspécifique, les laits issus de divers types
de femmes, ou de diverses femelles d’espèces animales.
Si d’un point de vue bio-morphologique général, l’homme mâle, selon Aristote2, est lui
aussi capable de produire du lait parce qu’il dispose également de mamelles (τιτθοί), lactation
et allaitement sont en revanche présentés comme un phénomène relevant spécifiquement
du genre féminin3, étroitement lié à la nourriture (τροφή) procurée d’abord à l’embryon par
la femme enceinte, puis à l’enfant par sa mère ou sa nourrice4. Il n’est donc pas surprenant
que μήτηρ, « la mère », et μήτρη, « l’utérus », soient co-radicaux en grec. Dans la culture
grecque antique, en effet, la fonction nutritionnelle apparaît souvent distincte de la fonction
générative pour laquelle, aussi bien dans le mythe5 que dans la littérature scientifique, la
nourrice (τροφός/τιτθή)6 tient une place plus importante que la mère auprès du nouveau-né7.
* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris, à l’exception d’Hippocrate cité selon
l’édition en dix volumes d’Émile Littré, Paris, Baillière, 1839-1860.
1 Cf. Hippocrate, Épidémies, 2, 3, 17 (= Littré V).
2 Aristote, Parties des animaux, 687b 18-24.
3 Pour indiquer l’action de téter, on recourt aux verbes θηλάζω et ἐκθηλάζω, que l’on emploie aussi bien de manière
intransitive que transitive, avec par exemple τὸν μαστόν (le sein), le verbe μύζω indiquant l’acte de succion, de
manière générique.
4 La théorie de l’allaitement intra-utérin de l’embryon est commune chez les Anciens. Les divergences portent
spécifiquement sur la contribution nutritionnelle du lait pour l’enfant, dans la phase embryonnaire : soit il contribue
dans une faible mesure à le nourrir, comme le soutient l’auteur hippocratique de Nature de l’enfant, 21 et de Maladies
des femmes, 1, 73, soit il y contribue de manière importante comme pour Dioclès de Caryste (fr. 23d van der Eijk),
qui signale le rôle majeur joué par les cotylédons. Voir aussi Maire, 2007 ; Dasen, 2015, p. 74-75.
5 Cf. la relation ambiguë qui lie Clytemnestre à ses enfants.
6 Les deux termes ne sont évidemment pas équivalents : trophòs met l’accent sur le double rôle de la nourrice (en tant
que « celle qui allaite » et « celle qui élève », les principaux sens du verbe τρέφω) ; titthè fait exclusivement référence
au fait de donner le sein dans un but nutritif ; voir P. Birchler Émery dans ce volume.
7 Sur les fonctions respectives et les rôles spécifiques de la mère et de la nourrice, voir en particulier les études de
Vilatte, 1991 et Laskaris, 2008.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 173-175
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174 f r a n co giorgian n i
Le lait est fréquemment mentionné soit comme médicament17, soit – quoi que de
manière bien moindre chez les Grecs – comme aliment pour adultes18. Néanmoins, le lait
et les produits laitiers semblent occuper une place importante dans le régime alimentaire
de certains peuples non grecs, parmi lesquels les très fameux Scythes nommés précisément
« galactophages » ; leur alimentation lactée est mentionnée par des sources très anciennes,
en particulier l’hippace, un fromage frais qui constitue la base de l’alimentation de ces
Scythes (Nomades)19.
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17 Sur l’usage du lait de femme à des fins thérapeutiques voir en particulier Danese, 1997, p. 42.
18 À ce propos, voir Hein, 2005. L’imaginaire du lait dans la littérature grecque et son rôle dans l’alimentation ont été
abondamment traités par Auberger, 2001.
19 Hippocrate, Des airs, des eaux, des lieux, 18 (= Littré II) ; Maladies, 4, 51 (= Littré VII).
Jean Trinquier
Le lexique de l’allaitement en latin1 est dominé par les mots formés sur la racine *sneu-/
snŭ-, qui signifie précisément « allaiter ». Sur cette racine est formé directement, avec le
suffixe -trix, le substantif féminin nutrix, icis, qui est ancien (Plaute, Aulularia, 691, 807 et
815 ; etc.) et usuel. La nutrix est celle qui allaite. Rien n’empêche que le terme puisse être
employé à propos de la mère, comme le suggère le syntagme aliena nutrix, mais cet emploi
apparaît dans les faits limité au monde animal2. Rapporté au monde humain, le substantif
nutrix désigne une personne autre que la mère, à qui est spécifiquement déléguée la tâche
de l’allaitement, tandis que la cunaria (Martial), par exemple, s’occupe d’une autre tâche
spécialisée, celle de faire dormir le bébé dans son berceau. Par extension, la nutrix est
celle qui, bien au-delà de l’allaitement, s’occupe des enfants et les élève ; c’est ainsi qu’une
scholie aux Satires de Juvénal3 définit l’assa nutrix, « la nourrice sèche », comme celle
« qui ne donne pas son lait aux tout-petits », quae lac non praestat infantibus. D’autres
termes sont employés en latin pour désigner la nourrice, comme le diminutif nutricula,
ou encore les termes mamma, mammula ou tata. Il n’est cependant pas facile d’établir
si la distribution de tous ces termes recoupe parfois des différences de fonction, ni de
distinguer, parmi les femmes désignées par l’une de ces désignations, lesquelles étaient
effectivement censées allaiter.
De nutrix dérivent les verbes nutrio, ire (formé sur une forme *noutri- dépourvue du
suffixe *-k-), qui n’est pas attesté avant le ier siècle avant notre ère, et nutrico, are (Plaute,
Mercator, 509 et Miles gloriosus, 715) ; tous deux signifient « allaiter », « nourrir au sein ».
Tel devait bien être le sens premier de nutrire, avant qu’il ne passe au sens plus général
de « nourrir », même si c’est ce sens plus général qui est présent dans les premières
attestations du verbe, chez les poetae noui de la première moitié du ier siècle avant notre
* Sauf indication contraire, tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition de la Collection des Universités de
France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris.
1 Sur tous les mots étudiés, voir Ernout et Meillet, 19594 ; De Vaan, 2008. J’ai laissé de côté les termes grecs
translittérés, tel threptos ou threptus.
2 Varron, Res rusticae, 2, 4, 20.
3 Juvénal, Satires, 14, 108.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 177-180
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178 j ea n t r i n quier
ère, Furius Bibaculus4 et Catulle5. Antérieurement à nutrire, c’est le verbe alo, ere qui a été
employé pour désigner l’action d’allaiter6, avant d’être en partie supplanté en ce sens par
le verbe nutrire. Parmi les dérivés du verbe alere, il en est peu qui renvoient précisément
à l’allaitement ; c’est cependant le cas du substantif féminin altrix, icis, qui se trouve avec
le sens de nourrice non seulement en prose7, mais aussi et surtout, à partir d’Ovide, en
poésie ; pour le reste, altrix est plutôt employé de façon métaphorique pour qualifier en
apposition une terre, une région, une patrie.
Très souvent, le sens des verbes alere ou nutrire est précisé par un ablatif de moyen, qui
indique soit le fluide nourricier, soit l’organe pourvoyeur ; on trouve également, toujours
avec un ablatif de moyen et dans le sens d’« allaiter », les verbes educare, plus rarement
educere. Allaiter, c’est ainsi lacte alere ou nutrire, beaucoup plus rarement lac praestare ou
infundere. Du nom latin du lait, lac, lactis n., est dérivé l’adjectif lactans, « qui a du lait, qui
allaite » ou « formé de lait », et son doublet lactens, « qui tète, qui est à la mamelle » ou
« qui est laiteux », un terme qui est volontiers substantivé pour désigner les animaux encore
à la mamelle. Sur lactens a été semble-t-il formé le verbe lacteo, « téter, être à la mamelle »
ou « être laiteux », sur lactans le verbe lacto, are, « allaiter », mais aussi à l’inverse « téter ».
Du verbe lactare est notamment dérivé l’adjectif lactarius, « qui a rapport au lait » ou
« qui tète », que l’on retrouve dans le toponyme de la ville de Rome, la Columna lactaria.
Dérivent également du substantif lac les adjectifs substantivés collactaneus, collacteus,
collacticius et lactaneus, « frère de lait », et collactanea, collactea, « sœur de lait », attestés
aussi bien par l’épigraphie que par les textes littéraires ou techniques.
Si allaiter c’est nourrir de son lait, c’est aussi nourrir au sein. Pour désigner le sein
ou la mamelle, le latin a deux noms anciens : d’une part mamma, ae f., qui est issu d’un
monosyllabe *ma, lequel a également donné, avec un suffixe de classe, le substantif mā-ter,
d’autre part uber, eris n., qui est hérité du nom indo-européen de la mamelle (cf. sanscrit
ūdhar, grec οὖθαρ), mais n’est attesté dans la littérature latine à propos de la femme qu’à
partir de Lucrèce, avant de devenir plus fréquent dans cet emploi à l’époque impériale,
notamment en poésie. Les autres désignations du sein en latin sont soit anecdotiques, soit
tardives : il en va ainsi de l’emploi catullien de nutrices au sens de « seins », « poitrine8 »,
de sumen, inis n., exceptionnellement transféré des animaux d’élevage à la femme9, de ruma,
ae f. ou rumis, is f., très tôt inusités et n’apparaissant plus que dans des gloses savantes, des
dérivés de mamma (mammula, mammicula, mamilla), ou encore des termes tardifs dida, ae f.,
sessina, ae f. ou *titta, ae f., ce dernier n’étant pas attesté directement, mais étant présupposé
par des formes romanes. Le mamelon du sein est désigné par deux diminutifs, capitulum,
i n., dérivé de caput, la « tête », et papilla, ae f., dérivé de papula, ae f., le « bouton », papilla
ayant ensuite été étendu au sein tout entier, d’abord en poésie, à partir de Virgile, puis
aussi en prose, à partir de Quinte-Curce10. Allaiter, c’est ainsi « nourrir au sein », uberibus,
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yasmina foehr-janssens
Commençons par constater que le terme le plus usité aujourd’hui, le mot « sein » ne
renvoie pas directement, du point de vue de son étymologie, à l’organe de la lactation.
Pourtant, dès le xiiie siècle, il désigne la poitrine féminine. Sous la plume du poète
Guillaume de Machaut (1300(?)-1377), un amant loue « le sein blanc, dur et haut assis »
de sa dame1. En réalité, le signifiant « sein », issu du latin sinus (sinus, us, m.) renvoie plus
précisément à un espace corporel délimité par le haut du thorax et par le vêtement qui
couvre le haut du corps. Il s’agit d’un pli de ce vêtement, porté sur la poitrine et pouvant
servir de poche ou de bourse. « Tirer de son sein », « mettre en son sein », sont autant
de locutions fréquentes nous indiquant que le sein est compris comme un lieu voué à la
préservation des objets les plus précieux, notamment, et ce n’est sans doute pas anodin,
l’argent, les objets investis d’une grande valeur affective et la nourriture, comme le montre
de nombreuses occurrences, dans des contextes littéraires d’inspiration noble ou humble :
La dame avait mis dans son sain / Une aumônière riche et belle2.
[Robin] m’apporte de son fromage / Encore en ai-je en mon sein, / Et une grande
pièce de pain3.
1 Guillaume de Machaut [vers 1300-1377], Le Jugement du roy de Behaigne, v. 399, in Œuvres, éd. E. Hoepffner,
Paris, Firmin Didot, 1908, t. I, p. 71. Les citations de textes en ancien français sont traduites en français moderne.
2 Gerbert de Montreuil [première moitié du xiiie s.], La continuation de Perceval, éd. M. Williams, Paris,
Champion, 1925, v. 11512-11513, t. II, p. 141.
3 Adam de la Halle [troisième quart du xiiie s.], Le Jeu de Robin et Marion, éd. Jean Dufournet, Paris, Flammarion,
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Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 181-185
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182 ya s m i n a foehr -jan ssen s
Ce lieu privilégié de la conservation des objets précieux est aussi régulièrement mis en
rapport avec le cœur, désigné comme siège de l’affectivité, dans des contextes amoureux :
Je pris le miroir avec joie / Et le plaçai dans mon sein, / Près du cœur4.
Le sein, sinus, est donc un espace du corps vêtu. Il ne relève pas de l’anatomie seule,
mais du rapport entre corps et vêtements ainsi qu’entre corps et objets. Remarquons
aussi que le sein, en tant que tel, n’est pas marqué par la différence des sexes. Dans le
domaine iconographique, le très beau livre de Jérôme Baschet, Le sein du père5, en fait la
démonstration. Le motif pictural du « sein d’Abraham », en expansion à partir du xie s.,
est utilisé dans la peinture religieuse pour exprimer la destinée paradisiaque des élus après
la mort. Il est la traduction visuelle du verset 16, 22 de l’Évangile de Luc, tiré de la Parabole
de Lazare et du mauvais riche : « Le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le
sein d’Abraham ». Baschet montre que cette image, qui place cette fois des êtres humains
dans le sein d’une figure paternelle, produit une représentation puissante de la parenté
spirituelle. Il en propose une analyse qu’il nomme sérielle, grâce à laquelle il décrit, autour
du motif du sein d’Abraham, un réseau reposant sur des schémas formels semblables.
On voit ainsi se composer toute une « gamme de variations » qui circulent au gré de
ressemblances entre les figurations de la Vierge à l’enfant et celles du sein d’Abraham qui
en serait « la version masculine »6. Cette récurrence d’un motif iconique qui se diffuse
permet la mise en relation de représentations diverses, du sein d’Abraham et du sein de la
Vierge, mais aussi du sein du Dieu et du sein du Christ. Ces images expriment, au masculin
comme au féminin, une « relation d’inclusion corporelle » qui fait de la poitrine le centre
symbolique d’un corps protecteur7.
De son côté, le terme propre à désigner la glande mammaire est, en ancien français,
« mamelle » (du latin mamma, mammilla)8, terme fortement marqué par une étymologie
renvoyant à la maternité et à une partie bien spécifique de l’anatomie humaine. La mamelle
est l’organe de la lactation, mais le mot s’emploie aussi, dans des contextes érotisés,
notamment les portraits des héroïnes courtoises, comme dans la chantefable d’Aucassin
et Nicolette :
Elle avait les mamellettes dures qui soulevaient son vêtement, comme si c’étaient
deux belles noix9.
4 Jean Froissart, L’Espinette amoureuse [vers 1369], 2e éd. A. Fourrier, Paris, Klincksieck, 1972, v. 2419-2421.
5 Baschet, 2000.
6 Baschet, 2000, p. 267-309. L’auteur se montre fort prudent en ce qui concerne la possibilité d’attribuer au patriarche
des caractéristiques maternelles : « il faudra pourtant mettre en question la pertinence d’un tel étiquetage maternel,
qui risque de relever d’une projection bien peu historienne », ibidem, p. 23. Voir aussi Boespflug. 2009.
7 Le mot « giron », d’origine francique, connaît une évolution parallèle à « sein », puisque que ce terme renvoie
à l’origine à un pan du vêtement couvrant le milieu du corps, puis, selon un processus métonymique, en vient à
désigner cette portion du corps elle-même.
8 Sur le vocabulaire latin de de l’allaitement, voir, J. Trinquier, « Le lexique latin de l’allaitement » dans ce volume.
9 Aucassin et Nicolette, éd. J. Dufournet, Paris, Flammarion, 1984, XII, l. 24-25, p. 80.
pa rler des seins en fra nça is 1 83
10 Jean Bodel, Chansons des Saxons [vers 1180-1200], éd. Ann. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 6670.
11 Philippe de Rémi [première moitié du xiiie s.], Salut à refrains, strophe 3, in Œuvres poétiques, éd. H. Suchier,
Paris, Firmin Didot, 1885, t. II, p. 315.
12 Les occurrences sont très nombreuses : la Chanson des Saxons, citée ci-dessus, ne recèlent pas moins de cinq mentions
du « coup sous la mamelle »).
13 Raoul de Houdenc, Méraugis de Portlesguez, éd. M. Szkilnik, Paris, Champion, 2004, v. 4439-4441.
14 Raoul de Cambrai, éd. S. Kay et W. Kibler, Paris, Librairie générale française, 1996, (lettres gothiques), v.
1012-1013.
15 Raoul de Cambrai, op. cit.,v. 826-828. La « forcele » fait aussi partie du vocabulaire de la poitrine. Il s’agit du terme
désignant la clavicule, qui s’applique, par métonymie à l’ensemble de la zone du thorax.
184 ya s m i n a foehr -jan ssen s
Dans tous ces cas, qu’il s’agisse de décrire le corps blessé ou bouleversé des hommes
ou celui des femmes, le singulier s’impose, créant ainsi un contraste avec les occurrences
des seins jumeaux, érotiques ou nourriciers16.
« Sein », « giron » et « mamelle », mais aussi les termes qui leur sont associés, comme
« poitrine », se caractérisent donc par une certaine labilité sémantique. Leur signification
évolue au gré des emplois dérivés qu’ils suscitent. Cette tendance a sans aucun doute à
voir avec la surdétermination tant symbolique que physique et érotique qui caractérise la
partie du corps qu’ils désignent, de manière propre ou figurée.
En français, l’ensemble du lexique de la poitrine s’enrichit de termes qui s’y agrègent
selon une logique métonymique. Les usages de la langue classique, qui impose « buste »
ou « gorge » comme synonymes nobles de « sein », illustrent bien ce phénomène et
indexent la complexité et l’intrication des significations qui s’attachent à cette partie du
corps. Si le sein ou, pire, la mamelle, ne sauraient se voir, il semble qu’ils ne sauraient pas
plus se dire. Une langue policée usera donc d’euphémismes pour désigner cet organe,
objet de désir érotique, mais aussi de gêne à l’égard de sa fonction nourricière. La poitrine
féminine semble être difficile à nommer en propre. « Mamelle » et « pis », voire « téton »
choquent par leur crudité où affleure la dimension sexuelle, mais aussi animale, de l’organe
de la lactation. Tant et si bien que ces termes ne s’emploient plus guère que pour les
femelles animales. Le substantif « pis » illustre à merveille cette stratégie de déni de la
nature mammifère de l’espèce humaine. Il remonte au nominatif latin du substantif neutre
pectus, pectoris, qui désigne la poitrine (animale ou humaine, masculine ou féminine17),
alors que sa signification moderne se restreint à la mamelle d’une bête laitière. De son
côté, « poitrine » trouve son origine dans un diminutif bas latin *pectorina dont le sens
propre renvoyait à un harnais de poitrail destiné aux chevaux18. Au xiie s., « poitrine »
forme un doublon avec « pis », mais cette forme survit seule comme désignation du corps
humain, au détriment de « pis19 ».
Comme le démontre bien la complexité des rapports entre les mots pour le dire, le sein
est un des lieux stratégiques de l’élaboration culturelle du corps. Ses fonctions symboliques,
fondées sur l’accueil, l’embrassement, la protection et le rassasiement se construisent à
partir d’un paradigme féminin. Cette appréhension glorieuse du sein se double pourtant
d’une conscience aiguë de la vulnérabilité du corps, due à la proximité et la continuité de
la poitrine avec les organes vitaux de la circulation sanguine et du souffle. Offrir sa poitrine
16 Camille, vierge guerrière, de même que Didon, la reine de Carthage, meurent toutes deux d’un « coup sous la
mamelle » dans le Roman d’Enéas, l’adaptation médiévale de l’Énéide de Virgile [vers 1160], cf. Le roman d’Enéas,
éd. A. Petit, Paris, Librairie générale française, 1997, (Lettres gothiques), v. 2116-2117 et 7268.
17 Le Roman de Lancelot en prose [vers 1215-1235] loue la beauté du « piz » de son héros éponyme : « Le pis (= la
poitrine) était tel que l’on n’aurait pu en trouver de si gros, ni de si large et de si fort en aucun corps semblable »,
Lancelot du lac. Roman français du xiiie siècle, éd. Fr. Mosès, Paris, Librairie Générale Française, 1991, p. 140.
18 Wartburg, 1928-2003, 8, 111.
19 Tobler-Lommatzsch, 1925-2018, 7, 1359-1361.
pa rler des seins en fra nça is 1 85
ou ses seins, c’est accueillir autrui, mais c’est aussi défier la mort. La dimension érotique
du sein féminin génère une euphémisation constante de ses désignations, de sorte que
l’évolution de la langue en vient à priver l’organe de la lactation de toute dénomination
propre. La propension à la dérivation est aussi renforcée par les restrictions de sens qui
affectent les mots renvoyant de manière obvie à la lactation, en les assignant au vocabulaire
de la vie animale.
Bibliographie
J. Baschet, Le sein du père : Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard,
2000.
Fr. Bœspflug, « Dieu En Mère ? », Revue des sciences religieuses [En ligne], 83/1 (2009)
URL : http://journals.openedition.org/rsr/483 ; DOI : 10.4000/rsr.483
Ad. Tobler, Ehr. Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin, Wiesbaden,
Weidmannsche Buchhandlung [puis], F. Steiner, 1925-2018, 12 vol.
W. von Wartburg, Französisches etymologisches Wörterbuch (FEW) : Eine Darstellung des
galloromanischen Sprachschatzes, Bonn, puis Bâle, F. Klopp, [puis, successivement] Helbing
& Lichtenhahn, Zbinden, 1928-2003, 25 vol.
Sarah Scholl
Définir l’allaitement
De Pierre Larousse aux Grands dictionnaires (1856-1984)
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 187-191
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188 s a r a h s c holl
de Pierre Larousse. L’allaitement y est défini comme l’action de « nourrir de son lait4 »,
se déclinant en trois types : « maternel », « étranger », c’est-à-dire la mise en nourrice,
et « artificiel », auquel s’ajoute la catégorie « mixte » (combinaison de différents types
d’allaitement). Cette typologie reste stable jusqu’en 1955, édition qui signe la disparition
de la catégorie d’allaitement étranger5.
Allaitement maternel
mois, tous laits confondus. En 1955, le même article révisé parle de diversification après
cinq mois, les éditions suivantes poursuivent : en 1960 au quatrième mois, en 1971 dès le
troisième mois, en 1982 dès le deuxième mois de vie de l’enfant.
Dans le même temps, les causes évoquées rendant nécessaires ou acceptables les
alternatives à l’allaitement par la mère changent en nombre et en nature. Au xixe siècle,
elles sont nombreuses et concernent la constitution physique de la mère, sa santé et son
système nerveux mais aussi le « milieu social », ce par quoi il faut entendre autant les
obligations de la mère travailleuse que celles de la maîtresse d’une grande maison15. Le
Larousse du xxe siècle, tout en gardant une définition globalement très proche supprime
cette mention pour ne garder que la dimension sanitaire : « Les raisons d’ordre médical
commandent parfois à la mère de s’abstenir d’allaiter elle-même son enfant ; ce sont
les seules qui puissent l’en dispenser.16 » L’article « Nourrice » du même dictionnaire
conserve cependant l’idée que certaines fois la mère « ne veut pas » nourrir elle-même
son enfant. Ces mentions disparaissent ensuite des définitions. En 1971, l’encyclopédie
affirme que « l’insuffisance de sécrétion est plus souvent une excuse qu’une raison
médicale », et conclut : « Les véritables contre-indications de l’allaitement maternel sont
rares : cardiopathie, tuberculose pulmonaire, troubles psychiques17 ».
En résumé, l’analyse montre qu’au fur et à mesure que les raisons pour ne pas allaiter
disparaissent des définitions, les durées préconisées diminuent, mais sans alléger la pression
sanitaire, morale et psychologique pesant sur les mères pour qu’elles allaitent. Cette logique
n’a cependant aucun impact sur la place, toujours conséquente, accordée aux autres modes
d’allaitement – « étranger » et « artificiel » – dans les articles de dictionnaire.
Allaitement étranger
L’« allaitement étranger » est le terme consacré par les dictionnaires pour nommer la
mise en nourrice de l’enfant. Cette pratique est violemment décriée, tout spécialement dans
le long article « nourrice » de 187418, mais elle est considérée « comme une nécessité »
lorsque la mère ne peut nourrir son enfant et ce jusqu’en 1927. En 1937, elle est encore
jugée « préférable » à l’allaitement artificiel. L’allaitement étranger est parfois qualifié
de « mercenaire », pour souligner l’aspect mercantile, mais sans utilisation systématique
de cette terminologie. Concernant les critères que doit réunir une bonne nourrice, les
encyclopédies insistent sur les signes de santé (âge, dents, peau, mamelles) et l’absence de
maladies, s’ajoutent parfois encore l’« humeur gaie » et le « caractère égal » (en 1866). La
15 « Les raisons d’ordre médical commandent parfois à la mère de s’abstenir d’allaiter elle-même son enfant ; mais elle
obéit souvent à des considérations d’un ordre tout différent, qui tiennent uniquement au milieu social auquel elle
appartient. », « Allaitement », in Nouveau Larousse illustré, t. 1, 1898, p. 194.
16 Larousse du xxe siècle. Dictionnaire encyclopédique universel, t. 1, 1927, p. 146.
17 « Allaitement », in La Grande Encyclopédie 1971, p. 433.
18 Avec des commentaires tels : les recours aux nourrices sont des « assassinats prémédités » ; « […] l’allaitement
étranger est presque équivalent à l’abandon des enfants sur la voie publique », in « Nourrice », Grand dictionnaire
universel du xixe siècle, t. 11, 1874, p. 1123-1124.
190 s a r a h s c holl
Allaitement artificiel
L’allaitement dit artificiel est le troisième type d’allaitement proposé dans les définitions.
Au xixe siècle il est mentionné comme « le plus défavorable à l’enfant » (1866). Le lait
d’ânesse, dont on dit qu’il a la composition la plus proche de celui de la femme, étant
difficile à obtenir, tout comme le lait de chèvre, il est principalement question de lait de
vache coupé et sucré. Pratiquée dès les années 1870-1890, la stérilisation n’est pas préconisée
systématiquement dans les textes encyclopédiques sur l’allaitement tant en 1898 qu’en
1922 car le lait cru est considéré plus digeste. Le premier Petit Larousse, publié en 1905,
présente cependant des définitions pour les mots pasteuriser, pasteurisation, stériliser et
stérilisation. Les produits industriels, farines lactées, laits condensés et en poudre sont
intégrés très progressivement dans les éditions du xxe siècle, à un rythme similaire à celui
des ouvrages médicaux. En 1955 encore, ils ne font pas partie de la diète préconisée dans
le paragraphe « hygiène du nourrisson23 ». En 1971, le texte présente toujours le lait de
vache mais ajoute : « les laits industriels se sont pratiquement substitués au lait de vache
naturel en raison de leur commodité d’emploi, de la régularité de leur composition, de
leur asepsie et de leur meilleure digestibilité24 ». Le verbe « materniser », qui a son propre
article, s’applique au lait à partir de 1923 dans le sens de « lui donner la composition, les
qualités du lait de la femme25 ». En 1984, l’article « Lait » mentionne la fabrication de
laits « maternisés » ou « humanisés ». Ces termes restent cependant marginaux dans les
définitions de l’allaitement par rapport à l’utilisation systématique du qualificatif artificiel.
Pour conclure, dans l’ensemble, les éléments introduits ou retirés des éditions successives
concordent avec la chronologie historique mais avec des délais de dix à trente ans, comme
on le voit avec la stérilisation. Les dictionnaires permettent ainsi de constituer une trame des
19 Ibid., p. 1123.
20 Il n’y a pas d’article « Nourrice » dans la Grande Encyclopédie de 1971-1976 en vingt volumes.
21 « Allaitement », 1971, p. 433.
22 « Nourrice », in Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t. 7, 1984, p. 7460.
23 Dans l’Encyclopédie Larousse méthodique, l’article « Laiterie-beurrerie-fromagerie », note que « les laits condensés
sucrés ou non sucrés ont pris une grosse importance dans l’alimentation des nourrissons », p. 891.
24 « Allaitement », in Petit Larousse, 1971, p. 433.
25 « Materniser », in Larousse universel, t. 2, 1923, p. 193.
définir l’a lla itement 1 91
Bibliographie
M. C. Cormier, Al. Francœur (éd.), Les dictionnaires Larousse : genèse et évolution, Montréal,
Presses Universitaires de Montréal, 2005.
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recherches administratives et politique de Picardie, Paris, Presses Universitaires de France,
1980, p. 237-275.
———, « L’évolution culturelle du Petit Larousse : l’exemple de la sexualité », in J. Pruvost et
M. Guilpain-Giraud (éd.), Pierre Larousse. Du Grand dictionnaire au Petit Larousse, Paris,
Honoré Champion, 2002, p. 223-237.
J. Pruvost, Les dictionnaires français, outils d’une langue et d’une culture, Paris, Ophrys, 2006.
26 Lehmann, 2002.
Dominique Frère
Durant la période orientalisante (725-575 av. J.-C.), la Méditerranée est marquée par
une large diffusion de fioles en céramique (pour les plus nombreuses), mais aussi en
faïence, en albâtre, en verre sur noyau d’argile et en métal pour les plus précieuses1. Les
ateliers les plus connus sont ceux de Corinthe et de la Grèce de l’Est qui ont fabriqué
une quantité impressionnante d’aryballes et alabastres, mais nombre d’autres centres
de production, à Chypre, en Crète, en Phénicie, en Égypte, en Laconie, en Campanie,
en Étrurie, en Sardaigne phénicienne (pour les plus importants) ont participé à ce
phénomène culturel et économique de grande ampleur. Traditionnellement considérés
comme des vases à parfum, les analyses chimiques de leurs contenus, faites depuis les
années 1990, permettent de préciser leur fonction2. Il s’agit de petits conteneurs à huiles
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 193-200
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194 dom i n i qu e f r èr e
du corps, d’autant plus qu’il est conditionné dans un beau flacon exotique et intégré au
sein d’une recette que l’on imagine complexe, formant une substance grasse à l’odeur
chaude apposée sur certaines parties du corps d’un vivant, d’un mort ou d’une statue.
L’odeur et la consistance du produit sacré, la gestuelle d’en enduire délicatement l’être
que l’on désire protéger13 ou la statue que l’on veut honorer14, participent à un rituel
où l’on éprouve une sensation forte, où l’on peut partager une certaine intimité avec
la divinité : celle de s’imprégner de l’odeur unique et sacrée de son « sein parfumé ».
L’allaitement divin puise ses origines dans les mondes mésopotamien et égyptien et
trouve en Occident ses échos les plus connus dans les représentations d’Héra allaitant
Héraclès et de Rémus et Romulus allaités par la louve15. Une belle petite statuette
étrusque en ivoire, peu connue, met en scène une femme nue, debout, à la très longue
et épaisse chevelure, dans l’acte de tenir de la main gauche un petit vase (un aryballe)
juste sous son sein droit qu’elle presse de son autre main pour en faire couler son lait
maternel16. Le rapport entre le lait maternel et le vase (l’aryballe) est clairement mis en
évidence tandis que la dimension précieuse et sacrée du contenu du vase ne fait guère
de doute, même si nous ne pouvons connaître le statut de la personne représentée
(déesse, prêtresse ?).
De l’Égypte à l’Étrurie
Fig. 1. « Nil » de la chambre des Chenets. Musée de la Villa Giulia, inv. 21136. Dessin et
photographies de l’auteur.
Fig. 2. « Nil » de la chambre des Chenets. Musée de la Villa Giulia, inv. 21172. Dessin et
photographies de l’auteur.
peut être aromatisée21. Les analyses chimiques des contenus faites sur trois exemplaires
(deux du musée de la Villa Giulia découverts en Étrurie (Fig. 1 et 2) et un du musée
de Cagliari exhumé en Sardaigne) révèlent que ce sont des huiles parfumées qui sont
conditionnées dans ces fioles, avec un mélange d’huile végétale, d’oléorésine de pinacée,
d’une substance aromatique forte (non identifiable) mais aussi de produit laitier22.
Ces résultats sont similaires à ceux d’analyses de contenus de deux petites gourdes du
pèlerin égyptiennes en faïence du musée de Florence23 ainsi que de deux petits hérissons
en faïence (l’un du musée de Cerveteri, découvert localement et l’autre du musée de
Florence, découvert en Égypte)24. Notons qu’ils ne contredisent pas l’hypothèse de
l’eau du Nil (qui ne peut laisser de marqueurs chimiques identifiables), mais dans ce cas
mélangée à un parfum liquide (huileux). La présence récurrente de produit laitier dans
un mélange huileux parfumé est interprétée par Giuseppina Capriotti Vittozi comme
l’attestation d’une recette pharmaceutique de vieille tradition égyptienne intégrant
du lait humain25. Nombre de fioles à parfum égyptiennes font directement référence
à Hathor, déesse de la renaissance et de la renaissance, comme les « Nils » à coiffure
hathorique ou les récipients en forme de Bès pour lesquels il a été émis l’hypothèse d’un
contenu à base de lait26. Le lien entre l’allaitement de la déesse et la crue du Nil, entre
le lait divin et l’eau sacrée et enfin entre la crue du Nil, les onguents et les parfums a été
mis en valeur par plusieurs chercheurs27. La présence de lait attestée par les analyses
à l’intérieur de différents types de petits vases à parfum égyptiens (Nils, hérissons et
gourdes du pèlerin) valide l’hypothèse d’huiles parfumées à dimensions pharmaceutiques
ou magico-thérapeutiques. Comme il n’a pas été possible de caractériser son origine,
il est pour l’instant impossible d’affirmer que le lait est humain. Mais l’hypothèse
reste solide et de toute façon, même s’il s’avérait être du lait animal (sur une partie ou
sur la totalité des exemplaires), rien n’interdit sa dimension sacrée. Les petits vases
égyptiens en faïence connaissent une grande fortune en Étrurie orientalisante28. Plus
particulièrement, la présence des gourdes du Nouvel An et celle des Nils dans des
contextes funéraires étrusques privilégiés peut être mise en relation avec la statuette en
ivoire étrusque (Fig. 1) représentant une prêtresse ou une déesse nue versant son lait
maternel dans un aryballe. Nous pouvons supposer un écho tyrrhénien à des croyances
et pratiques égyptiennes29 où le lait reconnu comme divin fait partie de la composition
d’huiles parfumées magico-thérapeutiques. Le cas précis de la chambre des Chenets
de Cerveteri où nous pouvons reconstituer le déroulement des rites parfumés30 atteste
de l’intégration des petits flacons exotiques (deux Nils en faïence, un balsamaire syrien
en stéatite rehaussée d’or qui accompagnent un ensemble de petits vases corinthiens
et étrusco-corinthiens –Fig. 3) dans les cérémonies de commémoration des ancêtres
qui reposent dans les pièces voisines : la dimension régénératrice du lait sacré devait y
jouer un rôle important.
Bibliographie
M. C. Guidotti, « Ipotesi di significato e tipologia dei vasi egizi di epoca tarda raffiguranti il dio
Bes », EVO, 6 (1983), p. 33-65.
Evr. Leka, « L’emploi des huiles, des onguents et des parfums dans l’entretien des statues en
Grèce ancienne », in D. Frère et L. Hugot (éd.), Les huiles parfumées en Méditerranée
occidentale, Naples, Presses Universitaires de Rennes/Centre Jean Bérard, 2012, p. 277-290.
J.-J. Maffre et al., « Vases à parfum de la fin de l’époque classique mis au jour à Apollonia de
Cyrénaïque : les analyses de contenus », Revue Archéologique, 2013, p. 57-80.
L. Manniche, Sacred Luxuries. Fragrance, Aromatherapy and Cosmetics in Ancient Egypt,
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Aymerich et A. Dominguez-Arranz (éd.), La Castellina a Sud di Civitavecchia. Origini
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Bretschneider, 2011, p. 836-862.
I. Rieusset-Lemarié, Déesses du parfum et de la métamorphose. Puissance sacrée et politique de
l’Éros, Paris, Berg International, 2011.
Francesca A rena
1 On retrouve encore la colostration dans un dictionnaire de médecine du xviiie siècle : « maladie des enfants qui
vient pour avoir tété le premier lait qu’on appelle colostrum », in J. Fr. Lavoisien, Dictionnaire portatif de médecine,
d’anatomie, de chirurgie […], seconde édition, corrigée et augmentée, Tome Premier, Paris, Didot le Jeune 1771, p. 153.
2 Voir par exemple à ce propos dans le célèbre traité du xvie siècle de Laurent Joubert : « on leur (aux enfants) donne
diverses choses : les uns de la thériaque ou du mithridate […] : les autres une culière de miel rosat, les autres de sirop
violant, les autres un peu de sucre en poudre avec une feuille d’or hachée (…), les autres autre chose, comme au
pays d’Agenois d’huile d’amande douces, avec sucre candi, […] ou une culière de vin pur ou des ails mâchés pour
les y accoutumer de bonne heure & faire qu’ils soient moins sujets à la vermine » : L. Joubert, Erreurs populaires
au fait de la médecine et régime de santé. Corrigez par M. Laur. Joubert conseiller & médecin ordinaire du roy, & du roy
de Navarre, premier docteur régent, chancelier et juge de l’université en médecine de Montpellier, Avignon, Guillaume
Bertrand, 1578, p. 441-442.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
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2 02 f r a n c es c a ar en a
que les évacuants les plus énergiques. Plusieurs médecins conseillent de rejeter ce
colostrum comme un lait impur et très préjudiciable à l’estomac des enfans, mais je
suis convaincu par ma propre expérience qu’il n’a rien de dangereux à moins qu’il ne
coule d’une source impure3.
Nous sommes ici à la frontière de deux savoirs : les médecins se divisent ainsi entre
ceux favorables à la consommation du colostrum, et ceux qui restent opposés. Si en effet
c’est à cette époque que l’on peut trouver dans des textes de vulgarisation scientifique et
des traités de pratique médicale un encouragement à la consommation du colostrum, les
premières traces se trouvent déjà dans les débats de la fin du xviie siècle. Des dissertations
de médecine des différentes universités en Europe vont dès lors être consacrées à la
question du colostrum4, en louant notamment ses propriétés purgatives les intestins. La
transformation de la représentation du colostrum est toutefois lente et sans doute moins
clivée que la chronologie proposée par Fildes5. Des discours discordants se superposent
à la même époque, montrant que l’enjeu est lié plutôt à la hiérarchisation des savoirs qu’à
la connaissance scientifique. C’est ainsi que le célèbre chirurgien François Mauriceau,
dans son traité sur les Maladies des femmes grosses6, publié en première édition en 1668,
tout en conseillant de ne pas donner le premier lait au nouveau-né et de le substituer
avec du vin sucré, écrit : « mais souvent les pauvres gens n’ont pas moyen d’user de tant
de précaution, et telles mères sont obligées de nourrir d’elles-mêmes leurs enfants dès le
premier jour7 ». L’usage de donner le colostrum au nouveau-né est donc attribué par
le médecin aux pratiques de classes populaires vis-à-vis desquelles le savoir médical – en
construction – essaye de prendre ses distances.
Il est cependant intéressant de constater que cette dichotomie des savoirs et des
pratiques autour du colostrum sera plus tard complètement renversée.
Si l’on analyse les diverses éditions de l’Avis aux mères de Madame La Rebours, on
apprécie les mutations de cette substance et les différents enjeux. Dans la première édition
de 1767 Marie Angélique Le Rebours est tout à fait claire sur l’interdit de la consommation
du colostrum :
Il faut que l’enfant soit bien vidé avant de téter, parce que le méconium ferait aigrir le
lait ce qui ferait des tranchées. Comme il est nécessaire que cette évacuation se fasse
3 R. J. James, « Infans (sic), enfant », Dictionnaire universel de médecine, de chirurgie, de chymie, de botanique, d’anatomie,
de pharmacie, d’histoire naturelle, etc. : précédé d’un discours historique sur l’origine et les progrès de la médecine, Traduit
de l’anglois de M. James Par Diderot, Eiudous, Toussaint, revu corrigé et augmenté par M. Julien Busson docteur régent de
la Faculté de Médecine de Paris, vol. 4, Paris, Briasson, 1747, p. 547. C’est l’expérience de la traduction du dictionnaire
de James qui donnera par la suite à Diderot l’idée de l’Encyclopédie. Voir à ce propos : Quintili, 2006.
4 Il s’agit de : Cl. Dufresne, An Recèns nato Colostrum ? Thèse de médecine cardinale, Paris, [s. n.], 1695 ; B. Wertz,
Dissertation inauguralis medica, De officio lactantium, Erfordiœ, typis Groschianis, 1723 ; J. J. Dolde, Dissertatio
inauguralis medico-chirirgica de colostro, Basilea, Typis Emanuelis Thurnisii 1750 ; J. J. Goeckel, Dissertatio inauguralis
medica de Colostro, Altorfii, typis Io. Georgii Meyeri acad. typogr., 1758.
5 Voir Fildes, 1986, p. 86.
6 Fr. Mauriceau, Des Maladies des femmes grosses et accouchées, avec la véritable et bonne méthode de les bien aider dans
leurs accouchements naturels, et les moyens de remédier à tous ceux qui sont contre nature, et aux indispositions des enfans
nouveau-nés ; ensemble une très-exacte description de toutes les parties de la femme qui sont destinées à la génération. Le
tout accompagné de plusieurs figures en taille-douce, nouvellement et fort correctement gravées, Paris, Chez Jean Henault,
1668.
7 Ibid., p. 457.
Dangereux ou salutaire ? La réhabilitation du colostrum en Europe au xviiie siècle 2 03
en dix ou douze heures, à cause de la mère, il est bon de faire prendre de l’eau de miel à
l’enfant pour délayer le méconium, et lui donner ensuite une once de sirop de chicorée,
afin qu’il soit bien vidé lors qu’il commence à téter. Avec cette précaution le premier
lait ne nuit pas à l’enfant8.
Madame Le Rebours conseille donc à la mère de tirer ce premier lait trois ou quatre
heures après l’accouchement. De cette manière, elle et son enfant seront prêts quand,
après la fièvre de lait, il y aura la montée de lait.
En revanche dans la cinquième édition de l’ouvrage, soit trente ans plus tard, Le Rebours
non seulement revient sur ses prescriptions, mais elle fait du colostrum le symbole d’une
bataille contre l’ignorance des femmes de la campagne, en lui consacrant une section entière
de son ouvrage, intitulée « Réflexions particulières. Sur les inconvénients qui résultent de
l’usage où les femmes sont dans les campagnes de ne commencer à donner à teter à leurs
enfans que le second ou troisième jour après leur accouchement9 ». Dans ce texte, elle
explique ainsi que le colostrum est bénéfique pour le nouveau-né, car il s’agit d’un « doux
purgatif que la nature elle-même lui a préparé10 », conformément au consensus que les
médecins ont entre-temps trouvé. En outre, elle précise que si la mère attend à lui donner
à téter, elle sera facilement sujette à des engorgements de la mamelle et elle éprouvera
beaucoup de douleur au moment de la succion, ce qui rendra l’allaitement difficile.
La réhabilitation du colostrum permet donc de donner une autre légitimité au
discours sur la promotion de l’allaitement maternel – très important à ce moment – du
fait tout d’abord que les nourrices n’ont plus ce premier lait très utile mais un lait qui est
en revanche considéré comme indigeste, indique Le Rebours. Pire encore, les enfants mis
en nourrice après l’accouchement sont gardés à jeun selon ces pratiques des campagnes
qui sont désormais blâmées :
L’enfant que l’on donne à la nourrice doit être vingt-quatre heures sans téter ; et celui
que la mère nourrit doit téter dans les premières heures de sa naissance, parce que le
lait de la mère nouvellement accouchée est plus purgatif que celui de la nourrice ; et
au contraire le lait de la nourrice est trop nourrissant pour l’enfant qui n’est pas encore
évacué11.
C’est précisément cette insistance sur les bienfaits de l’allaitement par les mères
vis-à-vis des défauts des pratiques des nourrices qui permet de formuler une première
hypothèse sur les raisons qui vont faire basculer la représentation du colostrum. Donnant
à l’allaitement maternel des vertus insubstituables, cette substance va incarner de facto la
diatribe contre l’usage des nourrices.
Lorsque l’on se penche plus en détail sur les raisons de ces modifications du discours,
en abordant l’interdit de la consommation du colostrum qui marque la période précédente,
on sera surpris de ne pas trouver un véritable corpus de textes sur le sujet. La question est
parfois abordée dans les écrits, mais présentée comme une tradition, installée depuis les
8 M. Ang. Le Rebours, Avis aux mères, Paris, chez Lacombe, 1767, p. 21-22.
9 Ead., Avis aux mères, Paris, Théophile Barrois, 1798 (5e édition), p. 71.
10 Ibid., p. 74.
11 Ibid., p. 142.
2 04 f r a n c es c a ar en a
Latins qui auraient par ailleurs donné le nom à ce premier lait. Pline l’Ancien en aurait fourni
plus précisément l’explication : le premier lait serait contaminé par la semence masculine,
qui le corromprait et le rendrait caillé, et donc nocif aux enfants12. Il faut rappeler que
nous sommes ici dans une représentation où le lait est du sang cuit et blanchi, un produit
de la matrice, d’où ses pouvoirs nuisibles13.
Une deuxième hypothèse au sujet des transformations des idées sur la toxicité du
colostrum est alors envisageable : c’est seulement au cours du xviie siècle que l’on
remet en question la fabrication du lait comme sang cuit, pour lui accorder une origine
provenant du chyle, d’où une importante querelle sur les veines « lactées »14. Perdant
progressivement sa dépendance du sang utérin, le colostrum aurait-il été affranchi de l’idée
d’être un fluide présentant des impuretés du corps féminin et de la semence masculine ?
C’est en tout cas ce que l’on peut comprendre si l’on s’arrête à un autre auteur du xviie
siècle qui interdit le colostrum : Ezechiele di Castro qui publie le discours « il Colostro »
dans l’ouvrage de Scipione Mercurio intitulé La Commare raccoglitrice, déjà dans l’édition
de 164215. Selon ce médecin, le colostrum serait fabriqué trop proche de l’accouchement
si bien que la femme n’aurait pas eu le temps de se purger de ses vidanges utérines. Les
références mobilisées par Ezechiele di Castro pour légitimer son discours sont à la fois
celles du corpus hippocratique et aristotélicien16, celles latines, mais aussi les médecins
arabes, et notamment Avicenne. Cette transmission des savoirs sur le colostrum via la
médecine arabe pourrait finalement expliquer la diffusion encore aujourd’hui de l’interdit
de la première nutrition par les mères dans des pays d’Afrique, comme le Burkina Faso17.
Et où finalement on adopte une médecine humorale. Cela reste bien sûr une hypothèse,
qu’il faudrait creuser.
Il semble néanmoins difficile d’opposer sur le plan historique un savoir scientifique
qui réhabiliterait le colostrum à des croyances populaires qui l’interdiraient : pendant
longtemps les même savoirs sur le premier lait coexistent et cohabitent en Europe, se
substituant progressivement sous le poids notamment de l’avènement d’une nouvelle
morale autour de l’allaitement maternel présentée comme scientifique. Au-delà des
prescriptions médicales, il n’est pas aisé de savoir si les femmes des classes populaires
donnaient fréquemment ou pas du tout le premier lait aux nouveau-nés. Les sources
témoignent plutôt que des enjeux de classe sur la manière de soigner, nourrir et élever les
enfants biaisent le regard sur le colostrum et l’allaitement.
Bibliographie
Salvador Dalí décrit ainsi son célèbre Objet à fonctionnement symbolique (Fig. 1) dans
la revue Le Surréalisme au service de la révolution en 1931. La rencontre d’un soulier et d’un
verre de lait forme un motif obsessionnel qu’il répète dans plusieurs de ses peintures et
dessins de la période. Ici, le motif « tombe matériellement du tableau et commence hors
de lui sa vie prénatale2. » L’introduction du lait, du soulier, de la spatule, des poils et du
sucre à l’état brut dans le processus créatif de Dalí constitue un véritable passage dans le
réel. Ce passage répond à la proposition qu’avait faite André Breton de fabriquer des objets
apparus dans les rêves pour concrétiser l’expérience onirique3. Avec l’Objet à fonctionnement
symbolique, il s’agit d’assembler des éléments pris dans le quotidien selon un mécanisme
plus symbolique qu’exécutable, fondé sur « les phantasmes et représentations susceptibles
d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients4. » Ce type d’objet surréaliste
1 S. Dalí, « Objets surréalistes », Le Surréalisme au service de la révolution, 3 (1931), p. 16-17, ici p. 17.
2 S. Dalí, « Lettre à André Breton » (1933), in R. Descharnes (éd.), Oui. La révolution paranoïaque-critique,
L’archangélisme scientifique, Paris, Denoël, 2004, p. 215-221, ici p. 219.
3 Voir Andr. Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité » (1925), in M. Bonnet et al. (éd.), Œuvres
complètes, II, Paris, Gallimard, 1992 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 265-280, ici p. 277 et S. Dalí, « Revue des tendances
antiartistiques » (1929), in Oui., op. cit., p. 101-104, ici p. 101.
4 Dalí, « Objets surréalistes », art. cit., p. 16.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 207-212
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208 k at i a s owels
Fig. 1. Salvador Dalí, Objet à fonctionnement symbolique, 1931, localisation actuelle inconnue,
photographie reproduite in Salvador Dalí, « Objets surréalistes », Le surréalisme au service de la
révolution, num. 3, 31 décembre 1931, Paris, p. 16-17 et illustrations non paginées [p. 41-42] © Salvador
Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / Adagp, Paris [2022].
l e s oul i er de gala : sub mer sion dalin i enne da ns un verre de la it tiède 209
5 Ibid.
6 Ibid. et S. Dalí, « Intellectuels castillans et catalans – Expositions – Arrestation d’un exhibitionniste dans le métro »,
Le Surréalisme au service de la révolution, 2 (1930), p. 7-9, ici p. 8.
7 Ades, 1982, p. 154 ; Ades, 1995. Voir aussi Taylor, 2004 ; Malt, 2004, p. 113-143 ; Guigon, 2005, p. 18.
8 S. Dalí, La Vie secrète de Salvador Dalí (1942), Paris, Gallimard, 2002 (L’Imaginaire), p. 38-39.
9 R. Crevel, « Dalí ou l’anti-obscurantisme » (1931), in M. Carassou et J.-Cl. Zylberstein (éd.), L’Esprit contre
la raison et autres écrits surréalistes, Paris, Pauvert, 1986, p. 114-130, ici p. 125.
10 Joseph-Lowery, 2007, p. 77-78.
11 S. Dalí, L’Amour et la mémoire, Paris, Éditions Surréalistes, 1931, p. 8-9. Voir Aufraise, 2013, p. 184.
12 S. Dalí, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet : interprétation paranoïaque-critique (1963), Paris, Éditions Allia, 2011,
p. 80. Une photographie de l’objet est ajoutée dans la réédition de l’ouvrage en 1978 ( Jean-Jacques Pauvert).
13 Ibid., p. 82.
14 Harris, 2004, p. 46. Voir aussi Aufraise, 2013, p. 185.
2 10 k at i a s owels
une chaise balançoire ornée de cinquante gobelets remplis de lait tiède24. C’est devant
ce projet qu’Aragon, se serait écrié « Assez des excentricités de Dalí ! […] Désormais le
lait sera pour les enfants des chômeurs25. » Aussi, il semble que même dans la première
version du fameux Veston aphrodisiaque (1936), la veste de smoking ait été elle-même ornée
de verres remplis de lait avant d’être remplacé par de la crème de menthe. Le catalogue de
l’exposition Dalí à la Galerie Bonjean en juin 1934 indique bien la présence d’un « Veston
armé de lait (masochisme liquide)26 ». C’est dans cette perspective que Dalí soumet le
futur de la création au lait :
Les musées se rempliront vite d’objets, dont l’inutilité, la grandeur et l’encombrement
obligeront à construire, dans les déserts, des tours spéciales pour les contenir. Les
portes de ces tours seront habilement effacées et à leur place coulera une fontaine
ininterrompue de lait véritable […]27.
Bibliographie
la relève suisse en littératures française et italienne modernes, Zurich, 7-8 mai 2004, Berne, Peter
Lang, 2006 (Variations 7), p. 179-193.
P. Scopelliti, « Le Grand paranoïaque comestible », in F. Joseph-Lowery et I. Roussel-
Gillet (éd.), Salvador Dalí : sur les traces d’Éros, Actes du colloque international de Cerisy-la-
Salle, août 2007, Genève, Notari, 2010, p. 269-277.
M. R. Taylor, « 93. Scatological Object Functioning Symbolically (The Surrealist Shoe),
1931 », in D. Ades (éd.), Dalí: The Centenary Retrospective, Londres, Thames & Hudson,
2004, p. 158-161.
Caroline Chautems et Sophie Guerra
1 WHO, 2001.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 213-216
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2 14 c a rol i n e chautems et sop hie guer ra
L’acte de tirer son lait renvoie par ailleurs à l’industrie laitière, loin de la représentation
romantique de l’allaitement véhiculée par les campagnes de promotion. En conséquence,
les séances de tire-lait sont cachées des yeux du public, tout comme le travail corporel et
émotionnel déployé par les mères qui y ont recours. Les femmes qui tirent leur lait utilisent
parfois elles-mêmes le terme de « vache laitière » pour se décrire et évoquent rarement
des comparaisons valorisantes comme elles le feraient avec leur bébé au sein. Au-delà de ce
parallèle, l’utilisation du tire-lait expose et déforme le sein, surtout le mamelon au travers
de la téterelle, sans l’enfant qui tète pour le cacher. S’il est déjà peu fréquent de voir des
femmes allaiter dans l’espace public en Suisse, il est extrêmement rare qu’elles tirent leur
lait à la vue de tout·e·s. Cette activité se déroule dans une intimité totale. Lorsque l’enfant
n’est pas présent, les femmes utilisent différentes stratégies pour se reconnecter à elle ou lui
(regarder une photo ou une vidéo du bébé, sentir un vêtement qui porte son odeur, etc.) et
ainsi pouvoir réinjecter une dimension émotionnelle, nécessaire au processus de lactation.
Comme mentionné ci-dessus, le tire-lait est devenu le pivot de l’articulation entre
allaitement et emploi. Il redonne ainsi une place au corps et à ses fonctions physiologiques
sur le lieu de travail, duquel il est usuellement exclu. Comme le relève Avishai, les employées
qui allaitent sont confrontées à un paradoxe : d’une part, elles doivent souscrire à la norme de
l’employé·e « désincarné·e » et totalement disponible pendant son temps de travail, d’autre
part, l’expérience de la grossesse, de la maternité et de l’allaitement brouille les frontières entre
les sphères publique et privée et questionne l’identité professionnelle des nouvelles mères3.
Même en-dehors des séances d’extraction à proprement parler, la physiologie de la lactation
exige une attention constante des mères pour prévenir les écoulements ou engorgements : leur
corps lactant se rappelle à elles de manière permanente. Plutôt que de remettre le standard de
l’employé·e « désincarné·e » en question, elles continuent néanmoins de s’y conformer en
s’efforçant d’invisibiliser leurs séances de tire-lait et les manifestations de leur corps lactant4.
Enfin, la dévalorisation de l’acte de tirer son lait renvoie également à la stigmatisation
dont les fluides corporels font l’objet. Perçus comme potentiellement sales, embarrassants
ou contaminants, ils évoquent l’idée d’un corps féminin hors de contrôle5. La capacité à
« fuir » du corps féminin – soit à laisser s’échapper des fluides de manière involontaire
– rompt ainsi de manière subversive avec une conception de l’individu dominante dans
les sociétés modernes néolibérales, défini par une enveloppe corporelle fixe et étanche
qui agit comme un séparateur6.
Bibliographie
Or. Avishai, « At the pump », Journal of the Association for Research on Mothering 6/2 (2004),
p. 138-149.
R. Bramwell, « Blood and milk : constructions of female bodily fluids in western society »,
Women & Health, 34/4 (2001), p. 85-96.
3 Avishai, 2004.
4 Ibid. ; Palmer, 2009.
5 Bramwell, 2001.
6 Kukla, 2005.
2 16 c a rol i n e chautems et sop hie guer ra
R. Kukla, Mass Hysteria. Medicine, Culture and Mothers’ Bodies, Lanham, Rowman & Littlefield
Publishers, 2005.
G. Palmer, The Politics of Breastfeeding. When Breasts are Bad for Business (1988), Londres,
Pinter & Martin, 2009.
WHO, The Optimal Duration of Exclusive Breastfeeding. A Systematical Review, Genève, Word
Health Organisation, 2001.
WHO, Global Strategy for Infant and Young Child Feeding, Genève, World Health Organization,
2003.
J. B. Wolf, Is Breast Best ? Taking on the Breastfeeding Experts and the New High Stakes of
Motherhood, New York, New York University Press, 2011.
Marie-France Morel
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 217-221
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2 18 m a r i e- f r a n ce mor el
organisant à leur tour les cours après le passage de la dame, etc. Archives passionnantes, sur
lesquelles je me trouve en compétition avec un autre chercheur, Jacques Gélis, travaillant
exactement sur les mêmes documents. Après une rencontre amicale, nous décidons de
nous partager le champ : à lui la grossesse et l’accouchement, à moi la petite enfance à
partir d’autres sources, essentiellement les archives de la Société Royale de Médecine
(1778-1793) et les nombreux manuels et traités médicaux dédiés à la « conservation »
et à « l’éducation physique » des enfants, en ces temps où administrateurs et médecins
redoutaient la dépopulation du royaume. En 1978, nous publions avec Jacques Gélis et
Mireille Laget (hélas prématurément disparue en 1986), Entrer dans la vie. Naissances et
enfances dans la France traditionnelle, dans lequel je rédige les deux chapitres concernant la
prime éducation. J’utilise en particulier la correspondance de madame Roland à propos
de l’allaitement de sa fille Eudora, ainsi que le Traité sur l’éducation corporelle des enfants en
bas âge du docteur Jean-Charles Desessartz1 qui est un des premiers à avoir décrit le plaisir
d’allaiter et qui a inspiré à Rousseau certains développements du livre I de l’Émile. Une
autre source d’inspiration me vient de la lecture d’un livre du sociologue Luc Boltanski,
Prime éducation et morale de classe2, où il montre comment la puériculture pastorienne,
diffusée autoritairement à partir des années 1890 pour empêcher les enfants de mourir, a
été reçue par les différents milieux sociaux : les classes moyennes ont été les plus attentives
à se soumettre aux nouvelles règles de puériculture, alors que les classes populaires ont
longtemps refusé d’abandonner leurs pratiques traditionnelles. En commençant mes
recherches sur la prime éducation, je souhaite tester l’hypothèse de Boltanski pour le xviiie
siècle. Au final, je découvre qu’elle ne se vérifie pas, dans la mesure où les injonctions des
médecins sont peu entendues et où tous les petits enfants sont élevés par des femmes de
la campagne, qu’il s’agisse de leur propre mère ou d’une nourrice. Mon premier article
publié en 1976 « Théories et pratiques de l’allaitement en France au xviiie siècle »3 rend
compte du foisonnement des plaidoyers en faveur de l’allaitement maternel, en même
temps qu’est condamnée la mise en nourrice qui se répand dans les classes populaires.
Dans les mêmes manuels de prime éducation, la critique des « erreurs et préjugés »
des nourrices est omniprésente : pour faire taire les nourrissons qui les dérangent, elles
les gavent de bouillies indigestes et de sirop de pavot, elles les bercent « furieusement »,
elles les emmaillotent trop serré et les laissent croupir dans leurs ordures. En bref, elles
sont les principales responsables de leur mort précoce. Dans un premier temps, je ne
vois pas de raisons de douter de la méchanceté des nourrices. Jusqu’à ce que je rencontre
l’anthropologue Françoise Loux qui travaille au musée des Arts et Traditions populaires
sur les proverbes et pratiques populaires de prime éducation aux xixe et xxe siècles.
Elle m’apprend à « lire en creux » les textes médicaux, c’est-à-dire à percevoir derrière
les condamnations une autre manière campagnarde d’élever les enfants qui a sa propre
rationalité. Nous publions ensemble un article dialogué « L’enfance et les savoirs sur
le corps »4. En 1978, Françoise Loux publie Le jeune enfant et son corps dans la médecine
traditionnelle5 qui reste encore aujourd’hui fondamental pour comprendre les pratiques
de soins dans les milieux populaires. Je n’ai jamais cessé depuis cette collaboration
d’approfondir les contacts avec les anthropologues travaillant en France ou dans les pays
du Sud : d’abord Suzanne Lallemand avec qui j’écris un livre (en collaboration avec la
psychologue Michèle Guidetti), Enfances d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui6. Je participe
aussi au séminaire « Petite enfance », dirigé par Alain Epelboin qui se tient dans les
années 1990 au Museum d’histoire naturelle et qui continue aujourd’hui encore sous
la direction de Doris Bonnet à l’Université de Paris. J’y rencontre aussi l’historienne
Catherine Rollet, auteure d’une thèse magistrale sur La politique de la petite enfance sous
la iiie République (1865-1939)7, avec laquelle je n’ai jamais cessé d’échanger jusqu’à sa mort
en 2017. Nous écrivons ensemble ce qui était à l’origine une commande de la Fondation
Mustela, Des bébés et des hommes. Traditions et modernité des soins aux tout-petits8 qui
confronte les manières variées de soigner les tout-petits, aussi bien dans l’histoire que
dans les pays extra-européens : recul salutaire par rapport à une recherche qui aurait pu
rester franco-centrée.
Dans les années 1990, je rencontre deux autres anthropologues, Catherine Le Grand-
Sébille et Françoise Zonabend, qui travaillent sur les morts périnatales en liaison avec les
premières expériences contemporaines d’accueil des parents endeuillés dans les maternités
(en particulier à Jeanne de Flandre à Lille, avec Maryse Dumoulin). Nous publions
ensemble un livre collectif Le fœtus, le nourrisson et la mort9, dans lequel je commente pour
ma part les nombreuses peintures et photographies d’autrefois représentant des enfants
morts. Cette pratique ancienne fait écho aux pratiques contemporaines de prendre en
photo les fœtus décédés pour que les parents en gardent le souvenir. Pour les soignants
d’aujourd’hui, le fait d’apprendre que les portraits d’enfants morts avaient existé autrefois a
servi d’encouragement à continuer. J’écris ensuite plusieurs articles sur la mort des enfants,
en montrant comment les rituels et les croyances religieuses d’autrefois ont pu permettre
aux parents d’accepter ces morts immatures.
A cette époque, je suis de plus en plus intéressée par les sources iconographiques et
souvent déçue par l’usage passe-partout que les historiens font des images. Je lis alors deux
livres très éclairants : celui de Mary Frances Durantini, The Child in Seventeenth-Century
Dutch Painting qui insiste sur l’importance dans la peinture hollandaise de la leçon de morale
derrière les représentations d’enfants qui doivent donc être décodées ; et la traduction
française du livre de Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et
son refoulement moderne qui met en relation les peintures de Vierges, où l’Enfant est nu
avec le sexe bien apparent, avec la pastorale religieuse de la fin du Moyen Âge qui insiste
davantage sur l’humanité du Christ, en montrant qu’il a eu un sexe et le besoin de téter
comme un vrai bébé. Je m’oppose à une historienne de la petite enfance du Moyen Âge,
Danièle Alexandre Bidon qui, dans L’Enfant à l’ombre des cathédrales, prétend que tous
les bébés profanes étaient allaités nus et ne fait aucune différence dans ses analyses de
5 Loux, 1978.
6 Morel et Lallemand, 1997 et 2004.
7 Rollet, 1990.
8 Morel et Rollet, 2000.
9 Le Grand-SÉbille, Morel et Zonabend, 1998.
220 m a r i e- f r a n ce mor el
l’iconographie entre les nourrissons ordinaires et l’Enfant Jésus. Je synthétise les apports
de Durantini et de Steinberg dans mon article : « Images et représentations figurées du
petit enfant : pour une problématique renouvelée de l’histoire de l’enfance (xve-xixe
siècles) »10. En 2006, avec mon collègue médiéviste Didier Lett, nous publions Une
histoire de l’allaitement, dans lequel j’écris un long chapitre sur les Vierges qui allaitent. En
commentant de nombreuses images, je souligne l’absence de réalisme des gestes des deux
protagonistes : ce sont des peintures de dévotion, où Marie et Jésus doivent se montrer aux
fidèles, ce qui implique parfois des postures compliquées de l’Enfant qui doit téter tout
en regardant autour de lui. J’insiste aussi sur l’importance symbolique du lait de la Vierge
qui, chez certains théologiens comme saint Augustin, a autant de pouvoir salvateur que
le sang du Christ. C’est le thème de la double intercession par le sang et par le lait, qui me
permet de comprendre le sens de quelques peintures énigmatiques de Rubens, Murillo
ou Gozzoli (qui peint en 1464 après une épidémie de peste une fresque dans l’église de
Saint Augustin à San Gimignano). Je comprends que l’importance extrême des pouvoirs
du lait n’est pas une spécificité du christianisme : dans l’Iliade, Hécube mère d’Hector,
découvrant sa poitrine, supplie son fils de ne pas se battre, au nom du sein qui l’a nourri.
Quant à la déesse Isis si valorisée dans l’Égypte ancienne, elle est christianisée apparem-
ment sans solution de continuité dès les premières représentations de Maria Lactans. Par
ailleurs, j’insiste aussi sur la dimension allégorique de l’allaitement, notamment dans les
étranges représentations de la Charité dite « romaine » (un vieillard allaité par sa fille !),
que je découvre, grâce à Alain Mérot, dans le catalogue de l’exposition du musée de Caen,
L’allégorie dans la peinture. La représentation de la charité au xviie siècle (1986).
Parallèlement je continue à travailler sur les nourrices en étudiant leur place dans
l’iconographie des xviiie et xixe siècles. Dans mon article « Images de nourrices dans la
France des xviiie et xixe siècles »11, je m’interroge sur le contraste entre leurs images plutôt
positives au xviiie siècle, et les caricatures qui se moquent d’elles dans la presse populaire
au xixe siècle. En 2018, participant à un colloque à l’université d’Erfurt sur Allaitement et
religion, je travaille avec un regard anthropologique sur les écrits des folkloristes des xixe
et xxe siècles. Je montre comment les « saints du lait » favorisent la lactation à travers des
prières, des pèlerinages, le toucher des reliques, l’ingestion de poudre de galactite et le port
de pierres spéciales dites pierres de lait12. Je rencontre alors les recherches de Véronique
Dasen qui travaille sur les mêmes recours religieux dans l’Antiquité gréco-romaine et je
m’émerveille à nouveau de la fécondité et de la richesse des rencontres entre chercheurs.
Bibliographie
10 Morel, 1997.
11 Morel, 2010.
12 Morel, 2019.
à p rop os de l’histoir e de l’allaitement : un pa rcours d’ég ohistoire 221
1 Le Mesnagier de Paris, texte édité par G. E. Brereton, et J. M. Ferrier, traductions et notes par K. Uelthschi, Paris,
1994, I, V, p. 160 et p. 172-174.
2 M.C. Seymour, Bartholomeus Anglicus and his encyclopedia, Londres, 1992 ; Barthélemy l’Anglais, Le livre des
propriétés des choses. Une encyclopédie au xive siècle, éd. B. Ribémont, Paris, 1999.
3 BNF, ms. fr., 135, fol. 193. URL : https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b10023850d/f. 195.item.
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228 c a rol e avign on
Christ finit en effet par trouver sa place dans le plan divin de salut comme épouse et
mère de futurs baptisés. Tel est le discours qu’élaborent les Pères de l’Église puis les
docteurs médiévaux à partir d’un substrat néo-testamentaire profondément marqué
par les visions ambivalentes du mariage et de la sexualité conjugale professées par saint
Paul. Ainsi peut-on lire dans sa Première Épître à Timothée (2, 15) : « Néanmoins elle
sera sauvée en devenant mère, à condition de persévérer avec modestie dans la foi, la
charité et la sainteté4 ».
Les représentations de la maternité proposées par les « moralistes carolingiens »,
les canonistes et théologiens à partir des xie-xiie siècles, puis les pédagogues, encyclo-
pédistes médecins, frères mendiants, juristes ou marchands à partir du xiiie siècle ont
fait l’objet de travaux nombreux, notamment quand il s’est agi de déconstruire l’idée de
Philippe Ariès d’inexistence d’un « sentiment de l’enfance » chez les Médiévaux5. Ainsi
l’historiographie n’a-t-elle pas manqué de mettre en lumière combien le nourrissage et,
pour les plus jeunes enfants, l’allaitement sont un sujet de préoccupation des auteurs
qui entendent prodiguer conseils et recommandations en la matière6. S’intéresser aux
discours produits sur les nourrices par ceux-là mêmes qui formalisent les normes de
comportements attendus des conjugati et plus encore des conjugatae, permet d’interroger
ce que les prescripteurs médiévaux mobilisent comme connaissances sur la physiologie
du corps féminin, sur la procréation, sur le développement et le façonnage des corps aux
différents âges de la vie, mais aussi comme considérations sur les devoirs de l’épouse et
de la mère à l’égard des enfants (dont elle doit veiller à la santé), mais aussi du mari (dont
elle doit préserver les chances de salut en préservant la continence sexuelle). La façon
dont les hommes pensent le rapport entre allaitement et maternité (allaitement par la
« vraie » mère, allaitement par la mère de substitution qu’est la « nourrice ») procède
de considérations largement partagées, puisées tout autant aux fonds des connaissances
médicales antiques qu’à des préceptes moraux, élaborés dès le haut Moyen Âge (aux
temps de Grégoire le Grand et d’Isidore de Séville), puis ré-agencés au fil des siècles
au gré des circonstances qui accompagnent la production de discours de genres fort
variés (didactiques, politiques, encyclopédiques, médicaux, pastoraux), et destinés à
des publics différents (clercs lettrés, laïcs lecteurs de langues vernaculaires, princes,
aristocrates, bourgeois ou marchands) auprès de qui ces traités ont circulé avec des
succès variables. Les conditions de la production normative et culturelle médiévale, tout
en sédimentation d’autorités anciennes à partir de textes matriciels qui ont contribué
à transmettre les savoirs antiques mais aussi patristiques, les Étymologies d’Isidore de
Séville (v. 560-636) en bonne place, expliquent en grande part que les discours sur les
nourrices, comme tant d’autres, apparaissent élaborés à partir de modules de pensée
4 Lett, 2013, p. 33 Blamires, 1997, ch. 3 : « Honouring Mothers », p. 70-95 ; Duby, Perrot, 1991.
5 Toubert, 1977, p. 233-282 ; Ariès, 19602.
6 Riché et Alexandre-Bidon, 1994, p. 57-63 ; Riché et Alexandre-Bidon, 1997, p. 7-29 ; Lett, 1997, notamment
p. 57-58 ; Alexandre-Bidon et Lett, 1997 ; E. Becchi et D. Julia (spécialement p. 151, sur la « santé de l’enfant » et
les recommandations formulées par les encyclopédistes du xiiie siècle : Barthélemy l’Anglais, Thomas de Cantimpré,
Vincent de Beauvais) ; Lett et Morel, 2006. Rappelons aussi que dans son Speculum naturale, Vincent de Beauvais
recommande l’allaitement par une nourrice dans les premiers jours de la vie du nourrisson pour lui éviter la nocivité
du colostrum maternel.
D iscour s n or matif s et tr ansmissions d es savoirs mé d icaux 229
7 B. Ribémont rappelle ainsi l’influence des Étymologies d’Isidore de Séville sur l’encyclopédisme du xiiie siècle, son
rôle dans la diffusion de la culture antique comme de la pensée patristique, notamment augustinienne, l’évêque
d’Hippone ayant d’ailleurs défendu en son temps la nécessité de connaître les sciences de la nature pour mieux saisir
le sens caché de l’Écriture. Barthélemy l’Anglais, op. cit., « Introduction », p. 7-49, spécialement, p. 8-16.
8 Le franciscain-encyclopédiste propose au livre VI de son De proprietatibus rerum consacré aux âges de la vie et aux
états du monde un chapitre sur la mère (le septième) et un sur la nourrice (le neuvième). Il développe également des
considérations sur la mère et l’allaitement au quatrième chapitre du livre VI sur l’enfant, et au chapitre 34 du livre V,
sur les mamelles. Pour le texte en traduction française : Barthélemy l’Anglais, op. cit., BNF, ms. fr 22532, ici fol. 85v ;
en version latine, originale, Idem, De proprietatibus rerum, BNF, ms. lat. 17817, fol. 76v, xve siècle (Gallica.bnf.fr) : De
nutrice. Nutrix a nutriendo est dicta eo quod ad fetus nutrimentum sit accommodata, nutrix ut dicit Ysidorus supplet in
nutriendo parvulum vicem matris unde nutrire admodum matris congaudet puero gaudenti et conpatitur puero patienti,
sublevat puerum cadentem, lactat parvulum vagientum, deosculatur tacentem, ligat et colligat parvulum se dissolventem
vel diffundentem, abluit et mundificat sordidantem […]. Pour une édition en français modernisé, Le livre des propriétés
des choses. Une encyclopédie au xive siècle, introduction, mise en français moderne et notes, Barthélemy l’Anglais,
op. cit., Paris, 1999, sur la mère, p. 142, sur la nourrice, p. 143.
9 Barthélemy l’Anglais, op. cit., p. 142 : « la mère est ainsi appelée parce qu’elle donne le sein pour nourrir son
enfant, comme dit Isidore ».
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vraiment cette femme qui expertise la nourrice comme le donnerait à penser une
miniature du manuscrit du xve siècle du Régime de corps écrit par le médecin (physicus)
italien Aldebrandin de Sienne, mort à Troyes entre 1296 et 1299, et qui présente une
femme à la mise élaborée en plein examen de la mamelle d’une autre, plus modestement
vêtue, et qui fait mine de dialoguer avec elle10 ? Ni les pédagogues, ni les médecins, ni les
prédicateurs ne semblent s’être intéressés à ces questions, pas davantage d’ailleurs qu’ils
ne semblent avoir pris en considération le devenir de l’enfant de cette femme devenue
nourrice d’un autre. Les textes normatifs étudiés n’abordent jamais directement la
question de l’engagement mercenaire de ces femmes11, sauf peut-être quand le florentin
Francesco da Barberino (1264-1348) propose au début du xive siècle un chapitre sur
les « nourrices » parmi les « femmes prêtant service selon leur condition12 ». Certains
extraits de la littérature de divertissement (miroir offert à un public sans doute toujours
aristocratique de comportements qu’il contribue ainsi à constituer en norme sociale)
corroborent bien ce que des contrats d’engagement, notamment florentins, précisent
des termes économiques de la transaction qui s’engage. Jens N. Faaborg cite plusieurs
extraits de textes du xiiie siècle qui révèlent que c’est la pauvreté (et elle-seule) qui
empêche certains couples de recourir aux services d’une nourrice ; ainsi en est-il de
l’histoire d’Hervi et Béatrice : « Et non pour quant ele aleta chascun de ces enfanz
et noori ele meesme par un an et plus, car ele n’estoit pas si riche que ele peust avoir
norrice13 ». Le Roman des sept sages déconseille de choisir des nourrices d’un trop
modeste niveau social pour les enfants nobles et son auteur déplore le choix de ce
« haus hom » qui, pour économiser sur son salaire (« por le petit loier donner ») alla
quérir « une camberiere/U une chaitive bregiere,/ La plus povre k’il puet trover »)
alors qu’il aurait dû chercher par tout le royaume « une gentil femme » « pour bien
norrir et enseigner14 ».
Dans la doctrinal pueril que compose Raymond Lulle vers 1275-1283, traduit presqu’aussitôt
en langue française, le polygraphe catalan expose au chapitre 91 des considérations sur
la « manière sus laquele home doit norrir son fiuz ». Nourrir renvoie à l’éducation tout
entière (« bien ensaignier aucun home et en aucunes bones mours »), et implique le
« norrissemenz au cors et l’autre a l’ame ». S’il interpelle son interlocuteur (fils fictif ou
réel) pour lui rappeler que « plus sage est nature a norrir les enfanz que n’est ta mere »,
il ne manque pas de préciser que les premiers âges de l’enfance doivent être ceux de
l’alimentation par le lait seul, car le nourrisson ne peut « cuire » des aliments comme la
viande en raison de sa complexion. Mais il n’en dira pas plus sur les femmes responsables
10 BNF, ms. fr. 12322, fol. 97, présenté dans Riché et Alexandre-Bidon, 1994, p. 57. Christiane Klapisch- Zuber a
bien démontré que, dans la pratique florentine du moins, le mise en nourrice est une « affaire d’hommes » : voir
Klapisch-Zuber, 1983, p. 33-64, spécialement p. 44-45 ; Thomas, 1906, p. 454-456 ; Garosi, 1981, p. 33 : références
citées par Bisson, 2002, p. 117-130.
11 Dans l’article précédemment cité, Christiane Klapisch-Zuber étudie très précisément la réalité sociale de la mise en
nourrice à Florence au xve siècle, telle que la documentent les livres de famille des marchands, les statuts communaux,
les contrats passés entre les pères (père nourricier, balio, époux de la nourrice, et père bailleur). Cette étude révèle
souvent l’écart qu’il y a entre la lettre des prescriptions reproduites tout au long du Moyen Âge dans les discours
normatifs et la réalité de ce que les Florentins mettaient en œuvre comme critères.
12 Francesco da Barberino, Reggimento e de’costumi delle donne, Rome, 1895, éd. G. E. Sansone, Turin, 1957.
13 Faaborg, 1997, p. 149 : dans Guillaume de Saint-Pathus, Miracles de saint Louis, éd. Parcival B. Fay, Paris, 1931.
14 Le Roman des sept sages, éd. J. Misrahi, Paris, 1933, 217-30, cité par Faaborg, 1997, p. 145.
D iscour s n or matif s et tr ansmissions d es savoirs mé d icaux 2 31
de cet allaitement, mère-génitrice ou nourrice15. Une fois n’est pas coutume, car il n’est
guère de textes qui ne fassent la promotion, en première intention, de l’allaitement par la
mère, quel que soit le type de discours proposé et les enjeux de leur production. Parmi
les arguments médicaux mobilisés pour dissuader les couples de recourir à des nourrices,
celui de préserver la continuité du nourrissage intra-utérin est très utilisé. Le meilleur
lait à donner est bien celui de la mère puisque c’est ce même lait, à présent revenu « aux
mamelles », qui nourrissait l’enfant in utero. Le Régime de corps du médecin Aldebrandin
de Sienne ne manque pas de rappeler que le meilleur lait est donc celui de la mère, comme
l’avait dit avant lui Barthélemy l’Anglais, et comme le fera encore l’ermite de Saint-Augustin
et didacticien Gilles de Rome (v. 1246-1316), auteur vers 1278 d’un De regimine principum
pour le futur Philippe Le Bel, et dont le succès, en latin comme en traductions est éclatant
aux xive et xve siècles16. Le médecin interpelle sa lectrice en des termes comparables à
ceux employés par les autres deux clercs :
Sachiés que li lais que on doit douner et cil ki miex li vaut si est cil de le mere, por ce
ke de celi meisme dedans le ventre de le mere est nourrie, car natureument puisqu’il
est hors de ventre revient li lait as mamieles17.
La théorie galénique de la déalbation du sang de la matrice remontant aux mamelles
sous forme de lait est bien connue déjà dans la version qu’en proposent l’école de Salerne et
Constantin l’Africain, au xie siècle, à partir des savoirs galéniques et hippocratiques anciens.
Barthélemy l’Anglais s’appuie pour sa part d’abord sur la tradition d’Isidore de Séville
pour dire que « tout le sang qui était dans la matrice […] monte aux seins par les conduits
naturels et là, il blanchit par leur office et devient du lait, comme dit Isidore », avant de
convoquer plus loin l’autorité expresse de Constantin [l’Africain] quand il détaille le circuit
veineux du sang aux seins et l’incidence de la force de la chaleur, puis celles d’Hippocrate
et de Galien, quand il signale les désagréments causés par un sang remonté aux seins qui
ne se transformerait pas en lait18. L’œuvre encyclopédique du franciscain mobilise, en
plus des principales connaissances bibliques et patristiques (notamment augustiniennes)
du début du xiiie siècle, les connaissances néo-platoniciennes, pseudo-aristotéliciennes
et aristotéliciennes, mais aussi les savoirs médicaux antiques transmis par les médiévaux
15 Raymond Lulle, Doctrine d’enfant. Version médiévale du ms. fr. 22933 de la B. N. de Paris, texte présenté et établi par
A. Llinarès, Paris, Klincksieck,1969, chapitre 91, p. 205-206, spécialement p. 205 : « Au commencement quant l’enfant
est né, tant qu’il a prise force et chalor naturel, il ne doit estre norri fors de lait tant seulement ». P. Riché écrit que
Raymond Lulle promeut comme tous les Médiévaux l’allaitement maternel ; précisons qu’il se contente en fait de
promouvoir l’allaitement tout court, sans plus en dire sur ses actrices. Ses prises de position sont par ailleurs atypiques
par rapport au commun des traités de puériculture médiévale, comme lorsqu’il dénonce l’usage du berceau : « plus
nuisent les berceaux auz enfanz que les plors » (ibid., p. 206). Voir Riché, 1981, p. 15-29, spécialement p. 25.
16 Barthélemy l’Anglais dit également que l’enfant « est mieux nourri du lait de sa propre mère que de nulle autre
femme » (Barthélemy l’Anglais, op.cit, VI, 7, « la mère », p. 142). Gilles de Rome (v. 1246-1316) consacre deux
chapitres de son livre second (De regimine domus) aux soins à apporter au nourrisson et à l’enfant jusqu’à ses sept
ans : conformément à l’idée selon laquelle l’éducation des enfants est le principal devoir des parents, il ne manque
de rappeler la nature de l’enfant commande qu’on le nourrisse du lait de sa mère plutôt que d’une autre femme.
Riché, 1981, Paris, p. 15-29, spécialement p. 28 [Gilles de Rome, De regimine principum, éd. H. Samaritanius, Rome,
16072] Sur la tradition en français du texte, voir notamment Perret, 2010.
17 Aldebrandin de Sienne, Le Régime du corps, éd. Louis Landouzy et Roger Pépin, Paris, Champion, 1911, p. 76.
18 Barthélemy l’Anglais, V, 34 « mamelles », op. cit., p. 131-132. Voir aussi Jacquart et Thomasset, 1985, p. 22.
2 32 c a rol e avign on
(chrétiens, juifs et arabes) qui viennent enrichir le socle isidorien19. Le médecin cham-
penois d’adoption, Aldebrandin de Sienne puise au même fonds d’autorités. Dans le
prologue de son Régime, il en rappelle les principales : « Ypocras, Galiien, Constantin,
Jehenniste, Ysaac, Aristotele, Diogene, Scrapion, Rasis, Avicenne »20. Parmi ceux-là, c’est
en fait surtout Constantin l’Africain, Isaac Israeli, le Canon d’Avicenne et l’Almanzor de
Razès qui semblent les plus souvent utilisés. La culture médicale du physicus s’est sans
doute façonné à Salerne où il a profité des transferts culturels entre monde latin et Islam
favorisés par la cour souabe.
Ce Régime de corps d’Aldebrandin de Sienne constitue l’un des textes les plus diserts
pour répondre à la question de savoir « comment on doit garder l’enfant quant il est né »
ou « comment vous devés faire norrir vo enfant ou premier aage et ou secont », voire
comme certains manuscrits conservés le spécifient clairement dès le titre du chapitre, des
moyens d’ « eslire et connoistre la norrice pour l’enfant norrir et garder21 ». Le prologue de
certains des soixante-quatorze manuscrits qui transmettent la version originale, française,
du texte précise que l’ouvrage est dédié à Béatrice de Savoie, comtesse de Provence, mère
de la reine de France, Marguerite, épouse de Louis IX. Le public visé semble bien devoir
être celui de l’aristocratie de la seconde moitié du xiiie siècle. C’est donc à une « sage
nourrice » qu’il convient de confier le nourrisson dès les premiers jours de sa vie. Une fois
le cordon ombilical coupé, le nombril lié d’un fil de laine, le nourrisson doit être lavé22.
Dans cette encyclopédie médicale, la nourrice devient dès lors la principale actrice des
gestes à accomplir : qu’on veille qu’elle n’ait pas ses ongles rongés lorsqu’elle « destoupe »
les oreilles et les narines du petit afin de ne pas « l’enfant grever » ; qu’on sache que
« biautés et laidure à avoir tient a grant partie as nourrices » à qui revient la tâche de lier
l’enfant dans le maillot qui doit éviter aux membres de se déformer à un âge de la vie où le
nourrisson est « comme li cire quant ele est mole ». Cette image est partagée par tous les
pédagogues médiévaux ; Barthélemy l’Anglais n’avait pas manqué quelques décennies plus
tôt de rappeler, dans une logique comparable, que « si le sang de la nourrice est mauvais
ou corrompu, le corps de l’enfant en est atteint : il est mou, tendre et absorbe aisément la
nourriture qu’on lui donne, bonne ou mauvaise23 ».
Le pragmatisme du médecin champenois le conduit à préciser ensuite que l’enfant
devant être allaité deux à trois fois par jour, si les mères ne peuvent « tous jours nourrir leur
enfans », il convient donc qu’elles aient des nourrices. Un principe de réalité l’emporte ici
sur ces autres considérations, physiologiques ou morales qui auraient pu conduire le physicus
à déconseiller plus fermement qu’il ne le fait le recours à une tierce personne pour allaiter
19 Sont utilisés et parfois même cités les commentaires du médecin de Kairouan Isaac Israeli (ou Ishaq al’Isra’ili, mort
vers 932, et cité comme « Isaac le médecin », pour son traité des urines notamment), l’Isagoge d’Hunain Ibn Ishaq
(mort en 873), connus par les traductions de Constantin l’Africain au xie siècle, la traduction par Jean de Tolède
vers 1130 d’un ouvrage pseudo-aristotélicien, cité de manière abusive comme étant le Regimen sanitatis salernitain.
Ces sources sont encore complétées par les Aphorismes d’Hippocrate commentés par Galien. Voir Barthélemy
l’Anglais, Introduction et notes, op. cit., notamment note 20, p. 134 et M. Seymour, 1992, p. 17-28, spécialement
p. 23-25.
20 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. LXI.
21 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 74-78 ; et chapitre suivant : « comment on doit le cors garder en cascun aage »,
p. 79.
22 Chez Barthélemy l’Anglais, ces gestes sont ceux de la sage-femme (obstrix).
23 Barthélemy l’Anglais, op. cit, p. 140.
D iscour s n or matif s et tr ansmissions d es savoirs mé d icaux 23 3
l’enfant. L’influence de Galien, d’Oribase ou de Soranos d’Éphèse, médiatisée par les écrits
de Constantin l’Africain et/ou du Canon d’Avicenne est évidente dans le développement des
critères de choix de la nourrice24. L’âge requis est 25 ans car il s’agit là de l’âge de la fécondité
(« car c’est li ages où li caleurs naturex est plus fors por boines humeurs engenrer »). Il
convient de veiller à ce que la nourrice n’ait pas accouché plus d’ un ou deux mois avant son
engagement. Alors que le sevrage ne s’entend guère avant deux ou trois ans selon les textes,
il importe donc de s’assurer que celle qui va allaiter l’enfant d’une autre cesse d’allaiter le
sien dès les premiers mois de sa vie25. Le lait « ne vaut rien » si son enfant a déjà un ou deux
ans. L’enfant mis au monde devra être un garçon plutôt qu’une fille. Il convient encore de
veiller à ce qu’elle ait pu mener à terme sa grossesse et qu’elle n’ait pas « perdu sen enfant
devant ou par bature ou autre cose26 ». Est-ce une manière de s’assurer qu’aucun mauvais
traitement ne lui ait été infligé ou qu’elle-même ne soit pas d’un tempérament à maltraiter
les enfants ? Dans ses coutumes de Beauvaisis de la seconde moitié du xiiie siècle, Philippe de
Beaumanoir conseille que les parents « [prennent] moult garde à qui ils confient leur enfant
car nourrices peu soigneuses ont mis maint enfant à mort27 ». Ce qui préoccupe aussi le
médecin Aldebrandin, c’est qu’elle ne corrompe pas son lait en poursuivant une vie sexuelle
et plus encore en tombant à nouveau enceinte : « car femme ençainte quand ele alaite distrait
et tue les enfanz28 ». L’allaitement reste bien synonyme de nécessaire abstinence sexuelle,
comme l’impose la pensée patristique depuis Grégoire le Grand (590-604)29.
Des critères physiques sont également à prendre en considération, au premier rang
desquels la ressemblance avec la mère, afin sans doute que les éventuels marqueurs
physiques susceptibles d’être transmis à l’enfant par le lait ne heurtent pas trop la nature :
qu’ele soit samblans a la mere tant com ele puet plus, et k’ele ait boine couleur meslée
de rouge et blanc, et qu’ele est le col gos et fort et le pis et le car dure, et ne soit mie
trop crasse ne trop magre, et soit sainne tant c’on pourra plus trover, car les maladives
norrices tuent ains droite eure les enfans30.
Francesco da Barberino, poète, élève de Brunetto Latini et représentant des instances
communales florentines, compose vers 1318-1320 un Reggimento e de’costumi delle donne qui
24 Le chapitre des soins à donner aux nouveau-nés est très largement inspiré du Canon d’Avicenne (I, III, 1), qu’il
traduit du latin en français et notamment pour ce qui est des critères de choix de la nourrice (âge, forme, mœurs,
mamelles) eux-mêmes inspirés des considérations de Galien sur les critères d’âge. Voir Papin, 1911, p. lxiv-lxv. Dasen,
2015, notamment p. 255 pour les différences entre Galien et Soranos d’Éphèse sur cette question.
25 Aldebrandin lui-même prévoit le sevrage à partir de deux ans, quand vient pour la nourrice le temps de donner à
l’enfant du pain, pré-maché et amolli de miel, de lait, voire d’un peu de vin.
26 Chr. Klapisch-Zuber rapporte que Margherita Datini, épouse du marchand du Prato dont on a conservé la
correspondance préférait une nourrice ayant perdu son enfant afin d’être sûre qu’elle ne soit pas tentée de nourrir
les deux enfants en même temps. Klapisch-Zuber, 1983, p. 41.
27 Cité par Riché, 2010, p. 153.
28 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 77.
29 Ce point semble être celui que les pères d’enfants à mettre en nourrice surveillent le plus, dans une convergence
parfaite avec les recommandations des médecins, mais aussi des prédicateurs. Chr. Klapisch-Zuber nous apprend bien
qu’à Florence la grossesse d’une nourrice est la première cause de rupture de ces contrats qui stipulent que le salaire
n’est dû « qu’aussi longtemps que la balia fournira un lait bon et sain » et que « si elle devient enceinte, ou perd son
lait, elle doit réserver tous les droits des parents, comme l’exige raisonnablement la coutume ». Klapisch-Zuber,
1983, ici p. 45-46.
30 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 76.
2 34 c a rol e avign on
Le test de la goutte de lait sur l’ongle sera accompli pour vérifier sa parfaite consistance.
Au milieu de ces considérations physiologiques, le médecin champenois ajoute des
critères moraux, de « coustumes ». Ces femmes ne doivent être ni colériques, ni tristes, ni
peureuses, ni sottes pour ne pas transmettre ces vices aux enfants qu’elles allaitent autant
qu’elles éduquent. Ce qu’il y a de « mauvais » en elles pourrait modifier, « changer » la
nature d’enfants de « noble forme » :
ne se convient qu’ele soit ireuse, ne triste, ne paoureuse, ne sote car ces coses remuent
les complexions des enfants et les fait devenir sos et mal acoustumés et por ce, li
philosophe aprendent anciennement à lors seignours qu’ils fesissient nourrir lor enfans
à sages nourices et bien accoustumees, por ce ke, par la malvaisté de lor nourrices ne
pussent lor noble forme cangier38.
Deux siècles plus tard, le célèbre prédicateur franciscain Bernardin de Sienne (1380-1444)
mobilise de semblables arguments pour signifier cette fois le danger, pour le corps des enfants
comme pour l’âme des parents, du recours aux nourrices. Dans son sermon pour le deuxième
dimanche de Carême, il présente comme une prava consuetudo (« habitude déviante »)
que de donner ses fils à allaiter à des nourrices (dare nutricibus filios ad lactandum). À la
question de savoir si c’est « licite ou non », le prédicateur répond sur le plan moral en en
faisant l’une des trois manifestations d’inordinata affectio in actu matrimoniali, elle-même
présentée comme l’une des trois causes de mortalis culpa dans l’accomplissement de la
sexualité conjugale avec l’ « excès de fréquentation » (propter nimiam frequentatem), et les
« conditions circonstancielles » (propter circumstantem conditionem). Les marqueurs des
désordres dans les dispositions conjugales sont la zelotypia, l’excès d’amour (nimia dilectio),
les signe de déraison (amens), le travestissement déraisonnable de la femme qui se farde
et s’orne comme une prostituée (quod meretricalis ornatus in muliere inordinati affectus est
signum) et le recours aux nourrices « sans cause raisonnable39 ». La condamnation de la
mise en nourrice pour l’allaitement des enfants s’appuie sur une autorité patristique qui
vise à promouvoir la continence conjugale qu’a bien étudiée J.-L. Flandrin40. La tradition
d’une telle prescription est à rechercher dans les compilations canoniques du xie siècle,
d’Ives de Chartres puis de Gratien41. Le prédicateur cite bien la distinction 5, ce qui renvoie
à la première partie du Décret du canoniste bolonais42. Celui-ci attribuait bien la lettre
38 Ibid., p. 76-77.
39 Les considérations morales développées par Gilles de Rome sur la sexualité conjugale dans la seconde partie de son
De regimine principum sont en grande part comparables.
40 Flandrin, 1983, spécialement p. 17-19 sur le temps de l’allaitement comme période de continence sexuelle ; p. 80-82,
sur l’impureté sexuelle de l’accouchée. L’historien constate que ces extraits de la correspondance de Grégoire le
Grand (590-604) à Augustin de Cantorbéry n’ont pour ainsi dire pas été repris dans les pénitentiels antérieurs au
xie siècle, à peine pour relayer l’exigence de continence sexuelle pendant la période d’allaitement et jamais en tout
cas pour stigmatiser aussi précisément le recours aux nourrices.
41 L’article de Solvi Sogner qui évoque ces différentes références n’est pas exempt d’erreurs, tant dans la mobilisation
de l’historiographie en français ou en anglais sur le sujet, que dans la datation des autorités canoniques et de la
compréhension de leur statut. Sogner, 1986, spécialement p. 356.
42 Gratien, Décret, di. 5, c. 4 (Antequam puer ablactetur, vel mater purificetur quousque qui gignitur ablactetur). La glose
de Pauca Palea développe ensuite la lettre patristique. Voir Corpus juris canonici, I, c. 4, éd. E. Friedberg, Graz, 1959,
p. 8. Lettre de saint Grégoire à Augustin de Cantorbéry, c. VIII, MGH, Epistolarum, tome II, pars I, Gregor I registri,
livres VIII-IX, Berlin, 1893, p. 339 (cité par J.-L. Flandrin, op. cit., note 30, p. 175).
2 36 c a rol e avign on
Ad ejus vero concubitum vir accedere non debet au pape Grégoire le Grand (590-604), et
non à Augustin comme le fait pourtant fautivement le franciscain43. Quand bien même
ce recours à une nourrice serait de permettre aux maris de ces femmes d’engendrer plus
facilement d’autres fils, le prédicateur n’y voit pas une « cause raisonnable » : « L’épouse
ne doit pas permettre à son homme d’accéder à la couche conjugale tant qu’elle allaite celui
qu’elle vient de mettre au monde ». Selon Bernardin de Sienne, il n’y a cependant pas là
forcément « péché mortel », mais les parents qui font allaiter par d’autres leurs fils leur
font courir le risque d’une vie plus courte que celle des fils nourris par leur propre mère44.
Dans les cas où ils survivent, ce qui est déjà fort admirable, ces fils dégénèrent, puisqu’ils
ont été nourris par des nourrices vicieuses, alors qu’ils avaient des parents parés de
multiples dons et vertus45.
Des préjugés sur la moralité des nourrices (à leurs « vices » répondaient au moins
rhétoriquement les « vertus » des parents) sont ici associés à des considérations sur la
nocivité d’un lait pour ainsi-dire exogène qui risque de transformer certains caractères
physiques, naturels, de l’enfant ; de même quand on nourrit du lait de la chèvre ou de la
brebis, cela a une incidence sur la densité de la chevelure46. Les caractères physiques de la
nourrice pourraient être transmis à l’enfant allaité, mais aussi ses vices ou péchés (ébriété,
fureur, luxure, etc.) : il y a bien façonnage de l’enfant allaité par le lait qui le nourrit tout
en même temps qu’empreinte morale de l’éducateur, et ici de l’éducatrice, sur cette cire
molle qu’est le jeune enfant.
Le De re uxoria de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro (1390-1454), dédié à Laurent
le Magnifique, propose finalement un discours en grande part similaire aux médiévaux,
scolastiques (à l’exception du critère de la ressemblance physique avec la mère), ne modifiant
souvent que l’origine des autorités de référence. Geste et posture d’allaitement permettent
tout ensemble de « nourrir par le lait » et de « réchauffer par l’étreinte47 » ; il n’est pas
de plus adapté et plus salutaire aliment que le lait qui procède du sang cuit des mères48 ;
43 Bernardin de Sienne, Bernardini senensis ordinis fratrum minorum opera omnia, éd. Patres collegii S. Bonaventure,
Florence, tome 1, 1950, Sermo XVIII. Dominica II in quadregisam infra diem. De pudicitia conjugali, p. 217-226, ici
capitulum 3, p. 219. « Prava autem consuetudo in conjugatorum moribus surrexit, ut filios quos gignunt nutrire mulieres
contemnant eosque aliis mulieribus ad nutriendum tradant ; quod videlicet ex sola carnis incontinentia videtur inventum,
quia dum se continere nolunt, despiciunt lactare quos gignunt. Haec itaque quae filios suos ex prava consuetudine aliis ad
nutriendum tradunt, nisi purgationis tempus transierit, viris suis non debent admisceri. » Sed excusant se quaedam dicentes
hoc facere, viros suos velle, ut non lactando, facilius possint alios filios procreare. Contra quos Augustinus in praedicto cap.
Ad ejus inquit : « Ad ejus vero concubitum vir suum accedere non debet, quousque qui gignitur ablactetur. »
44 Bernardin de Sienne, op. cit., Sermo XVIII, p. 220. Et licet contra hoc agendo non putem semper mortale fore peccatum,
tamen in plurimis satis evidens judicium Dei, ut qui ad lactandum aliis filios tradunt pauciores minoresque vitae filios
habeant, quam mulieres ceterae proprios filios nutrientes.
45 Ibid. Et, quod mirabilius est, si vivunt, cum sint filii nutriti a nutricibus vitiosis, licet habeant parentes multis donis et
virtutibus decoratos, degenerant quandoque in tantum, quod alterius progenici fore saepius suspicentur.
46 Ibid. Nam nutritis lacte ovium haedis, tenerior sensim capillus efficitur ; agnis vero si capris lactentur, vellera duriora fieri
compertum est. In arboribus etiam humoris et glebae propemodum majorem potestatem quam seminis esse constat. Sic
facile ab ebriosis nutriti, ebriosi saltem inclinative fiunt ; a furioris nutricibus lactati, inclinantur ad furiam ; a luxuriosis
educati, inclinantur ad luxuriam. Et sic de consimilibus multis.
47 Francesco Barbaro, De re uxoria libri duo, liber secundus, cap. VIII : De liberorum educatione, édition de 1533, non
paginée : Ut una lacte nutrire et amplexu fovere.
48 Ibid. Nullum enim aptius, nullum salutariums nutrimentum apparet, quam ut idem sanguis qui plurimo spiritu et calore
incanduit, genitis notus et familiaris victus offeratur.
D iscour s n or matif s et tr ansmissions d es savoirs mé d icaux 23 7
les femmes romaines ont perpétué l’usage de l’épouse de Caton le Censeur qui nourrit
son petit de son propre lait. C’est la lettre même du sermon de Bernardin qu’on retrouve
ensuite pour redire l’incidence du nourrissage par le lait de la brebis ou de la chèvre49.
Les femmes nobles doivent donc veiller à ce que leurs enfants ne « dégénèrent » pas. Si
toutefois ces « génitrices » (genetrices) ne peuvent pas « éduquer » leurs enfants, « ce qui
arrive souvent, pour de justes causes » (ut saepe contingit, justis ex causis), il faut trouver
des « nourrices » qui ne soient « ni esclaves (servas), ni étrangères (adventitias), ni ivres
(temulentas), ni impudiques (impudicas), mais libres (ingenuas), de bonnes mœurs (mora-
tas), et douées d’une parfaite conversation (exquisito sermone praeditas) ». Car il s’agit de
préserver « le corps et l’âme » de l’enfant des risques de la « dégénérescence » (ex corpore
et animo degenerari), qu’il ne « s’imprègne » ni de « mœurs ni de paroles corrompus »
et qu’il ne « tête pas en ce lait le malaise de la turpitude, des erreurs et des impuretés »
(cum ipso lacte turpitudinem, errores ac impuras aegritudines sugens), en cet âge de la vie où
la « mollesse de son esprit » (animus mollis) » se marque comme « l’empreinte du sceau
sur la cire tendre » (sigilum teneris ceris)50.
Ce que ces textes prescrivent comme critères de choix de la bonne (ou de la moins
mauvaise) nourrice illustre bien, jusque dans la production humaniste, ce qu’il y a d’hy-
bridation normative dans l’élaboration d’une pensée de ce que « nourrir » signifie. Les
points de vigilance proposés (aux théologiens, directeurs de conscience, ou aux époux dans
le gouvernement quotidien de la maisonnée, voire aux nourrices elles-mêmes) mobilisent
tout ensemble traditions médicales (référencées ou non comme telles) et considérations
morales. La nourrice semble devoir, de facto, occuper une place de substitut de la mère,
dans l’accomplissement de gestes et d’actions de soins et de nourrissage, mais aussi dans
l’apprentissage de la parole puis de la marche. Ces apprentissages s’avèrent fondamentaux
en ce qu’ils contribuent à extraire peu à peu l’enfant de son animalité primitive. Tous ces
discours révèlent aussi une profonde sensibilité à l’idée que « nourrir » façonne et l’âme
et le corps ; l’introduction dans ce processus de nourrissage et d’éducation d’une personne
étrangère au couple parental n’est pas sans incidence, voire sans danger. Car il s’agit de
« former » et non de « déformer ». La nourrice ne doit pas « changer » l’enfant qu’on lui
confie, ni par « son sang », ni par son « lait », ni par ses mœurs, ni par ses mauvais soins.
Au-delà du simple jeu de mots, de la coïncidence d’une consonance frappante, les
« changelins » des croyances populaires que les discours des clercs et l’iconographie de la
fin du Moyen Âge nous ont transmises, révèlent aussi comment les médiévaux pensent la
dialectique normalité/anormalité, santé/maladie, et au-delà de la frontière entre humanité
et animalité, celle qui se dessine entre nature et sur-nature. Ils cristallisent l’angoisse de
l’échec du nourrissage d’un enfant souffreteux, hurlant, insatiable qui épuise ses nourrices
parfois jusqu’à les faire mourir, sans profiter jamais du lait dont on le nourrit. Dès le début
du xiiie siècle, Jacques de Vitry définit le chamium, « chamjon ou chanjou » dans son
sermo vulgaris ad status élaboré pour « les hospitaliers et les gardiens des infirmes » (ad
hospitalarios et custodes infirmorum) comme cet « enfant qui épuise le lait de plusieurs
49 Ibid. Hoedis ovium lacte enutritis tenerior sensim capillus efficitur : agnis vero si a capris lactentur, vellera duriora fieri
certum est. Et arboris et humoris et gleba prope majorem potestatem esse constat quam foeminis, ex his laetas et comantes,
si alienum in gremium demigrarint, pejores alumnae succo valde mutatas invenies.
50 Ibid.
2 38 c a rol e avign on
nourrices, mais sans profit puisqu’il ne grandit pas et garde un ventre dur et gonflé. Son
corps ne grandit pas51 ». En 1405, dans un Traité des superstitions composé par Nicolas de
Jawor, maître des universités de Prague puis d’Heidelberg, qui inspire un autre traité des
démons en 1415, les cambiones, ou cambiti sont présentés comme des « fils de démons
incubes » (filii demonum incuborum) substitués aux enfants des femmes qui se trouvent
alors les nourrir comme s’ils étaient leurs propres enfants (ab eis tamquam proprii filii
nutriantur). « Substitués aux enfants accouchés par les femmes (mulieribus parientibus,
propriis filiis subtractis), mis à leur place […] on les dit maigres, toujours pleurant de
douleur, avides de boire du lait au point qu’une quantité aussi abondante soit-elle de lait
ne pourrait même en contenter un seul52 ». Un siècle plus tard, en 1520, Luther reprend
encore à son compte dans ses Propos de Table ces critères d’identification des changelins,
devenus toutefois esprits des eaux ou de la forêt : l’impossibilité pour les mères de
rassasier jamais ces enfants53. Ces textes ne mobilisent pas le thème du changelin pour
des raisons comparables, puisqu’il a pu s’agir de parler d’enfants difformes et anormaux
(comme dans le Miroir des Saxons de 1215, par Eike von Repkow), de croyances populaires
en des rituels permettant de déjouer la substitution d’enfants (comme, vers 1260, dans
le récit de l’ « adoration du chien Guinefort » dans le recueil d’exempla du dominicain
Étienne de Bourbon), ou bien de mobiliser des arguments dans les débats théologiques
sur la génération démoniaque54. À compter de saint Thomas d’Aquin, dans la deuxième
moitié du xiiie siècle, se fixe la théorie selon laquelle les démons ne peuvent engendrer
mais peuvent inséminer artificiellement des femmes avec du sperme prélevé chez un
homme. Les développements sur la manducation comme critère distinctif entre corps
« assumés » des anges et des démons et corps vivants, éclairent spécialement les passages
cités supra sur l’incapacité des changelins à profiter du lait de mères ou nourrices humaines
qui les nourrissent en vain. Si l’on voulait mettre en cohérence théologie scolastique et
discours cléricaux vulgarisateurs (ce qui n’est pas toujours possible), on dirait en effet
que ces changelins sont moins des enfants de démons (puisqu’il ne peut y en avoir au
sens strict) que des démons ayant pris l’apparence corporelle d’un nourrisson mais qui
n’ont que l’apparence de « corps vivants », tout dépourvus qu’ils sont de leurs caractères
physiologiques fondamentaux comme l’est la manducation.
Au-delà de l’angoisse d’une société face à l’impénétrabilité de certaines maladies,
malformations, ou intolérances physiologiques, le motif du changelin permet aussi peut-être
51 Schmitt, 1979, p. 111 (traduction). Crane, 1967, p. 129 [cccviii, fol. 77v] : Quidam enim similes puero quem Gallici
chamium vocant qui multas nutrices lactendo exhaurit et tamen non proficit nec ad incrementum pervenit sed ventrum
durum habet et inflamatum. Corpus autem ejus non perducitur ad incrementum.
52 Schmitt, 1979, p. 111-112. Texte latin dans Meyer, 1903, p. 452-453 : Sed forte adhuc diceres videtur utique quod demones
proprie generent, quia compertum est, et apud vulgares communiter dicitur, quod filii demonum incuborum mulieribus, eorum
filiis subtractis, ab ipsis demonibus supponantur, et ab eis, tanquam proprii filii, nutriantur, propter quod eciam cambiones
dicuntur, eciam cambiti vel mutati, et mulieribus parientibus, propriis filiis subtractis, suppositi ; hos dicunt macilentos,
semper ejulantes, eosque (eo usque ?) bibulos, ut (ita ?) quod nulla ubertate lactis unum lactare sufficiunt (sufficiant ?)
53 Schmitt, 1979, p. 115.
54 La génération démoniaque telle qu’envisagée dans les débats scolastiques du Moyen Âge central a fait l’objet d’une
incontournable étude par Van der Lugt, 2004. Le lecteur y trouvera les éclaircissements nécessaires sur la question
de la corporéité ou non des anges et des démons, la théorie des corpora assumpta qui a pu autoriser les théologiens
à penser que plutôt que des enfants de démons, ces changelins seraient des démons ayant pris l’apparence de
nourrissons.
D iscour s n or matif s et tr ansmissions d es savoirs mé d icaux 239
de saisir la frontière qui se joue entre nature (le vivant) et sur-nature (le démoniaque),
tout en réhabilitant parfois le nourrissage allogène du moment qu’il reste dans le cadre
de la nature55. Pensons à la recomposition hagiographique de la vie de saint Étienne, telle
que sa Vita fabulosa connue dans le manuscrit 117 du Mont-Cassin la propose à partir
du xie siècle et que plusieurs cycles iconographiques la donnent à voir56. La réécriture
apocryphe de l’histoire du protomartyr qu’évoquent les Actes des Apôtres (6, 9-10 ; 7,
57-59) rapporte par exemple dans un manuscrit de la fin du Moyen Âge comment dès sa
naissance, le nourrisson est enlevé au berceau par Satan ayant pris forme humaine pour
lui substituer ensuite une « idole » (ydolus)57. L’infans Étienne est transporté par-delà
des mers et abandonné aux portes de Troie où « une biche blanche lui offre sa mamelle
pour l’allaiter à la manière d’une mère », avant de se mettre à parler « à la manière d’un
humain » pour enjoindre l’évêque Julien de « recueillir ce petit que Dieu [lui] a envoyé
pour le nourrir58 ». L’épisode est repris dans plusieurs compositions iconographiques : un
ensemble siennois de sept panneaux du xive siècle conservés dans la collection Städel à
Francfort-sur-le-Main, un retable peint par Andrea Vini pour la cathédrale Saint-Étienne
de Sienne, une fresque de la cathédrale du Prato peinte par Fra Filippo. Cette dernière
composition met en scène la mère d’Étienne alitée et ne semblant pas se douter encore
que l’enfant au berceau est celui du diable (ou le diable lui-même), tandis qu’une nourrice,
dont la frayeur trahit l’intuition du rapt, est figurée devant un autre enfant59. En Catalogne,
le retable de Granollers articule les deux épisodes fondateurs du rapt diabolique et
de l’intervention salvatrice de la biche. Une femme sommeille (servante, nourrice ?)
accoudée au berceau, dans lequel dort un nourrisson emmailloté dont les cornes figurent
le diable ; la substitution a déjà eu lieu, tandis que la mère alitée fait quelques ablutions en
compagnie de servantes. Dans le second panneau, un nourrisson est placé au pied d’une
biche agenouillée. La légende apocryphe et ses avatars iconographiques décrivent ensuite
comment devenu adulte, il confond le démon dans ce petit enfant qui n’a pas guère grandi
en dépit des dizaines d’années écoulées. L’histoire de saint Barthélemy, qui partage avec
Étienne un comparable rapt diabolique à la naissance, illustre quant à elle l’impossible
nourrissage de l’enfant de substitution : un manuscrit flamand (ms. 1116, Bibliothèque royale
de Bruxelles) recueille le récit de la naissance de ce fils de couple royal syrien, que la mère
nourrit d’ailleurs elle-même (au contraire de ce qui semble avoir été le cas d’Étienne),
son rapt par Satan pour mieux s’en débarrasser dans les montagnes, et sa substitution au
berceau par un « diable noir comme la poix » qui y resta trois ans60. Dans la cathédrale
de Tarragone, un retable du xive siècle met en scène un couple royal devant un berceau
où couche un enfant noir et sous lequel gisent quatre femmes mortes, des nourrices
55 Van der Lugt, 2004, p. 19 rappelle la classification ontologique médiévale entre naturel, para-naturel, surnaturel.
56 Gaiffier, 1967, p. 169-193, ici p. 173.
57 Gaiffier, 2004, appendice 1, Ystoria nativitatis et educationis Stephani protomartyris, Bibliothèque Marcienne de
Venise, ms. lat., VI, 51, fol. 327-328 (xive-xve siècle), p. 181-184.
58 Gaiffier, 2004, p. 182 : […] et ecce Dominus cervam nimis candidam preparavit, que puero materno more lac ubere
suo dedit hostium Juliani […] Tunc oratione finita, aperta est lingua cerve et more humano loquebatur dicens : ‘Suscipe,
Iuliane, parvulum nutriendum quem tibi misit Dominus, te sibi preparans in hoc loco. »
59 Mengin, 1932, t. 1, p. 56, cité par B. de Gaiffier, 2004, p. 172-173.
60 Gaiffier, 2004, p. 177. Ce délai de trois ans renvoie au temps de l’allaitement, ou du moins du nourrissage assumé
par les femmes (mère, nourrice). Voir Avignon, 2017, p. 65-86.
240 c a rol e avign on
identifiables à leur corsage dégrafé pour laisser apparaître leurs seins61. Sur le berceau, une
inscription en catalan précise : « Ce diable, sous la forme d’un enfant, resta couché dans
le berceau vingt-quatre ans ; sous la forme de saint Barthélemy, il causa la mort de quatre
nourrices62 ». Ces motifs narratifs ont donc circulé en Europe selon des traditions qui
restent encore à éclairer et à enrichir peut-être depuis l’article pionner du père Baudouin
de Gaiffier réutilisé une décennie plus tard par Jean-Claude Schmitt63. Ils dessinent en
discours ou en images des représentations complexes du nourrissage par le lait, assumé
par une mère (parfois, celle de saint Barthélemy), plus souvent encore par des nourrices
(le changeon de saint Barthélemy, ou saint Étienne recueilli par Julien), parfois même par
une biche doublement humanisée par l’allaitement et la prise de parole, animal dont la
blancheur contraste significativement avec la noirceur de celui que rien ni personne n’arrive
à nourrir et finit dans les flammes d’un holocauste vécu comme purificateur, triomphe du
Saint sur Satan mais aussi de la nature sur le sur-naturel.
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siècle), Paris, Seuil, 1983.
Comme le rappelle Caroline Walker Bynum dans la préface de l’ouvrage Natural Materials
of the Holy Land, les reliques étaient comprises il y a vingt ans essentiellement comme
des restes humains – qu’il s’agisse du corps entier ou d’un membre isolé –, et leur étude
était en premier lieu focalisée sur leurs contenants, les reliquaires1. Peu considérées pour
elles-mêmes, elles n’étaient par exemple presque jamais identifiées en tant que contenu
des reliquaires dans les publications scientifiques. Le tournant des études d’histoire
de l’art vers des questions de matérialité, survenu il y a plus d’une dizaine d’années, a
certainement encouragé le renouvellement du regard sur les reliquaires, mais aussi sur les
reliques elles-mêmes. À ce titre, les matériaux naturels tels que la poussière, les pierres,
l’huile, etc., et leurs contenants, longtemps relégués dans la catégorie des devotionalia et
des souvenirs de pèlerinage, sont depuis devenus des objets d’études à part entière. Le lait
de la Vierge, une relique qui se situe à mi-chemin du corporel et de l’organique, appartient
à cette catégorie qui a encore été peu explorée sous cette perspective.
Inventions du lait
Divers récits se rapportant à l’invention (dans le sens du terme latin invenire : trouver,
découvrir) de la relique du lait de la Vierge circulent au cours du Moyen Âge. Ils sont
de deux types, les uns relatent son invention proprement dite, à la « grotte du lait »
de Bethléem, les autres, plus rares, sont des récits miraculaires, comme la guérison de
l’évêque Fulbert de Chartres, à l’issue desquels du lait marial est conservé en tant que
relique. Seuls les premiers nous intéresseront ici. La plus ancienne version connue de son
invention est due au franciscain Filippo Busserio di Savona (1260-1340) qui effectua un
voyage en Terre Sainte, dans les années 1280. Dans le Liber peregrinationum qu’il tira de
ce voyage, un chapitre est dédié à la grotte du lait2, qu’il situe fautivement sous l’église de
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 243-259
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127439
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
244 b r i gi t t e roux
3 F. Busserio di Savona, Itinera Hierosolymitana crucesignatorum (saec. XII-XIII), vol. IV – tempore regni latini extremo
(1245-1291), S. de Sandoli (éd.), Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1984, p. 238 (ch. XLI : De subtus in predicta
ecclesia est Cripta ubi est Capella in qua dicitur quod aliquando morabatur cum unigenito filio domino yhesu christo. Et
dicitur quod domina nostra premebat quandoque ubera sua lacte repleta ad terram, unde terra illla dealbata est quod qui
lac videtur).
4 Fra Giovanni di Fedanzola da Perugia (vers 1330-1335) rapporte la même chose, tout en affirmant ne pas y croire :
« Ibi etiam pressisse dicitur ubera lacte repleta ad terram, unde dicitur quod ex tunc terra illa dealbata est ; hoc autem non
credo » (Descriptio Terrae sanctae (ms Casanatense 3876), Jerusalem, Franciscan Printing Press, 2003, p. 114).
5 Sur le thème de l’ingestion de matière sacrée, voir F. B. Flood, 2014, p. 459-93.
6 « En ceste dite église a un pillier de marbre auquel elle s’appuyait quand elle trayait son digne lait, lequel pillier sue
toujours depuis cette heure qu’elle s’y appuya et, quand on le torche, tantost reprant a suer et par tous les dieux ou
son digne lait chey et ou il fut espandu, la terre y est encore condée et blanche comme lait prins, et en prend-on qui
veult par devocion » (Le saint voyage de Jherusalem du seigneur d’Anglure, publié par Bonnardot et Longon, 1878,
p. 33-34).
7 Jean de Mandeville, Le livre des merveilles du monde, Ch. Deluz (éd. critique), Paris, CNRS Éditions, 2000
(Sources d’histoire médiévale, 31), p. 180 : « et assez près de celle eglise a LX toises est une eglise de seint Nicholas ou
Nostre Dame se reposa après l’emfaunter et pur ceo qe elle avoit trop de lait en ces mamelles, et qe y ly fesoit mal,
elle en gecta illecques sur les peres roigez de marbre si qe unqore y sont les techches blanches sur les peres ». La
traduction de ce passage est due à Christiane Deluz (tr. et commenté), Jean de Mandeville, Voyage autour de la
terre, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 53.
8 Ludoplphi rectoris ecclesiae parochialis in Suchem, De itinere Terrae sanctae liber, F. Deycks (éd.), Stuttgart, 1851, p. 73 :
Ipsum lac ut humor erumpit de lapide habens lacteum colorem modica rubedine mixtum.
La re lique du l a it de la Vierg e 245
Chronologie
Les récits d’invention du lait marial s’avèrent toutefois postérieurs à des attestations
documentaires assez diverses qui révèlent l’existence d’une dévotion au lait bien avant le
xiiie siècle. À titre d’exemple, dans le Chronicon Centulense (vers 1090), le moine Hariulf
qui recopie l’inventaire du trésor de Centula/Saint-Riquier tel qu’il avait été dressé par
l’abbé Angilbert entre 800 et 814, mentionne parmi les reliques de la Vierge la présence de
son lait, avec ses cheveux, son manteau et sa tunique11. Une deuxième source se rapportant
aussi à l’époque carolingienne, la chronique de l’abbaye bénédictine de Novalesa au
Piémont, rédigée au xiie siècle, cite cette relique au temps de l’abbé Frodoinus (mort en
815 ou 816). Celle-ci était placée dans une croix-reliquaire que l’abbé avait fait réaliser en
or et en argent, avec des pierres précieuses, et qui contenait en plus du lait, des cheveux de
la Vierge et le prépuce du Christ. Toujours d’après cette chronique cet objet fut à l’origine
de nombreux miracles : guérisons de paralytiques, d’aveugles, de possédés, de malades,
extinction d’incendie12. Les chroniques de Centula et de Novalesa rapportent des faits
bien éloignés dans le temps, dont on peut mettre en doute la véracité, mais qui révèlent
à tout le moins leur actualité aux xie et xiie siècles. Dans les deux cas, le lait marial ne
fonctionne pas de manière autonome, puisqu’il est placé avec d’autres reliques, dans l’un
des autels du complexe abbatial de Centula, et qu’il est associé avec deux autres reliques
dans la croix-reliquaire de Novalesa. Sans vraie existence individuelle, le lait de la Vierge
9 J. A. Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, Guien, 1821, t. II, p. 163.
10 Lieux saints partagés, 2015, p. 96-98.
11 Chronicon centulense ou Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, tr. d’Hariulfe par Marquis Le Ver, Paris, 1899, Livre II,
ch. V.
12 « Suo igitur beatissimus Frodoinus thesaurum multum ibi faciens congregavit. Cum quo etiam thesauro fecit crucem in
eodem loco, auro argentoque necnon gemmis preciosissimis oppido operatam, in qua ferunt nonnuli gloriosissimis pignoribus
habere, scilicet ex lacte beatissime Mariae et de capillis suis et de circumcisione Domini. Caeterum quibus patrociniis in
ea continentur, facta ipsius demonstrant ; nam paralitici curati, caeci inluminati, demones fugati, infirmi sanati, incendia
sedata, furta inventa, sepissime et vidimus et audivimus per merita beatorum pignorum in ea quiescientium et beati Frodoini
abbatis », Chronicon Novaliciense, lib. III, MGH, SS 7, p. 172.
2 46 b r i gi t t e roux
n’en demeure pas moins digne de souvenir au même titre que les reliques du Christ à une
période où le développement du culte marial en est encore à ses prémices13.
La non individualisation du lait de la Vierge constitue un trait constant de son histoire
avant le xiie siècle. La statue-reliquaire de la Vierge de Clermont, réalisée vers 946, et
connue par un dessin de la fin du xe siècle (Clermont-Ferrand, Bibliothèque municipale,
ms. 145, fol. 130v), en constitue l’exemple inaugural, en tous points exceptionnel. Marquant
le renouveau de la sculpture en ronde-bosse en Occident14, cette œuvre miraculeusement
achevée15, contient plusieurs reliques qui auraient été offertes à l’église auvergnate par saint
Austremoine, le premier évêque de Clermont. Le commanditaire de la Vierge-reliquaire,
l’évêque Étienne II (937-984), les y fait enchâsser. À côté des reliques du Christ (ombilic,
ongles, barbe, cheveux, suaire, etc.), figurent quelques particules de sa mère : trois cheveux,
son bracelet, sa tunique et une partie de son vêtement tâché de lait (et de vestimento ipsius
cum lacte)16. Dans ce cas les reliques se rapportent exclusivement aux deux personnages
représentés par la statue ce qui, comme nous le verrons, est loin d’être la règle.
À cette époque, les reliquaires associant le lait marial à d’autres reliques étant très
nombreux, nous n’en citerons que quelques exemples. Dans les annales de l’église
majeure de Hildesheim, le lait et les cheveux de la Vierge sont mentionnés en 1061, et se
retrouvent en 1206, augmentés d’autres reliques mariales dont ses ongles et son vêtement,
avec le suaire du Christ, son sang et son prépuce, le tout étant contenu dans une boîte en
argent17. De même, au monastère de Ratsede en Basse-Saxe sa présence est signalée en
1091 dans l’autel principal avec des fragments du tombeau et de la crèche du Christ, de la
table de la Cène, la barbe de saint Pierre18, tout comme à Münchmünster en Bavière où
en 1092 les reliques de l’autel sont là aussi très diverses : terre promise, terre du Jourdain,
lait de la Vierge (de lacte sancte Mariae quod per mamillam suam fluxit), chaînes de saint
Pierre, etc19. L’Arca Santa d’Oviedo, réalisée en 1072 sous l’impulsion du roi Alphonse VI
et de sa sœur Urraca, contient elle aussi une grande collection de reliques : de la Passion,
de la Vierge (son lait et ses vêtements), des apôtres et des saints. Enchâssées dans une
grande boîte en bois rectangulaire, recouverte de feuilles de métal travaillées au repoussé,
les reliques demeurent complètement invisibles. Seule l’inscription courant sur le pourtour
du couvercle de la châsse les identifie et en conserve la mémoire20, contrairement à celles
qui sont insérées dans les autels de Ratsede ou de Münchmünster connues uniquement
à travers des documents d’archives.
Parmi les cas particuliers, il convient de citer l’utilisation liturgique d’un reliquaire
du lait de la Vierge à l’abbaye de Cluny, attestée dès le xie siècle. D’après le coutumier
clunisien, le Liber tramitis21, un vase d’or contenant du lait marial est emmené en
procession avec d’autres reliquaires – bras de saint Maur, châsse avec des restes de saint
Grégoire – et des objets liturgiques – croix, candélabres, encensoirs, etc.22 –, à l’occasion
des fêtes de la Pentecôte et de l’Assomption. Il s’agit de l’unique attestation de l’usage
du lait dans une cérémonie liturgique qui ne soit pas directement consacrée au lait que
nous ayons repérée.
À partir du xiie siècle, on rencontre quelques cas où le lait de la Vierge est une relique
individualisée et autonome, par exemple dans la colombe de Laon mentionnée chez
Guibert de Nogent et chez Hermann de Laon. Dans un célèbre passage du De sanctis et
eorum pignoribus (vers 1120) où l’abbé de Nogent manifeste son scepticisme à l’égard des
reliques de la Vierge, et de son lait en particulier, il fait allusion à une colombe de cristal,
conservée à Laon, qui en contiendrait23. Ce reliquaire, dont on suit la trace dans les inven-
taires successifs de la cathédrale Notre-Dame, a été fondu au moment de la Révolution
française24. Il est toutefois connu par une seconde source, les Miracles de Notre-Dame de
Laon, rédigée par Hermann de Laon (ou Hériman de Tournai), vers 1140. En conclusion
de ce recueil, l’auteur rapporte un miracle mettant en scène cette colombe-reliquaire,
suspendue au-dessus de l’autel de la Vierge. Vers 1115, Anselme, un clerc dévoyé de Laon,
dérobe le trésor de l’église, s’emparant de l’or et des pierres précieuses, et brise un certain
nombre d’images qui s’y trouvaient, dont la colombe-reliquaire. Il restitue finalement les
objets de son larcin, car comme il le confesse à l’évêque : « dès qu’il fermait les yeux pour
dormir, il voyait cette colombe lui picorer avec son bec pour les lui ouvrir »25. Le miracle
accompli par le reliquaire, et partant par le lait de Marie, assure donc sa restitution à la
cathédrale. Une colombe-reliquaire, datant du siècle suivant (vers 1243-1250), attribuée à
l’atelier de Hugo d’Oignies permet de se figurer l’apparence de celle de Laon (Fig. 1)26.
Réalisée en argent doré, et non pas en cristal, elle s’en distingue aussi par le fait qu’elle
repose sur un pied, contrairement à celle de Laon prévue pour être suspendue ; quant au
lait, il est abrité derrière une grosse améthyste sertie sur sa poitrine.
À la même époque que les textes de Guibert de Nogent et de Hermann de Laon se
met à circuler le récit du miracle de guérison de Fulbert de Chartres (vers 970-1028), chez
Guillaume de Malmesbury (vers 1125)27, et Adgar à sa suite (vers 1165)28. L’évêque, dévot
passionné de Marie, souffrant du mal des ardents (ergotisme), est guéri par un jet de lait
21 Liber tramitis aevi Odilonis abbatis, P. Dinter (éd.), Siegburg, 1980 (Corpus Consuetudinum Monasticarum, X), p. 115
et 150.
22 Guerreau, 1998, p. 167-191 ; Fulton, 2002, p. 269-271.
23 Guibert de Nogent, De sanctis et eorum pignoribus, R.B.C. Huygens (éd.), Turnhout, Brepols, 1993 (CCCM,
vol. CXXVII), Livre 3, l. 409-411.
24 Broche, 1913, p. 338-347.
25 Hériman de Tournai, Les miracles de Sainte-Marie de Laon, éd. et tr. A. Saint-Denis, Paris, CNRS, 2008, p. 271.
Guibert de Nogent fournit une autre version de ce larcin dans son autobiographie, sans singulariser la colombe :
« Avec tout cela, il avait encore soustrait des reliquaires sacrés, mais, aussi longtemps qu’il les avait détenus, il ne
put dormir, car les saints agitaient son esprit bestial, envahi par l’horreur d’un si grand sacrilège » (Guibert de
Nogent, Autobiographie, E. R. Labande (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1981).
26 Robert et Toussaint (éd.), 2003, notice 16.
27 Guillaume de Malmesbury, De gestis regum anglorum, III, 285, W. Stubbs (éd.), Londres, Eyre and Spottiswoode,
1887.
28 Adgar, Le Gracial, P. Kunstmann (éd.), Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1982, miracle XXX.
2 48 b r i gi t t e roux
29 Disparu à la révolution, le reliquaire contenant le lait miraculeux est connu par une entrée d’inventaire du xviie
siècle (édité par Mgr. X. Barbier de Montault, 1889, p. 328).
30 Beterous, 1975.
31 Anonymus Florinensis, Brevis narratio belli sacri, 1, 2, in Recueil des historiens des croisades. Historiens occidentaux,
Paris, 1895, vol. 5, p. 373.
32 Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, P. Aebischer (éd.), Genève, Droz, 1965, p. 40-41, vers 187 :
« del leyt sainte Marie, dunt aleytat Jhesus ».
33 Budde, 1988, no 55.
34 Schmitt, 2002, p. 282.
La re lique du l a it de la Vierg e 2 49
inattendue a été, selon Pierre-Vincent Claverie, que le clergé dût combattre « le scepticisme
des fidèles en multipliant les certificats d’authenticité35 ». Ce souci accru pour l’authenticité
exige l’identification précise des reliques qui a probablement entraîné leur individualisation
progressive. En témoigne l’Historia Constantinopolitana du cistercien Gunther de l’abbaye
de Pairis (en Alsace) qui, pour justifier l’enrichissement de son abbaye au retour de
Constantinople, recourt à la notion de « vol sacré » (furtum sacrum) et dresse l’inventaire
d’une cinquantaine de reliques, dont le lait de la Vierge auquel il consacre un bref chapitre36.
Quelques décennies plus tard, l’histoire de la constitution du trésor de la Sainte-
Chapelle participe du même mouvement double, d’accumulation et de singularisation37.
Louis IX procède à plusieurs vagues d’acquisitions de reliques, commençant en 1239
par le rachat de la couronne d’épines aux Vénitiens chez lesquels Baudouin II, nouvel
empereur de Constantinople, l’avait mise en gage38. En 1241, il acquiert une nouvelle série
de reliques, parmi lesquelles le lait de la Vierge, et l’année suivante un lot de neuf reliques
Lieux de dévotion
39 Branner, 1971.
40 Durand et Laffitte (éd.), 2001, p. 41.
41 Taburet-Delahaye, 1999 ; Le Pogam et Vivet-Peclet (éd.), 2015, no 82.
42 Le pied orfévré rajouté en 1651 porte une inscription qui perpétue la tradition selon laquelle l’objet a été donné par
saint Louis.
43 Le Trésor de Saint-Denis, catalogue d’exposition, Paris, Louvre, 1991, no 51.
44 Rodrigues, 2012 ; G. Gentili (éd.), 2000, no 6.
La re lique du l a it de la Vierg e 251
médiévale. Xavier Barbier de Montault, le premier à s’être attelé à dresser un catalogue de ses
reliquaires, en avait identifié 69 exemplaires à la fin du xixe siècle45. Notre propre catalogue
élève leur nombre à près de 200 pour le seul Moyen Âge, dont la plupart, aujourd’hui
disparus, ne sont connus que par des sources écrites46. La tendance à l’individualisation
des reliquaires qui se marque au fur et à mesure de leur histoire trouve une expression
particulière avec la constitution de lieux de culte qui leur sont exclusivement dédiés. Pour
le lait marial, au moins deux exemples illustrent ce cas de figure : la chapelle du Saint-Lait
à la cathédrale Notre-Dame de Reims et celle de la collégiale de Montevarchi en Toscane.
L’histoire de la chapelle du Saint-Lait est assez mal connue, ce qui est étonnant compte
tenu l’abondante bibliographie consacrée à la cathédrale de Reims, laquelle se concentre
essentiellement sur les xiie et xiiie siècle47. Entièrement détruite suite aux réaménagements
de l’église par le chanoine Godinot (1739-1741), la chapelle destinée à abriter la relique mariale
était située dans le bras nord du transept (actuelle Chapelle de la Vierge)48. Le lait qui lui a
donné son nom aurait été offert au chapitre rémois par le pape Adrien IV (1154-1159)49, ce qui
constitue une attestation supplémentaire d’un intérêt précoce pour le lait marial. La relique
est enchâssée au siècle suivant dans une image de la Vierge, payée par un don de 5 marcs d’or
de Blanche de Navarre, comtesse de Champagne (1177-1229)50. Au xive siècle, le roi Charles V
offre à l’occasion de son sacre, en 1364, une statue-reliquaire de la Vierge destinée à l’autel du
Saint-Lait, qui remplaça probablement celle offerte par la comtesse de Champagne. Une entrée
de l’inventaire des biens de la cathédrale datant du 8 août 1492 garde le souvenir de ce don :
« une chapelle en laquelle chaque jour le peuple a devotion a une petite ymage dore, en laquelle y a
enchassé du sainct laict dicelle glorieuse dame, donné a icelle eglise par feu bonne memoire Charles
quint de ce nom, jadis roy de France51 ». L’œuvre était particulièrement précieuse à en croire la
description d’un inventaire postérieur qui indique que faite en or, elle était en outre ornée
de perles, de saphirs et de diamants, avec un collier de pierres précieuses52.
L’autel de la chapelle du Saint-Lait, tel qu’il est reconstruit après l’incendie de la
cathédrale en 1481, peut être reconstitué à partir d’un plan sur parchemin en montrant
l’élévation (Fig. 4). Il se présente comme une imposante structure architectonique de style
Fig. 5. Andrea della Robbia, Remise de la relique du lait de la Vierge, bas-relief, Montevarchi, Museo
d’Arte Sacra © Archivi Alinari, Firenze.
cuite, ainsi que par des panneaux dus au même artiste, figurant chacun deux putti debout
qui présentent les armes de la ville – six monts verts et des fleurs de lis59. L’insertion de
ces emblèmes en façade contribue à exalter le pouvoir politique dont le siège, le « Palazzo
del podestà », est directement adjacent à l’église. Elle témoigne ainsi de l’imbrication des
pouvoirs religieux et politique, ce qui se comprend aisément compte tenu de l’importance
que revêtent pour la cité tout entière la possession de la relique et la fête qui y est attachée60.
Quant au reliquaire du lait de la Vierge, il était conservé dans une chapelle de la collégiale,
connue sous le nom de « tempietto robbiano », et démantelée au début du xviiie siècle.
Une série de trois plans61, ainsi que des éléments architectoniques et décoratifs réalisés, vers
1495-1500, par Andrea della Robbia, permettent de reconstituer cet édifice dans l’édifice.
La chapelle était située à droite en entrant dans l’église, juste après un petit local où
étaient conservés le lait de la Vierge et d’autres reliques62. Le mur de l’autel séparant ces
deux espaces se compose de trois niveaux distincts (Fig. 6) : dans la partie haute, couronnée
d’une frise d’angelots, deux saints, Jean-Baptiste à gauche, et Sébastien à droite, se tiennent
debout dans des exèdres, bordés de pilastres décorés d’une frise végétale. Ils devaient
encadrer à l’origine un relief en terre cuite représentant la Vierge allaitant l’Enfant, une
œuvre florentine du xve siècle, qui a été déplacée au cours des remaniements de l’église
sur le maître-autel de la collégiale. Dans la partie médiane du mur de l’autel, le bas-relief en
terre cuite représente deux paires d’anges qui désignent l’ouverture ovale centrale, fermée
d’une grille, mais permettant l’accès visuel au reliquaire du lait de la Vierge placé derrière.
Enfin, au-dessous de la table d’autel, un bas-relief figure le Christ ressuscitant qui s’élève
à mi-corps de son tombeau, soutenu par la Vierge et saint Jean l’Évangéliste. L’ensemble
de ce mur est bicolore, les reliefs en blanc, et le fond en bleu, à l’exception des pilastres
59 Le bas-relief, ainsi que les deux panneaux, seront maintenus en façade jusqu’en 1880, en dépit de sa transformation
au xviiie siècle.
60 Id., p. 59.
61 Plans du xviie siècle conservés au Museo d’Arte Sacra de Montevarchi et reproduits dans Pesci, 2009, fig. 2, 11
(détail) et 12.
62 Sur le côté opposé, un espace équivalent abrite deux escaliers, l’un menant au campanile, l’autre à la tribune de la
façade, où se déroulait l’ostension des reliques.
2 56 b r i gi t t e roux
Fig. 6. Tempietto robbiano, Montevarchi Museo d’Arte Sacra © Archivi Alinari, Firenze.
végétaux – en vert et jaune – encadrant les saints. Si l’on se fie aux plans du xviie siècle,
la chapelle était encore délimitée par une petite balustrade l’isolant du reste de l’église.
À Montevarchi, Andrea della Robbia livre une œuvre double : l’une s’affiche sur la
façade, tandis que l’autre crée un espace cultuel indépendant au cœur même de l’église.
La première expose l’entrée triomphale du reliquaire et sa provenance illustre, la seconde
La re lique du l a it de la Vierg e 257
met en scène la vraie relique, tout en la dissimulant par une scénographie complexe. Le
réaménagement de l’église qui a, entre autres, entraîné le déplacement de la relique du lait
de la Vierge au-dessus du maître-autel et derrière une porte coulissante, n’a pas diamétra-
lement changé la visibilité de la relique63. On se retrouve face au même paradoxe dans les
deux cas : la mise en scène spatiale vise à dramatiser l’accès à l’objet de dévotion, tout en
l’interdisant, tantôt par une grille, tantôt par une porte. De tels dispositifs reproduisent à
l’échelle de l’architecture les modes de faire à l’œuvre dans de nombreux reliquaires qui très
fréquemment réservent, réduisent ou contrarient une appréhension immédiate – visuelle,
et qui plus est tactile – de l’objet de dévotion.
Conclusion
Au terme de ce survol d’une histoire longue de plusieurs siècles, il est apparu que les
mentions du lait de la Vierge sont précoces, puisqu’elles figurent dans des inventaires
remontant à l’époque carolingienne, soit bien avant que le récit de l’invention de cette
relique dans la grotte de Bethléeem ne soit stabilisé. Sa présence va aller se multipliant au
cours du Moyen Âge selon un double mouvement, soit en tant qu’élément d’une collection
de reliques, à l’image de la Vierge de Clermont, de l’Arca Santa d’Oviedo, ou de l’autel
portatif de Siegburg, soit en tant que relique isolée, par exemple avec le reliquaire de la
Sainte-Chapelle ou la colombe-reliquaire de la cathédrale de Laon. Parallèlement à cette
individualisation de la relique dans un reliquaire qui lui est exclusivement consacré, des
lieux se spécialisent pour sa dévotion, à l’instar de la chapelle du Saint-Lait à Notre-Dame
de Reims ou de la collégiale S. Lorenzo de Montevarchi. Dans les reliquaires du lait de la
Vierge, on note une oscillation constante entre exhibition et dissimulation de la relique :
identifiée par une inscription, elle se dérobe toutefois à la vue ; placée derrière une pierre
précieuse, comme dans la colombe d’Hugo d’Oignies, elle demeure invisible ; située
dans la grande châsse de la Sainte-Chapelle, ou derrière l’autel de Montevarchi, elle ne se
montre qu’à l’occasion des ostensions solennelles. Prise dans un système d’emboîtement,
à l’image d’une poupée russe, la relique du lait s’offre à la dévotion, tout en dérobant sa
substance brute à la vue. La progressive multiplication de cette relique mariale appartient à
un mouvement plus ample d’affirmation du culte de la Vierge, qui s’exprime parallèlement
par le développement de la nouvelle iconographie de la Madonna lactans, à partir du xiie
siècle64.
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63 Id., p. 88.
64 Voir Br. Roux « Débordements lactés » dans cet ouvrage.
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Gianna Pomata
Le lait de Vénus
La sensualité de la lactation dans l’art et la médecine de
la Renaissance*
Un lait énigmatique
L’image est belle et déroutante (Fig. 1). Il s’agit d’une peinture de Paul Véronèse, l’un de
ses célèbres tableaux allégoriques, peut-être réalisée pour Rodolphe II en 1578, après l’accession
de l’empereur au trône, en 15761. L’œuvre peut être située pour la première fois avec certitude à
Prague en 1621. Elle fait partie, avec d’autres travaux mythologiques de l’artiste, de la collection
de l’empereur récemment décédé2. Le propriétaire d’origine du tableau est toutefois incertain :
ni la date, ni la commande du tableau ne sont connues avec certitude3. La signification de
l’image a également longtemps été controversée, et reste « une question ouverte » pour les
historiens de l’art4. L’œuvre dépeint quatre personnages dans un paysage sylvestre. Une déesse
et un dieu – vraisemblablement Vénus et Mars – sont proches l’un de l’autre dans l’intimité
de l’amour, avec un mur en ruine en arrière-plan, soutenu par un satyre de pierre. Deux putti
sont présents dans la scène : l’un arrête un cheval bridé en brandissant l’épée de Mars, tandis
que l’autre s’emploie malicieusement à lier les jambes des amants avec un ruban. Vêtu d’une
armure et d’un manteau, Mars est assis sur un socle en pierre, tandis que Vénus est debout, nue :
* Je souhaite remercier Stephen Campbell et Riccardo Spinelli, qui m’ont généreusement offert leur expertise en histoire
de l’art. Je remercie également Antongiulio Sorgini pour l’assistance fournie dans la recherche iconographique, et
Daniela Solfaroli Camillocci pour ses commentaires très utiles à la dernière version de cette contribution. Traduction
de Jade Sercomanens.
1 Le tableau a été associé à trois autres œuvres allégoriques de Véronèse, dont deux se trouvent dans la Frick Collection,
à New York (Honneur et Vertu fleurissent après la mort, et Allégorie de la sagesse et de la force ou Omnia Vanitas) et la
troisième au Fitzwilliam Museum, à Cambridge (Mercure, Hersé et Aglauros). Sur l’histoire de ces peintures, voir
Watson, 1989 ; Salomon, 2016, p. 9-14. Sur Rodolphe II, voir Evans, 1973. Il a été suggéré, mais sans preuve évidente,
que l’œuvre pourrait avoir été réalisée pour le prédécesseur de Rodolphe, l’empereur Maximilien II (mort en 1576) :
voir Salomon, 2006, p. 24, et plus récemment Dalla Costa, 2017, p. 97.
2 Rodolphe meurt en 1612. Décrite simplement comme « Vénus et Mars », la peinture est listée comme l’objet no. 1151
dans l’inventaire de 1621 de sa collection. Voir Zimmermann, 1905, p. xlv.
3 Nous ne savons pas si les peintures de Véronèse possédées par Rodolphe II ont été commandées par lui-même ou
peintes pour un palais à Venise et revendues ensuite. Voir Fortini Brown, 2009, p. 59 et 268, n. 104, et Rosand,
2009, p. 194.
4 Pallucchini, 1984, p. 126 ; Pignatti, 1976, p. 115.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 261-304
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127440
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262 gi a n n a p o mata
Fig. 1. Paul Véronèse, Mars et Vénus réunis par Cupidon (vers 1578). Metropolitan Museum of Art, New
York, John Stewart Kennedy Fund, 1910.
sa chemise est jetée négligemment sur le mur. La splendeur de son corps est rehaussée par des
pierres précieuses et une ceinture ornée de bijoux, portée en bandoulière sur sa poitrine comme
un carquois. Elle est nue, mais Mars, détournant son regard de sa maîtresse, tient un manteau
bleu sur les parties génitales de celle-ci. La main gauche de la déesse repose sur l’épaule de Mars,
le la it de vénus 263
tandis que l’autre appuie sur son sein droit, duquel s’écoule du lait (Fig. 2). Sur le côté gauche
de l’image, l’eau qui jaillit de la fontaine de pierre à côté de la déesse fait écho au jet de lait.
Il faut noter que le détail du lait faisait partie de la conception originale de la peinture.
L’examen aux rayons X des couches de l’œuvre (d’abord effectué dans les années 1930, et à
nouveau en 2006) a montré que Véronèse a apporté plusieurs altérations à la composition de
la toile au fur et à mesure qu’il peignait. Mais il n’a jamais changé d’avis sur le détail du lait :
aucun pentimento d’artiste ici. Comme l’ont remarqué les auteurs de l’étude technique de
l’image, « le motif inusuel de Venus lactans est suggéré dans toutes les couches de peinture5 ».
C’est ce motif de Venus lactans – assez rare dans l’art de la Renaissance6 – qui a mené
à diverses interprétations du tableau, l’une d’elles questionnant l’identification des deux
figures principales. Contre l’opinion dominante, voyant l’œuvre comme une allégorie
représentant Mars et Vénus, certains chercheurs ont suggéré une autre hypothèse basée
sur le détail surprenant de la peinture – le lait s’écoulant du sein de Vénus. L’image repré-
senterait plutôt Junon adoptant Hercule, comme dans la scène traditionnellement appelée
« Origine de la Voie Lactée », peinte à la même période par Le Tintoret (également pour
les collections de Rodolphe II à Prague), et, plus tard, par Rubens7. D’abord mentionné
dans les sources antiques par le Poeticon astronomicon de Hygin8, le mythe a été revisité à
la Renaissance par Giovanni Battista Giraldi dans son épopée Hercule (1557), et représenté
visuellement dans l’un des Emblemata d’Alciat9. Selon le mythe, Jupiter essaye de conférer
l’immortalité à Hercule, son fils conçu avec la mortelle Alcmène, en le portant au sein de
Junon endormie. Nourri au sein de Junon, Hercule devient son enfant, et donc immortel.
Le tableau de Véronèse serait ainsi une représentation de ce rite d’adoption, bien qu’il soit
très inusuel de dépeindre le rituel entre Junon et un Hercule adulte10.
Il est cependant assez évident que l’interprétation de Junon-Hercule ne tient pas.
Tout d’abord, les personnages du tableau sont identifiés comme Mars et Vénus dans les
5 Mahon et al., 2010, p. 100. La première étude est celle de Burroughs, 1930, p. 47-54 ; voir aussi Burroughs, 1938,
p. 92-96.
6 Pigler, 1974 (p. 249) liste uniquement six exemples de ce motif (« Venus säugt Eros ») du xvie au xviiie siècle.
7 Selon Federico Zeri, cette interprétation a d’abord été avancée par Robert Eisler dans son Orphisch-dionysische
Mysteriengedanken in der christlichen Antike (1925), p. 362-363. Voir Zeri, 1973, p. 85, n. 1. Acceptant l’interprétation
de Eisler, Ballarin, 1965, p. 80 a nommé la peinture Junon adoptant Hercule.
8 Hygin, Poeticon astronomicon, II. 43. Pour le mythe dans d’autres sources antiques, voir Renard, 1964, p. 611-618.
9 Andr. Alciat, Emblemata, Venise, Aldus, 1546, 15v, Emblème CXXXXIX (« in nothos »).
10 Un exemple dans l’art étrusque est le miroir de Volterra (Florence, Museo archeologico), où un Hercule barbu est
allaité par la déesse Uni (soit Héra, Junon). Voir Thomson de Grummond, 2006, p. 10 and Deonna, 1954, p. 150-155.
264 gi a n n a p o mata
inventaires depuis 162111. En outre, trop de détails indiquent que ce sont bien le dieu de la
guerre et la déesse de l’amour : les armes de Mars, en premier lieu, et le cheval – symbole
de la passion sexuelle débridée – que l’on trouve également dans une autre peinture de
Véronèse du motif de Mars et Vénus12. Les historiens de l’art s’accordent aujourd’hui
à dire que l’allégorie représente l’union de Mars et Vénus, symbolisant l’union des
contraires – la guerre et l’amour – dans une concordia discors13. Mais qu’en est-il du lait
du sein de Vénus ? Dans son livre sur les peintures allégoriques de Véronèse, Britta von
Campenhausen suggère que le lait représente la fertilité de Vénus et son apprivoisement
dans la domesticité. Alors que Mars est désarmé, Vénus est également soumise, puisqu’elle
passe d’amante à mère allaitante14. Les gouttes de lait de son sein « promettent la fertilité
et la descendance au couple », faisant allusion à la naissance de leur fille, Harmonie15. Elle
conclut que le tableau de Véronèse célèbre les effets civilisateurs de l’amour, glorifiant le
mariage et le contrôle de la passion sexuelle.
La plupart des historiens de l’art voient dans la peinture « une invitation à l’amour
discipliné » – selon les mots d’une autre spécialiste de Véronèse, Alessandra Zamperini16.
Mais cette interprétation « conjugale » est-elle convaincante ? Je la trouve discutable à
plusieurs titres. Dans la version la plus courante du mythe – telle que les lecteurs de la
Renaissance peuvent la trouver dans l’Odyssée et dans les Métamorphoses d’Ovide – leur
union est adultère, la déesse étant l’épouse légitime de Vulcain17. En fait, le thème de Vénus
et Mars surpris par Vulcain est souvent représenté par les artistes de la Renaissance, par
exemple par Le Tintoret, entre autres18. Dans le tableau de Véronèse, une allusion subtile
à l’adultère de Vénus et Mars se trouve dans un détail significatif : ce sont leurs jambes
gauches qui sont liées ensemble, dans un renversement symbolique du geste rituel du
mariage, l’union des mains droites19.
11 Salomon, 2006, p. 47-48, liste toutes les descriptions de la peinture dans divers inventaires.
12 Vénus, Mars et Cupidon avec un cheval, Turin, Galleria Sabauda. Voir Zamperini, 2014, p. 281. Sur le cheval comme
symbole du contrôle des pulsions sexuelles, voir Ach. Bocchi, Symbolicarum quaestionum de universo genere, Bologne,
Nova Academia Bocchiana, 1555, symb. CXV, p. CCXL-CCXLI.
13 Sur la concordia discors, voir Gombrich, 1963, p. 196-198.
14 Campenhausen, 2003, p. 109. De la même manière, Rearick explique le lait comme symbole d’amour nourricier,
humain et divin (1989, no cat. 68). Pour d’autres interprétations du même ordre, voir Pedrocco dans Pedrocco,
Romanelli, 2004, p. 113 ; Bayer, 2005, p. 20 ; Cocke, 2005, p. 26, 90 ; Garton, 2008, p. 81, n. 75 ; Rosand, 2009,
p. 189, 191, 194 ; Zamperini, 2014, p. 286.
15 Sur Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite, voir Nonnos, Dyonisiaca, IV, 57 ; VIII, 412 ; N. Conti, Mythologiae, sive
explicationum fabularum libri decem, Venise, Segno della Fontana, 1567, p. 121v.
16 Zamperini, 2014, p. 286.
17 Les deux versions du mythe sont documentées dans différentes sources. Pour la première version (Vénus et Mars
comme adultères, surpris par Vulcain), voir Odyssée, 8, 266-366 ; Ovide, Métamorphoses, IV, 171-189 ; Ovide, Ars
Amatoria, II, 561-600. Pour l’autre version (l’union légitime de Vénus et Mars, de laquelle naît Harmonie) voir
Hésiode, Théogonie, 933-937 ; Apollodore, Bibliotheca, III, 4.2 ; Pausanias, I, 8 ; Nonnos, Dyonisiaca, XXIV,
301-316. Sur l’amour de Mars pour Vénus comme symbole de paix, Lucrèce, I, 28-40. Pour Vénus conquérant Mars :
Statius, Thebais, I, 260-316. Sur l’iconographie antique de Vénus et Mars, voir Lagi De Caro, 1988.
18 Il y a beaucoup de représentations de ce thème dans l’art de la Renaissance et l’art baroque : voir Lowenthal, 1995.
Sur Le Tintoret spécifiquement, voir Weddigen, 1994 ; Arasse, 2000, p. 9-22.
19 Comme l’a noté Campbell, 2017, p. 290. Sur l’union des mains droites comme symbole du mariage, voir Kötting,
1957, p. 885-886 ; Reekmans, 1958, p. 69-73 ; et pour le geste dans l’iconographie du mariage de la Renaissance,
Klapisch-Zuber, 1985, p. 178-212.
le la it de vénus 26 5
Fig. 3. Jacopo Tintoretto (Le Tintoret), Vénus, Vulcan et Cupidon (vers 1555). Sala di Venere, Galleria
Palatina, Palazzo Pitti, Florence. Photo Credit : Scala/Ministero per i beni e le attivita’ culturali/Art
Resource, NY.
20 La peinture était à l’origine destinée à être une spalliera (tête de lit) : voir Sfameli, 2003, p. 92-93 ; Alberti, 2014,
p. 149-180. Vénus est représentée dans la même position – couchée sur le sol alors qu’elle allaite – dans une version
plus tardive par Le Guerchin, Vénus allaitant l’Amour (1615-1617, Pinacoteca Civica di Cento). Voir Agostini et al.,
1987, p. 31, image p. 37.
21 Dans l’inventaire de 1689 de la collection de Christine de Suède, le tableau est décrit comme « una Venere ignuda,
che posa la sinistra mano sopra la spalla di Marte, con l’altra preme una poppa facendo cadere il latte sopra un
Amorino » : voir Campori, 1870, p. 337.
26 6 gi a n n a p o mata
22 Pour une étude fascinante de ce geste dans l’histoire de l’art, voir Kunesh, 1991.
23 Sur la définition de Pathosformel comme « Engramme leidenschaftlicher Erfahrung », voir Warburg, 1998, p. 3.
Sur ce concept, voir aussi Gombrich, 1970, p. 263, 291, 309 ; Becker, 2013.
24 Bachelard, 1948.
25 Sur Isis lactans, voir Tran, 1973 et Dunand, 2012 ; sur le lien entre les iconographies de Isis lactans et Maria lactans,
voir Langener, 1996 et Higgins, 2012, p. 71-90.
26 Cette sécularisation de l’image de la lactation est décrite de manière simpliste et peu convaincante par Miles, 2008.
27 Settis, 1990, p. 114-115. Parmi les nombreuses interprétations de la peinture, Settis en cite deux qui ont un intérêt
pour notre propos : a) la femme allaitante pourrait être une représentation de Venus Genetrix, inspirée par la
Hypnerotomachia Poliphili (Stefanini, 1955, cité dans Settis, p. 61) ou b) le soldat et la femme allaitante pourraient
représenter l’union de Mars et Vénus de laquelle naît Harmonie (Tschmelitsch, 1966, cité dans Settis, p. 53).
28 M. Michiel, Notizia d’opere di disegno (1530) : « el paesetto in tela cun la tempesta, cum la cingana et soldato », cité
dans Settis, 1990, p. 55.
29 L’œuvre est listée comme production de l’atelier dans Lightbown, 1978, p. 154. Voir aussi Evans, Weppelmann,
2016, p. 132. Pour une analyse détaillée de la peinture, voir McKibben, 2016. Il faut noter que la réflectographie
infrarouge a révélé que la composition a été considérablement modifiée et que le jet de lait est l’une des altérations
(Ibid., p. 3). Sur Simonetta, voir Ettle, 2008, p. 3-10.
le la it de vénus 267
Le détail le plus frappant dans le tableau de Véronèse est la proximité du sein allaitant de
Vénus de la tête d’un homme adulte, et non d’un bébé, en contraste avec les innombrables
représentations de Maria lactans – un thème qui connaît une immense diffusion dans
l’art chrétien à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance31. Est-ce qu’il y a, dans la tradition
30 Sur le miroir Martelli, voir Pope-Hennessy, 1964, p. 325-329. Voir aussi plus bas, n. 117.
31 L’iconographie de Maria lactans inclut occasionnellement l’image de la Vierge Marie donnant son lait à un vieillard,
mais presque toujours sans contact physique. Par exemple, dans les représentations de la vision de St. Bernard de
Clairvaux (1090-1153) – un bénéficiaire célèbre de l’un des miracles de Marie allaitante – un jet de lait va du sein de la
Vierge à la bouche de Bernard sans contact direct. Sur l’allaitement de Bernard, voir Dal Prà, 1990, p. 64-68 ; Gori,
1997, p. 289-95. Il y a des exceptions dans l’art colonial sud-américaine du xviie siècle, où plusieurs saints (Pedro
Nolasco, Saint Augustin, Saint Dominique) sont représentés au sein de Marie. Voir, par exemple, la peinture par
26 8 gi a n n a p o mata
Melchor Pérez de Holguín, Virgen de la Leche con san Pedro Nolasco (Museo de Arte, La Paz, Bolivia), montrant la
Madone allaitant à la fois le saint et l’enfant Jésus, un à chaque sein. Je remercie Marco Pomini pour cette référence.
Il existe aussi des exemples d’allaitement adulte dans l’allégorie médiévale de la Ecclesia lactans : voir, par exemple,
Fachechi, 1997, p. 242. L’allaitement adulte (dans les visions ou dans la pratique) est occasionnellement décrit
dans les textes hagiographiques : voir les cas étudiés dans Pomata, 2001, p. 323-353 et Biedermann, 2017, p. 55-56.
32 Wind, 1958, p. 84, fig. 56, p. 89.
33 Ibid., p. 89-90, n. 27.
34 Sur la Charité Romaine d’Araldi, voir Zanichelli, 1979, p. 29-30, fig. 3 ; sur Perin del Vaga, voir Askew, 1956, p. 46-53.
Voir aussi, dans cet ouvrage, J. Blanc, « La charité romaine ».
35 S. Botticelli, Vénus et Mars, The National Gallery, Londres ; P. di Cosimo, Vénus, Mars et Cupidon, Staatliche
Museen, Berlin. La structure horizontale peut être due au fait que ces peintures étaient probablement destinées à
faire partie d’une spalliera (tête de lit) : voir Geronimous, 2006, p. 101-102.
le la it de vénus 26 9
de plus près l’histoire du motif36. Dans les sources antiques, on trouve deux versions du
récit, l’une impliquant une fille romaine allaitant sa mère, et l’autre dans laquelle une fille
grecque allaite son père. Dans les deux cas, le parent a été condamné à mort par privation
de nourriture et la fille lui sauve la vie en l’allaitant secrètement en prison. La première
source antique rapportant les deux histoires sont les Facta et dicta memorabilia de Valère
Maxime (vers 30 de notre ère)37. Ce dernier a probablement été le premier vecteur de
diffusion de l’histoire (les noms Péro et Cimon sont uniquement présent dans sa version)38.
Notons que des deux variantes, c’est celle père/fille qui a de loin eu le plus grand impact
iconographique. C’est déjà le cas dans l’Antiquité : Valère Maxime mentionne lui-même
une « imago picta » de Péro allaitant Cimon39. Toutes les représentations antiques qui
nous sont parvenues – parmi elles, plusieurs fresques de Pompéi – dépeignent la version
père/fille40.
Au Moyen Âge, le motif est transmis principalement au travers de la littérature religieuse
et la prédication, toujours dans les deux variantes41. En général, cependant, l’image de
la Caritas Romana est extrêmement rare au Moyen Âge42. En revanche, elle jouit d’une
immense fortune de la Renaissance à la période baroque et au-delà, mais seulement dans
la variante de Péro et Cimon. Dans la peinture, la diffusion du motif commence en Italie
et dans les pays germaniques au début du xvie siècle, quelques décennies après l’editio
princeps de Valère Maxime (1470/71). On trouve environ trente œuvres picturales sur la
Caritas Romana au xvie siècle, mais l’apogée du motif est atteinte au xviie siècle : quelques
deux cents versions sont peintes pendant la période baroque43. Pourquoi l’image est-elle
si attrayante pour les peintres, et sans doute pour les mécènes qui la commandent ? La
représentation de la Charité Romaine à la Renaissance possède un sens moral et spirituel.
Il s’agit de l’emblème d’un acte exalté de piété filiale, qui implique l’inversion des rôles
parentaux (la fille nourrissant le père) tout comme le renversement de la hiérarchie des
sexes (le héros masculin sauvé par une femme faible)44. C’est une image de salut dont la
femme est l’agent. Cette signification morale contrebalance probablement les implications
36 Pour une histoire du motif sur la longue durée, voir Sperling, 2016. Bien que ce livre donne beaucoup de documentation
utile, l’interprétation de l’autrice est douteuse, en raison de son utilisation arbitraire et anachronique des catégories
actuelles tirées de la « théorie queer ». Je ne partage pas son interprétation, comme je le précise ci-dessous dans cet
article. Un outil plus fiable pour l’histoire du motif est fourni par les deux volumes édités par R. Raffaelli et al.,
1997 et Danese et al., 2000. Pour des études antérieures, voir Steensberg, 1979, p. 9-37 ; Gachet, 1982. Voir aussi
Balass, 2001, p. 105-109.
37 V. Maxime, Dicta et facta memorabilia, 5, 4, 7 (mère/fille) et 5.4. ext. 1 (père/fille). Voir Guerrini, 1997, p. 15-37.
38 On trouve des variantes dans d’autres sources antiques : Pline, Naturalis Historia, 7, 121 ; Solin, Collectanea rerum
memorabilium, 1, 124-25 ; Hygin, Fabulae, 254, 3 ; Nonnos, Dionysiaca, XXVI, 101-142. Pour une liste complète, voir
R. Raffaelli, 1997, p. 273, n. 7.
39 V. Maxime, Dicta et facta memorabilia, 5.4. ext. 1.
40 Voir Santucci, 1997, p. 123-39, et Knauer, p. 9-16.
41 Au xive et au début du xve siècles, Boccace et Christine de Pisan mentionnent le récit mère/fille comme un exemplum
de la piété filiale. Voir Boldrini, 1997, p. 182-191 ; Raffaelli, 1997, p. 209-212. La variante mère/fille refait surface
dans La Récolte de la Manne de Nicolas Poussin (1639). Voir Sperling, 2016, p. 177-183.
42 Voir Fachechi, 1997, p. 227 pour un exemple médiéval tardif de la variante père/fille d’un codex des Collectanea
rerum memorabilium de Solin.
43 Pigler, 1974, p. 300-307 : « Cimon und Pero ».
44 Sur la signification symbolique du motif, voir les contributions toujours utiles de Deonna, 1954, 1956, qui offre une
interprétation très intéressante de l’allaitement filial comme allégorie de l’adoption divine et de la renaissance.
2 70 gi a n n a p o mata
Fig. 5. Hans Sebald Beham, Cimon et Péro (1544). National Gallery of Art, Washington. Courtesy National
Gallery of Art, Washington.
le la it de vénus 271
troublantes de l’acte physique lui-même : une fille donnant le sein à son père, avec les
inévitables sous-entendus sexuels du geste, soulève le spectre de l’inceste. Bien entendu, la
force et le caractère direct de ces sous-entendus sont déterminants – et les artistes avaient
de nombreux moyens de les atténuer, ou au contraire de les accentuer, voire de les exhiber.
Par exemple, en exposant le plus possible les seins de Péro, ou même la représentant
complètement nue. Voire aussi, en dépeignant Cimon non pas comme un faible vieillard
à moitié affamé, mais comme un homme vigoureux et d’âge moyen.
On peut déjà observer cette ambiguïté de l’image – son oscillation entre un sens moral
et un sens transgressif – dans les premiers stades de son développement, au cours des
premières décennies du xvie siècle. Le motif apparaît plus ou moins simultanément dans
les années 1510-1540 dans les contextes italiens et germaniques, mais avec une différence
remarquable. Les premiers exemples italiens – la lunette peinte à fresque par Alessandro
Araldi dans le couvent de San Paolo à Parme (1514), les décorations de Fontainebleau par
Rosso Fiorentino et Le Primatice (années 1530) et la fresque de Perin del Vaga dans le
Palazzo del Principe à Gênes (1529-33) – montrent tous Péro habillée convenablement,
bien que son sein ou ses seins soient exposés. Dans le dessin par Rosso Fiorentino et la
fresque de Perin del Vaga, en outre, le lieu de la prison est souligné : Péro allaite Cimon à
travers les barreaux45. La signification de l’image est clairement la pietas filiale46.
Au cours des mêmes années 1520-1540 en terres allemandes, l’image acquiert cependant
une valeur différente – semi-érotique et transgressive – dans les œuvres de trois artistes,
les gravures largement diffusées des frères Hans Sebald et Barthel Beham, et les peintures
de Georg Pencz47. Ces trois artistes se connaissent et ont beaucoup en commun. Tous
trois étaient probablement des apprentis de Dürer à Nuremberg au début des années 1520 ;
ils partagent des opinions religieuses radicales, soit une forte sympathie pour Thomas
Müntzer et le mouvement anabaptiste, et ils ont eu de graves ennuis en conséquence. En
1525, ils sont traduits devant une commission d’enquête à Nuremberg, bannis de la ville
et appelés, comme ils le sont encore aujourd’hui, « les peintres sans Dieu48 ». Dans les
gravures des frères Beham, la scène Péro-Cimon prend un caractère érotique discret, mais
perceptible (Fig. 5) Bien que le cadre de la prison soit rendu évident par les chaînes de
Cimon, le corps de Péro est offert à moitié nu au regard du spectateur49. L’allusion érotique
est encore plus forte dans une peinture de Georg Pencz (Fig. 6) où le vieux et frêle Cimon
45 Araldi peint Péro debout à côté de Cimon assis dans des chaînes, dans un paysage ouvert ; une sirène allaitante
surmonte la scène. Pour des références à l’image, voir plus haut, n. 34. Dans un relief en stuc d’après un dessin de
Rosso Fiorentino (Béguin et al., 1972, plaque 36b), Péro allaite Cimon à travers les barreaux de la prison, tandis
que son enfant essaye de l’en éloigner. Dans le dessin du Primatice (Louvre, Cabinet des dessins, Fonds des dessins
et miniatures, RF 563r), Péro est assise à côté d’une autre femme tandis qu’elle allaite Cimon. Les deux femmes ont
les seins nus, et il n’y a pas de signes d’une prison. Dans la fresque de Perin del Vaga, Péro allaite Cimon à travers
les barreaux de la prison, tandis que le soldat présent regarde ailleurs.
46 Comme affirmé par Villa, 1997, p. 666-667.
47 Pour des notes biographiques sur chacun des trois artistes, voir Goddard, 1988a, p. 221-225.
48 Pour les actes du procès, voir Müller, Schauerte, 2011, p. 45-48. Sur le lien avec Dürer et Müntzer, voir Goddard,
1988b, p. 15. Voir aussi Stewart, 2008.
49 Voir Goddard, 1988a, p. 90. En 1544, Hans Sebald Beham réalise une copie inversée de cette gravure : des copies se
trouvent aujourd’hui au British Museum et au Philadelphia Museum of Art. Les frères Beham donnent une tournure
érotique à plusieurs autres thèmes, dont, par exemple, l’histoire biblique de Judith et d’autres sujets (voir Ibid., p. 91,
119, 149, 167-68 ; voir p. 177 et 181 pour deux images au contenu explicitement érotique : Die Nacht et Trois Femmes
dans le Bain).
2 72 gi a n n a p o mata
est remplacé par un homme robuste et chaleureux, dont l’âge est invraisemblablement
proche de celui de sa fille. Ici, une Péro au visage audacieux établit un contact visuel avec
le spectateur, au lieu de baisser chastement les yeux, comme elle le fait généralement dans
l’iconographie de la Charité Romaine. Elle semble jouer le rôle que Michael Baxandall a
appelé le « festaiuolo », c’est-à-dire la figure qui fait signe aux spectateurs et les invite dans
la scène, en leur indiquant comment ils doivent interpréter l’image50. La Péro de Pencz
subvertit ce rôle d’admonition en abandonnant la conventionnelle modestie féminine – les
« occhi bassi » ou « yeux baissés » – nous alertant ainsi sur les sous-entendus ambigus
du tableau51.
Y avait-il une intention de transgression, voire de profanation dans ces images ? Il est
possible que dans un contexte protestant radical, la Charité Romaine ait été utilisée pour
communiquer une référence critique ou parodique au culte de la Vierge Marie, « fille de
son propre fils », selon la formule de Dante. Cette hypothèse est étayée par le fait que
certains protestants expriment un malaise à l’égard des représentations contemporaines
de la Vierge à l’Enfant. L’iconographie de Maria lactans avait pris un ton de sensualité
prononcée dans les xive et xve siècles, quand les artistes comme Jan van Eyck, Rogier van
der Weyden et surtout Robert Campin (et ses disciples) avaient dépeint la Vierge allaitante
avec des détails naturalistes, incluant parfois l’image sensuelle de son mamelon près de la
bouche de l’Enfant. Marie elle-même était représentée dans la variante la plus explicite du
geste d’offrande du sein, avec ses doigts pinçant son mamelon, comme par exemple dans
La Vierge à l’Enfant devant la cheminée (vers 1440) par un disciple de Robert Campin52
(Fig. 7). Le réalisme franc de ces images visait à souligner l’humanité du Christ enfant et
de Marie elle-même, la Madone de l’Humilité, engagée dans un acte que la plupart des
femmes de la classe supérieure fuyaient à cette période. Mais dans les années précédant la
Réforme, cette représentation de Marie commence à susciter l’embarras et la réprobation.
On sait, par exemple, qu’en 1511, le conseil de la ville de Strasbourg est très irrité par « les
images scandaleuses de la Vierge », peintes probablement par Joos van Cleeve53.
De telles représentations sensuelles de Maria lactans ont peut-être été la cible parodique
des versions érotiques de la Charité Romaine par les frères Beham. On sait en effet que
les « peintres sans Dieu » étaient engagés dans la création d’images « lascives », dont
certaines ont survécu à la destruction par les mains des censeurs à partir du xvie siècle54.
On sait que ces images étaient perçues comme scandaleuses par leurs contemporains. La
gravure de 1529 de Hans Sebald Beham, La Mort et le Couple lascif, est apparemment la
cause de son expulsion de la ville par les autorités civiles de Nuremberg55. Après avoir été
banni en 1525 pour son radicalisme religieux, Georg Pencz se rend en Italie, où il rencontre
Marcantonio Raimondi, le fameux graveur de I Modi (1524), un ensemble d’estampes
50 Voir Baxandall, 1972, p. 72-76. Le terme vient du langage théâtral de la Renaissance (p. 125).
51 Sur le motif des « occhi bassi », voir Pozzi, 1986, p. 161-211.
52 Cette tendance est liée au motif iconographique de la Vierge de l’Humilité, comme l’a noté il y a longtemps Meiss,
1936, p. 436-465. Le motif est basé sur la théologie de l’incarnation : voir Steinberg, 1983, p. 14-15 et 127-130. Voir
aussi Holmes, 1997, p. 167-195, et Rubin, 2009, p. 211-216.
53 L’épisode est cité par Freedberg, 1989, p. 324. Pour un exemple de représentation naturaliste de la Vierge allaitante
par Joos van Cleeve, voir sa Sainte Famille (1510-20) au Metropolitan Museum of Art, New York.
54 Voir Müller, Küster, 2010, p. 20-32 ; Levy, 1988, p. 40-53.
55 Goddard, 1988b, p. 115-116.
2 74 gi a n n a p o mata
Fig. 7. Atelier de Robert Campin, La Vierge à l’écran d’osier (vers 1440). National Gallery, Londres.
érotiques basés sur des dessins de Giulio Romano, et publiés plus tard comme illustrations
dans les Sonnets luxurieux d’Arétin56. Il existe un lien évident entre ces artistes et le milieu
56 Sur le lien avec l’Italie, voir Emison, 1988, p. 31-33 et Goddard, 1988a, p. 225. Voir aussi Benz, 2010, p. 7-60. Sur I
Modi, voir Talvacchia, 1999.
le la it de vénus 275
culturel que les historiens ont identifiés comme le berceau de la pornographie en tant que
genre artistique57. La représentation transgressive de la Charité Romaine par ces artistes
est indubitablement liée à la nouvelle tendance de l’art érotique. Leurs contemporains sont
conscients de l’érotisme dérangeant de l’image. Ceci est indiqué, par exemple, par le fait
qu’une version de la Charité Romaine du Maître à la tête de Griffon (1546) a été mutilée
par la coupure de la partie basse de l’image, représentant la tête de Cimon. Seule Péro
subsistait, avec ses seins exposés, indiquant clairement que l’iconoclasme ne concernait
pas les seins nus eux-mêmes, mais le fait qu’ils fussent offerts à un homme adulte58.
Au début de la Renaissance, une caractéristique fondamentale de la Caritas Romana est
un message à la fois spirituel et « charnel ». Le motif est un emblème de la vertu morale et
de l’abnégation, mais aussi le véhicule des possibilités visuelles érotiques, dont les artistes
et les mécènes sont très conscients59. On peut affirmer que, déjà dans la première moitié
du xvie siècle, certains peintres sont intéressés par l’exploitation du potentiel érotique de
la Caritas Romana. D’autre part, ces mêmes peintres peuvent également dépeindre l’image
en mettant en évidence principalement ou exclusivement sa signification spirituelle. Georg
Pencz, par exemple, peint plusieurs versions de la Charité Romaine, certaines d’entre elles
de manière plus spiritualisée60.
L’iconographie de la Charité Romaine au début de l’époque moderne nous apprend
que l’image a un immense attrait artistique précisément à cause de son ambiguïté. Il a
été avancé que l’une des raisons du renouveau de la mythologie antique dans l’art de la
Renaissance consiste, entre autres, en la possibilité qu’elle offrait aux artistes et aux mécènes
de donner une visibilité à l’expérience érotique, de la revaloriser comme quelque chose qui
pouvait être représenté et célébré. Les amours des dieux païens étaient particulièrement
utiles à cette fin61. Les artistes les emploient alors pour induire une vision alternative de la
divinité qui ne soit pas basée sur le renoncement, comme dans le christianisme, mais sur
la glorification de la jouissance sexuelle. Les accouplements des dieux et déesses antiques,
satyres et nymphes, sont fastueusement représentés dans les riches foyers et les grandes
62 Sur le Viridario de Chigi et d’autres « espaces génératifs d’art érotique », voir Turner, 2017, p. 24, 124-127.
63 La vaste diffusion du thème de « Mars et Vénus » est documenté par Pigler, 1974, p. 166-169. Sur l’iconographie
de Mars et Vénus de l’antiquité au début de l’époque moderne, voir Lowenthal, 1995.
64 Turner, 2017, p. 94 ; Campbell, 2004, p. 138-139.
65 Sperling, 2016, p. 69.
66 Zimmermann, 1905, p. xl, no 946.
67 Danese, 1996, p. 39-72. Voir aussi Suder, 1991, p. 135-41.
le la it de vénus 27 7
qui allaitent des enfants de s’abstenir complètement de Vénus », écrit Galien au iie siècle
de notre ère68. Ce précepte est repris par de nombreux autres auteurs antiques, de Soranos,
presque contemporain de Galien, aux médecins de la collection d’Oribase au ive siècle de
notre ère69. Plus important, le précepte a inspiré la pratique réelle. Les contrats d’allaitement
de l’Antiquité tardive, tels que consignés dans les papyrus de l’Égypte romaine, montrent
qu’en assumant sa responsabilité, la nourrice doit s’engager à l’abstinence sexuelle – c’est-
à-dire qu’elle doit promettre « de ne pas endommager son lait en s’accouplant avec des
hommes70 ». Même lorsqu’une femme allaite une personne malade à des fins curatives
– une pratique que Galien et d’autres médecins antiques recommandent pour certaines
infirmités – il faut s’assurer qu’elle s’abstient de tout plaisir sexuel. Un bon lait, que ce soit
à des fins nutritives ou médicales, exige de la femme allaitante une chasteté sans faille71.
C’est la raison pour laquelle, selon Danese, le spectre de l’inceste ne peut pas jeter son
ombre sur le contact physique entre Péro et Cimon. Une Péro impudique n’aurait tout
simplement pas de lait sain et nourrissant pour son père.
Il est important de garder cela à l’esprit si l’on veut éviter de forcer la Charité Romaine
dans le lit procustéen des notions actuelles de transgression sexuelle. C’est le problème que
pose l’interprétation récemment avancée par Jutta Sperling. Elle affirme que, tout au long
de son histoire, de l’Antiquité au début des temps modernes, le récit de Péro et Cimon a
eu un « sens incestueux » et « anti-patriarcal ». Le sein allaitant de Péro représenterait
un « signifiant du désir queer, c’est-à-dire non-normatif », « un signifiant du désir dont le
but et l’objectif mêmes consistent à la violation des limites et à la transgression72 ». Elle
soutient que la signification incestueuse de la Charité Romaine est déjà présente dans les
sources antiques. Mais son affirmation n’est pas étayée par la documentation textuelle
et iconographique de l’Antiquité73. Une épigramme sur une fresque pompéienne de la
Caritas Romana nous dit clairement que les sentiments attribués à Péro par les anciens
étaient loin d’être transgressifs :
« Admoto]q(ue) simul voltu fri(c)at ipsa Miconem/ Pero : tristis inest cum pietate pudor ».
« En approchant son visage du sien, Péro caresse Micon : /la piteuse honte en elle,
mêlée à l’amour filial »74.
68 Galien, De sanitate tuenda, in Opera Omnia, éd. C. G. Kuehn, 20 tomes (Leipzig, 1821-1830), t. VI, 1.9, p. 45-46.
69 Soranus’ Gynecology, éd. Ows. Temkin, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1956, p. 92-93 ; Oeuvres D’Oribase,
éd. U. C. Bussemaker et Ch. Darenberg, 4 tomes, Paris, J. B. Baillière, 1851-1862, t. III, p. 125 et 129.
70 Danese, 1997, p. 63 et s. ; Bradley, 1980, p. 321-325.
71 Voir Dioscorides, De materia medica, 2.63 sur l’usage thérapeutique du lait « spécialement sucé directement des
seins ». Sur le lait humain utilisé comme ingrédient dans les remèdes, voir Celsus, De medicina, V, 21 (suppositoires) ;
VI, 6, 7 (collyrium) ; VI, 7e (gouttes d’oreilles).
72 Sperling, 2016, p. 15, 340 et passim.
73 La lecture des sources par Sperling est souvent questionnable. Considérons par exemple le passage suivant de Valère
Maxime : « putarit aliquem contra rerum naturam factum, nisi diligere parentes prima naturae lex esset » (on pourrait
penser qu’il s’agit d’un acte contre nature, si aimer les parents n’était pas la première loi de la nature). Sperling
comprend « contra naturam » comme indiquant des « sexualités déviantes » et des « pratiques incestueuses »
(Ibid., p. 232-233). Ce n’est clairement pas la signification du passage, qui se réfère au renversement de l’ordre naturel
en termes généraux. Elle attribue à Valère Maxime un « langage érotique sensationnaliste », mais rien de tel n’est
présent dans le texte.
74 Corpus Inscriptionum Latinarum, IV 66035. Sur la fresque, qui est localisée dans la maison de Lucretius Fronto, les
noms de Péro et Micon (variante de Cimon) sont inscrits vers la tête des deux figures. Voir Deonna, 1952, p. 371-372 ;
Gigante, 1979, p. 223-224 ; Milnor, 2014, p. 110.
2 78 gi a n n a p o mata
Pietas et tristis pudor : amour filial et honte, teinté de tristesse. Voici les émotions de
Péro selon les anciens. Et c’est pourquoi considérer la lactation filiale de Péro comme un
emblème de la « transgression queer » est définitivement erroné. Non seulement parce
que cela projette anachroniquement les catégories sexuelles de la culture anglophone
contemporaine sur l’archétype de Péro et Cimon ; mais aussi parce que cela lit la scène
comme un acte d’inceste, un sens qui n’est pas, et ne pourrait pas être, présent dans les
sources antiques, pour les raisons indiquées par Danese.
Cependant si l’argument de Danese peut être valable pour la médecine antique, il
ne s’applique néanmoins pas à la culture médicale de la Renaissance. Bon nombre des
anciennes croyances sur l’allaitement et la sexualité féminine sont encore en vigueur au
xvie siècle. L’interdiction des rapports sexuels pendant l’allaitement a traversé les siècles.
On la retrouve dans les livres de pénitence chrétiens de la fin du Moyen Âge ainsi que
dans les contrats d’allaitement de Florence au xve siècle75. Les médecins de la Renaissance
recommandent encore la chasteté à une femme allaitante, même lorsque son lait est
nécessaire à des fins médicales. Comme ceux de l’Antiquité, les médecins de la Renaissance
prescrivent le lait humain comme remède à divers maux, et ils conseillent également que
le patient le prenne directement à la source, au sein de la nourrice – chaste, bien sûr76. Il
est intéressant de noter que l’on trouve la Caritas Romana comme motif décoratif sur les
flasques en céramique de pharmacies du xvie siècle, montrant la résilience de la croyance
dans la valeur curative du lait humain77.
Néanmoins, si l’on examine attentivement la littérature médicale de la Renaissance,
on constate que les anciennes idées sur la lactation ont rapidement évolué. La croyance
selon laquelle l’allaitement est incompatible avec l’activité sexuelle ne fait plus l’unanimité.
Certains médecins commencent à la remettre en question, comme Laurent Joubert, grand
critique des « erreurs populaires » ainsi que de l’erreur médicale savante qui interdit les
rapports sexuels pendant l’allaitement. Les paysans du Languedoc, note Joubert, laissent
leurs enfants téter au sein des femmes enceintes sans conséquences néfastes. L’idée que le
coït et la grossesse endommagent le lait lui semble par conséquent erronée78. La littérature
pornographique du xvie siècle, d’Arétin à Giordano Bruno, comporte des scènes de
copulation avec une femme qui allaite. Les sonnets d’Arétin comprennent une berceuse
obscène, dans laquelle la femme, qui donne la tétée a un bébé pendant le coït avec son
amant, « donne et reçoit du lait en même temps ». Et le Candelaio de Giordano Bruno
(1582) raille impitoyablement l’allaitement thérapeutique des adultes, comme prétexte à
un comportement licencieux79.
Les médecins de la Renaissance questionnent l’incompatibilité de l’allaitement et
du plaisir sexuel, car ils commencent à douter de son fondement théorique, à savoir
l’idée que le lait et la semence proviennent du sang80. Mais ils le font aussi en raison
de leur nouvel intérêt dans la spécificité du corps féminin, notamment son potentiel de
sensations sexuelles, y compris le plaisir lié à la stimulation des mamelons et des seins.
La description du sein comme zone érogène avait été courante dans la tradition médicale
gréco-islamique. « Que les hommes prolongent le jeu avec les femmes dont la complexion
n’est pas mauvaise. Qu’ils caressent leurs seins et la zone pubienne », conseillait le Canon
d’Avicenne, faisant écho à de nombreuses déclarations antérieures81. Mais il s’agit d’un
conseil rarement mentionné dans la littérature médicale latine du Moyen-Âge. Il n’est
pas repris par les commentateurs d’Avicenne, bien qu’il soit mentionné par Bernard de
Gordon au xive et Michel Savonarole au xve siècle82. La description explicite des seins
comme érogènes (chez les femmes et les hommes), telle que nous la trouvons, par exemple,
chez l’anatomiste Berengario da Carpi au début du xvie siècle, est dans une large mesure
une nouveauté83. Il en va de même pour l’analogie entre le mamelon et le pénis, vus tous
deux comme organes érectiles – un parallèle que l’on ne trouve pas chez Galien, mais qui
devient courant dans l’anatomie de la Renaissance84.
Une description des seins comme source de plaisir féminin figure non seulement dans
la littérature anatomique de la Renaissance, mais aussi dans un nouveau genre médical
de cette période, les traités sur les maladies des femmes, qui rejettent souvent les vues
misogynes de la médecine scolastique et font l’éloge du corps féminin comme une mer-
veilleuse œuvre de la nature. L’un de ces textes est le traité vernaculaire de Jean Liebault,
Trois livres appartenant aux infirmitez et maladie des femmes, dont la préface contient cette
description rhapsodique des seins :
Regardés donc ses merueilles. Les mammelles nourrissent : […] elles servent
encore (s’il faut croire Aristote) pour esguilloner l’androgyne à l’amour : car le masle
charmé par les yeux de sa femelle, et touché au vif par ce feu caché, l’embrasse, la
chérit, la baise et manie ses mamelles, ce mouvement donc et agitation eschauffant
les mamelles eschauffe par mesme moyen et irrite les appétits de la matrice, à cause
du consentement manifeste qui est entr’eux deux, de là, la convoitise s’alume et le
desir de generation85.
81 Avicenne, Liber Canonis, lib. III, fen 21, tract. 1, cap. 9. Voir Jacquart, Thomasset, 1985, p. 173, qui citent La
Promenade du Cœur d’Ahmad al-Tifachi (1184-1253) : « Veux-tu exciter la jeune fille, joue alors avec ses seins et tu
connaitras une merveille, car son flux séminal se trouve au-dessus des clavicules, qui sont en relation avec la poitrine,
comme les testicules avec le pénis ».
82 Jacquart, Thomasset, 1985, p. 182-184, qui citent Bernard de Gordon : « Mas excitare foeminam debet ac sollicitare
ad coitum… mammillas contractando ». Cf. M. Savonarola (Practica maior, Venice, Giunta, 1547, tract. 6, cap. 21,
rubr. 23) : « Debet vir mulierem tangere ut circa mamillas et leviter et specialiter capita mamillarum oscula nungere »
Sur les seins comme zone érogène, voir aussi le texte catalan du xve siècle, Speculum al foderi (A Mirror of Coitus, éd.
M. Solomon, Madison, Hispanic Seminary of Medieval Studies,1990, p. 37).
83 B. da Carpi, Commentaria cum amplissimis additionibus super anatomia Mundini, Bologne, H. de Benedictis, 1521,
f. cccxvi r.
84 Vésale décrit l’analogie entre le mamelon et le pénis très explicitement (Corporis humani fabrica, Venice, apud J. A.
et J. de Francisciis, s. d., lib. V., cap. XVIII, p. 423). Après Vésale, l’analogie se retrouve à plusieurs reprises sous la
rubrique papilla (mamelon) dans les répertoires médicaux : voir, par exemple, J. Gorraeus, Definitiones medicae,
Paris, Wechel, 1564, fol. 136r.
85 Préface de Lazare Pena à l’édition du 1609 : Les Maladies des Femmes & remedes d’ycelles en trois Livres de M Jean
Marinello docte Médecin Italien traduits en François par M Jean Liebaut Médecin à Paris en cette derniere édition revus
corrigés & augmentés par Lazare Pé, Paris, Berjon, 1609 (sans pagination : p. 8).
2 80 gi a n n a p o mata
sur le plafond en caissons pour le Palais des Pénitenciers à Rome (1490)90. Une sirène
à plusieurs seins nourrissant ses petits, provenant de l’atelier de Giulio Romano (vers
1520-1540), témoigne de la diffusion du même thème91. L’eau jaillissante des seins
des nymphes et d’autres figures mythologiques féminines devient, dans les mêmes
années, un motif récurrent dans l’architecture des fontaines de jardin92. En 1512, Jean-
François II Pic de la Mirandole visite le jardin du Belvédère à Rome, avec sa collection
de statues païennes, et décrit ce qu’il prend pour une Cléopâtre (c’était en fait une
Ariane) « dont l’eau coule des seins, à la manière des aqueducs antiques93 ». Dans l’art
de la Renaissance, une femme qui fait jaillir du lait de son sein apparaît variablement
comme la représentation allégorique de la Charité, de l’Abondance, de la Nature, de
la Nourriture spirituelle ou pédagogique, et même de l’Inspiration artistique fournie
par une Muse94.
C’est dans ce contexte qu’entre en scène le motif artistique et littéraire de Venus
lactans. Elle apparaît d’abord dans l’un des textes les plus fascinants de la Renaissance, le
Songe de Poliphile de Francesco Colonna (1499). Poursuivant en rêve le culte de « Sancta
Venere » (Sainte Vénus), le protagoniste Poliphile tombe sur le sépulcre de l’amant de la
déesse, Adonis. Sur la tombe, se dresse une statue de Vénus « sous les traits d’une femme
qui vient d’accoucher (“puerpera excalpta”) » : « Elle allaitait et embrassait Cupidon. Le
simulacre représentait l’amour maternel95 ». Sous son siège, Poliphile lit l’inscription
« impura suavitas ».
Dans le Songe de Poliphile, la maternité allaitante de Vénus est donc définie comme
« douceur impure ». Comment comprendre cet oxymore ? Les chercheurs n’ont pas
encore trouvé d’interprétation convaincante96. Personne, à ma connaissance, n’a suggéré
jusqu’à présent que cela pourrait être une allusion à la qualité impure du lait de Vénus, qui
survient de l’idée que la déesse ne s’abstient pas de rapports sexuels pendant l’allaitement.
Dans la perspective des anciens, comme nous l’avons vu, cela rendrait son lait impur. Le
tabou limitait à la fois la sexualité et la fertilité des femmes : il espaçait la conception de
manière qu’elle n’interfère pas avec la lactation. Cependant, contrairement aux femmes
mortelles, Vénus était censée profiter sans cesse de la jouissance du plaisir sexuel ainsi
que de la fertilité, même pendant ses périodes puerpérales et d’allaitement. Dans les
90 Voir La Malfa, 2009, p. 84-85. Sur l’iconographie des sirènes et d’autres hybrides de la mer au Moyen Âge et à la
Renaissance, voir Luchs, 2010 (plaque 2 pour l’image de Pinturicchio).
91 Royal Collection Trust, London.
92 Voir MacDougall, 1975, p. 375-65 ; Lees-Jeffries, 2007.
93 D’une lettre de Jean-François II Pic de la Mirandole à Lilio Giraldo, citée dans Gombrich, 1951, p. 122-123.
94 Sur le motif « Frau die aus ihrer Brust Milch spritzt » (femme qui fait jaillir du lait de son sein), voir Pigler, p. 586-87.
Voir aussi Sperling, 2016, p. 54, qui l’appelle « la presse du sein » et suit Rebecca Zorach en arguant qu’il « peut
suggérer toute sorte de source, pouvoir, sagesse, etc. » Voir Zorach, 2005, p. 83-184, spécialement p. 92-93. Comme
symbole d’inspiration artistique, le motif apparaît dans une peinture par Jan Sander van Hemessen (Scène Allégorique,
vers 1550, Rijksmuseum, Amsterdam), dans laquelle une figure féminine assise dans un paysage est représentée en
train d’arroser, avec le lait de son sein, l’instrument d’un musicien assis à l’opposé. L’image de Simonetta Vespucci de
l’atelier de Botticelli [Fig. 4] a aussi été interprétée comme une allégorie de l’inspiration artistique : voir Pfisterer,
2014, p. 41-42.
95 Fr. Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, éd. Marco Ariani et Mino Gabriele, 2 tomes, Milan, Adelphi, 1998, t. I,
p. 374 : “Essa amplexando lactabonda Cupidine, cum il simulachro il materno affecto indicante”.
96 Selon Ariani et Gabriele, les éditeurs italiens du Songe de Poliphile, la phrase vient de la lecture morale du mythe
d’Adonis par Fulgence, Mythologiae, 3, 8. Voir Hypnerotomachia, t. II, p. 1087-1088, n. 11.
282 gi a n n a p o mata
Imagines du rhétoricien Philostrate, datant du iiie siècle de notre ère, cet attribut de
Vénus est mentionné en relation avec la hase, animal que les auteurs antiques associent
à la déesse :
Tu sais en effet que le lièvre passe pour avoir reçu d’Aphrodite la plupart de ses instincts ;
on dit que la femelle pendant qu’elle allaite ses petits devient mère de nouveau, qu’elle
nourrit la nouvelle portée avec le lait de la première, puis qu’elle conçoit encore et
qu’en aucun temps elle ne cesse d’être pleine97.
Les peintres de la Renaissance utilisent les Imagines de Philostrate comme guide
iconographique des mythes païens, y compris la représentation de Vénus et de Cupidon98.
Ils connaissent bien, probablement, le « don » spécial de la déesse – c’est-à-dire, sa capacité
à jouir simultanément du plaisir sexuel et de la maternité.
De plus, dans les sources antiques, la relation de Vénus avec son enfant Éros, ou Cupidon,
est comprise comme ayant une composante érotique. Un récit des Métamorphoses d’Ovide
en dit long à ce propos :
Un jour l’enfant ailé jouait sur le sein de la déesse. Sans y songer, d’un trait aigu, il la
blesse en l’embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils, mais la blessure
est plus vive qu’elle ne le paraît, et la déesse y fut d’abord trompée. Bientôt, séduite par
les charmes d’Adonis, elle oublie les bosquets de Cythère ; […] le ciel même a cessé
de lui plaire. Elle préfère au ciel le bel Adonis99.
En d’autres termes, l’enfant lui-même incite la mère à la passion sexuelle. Le caractère
transgressif du mythe n’a pas échappé aux lecteurs et spectateurs de la Renaissance. Au
xive siècle déjà, dans son Ovidius Moralizatus, Pierre Bersuire voyait l’ombre de l’inceste
dans les étreintes de Cupidon et de Vénus :
Cupidon embrassant sa mère représente ces parents consanguins qui embrassent trop
familièrement leurs propres relations de sang, de telle sorte que la personne est blessée
par l’appétit de luxure100.
Jean-François II Pic de la Mirandole décrit de manière réprobatrice l’ancien groupe
statuaire de Vénus et Cupidon (la Venus felix), qu’il avait vu dans le jardin du Belvédère à
Rome, et qu’il stigmatise comme l’incarnation de la corruption morale dans son De Venere
et Cupidine expellendis (1513)101.
Certains artistes de la Renaissance, en revanche, choisissent d’évoquer la qualité érotique
de la maternité de Vénus. Des représentations plus ou moins audacieuses de l’intimité
97 Philostrate, Imagines, I, 6, trad. par A. Bougot : Philostrate l’Ancien, Une galerie antique de soixante-quatre tableaux,
Paris, Librairie Renouard, 1881, p. 223. Plusieurs auteurs antiques mentionnent la croyance que la hase n’interrompt
pas ses relations sexuelles pendant la grossesse et l’allaitement, et qu’elle jouit donc d’une fécondité exceptionnelle.
Voir notamment Plutarque, Moralia, 829E ; Hérodote, Histoires, III, 108 ; Aristote, Historia animalium, 542b31
et De generatione animalium, 774a 34 ; Aelian, De natura animalium, 13. 12.
98 Sur l’usage des Imagines de Philostrate par Giulio Romano, Raphael et Titien, entre autres, voir Rosand, 1987, p. 81-92.
Les Imagines sont traduites du grec au latin en 1510 par Celio Calcagnini à la commande du duc Alphonse Ier d’Este.
99 Ovide, Les Métamorphoses, X, v. 525-531 : trad. par G. T. Villenave, Paris, P. J. Didot l’aîné, 1806-22, t. III, p. 340. Voir
Keach, 1978, p. 327-331.
100 Cité par Panofsky, 1972, p. 88, n. 72.
101 Lettre de Jean-François II Pic de la Mirandole à Lilio Giraldo, citée dans Gombrich, 1951, p. 124.
le la it de vénus 2 83
sensuelle de Vénus et de Cupidon se sont développées dans les premières décennies du xvie
siècle. Un tableau de Giampietrino (vers 1520-40) (Fig. 8), combine une réplique de la Léda
et le cygne de Léonard avec le motif de la Venus felix du Belvédère, avec Cupidon debout à
côté de sa mère. Mais l’artiste ajoute le détail de Cupidon pinçant doucement le mamelon
de Vénus avec ses doigts – une allusion, selon toute vraisemblance, aux plaisirs sensuels de
l’allaitement pour la mère et l’enfant. Il n’existe pas de représentation plus frappante du lien
érotique entre Cupidon et Vénus que le « cartone » allégorique de Michel-Ange (1532-33),
qui a été reproduit en peinture par plusieurs artistes, dont Pontormo (1533), Vasari (vers
1543) et Bronzino (1545)102. La version de Bronzino représente un Cupidon adolescent
caressant le sein de sa mère pendant qu’il embrasse ses lèvres entre-ouvertes103. Le couple
formé par Vénus et Cupidon apparaît à la Renaissance comme un motif puissamment
érotique, démontrant de la manière la plus claire un estompement de la frontière entre
sexualité et maternité104. Certains éléments indiquent en outre que la Vénus maternelle
pourrait avoir été revêtue du rôle d’antitype de Maria lactans – un rôle qui a possiblement
été attribué à Péro dans le contexte protestant, comme nous l’avons vu. Ceci est suggéré
par un dessin attribué à Bernardo Parentino (vers 1437-1531) Vénus et Cupidon piétinant
un serpent, dans lequel Vénus semble exprimer du lait de son sein tandis que Cupidon se
tient derrière elle105 (Fig. 9). Le détail surprenant ici est le piétinement du serpent par
102 Sur le « cartone » de Michel-Ange (Museo Nazionale di Capodimonte, Gabinetto Disegni e Stampe), voir Falletti,
Nelson, 2002. Il y a trente-deux copies et répliques du cartone, de plusieurs dimensions, certaines ayant été perdues.
Pour une liste, voir Ibid., p. 232-236. Voir aussi Bellucci, Frosinini, 2002, p. 109-121.
103 Vénus, Cupidon, la Folie et le Temps, National Gallery, Londres. Voir Kilpatrick, 2010, p. 265-278. Le détail de la
caresse du sein, qui n’apparaît pas chez Michel-Ange, a heurté la sensibilité victorienne, et a été recouvert quelque
temps après 1860, avant d’être restauré ensuite. Voir Turner, 2017, p. 326-27.
104 Sur la diffusion du motif de « Vénus et Cupidon », voir Pigler, 1974, p. 249-252. Comme exemples de l’amour
maternel érotisé, voir par exemple Luca Penni, Cupidon caressant Vénus, vers 1555-1556 (Bourges, Musée du Berry), et
Giuseppe Cesari (Cavalier d’Arpino) Vénus et Cupidon, vers 1602-3 (collection privée, récemment dans le catalogue
de Sotheby : http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2013/old-master-paintings-n. 08952/lot.28.html. Sur
l’histoire de cette peinture, voir Pedrocchi, 2000, p. 387.
105 D’abord attribué à Pollaiuolo, maintenant à Bernardo Parentino. Voir Ward-Jackson, 1979, p. 19-20 ; Wazbinski, 1963,
p. 21-26 et fig. 25.
2 84 gi a n n a p o mata
Fig. 9. Bernardo Parentino (c. 1437-1531), Vénus piétinant un serpent (datation inconnue). Victoria and Albert
Museum, Londres. © Victoria and Albert Museum, London.
le la it de vénus 285
106 Voir Guldan, 1966, p. 90-102. Dérivé de la malédiction divine sur le serpent dans Genèse 3 :15, le motif devient
populaire à la fin du xiie et au début du xiiie siècles. Voir Bloch, 1975, p. 500-502 ; Williamson, 1998, p. 105-38.
107 Pigler, 1974, p. 249 liste seulement six exemplaires pour la période allant du xvie au xviiie siècle. Sa liste n’inclut
pas d’autres exemplaires que j’ai identifiés (Le Tintoret, Fig. 3 ; Xanto Avelli, Fig. 13).
108 Voir On Love. Camillo Boccaccino, Sacred and Profane, exposition à la Pinacothèque de Brera, 29 mars au 1er juillet
2018 : https ://pinacotecabrera.org/en/dialogo/sixth-dialogue-on-love-camillo-boccaccino-sacred-and-profane/
109 « Venere bella al picciol figliol dava/ La bianca poppa più d’avorio e neve » : G. P. Lomazzo, Rime, Milan, Paolo Gottardo
Pontio, 1587, p. 99. Sur Lomazzo, voir Isella, 2005.
2 86 gi a n n a p o mata
le trio formé par Vénus, Cupidon et l’un de ses amants devient à cette époque une
manière d’explorer l’attrait érotique de la femme divisée entre l’homme et l’enfant – un
motif qui deviendra de plus en plus explicite dans la transition de la Renaissance à la
période baroque. Un des premiers exemples, montrant un satyre s’approchant d’une
Vénus entourée de putti, figure dans un dessin modèle de Giulio Romano pour une
tapisserie tissée par Nicola Karcher en 1539-1540 pour Frédéric II de Gonzague, duc de
Mantoue.110 Le dessin de Giulio Romano s’inspire de la description de Vénus et son
cortège de putti dans les Imagines de Philostrate111. Il est cependant intéressant de noter
que Giulio ajoute un satyre espionnant la Vénus qui allaite. Le satyre lascif surprenant
une femme nue ou endormie est un motif ancien qui réapparaît à la Renaissance. Une
illustration dans le Songe de Poliphile fait partie des premiers exemples : un satyre
s’approche d’une nymphe endormie tandis que deux putti jouent dans les alentours112.
Un exemplaire renommé de ce thème est le tableau par Le Corrège, Venus, Cupidon et
un satyre (Louvre, vers 1525), dans lequel une mère et son enfant endormis sont lorgnés
cupidement par un satyre113.
Le monde des satyres et de leurs familles offre aux artistes de la Renaissance une
occasion pour une représentation explicite du désir sexuel – y compris l’association
déroutante de l’allaitement et du plaisir féminin. Parmi les premiers exemples de cette
imagerie, se trouve une vieille satyresse donnant ses seins flétris à un grand enfant, dans le
dessin de Michel-Ange, Une bacchanale d’enfants (1533)114. Plus tard, ce motif devient encore
plus explicite dans les scènes de bacchanale de Rubens : dans son Silène ivre (1618), par
exemple, la satyresse qui allaite deux petit satyres apparaît comme une image troublante de
luxure féminine grossière115 (Fig. 11). Svetlana Alpers note que Rubens représente dans ce
tableau « la satisfaction physique » de ce qui est habituellement décrite et peinte comme
un acte maternel altruiste. Ce faisant, affirme-t-elle, il transforme la satyresse allaitante
en une anti-Madonna Lactans : en d’autres termes, il inverse l’emblème prototypique du
don désintéressé en un symbole de luxure égoïste116. On doit cependant considérer qu’en
apparaissant dans le contexte de scènes bacchiques, ces images peuvent faire allusion
à des pratiques d’allaitement rituel dans les cultes dionysiens et orphiques, attestées par
110 Sur le dessin de Giulio Romano, Vénus avec les Erotes de Philostrate, voir JaffÉ, 2001, p. 106. La tapisserie de
Karcher, maintenant dans une collection privée, a d’abord été publiée par Nello Forti Grazzini dans Polano,
1989, p. 475.
111 Rosand, 1987, p. 83. Un dessin de la Fuite en Égypte attribué à l’École de Nicolò dell’Abate (Vienna, Albertina)
montre la Vierge Marie entourée d’une multitude de putti – un autre indice, peut-être, de l’hybridation de l’imagerie
de Marie et Venus dans cette période. Pour l’image, voir Koschatzky, Oberhuber, Knab, 1973, no 58 ; Frau, 2016,
p. 259-260.
112 Cavalli-Björkman, 1987, p. 97. Voir Hypnerotomachia, éd. Ariani et Gabriele, t. I, p. 71-72.
113 Sur la peinture du Corrège, voir Turner, 2017, p. 281. L’iconographie des familles de satyres inclut le motif de la
femme divisée entre les demandes de son partenaire et son enfant : Kaufmann, 1984, p. 79, fig. 58, 68, 69.
114 Royal Collection, Windsor Castle : Royal Collection Trust inventory no. 912777. Pour une lecture de cette image,
voir Garrard, 2014, p. 35-37.
115 Pour un autre exemple de la représentation « érotico-grotesque » de la femme satyre par Rubens, voir son Bacchanal
(non daté, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou) dans lequel deux petits satyres sucent le sein d’une satyresse.
Sur les satyres comme emblèmes de lascivité, voir Kaufmann, 1984, p. 65-81, spécialement p. 67, 70. Sur le rôle des
petits satyres (satyrisci ou panisci) dans l’art de la Renaissance, voir aussi Dempsey, 2001, p. 137-139.
116 Alpers, 1995, p. 119-120.
le la it de vénus 287
Fig. 11. Détail : Pierre Paul Rubens, Le Silène ivre (1618). Alte Pinakothek, Munich. Photo-Credit :
bpkBildagentrur/Alte Pinakothek, Munich/Art Resource, NY.
les sources antiques telles que les Dionysiaques de Nonnos, une œuvre largement lue à la
Renaissance117.
L’iconographie érotique de Vénus et Cupidon se développe en parallèle de celle
représentant les amours de Vénus et Mars, où l’on retrouve souvent le thème de la déesse
divisée entre l’amant et l’enfant. Dans une gravure de Marcantonio Raimondi, Mars Vénus
et Éros (1508), Vénus regarde Cupidon tandis que Mars tord son corps musclé pour la
saisir par l’épaule, essayant de la détourner de l’enfant118. Cupidon lui-même est souvent
montré en compétition avec Mars pour l’attention de sa mère, comme par exemple dans
une gravure de Lucas van Leyden (1530) (Fig. 12). Bien que nourrisson, Cupidon est
souvent le témoin plus ou moins réticent des amours de Vénus et Mars, mais ces scènes
représentent rarement Vénus en train d’allaiter. Au cours des mêmes années, cependant,
ce motif commence à se développer. Le premier exemple que j’ai pu identifier est une
scène historiée sur un plat de maïolique par Francesco Xanto Avelli (1532) (Fig. 13).
Xanto, le célèbre potier-peintre, a écrit une inscription au verso du plat, qui identifie
sans aucun doute les deux protagonistes : « Mars, retourné au ciel, regarde Vénus119 ».
Couchée sur les nuages, Vénus allaite son enfant, tandis que Mars soulève un rideau, en
dévoilant la scène ; le bébé lève la tête du sein pour regarder le dieu. La tension entre le
thème de l’allaitement et celui du rendez-vous est encore plus marquée dans une gravure
117 Sur la valeur symbolique de l’allaitement dans les Dionysiaques, voir Newbold, 2000, p. 11-23 ; Newbold, 2016,
p. 197 : « Nonnus’ exhuberant phantasy projects a multi-nippled cosmos, where breasts and imbibers of breast-milk
abound ». Sur la lecture de Nonnos à la Renaissance, voir Tissoni, 2016, p. 691-713. Sur l’allaitement rituel dans les
cultes dionysiens et orphiques, voir Köllner, 1996, p. 79-93. Le rôle de l’allaitement rituel dans les cultes bacchiques
pourrait expliquer l’image sur le miroir Martelli (voir plus haut, n. 30), soit une Bacchante faisant jaillir du lait de
son sein en présence d’un satyre.
118 British Museum, Londres. Sur cette image, voir Turner, 2017, p. 98.
119 « Marte tornato in ciel, Vener contempla ». Voir Cioci, 1987, p. 60-66, 78 ; Mallet, 2007, p. 118-119. Cette image
de Venus lactans n’est pas mentionnée dans la liste de Pigler, 1974, p. 249.
2 88 gi a n n a p o mata
Fig. 12. Lucas van Leyden, Vénus, Mars et Cupidon (1530). Metropolitan Museum of Art, New York, Gift
of Harry G. Friedman, 1957.
de Giovan Battista Scultori (1539), que l’on peut considérer comme la première Venus
lactans à caractère érotique120 (Fig. 14). Une Vénus nue étreint Mars alors qu’elle donne le
sein à Cupidon. Cette Venus lactans transgresse de manière flagrante le tabou des rapports
sexuels pendant l’allaitement.
Revenons enfin à Mars et Vénus réunis par Cupidon de Véronèse, pour relire le tableau
à la lumière de notre excursion dans l’art et la médecine de la Renaissance. Véronèse a
peint les amours de Mars et Vénus trois fois, avec des variations qui jouent plus ou moins
subtilement sur la force sensuelle de l’image121. Plus précisément, toutes les versions
adoptent le motif de la femme tiraillée entre l’amant et l’enfant, ce qu’il a exploité aussi
dans ses interprétations du motif de « Vénus et Adonis ». Dans son Vénus et Adonis avec
Cupidon et des chiens (vers 1580), par exemple, Adonis tient l’un des seins de Vénus et la
déesse enlace son amant avec un bras, tandis qu’elle repousse Cupidon avec l’autre122.
Dans un autre tableau sur le même thème, Vénus se penche en arrière avec un bras levé
pour embrasser Adonis – dans une posture typique d’une bacchante – tandis qu’il saisit
120 Sur cette gravure, voir Turner, 2017, p. 154-156. Sur Scultori, voir Albricci, 1976.
121 En dehors de Mars et Vénus réunis par Cupidon, les deux autres sont Vénus, Mars et Cupidon avec un cheval, à la Galleria
Sabauda à Turin, et Mars et Vénus avec Cupidon et un chien, au Scotland National Galleries, Edinburgh.
122 Kunsthistorisches Museum, Vienne. Sur la datation de la peinture, voir Pignatti, Pedrocco, 1991, p. 249, fig. 175 ;
Zamperini, 2014, p. 270.
le la it de vénus 289
Fig. 13. Francesco Xanto Avelli, Plat de majolique historié (1532). British Museum, Londres. © The
Trustees of the British Museum.
un de ses seins et que Cupidon se cache sous les jambes de sa mère123. Le même motif
revient dans un tableau de la série de Vénus et Mars, Mars et Vénus avec Cupidon et un chien
(vers 1580, Scotland National Galleries), dans lequel Mars déshabille Vénus, tandis que
l’attention de la déesse est distraite par un Cupidon qui joue avec un chiot à ses pieds.
Dans une variante de l’atelier de Véronèse au Musée Condé de Chantilly, le motif de la
femme divisée entre l’amant et l’enfant est encore plus explicite. Mars tient le corps de
Vénus des deux bras, l’éloignant de l’enfant (Fig. 15).
Dans Mars et Vénus réunis par Cupidon, cependant, on remarque une différence : il y a
deux putti, et non un seul. Comme les historiens de l’art l’ont souvent noté, il s’agit sans
aucun doute d’Éros et d’Antéros, tous deux enfants de Vénus. Selon un mythe d’ascendance
123 Collection privée. Voir Pignatti, Pedrocco, 1991, p. 161, fig. 72 (datée de 1561-63). Sur la « posture de bacchante »
de cette Vénus, voir Gould, 1990, p. 287.
2 90 gi a n n a p o mata
Fig. 14. Giovan Battista Scultori, Mars et Vénus (1539). Metropolitan Museum of Art, New York, Harris
Brisbane Dick Fund, 1927.
néo-platonique, Antéros est le jeune frère que Vénus donne à Éros pour que celui-ci ait
un compagnon avec lequel grandir124. À la Renaissance, la paire est chargée de diverses
significations allégoriques – entre autres, l’amour charnel contre l’amour spirituel, Éros
étant identifié au premier et Antéros au second125. Véronèse a déjà peint les deux frères
dans Vénus et Mercure présentent à Jupiter Éros et Antéros (vers 1560)126. Ici aussi Vénus offre
son sein, alors que, à ses pieds, Éros joue avec son manteau et le plus jeune Antéros dort
sur les genoux de Mercure. Il s’agit d’une image de fertilité et d’harmonie conjugale, sans
connotation sexuelle.
Il en va différemment pour Mars et Vénus réunis par Cupidon. Ici Antéros (le putto
le plus petit) retient le cheval de Mars, en accord avec sa qualité d’emblème de l’amour
spirituel. Éros, en revanche, joue le rôle d’incitateur à la passion sexuelle en joignant les
jambes gauches des amants. Il est intéressant de noter que l’analyse à rayons-X de l’image
a montré que Éros ne faisait pas partie de la première conception du tableau par Véronèse :
il s’agit d’un pentimento – un changement introduit par l’artiste à une étape plus tardive.
124 Voir Campbell, 2004, p. 70, 215, et, plus en général, Beecher, Ciavolella, 1992. Éros et Antéros font déjà partie
de l’iconographie de Vénus et Mars dans l’Antiquité : deux fresques pompéiennes représentent le dieu et la déesse
avec les deux erotes de chaque côté. Sur l’iconographie antique de Vénus et Mars, voir Lagi De Caro, 1988.
125 Voir la littérature citée dans Zamperini, 2014, p. 280.
126 Florence, Uffizi. Voir ibid., p. 275. Sur la datation et l’histoire de la peinture, voir la notice de Thomas Dalla Costa
(no 71) dans Geretti, Castri, 2012, p. 255-257.
le la it de vénus 291
Comme Alan Burroughs l’a écrit, les couches de la peinture révèlent « l’effort critique que
l’artiste a mis dans la réalisation de cette composition apparemment simple »127. Véronèse
a effectué plusieurs changements majeurs en cours de route. Il a substantiellement corrigé
la pose originale de Vénus, dont la tête, la nuque et l’épaules étaient originellement inclinés
vers la droite, plus près de Mars. Il semble avoir voulu créer plus de distance entre les
deux figures, comme il y a aussi de « vagues indications » que la tête de Mars reposait à
l’origine sur la poitrine de Vénus. Il y a des signes, en outre, indiquant que Véronèse avait
d’abord l’intention de vêtir sa Vénus. En la déshabillant, le peintre a obtenu une déité
plus olympienne, plus dignifiée : comme l’a dit Burroughs, ce n’est pas un « être humain
à moitié drapé », c’est « une déesse nue de la Renaissance »128. Mais le changement le
plus important est peut-être l’ajout du putto qui lie les deux amants. Dans la composition
originale, des drapés remplissaient l’espace qu’Éros occupe désormais. L’artiste l’a peint
par-dessus les plis du manteau que Mars tient devant les parties intimes de Vénus129.
Quelques années auparavant, pour sa défense face à l’Inquisition, Véronèse avait revendiqué
pour les peintres « la même licence que celle dont jouissent les poètes et les fous ». Il avait
affirmé que « quand il y a encore de la place dans le tableau, je l’orne avec des figures »130.
Il semble que ce soit exactement ce qu’il a fait avec cet espiègle Éros, qui ajoute à la scène
une ironie ludique et subtile. Le regard de Vénus et son lait sont dirigés vers lui, mais il ne
semble pas avoir envie de téter – au lieu de cela, il incite les amants à l’accomplissement
de leur passion.
Il y a clairement deux points focaux dans l’image – l’un formé par Antéros et Mars et
l’autre formé par Éros et Vénus. Dans le cas de Mars et Antéros, l’allégorie de Véronèse
représente la retenue sexuelle masculine : Antéros retient le cheval, tandis qu’un Mars
tout habillé détourne le regard de la nudité de Vénus. La maîtrise de soi de l’homme face
à la tentation sexuelle féminine est un thème que Véronèse a peint à plusieurs reprises,
notamment dans l’une des quatre « Allégories de l’amour », appelée conventionnellement
Respect, qui date des mêmes années que notre allégorie de Mars et Vénus131. On trouve une
autre variation de ce motif dans la peinture de Véronèse appelée conventionnellement Le
choix entre la Vertu et le Vice (vers 1565), (Fig. 16), où le torse féminin en pierre, caché sous
les jambes du Vice, avec son mamelon en érection, représente le côté traître de la luxure,
comme le souligne le couteau dentelé auprès de sa poitrine132. Avec sa juxtaposition de
lame dure et de chair molle, et sa couleur livide comme celle d’un cadavre, ce torse féminin
nu semble avoir la même fonction que le satyre de pierre dans Mars et Vénus réunis par
Cupidon – celle de représenter la nature dangereuse du désir sexuel133.
Fig. 15. Atelier de Véronèse, Mars et Vénus (vers 1580). Musée Condé, Chantilly. © RMN-Grand Palais
(domaine de Chantilly)/Franck Raux.
Dans Mars et Vénus réunis par Cupidon, le désir est présente sous de nombreuses formes :
le cheval, tout d’abord, l’effigie du satyre également, mais surtout, bien sûr, Vénus elle-même,
avec son merveilleux corps nu, dont la chair vivante contraste avec la teinte morte du satyre
de pierre. Pour les spectateurs de la Renaissance, dans ce contexte, le sein allaitant de Vénus
peut avoir deux significations possibles. Une signification renforcerait le message de retenue
le la it de vénus 2 93
sexuelle de l’image. Si Vénus allaite, Mars devrait en effet s’en abstenir, en raison de l’ancien
tabou interdisant le rapport sexuel pendant l’allaitement134. Mais il existe une autre possibilité,
qui fait également partie de la gamme de significations du sein féminin à la Renaissance.
Le lait qui s’écoule du sein de Vénus peut signifier son excitation sexuelle – une possibilité
suggérée par son sourire enjoué et par son bras autour du cou de Mars. Il pourrait s’agir ici
d’une éjection de lait qui n’a pas à voir avec des sensations maternelles, mais plutôt sexuelles.
L’art de la fin de la Renaissance est en effet capable de représenter le fait que les femmes
allaitantes peuvent projeter du lait quand elles sont excitées sexuellement135. Aux diverses
significations du lait jaillissant d’un sein de femme dans l’art de la Renaissance (Charité,
Abondance, Nature, Nourriture), on peut ajouter la Luxure féminine. C’est ce que l’on
trouve dans une peinture de Goltzius, Vénus et l’Amour épiés par un satyre (1616) où une
Vénus apparemment engagée dans de l’auto-érotisme, fait gicler du lait de son sein, tandis
que Cupidon l’invite à l’accouplement avec un satyre qui s’approche136 (Fig. 17). On le
trouve à nouveau dans une peinture de Luca Giordano (1663) – une variation de plus sur
le thème de Vénus et Mars (Fig. 18). On y voit la déesse se penchant vers Mars, bien plus
intéressée en son amant qu’à Cupidon sur ses genoux. Le jet de lait de son sein frappe l’enfant,
qui recule – désagréablement surpris – avec un effet presque comique. Le sous-entendu
érotique est beaucoup plus clair que chez Véronèse : Giordano situe le satyre de pierre
juste entre les jambes de Vénus137. Et peut-être à cause de ce manque de réticence, l’image
perd complètement la majesté et le mystère qu’elle avait dans le tableau de Véronèse. Nous
sommes alors face à un couple d’êtres humains ordinaires ; nous n’observons plus, avec
respect mêlé d’admiration, les amours des dieux.
Dans l’art de Véronèse, nous vivons dans un monde où les exploits érotiques des dieux
païens sont vu comme transcendant les limites humaines. Le critique d’art du xviie siècle,
Marco Boschini, écrit à propos de Véronèse que « les dieux suprêmes lui ont permis d’insérer
leurs portraits dans ses œuvres, et c’est pourquoi chaque figure de Paul a quelque chose
de céleste138 ». Dans la peinture de Véronèse, comme dans la vision de Poliphile, Mars
134 Comme le note Sperling, 2016, p. 286 : « an imminent violation of the prohibition (of intercourse with a lactating
woman) is suggested by positioning Mars just below the right breast that Venus is offering in the typical V-hold of
a nursing woman ».
135 Le réflexe d’éjection du lait est lié à l’ocytocine, hormone qui joue un rôle important dans l’induction des contractions
utérines lors de l’accouchement et dans la stimulation de la lactation. Les recherches sur l’ocytocine ont attiré
l’attention sur le rapport entre l’allaitement et le plaisir féminin, notamment sur le fait que le réflexe d’éjection du
lait peut être déclenché par l’excitation sexuelle. Voir Magon, Kalra, 2011. Les études sur le rôle de l’ocytocine dans
les aspects sensuels de l’allaitement maternel ont été lancée par Newton, 1955 et 1973. Sur Newton, voir Martucci,
2018.
136 Voir Nichols, 2013, pl. 57, p. 162-164. Dans une autre peinture par Goltzius, intitulée Jupiter et Antiope (1612, collection
privée), un enfant satyre stimule le sein d’Antiope endormie, tandis que Jupiter, en guise de satyre voyeur, regarde
ses parties génitales. Voir Ibid., pl. 32, p. 145-147 ; de Vries, 2016, plaque 27, p. 52-54.
137 Une autre Venus lactans apparaît dans une peinture postérieure par Giordano, Jeunesse tentée par le Vice (1664,
Frankfurt, Staedelsches Kunstinstitut). Vénus fait jaillir son lait sur un jeune homme, mais Minerve le détourne avec
son bouclier. Un satyre syphilitique dans la peinture met sinistrement en garde le spectateur contre les conséquences
désastreuses d’une vie dissolue. Le lait de Vénus est là un vecteur de corruption morale et physique. Une Venus lactans
représentant les périls de la luxure avait déjà été peinte par l’artiste Néerlandais Otto van Veen dans son Allégories
des Tentations (1648 ; Stockholm, National Museum). Sur ce tableau, voir Rosenthal, 2007, p. 219-42.
138 M. Boschini, La carta del navegar pitoresco, 1660, ed. Ann. Pallucchini, Venise, Istituto per la collaborazione culturale
Venezia-Roma, 1966, p. 732-733 : « Le supreme Deità gli hanno permesso il poter inserire nelle sue opere i Ritratti
loro ; e per questo ogni figura di Paolo ha del Celeste ».
2 94 gi a n n a p o mata
Fig. 16. Paul Véronèse, Le choix entre la Vertu et le Vice (vers 1565). Frick Collection, New York. © The
Frick Collection.
et Vénus s’embrassent « non pas avec des blandices et des caresses humaines, mais avec
des gestes et de l’affection divins139 ». La Venus lactans de Véronèse offre à ses spectateurs
139 Hypnerotomachia, vol. 1, p. 368 : « non cum humani blandimenti et charitie, ma cum divini gesti et affecto ».
le la it de vénus 295
Fig. 17. Hendrik Goltzius, Vénus et l’Amour épiés par un satyre (1616). Louvre, Paris. © RMN-Grand Palais
Art Resource, NY.
un aperçu d’une expérience divine de la maternité qui transcende les tabous humains, et
accepte ainsi les réalités physiologiques du corps féminin. Malgré la théorie queer, il n’y
a absolument rien d’étrange – au contraire, tout est entièrement et physiologiquement
normal dans le lien entre plaisir et allaitement, pour lequel Francesco Colonna a inventé
le splendide oxymore impura suavitas.
Nous avons vu comment l’iconographie moderne de l’allaitement est marquée par
une franche reconnaissance de la sensualité – de l’intimité pure, mais sensuelle de la
représentation naturaliste de Maria lactans jusqu’à la lubricité de la satyresse allaitante.
Nous avons vu que le geste d’offrande du sein est utilisé comme un motif artistique pour
représenter toute la gamme d’expressivité du corps maternel, du sens le plus spirituel au
sens le plus bestial. Entre ces deux extrêmes, Mars et Vénus réunis par Cupidon de Véronèse
atteint un équilibre presque miraculeux. Dans cette peinture, la signification érotique du
sein allaitant n’est présente que comme une possibilité, non pas révélée, mais suggérée par
l’espièglerie de Vénus, qui contraste fortement avec la sombre retenue de Mars. Tout à fait
à l’aise dans son corps allaitant, Vénus semble amusée, non embarrassée, tandis que son
lait coule en présence de son amant. Le lait fait naturellement partie de la scène d’amour,
tout comme l’eau qui coule sur la roche fait partie du paysage sylvestre. Offre-t-elle son
sein au putto à ses pieds ? Ou révèle-t-elle son désir pour son amant ? Image sereine de
l’amour, maternelle et érotique, la déesse sourit, et en souriant elle garde son secret.
2 96 gi a n n a p o mata
Fig. 18. Luca Giordano, Vénus, Cupidon et Mars (1663). Museo Nazionale di Capodimonte,
Naples. Photo-Credit : Scala/Art Resource, NY.
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Christine Orobitg
De nombreuses études, certaines déjà classiques, se sont penchées sur les discours
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sur le lait et l’allaitement fait l’objet d’un investissement très fort par des imaginaires de
toute nature : dans les traités consacrés à l’éducation du prince, le choix de la nourrice est
fondamental ; les récits légendaires évoquent des héros élevés par des louves (ou autres
animaux) et les traités médicaux accordent également une grande importance au lait, à
sa qualité, à l’allaitement et au choix de la nourrice. Dans tous ces discours, le lait est un
élément essentiel, dans la mesure où il est vecteur d’identité et où il façonne l’être de
l’enfant. Le lait qui alimente le nourrisson détermine son essence physique et morale, sa
manière d’être présente et future. Le lait n’est donc pas un aliment comme les autres, il ne
se contente pas de nourrir, il modèle l’individu. Le lait se voit donc doté d’une puissance
particulière.
Ces aspects acquièrent une résonance particulière dans l’Espagne de la première
modernité. L’Espagne de cette période (et c’est ce qui fait sa spécificité face aux autres
pays d’Europe) connaît une série de mutations mobilisant des questions d’identité
religieuse et culturelle. En 1492, un décret royal expulse d’Espagne les juifs, forcés de
choisir entre expulsion et conversion. La grande majorité d’entre eux choisit l’exil, mais
certains juifs (notamment ceux ayant des responsabilités importantes à la cour ou au sein
de certaines institutions) choisissent de se convertir. Certaines familles juives s’étaient déjà
converties bien avant, à la fin du xive et au xve siècle, sous la pression des pogroms et des
discriminations. Ces chrétiens d’origine juive (parfois lointaine et remontant à plusieurs
générations) sont appelés conversos (convertis). Les musulmans sont expulsés du royaume
de Castille en 1502 et du royaume d’Aragon en 1525 : comme les juifs, ils devront choisir
entre expulsion et conversion. À la différence des juifs, la grande majorité des musulmans
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 305-321
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127441
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
30 6 c h r i s t i n e orob itg
2 B. de Gordon, Lilio de medicina, traduction castillane anonyme, Séville, Meinardo Ungut et Estanislao Polono,
18 avril 1495, fol. 115r : « La sangre naturalmente va a las tetas & convierte se en natura de leche en tres casos : o en
la muger que concibió, o en la muger que parió o en la muger que sus menstruas son detenidas ».
imagin air e de l’in f ection contre efficacité du ba ptême 3 07
3 Bartholomeus Anglicus (Barthélémy l’Anglais), Libro de propietatibus rerum, traduction castillane de Vicente
de Burgos, Tolède, Gaspar de Ávila, 1529, fol. 38v : « ca la materia de la leche es la sangre muy cozida en las tetas,
(…) que leche no es otra cosa que sangre digerida y no corrompida ».
4 Anglicus, op.cit, fol. 61r : « Ca después que la muger ha avido su criatura si por ventura ella no avía gastado toda la
sangre que era en la madriz para su criación, la misma sangre después sube a las tetas por los naturales conductos e
aquí se emblanquece por la virtud del grande calor que es ende e toma la forma de leche ».
5 Luis de Granada, Introducción del símbolo de la fe, éd. de José María Balcells, Madrid, Cátedra, 1989, p. 460-470 :
« Y es cosa de admiración que la sangre que iba a sustentar al niño cuando estaba en las entrañas de su madre, acude
luego, como si tuviera juicio y discreción a estos dos pechos, hecha ya de sangre leche, que es manjar suavísimo y
delicadísimo, cocido ya en los pechos de la madre, y proporcionado al estómago delicado del niño recién nacido ».
6 de Gordon, op.cit, fol. 115r : « La leche se multiplica por la muchedumbre de la sangre & por su bondad. E assí se
amengua la leche por la poquedad de la sangre o por su maldad ».
30 8 c h r i s t i n e orob itg
Les liens étroits qui unissent, dans le discours médical, le lait au sang ont des conséquences
fondamentales dans la mesure où le sang (et par voie de conséquence le lait) est pensé
comme le vecteur et le support de l’être9. Directement issu du sang, le lait intervient de
7 Luis de León, La perfecta casada, éd. de Mercedes Etreros, Madrid, Taurus, 1987, p. 272.
8 J. Gutiérrez de Godoy, Tres discursos para probar que están obligadas a criar a sus pechos todas las madres cuando
tienen buena salud, fuerzas, buen temperamento, buena leche y suficiente para alimentarlos, Jaén, Pedro de la Cuesta,
1629, fol. 96v-97r : « fácil es provar que las inclinaciones y costumbres, buenas o malas, tienen la mayor parte de
su origen en la leche, porque la leche es alimento a que se acostumbran los niños tiernos y delicados dos años, y
así necesariamente della se les a de engendrar sangre y humores muy semejantes a los de sus amas, de quien fue
hecha […] y assí juzga este Filósofo por grande maldad viciar la natural nobleza y pureza que el hombre sacó de los
principios de su generación, con la leche de mujeres viles, criadas y esclavas, o de estrañas y bárbaras naciones que
muchas vezes son feas, suzias, asquerosas, torpes y deshonestas ; de las quales necesariamente a de resultar contagio
en el niño a quien dan su leche ».
9 Sur ce point : Orobitg, 2018.
imagin air e de l’in f ection contre efficacité du ba ptême 3 09
La corrélation posée entre lait, sang et être a des implications directes dans le discours
sur les nourrices. Divers textes traitent du choix des nourrices et formulent des critères
pour choisir la bonne nourrice11.
Le Libro del parto humano de Francisco Núñez de Coria évoque l’accouchement,
l’allaitement, les suites de couches et les maladies des enfants en bas âge. Cet ouvrage a fait
l’objet de plusieurs éditions : Alcalá, Juan Gracián, 1580 ; Zaragoza, Pedro Verges, 1638 (nous
avons utilisé cette édition) ; Valencia, Vicente Cabrera, 1693. Le chapitre XI est consacré à
« Qué propiedades ha de tener la Ama que cría y da leche al niño y qual leche sea mejor y
que remedios ay para que venga la leche si falta y quanto tiempo ha de mamar » (« Quelles
qualités doit avoir la nourrice et quel lait est le meilleur ; remèdes pour faire monter le lait,
si le lait manque, et combien de temps le nourrisson doit téter »). Selon Núñez de Coria, si
la mère ne veut ou ne peut allaiter on choisira une nourrice aux caractéristiques suivantes :
Mais si la mère ne peut allaiter son enfant, soit parce qu’elle est malade, ou affaiblie,
ou bien parce que son lait est corrompu, dans ce cas, il sera préférable de chercher une
nourrice qui ait les caractéristiques suivantes. En premier lieu, il faut qu’elle ait un bon
teint, une poitrine ferme et ronde, et des seins généreux12.
D’ailleurs, pour illustrer les qualités de la bonne nourrice, notre médecin cite un
sonnet latin de Jean Ursinus (médecin français du xvie siècle, auteur de plusieurs traités
de médecine en vers) qui célèbre la nourrice idéale et que notre auteur traduit en castillan :
Mas antes quiero que vengas escogida / Mais auparavant je veux que tu sois
entre las bellas delicadas Damas, / choisie parmi les Dames belles et délicates,
10 Iñ. López de Mendoza, Refranes que dizen las viejas tras el huego, (Séville, 1508), éd. d’U. Cronan, Revue Hispanique,
XXV (1911), proverbe no 406 : « Lo que en la leche se mama, en la mortaja sale ». Le même proverbe apparaît aussi
dans O’Kane, 1959, p. 152.
11 Sur ce sujet, voir aussi Fieldes, 1986 ; Pech-Pelletier, 2007 ; Pech-Pelletier, 2018.
12 Núñez De Coria, Libro del parto humano, Saragosse, Pedro Verges, 1638, fol. 63 r : « Empero si la madre no pudiere
criar su hijo o porque está enferma, o flaca, o porque su leche está corrompida, en tal caso mejor será buscar un ama
que tenga estas condiciones. Primeramente, que tenga buen color, el pescueço redondo y firme y recio, y el pecho
ancho ».
310 c h r i s t i n e orob itg
13 Núñez de Coria, op. cit., fol. 64r. La nourrice est successivement comparée à Vénus, à Hélène de Troie et à Cléopâtre.
14 Núñez de Coria, op. cit., fol. 64r.
15 Id.
16 Núñez de Coria, op. cit., fol. 64r : « Lo quarto, que sea muger de bien, de buenas costumbres y templada y no
furiosa, ayrada ni muy grave, ni muy medrosa, porque estas passiones y alteraciones del ánimo son muy perjudiciales
para el infante : la razón es, porque corrompen la leche y el infante, juntamente con la leche que mama, toma las
costumbres y condiciones del ama, porque como dize el Galeno, las costumbres del ánimo siguen la complisión del
cuerpo ».
17 Núñez de Coria, op. cit., p. 64r : « [P]or ende se debe mucho advertir que no dé leche muger terrible de condición,
o luxuriosa, adúltera de mal vivir ».
18 Núñez de Coria, op. cit., p. 64r et v.
imagin air e de l’in f ection contre efficacité du ba ptême 31 1
Les mêmes idées, selon lesquelles le lait transmet l’être et les qualités morales, appa-
raissent chez les moralistes comme Marco Antonio de Camós qui, dans sa Microcosmia
y govierno universal del hombre (1592), accorde donc la plus grande des attentions à la
sélection des nourrices, que l’on choisira « sages, vertueuses et bonnes » (« cuerdas,
honestas y buenas19 »).
Les textes consacrés à l’éducation du roi attachent également une importance capitale
à la nourrice. Les Siete Partidas sont un corpus normatif rédigé au xiiie siècle, sous le
règne d’Alphonse X, mais constituent aussi une véritable encyclopédie dans la mesure
où, au-delà de son intention normative, ce texte traite de sujets philosophiques, moraux
et religieux. L’influence des Siete Partidas ne se limite pas à la période médiévale et sera
grande jusqu’au xixe siècle : une édition des Siete Partidas, commentée et glosée par
Alonso Díaz de Montalvo sera publiée à Séville en 1491 et fera l’objet de 8 réimpressions
(jusqu’en 1528). Une seconde édition, glosée par le juriste Gregorio López, sera publiée
en 1555 et fera l’objet de 15 rééditions, jusqu’en 1855. Il s’agit donc d’un texte majeur dans
la construction des systèmes de représentation, du Moyen Age au xixe siècle.
La Seconde Partida évoque les nourrices et les critères pour choisir une bonne nourrice.
Intitulée En qué manera deben ser guardados los fijos de los reyes, la loi 3 du Título VII de
la Seconde Partida déclare que l’enfant « reçoit beaucoup de la nature de sa nourrice »
(« recib[e] mucho del contenente del ama »). Par conséquent les nourrices des jeunes princes
devront être « bien faites, saines, et belles, de bonne famille et aux mœurs vertueuses »
(« bien conplidas, et sanas, et fermosas, et de buen linage et de buenas costumbres20 »).
Dans une perspective similaire, le jésuite Juan de Mariana consacre un chapitre entier
de son De rege et de regis institutione (1598) au lait, à l’allaitement et aux nourrices. Ce
développement ne s’adresse pas qu’aux princes et au roi, mais concerne au contraire la
société tout entière, comme le montre, dans le texte, l’emploi du pronom de première
personne du pluriel nosotros (« nous »). Le texte de Mariana se présente donc comme un
texte qui prétend réguler la société espagnole tout entière (et non seulement la personne
et l’éducation du roi). Pour Mariana, le lait détermine directement l’être de nourrisson.
L’enfant qui boit un lait étranger modifie son identité, il cesse de ressembler à ses parents,
empruntant à sa nourrice des caractéristiques physiques et morales. De là que les enfants
de l’aristocratie, confiés à des nourrices, ressemblent si peu à leurs parents :
Quoi d’étonnant que parmi les nobles de notre pays, les enfants ressemblent si peu
à leurs parents, qu’ils soient de petite taille, qu’ils soient différents de leurs parents
dans leurs mœurs, leur force et leur caractère, si le fait d’être nourri par un autre lait
change nécessairement tout21 ?
19 M. A. de Camós, Microcosmia y govierno universal del hombre christiano, Barcelone, Pedro Malo, 1592, p. 120.
20 Alfonso X, Las Siete Partidas, texte compilé et commenté par Alf. Díaz de Montalvo, Séville, Meinardo Ungut
et Estanislao Polono, 1491 (éd. facsimilé : Valladolid, Lex Nova, 1988, avec une introduction de G. Martínez Díaz),
Partida 2, Título VII, loi 3.
21 J. de Mariana, Del rey y de la institución real, in Obras (BAE, vol. 30), Madrid, Atlas, 1950, p. 300 : « ¿Qué de extraño
que entre nuestros nobles los hijos salgan tan poco parecidos a los padres y sean de mezquina estatura y tengan
distintas costumbres y diferentes fuerzas y carácter, si alimentados con otra leche ha de cambiar forzosamente
todo ? ».
312 c h r i s t i n e orob itg
Le développement consacré par Mariana aux nourrices repose tout entier sur l’idée
que l’être et le caractère se transmettent par le lait, qui n’est qu’un dérivé du sang : « Le lait
est-il autre chose que du sang lui-même, dont le fœtus a été nourri dans l’utérus, même
s’il présente une autre couleur22 ? ». Le choix de la nourrice revêt dès lors une importance
fondamentale, car celle-ci peut, par sa « mauvaise nature », gâter définitivement le
nourrisson qu’elle allaite :
Nous devons examiner maintenant le caractère et les mœurs des nourrices, et surtout,
déterminer, si elles sont vraiment indispensables pour élever les enfants car bien souvent
par leur faute, et seulement par leur faute, les meilleurs caractères sont viciés, de sorte
qu’ensuite aucun art ni aucune éducation ne peut corriger les défauts que l’enfant a
bus dans le lait23.
Choisie sans discernement, la nourrice « infecte » le sang de l’enfant, corrompant son
caractère, ses mœurs, son être tout entier :
Nous choisissons la première nourrice qui se présente, sans aucun discernement, et en
privilégiant avant tout le fait qu’elle ait beaucoup de lait, sans accorder d’importance
au fait qu’elle puisse avoir un caractère vicié, par lequel elle peut infecter le corps et
l’âme de nos enfants, qui peuvent ainsi être corrompus et contaminés par les mauvaises
mœurs de leur nourrice24.
Plus qu’un aliment, le lait est le vecteur de l’être et, donc, le lieu de toutes les transmis-
sions, de toutes les contaminations. Ces représentations prennent un sens particulier dans
l’Espagne du xve, du xvie et du xviie siècle, obsédée par la « pureté de sang ».
En comparaison des autres pays d’Europe, l’Espagne présente une spécificité qui
consiste, précisément, dans l’adoption de ces statuts de pureté de sang.
Il convient d’abord de rappeler ce que sont ces dispositions et leur contexte d’apparition
et de développement. L’Espagne a vécu pendant longtemps (sept siècles et même beaucoup
plus, si l’on prend en compte la présence du judaïsme dans Péninsule Ibérique) une situation
22 de Mariana, op. cit., p. 499 : « ¿Es acaso la leche otra cosa que la misma sangre de que se alimentó el feto en el
útero, por más que se presente de un color distinto ? ».
23 de Mariana, op. cit., p. 499 : « Debemos ahora examinar de qué carácter y costumbres deben ser las nodrizas, y
sobre todo, si son indispensables para la educación de los niños, pues no pocas veces por su culpa, y sólo por su
culpa, se vician las mejores índoles de modo que luego no basta arte ni cuidado alguno para remediar las faltas que
han bebido junto con la leche ».
24 de Mariana, op. cit., p. 501 : « Tomamos las nodrizas que primero se nos presentan sin ninguna clase de discernimiento,
sin atender más a que si tienen o no abundante leche, importándonos poco que traigan consigo un mal carácter
con el cual pueda inficionarse el cuerpo y el alma de nuestros hijos, y corromperse con el contagio de sus malas
costumbres ».
imagin air e de l’in f ection contre efficacité du ba ptême 31 3
de coexistence (loin d’être idyllique, comme on la dépeint souvent) entre trois religions
(Christianisme, Judaïsme et Islam) qui a engendré des situations de cohabitation entre
les populations. Les Juifs sont expulsés d’Espagne en 1492 et, officiellement, il n’y a plus
de musulmans en Espagne à partir de 1502 (pour la Couronne de Castille) et 1525 (pour
la Couronne d’Aragon). Comme les juifs en 1492, les musulmans doivent choisir entre
conversion et exil. Ces conversions forcées ne sont pas, comme on l’imagine bien, toujours
sincères et on observe des phénomènes de cryptojudaïsme et de cryptoislamisme. Bien que
tous ses habitants soient officiellement chrétiens, l’Espagne du xvie et du xviie siècle se
caractérise par une scission très nette entre cristianos viejos (« vieux-chrétiens », c’est-à-dire
chrétiens de souche chrétienne ancienne) et cristianos nuevos (« nouveaux-chrétiens »,
c’est-à-dire chrétiens d’origine plus récente, juive ou musulmane). La langue et l’usage
courant établissent d’ailleurs une différence à l’intérieur de ces nouveaux chrétiens, qui sont
soit moriscos (« morisques », c’est-à-dire chrétiens d’origine musulmane), soit conversos
(« convers », c’est-à-dire chrétiens d’origine juive).
Alors qu’il n’y a plus de juifs ni de musulmans en Espagne, on assiste à la même époque
au développement des « statuts de pureté de sang » : il s’agit de dispositions privées,
écartant de diverses corporations ou institutions (les universités, les confréries laïques, les
corps des autorités municipales ou des fonctionnaires municipaux, les ordres religieux…)
tout individu au sang « impur » c’est-à-dire descendant d’ancêtres juifs ou musulmans.
Cette « pureté de sang » (absence d’ancêtres juifs et musulmans) devait être prouvée en
remontant jusqu’à quatre générations en amont de celle du postulant. Ces statuts de pureté
de sang donnent lieu à tout un commerce (des enquêteurs étaient chargés de collecter les
pièces et de recueillir des témoignages afin d’établir les certificats de pureté), mais aussi
à beaucoup de polémiques et de déchirements : régulièrement paraissent des « libros
verdes » anonymes qui révèlent (à tort ou à raison) les origines infamantes (juives ou
musulmanes) de telle ou telle famille, et l’accusation d’« impureté » était une stratégie
courante pour écarter un rival d’une charge convoitée.
Ces statuts s’expliquent par un contexte de compétition sociale dans certaines villes,
où les vieux chrétiens voient des conversos (chrétiens d’origine juive) accéder à des charges
prestigieuses : les statuts de pureté de sang sont une disposition qui permet de les écarter
de diverses corporations, charges publiques et institutions prestigieuses.
On notera enfin que les statuts de sang ne relèvent pas du dispositif légal d’État : la
monarchie catholique n’a jamais adopté de statuts excluant les nouveaux-chrétiens. Il
s’agit, toujours, de dispositions privées, relatives à une corporation ou une institution.
Mais l’État n’a jamais rien fait non plus pour les empêcher. Il a juste, sous Philippe IV,
limité l’enquête à trois pièces probantes.
On rappellera aussi que l’Inquisition ne poursuit les nouveaux-chrétiens que dans les
cas de cryptojudaïsme et cryptoislamisme : le Saint Office ne prend pas parti dans ces
questions de pureté de sang (même s’il demande à ses membres des certificats de pureté),
se limitant à combattre les infractions contre la foi et la religion chrétienne.
La chronologie des dispositions relatives à la pureté de sang est bien connue. Le premier
statut de pureté de sang apparaît à Tolède en 1449 : il déclare tous les chrétiens d’origine
314 c h r i s t i n e orob itg
juive inaptes à occuper des charges publiques dans la ville de Tolède. L’exemple tolédan fait
rapidement école et s’étend à d’autres villes, mais jusqu’en 1480 la discrimination instituée
par les statuts de pureté de sang se limite essentiellement aux institutions municipales.
Entre 1480 et 1520, les chapitres des cathédrales, les Chapelles, les Ordres Militaires,
les Colegios Mayores, les Confréries, les séminaires et les ordres religieux entreprennent à
leur tour d’exiger des preuves de pureté de sang. C’est aussi au tournant du xve et du xvie
siècle, plus exactement entre 1483 et 1511, que les habitants de Guipúzcoa et de la Biscaye,
soucieux de préserver la pureté de leur sang de l’« infection », interdisent l’installation
de nouveaux-chrétiens dans leurs provinces25.
Entre 1521 et 1580 se développe une véritable obsession de la pureté de sang qui
atteint son apogée vers 1540. Le premier ordre religieux à adopter les statuts fut celui de
Saint Jérôme, soucieux de retrouver par ce moyen un prestige qui avait été perdu avec
l’apparition, au sein de l’ordre, de plusieurs cas de cryptojudaïsme. Les statuts s’étendirent
ensuite à d’autres ordres, notamment aux dominicains et aux franciscains et enfin, en
1552, aux jésuites26.
A partir de 1590, cependant, la prise de conscience des effets pervers des statuts de
pureté de sang favorise, dans les sphères du pouvoir, la naissance d’un débat et d’une
série de propositions de réforme, concrétisées sous Philippe IV. Destinée à restreindre la
« inquietud y discordia » provoquée par l’application des statuts au sein de la monarchie
espagnole, la célèbre pragmática du 10 février 1623 modifie le protocole des enquêtes de
pureté de sang : désormais, pour être considéré comme « pur », il suffira de présenter
« tres actos positivos de limpieza y nobleza27 ».
Le discours qui légitime l’exclusion de l’Autre (que ce soit par l’intermédiaire des
statuts de pureté de sang ou par l’expulsion) reprend à son compte le vieux topos de la
contamination par le lait28. Dans ses Diálogos familiares de la agricultura cristiana (1589),
le franciscain Juan de Pineda approuve très clairement l’idée qu’une femme morisque ou
conversa (il s’agit bien ici de femmes chrétiennes, ayant reçu le baptême) ne puisse pas
28 Sur ce sujet : Soyer, 2014, p. 34 et suivantes. Hering Torres, Martenza et Hirenberg, 2012.
316 c h r i s t i n e orob itg
allaiter un enfant vieux-chrétien, et se réfère pour cela à la doctrine selon laquelle le lait
n’est autre que du sang transformé :
Les hommes qui gouvernent les républiques ont très sagement disposé que les femmes
morisques ou ayant du sang juif dans les veines ne pourraient allaiter des enfants vieux
chrétiens, car le sang de ces femmes porte encore la trace des croyances de leurs ancêtres
et les enfants innocents pourraient par ce moyen recevoir quelque mauvaise influence
qui, une fois qu’ils seront des hommes adultes, aura des conséquences néfastes. Et de
nombreuses fois, j’ai entendu dire à un homme sage qu’il avait un huitième de sang
juif, et que ce huitième de sang juif ne cessait de l’importuner pour qu’il revienne au
judaïsme29.
Fray Alonso Chacón écrit en 1598 une lettre au roi dans laquelle il explique que les
enfants morisques « tètent avec le lait l’erreur et la secte de la mère, ainsi que son mauvais
exemple » (« maman en la leche del error y secta de la madre y el exemplo30 »). Francisco
de Torrejoncillo affirme aussi dans sa Centinela contra judíos (1674) que les nourrices
choisies pour nourrir les princes doivent être de sang pur. Selon lui, le lait des conversas
est un lait infecté qui ne peut qu’engendrer des perversions. S’inspirant (sans le citer)
du Discurso contra Judíos de Vicente da Costa, Torrejoncillo évoque le cas d’un judaïsant
brûlé à Valladolid trente ans plus tôt, appelé Don Lope de Vera, qui était de sang illustre
mais qui avait tété une nourrice d’origine juive : le lait de la nourrice l’avait perverti au
point d’en faire, plus tard, un judaïsant31.
Ces idées justifient l’expulsion des enfants morisques, sujet qui avait fait l’objet de
débats dans les cercles proches du pouvoir, avant la décision d’expulsion. On débattait
en effet sur l’opportunité d’expulser les enfants morisques de moins de sept ans, ou bien
de les garder et de les confier à des familles vieilles chrétiennes (ou à des orphelinats) :
l’idée affirmée par ces traités maurophobes est que les enfants morisques doivent aussi
être expulsés parce qu’ils sont infectés : ayant bu un lait corrompu qui a irrémédiablement
modifié leur être, ils ne sont pas récupérables pour la société chrétienne.
29 J. de Pineda, Diálogos familiares de la agricultura cristiana, éd. J. Meseguer Fernández, Madrid, BAE, 1963, III, p. 103 :
« Cosa es muy digna de ser provista por los que gobiernan las repúblicas que mujeres moriscas ni de sangre de judíos
criase a hijo de cristianos viejos porque aún les sabe la sangre a la pega de las creencias de sus antepasados, y sin culpa
suya podrían los niños cobrar algún resabio que para después de hombres les supiese mal y muchas veces oí decir a
un hombre de buen seso y conversación, que medio cuarto, que tenía de judío, nunca dejaba de le importunar, que
se tornase judío ».
30 Cité dans Cardaillac, 1977, p. 39.
31 Fr. de Torrejoncillo, Centinela contra judíos puesta en la torre de la iglesia de Dios, Madrid, Julián de Paredes, 1674,
p. 214.
imagin air e de l’in f ection contre efficacité du ba ptême 31 7
selon l’auteur, de la race juive), il est si toxique et malfaisant qu’une seule goutte suffit à
gâter un nourrisson32.
Le discours sur le lait de l’Autre développe ainsi tout un imaginaire de l’infection et
de la toxicité. Il convoque aussi l’imaginaire du concentré malfaisant (une seule goutte
suffit à infecter et à gâter définitivement le nourrisson). Pureté et impureté ne sont, pas,
ici, pensées sur le monde du quantitatif, mais du qualitatif : la souillure (macula) de l’Autre
est si incommensurable qu’une infime quantité de substance impure (une goutte de lait
ou de sang) suffit à polluer entièrement et définitivement.
On notera aussi qu’il n’y a pas de symétrie dans le passage entre pur et impur. Une
seule goutte de lait impur gâte définitivement le nourrisson pur mais, en revanche, une
goutte de lait pur (vieux-chrétien) ne peut pas purifier ou rédempter un nourrisson impur,
converso ou morisque. Les traités racistes et mixophobiques partent du principe qu’il n’est
pas possible à l’impur de devenir pur et que la pureté n’est pas quelque chose qui s’acquiert.
On ne peut pas devenir pur, si on a des origines impures (mais en revanche la pureté peut
se perdre très facilement). La pureté est inscrite dans le sang et donnée à la naissance. On
naît pur (ou impur), et il n’y a pas de passage possible de l’impureté à la pureté.
La législation médiévale
gieuses, et c’est bien dans ce substrat que s’enracine le discours sur la contamination par
le lait de l’Autre qui se développe au xvie et xviie siècle. Comme on le sait, la législation
médiévale ne constitue pas un corpus unique, mais se caractérise plutôt un émiettement
de dispositions, qui sont toutes relatives à des territoires. On distingue notamment entre
législation royale, législation seigneuriale, législation municipale (fueros) et législation
ecclésiastique. La législation inquisitoriale, qui légifère sur les crimes contre la foi, ne
s’occupe pas, a priori, des questions d’allaitement entre communautés.
Les informations les plus abondantes sur les nourrices et l’allaitement intercommunautaire
apparaissent dans la législation royale et dans les fueros. Les ordonnances royales interdisent,
de manière très répétée, aux femmes d’allaiter les enfants d’une autre communauté. Le roi
Alphonse X adopte ainsi diverses mesures en ce sens. Une ordonnance adoptée à Séville
le 5 février 1253 stipule « que non críe cristiana fijo de iudío nin de moro » (« qu’aucune
chrétienne n’allaite un nourrisson juif ou musulman33 »). Un ordenamiento adopté pendant
les Cortes de Valladolid, le 18 janvier 1258, précise également : « que ninguna cristiana que
non cría fijo de judío ni de moro, nin judía nin mora que non críe christiano ninguno, e
la que lo fiziere sea a merced del Rey » (« qu’aucune chrétienne n’allaite un enfant juif
ou musulman, et qu’aucune juive ou musulmane n’allaite un enfant chrétien, et que les
contrevenantes deviennent la propriété du roi34 »). Dix ans plus tard, une ordonnance
du 30 juillet 1268 condamne à l’esclavage les juives et les musulmanes qui enfreindraient
ces dispositions : « Ninguna judía nin mora non críe a su leche fijo de cristiano, nin gela
dé la que lo fisiere sea mi sierva e el precio que valdría sy se vendiese que dé la meytad al
acusador35 ». Ces interdictions seront répétées à Palencia en 1313, à Valladolid en 1322, 1351
et 1385, à Soria en 138036. Ces interdictions ont une double valeur, et une double portée :
d’un point de vue « scientifique », il s’agit d’éviter la contamination des chrétiens par un
lait (et donc un sang) allogène ; d’un point de vue social, il s’agit d’éviter les liens humains
intercommunautaires créés par l’allaitement (liens privilégiés entre l’enfant et sa nourrice,
ou entre « frères de lait »).
Ces mesures sont abondamment reprises par la législation ultérieure. Rédigé vers 1289,
le Libre de les costums escrites de Tortosa interdit aux juifs et aux musulmans d’employer
des nourrices chrétiennes37. Le 5 juin 1313, l’Infant don Juan, tuteur du roi Alphonse XI
de Castille, décrète « qu’aucune chrétienne n’allaite un enfant juif ou musulman et qu’elle
ne vive pas avec ces communautés » (« que ninguna cristiana non críe fijo de judío nin
de moro nin biva con él38 »). La même année, le Concile de Zamora (1313) interdit aux
Juifs d’avoir une nourrice chrétienne39. Des dispositions similaires apparaissent dans
une ordonnance de Pierre I Le Cruel du 30 octobre 135140. Une ordonnance de Jean I
de Castille adoptée pendant les Cortes de Soria le 18 septembre 1380 spécifie aussi « que
ninguna christiana non críe fijo ni fija de judío nin de judía nin de moro nin de mora » et
33 Répertorié dans L. Curiel, Índice Histórico de disposiciones sociales, Madrid, Escuela Social, 1946, no 109, p. 23.
34 Cortes de los antiguos reinos de León y Castilla, Madrid, RAH, 1861-1903, I, p. 62.
35 Ibid., p. 77.
36 Cantera Montenegro, 1989, p. 52-54. Soyer, 2014, p. 36.
37 Código de las costumbres escritas de Tortosa, texte édité et traduit par J. Foguet y Marsal, Tortosa, Querol, 1912, p. 84.
38 Cortes de los antiguos reinos de León y de Castilla, I, p. 227.
39 Sicroff, 1985, p. 45. Sur ce sujet, voir aussi Amador de los Ríos, 1943, II, p. 493.
40 Cortes de los antiguos reinos de León y de Castilla, II, p. 18.
imagin air e de l’in f ection contre efficacité du ba ptême 31 9
prévoit une forte amende (six cents maravédis) pour les contrevenantes41. Ces mesures
sont encore réitérées dans les Ordenanzas reales (1484) d’Alfonso Díaz de Montalvo :
Nous interdisons à toute chrétienne d’allaiter un enfant juif ou musulman, qu’il soit
fille ou garçon. Les contrevenantes devront payer une amende de six-cents maravédis
au profit du trésor royal42.
Il est interdit aux juifs et aux musulmans d’avoir des nourrices chrétiennes qui
allaiteraient leurs enfants43.
Il convient de souligner le caractère extrêmement répétitif de ces interdictions.
Ces répétitions semblent suggérer que, dans la pratique, il y avait bien des liens qui se
tissaient entre les communautés via l’allaitement mais indiquent aussi le caractère quasi
obsessionnel de ces discours mixophobiques, qui veulent imposer la séparation étanche
des communautés et l’exclusion radicale de l’Autre.
Cependant, il y a une différence fondamentale entre ces textes juridiques du Moyen
Age et du xve siècle, et les textes du xvie et xviie siècle : c’est, tout simplement, la nature
même de leur objet. Les textes du Moyen Age et du xve siècle (qui servent encore de base
juridique au xvie siècle) s’appliquent aux juifs et aux musulmans, or tous les textes qui
légitiment les statuts de pureté de sang, affirmant le caractère inférieur, pervers, toxique
même des conversos et des morisques, écartent des chrétiens, des individus qui ont eux-
mêmes reçu ou dont leurs ancêtres ont reçu (de manière volontaire ou forcée) le baptême.
Ce qui revient à remettre en cause l’efficacité du baptême.
41 Ibid., p. 305.
42 Al. Díaz de Montalvo, Ordenanzas reales, Huete, Álvaro de Castro, 11 novembre 1484, fol. 233 r : « Defendemos
que ninguna cristiana sea osada de criar nin críe fijo nin fija de de judío nin de moro. E qualquier que lo fiziere peche
seycientos maravedís para la nuestra cámara ».
43 Díaz de Montalvo, op. cit., fol. 235 v : « Nin tengan [los judíos o moros] amas cristianas para que les críen sus
fijos ».
44 Les Conciles Œcuméniques – Les Décrets, Tome II-1, Paris, Les Editions du Cerf, 1994, p. 1111.
45 Ibid., Concile de Trente, 5e session, 17 juin 1546, Décret sur le péché originel, paragraphe 1515 : « Si quelqu’un nie que,
par la grâce de notre Seigneur Jésus Christ conférée au baptême, la culpabilité du péché originel soit remise, ou
même s’il affirme que tout ce qui a vraiment et proprement caractère de péché n’est pas totalement enlevé, mais est
seulement rasé ou non imputé : qu’il soit anathème ».
32 0 c h r i s t i n e orob itg
la famille est d’origine juive ou musulmane. L’exclusion instituée par les statuts et par
leurs théoriciens présuppose donc que le baptême n’est pas efficace et fait prévaloir un
critère biologique, selon lequel c’est par le sang et le lait que se transmet l’infection,
indépendamment de toute conversion et de tout baptême. Ces présupposés sont
parfaitement contraires au dogme et aux positions chrétiennes, ce qui explique aussi
pourquoi certains ecclésiastiques (pas nécessairement d’origine juive ou musulmane)
prennent parti de manière véhémente contre les statuts de limpieza de sangre. Ce que
ces textes affirment, finalement, c’est que l’Autre est foncièrement inconvertible. La
gravité et l’intensité de la macula qu’il porte en lui sont si grandes qu’elles ne peuvent
pas être effacées par le baptême.
Les textes qui légitiment l’exclusion de l’Autre et les statuts de pureté de sang s’inscrivent
donc dans une idéologie essentialiste qui pose l’Autre comme entité inconvertible. L’être
de l’individu réside dans le sang, se transmet par le lait, et le baptême n’y change rien.
La pureté et la communauté des purs sont pensés comme un groupe fermé, un ensemble
étanche auquel il est impossible d’accéder, puisque, dans cette idéologie essentialiste, la
pureté ne s’acquiert pas (même pas à travers le baptême) : elle est reçue, avec le sang, à la
naissance, et tétée avec le lait.
On soulignera donc, pour conclure, l’instrumentalisation des conceptions médicales
sur le lait et l’allaitement (selon lesquelles le lait est un dérivé du sang et le lait transmet
l’être) au service d’un propos exclusif et mixophobique. Par ailleurs, l’examen des
discours (hostiles ou favorables) sur la pureté de sang et l’exclusion de l’Autre révèle
l’opposition de deux logiques qui s’affrontent : d’une part, une logique biologique,
essentialiste, raciste, pour laquelle l’être est contenu dans le sang et, par conséquent, dans
le lait. Pour ces penseurs, l’être ne s’efface pas et ne se modifie pas avec le baptême, et
la macula causée par les origines juives ou musulmanes perdure car elle est essentielle.
D’autre part, une logique religieuse et chrétienne, dans laquelle le baptême efface toute
macula. Tout au long du xve, du xvie et du xviie siècle, ces deux logiques vont coexister
et s’affronter par discours interposés, sans possibilité de réconciliation puisque ce qui
les oppose est aussi radical qu’essentiel : la définition de ce qui fait l’être de l’individu
et le support de cet être.
Bibliographie
J. Amador de los Ríos, Historia social, política y religiosa de los judíos de España y Portugal,
Buenos Aires, Bajel, 1943, 2 vol.
Enr. Cantera Montenegro, « La mujer judía en la España medieval », Espacio, Tiempo y
Forma, serie III, Historia Medieval, 2 (1989), p. 37-64.
L. Cardaillac, Morisques et chrétiens. Un affrontement polémique, Paris, Klincksieck, 1977.
Ant. Domínguez Ortiz, Los judeoconversos en España y América, Madrid, Istmo, 1971.
M. Escamilla-Colin, « Recherches sur les traités judéophobes espagnols des xvie et xviie
siècles », in D. Tollet (éd.), Les textes judéophobes et les textes judéophiles dans l’Europe
chrétienne, Paris, PUF, 2000, p. 27-49.
V. Fieldes, Breasts, Bottles and Babies. A History of Infant Feeding, Edinburgh, Edinburgh
University Press, 1986.
imagin air e de l’in f ection contre efficacité du ba ptême 3 21
1 Ce texte reprend, avec quelques modifications et compléments, certains des éléments publiés en introduction
Cousinié, 2011.
2 Sur le peintre, l’essentiel reste le catalogue rédigé par Schnapper, 1979, p. 48 pour le tableau ici étudié.
3 Le thème est désormais bien connu, voir Berlioz, 1988 ; Dupeux, 1991 ; Stoichita, 1995, chap. VI et Stoichita,
2011 ; Dal Prà, 1990 et 1991. Voir également Gagnebin, 1994, p. 69-92.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 323-336
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32 4 f r édér i c cousin ié
Fig. 1. Nicolas Mignard, La Lactation de Saint Bernard (1640) Carpentras, cathédrale Saint-Siffrein. Photo
de l’auteur.
« L’image de la Mère de Dieu montrant son sein à son Fils […] tirée des sermons de saint
Bernard ». De la même façon que le Christ expose à son Père « son flanc et ses blessures »,
la Vierge présente sa poitrine à son Fils : « Aucune demande – selon le texte alors attribué
S ig nifia nce des fluides 3 25
à saint Bernard que cite Molanus – ne peut donc être repoussée où se manifeste tant de
sublime charité ». La double présentation du sein et des plaies à Dieu, que redouble
encore la propre représentation du tableau destiné aux fidèles, relève du mécanisme de
l’intercession divine : le dévot s’adresse à la figure médiatrice privilégiée qu’est la Vierge,
« conduict d’eau » de la grâce et d’une sagesse divine elle-même comparée par le saint à
une « eau coulante4 », et celle-ci s’adresse à son tour au Christ qui pourra obtenir du Père
une réponse favorable à la demande du priant. L’épisode trouvait aux yeux de Jean Molanus
une double justification. Il pouvait se fonder sur un récit légitime ; et il ne prétendait pas à
une authenticité historique mais uniquement à un sens figuré qui autorisait par extension,
en tant que leçon didactique, les représentations visuelles : « de même je juge qu’il faut
comprendre dans le même sens [figuré et non historique] l’image que l’on tire d’elles
[les paroles de saint Bernard] ». À ce double titre, de telles représentations pouvaient
entrer dans la catégorie des images dont « bien des éléments qui sont probables aux yeux
de certains hommes compétents ou aux yeux du peuple », peuvent être ainsi « tolérés5 ».
Or il n’en est pas exactement de même dans le cas de la scène de la lactation à laquelle
s’attache Nicolas Mignard. Cet épisode pouvait à priori se comprendre également dans
le cadre de la théorie de l’intercession : le saint « thaumaturge de l’Occident », lui-même
destiné à être l’intercesseur d’un dévot en prière devant l’image, s’adresse à la Vierge, et
par là même au Christ enfant, et obtient une réponse favorable dont l’émission lactée est le
signe visible : flux de parole contre flux de lait. Mais un tel épisode, dont la force suggestive
suscitera la reprise pour d’autres figures exemplaires du christianisme, ne pouvait trouver
de fondement aussi explicite ni dans les textes de saint Bernard, ni dans les vies anciennes
du saint pourtant riches en miracles, que traduit et publie alors avec succès le janséniste
Antoine Le Maistre en 16486. On sait que le thème n’apparaît dans l’iconographie de saint
Bernard puis dans la littérature médiévale qui lui est consacrée, qu’au tournant des xiiie
et xive siècles, soit près deux siècles après la mort du saint. C’est à partir de là seulement
que se forme une double et tardive légende où s’enracinent les représentations picturales
postérieures. Celle, attestée vers le milieu du xive siècle, du futur saint priant devant une
statue de la Vierge à l’église Saint-Vorles de Châtillon-sur-Seine, et prononçant les paroles
« monstra te esse matrem » de l’Ave Maris Stella7 qui suscitent l’émission du saint liquide.
Et celle, rapportée par un recueil médiéval d’exemples moraux, le Ci nous Dit, du jeune
saint entré à Cîteaux, trop ému et refusant de prêcher devant l’évêque de Chalons, qui
4 Bernard de Clairvaux, Sermon « En la nactivité de la Vierge Marie, sur le conduict à eau », in Id., Les Sermons,
Paris, Michel Soly, 1620, p. 511-522 et Sermon 22, p. 124 pour la parole divine. Le Christ est quant à lui « source » ou
« fontaine » de vie, désignation qui peut aussi s’appliquer à la Vierge comme en témoigne une tradition iconographique
spécifique.
5 J. Molanus, Traité des saintes images, Paris, Cerf, 1996, II, 31, p. 213-214. Le thème est présent dans le Libellus de
laudibus beatae Mariae virginis d’Arnaud de Chartres, abbé de Bonneval, dans la première moitié du xiie siècle.
6 Voir Ant. Le Maistre, La vie de S. Bernard premier abbé de Clairvaux, Paris, Antoine Viré, 1648 et nombreuses
rééditions. Seul l’épisode de la vision de la Nativité est mentionné dans les vies primitives du saint ; l’épisode est
également absent de la Légende dorée de Jacques de Voragine. De fait, le motif de la lactation mariale guérissant
miraculeusement des moines dévots est présent dans plusieurs récits médiévaux et il pouvait être conforté par son
association avec les nombreuses reliques du lait curatif de la Vierge.
7 Montre que tu es notre Mère/Qu’il reçoive par toi nos prières. Celui qui par amour pour nous/voulut être ton fils.
326 f r édér i c cousin ié
s’endort devant une image de la Vierge qui lui « mist sa saincte mamelle en la bouche et
lu apprint la devine science8 ».
Cette absence de tradition authentique, conjuguée à la nature ambiguë du thème,
avait suscité le rejet de Luther (qui écartait également celui de la double intercession),
et elle ne pouvait qu’impliquer le scepticisme ou l’ironie des protestants encore fort
actifs et mobilisés en France au xviie siècle. Elle obligea les défenseurs modernes du
saint et de ses miracles, comme Crisostomo Henriquez en 1630, Angelo Manrique en
1643 ou le prêtre Étienne Le Grand en 1651 qui faisait alors l’apologie du sanctuaire de
Châtillon, à reconnaître implicitement, malgré leurs efforts érudits, la valeur moins
historique et factuelle qu’essentiellement figurative ou symbolique du thème9. Deux
directions interprétatives s’imposaient alors. L’une qui est celle du lait comme métaphore
du don de la sagesse divine (la Vierge étant elle-même sedes sapientiae), de la science
théologique et de l’éloquence quasi surnaturelle du Doctor mellifluus, où le divin liquide
est l’équivalent de ce miel déposé par les abeilles sur les lèvres de saint Jean Chrysostome
ou de saint Ambroise10. Cette tradition, l’incorporation orale du Verbe divin qui va nourrir
la production écrite du saint, est celle dont relève le modèle iconographique bernardin
dit de la Doctrina, situant l’apparition divine devant le saint assis face à un pupitre et à
ses ouvrages : c’est la convention suivie par le tableau célèbre de Murillo au Prado ou
celui de Juan de Roelas à Séville, ainsi que par toute une tradition italienne. Et c’est aussi
à une telle tradition, mais associée ici également à l’apparition de Saint-Vorles, que fait
principalement référence la gravure de Claude Mellan, exactement contemporaine du
tableau de Nicolas Mignard, qui illustrait l’édition des œuvres complètes du saint que
publiait alors l’Imprimerie royale : le saint est en prière devant la Vierge à l’Enfant qui
vient d’apparaître au-dessus d’un autel (allusion au « miracle » de Châtillon), mais
au pied duquel sont présentés les écrits du saint, confirmant que le lait divin est bien
la source d’où procède l’œuvre monumentale du prédicateur. L’autre interprétation,
qui ne pouvait que séduire les catholiques des xvie et xviie siècles traumatisés par
l’iconoclasme protestant, est celle de l’animation miraculeuse de l’image de la Vierge
ou, dans le cas de la gravure de Mellan et plus encore dans celui du tableau de Mignard
où l’autel a disparu, de la substitution d’une apparition surnaturelle à l’image matérielle
d’un retable, démontrant le rôle décisif des images et le succès de l’intercession de la
Vierge auprès de Dieu. La variante que constitue la substitution de la vision à la statue
vient d’une certaine façon accomplir l’animation de l’image matérielle en réalisant
intégralement la présence de la divinité. En même temps, cette solution était peut-être
aussi un moyen de tenir à distance le danger idolâtre : l’image démontre sa capacité à
susciter en dehors d’elle-même la présence divine sans que celle-ci paraisse agir depuis
l’image et comme en son sein.
8 Ci nous Dit, Chantilly, musée Condé, Ms 1078, vers 1313-1330 ; voir Ci nous Dit, recueil d’exemples moraux, éd. G. Blangez,
Paris, SATF, 1979-1986, 2 vol., 705, 9-11, vol. 2, p. 205.
9 C. Henriquez, Menologium ordinis cisterciensis, Anvers, 1630, p. 159-160 ; Ang. Manrique, Cisterciensium seu verius
ecclesiasticorum Annalium a condito Cistercio, Lyon, Boissat et Anisson, II, 1643, p. 239 ; E. Legrand, L’Histoire Saincte
de la ville de Chatillon sur Seine au Duché de Bourgogne…, Autun, Blaise Simonnot, 1651, p. 168-177s.
10 Dans certaines représentations, le jet de lait touche la bouche, l’œil ou le front, moyen peut-être d’évoquer la Trinité
ou bien le triple don d’éloquence, de clairvoyance et de sagesse du saint selon Dupeux, 1991.
S ig nifia nce des fluides 3 27
Nous sommes ainsi, avec ce type d’œuvres, dans une situation particulièrement
complexe, caractéristique de l’iconographie miraculeuse, où interagissent à différents
niveaux hiérarchiques, et selon un ensemble de relations croisées ou redoublées, toute une
série d’actants ou « d’agents » différenciés, alternativement acteur, destinataire, spectateur
ou modèle (prototype) de la scène : un (futur) saint qui s’adresse à la personne divine
(Dieu, non représenté) via la représentation matérielle d’un intercesseur privilégié (la
statue de la Vierge et du Christ enfant) produite par un premier artiste (inconnu et non
mentionné) ; la divinité (Dieu) qui répond au saint soit en animant l’image, soit en substituant
une vision à l’image matérielle ; puis un ensemble d’autres représentations (de l’image
ou de la vision en présence de saint Bernard, destinataire devenu à son tour un nouveau
prototype) produites par d’autres artistes substituant un tableau à la sculpture originaire
(ici Mignard, signant et datant son œuvre), et s’adressant à de nouveaux destinataires
attendant d’inédits effets de leur contemplation du tableau et des prières dirigées vers
les prototypes des personnages représentés11. Dans ce schéma originaire, le jet lacté est
précisément l’indice extérieur de l’action cachée de la représentation matérielle, attestant
la présence et l’écoute de la divinité ainsi que l’efficacité de ses images. Le processus peut se
poursuivre avec de nouvelles œuvres qui enrichissent ou transforment la scène primitive,
comme dans le cas du tableau de Mignard, par adjonction de personnages inédits paraissant
à leur tour assister ou même participer activement à la scène originaire, qui sont, nous le
verrons, des médiateurs secondaires et supplémentaires de destinataires privilégiés ayant
initié la commande, et qui suscitent d’autres attentes et d’autres interprétations possibles.
Si le tableau suscite avant tout la mise en œuvre d’un système de relations et d’échanges
au sein d’un réseau d’agents multiples, il implique également toute une série de connota-
tions sémantiques qui, loin de s’y opposer, contribuent à intensifier et démultiplier le jeu
relationnel entre figures. Outre le rapprochement avec les allégories de la Charité dont
la Vierge est nécessairement une incarnation privilégiée, une seconde lecture possible, là
aussi centrale pour le xviie siècle, est d’ordre mystique. Dans l’œuvre clé de saint Bernard,
son Commentaire du Cantique des cantiques dont le xviie siècle français multipliera les
traductions, abondent les métaphores liquides – larmes, sang, eaux, feu et flux de lumière,
rosée, huile et parfums, mais aussi le lait issu des « mamelles » de l’Époux et de l’Épouse12
– servant à évoquer le rapport intime et unitif de l’âme du chrétien et de Dieu. Dans ce
cadre conceptuel, le jet lacté vient objectiver, comme le font ailleurs certains objets de
dévotion (scapulaire, rosaire, ceinture13, etc.), cette relation privilégiée – le sevrage et la
11 Voir le type d’analyse, distinguant, sous deux modalités « active » et « passive », « Prototype » (modèle : ici Dieu et
la Vierge), Artiste, « Indice » (œuvre), Destinataire, associés en réseau selon toutes les relations possibles, proposé
par Gell, 2009, chap. II à VII. A la différence de l’analyse proposée par Gell, hostile à l’interprétation symbolique,
nous tentons d’articuler ici approche herméneutique et sémiotique et lecture relationnelle.
12 Voir sur ces « mamelles », Les Sermons de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques. Traduits nouvellement en François
[par le Sieur de Rimentel], Paris, Jean du Puis, 1663, Sermons IX et X, p. 47-62. Voir par exemple p. 53 où le thème
de la lactation est rapproché de l’acte de la prière. Voir également le Sermon X, p. 55-56 où les « mamelles » de
l’épouse figurent « la part que ceux qui conduisent les Ames, doivent prendre à leurs biens » (« la congratulation »
qui « verse le lait de l’exhortation ») et « la compassion qu’il faut qu’ils ayent de leurs maux » (qui verse « celuy
de la consolation »).
13 Nous nous permettons de renvoyer à Cousinié, 2017, chap. II sur le rosaire où nous avons étendu ce modèle
relationnel. Nous avons étudié d’autres objets analogues dans Cousinié, 2020.
32 8 f r édér i c cousin ié
fusion orale avec « l’imago maternelle » valant comme équivalent de l’union mystique14 –,
tout comme l’ensemble des grâces, dons, vertus, dont est gratifié le saint intercesseur et,
au-delà, le fidèle qui s’adresse à lui. L’élément liquide vient ici soit se substituer de façon
originale aux plus communes émanations lumineuses qui surabondent dans la peinture
religieuse contemporaine, soit, comme dans quelques représentations de la Lactation
de Saint Bernard (et par exemple dans un tableau anonyme du xviie siècle conservé au
Carmel de Carpentras), s’articuler à une lumière divine qui est donnée comme l’origine
première du jet lacté et du miracle représenté.
La compréhension du rapport perceptif établi entre le spectateur et l’image permet
d’expliciter la nature de la relation mystique qui est en jeu. Deux éléments principaux
caractérisent ce rapport : la distance spatiale et l’élision narrative. Si quelques images
évoquent un allaitement du saint qui se réalise par succion et dans la plus grande proximité
de la Vierge et du saint15, les représentations modernes privilégient le jet à distance qui
atténue et réoriente spirituellement la dimension érotique de la scène qui se déplace
alors du côté des moins compromettantes représentations allégoriques de la Charité
chrétienne, de la Charité romaine (la scène de Cimon et Pero)16, ou de la mythologie
(Artémis d’Ephèse17, Vénus, Junon et la naissance de la voie lactée). La mise à distance
vient également marquer le privilège de la vision (et du « goût intérieur », important pour
les mystiques), sur un suspect contact tactile fusionnel : boire/voir à distance crée cette
séparation qui autorise le voir réciproque (l’Enfant au sein ne peut voir le sein par excès de
proximité), tout en maintenant un essentiel contact physique : celui du trajet du lait visible
entre sein et bouche, qui redouble celui, invisible, des « espèces » visuelles qui relient
les deux regards et rendent possible la vision. C’est l’étonnant paradoxe d’une fusion à
distance, cumulant oralité et visualité, mais entretenant toujours le fantasme d’une fusion
spirituelle et corporelle plus complète et parfaite qui est celle de la Vierge à l’Enfant que
représentait alors par exemple Pierre Mignard, le frère de Nicolas, dans toute une série
d’œuvres dont il s’était fait le spécialiste. Boire (le lait est la réponse et l’équivalent de la
voix adressée lors de la prière) et Voir paraissent ainsi échanger leurs propriétés : le boire
est comme un autre regard, voir (« boire des yeux ») est comme une autre forme de
contact et d’absorption intime de l’autre ; flux visuel émis par les yeux et émission lactée
partagent, pensait-on parfois encore, une même origine physiologique en étant également
issus des parties les plus pures du sang humain. Dans ce cumul des sens – entendre, voir,
toucher, goûter –, boire et voir s’associent enfin au service d’un croire. La vue de la vision
de la Vierge par le saint, qui exigeait distance, est redoublée et comme authentifiée par le
contact indiciaire du boire qui atteste matériellement la relation et le miracle. Cette relation
interne au tableau est dans un rapport d’homologie structurale avec la propre relation
visuelle désirante du spectateur-dévot à l’égard du tableau contemplé, présent au plus près
de l’œuvre mais tenu à distance du saint et plus encore de la Vierge. Plus précisément, on
constate qu’à la proximité corporelle immédiate du Christ et de la Vierge, correspond le
double rapport visuel et tactile (mais à distance) du saint. Pour le spectateur aspirant lui
aussi à une union intime avec la Vierge et le Christ, le seul rapport visuel distancié est, qui
plus est, non réciproque : aucune figure n’invite par son geste ou son regard le spectateur
à intégrer la scène, le seul rapport subsistant, j’y reviendrai, étant celui de l’homonymie
entre saints et commanditaires.
Nicolas Mignard ne paraît pourtant pas avoir représenté directement ce jet lacté. Il faut
supposer soit la disparition (par usure de la couche picturale), soit la censure postérieure
de cet élément par un repeint, peut-être pour prévenir ce que le thème pouvait avoir alors
d’incongru et de contestable. Le tableau sur le même thème du peintre de Langres Jean
Tassel, peint vers 1650 (Lyon, Musée des Beaux-Arts, inv. 1956-6), a ainsi subi un sort plus
cruel encore : le tableau, devenu une Vierge à l’Enfant, a été amputé pour faire disparaître
saint Bernard et ce n’est qu’une restauration tardive qui a révélé la trace du jet lacté18. La
Vierge de Mignard, quant à elle, découvre et presse son sein, mais le liquide ne semble pas
encore s’écouler ou bien a déjà touché antérieurement le saint dont les lèvres paraissent
légèrement entrouvertes, sans que l’on sache s’il prie encore ou s’il s’apprête à recevoir le
lait. La disparition de l’inscription textuelle parfois présente dans les versions antérieures
du thème qui est la demande du saint (« Montre que tu es notre Mère »), se conjugue
maintenant avec la propre disparition du jet lacté qui en constituait la réponse originelle.
Demande et réponse ne sont plus que des virtualités qu’il appartient au spectateur
d’attribuer aux acteurs principaux du miracle, venant imaginairement occuper l’espace
désormais vide qui sépare le sein de la bouche du saint. À la demande de monstration du
saint, répond en vérité non plus le lait qui atteste bien de la maternité de la Vierge, mais la
présence vive (la vision et non plus la statue animée) de la Vierge elle-même. La distance
entre personnages est donc redoublée par une prudente élision narrative, la croyance
est moins attestée qu’exigée : il faut croire que ce jet, pourtant instrument premier de la
croyance, a bien été (ou sera) émis et reçu, il faut croire qu’il est aussi destiné au spectateur
du tableau qui attend de l’œuvre et pour lui-même un don équivalent.
Enfin, troisième connotation sémantique déterminante, un tel choix figuratif a pour
effet de rapprocher ce mode surprenant de projection du lait du propre jet de sang de la
plaie du côté du Christ lors de la Crucifixion, associant ce type de représentation à la
thématique eucharistique. Une équivalence, également en place dans la scène rapportée
par Molanus, était ainsi posée entre Vierge et Christ, lait et sang : le lait comme sang, ou
le lait assimilé au corps/pain par opposition au sang/vin du Christ19. Ce rapprochement
rencontra un grand succès, d’autant plus qu’il permettait d’associer deux scènes devenues
emblématiques de la vie du saint : celle, là aussi issue d’une tradition tardive20, dite de
l’amplexus où le saint est censé recevoir dans ses bras le Christ sanglant qui paraît se
détacher de la croix, et celle de la lactation où le saint atteint une intimité analogue avec
Marie. Plusieurs représentations vont d’ailleurs associer visuellement ces deux scènes :
par exemple les fresques de Bernardino Poccetti (1598-1600) pour l’abbaye de Santa Maria
Maddalena dei Pazzi à Florence (cappella del Giglio) ; ou, plus près de nous, le frontispice
de la traduction française des Sermons de saint Bernard publiés par J. Tournet en 1620 où
les deux scènes apparaissent, côté à côte, au centre de deux roses gravées sous le titre. Dans
18 Faure, 2020.
19 Voir sur cette relation, L’Hermite-Leclercq, 1999 et Perrot, 1999.
20 L’Exordium Magnum de Conrad D’Eberbach, fin xiie-début xiiie siècle.
330 f r édér i c cousin ié
21 La double offrande du sang ou du lait est aussi le sujet d’un des tableaux de Rubens, montrant cette fois, d’après un
récit apocryphe, saint Augustin hésitant entre le sang de la plaie du Christ et le lait du sein de la Vierge : voir Saint
Augustin entre le Christ et la Vierge, vers 1615, Madrid, Academia de San Fernando. Voir J. Planamente dans ce volume.
Rubens, sans surprise, est un habitué des scènes de lactation, présentes dans plusieurs de ses œuvres : Mars, Vénus
et Cupidon, Londres, Dulwich College ; L’Allégorie de la tentation de la jeunesse, Stockholm, Nationalmuseum ; La
création de la voie lactée, Madrid, Prado, thème également traité par un autre coloriste, le Tintoret (Londres, National
Gallery). Le lait est associé dans la mythologie à Junon, Vénus (par exemple et à nouveau dans le Mars, Vénus et
Cupidon de Véronèse au Metropolitan Museum of Art), aux allégories de la Nature, à Artémis d’Ephèse, etc. Sur le
rapport entre figures de la mythologie classique et christianisme, voir Borgeaud, 1996.
22 ixe Sermon sur le Cantique des cantiques, op. cit., p. 55.
23 Cousinié, 2007, chap. 6, p. 203-204 sur le vocabulaire mystique de la fluidité, de l’écoulement, de la fusion, etc.
24 Lieu d’où sont éliminées toutes les indications spatio-temporelles et narratives associées au suspect miracle originel :
l’autel au-dessus duquel se trouvait l’image miraculeuse, la silhouette ou l’intérieur de l’église de Saint-Vorles,
l’inscription monstra te esse matrem présente dans d’anciennes représentations, la cellule monastique et l’écritoire
devant lequel se trouvait le saint dans d’autres images.
S ig nifia nce des fluides 3 31
aux commanditaires (leurs deux saints patrons : sainte Hélène, saint Louis). Ce partage
latéral implique, pour le couple central de la Vierge à l’Enfant, une identique division,
absente des versions réduites à saint Bernard et au groupe de la Vierge : la Vierge se dirige
vers saint Bernard et la Madeleine, le Christ vers sainte Hélène et saint Louis.
Cette association, où domine ainsi clairement le thème d’une série croisée d’intercessions
multiples réalisées via une image, n’est pas sans créer de nombreuses et nouvelles relations
virtuelles, à la fois thématiques et visuelles. L’une, par exemple, pourrait se développer
autour du thème de la Passion et de ses instruments, associant la Madeleine, saint Bernard
à ses pieds, sainte Hélène tenant la Croix qu’elle est censée avoir retrouvée, et saint Louis
dont on sait qu’il se procura la sainte couronne d’épines, la relique la plus précieuse de la
Sainte-Chapelle, passée de la chapelle impériale de Constantinople à Paris. La présence de
sainte Hélène est particulièrement importante et ne tient sans doute pas à la seule dévotion
d’une des commanditaires homonymes du tableau. La sainte était en effet à l’origine de
la principale relique miraculeuse de Carpentras qui est le « Saint Mors » fabriqué à partir
d’un des clous de la Passion, également retrouvé par sainte Hélène et donné à Constantin
avant de se retrouver à Saint-Siffrein25. Au couple de la Vierge à l’Enfant, répond ainsi
celui de Sainte Hélène – qui reprend le geste vers sa poitrine de la Vierge et dont la propre
maternité est peut-être aussi évoquée par l’étonnante ouverture de sa robe aux cordons
délacés comme dans certaines représentations de la Vierge –, et de son fils Constantin dont
saint Louis, autre souverain chrétien, prend ici la place. On sait que saint Bernard, gloire de
« l’Église gallicane » selon Antoine Le Maistre, était loué pour le rôle éminent qu’il avait
joué auprès de Louis VII pour l’inciter à engager une croisade dont son successeur, saint
Louis ici représenté, reprendra l’initiative. On sait aussi que d’après certaines traditions
le second clou de la Passion découvert par sainte Hélène aurait servi à former ou orner
rien moins que le diadème ou la couronne impériale de son fils (mais aussi son casque),
fondant directement la souveraineté temporelle sur une origine christique éminente.
À Saint-Siffrein, l’un des deux grands tableaux signés de Guillaume-Ernest Grève, mis en
place en 1629 par les carpentrassiens afin de remercier Dieu d’avoir écarté la peste, évoque
la remise du Saint Mors à l’Empereur et explicite cette relation : l’ex-voto monumental
représente Hélène et son fils Constantin tenant conjointement le Saint Mors, sous le signe
de la croix (qui donna la victoire à l’Empereur sur Maxence), et au-dessus de la couronne.
Une dimension politique était ainsi peut-être associée à cette image présente au sein d’un
Comtat, possession du Saint-Siège qui aurait été justement cédée à Rome par saint Louis,
mais sans cesse revendiqué par le royaume de France. Saint Louis, « nouveau Constantin »
se substituant à l’Empereur, est alors le modèle des Bourbons et de Louis XIII en particulier
qui s’identifiait à lui dans plusieurs représentations. En offrant sa couronne à Marie, saint
Louis devient le modèle de Louis XIII vouant le royaume à la Vierge en 1638 dans un geste
analogue repris par toute une tradition iconographique.
Une autre relation implicite est celle qui associe saint Bernard et le Christ, relation
sur laquelle insistait par exemple une gravure du saint en présence de la Vierge à l’Enfant
qui ornait la première page d’un des livres de compte du monastère au xviie siècle26. Si
25 Voir sur cette relique, Ricard, 1862, (p. 199 sur l’ex-voto de 1629) ; Terris, 1897 ; Fabre de Saint-Véran, 1862.
26 Archives départementales du Vaucluse, Bernardines de Carpentras, 72H 2, « Livre des Capitaux et Pensions » du
monastère (1668) (B. Gaultier ex.).
332 f r édér i c cousin ié
le fondateur des cisterciens s’adresse à la Vierge (l’Enfant est tourné du côté opposé, vers
saint Louis et sainte Hélène), on sait qu’il atteint aussi le Christ voire, d’une certaine façon,
qu’il se substitue à lui ou devient son « frère » spirituel, un « frère de lait », et donc aussi
un autre « fils » de la Vierge, en étant le bénéficiaire du lait divin. Il devient ainsi, comme
plus tard saint François, un autre Christ, non pas marqué des stigmates corporels du saint
d’Assise mais jouissant de ce privilège insigne qui est l’accès au sein de la Vierge. La filiation
spirituelle (monastique) qui est celle du saint à l’égard de la Vierge devient une forme de
filiation corporelle par « l’adoption » que réalise la Vierge par le don du lait où s’établit un
contact physique entre la sainte et le saint. À cette opération répond la filiation monarchique,
à la fois spirituelle et corporelle (matérielle et généalogique) – « parenté fictive » dirait
Lévi-Strauss –, qui associe le Christ à sainte Hélène puis à Constantin et à ses successeurs
saint Louis/Louis XIII, par le biais principal des reliques de la Passion : leur transmission
atteste également de la continuité d’un contact qui relie cette fois le corps et le sang du
Christ, touché par les instruments de la Passion chargés de virtus, jusqu’à ses ultimes et
royaux détenteurs terrestres27. Enfin, bouclant et relançant à la fois la relation, au don du
lait de la Vierge ou à celui du sang du Christ qu’évoquent les reliques, répondent le propre
don de soi qui est celui du saint, bras écartés, priant et s’offrant dans son dénuement à la
Vierge, et celui, qui lui fait écho au centre du tableau, du souverain tendant sa couronne.
La mise en évidence, sur une feuille, de la signature du peintre placée aux pieds de saint
Bernard (auprès du livre, de la mitre et de la crosse épiscopale évoquant le renoncement
du saint à cette charge éminente), vaut comme la propre délégation du peintre au sein de
la scène sacrée, voire également comme sa propre « offrande » à la Vierge.
Dans ce double lait qui nourrit le saint et le Christ, ou bien dans cette équivalence posée
entre le lait de la Vierge et le sang du Christ, ou encore dans la thématique, issue du Nouveau
Testament et développée par saint Bernard lui-même, d’un propre et surprenant « lait »
d’un Christ maternel non seulement allaitant les dévots mais « fécondant » encore l’Épouse
(l’âme du fidèle) dans une autre forme d’analogie entre, cette fois, lait et semence28, vient
se révéler une étonnante circulation des fluides corporels. Car ce n’est pas seulement le lait
et le sang qui sont en jeu dans cette œuvre, mais bien d’autres fluides essentiels relevant
d’une économie générale des fluides – lait, sang, larmes, mais aussi semence et excréments.
Dans le tableau de Mignard une autre offrande symbolique, celle du baume que tient
la Madeleine dans ses mains, renvoie à d’autres fluides déterminants auxquels elle est
instantanément associée par les dévots : « l’huile parfumée » dont elle enduit le Christ,
27 Dans le cas de la monarchie française, la continuité dynastique et religieuse est assurée également par un autre fluide
qui est celui du Saint Chrême, également d’origine divine, servant à l’onction du nouveau souverain sur le modèle
du Christ à la foi rex et sacerdos, doté d’un pouvoir à la fois temporel et spirituel : c’est l’onction qui investit les rois
du pouvoir sacerdotal.
28 xe Sermon sur le Cantique des cantiques, 4-5, op. cit., p. 50-51 et 7, p. 53, à propos des deux mamelles du Christ comprises
comme marques de la patience et de la clémence à l’égard des pêcheurs, comme douceur, grâce, charité, etc. Sur
ce thème repris au xviie siècle, ses origines et ses interprétations, voir en particulier Lionetti, 1988 qui rappelle
l’origine du sein et du lait paternel.
S ig nifia nce des fluides 333
29 Sermon X, 5, op. cit., p. 58 et Sermon XII, 6, Ibid., p. 73-74 ; voir également, le Sermon « En la feste de saincte Marie
Magdeleine », dans Les Sermons de S. Bernard… par M.I.T.A.P., Paris, Michel Soly, 1620, p. 461-468.
30 Nagy, 2000 ; Roth, 1997 ; Charvet, 2000 ; Vincent-Buffault, 2001.
31 Voir par exemple le Sermon « en la feste de saincte Marie Magdeleine », op. cit., p. 461-463 : le thème des pleurs et du
parfum étant à nouveau lié à celui des « mamelles de l’épouse » et du lait de « l’exhortation » et de la « compassion ».
32 Voir Héritier, 1996 à propos des Samo du Burkina-Faso, voir également, pour d’autres contextes culturels, Godelier,
1982 ; Bonnemère, 1990 ; White, 1996, chap. 5 et 6 ; Godelier et Panoff, 1998 et D’Onofrio, 2014.
334 f r édér i c cousin ié
33 Voir aussi, dès le 1er Sermon sur le Cantique des Cantiques, op. cit., l’opposition, reprise de saint Paul (1, Cor. 3, 2), du
lait destiné aux « personnes du monde », et de la « viande » destinée, en tant que corps plus solide, aux Frères et
« personnes spirituelles » déjà instruites.
34 Nous retrouvons ici les notions de « viscosité » ou de « plasticité » de la libido définies par Freud dans les Trois
essais sur la théorie de la sexualité (1905), les pulsions sexuelles étant assimilées à un courant liquide doté de capacités
de fixation, d’adhésion, d’inertie ou aptes, au contraire, à changer d’objets et de buts : « Elles représentent comme
un réseau de canaux remplis de liquide et communiquants » (Leçons d’introduction à la psychanalyse, 1916-17 : voir
Laplanche, Pontalis et Lagache, 1998, p. 316. La métaphore liquide qui fait écho à l’importance que Bergson
donne aux pulsions, se retrouvera chez Deleuze, proche aussi bien de Freud, de façon critique, que de Bergson.
35 Voir, héritant de la notion de bio-politique issue de Foucault, Longhurst, 2001, sur les aspect sociaux, politiques,
anthropologiques liés aux fluides à l’époque et dans l’espace contemporains : étude des lieux d’hygiène, de la place
de le femme enceinte dans l’espace public, etc.
S ig nifia nce des fluides 335
ces divers acteurs et, au-delà, entre ciel et terre, divinité et humains aspirant au salut. La
diversité et la mobilité des rôles devant permettre, ce que démontre de façon exemplaire
le tableau de Nicolas Mignard, d’offrir le plus large éventail possible de figures destinées
à la médiation, à l’identification, et plus encore à cette conformation intérieure entre
humanité et divinité qui est visée en dernier lieu.
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D. G. White, The Alchemical Body. Siddha Traditions in Medieval India, Chicago, The University
of Chicago Press, 1996.
Alex a ndr a Woolley
Dans Le fort inexpugnable de l’Honneur du sexe femenin – possédé par le peintre Jacques
Blanchard – le lait maternel est décrit comme étant le « fruit d’une blanche Poitryne » et
une des « dignitez de Nature données a la Femme » qui contribue à l’« acroissement de cete
merveilleuse Beautê femenine1 ». Ce discours célébrant la vénusté du sein allaitant ne pouvait
être que partagé par l’artiste qui donna souvent une place centrale aux gorges féminines,
notamment dans ses nombreuses Charité accompagnées de plusieurs enfants. Leur poitrine
nourricière fait écho à des siècles d’exégèses bibliques où la caritas est décrite comme « mère
de toutes les Vertus ». Ces métaphores spirituelles sur l’incarnation personnifiée de l’amor
Dei et de l’amor proxemi avaient engendré une longue tradition iconographique jusqu’à la
codification de cette vertu allaitante dans les dictionnaires d’allégories, dès la fin du xvie siècle.
Jacques Blanchard renoua avec cet héritage anagogique de la Charité en Italie puis à
Paris lorsqu’il représenta à plusieurs reprises ce symbole du catholicisme militant, durant
les années 1630 alors que triomphaient les bonnes œuvres salutaires. L’engouement spirituel
que pouvait susciter ce motif iconographique auprès de sa pieuse clientèle parisienne ne
peut toutefois être pris en considération sans l’étude de l’aspect plastique de ses allégories.
Si la beauté de la Charité nourricière se devait d’exalter le concept qu’elle incarnait pour
inciter à la dévotion, l’idéalisation corporelle de cette personnification de l’amour spirituel
ne fut pas sans équivoques. En effet, Blanchard – qualifié par André Félibien comme
un artiste qui « aimoit à peindre les femmes nuës2 » – célébra le geste de l’allaitement
1 Fr. de Billon, Le Fort inexpugnable de l’Honneur du Sexe Femenin, Paris, Ian d’Allyer, 1555, p. 110 et p. 145-148. L’ouvrage
est cité dans son inventaire après-décès, retranscrit par Beresford, 1885 puis par Thuillier, 1998.
2 Andr. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages de plus excellens peintres anciens et modernes, seconde édition,
Paris, Louis Lucas, 1690, p. 181.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 337-361
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en laissant une grande place à la chair, tombant dans le piège augustinien de la volupté
corporelle, transformant ainsi toute caritas en cupiditas3.
Les généreuses allégories nourricières que Blanchard produisit presque en série tirent
leur force symbolique d’une longue tradition de littérature spirituelle qui chercha à exposer
toute la richesse du terme même de caritas. Les premières herméneutiques néotestamentaires
donnèrent naissance à la métaphore maternelle et allaitante de la charité dans la patristique
qui se concrétisa dans la scolastique. Ce conceptio se matérialisa progressivement dans
les arts médiévaux en prenant corps sous les traits d’une personnification donnant son
lait. Cette figuration fut ensuite fixée par la codification allégorique à la fin du xvie siècle,
offrant dès lors une référence commune aux artistes.
Les qualités maternelles attribuées à l’allégorie de la Charité trouvent, en effet, leur
origine dans un problème de traduction datant du début de l’ère chrétienne. Pour exprimer
l’amour de Dieu et l’amour de son prochain, la Vulgate utilise le terme de caritas pour
traduire celui d’ἀγάπη employé dans la Septante4. Ce mot – provenant étymologiquement
de carus (cher) – fût jugé plus noble qu’amor ou dilectio alors qu’il n’était aucunement
exclu d’ambiguïté et ne fixait aucune limite entre amour profane et amour sacré5. Cette
porosité donna rapidement lieu à différentes explications sur la supériorité spirituelle de
la charité fondées sur saint Paul qui présente cette vertu théologale ainsi :
La charité est patiente, elle est pleine de bonté ; la charité n’est point envieuse ; la charité
ne se vante point, elle ne s’enfle point d’orgueil, elle ne fait rien de malhonnête, elle
ne cherche point son intérêt, elle ne s’irrite point, elle ne soupçonne point le mal, elle
ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité ; elle excuse tout, elle
croit tout, elle espère tout, elle supporte tout (I Cor., XIII, 4-7).
L’apôtre confirme ensuite sa primauté en déclarant : « ce qui demeure aujourd’hui,
c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité6 ».
À partir de l’hymne paulinien exposant toute la richesse spirituelle de la caritas, la
patristique décrivit la charité comme étant « le trésor », « la reine » ou encore « la maî-
tresse » de toutes les autres vertus. Toutefois, ce fut la métaphore maternelle qui connut
le plus grand succès auprès de ces premiers théologiens. Saint Ambroise de Milan, saint
Jérôme de Stridon et saint Jean Chrysostome la définissent comme « la mère » de toutes
vertus7. Les qualités nourricières de cette mère allégorique s’affirment chez saint Zénon de
Vérone qui expliqua qu’elle était « la substance et la maîtresse naturelle de toutes les vertus
divines8 » ou encore chez saint Augustin qui la présente comme une mère nourricière
portant secours à ses enfants9. Cette image fut reprise dans la scolastique, notamment
par saint Bonaventure10 ou encore par saint Thomas d’Aquin pour qui ses qualités ont
pour finalité l’amour de Dieu11. Ainsi lorsqu’il décrivit l’Église nourrissant de son lait
l’âme de ses enfants, il souligna la puissance de la caritas eucharistique en se référant aux
Psaumes : « Dès le sein maternel j’ai été sous ta garde, dès le ventre de la mère tu as été
mon Dieu »12. Par ces métaphores bibliques, le lait maternel symbolise autant la charité
divine que la soif de Dieu13.
En parallèle à la circulation de ces exégèses sur une nourriture divine, l’allaitement
apparut progressivement dans les arts comme un symbole de la Caritas14. Dès le début du
xive siècle, en Toscane et en Lombardie, cette personnification fut sculptée sous les traits
d’une figure maternelle allaitant des enfants par Giovanni Pisano et ses élèves, alors qu’elle
était traditionnellement figurée jusque-là donnant l’aumône, depuis la Psychomachia15. En
écho à l’herméneutique thomiste, le symbole du lait incarnait l’idée de l’amour divin et
fraternel que ne pouvait traduire le simple geste du don. L’attribut offert à de nombreux
enfants la différenciait aussi d’une iconographie analogue : celle de la Virgo Lactans dont
le culte grandissait en Europe16.
L’incarnation de la Charité dans sa forme nourricière se poursuivit dans les arts au
xve siècle, notamment à Florence où les humanistes de la cour de Laurent de Médicis
revirent le concept d’amour céleste et terrestre à la lumière de la philosophie antique.
Parmi eux, Marsile Ficin dans son Commentarium in convivium platonis mit sur un même
plan les extases de saint Paul et l’Amor socraticus en ne faisant ainsi aucune différence
entre l’ἒρωϛ platonicien (éros) et la caritas chrétienne17. Il trouva ainsi en l’incarnation de
la maternelle Charité une résonnance avec les « Deux Vénus » évoquées dans le Banquet18.
Les élites éclairées florentines furent particulièrement séduites par ces herméneutiques
qui marquèrent profondément et durablement la réflexion sur l’amour à l’aube des temps
modernes et accompagnèrent indirectement la croissante séduction de son incarnation
allégorique. En effet, sa poitrine pleine de lait apparut progressivement de manière plus
généreuse chez Fra Filippino Lippi ou encore Andrea del Sarto au début du xvie siècle19.
Figurées debout avec trois enfants, ces personnifications sont sublimées par un jeu de
transparence de drapés qui laissent toujours plus entrevoir une poitrine nourricière généreuse.
8 Zénon de Vérone, lib. 1, tract. 2, no 5, PL., 11, 274 B, cité par Prat, 1953.
9 Augustin, Epistolae, CXXXIX, col. 3.
10 Bonaventure, Breviloquium, partie V, ch. 5. « La charité est mère et consommation de toutes les vertus ».
11 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIae, q. 23, art. 8, 3, aussi IIa-IIae, q. 186 art. 7, 1.
12 Psaumes, 22, 10. Thomas d’Aquin, op. cit., IIa-IIae, q. 189, art.1, réponse 4.
13 François de Sales, Les Œuvres du Bien-Heureux François de Sales, Paris, Jacques Dallin, 1647, p. 248.
14 Freyhan, 1948, p. 68-86 et Tapié, 1986.
15 Freyhan, 1948 ;Thérel, 1974 ; Norman, 1988.
16 Miles, 1986 ; voir Br. Roux « Débordements lactés » et « La relique du lait de la Vierge », dans ce volume.
17 M. Ficin, Commentarium in convivium platonis cité par Panofsky, 1967, p. 214. Aussi, sur ces herméneutiques sur
l’amour, Eslin, 2002.
18 Panofsky, 1967, p. 215-219. Platon, Le Banquet, traduction et présentation de L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011.
19 Ces fresques florentines sont respectivement peintes dans l’église Santa Maria Novella et dans le cloître dit « dello
Scalzo » (du couvent des carmes déchaux). Sur l’œuvre de Lippi, voir entre autres, Acidini Luchinat, 2011. Pour
Sarto, voir Proto et Rosanna, 2004, et plus récemment, Cappuccini, 2018. Sur l’influence des Charités de Sarto
en Europe : Weissert, 2016, Difuria, 2016.
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20 Wind, 1938.
21 Béguin, 1972 et Zerner, 1996, p. 133.
22 En 1613, l’édition siennoise fut validée par l’Imprimatur de l’Inquisition.
23 C. Ripa, Iconologia, Rome, Laepidus Facii, 1603, p. 63.
24 Ibid., p. 63-64.
25 I Cor., 10,16 et Ct., 5,10.
L e s ei n allaitan t, dessein s de la Char ité chez J acques Bla ncha rd 3 41
cœur ardent bien qu’utilisé par les « Poeti nell’amor lascivo » et les flammes de la seconde
ekphrasis renvoient à l’amour spirituel évoqué à différentes reprises dans l’Évangile de saint
Luc26. L’enfant de la première description évoque la réciprocité de la charité et la parabole
du Jugement Dernier de l’Évangile de saint Matthieu27, alors que les trois enfants de la
seconde symbolisent la supériorité de la Charité sur les deux autres vertus théologales, la
Foi et l’Espérance, en référence à l’hymne paulinien28. Enfin, l’offrande de lait ne trouve
aucune justification biblique ou théologique, alors que ce geste confirme visuellement la
primauté de la Charité. Si le don du sein est visible et représenté par le Cavalier d’Arpin, le
lait proposé par la mamelle est invisible et donc passé sous silence. Toutefois, l’allaitement
figuré dans l’Iconologia – empreint d’une longue tradition – rappelle mimétiquement que ce
liquide sustente l’âme de celui qui en reçoit les bienfaits, exposant ainsi toute la puissance
eschatologique de cette vertu dévoilée dans la littérature théologique.
Désormais, la Charité devenue portrait possédait des traits propres, reproductibles, la
rendant reconnaissable entre toutes. Son sein nourricier devint l’attribut de prédilection
de différents artistes du xviie siècle comme Jacques Blanchard qui possédait d’ailleurs
l’Iconologia29. Toutefois, au-delà de ce manuel, le peintre – comme ses confrères – s’inspira
aussi d’autres modèles iconographiques pour inscrire ses nombreuses variations de la Charité
dans la continuité de la célébration symbolique de l’amour chrétien par le don du sein.
Jacques Blanchard est l’artiste le plus emblématique de l’attrait pour cette figure allégorique
en France au xviie siècle, au point qu’elle ait pu être considérée comme son « sujet de prédi-
Fig. 3. Jacques Blanchard (1600-1638), La Charité, huile sur toile ; 135 × 103 cm. 1627.
Taiwan, Chi Mei Museum.
30 Ibid., p. 22.
31 Ibid., p. 69.
L e s ei n allaitan t, dessein s de la Char ité chez J acques Bla ncha rd 3 43
32 Ibid., p. 46.
33 Ibid., Cat. no 64, p. 206-207. Pour chaque Charité, l’auteur présente les copies et les gravures d’interprétation connues.
34 Thuillier, 1998, p. 47.
35 Ibid., p. 114.
34 4 a l exa n dr a woolley
attestent non seulement du réseau influent de l’artiste mais suggèrent aussi des liens ou
encore une connaissance du cercle dévot charitable de la capitale. En effet, les épouses
de Séguier et de Bullion étaient très proches de Vincent de Paul qu’elles assistaient en
tant que Dame de la Charité et dont elles finançaient les missions36. Face à la ferveur que
suscitait ce directeur spirituel reconnu pour ses bonnes œuvres auprès des pauvres dans
tout le royaume, Blanchard eut peut-être l’idée de concevoir de nouvelles allégories de
la Charité, en écho aux pieuses aspirations de ses commanditaires parisiens, dont elle
était l’emblème.
Le nombre de ses toiles et copies d’ateliers sur ce thème, attestent le fait qu’il répondait
bien à une demande. Bénéficiant du rôle éminent que cette vertu théologale revêtit
dans le triomphalisme catholique, la Charité était, en effet, l’une des iconographies
les plus appréciées dans les demeures privées parisiennes de la première moitié du
siècle et elle connut une grande ampleur de diffusion37. Les picturae allegoricae avaient
été encouragées par la littérature de controverse post-tridentine. Le cardinal Gabriele
Paleotti célébra l’importance de ces images en expliquant dans son Discorso intorno alle
immagini sacre e profane : « nous ne voyons pas où le peintre chrétien peut exercer son
art plus magnifiquement ou avec plus d’utilité qu’en représentant, en toute véracité, la
beauté et l’excellence des vertus, qui sont comme des pierres précieuses de la maison
de Dieu38 ». Le jésuite Louis Richeome énonça plus tard que les figures allégoriques
étaient considérées comme « fort propre pour enseigner » parce qu’elles délectaient
l’esprit « à raison de l’imitation & de la représentation d’une chose invisible, & si ayde
fort la mémoire, pour la vive impression qu’elle engrave en l’ame39 ». Les allégories
lactantes de Jacques Blanchard venaient s’inscrire dans cet enthousiasme pour les
images éloquentes. André Félibien insista d’ailleurs sur le fait qu’à son retour en France
« chacun voulut avoir quelque chose de sa main40 » et Roger de Piles célébra « la
nouveauté, la beauté, & la force de son pinceau [qui] attirèrent les yeux de tout Paris »
en précisant « que ses tableaux de chevalet se sont répandus de tous côtés41 ». Il paraît
ainsi logique que l’un des artistes les plus estimés des amateurs parisiens, dit « à la
mode » par Roger de Piles, se soit consacré à plusieurs reprises à cette thématique des
plus prisées dans la capitale.
Ainsi, dans une munificence propre à l’artiste, ses Charité nourricières situées dans
des espaces retirés du monde, veillèrent à transmettre toute la puissance du message
spirituel de cette vertu. Ses compositions sont plus chastes que sa première version
transalpine, mais exposent toujours un des deux seins symboliques. Seule une Charité,
actuellement non localisée (Fig. 5)42, montre cette figure de dos mais la blouse lâche
Fig. 6. Jacques Blanchard (1600-1638), La Charité, huile sur toile ; 110 × 136 cm. 1633. Paris, Musée du
Louvre.
dévoilant son épaule suggère qu’elle vient de nourrir l’un des petits l’entourant. Toutes
ses autres compositions sont méticuleusement construites de manière à placer la poitrine
dans l’axe de la perspective. Pour ce faire, le peintre rompit avec la tradition renaissante
des allégories en pied en présentant ses Charités assises avec les jambes allongées. Celle
du Louvre (Fig. 6), de 1633, première de ce genre, rencontra un certain succès car pas
346 a l exa n dr a woolley
Fig. 9. Giovanni Battista Pasqualini (1595-1631), Caritas, eau-forte, 300 × 219 mm, 1626. 1625-1626.
Collection privée.
348 a l exa n dr a woolley
moins de six copies d’atelier en sont connues43. Pour cette composition, il se référa à
une Charité du Guerchin de 1625-1626 (Fig. 7) et à une autre de Guido Reni datée vers
1629 (Fig. 8). Il emprunte à ce dernier la posture de la tête tournée de trois-quarts
mais aussi la ligne du décolleté de la robe qui avantage un buste plus que généreux.
L’influence de la Charité du Guerchin apparait dans le traitement des enfants et plus
particulièrement de celui qui pleure à l’extrême droite de la toile. Jacques Blanchard vu
peut-être l’œuvre italienne à Rome mais il est plus probable qu’il connaissait cette figure
par la gravure d’interprétation qu’en fit Giovanni Battista Pasqualini, en 1626 (Fig. 9).
Cette composition italienne semble également avoir inspiré la Charité mutilée de la
Courtauld Gallery peinte par le français presque dix ans plus tard, en 1637 (Fig. 10)44.
On retrouve effectivement la coiffe entrelacée et l’enfant nu présenté de dos qui se
réfugie sous le bras accoudé de la figure maternelle. L’œuvre de l’Ermitage datée de
1635 (Fig. 11)45 montrant l’allégorie allongée sur un coude donnant un lourd sein rond
à un nourrisson reprend également une Charité du Guerchin, peinte en 1610 et gravée
dès 1622 par Pasqualini encore (Fig. 12).
Fig. 14. Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin (1591-1666), Mars, Venus et Cupidon, huile sur toile,
139 × 161 cm. 1633. Modène, Galleria Estense di Modena.
Pour celle du Toledo Museum, datée de 1636 (Fig. 13)46, Jacques Blanchard trouva
à nouveau l’inspiration dans une autre œuvre du Guerchin. Contrairement à ses autres
compositions, ce fut une toile du maître italien représentant Mars, Vénus et Cupidon (Fig. 14)
qui donna naissance au concetto de cette toile. L’hommage de Blanchard apparait dans la
palette des étoffes rouge-orangé mais aussi dans certains détails. Bien que sa Charité soit
vêtue chastement et ne dénude que son sein nourricier, sa position évoque celle de la
Vénus du Guerchin qui expose sa poitrine nue. De même la gestuelle de la fillette debout
à gauche s’inspire de celle de Cupidon qui nous vise avec sa flèche. Blanchard rend
également hommage à la figure de Mars. L’étoffe rouge de sa cape fait écho au rideau qui
protège l’intimité de la figure maternelle dans les ruines antiques. Par ailleurs, le dé du
piédestal sur lequel s’adosse sa Charité est ornée de bas-reliefs représentant des guerriers
antiques casqués et vêtus d’armures. Ces références savantes suggèrent qu’il admirait
particulièrement l’œuvre de l’italien, mais attestent également de son inventivité pour
sublimer cette vertu.
Il sut ainsi renouveler cette iconographie pour toujours donner une place centrale à
la poitrine lactante47. Généreusement sphérique et abondamment gonflé par le lait, le
sein est soit donné à téter soit dévoilé par un enfant impatient. Les toiles parisiennes des
musées du Louvre (Fig. 6), de l’Ermitage (Fig. 11) et de Toledo (Fig. 13) montrent le
buste de l’allégorie de face, de trois-quarts ou de profil. Dans chacune de ces œuvres, le
sein est pris avec avidité par un des nombreux enfants grassouillets entourant la figure
maternelle. Dans les deux autres compositions connues de l’artiste représentant cette
allégorie, le geste de l’allaitement est suggéré. L’allégorie de la Courtauld (Fig. 10) et
celle connue par la gravure d’Antoine Garnier (Fig. 15) montrent des bambins potelés
posant délicatement leur main sur la poitrine pour manifester leur faim. L’iconographie
de ces enfants évoque les Bacchanales d’enfants inspirées de L’offrande à Vénus du
Titien, peintes par Nicolas Poussin ou encore sculptées par François Duquesnoy en
1626, soit l’année même où Blanchard séjournait à Rome aux côtés de ces expatriés
francophones48. Les petits figurés aux côtés des Charités du peintre dépassent souvent
le nombre de trois, imposé par l’Iconologia. Seuls les tableaux de l’Ermitage (Fig. 11)
et de Toledo (Fig. 13) obéissent à cette règle imposée par la codification allégorique.
Toutes les autres toiles du maître en proposent quatre à cinq, rayonnant de bonheur
et d’affection, leur embonpoint attestant des qualités nutritives du lait. En choisissant
d’augmenter leur nombre, Blanchard justifiait, d’une certaine façon, la taille généreuse
du sein plantureux magnifié dans ses toiles. Plus il y a d’enfants et plus la poitrine
pouvait être proportionnellement large pour signifier l’abondance nourricière de la
figure maternelle, incarnant l’amour infini de Dieu.
En dehors de ces éléments, les allégories de Blanchard ne présentent aucun autre
attribut imposé par l’Iconologia de Cesare Ripa. Elles ne montrent jamais de cœur, ni de
flamme. L’allaitement aux nombreux petits suffit à signifier l’amour, telle une synecdoque
éloquente, désignant une partie pour le tout49. Il y fait ainsi figure d’anagogie, partant
d’une représentation de la vertu nourricière pour élever l’âme dans une contemplation
de la codification mystique, visant à dévoiler le sens spirituel de l’amour divin, par le
47 Ibid., p. 20.
48 Ibid., p. 45-46.
49 Surgers, 2007, p. 303-306.
35 2 a l exa n dr a woolley
Fig. 15. Antoine Garnier (1611-1664) d’après Jacques Blanchard, La Charité, eau-forte,
360 × 258 mm. Collection privée.
L e s ei n allaitan t, dessein s de la Char ité chez J acques Bla ncha rd 3 53
renfort des saintes Écritures50. Perçu à la fois comme un symbole religieux édifiant
et comme une représentation universelle de l’amour maternel, le sein lactant de ses
Charités offrit ainsi l’esthétique d’un corps lisible, mais qui ne fut toutefois pas sans
équivoques.
Si le lait allégorique était considéré comme vertueux, le sein généreux qui l’offrait
était toutefois jugé indécent58. Suite aux critiques des Réformés qui fustigeaient les
nudités féminines dans les peintures religieuses, en comparant les Vierges dévêtues à des
« putains » dans les bordels59, les décrets du concile de Trente stipulèrent que « toute
indécence sera évitée, en sorte que les images ne soient ni peintes ni ornées d’une
beauté provocante60 ». Les théoriciens catholiques prohibèrent toutes représentations
inconvenantes. Jean Molanus interdit aux artistes d’introduire dans leurs œuvres « une
figure » ou « une attitude » qui formerait « les hommes non à la piété, mais au contraire
à la lubricité, l’orgueil, la curiosité et aux autres vices61 ». Gabriele Paleotti expliqua que
c’est le Diable lui-même qui pousse les artistes à créer des figures « nues » et « lascives »,
de sorte que les saintes ne ressemblent plus à des martyres mais à des « concubines62 ». Et
les images « obscènes » qui corrompent l’esprit et les sens devaient être évitées à l’église
et chez soi63. Le jésuite Joseph Filère, contemporain de Jacques Blanchard, préconisait à
ses lecteurs d’avoir « dans vos sales & dans vos cabinets, non pas des peintures lascives,
qui servent d’allumettes aux convoitises de la chair » mais des images de saints vertueux64.
Ce que les ecclésiastiques appelèrent de manière abstraite « nudités » ne concernait
pas l’ensemble du corps, mais plus précisément les gorges et les seins65. Or, ce sont juste-
ment ceux-ci, plantureux et désirables, que dévoilent pratiquement toutes les Charité de
Blanchard. Les écrits moraux et traités de civilité de son époque condamnaient pourtant la
malhonnêteté de la femme qui expose « sa gorge », « son sein », « ses tetins » ou « autre
semblable partie de son corps66 ». Dans son Tableau des piperies des femmes mondaines,
publié pour la première fois en 1632, le moraliste Jacques Olivier explique à ses lectrices que :
« vos deux mammelles […] sont symboles de vostre entendement et de vostre volonté »
et doivent faire du « laict pour la nourriture de l’enfant né » chargé « de celestes pensées et
de sainctes affections » et aucunement « le laict venimeux de sensualité67 ». Les « gorges
lascives et eshontées » le font « suer d’indignation et de juste colère » et sont selon lui
le fruit d’une « obstinée rebellion » pour laquelle Dieu ne devrait avoir aucune pitié68.
Pour Jean Polman, chanoine de Cambrai, la « nudité du sein et des tétins » est coupable
de « péché mortel »69. Il condamne dans Le chancre ou couvre-sein féminin publié en 1635
58 Miles, 2008.
59 J. Calvin, extrait de la « prédication du Mercredi après l’Invocavit du 12 mars 1522 », cité par Menozzi, 1993,
p. 174-175. Ce discours fut imprimé ensuite dans son Institution de la religion chrestienne en 1536, cité par Dekoninck,
2011.
60 « Le décret sur les saintes images (1563) », cité par Tallon, 2000, p. 131-133.
61 J. Molanus, Traité des saintes images [Louvain 1570, Ingolstad 1594], Paris, Cerf, 1996, Vol. I, p. 230.
62 Paleotti, op. cit., Livre II, ch. 1, p. 105-106.
63 Ibid., Livre II, ch. 31, p. 192.
64 J. Filère, Le miroir sans taches, enrichy des merveilles de la nature dans les miroirs, rapportées aux effets de la grace : pour
voir Dieu en toutes choses & toutes choses en Dieu, Lyon, veuve C. Rigaud, 1636, p. 447.
65 Sur ces questions, voir Leibacher Ouvrard, 2002.
66 J. Polman, Le chancre ou couvre-sein féminin, ensemble le voile ou couvre-chef féminin (Douay 1635), augmenté d’une
notice bibliographique par Philomneste Junior, Genève, J. Gay et Fils éditeurs, 1868, p. 23.
67 La première édition publiée à Paris chez Jean Denis en 1632 est anonyme. Nous avons consulté la réédition suivante :
J. Olivier, Le Tableau des piperies des femmes mondaines ou par plusieurs histoires se voyent les ruses et artifices dont
elles se servent (1632), Paris, Léon Willem éditeur, 1879, p. 43.
68 Ibid. p. 87.
69 Polman, op. cit., p. 48.
L e s ei n allaitan t, dessein s de la Char ité chez J acques Bla ncha rd 3 55
Fig. 16. Atelier de Jean Daret (1604-1678), La Vierge à l’Enfant d’après la Charité du Louvre avec les armes
du Chancelier Pierre Séguier, eau-forte et burin ; 320 × 420 mm. Collection privée.
les « dames de nostre temps [qui] ne daignent pas d’allaicter leurs propres enfants » mais
qui séduisent le diable en exposant leurs « monts d’yvoir » et « blanches collines70 ».
Plus loin, il qualifie l’« infâme poitrine » d’« allumettes de concupiscence » ou encore
de « bouttefeux d’enfer71 ». Le prêtre parisien Pierre Juvernay publie la même année son
Discours particulier contre la vanité des femmes de ce temps dans lequel il dénonce aussi le
« scandale, contre les femmes de ce temps, qui monstrent leur sein72 ». Il les implore
« d’attirer les hommes plustost à l’amour de Dieu & au desir de vertu » au lieu de « les
attirer au desir du peché impudique73 ».
C’est ici tout le paradoxe. En tant qu’enfants du Christ, les catholiques devaient
effectivement désirer ce sein lactant, comme saint Bernard74, afin de s’unir au Verbe
Divin. Car l’allégorie de la Charité est une incarnation privilégiée de la Vierge Marie75.
La ressemblance entre ces deux figures du catholicisme combattif n’avait aucunement
échappé aux graveurs proches de Jacques Blanchard. Pierre Daret, habitué des cercles dévots
70 Ibid., p. 42.
71 Ibid., p. 112.
72 P. Juvernay, Discours particulier contre la vanité des femmes de ce temps, Paris, Jean Mestais, 1635, p. 1-6.
73 Ibid., p. 6.
74 Les sermons de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques. Traduits nouvellement en françois en français Paris, Jean du
Puis, 1663, cité par Cousinié, 2011, p. 24.
75 Ibid.
356 a l exa n dr a woolley
Fig. 17. Atelier de Pierre Daret (1604-1678), La Vierge à l’Enfant d’après la Charité de Toledo,
eau-forte et burin, 330 × 285 mm. Collection privée.
Fig. 18. Pierre Daret (1604-1678), La Vierge à l’Enfant d’après la Charité de la Courtauld,
eau-forte et burin, 335 × 285 mm. Collection privée.
L e s ei n allaitan t, dessein s de la Char ité chez J acques Bla ncha rd 3 57
vincentiens parisiens, ainsi que les membres de son atelier, transformèrent les Charité du
Louvre (Fig. 16), de Toledo (Fig. 17) et de la Courtauld (Fig. 18) en Vierge à l’Enfant76.
L’exercice n’était pas difficile pour ces artistes. Il suffisait de supprimer les nombreux petits
de l’allégorie et de ne conserver que le geste de l’allaitement au nourrisson. Auréolés, ces
figures de mère deviennent image sacrée. Toutefois, la chaste poitrine de la Madone fut
aussi source de convoitise masculine77. Séduits tout autant par sa vertu que par sa beauté
céleste considérée comme le reflet de la bonté de son âme, les théologiens de la première
moitié du xviie siècle louèrent ses mamelles, qui nourrirent le Christ. Le jésuite François
Poiré, par exemple, célébra sa poitrine « sucrée & pleine de miséricorde » dans La triple
Couronne de la bienheureuse Vierge Mere de Dieu78. Il précisa également qu’il souhaitait lui
aussi partager ce sein nourricier : « O si les nourrissons de la Vierge connoissoit le bonheur
dont ils jouissent, d’être caressez de la Mere du Roy de Gloire, & d’estre attachez à son
sein79 ». Ce dernier n’était pas le seul à vouloir embrasser à la manière d’un nourrisson la
mamelle de la Vierge. Le Père Nicolas, archevêque de l’Oratoire de Jésus expliqua que la
beauté de la Madone pouvait être troublante et enflammer les cœurs en la louant ainsi :
O pureté immaculée ! ô beauté incomparable, vous sollicitez les cœurs, & les portez
à vous aimer ! & pour durs & glacez qu’ils soient, vous les échauffez aussi tost, & leur
donner du mouvement, afin qu’ils tirent vers vous. Pureté & beauté enfantine, germes
sacrez de la Saincte Vierge, & fruicts bénits de son ventre, vous avez excité l’amour &
fait naitre quand vous naquistes80 !
Le capucin Laurent de Paris, par exemple, emprunta le vocabulaire amoureux du
Cantique pour décrire la Vierge comme la « tres belle » et « Delicieuse Princesse du
Paradis » avant de décrire l’amour « pur » qu’il lui vouait81 : « Vierge benite, du très-pure
Prince des Vierges, demeure du pur amour, mère du grand TOUT d’éternelle beauté, que
la déshonnêteté (je vous en supplie de tous mes désirs) soit aussi éloignée de moy que
l’enfer du Ciel, que le rien est de l’être82 ». Bien que l’auteur stipule que son amour est
chaste, il prie Dieu de maintenir ses prières dans cet état de pureté.
La contemplation de telles beautés pouvait détourner l’attention du priant et effectivement
l’attirer dans les filets d’Éros. La crainte de succomber n’avait alors rien d’illogique. En effet,
qu’elle ait été pensée en tant que quête du Beau Suprême ou qu’elle résulte de considérations
propres à l’art du xviie siècle, la vénusté tentatrice de nombre de figures transformait toute
caritas en cupiditas, ainsi que le redoutait déjà saint Augustin83. Car outre la perfection
du corps appelée à incarner l’absolu de la vertu, Jacques Blanchard introduisit dans ces
images une sensualité qui dépassait largement le delectare ou le movere cicéronien. Leur
séduction, en effet, était forte d’une noblesse de peau opaline, de courbes voluptueuses
76 Woolley, 2017.
77 Cousinié, 2011, p. 24.
78 Fr. Poiré, La triple Couronne de la bienheureuse Vierge Mere de Dieu, Paris, S. Cramoisy, 1643, p. 570.
79 Id.
80 Nicolas de Dijon, Les grandeurs sur-éminentes de la Tres-Sainte Vierge Marie Mere de Dieu, Paris, G. Macé, 1638,
p. 772.
81 Laurent de Paris, Le Palais de l’amour divin entre Jésus et l’âme chrestienne, Paris, D. de la Noüe, 1614, ch. 421, p. 1889.
82 Id.
83 Nygren, 2009, p. 42-43 et Fontanier, 1998, p. 145.
35 8 a l exa n dr a woolley
84 Voir aussi deux autres iconographies inspirées par ce même thème : la gravure d’interprétation d’Antoine Garnier
du tableau de Blanchard intitulée L’Amour de la vertu victorieux de l’Amour charnel et Le combat des deux Amours,
dans Thuillier, 1998, cat. no 75, p. 231 et cat. no 78, p. 238-239.
85 Ibid., p. 69.
86 N. Conti, Mythologie ou explication des Fables, œuvre d’eminente doctrine, & d’agreable lecture. Cy devant traduitte
par I. de Montlyard. Exactement reveüe en cette derniere edition […] par I. Baudoin, Paris, S. Thiboust, 1627, p. 375 et
suivantes.
87 Paleotti, op. cit., Livre II, ch. XLIII, p. 241.
88 Molière, Le Tartuffe ou L’imposteur, comédie, Paris, J. Ribou, 1669. III, 2 (v. 860-862).
89 J. Boileau, De l’abus des nuditez de gorge (1675), Paris, Delahays, 1858, p. 38.
90 L. de Bouvignes, Le miroir de la vanité des femmes mondaines, Paris, La Fabrique, 1675, p. 50 cité par Bouvier, 1997,
p. 87.
91 A. de Courtin, Traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens (1671), Paris, Josse et Robustel,
1719, p. 202. On retrouve les mêmes anecdotes chez Boileau, op. cit., p. 24, également cité par Bouvier, 1997.
L e s ei n allaitan t, dessein s de la Char ité chez J acques Bla ncha rd 3 59
Pourtant les seins des allégories de la Charité offerts aux enfants et aux spectateurs
« cachaient sous un voile » un message qui, loin d’inciter à de « coupables pensées »,
devait édifier l’âme. Aussi Félibien énonça-t-il que la peinture peut « élever en mille façon
le cœur des Fidèles à l’Amour divin » ou par « divers degrez » à « la Beauté souveraine »
de Dieu92. La vénusté recherchée des figures de Charité, offrant généreusement leurs seins
salvateurs, aussi sensuels qu’édifiants, permirent à Jacques Blanchard de jouer avec une
certaine délectation charnelle de ce paradoxe.
Bibliographie
92 Andr. Félibien, L’Idée du peintre parfait, Amsterdam, F. L’Honoré, 1736, p. 27. Cet extrait est également cité par
Cousinié, 2000, p. 84.
360 a l exa n dr a woolley
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L e s ei n allaitan t, dessein s de la Char ité chez J acques Bla ncha rd 36 1
1 J-L. David, « Rapport et décret sur la fête de la Réunion républicaine du 10 août 1793 présentés au nom du Comité
d’Instruction publique », Paris, imprimé par ordre de la Convention nationale et envoyé aux Départements et aux
Armées, 1793, p. 2-3. Ces prescriptions de David sont reprises dans le Recueil complet de tout ce qui s’est passé à la
fête de l’Unité et de l’Indivisibilité de la République française, 1793, p. 1-2. Pour une représentation de la Fontaine, voir
https://www.parismuseescollections.paris.fr/es/node/132942
2 La Constitution de 1793 ou de l’an I ne sera pour autant jamais appliquée.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 363-374
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127444
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364 c a rol i n e fayolle
Au même titre que le théâtre ou la presse, les fêtes républicaines sont envisagées par
les élites politiques révolutionnaires comme des vecteurs pédagogiques. Leur mise en
scène, leur décorum symbolique et les messages qui y sont divulgués sont censées éduquer
politiquement le peuple et lui transmettre les principes républicains5. Pour Jacques-Louis
David6, qui est aussi membre du Comité d’instruction publique, la fête de l’Unité et de
l’Indivisibilité s’inscrit clairement dans ce projet éducatif officiel. Par sa fontaine ubérale,
l’artiste cherche à traduire l’idée de régénération de manière sensible afin qu’elle s’ancre
dans les cœurs et les esprits populaires7.
Il est peu étonnant que David ait choisi de symboliser la Nature par une figure maternelle
et allaitante, les allégories politiques de la natura lactans ayant connu une large diffusion
3 Sur les allégories féminines dans l’imaginaire politique, voir les travaux classiques : Agulhon, 2001 ; Warner, 1985 ;
Jacobus, 1992 ; Gutwirth, 1992 (et tout particulièrement le chapitre 9 « Caritas and the Republic : Imageries of
the Breast », p. 341-368) ; Landes, 2001.
4 Comme l’ont montré magistralement les travaux des historiennes du genre Madelyn Gutwirth et Joan Landes dans
les travaux précédemment cités.
5 Sur les fêtes révolutionnaires, voir notamment l’ouvrage fondateur : Ozouf, 1987. Sur la place des femmes dans ces
fêtes : Martin, 2008, p. 152-156.
6 Sur le parcours politique de Jacques-Louis David (1748-1825), voir : Bordes, 1989.
7 Sur la fontaine de la Régénération comme exemple de réification de la féminité, voir Gutwirth, 1992, p. 364-365.
Pour une lecture à la fois historique et psychanalytique de la fontaine de David, voir Jacobus, 1992, p. 65-70. À signaler
également sur cette fontaine le travail de Vouillamoz Delmonté, 2017.
m èr es r ép ub licain es et f r èr es de lait penda nt la révolution fra nça ise 36 5
8 Pour des exemples iconographiques, voir l’exposition « Voies lactées. L’allaitement : représentations et politiques »
organisée par les membres du programme « Lactation in History », et tout particulièrement le panneau « De la
Nature à la Nation : la production de nouveaux mythes autour de l’allaitement ».
https ://unige.ch/lactationinhistory/actualites/images-et-textes-de-lexposition/.
9 Dans un but similaire, les artistes révolutionnaires ont aussi fait appel à la figure polymaste de Diane d’Éphèse (sur
cette figure, voir R. Zorach dans ce volume).
10 Ozouf, 1987.
11 Mossé, 1989.
12 Quentin, 2012.
13 « Isis », D. Diderot, J. Le Rond d’Alembert (éd.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, en ligne http://encyclopédie.eu/index.php/histoire/2006503245-mythologie-litterature/5164020-ISIS, consulté
le 29 janvier 2018.
14 Ozouf, 1989 ; de Baecque, 1988, p. 193-208 ; de Baecque, 1989 ; Chappey, 2012.
15 Fayolle, 2017.
366 c a rol i n e fayolle
tionnaire, est conçu comme cyclique : il s’agit d’effectuer une re-naissance, d’opérer un
retour à la nature, de faire émerger la société nouvelle des ruines de l’ancien monde. Le
choix de David faire surgir la Fontaine de la Régénération des décombres de la Bastille
s’inscrit clairement dans cette symbolique. De même, le fait que la cérémonie débute
à l’aurore et que les députés les plus âgés soient invités en premier lieu à boire au sein
de la nature16 renvoie à cette opération de renaissance symbolique : la France, vieille
nation dégénérée par la tyrannie de l’Ancien régime, renait de ces cendres grâce au lait
régénérateur de la mère Nature.
La notion de régénération implique aussi l’idée d’unité et d’indivisibilité de la nation
(idée à laquelle se réfère le nom de la fête) et vise à opérer un processus d’homogénéisation
du corps social. Selon l’abbé Grégoire, le théoricien révolutionnaire de la régénération
des juifs et des noirs, l’éducation nouvelle doit viser à l’effacement des différences
socio-culturelles qui divisent les hommes afin de faire advenir une nation libre de frère
égaux17. Dans cette perspective, la fraternité renvoie au dépassement des différences
artificielles18. Dans le contexte de l’abolition de l’esclavage (février 1794), des allégories
de la Nature offrant le sein à des enfants noirs et blancs figurent cette fusion des « races »,
même si cette dernière implique en réalité une acculturation des noirs des colonies aux
normes sociales et culturelles des blancs19. Dès le 10 août 1793, David prévoit d’ailleurs
que le cortège de la fête de l’Unité mêle également des noirs et des blancs. Mais, durant
cette célébration, l’utopie fraternelle est surtout mise en scène lors du rituel inaugural
autour de la fontaine avec cette coupe unique qui, circulant de main en main entre les
représentants de la nation, vient sceller « l’acte de fraternité » : ce qui unit ici les frères ce
n’est pas d’avoir le même sang, ni la même origine, mais de boire au même sein. Autrement
dit, il s’agit de « frères de lait ».
La distinction entre « fraternité de sang » et « fraternité de lait » éclaire la conception
révolutionnaire de la nation, telle qu’elle s’affirme dans les années 1792-1793. La fraternité de
sang implique une définition essentialiste de la nation française conçue comme un peuple
qui existe en soi, de par les liens biologiques qui unissent ses membres. À l’inverse, pour les
révolutionnaires, le peuple nouveau naît de l’expérience de la liberté20. Appartiennent à
la nation des frères égaux, ceux qui témoignent de leur adhésion profonde à la Révolution.
Cette définition constructiviste de la fraternité implique que les contre-révolutionnaires,
bien que nés français, soient considérés comme des étrangers à la nation21. Les hommes
étrangers engagés dans la Révolution sont quant à eux considérés comme des frères
pouvant accéder, non seulement à la citoyenneté active, mais aussi au statut de repré-
16 On remarque que le thème du vieillard allaité renvoie au mythe romain de la charité figuré par Pero allaitant en
prison son père. Ce mythe a suscité plusieurs représentations picturales, depuis l’antiquité (fresques de Pompéi)
jusqu’à l’époque moderne (en témoigne par exemple le tableau Les sept œuvres de la miséricorde de Caravage).
17 Sepinwall, 2000 ; 2005.
18 Sur la fraternité révolutionnaire, Hunt, 1995. Voir tout particulièrement son chapitre « La bande des frères »,
p. 71-104.
19 Voir par exemple la série d’allégories sur ce thème de Claude-Louis Desraie reproduites dans l’exposition « Voies
lactées. L’allaitement : représentations et politiques » (panneau « La Nature de l’allaitement : classes et races ») :
https ://unige.ch/lactationinhistory/actualites/images-et-textes-de-lexposition/.
20 Sur le concept de « peuple neuf », voir Bell, 2002.
21 Wahnich, 1997.
m èr es r ép ub licain es et f r èr es de lait penda nt la révolution fra nça ise 367
La volonté des députés de fabriquer des mères républicaines, incarnation d’un nouveau
modèle de la féminité, passe en premier lieu par une promotion étatique de l’allaitement
maternel24. L’allaitement est clairement envisagé par les députés comme une question
politique et éducative. Celle-ci est particulièrement abordée lors des grands débats sur
l’instruction publique à l’Assemblée nationale qui ont lieu durant l’été et l’automne 1793,
soit au moment même de la célébration de la Fête de l’Unité et de l’Indivisibilité.
Les plans d’éducation de cette période, qu’ils soient élaborés par des députés ou
envoyés par de simples citoyens à la Convention, font de l’allaitement maternel la condition
nécessaire à la régénération de la nation et à l’avènement d’une femme nouvelle. Cette
figure de la femme nouvelle est construite en opposition avec le modèle de la femme
aristocrate, incarnation de la femme « dégénérée » et « corrompue », notamment pour
avoir refusé les devoirs de la nature en confiant ses enfants à des nourrices mercenaires25.
L’enjeu pour les révolutionnaires est donc de réapprendre aux femmes leur nature oubliée
et « pervertie » par l’influence des femmes aristocrates pendant l’Ancien Régime.
Pour le député des Hautes-Alpes Joseph Serre, « il est nécessaire d’infliger une espèce
de censure contre ces femmes corrompues qui se croient au-dessus des soins qu’elles
doivent à leurs enfants et qui, pour se décharger des devoirs les plus sacrés, ont recours à des
mains mercenaires26 ». Pour Serre, la force de la loi doit intervenir pour les contraindre
22 On peut citer les cas de l’anglo-américain Thomas Paine et du prussien Anacharsis Cloots qui ont été élus députés
à la Convention en 1792.
23 Rituel républicain. Fête de l’unité exécutée à Paris, le 10 août 1793, p. 20.
24 Grenon, 1991.
25 Sur la figure de la mauvaise mère aristocrate, voir Hunt, 1995, p. 107-139.
26 J. Serre, « Quelques réflexions sur l’instruction publique », in J. Guillaume (éd.), Procès-verbaux du Comité
d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 1, 1891, p. 286.
368 c a rol i n e fayolle
à allaiter. À cet aspect coercitif s’ajoutent des encouragements. Charles Duval, député
de l’Ille-et-Vilaine, déclare que « les mères sont invitées à nourrir de leur lait les enfants
qu’elles mettront au jour, et à leur administrer les soins maternels, d’après les principes
austères des républicains27 ». Dupont, député des Hautes-Pyrénées, propose, lui aussi,
qu’on « honorera spécialement [les femmes] qui allaitent leurs enfants » et précise : « Il
sera fait une instruction ou adresse à toutes les mères de famille de la République pour
leur rappeler cet important devoir, et les dangers auxquels elles s’exposent en négligeant
de le remplir28 ». Le député de l’Aisne, Michel Edme Petit, prévoit de même que « les
mères sont invitées, au nom de la nature, à allaiter elles-mêmes leurs enfants ». Il ajoute :
« il sera pourvu, par des secours publics, aux besoins de celles qui seraient trop pauvres
pour remplir ce devoir29 ». Robespierre, dans son Projet de décret sur l’éducation publique
du 29 juillet 1793, qui reprend les principaux éléments du célèbre plan de Le Peletier de
Saint-Fargeau, propose qu’une mère qui justifie par « une attestation de la municipalité
qu’elle a allaité son enfant » et qui conduit son enfant dans les établissements publics
reçoive une récompense financière30. On note pour autant que les révolutionnaires
ont mis en place une « Maison des enfants de la Patrie » où des enfants sont confiés à
des nourrices républicaines. Il est ainsi prévu qu’une « une mère, qui n’a pas les moyens
suffisants pour allaiter son enfant, peut entrer et y vivre, elle et cet enfant, en allaitant un
nourrisson de la Patrie31 ».
Sur la question de l’éducation en générale et de l’allaitement en particulier, les
députés se réfèrent très fréquemment à Rousseau. Ainsi, dans ses « Idées sur l’éducation
nationale », Alexandre Deleyre, député de la Gironde, écrit : « Rousseau, certainement
a plus fait pour les enfants qu’Anaxagore. Il leur a rendu, pour ainsi dire, le lait de leurs
mères32 ». La plupart des dirigeants révolutionnaires situent Rousseau à l’origine de leurs
réflexions pédagogiques et de leur projet de régénération de la société. Pour autant, il serait
problématique de considérer, selon une logique causaliste, que les révolutionnaires n’ont
fait qu’appliquer des principes énoncés par le philosophe des Lumières. Comme l’a bien
montré Roger Chartier, cette filiation revendiquée par les révolutionnaires est avant tout une
construction visant à légitimer leurs prises de position politiques33. Les révolutionnaires
ont fait une lecture active de Rousseau impliquant une sélection de certains de ses textes au
détriment d’autres. Ainsi, lorsqu’il s’agit la question de l’allaitement, les révolutionnaires
font appel principalement à deux écrits de Rousseau : en premier lieu bien sûr Émile ou de
27 Ch. Duval, « Sur le projet d’éducation du Comité d’instruction publique », in J. Guillaume (éd.), Procès-verbaux
du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 1, 1891, p. 561.
28 P. Dupont, « Bases de l’éducation publique, ou l’art de former des hommes » (1793 ?), in J. Guillaume (éd.),
Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 1, 1891, p. 674.
29 M. Petit, « Opinion sur l’éducation publique », prononcée à la Convention le 1er octobre 1793, J. Guillaume (éd.),
Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 2, 1891, p. 556.
30 M. Robespierre, Projet de décret sur l’éducation publique, lu dans la séance du 29 juillet 1793, Paris, Imprimerie nationale,
1793, p. 4.
31 « Rapport présenté la société des jacobins sur les réclamations des nourrices des enfants de la Patrie, dénonçant les
abus criants qui existent dans cette maison », 26 prairial an II (14 juin 1794), 1897. Ce rapport dénonce le sort des
nourrices de cet établissement qui seraient à peine nourries et sous-payées.
32 Al. Deleyre, « Idées sur l’éducation nationale » (1793), in M. Grenon, « Lait Républicain : Les conventionnels
et la fonction sociale de la maternité », Man and Nature, 10 (1991), p. 41.
33 Chartier, 1990, p. 130.
m èr es r ép ub licain es et f r èr es de lait penda nt la révolution fra nça ise 36 9
34 Berriot-Salvadore, 1991.
35 J-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, édition de T. L’Aminot, F. et P. Richard, Paris, Classiques Garnier, 1999, p. 16.
36 Ibid., p. 18.
37 Id.
370 c a rol i n e fayolle
doux et plus fort pour enchaîner les individus à leur famille, et garrotter les familles
autour du faisceau social, qu’avec les grâces attrayantes d’un enfant qui quitte le sein
de sa mère, pour s’élancer dans les bras de son père38 ?
Mais si l’allaitement maternel est facteur de régénération, c’est aussi en raison, d’une
métaphore révolutionnaire : celle du lait patriotique. Métaphore qui, elle aussi, se nourrit
de la pensée de Jean-Jacques Rousseau.
Le lait patriotique
38 Archives Nationales (Arch. Nat.), F17 1309. Thiroux, citoyen-soldat de la section de la Place Vendôme, « Sur l’éducation
nationale et publique, opuscule esquissé par un père, riche de six enfants », 1791, p. 10.
39 J-J. Rousseau, « Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée », Textes politiques,
Lausanne, Éditions L’Âge de l’Homme, 2007, p. 215.
40 Id.
41 Ibid., p. 218.
42 Ibid., p. 200.
43 Sur la figure de la « mère républicaine », voir notamment : Verjus et Heuer, 2006 ; Fayolle, 2017, p. 75-90.
44 Verjus, 2010, p. 149.
45 C-L. de Secondat, baron de Montesquieu, L’esprit des lois, in Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1951, p. 566.
46 Ibid., p. 571.
m èr es r ép ub licain es et f r èr es de lait penda nt la révolution fra nça ise 3 71
Cette idée est appropriée par les principales intéressées, les femmes elles-mêmes. En
témoigne par exemple cette lettre aux autorités d’une ouvrière, nommée la Veuve Tiersot,
qui justifie en ces termes la demande de libération de sa fille suspectée d’être en lien avec
des contre-révolutionnaires : « Ma fille est de la classe respectable des sans-culottes ;
son père et moi n’avons eu d’autres moyens d’existence que nos bras […]. Comment
n’aurait-elle pas sucé avec mon lait l’amour le plus ardent pour sa patrie ?47 » De même,
des militantes révolutionnaires ont interprété la métaphore du lait patriotique pour réclamer
la reconnaissance du rôle pédagogique et politique des femmes. Les Lettres bougrement
patriotiques de la Mère Duchêne, périodique destiné à un public populaire féminin48,
revendique le droit des femmes à éduquer politiquement les enfants en ces termes : « Si
les enfants doivent sucer avec le lait les principes de la constitution, qui est-ce qui peut
et qui doit les catéchiser dans cette circonstance ? » La militante révolutionnaire Marie
Martin use également de la métaphore du lait patriotique pour dresser un éloge du rôle
politique des femmes dans un discours prononcé à Marseille :
Heureuses sont celles qui, donnant des enfants à la patrie, et serrant dans leurs bras
ces tendres fruits d’un amour conjugal, feront sucer avec le lait, ces grands principes
d’égalité, cet amour ardent pour la patrie, pour la liberté, et cet attachement inviolable
à la Constitution49.
Cependant, pour un nombre restreint de députés, la transmission des principes
républicains est avant tout la mission, non pas des mères, mais de l’école publique. Cette
rivalité entre l’éducation familiale et l’éducation scolaire se traduit métaphoriquement
par une opposition entre le sein maternel et le sein de l’école. À propos du célèbre plan
de Le Peletier de Saint-Fargeau qui veut retirer aux familles les enfants à partir de l’âge de
cinq ans, le député du département de Paris Fourcroy déclare ainsi que les enfants seront
recueillis dans le « sein de cette mère commune » et nourris « de sa propre substance50 ».
De même, Danton déclare : « C’est dans les écoles nationales que l’enfant doit sucer le
lait républicain. La République est une et indivisible. L’instruction publique doit aussi se
rapporter à ce centre d’unité51 ».
Mais, en dépit de ces positions dissonantes, la grande majorité des députés s’accordent
finalement pour concevoir l’éducation maternelle comme une propédeutique primordiale
à l’éducation au sein de l’institution scolaire. Progressivement, se diffuse dans les plans
d’éducation l’argument selon lequel la transformation des femmes en mères républicaines
implique de les éduquer, non pas dans le cadre du foyer, mais à l’école de la République.
47 Arch. Nat., F7 4678 Dolgof. Lettre de la veuve Tiersot aux membres du Comité de sûreté général, le 4 fructidor an
II (21 août 1794).
48 Paru à Paris entre février et avril 1791, ce journal a pour but de lutter contre l’influence de la presse féminine contre-
révolutionnaire. Son style, comme celui du Père Duchêne, se veut une transcription du parler sans-culotte. L’auteur
de ce périodique est peut-être Françoise Goupil, épouse de Jacques-René Hébert et membre de la Société fraternelle
des patriotes de l’un et l’autre sexe.
49 Cité dans Lapied, 2006.
50 Ant. Fourcroy, « Opinion sur le projet d’éducation nationale de Michel Le Peletier (1793) », in C. Hippeau (éd.),
L’instruction en France pendant la Révolution, Discours et rapports de Mirabeau, Talleyrand-Périgord, Condorcet, Lanthenas,
Romme, Le Peletier, Calès, Lakanal, Daunou et Fourcroy, Paris, Didier et Cie libraires-éditeurs, 1881, p. 389.
51 G. Danton, « Sur l’instruction publique, 12 décembre 1793-22 frimaire an II », Discours civiques de Danton, avec
une introduction et des notes par H. Fleischmann, Paris, E. Fasquelle, 1920, p. 217.
372 c a rol i n e fayolle
Le plan d’éducation du citoyen Clément Denis réclame en ces termes la création d’une
école publique pour les filles :
N’est-elle pas elle-même destinée à être la première institutrice des enfants qu’elle
doit donner à la patrie, ne doit-elle pas leur transmettre avec son lait son caractère, ses
mœurs et ces premières habitudes de l’enfance qui préparent si activement la moralité
du reste de la vie52 ?
De même, à la fin de l’année 1793, l’emporte à la Convention l’idée que le rôle péda-
gogique des mères rend nécessaire la prise en charge de leur éducation par l’État. Les
députés votent ainsi, en décembre 1793 (frimaire an II), la loi Bouquier sur l’instruction
publique. Cette législation prévoit, pour la première fois dans l’histoire de France, la
création d’écoles publiques, non seulement pour les garçons, mais aussi pour les filles. Les
institutrices républicaines, par à un enseignement civique, sont chargées de transmettre
à leurs élèves les mœurs, les principes et « l’habitus » républicain afin de former de
futures mères de citoyens. Pour autant, si « le sein de la mère est devenu politique53 », les
législateurs révolutionnaires maintiennent les femmes dans le statut de citoyennes passives
et interdisent par le décret Amar du 30 octobre 1793 les clubs politiques féminins. Leur
corps nourricier, dont le lait est le ciment de la nation, reste en dehors du corps civique.
Conclusion
Les liens entre le lait patriotique et la régénération éclairent autant l’imaginaire répu-
blicain que les politiques éducatives concrètes menées pendant la Révolution française. Ils
permettent notamment de réinterroger la notion de fraternité révolutionnaire. Fraternité
qu’on peut qualifier de « fraternité de lait » pour insister sur son caractère, non pas inné,
mais socialement et culturellement construit. Sont frères ceux qui ont bu au même
sein le lait de la liberté. Cette fraternité, qui implique le monopole masculin de la Cité,
suppose également la fabrique d’un corps nourricier : celui de la mère républicaine ou de
la « matrice des citoyens ».
La question de l’allaitement est ainsi révélatrice de la place des femmes de la Cité
révolutionnaire. La symbolique du lait patriotique a favorisé la reconnaissance du rôle
politique et pédagogique des mères républicaines. En cela, il a participé à légitimer
l’éducation politique des femmes et leur intégration dans l’école publique. Mais cette
symbolique a aussi contribué à justifier le maintien des femmes dans un rôle passif : leur
corps reste l’instrument, le véhicule de la régénération.
Cette figure de la mère républicaine, instrument de la régénération nationale et média-
tion entre les frères, fait écho à un modèle normatif de féminité qui traverse les périodes
historiques : la figure de la femme médiatrice et pacificatrice qui relie les hommes54. La
52 Arch. Nat., F17 1359, Clément Denis, « Adresse aux bons habitants des campagnes, frères et amis », s. d.
53 Lapied, 2006.
54 Sur ce modèle et son évolution historique, voir notamment : N. Offenstadt, « Les femmes et la paix à la fin du
Moyen Âge : genre, discours, rites », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur
public, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 317-333.
m èr es r ép ub licain es et f r èr es de lait penda nt la révolution fra nça ise 3 73
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Caroline Chautems
Introduction
Toutes les sociétés déploient des efforts pour socialiser leurs bébés et les affilier au groupe
humain auquel elles et ils appartiennent1. En fonction du contexte social, économique et culturel,
les modalités et temporalités de cette socialisation varient. L’idéologie néolibérale définit
l’individu par son autonomie, comprise comme une compétence : celle de s’autodéterminer
en contrôlant son comportement comme ses émotions. Le modèle de socialisation plébiscité,
encourageant les nouveaux parents à rapidement réintégrer leur organisation et rythme de
travail ordinaires après la naissance de leur enfant, vise à produire des enfants possédant
très tôt des qualités d’autorégulation. Dans cette perspective, elles et ils sont par exemple
encouragé·e·s dès la naissance à s’endormir seul·e·s, dans leur propre chambre ou, plus tard, à
se distraire de manière autonome, sans solliciter l’attention constante de leurs parents. Dykes
suggère qu’un mode restrictif d’allaitement des bébés au sein, selon un horaire préétabli, peut
être interprété comme un levier précoce d’un processus de « civilisation » – terme qu’elle
emploie pour désigner la modalité de socialisation à l’œuvre pour réaliser le modèle d’individu
néolibéral2. Ainsi, un bébé « civilisé » se comporte conformément aux valeurs autonomistes
néolibérales : elle ou il ne doit pas se montrer « trop » demandeuse ou demandeur, et ne
doit pas réclamer le sein maternel « par confort », mais uniquement pour assouvir sa faim.
Les recommandations médicales actuelles privilégient la modalité de l’allaitement
« à la demande »3 de l’enfant4. Le modèle de l’allaitement selon un horaire, implémenté
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 375-390
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376 c a rol i n e chautems
sous l’influence du mouvement hygiéniste dès le début du xxe siècle, continue néanmoins
d’influencer les pratiques et les discours des professionnel·le·s de la périnatalité, tout comme
les attentes parentales. L’hygiénisme se traduit par un savoir formalisé au cours du xxe
siècle sous la forme de règles de puériculture à l’intention des mères concernant les soins
à leur enfant5. Ces préceptes correspondent à un projet éducatif spécifique reposant sur
une anticipation du futur : les contraintes imposées au bébé aujourd’hui, par exemple un
horaire strict de tétées, lui permettraient de rapidement s’ajuster à une routine conforme
aux horaires des adultes.
Si l’hygiénisme a entraîné une restriction des contacts physiques entre mère et enfant,
ils sont réhabilités au cours des années 1990, à travers une série de pratiques recommandées
par les professionnel·le·s de la naissance et progressivement intégrées dans les maternités6.
L’allaitement à la demande s’inscrit dans cette réhabilitation du toucher dans les soins
aux enfants, au même titre que d’autres pratiques, telles que le « peau-à-peau » entre les
parents et leur nouveau-né, ou le « portage » du bébé contre son corps. Légitimées par
la théorie de l’attachement d’Ainsworth et Bowlby, développées dans les années 1960
aux États-Unis, ces pratiques visent à favoriser l’attachement « sécure » de l’enfant à ses
parents7. Elles répondent ainsi à une inquiétude croissante concernant le développement
d’un lien précoce entre parents et bébé, intégrée à un processus plus large de médicalisation
de la parentalité. Dès la fin du xixe siècle, les pratiques de soin aux enfants, mais aussi
les émotions maternelles, deviennent un sujet d’investigation scientifique, dans une
perspective de rationalisation de la maternité8. Dans un contexte médical marqué par
une forte promotion de l’allaitement comme manière la plus appropriée de nourrir les
bébés, l’allaitement – à la demande – est présenté comme une pratique centrale favorisant
la création d’un lien « sécure » entre la mère et l’enfant.
Entre mai 2014 et février 2017, j’ai suivi onze sages-femmes indépendantes, pratiquant
des suivis dits « globaux »9, au cours de leurs visites à domicile post-partum10 en Suisse
11 Ce mouvement émerge en Grande-Bretagne dans l’entre-deux guerre sous l’impulsion de l’obstétricien Dick-Read,
en réponse à l’interventionnisme croissant dominant les pratiques obstétricales. Il faut attendre les années 1970
pour qu’il se diffuse dans quelques espaces, d’abord hospitaliers, en Amérique du nord et en Europe. La définition
d’une naissance « naturelle » varie considérablement en fonction du contexte historique et culturel, du lieu et de
la profession des praticien·ne·s impliquées dans l’événement, voir : Maffi, 2013 ; Mansfield, 2008 ; Moscucci,
2002. Néanmoins, la volonté principale de ses adeptes reste de réduire ou éliminer les actes techniques et médicaux
entourant l’accouchement, sous-tendue par la conviction que les femmes sont physiologiquement aptes à accoucher
« par elles-mêmes ».
12 Carricaburu, 2005.
13 Maffi, 2013.
14 Quagliariello, 2017.
15 Ce courant, initié par le pédiatre Sears et son épouse, auteurs à succès de guides destinés aux jeunes parents, émerge
dans les années 1980 aux États Unis et promeut un style de parentage centré sur les besoins des enfants.
16 Blum, 1999 ; Faircloth, 2013 ; Lee, 2008 ; Wolf, 2007.
378 c a rol i n e chautems
17 Oudshoorn, 1994.
18 Odent, 2011.
19 La naissance extrahospitalière a été décrite par d’autres chercheuses, en Suisse ou dans d’autres pays européens, comme
l’apanage de couples issus de classes sociales socio-économiquement fortement favorisées, voir : Gouilhers-Hertig,
2017 ; Hildingsso et al., 2006 ; Perrenoud, 2016 ; Pruvost, 2016 ; Quagliariello, 2017 ; Viisainen, 2001). La
population formée par les parents que j’ai rencontrés est sensiblement plus hétérogène. D’après mes discussions
avec les sages-femmes, cette hétérogénéité est représentative de leur clientèle.
20 Pour huit des vingt-six familles rencontrées, j’ai réalisé des entretiens avec les deux parents. Les pères étaient présents
durant les visites post-partum – et j’ai pu profiter de ces moments pour discuter avec eux – dans onze autres situations.
En ce qui concerne les sept situations restantes, je n’ai pas rencontré les pères, qui avaient recommencé à travailler
immédiatement après la naissance.
l’allaitemen t, le début de la communication 3 79
21 OMS, 2017.
22 L’OMS recommande de poursuivre l’allaitement jusqu’à l’âge de deux ans et plus (2017), mais les mères que j’ai
rencontrées ont souvent en tête le repère temporel d’une année de vie de l’enfant. De manière intéressante, beaucoup
de mères établissent initialement une limite temporelle à leur allaitement, sous l’influence d’une vision négative de
l’allaitement dit « long ». Elles désapprouvent ainsi l’allaitement d’un enfant qui marche ou qui parle. Ces repères
évoluent toutefois parallèlement à leur expérience d’allaitement : les mères poursuivent ainsi parfois l’allaitement
bien au-delà de la limite qu’elles s’étaient initialement fixée.
23 Conklin et Morgan, 1996.
380 c a rol i n e chautems
24 Id.
25 Id.
26 Boltanski, 2004.
27 Dykes, 2006.
l’allaitemen t, le début de la communication 3 81
bébés32. Selon cette vision, les bébés ont des « besoins », hiérarchiquement supérieurs
aux « envies » maternelles33.
comportement de leur enfant, au-delà des tétées : les bébés dont la faim est immédiatement
satisfaite seraient plus sereins. Dans cette perspective, et en accord avec la théorie de
l’attachement d’Ainsworth et Bowlby37, la disponibilité parentale et la promptitude à
répondre, voire prévenir, les besoins de l’enfant durant les premiers mois de vie est un
investissement pour le futur : en construisant des « fondations émotionnelles sécures »,
l’allaitement à la demande, associé à d’autres pratiques de soins « centrées sur l’enfant »,
lui permettrait de développer sa confiance en elle ou en lui et d’accéder à l’autonomie sur
le long terme, rejoignant ainsi l’idéal néolibéral d’autosuffisance.
Faire confiance
Selon une vision de l’allaitement fondée sur la réciprocité entre la mère et l’enfant,
les sages-femmes encouragent les mères à « faire confiance » à leur bébé. Marie explique
ainsi à une nouvelle mère lors d’une visite post-partum : « On voit pas ce qu’on donne, on
peut pas quantifier. L’une des règles de l’allaitement c’est une confiance aveugle au bébé : c’est
lui [elle] qui règle quand il [elle] a besoin de manger, combien, comment. ». Là encore, c’est
le bébé qui « règle » le cours des tétées, sans prise en compte des exigences maternelles.
En plaçant la notion de « confiance » au centre de leur rhétorique, les sages-femmes
(re)donnent au bébé un rôle d’acteur social à part entière. Comme l’affirme l’une d’entre
elles : « L’allaitement, c’est déjà le début de la communication ». Ce positionnement s’inscrit
dans la continuité de l’accouchement extrahospitalier, dans le cadre duquel, parents et
sages-femmes évoquent une « collaboration » avec le bébé, perçu comme un partenaire
du processus, dont les parents et la sage-femme doivent apprendre à sentir et interpréter
la présence et les messages38.
Les pratiques pédiatriques ordinaires, impliquant par exemple une surveillance
continue de la prise de poids de l’enfant, sont sous-tendues par une vision du nouveau-né
comme un être fragile et vulnérable. La notion de système immunitaire, conceptualisé
comme déficient, est par exemple centrale dans la manière de penser le corps des bébés :
le monde extérieur est perçu comme une menace pour les nouveau-nés, dont les frontières
corporelles sont vues comme « poreuses »39. Contestant cette approche misérabiliste, les
sages-femmes manifestent une volonté de mettre en avant les compétences propres du bébé :
« La maman n’a pas l’entière responsabilité de l’allaitement, le bébé a un instinct de survie très
fort ! » ou « il sait son besoin, faites-lui confiance ! » sont des énoncés revenant souvent au
cours du suivi post-partum, symptomatiques de cette intention. Le succès de l’allaitement,
perçu comme un « travail d’équipe », repose sur l’implication et la collaboration des deux
protagonistes. Une sage-femme encourage ainsi un duo mère/bébé : « vous êtes tout-à-fait
capables l’une et l’autre ! ». Ces discours reposent sur une représentation naturaliste du
nouveau-né, guidé par son « instinct de survie », garant du succès de l’allaitement s’il
est adéquatement accompagné par sa mère – la prescription « il faut suivre » votre bébé
revenant souvent dans le discours des sages-femmes. Si dans ce type d’énoncés émis par
37 Bretherton, 1992.
38 Pruvost, 2016.
39 Brownlie et Leith, 2011.
384 c a rol i n e chautems
les sages-femmes et directement orientés sur l’allaitement, les pères semblent absents, en
pratique, ils sont partie prenante de cette entreprise collaborative.
D’après mes observations, l’implication des pères se traduit souvent par la volonté
de produire un environnement matériel favorable à l’allaitement, prenant en charge les
tâches domestiques et d’autres aspects des soins au nouveau-né (la ou le changer, l’apaiser,
la ou le baigner, etc.). Les pères soutiennent aussi plus directement l’allaitement en
aidant leur partenaire à gérer sa lactation, spécialement au moment de la montée de lait
(préparer des compresses ou une tisane visant à augmenter ou réguler la lactation), ou
en participant à l’installation de la mère et du bébé en vue de la tétée. Sur le long terme,
les pères offrent un soutien pratique comme émotionnel, notamment en partageant les
réveils nocturnes de leur partenaire lors des tétées (lui apporter un verre d’eau, changer
l’enfant avant de la ou le recoucher) ou en la rassurant quant à l’adéquation de son
afflux de lait.
Certains pères semblent néanmoins frustrés d’être « par nature » exclus des échanges
permis par la tétée. Deux mois après la naissance de sa fille, Nicolas le déplore : « je pense que
le truc qu’elle préfère, c’est être au sein. Je pense que le père là-dedans, c’est un peu plus construit,
tu sens qu’il y a quand-même du retard ». Ses propos indiquent son internalisation de la
hiérarchisation idéologique des besoins des bébés, situant le nourrissage – particulièrement
au sein – comme supérieur. Cette hiérarchie reflète l’injonction biomédicale à allaiter,
fortement intériorisée par les parents. Pour pallier à ce « retard » perçu, Nicolas m’explique
avoir développé une façon d’identifier si les pleurs de sa fille indiquent qu’elle a faim ou
si elle exprime un autre besoin. En lui présentant son nez, la partie de son corps qui selon
lui ressemble le plus au mamelon maternel, il peut déduire de sa réaction si elle a faim ou
non. De cette manière, à l’instar de sa partenaire à travers l’allaitement, il réinvente son
corps pour l’adapter à sa nouvelle fonction parentale. Ce détour par le corps paternel, et la
façon dont il est repensé par la paternité permet de mettre en lumière la tension entre une
vision naturaliste de l’allaitement et un regard constructiviste à travers le travail déployé
par les parents.
Construire le naturel
40 Mansfield, 2008.
l’allaitemen t, le début de la communication 3 85
Marion, sa mère, à essayer de voir les choses de son point de vue : « c’est intéressant de juste
chercher des positions. Avant elle pouvait dans le ventre, maintenant elle peut plus, tu dois essayer
de trouver des combines ». Tout en poursuivant la discussion, elle installe Émilie, couchée
sur le canapé du salon, de différentes manières : entourée par un coussin d’allaitement,
rehaussée par une peau de mouton. Émilie arrête momentanément de pleurer et fait
des vocalises. Isabelle observe : « Elle te cause. Ce sont d’autres codes de langage, que tu ne
peux pas facilement comprendre, ce qui engendre de la frustration ». Émilie pleure toujours.
Isabelle demande à Marion : « tu penses qu’elle mangerait bien encore une fois un peu ? ».
Marion tempère : « elle fractionne, c’est dur de savoir si c’est un réflexe de succion ou de la
faim ». Isabelle répond : « dis-toi que les africaines elles se posent pas la question ». Marion
s’exécute et installe Émilie au sein. Isabelle commente : « elle est d’accord ta maman, elle
est d’accord ! », endossant elle aussi un rôle de porte-parole du bébé, comme Anne dans la
situation précédemment décrite. Après la tétée, Isabelle propose de recoucher Émilie, mais
insiste pour préchauffer l’endroit à l’aide d’une bouillotte : « tant que t’as pas envie d’être à
sa place, elle a le droit de dire que c’est pas génial ». Émilie ne pleure plus, mais reprend ses
vocalises. L’interprétation de Marion est plutôt négative : « aujourd’hui elle chouine… ».
Isabelle corrige : « moi je trouve plutôt qu’elle cause, elle expérimente. Des fois on a l’impression
qu’on doit tout le temps les distraire, mais ça leur suffit pour brancher quelques neurones. Il faut
jamais oublier l’autonomie qu’ils ont eu pendant neuf mois ».
Cet extrait révèle une tension entre, d’une part, la volonté de Marion de « civiliser »
Émilie, qui transparaît dans sa réticence à lui proposer une nouvelle tétée et sa légère
contrariété face à ses « vocalises » et, d’autre part, la perspective d’Isabelle, qui s’efforce de
valoriser Émilie comme un individu à part entière, avec des besoins et désirs légitimes – la
faim, le confort, la sécurité.
Dès l’apparition de la notion d’accouchement « naturel », mentionnée pour la première
fois par Dick-Read dans l’ouvrage Natural chilbirth, publié en 1933 en Grande-Bretagne, les
adeptes de cette approche mobilisent des imaginaires faisant référence à la nature, définie
comme « the country, the primitive, the spiritual and the instinctual »41 (la campagne, le
primitif, le spirituel, et l’instinctif) dont les sociétés modernes industrialisées se seraient
distanciées et qu’il s’agirait de retrouver. Les arguments de Dick-Read reposent sur des
stéréotypes culturels associés aux sociétés alors dites « primitives », au sein desquelles
les femmes accoucheraient aisément et sans douleur. À l’inverse, les femmes des sociétés
industrialisées, corrompues par le mode de vie capitaliste, ne sauraient plus accoucher
physiologiquement. La référence d’Isabelle aux « africaines », incarnation contemporaine
et imaginaire de ce modèle de parenté naturelle, renvoie à la représentation rousseauiste du
bon sauvage. La deuxième vague de l’accouchement naturel, dès les années 1970, s’appuie
sur cette pensée fondatrice. L’idée d’une parentalité « naturelle », critique du modèle
parental néolibéral, fondé sur une idéologie de la séparation entre l’enfant et ses parents
revient ainsi dans le discours des sages-femmes.
Il apparaît par ailleurs que la volonté de « respecter » le rythme du bébé entre en
dissonance avec les interventions effectuées pour s’ajuster à ce rythme. En observant et en
interprétant le comportement du nouveau-né, les parents comme les sages-femmes agissent
Perrenoud, selon lesquelles l’« ethos de la moindre empreinte » est moins présent dans
le cadre d’un suivi global42.
Les compétences des sages-femmes reposent d’une part sur leur savoir expérientiel
issu de leur pratique, fondé sur le fait d’avoir côtoyé et pris soin de nombreux bébés, et
d’autre part sur leurs connaissances en biomédecine et en médecines complémentaires.
Ces différents registres de connaissances sont reconnus et valorisés par les parents, qui
tendent à accepter l’intervention de la sage-femme même lorsqu’elle entre en contradiction
avec la volonté de ne pas imposer d’actes perturbant le rythme « naturel » du bébé.
Celui-ci est comparé à un « petit animal » qui, s’il est adéquatement entraîné pendant
ses premières semaines de vie, ne « tombera jamais d’un arbre ». Cette animalisation
de l’enfant, renvoyé à son statut de « mammifère », évoque à nouveau l’imaginaire de la
naissance « naturelle43 ». En tant que « produit » de l’accouchement naturel, l’enfant se
définit par sa « naturalité ». Ce bébé « naturel » n’existe ainsi qu’en opposition au bébé
« civilisé », fruit du modèle éducatif néolibéral.
Remarques et conclusions
En situant l’observation du bébé au centre de leur suivi, valorisant d’une part ses
compétences, et stimulant d’autre part la « créativité » maternelle, les sages-femmes
s’inscrivent dans une « éthique de la disponibilité maternelle » favorisant – peut-être
malgré elles – la (re)production d’une répartition inégalitaire des responsabilités et tâches
entre mères et pères44. Dans cette perspective, le modèle de soin proposé, tout comme le
modèle hospitalier en réaction duquel il s’est construit, est chargé en injonctions, d’abord
adressées aux mères, et implique une standardisation des pratiques de soin. Comme le
rappelle Perrenoud, « l’accompagnement devient un instrument des sociétés néolibérales,
poussant les individus à se prendre en charge45 ». À ce titre, malgré un « ethos de la
moindre empreinte », le suivi bascule potentiellement dans la prescription, en dépit de
la volonté des actrices et acteurs impliqué·e·s, parents comme sages-femmes. Néanmoins,
en présentant le bébé comme un acteur à part entière de la relation d’allaitement, les
sages-femmes insistent sur son rôle dans le succès de l’allaitement, cherchant à décharger
les mères de l’entière responsabilité du processus.
Les modalités temporelles du suivi global, telles que l’étendue de la période sur laquelle
se construit la relation entre parents et sage-femme ou la durée des visites post-partum,
rompent avec la logique institutionnelle et la hiérarchie technocratique, impliquant la
subordination de l’individu à l’institution46. La continuité du suivi, par opposition à la
fragmentation des soins caractéristique du modèle hospitalier, permet le développement
d’une relation de confiance entre la sage-femme et les parents. Les consultations ont lieu
au domicile des parents, dans lequel les sages-femmes sont des « invitées », respectant les
règles de leurs hôtes, et non l’inverse. Ces différentes dimensions du suivi global amènent
les sages-femmes à se distancier des repères institutionnels, tel que la pesée systématique, en
faveur d’une évaluation qualitative de l’allaitement, perçu comme un processus relationnel.
La découverte du bébé est sous-tendue par une préconception selon laquelle elle ou
il devrait forcément être avide de communiquer, pour qui saura interpréter correctement
ses signaux. Dans cette quête de communication, les discours et les pratiques s’articulent
autour de deux pôles de conceptualisation des bébés : un bébé individuel d’une part, qui
possède dès la naissance des caractéristiques qui lui sont propres, et un bébé générique
d’autre part, dont les goûts, les attitudes et les compétences sont déterminés par ses
capacités biologiques, soit son corps naturel47. Si mes interlocutrices et interlocuteurs
rejoignent ainsi une vision néolibérale de l’individualité comme extension de données
biologiques, ils adhèrent également à une conception fondée sur les relations sociales.
Elles et ils se positionnent ainsi de manière critique face à l’idéologie dominante, en
faveur d’une formation plus progressive de l’individualité au fil du temps : la dépendance
du bébé envers ses parents et le devoir de disponibilité constante de ceux-ci à son égard
sont perçus comme une étape de transition nécessaire, voire désirable pour accéder
à l’autonomie48. Ce raisonnement rejoint les arguments sous-tendant les théories de
l’attachement. L’autonomie reste ainsi l’objectif final, bien que le cheminement emprunté
pour « civiliser » le bébé diffère.
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J. B. Wolf, « Is Breast Really Best ? Risk and Total Motherhood in the National Breastfeeding
Awareness Campaign », Journal of Health Politics, Policy and Law, 32/4 (2007), p. 595-636.
Florence Pasche Gui gnard
1 Ces pratiques sont typiques mais pas exclusives au parentage naturel en raison de l’important recoupement entre
parentage naturel et parentage de l’attachement, comme expliqué ci-dessous. L’allaitement est l’une des pratiques
qu’on retrouve ailleurs.
2 Le lactivisme désigne les mouvements pro-allaitement les plus militants. Voir les travaux de Faircloth, cités en
bibliographie : Faircloth, 2013 ; 2015 ; 2016 ; 2017.
3 William Sears, un médecin américain, et son épouse Martha sont connus pour avoir développé les théories du
« parentage de l’attachement » (en anglais : attachment parenting). Ils s’appuient sur leur propre expérience parentale
et sur les travaux sur l’attachement sécure du psychiatre John Bowlby et d’autres pour proposer des techniques qui
mettent l’accent sur un contact physique prolongé entre le bébé et sa mère (puis, dans les éditions plus tardives de
leur ouvrage The Baby Book, « les parents »). L’allaitement en fait partie. Sears et Sears, 1993.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 391-416
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392 f lor en c e pasc he guign ar d
aussi avec des exemples qui concernent l’allaitement. Bien que la juxtaposition entre le
parentage de l’attachement et le parentage naturel soit importante, ceux-ci ne se confondent
pas, malgré les nombreuses pratiques communes, comme l’allaitement ou le portage (en
écharpe) ainsi qu’une insistance sur la proximité entre le corps du bébé ou de l’enfant et
celui du parent (le plus souvent : la mère). Certaines de ces pratiques sont aussi désignées,
en français, par l’appellation « maternage proximal ». Tout en reconnaissant l’importance
du travail des mères et les enjeux liés au genre et au travail du corps maternel, j’utilise le
terme « parentage » plutôt que « maternage » d’une part pour distinguer le parentage
naturel du maternage proximal (qui n’est que l’un de ses éléments), et d’autre part pour
souligner que cette pratique implique souvent les deux parents4. C’est justement la dimension
écologiste qui distingue le parentage naturel du parentage de l’attachement ou proximal :
il est tout à fait possible de pratiquer le parentage de l’attachement (allaitement, portage,
cododo) sans aucun souci des pratiques à dimension écologique qui seront décrites plus en
détail ci-dessous. En anglais, des termes tels que eco-parenting, green mothering, sustainable
motherhood, etc. sont utilisés pour décrire de telles pratiques et leurs discours5. Celles-ci
ont rarement fait l’objet d’analyses en contextes francophones.
Ce chapitre est basé sur une recherche interdisciplinaire plus large, intitulée Natural
Parenting in the Digital Age. At the Confluence of Mothering, Religion, Environmentalism and
Technology6. Cette étude examinait les expressions contemporaines du parentage naturel dans
les contextes de la France, la Suisse romande, la Belgique, ainsi que du Québec. Quelques
familles francophones expatriées dans d’autres régions en Amérique du Sud et du Nord
ont aussi été incluses. Dans ce chapitre, la plupart des données mobilisées proviennent du
contexte suisse romand. Ces exemples ont été sélectionnés parce que, dans ces entretiens-là
(semi-dirigés), l’allaitement s’est révélé être un thème particulièrement important pour
les mères et les parents. De plus, ces cas reflètent des situations communes rencontrées
dans la recherche plus vaste. Ainsi, les propos résultant de l’analyse de ces cas peuvent
être étendus, au-delà de la Suisse romande, aux autres contextes francophones considérés
dans cette recherche7. En effet, malgré quelques différences quant à l’acceptation ou à la
critique, dans des cultures et pays différents, de certaines pratiques du parentage naturel,
comme l’allaitement prolongé, on peut repérer plusieurs caractéristiques communes
dans les discours des parents eux-mêmes sur leur allaitement, au-delà des particularités
contextuelles. Les discours sur l’allaitement dans le parentage naturel sont similaires :
c’est leur réception – et la réaction à la critique qui en est faite – qui diffère. Ne pouvant
en faire état de façon détaillée dans ce chapitre, je renvoie à mes publications précédentes,
basée sur la même recherche8.
4 Sans être thématisé en tant que tel, le rôle du père sera aussi discuté, par exemple dans le cas de « Fanny et Julien »
(voir ci-dessous, p. 409-412) et dans la conclusion.
5 Chikako, 2014, p. 118 et Redela, 2014, p. 118.
6 Cette recherche postdoctorale a été menée dans le cadre d’un séjour de mobilité internationale financé par le Fonds
national de la recherche scientifique suisse, au Department for the Study of Religion de l’Université de Toronto,
puis à la Faculté des Lettres (sciences des religions) de l’Université de Fribourg. Elle a fait l’objet d’une approbation
éthique par l’Université de Toronto.
7 La recherche originale examinait la dimension transnationale du parentage naturel plus qu’il n’est possible d’en
rentre compte dans ce chapitre.
8 Pasche Guignard, 2015, p. 105-124 ; Pasche Guignard, 2016 ; Fedele et Pasche Guignard, 2018.
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 393
Entre 2012 et 2016, j’ai conduit des entretiens de recherche avec une trentaine de
parents (y compris des pères et des couples), recrutés via diverses plateformes en ligne.
La plupart avaient entre 25 et 45 ans et provenaient de milieux socio-économiques variés,
généralement avec un haut niveau d’éducation (universitaire). En plus d’observations sur
divers terrains, une cyberethnographie a permis la récolte de données dans des espaces en
ligne (accessibles au public sans enregistrement) et l’observation (y compris participante)
de dynamiques conversationnelles autour de thèmes récurrents au parentage naturel. Ces
espaces comprenaient des pages spécifiques de médias sociaux (comme des groupes sur
Facebook), des forums ou des sections de forums spécialisés dédiées au parentage naturel,
des blogs et des vlogs, leurs commentaires, et d’autres formes d’interactions en ligne.
L’orientation méthodologique de cette recherche interdisciplinaire était surtout qualitative,
c’est pourquoi l’analyse de ce chapitre porte sur des études de cas qui ne permettent pas
de généralisation statistique, tout en étant suffisamment représentatifs des dynamiques
des discours spécifiques sur l’allaitement au sein du parentage naturel.
La recherche sur laquelle se base se chapitre a permis d’identifier plusieurs pratiques
comme typiques du parentage naturel. Celles-ci sont indispensables à la compréhension
de l’allaitement dans ce style de parentage, car, s’il en est la pratique la plus fréquente et
importante, il ne peut être appréhendé de façon isolée. En voici une liste représentative, mais
non-exhaustive : la gestion de la fertilité basée sur la connaissance du cycle menstruel ; un
accouchement avec le moins possible d’interventions médicales, ou même un accouchement
planifié à domicile (avec une sage-femme) ; le portage du bébé en écharpe (ou un autre
porte-bébé dit physiologique) ; l’utilisation de couches lavables plutôt que jetables ; une
tendance marquée pour des modes de vie dits de « simplicité volontaire » (par exemple,
une préférence pour les articles de seconde-main, y compris les articles de puériculture
et les habits pour enfants), ou de « consommation éthique » ; un questionnement sur
certains aspects de la médecine allopathique (par exemple, la vaccination) qui amène
souvent à une préférence pour d’autre formes de soins de santé ; un questionnement sur
l’éducation et les pédagogies alternatives (par exemple Montessori ou Steiner) ; et enfin,
une attention particulière portée à l’alimentation (par exemple biologique, flexitarienne,
locale, de saison) et à la consommation en général. De telles pratiques sont loin d’être
majoritaires dans les contextes francophones (surtout européens) considérés pour la
recherche. Par exemple, l’immense majorité des femmes accouche à l’hôpital plutôt qu’à
domicile (par choix), la nourriture biologique ne domine pas le marché alimentaire, et
l’utilisation de couches lavables reste marginale par rapport à celle des couches jetables.
Au sens où le parentage naturel se distingue d’autres modes et séries de pratiques plus
répandues et correspondant mieux aux normes sociales et culturelles dans les contextes
où elles sont pratiquées, on peut considérer qu’il a une composante identitaire9 : une
« maman nature » (un terme discuté, revendiqué par certaines et rejeté par d’autres)
met en œuvre plusieurs des pratiques décrites ci-dessus, mais rarement toutes celles-ci.
L’allaitement, surtout s’il dure plus longtemps que la moyenne dans un contexte
donné, ou s’il est fait « à la demande », est certainement la première et la plus commune
9 On retrouve cette dimension identitaire parmi certaines des adhérentes aux discours lactivistes (Faircloth 2017,
p. 22-27) ou à ceux du maternage intensif, y compris en France, voir Paltineau, 2015.
394 f lor en c e pasc he guign ar d
de ces pratiques typiques. Mes interlocutrices pour cette recherche ont toutes, sauf une10,
allaité au moins un enfant. La majorité d’entre elles avait pour objectif d’allaiter « aussi
longtemps que possible » ou « jusqu’au sevrage naturel », une expression souvent utilisée.
Pour les mères interrogées, elle signifie que c’est l’enfant qui ne réclame plus la tétée et que
l’allaitement « s’arrête de lui-même », le plus souvent graduellement, sans que ce soit la
mère seule qui en prenne la décision.
Dans ce qui suit, plusieurs extraits d’entrevues menées dans le cadre de cette recherche
montrent comment certains discours opèrent une idéalisation de « l’ailleurs » et de
« l’autrefois » et confèrent à l’allaitement une dimension morale écologiste. La discussion
porte ensuite sur deux modes principaux de transmission des savoirs et des idées reçues,
rejetées ou réappropriées, positives ou négatives, sur les mères qui allaitent ou celles qui
n’allaitent pas, peu, ou plus. Le premier mode de transmission, vertical et contesté, comprend
plusieurs figures intéressantes : d’abord, celle de la grand-mère sans autorité, ni authenticité,
mais aussi les figures multiples des intervenant-e-s en santé (médecins, notamment les
pédiatres et gynécologues, infirmières, et plus rarement les sages-femmes) à l’autorité
de plus en plus contestées par les « mamans nature » qui choisissent d’allaiter dans des
contextes où cela n’est pas évident. Ce mode vertical de transmission fait place à un autre
mode, plus horizontal. Celui-ci passe désormais surtout par les médias socionumériques
qui permettent la diffusion de discours et pratiques alternatives11. Tout en accentuant la
contestation de certaines formes d’autorité (notamment médicale et générationnelle), le
tournant de la digitalisation est amorcé aussi dans le domaine de l’allaitement parmi des
parents qui, paradoxalement, recourent à des moyens de médiation à haute technologie
pour partager et diffuser des savoirs sur un allaitement qui est le plus souvent caractérisé
comme « naturel » et comme une réponse à des modes de vie par ailleurs critiqués
comme trop technocratiques. À la fin du chapitre, la conclusion reprend les perspectives
principales et ouvre la réflexion sur d’autres pistes de recherche sur les articulations entre
genre, féminité, corps, médias et technologies, en particulier digitales.
10 Sur les vingt-six mères interviewées, seule une n’avait pas pu allaiter, à son grand regret, pour des raisons médicales.
Souffrant d’une maladie grave limitant ses capacités physiques, elle a dû cesser la prise de médicaments particuliers
pendant sa grossesse, très contrôlée par les médecins. Il était urgent et nécessaire pour sa santé qu’elle reprenne ses
médicaments, incompatibles avec un allaitement, juste après son accouchement. Son mari, qui était mon principal
interlocuteur pendant l’entretien, a sans succès tenté d’obtenir du lait maternel d’un lactarium. Les parents ont donc
donné du lait de substitution à leur fille, en choisissant une marque de lait biologique dès que possible.
11 Pour une analyse plus détaillée du rôle des médias et espaces socionumériques dans la diffusion et la visibilisation
du parentage naturel en contextes francophones, voir Pasche Guignard, 2015.
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pro-allaitement de façon plus générale12. Parmi les arguments partagés, on trouve, entre
autres, le bénéfice pour la santé de l’enfant à court, moyen et long terme, le renforcement
du lien d’attachement, et divers bénéfices supposés pour la mère (par exemple, la perte
plus rapide du poids de grossesse). Des arguments relatifs à la praticité de l’allaitement
pour la mère sont aussi fréquemment soulignés dans des affirmations du type : « Je suis
trop paresseuse pour me lever la nuit ! » ou encore « Je n’ai pas envie de devoir faire des
biberons, tout mesurer, les laver, les stériliser et tout ». L’une des accusations souvent
portées contre le parentage naturel en contextes francophones13 est qu’il donnerait « plus
de travail » aux mères, ce qu’elles réfutent par diverses stratégies discursives qui soulignent
non seulement les aspects écologiques et économiques de leurs choix de maternage, mais
aussi leurs aspects pratiques.
Pourtant, plusieurs éléments de ces discours sur l’allaitement ne se retrouvent pas
avec une telle récurrence ou insistance en dehors des milieux du parentage naturel. Quels
sont donc ces éléments plus spécifiques ? C’est surtout du côté de l’influence des discours
écologistes et dans les mentions du « naturel » – une notion construite de façons très
diverses et problématiques – qu’il faut chercher des réponses. Dans ce qui suit, je propose
donc une sélection représentative, tout en restant aussi nuancée que possible, de propos
tenus par les parents nature dans les plateformes de discussion en lignes variées considérées
pour cette recherche (voir la section introductive de ce chapitre). Plusieurs de ces éléments
sont ressortis également des entrevues recherche menées avec les parents, dont certains
extraits seront également discutés ci-dessous en étude de cas.
Allaitement et proximité
l’exploitation, en particulier celle d’autres corps allaitants, en l’occurrence ceux des vaches
laitières dont les sécrétions mammaires servent à fabriquer les laits infantiles et les laits de
suite pour les bébés. Or, ces mères savent, peuvent, et souhaitent produire elles-mêmes
pour leur enfant leur propre lait. Pour certaines, allaiter devient donc un autre geste
d’indépendance et de protestation : comme le jardinage ou la cuisine « fait maison » à base
de produits locaux et de saison, l’allaitement fait partie des pratiques qui affranchissent de
la dépendance aux firmes agro-alimentaires industrielles, au moins partiellement. Le lait
maternel humain, lui aussi, coule à la source, sans avoir été produit « on ne sait pas trop
où », puis transporté sur des milliers de kilomètres, contrairement au lait de substitution.
Si les mamans nature sont rarement des politiciennes actives, elles ne sont pas pour autant
politiquement désengagées : la plupart perçoivent très bien le pouvoir et l’impact de leurs
choix de consommation. « Je refuse de donner mon argent à Nestlé ! » s’exclame l’une
d’entre elles, tandis qu’une autre, qui a dû allaiter « en mixte » et recourir aux laits infantiles,
souligne que l’allaitement au sein ne produit pas de déchets car il n’y a pas d’emballage.
L’allaitement prend pour certaines femmes une dimension consciente de boycott envers
les grandes firmes de l’agro-alimentaire dont les produits commercialisés, les pratiques et
les innovations technologiques16 suscitent la méfiance. Dans un contexte nord-américain,
des dynamiques et stratégies rhétoriques similaires, à l’œuvre dans le choix de pratiques du
parentage naturel comme l’allaitement (et l’accouchement à domicile), l’adhésion à des idéaux
écologistes et la critique du modèle de consommation capitaliste ont été mises en évidence.
La résistance à plusieurs niveaux, tant privés que publics, à « l’industrialisation » est l’un
des points de convergence de ce que Barbara Katz Rothman appelle « food movement » et
« birth movement », dont elle souligne les parallèles17. Michel Odent, un obstétricien bien
connu dans le milieu du parentage naturel, avait également mis en lumière de tels parallèles
dans son ouvrage Le fermier et l’accoucheur, même s’il se concentre plus sur les aspects
systémiques et institutionnels que sur l’expérience personnelle des femmes et des couples18.
En allaitant, la mère se positionne comme productrice de nutrition plutôt que comme
consommatrice dépendante et passive. Même si aucune des personnes interviewées ne s’est
réclamée ouvertement de la cause antispéciste, ni n’a tenu de propos radicaux sur les rapports et
les hiérarchies symboliques entre les espèces humaines et animales, ce type de questions était
toutefois sous-jacent à une réflexion plus large sur l’alimentation, l’agriculture, la consommation
et l’écologie. Aucune de mes interlocutrices francophones ne s’est revendiquée explicitement
de l’écoféminisme, qui « malgré [un] début de visibilité, […] n’en reste pas moins assez isolé
des autres courants, peu intégré et peu discuté19 » parmi les féministes en France et dans
la francophonie en général (à l’exception du Québec, où l’écoféminisme est un peu mieux
connu). Malgré l’absence de cette étiquette, on retrouve dans certains discours une idée-clé
16 Un exemple d’innovation technologique lien direct avec le sujet de ce chapitre, mentionné avec une certaine colère
par l’une des mères interviewées, est une machine à biberon d’une grande marque de l’alimentaire. Celle-ci fonctionne
sur des principes similaires à ceux des machines à café de la même marque, mais pour la préparation de biberons
de lait artificiel désormais aussi via la commande d’un smartphone. Les critiques contre ce nouveau produit vont
au-delà de celles contre les produits de substitution au lait maternel ou contre le fait de ne pas allaiter : le coût à
l’achat, à l’utilisation ainsi que le coût environnemental (fabrication, durée de vie du produit) sont aussi visés.
17 Katz Rothman, 2016.
18 Odent, 2004.
19 Burgart Goutal, 2018, p. 67.
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 397
« Ailleurs » et « autrefois »
Les références à « l’ailleurs » et « l’autrefois » sont une autre caractéristique des discours
sur l’allaitement dans le parentage naturel. Au cours de la recherche plus large sur laquelle se
base ce chapitre (voir la section introductive), j’ai examiné plusieurs discussions qui replacent
les controverses contemporaines sur l’allaitement maternel dans une perspective historique
et culturelle. Dans la plupart des cas, il s’agit de discours populaires (et non « historiques »
au sens académique du terme) qui valorisent et même idéalisent « le passé » ou « d’autres
cultures » de façon générale, ou le statut de l’allaitement à l’intérieur de celles-ci. Ceci n’est
pas particulier à l’allaitement et se retrouve pour d’autres pratiques comme le cododo, le
portage, ou encore l’accouchement en dehors des structures hospitalières.
Ce « passé » évoqué n’est généralement pas un passé « récent ». Plutôt lointain, ce temps
passé où « les femmes savaient allaiter » et où « l’allaitement, c’était normal » remonte au
moins à l’époque des grands-mères ou arrière-grands-mères de mes interlocutrices, voire
même à des figures ancestrales bien plus lointaines, mythiques même, parfois construites
à partir de clichés et d’images circulant sur divers médias. Ainsi, plusieurs blogues et
comptes sur les médias sociaux sont illustrés par des images d’allaitement qui montrent
des femmes mises en scène dans des contextes extérieurs (dans « la nature », à la plage,
devant des arbres, etc.). Des hashtags comme « #allaitementlong » permettent de trouver
ces images et d’autres tirées d’archives (photographies et histoire de l’art).
Ces figures sont rarement situées avec précision par mes interlocutrices, ni rapportées à
leurs propres lignées maternelles. Si mes interlocutrices reconnaissent que le statut général
et le sort des femmes « autrefois » n’était pas forcément enviable par rapport au leur, elles
admirent, en revanche, le statut accordé aux mères et la reconnaissance du travail maternel
consistant à garder les enfants en vie et en santé par le seul moyen de nourrissage alors à
leur disposition : l’allaitement au sein. Quand elles évoquent les allaitements d’autrefois,
mes interlocutrices mentionnent que les femmes pouvaient, ou même devaient, allaiter
« plus longtemps » car elles ne cumulaient pas la double journée de travail rémunéré à
l’extérieur et celui de la maison20. Ceci est historiquement inexact ou, du moins, n’est pas
20 Qu’elles soient (temporairement) mères au foyer ou qu’elles travaillent à l’extérieur pour un salaire, mes interlocutrices
étaient le plus souvent conscientes, sans forcément y accoler une étiquette, de la notion de « double journée » (ou
second shift, en référence à Hochschild, avec Machung, 1989). Ni le travail salarié, ni le travail domestique ne sont
en eux-mêmes considérés comme des oppressions, mais bien la cumulation des deux qui est imposée aux femmes, et
surtout aux mères, en raison des structures inégalitaires de la société. Plusieurs mamans nature interrogées soulignent
aussi que ce n’est pas leur choix de parentage ni la mise en pratique de leurs convictions écologistes qui ont créé les
inégalités entre hommes et femmes.
398 f lor en c e pasc he guign ar d
valable pour toutes les catégories sociales21. D’autres mères soulignent que l’allaitement, y
compris en public, était autrefois normalisé et que la transmission des savoirs était ainsi plus
aisée. La notion d’un « entourage », en particulier féminin, présent par défaut pour aider
les jeunes mères, notamment dans les heures, jours ou semaines suivant l’accouchement,
fait aussi partie de ces imaginaires sur « l’allaitement autrefois », perçu de manière positive,
mais toutefois sans naïveté sur la condition sociale, légale, et économique des femmes en
général avant les avancées féministes du xxe siècle.
Cette évocation de l’allaitement des femmes « dans le passé » est ainsi le plus souvent
floue. Les enjeux de transmissions générationnelles, ou leurs ruptures, sont au cœur de tels
discours, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Pour l’instant, remarquons seulement
qu’en référence à l’allaitement des nourrissons par leurs propres mères22, cet « autrefois »
répond à une autre notion idéalisée : celle de « l’ailleurs ». En effet, certains discours
qui évoquent l’allaitement « ailleurs » tendent à survaloriser une plus grande proximité
supposée avec « la Nature » dans d’autres régions, contextes et cultures, tout comme dans
ce passé mythique de « l’allaitement autrefois ». Cette idée est souvent exprimée par des
remarques telles que : « Chez nous aussi, c’était comme ça, avant ».
Discuter de l’expérience de Melissa23, une maman nature suisse dont le mari est
d’origine camerounaise permet d’illustrer ce type de positionnements et les ambiguïtés
des regards posés sur l’allaitement, surtout quand celui-ci se prolonge au-delà des premiers
mois de vie du bébé. Cet exemple introduit un autre thème clé de ce chapitre : celui de
la perception des femmes des générations précédentes sur l’allaitement. Au moment de
notre entretien qui a lieu chez elle, dans une ville de Romandie, Melissa, vingt-huit ans,
est mère d’un enfant de vingt-deux mois. Elle fait partie de la minorité de mères qui, en
Suisse, poursuivent leur allaitement au-delà des premiers mois24. Elle pratique aussi le
portage, utilise (en partie) des couches lavables, et elle veille à avoir une alimentation saine.
Comme elle allaite parfois encore son enfant pendant la nuit, elle a aménagé la chambre
de celui-ci avec un lit supplémentaire pour pratiquer ainsi une forme partielle de cododo.
Melissa est mariée au père de l’enfant, un Suisse d’origine camerounaise qui travaille
comme informaticien. Lors de leurs vacances, ils se rendent régulièrement pour des
séjours de plusieurs semaines au Cameroun, où vivent des membres de la famille du mari
de Melissa. Ses propres parents, dont elle se dit proche, vivent en Suisse, et sa mère garde
parfois son petit-fils. Au moment de notre interview, Melissa, titulaire d’une maîtrise en
sciences de l’éducation, déclare que sa « profession, pour l’instant, c’est maman au foyer ».
Elle reste toutefois très active en tant que bénévole dans plusieurs associations.
Quand j’interroge Melissa sur comment et quand elle a pris la décision d’allaiter, elle
évoque spontanément un épisode antérieur à sa grossesse, pendant un précédent séjour
au Cameroun :
(…) à un moment donné, j’ai vu une dame qui allaitait [un bébé qui devait avoir entre
six à huit mois], et puis j’ai senti un besoin, vraiment, dans les tripes, d’allaiter, enfin,
c’était… Ouais… avant même d’être enceinte. Et après, en fait, je [ne] me suis même
pas posé la question.
Je lui demande alors si ses séjours au Cameroun l’ont influencée dans son maternage
et dans son allaitement. Elle répond que ce n’est pas forcément le fait d’être allée plusieurs
fois en Afrique, mais plutôt « même ici [dans sa ville en Suisse], le fait de côtoyer beaucoup
de gens de plusieurs origines culturelles, ça, je pense que oui. » Melissa est en effet très
impliquée dans une association de rencontres interculturelles et dans l’accompagnement
de personnes migrantes, auxquelles elle a donné bénévolement des cours de français.
Une réflexion surgie lors d’un entretien avec Saïda, une autre mère vivant en Suisse
romande, binationale suisse et algérienne, fait écho à ce thème de « l’ailleurs ». Saïda
évoque le fait que des amies et collègues peu familières avec le parentage naturel lui ont
plusieurs fois fait remarquer qu’elle « ne faisait pas comme elles », par exemple parce
qu’elle a accouché à domicile, porté beaucoup son bébé, le laissant rarement pleurer, et
lui donnant le sein à la demande. Saïda raconte :
[Les autres mères] disaient : « Oui, mais Saïda, elle fait autrement. C’est parce qu’elle
[vient] d’ailleurs, c’est pour ça qu’elle fait différemment de nous ». Et, pour elles, c’était
une explication et du coup, elles ne questionnaient plus ce que je faisais.
Pour ses proches, l’origine étrangère de cette mère suffisait à expliquer l’étrangeté de ses
pratiques de maternage, alors que Saïda, dans notre entretien, n’y a jamais fait référence et
pouvait expliquer de façon rationnelle et argumentée les bénéfices supposés de chacune
des pratiques qu’elle mettait en œuvre, comme son allaitement long.
Venant de la part d’autres femmes de leur génération, de telles remarques montrent
plus un étonnement que de l’hostilité. Melissa et Saïda, comme d’autres mères interrogées,
se sentaient généralement respectées dans leurs choix par les autres mères, même quand
celles-ci n’allaitaient pas, ce qui n’était pas un sujet de dispute. En revanche, les remarques
sont plus critiques et moins bien perçues quand elles proviennent de femmes plus âgées,
comme leurs mères qui n’ont que rarement allaité aussi longtemps qu’elles.
La question du regard que portent les gens, et surtout les proches, sur le parentage
naturel et l’allaitement est un autre thème souvent évoqué dans la conversation avec les
mamans nature. Les propos de Melissa sont, là aussi, éclairants. Tout en disant qu’elle
trouve qu’elle n’a « pas beaucoup de soutien autour [d’elle] », elle mentionne l’attitude
400 f lor en c e pasc he guign ar d
25 Cette remarque de Melissa renvoie à la question de la positionalité de la chercheuse et au rôle des enquêtes en
sciences humaines et sociales dans les débats contemporains.
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 401
Melissa est tout à fait consciente du fait que les conditions de vie en général et celle des
mères en particulier étaient (et restent) plus difficiles que les siennes dans le pays d’origine
de son mari, notamment pour l’accès aux soins de santé. L’allaitement de sa belle-mère,
tout comme le fait qu’elle ait eu sept enfants, n’étaient pas des choix, contrairement à son
allaitement prolongé et d’autres techniques de maternage, comme le portage en écharpe.
Melissa souligne la normalité de l’allaitement au-delà des premiers mois « dans ces autres
cultures » qu’elle ne nomme jamais spécifiquement à part pour sa propre expérience au
Cameroun. Contrairement à d’autres interlocutrices rencontrées dans le cadre de cette étude,
entre autres à cause de son expérience associative interculturelle, Melissa évite toutefois de
produire un discours essentialiste et xénophile qui construirait d’autres contextes culturels
lointains comme « exotiques », comme « plus proches de la Nature » et donc comme
nécessairement supérieurs en ce qui concerne l’allaitement et le maternage en général.
Allaitement et moralité
Dans les milieux du parentage naturel comme dans le reste de la société, l’allaitement
n’est pas pensé au sein d’un système de relations neutres. Les parents nature sont souvent
appelés à se défendre de tout traditionalisme et d’un essentialisme dont ils sont souvent
accusés. Ils insistent sur la notion de « choix » de la mère qui allaite et qui est au cœur de
l’un des « paradoxes du maternage naturel » que Chris Bobel a déjà mis en évidence sur
la base de son enquête auprès de mères américaines dans les années 199026. Ce paradoxe
consiste à réaffirmer la notion de « choix » (et aussi à l’inscrire comme un choix féministe)
tout en construisant les pratiques du parentage naturel, et en premier lieu l’allaitement,
comme quelque chose d’instinctif ou, justement, de « naturel ».
L’analyse du discours de ces mères laisse percevoir que l’allaitement n’est pas simplement
« une évidence », ni « un choix personnel », ou alors les deux à la fois suivant le cadre de
leur discours, mais aussi un signe visible ou visibilisé (notamment via les médias sociaux)27
de maternage correct, voire même un devoir moral envers l’enfant. De ceci peuvent naître
des tensions avec certaines positions féministes qui soupçonnent – à tort et sans considérer
la subtilité et la variété de ces discours – toute mention de « nature » et de « biologie »
de contribuer à un discours essentialiste qui réduit la femme à la Nature ou à sa biologie.
Les expériences et discours des parents nature considérés dans cette enquête indiquent
que c’est parfois le cas quand la survalorisation symbolique de la libéralité maternelle via
l’allaitement le fait passer d’un « choix » à une obligation implicite pour satisfaire à de
nouveaux critères de la « bonne mère écologique ». Dans son ouvrage Le Conflit : la femme
et la mère, Élisabeth Badinter fustige « l’offensive naturaliste » dont font partie, selon elle,
notamment l’allaitement, les couches lavables et la réticence de certaines jeunes femmes
à souscrire au modèle contraceptif du tout hormonal par défaut. Elle met en garde contre
une « sainte alliance des “réactionnaires”28 ». Selon Badinter, la convergence des agendas
26 Bobel, 2002.
27 Pasche Guignard, 2015.
28 Badinter, 2010, p. 45.
4 02 f lor en c e pasc he guign ar d
29 Pour la France ce taux d’allaitement reste pourtant très bas par rapport à d’autres pays européens, notamment
scandinaves.
30 Voir à ce propos, par exemple, Crowley, 2015. Le sujet est peu traité en contextes francophones car il n’y a pas la
même portée et les mêmes enjeux puisque les modèles de parentage y sont un peu plus culturellement divers, avec
des contextes nationaux variés, et que les modèles du « maternage intensif » ou du parentage de l’attachement (voir
note 3) n’y ont pas la même influence qu’en Amérique du Nord.
31 Les forums et autres médias numériques ont été choisis pour leur pertinence thématique et non pas seulement
pour leur popularité (en termes de nombres de participantes actives). La méthodologie comprenait des visites
régulières au cours du temps de la recherche, et non pas seulement des prises de vue sporadiques. Une contribution
active en interaction digitale avec les participantes a aussi été intégrée comme méthode de recherche. Voir Pasche
Guignard, 2016 pour une discussion plus approfondie des questions méthodologiques en contexte numérique.
32 Voir l’exemple de Jérôme et Line, un cas d’étude examiné dans Fedele et Pasche Guignard, 2018, p. 138-139.
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 4 03
33 La notion de « technique du corps » est empruntée à Marcel Mauss qui mentionne l’allaitement indirectement
(les termes « succion » et « nourriture » sont employés dans son texte) dans la seconde section (Techniques de
l’enfance) du chapitre III (Enumération biographique des techniques du corps) de sa contribution sur les techniques
du corps. Mauss, 1936.
404 f lor en c e pasc he guign ar d
entre le maternage reçu par les mamans nature et celui qu’elles choisissent de pratiquer
avec leurs propres enfants. Cette étude a mis en avant que des paradigmes différents
en termes de choix éducatifs, pédagogiques, alimentaires, de santé et de style de vie
plus généralement étaient souvent la cause de critiques et d’incompréhensions entre
les mamans nature (avec leurs conjoints qui les soutiennent) et leurs parents, plus
particulièrement leurs mères. Dans le cadre de cette recherche, très rares ont été les
témoignages de mamans nature ayant reçu une approbation quant à leur allaitement
(souvent prolongé ou exclusif) de la part de leur propre mère. Les discussions sur les
plateformes numériques tendent aussi à montrer des désaccords au sujet de l’allaitement
prolongé entre les mamans nature allaitantes et leurs propres mères. De façon plus
générale, ces différences se perçoivent-elles au-delà des situations personnelles pour
englober des écarts générationnels qui tendraient à se creuser ? Plusieurs exemples qui
concernent directement l’allaitement apportent une réponse de type anthropologique
à ces questions.
L’exemple de Melissa, discuté plus haut, introduit ce thème des divergences et des
critiques reçues par les mamans nature qui allaitent. Melissa allaite son enfant de presque
deux ans en public, ce qui est loin d’être la norme en Suisse. Elle espère que ce geste décidé,
sans pour autant manquer de discrétion, « va faire changer certaines mentalités ». En effet,
malgré son absence de gêne à donner le sein en public, Melissa reste tout à fait consciente
des regards posés sur elle et des remarques. Comme d’autres mères, elle mentionne la
différence de perception générationnelle. L’extrait de notre entretien, cité ci-dessous,
conduit à se demander si, dans l’appréhension de l’allaitement en public et à plus long
terme que la plupart des mères en Suisse, l’âge des interlocutrices importe finalement plus
que leur origine culturelle, ethnique, ou nationale (voir ci-dessus, la mention du Cameroun
comme pays dans lequel l’allaitement est plus normalisé culturellement qu’en Suisse).
Melissa exprime comment elle perçoit et fait face aux interrogations :
Bon, y’a beaucoup de gens, surtout, j’ai l’impression, des dames d’un certain âge, qui
font des remarques, qui regardent un peu bizarrement. Y’en a certaines qui trouvent
ça… ou en tout cas qui disent : “Ah, c’est bien !” Mais y’en a d’autres qui disent : “Ah,
va falloir arrêter !” J’avais fait un cours de danse zumba, et là, y’avait une dame, c’était
une Camerounaise aussi [résidant en Suisse], je dirais de 50-60 ans, qui m’a demandé
quel âge [l’enfant] avait. Et puis j’ai dit qu’il avait 18 mois… parce qu’elle m’a vue
l’allaiter, et puis elle m’a dit : “Oh, il est trop grand, il faut arrêter maintenant !” Y’en a
qui le pensent, y’en a qui le disent.
- Et ta maman te dit aussi que tu devrais arrêter ?
- Je ne la laisse pas aller jusque là… on s’est vraiment un peu pris la tête, et puis je lui
ai dit : « J’ai pas envie de briser notre relation », mais je ne supporte plus qu’elle juge
tout ce que je fais, parce qu’il n’y a pas que ça.
Comme plusieurs des mères que j’ai interrogées, Melissa ne se sent ni comprise, ni
encouragée, ni soutenue dans sa pratique de l’allaitement à la demande et à long terme.
Au fil du temps, les mères allaitantes relèvent aussi la méconnaissance de la physiologie
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 405
même de l’allaitement, perceptible dans les remarques de certaines femmes qui ont peu
ou pas allaité. Par exemple, Guilaine, mère d’un enfant de douze mois au moment de notre
entrevue, m’a aussi fait part de toutes sortes de remarques négatives qu’elle a pu entendre
de la part de ses proches (y compris de sa mère et sa belle-mère) sur le fait qu’elle continue
à allaiter son enfant « aussi longtemps ». Guilaine, pourtant, « souhaite le sevrer, même si
lui n’est pas prêt du tout… mais alors pas du tout ». La notion d’un « sevrage naturel » au
moment où l’enfant y est prêt, s’impose et va à l’encontre de l’idée, souvent émise par les
femmes plus âgées qui critiquent l’allaitement long, que la mère serait incapable d’arrêter et
de « lâcher son gamin », comme certaines le rapportent. Avant d’avoir un enfant, Guilaine
ne s’attendait pas à de telles remarques. Je lui demande un exemple concret et elle me
rapporte la remarque suivante de la part de femmes de sa famille : « Elles me disaient :
“Quoi ? Tu peux encore ? Mais ? Tu as encore du lait ?” ». Guilaine reste stupéfaite de la
méconnaissance sur la physiologie de l’allaitement et indique que seules des femmes plus
âgées font ce type de remarques, tandis que ses amies qui ne pratiquent pas le parentage
naturel et ont déjà cessé d’allaiter respectent tout à fait ses choix.
Si l’allaitement est souvent perçu de façon positive par l’entourage au tout début, après
quelques mois, les proches demandent quand est-ce qu’enfin la mère va le « passer au
biberon », ou si elle va « continuer quand il aura ses dents » ou « quand il marchera », posant
ainsi des jalons normatifs définissant une durée acceptable ou idéale. Avec la préférence
pour un accouchement sans anesthésie ou même à domicile (quand cela s’avère faisable)
et l’utilisation des couches lavables, le fait d’allaiter « à la demande » ou de poursuivre
l’allaitement au-delà des premiers mois de vie de l’enfant sont particulièrement critiqués.
L’impression que la mère se rendrait trop disponible pour l’enfant, ou finirait même par
« en être l’esclave » est souvent mentionnée. Les mamans nature que j’ai interrogées
finissent par ne plus écouter de tels commentaires dans le but de se protéger, y compris
(ou surtout) si ceux-ci proviennent de leur propre mère. D’autres, comme Melissa, osent
« remettre les gens à leur place » et affirmer leurs choix… ce qui ne fait pas pour autant
cesser les critiques.
Libérées ou libres ?
Si certaines mères sont critiquées par leurs propres mères, elles portent aussi un regard
critique sur l’allaitement ou le non-allaitement des femmes qui sont devenues mères dans
les années 1970-1980. La plupart sont aussi tout à fait conscientes des changements culturels
des dernières décennies et tombent rarement dans un discours matrophobique34 ou de
blâme maternel. Sur ce point, une très riche conversation menée avec Adeline, une mère
de presque trente ans d’un enfant de bientôt trois ans, reflète de nombreuses tendances qui
se retrouvent dans les discussions entre mères, dans les divers forums, à la différence que
ses réponses étaient particulièrement bien articulées. Adeline et son compagnon habitent
leur propre maison dans le Bordelais, en France. Elle achète de seconde main autant que
possible, cultive son propre jardin et consomme du « bio de grande surface » ce qui est
34 Dans les théories féministes matrocentriques (voir par exemple O’Reilly, 2016, p. 21-25), la notion de matrophobie
recouvre l’idée de crainte à l’idée de ressembler à sa mère, de devenir comme elle. Ceci a un impact sur la relation
mère-fille.
406 f lor en c e pasc he guign ar d
un compromis qui ne correspond pas à ses idéaux. Au niveau du maternage, elle fait du
cododo, utilise des couches lavables et porte le bébé en écharpe régulièrement. Adeline
a bien sûr allaité son enfant.
Comme la plupart des mères interrogées dans cette recherche, Adeline a terminé
une formation supérieure (bac littéraire, puis filière en lettres classiques). Elle a rejoint
un conservatoire d’art dramatique dans le sud de la France, mais n’a pas travaillé dans le
secteur dans lequel elle s’est formée, enchaînant divers emplois plutôt précaires. Le thème
« avoir une mère et être mère » arrive assez vite dans notre conversation et je demande
alors à Adeline si elle-même avait été allaitée et pour combien de temps, et aussi ce qu’elle
fait différemment de sa propre mère :
Si tu veux, ma maman elle n’a pas vraiment eu le loisir de faire exactement ce
qu’elle voulait faire. Donc elle nous a allaités, par exemple, mais après, euh… elle
était aussi ce qu’elle était à l’époque où elle l’était. C’est-à-dire qu’elle, elle vient
d’une époque où la femme libérée elle va travailler, la femme libérée, euh… Enfin,
sa liberté passe par là. Elle passe par le biberon parce que justement ça lui permet
de quitter le foyer pour se libérer, donc aller travailler. Donc moi j’ai été allaitée
deux mois et demi, comme elle me dit, “parce que toi, tu étais docile et que tu tétais
bien comme je voulais toutes les trois heures”. Ma seconde sœur, par exemple, elle
voulait téter tellement souvent que très vite ma mère a mis fin à l’allaitement et
ma troisième sœur, comme c’était la troisième, c’était la dernière… ma mère avait
trente-sept ans quand elle l’a eue. Elle savait que ce serait la dernière, du coup, elle,
elle l’a allaitée quatre mois, parce que c’était son dernier allaitement. Elle voulait
le faire le plus longtemps possible. Mais encore une fois : il y avait cette nécessité
pour elle de retourner au travail pour se voir en tant que femme libre. Alors que
moi, je me suis vue en tant que femme libre à partir du moment où j’ai pu dire
“non, ce que je veux moi, c’est offrir à mon enfant l’allaitement dont il a besoin”.
Donc pour moi, me libérer en tant que femme, c’est justement ne pas retourner au
travail… [rires] … et de le [= l’enfant] laisser me téter tant qu’il veut, quoi. J’ai fait
ça différemment de ma mère pas par rapport au maternage, mais plus par rapport
à ma notion de femme libre.
Une analyse détaillée des propos d’Adeline permet de détecter, entre autres, un
glissement sémantique signifiant entre la « femme libérée » des années 1970-1980 et la
« femme libre » d’aujourd’hui. Tout en recontextualisant le maternage de sa mère, Adeline
perçoit celle-ci comme asservie à l’impératif du travail salarié et à la nécessité d’utiliser
le biberon. À la différence de sa mère, décrite en premier comme une femme « libérée »,
Adeline, elle, n’est pas « libérée » de quoi que ce soit (le travail, le patriarcat), ni par qui que
ce soit. Adeline se considère comme « libre » à la base, et ce n’est certainement pas d’une
obligation culturelle d’allaiter dont elle doit se départir dans son contexte français. Elle rend
compte de son choix d’allaiter et de continuer à allaiter non par rapport à un modèle de
parentage naturel, auquel elle adhère pourtant par bien d’autres aspects, mais par rapport
à ce qu’elle appelle sa « notion de femme libre ». Comme les pratiques d’allaitement, et
comme la notion d’allaiter « longtemps », la notion de « femme libre » varie aussi. Pour
Adeline, comme pour la plupart des mères interrogées dans cette recherche, en France
et dans d’autres contextes francophones, l’idée d’un retour, volontaire ou contraint, à
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 407
la « domesticité35 » à cause de l’allaitement n’est pas un enjeu, quand bien même cette
notion revient souvent dans l’argumentaire opposé à une obligation morale d’allaiter, par
exemple tel qu’exprimé par Badinter36 et d’autres.
Rester à la maison est, pour beaucoup, une opportunité sinon un « choix » – le
meilleur pour elles-mêmes et pour leur enfant, dans leur perception et sans jugement
de celles qui font différemment. Ce qui ressort moins fréquemment de leurs discours est
dans quelle mesure ce qu’elles positionnent comme un « choix » est au moins en partie
conditionné par des contraintes financières, par le meilleur salaire du mari (différences
salariales en Suisse) ou par des politiques sociales favorisant un long congé dit « parental »
(en France). Adeline, pour sa part, se rend tout à fait compte de la précarité financière
et générale dans laquelle elle risquerait de se trouver si son compagnon, qui travaille
comme ouvrier en usine, décidait de la quitter alors qu’ils ont ensemble pris la décision
qu’elle allait « quitter le monde salarié pour me consacrer au travail de la maison » et
l’éducation des enfants.
Des propos que tiennent les mamans nature sur leurs propres mères, il ressort souvent
que la grand-mère n’est désormais plus une figure de référence ou d’autorité en matière
d’allaitement. Les mamans nature considérées dans cette recherche avaient entre 25 et
45 ans et leurs enfants avaient entre un mois et dix ans au moment des entretiens. La
plupart de ces mères sont nées entre la fin des années 1970 et le début des années 1980.
Leurs propres mères sont nées dans les années 1950-1960. Ayant eu leurs enfants dans les
années 1970-1980, elles ont peu ou pas allaité37, que cela ait été ou non un « choix » – ou
alors très peu, elle n’a ni expérience, ni expertise à transmettre en la matière. Au mieux, elle
ne transmet rien, et garde une attitude au moins neutre, ou parfois positive, par rapport
à l’allaitement (long) de sa fille. Au pire, alors qu’elle n’y connaît rien, elle se permet des
commentaires qui discréditent sa manière d’allaiter (par exemple, la fréquence des tétées
ou la position du bébé au sein) ou le fait de poursuivre l’allaitement. Ce constat, posé
par plusieurs mamans nature que j’ai interrogées, est d’ailleurs parfois aussi valable pour
les grand-mères des allaitantes et peut s’étendre à d’autres figures féminines de la famille
(belles-mères, tantes, cousines, marraines, etc.). Plus que les femmes qui viennent de familles
dans lesquelles les femmes ont allaité, au moins un peu, celles qui manquent de soutien
35 Cette idée fait référence aux débats plutôt nord-américains sur les notions de « homeward bound » et « opting
out » au sein des débats féministes, plutôt nord-américains (voir les discussions sur la notion de « choix » du
point de vue féministe, par exemple Matchar, 2013). L’une des critiques très répandues contre plusieurs aspects
du parentage naturel en contextes francophones, où il reste mal connu, est que celles-ci confineraient les mères à la
domesticité : les mamans nature interviewées admettent devoir plus ou mieux s’organiser, par exemple à cause des
lessives nécessaires à l’emploi de couches lavables, mais elles réfutent l’idée que leurs pratiques les enferment à la
maison. La revendication de l’allaitement, même long, en public montre par ailleurs justement que ces femmes ne
sont pas enfermées à cause de leur maternage ou de leur allaitement.
36 Voir plus haut dans ce chapitre et en note 26.
37 Pour une approche historique de l’allaitement en France, voir Rollet, 2006. Une autre ressource est Lett et Morel,
2006.
408 f lor en c e pasc he guign ar d
(et l’expriment) tendent à souligner qu’elles ne connaissent aucune personne dans leur
parenté proche qui ait allaité. Ceci donne l’impression que la transmission générationnelle,
verticale, s’est interrompue. Les mamans nature se tournent donc vers d’autres sources
de compétence, externes à la famille : parfois vers les sages-femmes, les conseillères en
lactation et, très rarement, vers les pédiatres dont il est spécifié sur les forums qu’ils sont
des « perles rares », « compétents » et « pro-allaitement » quand c’est le cas, ce qui laisse
sous-entendre que ce n’est pas le cas pour tous.
Bien qu’il soit impossible de faire une généralisation sur le rapport à l’autorité des
experts médicaux de la part des parents nature, l’un des résultats d’analyse de la recherche
sur laquelle se base ce chapitre est que cette autorité n’est pas donnée d’emblée comme
incontestable, surtout en ce qui concerne l’allaitement. Comme déjà mentionné plus
haut (voir p. 402 dans ce chapitre), lors d’allaitement « ratés » ou écourtés, ce n’est pas
seulement la mère qui se fait « blâmer » (elle qui ne « savait » pas ou pas encore comment
allaiter), mais plutôt l’incompétence du personnel médical (surtout hospitalier), tant
les médecins que les infirmières, avec parfois l’exception des sages-femmes38. Dans leur
ouvrage édité réunissant plusieurs études sur l’accouchement, Davis-Floyd et Sargent39
appellent « authoritative knowledge » la connaissance validée qui fait autorité. Celle-ci est
souvent sanctionnée par un diplôme officiel garantissant que cette expertise, individuelle
ou communautaire, est reconnue dans un cadre institutionnel (médical, hospitalier).
Cette notion se retrouve également dans les discours sur l’allaitement dans les milieux
francophones du parentage naturel. En effet, il n’est pas rare que les mamans nature
connaissent et citent, notamment dans leurs conversations en ligne, la prise de position
de l’Organisation Mondiale de la Santé qui préconise un allaitement exclusif de six mois
et poursuivi, idéalement, jusqu’aux deux ans de l’enfant, ce qui va bien au-delà des normes
dans la plupart des contextes examinés dans ma recherche.
Un paradoxe se détecte dans la stratégie discursive de certaines de mes interlocutrices.
Celui-ci consiste en un recours sélectif et orienté à la parole de l’expert médical qui fait
autorité. La prise de position mentionnée ci-dessus, ou encore les initiatives conjointes de
l’UNICEF et de l’OMS comme celle des hôpitaux amis des bébés (HAB)40 sont appréciées,
notamment parce qu’elles préconisent la mise au sein immédiate du nourrisson après une
naissance qui a eu lieu, si possible, sans trop d’interventions médicales. Ces pratiques
favorisent la mise en place de l’allaitement maternel. Or, quand l’OMS annonce une
menace sérieuse d’épidémie ou quand cette même institution recommande la vaccination
– par exemple contre la grippe saisonnière ou contre d’autres maladies infantiles41 – alors,
la tendance dans les discussions est de soupçonner ou accuser « les expert∙e∙s » d’être à
38 Les sage-femmes font figure d’exception, de même que les femmes (le plus souvent elles-mêmes déjà mères) formées
pour être certifiées consultantes en lactation qui interviennent parfois en milieu hospitalier. Celles-ci sont reconnues
comme ayant plus d’autorité en la matière que les pédiatres et autres médecins (formé∙e∙s à la « nutrition » et non
à « l’allaitement maternel »).
39 Davis-Floyd et Fishel-Sargeant, 1997.
40 UNICEF, « L’initiative Hôpitaux amis des bébés » [en ligne], disponible sur <http://www.unicef.org/french/
nutrition/index_24806.html> (Consulté le 26 mai 2018).
41 Les parents nature ne rejettent pas tous les vaccins en bloc, mais on peut détecter une forte tendance à questionner
les vaccins ou le calendrier vaccinal, une attitude connue comme « l’hésitation vaccinale ». Il ne s’agit pas d’un rejet
des vaccins pour des motifs de conscience « religieuse » au sens où certains pays admettent à ce titre des exemptions.
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 409
la solde des intérêts financiers des firmes pharmaceutiques. Leur parole d’expert∙e∙s est,
soudain, discréditée ou, en tout cas, n’a plus la même proéminence.
Malgré un certain nombre d’exceptions, dans le milieu du parentage naturel, on peut
donc constater des tendances marquées par rapport aux transmissions verticales des savoirs
sur l’allaitement (temporelle/générationnelle et hiérarchique/médicale). Tout d’abord, la
figure « traditionnelle » de la grand-mère et son autorité « générationnelle », basée sur
une expérience personnelle qu’elle devrait transmettre à sa fille pour l’aider à acquérir un
savoir-faire pratique, n’a plus cours que dans de rares cas. Rares sont mes interlocutrices
qui ont été allaitées longtemps après leur naissance, dans les années 1970-1980. Certaines
savent même qu’elles n’ont pas été allaitées du tout. De plus, comme Fanny dont le cas
est discuté ci-dessous, elles n’ont souvent « jamais vu personne allaiter » avant d’avoir
leur propre bébé.
Si de nombreuses personnes, y compris des femmes qui n’ont elles-mêmes jamais
allaité, adhèrent désormais aussi à certains aspects des discours pro-allaitements pour les
premiers mois de vie du bébé, d’autres formes d’allaitement sont parmi les pratiques les
plus critiquées par les détracteurs du parentage naturel : l’allaitement qui suit l’expression
des besoin de l’enfant plutôt que de la mère ou un horaire défini (« toutes les trois
heures »), et l’allaitement, y compris partiel, qui se prolonge au-delà des premiers mois
et, éventuellement, retarde ou empêche un retour au travail salarié. Deuxièmement, on
constate aussi que l’autorité de l’expert médical, sur la base de diplômes reconnus et d’une
position institutionnelle respectée, est de plus en plus contestée. Cette autorité-là tout
comme son manque d’expérience personnelle d’allaitement (surtout si le médecin est
un homme) est contestée, de même que sa formation sur l’allaitement, jugée insuffisante,
tandis que les mères fustigent l’influence des marques de laits infantile qui distribuent
des échantillons gratuits de « laits de suite42 » dans les cabinets des mêmes pédiatres.
Dès lors que ces transmissions verticales des savoir sur l’allaitement sont interrompues
ou remises en question par les discours du parentage naturel, on peut légitimement se
demander quelles autres formes de transmissions les remplacent. Pour répondre à cette
question, il faut examiner les nouveaux modes de transmission qui passent pour la plupart
par les médias socionumériques et les groupes de partage, en ligne ou non, entre pairs, à
l’horizontal.
42 La distribution gratuite de laits infantiles pour les six premiers mois de vie de l’enfant, en substitut ou complément
au lait maternel, est interdite par la loi, en tout cas en Suisse. Celle de produits de laits dits « de suite » (après six
mois) est autorisée.
410 f lor en c e pasc he guign ar d
de notre entretien, conduit par Skype, leur fille a trois ans et leur fils sept mois. La famille
pratique le cododo, le portage en écharpe et les enfants sont sélectivement vaccinés. Fanny
a allaité ses deux enfants. Elle raconte qu’après avoir accouché pour la première fois, à
domicile, avec l’aide d’un médecin local ouvert à cette option (illégale dans sa région
urbaine, précise-t-elle), son allaitement ne s’est pas mis en place facilement. Fanny était
tout à fait consciente qu’elle ne pourrait pas demander conseil à sa mère, en Suisse, qui
ne l’a pas allaitée. De plus, leur situation d’expatriés rend plus difficile le fait de trouver
de l’aide, du soutien, des instructions. Soulignant sa solitude de nouvelle mère allaitante,
Fanny précise qu’au début de son allaitement, elle ne connaissait « personne qui ait
allaité ». L’attitude de Fanny par rapport à l’allaitement avant son accouchement détonne
avec celle de la majorité des mamans nature dans ma recherche. Elle est d’ailleurs la seule
à avouer qu’à la base :
[…] je ne voulais pas allaiter, je crois, parce que ça me paraissait pas pratique, doulou-
reux… et puis je ne m’étais pas préparée. Autant je m’étais préparée à un accouchement
à domicile, ça me paraissait très logique, tout ce qui était en lien avec l’accouchement…
mais l’allaitement beaucoup moins.
Quand je lui demande ce qui l’a fait changer d’avis, juste après l’accouchement, elle ne
donne aucune autre réponse que celle d’un surgissement inexplicable d’un « instinct » à
commencer et à persévérer, et ce malgré les difficultés qui ont tout de suite surgi :
[…] je me suis dit que j’allais essayer. Ça s’est pas très bien passé du tout… Mais alors
je sais pas. Je dirais un instinct… un instinct bestial, sorti de je ne sais où… […]. J’ai
essayé, puis ça s’est pas du tout bien passé, puis je n’avais aucun soutien puisque ma
maman n’avait aucune expérience. Y’a pas de conseillère en allaitement [ici]. Puis j’étais
un peu à la maison, j’avais fait le choix de ne pas aller en hôpital, donc j’étais un petit
peu toute seule… Je me rappelle d’avoir passé deux mois et demi à pleurer à chaque
fois. Et puis, ouais, je sais vraiment pas pourquoi… pourquoi je me suis acharnée
dans cet allaitement, mais ça me semblait logique. Vouais, on regardait des vidéos de
mise au sein avec mon mari qui mettait sur pause chaque seconde et qui essayait de
corriger la position [rires].
Fanny fait preuve d’une persévérance d’autant plus remarquable qu’elle souligne aussi
le peu de ressources accessibles là où elle vit et précise « on fait un peu tout par Internet ».
Pour certains thèmes relatifs au maternage, elle préfère accéder à des informations en
français même si elle parle et lit couramment l’espagnol.
Par la suite, Fanny prend contact avec La Leche League International. Quand son premier
enfant a trois mois, lors d’un séjour en Suisse, elle assiste à des réunions LLL. Depuis,
elle prend ses informations sur leur site web « principalement, mais pas exclusivement ».
Une fois rentrée en Bolivie, elle organise un groupe de mamans –« mais sans personne
de formé » précise-t-elle– pour échanger sur l’allaitement. Fanny a finalement allaité
son premier enfant dix-huit mois, et son second bébé est encore allaité, à sept mois, au
moment de notre conversation. Fanny envisage même de se former pour obtenir une
certification LLL, tout en continuant de s’occuper, avec Julien, de leur commerce de
couches lavables.
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 41 1
Le cas de Fanny et Julien permet aussi de mettre en avant le rôle du père dans l’al-
laitement dans le milieu du parentage naturel. Les pères prennent une place importante
en tant qu’alliés dans le choix de l’allaitement. Rares sont les pères qui n’offrent pas leur
soutien concret, même en cas de difficultés, en encourageant (ou tolérant) des pratiques
qui facilitent l’allaitement (comme le sommeil partagé avec le bébé dans la même chambre
ou un lit directement adjacent à celui des parents). Une analyse en termes de genre permet
de constater que la tendance dans les milieux du parentage naturel est à une alliance de
couple (homme-femme, dans l’immense majorité des cas) qui prime sur une alliance
féminine transgénérationnelle, entre mère et fille. Certes, ce sont les mères qui allaitent
avec leurs seins, mais, lors des entrevues de recherches, il n’était pas rare que le rôle de
soutien du père soit mentionné, et même fortement valorisé. Julien, en tant que père et
partenaire de la mère allaitante et adhérant aux principes du parentage naturel autant
que son épouse, a aussi joué un rôle dans la transmission des savoirs sur l’allaitement en
regardant avec son épouse des vidéos de mise au sein, mentionnées par Fanny comme
une ressource utile dans leur situation. Julien est conscient de l’importance de son soutien
ainsi que des différences culturelles dans la perception de l’allaitement en Bolivie et en
Suisse. Il raconte :
On a pas mal regardé ces vidéos ensemble. Et puis, j’essaie de faire, de positionner le
bébé différemment, quoi… Mais en même temps, le mari il n’est pas de grande aide, je
veux dire, dans l’allaitement. Moi, ma grande aide [vis-à-vis de Fanny], c’est que j’étais
pour, parce qu’il y a des maris qui sont contre, et puis, ben, Fanny elle allaite aussi en
lieux publics, bon, des choses qui sont un peu différentes en Suisse. Ici ça se fait aussi
beaucoup plus facilement.
Ce n’est pas seulement en raison de leur situation d’expatriés que Fanny et Julien
recourent aux technologies de l’information et de la communication en ligne pour s’in-
former en tant que nouveaux parents, en particulier sur l’allaitement. En effet, nombreux
sont les parents nature qui m’ont indiqué avoir « découvert » ou s’être informé « sur
Internet » au sujet du parentage naturel et des pratiques d’allaitement qui lui sont typiques.
Que des parents se tournent vers des sites spécifiques ou, comme certains l’expriment,
« consultent docteur Google » pour demander et recevoir, sur différentes plateformes
interactives en ligne, des conseils pratiques ou du soutien moral n’est pas spécifique au
parentage naturel. L’accès à l’information en ligne est important pour tous les parents43,
mais il l’est encore plus pour les « parents nature » dont les pratiques passent bien souvent
pour étranges, marginales, voire même incorrectes aux yeux de leurs proches et de leurs
familles. Leurs espaces de discussion en dehors des plateformes en ligne semblent plus
réduits : ainsi, plusieurs mères ont exprimé leur réticence à parler ouvertement avec
d’autres mères, même des amies et parentes, du fait qu’elles continuaient à allaiter au-delà
de la première année de l’enfant ou qu’elles poursuivaient, malgré toutes les contraintes,
un « tire-allaitement ».
43 Les contributions suivantes portent plus particulièrement sur la « mamasphère » (surtout nord-américaine) :
Friedman, 2013 ; Drentea et Moren-Cross, 2005, p. 920-943 ; Basden Arnold et Martin, 2016 ; ainsi que
Stadtman Tucker, 2008, p. 199-212.
412 f lor en c e pasc he guign ar d
Les réseaux et médias sociaux jouent donc désormais un rôle crucial dans la transmission
non seulement des techniques de maternage et d’allaitement les plus normalisées dans
des contextes donnés, mais, encore plus, pour celles qui sortent des normes. Même les
recommandations d’ouvrages imprimés44, rédigés par des personnes dont l’expertise est
reconnue et qui traitent des diverses composantes du parentage naturel, se font souvent
d’abord en ligne, entre mères dont l’expérience personnelle et authentique d’un ou plusieurs
allaitements est reconnue comme faisant autorité.
L’allaitement est généralement perçu de façon très positive dans les milieux du parentage
naturel et il en est l’un des marqueurs typiques les plus souvent mis en pratique. Allaiter est
une pratique qui génère des discours et des représentations en correspondance tant avec
le parentage de l’attachement qu’avec les idées écologistes, deux influences majeures du
parentage naturel, en plus de correspondre aux discours pro-allaitement désormais bien
acceptés même dans les contextes francophones. Ces discours présentent l’allaitement
comme le moyen le meilleur et le plus naturel non seulement de nourrir un bébé, mais
aussi de s’en occuper en créant une « relation d’allaitement » forte entre la mère et l’enfant.
Ceci est cohérent avec l’idée du maternage proximal à laquelle adhère la majorité des mères
interrogées pour la recherche sur laquelle se base se chapitre. La mère (le plus souvent)
offre au bébé une nourriture « naturelle » (plutôt qu’artificielle, comme le lait infantile de
substitution) et la dispense par des moyens « naturels », ses seins, ou, quand cela s’avère
impossible, par des moyens techniques (tire-lait, dispositifs d’aide à la lactation, diverses
tasses et biberons). Ce recours à la technologie, généralement appréhendée avec suspicion
dans les milieux du parentage naturel, est accepté quand il aide à continuer l’allaitement
plutôt que quand il permet une substitution.
Une interrogation sur les rapports sociaux de genre ne peut manquer de constater
que ces représentations et discours contribuent à la « naturalisation » d’un certain type
d’allaitement, celui du nouveau-né et du petit enfant par sa mère. Le père, s’il est présent45,
ce qui est le cas, est positionné comme celui qui soutient et encourage cette pratique et
permet que cet allaitement se prolonge en étant attentif aux besoins de l’enfant et à ceux de
sa partenaire. Le père participe, souvent activement, à cette alliance de couple qui devient
plus importante que des alliances féminines46 transgénérationnelles (mère et fille). Au-delà
des apparences et contrairement à ce qu’avancent les critiques contre l’allaitement et le
parentage naturel, le père n’est pas complètement effacé : comme certains des exemples
44 C’est le cas par exemple des ouvrages, souvent réédités, de Marie Thirion, reconnue comme une médecin favorable
à l’allaitement et experte sur le sujet : Thirion, 2014.
45 Tous les couples interrogés dans cette recherche sont hétérosexuels. Quelques mères seules (divorcées ou célibataires)
ont aussi participé à l’étude. Toutefois, des couples de femmes participent aussi au mouvement et interviennent
notamment dans les plateformes de discussion en ligne comme les forums sans cacher (ni forcément mettre en
avant) leur identité sexuelle.
46 D’autres actrices, comme les sages-femmes et les conseillères en lactation participent à des réseaux de soutiens
féminins, en plus des communautés en ligne spécialisées (voir Pasche Guignard, 2015).
D i s co ur s, r ep r ésen tation s, p r atiques et modes de tra nsmission 41 3
discutés dans ce chapitre le montrent, il arrive que la mère se montre en quelque sorte
reconnaissante au père, voire même redevable, du soutien qu’il lui offre dans la mise en
œuvre de ces choix peu communs de maternage. Parmi les parents que j’ai interrogés,
les pères étaient souvent très bien informés au sujet de la physiologie de l’allaitement
(souvent même mieux que les mères ou belles-mères des allaitantes) et des besoins de la
mère allaitante, qu’il s’efforce de respecter47. Si le père est présent et actif dans son soutien
l’allaitement, en revanche, ce n’est jamais lui qui y contraint sa femme48.
La question de la transmission des savoirs et des relations entre générations s’est souvent
trouvée au centre des discussions. Il a pourtant été difficile d’extraire l’allaitement des
autres représentations, pratiques et discours sur les corps, la santé, la société, et différentes
réceptions des idées féministes au sein du parentage naturel. Ce chapitre focalisé sur
l’allaitement a fait ressortir, toutefois, à quel point cette pratique-là suscite l’incompré-
hension et le type de critiques auxquelles font face les mamans nature qui font des choix
de modes d’allaitement hors normes. Par ailleurs, il a aussi mis en avant le regard critique
que ces mères portent sur une société qui n’offre que très peu de soutien concret à celles
qui choisissent ces modes d’allaitement, tout en encourageant, au moins théoriquement,
l’allaitement maternel en général. Avec le rejet de la contraception hormonale systématique
et le souhait d’accouchement sans péridurale et moins médicalisé (quand c’est possible,
ce qui inclut aussi l’accouchement planifié à domicile), l’allaitement est l’un des sujets de
controverse les plus fréquemment discutés, y compris dans les médias traditionnels. On
remarque à ce sujet des dissensions non seulement entre plusieurs courants, marqués
générationnellement, du féminisme francophone (comme celui porté par Badinter),
mais aussi entre les femmes qui deviennent mères actuellement et leurs propres mères,
qui ont accouché dans les années 1970 et 1980. Les différences entre les contextes culturels
suisses, français, belges et canadiens, qui n’ont pas pu être discutées ici en détail, étaient
aussi perceptibles, avec les plus grandes réticences face à l’allaitement et au parentage
naturel se trouvant en France.
Les représentations sélectives et digitales de l’allaitement et du parentage naturel
sous forme de textes, d’images, ou de vidéos, contribuent à la consolidation d’une
classification hiérarchique qui positionne l’allaitement comme meilleur que d’autres
modes de nutrition, sans pour autant dégrader les mères qui n’allaitent pas. Dans les
conversations menées parmi les mamans nature, la discussion se concentrait plus sur
47 Par exemple, c’est le cas lorsque le père accepte et soutient la prolongation de l’allaitement au-delà des premiers
mois ou le cododo qui facilite l’allaitement de nuit, mais ne va pas forcément dans le sens de retrouvailles sexuelles
postpartum des partenaires. Le père fait alors passer ses envies après les besoins de l’enfant et le désir de sa partenaire
de continuer ce type d’allaitement alors que la possibilité du biberon existe.
48 Voir à ce propos Bobel, 2002, p. 80. Chris Bobel, avant de commencer son enquête sur le maternage naturel en
contexte américain, s’attendait à trouver des formes de coercion dans la mise en pratique concrète du maternage
naturel. Ses résultats montrent, au contraire, que les mères interrogées devaient parfois se battre contre l’avis de leur
partenaire qui n’adhérait pas forcément ni au parentage de l’attachement (voir le contraste avec la note 47, ci-dessus),
ni aux styles de vie de simplicité volontaire. Mon enquête montre que les mères sont généralement soutenues dans
leurs choix, mais que c’est sur elles principalement que repose la charge mentale de la planification de la mise en
pratique des diverses composantes du parentage naturel. Certaines ont exprimé que leur partenaire manifestait
certaines réticences (par exemple à employer des couches lavables ou à cuisiner de la nourriture biologique). La
plupart reçoivent une aide concrète et constante, d’autres moins, mais aucune n’a été obligée par son partenaire
d’allaiter, ni mise sous pression de le faire.
414 f lor en c e pasc he guign ar d
Bibliographie
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Transferts
Focus
Vinciane Pirenne-Delforge et Gabriella Pironti
Dans un univers enchanté dont les dieux sont partie prenante, les éléments du cosmos
peuvent revêtir une dimension proprement divine ou être d’origine divine. Selon le genre
des récits et le temps de leur production, la relation des entités naturelles au statut divin se
décline selon des schémas narratifs différents. Ainsi, dans la Théogonie d’Hésiode à la période
archaïque, l’histoire du cosmos s’énonce par le biais d’engendrements successifs dont les
entités cosmiques forment les premières générations de dieux. La clé de lecture du monde
est généalogique et la complexité croissante du monde se traduit par la multiplication des
dieux qui spécialisent toujours davantage les compétences héritées de leurs parents. Par
exemple, Ouranos, le Ciel, engendre Hypérion, « celui qui se meut au dessus », qui fait
naître à son tour le Soleil, la Lune, l’Aurore. Cette dernière s’unit à Astraios, « l’Étoilé »,
autre petit-fils d’Ouranos, et fait venir au jour les Vents et les Étoiles, « toutes celles dont
le ciel se couronne »1. Quatre siècles plus tard, la voûte céleste et ses étoiles font l’objet
des observations et des calculs d’Ératosthène, le polymathe à la tête de la bibliothèque
d’Alexandrie, mais la réflexion sur la genèse de ces entités continue de s’exprimer dans le
registre mytho-poétique qui dit quelque chose de leur relation au divin. Toutefois, dans
ce cas, la généalogie a cédé le pas à la métamorphose : la carte du ciel devient un livre de
récits, car maintes histoires de dieux et de héros dessinent la voûte céleste sous la forme
de constellations. C’est alors qu’apparaît le récit fondateur de la Voie lactée, ou plutôt le
Cercle lacté, si l’on s’en tient à la lettre de l’expression grecque ὁ Γαλαξίας κύκλος2 :
Il s’agit de l’un des cercles apparents, auquel on attribue l’appellation de Lacté. En effet,
il n’était pas possible aux fils de Zeus d’avoir part aux honneurs du ciel (τῆς οὐρανίου
τιμῆς μετασχεῖν) si l’un d’entre eux n’avait pas tété le sein d’Héra. C’est pourquoi,
* Cette notice se fonde sur nos travaux antérieurs : Pirenne-Delforge, 2010, p. 685-697, spéc. p. 691-695 ; Pirenne-
Delforge et Pironti, 2016, p. 270-275, 288, 294. Les auteurs anciens sont tous cités selon l’édition de la Collection
des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris.
1 Hésiode, Théogonie, 371-382. Voir Rudhardt, 1986, p. 11-12.
2 Ératosthène, Catastérismes, 44.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 419-421
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420 v i n c i a n e p ir en n e-delforge et gab r iella pironti
dit-on, Hermès lui amena Héraclès à sa naissance et le fit allaiter. Quand elle s’en
rendit compte, Héra le repoussa et ainsi, du surplus qui s’écoulait, naquit la Voie lactée.
Le motif de l’allaitement d’Héraclès par Héra est attesté même ailleurs. C’est sur
quelques vases d’Italie du Sud et des miroirs étrusques qu’il apparaît pour la première
fois au milieu du ive siècle avant notre ère, soit un siècle avant les Catastérismes. Quelques
textes ultérieurs évoqueront également le geste d’Héra envers cet enfant exposé qu’elle
ne reconnaît pas, mais sans lui associer la naissance de la Voie lactée.
Une telle association entre le lait d’Héra et le cercle « galactique » qui resplendit dans
le ciel nocturne pourrait bien être une création d’Ératosthène3. Dans son Astronomie
en latin, Hygin reprendra le thème étiologique en l’associant à Hercule, mais aussi à
Mercure, en tant que fils adultérin de Jupiter uni à Maïa4. De telles notices ne sont pas
de simples jeux érudits prétendument « tardifs »5. Au contraire, en associant le lait
d’Héra à la timē du ciel que recherchent les fils de Zeus nés loin de l’Olympe, le savant
alexandrin synthétise de manière remarquablement efficace la relation qui se noue entre
les fils illégitimes du Roi et son épouse, la Reine, qui est le vecteur indispensable de leur
entrée dans la famille olympienne6. L’allaitement n’est qu’une des voies possibles de
cette probation, mais il s’agit toujours de placer Héraclès, voire Hermès, dans la lignée
d’Ouranos pour leur permettre d’avoir eux aussi en partage cette timē spécifique. Et la
vision du ciel nocturne, tendu d’un voile astral couleur de lait, est là pour en rappeler
le principe.
Bibliographie
3 On ignore si le terme de Γαλαξίας κύκλος lui est antérieur, puisque les occurrences attribuées à des auteurs plus
anciens sont toutes de seconde main et postérieures aux Catastérismes : des testimonia sur Anaxagore, Parménide
et Métrodore, et des fragments attribués à Timée et à Héraclide Pontique, ainsi que l’atteste une recherche dans le
Thesaurus Linguae Graecae.
4 Hygin, Astronomie, 2, 43, où le récit concernant Mercure est attribué à Ératosthène. Cette attribution est confirmée
par un autre témoignage : Achille Tatius, Intr. Arat., 24 (éd. Maass). Le thème de l’allaitement par Héra est
exploité également par Nonnos qui l’associe dans son poème à la destinée immortelle de Dionysos et d’Hermès :
Dionysiaques, 9, 206-242, 232-234 ; 35, 300-327. Voir Newbold, 2000 ; Agosti, 2008.
5 Sur la qualité « mytho-poiétique » des récits d’Ératosthène, voir Pàmias i Massana, 2008.
6 Le détail de l’analyse est à lire dans la partie grecque de notre chapitre Déesses allaitantes dans l’antiquité : regards
croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome dans ce volume. La portée du motif de l’allaitement par Héra y est analysée
de manière approfondie.
Au s ei n d’Hér a : l’or igin e de la Voie lactée da ns les récits g recs 421
Sur la fameuse mégalographie de la ville des Mystères à Pompéi figure une scène
d’allaitement originale (Fig. 1). Une créature humanoïde aux oreilles pointues donne le
sein à un animal, capriné ou cervidé, sur un monticule rocheux. L’une et l’autre forment
une paire avec un compagnon de son espèce. Les nombreux commentateurs1 de la fresque
s’accordent globalement pour dire qu’il s’agit là d’une scène idyllique caractéristique
de l’univers dionysiaque représenté sur l’ensemble de la composition. Pour autant,
l’identification des personnages, humanoïdes et animaux, ne va pas de soi, pas plus que
le sens de cet allaitement interspécifique, entre deux créatures d’espèce différente. Les
enjeux de cette représentation, d’ordre mythique et rituel, peuvent apporter un éclairage
décalé sur les conceptions de l’allaitement dans l’antiquité, en particulier dans le monde
romano-campanien du deuxième quart du ier siècle avant notre ère qui a adapté cette
scène à la décoration de ce riche salon.
Commençons par observer la scène de plus près. La créature allaitante est caractérisée,
par son petit sein qu’elle donne à l’animal, comme biologiquement féminine. Ne serait ce
détail, elle ressemble en tout point à son compagnon qui joue de la flûte de Pan. L’un et
l’autre se placent à la frontière entre plusieurs catégories. Celle de l’espèce tout d’abord :
leurs traits sont fort proches de l’humanité, à l’exception de leurs oreilles pointues qui les
placent du côté animal des satyres, des faunes et autres pans2. Une autre manière d’exprimer
cette frontière entre humanité et animalité apparaît dans la limite entre locus amoenus et
horridus, la sphère familière d’une scène de genre charmante connotée par l’image de
l’allaitement, et la sphère sauvage, marquée par le fond rocheux sur lequel ils sont assis et
* Sauf indication contraire, tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition de la Collection des Universités de France
(CUF) aux Belles-Lettres, Paris.
1 Dans la bibliographie pléthorique sur la fresque, on peut mentionner, parmi les différentes interprétations qui
proposent une identification de ce groupe iconographique : Simon, 1961, p. 127 : Daphnis et Lyka ; Houtzager,
1963 : un satyre et une satyre (unicum) ; Bastet, 1974 : Pan et Syrinx ; Sauron, 1998, p. 132-133 : berger et bergère,
« chevriers semi-divins de l’entourage de Pan », « futurs satyres et ménades » ; Veyne, 2016, p. 106-108 : adolescent
et adolescente, « deux humanoïdes proches de notre humanité », « satyresse ».
2 Ce couple ne présentant pas de parallèle iconographique, il est difficile de définir avec certitude l’identité de ces
créatures. Sans développer ici ce dossier complexe, nous les appellerons, faute de mieux, des panisques.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 423-426
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424 s t ép h a n i e wy ler
3 Sur l’idée de la présence de satyres que l’on entend dans les montagnes, Lucrèce, De natura rerum, 4, 580-581, écrit,
presque à la même époque que la réalisation de la fresque : « Ces endroits, c’est le domaine des satyres aux pieds
de chèvre et des nymphes, dans l’imagination des gens du coin, et aussi des faunes, à ce qu’ils racontent (haec loca
capripedes Satyros Nymphasque tenere / finitimi fingunt et Faunos esse locuntur) ». Les légendes sur leurs joyeuses
cavalcades et la musique de Pan, qualifiées au vers 590 de « monstra et portenta » (« prodiges et merveilles »), sont
nées d’une peur de l’écho, selon le philosophe.
4 Parmi les différentes « nébrides » portées par les personnages du cercle dionysiaque, on ne trouve pas que des peaux
de faon (petit du daim, nebris), tachetées, mais aussi des dépouilles de chevreuils et de caprins.
l’allaitemen t pan isque-chevrette da ns la villa des mystères 425
mondes humain et divin5. Or l’allaitement d’animaux sauvages par les ménades fait
partie de la définition même de cet « au-delà » des limites, comme le décrit explicitement
Euripide6 :
Toutes les bacchantes se dressent, toutes, les jeunes et les vieilles, et les vierges encore
indomptées. […] On en vit qui remontaient leur nébride dont les liens s’étaient
relâchés, ceignant ces peaux tachetées avec des serpents qui les léchaient à la joue ; et
d’autres, dans leurs bras, prenaient des chevreuils ou des louveteaux sauvages (δορκάδ᾽
ἢ σκύμνους λύκων ἀγρίους) et leur donnaient leur lait blanc – elles avaient le sein encore
gonflé, comme elles venaient d’enfanter et de laisser leur nourrisson (λευκὸν ἐδίδοσαν
γάλα / ὅσαις νεοτόκοις μαστὸς ἦν σπαργῶν ἔτι / βρέφη λιπούσαις). […] Et l’une de
son thyrse ayant frappé la roche, un flot frais d’eau limpide à l’instant en jaillit ; l’autre
de son narthex ayant fouillé la terre, le dieu en fit sortir une source de vin. Celle qui
ressentait la soif du blanc breuvage, grattant du bout des doigts le sol, en recueillaient
du lait en abondance. Du thyrse orné de lierre s’égouttait un doux miel…
Le lait, comme l’eau, le vin et le miel, fait partie des fluides dont les adeptes de Dionysos
font jaillir miraculeusement des sources : il n’est pas nécessaire de téter ou de traire un
animal pour en boire. Avec l’image des ménades allaitant des animaux sauvages, l’enjeu
porte sur le transfert d’une maternité normale, humaine, sociale, où une mère allaite
son enfant, vers une maternité sinon contre-nature, peut-être au-delà des lois naturelles,
caractéristique que l’imaginaire dionysiaque partage avec celui de l’âge d’or, où la séparation
des ordres – végétal, animal, humain – est brouillée, la nature est spontanément généreuse
pour toutes ses créatures, les dieux se mêlent aux hommes.
À la villa des Mystères, ce n’est pas une bacchante qui donne le sein à la chevrette, mais
une créature dionysiaque qui participe de l’humanité, de l’animalité et de la sphère divine.
Son geste d’allaitement exprime cette triple nature : elle donne le sein comme une femme,
à une chevrette parce qu’elle participe de la même nature que les cervidés dont elle porte
la peau, dans un univers dionysiaque qui rend possible ces transferts. Contrairement aux
enfants allaités par des animaux sauvages que l’on rencontre de plusieurs mythes7, il ne
s’agit pas de révéler le caractère exceptionnel du destin de l’une ou l’autre, mais de montrer
la compatibilité, voire l’analogie de leur nature. Ce transfert de fluide révèle à la fois la
domestication de la nature sauvage et l’ensauvagement de la nature humaine.
Le groupe pompéien en présente une version en images : on en trouve d’autres sous
forme poétique, comme chez Euripide qui a connu un grand succès à travers l’antiquité,
sous forme rituelle également, où le myste de Dionysos peut être comparé à un chevreau
(eriphos) tombé dans le lait dans certaines lamelles funéraires8. Des bacchantes, bien
humaines, peuvent être désignées dans leur fonction religieuse comme « mères », comme
il apparaît dans l’expression « mater nata et facta », littéralement « mère née et faite », par
5 Sur la possibilité de cet allaitement d’un animal sauvage par une femme, notamment à l’époque contemporaine :
Arena, Foehr-Janssens et Prescendi, 2017, p. 12.
6 Euripide, Bacchantes, 689-711.
7 Voir dernièrement Bettini, 2016 ; Pedrucci, 2016 ; Prescendi, 2017 ; Trinquier, 2017.
8 Lambin, 2015.
4 26 s t ép h a n i e wy ler
nature et par fonction pourrait-on dire9. On pourrait multiplier les variations autour de
ce thème dionysiaque à travers toute l’antiquité. À la villa des Mystères, la force de l’image
naît de l’harmonie non seulement de la panisque et de la chevrette, mais de l’ensemble de
la scène dont elles constituent le centre – et qui n’est qu’une composante de l’ensemble
de la grande fresque.
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153).
9 Sur une inscription impériale de Cologne, CIL XIII, 8244 ; Sauron, 1998, p. 78.
Rebecca Zo r ach
Le temple d’Artémis/Diane à Ephèse fut l’une des sept merveilles du monde antique.
A l’intérieur du temple, l’illustre déesse – dont le culte fut assez puissant pour attirer la
condamnation virulente de l’apôtre Paul – apparaissait sous l’aspect d’une statue possédant
plusieurs protubérances sur la poitrine, avec d’autres images collées en relief sur son
corps : animaux divers, signes du zodiaque. Pendant la Renaissance, plusieurs artistes
s’inspirèrent des statues de l’Artémis éphésienne qui se trouvaient dans les collections
d’antiquités (surtout au Vatican, aux Musées du Capitole, et dans certaines collections
privées) pour créer des images d’une déesse-mère « polymaste », c’est à dire dotée de
plusieurs mamelles en signe de ses dons copieux aux créatures1.
Pour ce qui est du culte éphésien historique, l’identité des protubérances continue à
susciter un débat savant2. Bien qu’à l’origine, celles-ci n’étaient probablement pas comprises
comme des seins, dès l’époque romaine tardive des écrivains ont commencé à les qualifier
de « mamelles » – une interprétation qui deviendra la norme dans les élaborations
renaissantes de l’iconographie antique. Toutefois, dans ces interprétations, il n’y a pas
systématiquement de référence à la déesse Artémis/Diane d’ Éphèse.3 De fait, les déesses-
mères, déesses de la nature et de la terre, s’associent les unes aux autres depuis l’Antiquité
(ce fut le cas notamment chez Apulée, où l’abondance même des dénominations de la
déesse marque sa puissance) jusqu’aux temps modernes4. Quand l’humaniste lyonnais,
Claude de Bellièvre, visite la collection de sculptures des Rossi à Rome en 1514, il raconte
avoir vu une déesse « Terre » (dea terrae) avec une infinité de mamelles.5 Ainsi au xvie
siècle on trouve assez souvent des images de la déesse polymaste connue sous le nom de
« Cybèle », la déesse-mère anatolienne qui fut adoptée par les Romains comme la « Magna
Mater » et promulguée comme symbole ou protectrice de l’empire.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 427-429
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428 r eb ecc a zor ach
Dans les images modernes, la déesse hiératique (qu’il s’agisse d’Artémis ou de Cybèle)
n’est guère représentée en train d’allaiter. Toutefois, pour ôter tout doute sur l’identité de
son ornement pectoral, les artistes de la Renaissance ont parfois ajouté des mamelons. C’est
le cas de la célèbre « Dea Natura » créée par Gillis van der Vliete en 1568 sous la direction
de Pirro Ligorio pour les jardins de la Villa d’Este. L’image de la déesse polymaste peut
aussi bien porter une signification abstraite de nourriture spirituelle, philosophique, ou
artistique. Dans l’un des médaillons du plafond de la Stanza della Segnatura de Raphaël
(1508-9), la personnification de la Philosophie siège sur un trône dont les jambes sont des
statues polymastes. L’inscription latine, « Causarum Cognitio », c’est à dire la connaissance
des causes, suggère une lecture de la figure d’ « Artémis » comme la nature progénitrice
de toutes choses. Une association semblable apparaît dans l’un des modèles de sceau
que Benvenuto Cellini fit pour l’Académie du Dessin de Florence, dans lequel la déesse
polymaste figure le disegno même, comme esprit directeur des arts visuels. Le sein maternel
ici signifie non seulement le pouvoir de nourrir, mais aussi l’idée d’origine, par association
métonymique aux pouvoirs féminins de génération. Le rapport entre la déesse de la nature
et les pratiques de l’art n’était pas toujours positive ; quand Vasari présente l’Artémis
éphésienne dans une fresque de la Sala del Camino dans sa maison d’Arezzo, il l’oppose
implicitement avec l’art d’Apelle, c’est à dire la compétence humaine qui triomphe sur la
nature. La Nature constitue une source à imiter, mais aussi la concurrente vaincue de l’Art6.
En France, la propagande royale, qui affirmait l’abondance des champs français et
même une puissance quasi-magique de régénération naturelle comme dotation spéciale du
territoire français, a entraîné une fascination particulière pour l’iconographie polymaste,
entendue comme allégorie de la nation française. Une statue polymaste de la déesse
« Natura » faite par le sculpteur florentin Niccolò Pericoli, dit Il Tribolo, a été envoyée à
Fontainebleau autour de 1529, vraisemblablement pour plaire au goût de la cour française
pour l’érotisme esotérique. Tribolo a interpreté librement les modèles antiques en concevant
cette sculpture en ronde bosse (contrairement à la présentation rigoureusement frontale
de la plupart des Artémis).
Par la suite, plusieurs dessinateurs et graveurs français s’intéressent à cette iconogra-
phie. Dans une gravure de Jean Mignon, on voit le format plutôt classique de la déesse.
Pour d’autres artistes, c’est l’occasion d’exercer une imagination plus extravagante. Le
peintre-dessinateur flamand Léonard Thiry et le graveur angevin René Boyvin ont collaboré
à des images frappantes qui animent des figures polymastes, qui ne sont plus des sculptures
mais des êtres vivants qui illustrent par leurs actions à la fois vivifiantes et destructrices les
forces contradictoires de la terre. Le menuisier et sculpteur dijonnais Hugues Sambin, lui
aussi, s’inspire librement de l’iconographie éphésienne dans ses « termes », des gravures
en bois qui présentent des modèles (en apparence) de colonnes décoratives. Dans ces
estampes étonnantes il crée un ensemble d’êtres hybrides magnifiquement étranges,
souvent androgynes, et dont plusieurs sont dotés de plusieurs mamelles. Chez Sambin,
corps et ornements se confondent, de la même manière que la fertilité de la nature se
confond avec celle de l’art.
À travers les siècles, l’image de la déesse accumule les significations. Durant les siècles
qui suivent, du xviie au xixe, la figure polymaste fait aussi son apparition comme la
personnification de la Nature en tant qu’objet d’étude, dans des allégories des sciences
naturelles, par exemple dans les frontispices des traités. Son iconographie devient assez
figée ; elle devient clairement une statue antique retrouvée et non pas un être animé. On
dirait qu’à ce moment cette iconographie, plus correcte du point de vue archéologique,
cesse de générer des images bizarres et des significations ambigües et perturbantes.
Bibliographie
Ed. Balas, The Mother Goddess in Italian Renaissance Art, Pittsburgh, Carnegie Mellon
University Press, 2002.
P. Bober et R. Rubinstein, Renaissance Artists and Antique Sculpture, A Handbook of Sources,
Londres et Oxford, Harvey Miller Publishers et Oxford University Press, 1986.
L. LiDonnici, « The images of Artemis Ephesia and Greco-Roman worship : a
reconsideration », The Harvard Theological Review, 85 (4), 1992, p. 389-415.
M. Nielsen, « Diana Efesia Multimammia : the metamorphoses of a pagan goddess from
the Renaissance to the Age of Neo-Classicism », in T. Fischer-Hansen, B. Poulsen
(éd.) From Artemis to Diana : The Goddess of Man and Beast, Acta Hyperborea 12 (2009),
Copenhagen, Museum Tusculanum Press, p. 455-496.
K. Park, « Nature in Person : Medieval and Renaissance allegories and emblems », in
L. Daston, F. Vidal (éd.), The Moral Authority of Nature, Chicago, University of Chicago
Press, 2003, p. 50-73.
C. Elam, « Art in the service of liberty : Battista Della Palla, art agent for Francis I », I Tatti
Studies in the Italian Renaissance, 5 (1993), p. 33-109.
H. Thiersch, Artemis Ephesia. Eine archäologische Untersuchung. I : Katalog der erhaltenen
Denkmäler, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1935 (Abhandlungen der Gesellschaft der
Wissenschaften zu Göttingen. Philologisch-historische Dritte Klasse, XII).
G. Trottein, « Idea et disegno : les projets de Cellini pour le sceau de l’Académie », in Idea in
Art / L’Idée dans l’art, RACAR : revue d’art canadienne / Canadian Art Review, 37/2 (2012),
p. 5-18.
R. Zorach, Blood, Milk, Ink, Gold : Abundance and Excess in the French Renaissance, Chicago,
University of Chicago Press, 2005.
Jan Blanc
La Charité romaine
Dans ses Faits et dits mémorables (Facta et dicta memorabilia), Valère Maxime (ier s.)
raconte une curieuse histoire :
Une femme d’une condition libre, convaincue d’un crime capital au tribunal du préteur,
fut renvoyée par celui-ci au triumvir, pour être mise à mort dans la prison. Le geôlier,
touché de compassion, n’exécuta pas aussitôt l’ordre qu’il avait reçu ; il permit même
à la fille de cette femme l’entrée de la prison, après l’avoir soigneusement fouillée,
de peur qu’elle n’apportât quelque nourriture : il se persuadait que l’infortunée ne
tarderait pas à expirer de besoin. Voyant que plusieurs jours s’étaient déjà écoulés,
il cherchait en lui-même ce qui pouvait soutenir si longtemps cette femme. À force
d’observer la fille, il la surprit, le sein découvert, allaitant sa mère, et lui adoucissant
ainsi les horreurs de la faim. La nouvelle d’un fait si surprenant, si admirable, parvint
du geôlier au triumvir, du triumvir au préteur, du préteur au conseil des juges, qui fit
grâce à la mère en considération de la fille. Où ne pénètre point la piété filiale1 ?
Quelques lignes plus loin, Valère Maxime propose une autre version du même récit :
Nous devons les mêmes éloges à Péro. Également pénétrée d’amour pour Cimon
son père, qui était fort âgé et qu’un destin semblable avait pareillement jeté dans un
cachot, elle le nourrit en lui présentant son sein comme à un enfant. Les yeux s’arrêtent
et demeurent immobiles de ravissement à la vue de cette action représentée dans un
tableau (cum huius facti pictam imaginem) ; l’admiration (admiratione) du spectacle
dont ils sont frappés, renouvelle, ranime une scène antique : dans ces figures muettes
et insensibles, ils croient voir des corps agir et respirer. Les lettres (litterarum) feront
nécessairement sur l’esprit la même impression : leur peinture (pictura) est encore
plus efficace (efficaciore) pour rappeler à la mémoire, pour retracer comme nouveaux
les événements anciens (vetera pro recentibus admonito recordari)2.
1 V. Maxime, Faits et dits mémorables, V, iv. Voir aussi Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, xxxvi. Sur ce thème chez
Valère Maxime, voir Guerrini, 1997.
2 Maxime, op. cit., V, iv, ext. 1.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 431-435
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4 32 jan blanc
Ces deux exempla virtutis illustrent le thème de la piété (pietas) des enfants envers leurs
parents, mais de manière tout à fait différente. Le premier passage se présente comme un
simple récit factuel. Le second, en revanche, met en abyme une double fascination visuelle :
celle que le spectacle de l’allaitement de Cimon par sa fille Péro suscite auprès des témoins
de l’époque ; mais aussi celle que le récit de cet allaitement, que Valère Maxime compare
à une « image peinte » (pictam imaginem) et à une « peinture » (pictura), produit sur ses
lecteurs. Une telle mise en scène des pouvoirs suggestifs du discours n’est pas nouvelle.
Elle relève de l’art de l’hypotypose. Cette figure de style, propre à la rhétorique ancienne,
consiste dans la description vive et animée d’une scène, qui permet de donner au lecteur
l’impression illusoire de sa présence. Il s’agit, comme l’explique Quintilien (35-100), d’une
« image des choses si bien retracée par la parole, que l’auditeur croit plutôt la voir que
l’entendre3 ». Mais l’hypotypose propre au spectacle de l’allaitement de Cimon par Péro
est paradoxale : elle fait voir une action qui n’est pas jugée naturelle et qui, de ce fait, ne
pourrait, ni ne devrait être vue. Le récit de Valère Maxime joue doublement de ce trouble.
Il montre que c’est en voyant la scène – ou en revoyant son image – que les yeux sont ravis
et le cœur ému ; mais il souligne aussi que l’image de ce récit rend possible son inscription
dans la mémoire collective. Par les images que suscite son discours, Valère Maxime se
montre capable de communiquer à son lecteur des émotions semblables à celles qui ont
touché les témoins de la scène originelle. D’une certaine manière, il faut se forcer à voir
ce que l’on ne devrait pas voir – l’allaitement d’un père par sa fille – pour apprendre ce
qu’est véritablement la piété.
Forts de l’importance que l’historien romain accorde à la puissance proprement
visuelle de son récit, les artistes se sont rapidement emparés de ce thème4, et cela depuis
l’Antiquité5. Dès la fin du Moyen Âge, ils sont nombreux à en faire l’illustration chrétienne
de la Charité (caritas), l’une des trois vertus théologales, avec la Foi et l’Espérance6. Le
thème est fréquemment représenté dans les décors des institutions destinées à subvenir
aux besoins des malades et des indigents. En 1607, le Caravage (1571-1610) insère une image
de la Charité romaine (caritas romana) dans ses Sept œuvres de miséricorde, qu’il peint pour
l’église de la congrégation napolitaine du Pio Monte della Misericordia7. Une vingtaine
d’années plus tard, la Charité romaine peinte par Charles Mellin (1597-1649)8, dont le
cadrage est resserré autour des visages de Cimon et Péro, représente une jeune femme qui
allaite son père tout en dirigeant son regard vers les barreaux d’une fenêtre où il n’est pas
difficile de reconnaître le motif répété de la Croix. D’autres artistes, au contraire, voient
dans les récits de Valère Maxime le prétexte d’une scène à l’érotisme à peine voilé. Il en
est ainsi, par exemple, de l’estampe gravée par Hans Sebald Beham (1500-1550) en 1544,
dont la légende allemande fait dire à Cimon, dont le corps se serre contre la poitrine et le
ventre nus de Péro : « Je vis du sein de ma fille » (« Ich leb von der Brust meiner Dochter »).
3 Quintilien, Institution oratoire, IX, iii, 1. Sur cette analyse, voir aussi Nativel, 1992, p. 80.
4 Deonna, 1954 ; Deonna, 1956 ; Knauer, 1964 ; Gachet, 1984 ; Köllner, 1997 ; Maillet, 2007, p. 183-211 ; Sperling,
2017.
5 Santucci, 1997.
6 Helas, 2010, p. 271-307.
7 In situ. Voir Tuck-Scala, 1993 ; Fachechi, 1997.
8 Paris, musée du Louvre.
la cha rité roma ine 43 3
Fig. 1: Peter Paul Rubens, La Charité romaine (Cimon et Péro), v. 1630, huile sur toile, 155 × 190 cm,
Amsterdam, Rijksmuseum, inv. SK-A-345.
Le peintre qui s’est le plus intéressé au récit de Valère Maxime est sans doute Peter
Paul Rubens (1577-1640), qui en a livré plusieurs versions. Dans le tableau qu’il réalise
entre 1620 et 16259, il représente aux côtés de Cimon et Péro un enfant délaissé, dormant
à même le sol. Ce détail évoque le sacrifice de la jeune mère, qui accepte d’abandonner
temporairement son enfant pour allaiter son père affamé. Dans une version plus tardive
du même sujet, peinte vers 1630 (Fig. 1)10, Rubens propose une relecture plus originale de
la légende romaine. En apparence, l’artiste semble retenir la même interprétation morale
du récit. L’allaitement apparaît comme une pure action de charité, un acte d’amour et de
tendresse, ainsi que l’illustre aussi le geste du bras droit de Péro, délicatement posé sur
le dos de son père11. La position de la jeune femme vient toutefois contredire en partie
cette lecture. Son visage se retourne en effet vers les deux gardes qui découvrent la scène
à travers les barreaux d’une fenêtre. Certes, et contrairement au peintre hollandais Dirck
9 Blenheim Castle.
10 Amsterdam, Rijksmuseum.
11 Ce thème de la tendresse est repris plus d’un siècle plus tard par Johann Zoffany (1733-1810), dans une Charité romaine
(v. 1769, Melbourne, National Gallery of Victoria). Dans ce tableau, Péro enlace son père et lui tend son sein gauche,
auquel Cimon, visiblement épuisé, ne répond pas, préférant poser sa tête lourde contre l’épaule de sa fille.
4 34 jan blanc
van Baburen, qui traite le thème entre 1618 et 162412, Rubens ne présente pas les gardes
comme de simples voyeurs lubriques. Mais son tableau thématise clairement le thème du
regard sur lequel insiste également la deuxième version du récit de Valère Maxime. En
effet, l’expression donnée à Péro semble traduire sa tristesse face au spectacle désolant
de son père enchaîné, à demi-nu, mais aussi une certaine forme de crainte13. L’attitude
des gardes exemplifie deux manières possibles de lire le récit de Valère Maxime mais
aussi de contempler la scène d’allaitement. Les yeux du geôlier de droite (peut-être celui
qui a permis à la jeune femme d’entrer dans le cachot), dirigés vers le visage de Péro,
illustrent presque littéralement l’« admiration » que suscitent la scène et sa description
sur le lecteur-spectateur évoquée par Valère Maxime. Le geôlier de gauche, en revanche,
regarde la scène tout entière, comme s’il cherchait à profiter de la situation pour apercevoir
les seins dénudés de Péro. Réinterprétant le texte latin, Rubens met ainsi en évidence les
ambiguïtés d’une « image peinte » qui, en faisant voir un allaitement, peut aussi bien
susciter l’émotion morale que le désir sexuel.
Bibliographie
12 York Museum.
13 C’est également sur cette peur qu’insiste Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) dans la version qu’il propose du thème
en 1767 (Los Angeles, The J. Paul Getty Museum), probablement d’après un des tableaux de Rubens.
la cha rité roma ine 43 5
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
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4 38 j es s i c a p lan amen te
Fig. 1. Anonyme milanais, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1475-1485 environ,
xilographie, 12,8 × 8,5 cm, Biblioteca Palatina, Parme.
livre Vitasfratrum de Jourdain de Saxe, qui, formé à Bologne dans les premières décennies
du xive siècle, pouvait connaître le sujet grâce au Speculum.
Néanmoins, la présence de l’évêque d’Hippone donne au motif un sens différent : la
Mère et le Fils n’intercèdent pas, mais apparaissent comme dans une vision au saint qui,
placé au milieu, ne sait pas où se tourner. Cette indécision, qui se référait traditionnellement
à un passage des Méditations – un texte aujourd’hui considéré comme apocryphe et attribué
une iconographie revisitée : saint augustin entre le christ et la vierge de rubens 439
Fig. 2. Francesco Raibolini (dit) Il Francia, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge,
1507-1508 environ, peinture à l’huile sur bois, 52 × 168,8 cm, Pinacoteca Nazionale, Bologne.
au Pseudo-Augustin, et dans lequel les versets en latin liés aux images ne figurent en fait
pas7 – peut être plutôt considérée comme la visualisation de la réflexion augustinienne
sur les deux concepts d’Incarnation et de Rédemption, dont témoignent précisément le
lait de la Vierge et le Christ sur la Croix. Sur la base du contexte d’origine des premiers
exemplaires, on peut affirmer que cette conception iconographique complexe, ainsi que
la formulation des vers, peuvent être attribuées aux Ermites Augustins qui, toujours
attentifs à la transmission de concepts par l’image, auraient alors revisité le précédent
iconographique de la Double Intercession selon une interprétation augustinienne8.
Effectivement, l’attestation de l’origine milanaise de la gravure de Parme9 ainsi que
l’hypothèse de sa création dans l’un des couvents gérés par la congrégation lombarde
de l’ordre10 permettent de circonscrire l’élaboration du motif à l’aire de l’Observance
lombarde, à laquelle était liée l’église Santa Maria della Misericordia pour laquelle avait
été mandatée la prédelle bolognaise.
Au xvie siècle, le sujet a été particulièrement répandu par le biais de l’imprimerie, comme
le prouve l’estampe de Mario Kartarius, datée vers 1570 et conservée à la Bibliothèque
7 Les phrases des cartouches, attribuées à Saint Augustin par Saint Bernard (Migne, PL 185, 878) et référées par erreur
au texte apocryphe, ont été retrouvées, au moins en partie, dans le Lignum Vitae Quaerimus, un hymne du xiie siècle
attribué à Philippe de Paris : Pittiglio, 2015, p. 252.
8 D’une manière similaire à ce qu’il est arrivé au xive siècle pour le thème d’Augustin au pied de la Croix, emprunté
à l’iconographie de Saint François : Cosma, 2011, p. 170-174 ; et encore au xve siècle quand, par exemple, ont été
revisités certains sujets mariaux et christologiques : Pittiglio, 2015, p. 26-27.
9 Pittiglio, 2015, p. 252.
10 San Marco ou Santa Maria Incoronata, à Milan.
440 j es s i c a p lan amen te
Fig. 3. Marius Kartarius, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1570, xilographie,
40 × 30 cm, Bibliothèque Nationale, Section des Estampes, Paris.
nationale de Paris (Fig. 3). La circulation de ces gravures11 a favorisé la transmission du sujet
sur tout le territoire péninsulaire et affirmé la variante qui représente Augustin en évêque12.
11 Des exemples ultérieurs sont fournis par les gravures de la Biblioteca Nacional de Madrid et par celle, attribuée à
Antonio Lafreri, de la Real Biblioteca de l’Escurial.
12 Comme dans le tableau du Museo Correr de Venise, attribué sans certitude à El Greco et dans lequel la composition
semble dépendre d’un prototype d’impression identique.
une iconographie revisitée : saint augustin entre le christ et la vierge de rubens 4 41
Fig. 4. Peter Paul Rubens, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1615 environ, peinture
à l’huile sur toile, 237 × 179 cm, Museo de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid.
26 L’attribution à Rubens, encore contestée dans l’inventaire de 1804-1814 (ms. 3-616, fols 3v, n. 14), est acceptée dans celui de
1824 (ms. 3-620, fols 44r) et confirmée dans la note de 1840 (ms. 2-57-6, fols 21v-22r) qui dit : « Cuadro original pintado por
Rubens ». Tous les inventaires cités sont conservés dans les archives de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando.
une iconographie revisitée : saint augustin entre le christ et la vierge de rubens 443
Fig. 5. Bartolomé Esteban Murillo, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1678,
peinture à l’huile sur bois, 390 × 225 cm, Museo del Prado, Madrid.
444 j es s i c a p lan amen te
datation stylistique de la toile autour de 161527 : la composition classique du tableau est en effet
typique des œuvres de la deuxième décennie, confirmant sa réalisation avant le séjour espagnol
de 1628-162928. En outre, le souvenir des études faites par Rubens en Italie a pu fournir des
modèles : pour le Christ triomphant, le Torse du Faune des Offices, tout comme, pour la figure
de la Vierge, on peut retrouver un lien avec le bas-relief représentant Cérès conservé à Ostie29.
La toile a donc été peinte à Anvers, puis envoyée en Espagne. Compte tenu de la
datation proposée et en rapport avec le sujet représenté, il convient de rappeler qu’en 1616,
précisément à Anvers, avait été publiée la première source textuelle qui présente tous les
versets décrivant l’iconographie : le S. Aurelii Augustini Hipponensis Episcopi de Cornelius
Lancillottus (ou Lancelotz). L’apparition du texte a contribué à la fortune du sujet, simplifié
ensuite par l’élimination des cartouches explicatifs, qui ne sont désormais plus nécessaires
pour en saisir la compréhension. Comme déjà mentionné, cette caractéristique figurait dans
l’œuvre de Rubens, mais il est impossible d’attester que le peintre ou ses commanditaires
connaissaient le thème directement – ou exclusivement – à partir de cette source.
Saint Augustin qui, dans le tableau, apparaît tonsuré, barbu et agenouillé sur des
volumes fermés faisant référence à son rôle de docteur de l’Église30, a abandonné la mitre
et la pastorale sur le sol en signe d’humilité. Il n’est connoté que par les attributs qui le lient
aux Ermites Augustins, corolle et habit noir ceinturé à la taille. Cette caractérisation et le
choix d’une iconographie liée à cet ordre31 suggèrent une commande par les Ermites32,
bien que les seules preuves parvenues jusqu’à nous attestent la présence de la toile dans
les institutions des Jésuites, avec lesquels l’artiste a eu des relations tout au long de sa vie33.
En outre, Rubens a réalisé parfois des œuvres comme donations pour des ordres religieux,
sur commande archiducale ou princière34. Dans l’impossibilité de clarifier la genèse du
tableau, on pourrait soupçonner un sort similaire, à défaut de connaissances des relations
directes entre le peintre et les Augustins35. Un autre indice est cependant offert par la robe
du saint, large et à manches larges, qui est donc conforme à la position adoptée par les
membres de l’ordre de Sai36 dans la dispute qui les opposait aux Augustins déchaux sur
la façon de représenter la robe37. Cet élément nous autorise à penser que la commande
puisse être ultérieurement circonscrite à la branche conventuelle de l’ordre des Ermites38.
Bibliographie
* Une version courte de ce texte a été publiée dans L’Histoire, no 472, juin 2020.
1 Archives CICR (DR), V-P-HIST-01854-25 à 35, disponible sur <http://avarchives.icrc.org> (consulté le 21 octobre
2017).
2 Archives CICR (DR), V-P-HIST-01854-14 à 24, disponible sur <http://avarchives.icrc.org> (consulté le 21 octobre
2017).
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4 48 s éb a s t i en far r é
derrière laquelle des représentants du CICR distribuent à chacun-e une ou deux boîtes
de lait condensé.
Ces photographies évoquent les ambiguïtés de l’action humanitaire, dont les acteurs
font parfois le jeu de la propagande des parties en conflit et dont l’action se tisse, dans
certains cas, au prix d’un compromis politique, issu de la négociation d’un terrain
d’intervention. Car conquérir les cœurs et les ventres participe à la volonté d’imposer
un ordre nouveau parmi les populations défaites. Mis à part ces clichés, les documents
des Archives du CICR n’apportent que peu d’informations. Cependant, ces images
nous interrogent sur la neutralité et l’impartialité du Comité international, ainsi que
sur les rapports de l’institution genevoise avec l’Espagne née du coup d’État du mois
de juillet 1936.
Au-delà de ces enjeux primordiaux, l’objet central de cette image est une boîte
métallique d’environ huit centimètres de haut, contenant un peu moins de 400
grammes de lait condensé et préparée très probablement par l’entreprise Nestlé.
Instrument technologique qui permet de conserver, transporter et distribuer son
contenu alimentaire dans des conditions difficiles, la boîte de conserve de lait condensé
constitue un objet emblématique de l’action humanitaire, en particulier depuis la fin
de la Première Guerre mondiale. Au printemps 1919, Dorothy Buxton souleva face au
public une boîte de lait lors d’un meeting célébré dans le Royal Albert Hall de Londres
qui a été à l’origine de l’organisation du mouvement Save the Children. En scandant
à cette occasion : « There is more practical morality in this tin than in all their creeds »,
B arc elon e, avr il 1939 : la it, politique et huma nita ire 449
l’intention de cette activiste était de dénoncer le blocus allié qui menaçait de famine
les populations des États vaincus3.
Le lait est un élément central des dispositifs d’intervention humanitaire dès la fin
du xixe siècle. Compris comme un produit miracle, le lait, sous ses différentes formes
industrielles (lait pasteurisé, lait en poudre, lait condensé, etc.) constitue d’abord une
réponse des médecins, des philanthropes, des nutritionnistes et des industriels contre la
mortalité infantile. L’origine de ce phénomène remonte aux années 1830-1840, lorsque le
lait apparaît aux États-Unis comme un instrument de réforme morale et sociale face à la
misère et aux problèmes liés à la rapide urbanisation du pays. Ce mouvement est favorisé
par le développement des transports, mais aussi par la généralisation de la pasteurisation
du lait à partir des années 18804. Dans ce contexte, l’industrie alimentaire joue un rôle
significatif avec les nouveaux produits lactés, comme le lait concentré sucré ou les farines
lactées pour nourrissons de la société Nestlé.
À partir des années 1880, les questions de l’allaitement, de la distribution et de
la qualité du lait sont ainsi très présentes dans les débats développés à l’occasion
des congrès internationaux sur la démographie et l’hygiène sociale, sur l’assistance
publique/privée ou sur la protection de l’enfance5. Dans ce contexte, des institutions
comme les « gouttes de lait » voient le jour. Ces nouveaux dispositifs proposent des
infrastructures d’accueil pour les femmes allaitantes et les nouveau-nés issus des familles
défavorisées. Ces pratiques développées par les milieux réformistes sont décisives
pour suivre la cristallisation d’un modèle d’intervention utilisé par les organisations
humanitaires durant et après la Première Guerre mondiale. À l’été 1919, l’American
Relief Administration, principale institution humanitaire durant cette période, distribue
à des enfants sous-alimentés du lait et du pain dans plus de 30 000 cantines en Europe
centrale et orientale6.
Ces interventions expliquent l’importance du lait pour les services d’assistance et les
organisations humanitaires durant la guerre civile espagnole (1936-1939). Depuis l’hiver
1936, dans les grandes villes et les zones ruinées par les combats, des cantines assurent des
distributions de rations de lait aux bébés et aux enfants. Les quakers anglais et américains,
l’Ayuda suiza (cartel formé par des organisations suisses) développent, dès l’hiver 1936-1937,
un réseau de cantines dans lesquelles les enfants nécessiteux reçoivent un verre de lait avec
du pain ou des biscuits (voire du chocolat)7.
À l’extérieur de la péninsule, l’imaginaire du lait favorise la cristallisation de solidarités
transnationales. Par exemple, le British Youth Foodship Committee issu du mouvement
pacifique britannique (British Youth Peace Committee) organise un Milk-Club destiné à
parrainer des enfants nécessiteux en Espagne. Fin 1937, une Milk Campaign est initiée par
le mouvement des Co-operative et par le National Council of Labor qui réunit syndicats et
Labour Party8. Les donateurs sont invités à acheter dans les magasins Co-op des jetons
avec l’impression « Milk for Spain » d’une valeur de six pences. Pour sa part, depuis les
premiers mois du conflit, le Comité international de la Croix-Rouge expédie des caisses de
lait condensé vers ses délégations de Madrid, Burgos, Barcelone, Valence et San Sebastián,
où sont organisées des distributions destinées à des institutions et à des familles.
Pour conclure, le moment figé par ce cliché ne représente pas un épisode excep-
tionnel, mais il symbolise une étape dans le développement de l’histoire des pratiques
humanitaires. De nos jours, des produits laitiers thérapeutiques sont intégrés dans les
protocoles d’intervention des organisations internationales en réponse aux situations
de crise alimentaire, tels les Formula-75 et Formula-100 produits par la société Nutriset9.
Ce rapide aperçu nous rappelle que le lait, « don de la nature », est aussi un produit
industriel.
Durant la période contemporaine, il participe à la construction d’un terrain d’intervention
pour lutter contre la malnutrition, voire la famine chez les enfants victimes de la guerre ou
des catastrophes naturelles. Au-delà de la supposée efficacité des politiques du lait sur le
terrain humanitaire, qui fait l’objet de nombreuses critiques, ces pratiques suggèrent les
liens étroits entre action humanitaire, industrie alimentaire et propagande.
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Irene Maff i
Les fairepart de naissance envoyés aux proches pour annoncer la venue au monde d’un
enfant se composent d’habitude d’une brève annonce, d’une photo du bébé, de la date de
naissance et des chiffres indiquant le poids et la taille du bébé. Les chiffres contiennent
des informations sur l’enfant considérées comme fondamentales pour connaître son
état de santé et en définissent d’une certaine manière l’identité. S’agit-il d’un bébé fort,
costaud, grand ou d’un bébé fragile, fin, petit ? Dans le suivi biomédical contemporain, la
quantification de la santé et de « l’individualité somatique »1 du bébé commencent bien
avant sa naissance grâce à l’usage des images échographiques qui permettent, entre autres,
d’enregistrer la croissance du fœtus en mesurant la longueur de ses os et en estimant son
poids. Les préoccupations des professionnel·le·s de la santé et des parents se concentrent
sur les chiffres exprimant les mensurations de l’enfant pendant la grossesse, à la naissance
et pendant les premières années de vie. Depuis sa venue au monde et durant son séjour
hospitalier, si le bébé ne présente pas de signes pathologiques, l’attention des soignants se
focalise sur le poids de l’enfant et son évolution. Au cours des premières années de vie, le
moment fondamental de l’examen pédiatrique consiste à mesurer le bébé pour inscrire des
chiffres dans un graphique sur lequel à chaque contrôle sont tracées des lignes enregistrant la
progression du poids, de la taille et des dimensions de la tête (périmètre crânien ou PC) de
l’enfant. Il s’agit des courbes de croissance ou normes percentiles qui traduisent en chiffres
et lignes le développement de l’enfant, opérant une simplification et une réduction de la
complexité de ce processus2. Les courbes de croissance montrent la distribution statistique
du poids, de la taille, etc. d’un enfant par rapport à la moyenne des autres enfants du même
âge et du même sexe. Tous les enfants qui se situent en dessus ou en dessous de ces normes
percentiles sont considérés comme anormaux. Les courbes de croissance ont l’avantage
d’objectiver des processus complexes les transformant en chiffres qui sont comparables et
faciles à interpréter. Cette apparente objectivité cache toutefois la question de comment,
quand et sur la base de quels critères les valeurs moyennes sur la base desquelles chaque
1 Rose, 2001.
2 Brosco, 2001.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 453-456
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454 i r en e m a ff i
enfant est évalué ont été construites3. Cette question devient d’autant plus importante si
on compare des populations ayant des origines ethniques différentes et/ou vivant dans des
contextes socio-économiques différents. Si aujourd’hui il existe des courbes élaborées par
l’Organisation mondiale de la santé basées sur des études multi-centriques qui tentent de
tenir compte des différences entre les populations4, les controverses médicales ne sont pas
pour autant résolues comme le montre pas exemple l’élaboration de normes percentiles
adaptées à la population de leur pays par les pédiatres indiens5 et danois6.
Si la quantification de la santé des bébés paraît aujourd’hui une pratique ordinaire et
normalisée, elle est pourtant récente et relève de la convergence de divers processus histo-
riques liés entre eux : la gouvernementalisation des États7, l’émergence de la biopolitique8,
l’affirmation de l’épistémologie quantitative9, la médicalisation de la petite enfance10 et l’essor
de la puériculture11. Au cours du xviiie siècle, une nouvelle forme de pouvoir s’impose dans
les pays européens – plus tard exportée dans les colonies – qui vise à administrer la vie des
populations, un concept qui désigne un domaine d’intervention, un objet et un objectif des
Etats nations modernes : la gouvernementalité. Les disciplines du corps et la biopolitique
sont les deux technologies nécessaires à cette nouvelle forme de pouvoir. En effet, « gérer
la population ne veut pas dire gérer simplement la masse collective des phénomènes ou les
gérer simplement au niveau de leurs résultats globaux ; gérer la population, ça veut dire la
gérer également en profondeur, en finesse et dans le détail »12. Administrer la population
signifie donc tant agir sur le corps et la subjectivité des individus que garantir la santé, le
bien-être, l’expansion de l’ensemble de ceux-ci en réglant les processus de la naissance, de
la mort, de la santé et la durée de vie13. Le développement des statistiques au xixe siècle
en tant qu’outils privilégiés de la biopolitique permet non seulement de construire la
population en tant qu’objet, mais également de produire une connaissance sociale qui est
« profondément interventionniste »14. L’épistémologie quantitative qui s’affirme grâce à
la diffusion des technologies statistiques en tant qu’instruments pour gouverner, analyser,
expliquer voire construire la société est un des éléments fondamentaux pour comprendre
l’émergence de la quantification de la santé des bébés. « L’avalanche des nombres »15
pénètre en profondeur tous les domaines du social et du savoir y compris de la médecine.
Dès la seconde moitié du xixe siècle, les médecins habitent « un monde de chartes, de
graphiques et d’études cliniques écrits dans la langue des niveaux de signification dérivants
des inférences statistiques »16.
prennent l’avantage sur eux. Entrées dans l’usage à une époque où la gouvernementalité
s’est imposée en tant que forme de pouvoir dominante dans les sociétés industrielles, les
courbes de croissance des enfants orientent la manière ordinaire de concevoir le corps
et le bien-être des bébés et justifient les formes de disciplinarisation corporelle et du soi
dans lesquelles les femmes sont prises.
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Salvatore D’Onofrio
Pour les femmes de l’Italie du sud, et notamment siciliennes, de Calabre, des Pouilles
et de la ville de Naples, il existe deux types de lait, différents à maints égards : le “lait de
cœur” et le « lait d’épaule ». Ils sont dénommés ainsi d’après la partie du corps dont ils
sont censés provenir et ils présentent des caractères qui les opposent assurément. Le lait
de cœur est considéré comme n’étant pas « de bonne qualité », bien qu’il soit associé à
un organe doté d’une valeur symbolique positive dans l’horizon sémitique : le cœur est
le siège de l’amour et des sentiments élevés ainsi que l’équivalent de la mémoire dans la
Bible. Dans une langue romane comme le français, mais aussi en anglais, l’association à
la mémoire se retrouve dans les expressions : « apprendre par cœur » ou « to learn by
heart » ; en italien on dit également « ti porto nel cuore » (« je te garde dans mon cœur »)
pour signifier que l’on garde en soi le souvenir de quelqu’un. Cela n’empêche pas le cœur
d’être aussi le siège des émotions négatives : or, si la peur, les angoisses et les peines sont
présumées ne pas pouvoir être transmises par le lait d’épaule de la mère aux enfants ; le
contraire se passe avec le lait de cœur.
C’est surtout dans le cas d’une frayeur soudaine qu’une mère allaitant du cœur et non
de l’épaule expose son enfant aux risques les plus importants ; son lait « empoisonné » ou
1 Aujourd’hui, les mères porteuses ont changé la donne, bien que celles-ci, au moins sous forme de modèle, aient
toujours existé (par exemple, Agar dans l’Ancien Testament : cf. La Bibbia di Gerusalemme, Bologna, EDB, 2009).
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 457-464
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458 s a lvator e d’on of r io
« épouvanté » provoque chez lui « le coup de lait ». Il est menacé d’avoir mal au ventre,
de devenir paralytique ou loucher, et risque même de mourir.
Les femmes qui allaitent, surtout du cœur, sont sujettes à bien d’autres dérangements.
Le plus important est l’engorgement mammaire provoqué par un refroidissement qu’on
appelle en Sicile u pilu â minna (« le poil au sein »). On trouve aussi le latti mpitratu, « lait
qui devient de pierre » dans le même temps que le sein durcit.
Or, il appert qu’à chaque propriété négative du lait de cœur correspond une qualité
positive du lait d’épaule. Le premier n’a pas de consistance : il est léger, « lent » (c’est-à-dire
peu dense) et aqueux, insuffisamment pourvu de substance, incapable de rassasier (ce qui fait
pleurer les enfants) ; tandis que l’autre est dense, crémeux et gluant, gras et riche, il nourrit
bien l’enfant et lui permet de dormir calmement. Alors que le lait d’épaule est doux, celui
de cœur est salé. D’après une de nos informatrices de Palerme, « le lait de cœur n’est pas
celui de l’épaule, car celui qui vient de l’épaule est plus naturel, plus normal, et les enfants
grandissent plus sereins et plus beaux ». Différentes sont également les sensations que le
lait d’épaule provoque dans le corps de la mère et la vitesse avec laquelle il s’écoule dans
son sein. Comme le dit une autre informatrice : « on sent une chaleur et un fourmillement
et parfois il coule du sein si rapidement que l’enfant risque de suffoquer. Le lait de cœur
n’arrive pas avec cette “furie” ». La qualité et la vitesse du lait ne relèvent pourtant pas
de l’opposition haut/bas qui s’esquisse par rapport au sein, car cette dernière ne devient
signifiante qu’en fonction du système global des oppositions qui spatialisent le corps.
Par exemple, dans le Salento, à l’extrême sud des Pouilles, les caractéristiques du lait
d’épaule sont les mêmes qu’en Sicile, alors que le lait de cœur est substitué par le lait de
tête (dit aussi caprignu, de chèvre, ou citrignu, c’est-à-dire provenant d’une femme très
maigre, flétrie, « avide et insatisfaite »). Bien qu’il soit de bonne qualité, on pense que le
lait de tête provient du cerveau et, du fait de cette provenance, qu’il affaiblit beaucoup la
femme allaitante.
Entre parenthèse, en Sicile, le lait de chèvre est considéré comme le meilleur substitut
du lait maternel après celui d’ânesse et de vache. Ce dernier était dilué dans de l’eau. Le
lait de brebis est généralement exclu. Nous laissons ici de côté les animaux qui, eux, sucent
pour des raisons diverses le lait des accouchées2.
Le déplacement du lait de mauvaise qualité vers la partie haute du corps n’affaiblit donc
pas la force du lait qui vient des os de l’épaule (partie du corps conçue, dans les quatre
régions considérées, comme un des lieux où se concentre la substance des aliments). Ce
lait confirme, au rebours de toute évidence physiologique, la valeur symbolique dont il
est chargé. Dans le Salento comme en Sicile et à Naples, on dit aux enfants « mange, que
cela t’arrive dans les os ». En Sicile, d’après les proverbes et la croyance populaire, l’épaule
s’impose comme un lieu qui porte la masculinité. Celle d’où le lait coule est le plus souvent
2 Pour une première mise au point sur les allaitements croisés, dans la réalité comme dans la fiction littéraire, je
renvoie à Sigaut, 2000 ; il y a également un dossier de publication du projet « Lactation in History » : Arena,
Foehr-Janssens, Papaikonomou et Prescendi, 2017.
le lait, l’épaule et le cœur en ita lie du sud 459
l’épaule droite, par opposition symétrique à la partie gauche du lait de cœur, et chacun a
tendance à lui associer l’omoplate et le dos. Cette croyance à l’omoplate comme « source du
lait » ainsi que la valeur symbolique de celle de droite ont été mises en évidence en milieu
touareg par Figueiredo-Biton3. L’omoplate est une partie valorisée du système osseux :
elle rentre dans les rituels de divination et, chez les Berbères sédentaires, le morceau de
viande autour d’elle est donné à l’oncle utérin.
Par rapport à l’allaitement, le corps de la femme se retrouve ainsi divisé selon des
oppositions (arrière/devant, droite/gauche) rangées sous l’opposition os/chair, et
davantage encore masculin/féminin.
3 Figueiredo-Biton, 2001.
4 Héritier, 1996.
460 s a lvator e d’on of r io
Le sperme et le lait
D’après certaines informatrices, il est important d’avoir des rapports sexuels au cours
de la grossesse, d’une part parce que l’enfant est supposé partager le plaisir des parents,
d’autre part parce que la semence de l’homme vient améliorer la qualité du lait9. Selon
une femme de Canicattì, dans la province d’Agrigente : « la semence masculine ainsi que
le lait d’épaule viennent du dos et, donc, l’une contribue à améliorer l’autre ». Dans ces
conditions, le sperme ne recèle pas seulement un pouvoir fécondant, il est censé produire
également la qualité du lait. Deux informatrices sont allées jusqu’à lui reconnaître une
influence dans la définition du sexe de l’enfant. Alors que les rapports sexuels sont
5 G. Pitrè, Usi e costumi, credenze e pregiudizi del popolo siciliano, II, Palerme, Clausen, 1896 (Medicina popolare
siciliana, Palerme, Clausen, 1887-1888), p. 128.
6 C’est donc moins l’« attitude » de la mère comme pour le lait de tête que le sexe du nouveau-né qui détermine des
variations dans la typologie du lait.
7 Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée (Godelier, 1982), le sperme non seulement fait le lait des femmes, mais il sert
aussi de nourriture pour les garçons, en conférant ainsi aux hommes le pouvoir de les faire renaître hors du ventre
de leur mère au moment de l’initiation au monde des adultes. En partant de ce cas extrême et d’autres exemples
ethnographiques, Bonté, 1994 considère le lait comme « l’un des enjeux de la réappropriation par les hommes des
pouvoirs les plus spécifiquement féminins, ceux de la procréation ».
8 D’Onofrio, 2014, p. 13-24.
9 Celui-ci semble apparaître au moment de la conception, comme chez les gitanes andalouses pour lesquelles cette
croyance est très explicite (communication personnelle de Nathalie Manrique).
le lait, l’épaule et le cœur en ita lie du sud 461
Le sang et le lait
La même logique est à l’œuvre lors du retour du cycle menstruel ; une autre opposition
s’esquisse alors entre l’allaitement « propre » (di nettu) et l’allaitement « sale » (di luordu).
On prétend que les menstruations salissent le lait, voire qu’elles peuvent transformer le lait
d’épaule en lait de cœur : une telle variabilité se complique encore par le fait que la qualité
du lait d’une femme, en principe constante, varie parfois sans raison apparente d’un enfant
à l’autre, dans une tendance qui s’accentue de l’aîné au cadet. Les menstruations souillent
enfin le lait dans la mesure où l’allaitement ne met plus à l’abri de grossesses non désirées,
comme le voudrait la croyance populaire.
Les choses se brouillent d’autant plus que la valence différentielle des sexes induit une
manipulation ultérieure des données biologiques. Lorsque l’hormone de la prolactine
n’est pas suffisamment haute pour inhiber la fonction ovarienne et les cycles menstruels,
ceux-ci reprennent. La femme est cependant à même de poursuivre l’allaitement pendant
plusieurs mois, puisque la stimulation produite sur l’hypophyse par la succion entraîne
une sécrétion de prolactine suffisante pour maintenir la lactation. Le retour des règles
ne marque pas pour autant le moment à partir duquel une nouvelle grossesse devient
possible. Il signale plutôt qu’une ovulation est déjà intervenue, et cela explique qu’un
grand nombre de femmes qui allaitent ne s’aperçoivent de leur grossesse que lorsqu’elles
en sont déjà au deuxième ou troisième mois.
Qu’elle soit survenue avant ou après le retour des règles, la nouvelle grossesse n’empêche
pas la production de lait. L’allaitement est alors normalement suspendu, et le lait conservé
pour le prochain enfant à naître – comme s’il s’agissait là d’une réserve tarissable. Les
informateurs précisent que cette mesure évite ainsi le risque que l’un des deux enfants meure.
C’est une sorte de « lait de la jalousie » pour utiliser la belle expression des Maures10,
mais qui présente une caractéristique encore plus significative relevant de la différence
des sexes. L’allaitement ne serait vraiment dangereux que lorsque l’enfant au sein est un
garçon et celui qui est dans le ventre une fille, identifiée au moyen de quelques-uns des
tests pratiqués dans ce but. Dans le cas contraire, ainsi que pour les enfants de même sexe,
il arrive qu’on ne suspende pas immédiatement l’allaitement.
Cependant, le fait que l’interdit ne soit fermement exprimé que pour la paire formée par
le garçon au sein et la fille dans le ventre ramène aussi, inconsciemment, à un court-circuit
de type incestueux. Tout porte à croire en effet qu’il ne s’agit pas seulement du partage
10 Fortier, 2001.
462 s a lvator e d’on of r io
de substance que le garçon déjà né ne supporterait pas, mais aussi de l’existence d’une
trace de son passage dans le ventre de sa mère, une sorte d’imprégnation qui redouble le
contact, établi par le biais du lait, avec sa sœur à l’intérieur.
D’autres cas emblématiques concernent la « mémoire des fluides » reliant les nourrissons
à leur nourrice. Une femme ayant eu des relations sexuelles avec plusieurs hommes (une
femme nommée, muntuata, sur laquelle des bruits ont couru) ne peut pas être « mère de
lait » ou « de poitrine »’ d’une fille car elle lui transmettrait par le lait son caractère de
femme volage. Les marques de ses transgressions se transmettent donc par le lait, contaminé
en quelque sorte par la mémoire des substances multiples dont il retiendrait fatalement la
trace. La force de cette mémoire substantielle est ambivalente et change de signe si l’enfant
allaité est un garçon : ce dernier serait comme imperméable, à moins qu’il s’imprègne,
de manière positive cette fois-ci, des expériences sexuelles multiples de sa nourrice, de la
force tirée du cumul de spermes de plusieurs hommes.
D’autres principes de la logique des humeurs mis à l’œuvre pendant l’allaitement, se
retrouvent dans la description très minutieuse du modèle de la nourrice chez les familles
d’aristocrates que Pitrè11 nous a laissée il y a plus d’un siècle. Il s’agissait généralement d’une
femme rétribuée que l’on préférait garder chez soi, une fois évaluée la qualité de son lait :
‘fureur’, couleur, densité et poids des substances (une cuillérée versée dans un verre d’eau
devait tomber au fond, de préférence) ; on cherchait surtout « une nourrice qui avait un
fils de trois mois, dont le mari était au loin, qui n’ait pas d’autres appendices [c’est-à-dire
des amants] et dont le lait soit propre [c’est-à-dire qu’elle n’ait pas ses menstrues] »12 ; et
Pitrè souligne ironiquement que généralement « son mari est plein de vie et de santé, et si
pour le moment il s’est résigné à ce qu’on le croie mort ou en prison – deux déclarations
très fréquentes dans la bouche d’une nourrice – demain, si elle est acceptée, il reviendra
de la prison ou de l’autre monde pour réclamer directement ou indirectement les faveurs
pécuniaires ou érotiques (sic !) de sa femme »13. Le sperme du mari de la nourrice, qui a
pourtant contribué à produire la bonne qualité du lait, ne peut pas être réintroduit, car il
risquerait alors de le souiller, autant que les règles. La préférence accordée à la nourrice dégagée
de relations sexuelles témoigne en contrepoint de l’existence d’une logique des humeurs qui
n’est pas sans rappeler la parenté de lait des sociétés musulmanes ; celle-ci aurait simplement
emprunté en Sicile une direction d’évitements et des stratégies d’alliance différentes.
provenant de Palerme et datées entre les débuts du xive siècle et les débuts du xve confir-
ment non seulement la manipulation symbolique du corps, mais aussi la traduction de la
croyance dans l’horizon religieux14. On y voit une Mère de Dieu allaitante dont le sein
subit un déplacement évident puisqu’il sort de l’épaule droite, ce que le peintre souligne
avec un empressement particulier en l’enfermant dans un empiècement spécial de la robe.
En conclusion, il s’agit sûrement d’un « hapax double » car ni les premiers documents
de l’art copte s’inspirant des statuettes et des bas-reliefs d’Isis en train d’allaiter Horus
(celui-ci né d’un rapport incestueux avec son frère), ni l’art byzantin qui en dérive ne
nous présentent ce motif.
S’inscrivant dans le cadre de l’art européen, qui a tendance à humaniser les formes
hiératiques de l’Orient chrétien, cette représentation offre donc des particularités qui la
distinguent également de l’icône de la vierge allaitante devenue dès le début du xive siècle
un des thèmes préférés des artistes italiens.
Nous pouvons avancer l’hypothèse que, par ce tableau, le peintre sicilien a voulu
représenter une croyance dont il était informé et dont le système de pensée dans lequel
elle s’inscrit subsiste jusqu’à nos jours. Alors que les évangiles canoniques15, ainsi que
le proto-évangile de Jacques présentent la justification doctrinaire de la Mère de Dieu
allaitant, la croyance représentée par notre “Vierge au lait d’épaule” renvoie, comme nous
l’avons dit, soit au monde arabo-berbère qui colonisa la Sicile pendant près de trois siècles,
soit à un « substrat méditerranéen » plus ancien.
Le système de pensée que nous avons exploré, a, de toute façon, au moins un millénaire
d’ancienneté en Sicile. Partie intégrante des savoirs féminins qui ont maintenu le monde
au-delà et en dépit des massacres d’hommes liés aux conquêtes, ce système de pensée a
été transmis à des femmes par les femmes16. Ce n’est que dans la génération qui nous a
précédés qu’il a commencé à se perdre, en même temps qu’apparaissait le lait artificiel.
Celui-ci constitue un des signes les plus évidents de la mutation anthropologique dont
nous sommes à la fois les responsables et les victimes en ayant coupé, peut-être de manière
irréversible, les ponts avec la nature et un type de réflexion que l’humain entretenait avec elle.
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Doctorat, sous la direction de P. Bonté, Paris, École des hautes études en sciences sociales,
2001.
C. Fortier, « Le lait, le sperme, le dos. Et le sang ? Représentations physiologiques de la
filiation et de la parenté de lait en islam malékite et dans la société maure », in Cahiers
d’études africaines », XVI-I :161 (2001), p. 97-138.
M. Godelier, La Production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya
de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.
Fr. Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
Fr. Sigaut, « Allaitement et maternage entre espèces animales différentes », Ethnozootechnie 65
(2000), p. 81-87.
Corps et Produits
Introduction
Qu’entendre par « biologie sauvage » ? Cette formule rend hommage aux recherches
de Françoise Héritier. Elle désigne toutes les représentations ou toutes les croyances sur
les fluides corporels qui appartiennent à des cultures à des lieues de la biologie ou de la
physiologie moderne, pour des raisons géographiques ou chronologiques. C’est le cas
de la Rome antique, de la Grèce ancienne, ou encore de nombreuses sociétés modernes
d’intérêt anthropologique, comme les Samo du Burkina Faso, magistralement étudiés
par Françoise Héritier1. Pour donner quelques exemples, nous pourrions dire que les
« biologies sauvages » désignent les théories locales qui circulent dans de telles cultures
au sujet du sang, du sperme, du flux menstruel, de la formation du fœtus dans l’utérus, du
lait maternel, et ainsi de suite, de liquide en liquide, jusqu’à la lymphe, la sueur, la salive
ou tout autre fluide corporel lié à la vie.
Les Romains aussi, comme d’autres populations, se sont fait une idée propre des liquides
corporels. Ils ont élaboré des représentations et des interprétations pour expliquer, par
exemple, comment l’union de deux éléments liquides différents – l’un masculin et l’autre
féminin – pouvait donner un corps solide, c’est-à-dire le fœtus qui se forme dans l’utérus ;
ils se sont interrogés sur les fluides du corps humain qui déterminent sa santé ou sa beauté ;
ils ont donné des explications au fait que la femme, après avoir accouché, produisait du
lait ; et ainsi de suite. Nous voilà devant un champ de recherche fascinant pour tous ceux
qui s’intéressent à l’anthropologie du monde antique, qui est cependant vaste et éparpillé,
et surtout difficile à explorer.
Tout d’abord, il faut tenir compte du fait que toutes les configurations culturelles
élaborées par les Anciens – pas seulement celles qui concernent les fluides corporels – nous
sont parvenues surtout sous forme de textes. En d’autres termes, contrairement à Françoise
Héritier et aux Samo qu’elle a étudiés, nous, les antiquisants, ne pouvons pas interroger
directement les Romains sur leur manière d’imaginer, par exemple, ce qu’ils appelaient le
sucus, le « liquide vital », ou bien encore sur les pouvoirs que l’on attribuait aux medullae
1 Héritier, 1985. En ce qui concerne le monde ancien, on peut toujours consulter des travaux comme Onians, 1951 ;
Muth, 1954.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 469-484
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470 m aur i z i o b ettin i
« les moelles ». Nous ne pouvons saisir les idées que les Romains avaient à ce sujet qu’en
nous appuyant sur des énoncés que nous trouvons dans les textes latins qui, la plupart
du temps, ont été écrits non pas pour nous informer sur le thème qui nous intéresse – la
« biologie sauvage » des Romains – mais pour des raisons bien différentes : il en résulte
qu’à chaque fois il faut soumettre ces affirmations au processus de l’interprétation. À ce
problème qui est tout sauf secondaire, s’ajoute la question du corpus de témoignages sur
lequel nous pouvons nous fonder, car il s’agit de textes tirés de sources hétérogènes. En
effet, certains d’entre eux proviennent d’auteurs romains dont les idées sur les liquides
organiques dérivent de théories médicales et philosophiques élaborées en Grèce, ou bien
les prennent comme point de départ. Varron ou Pline s’appuient ainsi sur Hippocrate,
Pythagore ou Aristote. De sorte que nous ne pouvons rattacher ces affirmations à la culture
romaine, si on entend par là l’ensemble des façons de penser généralement partagées
par les Romains : non seulement parce qu’il s’agit d’affirmations d’origine grecque, mais
aussi parce qu’elles ont été élaborées au sein de contextes à caractère scientifique. Elles
appartiennent donc au type de modèles mentaux que l’on appelle « expert models »,
parce qu’elles constituent des formes de pensée partagées par un nombre restreint
d’intellectuels, non par toute une communauté. D’autres témoignages, en revanche,
surtout s’ils sont de caractère proverbial ou familier (tels Plaute, Pétrone, Perse, Juvénal),
semblent refléter plus directement la publica opinio – comme les Romains appelaient
les idées communes – en matière de fluides corporels2. Il est plus facile de rattacher ce
second type de témoignages aux folk models, c’est-à-dire des formes de pensée générale
qui s’opposent aux « expert models » dès lors qu’elles sont partagées par la majorité3.
Néanmoins, nous ne pouvons exclure que certains folk models, que nous percevons comme
tels, dérivent dans une certaine mesure d’expert models qui sont peu à peu entrés dans la
culture générale selon un processus bien connu, et dont la société contemporaine offre
d’innombrables exemples dans le domaine du corps, de la santé et de la représentation
des mécanismes physiologiques. Cela est sans compter que, très souvent, les expert models
des médecins ou des philosophes de l’Antiquité nous paraissent plutôt être des folk models
au même titre que la détermination du sexe de l’enfant qui va naître selon que le sperme
a jailli à droite ou à gauche.
Bref, réfléchir sur la « biologie sauvage » des Romains n’est pas une tâche facile. Certes,
il ne faut pas s’attendre à reconstruire des systèmes cohérents, organisés, comme le sont
les théories biologiques et physiologiques modernes. Il s’agira plutôt, de cas en cas, de
mettre en lumière des constellations d’images, de notions ou de concepts, qui tendent à
fournir, sur des plans différents, des représentations sur les liquides corporels, des modèles
de pensée très souvent implicites et dénués de la cohérence qui, à nos yeux, constituent
l’essence même de toute « théorie ». Mais c’est précisément dans sa basse définition,
dans son caractère indiscutablement fluide comme les liquides dont elle traite, dans ses
contradictions intrinsèques, que cette ancienne ‘biologie’ montre sa nature « sauvage »,
locale. Les pistes à explorer sont innombrables, comme le montre l’exemple des repré-
sentations sur le lait maternel.
4 Favorinus fr. 38 Barigazzi (apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 14 sq.) : sicut valeat ad fingendas corporis atque
animi similitudines vis et natura seminis, non secus ad eandem rem lactis quoque ingenia et proprietates valere. Neque in
hominibus id solum, sed in pecudibus quoque animadversum. Nam si ovium lacte haedi aut caprarum agni alantur, constat
ferme in his lanam duriorem, in illis capillum gigni teneriorem … Id hercle ipsum est, quod saepe numero miramur, quosdam
pudicarum mulierum liberos parentum suorum neque corporibus neque animis similes exsistere. Ample commentaire de
ce chapitre de Aulu-Gelle (aussi au sujet du topos du refus de nourrice) in Schick, 1911 ; Bradley, 1986, p. 201 ;
Bettini, 1992, 222-225 ; Dupont, 2002 ; Lentano, 2007 ; Danese, 1997. Voir aussi dans ce volume les chapitres de
S. Jaeggi et de V. Dasen ainsi que le focus sur les nourrices grecques de P. Birchler.
5 Aulu-Gelle, Nuits attiques, 21 : quoniam videlicet in moribus inolescendis magnam fere partem ingenium altricis et
natura lactis tenet, quae iam a principio imbuta paterni seminis concretione ex matris etiam corpore et animo recentem
indolem configurat.
6 Bettini, 1992, p. 211-239.
7 Nigidius Figulus, fr. 111 Swoboda : idem [Nigidius] lac feminae non corrumpi alenti partum, si ex eodem viro rursus
conceperit, arbitratur.
8 Ulpianus, Digeste, 1, 2, 11 ; cf. Bettini, 2009, p. 214-216.
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Favorinus, avec un aliment degener « dégénéré » et insitivum « greffé » donné par une
nourrice ? Le cadre linguistique employé pour décrire le lait étranger correspond point
par point à celui de l’adultère. Ce liquide a exactement la même capacité de « dénaturer
le genus » que l’union d’une femme mariée avec un autre homme que son époux ; il
devient insitivus « greffé », tout comme les enfants nés d’un adultère sont appelés insitivi
liberi9. Sous les modèles de « biologie sauvage » que soutiennent Favorinus et Nigidius
Figulus, on reconnaît clairement la conviction obstinée que la substance dominant dans
les processus de reproduction reste la semence masculine, mais aussi l’anxiété tout aussi
obstinée de la pureté féminine, issue de la peur de l’adultère.
En appliquant ces modèles de « biologie sauvage » au thème de l’allaitement animal,
il serait facile de conclure que quand un être humain est allaité par une louve, il prend les
caractéristiques de cet animal, non seulement à cause des effets de ce lait dans son corps,
mais aussi parce qu’il reçoit des composants du semen masculin de cette espèce animale. En
quelque sorte, c’est comme si l’enfant n’avait pas seulement été allaité, mais aussi ‘engendré’
par un loup. Ou, du moins, c’est la conclusion que nous pourrions tirer en appliquant la
théorie de Favorinus au mythe de Rémus et Romulus. Dans les territoires de la mythologie
grecque, des variantes du mythe de l’éducation d’Achille par Chiron rapportent que le
centaure avait nourri (étrephe) Achille enfant en lui donnant à manger des entrailles de
lions et de sangliers et de la moelle d’ours. De plus, Chiron aurait changé le nom de l’enfant,
qui s’appelait Lygiron, pour lui donner celui d’Achille « parce qu’il n’avait jamais posé ses
lèvres sur un sein » (α-χείλη)10. Si l’on considère que, dans l’Antiquité, l’une des théories
les plus répandues et les plus connues consistait à affirmer que la semence masculine
était justement produite par la moelle11, nous pouvons en déduire que nourrir un très
jeune héros avec de la moelle d’ours revenait à lui faire sucer le lait d’une ourse, comme
pour d’autres héros tels que Pâris et Atalante : la substance corporelle de l’enfant humain
comprend de la substance à caractère « oursin ». Achille n’avait pas eu besoin de poser
ses « lèvres » sur un sein car il s’est nourri directement de moelle, autrement dit de la
substance première qui déterminera la nature extraordinaire de son corps.
Mon exploration de la ‘biologie sauvage’ chez les Romains se poursuit avec quelques
fluides corporels moins étudiés. Dans le livre qu’il consacre à l’anthropologie, Pline
rapporte qu’il y a des hommes concretis … ossibus « qui ont des os compacts », sans
medullae, que l’on appelle par conséquent cornei. En effet, la corne est une matière qui se
caractérise par son aridité et sa consistance fibreuse sans aucune trace de parties molles
ou liquides12. Ce qui distingue cette condition anatomique, continue Pline, c’est que ceux
qui ont « des os compacts par nature » (natura concreta ossa) ne transpirent pas et ne
connaissent pas la soif13. Dans un autre texte, alors qu’il parle d’animaux à cornes, Pline
soutient encore que ces bêtes ont, entre la chair et la peau, un liquide « gras » qui consiste
9 Favorinus, apud Aulu-Gelle, Nuits attiques ; Phèdre, Fables, 3, 3, 1 ; Lentano, 2009, p. 209-210.
10 Apollodore, Bibliothèque, 3, 13, 6 [172 W.] ; cf. Eustatius, Commentarius in Iliadem, 1, 23, 20 ss. van der Valk ; scholia
ad Lycophronis Alexandra, 178 [88, 31 ss. Scheer].
11 Lesky, 1950, p. 1242-1247. Il s’agit d’une théorie largement partagée par une pluralité de cultures : cf. Héritier, 1985.
12 Plaute, Pseudolus, 75.
13 Pline, Histoire naturelle, 7, 78 ; 80 : concretis quosdam ossibus ac sine medullis vivere accepimus ; signum eorum esse nec
sitim sentire nec sudorem emittere … quibus concreta natura sunt ossa, qui sunt rari admodum, cornei vocantur.
p our un e « biolog ie sauvag e » des roma ins 47 3
en un sucus dont la medulla est également composée14. Les théories de Pline semblent
donc présupposer qu’il y a un rapport entre la substance semi-liquide à l’intérieur des os,
les medullae, et d’autres fluides corporels tels que la sueur, les liquides que l’organisme a
besoin d’absorber, et un vague sucus sous-cutané propre à certains animaux. Si l’on tient
compte de ce rapport entre les medullae et les fluides corporels, on comprend mieux
certaines métaphores de Plaute, comme medullas lassitudo perbibit, la fatigue me « boit
toute la moelle »15. Si la moelle contrôle la soif, éprouver une fatigue qui la boit jusqu’à
la dernière goutte est indiscutablement une hyperbole. À ces témoignages de Pline, nous
pouvons ajouter une boutade tirée du banquet de Trimalchion – ce qui nous invite à
penser que les affirmations de Pline sont plutôt du domaine des folk models. Ganymède,
l’un des affranchis qui participent au banquet, parle de Safinius en ces termes : « Il n’a
jamais sué ni craché, je pense qu’il avait reçu des dieux quelque chose d’aride (nescioquid
… assi)16 ». L’absence de sécrétions corporelles – Pétrone parle de transpiration, mais
aussi de crachat – est reliée à une certaine « aridité » du corps reçue directement des
dieux (aujourd’hui, nous dirions congénitale). Selon le même schéma, Catulle, après
avoir déclaré que Furius et sa famille ont « des corps plus secs que la corne, voire
encore plus arides si c’est possible » (corpora sicciora cornu / aut siquid magis aridum),
affirme que Furius « n’a ni salive, si sueur, ni mucus, il n’a même pas la morve au nez »
– il va jusqu’à être ‘avare’ en matière d’autres émissions corporelles plus repoussantes17.
Dans Plaute aussi, nous trouvons des rapports semblables entre l’aridité du corps et la
sécrétion de liquides corporels, par exemple, quand l’un de ses personnages dit que ses
yeux sont pumicei « de pierre ponce » parce qu’il est incapable de verser des larmes18.
Encore une fois, l’absence de sécrétions est représentée comme une soi-disant « aridité »
de l’organisme.
Revenons aux medullae. Comme nous l’avons dit, la moelle est considérée comme la
substance d’où provient la semence masculine, et cette théorie circulait aussi à Rome19.
Les medullae seraient donc à l’origine d’un autre liquide corporel, le semen. Par ailleurs,
nous savons également que, pour les Romains, les medullae sont aussi la partie la plus
intime de la personne, le siège des sentiments d’amour, de tendresse, ou de passion
éprouvés envers quelqu’un ou quelque chose20 ; il existe même un adverbe, medullitus
« tendrement » « passionnément », pour indiquer cette disposition de l’âme, comme
en témoignent certaines expressions, telles que medullitus amare « aimer profondément,
du fond de la moelle »21. À l’inverse, si l’on veut indiquer l’insensibilité de quelqu’un, on
emploie l’expression « avoir des entrailles en corne » (cornea fibra) » : nous retrouvons
la même image – être corneus – que Pline emploie pour désigner ceux dont les os sont
14 Pline, Histoire naturelle, 11, 112 sq. : Cornigera una parte dentata et quae in pedibus talos habent sebo pinguescunt, bisulca
scissisve in digitos pedibus et non cornigera adipe. concretus hic et, cum refrixit, fragilis contra pingue inter carnem cutemque
suco liquidum. … Medulla ex eodem videtur esse, iuventae rubens, in senecta albescens.
15 Plaute, Stichus, 148.
16 Pétrone, Satyricon, 44, 9 : nec sudavit umquam nec expuit, puto eum nescio quid assi a dis habuisse.
17 Catulle, Poèmes, 23 : a te sudor abest, abest saliva, / mucusque et mala pituita nasi.
18 Plaute, Pseudolus, 75.
19 Censorin, Du jour natal, 5, 2 ; Lactance, Institutions divines, 12, 4.
20 Cf. Thesaurus linguae latina, 8, 600, 68 ss.
21 Plaute, Le revenant, 243 : videas eam me medullitus amare.
474 m aur i z i o b ettin i
privés de moelle, si bien qu’ils ne transpirent pas et qu’ils n’éprouvent pas la soif22. Voilà
donc que, autour de la substance semi-liquide des medullae, se constitue une plus vaste
constellation qui comprend aussi bien des liquides corporels (la sueur, l’eau que l’on
boit, le sucus animal, le sperme, le crachat) que des sentiments et des sensations d’ordre
psychologique.
N’oublions pas le sucus que Pline associe aux medullae et passons à un autre liquide
corporel, la saliva, à savoir le liquide produit par les glandes salivaires, comme nous
l’apprend la physiologie moderne. Toutefois, le mot saliva servait aussi à indiquer ce qui
correspond à la saveur ou au goût de certains mets, en particulier du vin. Voici quelques
exemples. Si Properce se rappelle « la saliva grecque du vin de Métimne », Perse parle
d’un bon vivant qui sait reconnaître les délicates salivae des grives ; Pline, quant à lui, parle
de la prédilection d’Auguste et d’autres empereurs pour le vin de Setia, car sa saliva ne
provoquait pas de désagréables aigreurs d’estomac lorsqu’on en buvait23. Comment faut-il
interpréter cet emploi singulier de saliva ? De toute évidence, c’est un mot qui indique
la « saveur » d’un mets ou d’un vin en évoquant le liquide corporel que ces substances,
jugées délectables, provoquaient sur les papilles. De fait, à Rome, saliva revenait dans des
locutions qui rappellent notre « faire venir l’eau à la bouche », tel Pétrone pour qui « tout
ce qui fait venir la salive (quicquid ad salivam facit) vient du territoire suburbain24 ». La
saliva romaine est donc un liquide lié au sens du goût au point qu’elle en arrive à indiquer
la sensation gustative que l’on éprouve en mangeant certains mets ou en buvant certains
vins25. À nouveau, comme dans le cas des medullae, on attribue à une substance corporelle
une fonction au caractère perceptif, subjectif26. Mais il y a peut-être quelque chose de plus
intéressant au sujet de la saliva.
Une épigraphe funéraire qui date de la seconde moitié du ier siècle apr. J.-C., provenant
de Carnuntum, rappelle le cas d’un enfant de cinq ans, Festio, qui a été « nourri sans mère,
par ses propres salivae ». Il s’agit donc d’un enfant privé de mère qui n’avait pu être allaité,
ou bien qui avait grandi sans que celle-ci puisse le nourrir27. Mais que peut bien vouloir
dire salivis suis ? On peut imaginer que l’enfant a vécu sur ses propres ressources, comme s’il
s’était autoalimenté en puisant dans certains « sucs » intérieurs appelés salivae. À ce sujet,
Plaute nous offre une comparaison intéressante. Il s’agit des expressions que Peniculum
emploie dans Les Captifs, pour déplorer l’état dans lequel les parasites sombrent quand ceux
qui les invitent habituellement à déjeuner s’en vont en vacances. Lorsqu’il n’y a personne
pour les inviter, les parasites vivent de leur propre sucus (victitant suco suo) tout comme le
font les escargots (suo sibi suco vivunt) quand il fait chaud28. On voit que, pour Peniculum,
le sucus a la même fonction que les salivae dont le petit Festio s’était autoalimenté : nous
avons là un liquide corporel qui a la capacité de sustenter les escargots (et les parasites).
Dans cette perspective, l’expression de Pétrone – quicquid ad salivam facit – acquiert
sans doute un sens supplémentaire : les bonnes choses ne font pas seulement « saliver »
parce qu’elles font venir l’eau à la bouche, mais parce qu’elles produisent aussi un suc
vital pour ceux qui les consomment29. Sous nos yeux commence à se dessiner une autre
constellation de rapports entre les différents fluides corporels des Romains : voilà qu’à la
saliva, correspond maintenant le sucus, lui aussi identifié comme un liquide vital qui peut
nourrir le corps ; et ce, de la même manière que Pline établissait un rapport entre le sucus
(que les animaux à cornes ont entre la peau et la chair) et la medulla. Le sucus paraît donc
tenir une place importante au sein de la « biologie sauvage » des Romains, tout comme
les medullae. Mais comment devons-nous imaginer ce sucus ?
Cicéron nous donne une première indication intéressante. Pour lui, après avoir été
digérés par l’estomac, les aliments se transforment en un sucus qui, une fois épuré des
résidus de bile par les reins, va dans le sang par les portes du foie30. Le sucus est donc
bien un liquide vital, en mesure de fournir les substances nutritives nécessaires au corps.
Il s’agit du même liquide vital qui « se crée » de lui-même dans l’organisme des escargots
de Plaute en temps de disette et de sécheresse (et qui, dans le cas de Festio – l’enfant sans
mère – a la même fonction sous le nom de salivae). Le sucus est incontestablement un
liquide vital, nutritif : la nourriture pré-mâchée, hachée (mansum), fournit aux enfants
sevrés le sucus qui va ensuite dans les veines ; quand le berger trait une brebis, il lui enlève
du sucus, liquide et force vitale, en privant par contre les agneaux de lait31. N’oublions
pas non plus que, chez les auteurs latins, le sucus est associé au sanguis avec une fréquence
pratiquement proverbiale – sucus et sanguis – pour désigner l’énergie vitale du corps en
recourant à l’image des deux principaux liquides qu’il contient32.
Mais surtout, c’est encore une fois le sucus qui assure la beauté et la vitalité d’un jeune
corps ; ou bien, quand il fait défaut, qui prive les membres de vigueur et qui voue à la pâleur :
le sucus, en tant que substance vitale, est synonyme de vie et de santé du corps. À tel point
que, toujours pendant la Cena, Pétrone parle des colliberti de Trimalchion assis avec lui à
sa table en les définissant valde sucosi « remplis de sucus », c’est-à-dire des personnes en
28 Plaute, Captivi, 80 : quasi, cum caletur, cocleae in occulto latent, / suo sibi suco vivont, ros si non cadit, / item parasiti
rebus prolatis latent / in occulto miseri, victitant suco suo, / dum ruri rurant homines quos ligurriant.
29 Varron, Ménippées, Περὶ ἐξαγωγῆς, Framm. 406 (Cèbe) : Andromeda vincta et proposita ceto non debuit patri suo,
homini stupidissimo, in os spuere vitam ?
30 Cf. Cicéron, La nature des dieux, 2, 137.
31 Varron, Ménippées, Γνῶθι σεαυτόν, 199 sgg. (Cèbe) ; Virgile, Les Bucoliques, 3, 6 : alicuius ovis custos bis mulget in
hora, et sucus pecori et lac subducitur agnis.
32 Otto, 1971, p. 334.
476 m aur i z i o b ettin i
33 Pétrone, Satyricon, 38, 7. Voir aussi Térence, Eunuque, 318 : corpus solidum et suci plenum (d’une jeune fille) ;
Lucilius, 175 Marx : mulier… qui (= cui) sucus lacerto ; Ovide, Pontiques, 1, 10, 27-28 : parvus in exiles sucus mihi
pervenit artus / membraque sunt cera pallidiora nova, etc.
34 Plaute, Rudens, 1009 : ni hunc (vidulum) amittis, exurgebo substituer : exusegebo quidquid umoris tibi est.
35 Térence, Eunuque, 317 ; Naevius comicus, fr. 53 s. Ribbeck.
36 Isidore, Étymologies, 8, 11, 76-78.
37 Ibid. : hanc (scil. Venerem) Graeci Ἀφροδίτην propter spumam sanguinis generantem. Ἀφρός enim graece spuma vocatur.
Quod autem fingunt Saturnum Caelo patri genitalia abscidisse, et sanguinem fluxisse in mare, atque eo spuma maris
concreta Venus nata est, illud aiunt quod per coitum salsi humoris substantia est ; et inde Ἀφροδίτην Venerem dici, quod
coitus spuma est sanguinis, quae ex suco viscerum liquido salsoque constat. En latin viscus indique aussi les organes
de la génération masculine : Pétrone, Satyricon, 119, 20 : Persarum ritu male pubescentibus annis / surripuere viros,
exsectaque viscera ferro / in venerem fregere ; Pline, Histoire naturelle, 20, 141-142 : inponunt … testium vero epiphoris
cum ramis lauri teneris, adeo peculiari in visceribus his effectu, ut silvestri ruta cum axungia vetere inlitos ramices sanari
prodant ; CIL 12520, 133 : Proserpina Salvia, do tibi viscum (sacrum (scil. Ploti), nei possit urinam facere.
38 Plaute, Miles, 639 : (le vieux Periplectomus) et ego amoris aliquantum habeo et umorisque etiam in corpore / nequedum
exarui ex amoenis rebus et voluptuaris.
p our un e « biolog ie sauvag e » des roma ins 47 7
43 Pauli Festi 83 Lindsay : genialis lectus qui nuptiis sternitur in honorem genii, unde et appellatus ; Servius, Commentarius
in Aeneidem, 6, 603 : geniales proprie sunt qui sternuntur puellis nubentibus, dicti a generandis liberis.
44 Juvénal, Satires, 6, 22.
45 Pironti, 2007, particulièrement p. 153-208.
46 Aristote, De la génération des animaux, 2, 2 (736a 18-21).
p our un e « biolog ie sauvag e » des roma ins 47 9
moins, qui siège sur elles en sa qualité de kyria. Mais que se passe-t-il à Rome dans les
territoires qui avoisinent ceux du coït, dans lesquels ont lieu la conception et la formation
du fœtus dans l’utérus ?
Dans ce domaine aussi, les représentations ‘biologiques’ de caractère naturel se mêlent
à des croyances qui se rapportent à l’action d’entités divines. En d’autres termes, les
théories romaines sur la procréation et la formation de l’embryon nous confrontent à un
registre double de représentations, naturel et divin, ‘biologique’ et religieux : d’une part,
nous avons l’ensemble des folk models qui, dans ce domaine très délicat, permettent de
représenter l’interaction entre les différents liquides corporels, empruntée par analogie à
la pratique du caillage du lait ; d’autre part, nous avons l’action exercée non plus par une
seule divinité majeure, comme dans le cas de la grecque Aphrodite « de l’écume », mais
tout un ensemble de divinités mineures et particulières, dont les nomina correspondent
point par point aux diverses actions, ou mieux, à chacun des officia qu’elles exercent d’un
stade à l’autre du processus. Commençons par décrire le premier registre de représentations
culturelles qui concernent la formation du fœtus dans l’utérus, c’est-à-dire au registre qui
se fonde sur une ‘biologie sauvage’ à caractère naturel.
Comme on sait, à Rome, le processus de génération et de formation du fœtus dans
l’utérus est souvent comparé au caillage, c’est-à-dire à un processus de ‘coagulation’ du
liquide contenu dans le corps de la mère – flux menstruel ou semence féminine, lorsqu’on
admet que la femme en possède une – grâce au sperme qui se voit attribué une fonction de
coagulum. Les auteurs qui conçoivent ainsi la génération sont nombreux47. Cette théorie
était déjà très répandue chez les penseurs grecs, y compris Aristote, mais elle renvoie à
des strates de représentations culturelles qui vont bien au-delà de la philosophie ou de la
médecine48. En Grèce, le fait qu’elle soit très courante est démontré par son immense
diffusion, mais aussi par quelques emplois linguistiques de grand intérêt. En particulier,
celui du verbe τρέφω, employé dans le sens de « grumeler » « cailler » (pour le lait, quand
on fait du fromage, en usage depuis Homère) ainsi que de « nourrir » « faire grandir »,
cette fois en usage dans les textes de médecine, également au sujet du fœtus dans l’utérus.
Ce dernier emploi de τρέφω remonte même à Hésiode. Quand le poète décrit la naissance
d’Aphrodite de la semence d’Uranus, il affirme que τῷ [scil. ἀφρός] δ᾽ἔνι κούρη / ἐθρέφθη,
donc que la déesse « prend forme » à partir de la semence de son père selon un processus
de coagulation49. Le fait que cette manière de représenter la formation du fœtus – selon
le modèle analogique du caillage – soit répandue sans qu’on puisse lui donner une origine
et une localisation précise est démontré par son apparition aussi dans la Bible et dans
47 Varron, Hebdomades (apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 3, 10, 7) : Nam cum in uterum, inquit, mulieris genitale semen
datum est, primis septem diebus conglobatur coagulaturque fitque ad capiendam figuram idoneum ; Aulu-Gelle, Nuits
attiques, 3, 16, 20 : conceptum in utero coagulum conformatur ; cf. Pline, Histoire naturelle, 7, 66 : germine e maribus
coaguli modo hoc in sese glomerante, quod deinde … animatur corporaturque ; etc. Intéressant Tertullien, De la Chair
de Jésus-Christ, 4, 1 (contre Marcion qui refusait la corporéité du Christ) : Igitur si neque ut impossibilem neque ut
periculosam deo repudias corporationem, superest ut quasi indignam reicias et accuses. ab ipsa quidem exorsus odio habita
nativitate perora, age iam spurcitias genitalium in utero elementorum, humoris et sanguinis foeda coagula, carnis ex eodem
caeno alendae per novem menses. Cf. Thesaurus linguae latinae, 3, 1381, 8 ss.
48 Belmont, 1988.
49 Demont, 1978. Ovide, Métamorphoses, 4, 537 avait bien compris le sens de ἐθρέφθη : si tamen in medio quondam
concreta profundo / spuma fui Graiumque manet mihi nomen ab illa.
480 m aur i z i o b ettin i
d’autres aires culturelles d’Europe, comme en Biscaye50. Expliquer pourquoi une telle
représentation de la formation du fœtus a été aussi répandue est inévitablement intuitif.
Le caillage qu’on obtient en ajoutant un coagulum dans un récipient rempli de lait, se prête
bien à ‘penser’ un processus qui non seulement échappe inévitablement à l’expérience,
mais qui est finalement assez énigmatique en soi : à savoir la création d’un solide, le fœtus,
à partir du mélange de deux liquides, le masculin (le semen) et le féminin, qu’il s’agisse du
flux menstruel ou d’une semence. Si le lait, au contact du coagulum, se grumelle et s’entoure
d’une fine pellicule pour prendre consistance dans cette enveloppe, on peut penser que le
liquide féminin, au contact du semen / coagulum masculin, s’entoure d’une sorte de ‘peau’
qui renferme une substance qui se solidifie peu à peu : le fœtus. Nous voici devant un de
ces modèles d’interprétation analogiques qui, fondés sur des similitudes, permettent de
représenter ce qui n’est pas visible ni facile à comprendre.
À Rome, l’enracinement de cette représentation / interprétation de la formation du
fœtus, aussi dans la culture générale, est démontré non seulement par ses nombreuses
attestations, mais aussi – sur des plans différents – par d’intéressantes analogies linguis-
tiques. Par exemple, un des verbes employés pour indiquer la coagulation du lait, coire,
est le même que celui qui désigne la pratique du coitus, de l’union sexuelle51 ; de manière
similaire, les termes généralement employés pour décrire la formation du fœtus, comme
coalesco, coagulor, conglobor, concresco, conformo, sont toutes des expressions qui décrivent
ce processus comme une « solidification », un « caillage » semblable à celui du lait. Ici,
toutefois, pour montrer l’expansion et l’importance de ce modèle de pensée – l’analogie
entre la formation du fœtus et le lait caillé – nous préférons nous tourner vers une série
de pratiques culturelles et religieuses qui, à Rome, concernent la plante de la caprificus,
le figuier sauvage : ce figuier tenait en effet un rôle fondamental dans la célébration des
nonae Caprotinae.
Cette fête se déroulait le 7 juillet et elle était dédiée à Iuno Caprotina. Elle était
célébrée aussi bien par les matronae que par les ancillae, en mémoire d’anciens mérites
que les esclaves avaient acquis par le passé52. Ce jour-là, donc, les femmes coupaient
des branches de caprificus, puis elles faisaient semblant de se battre entre elles avant de
célébrer un sacrifice en l’honneur de Iuno Caprotina, toujours sous une caprificus. Il y a
plus intéressant : le liquide du sacrifice était constitué par le lac de cette plante53. Le sens de
ce rituel devient plus clair si l’on considère le rôle qu’avait la caprificus dans les anciennes
pratiques agricoles, et d’ailleurs pas uniquement anciennes.
Bien que cette plante soit stérile, puisqu’elle ne produit pas de figues comestibles
capables d’arriver à maturation, ses fruits sont néanmoins nécessaires pour féconder les
plantes domestiques. Aussi procédait-on à la caprificatio, c’est-à-dire à la fécondation
des plantes domestiques en déposant des figues sauvages sur leurs branches, afin que les
insectes qui y nichent fécondent les fruits domestiques en leur donnant le pollen nécessaire.
Ce processus est longuement décrit par Pline et d’autres auteurs sur les techniques de
l’agriculture54. Dans la culture romaine, la plante de caprificus entre donc dans la sphère de
la fécondation et de la génération, et surtout, il est incontestable qu’elle prend une fonction
fortement masculine dans ce processus. On le constate déjà à partir de son nom, caprificus,
« le bouc des figuiers », c’est-à-dire le figuier capable de féconder les « femelles » de sa
propre espèce végétale, comme le bouc féconde les chèvres du troupeau55. Nous avons
affaire à une classification de type polythétique, à savoir à une taxinomie qui identifie
chaque plante non plus en fonction de ses caractéristiques intrinsèques – comme le fait
la science moderne – mais en fonction des ressemblances ou des affinités qui la relient à
d’autres espèces vivantes : ainsi une plante prenait-elle le nom de « queue de renard » ou
de « pied de corneille »56. En d’autres termes, puisque le figuier sauvage a pour rôle de
féconder les ficeta – les vergers de figuiers qui l’entourent57 – au moment de recevoir un
nom et de trouver sa place dans la taxinomie végétale, il est assimilé à l’animal qui féconde
ses propres ‘vergers animaux’ : les troupeaux de chèvres.
Pouvons-nous donc estimer, comme cela a déjà été fait par le passé, que le rituel
des nonae Caprotinae, à proprement parler féminin et tournant autour d’une plante
masculine et fécondante, doive rentrer dans le registre de ce qu’on appelle ‘rituels de
fécondité’ ?58 Le considérer comme tel ne semble pas du tout déplacé, surtout si l’on
tient compte qu’il s’agissait d’un rituel adressé à Iuno, la divinité du mariage qui présidait
plus particulièrement à certains aspects de la génération, d’ailleurs très spécifiques, liés
au corps féminin. Le fait que le « bouc » soit associé à la fécondité féminine à Rome
est bien montré par l’oracle qu’avait reçu Romulus quand il consulta Iuno Lucina parce
que la stérilité de ses épouses sabines l’inquiétait : « qu’un bouc sacré pénètre les mères
d’Italie (Italidas matres … sacer hircus inito) », avait déclaré la déesse59. Il est ici question
d’un bouc animal, et non plus végétal, comme dans les nonae Caprotinae, mais le contexte
– un groupe de femmes qui s’adressent à Iuno – est très semblable. Cette correspondance
entre le « bouc des figues » et le « bouc des chèvres » dans un contexte analogue nous
paraît même particulièrement instructif. Mais peut-être pouvons-nous être encore plus
précis, surtout si nous reconnaissons l’importance du liquide qui constituait la substance
même du sacrifice : le lac caprifici. C’est ce qui nous ramène dans le territoire de notre
‘biologie sauvage’.
54 Pline, Histoire naturelle, 15, 79-81 ; 16, 114 ; 17, 256 ; Columelle, De l’agriculture, 11, 2, 56 ; Palladius, Traité
d’agriculture, 4, 10, 28. Il est curieux que Bremmer 1987 ait pu affirmer que « the wild fig-tree does not bear fruit »,
(le figuier sauvage ne porte pas de fruit) et exclure aussi catégoriquement que le rituel ait un quelconque rapport
avec la fertilité et la fécondité.
55 À ce sujet, il est même intéressant de remarquer que, selon Pausanias, 4, 20, 1-3, les habitants de Messène eux aussi
donnaient au figuier sauvage le nom de τράγος « bouc » En grec, le figuier sauvage s’appelle aussi bien ὀλύνθη que
ἐρινεός (ἐρινεόν indique le fruit).
56 Hautala, 2014.
57 Pline, Histoire naturelle, 15, 79-81.
58 Interprétation déjà acceptée par Frazer, 1929, p. 343-348 ; Wissowa, 1894-1980, p. 184-185 ; Dumézil, 1996, p. 263 :
ample et savante discussion sur cette fête dans Bremmer, 1987, surtout au sujet de son caractère (aussi) servile, des
rituels d’inversion, de combat feint, etc. que l’on peut y reconnaître (même si l’ignorance de l’auteur en matière de
figues ne lui permet pas de saisir un aspect important du rituel) ; Pfeilschifter, 2008.
59 Ovide, Fastes, 2, 441 sq.
482 m aur i z i o b ettin i
En effet, nous savons que le lait de figuier, plus exactement celui de figuier sauvage, la
caprificus, servait de coagulant dans le caillage du lait pendant la fabrication du fromage60.
Nous pouvons donc imaginer que les femmes des nonae Caprotinae sacrifiaient précisément
du lac caprifici à Iuno, la divinité du mariage et du corps féminin, afin que, lors de ces offrandes,
leurs propres liquides intérieurs puissent ‘se coaguler’ et engendrer des enfants61. Par ailleurs,
il n’est pas étonnant que le lac caprifici, une humeur blanchâtre, visqueuse, à l’odeur âcre
– qui provient d’une plante masculine, donc en mesure de féconder – soit assimilé à la
semence masculine active dans la fécondation humaine : elle aussi est un virus blanchâtre,
visqueux, et nous avons vu qu’Isidore la considérait comme une humeur saumâtre62.
Après avoir exploré le registre naturel de ce que nous avons appelé la ‘biologie sauvage’
romaine au regard de la formation du fœtus, passons à présent au registre religieux dans
lequel agissent quelques opérateurs divins. Pour ce faire, il faut bien se tourner vers ce
qu’Augustin appelait la « foule de divinités » (turba deorum)63 typiques de la culture
romaine, cette pluralité de dei minuti que, malheureusement, nous ne connaissons que
fragmentairement et indirectement en nous appuyant sur les témoignages des auteurs
chrétiens qui citaient les œuvres des anciens, surtout Varron, pour ridiculiser et discréditer
la religion classique. Parmi ces divinités, en effet, nous en trouvons plusieurs dont le champ
propre correspond aux flux des liquides corporels et à leur interaction dans la conception
et la formation du fœtus. À commencer par Consevius (qui dérive de sero « semer »), le
dieu qui présidait à l’émission de la semence, une fonction dont Saturnus pouvait lui aussi
s’acquitter en tant que dieu des « semailles » et des « semis » (sat-) en général, mais aussi
Ianus ; cette tâche pouvait aussi être accomplie par Liber quand il s’agissait de l’émission
de la semence masculine, et par Libera pour la semence féminine ; ensuite, il y avait encore
Fluvionia ou Fluonia, la déesse qui présidait au flux menstruel pendant la grossesse, pour
le retenir et faire en sorte qu’il nourrisse le fœtus ; Alemona, la divinité de l’ « aliment »
pouvait également avoir un tel rôle, ainsi que Mena, la déesse des « mois » qui « assurait
l’incrementum de ce qui avait été conçu » ; mais Iuno elle-même pouvait être chargée
de présider aux « flux » féminins. Par la suite, Ossipagina était la divinité qui « durcit et
consolide » les os de l’enfant, tandis que deux divinités masculines, Vitumnus et Sentinus,
faisaient en sorte que « le nourrisson prenne vie et entende pour la première fois64 ». Ce
processus se poursuivait avec Nona et Decima, ainsi appelées « du nom des mois plus
délicats » (le neuvième et le dixième) de la grossesse, puis avec Partula, la divinité « qui
gouverne l’accouchement » ; c’était le moment où Diespiter, ou Diespater le dieu « qui
60 Varron, De l’agriculture, 2, 11, 5 ; Pline, Histoire naturelle, 23, 117 ; 23, 126 ; Columelle, De l’agriculture, 7, 8 ; Dupont,
2002, 122-127. Cette pratique semble avoir joui, à Rome, aussi d’un autre aspect intéressant sur le plan du rituel. En
effet, d’après Varron, Économie rurale, 2, 11, 5, ce serait précisément l’emploi du fici lac dans la production du fromage
qui aurait poussé les bergers – les opérateurs du formage – à planter un figuier près du sacellum de Rumina : une
divinité qui portait dans son nom celui de la « mamelle » (ruma, rumis) et qui recevait en sacrifice non pas du vin,
mais du lait.
61 Pour une fois, l’interprétation de Wissowa, 1894-1980, p. 184 nous semble erronée : pour justifier le caractère de
fécondité présent dans ce rituel obscur, il s’appuie sur le sens « obscène » du mot figue, qui serait une « célèbre
métaphore de l’organe génital féminin ». Si ce n’est qu’en latin, ficus n’a pas cette valeur : de plus, dans ce rituel tout
converge vers les valeurs masculines de la figue (le lait du figuier-bouc, le figuier masculin), et non pas féminines.
62 Au sujet du semen masculin appelé virus, Pline, Histoire naturelle, 9, 157 et 28, 155 ; Isidore, Étymologies 8, 11, 76-78.
63 Augustin, Cité de Dieu, 4, 8.
64 Tertullien, Aux Nations, 2, 11.
p our un e « biolog ie sauvag e » des roma ins 483
porte l’accouchement à bonne fin », pouvait avoir lui aussi un rôle. Enfin, la déesse Lucina
portait le nouveau-né au jour65. Nous pouvons encore ajouter qu’une divinité, Genita
Mana, littéralement « naissance (gen-) bonne (manus) » aurait expressément présidé aux
naissances parmi les esclaves de la demeure : on lui sacrifiait un chiot66.
Comme nous l’annoncions, selon un modèle classique dans la Rome ancienne, non
seulement une divinité particulière présidait chaque étape du processus, mais ses nomina
reflétaient sans la moindre ambiguïté son officium (l’insémination, les flux, la nutrition,
la consolidation des os…). La configuration générale de ce groupe de présences divines
paraît présenter un caractère changeant, parce que non seulement ces officia peuvent être
accomplis par des divinités différentes, comme Mena et Alemona qui doivent toutes les
deux nourrir le fœtus avec les flux menstruels ; ou encore Consevius et Liber / Libera qui
interviennent au moment de l’insémination, mais aussi parce que ces rôles se distribuent
aussi bien entre des dieux mineurs tels que Consevius, Fluvionia, Mena, etc., que des
divinités majeures comme Ianus, Liber, Saturnus ou Iuno ; enfin, aussi parce que les différents
nomina divins qui caractérisent chaque dieu mineur pouvaient à leur tour constituer des
épithètes attribuées à des divinités majeures, telles que Ianus Consevius, Iuno Fluonia,
Iuno Mena, ou Iuno Ossipagina67.
Ces témoignages, tout disparates et fragmentaires qu’ils sont, témoignent de l’existence à
Rome d’un groupe de divinités dont les compétences s’exerçaient exactement sur les mêmes
processus de génération qui – dans le registre que nous avons appelé « naturel » – sont
représentés avec des modèles analogiques issus de la « biologie sauvage ». En d’autres termes,
ces divinités constituaient une « biologie sauvage » romaine de plus, différente, cette fois
d’ordre religieux : il n’y a pas d’interférences entre elles, et encore moins de contradictions.
Tout simplement, cette « biologie divine » – comme nous pourrions l’appeler – fournissait
une série de modèles pour interpréter le corps et son fonctionnement, qui appartenaient
à un type de représentations que notre culture ne possède plus.
Bibliographie
65 Les témoignages relatifs à chaque divinité ont été recueillis par Roscher, 1916 ; voir Perfigli, 2004, p. 35-67 ;
BETTINI, 2019.
66 Plutarque, Moralia, Questions romaines, 52 ; Pline, Histoire naturelle, 29, 58.
67 Perfigli, 2004.
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Sandra Jaeggi- R ichoz
Introduction
Des vases de petite dimension munis d’un bec et généralement découverts dans
des tombes d’enfants interpellent leurs découvreurs depuis près de deux siècles. Leur
usage et leur dénomination donnent lieu à des hypothèses et commentaires multiples.
Au terme « tétine » employé par les découvreurs français du milieu du xixe siècle,
succède ceux de « tasse à malade », de « lampe à huile », de « burette à barbotine » et
de « tire-lait ». S’appuyant sur leur expertise, les céramologues jugent l’orifice parfois
trop fin pour ne laisser passer ne serait-ce que de l’eau. Quant aux experts du verre, ils
estiment le bec trop fragile et coupant pour avoir servi à administrer une boisson à des
enfants. Cela étant, la possibilité qu’une tétine animale ait pu lui être ajoutée est rarement
envisagée. Associés au monde de l’enfance, ces vases ont commencé à susciter l’intérêt
des scientifiques au moment où la recherche sur l’enfant prit son envol, dans les années
1980, après le développement des gender studies et donc des études portant sur les femmes,
« minorité » jugée jusque-là de peu d’intérêt… L’essor de l’archéothanatologie a aussi
favorisé cette recherche puisqu’elle a conduit à la mise au jour de milliers de sépultures
d’enfants, dans des lieux autrefois insoupçonnés, tels que des ateliers, des villas en ruine,
des zones d’habitat ou à fonction agricole. Autour de ces jeunes défunts – pour lesquels
prédomine le rite funéraire de l’inhumation dans un contexte pourtant où la crémation
est majoritaire – se développent différents types d’études qui vont de la paléopathologie
(détection des maladies, accidents) à l’analyse des textes livrés par les sépultures et leur
mobilier, en passant par les analyses isotopiques (alimentation, époque du sevrage, etc.)
et biochimiques du contenu.
Le croisement de ces différents angles de recherche et méthodes d’analyses permet
aujourd’hui d’établir avec une relative certitude la fonction de ces petits vases à bec, ainsi
que leur contenu. Les sources textuelles grecques et romaines nous permettent d’aller
encore plus loin, et de mieux comprendre les choix diététiques de l’époque, censés répondre
aux besoins spécifiques du corps des tout-petits, et les moyens thérapeutiques mis en
place à l’occasion. Elles éclairent également sur la conception qu’avaient les Anciens du
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 485-505
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127452
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
486 s a n dr a j aeggi-r ic hoz
lait, un fluide original produit par le corps de certains animaux pour servir de nourriture
à leurs petits.
Cette étude porte sur les vases antiques en terre découverts dans les espaces grec ou
romain et vise surtout la question de la transmission et de la continuité des usages et des
pratiques entre les deux mondes1. Notre cadre spatio-temporel va de la Grèce archaïque
à l’époque romaine et comprend le bassin méditerranéen et la Gaule des trois premiers
siècles de notre ère2. Les découvertes faites dans la péninsule italique et en Sicile, où se
jouxtent culturellement les deux mondes, sont particulièrement instructives pour cette
problématique, car elles manifestent des situations distinctes et assez tranchées. Ces vases
ayant été majoritairement découverts dans des sépultures, nous tenterons de mettre en
évidence la motivation de ce dépôt auprès des défunts : marquent-ils le statut social (âge,
sexe, classe…) ou une condition spécifique, stable ou temporaire ?
La multiplication des fouilles archéologiques en Grèce, dès la fin du xixe siècle, a permis
la mise au jour de plusieurs vases à becs. Ainsi, le célèbre découvreur de la cité de Troie,
Heinrich Schliemann, en dénombre plusieurs dans l’habitat. Il les nomme Nährflasche (litt.
vase pour l’alimentation) en raison de leur petite taille3. D’autres exemplaires apparaissent
à Mycènes à la fin du siècle, dont l’un dans une chambre à tombe4. Depuis, les découvertes
de vases à bec se succèdent et continuent de susciter l’intérêt. Un exemplaire mycénien
(LH IIIB, 1340-1185 av. J.-C.) provenant d’une pièce située contre le mur d’enceinte (au
nord-est du mégaron) de Midea (Péloponnèse) a été l’objet d’analyses de contenu en
19995. Les résultats sont interprétés par leurs auteurs comme indiquant la présence de
miel et d’une boisson fermentée, peut-être de la bière ou de l’hydromel. Dans un article
paru en 2007, intitulé Des enfants nourris au biberon à l’Âge du Bronze ?, Maia Pomadère
estime que « ce ne sont pas des produits que l’on suppose destinés à un enfant6 ». Elle
propose alors d’y voir le bombylios du traité hippocratique Des maladies III qui permet un
débit lent7, au goutte-à-goutte8 :
Après les bains, on donnera aussi du vin doux, coupé, non froid, en petite quantité ;
le malade le boira dans un vase à goulot étroit.
* Sauf indication contraire, les auteurs anciens sont tous cités selon l’édition de la Collection des Universités de France
(CUF) aux Belles-Lettres, Paris.
1 Bien que des vases en verre apparaissent au début de l’époque impériale, grâce au développement de la technique
du verre soufflé, ceux-ci ne sont pas ici pris en considération.
2 Le territoire de la Gaule comprend la France, la Suisse, la Belgique et une partie de l’Allemagne qui est délimitée
par le Rhin, à l’Est.
3 Schliemann, 1881, p. 453-454.
4 Wace, 1932, p. 162 ; Pomadère 2007, p. 281, note 7.
5 Tzédakis et Martlew 1999, p. 166, 169 ; Pomadère, 2007, p. 278.
6 Pomadère, 2007, p. 278.
7 Au sujet du bombylios voir l’article de Blondé et Villard, 1992, p. 97-117, qui fait aussi le lien entre ce vase et les
vases à bec.
8 Hippocrate, Des maladies, 3, 16 = Littré VII, 148, 11 : Μετὰ δὲ τὰ λουτρὰ καὶ οἶνον γλυκὺν ὑδαρέα προπίνειν μὴ ψυχρὸν
ὀλίγον ἐκ βομβυλίου οὐκ εὐρυστόμου.
S eins de cha ir, seins de terre 48 7
Fig. 1. Vase à bec en terre cuite beige, inscrit Un vase découvert dans la nécropole de
(H. 7, 5 cm, L. max. 8,3 cm). Policoro, Museo Policoro Siritide (Basilicate, Italie) paraît
Nazionale della Siritide 200760. Photo « su confirmer cette interprétation. Il porte
concessione del Ministero per i Beni e le Attivitàl’inscription ὑγίεια (Fig. 1)10, désignant
Culturali - Soprintendenza Archeologia, Belle ArtiHygie, la personnification de la santé par
e Paesaggio della Basilicata ». excellence, fille du dieu Esculape, et semble
donner une réponse à la présence de ces
petits vases dans des tombes d’adultes. Des exemples similaires ont été observés surtout dans
les colonies d’Italie du Sud, notamment à Métaponte11, et dans les cités d’Asie Mineure12.
Il ne semble toutefois pas s’agir d’exceptions puisque dans la cité grecque d’Himère, sur
la côte septentrionale de la Sicile, 449 vases à bec ont été mis au jour majoritairement
dans des sépultures infantiles13. En ce qui concerne la Grèce, Céline Dubois évoque des
vases à bec trouvés auprès d’adultes dans la nécropole du Céramique à Athènes14 et à
Corinthe15, mais cette association reste minoritaire. À Corinthe, sur les quatre tombes
ayant contenu un vase à bec, l’une était celle d’un adulte, alors qu’une autre contenait un
adulte et un enfant16.
Les vases grecs offrent l’avantage d’être parfois figurés17. C’est le cas de deux vases à
bec à figure rouge (fin ve siècle av. J.-C.) conservés au Musée National d’Athènes18 et au
Fitzwilliam Museum de Cambridge19 dont la provenance est inconnue. Les deux vases
9 Littré, 1889.
10 Pugliese Carratelli, 1996, no 16, p. 650. Il s’agit de l’ancienne cité d’Héraclée, fondée par la colonie grecque de
Tarente dans la seconde moitié du ve siècle av. J.-C.
11 Dubois, 2019 ; Carter et Hall, 1998.
12 Mariaud, 2012, p. 30-32.
13 Vassalo, 2016, p. 50.
14 Dubois, 2019. Au sujet du la nécropole du Céramique voir Kovacsovics, 1990, p. 13-14, no 8. L’une des tombes est
celle d’une jeune femme inhumée.
15 Blegen et al., 1964, t. 495 et 457.
16 Ibid.
17 Les vases à bec des époques géométrique, orientalisante et archaïque sont plus richement décorés que ceux de
l’époque classique, dont le décor se limite, hormis sur les exemples décrits ensuite, à des volutes peintes sur le dessus
du vase ou à une fine frise de palmettes incisée dans le vernis noir.
18 Inv. no 18554.
19 Inv. no GR. 6.1929.
488 s a n dr a j aeggi-r ic hoz
Fig: 2a et b. Vase à bec en céramique vernie noire, à figures rouges, fin ve s. av. J.-C. Athènes, Musée
national archéologique 18554. Photos S. Jaeggi.
Fig: 3a et b. Vase à bec en céramique vernie noire, à figures rouges, provenant d’Athènes, 420-410
av. J.-C. The Fitzwilliam Museum, GR.6.1929. © The Fitzwilliam Museum et d’après Corpus vasorum
antiquorum, Great Britain, 11, 2, Cambridge, pl. 26 (505) 4 (noir-blanc).
sont ansés et leur sommet est obturé par une passoire aux trous nombreux, plus ou moins
fins. Le vase d’Athènes présente trois garçons nus, portant un collier d’amulettes en sautoir
(Fig. 2a-b). La scène principale se passe autour d’une pièce de mobilier, qui peut être
une table ou un perchoir puisqu’un oiseau y est posé. De chaque côté se trouve un enfant.
Celui de gauche, avance en rampant en direction de l’oiseau, celui de droite est en position
agenouillée. Tous deux ont les bras levés, les mains ouvertes prêtes à saisir l’oiseau. Le vase
de Cambridge présente lui aussi un enfant nu, portant un collier d’amulettes et rampant
en direction d’un chous (petite cruche à lèvre trilobée) posé par terre (Fig. 3a-b). Un
petit chien maltais le suit. De l’autre côté du bec se trouve un gros oiseau. Ces deux décors
figurant des enfants rejoignent ceux des choés, ce que confirme d’ailleurs la représentation
de l’une d’elles sur le vase de Cambridge.
Un dernier témoignage iconographique s’ajoute au dossier. Il s’agit d’une statuette
béotienne en terre cuite conservée au Musée d’art et d’histoire de Genève (Fig. 4). Il
s’agit d’une femme assise, portant un vêtement long et les cheveux repliés sous une coiffe
à large bandeau, qui supporte de son bras gauche un enfant reposant contre son abdomen,
alors que la main droite tient un vase dont le bec est dirigé vers la bouche de l’enfant.
S eins de cha ir, seins de terre 48 9
Le nombre total de vases à bec gallo-romains recensés22 s’élève à 703 et compte 581
exemplaires en céramique et 122 en verre.
Comprenant des vases qui peuvent être très plats ou très élancés, les productions de la
Gaule s’inscrivent dans une typologie établie d’après la forme de leur panse : 1. Surbaissée.
2. Globulaire. 3. Ovoïde. 4. Piriforme. Prolongeant parfois la panse, un col confère alors
aux vases une forme de cruche23. Les vases à bec gallo-romains présentent une grande
diversité qui tient aux variations dans le travail en creux ou en saillie de la panse. La
plupart des exemplaires présentent en effet soit des sillons ou des gorges (plus larges et
marquées), soit des arêtes, parfois multiples (schéma ?). Apparaissant généralement au
20 Propos d’Arthur Müller, rapporté par Stéphanie Huysecom-Haxhi que nous remercions.
21 Ce type de scène a aussi été interprété, à juste titre, selon nous, comme lié à des festivités particulières. À ce sujet
voir Jaeggi, 2019.
22 Dans le cadre de ma thèse de doctorat, Du sein au biberon : culture matérielle et symbolique de l’alimentation des tout-petits
en Gaule romaine, (ier siècle av. J.-C. au ve siècle apr. J.-C.) soutenue en 2018 à l’Université de Fribourg en cotutelle avec
l’Université de Bretagne. Au sujet de la délimitation du territoire, voir la note 1.
23 C’est presque exclusivement à ce dernier type qu’appartiennent les exemplaires en verre.
490 s a n dr a j aeggi-r ic hoz
24 Des expérimentations faites avec des copies sur lesquelles des bouts de cuir ou d’éponge ont été mis en guise de
tétine ont été réalisé et soutiennent cette hypothèse. Quant à la largeur maximale du vase au niveau du bec, elle
favorise sans conteste le versage du contenu.
25 Jaeggi, à paraître.
26 Nommé « ad immersione », le procédé a été observé par Vassalo, 2016, p. 52, sur des vases découverts à Himère
datés entre le viie s. et le vie s. av. J.-C. (série RA 35 et L13). Ce procédé apparaissant sur plusieurs vases présentant
une forme et une pâte identique nous amène à les rattacher à une même chaîne de production.
S eins de cha ir, seins de terre 49 1
Fig. 6. Vase à bec « miniature », recouvert Fig. 7. Vase à bec en céramique commune claire
d’un engobe blanc et d’une ligne ocre rouge à glaçure plombifère (traces) avec décor moulé,
centrale, inscription sur l’épaule (CIL, XIII, 10017, lieu-dit La Poya (ier-iie siècle apr. J.-C.). Service
38, Espérandieu 1893, p. 97). Périgueux, Musée archéologique de Fribourg, Suisse © SAEF.
gallo-romain Vesunna E97/G.166, collection musée
Vesunna, Périgueux. Photo B. Dupuy.
sophistiqué de la série (Fig. 7). À l’instar des exemplaires grecs, des oiseaux y sont figurés.
Le décor est moulé et se déploie en registres où se succèdent des rangées d’oiseaux et de
fleurs. La découverte, dans une sépulture à crémation de Zurzach (Argovie, Suisse), de
deux exemplaires réalisés dans les ateliers de l’Allier atteste du succès et de la diffusion des
productions de cette région. Ces derniers étaient accompagnés d’un tondo représentant
un visage féminin et d’une cruche miniature vraisemblablement issus du même atelier27.
Outre son décor, la production propre aux ateliers de Trèves en Allemagne se démarque
parfois par l’apposition d’une inscription peinte à la barbotine, généralement sur des
vases à boire28, d’où le nom de Spruchbecher (litt. gobelet à dicton) donné à la série. Issu
de cette production, l’un de nos vases à bec présente l’inscription VINUMBIBE tracée
en cursive (Fig. 8).
Deux autres vases de notre corpus présentent une inscription. L’un d’eux provient de
Cologne (Fig. 9). L’inscription court sur le haut de l’épaule, juste en dessous du col. Elle
semble avoir été réalisée en deux temps, écrite dans un premier temps en lettres cursives
(grecques et latines), puis complétées par des majuscules. Le Corpus Inscriptionum Latinarum
(CIL) donne la transcription suivante : Vilbrv (pondo) (libras) XI, m(ellis) (libras) V. Le
commentateur considère que le texte mentionne un médicament qui contiendrait 11 (parts ?)
de miel XI m(ellis)29 ; mais Michel Fuchs propose une autre transcription : uiiδμi XIMI
qu’il interprète ainsi : U(b)e(ris) 4 m(el)i 11 m(el)i. Il pourrait alors s’agir de « 4 parts de
lait maternel (littéralement de sein), 11 parts de miel (miel indiqué une première fois en
Fig. 8. Vase à bec de la série “Spruchbecher” Fig. 9. Vase à bec découvert à Cologne, inscription
inscription sur la panse (H. 10 cm, L. 5,2 cm). sur l’épaule (7,2 cm, L. 7,9 cm). Bonn, Rheinischen
Trèves, Trier, Rheinischen Landesmuseum EV Landesmuseum 1694-321. Photo J. Vogel, LVR-
33.780. © GDKE/Rheinisches Landesmuseum LandesMuseum Bonn.
Trier. Photo Th. Zühmer.
grec et une deuxième fois en lettres latines) », ce qui est d’une « grande satisfaction …en
relation avec un biberon30 ». Néanmoins, une autre proposition peut être faite : u(inum)
duella sextula/sextulae meli/melitos undecim melli/mellis qui donne deux possibilités de
traduction ou d’interprétation :
« 9 g de vin pour 11 parts de miel à 4,5 g la part »
« 9 g et/ou 4,5 g de vin pour 11 parts de miel »
Nous avons expérimenté les recettes, à base de lait ou de vin. Elles ont chacune
donné une quantité adaptée au petit vase. La recette contenant du lait (du lait de vache
a été utilisé) a formé un mélange onctueux pouvant être dispensé au goutte-à-goutte
par le bec relativement étroit du vase. Le mélange à base de vin est resté très liquide
malgré l’importante quantité de miel. Que le mélange ait été conforme à l’une ou l’autre
de ces propositions, il était particulièrement sucré et ne devait probablement pas être
administré en une fois. Quant à l’épaisseur du mélange lacté, elle suggère une utilisation
par application plutôt qu’en boisson. Le petit bec offrait alors la possibilité de verser le
produit de manière parcimonieuse et ciblée. Il permettrait en outre d’atteindre le fond des
cavités du corps, comme les oreilles, pour lesquelles le lait de femme était privilégié. La
piste du vin peut tout autant être soutenue. Composé uniquement de deux substances,
le mélange forme un vin miellé. Les emplois de ce vin rappellent d’ailleurs ceux du lait,
tantôt resserrant ou relâchant. Par la quantité importante de miel qu’il contenait, le
mélange pouvait être conservé sur une courte période de temps, permettant alors diverses
applications / ingestions.
30 Fuchs, 2015.
S eins de cha ir, seins de terre 493
31 Il arrive plus rarement qu’une concrétion visible à l’œil nu forme un dépôt au fond du vase.
32 Considérés comme peu à même de fournir un contenu autre que l’argile, le contexte artisanal n’a pas été retenu pour
les analyses.
33 Gérard Fercoq du Leslay est archéologue départemental au Conseil Général de la Somme, David Djaoui est au
Musée Départemental d’Arles Antique (MDAA), Toni Silvino chez Éveha. Nous les remercions ici.
34 En 1989, le Dr. Huttmann (Huttmann et al., 1989) avait réalisé des analyses sur une quarantaine d’exemplaires
provenant des musées d’Aix-la-Chapelle, Cologne et Nimègue. L’interprétation des analyses concluait à la présence
de lait dans tous les vases, ce que Nicolas Garnier met en doute, car les différents acides décelés (myristique, laurique,
et palmitique) ne sont pas les marqueurs des seuls produits laitiers et peuvent avoir une origine végétale.
35 Afin de pouvoir déterminer si tous les vases d’une même tombe avaient été remplis au moment de leur déposition,
des analyses ont porté sur des vases ayant accompagnés ceux à bec. Il s’agit d’un aryballe associé aux deux vases à
bec de la tombe 305 d’Esvres, un gobelet associé au vase à bec de Douai et une cruche miniature trouvée avec le vase
494 s a n dr a j aeggi-r ic hoz
contenaient un produit laitier36. Il faut relever que les produits laitiers se trouvent dans
trois vases à bec en verre de belle facture. L’un d’eux provient d’un contexte indéterminé
et est conservé à Tours ; il contenait, outre le lait, une huile végétale. Le deuxième provient
de la tombe 305 de la nécropole de la Haute-Cour à Esvres ; associé à un autre vase à bec
en céramique ne présentant pas de traces de produit laitier, il contenait aussi un corps
gras végétal imprégné de bois de chêne (Quercus sp.). Le troisième provient de Bézanne
et a révélé aussi une huile végétale, ainsi que du calcaire et de la silice. Ces mélanges
compilant lait et huile végétale, dans un cas au moins non ordinaire puisqu’il s’agit d’une
huile élaborée, suggèrent la recherche d’une certaine onctuosité, peut-être en vue d’une
application externe37. Cette consistance conviendrait à un usage thérapeutique plutôt que
purement alimentaire, et c’est celui qui semble avoir été recherché38.
Les neuf autres récipients contenant un produit laitier sont des vases en terre. Le lait est
parfois associé à un corps végétal (Balaruc, Zurzach no 555, Puyloubier) ou à une graisse
animale (Ribemont) voire aux deux types de corps gras (Douai), ou seulement à du jus
de raisin/vin (les quatre vases auvergnats).
La substance prédominante dans les vases de notre corpus est, avec 35 occurrences, la
graisse animale (21 fois de ruminant, 14 fois de non ruminant39). Le vin arrive en seconde
position avec 28 occurrences (23 fois à base de raisin rouge, 5 fois à base du blanc) ;
viennent ensuite les cires végétales (18 occurrences), les huiles végétales déjà évoqués
(13 occurrences) et enfin les produits laitiers (11 occurrences) (voir tableau 1). Provenant
de feuilles, tiges ou sommités fleuries de plantes, les cires végétales indiquent la présence
de plantes qui n’ont pu être identifiées. Outre ces substances récurrentes, les analyses
ont révélé de l’acide oxalique qui est considéré, en l’état des connaissances et d’après
la littérature récente, comme un indice de la présence de « bière » (i. e. d’un produit
fermenté à base de céréales)40. Cet acide est présent dans les quatre vases conservés à
la mairie d’Esvres (mais pas dans la série mise au jour par les fouilles récentes dirigées
par J.-Philippe Chimier), ainsi que dans le vase à bec d’Auvours, dans les deux vases à
bec associés à des enfants d’Avenches, et dans ceux de Zurzach, associés à un adulte.
Signalons encore la présence de poix (à 12 reprises) et de résine de conifère (à 8 reprises).
La première découle de la seconde et est obtenue par une chauffe élevée. La poix a pu servir
à parfumer un vin mais aussi à étanchéifier le vase, comme cela a été mis en évidence par
les deux vases à bec découverts en milieu anaérobie, dans le dépotoir portuaire du Rhône
où a fait naufrage le Chaland Arles-Rhône 341. L’utilisation de la poix dans les biberons en
tant qu’imperméabilisant est confirmée par sa présence sous forme de résidus au niveau
à bec d’Auvours. Les résultats ont démontré des contenus chaque fois différents. Seul le gobelet de Douai a révélé
les traces d’un produit laitier.
36 Il ne s’agit manifestement pas d’une disparition des marqueurs de ce type de produit, puisque celui-ci a plutôt
tendance à masquer les corps gras, que l’inverse. À ce sujet voir Bodiou, Frère et Jaeggi, 2021.
37 Frère, 2015, p. 150, met bien en évidence la recherche d’une certaine onctuosité, dans les préparations à base de lait.
38 Notons que la présence de substances minérales étaye également cette hypothèse. Nous ne pouvons, dans le cadre
de cet article, développer ces cas de vases en verre associés à des vases en verre qui ont pu avoir eu, chacun, une
vocation distincte.
39 Les non-ruminants sont nombreux, ils font partie des familles des suidés, équidés, gallinacés, palmipèdes, etc. Les
graisses d’oie et de cygne étaient utilisées pour assouplir la matrice selon Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 30, 44.
40 Steele, 2013.
41 Djaoui, Garnier et Dodinet, 2015.
S eins de cha ir, seins de terre 49 5
du col. Dans ces deux derniers exemplaires, le vin est majoritaire alors que les graisses
animales et végétales n’apparaissent pas. La détection d’excréments animaux dans l’un
des deux vases est singulière et nous interroge : ont-ils été un composant du contenu, ou
s’agit-il d’une contamination par le dépotoir ? L’absence d’excréments dans les autres vases
analysés de l’épave amènent à conclure à la première proposition42. De plus, la présence
de matières fécales consolide l’hypothèse d’un usage thérapeutique des vases à becs. Ce
type de substance est en effet souvent utilisé dans la pharmacie antique (dans les traités
médicaux mésopotamiens, égyptiens, indiens, grecs et ultérieurs)43. Dans son article où
il traite de l’emploi thérapeutique de ce type de substance dans le corpus hippocratique
– il qualifie cette médication de « Dreckapotheke » (litt. « pharmacie sale ») –, Heinrich
Von Staden conclut à un usage exclusivement réservé pour soigner les maux féminins. La
raison donnée par le chercheur repose sur le problème de souillure que posent les organes
génitaux féminins44. Cette indication liée au sexe n’a ni précédents ni postérité dans les
traités médicaux tardifs. Par exemple, dans l’Histoire naturelle, Pline l’Ancien rapporte le
recours aux crottes pour traiter l’alopécie et le flux de sang45. Le mélange vin-excréments
y a aussi de nombreux parallèles. La crotte de chèvre cuite avec du vin ou du vinaigre est
utilisée contre les abcès46, en cas de morsure par un chien enragé47 ainsi que pour amollir
la peau dure et en enlever les épines48. Les excréments de lièvre pris le soir dans du vin sont
bons pour calmer la toux49. Notons encore l’importance donnée aux premiers excréments
rendus par un ânon, qu’il est conseillé d’administrer dans du vinaigre miellé contre les
affections de la rate50. La possible association entre ces recettes et le contenu singulier du
vase à bec d’Arles renforce notre conviction de voir dans ses récipients le bombylios grec.
En outre, la discrimination des contextes de découverte a permis d’infirmer l’hypo-
thèse selon laquelle les vases à bec découverts en contexte funéraire auraient été remplis
uniquement lors de leur déposition : leur contenu présente, en effet, le même type de
substances et de mélanges que les vases découverts en contexte domestique. On a aussi
pu constater pour une série de vases découverts dans une même tombe qu’ils présentaient
des contenus différents. Qu’ils aient été déposés près d’adultes ou d’enfants, la plupart des
vases contenaient une boisson à base d’un jus de fruit fermenté, généralement du raisin,
voire de la bière. Ces résultats ne sont pas étonnants si l’on songe aux traités médicaux
d’époque grecque et romaine dans lesquels le vin occupe une place de choix. Il est large-
ment recommandé, y compris pour des enfants, comme en témoigne le médecin Soranos
d’Éphèse, lorsqu’il conseille à la nourrice d’augmenter progressivement sa consommation
42 Plus de détails sur le contenu de ces deux vases à becs dans Jaeggi, 2019.
43 Von Staden, 1991, p. 42.
44 Von Staden, 1991, p. 43, note 4.
45 Par exemple : Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 29, 34 (cendre de crottes de mouton incorporée à de l’huile de
cyprus et du miel contre l’alopécie), 28.58 (présure, dents et crottin de cheval en cas de flux de sang), 28, 77 (crottin
d’âne en pessaire pour la matrice).
46 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 28, 71.
47 Ibid., 28, 43.
48 Ibid., 28, 76.
49 Ibid., 28, 53.
50 Ibid., 28, 57. Les analyses biochimiques ne permettent pas de faire une distinction entre vin et vinaigre. Les premières
selles de l’enfant, le méconium, est aussi prescrit en pessaire pour lutter contre la stérilité féminine. Ibid., 28, 13.
496 s a n dr a j aeggi-r ic hoz
de vin afin d’y habituer l’enfant qu’elle allaite51. Un débat animé oppose les médecins
sur le moment opportun pour introduire le vin dans l’alimentation de l’enfant52. Ayant
tendance à échauffer les corps, cette boisson est considérée comme déséquilibrante pour
le corps déjà chaud du petit enfant53.
Les analyses suggèrent en outre une continuité des pratiques sur la longue durée,
puisque des mélanges similaires ont été mis en évidence, dans les vases à bec d’époque
grecque comme dans celui de l’époque laténienne qui a été découvert en contexte votif. On
peut s’étonner de trouver de la graisse animale dans les vases à bec grecs, et non de l’huile
d’olive au vu de son importance dans l’alimentation de base des Grecs de l’Antiquité54.
Quant aux exemplaires respectivement laténien et gallo-romain (Ribemont-sur-Ancre,
Balaruc-les-Bains), découverts en contexte cultuel, ils présentent tous deux un produit
laitier, ce qui suggère des libations à base de lait, comme celles (de lait et de miel) faites à
Cérès et Bacchus, dans les Géorgiques de Virgile55.
Comme nous l’avons noté plus haut, les produits laitiers sont très minoritaires, et cette
rareté, ainsi que le type et la texture des mélanges, semblent donner tort à l’interprétation
de ces récipients comme des vases alimentaires, des biberons tels que nous l’entendons
au sens moderne du terme. Il faut alors considérer plus précisément les usages antiques,
tant vis-à-vis des enfants que des adultes.
Sur 703 biberons recensés à ce jour, 430 proviennent de contextes funéraires56. Nous
avons tenté une répartition par classes d’âge, basée sur des critères socio-biologiques,
pour les 138 cas pour lesquels l’âge a pu être déterminé. Dans six cas les défunts sont des
fœtus/périnatals inhumés, dans quatorze des nourrissons de moins de six mois dont un
seul est incinéré, dans vingt-huit des enfants entre 7 mois et la fin de leur 2e année dont
cinq incinérés, dans neuf des enfants de 3 à 6 ans dont cinq incinérés, dans deux cas
des jeunes individus entre 7 et 14 ans, tous deux inhumés et, dans cinq cas, des jeunes
entre 14 et 21 ans également inhumés. À ces chiffres, s’ajoutent 48 vases trouvés dans les
tombes d’individus qualifiés d’« enfant sans précision » dont seuls 3 incinérés et 1 dans
une tombe d’un « nourrisson » inhumé57. On compte encore 15 individus de plus de
21 ans (dont 8 inhumés), c’est à dire associés à la classe d’âge des adultes. Dans les 290
cas restants, pour lesquels l’âge des individus n’a pu être déterminé avec précision,
on compte 22 cas d’inhumation et 57 de crémation, le rite funéraire (inhumation/
crémation) n’ayant pu été établi pour 211 individus. Cette grossièreté des données est
principalement due à l’ancienneté des fouilles, et à l’absence d’ossements ou d’étude
ostéologique sérieuse.
Pour les individus dont l’âge a pu être déterminé (140 individus) on compte 107
inhumations et 21 crémations et 12 sépultures dont le rite n’a pu être déterminé. 99 des
individus inhumés sont des immatures (moins de 21 ans), la plus grande partie d’entre eux
se situant dans les trois premières années. Ces données reflètent les courbes de mortalité
(avec un taux important de décès les premières semaines/années de vie) et les pratiques
funéraires (qui privilégient le rite de l’inhumation pour les plus jeunes).
Parmi les adultes inhumés avec un biberon se trouve un jeune homme mort aux
alentours de 20 ans, qui avait deux biberons dans sa tombe de la nécropole d’En Chaplix
(Avenches, Suisse). Ce type d’exception pourrait être associé à des pathologies que les
proches du défunt ont voulu mettre en évidence.
Le nombre relativement important de sépultures non attribuées à une classe d’âge (57
crémations) invite à la prudence. Si ces sépultures concernent majoritairement des adultes
le ratio d’enfants dans notre corpus serait nettement moins significatif. L’importance des
enfants, au sein des individus dont l’âge a pu être déterminé, conduit toutefois à établir
une relation privilégiée entre vases à bec et défunts immatures. En outre, le nombre
important d’inhumations dans les tombes à biberons, y compris pour les adultes où ce
rite est privilégié, pourrait suggérer chez les défunts adultes un statut spécial, lié peut-être
à une dépendance alimentaire, ou à une faiblesse physique, qui aurait pu les assimiler
symboliquement, même de manière partielle, à un enfant. Bien que non majoritaire dans
les vases à bec, le lait attendu dans ce type de récipient semble être la clef du problème, par
son association naturelle avec le tout-petit et une faible constitution, comme le souligne
dans son manuel d’onirocritique, Artémidore de Daldis (iie siècle apr. J.-C.) :
Quant au rapport [du lait] à la maladie, il n’est pas non plus illogique, car les enfants
qui tètent sont faibles. Et cela vaut aussi pour ceux qui ont achevé leur développement :
lorsqu’ils sont malades et ne peuvent s’alimenter normalement, ils prennent du lait58.
Permettant au corps de l’enfant de se renforcer, le lait était, comme nous allons le voir,
une substance de choix déjà chez les médecins hippocratiques.
Nourriture par excellence de l’enfant, le lait a été l’objet de nombreuses réflexions chez
les médecins, philosophes et moralistes de l’Antiquité. Les médecins hippocratiques et
Aristote ont élaborés des théories expliquant l’apparition du lait dans les seins/mamelles
58 Artémidore, Clef des songes 1.16 : […] οὐκ ἄλογον δὲ οὐδὲ κατὰ τὴν νόσον. ἀσθενεῖς γάρ εἰσιν οἱ ἐν γάλακτι παῖδες·
καὶ μὲν δὴ καὶ οἱ τέλειοι, ὅταν νοσοῦντες τροφῇ μὴ δύνωνται χρῆσθαι, γάλακτι χρῶνται·(trad. A. Zucker).
498 s a n dr a j aeggi-r ic hoz
de la mère humaine et animale59. Peu éloquents sur l’alimentation de l’enfant une fois
sorti du ventre de sa mère, les médecins hippocratiques se concentrent sur un usage
thérapeutique du lait. L’école dite de Cos critique d’ailleurs les méthodes de sa rivale de
Cnide, notamment en raison d’un recours trop fréquent à des cures de petit-lait. Le lait
n’en est pas pour autant laissé de côté par les médecins de l’école de Cos, qui le prescrivent
principalement pour soigner des maux de ventre comme la dysenterie. La propension
du lait à la division en deux parties, l’une fromagère et l’autre aqueuse, en fait à la fois
un fluide inquiétant, et une substance de choix pour traiter le problème de l’équilibrage
diététique et du dosage des constitutions : pour purger le corps, il est conseillé de prendre
d’importantes quantités de lait allant jusqu’à huit cotyles (1 cotyle = 0,274 l) mélangé à du
miel et, pour le renforcer ensuite, de faire des cures de lait non mélangé (γαλακτοποτεῖν)
pouvant aller jusqu’à 45 jours ou jusqu’au rétablissement du patient60.
Les traités médicaux d’époque romaine évoquent aussi le recours au lait pour ses
vertus thérapeutiques. Il est préconisé de le boire cru et directement au sein de la
femme, ou, si l’on suit Galien, au pis de l’ânesse61. Le pharmacologiste Dioscoride
évoque une cuisson extrême et répétée du lait, à l’aide de cailloux chauffés à blanc62.
Ainsi réduit en un sérum, le lait a un effet resserrant sur les intestins, et un effet positif
sur les ulcérations internes.
Nombreux dans les traités médicaux, les traitements à base de lait animal sont pourtant
rarement destinés aux enfants. Alors que les médecins de l’époque romaine évoquent
l’introduction du vin dans l’alimentation de ces derniers, il n’est fait mention qu’excep-
tionnellement d’un lait autre que celui de la nourrice. Celle-ci dispense le produit de son
sein non seulement pour nourrir l’enfant mais aussi pour le soigner63. En cas de maladie,
la nourrice est, en effet, soumise à une diète propre à rééquilibrer les humeurs du petit
malade. Soranos déclare que la nourrice elle-même n’est pas directement affectée par la
nourriture qu’elle ingère pour traiter le nourrisson malade, servant donc de simple vecteur
thérapeutique. Il invoque à l’appui de cette affirmation le cas des chèvres qui purgent les
chevreaux qu’elles allaitent en consommant de la scammonée, sans être elles-mêmes affectées
par les effets de la plante. La nourrice est, en raison de son rôle majeur, l’objet d’une grande
attention de la part des médecins. La nourrice doit répondre à certains critères de base
(des seins ni trop gros ni trop petits, une bonne condition physique, un teint bien coloré
un âge en-deçà de trente ans, l’expérience de deux parturitions au moins, etc.) mais elle
doit également avoir une conduite réglée : faire de l’exercice, s’alimenter conformément
au stade de développement de l’enfant, ne pas s’enivrer et ne pas avoir de rapports sexuels
avec un homme64. Cette dernière condition est loin d’être négligeable et les contrats de
59 Concernant les traités hippocratiques, Nature de l’enfant, 22, Fœtus de huit mois, 2-3, en ce qui concerne Aristote,
Génération des animaux, 4, 8, Histoire des animaux, 3, 20-21 et 7, 11 et Parties des animaux, 687b-688b. Au sujet de ces
théories voir Fr. Giorgianni et M. Bettini dans ce volume.
60 Hippocrate, Des affections internes, 28 (= Littré VII 241-243).
61 Galien, L’art médical, 5, 366K.
62 Dioscoride, De materia medica, 2, 70.
63 Au sujet de la nourrice aux époques grecque et romaine voir V. Dasen dans ce volume.
64 L’interdiction faite à la nourrice d’avoir des rapports sexuels est exprimée par Soranos, Maladies des femmes, 2, 19 ;
voir aussi Caelius Aurelianus, Maladies des femmes, 88 ; Mustio, Gynaecia, 33 et 37 ; Oribase, Livres incertains,
32 (CMG 6.2.2 Raeder = Dar 3, 129).
S eins de cha ir, seins de terre 49 9
d’un homme (généralement) différent du père de l’enfant allaité. En cette circonstance, deux
lignées sanguines distinctes cohabitent dans le même corps, compromettant par là même
une transmission correcte de la lignée paternelle. La croyance en une transmission par le
lait ressort aussi du conseil de choisir une nourrice qui ressemble à la mère71.
L’alimentation lactée du nourrisson, qui est ainsi soumise à des lois physiologico-morales,
ne saurait donc être laissée au hasard. Dans les familles de l’élite, où l’allaitement par la
mère n’est pas privilégié, tout un cortège de nourrices semble s’être affairé autour du
jeune enfant, prêt à pallier toute irrégularité. Étrangement, peu de choses sont toutefois
rapportées sur l’administration d’un lait animal. Le lait animal est-il rendu superflu par la
grande disponibilité de nourrices ? Soranos recommande que l’on donne au nourrisson
du lait de chèvre mélangé à du miel72, mais c’est en dose très faible, et seulement aussitôt
après la naissance. L’objectif recherché ici est d’éveiller l’appétit du nouveau-né et d’éviter
qu’il prenne le sein de sa mère. Le lait réapparaît dans l’alimentation du nourrisson lors de
l’introduction du biberon et d’une nourriture solide. Le pain y est trempé et du lait pur est
donné en milieu de repas. Il n’est toutefois pas précisé s’il s’agit alors du lait de la nourrice
ou de celui d’un animal, mais comme il s’agit au fond de remplacer progressivement le lait
par la nourriture solide, il est peu probable que l’on introduise un nouveau type de lait.
Le lait d’animaux semble principalement revêtir une fonction thérapeutique – y compris
pour les enfants ! Pline dit que le lait de chèvre, frotté sur les gencives, facilite la dentition73
et se fait l’écho des thérapies lactées des médecins hippocratiques lorsqu’il rappelle que
Les anciens faisaient un grand secret d’administrer aux enfants avant de manger, ou
lorsqu’ils sentaient de la chaleur au fondement en allant à la selle, une hémine (= 27 dl)
de lait d’ânesse, ou, à défaut de lait d’ânesse, de lait de chèvre74.
La lecture des médecins grecs (Galien, Dioscoride, Soranos…), la peur des Anciens
devant la propension du lait à se diviser et le risque de voir la partie fromagère du lait
se cailler dans le ventre des enfants (et des plus grands), ainsi que les croyances en une
transmission des ressemblances par le lait, engagent à envisager avec prudence l’hypothèse
du recours régulier à un lait animal. Notre regard sur la question est, en effet, influencé,
voire biaisé par les pratiques actuelles, liées aux progrès de la pasteurisation et à l’essor du
lait en poudre. Mais les risques sanitaires pouvant être engendrés par l’usage du lait animal
sont bien documentés, y compris dans la période moderne. Que l’on songe à l’exemple de
la ville de Fécamp au xixe siècle où fut observé un taux de mortalité infantile au-dessus
de la moyenne française, un enfant sur cinq, voire sur quatre mourant avant son premier
anniversaire ; on imputa rapidement ce phénomène au lait animal consommé par les
nourrissons et qui, bien que chauffé, fut jugé responsable des fréquentes diarrhées vertes
dont ces derniers étaient affectés. Des chiffres encore plus accablants furent enregistrés
lors d’épisodes de pénurie de nourrices induisant le recours au biberon, tel celui que Gilles
Newton rapporte au xvie siècle, faisant état du taux record pour les nourrissons de moins
71 Dasen, 2015, p. 259-260, et le chapitre « Mères, nourrices et parenté nourricière » dans ce volume.
72 Par ses propriétés purgatives, le miel remplace le colostrum, connu pour favoriser l’expulsion du méconium.
73 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 28, 49 : Efficax habetur et caprino lacte collui dentes uel felle taurino.
74 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 28, 129 (trad. A. Ernout, CUF) : pueris ante cibum lactis asinini heminam dari aut
si exitus cibi rosiones sentirent, antiqui in arcanis habuerunt, si hoc non esset, caprini.
S eins de cha ir, seins de terre 501
d’un an de 480 morts pour 1000, soit près de la moitié, pour un ensemble de paroisses
du comté de York75. Ces chiffres enregistrés pour les époques précédant la pasteurisation
permettent de mieux comprendre les analyses biochimiques et le nombre peu important
de vases ayant contenu du lait.
Redouté d’un point de vue médical, le lait a ses lettres de noblesse dans la poésie
grecque et romaine ainsi que dans un cadre rituel. Chez les Grecs, le lait en abondance
fait partie des spécificités de l’âge d’or, et est associé à l’idée de prospérité et de profusion
naturelle des premiers temps :
Des sources coulaient, certaines d’eau, d’autres de lait, mais également de miel, d’autres
de vin, d’autres encore d’huile76.
À l’époque augustéenne, Virgile et Ovide soutiennent la propagande impériale en
implantant leurs récits dans un univers pastoral, où les mamelles des brebis sont remplies
d’un lait abondant, mettant en évidence les retombées favorables de la paix d’Auguste77.
Le lait est aussi utilisé dans un cadre religieux, en particulier comme offrande funéraire,
ainsi qu’on le voit dans les Perses d’Eschyle, où il est associé au miel et versé en offrande
sur le tombeau du roi Darius :
[…] le doux lait blanc d’une vache que le joug n’a point souillée, le miel brillant que
distille la pilleuse de fleurs, joints à l’eau qui coule d’une source vierge78.
Le lait joue aussi un rôle primordial dans les cultes à mystères importés d’Orient79. En
Phrygie, la consommation de lait était considérée, dans le cadre du culte d’Attis, comme
un symbole de régénération80. En Égypte, « le lait est symboliquement lié à la vie81 » et
l’allaitement du Pharaon crée un lien d’adoption divin et contribue à lui procurer une
nouvelle existence82. Dans l’Âne d’or d’Apulée, du lait est versé en libation, à l’aide d’un
vase doré en forme de sein, en l’honneur de la déesse Isis :
Ce dernier (un des pontifes) portait aussi du lait dans un petit vase d’or arrondi en
forme de mamelle, et il en faisait des libations83.
Ce dernier texte nous permet de faire le lien entre le lait et le petit vase à bec de notre
corpus. En effet, les traités médicaux de l’époque romaine l’identifient au sein féminin :
Il faut donner entretemps à boire au patient dans un vase en terre percé d’un petit
orifice, comme le sont les mamelles d’un sein84.
Ne pouvant être ignorée, l’association étroite qui lie au lait le vase à bec, considéré comme
ressemblant au sein, semble avoir conféré au contenant les propriétés suprahumaines et
salutaires du contenu85, conformément aux pratiques médico-magiques déjà existantes
en Égypte ancienne86.
Conclusion
Bien que considéré comme un produit de choix, puisqu’il est naturellement dispensé
par un corps humain ou animal, le lait est redouté pour son extrême labilité. Les médecins
des époques grecques et romaines sont conscients de l’importance de l’administrer
fraîchement trait, voire directement au pis. Suivant l’effet recherché, ils lui font subir
un chauffage intense, visant à sa réduction et peut-être aussi à le rendre inoffensif du
point de vue sanitaire. Les fréquentes traces de chauffage repérées dans les vases à bec,
principalement sur les corps gras, corroborent sur ce point les traités médicaux anciens.
L’administration à un enfant d’un lait autre que celui de sa mère ou de sa nourrice passait
légitimement pour périlleux, eu égard à ces problèmes de fraîcheur, et justifie que cette
exigence de fraîcheur ait pu être explicitement formulé dans des contrats de nourrice87.
Les analyses du contenu des vases à bec démontrent qu’ils ont eu une fonction en
premier lieu thérapeutique, mais la frontière entre diète et thérapie est particulièrement
ténue à ces époques où la médecine humorale est en vigueur. Le biberon a dès lors pu
être utilisé en l’absence d’une nourrice à la fois pour administrer un remède à l’enfant
(oralement ou en application externe) et pour l’alimenter, comme vecteur d’alicament.
Les mélanges font penser à une sorte de bouillon réalisé avec un corps gras dont on aurait
conservé la couenne et auquel des substances thérapeutiques ont été ajoutées. La mise en
évidence de mélanges similaires entre les époques et contextes de découvertes confirment
la longue durée des pratiques médicales et aussi rituelles. Les différents composés relevés
ont aussi pu se succéder dans les vases, ce qu’il n’est pas possible pour l’heure de distinguer.
Quoi qu’il en soit, le petit vase à bec découvert principalement dans les tombes d’enfants
n’est pas l’exact équivalent du biberon nourricier tel que nous l’entendons aujourd’hui. Sa
forme de sein, évoquée dans les traités de l’époque romaine, qui le rattache à la terre-mère
nourricière – aussi par son matériau – explique la motivation qui a pu pousser les anciens
à le déposer dans les sépultures des plus jeunes et, peut-être, des plus faibles. On peut aussi
84 Caelius Aurelianus, Maladies aiguës et maladies chroniques 3, 16, 128 : Dandus interea potus in fictili uasculo subtili
cauerna perforato, tamquam sunt papillae uberum.
85 Une conclusion identique est faite par D. Frère dans ce volume au sujet des fioles médicinales. En outre, il y met
en évidence les propriétés ‘naturelles et surnaturelles’ du lait.
86 À ce sujet, voir Laskaris, 2008.
87 Dans un contrat d’époque ptolémaïque, autorisant l’administration de lait de vache après un allaitement exclusif
d’une durée de six mois, il est précisé que ce dernier doit être « frais ».
S eins de cha ir, seins de terre 5 03
suggérer que le petit vase ait évoqué des déesses guérisseuses gallo-romaines, telles que
Sequana et peut-être les deae nutrices.
En l’état, il peut être établi premièrement que les petits vases à bec ont été investis d’une
forte connotation symbolique, déjà évidente dans le monde grec du premier millénaire
av. J.-C. Deuxièmement, que c’est cette symbolique qui a amené les gallo-romains à
s’approprier ce vase et à le déposer, comme les Grecs près de quatre siècles plus tôt, dans
les sépultures, et à l’employer dans certains rituels. Enfin, que les vases ont eu une fonction
aux frontières entre le thérapeutique et l’alimentaire dans la vie quotidienne.
Tout comme le lait, le vase à bec est source d’ambiguïté : symbolisant le sein, il est
toutefois rarement rempli du fluide corporel qu’évoque sa forme parfois ostentatoire.
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Maaike van der Lugt
1 Sur l’hagiographie et les légendes de Bernard, cf. Arabeyre, Berlioz et Poirrier, 1993, en particulier Piazzoni.
2 Guillaume de Saint-Thierry, Vita prima sancti Bernardi Claraevallis abbatis, I.1, éd. Paul Verdeyen, CCCM,
89B, p. 33 : « Septem quippe liberos genuit non tam uiro suo quam Deo namque, ut dictum est, non saeculo generans,
singulos mox ut partu ediderat, ipsa manibus propriis Domino offerebat. Propter quod etiam alienis uberibus nutriendos
committere illustris femina refugiebat, quasi cum lacte materno materni quodammodo boni infundens eis naturam. Cum
autem creuissent, quamdiu sub manu eius erant, eremo magis quam curiae nutriebat, non patiens delicatioribus assuescere
cibis, sed grossioribus et communibus pascens ; et sic eos praeparans et instituens, Domino inspirante, quasi continuo ad
eremum transmittendos ». Traduction François Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, t. 16, Paris,
1825, p. 150, légèrement modifiée par mes soins.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 507-537
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127453
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
508 m a a i k e van der lugt
3 On trouve, en revanche, quelques bébés saints qui refusent le sein ou qui ne le sucent qu’avec modération, préfiguration
du refus des plaisirs mondains et de la vertu du jeûne. Cf. Lett, 2002.
4 On pourrait replacer cette valorisation de l’éducation dans le cadre familial également dans le contexte spécifiquement
cistercien du refus de l’oblation d’enfants.
5 Cf. Niermeyer, sv. « nutritor » (éducateur, celui qui procure l’entretien), « nutritus » (qui est entretenu dans le
ménage du maître ; oblat élevé depuis l’enfance dans un monastère) ; Matsumura 2015, p. 2359-2360 : sv. « norrir » ;
« norrement » ; « norreture ». Pour le concept, cf. Desclais-Berkvam, 1981, p. 73.
6 Albert le Grand, Quaestiones in libros de animalibus, 18.8, éd. Filthaut, p. 301 : « Utrum lac sit necessarium ad
nutrimentum fetus. Ulterius quaeritur, utrum lac sit necessarium ad nutrimentum fetus post partum […] ; ibidem,
IX.24-28, éd. cit., p. 212 : « De fetu ante et post partum » ; Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione vitae
humanae a die nativitatis usque ad ultimam horam mortis, cap. 2, éd. Leipzig, 1570, p. 13 : « si [la mère qui allaite]
conciperet, non posset sufficere [la nourriture qu’elle pourvoit] foetui extrinseco et intrinseco » (cf. infra, p. 25).
Voir aussi Barthélémy l’Anglais, De proprietatibus rerum, V.34, éd. Francfort, 1601, réimpr. Minerva, 1964,
fol. 179v : « Mamilla igitur est membrum nutrimento fœtus necessarium, sanguinis menstrualis ad generationem
lactis susceptivum […] ».
L e pouvoir du la it 509
aussi celle de l’autonomie d’un discours médical savant sur la lactation et ses rapports avec
la perception de la bonne mère allaitante comme Alith.
L’article s’appuiera principalement sur les œuvres des médecins médiévaux du xiie
au xve siècle. On considérera, sans prétention d’exhaustivité, non seulement les ouvrages
universitaires, savants et écrits en latin, mais aussi ceux plus pratiques, parfois rédigés
en langue vernaculaire et destinés à un public plus large, voire, du moins en théorie, aux
femmes elles-mêmes. Trois points seront successivement considérés. Le premier concerne
la place de l’allaitement dans les traités médicaux et la manière dont cette question s’inscrit
ou se détache de la discussion sur la grossesse et la gestation. Ensuite, je reviendrai sur la
physiologie du lait et sur la confusion ou distinction de ce liquide corporel avec le sang
menstruel et la semence. Enfin, j’en viendrai aux conseils des médecins à leurs lecteurs.
Quand et comment allaiter et qui doit s’en charger, la mère ou la nourrice ? Comment
choisir une nourrice ? De quels dangers faut-il garder le bébé ? Ce sera l’occasion de poser
la question des implications pratiques et sociales de ces recommandations et de comparer
la morale du discours médical à celle religieuse ou sociale7.
Pour ce faire, et avant de plonger dans le bain des débats médicaux, un dernier
retour à Guillaume de Saint-Thierry nous sera utile. Dans son récit, l’infiltration des
vertus maternelles par le lait n’est qu’une métaphore. Le lait qu’Alith donne à ses enfants
représente une nourriture spirituelle pour leur âme, non leur corps. La paternité de cette
image ne revient pas à Guillaume de Saint-Thierry ; on la rencontre déjà dans les écrits des
Pères de l’Église8. On sait aussi combien Bernard de Clairvaux lui-même affectionne et
renouvelle cette métaphore dans ses sermons et ses lettres, notamment à travers l’image
de Jésus comme mère9. Il est d’ailleurs vraisemblable que Bernard, ou l’un de ses frères,
aient fourni au biographe l’anecdote sur Alith.
En chantant les louanges de l’allaitement maternel, Guillaume de Saint-Thierry s’inscrit
également dans une longue tradition morale chrétienne. Dans un passage qui allait se
retrouver dans les collections canoniques et les pénitentiels, le pape Grégoire le Grand
dénonce la mise en nourrice comme une mauvaise coutume dont l’unique but serait de
permettre aux mères indignes d’échapper à l’interdit ecclésiastique des rapports conjugaux
pendant l’allaitement10. Jusqu’à la fin du Moyen Âge et au-delà, les auteurs de manuels
pour prêtres et confesseurs et les prédicateurs vont asséner ce même message : les femmes
qui n’allaitent pas leur enfant sont de mauvaises mères.
Mais si la métaphore de l’infusion des vertus par le lait est si efficace, c’est aussi en
raison de sa résonance avec un autre discours pro-allaitement maternel et anti-nourrice ;
7 Pour ces questions, voir aussi van der Lugt, 2019b. Pour l’histoire culturelle et sociale de l’allaitement et de la mise
en nourrice au Moyen Âge, cf. Klapisch-Zuber, 1983, repris dans Klapisch-Zuber, 1990, p. 263-289 ; Shahar,
1990 ; Grieco, 1991 et plus récemment Sperling, 2013. Voir aussi, pour des synthèses plus généralistes, Lett et
Morel, 2006 et Fildes, 1988.
8 Cf. Penniman, 2017.
9 Cf. le livre classique de Bynum, 1982.
10 Lettre de Grégoire le Grand à Augustin de Cantorbéry : Libellus responsionum, Registrum, Liber XI, 56a, Monumenta
Germaniae Historica, Epistolae, 2, p. 339 ; Yves de Chartres, Decretum, VIII.88, éd. Martin Brett, http://ivo-of-chartres.
github.io/decretum/ivodec_8.pdf revision stamp 2015-09-23 / 898fb) ; Gratien, D.5c4, éd. E. Friedberg, Corpus iuris
canonici, Leipzig, 1879, Graz, 1995, I, col. 8 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, éd. J. J. Francis Firth,
Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1971, p. 312. Sur les interdits sexuels, cf. Ziegler, 1956 ; Flandrin,
1983 et 1973 ; Brundage, 1987.
5 10 m a a i k e van der lugt
un discours où le lait se voit investi d’un pouvoir bien réel de, littéralement, façonner le
corps et l’âme du nourrisson à l’image de la femme qui le nourrit. Cette tradition remonte
au moins à l’époque romaine, où on la trouve sous la plume d’Aulu-Gelle (iie siècle). Dans
ses Nuits attiques, collection de notes et d’anecdotes sur des sujets variés, le grammairien
rapporte la diatribe de l’un de ses amis, le philosophe et moraliste Favorinus, lors d’une
visite à la famille d’une femme de sénateur juste accouchée. Apprenant que l’enfant sera
confié à une nourrice pour épargner à la jeune mère la fatigue de l’allaiter elle-même,
Favorinus s’emporte contre la coutume « monstrueuse et contre nature » des mères qui
préfèrent leur confort et la beauté de leur décolleté au bien-être de leur enfant. La nature
a créé les seins pour qu’ils servent aux nourrissons ! Favorinus en va jusqu’à comparer la
mise en nourrice à l’avortement. Le recours au lait mercenaire empêche non seulement
l’attachement naturel entre la mère et l’enfant, comme l’avaient déjà fait valoir Plutarque
et d’autres moralistes antiques. Pire encore, le lait mercenaire corrompt et dénature les
enfants, surtout si la nourrice est une esclave et une étrangère, parce que le lait transmet
ses caractéristiques morales à l’enfant. Favorinus fonde son argumentation sur une
analogie explicite entre lactation et gestation, une comparaison entre le lait et la semence,
et des exemples tirés du monde animal et végétal : les chevreaux nourris par une brebis
ne développent-ils pas une laine plus douce, alors que le contraire se produit pour des
agneaux nourris par des chèvres ? Ne voit-on pas des arbres en bonne santé dépérir après
leur transplantation sur une terre inférieure ? C’est bien que le pouvoir de l’eau et de la
terre ont plus d’effet sur leur croissance que les semences dont ils sont issus11.
Le rappel de ces deux racines de la critique des nourrices, l’Église et la morale gréco-la-
tine, pourrait laisser supposer que le Moyen Âge est condamné à répéter indéfiniment
le même discours. S’il ne faut pas nier le poids de ces traditions qui infuseront la pensée
médiévale par mille canaux, il ne faut pas négliger le fait que la formidable construction
d’une physiologie humaine par la médecine et l’émergence d’une éthique professionnelle
distincte chez les praticiens médiévaux, vont déplacer et complexifier la notion de l’allai-
tement. L’argumentation de Favorinus contre la mise en nourrice se veut non seulement
morale, mais aussi scientifique et physiologique. Il est souvent supposé que les médecins
médiévaux partagent et cautionnent ses idées sur le pouvoir du lait. On verra que leur
positionnement est en réalité bien plus ambigu et plus varié que l’on pourrait le penser.
C’est en examinant les lieux de discussion de la lactation dans les traités médicaux que
nous pouvons avoir une première idée de la manière dont les médecins la conceptualisent.
La lactation s’intègre premièrement dans les discussions sur la physiologie de la
génération. Les médecins et philosophes médiévaux étaient invités à ce choix par les
sources gréco-arabes à partir desquelles ils élaborent leurs propres théories.
11 Aulu-Gelle, Noctes atticae, XII.1.1-24. Cf. Holford-Strevens, 20032, p. 114-115. Sur la pratique de l’allaitement
maternel et la mise en nourrice en Rome antique, cf. Bradley, 1986, p. 201-229.
L e pouvoir du la it 51 1
Dans la partie théorique du Pantegni, encyclopédie arabe adaptée en latin par Constantin
l’Africain à la fin du xie siècle, la physiologie de la génération est discutée aux chapitres sur
les organes sexuels masculins et féminins – utérus, seins, testicules, verge –, la lactation
apparaissant dans les chapitres consacrés aux organes de la femme12. D’autres traductions,
comme l’anonyme De spermate – un court traité sur le mécanisme de la génération qui sera
à partir du xiiie siècle attribué à Galien, ce qui en assurera le succès – intègrent également
la lactation dans la physiologie de la génération13. Cependant, malgré leur forte dépendance
du Pantegni, les premières contributions latines à l’embryologie savante, chez Guillaume de
Conches et les médecins de l’école dite de Salerne, font encore l’impasse sur la lactation,
pour se cantonner à l’alimentation du fœtus in utero14.
C’est la réception de la zoologie aristotélicienne, traduite, une première fois, dans les
années 1220, à partir de la version arabe, par Michel Scot, puis, une quarantaine d’années
plus tard, directement à partir du grec, par le dominicain Guillaume de Moerbeke, qui
change la donne. Aristote cite la lactation à de nombreuses reprises dans son traité De la
génération des animaux. Il y consacre même un chapitre entier (IV.8.776a15-777a27)15.
L’autorité d’Aristote va assurer une place renouvelée et augmentée de la lactation dans les
théories scolastiques de la génération16. Dans son Canon, vaste encyclopédie médicale
arabe traduite à la fin du xiie siècle par Gérard de Crémone et qui va, à partir des années
1230-40, progressivement remplacer le Pantegni comme manuel des études médicales,
Avicenne ne mentionne la lactation qu’en passant dans son chapitre sur la génération de
l’embryon. Pourtant, dans différents commentaires médiévaux du passage, les médecins
vont consacrer des développements spécifiques à la question17.
12 Constantin l’Africain / Haly Abbas, Pantegni, Theorica, III.33-36, ms. Den Haag, Koninklijke Bibliotheek,
73 J 6, fol. 19r-20v (consultable sur le site de la Bibliothèque royale de La Haye). Ce manuscrit ne contient que la
partie théorique du Pantegni. Pour la partie pratique, j’ai utilisé l’édition du Pantegni dans Isaac Israeli, Opera
omnia, éd. Lyon, 1515.
13 Ps-Galien, De spermate, transcription du ms. London, British Library, Cotton Galba, E IV par Outi Merisalo,
https ://staff.jyu.fi/Members/merisalo/galbanorm.pdf.
14 Guillaume de Conches ne mentionne la lactation ni dans la Philosophia (éd. Gregor Maurach, Pretoria, 1980), ni
dans le Dragmaticon (éd. Italo Ronca, CCCM 152). La lactation n’est pas non plus évoquée dans la digression sur
la génération insérée dans un important commentaire anonyme sur les Aphorismes d’Hippocrate (ms. Oxford,
Bodleian Library, Digby 108, fol. 46r-46v). La collection de questions médicales et philosophiques recopiée vers
1200 éditée par Brian Lawn reste également silencieuse sur la lactation (The Prose Salernitan Questions, éd. Br. Lawn,
Oxford, Oxford, University Press,1979). La lactation est en revanche intégrée dans une question sur la cessation
des menstrues dans une collection apparentée conservée dans un manuscrit de la deuxième moitié du xiiie siècle
(ibidem, P39, éd. cit., p. 221).
15 Aristote, De animalibus : Michael Scot’s Arabic-Latin translation. Part three : books XV-XIX. Generation of animals,
éd. A. van Oppenraaij, Leyde, Brill, 1992 ; Aristoteles Latinus, De generatione animalium. Translatio Guillelmi de
Moerbeka, éd. H. J. Drossart Lulofs, Bruges, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.
16 Par exemple, Michel Scot, Liber phisonomie, I.8, éd. Oleg Voskoboynikov, Michel Scot, Liber particularis et Liber
physonomie, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2019 (Micrologus’ Library, 93), p. 302-303 ; Albert le Grand,
De animalibus libri XXVI, éd. Hermann Stadler, dans Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters. Texte und
Untersuchungen, 15-16, Münster 1916 et 1920, passim et Quaestiones super De animalibus, éd. Ephrem Filthaut, Opera
omnia, XII, 1955, par exemple II.13 (p. 115) ; IX.5 (p. 204-205) ; Gilles de Rome, De formatione humani corporis in
utero, cap. 7, éd. R. Martorelli Vico, Florence, 2008, p. 108 et cap. 22, p. 220.
17 Par exemple, Mondino de Liuzzi, Expositio super capitulum de generatione embrionis Canonis Avicennae cum quibusdam
quaestionibus, lectio 8, éd. R. Martorelli Vico, Rome, 1993, p. 93-102. Cf. Avicenne, Canon medicine, III.21.1.2, éd.
Venise, 1507, fol. 360v-362v.
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Si l’on veut dresser une rapide typologie des lieux où l’on parle du lait, on peut
distinguer ce point d’entrée physiologique (le lait et le fœtus), d’une approche obsté-
trique et gynécologique (le lait et la femme) et d’une approche pédiatrique (le lait et
le nouveau-né).
Nous avons vu le succès de l’approche physiologique dans les textes théoriques sur la
génération et l’embryologie. On la retrouve aussi dans des textes moins techniques, comme
les Secrets des femmes, rédigé vers 1300 par un disciple d’Albert le Grand et rapidement
traduit et adapté en vernaculaire18.
L’approche obstétricale et gynécologique est évidemment présente dans les ouvrages
sur le sujet et sur les maladies des femmes19. On peut penser à l’abrégé sous forme de
dialogue du traité de Soranos par Muscio20. (La traduction latine du texte de Soranos
lui-même par Caelius Aurélien n’a en revanche guère circulé au Moyen Âge ; des fragments
en subsistent dans un seul manuscrit où le texte est mélangé avec celui de Muscio21.) La
compilation de trois traités sur les maladies des femmes, l’obstétrique et la cosmétique
connue sous le nom de Trotula est un autre exemple22. On y trouve des conseils pour
l’obstruction des seins et les troubles de la lactation, mais aussi sur les soins du nouveau-né
et la mise en nourrice.
On retrouve l’approche obstétricale dans les régimes de santé et les ouvrages de
médecine pratique. Les recommandations d’hygiène de vie pour les femmes enceintes
et allaitantes y sont souvent trouvées ensemble – le Pantegni les inclut même dans un
seul et même chapitre23. Cependant, même dans l’approche obstétricale, les médecins
s’intéressent, en décrivant le régime pour la femme enceinte, bien souvent plus au fœtus
qu’à la mère. Éviter la fausse couche est l’enjeu majeur. Les conseils pour la femme allaitante
sont quant à eux mêlés aux consignes sur les soins du nourrisson (bain, emmaillotement,
sommeil, etc.) et sur le sevrage et la dentition, éventuellement suivis d’un régime pour
les enfants plus grands24.
Les auteurs de régimes de santé ont recours à deux grands principes d’organisation ; un
plan selon les âges de la vie et un plan selon les choses dites « non naturelles », c’est-à-dire
les différents facteurs extérieurs au corps qui influent sur la santé : l’air ambiant, la nourriture
18 Ps-Albert le Grand, De secretis mulierum, éd. J. P. Barragán Nieto, El De secretis mulierum attribuido a Alberto
Magno. Estudio, edición critica y traducción, Porto, FIDEM, 2012. Pour le genre des secrets des femmes, cf. Green,
2008 et Park, 2006.
19 Pour ce genre littéraire, cf. Green, 2008.
20 Muscio, De genecia, par. 86-99, éd. V. Rose, Gynaeciorum vetus translatio latina, Leipzig, 1882, p. 31-35.
21 Gynaecia. Fragments of a Latin Version of Soranus’ Gynaecia from a Thirteenth Century Manuscript, éd. M. F. Drabkin
et Isr. E. Drabkin, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1951. Médecin romain originaire d’Afrique du Nord, Caelius
Aurélien vécut à la fin du premier et le début du iie siècle.
22 Trotula : Liber de sinthomatibus mulierum, par. 126-127, éd. Monica H. Green, The Trotula. A Medieval Compendium
of Women’s Medicine, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2001, p. 110-111 ; De curis mulierum, par. 200,
ibidem, p. 148-149. Pour l’histoire textuelle complexe du Trotula, cf. Green, 2008, p. 29-69.
23 Pantegni, Practica, I.21, éd. cit., fol. 62v-63r. Dans la partie théorique (IX.39-40, ms. cit., fol. 75v-77v), on trouve
également un chapitre sur les troubles de la matrice suivi d’un chapitre sur les troubles des seins.
24 Il existe cependant aussi des régimes qui se concentrent sur la santé de la femme. Maino de’ Maineri, maître régent
à l’Université de Paris de 1326 à 1331, réserve ainsi une section de son régime aux femmes ; la lactation et les conseils
pour le recrutement des nourrices suivent après des chapitres sur la conception, la grossesse, la préparation à
l’accouchement, et le post-partum, et précèdent un dernier chapitre sur la santé de l’utérus et la menstruation. Maino
de’ Maineri, Regimen sanitatis, II, éd. Paris, 1506, fol. 21v-26r.
L e pouvoir du la it 51 3
25 Aldebrandin de Sienne, Le Régime du corps, éd. Louis Landouzy et Roger Pépin, Paris, Champion, 1911, I, chapitres
« Comment le femme se doit garder quant ele est ençainte » (p. 71-73), « Comment on doit garder l’enfant quant
il est nés » (p. 74-78) et « Comment on doit le cors garder en cascun aage » (p. 79-82).
26 Guillaume de Salicet, Summa conservationis et curationis, I.1, éd. Venise 1490, sans foliotation : « capitulum primum
libri primi in quo determinabitur de conservatione sanitatis a die conceptionis usque ad ultimum vite senii ». Pour ce régime,
ainsi que celui de Giacomo Albini da Moncalieri (actif 1320-1348), qui adopte un plan similaire, cf. Nicoud, 2007,
p. 210-211.
27 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, cap. 1-2, éd. cit., p. 11-16. Pour ce traité, cf. Nicoud, 2007, p. 186-208.
28 Inversement, dans la partie gynécologique et obstétricale de sa somme de médecine pratique, Bernard de Gordon
avertit son lecteur qu’il ne parlera pas du régime du nourrisson. Lilium medicinae, VII.16 « De difficultate partus »,
éd. 1491, sans foliotation : « Qualiter autem et quomodo baccalarius noviter genitus debeat regi hoc dicemus cum per Dei
gratiam tractabimus regimen sanitatis ».
29 Galien, De sanitate tuenda, , p. 36sq. Cf. Nicoud, 2007, p. 202.
30 Avicenne, Canon medicinae, I.3.1.1-2, éd. cit., fol. 53r-54v : « Pregnantium autem regimen et mulierum que partui sunt
vicine in dictionibus scribemus particularibus ». Le Viaticum, autre texte clé pour la médecine pratique traduit de l’arabe
par Constantin l’Africain, ne comporte en revanche qu’un régime de santé pour la femme enceinte (VI.15, éd. dans
Isaac Israeli, Opera omnia, éd. Lyon, 1515, fol. 165v).
31 Avicenne, éd. cit., fol. 365v-366r.
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Selon l’opinion commune qui se dégage des textes médicaux et philosophiques traduits
en latin ou rédigés entre le xiie et le xve siècle, le lait maternel est un produit dérivé du
sang menstruel. Pour la médecine antique, arabe et médiévale, la femme purge son corps
par ses menstruations. Les médecins et philosophes médiévaux considèrent, à la suite
d’Aristote, mais aussi de Galien et de leurs commentateurs et adaptateurs arabes, que la
femme est plus froide et plus humide que l’homme37. Grâce à sa plus grande chaleur, la
digestion et la transformation de la nourriture en sang et dans les autres humeurs, puis
en la substance du corps, est plus efficace chez l’homme que chez la femme. L’homme
produit moins de superfluités et est capable de les éliminer par les pores, sous forme de
sueur, ou de les transformer en poils. La femme est, elle, trop froide pour éliminer les
superfluités. Leur accumulation dans le corps est dangereuse pour la santé ; la femme les
élimine donc sous forme de menstrues.
Chez Aristote, la physiologie de la menstruation se fonde aussi sur une analogie entre
le sang menstruel et le sperme (De generatione animalium, IV.8.776a15-777a27). L’un et
l’autre sont des résidus de la digestion qui apparaissent à la puberté et qui sont nécessaires
à la génération. Leur rôle n’est cependant pas identique. Le sang menstruel a une fonction
double. Il nourrit le fœtus, mais fournit aussi la matière initiale sur laquelle agit le sperme
pour former l’embryon. Selon Aristote, à la différence d’Hippocrate et de Galien, la femme
n’a pas de semence active38.
L’idée que le fœtus et le nourrisson se nourrissent – directement ou indirectement – du
sang menstruel permet d’expliquer l’absence des règles pendant la grossesse et pendant la
lactation. La femme enceinte ou qui allaite n’a pas besoin d’éliminer les menstrues, parce
qu’ils sont consommés par le fœtus et le nourrisson.
Selon les descriptions médiévales du mécanisme de la génération, le sang menstruel
est transporté du foie de la mère, son lieu de production, au fœtus, à travers une veine dans
le cordon ombilical ; ce dernier se régénère à chaque grossesse et relie le fœtus à la mère,
comme la pomme est fixée à l’arbre par la queue39. Il existerait, en outre, des vaisseaux
sanguins qui relient l’utérus directement aux seins ; ainsi le sang menstruel peut monter
aux seins pour y être transformé en lait pour le nourrisson40. Hippocrate appelle le lait
le « frère des menstrues », note, vers 1363, le chirurgien Guy de Chauliac, en décrivant
ces vene lactales et menstruales41. Dans les seins, ou plus précisément dans les veines des
seins, le sang subit un processus de coction, de purification et de blanchiment, grâce à la
chaleur du cœur tout proche42, un processus qui n’est pas sans rappeler la transformation
du sang en sperme dans les testicules de l’homme43. Cette proximité physiologique entre
la semence et le lait, à travers le sang dont ils sont l’un et l’autre un dérivé44, se perçoit
aussi dans les conseils médicaux pour stimuler la sécrétion de ces liquides corporels. Tout
ce qui stimule la production du bon sang dans de bonnes quantités favorise la production
suffisante d’un bon lait ; et tout ce qui donne abondance de sperme donne aussi abondance
de lait, comme l’explique Avicenne dans son Canon45.
Les médecins et philosophes médiévaux conçoivent la physiologie féminine comme un
système dynamique dont l’équilibre se maintient selon le principe des vases communicants.
Le sang superflu doit être évacué, consommé « sur place », réservé temporairement, ou
transformé. Les ajustements de cette plomberie corporelle permettent d’expliquer les
saignements bénins en début de grossesse qui peuvent induire en erreur les femmes sur
leur état : la production du sang menstruel dépasse encore les besoins du fœtus et le corps
de la femme élimine le surplus46.
Le principe des vases communicants implique surtout que le corps féminin ne peut – ou
ne doit – jamais occuper en même temps plus qu’une seule des trois phases physiologiques
(menstruation, grossesse, lactation). Si la sécrétion se produit d’un côté, elle ne peut pas
se produire de l’autre. Les textes médicaux mettent ainsi en garde les femmes qui allaitent
de s’abstenir des emménagogues et d’éviter tout acte qui fait venir les menstrues47 : si les
règles apparaissent le sang ne pourra plus affluer aux seins. Suivant la même logique, la
saignée est dangereuse pendant la grossesse, car elle peut priver l’embryon de la nourriture
nécessaire et provoquer une fausse couche48.
Aristote avait remarqué que les femmes qui allaitent n’ont pas de règles et ne peuvent,
sauf exception, pas concevoir à nouveau. La raison reste implicite, mais est néanmoins
claire : le sang menstruel qui sert à produire le lait n’est pas disponible pour constituer
un embryon nouveau et le nourrir49. Le passage sur l’effet contraceptif de la lactation
manque cependant dans la très diffusée traduction arabo-latine effectuée par Michel Scot
et dans la paraphrase de la zoologie aristotélicienne d’Avicenne du même traducteur. Il
42 Par exemple, Pantegni, Theorica, III.34, ms. cit., fol. 20v ; Barthélémy l’Anglais, De proprietatibus rerum, V.34
« De mamilla », éd. cit., fol. 179r.
43 Dans les textes médiévaux, l’hématogenèse, théorie défendue par Aristote et adoptée également par Galien, circule
à côté de deux autres théories sur l’origine du sperme : la pangenèse (l’idée que toutes les parties du corps donnent
lieu au sperme) et l’idée que le sperme provient du cerveau. On trouve aussi des tentatives pour concilier ces théories.
Cf. Jacquart et Thomasset, 1985, p. 73-87.
44 Ces trois liquides corporels ne sont donc pas mutuellement convertibles les uns dans les autres.
45 Avicenne, Canon, III.11.1.2, éd. cit., fol. 264r, repris par exemple par Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione,
2, éd. cit., p. 16.
46 De secretis mulierum, « commentaire B », cf. Lemay, 1992, p. 71. Ce décalage perçu entre production et consommation
explique également l’affirmation de Guillaume de Conches repris dans les Questions salernitaines (B 21, éd. Lawn, p. 13)
selon laquelle la femme enceinte est réchauffée par le fœtus, digère mieux la nourriture et produit par conséquent
moins de sang menstruel que d’ordinaire. Guillaume de Conches, Philosophia, IV.11.19, éd. cit., p. 97 ; Dragmaticon,
VI.9.1, éd. cit., p. 212.
47 Par exemple, Trotula : Liber de sinthomatibus mulierum, par. 127, éd. cit, p. 110-111.
48 Hippocrate, Aphorismes, V.31 ; Ps-Galien, De spermate, transcription Merisalo cit., l. 77-79 : « Vidi feminam
preganantem (!) minuisse sanguine per brachium. et sic tercia die abortiuum emisisse ». Voir aussi Bernard de Gordon,
Lilium medicinae, VII.15, éd. cit., fol. 335v.
49 Aristote, De generatione animalium, IV.8.777a12-14.
L e pouvoir du la it 51 7
physiologique de cette corruption est cependant peu expliqué56. Les médecins médiévaux
se contentent de dire que le coït perturbe le sang et donc le lait57.
Si la menstruation, la génération et la lactation relèvent d’un même système physio-
logique fondé sur la production, la circulation, l’évacuation et la transformation du sang,
les auteurs médiévaux tendent à problématiser et à nuancer le rapport entre les menstrues
et ce sang maternel. Cette évolution est liée à la dégradation progressive de l’image du
sang menstruel au Moyen Âge central. Dans la médecine grecque et dans la philosophie
naturelle aristotélicienne, le sang menstruel n’est pas nocif en soi. Il s’agit d’un simple
résidu de la digestion ; c’est la rétention et l’accumulation des superfluités dans le corps
qui constitue un risque pour la santé. La menstruation est une purgation nécessaire,
qui apporterait même certains bénéfices, comme la supposée absence chez les femmes
d’hémorroïdes et de saignements du nez. Si les règles sont un signe de l’infériorité physique
de la femme, elles sont aussi un signe de sa fertilité. Sans ces « fleurs », il n’y aurait pas de
fruit, rappellent les médecins médiévaux en reprenant à leur compte une image commune.
En physiologie, le sang menstruel est une superfluité. À partir du Moyen Âge central, ce
que l’on entend par superfluité change de sens. Il s’agit moins d’un fluide surabondant que
corrompu. Le sang menstruel se voit de plus en plus associé à l’impureté, à la corruption,
voire au poison. C’est au cours du xiiie siècle que l’image de la femme menstruée comme
empoisonneuse potentielle – et a fortiori de la vieille femme qui n’expulse plus la matière
impure – se consolide en recevant une rationalisation scientifique58. Le contact du fœtus
avec les menstrues apparaît alors comme une source de danger. L’angoisse de la matière
impure et corrompue se reflète dans la croyance largement partagée – et qui renforce, là
encore, des interdits sexuels lévitiques puis ecclésiastiques –, selon laquelle le coït pendant
la menstruation peut causer la naissance d’un enfant roux, d’un enfant porteur de taches
de vin, voire d’un enfant lépreux59.
Mais si la conception pendant les règles est si dangereuse pour le fœtus, est-il bien
raisonnable de croire que le fœtus se constitue et se nourrit de ce sang impur et corrompu ?
À partir de 1200, certaines voix s’élèvent contre cette idée. Selon l’encyclopédiste Thomas
de Cantimpré, suivi de Vincent de Beauvais, le sang menstruel doit d’abord être purifié et
56 Selon le Pantegni, suivant Galien, c’est la grossesse qui peut en résulter plutôt que l’acte sexuel lui même qui cause
cette corruption : la meilleure partie du sang maternel va nourrir l’embryon et la mauvaise partie monte aux seins.
Pantegni, Practica, I.21, éd. cit., fol. 63r : « Abstineat a coitu, quia magnum nocumentum infanti prestat. Trahit enim
menstrua et corrumpit ea, unde ad ubera non possunt ascendere ; que si concipiat eo amplius deterius est, quia melior pars
sanguinis vadit in nutrimentum fetus, mala autem ad ubera ascendit et in lac convertitur, unde malum infanti nutrimentum
tribuit ». Cf. Galien, De sanitate tuenda, I.9, éd. Kühn, 6, p. 46. L’explication est plus confuse chez Avicenne, Canon,
I.3.1.2, éd. cit., fol. 54v. Cette rationalisation galénique a peu de succès dans la médecine médiévale.
57 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 77 : « et soi garder qu’ele ne gise à homme, car c’est li cose
qui plus corrunt le lait, et por çou qu’ele ne deviegne ençainte, car femme ençainte quant ele alaite tue et destrait
les enfans » ; Guillaume de Salicet, Summa conservationis, I.1-2, éd. cit., sans foliotation : « omnino sit abstinens a
coitu, quia coytus sanguinem perturbat et permiscet et facit lac malum et corruptum, ut dicit Avicenna […] » ; Bernard
de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 13 : « non coeat quia lac reddit foetidum et si conciperet non posset
sufficere foetui extrinseco et intrinseco » ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 152-153. Le Trotula
fait exception en ne mentionnant pas l’interdiction de l’acte sexuel.
58 Jacquart et Thomasset, 1985, p. 101-106 ; Agrimi et Crisciani, 1993, p. 1281-1308 ; Salmón et Cabré, 1998,
p. 53-84 ; Delaurenti, 2006, p. 137-154 ; De Miramon, 1999a, p. 163-181 et 1999b.
59 Pour les rapports complexes entre préceptes religieux et médicaux, cf. Marienberg, 2003, p. 94-120 ; Demaître,
2007, p. 168-171 ; Miramon, 1999a, note 37.
L e pouvoir du la it 51 9
digéré dans le foie de la mère avant de pouvoir servir de nourriture au fœtus ; dans le cas
contraire, il tuerait plutôt que ne nourrirait le fœtus60. Dans les textes scolastiques, la mise
à distance du sang menstruel passe par un jeu de distinctions. Albert le Grand adapte un
passage d’Avicenne consistant à différencier plusieurs types de sang maternel ; une part
sert pour construire et pour nourrir le fœtus, une autre se convertit en lait, alors que le
sang impur qui sert à la purgation de la femme ne participe pas à la génération, mais est
expulsé pour partie à travers les urines et pour l’autre à la naissance61.
Dans le système des circuits de fluides corporels dans la femme, les philosophes
et médecins médiévaux rendent plus problématique l’équivalence entre menstrues et
nourriture du fœtus, mais ils accentuent la continuité physiologique entre gestation
et lactation. Selon Aristote, le corps de la femme ne commence à produire du lait qu’à
l’extrême fin de la grossesse, car le lait ne devient utile qu’à l’approche de l’accouchement.
La nature aristotélicienne ne fait rien en vain. Une fois que le fœtus a atteint un stade de
développement qui lui permet de survivre en dehors de l’utérus, le corps de la femme
commence à produire une nourriture adaptée à cette nouvelle phase. Après la naissance,
l’enfant a besoin d’une nourriture proche de ce qu’il recevait dans le ventre maternel, mais
pas pour autant identique62.
Contrairement à Aristote, les médecins et philosophes médiévaux ne font pas coïncider
le déclenchement de la montée du lait avec la naissance. À la suite des médecins grecs et
arabes, ils le placent bien plus tôt lors de la grossesse, pour rendre compte de certains faits
d’expérience : le gonflement et le durcissement des seins et les écoulements séreux qui
surviennent chez certaines femmes enceintes63. Dans les années 1200-1220, un chirurgien
montpelliérain attribue par exemple les douleurs aux seins en début de grossesse à
l’accumulation de lait. Pour remédier à l’obstruction, il recommande l’application de
60 Prose Salernitan Questions, B 306, éd. cit., p. 144 : « Queritur quare pueri non nutriantur menstruo sanguine ut secundum
quosdam asseritur. R. Sanguis menstruus corruptus est, qui corruptos et chimos debet generare humores. Pueri ergo non
nutriuntur menstruo sanguine qui corrumptus est, quoniam si inde nutrirentur cito corrumperentur ». Thomas de
Cantimpré, De natura rerum, I.73.4, éd. H. Boese, Berlin, W. De Gruyter, 1973, p. 74 : « Vivit ergo puer sanguine
menstruato, ut omnes philosophi dicunt, sed ipso sanguine optime et purissime digesto, mediante scilicet dulciori ac iocundiori
parte corporis, hoc est epate. Si enim nullo medio vel non optimo medio sanguis menstruatus transiret ad puerum, potius
illum sua malignitate occideret quam nutiret. Quod patet in aliquibus hominibus sic natis, ut habeant maculas in facie
vel parte aliqua corpori sui. Hoc enim fit ex sanguine menstruato, qui aliquando nimium habundans cadit super puerum
in matris utero, et nisi esset folliculus secundi medius inter sanguinem cadentem et puerum, ipsum in nudo contactum
penetrando occideret. Restat tamen ex hoc macula in puero, que nunquam etiam cute excoriata poterit deleri ». Dans le
chapitre sur les âges de l’homme (ibidem, cap. 78, éd. cit., p. 80), Thomas de Cantimpré explique la faiblesse du
nourrisson par le fait d’avoir été nourri par le sang menstruel ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI.51,
éd. Douai, 1624, réimpr. Graz, 1965, col. 2330. Je dois ces exemples à Maclehose, 2008, p. 14-15. Guillaume de
Conches explique déjà la création d’une membrane autour du fœtus par la nécessité de le protéger de l’influence
néfaste des « superfluités ». Philosophia, IV.13.20, éd. cit., p. 98 ; Dragmaticon. VI.9.4, éd. cit., p. 213 : « Sed prius ex
quadam sicca materia folliculum intra se continentem conceptum creat, ne aliquae superfluitates illi se commiscentes illum
corrumpant ». Cf. Prose Salernitan Questions, B 24, éd. cit., p. 14.
61 Albert le Grand, Quaestiones super de animalibus, IX.8, éd. cit., p. 204-205 ; Idem, De animalibus, IX.2.5, éd. cit.,
t. 15, p. 725 ; Gilles de Rome, De formatione humani corporis, cap. 7, éd. cit., p. 107 ; cap. 22, éd. cit., p. 213-225. Selon
Gilles de Rome le danger pour le fœtus explique l’interdiction des rapports sexuels pendant les menstrues (p. 213-214).
Voir aussi le commentaire B au livre Des secrets des femmes, cf. Lemay, 1992, p. 77 et ibidem, p. 130-131.
62 Aristote, De generatione animalium, IV.8.776a15-777a27.
63 Selon Albert le Grand (De animalibus, IX.2.5, éd. cit., t. 15, p. 725), les médecins font coïncider la montée de lait
avec les premiers mouvement du fœtus. L’idée se retrouve dans le De spermate, transcription Merisalo cit., l. 67-77.
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grandes ventouses ; alternativement la femme peut se faire sucer les seins par une autre
femme pour extraire le lait, une méthode qui aurait été fort efficace pour une patiente64.
L’aspect et la consistance des seins et la quantité et qualité du lait de la femme enceinte
sont autant de signes de la santé et du sexe de l’enfant qu’elle porte – la mauvaise qualité
de ce lait se voit, sans surprise, corrélée au fœtus féminin –, alors que le dégonflement
soudain des seins serait, selon une tradition hippocratique bien connue au Moyen Âge,
un signe avant-coureur de la fausse couche65. L’écoulement ou le durcissement excessifs
des seins sont également mauvais signe, indiquant un fœtus souffreteux incapable de
consommer la nourriture66.
L’association un peu confuse de ces différentes idées dans certains textes fondateurs
comme le Pantegni pouvait laisser entendre que le fœtus se nourrit non pas de sang, mais
déjà de lait67. Muscio l’avait affirmé de manière explicite au détour d’une question sur la
nocivité, pour l’enfant, de la consommation de vin par la mère pendant la grossesse et la
lactation68. L’auteur anonyme du très diffusé livre des Secrets des femmes en tire les conclusions
pour la production et la circulation du sang et du lait dans le corps de la femme enceinte :
« La première chose qui se développe est une certaine veine ou un nerf qui perfore
l’utérus et monte de l’utérus vers les seins. Lorsque le fœtus est dans l’utérus de la mère,
ses seins deviennent durs, parce que l’utérus se ferme et la substance menstruelle est
dérivée vers les seins. Ensuite cette substance est mise en ébullition et devient blanche
et on l’appelle le lait de la femme. Après avoir subi une telle coction, il descend par la
veine vers l’utérus, et le fœtus est nourri par cette nourriture qui lui est naturelle et
propre. Cette veine est le cordon ombilical »69.
64 Cf. Guillaume de Congenis, Chirurgia, III.29, éd. Karl Sudhoff, « Chirurgia Wilhelmi de Congenis », Beiträge
zur Geschichte der Chirurgie im Mittelalter : graphische und textliche Untersuchungen in mittelalterlichen Handschriften,
Leipzig, J. A. Barth, 1914-1918, 2 vols., 2, p. 363.
65 Hippocrate, Aphorismes, V.37 ; Pantegni, Theorica, III.34, ms. cit., fol. 20v ; Ps-Albert le Grand, De secretis
mulierum, 7, éd. cit., p. 428, 430, cf. Lemay, 1992, p. 124.
66 Pantegni, Theorica, X.3, ms. cit., fol. 9v : « Et similiter si lac de mamillis effluat contingit, quia nutrimentum fetus sanguis
est menstruus. Qui si ex consuetudine sua currat, defectionem significat, cum non sibi trahere ualeat ». Barthélémy
l’Anglais, De proprietatibus rerum, V.34, éd. cit., fol. 180 : « Sicut idem recitat Galenus item in eodem, si mulieri habenti
in utero lac multum fluxerit ex mamillis, fœtum debilem signat ; si vero fuerint ubera dura, iterum debilem signant esse
fœtum, ideo enim non diminuitur lac, quia fœtus est debilis ad accipiendum et convertendum in suum nutrimentum ».
67 Pantegni, Theorica, III.34, ms. cit., fol. 20v : « Quia autem lac de sanguine menstruo fiat et <a> vulva mamillas attingat,
signum est quod mulieris conceptione incipiunt menstrua cessare ut infantibus in vulva positis inde videatur nutrimentum
dedisse. Mulierum abortivum facientium mamille emollescunt et si antea fuerint dures, sicut Ypocras in Aphorismo testatur,
si mulieris inquit postquam geminos concepti dextra mamilla emollierit masculus abortivus fit, si sinistra abortivatur
femina ». Quelques lignes plus haut, Constantin l’Africain avait pourtant dit clairement que le fœtus se nourrit de
sang menstruel, alors que le nouveau-né se nourrit de lait qui est un produit dérivé du sang.
68 Muscio, De genecia, 91, éd. cit., p. 33 : « Quomodo dicis in principio infantem male accipi, scilicet si nutrix eius vinum
multum bibat, cum tot mensibus matre sua bibente non sit male acceptus ? Quoniam cum in utero esset ad perferendam
digestionem mater eius officio laborabat et sic ei digestum lac transmittebat, modo vero ad substantiam suam separatus
non praevalet ad perferenda quae difficillimae digestionis sunt ».
69 Ps-Albert le Grand, De secretis mulierum, 5, éd. cit., p. 384-386 : « […] primo inter omnia nascitur quedam vena
vel nervus, qui quidem nervus vel vena perforat matricem et a matrice procedens uno tramite usque ad mamillas. Modo
quando fetus est in utero, indurantur mamille mulieris, et tunc substancia menstrui fluit ad mamillas propter clausuram
matricis. Et ibi talis substancia menstruosa fortiori decoccione decoquitur usque ad colorem albedinis, et tunc appellatur lac
mulieris. Et illud sic decoctum mittitur per talem venam tali modo ortam ad matricem, et ex hoc fetus nutritur tamquam de
proprio et naturali nutrimento. Et hec est vena que in exitu fetus ab obstetricibus abscinditur ». Cf. Lemay, 1992, p. 109.
L e pouvoir du la it 521
On voit que la nourriture du fœtus passe désormais par les seins qui jouent le rôle
d’organe purificateur ailleurs attribué au foie. Le livre des Secrets des femmes est un relais
important de croyances sur le pouvoir néfaste du sang menstruel. Aux yeux de l’auteur,
l’avantage de ce circuit alternatif devait être double : la production de lait pendant la
grossesse se voit justifiée du point de vue du principe aristotélicien de l’utilité et tout
contact entre le sang menstruel et le fœtus est évité70.
La tendance à faire du lait un élixir pur et à garder le fœtus de tout contact avec le sang
menstruel se place cependant en porte à faux avec les principes de base de la physiologie
et de la diététique médiévales. Un bon aliment est celui qui correspond à l’état de votre
corps. Ainsi, il est logique que le fœtus, à ses premiers stades, se nourrisse de sang et, au
fur et à mesure de son développement, de lait, de la même façon que le nourrisson va
graduellement passer du lait aux nourritures solides. Le lait n’est plus un liquide pur, mais
un aliment qui doit jouer son rôle pour conserver la santé du nourrisson. De ce point de
vue, le lait maternel est le meilleur aliment parce qu’il provient du même sang qui nourrit
le fœtus dans l’utérus71.
Dans la médecine médiévale, la santé et la maladie sont définies à l’aide du concept de
complexion ou de tempérament, c’est-à-dire la proportion équilibrée ou déséquilibrée des
qualités élémentaires (chaud, froid, humide, sec). Le corps en santé maintient une proportion
appropriée de ces qualités dans un rapport dynamique avec son environnement physique,
l’hygiène de vie et les états d’esprit. Parmi ces choses « non naturelles », la nourriture et
la boisson occupent une place centrale, parce qu’elles sont incorporées et assimilées par le
corps. Tant le corps que la nourriture ont une complexion propre. Le corps transforme la
nourriture d’abord en sang, puis en sa propre substance ; avec le temps, la complexion du
corps va graduellement s’assimiler à celle de la nourriture qu’il consomme. Le corps peut
s’adapter à de nouvelles circonstances et à un régime différent, et cela est a fortiori le cas
pour le nourrisson qui est perçu comme un être encore mou et malléable. Cependant, tout
changement brusque est dangereux. Il peut perturber l’équilibre et faire basculer le corps
dans la maladie. La santé se conserve, en revanche, par des aliments d’une complexion
similaire à celle du corps. Il s’en suit que le lait maternel est mieux adapté au nourrisson
que celui d’une autre femme, et a fortiori celui d’un autre animal72.
70 Cette idée de purification du sang et du lait entre en résonance avec la dévotion à la Vierge enceinte et allaitante et
avec les débats théologiques sur la génération du Christ, cf. Van der Lugt, 2004, p. 423-427.
71 Pantegni, Practica I.21, éd. cit., fol. 63ra ; Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53vb ; Aldebrandin de Sienne, Régime
du corps, éd. cit., p. 76 : « Sachiés que li lais que on li doit douner et cil ki miex li vaut si est cil de le mere, por ce
ke de celi meisme dedens le ventre de le mere est nourris, car natureument puis qu’il est hors du ventre revient li
lais as mamieles » ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 145 : « […] prima dirò chel megliore
lacte e al fanzuiolo più utile e di suoa sanità conservativo è quello di la madre, quando è buono e non viciato : il perchè è
somegliante a quello nutrimento dil quale è stato nutrito nel ventre, zioè al sangue mestruo, dil quale se fa il lacte, come
dicto habiamo », et les références citées dans la n. 72.
72 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 « Deinde mater lactet infantem, quoniam aliis existentibus
lac matris est melius et est magis conveniens cum sit magis simile generationi fœtus et nutritionis intrinsecae » ; ibidem, q. 7
« Utrum lac matris sit melius foetui quam lac alterius mulieris ? », éd. cit., p. 166 : « […] si omnia sint aequalia, lac matris
522 m a a i k e van der lugt
magis valet et competit, cuius ratio est, quoniam conservatio sit per similia, sed lac matris magis assimilatur foetui, quod ex
illo fuit nutritus et generatus, et imo ratione similitudinis et convenientiae facilius et melius nutritur extra » ; Aldebrandin
de Sienne, Régime du corps, III, « du lait », éd. cit., p. 182 : « […] vous devés savoir que li plus covignables lais à
nature d’omme c’est cil de feme, especialment quant il est <usés si com il ist> de le mamele » ; Jacques Despars,
comm. Canon, I.3.1.2, éd. Lyon, 1498, sans foliotation : « […] lac matris pre ceteris infanti est dandum ab ubere sugendum
omnibus modis possibilibus […] quia infans delectabilius recipit illud quam quodcunque aliud propter similitudinem ipsius
maximam cum priori iam assueto nutrimento […] ».
73 Muscio, De genecia, par. 86, éd. cit., p. 31 : « Maternum lac non est utile, sed extraneum, quia maternum lac de labore
partus et turbore et purgatione malum est et pingue et indigestibile » ; Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53v : « Oportet
autem ne sit eius mater que ipsum prius lactat, donec matris complexio temperetur. Et melius quidem ut parum mellis eidem
tribuatur, deinde lactetur » ; ibidem, fol. 54v : « et si que in prima die ipsum lactaverit alia fuerit quam mater ipsius erit
melius ».
74 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 : « interim mater faciat sibi sugi mamillas ab aliqua vili
persona vel a pueris qui inveniuntur in hospitali » ; ibidem, q. 7, éd. cit., 166 ; Maino de’ Mainerii, Regimen sanitatis,
II, « De regimine pregnantis », éd. cit., p. 24r : « amplius enixe contingere consuevit mamillarum dolor et apostemata
propter magnam lacti exuberentiam. Horum autem cura est lactatio per mulierem vilem. Tale enim lac inconveniens est
lactationi infantis ».
75 Avicenne, cf. supra n. 73 ; Muscio, cf. infra, n. 76 ; Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « […]
et le doit on pau faire au commencement, et vauroit miex c’on li mesist devant l’alaitier .i. pau de miel en le bouce,
et convient espraindre le mamele et laissier aller avant, et puis apriès le poés alaitier » ; Bernard de Gordon,
Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 : « Deinde paretur cibus talis. Recipe zuccari albiss et pulverizetur in ultimo, et
tunc recipe mellis mundi mediam partem et misceantur cum oleo sesamino et fiat quaedam confectio liquida quasi sorbilis,
vel quod possit lambi et paulative parva quantitas ponatur in ore et cum isto cibo poteris quasi transire per duos dies » ;
voir aussi ibidem, p. 166.
76 Muscio, De genecia, 83-84, éd. cit., p. 30 : « Quando infanti cibum dare oportet ? Cum post omnem commotionem quietus
fuerit effectus, hoc est post octo vel decem horas. Quem primum cibum accipere debet infans ? Talem cibum accipiat qui
potest et stomachum et ventrem purgare et eum nutrire, hoc est mel modice decoctum ».
L e pouvoir du la it 523
traitement à base de miel – très en deçà des vingt jours préconisés par Soranos, et davantage
compatible avec un allaitement maternel réussi. Il va de soi qu’un délai de vingt jours rend
indispensable le recours au moins temporaire à une nourrice, tout en compromettant la
production de lait chez la mère. Muscio n’avait pas repris ce délai peu réaliste et on ne le
trouve pas non plus dans le Pantegni et le Canon77. Cela ne veut pas dire que les médecins
médiévaux préconisent, ni même supposent, tous un début d’allaitement maternel plus
précoce. Dans son monumental commentaire au Canon rédigé entre 1432 et 1453, le maître
parisien Jacques Despars impose, bien au contraire, un délai encore plus long d’un mois au
moins ; le temps, note-t-il, pour la mère d’éliminer toutes les impuretés liées à la naissance78.
Despars décrit le corps de la femme accouchée comme non seulement déséquilibré et
fiévreux, mais impur et susceptible d’infecter l’enfant à travers le lait.
Despars écrit à une époque où la pratique des relevailles se charge de sens sociaux,
religieux et folkloriques, comme en témoignent des résurgences ponctuelles de couvades.
Dans la logique des relevailles, la parturiente ne devait pas seulement se reposer, mais
être mise à l’écart, un temps, de la communauté. Cette pratique entrait en résonance avec
les croyances grandissantes à partir du xiiie siècle, comme nous l’avons vu, sur le danger
du corps féminin et de ses écoulements sanguins79. Alignant le début de l’allaitement
maternel sur les relevailles, Despars, un auteur enclin à la médicalisation du folklore80,
inscrit cette pratique sociale dans l’ordre de la nature : la femme accouchée doit rester
confinée tant qu’elle saigne, car elle pose alors un danger aux autres, et a fortiori pour son
propre nourrisson.
Si la position et le ton très durs de Despars sont exceptionnels, les recommandations
des médecins médiévaux pour le recrutement des nourrices suggèrent une méfiance plus
générale du lait de la femme récemment accouchée. Depuis l’Antiquité, les médecins
recommandent en effet de ne recruter que des nourrices qui ont accouché depuis au
moins un mois et demi, voire deux mois. Ce délai est peu expliqué. Il servait sans doute
à s’assurer de la mise en place dans la durée de la lactation chez la nourrice prospective
77 Bernard de Gordon, supra, n. 75. Les éditeurs modernes de Soranos proposent de lire « trois » à la place du
chiffre vingt dans le seul et médiocre manuscrit du texte grec. Mais comme le remarque Temkin 1956 (p. 89, la leçon
du manuscrit est compatible avec les conseils de Soranos concernant la mise en nourrice. Le délai de vingt jours
apparaît dans les fragments de la version latine de Soranos. Éd. Drabkin et Drabkin, Gynaecia (par commodité, j’ai
consulté le texte non paginé disponible sur digilibLT) : « Maternum enim lac usque ad XX dies est separandum, quia
de labore partus et turbore et purgatione malum est et pingue et indigestibile post partum ».
78 Jacques Despars, comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit., sans foliotation : « In tertia dicit opportunum esse ne mater infantis
lactet eum donec complexio ipsius temperata fuerit. Attende quod mater ilico post partum alterata est ex pressura dolorum
et disposita ad febrem ; ideo tunc non lactare debet infantem, immo subtili et temperato regimine parum declinante ad frigus
suam debet temperare complexionem […]. Item alterata est et sordida durantibus purgationibus solitis contingere post
tempus partus, et ideo mos est ut per unum mensem in camera maneant supra cubile vel lectum quo tempore si lactarent
infantem inficerent ipsum sicut inficiunt speculum. Item quocunque tempore mater discrasiata fuerit non lactet infantem
donec se temperavit ne discrasis simili per medium lactis inficiat infantem ». Plus loin, il réitère l’idée de l’impureté du
corps de la femme accouchée : « quia tunc mater immunda est commota et debilis ex pressura partus et lac et sanguis
sui turbati sunt ex vehementia dolorum ».
79 Sur les relevailles, cf. De Miramon, 1999a et 1999b ; Rieder, 2006. Charles de Miramon propose, en s’appuyant sur
des sources littéraires, une interprétation anthropologique des relevailles, et notamment de la coutume de donner à
la mère un poulet à manger ; il s’agirait d’éviter qu’elle s’en prenne, dans l’état liminal et animalisé où elle se trouve,
à son enfant.
80 Pour un autre exemple de l’ouverture de Jacques Despars aux croyances communes, cf. Van der Lugt, 2001b, ici
p. 198. Voir aussi Jacquart, 1980, p. 35-86.
524 m a a i k e van der lugt
et de la santé de son enfant, mais on peut y voir aussi un désir d’attendre que la nourrice
ne saigne plus, que ce soit parce que ce sang fait concurrence à la production du lait, ou
parce qu’il est perçu comme impur et susceptible d’entacher le lait81.
S’ils débattent du bon délai entre la naissance et le début de l’allaitement maternel, les
médecins médiévaux conviennent qu’il existe de nombreuses situations où la mère ne peut
ou ne doit pas allaiter du tout. Si elle est malade, elle sera trop faible et son lait sera vicié
et dangereux pour le bébé ; il arrive aussi que les femmes n’aient pas de lait, ou que leurs
tétons soient trop courts. Les médecins médiévaux taisent, en revanche, une autre raison :
la mort de la mère en couches, préférant sans doute ne pas trop attirer l’attention sur cette
issue malheureuse de la grossesse. Cependant, à la suite d’Avicenne, ils reconnaissent que
les raisons pour lesquelles les femmes n’allaitent pas leurs enfants sont souvent d’ordre
social et non médical : « Beaucoup de femmes sont délicates ou nobles, ou elles ont peur
du travail », note Bernard de Gordon. Les cris, la puanteur et les nuits sans sommeil les
effraient ; elles veulent reprendre les rapports sexuels avec leur conjoint et ne pas abîmer
leurs seins, croit savoir Jacques Despars82. Ce sont là les mêmes motivations que leur
attribuent les confesseurs et des prédicateurs.
Michel Savonarole morigène les mères qui n’allaitent pas – elles ne sont jamais fatiguées
quand il s’agit d’aller danser ! – tout en s’adressant aux couples : est-il vraiment si difficile
de rester chastes, s’il en va de la santé et de la survie de son enfant83 ? Son traité prend des
airs d’un sermon de mariage. Il donne des conseils pour le choix de la nourrice et pour
son régime, mais rappelle plusieurs fois qu’il vaut mieux que la mère allaite son enfant elle-
même. Cette rhétorique reste exceptionnelle. Certains médecins, comme l’auteur anonyme
81 Jacques Despars le dit explicitement, comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit., sans foliotation : « et attenditur quod ad minus
nutrix distet quando lactare incipiet a tempore sui partus uno mense cum dimidio vel duobus. Nam primo mense fere toto
immunda fuit et propter plurimum decubitum et defectum exercitii superfluitates colligit ». Despars défend comme on
l’a vu les relevailles comme une réponse à l’impureté de la femme accouchée ; ici il les rend cependant responsables
de l’aggravation de l’accumulation des superfluités nocives.
82 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53v : « Quod si aliqua res prohibitoria matris lac dari non permiserit, sive causa
debilitatis ipsius, sive corruptionis lactis eius, sive quia est deliciosa eligenda erit nutrix secundum conditiones quas dicimus » ;
Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « Mais, por çou que les meires ne puent mie tous jors
nourir leur enfans, ains leur convient avoir nourices, si vous aprenderons queles nourices eles doivent avoir » ;
Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 : « Sed quod nunc mulieres sunt delicatae et elatae,
aut timent laborem, aut non habent lac, aut quod papilla mamillae est valde curta, aut quod infirma, aut alia multa similia,
et non possunt lac administrare foetui, ideoque remedium adhibere oportet et nutricem laudabilem quaerere », Michel
Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 145 : « Prima dirò chel megliore lacte e al fanzuiolo più utile e di suoa
sanità conservativo è quello di la madre, quando è buono e non viciato […]. E dicto ‘se non è vitioso’, il perchè dove la
madre fosse per qualche caxuone mal disposta, cussì serebe megliore quello di un’altra femina ben sana cum le condicione
che diremo le quale havere la bona baila over nutrire […] » ; Jacques Despars, comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit., sans
foliotation : « Prima est debilitas matris sive egritudinalis sive naturalis fuerit propter quam non potest sustinere labores
quos bona requirit nutritio infantis ut esse vigilem et semper promptam […]. Secunda est corruptio lactis eius qua fit non
solum inutile sed pernitiosum infanti. […]. Et neque est aliquis nocibilius corpori quam lac malum. Tertia est deliciositas
seu delicatio nimia matris, quare non sustinet fetores exeuntius ab infante et clamores et vigilias necessarias circa custodiam
ipsius et abstinentiam a coitu et mamillarum gravedinem et augmentationem et pendulositatem, immo mavult esse stricta
et firma solida circa pectorialia ».
83 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 152 : « Dove certo ogni madre doveria lactare el fiolo quando
può e non temere la fatica, come non teme quella dil balare per il gram dilecto che ha in quello ; che non menore dilecto debe
recevere di la fatica dil fiolo, fazendo a quello tanta utilità e bene, come è dicto. […] O frontoso e frontosa che il dilecto vostro
carnale più amate chel fiolo, atendiate a le parole di [Avicenna] ; dice che per nulla la nutrice debe uxare cum l’huomo, che
tal uxo corumpe il sangue, dà cativo odore al lacte, e quello sminuisse ».
L e pouvoir du la it 525
84 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, q. 7, éd. cit., p. 165-166 : « Dico, […] quod omnibus particularibus
convenientibus, scilicet aetas, complexio, consuetudo, et vitae necessaria, quod omnia sint aequalia in duabus mulieribus,
nisi quod una est mater, tunc dico quod magis valet lac matris. Quia si ponimus unam sanam, alteram infirmam, vel unam
vetulam et aliam iuvenculam et ita de aliis, tunc non valet proportio, sed si omnia sint aequalia, lac matris magis valet et
competit ».
85 De complexionibus, éd. Werner Seyfert, « Ein Komplexionentext einer Leipziger Inkunabel (angeblich eines
Johann von Neuhaus) und seine handschriftliche Herleitung aus der Zeit nach 1300 », Archiv für Geschichte der
Medizin, 20 (1928), p. 272-390, ici p. 298 : « Si fetus vel alicuius hominis puer fuerit turpis vel melancholicus vel alterius
malae complexionis, si sugit lac propriae matris, permanet complexio eadem et mos. Si vero detur nutrici pulchrae et bene
complexionatae, convertatur et alteratur natura complexionis in puero ».
86 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « Vous devés regarder le femme qu’ele soit samblans à
le mere tant com ele puet plus […] ».
87 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53v-55r.
88 Pantegni, Practica, I.21, éd. cit., fol. 63r : « Prohibenda est nutrix ab acutis sicut sepis porris alliis et similibus » ; Trotula :
Liber de sinthomatibus mulierum, par. 127, éd. cit., p. 110-111 ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit.,
p. 152 : « Et sopratutto guardase da l’apio, che è provocativo dil male caduco ; da la ruta e da la rucula, che conturbano
5 26 m a a i k e van der lugt
il lacte et provoca i mestrui e conturbano il sangue. […] i cibi tale de le nutrice non voleno essere acuti, come cipole, aio,
porro, scalogna, senavra et somegliante ; nè troppo caldi, come pipioni, anadre, vino grande, pevere ; nè putresibille, come
fructi, cape e ostrege, lacte, pesse di vale, lacta da puo’ manzare ; né apti a corumpere e inflamare il sangue, come la rucula
sopra tute l’herbe » ; ibidem, p. 168.
89 Voir infra pour des exemples. Ce critère provient de Soranos, via Muscio, De genecia, 90, éd. cit., p. 32 : « […]
semperque ebriositatem et indigestionem vitare omnesque excessus ». Avicenne recommande, au contraire, du vin pour
rectifier la consistance du lait.
90 Van der Lugt, 2019a.
91 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 146 : « il perchè il buon colore viene dal buono sangue, et
dil buon sange il buon lacte ».
92 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 54r : « quoniam hec etas est iuventutis et sanitatis et complementi » ; Bernard
de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 13 : « Prima, quod sit aetatis 25 annorum usque ad 35, haec enim
est aetas magis perfecta » ; Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « Li femme qui l’enfant
norrist doit avoir aage de .XXV. ans, car c’est li ages où li caleurs naturex est plus fors por boinnes humeurs
engenrer ».
93 Muscio, De genecia, 89, éd. cit., p. 32.
94 Voir toutefois Bernard de Gordon, éd. cit., 2, éd. cit., p. 14 : « quod sit docta in curando puerum ».
95 Muscio, De genecia, 89, éd. cit, p. 32 : « animo etiam prudens et quae integro affectu amare etiam puerum possit et quae
numquam irascitur » ; Trotula : Liber de sinthomatibus mulierum, par. 127, éd. cit, p. 110-111. Trotula dit que la nourrice
doit éviter l’anxiété, mais il ne s’agit pas d’un critère de sélection, mais d’une consigne pour son régime.
L e pouvoir du la it 527
96 Guillaume de Salicet, Summa conservationis et curationis, I.1, éd. cit., sans foliotation ; Jean de Gaddesden, Rosa
anglica, « De passionibus matricis », éd. Venise, 1502, fol. 84r. Jean de Gaddesden se limite aux conseils pour stimuler
la lactation.
97 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 54r : « Secundum mores vero suos consideratur quoniam ipsam oportet bonorum
morum et laudabilium esse que tarde a malis anime passionibus patiatur, sicut ira, tristitia et timor et reliqua ab istis.
Omnes enim iste corrumpunt complexionem et fortasse a lactatione abstinebit et propter hoc prohibuerunt quidam ne
stolida lactet. Et preter hoc totum malitia morum ipsius eam perducet ad hoc ut infantis parvam habeat sollicitudinem
et ei parum blandiatur ». Le texte de l’édition de Venise 1507 a été vérifié dans les manuscrits suivants : Paris, BnF,
lat. 14391 (deuxième moitié xiiie siècle) ; Paris, BnF, lat. 14023 (xive siècle) ; London, British Library, Harley, 3802
(xve siècle).
98 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 13-14 : « quod sit optime morigerata, scilicet, quod non
de facili irascatur, nec timeat, nec tristeatur, ne sit fatua, nec gulosa, nec ebriosa, quod omnes tales negligunt puerum ».
99 Maino de’ Mainerii, Regimen sanitatis, II, « De regimine pregnantis », éd. cit., fol. 24v : « Debet enim esse bonorum
morum et laudabilium que tarde patiatur ab anime accidentibus, puta ira, tristicia, timore et similibus. Omnia enim
corrumpunt lactis complexionem. Unde prohibendum est ne stolida lactet ; malicia enim morum ipsius ad hoc perducit eam
ut infantis parvam habeat solicitudinem et parum blandiatur. Amplius non debet esse luxuriosa et ebriosa nec crapulata. Hec
enim lactis corrumpunt complexionem » ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 145 : « Quinto,
che sia di buoni e laudevoli costumi ; che non sia colerica, zioè che presto se coruze, che cussì non heba a vitiare il sangue ;
anco non sia molto melenconica e capitosa ; che per tal suoa fatuità corezandose, se propona, o per il pianzere dil fanzuoleto
528 m a a i k e van der lugt
à la physiologie galénique. Les passions et les états d’âme (accidentia animae) figurent
parmi les choses non naturelles qui modifient la complexion du corps ; si la complexion
de la nourrice est perturbée, ce sera le cas pour son lait aussi. (Leur interprétation est
d’ailleurs proche de l’original arabe, où il est dit que la mauvaise complexion « passe dans
la lactation »100.)
Cependant, Maino et Savonarole ne précisent pas quel est l’effet de la corruption
de la complexion du lait sur le nourrisson. Ils évitent donc l’interprétation difficile de
l’expression abstinebit a lactatione.
Jacques Despars, en revanche, va l’affronter dans son commentaire détaillé du passage.
Selon lui, l’expression doit se comprendre comme le refus du nourrisson de téter le lait
corrompu, ou l’oubli de la nourrice de l’allaiter au bon moment. Dans l’un et l’autre cas
de figure, le bébé ne boit donc pas le mauvais lait. Par la seconde interprétation, Despars
ramène la question de la corruption de la complexion de la nourrice à la négligence – thème
qu’il développe ensuite en accusant les mauvaises nourrices d’être susceptibles de noyer
les bébés dans leur bain, de les étouffer par mégarde, et de manière moins dramatique, de
nuire à leur bien-être par un manque d’affection et d’attention.
Selon Jacques Despars, la perturbation de la complexion de la nourrice a cependant
aussi un effet plus insidieux sur l’enfant. Les nourrices stupides altèrent « la complexion,
le corps et le caractère » des enfants, car « après le père et la mère, l’enfant tire le plus
d’inclinaisons de sa nourrice »101. L’enfant risque donc de contracter les vices de sa nourrice.
On retrouve cette troisième interprétation de l’effet des mauvaises mœurs de manière plus
développée chez une poignée d’autres médecins médiévaux. Aldebrandin de Sienne dit
que les nourrices colériques, tristes, craintives ou sottes « troublent la complexion des
e d’altra caxuone, di a quello non dare il lacte, non essendoie madre, nè quello blandire, nè quello solicitare. O frontosa
madre e cagna, modera, modera la tua ira e desdegno contra il fanzuoleto senza uxo di raxuone, e quello vogli blandire e
solicitare come debbi ».
100 Tous mes remerciements vont à Nahyan Fancy pour les informations précieuses qu’il m’a fournies sur la version
arabe de ce passage du Canon. Les traductions anglaises de Gruner et Hamdard sont trop libres et surinterprètent
le passage. Avicenne dit que la mauvaise complexion (et non les mauvaises passions elles-mêmes) passe dans la
lactation. Il semblerait que Gérard de Crémone a eu des difficultés pour comprendre le passage. Il n’a retenu que
la négligence. En revanche, l’idée que les mauvaises mœurs conduisent à l’interruption de la lactation ne se trouve
pas dans les éditions modernes du texte arabe. Il pourrait s’agir d’une interpolation dans le manuscrit utilisé par
Gérard de Crémone ou d’une interprétation de sa part. Gérard de Crémone a également supprimé la référence à une
tradition prophétique interdisant aux femmes stupides ou folles de servir comme nourrice. Sur la mise en nourrice
dans le Coran, les hadith et le droit musulman, cf. Giladi, 1999.
101 Jacques Despars, Comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit. sans foliotation : « In hac parte tertia docet [Avicenna] eligere bonam
nutricem conditione sumpta a moribus eius. Et dicit primo quod bona nutrix consideratur, id est attenditur et eligitur
secundum mores suos, quia oportet ut sit bonorum et laudabilium morum, scilicet diligens, benigna, iocunda et hilaris, cui
arrideat infans, casta, sobria, munda, non cito turbata malis anime passionibus, ut ira, tristitia, timore et similibus. Nam
passiones he corrumpunt aut alterant nutricis complexionem et consequenter lac eius, unde forte infans refutans suum lac
abstinebit a lactatione, vel nutrix turbata negliget et abstinebit a lactatione infantis hora convenienti. Secundo dicit quod,
propter mala que sequuntur ex turbatione nutricis ab anime passionibus, quidam legislatores prohibuerunt ne stolida
mulier lactet infantem ; posset enim facile ipsum vel balneando submergere vel secum iacendo suffocare vel alterare ad
malam complexionem, compositionem vel mores infantis. A nullo enim post patrem et matrem tot inclinationes trahit sicut a
nutrice, propterea diligenter advertendum est ut sit bene morigenata. Tertio dicit quod ultra hec mala, scilicet corruptionem
complexionis et abstinentiam a lactatione, que malitia morum nutricis efficit, est aliud malum quod ipsa operatur, scilicet
perductio nutricis ad hoc ut non sit sollicita de infante neque blandiatur ei seu dulciter et suaviter tractet ipsum, nunc
osculando, nunc cantando coram eo, nunc tripudiando cum eo gestato in brachiis, nunc prebendo mamillam et modis aliis
quibus gaudet et retrahitur ab ira et clamore ».
L e pouvoir du la it 529
enfants » ; ceux-ci développent par conséquent ces mêmes défauts de caractère et c’est
pour éviter « de changer leur noble forme », que les philosophes d’antan mirent en garde
leurs seigneurs contre les mauvaises nourrices102. Dans son traité de physiognomonie daté
des années 1230 – qui contient une longue section sur le mécanisme de la génération, avec
des conseils pratiques concernant la conception, la grossesse et le régime de la nourrice –
Michel Scot note que l’enfant « suit naturellement les vestiges des mœurs de celle qui
l’allaite ». Pour convaincre son public du danger que fait peser la mauvaise nourrice sur
le nourrisson, il rapporte le cas d’un enfant nourri du lait d’une truie qui se comporte
comme un pourceau, et d’un autre nourri au lait de chèvre qui se met à gambader et à
brouter de l’herbe. De même, un enfant dont la nourrice souffrait de fistules développa
des fistules dans les mêmes organes qu’elle103. À l’époque de Despars, Pierre Andrieu,
maître en médecine à l’université de Toulouse, signale, dans son traité sur la génération
écrit pour le comte de Foix, que les enfants nobles peuvent dégénérer (degenerare) à
cause du lait des mauvaises nourrices. Il dresse un parallèle avec les pèches comestibles
en Occident, mais toxiques dans leur Perse d’origine. La qualité du fruit dépend du sol
qui les nourrit. La graine fait naître la plante mais c’est le sol qui fait croître le fruit. Pour
les enfants, il en est de même104.
L’idée que le nourrisson puisse contracter la mauvaise nature de sa nourrice est
compatible avec la physiologie galénique grâce au concept de complexion. La complexion
du nourrisson s’assimile comme nous l’avons vu à la nourriture qu’il incorpore. Puisque la
complexion détermine, selon Galien, non seulement l’état de santé et l’apparence physique
d’une personne, mais aussi son caractère, le nourrisson risque, par l’intermédiaire de la
complexion, de partager également les vices de sa nourrice. Il serait vain, dans ce modèle
physiologique, d’opposer trop fortement nature et nourriture : la nourriture participe
pleinement à la formation de la nature. Il n’en reste pas moins que Galien lui-même n’avait
pas appliqué ces principes à la lactation. Le texte latin d’Avicenne, comme nous l’avons
vu, n’y invitait guère non plus. Cela est vrai, a fortiori, d’autres sources médicales comme
Muscio et le Pantegni.
En réalité, la source d’inspiration de la crainte de la dégénérescence du nourrisson par le
lait n’est pas médicale105. Aldebrandin de Sienne nous le signale lui-même par sa référence
aux « philosophes d’antan ». On doit vraisemblablement y voir l’ombre d’Aulu-Gelle et
102 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76-77 : « Des coustumes, doit on garder s’ele est bien entechie,
ne ne convient qu’ele soit ireuse, ne triste, ne paoureuse, ne sote, car ces coses remuent les complexions as enfans,
et les fait devenir sos et mal acoustumés, et por ce, li philosophes aprendrent ancienement à lors seignours qu’il
fesissent nourir lors enfans à sages nourices et bien accoustumees, por ce ke, par le malvaisté de lors nourrices ne
peussent lor noble forme cangier ».
103 Michel Scot, Physonomia, I.8, éd. cit., p. 302-303 : « […] naturaliter [infans] imitatur vestigia moralitatis lactantis, ut
patet per illum qui diu nutritus est lacte porce et per illum qui dudum lactavit capram etc., quoniam prior libenter intrabat
vestitus in limum et comedebat, ut porcus, alter ibat saltim et libenter corrodebat plantas. Ille qui diu lactavit nutricem
fistulosam fuit etiam in consimili parte sui fistulosus. […] Unde bene cavendum est cui nutrici detur infans ad lactandum
propter tanta pericula que occurrunt ».
104 Pierre Andrieu, Pomum aureum, ms. Paris, BnF, lat. 6992, fol. 90r-90v. Sur ce traité daté de 1444, voir Green, 2008,
p. 261.
105 Les sources médicales affirment cependant que les maladies peuvent se transmettre par le lait. Voir Ps-Galien, De
spermate, transcription Merisalo cit., : « Contingit etiam quod ex patre occupato aliquibus passionibus. iam ex matre
trahit puer passiones similes, aliquando etiam ex nutrimento lactis ».
5 30 m a a i k e van der lugt
de Favorinus, même si ce dernier rejette la mise en nourrice tout court. Le parallèle, chez
Jacques Despars, entre l’influence des parents et l’influence de la nourrice sur le caractère de
l’enfant rappelle également les Nuits attiques, que ce soit directement ou indirectement106 :
dans ses Saturnales, Macrobe, philosophe et grammairien romain dont l’œuvre est bien
connue au Moyen Âge, paraphrase en effet l’argumentation de Favorinus sur le pouvoir
du lait, sa similitude à la semence et les exemples animaux et végétaux107. Aulu-Gelle ou
Macrobe ont sans doute aussi inspiré les exemples d’allaitement interspécifique chez
Michel Scot108.
Les médecins médiévaux semblent toutefois mélanger Aulu-Gelle avec d’autres sources.
On note en effet des divergences. Les exemples de Favorinus concernent les animaux de la
ferme et non les humains nourris de lait animal. Ses arbres meurent dans un sol hostile alors
que les pèches de Pierre Andrieu perdent leur toxicité après être transplantées. L’anecdote
des pèches persanes provient de Galien109. Michel Scot pourrait s’inspirer de la littérature
courtoise qui décrit parfois des enfants allaités par des bêtes sauvages110. À moins qu’il ne
s’agisse d’une croyance folklorique plus difficile à identifier. Pierre Andrieu présente l’idée
que le lait des nourrices peut dégénérer les enfants nobles non pas comme une vénérable
tradition philosophique, mais comme une croyance commune de personnes incultes. En
ce sens, l’intégration de l’idée du danger du lait étranger dans la médecine savante suit
une trajectoire similaire à l’incorporation de traditions non-médicales sur le danger du
sang menstruel pour le fœtus et le nourrisson.
Mais cette intégration n’est pas complète. Aldebrandin de Sienne et Jacques Despars
n’attribuent jamais l’assimilation de l’enfant à sa nourrice explicitement au lait. Contrairement
à Aulu-Gelle, Despars parle de l’influence des parents et de la nourrice, et non de l’impact
de la semence, du sang et du lait. Il laisse ainsi ouverte la question de savoir si l’assimilation
des enfants à leur nourrice repose sur un processus physiologique ou s’il s’agit plutôt d’une
forme de mimétisme culturel et social. Dans une société où le sevrage a lieu vers l’âge de
deux ans, les médecins ne pouvaient ignorer le rôle des nourrices dans la socialisation et
l’éducation des enfants dont elles ont la garde.
106 Aulu-Gelle est transmis en deux morceaux au Moyen Âge, le premier couvrant les livres I-VII, le second les livres
IX-XX, le livre VIII étant perdu. On trouve aussi de longs extraits de notre anecdote chez le chroniqueur Ralph de
Diceto. Cf. Reynolds, 1983, p. 176-180 ; Holford-Strevens, 20032, p. 114 n. 79.
107 Macrobe, Saturnalia, V.11.15-18, éd. Robert A. Kaster, Loeb Classical Library, 2011, p. 328. Macrobe n’a pas repris
la diatribe de Favorinus contre la mise en nourrice. Aulu-Gelle parle du pouvoir de la semence du père, alors que
Macrobe adhère à la théorie de la double semence, paternelle et maternelle. Jacques Despars est sur ce point plus
proche de Macrobe.
108 Il existe d’autres parallèles, dont le fait que Michel Scot rend la mise en nourrice responsable de l’absence d’affection
entre les parents et l’enfant, thème qu’on ne trouve pas dans les sources médicales.
109 Il existe de nombreuses variantes de l’histoire. Celle la plus proche se trouve dans le De alimentorum facultatibus,
II.36, éd. Kühn, t. 6, p. 617.
110 Le cas de l’enfant nourri par une truie est proche d’un exemplum dans une branche tardive du Roman de Renart.
Dans ce texte de la fin du xiiie siècle, postérieur à celui de Michel Scot, une mauvaise nourrice à court de lait fait
allaiter l’enfant qui lui est confié par une truie. Après le sevrage, au moment de retourner dans sa famille d’origine,
l’enfant se roule dans la boue. Comme l’indique Badel, 1979, p. 259-276, le rapport entre les deux textes est difficile
à établir. Je dois la référence au Renart le nouvel au bel article de Dittmar, Maillet et Questiaux, 2011. Les auteurs
montrent que dans l’hagiographie et la littérature l’allaitement par des bêtes sauvages peut aussi avoir une valeur
positive.
L e pouvoir du la it 5 31
Conclusion
111 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 15 : « Sed quod nutrix non semper invenitur, in qua non
sit defectus, necessarium erit ut rectificetur complexio » ; Jean de Gaddesden, Rosa anglica, éd. cit., fol. 84r : « Cura in
defectu lactis. Aliquando post partum lac deficit cicius solito vel debito et maxime in nutricibus que de lactatione nutriuntur
et tunc amoventur a servitio suo ut sepe vidi. Et ideo oportet sic facere ut ego feci. […] ».
5 32 m a a i k e van der lugt
comme l’une des cinq manières de tuer l’enfant – outre la contraception, l’avortement,
l’infanticide et la négligence – en faisant appel à la médecine : il se peut que la complexion
de la nourrice ne corresponde pas à celle de l’enfant et que son lait ne lui soit donc pas
adapté112.
L’opposition entre discours médical et discours pastoral n’est pourtant pas totale. Michel
Savonarole, nous l’avons vu, tient des propos sévères sur la mise en nourrice et son traité
se rapproche, par sa rhétorique, d’un sermon de mariage. Inversement, les représentants
du discours pastoral finissent souvent par mettre un peu d’eau dans leur vin. Si la mère se
sent trop faible pour allaiter, elle doit au moins laver et nourrir l’enfant de temps en temps,
conclut Thomas de Chobham113. Dans un sermon sur le mariage prêché le 5 septembre
1427 sur la place du Campo à Sienne, le franciscain Bernardin de Sienne distingue quant
à lui entre la mise en nourrice pour raison médicale et la mise en nourrice par vanité et
souci du confort114.
Nous avons vu que la continuité physiologique entre gestation et lactation implique
l’incompatibilité de ces deux états du corps féminin. La production de la nourriture pour
le fœtus empêche la sécrétion de celle destinée au nourrisson. Il faut donc à tout prix éviter
que la femme qui allaite tombe à nouveau enceinte ; son lait risquerait de se tarir et d’être
de mauvaise qualité – un risque que nous reconnaissons d’ailleurs encore aujourd’hui.
Dès l’Antiquité et tout au long du Moyen Âge et au-delà, les médecins interdisent aux
femmes allaitantes d’avoir des rapports sexuels. Une nourrice enceinte « tue et détruit les
enfants »115. Une veuve serait la nourrice parfaite116. La conviction de l’incompatibilité de
la grossesse et de l’allaitement n’est pas confinée au monde médical. Tant les contrats de
nourrices gréco-romains, que ceux que l’on a conservés pour la ville de Florence à la fin
du Moyen Âge stipulent qu’une nouvelle grossesse rendrait le contrat caduc117.
La médecine et le discours pastoral convergent donc, en se renforçant mutuellement,
sur l’interdiction du coït pendant le post-partum et la lactation. Néanmoins, durant
la période qui nous concerne, ces interdits ont bien moins d’importance en théologie
qu’en médecine. La réglementation de la sexualité doit, en effet, se percevoir de manière
dynamique. Au haut Moyen Âge elle se fonde sur une logique de pureté qui envahit toute
l’Église de l’époque118. Avec la scolastique, l’accent se déplace. C’est l’adultère et la stabilité
du mariage qui obsèdent les clercs des écoles. Les théologiens et canonistes tendent,
surtout à partir du xiiie siècle, à considérer les rapports sexuels pendant des temps ou dans
des positions prohibées comme un péché véniel, à condition qu’ils soient motivés par le
112 Thomas de Chobham, Summa confessorum, VII.4.9.15, éd. F. Broomfield, Louvain, Paris, Nauwelaerts, 1968, p. 465.
113 Ibidem.
114 Bernardin de Sienne, Prediche volgari sul Campo di Siena, 21, éd. Carlo Delcorno, Milan, Rusconi, 1989, t. 1,
p. 610-611. Voir aussi Dittmar, Maillet et Questiaux, 2011.
115 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 77 : « […] car femme ençainte quant ele alaite tue et destrait
les enfants ».
116 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 152 : « E di ziò tuor habiamo, che sopra tute le baile la
vedova è megliore assai, quando ha le condictione dicte, e che è di buon costume, casta, non inamoratiza ; che cussì tuto il
cuor suo ha al bene dil fanzuoleto ».
117 Abou Aly, 1996, ; Klapisch-Zuber, 1983.
118 Pour un résumé des débats parmi les spécialistes du haut Moyen Âge sur le rapport entre pureté matérielle et pureté
morale, cf. Czock, 2015, ici p. 24-26.
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119 Ziegler, 1956, p. 237-243, 254-258 ; Flandrin, 1973 ; Brundage, 1987, p. 242, 368 ; Elliott, 1993, p. 150-151 ;
Marienberg, 2003, p. 127-131.
120 Par exemple, Astesanus de Asti, Summa de casibus conscientiae, II.8.10, éd. Lyon, 1519, fol. 205v.
121 Bernardin de Sienne, Prediche volgari, 21, éd. cit.,, t. 1, p. 610-611. Voir aussi Dittmar, Maillet et Questiaux,
2011.
122 Il n’est pas impossible que Thomas de Chobham s’inspire aussi d’Aulu-Gelle.
123 Leon Battista Alberti, I libri della famiglia, I, éd. F. Furlan, R. Romano, A. Tenenti, Turin, Einaudi, 1994 ;
tr. fr. Maxime Castro, Paris, Belles Lettres, 2013 ; par commodité j’ai consulté le texte italien de l’édition de Cecil
Grayson, Bari, 1960, p. 34-37. Francesco Barbaro tient un discours similaire dans son De re uxoria. Cf. Hairston,
2013, p. 188-212.
124 Paolo da Certaldo, Libro di buoni costumi, par. 368, éd. dans V. Branca, Mercanti scrittori ricordi nella Firenze tra
Medioevo e Rinascimento, Milan, Rusconi, 1986 (consulté sur bibliotecaitaliana.it) : « Se t’avviene che tu abbi figliuoli,
uno o più, molto guarda di dargli a nudrire a buona baglia, e che sia di natura savia, e sia costumata e onesta, e che non
sia bevitrice né ubriaca, però che molto spesso i fanciulli ritraggono e somigliano da la natura del latte che poppano ; e però
ti guarda le baglie de’ tuoi fanciulli non sieno superbie né con altri mali vizi ». Pour des raisons similaires, l’auteur met
aussi en garde contre les nourrices qui à court de lait font nourrir l’enfant par un animal.
5 34 m a a i k e van der lugt
défense inhabituellement ardente de l’allaitement maternel par des récits sur l’allaitement
interspécifique. Il n’en est rien. Savonarole ne démonise pas les nourrices. Le danger de la
mise en nourrice réside bien moins dans ses mœurs, que dans ses habitudes alimentaires.
Les nourrices sont souvent de « pauvres petites femmes » qui n’ont pas les moyens de
s’alimenter correctement. L’alimentation mauvaise engendre un mauvais sang, et donc
un lait de qualité inférieure. Ce mauvais lait est susceptible de causer des fièvres et des
convulsions, et de couvrir le nourrisson de croûtes, de pustules et de boutons. La mise en
nourrice nuit au corps plutôt qu’à l’âme. La racine de ce danger est sociale et non morale125.
Une anecdote dans un manuel médical de la fin du Moyen Âge suggère, en outre,
qu’une attitude détendue concernant la lactation interspecifique était encore possible.
Dans le chapitre sur le lait, Valesco de Tarente, médecin de Gaston Phoebus et de ses
successeurs, dit avoir vu une chèvre qui nourrissait un petit enfant dans le berceau. La
chèvre léchait l’enfant comme s’il s’agissait de son propre chevreau, en bêlant. Selon la
mère, qui n’avait pas de lait elle-même, l’enfant dormait à merveille si la chèvre mangeait
du pain et de l’orge et buvait un peu de vin. Mais lorsqu’elle broutait de l’herbe avec
les autres chèvres, l’enfant pleurait la nuit et ne voulait pas dormir. La chèvre avait déjà
nourri avec succès un autre de ses enfants. Si les humains nourrissent leurs animaux
convenablement, en conclut Valesco de Tarente, le lait animal peut s’adapter à la
consommation humaine et sauver les petits qui sont créés à l’image et la ressemblance de
Dieu126. Certes, la mère du récit de Valesco n’est pas une noble dame. Elle aurait, sinon, pu
recruter une nourrice. Mais Valesco utilise son exemple pour renforcer l’importance de
la bonne nourriture pour produire du bon lait, un message utile pour ses patrons nobles
également. L’anecdote sur la chèvre affectueuse est surtout l’opposé exact des récits de
Michel Scot et de Favorinus. On n’y détecte aucune anxiété concernant le pouvoir du lait.
Ce n’est qu’à l’époque moderne que la médecine donnera sa pleine caution scientifique
à l’avertissement d’Aulu-Gelle127.
125 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 151-152 : « […] spesso entraviene che le nutrice over baile
sono poverete, e manzano e beveno di quello che puono, e cussì dampnifica il cibo a fanzuoleti, e di quello da poi se genera
febre e altre malatie in quelli, che cussì i perducono spesso a la morte. E non se confide, dicendo che biem padiscono quelli tali
cibi come porri, cevolle etc., e che di quelli suono uxate a manzare ; il perchè, come dice Avicena, quelli se converteno in cativo
lacte, il quale da puo’ è caxuone di molte infermità. [suit une citation d’Avicenne en latin] Si che, frontosa a cui il fiolo è
caro, nota bene questo dicto, quando lacti, quando sei gravida, e quando dài il fiolo a baila, che non sia troppo povereta ;
ma, come dicto è, guarda che la sia de buoni custumi e che ebba il muodo de vivere, il perchè vole essere de buoni cibi nutrita,
i quale hebano a generare buon sangue per il san essere dil fanzuoleto e suo longo vivere. Et sopratutto guardase da l’apio,
che è provocativo dil male caduco ; da la ruta e da la rucula, che conturbano il lacte et provoca i mestrui e conturbano il
sangue » ; ibidem, p. 168-169 : « spesso le madre suono caxuone di le infirmità di fantini […] par povertà, non havendo
il muodo di buoni cibi, manza di cativi e nocivi – sì che non se riguardendo e cussì gie nascono il latume, pustule, cruste et
altre infirmità, per le quale biem da puo’ pagano le madre nutrice di la moneta che meritato hanno dendogie le male nocte
e cativi pasti ».
126 Valesco de Tarenta, Philonium, III.11, éd. Venise, 1521, fol. 80r. Voir York, 2016, p. 26-64, ici p. 55-56. Ma traduction
du passage diffère toutefois de celle de York.
127 Ambroise Paré, De la génération, cap. 24, éd. in Deux livres de chirurgie, Paris, 1573, p. 110-111 : « […] semblablement
qu’elle soit sage et bien morigeree : car l’enfant ne tire tant du natural à personne, après le pere et la mere, que de sa
nourriçe, à raison du lait qui tette [mes italiques], ce qui est congneu par experience des petits chiens qui seront alletés
d’une louve ou d’une lionne, lesquels seront plus furieurs, hardis et mauvais. Au contraire on aprivoise les petits
leonceaux et leopars, les faisans nourrir de lait de chevre ou de vache : d’avantage les petis agnelets qui alletteront
une chevre, auront leur laine plus dure : au contraire les chevreaux qui allettent une brebis, auront leur poil plus
mol ».
L e pouvoir du la it 53 5
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Bar bara Orland
Au début des années 1800, circule, au sein de la communauté médicale européenne, une
histoire relatant l’invention, en Suisse, de la première cure de petit-lait. Le médecin Johann
Heinrich Heim (1802-1876), issu du village se trouvant au cœur du récit, diffuse l’histoire
comme suit1 : en 1749, le Dr. Meyer, d’Arbon, dans le canton de Thurgovie, suggère à son
beau-frère, un certain Monsieur Steinbrüchel de Zurich, d’essayer un traitement avec du
lait. Il est recommandé au patient, qui souffre d’une maladie de la poitrine, d’entreprendre
la cure dans le petit village de Gais, dans le canton d’Appenzell. L’aubergiste du Gasthof
zum Ochsen [et grand-père de Johann Heinrich Heim], Hans-Ulrich Heim (1720-1814),
demande aux bergers locaux de livrer chaque matin du petit-lait de chèvre frais et chaud.
À la surprise de son médecin, l’homme est guéri après plusieurs semaines et rentre chez lui.
La nouvelle de cette cure se répand rapidement dans les cercles médicaux, menant d’autre
médecin à envoyer des patients à Gais. Au cours des décennies suivantes, Gais – « un village
d’apparence joyeuse2 » – devient un centre renommé pour la dite Gaisschottenkur (la cure
de petit-lait de chèvre). D’autres établissement sont construits, d’abord dans la région
alentour, notamment à Weissbad, Trogen, Appenzell et Heinrichsbad près de Herisau. De
là, la cure se propage dans d’autres régions montagneuses, principalement en Suisse, en
Autriche, en Bavière, mais aussi dans certaines plaines, où est alors principalement utilisé
du lait de vache. La cure – le plus souvent mise en rapport avec la nature alpine suisse –
* Cette contribution prend appui sur une recherche subventionnée par la « Family Larsson-Rosenquist Foundation ».
Traduction de Jade Sercomanens.
1 J. H. Heim, Die Heilkräfte der Alpenziegen-Molken und der Molkenkurort Gais, Zürich, Schultheß, 1844, p. 96-97. Le
premier auteur à avoir présenté le récit est : [ J. H.] Ernst, « Nachricht von Gaiss, und von dem daselbst üblichen
Gebrauch der Ziegenmolken », Museum der Heilkunde, 3 (1795), p. 201 et suivantes ; voir aussi F. K. von Kronfels,
Gais, Weisbad und die Molkenkuren im Canton Appenzell, Constanz, W. Wallis, 1826, p. 39s. Herman Weber, un médecin
à l’hôpital allemande de Londres, diffuse l’histoire en Grande-Bretagne : H. Weber, « Notes on the Climate of
the Swiss Alps, and on some of their Health Resorts and Spas », The Dublin Quarterly Journal of Medical Science, 37
(1864), p. 333s.
2 Weber, op. cit., p. 362 (« a village of cheerful appearance »).
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 539-565
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540 b a r b a r a or lan d
reste populaire jusqu’à la fin du xixe siècle, pour disparaître ensuite progressivement de
la culture thermale moderne3.
Jusqu’à présent, le récit du village de Gais et de la cure de petit-lait de chèvre a été
mentionnée par les historiens comme une anecdote de l’histoire du tourisme alpin4.
Lorsque les montagnes suisses sont devenues une destination touristique, à la fin du
xviiie et au début du xixe siècles, le territoire et son climat ont très vite été considérés
comme un « paysage thérapeutique5 » avec de l’air frais, des eaux thermales, et des plantes
médicinales, et le lait comme un « fluide extraordinaire6 ». La cure de petit-lait telle qu’elle
apparaît dans ce contexte, alors souvent pratiquée en même temps que le bain, semble n’être
rien de plus qu’un élément anodin d’une culture thermale émergente, avec sa tendance
à commercialiser le divertissement, les loisirs, ainsi qu’une nouvelle manière d’interagir
avec l’environnement. Cependant, les historiens savent très bien que l’usage médical du
lait ou de l’un de ses composants n’est pas un phénomène nouveau7. Depuis l’Antiquité
au moins, des médecins, des guérisseurs et des laïcs ont utilisé des laits de toutes sortes
dans le traitement régulier et les soins diététiques des patients8. D’anciens dispositifs de
materia medica, trouvés empiriquement dans les premiers temps de l’humanité, ont été
largement utilisés jusqu’au xviiie siècle, et, en particulier, la médecine des Lumières,
avec son emphase sur la théorie et la pratique hippocratiques, est devenue maître dans
la reformulation de traditions passées9. Certains auteurs ont occasionnellement identifié
les cures de lait comme une thérapie empirique réinvestie du passé, et ont même cité des
textes de Pline, Hippocrate et Galien pour valider leurs prescriptions10. Ils ont ainsi suivi
le même modèle que la médecine hippocratique, arguant que :
3 Il existe une abondante littérature sur la culture thermale du petit-lait au xixe siècle, voir, par exemple, G. Rüsch,
Anleitung zu dem richtigen Gebrauche der Bade- und Trinkcuren ueberhaupt, mit besonderer Betrachtung der schweizerischen
Mineralwasser und Badeanstalten, Ebnat, St.Gallen, Abraham Keller, 1825-1826, 2 vol. ; F. B. Zeller, Die Molkenkur
in Verbindung der Mineral-Bronnenkur, Würzburg, Etlinger, 1826 ; H. Rheiner, Das Moosberger oder Heinrichs-Bad
im Kanton Appenzell, historisch, chemisch und topographisch beschrieben, St. Gallen, Huber und Compagnie, 1833 ;
F. Garlichs, Über den medizinischen Gebrauch der Milch und der Molke : Eine Inaugural-Abhandlung, Würzburg,
Becker, 1837 ; V. Müller, Specielle Beschreibung der Heilquellen, Mineralbäder und Molkenkur-Anstalten des Königreichs
Bayern, München, Eigenverlag, 1843 ; J. J. Strasser, Interlaken im Berner Oberlande als Luft- und Molkenkur-Ort,
vom therapeutischen Standpunkte aus betrachtet, Interlaken, Kurhaus-Verwaltung, 1863 ; F. Roubaud, Les Cures de
Petit-Lait en Suisse, en Allemagne, dans le Tyrol et la Styrie, Paris, Adrien Delahaye, 1867.
4 Barton, 2008, p. 8-12 ; Treichler, 2010, p. 49-52.
5 Ces dernières années, la recherche sur les « paysages thérapeutiques » a permis d’augmenter largement les connaissances
sur le sujet, voir, par exemple, Gebhard et Kistemann, 2016. L’historien a mis en avant que l’un des facteurs clefs
de l’intérêt grandissant pour les sublimes paysages montagneux est « la promotion consciente de la médecine et de
la guérison » (« the conscious promotion of medicine and curing ») : Wood, 2012, p. 19-21. Si les centres thermaux
anciens étaient jusque-là attrayants pour un style de vie aristocratique, au cours du xviiie siècle, les promoteurs des
centres thermaux se trouvent plus souvent parmi les médecins, qui revendiquent alors scientifiquement le pouvoir
curatif des substances afin d’attirer les malades et les convalescents de toutes classes. Ainsi, les stations thermales
de la fin du xviiie siècle ont joué un rôle important dans l’érosion des barrières entre les classes, comme le soutient
Wood, et ont eu une influence sur le développement d’un nouveau Bürgertum.
6 Hofmann, 2011, p. 32.
7 Bircher, 1953, p. 937-941.
8 Voir les contributions à ce sujet in Sperling, 2013.
9 Voir Cantor, 2002, p. 1-16.
10 G. H. Behr, Zwey Bücher von der Materia Medica, oder vollständige Beschreibung aller und jeder Arzeney-Mittel : Samt
beygefügter wohl-eingerichteter und höchst-nutzbarer Therapie, Straßburg, Johannes Beck, 1748, p. 241-249.
L a cure de petit- la it suisse 5 41
11 Pharmacopœia Londinensis : or, the new London dispensatory, in six Books, translated into English, the eighth edition,
corrected and amended, by William Salmon, London, T. Dawks, for T. Bassett, R. Chiswell, M. Wotton, G. Conyers,
and I. Dawks, 1716, p. 238 (« Whey is cooling, loosening, cleansing, drying, and diuretick, and is therefore used in
cleansing and purging Infusions, against the Scurvy, Scabs, Itch, Leprosy, French Pox, etc. »).
12 J’ai exploré cette histoire plus en détail in Orland, 2012a, p. 357-369.
13 Sur l’émergence de la physiologie expérimentale au xviie siècle, voir Cunningham, 2010. Sur la physiologie en
général, voir : Horstmanshoff, King et Zittel, 2012.
542 b a r b a r a or lan d
17 Voir J. J. Scheuchzer, Beschreibung der Natur-Geschichten des Schweizerlands, vol. 1, N. 8, Zürich, Michael Schaufelb.
s. E. und Christoff Hardmeier, 1706, p. 30 et suivantes ; Marchal, 2010, p. 179-196.
18 Pour des détails biographiques, voir Lindeboom, 1968 ; Knoeff, 2002.
19 L. Zellweger, Disputatio medica inauguralis, de nutritione animali, quam annuente summo numine, Lugd. Batav.,
Arnoldi, 1713.
20 Plus de détails dans Orland, 2012a.
21 Sur la physiologie de la circulation, voir Davies, 1973 ; Brown, 1981.
22 H. Boerhaave, Dr. Boerhaave’s academical lectures on the theory of physic, being a genuine translation of his institutes
and explanatory comment, collated and adjusted to each other, as they were dedicated to his Students at the University of
Leyden, éd. A. von Haller, vol. 1, London, W. Innys, 1742-1746, p. 363.
544 b a r b a r a or lan d
dans ses Institutiones Medicae, le résumé de ses cours universitaires, améliorés et affinés
constamment pendant des décennies. Une première édition de ce manuel médical est
publiée environ quatre ans avant le traité de Zellweger, en 1708, puis une seconde en
171323. Dans les cinq éditions latines, publiées sous les auspices de Boerhaave (jusqu’en
1735), le premier chapitre dévolu à la question de la nutrition s’est peu à peu développé,
pour devenir une « Oeconomia animalis » (économie animale) complète, incluant toutes
les fonctions métaboliques de l’être vivant. Dans la version d’Albrecht von Haller des
Praelectiones academicae de Boerhaave, le chapitre sur l’économie animale – renommé
« Chylificatio » (chylification) – est largement augmenté et annoté par Haller24. Ces
commentaires d’étudiant exhaustifs sur les Institutiones sont réimprimés à plusieurs reprises,
de sorte que, dans l’ensemble, les vues de Boerhaave sur la physiologie de la nutrition ont
circulé dans toute l’Europe pendant la majeure partie du xviiie siècle. Zellweger, lui aussi,
reste un élève assidu au cours de ses années en tant que médecin de campagne, toujours
intéressés à acheter les nouvelles publications ou éditions des ouvrages de Boerhaave et
élargissant continuellement sa connaissance scientifique25.
23 Boerhaave, Institutiones medicae, in usus annuae exercitationis domesticos, Leiden, Johann van der Linden, 1708,
p. 130-139. Plusieurs éditions latines successives ont suivi, tout comme des traductions, en partie non autorisées, en
anglais, hollandais, allemand, français, italien et espagnol.
24 Pour l’histoire éditoriale complète de l’œuvre, voir Lindeboom, 1959.
25 Kellenberger, 1951, p. 29.
26 Pour plus d’informations sur le modèle galénique de nutrition, voir Grant, 2000 ; Albala, 2002 ; Orland, 2012b,
p. 443-480.
27 On trouve un exemple parlant de ce style de pensée anatomique sur la nutrition dans H. Crooke, Mikrokosmographia
a description of the body of man, together with the controversies and figures thereto belonging / collected and translated
out of all the best authors of anatomy, especially out of Gasper Bauhinus and Andreas Laurentius, London, W. Iaggard,
1615, p. 160 et suivantes.
28 Voir Camporesi, 1995 ; French, 1994.
L a cure de petit- la it suisse 545
est « plus intimement mélangé, dissous et digéré ou atténué par l’oreillette et le ventricule
droit du cœur […] et enfin poussé dans […] l’artère pulmonaire […] où il reçoit une
pression violente, les particules prenant une configuration adaptée pour composer toutes
les parties solides et fluides du corps34 ».
Boerhaave explique qu’un long processus est requis pour préparer le liquide vital final,
devant être au plus près de la partie du corps qui doit être nourrie. Sans les différentes
forces exercées par les organes et/ou les processus chimiques (tels que la respiration, la
purification), les humeurs comme le chyle, le sang, la lymphe, etc. resteraient dans un état
plus ou moins impur et incomplet. L’explication de Boerhaave de la génération du lait en
est un exemple parlant. Il soutient que tout le chyle n’entre pas dans le corps à des fins de
nutrition, une partie considérable restant dans les veines. La portion de chyle, qui « se
déverse dans l’océan pourpre du sang, et n’apparaît plus jamais séparément », circulerait
avec la circulation sanguine. Une autre partie, cependant, chemine « sous la forme ou le
nom […] du lait, qui circule dans les veines des animaux vivants environ trois ou quatre
heures après un repas35 ». Ainsi, le lait est formé de « chyle brut » – d’une part, de
la substance par laquelle le sang est produit, et d’autre part de la matière première qui,
transportée dans le tissu glandulaire des seins, a subi un traitement final pour devenir du
lait. Le lait est du chyle, qui a été concocté plus longtemps.
Dans tous les cas, certaines sortes de substances laiteuses circulent à travers tous les
corps, même certaines plantes (p. ex. arbres à lait). Zellweger, lui aussi, renvoie à cette idée
dans son traité : il écrit que tous les « fluida humana » consistent de chyle, qui résultent
plus ou moins de la nourriture ingérée. Mais bien que le corps soit en besoin constant de
nourritures solides et liquides – il perd ce besoin durant son cycle de vie – ce n’est pas
suffisant pour obtenir une quantité égale des deux textures. Pour Zellweger, comme pour
son professeur, les nourritures solides et liquides n’étaient pas du tout de la même nature.
Bien que les mêmes lois de mouvement agissent sur les deux matériaux et les transforment,
le matériau solide nécessite en fait plus de temps et de force physique pour être modifié.
Zellweger estime que l’on peut boire des liquides aqueux ou huileux et des « spirituosa
fermentata » pour se régénérer, tous ressembleront alors plus ou moins au chyle, qui est
considéré comme composé d’huile, de mucilage, d’eau, et d’une matière coagulable. Les
matériaux solides, en revanche, ne peuvent servir à l’alimentation que dans la mesure où
ils sont eux-mêmes constitués de matière fluide. Par conséquent, avant que ces fluides
puissent fournir un bon chyle pour la nutrition, la matière solide doit être décomposée en
petites parties et dissoute en fluides – la matière fibreuse étant rejetée comme déchet36.
Il paraissait évident que l’action du corps sur l’altération alimentaire et nutritionnelle
était plus facile à réaliser selon les états d’équilibre de la matière absorbée. Car la vie
elle-même, selon Zellweger, dépend de la balance du liquide et du solide, ce que l’on
34 Ibid., vol. 2, p. 91-92 (« more intimately mixed, dissolved and digested or attenuated by the right Auricle and Ventricle
of the Heart … and lastly impelled into … the pulmonary Artery … where it receives a violent Pressure, whereby
the Particles take a Configuration suitable to compose all the solid and fluid parts of the Body »).
35 Ibid., vol. 1, p. 367 (« pours itself into the purple Ocean of the Blood, and never after appears separately » « under
the Form or Name … of Milk, which is found circulating in the Veins of live Animals about three or four Hours
after a Meal »).
36 Zellweger, Disputatio medica inauguralis, p. 12-14.
L a cure de petit- la it suisse 5 47
peut le mieux constater dans le cas des équations de fluides37. Tous les fluides animaux
sont proportionnels entre eux en quantité et qualité – l’équilibre entre le chyle et le lait
est souvent citée en exemple : « si l’animal jeûne sur une longue période, ni le chyle, ni
le lait n’est généré38 ». Le corps marche comme un système hydraulique, avec des fluides
traversant les vaisseaux, changeant de direction tout en perdant de grandes quantités de
matériel là où il est nécessaire. Les valves dirigent le flux, tandis que les glandes, du moins
celles munies de gaines, servent tout le système par séparation. Elles éliminent sélectivement
divers autres fluides d’un fluide, ou elles réunissent différents sucs, déterminant la qualité
des fluides mélangés, comme le sang39. Dans tous les cas, plus une substance est solide, plus
elle est nourrissante, dans le sens qu’elle offre un matériau de renforcement pour réparer les
organes, etc. Par contre, plus une substance est fluide, plus elle est diluée, lisse ou rafraîchit
le sang et d’autres parties fluides du corps. En définitive, la vie elle-même est un effet de
liquides en mouvement. Au départ, chaque être vivant est doux, humide et mobile, au
cours de sa vie, les forces du solide augmentent constamment. Zellweger considère que
l’âge adulte symbolise l’équilibre entre les deux états opposés de la matière, mais tôt ou
tard, les humeurs seront poussées en plus grande quantité et avec plus de force à travers les
vaisseaux. Cela accroît la pression des fluides sur les vaisseaux, qui se resserrent, deviennent
turgescents, durs et résistants. Au bout d’un certain temps, l’élasticité disparaît, de sorte
que les forces du solide augmentent. En fin de compte, les fluides arrêtent de bouger, « la
vie elle-même a finalement causé la mort40 ».
Dans son traité, Zellweger n’aborde pas les conséquences diététiques ou médicales
de cette insistance sur l’état de la matière et de la dynamique des fluides. Il corrobore
uniquement l’opinion générale, disant qu’il n’est pas facile de définir un régime alimentaire
sain qui aide le consommateur à produire suffisamment de « liqueur bénéfique du point
de vue nutritionnel41 ». Cette lacune est comblée dans les années qui suivent par d’autres
médecins, y compris Boerhaave lui-même. La nouvelle théorie, selon laquelle une sorte
de substance laiteuse circule dans tous les organismes, a des conséquences importantes,
en particulier en ce qui concerne les conseils diététiques et les stratégies thérapeutiques.
L’une des questions qui ont incité à repenser les objectifs du conseil diététique est alors
de savoir si l’état solide de la matière influence la mastication, la digestion, la chylification
et la sanguification des aliments. Dans son Essai sur la nature et le choix des alimens, en
1731, le médecin écossais John Arbuthnot (1667-1735), qui est également familier de la
médecine de Boerhaave enseignée à l’Université de Leyde, donne de longues descriptions
sur les effets des différentes substances alimentaires sur les fluides corporels et les solides.
37 Ibid.
38 T. Percival, Essays Medical and Experimental on the Following Subjects, London, Joseph Johnson, 1767, p. 234 (« If
the animal fast for a long space of time, neither chyle, nor milk is generated »).
39 Voir Orland, 2012a, p. 363.
40 Zellweger, Disputatio medica inauguralis, p. 16.
41 Ibid., p. 14.
5 48 b a r b a r a or lan d
42 J. Arbuthnot, Essay concerning the nature of aliments and the choice of them, according to the different constitutions
of human bodies, London, J. Tonson, 1731, p. 52 ; Id., Essai sur la nature et le choix des alimens, suivante les differentes
constitutions, Paris, chez Guillaume Cavelier, 1741, p. 88.
43 Ibid., p. 90-91.
44 Atkins, 2010 (« The materiality of milk is not a given »).
45 Albala, 2000, p. 19-30.
46 Albala, 2002 ; Gentilcore, 2015.
L a cure de petit- la it suisse 5 49
pour eux de prendre en compte le processus d’assimilation des aliments. Chaque corps
est différent, avec un système digestif sensible, de sorte que, par conséquent, tout régime
alimentaire peut soudainement engendrer des conséquences désastreuses. Les aliments
d’origine animale sont particulièrement délicats, puisque les conditions de vie des animaux
et leur fourrage se répercutent sur la viande et le lait. En 1742, déjà, une grande ville comme
Paris promulgue une loi interdisant de nourrir les vaches, les chèvres et les juments de
déchets comme le malt ou le marc47. Ainsi, en ce qui concerne la question du lait, la théorie
de la machine chylopoïétique fait un cercle complet : ce qui a commencé par l’appropriation
et l’assimilation de matières étrangères, en s’appropriant leurs propriétés, se retrouve en
un lait sécrété dans les seins ou les pis, où il ressemble encore – en tant que seul aliment
naturel pour nourrir les petits – aux aliments incorporés. Le médecin anglais Thomas
Percival cite ainsi les Praelectiones de Boerhaave : « Si une nourrice prend une purge, le
nourrisson sera purgé ; si elle boit du vin ou des liqueurs spiritueuses, il sera enivré48 ».
Même si lait est le nom standard pour qualifier le fluide blanc sécrété par les femelles,
la nomenclature varie en fonction de la langue, de la région, ou du type de description. En
effet, aux xviie et xviiie siècles, beaucoup de termes d’anatomie et de physiologie deviennent
de plus en plus normalisés, en partie suite à l’avènement de l’imprimerie qui augmente
l’accessibilité des savoirs49, en partie comme conséquence de la découverte de nouvelles
structures anatomiques – comme mentionné plus haut, le passage de la physiologie humorale
à la physiologie hydraulique a occasionné un intérêt grandissant pour le système vasculaire.
Toutefois, outre ces développements épistémiques et économiques, le terme lait reste une
désignation empreinte d’une myriade de significations et connotations, dont beaucoup ont
un impact direct sur l’usage alimentaire ou médical de ce qu’il désigne50. Au niveau le plus
général, le lait est alors différencié selon les trois règnes de nature : il existe les laits minéraux,
par exemple le lac lunae/lait de lune, utilisé médicalement, ou le lait de pierre, et les laits
végétaux, par exemple le lactuca sativa/laitue, ou le lait de coco. Le lait important sur le plan
médical, néanmoins, est celui d’origine animale. Un manuel commun sur la materia medica
du xviie siècle établirait une distinction claire entre les laits de différentes espèces. Le lait des
femmes, largement utilisé à des fins médicales depuis l’Antiquité, est salué comme le plus
sain et le plus fructueux de tous les laits, suivi du lait d’ânesse, de brebis, ou de chèvre. Le
lait le plus mauvais du point de vue médical, mais le plus profitable du point de vue agricole
est le lait de vache. Il est considéré comme étant gras, épais et fromageux, probablement
47 J. P. Frank, Auserlesene Sammlung der besten Medicinischen und Chirurgischen Schriften, vol. XLVI, D. Johann Peter
Frank’s, System einer vollständigen medicinischen Polizey, vol. 7, Frankenthal, Gegelische Buchdruckerei, 1792, p. 200-201.
48 Percival, op. cit., p. 233 (« If a nurse take a purge, the infant will be purged ; if she drink wine or spirituous liquors,
it will be intoxicated »).
49 Pour des approches récentes d’études culturelles sur l’histoire de la médecine, qui prennent en compte les
développements terminologiques, voir entre autres : Cunningham, 2007 ; Smith et Schmidt, 2007 ; Zedelmaier
et Mulsow, 2001.
50 Pour d’amples considérations sur la nature du lait, voir, par exemple : C. Gessner, Libellus de Lacte, et operibus lactarius,
Philologus pariter ac Medicus, Tiguri, Christophorum Froschouerum, 1541 ; S. Hottinger, Galaktologia generalis &
specialis, seu, Dissertatio de Lacte, variis huius speciebus & partibus, butyro, sero & caseo, Tiguri, Bodmer, 1704 ; G. F.
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hujusque Therapia rationalis, Tübingen, Joseph Sigmund, 1727 ; T. Young, Dissertatio medica inauguralis de lacte,
Edinburgh, s.n., 1769 ; F. J. Voltelen, De Lacte humano eiusque cum asinino et ovillo comparatione observationes
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550 b a r b a r a or lan d
trop sec et chaud, par conséquent, pour les personnes avec un tempérament flegmatique ou
bilieux. Le lait de chèvre peut potentiellement être dangereux pour les personnes pleines
d’énergie. Le lait d’ânesse, en revanche, est humide et aqueux, ce qui en fait un lait très
maigre, qu’il ne faudrait pas donner à un patient adynamique et convalescent51.
En plus de ces prescriptions, les auteurs décrivent également une série de laits trans-
formés, à mettre à disposition sous forme de nourriture ou de médicament. Se référant à
une longue tradition de remèdes, Georg Heinrich Behr (1708-1761), un médecin érudit de
Strasbourg, énumère à peu près quinze laits différents utilisés comme médicament, dont
le Lac scissile (un lait traité avec des pierres ardentes afin de séparer sa partie aqueuse),
l’Aphrogala ou le lait-neige (une sorte de crème fraîche fouettée), l’Oxygala (une crème
fraiche salée de lait de jument, selon Pline), le Colostrum, le Lac crudum ou lait cru, le
Lac coctum (lait bouilli), le Lac caseosum (un lait fromageux, « qui nourrit bien, mais qui
n’est pas sain, parce qu’il entrave le flux des fluides et génère des humeurs épaisses »), le
Lac butyraceum (un lait riche en beurre), le Lac serosum (un lait riche en petit-lait)52. La
plupart des instructions de fabrication de ces médicaments proviennent soit de pratiques
domestiques, soit de pratiques rurales, certaines datant de plusieurs siècles et pouvant
se trouver dans des textes canoniques, tels que le Dioscurides. Cependant, des analyses
chimiques – très appréciées depuis le xviie siècle pour comprendre les mystères de la
digestion – sont largement utilisées par Boerhaave et ses disciples, qui confirment d’autant
plus les différences décelables dans la texture de différents laits, augmentant le nombre
des ingrédients laitiers53. Boerhaave trouve la justification la plus simple dans les écrits de
Robert Boyle. En ce qui concerne la texture fine du lait, Boyle écrit :
Je n’insiste pas sur le fait que le feu divise le lait en cinq substances différentes, mais la
présure et les liqueurs acides le divisent en une matière coagulée et un petit-lait fin ;
par ailleurs, le barattage le divise en babeurre, qui peut encore être réduit en d’autres
substances différentes du premier54.
Qu’elle soit d’origine scientifique ou artisanale, la sous-espèce détectable est finalement
issue de la transformation du lait : « Le babeurre est une sorte de petit-lait, mais contient
un grand nombre de particules butyriques. Si nous le buvons alors qu’il est frais et sucré,
il est rafraîchissant et réfrigérant55 ».
Une comparaison plus étroite de toutes ces recettes et d’autres indique néanmoins que
la matière première de base est en plutôt faible quantité, et peut être réduite à l’une des
51 Fr. Hoffmann, A Treatise on the virtues and uses of whey, London, L. Davis and C. Reymers, 1761 [1725].
52 Behr, op. cit., p. 241-245.
53 Au sujet des querelles iatrochimiques sur la digestion, la nutrition, le sang et la nourriture, voir Debus, 2001 ;
Clericuzio, 2012, p. 329-337.
54 R. Boyle, The works of Robert Boyle, ed. by Michael Hunter, 10 vols, London, Pickering & Chatto, 2000, vol. 1, p. 576
(« I will not urge, that fire divides milk into five differing substances ; but rennet and acid liquors divide it into a
coagulated matter and a thin whey ; and on the other side, churning divides it into buttermilk, which may either of
them yet be reduced to other substances differing from the former »).
55 A. F. M. Willich, Lectures on diet and regimen : being a systematic inquiry into the most rational means of preserving
health and prolonging life : together with physiological and chemical explanations, calculated chiefly for the use of families,
in order to banish the prevailing abuses and prejudices in medicine, 3rd edition, New York, T. and J. Swords, 1801, p.
(« Butter-milk is a species of whey, but contains a great number of butyrous particles. If we drink it while new and
sweet, it is refreshing and cooling »).
L a cure de petit- la it suisse 551
quelques sortes de lait animal disponibles. Bien qu’il existe une grande variété de fluides
corporels, c’est, en général, seulement le lait qui est salué comme l’aliment et le materia
medica le plus doux et le plus nourrissant. Tout corps, indépendamment du sexe, de l’âge
ou de la fécondité, produit le suc nutritif du chyle, qui – traversant l’organisme – ressemble,
en substance, au lait secrété par le sein féminin pendant la lactation. Depuis l’Antiquité, le
lait est vu comme du sang féminin davantage cuit, prend une couleur blanche lors de son
acheminement vers le sein56. Or, dans le sillage de la théorie de la circulation sanguine et de
la détection anatomique des veines dites de lait, considérées comme reliant les intestins au
foie (où le nouveau sang est produit), le lait n’est plus uniquement une substance féminine
ou maternelle. Le lait ressemble au suc nutritif de la vie – le chyle. De ce fait, la phrase
« nous vivons tous de notre propre lait57 » pourrait devenir un principe de base de la pensée
physiologique, et, ce qui n’est pas surprenant, les investigations anatomiques ont détecté
de nombreux cas de fluides laiteux trouvés dans des corps masculins. En conséquence de
cette révision considérable, établissant que le lait semble dériver d’un chyle non sexué dans
les intestins, les observations de lactations masculines se sont multipliées. Johann Storch
(1681-1751), médecin à Eisenach, affirme connaître un homme qui « avait tellement tiré
le lait de lui-même qu’il en a fait du fromage58 ».
Toutefois, une telle pensée novatrice au sujet des sucs nutritifs n’implique pas
automatiquement de nouvelles interventions thérapeutiques. À première vue, ce qui peut
sembler paradoxal, les nombreux bienfaits – vertus – médicinaux controversés du lait et de
ses dérivés peuvent remonter à certaines origines communes. Dans l’ensemble, depuis des
siècles, plus ou moins les mêmes troubles sont traités par le biais d’une sorte de régime ou
médicament à base de lait59. La plupart des traitements des xviie et xviiie siècles reste
relativement empiriques, de sorte qu’il ne semble pas que l’avancée des débats et théories
scientifiques ait eu beaucoup d’influence sur la façon de traiter les maladies d’une autre
manière que par le passé. À cet égard, la science et la pratique médicale fonctionnent bien
avec les traditions classiques, puisque certains de ces troubles étaient déjà mentionnés dans
des textes gréco-romains, et ont continué, au cours des siècles, à être répétés et transmis
par la médecine galénique.
La goutte, par exemple, semble revenir fréquemment, y compris plusieurs de ses variétés,
comme l’arthrite, le scorbut ou la paralysie. Comme l’a démontré en détail Roy Porter,
cette maladie du Gentleman a, sur une longue période, continué à apparaître dans les textes
médicaux, littéraires et politiques, au sein desquels les discours sur les traitements ont à
peine changé avec le temps60. Lorsque Friedrich Hoffmann (1660-1742), dans son traité
largement diffusé sur les vertus du lait d’ânesse, a fait la promotion du lait en tant que
meilleur remède contre les maladies internes comme la goutte. Il s’est – comme beaucoup
de ses collègues – référé à la tradition antique :
Son excellence [celle du lait d’ânesse] n’est pas non plus une découverte tardive des
modernes, mais les premiers auteurs de textes médicaux, et tous leurs disciples, le
recommandent et l’approuvent fortement. Hippocrate conseille, pour une sciatique,
d’abord une purge, puis une cure de lait d’ânesse. Et dans le même traité, il ajoute
qu’il convient pour la goutte d’abord d’assouplir les intestins avec un clystère ou un
suppositoire et, après une purge, de boire du petit lait chaud ou du lait d’ânesse. Pline
nous dit que beaucoup ont été soulagés des douleurs articulaires en buvant du lait61.
Ce n’est ainsi pas une surprise si l’on peut trouver des recommandations de tout type
de régimes lactés jusqu’à la fin du xviiie siècle, et de préférence avec du lait humain62. Le
seul nouveau remède qui est introduit au cours de cette période est le petit-lait. Quand son
ami Johann Jakob Bodmer (1698-1783) souffre d’une attaque de goutte en 1753, Laurenz
Zellweger lui recommande de boire un petit-lait très gras63.
Cet héritage médical offre beaucoup d’informations sur les nombreuses manières
par lesquelles le lait a longtemps été utilisé comme materia medica. Outre le fait que le
lait était appliqué extérieurement, sous forme de clystères, de poudre, de plâtre/ruban,
d’onguents, de compresses (par exemple, en cas d’inflammation des yeux), ou comme base
pour des produits pharmaceutiques (mélange avec des herbes, miel, minéraux), la plupart
des remèdes étaient destinés au traitement des maladies internes64. Parmi celles-ci, toute
forme de mauvaise digestion – un estomac affaibli –, la consomption (terme historique
pour la tuberculose et d’autres maladies des poumons), et toute sorte d’anomalies méta-
boliques (blocages, calculs, etc.) qui provoquent des inflammations et des fièvres, étaient
traitées par un régime lacté. Toutefois, le lait n’était pas recommandé en cas de maladies
aiguës. John Arbuthnot écrit que « Le lait étant un chyle déjà préparé, est le meilleur
restaurant dans les consomptions65 », et suppose que c’est le régime alimentaire parfait
pour les personnes convalescentes, ou le rafraîchissement et renforcement parfait pour
les personnes invalides et âgées66. Un essai anonyme de 1748 sur La meilleure et plus facile
méthode pour préserver une santé ininterrompue jusqu’à un âge très avancé revient également
61 Friedrich Hoffmann, médecin du roi de Prusse Friedrich Ier et professeur à l’université de Halle, préférait le lait
d’ânesse pour sa ressemblance avec le lait maternel. Hoffmann recommandait également le lait de vache, de mouton
et de chèvre, mais il trouvait que le lait d’ânesse était le meilleur en cas d’inaccessibilité à un lait de femme. En tant
que contemporain de Boerhaave, il a fait valoir des arguments assez similaires lorsqu’il s’agissait de savoir pourquoi
le lait est si efficace en tant que médicament pour autant de maladies. Voir Hoffmann, A Treatise on the Virtues
(« Nor is its [asses milk] excellence any late discovery of the moderns, but the earliest writers in physic, and all their
followers, highly recommended and approve it. Hippocrates advises, in a sciatica, first a purge, and then a course
of Asses milk. And in the same treatise, he adds, it is proper in the gout first to soften the bowels with a glyster or
suppository, and after a purge to drink warm whey or Asses milk. Pliny tells us many have been relieved from pains
in the joints by drinking milk. »).
62 Voir Sperling, 2016, p. 269.
63 Lettre de Laurenz Zellweger à Johann Jakob Bodmer, 9 avril 1753 (ZBZ [= Zentralbibliothek Zürich], Ms Bodmer
6a).
64 Avec la recommandation d’utiliser du lait humain, voir Sperling, 2016, p. 270. Pour les innombrables conseils, que
l’on peut trouver ailleurs, voir, par exemple, ceux décrits dans Orland, 2010, p. 163-197.
65 Arbuthnot, Essai sur la nature et le choix des alimens, p. 17.
66 Albala, 2012, p. 163-197.
L a cure de petit- la it suisse 553
sur les anciennes prescriptions de lait humain frais comme fontaine de jouvence – « à
condition que la Femme soit en bonne santé et qu’elle se nourrisse d’un régime alimentaire
approprié et rafraîchissant67 ». On peut, de fait, trouver de telles considérations à la fois
dans l’Histoire naturelle de Pline et dans Sur la matière médicale de Dioscoride, des manuels
amplement lus durant le Moyen Âge et la Renaissance. Pedanius Dioscurides (ca. 40-90
EC) considère le lait maternel comme le lait le plus sucré et, en même temps, le plus
nourrissant, très efficace dans le traitement des maladies pulmonaires, des ulcères et de
la goutte, en particulier s’il est sucé directement du sein. Comme l’a remarqué Sperling,
le philosophe néoplatoniste Marsile Ficin a mis à jour et théoriquement amélioré « dans
ses Trois livres de la vie (1489), certaines de ces anciennes connaissances sur les fluides
corporels féminins en recommandant aux hommes âgés de boire le sang et le lait de
jeunes femmes pour se régénérer68 ». Même les héros de la médecine du xviiie siècle ont
cependant partagé ces spéculations et expériences sur les vertus du lait maternel en tant
que médicament. Lorsqu’en 1727, l’influent Boerhaave souffre d’une maladie de la poitrine
(probablement une bronchite), il se soigne avec un régime lacté, couplé à de l’équitation.
En outre, il conseille à plusieurs reprises à ses patients « de marcher sur la via lactea69 ».
Suivant une tradition incontestée, Boerhaave préfère le lait des femmes (ou, s’il n’est pas
disponible, du lait d’ânesse), parce qu’il estime le lait frais secrété par les mammifères
femelles comme étant, dans son état naturel, l’une des humeurs les plus blanches et les
plus douces. Et Boerhaave affirme que bien que ce lait ressemble très probablement au
suc nutritif du corps humain, il sera, contrairement au chyle, doux, quel que soit l’aliment
à partir duquel il a été produit70.
Toutes les considérations qui viennent d’être examinées – en tant que thérapies
standard présentées dans les manuels médicaux suisses comme partout ailleurs, de sorte
que même les médecins érudits de campagne les connaissaient probablement71 – sont
soutenues par les théories humorales classiques et revues de l’époque. Ce n’est pourtant
pas seulement du vieux vin dans de nouvelles bouteilles. Les notions de « chyle » et de
67 The best and easiest method of preserving uninterrupted health to extreme old age : established upon the justest laws of the
animal oeconomy, and confirmed by the suffrages of the most celebrated practitioners among the ancients and moderns,
London, R. Baldwin, 1748, p. 25 (« provided the woman is healthy, and feeds upon proper and cooling diet »).
68 Sperling, 2016, p. 270 (« some of this ancient knowledge about female body fluids by recommending that old men
drink the blood and milk of young women for purposes of rejuvenation in his Three Books on Life (1489) »).
69 Cité dans Lindeboom, 1968 (« to walk over the via lactea »).
70 Voir Orland, 2012a.
71 Voir, par exemple, la révision du manuel, utilisé depuis longtemps par le professeur de médecine à l’Université de
Bâle Theodor Zwinger III (1658-1724), originellement écrit par son célèbre ancêtre, Theodor Zwinger l’ancien :
Th. Zwinger, Sicherer und geschwinder Artzt oder neues Artzney-Buch, worinnen Sicherer und Geschwinder Artzt, oder,
Vollständiges Artzney-Buch, worinnen alle und jede Kranckheiten des menschlichen Leibs, nach Ordnung des Alphabets,
gründlich und deutlich beschrieben und wie sie gantz sicher und geschwind durch Gottes Gnade und Seegen zu heilen,
sowohl aus eigener, als auch vieler weltberühmter Aertzten langwieriger Erfahrung kürtzlich an den Tag gelegt wird : denen
auf dem Land wohnenden Chirurgis, oder von Aertzten entferndten nothleidenden Leuten, wie auch übrigen Liebhabern
der Edlen Artzney-Kunst zu vielfältigem Nutzen, sixième éd. révisée par F. Zwinger, Bâle, Hans Jacob Bischoff, 1742,
§ XXXVI Von den Molcken.
554 b a r b a r a or lan d
72 J. Ronconij, Tractatus medico-phylosophicus de seri lactis natura, usu, et preparatione, Trenti, Francisci Honofrij, 1631,
p. 40 et suivantes.
73 En plus de ceux déjà mentionnés : Fr. Hoffmann, De seri lactis virtute longe saluberrima, Halae Magdeburg, s.n., 1725 ;
G. Hentschel, Fr. Hoffmann, De saluberima seri lactis virtute, Halae Magdeburg, s.n., 1725 ; J. R. Geymüller, De
sero lactis, Basileae, Johannis Conradi, 1738.
74 Geymüller, op. cit., p. 29.
75 Boerhaave, Dr. Boerhaave’s academical lectures, vol. 5, p. 207 (« I have myself experienc’d that one may live very
well upon Whey only »).
76 Galien, Sur les facultés des aliments, texte établi et traduit par J. Wilkins, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 205.
77 Ibid., p. 202.
L a cure de petit- la it suisse 555
Il estime que, d’un point de vue nutritionnel, le petit-lait n’est rien d’autre qu’un déchet.
Ce n’est pas un nutriment. Les gens ne l’aiment d’ailleurs pas à cause de son amertume :
Et ne t’étonne pas s’ils y versent encore de l’eau après avoir épuisé le petit lait : ainsi
ils n’évitent pas l’humidité du petit-lait, mais son aigreur qui fait que tout lait relâche
l’estomac parce qu’il y a en lui mélange de substances qui s’opposent, c’est à dire le
petit lait et le fromage78.
Mais indépendamment de ses propriétés purgatives ou laxatives, ce sous-produit du
processus de fabrication du lait n’a aucune utilité nutritionnelle.
Au début du xviiie siècle, la vision du petit-lait a radicalement changé. Le médecin
allemand Martin Schurig (1656-1733), dans sa Chylologia, de 1725, argue que le fait de
dépeindre le chyle comme la base fondamentale de la nutrition force les médecins érudits à
repenser la diététique médicale, qui couvre tous les aspects de l’appétit, de la digestion, de
la nutrition et de l’abstinence79. Offrir des conseils sur l’alimentation et le régime apparaît
comme une activité à la mode des élites, en parallèle à l’émergence des « maladies à la
mode ». Cette convergence est rendue possible par des pratiques matérielles spécifiques,
comme l’a récemment fait remarquer David E. Shuttleton, à l’égard de la bonne société
britannique : « un paysage commercial, dans lequel les livres médicaux accessibles sont
commercialisés et lus alors même qu’émerge le roman émergent et d’autres formes de
littérature populaire80 ». Une « culture médico-littéraire », comme il l’écrit, commercialise
les cures thermales comme une expression d’une conscience vive de la santé – et, il convient
de l’ajouter, des nourritures de santé. L’intérêt croissant dans la santé et les régimes,
toutefois, n’indique pas que la mise à la mode du petit-lait pendant les Lumières ne suscite
pas de discussions, parmi les médecins, sur ses vertus médicales. Parallèlement à l’intérêt
académique, des ambivalences et des critiques persistent sur l’utilisation croissante du lait
ou du petit-lait dans la pratique médicale. Alors que des études de cas font état d’un grand
nombre de personnes qui ont, pendant des années, principalement vécu de petit-lait81,
d’autres ont contracté un calcul rénal à la suite d’une consommation excessive de lait. En
guise de conclusion, un médecin écrit : « C’est de sa propre expérience qu’un Vieillard
doit apprendre si le lait lui convient ou non ; car les effets de cet aliment varient au-delà
de ce qu’on peut dire, selon les constitutions différentes82 ».
Dans tous les cas, les régimes de lait et de petit-lait ne sont pas censés être uniquement
l’outil universel de la médecine, mais deviennent rapidement une nourriture saine, attractive
pour l’élite savante, avec sa constitution délicate et sensible. Le médecin à la mode George
78 Ibid., p. 200.
79 M. Schurig, Chylologia historico-medica, h. e. chyli humani sive succi hominis nutritii consideratio physico-medico-forensis,
Dresdae, Johann Chr. Zimmermanni, 1725.
80 Schuttleton, 2017, p. 278 (« a commercial landscape in which accessible medical books were being marketed and
consumed alongside the emergent novel and other popular literary forms »).
81 J. A. Unzer, Medizinisches Handbuch. Nach den Grundsätzen seiner medizinischen Wochenschrift Der Arzt, von neuem
ausgearbeitet, vol. 1, nouvelle version revue, Agram, Joh. Thom. Edlen von Trattnern, 1787, p. 20.
82 J. Mackenzie, The history of health and the art of preserving it : or, an account of all that has been recommended by
physicians and philosophers, towards the preservation of health, from the most remote antiquity to this time. to which is
subjoined, a succinct review of the principal rules relating to this subject, Edinburgh, William Gordon, 1760, p. 178 ; Id.,
Histoire de la santé, et de l’art de la conserver, ou exposition de ce que les médecins & les philosophes anciens & modernes,
ont enseigné de plus intéressant sur cette matiere, La Haye, Daniel Aillaud ; Lyon, Frères Perisse, 1761, p. 179.
5 56 b a r b a r a or lan d
Pour revenir à Zellweger et au canton d’Appenzell, force est de constater que cette
phase de transformation des connaissances était déjà en cours lorsque Zellweger invite
pour la première fois, en 1735, un de ses amis à Trogen dans le but de profiter d’une cure
de petit-lait. Quand Johann Jakob Bodmer lui écrit, dans l’une de ses lettres, à propos de
son « Gemüths-Mistrübnis » (état d’esprit trouble), Zellweger lui répond que son ami
devrait venir « gouter de notre air pur, subtil & fraix, le voyage, les petites Excursions que
nous ferons ensemble, le petit Lait que nous boirons, les Conversations avec Nos Amys87 ».
Depuis le départ, Zellweger ne recommande pas tant le petit-lait comme traitement d’une
maladie spécifique, mais il le suggère plutôt comme un bon plat et un remède doux face
à la dureté de la vie. De fait, sa correspondance donne l’impression qu’il n’aime pas le
petit-lait comme agent laxatif, même s’il a connaissance du « laxatif assez lourd88 » que
les éleveurs fabriquent en mettant de la présure dans du petit-lait pur, l’utilisant en cas de
troubles digestifs. « Je hay l’aigreur du petit Lait comme la Peste & la verole, elle me gate
l’Estomac & le Gout89 » : une telle aversion concorde avec certaines critiques contem-
poraines sur la pratique de purgatifs « violents »90. Beaucoup de médecins condamnent
les habitudes d’utilisation systématique et automatique de laxatifs et d’émétiques. On
allègue que le médecin averti les utilisera avec précaution, en particulier en cas de maladie,
au cours desquelles le corps devrait rester ouvert, et le « régime devrait être balsamique
et rafraîchissant91 ».
Zellweger sait par ailleurs que, dans l’industrie laitière alpine, le petit-lait est considéré
comme un déchet négligeable, et que l’utilisation de Schotte comme remède ne va en aucun
cas de soi92. En raison de leur faible valeur nutritionnelle, les résidus de la production de
beurre et de lait n’étaient en général pas dévolus à l’alimentation humaine, mais simplement
utilisés comme aliments pour animaux – « par lequel on obtient le meilleur porc93 ». En
1706, le professeur de Zellweger, Scheuchzer, avait présenté les mêmes observations dans
son Histoire naturelle de la Suisse. Selon Scheuchzer, alors que les « pâturages exquis »
fournissent du lait, du beurre et du fromage à l’homme, les porcs vivent de petit-lait. Ce
n’est que pour cet usage des restes de la fabrication du fromage que les producteurs laitiers
suisses emmènent des porcs, en été, dans les pâturages des Alpes94. Dans un même ordre
d’idée, Zellweger constate, après avoir voyagé périodiquement dans le canton d’Appenzell
pour étudier les habitudes de ses concitoyens95, que les gens utilisent le lait en fonction
de sa valeur économique. Dans son Essai sur certaines considérations physiques et médicales,
une description exhaustive des conditions de vie dans le canton d’Appenzell96, nous ne
trouvons aucune référence à la pratique de cures de petit-lait comme mesures de préventives
ou prophylactiques. Les formes de plaisir que Zellweger et ses amis savants ont établi, au
cours des années 1740, n’étaient pas une pratique courante en Appenzell.
La population du pays, habituée au travail difficile et à la nourriture fortifiante, vit, en
revanche, principalement de ce qu’on appelle Habermus, une bouillie d’avoine salée, cuite à
la vapeur dans l’eau, séchée dans un four et enrichie au beurre. Les plats à base de lait sont
alors facultatifs, préparés d’une manière différente – parfois « étrange »97. En Appenzell,
tout comme partout ailleurs, l’utilisation du lait dépend beaucoup de la valeur économique
des différents produits laitiers. Zellweger observe que le lait entier est pour les riches, le
lait écrémé pour les pauvres, tandis que la crème à disposition est principalement utilisée
pour la production de beurre. Pendant les jours de fête seulement, les gens boivent de la
crème épaisse, dite Lobmilch. Le beurre est le principal produit transformé à partir du lait
disponible. Le lait écrémé (babeurre), avec l’ajout de petit-lait aigre, est ensuite utilisé pour
faire un petit fromage faible en gras. Ce n’est qu’en été, dans les prairies des Alpes, que les
« Appenzellers » sont utilisées pour produire un fromage gras à partir de lait entier. Ce
faisant, cependant, les restes (appelés petit-lait, fromage d’eau ou Schotte) sont chauffés
à plusieurs reprises, suivant la proportion de matière fromagère et d’acidité. Ce qui reste
est la petite partie aqueuse du lait, utile comme eau qui s’écoule et acceptable pour les
porcs. Zellweger explique que les Appenzellois ne boivent la Schotte qu’en absence d’eau,
et qu’ils ne consommeraient jamais de lait en temps de maladie, même s’il est prescrit par
un médecin ou guérisseur en cas de maladies spécifiques. Comme la médecine galénique
le conseille, ils n’apprécient pas le petit-lait.
Pourtant, au moment de la rédaction de son livre, la production de Schotte n’est pas
uniquement devenue une industrie en elle-même – « das Molken-Gewerbe98 » –, mais
représente alors pour Zellweger une innovation agricole devant être connue des jeunes
médecins99. En fait, la cure, qu’il recommande à ses amis délicats, comprend non seulement
une nourriture de santé, mais également un forfait incluant l’hébergement, l’environnement,
la conversation, et le loisir : « a voyager de plaisir […] pour profiter de la saison propre
au Cure du petit Lait100 ». Le savant urbain et cosmopolite – exténué physiquement et
mentalement par les devoirs de sa vie – peut à la fois se rétablir et améliorer sa santé ainsi
que sa force dans un même temps, seulement avec l’aide de quelques commodités de la
campagne :
connaître certaines de leurs coutumes, mais sans succès. Le lien entre l’histoire naturelle et la politique démontre
un motif tout à fait patriotique. Zellweger veut montrer qu’Appenzell n’est pas une terre barbare sans culture. Sa
collection d’herbes alpines curatives, les plantes alpines qu’il a plantées dans son jardin et les copies envoyées à ses
professeurs Scheuchzer et Boerhaave en sont la preuve. Voir Kellenberger, 1951, p. 30-33.
96 Peu de temps avant 1760, alors qu’il prépare certaines informations pour la naturforschende Gesellschaft, à Zurich,
Zellweger trouve le temps de publier les observations effectuées au cours de ses voyages. Kellenberger, 1951, p. 34.
97 Zellweger, « Versuch einiger physicalisch und medicinischer Betrachtungen », p. 325.
98 Ceci est dû en partie à la détection, production et commercialisation grandissante du lait sucré comme un autre
ingrédient pharmaceutique pertinent du lait. Voir Fleischmann, 1910, p. 1-19.
99 Zellweger, « Versuch einiger physicalisch und medicinischer Betrachtungen », p. 335.
100 Lettre de Laurenz Zellweger à Johann Jakob Bodmer, 29 mai 1738 (ZBZ, Ms Bodmer 6a).
L a cure de petit- la it suisse 559
[…] Pour soutenir Nos Corps dans une espece de vigueur par les moyens d’une
exacte diete & d’un Exercice modereé, & si la machine se detraque peu à peu suivant
les Loix jmmuables de la nature & de son souverain Autheur, tachons du moins à
garder nos esprits dans une tranquille assiete, en regardent avec une indifférence ou
heroique ou philosophique, les Coups de la Fortune, bonne ou mauvaise, & en nous
abstenant des soins, peines & travaux superflus, auxquels le gros de monde s’adonne
avec tant d’empressement, nous renfermant simplement dans les devoirs, que Dieu,
la Republique, le Charactere d’honnête Homme & d’Amy, la raison & une sage
prevoyance & bienseance exigent de nous, sans oublier de nous egayer tems en tems
d’une façon, meme par des bagatelles & des folies de jeunesse, si le cas le requiert, helft
was helften mög &c.&c101.
Spary souligne que, de manière similaire aux autres nourritures de santé de l’époque,
le petit-lait devient une substance « d’un compromis moral entre vertu personnelle,
politique et économique102 », une nourriture de félicité et sagacité. Avec la pratique de
la cure de petit-lait, les Schottenbrüder, Schottländer ou Trogisten, comme ils se définissent
eux-mêmes103, recherchent Acadia, le « pays de la liberté », symbolisant l’amitié entre les
gens et l’harmonie avec la nature. La partie montagneuse d’Appenzell, avec sa population
éparse de fermiers alpins, satisfait particulièrement leur vision idéale de pastoralisme104.
Zellweger considère l’alimentation des producteurs laitiers alpins, ne vivant de rien d’autre
que de produits laitiers pendant plusieurs semaines, comme exemplaire, puisqu’ils restent
forts et en bonne santé105. À plusieurs reprises, Bodmer rend hommage à Zellweger,
qu’il appelle « Philocles », en référence au poète athénien, neveu d’Eschyle. En 1747,
Bodmer écrit l’« Ode à Philocles », dans laquelle il loue les gens heureux des montagnes :
« ici, l’homme n’a pas encore honte de l’homme, et n’a pas encore appris à cacher son
cœur106 ». Dans son œuvre épique Noah, de 1752, Bodmer vante à nouveau les mérites
de son « Philocles », ce philosophe solitaire vivant dans sa cabane montagneuse, loin des
esprits éclairés, parmi les bergers des montagnes : « Que par lui Dieu préserve la santé des
troupeaux de bétail (et des bergers)107 ».
Si le petit-lait est devenu très en vogue dans ce contexte, le processus de fabrication était
très différent de celui de l’industrie laitière artisanale traditionnelle, et le produit n’était en
aucun cas un simple médicament. Zellweger ne demande pas aux producteurs laitiers leurs
résidus du traitement du lait, le petit-lait le plus acide, mais, selon ses propres déclarations,
il choisit des fermiers qu’il charge de produire des boissons à base de petit-lait. Même s’il
n’existe aucune recette de Zellweger lui-même108, il est très probable qu’il ait demandé
101 Lettre de Zellweger à Bodmer, 5 septembre 1754. Citée dans Eisenhut, 2011, p. 283.
102 Spary, 2014, p. 283 (« of a moral accommodation between personal, political and economic virtue »).
103 Eisenhut, 2011, p. 283.
104 Sur la mode du pastoralisme dans l’absolutisme des Lumières, voir Martin, 2011.
105 Kellenberger, 1951, p. 35.
106 Cité dans Faessler, 1979, p. 7 (« Hier schämet sich der Mensch noch nicht vor dem Menschen, und hat noch nicht
gelernt, sein Herz zu verbergen »).
107 Cité dans Eisenhut, 2011, p. 294 (« Dass Gott durch ihn die gesundheit von hirten (und schäfern) des Viehs
bewahret »).
108 Selon R. Schudel-Benz (Schudel-Benz, 1930, p. 14), Zellweger explique à Bodmer les vertus curatives du petit-lait,
dans une lettre de 1749. J’ai consulté cette lettre, mais je ne peux pourtant pas confirmer cette analyse.
560 b a r b a r a or lan d
Eisenhut affirme que, dès 1740, un véritable culte se développe autour du canton
d’Appenzell et de ses hôtes buveurs de petit-lait112. Un nombre grandissant d’intellec-
tuels visite la campagne, passe des réunions conviviales et consomme du petit-lait non
109 Lettre de Christoph Martin Wieland à Zellweger, 27 juin 1757, citée dans FAESSLER, 1979, p. 100. Il est évident, à
partir de la correspondance avec Bodmer, que les amis se promenaient parfois tôt le matin dans la montagne Gaberius.
Voir Eisenhut, 2011.
110 Tissot, Avis au peuple sur sa santé, Lausanne, J. Zimmerli, 1761, p. 547-549.
111 Voir P. Petit-Radel, Essai sur le lait, considéré médicinalement sous ses différens aspects, ou Histoire de ce qui a rapport
à ce fluide chez les femmes, les enfants & les adultes, soit qu’on le regarde comme cause de maladie, comme aliment, ou
comme médicament, Paris, l’Auteur, 1786, p. 202 et suivantes.
112 Eisenhut, 2011, p. 280.
L a cure de petit- la it suisse 56 1
seulement pour s’amuser – « pour badiner » –, mais aussi comme remède, une cure dont
l’effet curatif est le plus souvent décrit comme une thérapie de rafraîchissement ou un
nettoyage sanguin113. Néanmoins, il faut ensuite plus de deux décennies pour que la cure
annuelle de petit-lait ne devienne une sorte de marque de fabrique d’Appenzell. En effet,
le « föhrene Hütte » et ses curieux propriétaires, se font connaître à Zurich et à l’étranger.
La communauté littéraire étend sa renommée dans de nombreux endroits éloignés. En
outre, l’histoire des Schottenbrüder motive les voyages d’un plus grand nombre de per-
sonnes intéressées à essayer la cure de petit-lait. Ceci montre comment le mouvement est
dynamisé et altéré par de nouvelles pratiques de santé, et comment de nouveaux acteurs s’y
retrouvent impliqués. En octobre 1749, par exemple, certains zurichois supplient Bodmer
de demander à Zellweger de leur trouver un hébergement à Trogen ou dans les environs.
Zellweger, à son tour, demande de l’aide à un aubergiste local114. Au courant de la même
année exactement, survient l’arrangement à Gais et la guérison fructueuse qui établirait
ensuite la gloire du village de Gais – à quelques kilomètres de la maison de Zellweger.
Bien que la promotion de la cure de petit-lait de chèvre par Zellweger ait rencontré
un certain succès à l’époque, son travail n’a pas été reconnu et a été, au contraire, oublié.
Une raison possible de cette indifférence pourrait avoir été son manque d’intérêt dans
l’explication du mécanisme thérapeutique de la cure de petit-lait ou de sa vertu médicale
en général. Comme nous l’avons vu, il considère la cure de petit-lait bien plus comme une
mesure préventive, et le petit-lait comme un aliment de santé que comme médicament.
Pour Zellweger, la cure de petit-lait au printemps ou au début de l’été offre une opportunité
attractive pour attirer ses amis intellectuels dans un endroit petit et insignifiant de la campagne.
Les acteurs du village de Gais ont eu une approche différente. Certains d’entre eux ont
réalisé très rapidement que la cure de petit-lait pouvait être bien plus qu’un somptueux
voyage de quelques citadins philosophes. Ils ont perçu l’opportunité d’établir une nouvelle
entreprise, soit une entreprise de cure thermale organisée autour du petit-lait, qui peut
alors revêtir toute forme : un médicament, un remède, une thérapie ou une technologie
préventive, une nourriture de santé, ou une tradition montagnarde. En fait, c’est largement
grâce au sens des affaires de l’aubergiste Hans-Ulrich Heim et des bergers, que le petit
village de Gais a connu une carrière remarquable comme station thermale suisse. Après
que la nouvelle de la cure réussie se soit rapidement propagée dans les cercles médicaux,
et que d’autres médecins aient commencé à envoyer leurs patients à Gais, la labélisation
de la cure de petit-lait est devenue cruciale. Hans-Ulrich Heim s’attendait à de nouvelles
activités rentables, et a investi dans le confort de l’auberge, puis a agrandi la maison après
un incendie, en 1780. Il a ensuite mis en place un transport constant, jusqu’au village, de
petit-lait encore chaud des prairies alpines avoisinantes – un tour quotidien d’au moins
trois heures.
Les affaires de la famille d’aubergistes, qui avait le monopole sur la station thermale,
se sont bien portées pendant des décennies115. En 1791, Samuel Heim (1764-1860) a repris
113 Voir J. C. Hackel, Vollständige practische Abhandlung von den Arzneymitteln, nach deren Ursprunge, Unterscheidung,
Güte, chymischen Bestandtheilen, Verbindungs- und Wirkungsarten, und pharmaceutischen Zubereitungen, vol. 2, Wien,
Wappler, 1793, p. 616.
114 Lettre de Zellweger à Bodmer, 20 octobre 1749 (ZBZ, Ms Bodmer 6a).
115 Voir Nägeli, 1941.
562 b a r b a r a or lan d
l’auberge Zum Ochsen de son père, Hans-Ulrich Heim, qui avait initié l’activité de petit-
lait. En 1796, Samuel convertit l’auberge en un centre thermal, célèbre pour ses produits
de chèvre. Les bergers ont également joué un rôle important, en particulier Anton Josef
Inauen (1725-1791), appelé Schottensepp. Pendant la saison (entre mai et août), il apportait
le petit-lait frais à Gais depuis l’alpage Oberer Mesmer. En raison de la demande croissante,
d’autres producteurs de lait des Ebenalp et Meglisalp ont aussi approvisionné Gais. En
1780, l’expansion prospère de Gais comme station thermale a encouragé le Schottensepp
à introduire également des cures de petit-lait dans le village voisin de Weissbad. Son fils,
Karl Jacob (1755-1811) réalise ce projet en 1790, et fonde le Weissbad Molkenkuranstalt116. La
nouvelle Kurhaus est devenue la plus grande entreprise hôtelière du pays, sous la direction
du petit-fils du Schottensepp, Ignaz Johann Anton Inauen (1794-1864), et, durant ses
meilleures années, a accueilli jusqu’à quatre cent clients venant de toute l’Europe. Depuis
lors, de plus en plus de villages alpins ont, tout au long du printemps et de l’été, profité
des bonnes affaires induites par la dite Gaiß-Schotte (le petit-lait de chèvres) – inventant
une tradition suisse.
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Emmanu el B e tta
Entre catholicisme et allaitement il existe une relation ambivalente. C’est pour le moins
ce qui émerge de la recherche historique et démographique, qui, dans plusieurs études,
a imputé au fait d’appartenir au catholicisme l’un des facteurs principaux de la limitation
de la diffusion sociale de l’allaitement. Des raisons liées à la pudeur, au contrôle du corps
et par conséquent à la réticence sociale à exhiber la nudité en public sont principalement
évoquées. Des études démographiques relatives aux pays de l’Europe du Nord aux xixe
et xxe siècle notent une corrélation presque directe entre l’appartenance religieuse au
catholicisme et un déclin de la pratique de l’allaitement maternel, qui, à son tour, est
considéré comme la cause d’une augmentation significative du taux de mortalité infantile1.
D’autres recherches, focalisées principalement sur les structures sanitaires et hospitalières,
ont en revanche souligné le fait que l’allaitement maternel représente un élément distinctif
dans l’idée catholique de la construction de la reproduction et de son gouvernement,
ainsi que du rapport mère-enfant. D’après cette conception de la première enfance, la
relation de la mère avec sa progéniture s’inscrit dans une dimension naturelle de première
importance. Dans cette perspective, les pratiques de mise en nourrice sont considérées
comme l’expression concrète d’une sécularisation des comportements, de la conception
du corps et de la relation mère-enfant2.
L’ambivalence que les données sociales relatives à la diffusion de l’allaitement inspirent
à la recherche historique est sous bien des aspects l’expression du fait que les positions
mêmes du catholicisme à propos de cette pratique se sont articulées et définies selon un
très long parcours spatio-temporel. D’une part, les références bibliques à l’allaitement sont
nombreuses et en même temps la symbolique du lait acquiert importance en trouvant
son emblème le plus fort et significatif dans la figure de la Mater Lactans. Cette figure
était destinée à avoir une importance théologique croissante en particulier par le biais
des représentations iconographiques de la Madone qui allaite des adultes3. D’autre part,
1 Van Poppel, 1992 ; Janssens et Pelzer, 2014 ; Van Den Boomen et Ekamper, 2015. Voire aussi Sandre-Pereira,
2005 ; Willson, 2004.
2 Par exemple, pour le cas irlandais : Earner-Byrne, 2006.
3 Voir Scaramella, 1991.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 567-580
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127455
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
568 em m a n uel b etta
on peut remarquer que les mentions explicites de l’allaitement sont très rares dans la
doctrine, dans la production normative et dans les textes pénitentiels catholiques. Pendant
bien longtemps, l’allaitement n’a pas été considéré comme une question digne d’analyses
spécifiques ou d’indications disciplinaires explicites. À bien des égards, ces deux aspects
semblent à la base de la pensée catholique passée et présente, et leur structure devient
plus claire lorsqu’on observe l’évolution de la manière de considérer cette relation dans
la longue durée.
Dans la Bible, on trouve des mentions occasionnelles de l’allaitement. Bien souvent, il
ne s’agit que d’allusions aux conditions de sécurité et de confort que la mère assure à son
enfant, mais la référence au lait et au don de lait renvoie aussi au symbolisme du transfert
de la parole. Dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, le couple mère-enfant
est cité plusieurs fois (Sarah et Isaac, Moïse et Jokébed, Marie et Jésus, Anne et Samuel),
lors de situations où les nouveau-nés sont destinés, une fois devenus grands, à assumer un
rôle de premier plan dans l’avenir du peuple de Dieu. Dans une perspective symbolique,
l’allaitement est par ailleurs utilisé pour parler d’un amour relationnel d’un genre particulier :
de Dieu envers les hommes, des frères entre eux, de la personne chargée de la sécurité
du nouveau-né et, enfin, du besoin de l’homme de se nourrir de la parole divine, cette
dernière étant considérée comme la relation la plus importante4.
Dans le sillage de ces lectures scripturales, se propagea une image du sein de la Vierge
Marie comme lieu de l’Incarnation de l’esprit vital. La théologie commençait ainsi à se
concentrer de plus en plus sur les effets miraculeux de la lactation virginale. Entre le douzième
et le quatorzième siècle, une relation s’établit entre le sang du Christ et le lait de sa Mère,
tous deux considérés comme des instruments pour prodiguer la grâce. En se référant à
la réflexion mystique, le discours spirituel faisait du sang versé un symbole de pitié et de
miséricorde. Par analogie, dans les iconographies de Marie allaitant un saint adulte5, le
lait assumait une valeur semblable, comme symbole d’une grâce divine prodiguée, à travers
la Madone, au saint en extase. Les thèmes iconographiques de la Madone dispensatrice
de Grâces et de la Mater misericordia se répandirent, donnant origine à des cultes centrés
sur la lactation mariale. Les idées relatives au pouvoir régénératif de l’allaitement étaient
répandues en Europe à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance et elles étaient focalisées
sur la lactation surnaturelle de la Vierge comme symbole de la puissance de Marie : le lait,
en tant que matière nutritive qui vient directement du ciel à travers elle, permettait ainsi de
définir et souligner les caractéristiques particulières de Marie, vierge et pourtant mère6.
La multiplication des images de Madones allaitant renforçait l’idée que le transfert de
l’amour maternel sur autrui représentait en fait le but originel d’une communauté et en
même temps son signification transcendantale à travers la promesse de rédemption. Dans
la deuxième moitié du 16e siècle, le binôme virginité-maternité commençait cependant à
être moins fréquent dans le discours catholique, tandis que s’affirmait une interprétation
de l’allaitement en termes naturels, en tant que preuve physique de l’abandon de l’état
virginal de la femme.
4 Parmi les références plus significatives : Esaïe 49,15 et 66,10 à 12 ; I Thessaloniciens 2,7 ; I Corinthiens 13,5 ; Psaume
22,10 ; I Pierre 2,2.
5 Par exemple, dans le cas de Saint Bernard, voir Scaramella, 1991.
6 Sur le thème iconographique de la Madonna lactans voir aussi Steinberg, 1984.
Du spirituel au naturel 56 9
Sous des formes diverses, la définition même de la valeur religieuse de l’acte de l’allaitement
se transforma et se modifia. Dans la conception iconographique et théologique catholique
émergeait une valorisation de l’allaitement comme acte en soi positif parce que doué d’un
caractère de naturalité, tandis que la référence à sa valeur symbolique et mystique du
modèle marial devenait de moins en moins centrale. Cette revendication explicite d’une
inclusion dans un ordre naturel originel en fit l’un des facteurs principaux, pour ne pas dire le
principal facteur, ce qui pouvait ensuite donner lieu à des convergences avec des perspectives
discursives non religieuses. Cet aspect est déterminant pour comprendre l’évolution à
long terme du point de vue catholique à propos de l’allaitement. Le discours disciplinaire
catholique commença à présenter explicitement l’allaitement comme l’expression d’une
relation naturelle originelle, à une époque où se généralisent des comportements sociaux
qui, au contraire, tendent à remettre en cause l’idée que l’allaitement de l’enfant par sa mère
est le prolongement spontané de la condition de maternité. En le considérant comme une
simple expression naturelle de la condition maternelle, cette conception catholique faisait
de l’allaitement un acte qui n’avait pas besoin d’être verbalisé, et, d’autre part, portait à
une évaluation implicitement négative des comportements qui se détachaient de cet ordre
naturel, comme l’allaitement par des nourrices.
Dans l’Espagne du xvie et du xviie siècles, par exemple, les théologiens et, surtout, les
moralistes commencent à propager l’idée que le lait est aussi le véhicule de transmission
des qualités et des vices, à la fois physiques et moraux7. Ces arguments, qui s’appuient
explicitement sur la tradition médicale antique d’Aristote à Pline, est divulguée pour
contester la pratique, fréquente dans les familles nobles et aristocratiques, de la mise
en nourrice. Bien que cette pratique semble plutôt répandue en dehors de l’aristocratie,
parmi l’élite administrative comme parmi les artisans et les intellectuels8, le recours à
la nourrice apparait largement comme une « pratique noble » par rapport à laquelle se
forme le discours théologique qui la prit pour cible. Les médecins et les moralistes, et plus
généralement les hommes d’église commencèrent à ancrer la contestation du recours aux
nourrices dans une interprétation biologico-naturaliste, élaborant ainsi une théorie de la
formation morale des nouveau-nés à travers le lait. Ils se situaient ainsi dans la continuité
directe de la biologie grecque représentée surtout par les théories de l’hémogénie du lait
professées par Aristote9. Le recours à l’allaitement par nourrice était interprété comme
l’interruption de la continuité naturelle, qui dès la naissance faisait de la mère la garante de
la sécurité morale et physique du nouveau-né. Ainsi l’argumentation espagnole avançait
l’idée que, pour le nouveau-né, le lait maternel était meilleur que celui de la nourrice, qui
le privait des vertus et des qualités que la mère lui avait fournies à la naissance. Une telle
réflexion théologique traçait le profil de la mère indigne, celle qui ne garantissait pas la
qualité de la nourriture, ni la formation et la sécurité de son enfant. Le franciscain Juan
de Pineda souligne que « celle qui n’allaite pas l’enfant qu’elle a mis au monde, n’est mère
qu’à moitié »10. De Pineda introduit un autre élément important à propos de la pureté du
sang. Il soutient en effet que le choix de la nourrice, quant à ses caractéristiques physiques
7 Pech, 2007.
8 Fildes, 1988 ; Klapisch-Zuber, 1983.
9 Pomata, 1995.
10 Pech, 2007, p. 496.
5 70 em m a n uel b etta
11 Id.
12 Sperling, 2013, p. 5.
13 L’expression latine consacrée est debitum conjugale, que l’on pourrait aussi bien traduire par « dette conjugale »,
comme le fait Didier Lett dans l’article qu’il consacre à la régulation de la sexualité par le discours ecclésiastique
durant la période médiévale dans Steinberg, 2018, p. 107-110. Dans la mesure où l’expression « devoir conjugal »
est bien ancrée dans la langue française, nous en gardons ici l’usage (note de traduction).
14 Sur le rapport entre la nourrice et l’abstention sexuelle voir Fauve-Chamoux, 1983. Pour une analyse classique
voire Maher, 1992.
15 Klapisch-Zuber, 1983.
16 Matthews Grieco et Corsini, 1991.
Du spirituel au naturel 571
lui donner les choses nécessaires jusqu’à sa troisième année. Mais ne pas vouloir élever
son enfant avec son propre lait sans juste cause, ne fait pas d’elle une pécheresse, elle
ne pèche pas non plus s’il y a juste cause, même véniellement17.
Cette interprétation de Navarro, ne contient pas la moindre allusion à une définition en
termes naturalistes ou vaguement physiologistes de l’allaitement au point que le choix de
ne pas allaiter n’est pas considéré comme une faute importante, et encore moins un péché.
L’approche de l’allaitement dans les manuels pour confesseurs et dans la doctrine morale
catholique elle-même commençait à se différencier dans la réflexion de ceux qui ont été
probablement, bien que pour des raisons différentes, les théologiens les plus influents pour
l’analyse de la dimension physique des relations matrimoniales et extra-matrimoniales et
pour la définition de la discipline morale de la sexualité : le jésuite espagnol Tomás Sánchez
et l’italien Alfonso Maria de Liguori.
Dans ses Disputationes de sancto matrimonii sacramento, publiées entre 1602 et 1605,
Sánchez analyse en détail toutes les questions possibles par rapport au corps et à la
sexualité, dans le but de fournir aux confesseurs une arme efficace qui aurait fait de la
confession cet instrument décisif pour la discipline de la chair et de l’être humain en soi
qui avait été ébauchée dans la perspective contre réformiste du Concile de Trente. Il traite
de l’allaitement dans le livre IX, De debito coniugale, le plus connu, complexe et sous bien
des aspects « scandaleux », qui lui créa bien des problèmes de censure, en particulier
de la part de l’Inquisition romaine18. La dispute n. XXII pose la question de savoir si les
rapports sexuels sont autorisés quand la femme se trouve dans les conditions particulières
de la génération : enceinte, immédiatement après l’accouchement, pendant la phase de
purgation, pendant la période d’allaitement. L’opinion de Sánchez à propos de l’allaitement,
comme des autres conditions d’ailleurs, se trouve au centre de son interprétation générale
du mariage, considéré comme un dispositif originel pour contrôler la concupiscence
fondée sur la disponibilité de l’acte sexuel en tant que remedium. Ainsi, pour contrôler la
force anomique de la concupiscence et l’orienter vers un ordre familial hiérarchisé entre
l’homme et la femme, le devoir conjugal devait être considérée comme un juste droit à
l’accès au corps du conjoint. Au centre de cette lecture, l’allaitement figurait donc comme
une exigence importante, mais pas exclusive, subordonnée comme elle l’était à la nécessité
de sauvegarder le plus possible la disponibilité du remedium de l’acte sexuel dans le mariage.
Suivant cette lecture, Sánchez discute de la requête conjugale, mais aussi de son acceptation.
Autrement dit, il se confronte à la question de savoir s’il est licite, pour chacun des époux,
donc aussi pour l’épouse, de solliciter l’acte sexuel auprès de son mari pendant la période
de l’allaitement. Sa position est très claire. La faute serait le dégât éventuel à l’allaitement
et par conséquent à la descendance, dans le cas spécifique où la femme tomberait enceinte
et où l’allaitement s’interromprait. Sánchez juge que, selon l’expérience, un tel risque est
vraiment minime, il soutient par conséquent que la faute est également minime : « Verum
existimo nullam esse culpam, minime tunc a debiti exactione abstinere19 » (j’estime donc qu’il
n’y a aucune faute de s’abstenir du devoir conjugale ou alors qu’elle est minime). En face
17 M. Navarro, Manuale de’ confessori et penitenti, Venezia, Gabriele Giolito de’ Ferrari, 1569, p. 146.
18 Sur Sánchez cf. Alfieri, 2010.
19 Th. Sánchez, De Sancto matrimonii sacramento disputationum, tomus Tertius, Venetiis, Apud Iuntas, 1625, p. 236.
5 72 em m a n uel b etta
d’un risque aussi peu élevé, il réputait impossible – iugum moraliter impossibile20 (une
obligation moralement impossible) – d’imposer aux époux qui dormaient dans le même
lit de s’abstenir de tout rapport sexuel pendant deux ans, ce qui était considéré comme
la période moyenne de l’allaitement. Dans les mêmes termes, Sánchez affirmait que les
femmes qui étaient certaines que l’allaitement puisse provoquer le tarissement de leurs
seins pouvaient se dispenser d’accomplir le devoir conjugal – « expertamque ubera exsiccari
si concipiat21 » (si elle était certaine que ses mamelles allaient se dessécher par l’effet de
la conception) – si elle était pauvre et dès lors elle ne pouvait pas payer une nourrice, et
si le cas échéant « lac esse valde perniciosum proli » (son lait était assurément dangereux
pour la progéniture). Toutefois, même dans ces cas l’homme qui demandait à sa propre
femme un rapport sexuel ne pouvait pas être condamné.
L’analyse de l’allaitement faite par d’Alfonso Maria de Liguori, suit le même filon que
celle de Sánchez, dont il reprend les arguments et surtout dont il exploite l’autorité pour
s’opposer aux moralistes et aux théologiens qui condamnaient comme péché mortel le
rapport sexuel pendant l’allaitement. Liguori aborde ce point dans le sixième livre, De
Matrimonio, de sa célèbre Theologia moralis, publié en 1767 et plusieurs fois rééditée, surtout
au XIXème siècle, ce qui en fit l’un des principaux textes référentiels en matière de discipline
de la confession22. Son adhésion aux théories de Sánchez est totale, en ce qui concerne le
risque de créer des problèmes à la descendance, mais aussi en ce qui concerne la possibilité
de s’exposer à des comportements peccamineux pour affronter une longue période d’abs-
tinence due à l’allaitement. D’accord avec Sánchez, Liguori admet que ce serait un péché
grave « contra justitiam23 », si la femme avait eu une précédente expérience incontestable
de dommages à la progéniture ou bien si elle vivait en condition de pauvreté. Alors que
dans la Theologia moralis, l’adhésion à l’approche de Sánchez est quasiment complète, dans
les divers manuels destinés spécifiquement aux confesseurs, Liguori articule davantage son
propre point de vue sur l’allaitement. Il en parle dans le chapitre consacré aux devoirs des
fidèles et en particulier au jeûne, présentant la période de l’allaitement comme une condition
particulière qui dispensait la femme de l’obligation rituelle. Dans son texte Istruzione e
pratica per i confessori, publié en 1757, Liguori écrit : « les femmes enceintes ou qui allaitent,
à qui il n’est absolument pas consenti de jeûner (sinon une fois ou deux, et si la femme
était de robuste constitution), mais au contraire, les jours de jeûne il leur est même permis
de se nourrir de viande, si elles sont faibles, ou si l’enfant est malade24 ». Indirectement,
Liguori fait de nouveau allusion à l’allaitement dans le chapitre consacré à la restitution,
à propos de « ce qu’on doit rembourser à cause de l’Adultère » : il mentionne le fait que
dans une relation adultère, le père, en plus de l’hérédité, devrait également restituer aux
enfants légitimes les aliments à partir de leur troisième année » parce que jusqu’à trois ans
« la Mère est tenue de les allaiter si elle le peut, mais si elle le ne peut pas, cela incomberait
aussi à l’Adultère », c’est –à-dire, que le mari adultère aurait à s’en occuper25. Dans une des
20 Id.
21 Id.
22 Alf. M. De Liguori, Theologia moralis, tomus III, Roma, Remondini, 1767, p. 30.
23 H. Busenbaum, S.J., Medulla theologiae moralis, Napoli, apud Pellechium, 1748, p. 857.
24 De Liguori, Istruzione e pratica per li confessori, Venezia, Stamperia Remondini, 1761, 5e édition, p. 439.
25 Ibid., p. 349.
Du spirituel au naturel 573
nombreuses synthèses de la Theologia moralis, on peut trouver une référence plus explicite
à l’allaitement. Dans le Compendium theologiae moralis, la question de la pauvreté aura
une plus grande visibilité, en tant que condition qui provoque l’abstinence afin de ne faire
courir à la progéniture aucun risque provoqué par l’indigence. La condition économique
de pauvreté fait prévaloir la nécessité de garantir la qualité de l’allaitement aux dépens de
la nécessité d’éviter l’incontinence grâce au respect du « devoir » conjugal26.
La pertinence de la réflexion de Liguori, ne consiste pas tellement dans son élaboration,
qui, comme nous l’avons souligné, se référe en grande partie à l’interprétation de Sánchez,
mais bien à l’importance et à l’influence qu’elle a eue dans la production théologique
et de manuels pour les confesseurs. Liguori représente le point de référence pour une
approche modérée et probabiliste de la gestion de la confession, qui influença de manière
déterminante la théologie catholique du xixe siècle. Cette influence émerge clairement
chez deux jésuites, qui écrivirent quelques-uns des manuels pour confesseurs parmi les plus
importants et les plus connus. Dans le Compendium theologiae moralis, publié par le jésuite
français Jean Gury et dont le jésuite italien Antonio Ballerini prépara l’édition, on parle
de l’allaitement comme d’un devoir pour les mères, en termes de droit naturel – « mater
filios proprio lacte nutrire debet (sententia communis), quia hoc jus naturale postulare
videtur » (la mère doit nourrir ses enfants avec son propre lait (opinion commune), parce
que cela semble relever d’un droit naturel) – mais une telle définition n’en faisait pas
une obligation sous peine de péché mortel, parce que le fait de se soustraire au devoir de
l’allaitement n’impliquait pas un comportement désordonné en soi (gravis disordinatio27).
En particulier, Gury prévoyait une exception spécifique à ce lien concernant le recensement :
D’autre part, la nécessité ou l’intérêt identifiable ou la coutume en vigueur chez les
familles patriciennes excusent de toute culpabilité, etc. mais dans ce cas, sous grave
peine, la mère doit substituer à soi-même pour tout le temps une nourrice en bonne
santé et de bon comportement28.
Deux textes de synthèse sous forme de dictionnaire permettent de comprendre encore
mieux la façon dont on parlait de l’allaitement dans le discours théologique. Dans l’article
« Allaitement » du Dictionnaire de théologie morale, publié à Paris en 1849 par Jean-Etienne
Pierrot on décèle nettement une conception physiologique. Le volume de Jean Baptiste-
26 D. Neyraguet, Compendium theologiae moralis Sancti A.M. De Ligorio, Nova editio revisa et aucta, Barcinone, Apud
Paulum Rieira, 1859, p. 695 : « Quaeritur 20. An licitum sit coniugibus coire tempore lactationis ? R. Alii negant,
quia in tali coitu est timor nocumenti prolis, si uxor concipiat. Communissime vero affirmant licere Pal. Etc. Ratio,
quia non extat lex prohibens ; item, quia periculum inficiendi lac, teste experientia, rarum est, saltem non tantum,
ut teneantur conjuges tanto tempore abstinere ab usu conjugii, cum continuo periculo peccandi. Excipiunt tamen
Pontius, etc., si conjuges sint valde pauperes, et prudens adsit timor de gravi damno prolis ; tunc enim, ut dicunt,
neuter tenetur reddere, imo, nec potest petere, etiamsi sit periculum incontinentiae, quia non licet sibi consulere cum
damno innocentis, cum alia suppetant media ad incontinentiam sedandam. Verum Sanch. eo casu excusat quidem
conjuges a reddendo, sed non audet damnare exigentem, dicens quod tunc vel alia via ipse poterit proli consulere,
vel erit justa causa ipsam periculo exponendi ne tandium conjuges cogantur abstinere cum tanta difficultate ».
27 J. P. Gury, Compendium theologiae moralis, ab auctore recognita et Antonii Ballerini, t. 1, Roma-Torino, Civiltà cattolica-
Marietti, 1866, p. 403.
28 « Ab omni autem culpa excusat necessitas, notabilis utilitas, aut consuetudo apud familias nobiles vigens etc. sed
tunc sub gravi mater bonam quoad mores et valetudinem nutricem sibi substituere debet » J. P. Gury, Compendium
theologiae moralis. Ab auctore recognitum et Antonii Ballerini, t. 2, Roma, Ex Typographia Polyglotta, 1882, p. 906.
574 em m a n uel b etta
Félix Descuret Médecins des passions, ou les passions considérées dans leurs rapports avec les
maladies, les lois et la religion publié à Paris en 1841 est une référence importante de cet
article, dès l’incipit :
L’influence de l’allaitement est, au rapport des médecins, un fait qu’on ne saurait
révoquer en doute […] c’est une considération assez puissante pour déterminer toutes
les mères à nourrir elles-mêmes leurs enfants29.
En ces termes, le texte prévoit que la femme puisse avoir des raisons physiques ou
morales qui l’empêchent d’allaiter : en premier lieu « une constitution maladive ou un
vice de tempérament », ensuite, des causes morales : « les passions et le caractère. Une
femme qui est sujette à la colère, à la paresse, à l’ivrognerie pourrait communiquer ces
vices à son enfant par l’allaitement ». En dehors de ces cas, pour la mère il existe « un
devoir rigoureux de ne pas remettre son fils dans des mains étrangères », mais se soustraire
à cette condition ne devenait pas péché mortel « si la mère a le dessein de se rendre plus
apte à remplir ses devoirs d’épouse ». Dans ce cas, les parents devaient toutefois prêter une
attention particulière au choix de la nourrice : « ils doivent examiner si sa constitution et
son caractère peuvent neutraliser, ou du moins contrebalancer, les dispositions fâcheuses
que peut rapporter le nourrisson30 ».
Dans l’édition du 1847 du Dictionnaire des cas de conscience, publiée pour la première
fois en 1715 par le jésuite casuiste Jean Pontas, on cite le cas de Jeanne qui « veut nourrir
son enfant. Son mari exige le devoir. Elle demande si elle peut le lui refuser pendant qu’elle
allaite l’enfant ». La réponse est tout à fait conforme à l’interprétation de Sánchez : la
femme qui « connaît par expérience qu’en rendant le devoir dans ce temps-là, son lait se
corrompt », doit recourir aux services d’une nourrice, et seulement au cas où cela ne lui
est pas possible ou encore-si elle est trop pauvre pour le faire elle peut refuser « parce qu’il
n’a pas le droit de l’exiger aux dépens de la vie ou de la santé de son enfant31 ».
Si ces textes décrétaient une première naturalisation de l’allaitement en tant que devoir
maternel, au sein d’une interprétation absolument fidèle aux théories de Sánchez, un
discours différent est proposé par la médecine pastorale et la théologie morale focalisées
sur la morale sexuelle. Le De sextum decalogi praeceptum et supplementum ad tractatum de
matrimonio (Sur le sixième commandement du décalogue et supplément à le traité sur
le mariage), signé par l’évêque du Mans Jean-Baptiste Bouvier, publié pour la première
fois en 1827 et plusieurs fois réédité, fut un texte décisif parmi d’autres pour la réflexion
catholique sur la contraception32. Bouvier aborde la contraception en rapport avec la
sexualité. Discutant la question de savoir si regarder les seins d’une femme nue est péché
mortel, il souligne le risque couru par l’observateur. Si le regard n’est pas un péché en soi,
il le met le sujet dans une condition proche de la passion et du trouble des sens et en tant
que telle dangereuse ; d’où le conseil donné à la femme d’allaiter avec prudence et de se
29 J. E. Pierrot, Dictionnaire de théologie morale Paris, Aux Ateliers Catholiques du Petit Montrouge, 1849, p. 175.
30 Id.
31 J. Pontas, Dictionnaire des cas de conscience, Paris, Aux Ateliers catholiques du Petit-Montrouge 1847, p. 572-573.
32 J. B. Bouvier, Dissertatio in sextum decalogi praeceptum et supplementum ad tractatum de matrimonio Paris, apud
Mequignon Juniorem, 1861. Sur la morale sexuelle catholique et la contraception voir plus en général Langlois,
2005 ; Betta, 2014.
Du spirituel au naturel 575
36 C. Capellmann, Pastoral-medicine, New York and Cincinnati, Fr. Pustet, 1882, traduction anglais avec l’approbation
de l’auteur sur la première édition de 1877 ; p. 45-46. Dans une note au début du livre, Capellmann écrivait : « In
whathever may be written in this work, it has been my intention to be in complete accord with the doctrine of the
Holy Roman Catholic Church ».
37 Ibid., p. 46.
38 Ibid., p. 47.
39 Ibid., p. 110.
Du spirituel au naturel 57 7
43 Id.
44 Id.
45 Forti et Guaraldo, 2006.
Du spirituel au naturel 579
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Sarah Scholl
L’écrire semble absurde tant l’évidence est grande : construire des normes autour
de l’allaitement équivaut à régler le comportement des mères. Pourtant, les deux
aspects ont tendance à être séparés. Il est par exemple plus évident de parler de droit
de l’enfant au lait maternel que d’affirmer que donner le sein est une obligation pour la
mère. La question se pose de savoir quel est le rapport entre les injonctions concernant
l’allaitement et l’image que l’on se fait du rôle maternel. Cette problématique vaut pour
chaque époque et nous avons choisi de la traiter à propos du xixe siècle. La seconde
moitié du long xixe siècle a été désignée par les historiens comme celle où se met en
place un nouveau rapport à l’enfance et au nourrisson, que la langue française appelle
désormais « le bébé »1.
Cet article s’intéresse à la littérature technique qui accompagne cette réévaluation
sociale de la figure enfantine : les manuels de « conseils aux mères ». Et à la discipline
à laquelle ils sont rattachés : la puériculture. Le mot est utilisé dès 1865 par le médecin
français Caron comme titre d’un ouvrage destiné à développer une « science d’élever
hygiéniquement et physiologiquement les enfants2 ». La mise en usage de ce terme à
l’évidente étymologie a l’avantage de créer une « science » qui n’est ni de la médecine – au
même moment la pédiatrie devient une spécialisation médicale reconnue – ni des arts
ménagers, ni de l’éducation mais un mélange du tout. Ce n’est rien de fondamentalement
nouveau au regard des traités parus déjà à l’époque moderne, mais un nouveau seuil est
franchi dans le dernier tiers du xixe siècle sur trois plans : la transition démographique
amène à une diminution du nombre d’enfants par couple et à une nouvelle valorisation
de chaque individu ; l’Etat prend fortement en charge les questions d’hygiène, de santé et
d’éducation des petits enfants par souci démocratique et nationaliste ; et enfin, la diffusion
de la stérilisation rend possible des alternatives viables au lait de femme et amène à la
1 Rollet, 2001.
2 Alfr. Caron, La puériculture, ou La science d’élever hygiéniquement et physiologiquement les enfants (2e édition), Rouen,
Imprimerie de E. Orville, 1866.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 581-592
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582 s a r a h s c holl
Le premier grand chantier ouvert par les historiens touchant directement à la question de
la maternité et de l’allaitement est celui de l’histoire de l’enfance7. L’enfant et la vie familiale
sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès, paru en 1960 et réédité en 1973, décrit la montée en
puissance du sentiment pour l’enfant et de l’affectivité familiale entre le xviiie et le xixe
siècle, et son pendant, une forme d’investissement progressivement plus important dans
l’éducation des enfants et adolescents. Cette période inventerait l’enfance – lui donnant une
nouvelle place sociale – en la confinant dans des lieux spécifiques : école et famille. Cette
dernière sort renforcée du processus, contrairement à ce qu’affirmait une historiographie
postrévolutionnaire qui se plaisait à décrire la déliquescence de l’institution familiale en
modernité8.
Les thèses d’Ariès ont été et restent fondatrices d’une histoire de l’enfance comme
histoire moderne de l’attachement à l’enfant ainsi que de « l’investissement des parents
dans la qualité des enfants9 ». Paru en 1975, le livre d’Edward Shorter, The Making of the
Modern Family (traduit en français, en 1977 : Naissance de la famille moderne) affirme
3 Lire le chapitre sur « Allaitement et citoyenneté » dans le présent volume. Pour les origines de ce mouvement à
l’époque moderne, voir J. Gélis qui parle d’affaiblissement de l’esprit de lignage au profit des « pouvoirs de l’individu »
(ou de ses libertés) : Gelis, 1986, p. 316.
4 Rollet, 2001a, p. 97-116 ; Randeraad, 2015, p. 63-82.
5 Lévy, 1984 ; Blunden, 1982 ; Fauve-Chamoux, 1983, p. 7-22.
6 Ce travail sur les idées d’ascèse et de sacrifice maternel est prolongé dans Scholl, 2021.
7 Ariès, 1960. Bilan historiographique sur l’enfance : Lett, Robin, Rollet, 2015, qui complète Dasen, et al., 2001.
8 Gros, 2010, p. 49-72. Selon la logique initiée par Ariès, avec sa mise en cause de l’existence – atemporelle – d’une
nature enfantine objet de l’affectivité parentale, les travaux des années 1960-1980 questionnent l’ensemble du dispositif
familial, qui devient construction sociale : enfance, maternité, paternité, parentalité. Les études – sous-tendues par
des convictions idéologiques parfois opposées (conservatisme ou féminisme) – contribuent à « démythifier la
famille nucléaire », pour reprendre une expression de Guillaume Gros (p. 56).
9 Anne-Françoise Praz décrit ainsi le travail d’Ariès (Praz, 2005, p. 15). Cette problématique historique découle en
ligne directe des théories de l’attachement de l’enfant formulée par les psychiatres tels John Bowlby (1907-1990) à
partir des années 1950.
L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xix e siècle 5 83
péremptoirement l’indifférence des mères envers les enfants en bas âge, et ce jusqu’au
début du xxe siècle dans certains milieux ruraux. Il résume ainsi sa propre thèse :
Les bonnes mères sont une invention de la modernisation. Dans la société traditionnelle,
les mères étaient indifférentes au développement et au bonheur de leurs enfants de
moins de deux ans. Dans la société moderne, elles placent le bien-être de leur nourrisson
au-dessus de tout10.
Pour décrire ce renversement Shorter parle de « test du sacrifice », concept dont nous
aurons à rediscuter11. Pour lui, le renouvellement des relations entre mères et bébés
est un temps fort de « l’apparition du sentiment domestique » et de l’amour conjugal
(principalement au xixe siècle) qui est l’objet de son livre12. Avec cette logique, on passe
d’une histoire de l’enfance et de la famille à une histoire de « l’amour maternel ». Cette
perspective est aussi celle d’Elisabeth Badinter dans L’amour en plus paru en 198013, qui
avive le débat sur l’existence ou non d’un « instinct » maternel. La question des sentiments
a donc été au cœur de l’histoire des mères et de la maternité14.
De plus, les objets de recherche sont souvent posés en termes de séparation et
d’union entre génitrice et enfant, à travers l’histoire culturelle comme à travers l’histoire
socio-économique. Cette focale met l’allaitement au cœur de la problématique15. En ce
sens, il est significatif que certains des travaux les plus anciens et les plus fournis portent sur
la mise en nourrice16. Cette pratique est généralement considérée comme un phénomène
hautement significatif, tant par le nombre de cas qu’en terme de portée symbolique ou
morale. L’allaitement du nourrisson par sa mère est en effet considéré comme un indicateur
des liens entre mères et enfants, dans une perspective qui, avec Locke et Rousseau, lie
allaitement et première éducation17. Par extension, il devient un indicateur aussi de la
relation de l’ensemble d’une société à ses bébés.
Cette mise en place historiographique suscite depuis l’origine des réactions d’au moins
deux types. En première lieu, des historiennes et historiens contestent frontalement
l’absence de sentiments entre parents et enfants dans le passé18. Ils remettent notamment
en question les indicateurs choisis. Dans un article reprenant largement la question,
Marie-France Morel explique par exemple que l’abandon de l’enfant a pu être un moyen
de lui donner une chance et n’est donc pas nécessairement un signe de désintérêt. Au
final, elle repousse comme peu vraisemblable l’indifférence des mères à l’égard de leurs
enfants, toutes époques confondues19. Ces travaux tendent ainsi, bien que ce ne soit pas
nécessairement leur intention, à normaliser l’idée que la maternité passe par une proximité
physique avec l’enfant, qui prend naturellement naissance dans l’allaitement lorsqu’elle
n’est pas contrariée par des éléments extérieurs (détresse sociale, médecin, etc.).
En second lieu, des chercheurs optent, surtout à partir des années 1990, pour un
changement de perspective et abandonnent la question du sentiment pour aborder le
problème en termes de parentalité. Le néologisme exprime l’idée d’une fonction, d’un
« art d’être parent », comme somme de pratiques et d’expériences liées « à des normes
et à des modèles », indépendamment de la parenté biologique20. C’est cette seconde
option que nous aimerions explorer ici. En effet, mettre de côté la question de l’amour
permet d’aborder la maternité comme une tâche, un travail, voir « un souci », sans juger
pour autant de la nature ou de la qualité des liens mère-enfant21. Cette optique permet
une reprise critique des sources de puériculture. Elle offre un nouveau regard sur le xixe
siècle et le tournant qu’il constitue dans la conception de la maternité.
Contextes et sources
20 Sur cette historiographie du « sentiment de l’enfance » et son dépassement, cf. Lett et al., 2015, p. 251 ; Doyon
et al., 2013, p. 7-23.
21 Le thème de l’enfant comme « souci » est présent dans les discours prônant la limitation des naissances (Cova,
2011, p. 143).
22 Une partie importante du corpus provient directement de la Bibliothèque de Genève, qui détient dans ses fonds
les documents réunis par les hygiénistes genevois du xixe siècle. Plusieurs congrès ont eu lieu à Genève.
23 Bosson, 2002.
L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xix e siècle 585
leur pouvoir et leur expertise sur la périnatalité. Une deuxième strate concerne la réponse
de l’auteur particulier de tel ou tel manuel à une demande spécifique qu’il a identifiée chez
son lectorat24. C’est par exemple le cas des manuels édités par des médecins à destination
de leur patientèle. Ces publications sont pour la plupart vendues et répondent donc à une
logique de marché, d’offre et de demande. Dans les ouvrages destinés aux classes sociales
les plus riches, on trouve des conseils et des critères pour choisir le personnel de maison,
la nourrice et la bonne d’enfant25. Dans des publications destinées aux travailleuses,
les questions liées à leurs obligations sont prises en compte. Le manuel de la doctoresse
Marguerite Champendal en est une bonne illustration26. Il est conçu à l’origine pour
accompagner les femmes qui fréquentent la Goutte de lait (distribution de lait et soin
aux nourrissons) qu’elle a fondée à Genève. Son texte est ensuite diffusé par dizaines de
milliers d’exemplaires tant en Suisse qu’en France et réédité jusqu’après la Seconde Guerre
mondiale. Enfin, troisième strate : le substrat des représentations anthropologiques, des
valeurs culturelles, religieuses et politiques, sur lequel se construisent les injonctions, les
conseils médicaux. Il s’agit de tout ce qui est tenu pour acquis, ce qui n’est pas expliqué
et relève de l’imaginaire social, du fantasme culturel, des constructions idéologiques.
Ces trois strates de discours sont toujours imbriquées et pas nécessairement distin-
guables par l’historienne ou l’historien. Discours à caractère scientifique, us et coutumes
traditionnels, prises de position idéologiques, représentations du monde implicites et
conseils pragmatiques coexistent au sein même de cette littérature, entraînant parfois
des contradictions. La plus importante d’entre elles pour ce qui nous concerne étant que
la question de l’allaitement maternel se trouve toujours enserrée dans des manuels qui
consacrent comparativement un nombre bien plus important de pages aux méthodes
alternatives de nourrissage. S’il sera relativement peu question de ces dernières ici, il
faut garder en tête que ces manuels ont toujours à la fois pour objectif de promouvoir
l’allaitement au sein et de guider un allaitement artificiel27. Nous reviendrons sur cette
problématique en conclusion.
L’élément premier qui saute aux yeux à la lecture des manuels de puériculture est
le ton négatif employé pour dire l’injonction à l’allaitement maternel. On est loin des
« bonheurs de la maternité » présents dans les manuels à partir des années 196028. Au
xixe siècle et au début du xxe siècle, les formules utilisées expriment la contrainte et
l’obligation à travers le thème du devoir. S’y ajoute la notion d’effort, telle qu’énoncée
sans détour par les proverbes ajoutés par la doctoresse Marguerite Champendal à son
chapitre sur l’allaitement en 1929 : « Le paresseux dit : “Il y a un lion sur mon chemin” » ;
24 Faure, 1994.
25 Par exemple Alfr. Donné, Conseils aux mères sur la manière d’élever les enfants nouveau-nés, Paris, J. B. Baillière et Fils,
1869 (réédition complétée d’un ouvrage de 1842) ; Et. Golay, Conseils aux jeunes mères, Genève et Paris, Georg et
Carré, 1894.
26 M. Champendal, Le petit manuel des mères, Genève, Imprimerie A. Kundig, Goutte de Lait de Genève, [1916].
27 Sur la question du lait de vache, Scholl, 2017, p. 111-117.
28 Delaisi de Parseval, Lallemand, 2010, p. 38.
5 86 s a r a h s c holl
« Nul bien sans peine », ainsi que le classique : « Le lait appartient à l’enfant29 ». Dans
toutes cette littérature, l’allaitement est compris non pas comme un acte automatique
mais comme un choix requérant le bon vouloir de la mère. Le docteur genevois Etienne
Golay, qui écrit pour la bourgeoisie suisse et française, y consacre même un paragraphe
intitulé « La détermination de nourrir doit être volontaire et spontanée30 ». Dans cette
logique, l’allaitement est directement assimilable à un travail qui implique pour la mère
de se « dévouer, corps et âme, à son enfant31 ». La condition sociale des destinataires des
manuels n’a pas d’influence sur cette idée :
Faut-il vous dire, mes chères compagnes, que votre plus impérieuse obligation,
vis-à-vis de votre enfant, est de l’allaiter vous-même ? Je ne le crois pas. Ce conseil ne
s’adresse point à vous, qui savez sacrifier votre agrément, vos loisirs, votre santé même,
à l’accomplissement de votre devoir32 !
Dans le manuel de la socialiste Lucy Schmidt de 1901, réédité jusque dans les années
1930 et largement distribué en Belgique notamment par les consultations pour nourrissons,
l’exhortation faite aux mères en appelle directement au thème du sacrifice33. Sa formulation
dit l’allaitement non comme un plaisir ou un bonheur mais comme une charge, voir une
souffrance, et toujours un devoir. Cette nécessité de l’allaitement maternel est justifiée
d’au moins quatre manières dans la littérature de puériculture.
L’argument premier est celui de la nature, l’allaitement est naturel. C’est une « loi de la
nature34 ». Dans les textes, la femme est presque partout comparée aux femelles mammifères
qui, elles, sont présentées comme allaitant leurs petits sans exception. Mais l’argument
ne figure jamais seul. Il est toujours complété par d’autres qui sont estampillés comme
relevant eux de la « raison ». En deuxième argument, les textes recourent généralement
aux statistiques pour dénoncer la mortalité infantile comme liée à la mise en nourrice et
à l’allaitement au lait animal. De plus, les textes, surtout s’ils sont destinés à des milieux
populaires, insistent sur le rôle du lait maternel dans le développement d’enfants sains
et vigoureux, capables d’affronter « la lutte pour l’existence35 ». Le troisième argument
est celui de la « satisfaction morale », liée à la création d’un lien parental particulier.
L’allaitement permet les manifestations de tendresse et d’amour. Celle qui allaite reçoit
le premier sourire.
La femme qui nourrit son enfant est doublement mère ; c’est un lien de plus entre elle
et lui ; toute mère, qui a allaité quelques-uns de ses enfants et n’a pas allaité les autres,
montre presque toujours un faible pour ceux auxquels elle a donné le sein36.
Le Dr Golay poursuit en citant Rousseau : « […] là où j’ai trouvé les soins d’une mère,
ne dois-je pas avoir l’attachement d’un fils ? ». L’allaitement créerait donc un lien réciproque
29 Champendal, Le petit manuel des mères : comment soigner nos enfants ?, Genève, Bon secours, [1929], p. 31.
30 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1894, p. 84.
31 Ibid., p. 85.
32 L. Schmidt, Le livre des mères, Bruxelles, Imprimerie D. Brismée, 1901, p. 13.
33 Marissal, 2014, p. 248-249.
34 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1894, p. 73.
35 Champendal, Le petit manuel des mères [1916], p. v.
36 Golay, Conseils aux jeunes mères, Genève, H. Georg, Paris, G. Carré, 1889, p. 80.
L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xix e siècle 587
entre mère et enfant qui est non seulement le point de départ de l’attachement de l’enfant
à sa mère mais aussi le premier moment de la mission éducative de cette dernière. Enfin,
quatrième élément, la mère en retire des avantages physiques car l’allaitement facilite les
suites de couches et permet d’éviter diverses maladies des seins.
Une fois justifiée la supériorité de l’allaitement maternel, les manuels en donnent
les conditions de possibilité et le mode d’emploi. Car tout « naturel » qu’il soit dans les
discours de puériculture, l’allaitement n’en requiert pas moins une préparation et des
techniques qui sont abondamment décrites en reprenant des motifs hérités des décennies
précédentes, voire des siècles précédents37. Sur ce sujet, les permanences et la lenteur des
évolutions sont très intéressantes, alors qu’à l’inverse les manuels intègrent quasiment au
fur et à mesure de leurs découvertes les prescriptions concernant la stérilisation du lait
et des biberons ou les compléments alimentaires nécessaires à un enfant nourri au lait
de vache38.
L’allaitement est d’abord une préparation très concrète du corps. Les seins doivent être
préparés « à la fonction qu’ils doivent remplir » et ce dès la grossesse, deux ou trois mois
avant la naissance de l’enfant. Très concrètement, toute femme a à préparer sa peau pour
éviter les « érosions, excoriations, ulcérations, gerçures, fissures et crevasses des mamelons »
mais aussi pour « combattre la sensibilité exagérée des mamelons39 ». Certaines recettes
sont extrêmement élaborées :
La mère, après avoir fait sa toilette, doit se laver les seins avec du vin aromatique,
que l’on peut acheter à la pharmacie ou faire soi-même avec du bon vin rouge, des
épices, de la cannelle, du romarin, etc. On peut aussi faire des frictions avec la bonne
eau-de-vie de marc40.
L’autre préparation consiste à faire saillir le bout du sein pour que le bébé puisse mieux le
prendre. Il s’agit alors d’opérer des massages, d’appliquer un couvre-mamelon ou d’utiliser
une pompe aspirante. Cette préparation du corps va avec un changement d’habillement,
la pression du corset sur la poitrine étant considérée comme néfaste.
Durant l’allaitement, les manuels insistent sur l’hygiène des mamelons et recommandent
un lavage à l’eau tiède après chaque tétée. Les courants d’air sont jugés dangereux. Pour la
mère, le régime alimentaire est toujours mentionné. Les aliments ayant beaucoup de goût
sont déconseillés. Surtout, l’idée est que la femme doit prendre des repas sains, desquels
les aliments forts, riches ou luxueux sont proscrits. Les alcools légers sont plus ou moins
tolérés selon les contextes.
37 Histoire et anthropologie de l’allaitement montrent que le nourrissage des enfants en bas âge est un geste hautement
médiatisé, régulé, contrôlé par les sociétés, Fildes, 1986 ; Knibiehler, 2003.
38 Voir par exemple l’avertissement (préface) à Dr. G. Variot, La puériculture pratique, cinquième édition, entièrement
refondu et augmentée, Paris, Gaston Doin et Cie, 1930, p. vii-viii.
39 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1889, p. 96-98.
40 [Is. Soulier], Manuels pratiques des ménagères. II. Manuel d’hygiène populaire, Genève, Section genevoise de la
Société d’utilité publique des femmes suisses, 1900, p. 38.
5 88 s a r a h s c holl
41 Delaisi de Parseval, Lallemand, 2010, p. 204 sur l’horaire comme « conditionnement non négligeable du jeune
individu à ses futures fonctions sociales ».
42 Caron, 1866, op. cit., p. 196.
43 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1889, p. 77.
44 P. Droz, La jeune femme mariée, ou, L’art de bien diriger sa maison et sa famille, Le Locle, E. Graa, 1853, p. 85.
45 Commentaire au sujet du manque de lait, Golay, Conseils aux jeunes mères, 1889, p. 93.
L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xix e siècle 589
Le dispositif physique et moral mis en place par les discours de promotion de l’allaitement
est parfaitement résumé par la doctoresse Champendal, dont le manuel de 1916, longtemps
réédité, s’adresse à un très large public dans les milieux ouvriers et la classe moyenne :
[L’allaitement] crée entre la mère et son nourrisson un lien spécial. Elle sent que son
enfant dépend entièrement d’elle ; en outre, elle est forcée de s’astreindre à un genre de
vie plus régulier, plus sédentaire, qui la concentre sur les soins qu’elle donne au bébé46.
Ces aspects sont présents dans l’ensemble de nos sources. Ils s’étendent aussi à l’allai-
tement au biberon pour lequel la même discipline s’applique, en particulier concernant
le rythme et les horaires. La stérilisation du lait et des biberons est présentée comme
répondant à des règles, voire des rituels stricts.
Surtout, les chapitres de puériculture concernant l’allaitement artificiel ne déchargent
pas la mère de cette tâche. Dans la théorie présentée par ces textes, l’allaitement artificiel
implique lui aussi la présence de la mère ou du moins son contrôle consciencieux. L’essentiel
est là : la promotion de la présence de la mère auprès de l’enfant. Ainsi, si les manuels du
dernier tiers du xixe siècle mentionnent encore la mise en nourrice loin du domicile, ils
laissent entendre généralement que c’est le moins bon choix. Le docteur Etienne Golay
le dit explicitement :
Nous avouons même, qu’en face des hécatombes lamentables qui résultent de l’allaitement
par une nourrice à la campagne, nous conseillons souvent, de préférence, l’allaitement
au biberon, parce que si l’enfant est privé du lait de sa mère, il continue au moins à en
recevoir les soins, que rien ne saurait remplacer.
Au début du xxe siècle, au niveau des normes édictées, la présence et l’implication de
la mère sont plus importantes que le mode d’alimentation du nourrisson.
Conclusions
L’allaitement, tel qu’il est décrit dans les manuels, est bien plus que l’instrument de
la santé infantile ; il est aussi celui de la formation des mères. L’allaitement est présenté
comme une tâche qui oblige à une discipline du corps, exige la résistance à la souffrance,
la modération des plaisirs et la hiérarchisation des activités quotidiennes en vue du soin
aux enfants. Par extension, l’allaitement est une forme de métaphore de l’ensemble du
travail maternel que la femme est appelée à prendre en charge, au détriment de tout
autre travail. Ce récit de l’allaitement – tel qu’il est formulé dans le dernier tiers du xixe
siècle et dont hérite le xxe siècle – doit être lu au regard de « l’invention » de la bonne
ménagère petite-bourgeoise et bourgeoise à la même période. La femme épouse et mère
est amenée à concentrer peu à peu tous les rôles domestiques : la bonne, la cuisinière, la
préceptrice, la bonne d’enfant et la nourrice47. Dans les manuels, cette fonction maternelle
est généralement considérée comme plus astreignante que les tâches traditionnelles d’une
maîtresse de maison et même que celle d’un emploi salarié, mais il est plus gratifiant car
il fait « la bonne mère » :
Une bonne mère travailleuse, soigneuse, économe, ne se décidera à accepter du travail
en dehors qu’à la dernière extrémité et non sans chagrin. Si même l’avantage matériel
est très sensible, elle préférera la vie plus difficile, mais la sécurité morale de la petite
famille bien gardée, à l’attrait qu’exercent sur d’autres un travail moins astreignant, une
vie plus large, tous les plaisirs et les dépenses qu’on peut s’accorder48.
Paradoxalement, ce récit de l’abnégation est une tentative de valorisation du travail
domestique. Il peut fonctionner dans des sociétés où le récit national donne pour modèle
le sacrifice de l’individu au collectif. Les dernières lignes du manuel belge de Lucy Schmidt
laissent voir ce grand projet social porté par la puériculture, ici dans une acception
socialiste : « C’est aux mères attentives, intelligentes et dévouées, qu’il appartient de créer
les générations futures, telles que nous les rêvons pour réaliser les étapes successives vers
notre idéal d’avenir meilleur.49 » Par ce discours, l’objectif est bien de convaincre les mères
de l’importance de prendre en main leurs tâches de soins aux enfants à un moment où
une plus grande place est faite aux nourrissons dans la société.
Le geste de nourrissage est alors ce par quoi une nouvelle forme de maternité est promue :
la dyade mère-enfant. Ainsi, les sources de puériculture donnent à voir elles aussi, à l’instar
des conclusions de l’historiographie sur l’enfance et la famille présentées en introduction,
un nouveau rapprochement entre mère et enfant dans la dernière partie du xixe siècle. Par
contre, notre analyse des textes de puériculture montre que sa mise en récit ne se fait pas
d’abord par le sentiment mais par le travail pratique de la maternité. Ce corpus éclaire ainsi
une étape cruciale de la construction historique de la relation proximale entre mère et enfant.
Les discours de puériculture permettent de saisir comment l’idée de dévouement, jusqu’au
sacrifice, s’est trouvée attachée à la fonction maternelle par l’intermédiaire, notamment,
d’une pédagogie du nourrissage. Ce n’est ni l’amour, ni l’allaitement qui constituent une
nouveauté, mais le fait de conditionner l’idée d’amour maternel aux soins prodigués par la
mère à son enfant, et ce en vue d’un bien collectif. De cette logique découle l’idée de sacrifice
dont Edward Shorter avait fait le critère par excellence de la « bonne mère » moderne.
Fonction et statut maternel dépendent dès lors du travail – régulier, persévérant, tout en
dévouement – fourni par la femme. Cette ascèse fait durablement partie des dispositions
morales et de l’ethos attendus des mères – et d’elles seules – dans les sources de puériculture.
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Él. Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel, xviie-xxe siècle, Paris, Flammarion, 1980.
47 Martin-Fugier, 1979.
48 Champendal, Le petit manuel des mères, 1916, p. 19.
49 Schmidt, 1901, op. cit., p. 122.
L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xix e siècle 591
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592 s a r a h s c holl
Une nuit, quelques semaines après la naissance de Ruprecht, une idée me vint tout
à coup : voilà ce que je devais faire. C’était sans doute parce qu’une fois de plus, je
baignais dans mon lait qui ne cessait de couler. Cela motiva ma décision de conserver
à l’avenir le surplus de lait des femmes allaitantes (…) pour le mettre à la disposition
des enfants qui en avaient besoin. L’idée ne me quitta jamais plus1.
C’est par ces mots que Marie-Elise Kayser décrit la décision qui a fait d’elle une
personnalité centrale dans le développement des centres de récolte du lait maternel en
Allemagne des années 1920 aux années 1950. En se proposant de fournir du lait maternel aux
enfants « qui en avaient besoin » Kayser concevait les centres de collecte moins comme
des services hospitaliers, sur le modèle des lactariums destinés aux enfants malades, que
comme un service public alimentaire à destination de tous les enfants indépendamment
de leur état de santé. En ajoutant que « l’idée ne la quitterait plus », elle se met également
en scène comme pionnière d’un projet de longue haleine, qui a de fait traversé l’histoire
du xxe siècle. Cette continuité revendiquée soulève toutefois la question des conditions
historiques dans lesquelles il a été promu sous plusieurs régimes différents pendant
quarante ans
La question de la collecte du lait maternel renvoie à celle de l’allaitement qui renvoie
elle-même à celle du soin aux jeunes enfants. En tant qu’objet historique, les centres de
collecte du lait maternel relèvent donc d’une histoire de la petite enfance. Nés du mouve-
ment pour la protection de l’enfance, au moment où la mortalité infantile est constituée
en problème social, ces centres constituent un observatoire qui permet de suivre au xxe
siècle l’émergence d’une figure nouvelle, celle de l’enfant « qui n’a pas de prix2 ». Posant
la question de l’alimentation « naturelle » ou « artificielle », les centres de collecte du
lait maternel relèvent aussi de l’histoire de la nutrition : ils incarnent une tentative d’éta-
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 593-609
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127457
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594 m i c h el c hr istian et melissa k r avetz
L’apparition des centres de récolte du lait maternel s’inscrit dans un contexte historique
dominé par la question de la mortalité infantile. Au tournant du xxe siècle, l’allaitement
recule en Allemagne, en particulier dans les grandes villes. À Berlin, la part des enfants
allaités passe par exemple de 55% en 1883 à 32% en 1900. La mortalité infantile plus élevée
des nourrissons nourris artificiellement commence alors à être perçue comme un problème
pour l’ensemble de la société. Les premiers centres de protection infantile ouvrent à Berlin
et à Munich en 1905 et se développent rapidement : on en compte pour tout le pays 842 en
1914 et 4 529 en 1923, suite à l’adoption de la « loi nationale pour la protection de l’enfance »
(Reichsjugendwohlfahrtgesetz) en 1922. Ces centres offraient des examens médicaux gratuits
et faisaient la promotion de l’allaitement auprès des mères en leur proposant un dédom-
magement si elles allaitaient leur enfant et acceptaient l’éventualité de contrôles ponctuels.
Ils proposaient aussi du lait stérilisé. Cessant d’allaiter très tôt pour pouvoir travailler et
alimentant leur enfant avec des « substituts douteux », les femmes de la classe ouvrière étaient
les premières cibles des centres de protection infantile dans leur croisade pour l’allaitement3.
L’enjeu démographique lié à la mortalité infantile, en moyenne cinq fois plus élevée,
des nourrissons nourris au biberon a suscité d’après David Crew une véritable « police des
mères », sous couvert d’un discours protecteur. Tout en bénéficiant d’avantages nouveaux,
les mères et les femmes enceintes entraient dans un « réseau de surveillance médicale » qui
les orientait vers la manière « correcte » de s’occuper de leurs enfants4. Elisabeth Whitaker
note que, comme dans le reste de l’Europe5, « on pensait que c’était la surveillance des
comportements maternels par les médecins et par l’État qui expliquait la chute du taux
de mortalité infantile6 ». Comme le décrit Patricia Stokes, la « propagande en faveur de
3 Boak, 2013, p. 227-228 ; Frohman, 2006, ici p. 438-439 et p. 454 ; Hagemann, 1997, ici p. 25-26 ; Stöckel, 2002,
ici p. 611 ; Stokes, 2003, p. 154-163. Sur l’effet de la « Loi nationale sur la protection de l’enfance » sur le taux de
mortalité infantile des enfants illégitimes, voir Mouton, 2007, p. 202.
4 Crew, 1998, p. 119-121.
5 Voir pour l’Italie de Grazia, 1992 ; pour la France, voir Offen, 1984 ; pour l’URSS, voir Starks, 2008.
6 Whitaker, 2000, p. 170.
L es c en tr es de collecte du la it maternel en A llemag ne 595
l’allaitement accusait les femmes de fuir égoïstement leur devoir » et mobilisait un registre
moral et patriotique dominant après la Première Guerre mondiale7. Le mouvement pour
la protection infantile a contribué à la médicalisation de l’allaitement en dévalorisant
l’expérience acquise au sein de la famille au profit de « méthodes scientifiques modernes
pour élever ses enfants8 ». Malgré les discours alarmistes sur le déclin démographique,
la mortalité infantile n’a cependant cessé de diminuer depuis le début du xxe siècle,
parallèlement à la promotion de l’allaitement par la profession médicale9.
C’est dans ce contexte qu’apparaît le projet des centres de récolte du lait maternel, à
l’initiative de Kayser. Née en 1885 à Görlitz, celle-ci étudie à l’université de Iéna, où elle est la
première femme à recevoir le diplôme de « docteur en médecine » en 1911. Immédiatement
embauchée au service d’obstétrique de l’hôpital universitaire d’Iéna, elle exerce ensuite en
tant que pédiatre à celui de Heidelberg et à l’hôpital public de la ville de Magdebourg, avant
d’établir son propre cabinet en 1915. Elle est alors témoin des conditions de vie difficiles
des nourrissons, surtout lorsqu’il s’agit de prématurés10. Ces conditions se dégradent
en particulier avec le début de la Première Guerre mondiale, des suites des pénuries qui
touchent en particulier les mères et les empêchent d’allaiter normalement. Mais elle est
également frappée par l’efficacité des divers systèmes de collecte et de redistribution mis
en œuvre pour répondre au blocus et aux pénuries. Souvent jeté, utilisé pour nourrir les
chiens11, voire comme lait dans le café12, le lait maternel doit selon elle lui aussi entrer
dans des circuits de collecte et de redistribution pour approvisionner les nourrissons qui
en ont besoin. Elle affirme d’ailleurs qu’« il n’y avait sans doute pas de meilleur moment
pour cette idée que les années de guerre, qui aiguisent le sens des responsabilités pour
tout objet qui peut être économisé13 ».
En 1919, Kayser ouvre à Magdebourg le premier centre destiné à la collecte de lait maternel
à destination des nourrissons victimes de « troubles de la nutrition » (ernährungsgestörte).
En utilisant une annonce locale, elle invite les femmes à faire don de leur surplus de lait
maternel, même les plus minimes, en échange d’une ration supplémentaire de nourriture.
Kayser travaille sans relâche pour encourager les dons et son centre collecte 1 973 litres de
lait maternel pendant sa première année d’existence. Malgré sa détermination ce centre
est cependant emporté par la crise inflationniste de 192314. Pourtant, elle n’abandonne
pas son idée et crée à Erfurt en 1927 un nouveau centre de collecte. Cette fois, elle l’adosse
à l’hôpital d’État, dont son mari Konrad Kayser est directeur depuis deux ans. C’est
à Erfurt que Marie-Elise Kayser met scientifiquement au point le mode opératoire de
collecte et de conservation du lait maternel qui va servir de modèle non seulement pour la
cinquantaine de centres créés en Allemagne dans les années 1930 et 1940, mais aussi pour
des établissements étrangers, comme le montre sa correspondance avec Marie Marezkaj,
qui l’informe en 1930 qu’elle est en train de reproduire en URSS le modèle de centre de
collecte conçu à Erfurt15.
Suite aux destructions dues à la guerre, aux pénuries et au chaos qui règnent après la
chute du régime nazi, la question de la protection infantile s’avère plus aiguë que jamais.
L’allaitement va jouer un rôle central dans les discours de l’immédiat après-guerre. Les
34 StadtA-E 1-2/526-34, 1-2/526-35 et 1-2/526-41 pour la correspondance entre Kayser et les médecins d’autres pays.
Voir également Eckardt et Feldweg, 1954, p. 28-29.
35 BArch, DQ 1/22030 : Die Frauenmilchsammelstellen. Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen
von Kinderartz Dr. Friedrich Eckardt, Plauen, s. d. (début des années 1950), p. 20-22.
60 0 m i c h el c hr istian et melissa k r avetz
puissances occupantes puis, à partir de 1949, les deux États allemands nouvellement créés
s’inscrivent ce faisant dans la continuité des dispositifs et des discours en vigueur sous
le régime précédent.
En RDA, les « Points de consultation mère-enfant » (Mutter und Kind Beratungsstellen)
prennent la suite des Œuvres de bienfaisance pour la mère et l’enfant créés sous le régime
nazi. Ils reçoivent la mission, entre autres, « d’instruire et de conseiller la mère sur
l’importance de l’allaitement et sur la bonne manière de nourrir et de prendre soin de
son enfant36 ». L’allaitement est central dans le discours médical du Ministère de la Santé
est-allemand au début des années 1950 : une circulaire de 1949 adressée aux responsables
médicaux des cliniques et maternités leur enjoint « de rappeler tous les trois mois au
personnel soignant l’importance de l’alimentation naturelle et de leur expliquer son
importance ainsi que la technique pour le pratiquer dans les trois premières semaines de
la vie37 ». La même circulaire interdit au personnel soignant d’interrompre un allaitement
sans l’avis d’un médecin et prévoit des cartes de rationnement supplémentaires en lait
pour les femmes allaitantes38, même si leur mise en place semble toutefois plus lente que
prévu39. La principale cause d’interruption de l’allaitement étant le travail salarié de la
mère, un règlement impose la présence d’une « salle d’allaitement » (Stillstube) dans
les grandes entreprises, à adjoindre à la salle de repos, à la polyclinique ou à la crèche de
l’entreprise quand elle existe40.
L’accent est résolument mis sur l’hôpital comme foyer de normalisation des pratiques.
Comme au début du xxe siècle, le contexte familial est dévalorisé. Un rapport envoyé au
Ministère de la Santé en 1952 constate ainsi que « les accouchements, en règle générale,
se passent entièrement à la maison. D’expérience, l’allaitement des enfants nés de ces
accouchements serait aussi très souvent plus mauvais ». En contrepoint, les auteurs du
rapport décrivent un hôpital où « les enfants sont mis au sein au bon moment et [où]
tout est fait pour stimuler la lactation des jeunes mères, afin de permettre un allaitement
intégral41 ». L’accouchement à l’hôpital est donc encouragé : c’est un moment crucial
pour inculquer les normes comportementales correctes aux mères tant qu’elles sont
encore isolées de leur environnement social immédiat. Ce discours existe aussi sous la
forme d’une « propagande en faveur de l’allaitement » (Stillpropaganda). Le Ministère
édite livrets42 et affiches, dans lesquelles l’allaitement constitue le premier des « dix
commandements de la jeune mère43 » (Fig. 1). Des « fiches pour les mères allaitantes »
sont imprimées, qui s’ouvrent par la phrase suivante : « Allaiter soi-même son enfant est
le devoir le plus sacré de la mère vis-à-vis de son enfant. L’incapacité à allaiter relève du
36 BArch, DQ 1/6118, p. 105-108 : Richtlinien für die Tätigkeit der Mütterberatungsstellen (Säuglings- und Kleinkinderfürsorge),
2.1.1954, p. 107.
37 BArch, DQ 1/20261 : Rundverfügung Nr. 21/49, 19.4.1949.
38 Ibid.
39 BArch, DQ 1/20261 : Courrier du Ministère du travail et des affaires sociales du Land de Mecklembourg an Ministère
de la Santé de la RDA.
40 BArch, DQ 1/4998, p. 443 : Frauenwasch- und ruheraum im Betriebe, 6.1.1949.
41 BArch, DQ 1/20261 : Courrier du Ministre de la Santé au Ministre du travail et des affaires sociales de RDA,
26.2.1952.
42 BArch, DQ 1/20261 : Über die Bedeutung des Stillens der Säuglinge, s. d. (probablement 1950).
43 BArch, DQ 1/5144, p. 49 : Zehn Gebote für die junge Mutter, s. d. (début des années 1950).
L es c en tr es de collecte du la it maternel en A llemag ne 601
Fig. 1. SAPMO-Barch, DQ 1/5144, p. 49 : Zehn Gebote für die junge Mutter, s. d. (début des années 1950)
cas le plus exceptionnel44 ». La fiche prescrit en outre une durée d’allaitement (« quinze
minutes ») ainsi qu’une fréquence optimales. Un « carnet d’allaitement » (Stillbüchlein)
est également édité à des milliers d’exemplaires pour encourager l’allaitement et diffuser
44 BArch, DQ 1/20261 : Merkblatt für stillende Mütter, s. d. (début des années 1950).
602 m i c h el c hr istian et melissa k r avetz
des conseils (Fig. 2)45. La continuité parfaite de ces discours avec la période précédente
s’explique par celle du personnel médical, aussi bien chez les médecins que chez les sages-
femmes. Parmi ces dernières, plus de la moitié ont plus de cinquante ans à la fin des années
1940 et ont donc forcément exercé sous le régime nazi et sous la République de Weimar46.
Pour suivre les effets de cette « propagande en faveur de l’allaitement », le Ministère
de la Santé met en place des mesures statistiques afin de connaître la proportion de
nourrissons « totalement allaités » quand ils quittent l’hôpital, par rapport à la proportion
de ceux qui reçoivent déjà un « complément »47. Des statistiques sont en outre établies
à partir de l’activité des Point de consultations mère-enfant pour connaître la proportion
de mères allaitantes48. Comme à l’époque nazie, le taux de mortalité infantile est un
objectif de politique nationale, mais aussi internationale. La géographie de référence
n’est cependant plus celle de l’entre-deux-guerres. C’est avant tout l’évolution du taux de
mortalité infantile ouest-allemand49 qui retient désormais l’attention du Ministère de la
Santé est-allemand, la France et la Tchécoslovaquie apparaissant comme deux références
secondaires50. Par comparaison avec la période précédente, la RDA introduit une nouveauté,
avec l’organisation de « concours pour l’augmentation de la fréquence de l’allaitement
et la baisse de la mortalité infantile »51, sur le modèle des « concours socialistes » en
vigueur dans les grandes entreprises industrielles. L’un de ces concours, mis en place
45 BArch, DQ 1/5144, p. 33-48 : Das Stillbüchlein. Ein Ratgeber für Mütter, 1956.
46 BArch, DQ 1/5928 : Hebammen.- Profilierung des Berufes (1946-1954), p. 342.
47 Voir sous le titre « Stillergebnisse » BArch, DQ 1/20261, DQ 1/4634, DQ 1/4633.
48 BArch, DQ 1/21649 : Statistische Berichterstattung, 1958-1962.
49 BArch, DQ 1/2027 : Statistischer Vergleich der Säuglingssterblichkeit in DDR und BRD, 1953-1961.
50 BArch, DQ 1/3317 : Ministerratsvorlage für eine Information des Standes des Säuglingssterblichkeit, 16.10.1964.
51 BArch, DQ 1/20261 : Bericht über die Durchführung und Ergebnisse eines Wettbewerbs zur Hebung der Stillfrequenz
und Senkung der Säuglingssterblichkeit, 11.1.1952.
L es c en tr es de collecte du la it maternel en A llemag ne 6 03
de juin à décembre 1951 réunit plus de 1 100 participantes, allant des sages-femmes aux
infirmières et puéricultrices, en passant par les femmes de l’organisation de masse féminine
(Demokratischer Frauenbund Deutschlands ou DFD). Ces dernières sont notamment allées
visiter les entreprises pour vérifier qu’elles respectent bien les règlements légaux sur les
locaux et les temps de pause dévolus à l’allaitement52.
Si ce contexte de valorisation de l’allaitement semble en apparence favorable aux
centres de collecte du lait maternel, leurs destinées s’avèrent en réalité contrastées. Ils
subissent tout d’abord les effets de la guerre et de la défaite : de cinquante en 1944, leur
nombre tombe à vingt-neuf en 194553. Surtout, dans l’après-guerre, leur reprise est très
inégale à l’Est et à l’Ouest. Le décompte des établissements après 1945 est compliqué par
le fait que les responsables des centres de collecte d’Allemagne de l’Ouest incluent dans
leurs calculs les établissements situés dans les anciens territoires du Reich que sont les
« territoires orientaux » (Ostgebiete) désormais polonais, mais aussi la Tchéquie, l’Autriche
et l’Alsace54. Au contraire, leurs homologues de l’Est limitent leur décompte aux seuls
territoires de la RDA et de la RFA55. De plus, tous les acteurs n’ont pas la même définition
de ce qu’est un centre de collecte du lait maternel : pour leurs promoteurs, elle est plus
restrictive et doit impliquer la mise à disposition de lait maternel au-delà du cadre médical.
Ainsi, Eckardt, formé par Kayser dans les années 1930 et devenu son héritier spirituel,
dénombre-t-il dix-sept établissements en RDA au début des années 195056, alors qu’un
décompte réalisé par le Ministère de la Santé fait état de cinquante et un établissements,
amalgamant probablement centres de collecte et lactariums à fonction exclusivement
hospitalière57. Malgré ces imprécisions, la reprise des centres de collecte du lait maternel
apparaît comme un phénomène essentiellement est-allemand : le décompte réalisé par
Eckardt fait apparaître douze réouvertures ou nouvelles créations pour la seule RDA58
alors qu’on en compte trois seulement pour toute la RFA au 1er janvier 195459.
Même si leurs directeurs affirment qu’il n’a « rien à voir avec les idées nazies60 », les
centres de collecte du lait maternel en RFA sont encore régis par le règlement de 1941 qui
rattache le lait maternel à une loi sur les produits alimentaires de 1936, dans l’esprit de
la biopolitique nazie. Ce règlement est au contraire abrogé en RDA : le Ministère de la
Santé fait des centres de collecte du lait maternel des « établissement du système de santé
publique », détachant ainsi le lait maternel de la législation sur les produits alimentaires61.
52 Ibid., p. 2.
53 BArch, DQ 1/22030 : Bericht über die Tätigkeit der westdeutschen Frauenmilchsammelstellen 1952-1953, s. d. (début
1954), p. 2.
54 Ibid.
55 BArch, DQ 1/22030 : Die Frauenmilchsammelstellen. Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen
von Kinderartz Dr. Friedrich Eckardt, Plauen, s. d. (début des années 1950), voir carte et liste des établissements
insérés entre les p. 9 et 10.
56 Ibid.
57 BArch, DQ 1/4998, p. 192-195 : Sondervorhaben, 1.7.1953, p. 193.
58 BArch, DQ 1/22030 : Die Frauenmilchsammelstellen. Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen
von Kinderartz Dr. Friedrich Eckardt, Plauen, s. d. (début des années 1950), voir liste insérée entre les p. 9 et 10.
59 BArch, DQ 1/22030 : Bericht über die Tätigkeit der westdeutschen Frauenmilchsammelstellen 1952-1953, s. d. (début
1954), p. 1, verso.
60 Ibid., p. 1.
61 BArch, DQ 1/6119, p. 299-300 : Begründung zu einer Verordnung über Frauenmilchsammelstellen, 10.7.1951.
604 m i c h el c hr istian et melissa k r avetz
Par une ordonnance de 1951, accompagnée d’une série d’« instructions » en 195262, le
Ministère fixe les normes de fonctionnement des centres de collecte, en reprenant toutefois
en grande partie celles qu’avaient fixées Kayser. Invoquant « l’importance du lait maternel
dans le combat contre la mortalité infantile », le Ministère choisit de fixer et d’unifier les
pratiques de compensation déjà existantes : les donneuses reçoivent ainsi 10 marks par litre
de lait fourni (ce montant variait auparavant entre 8 et 10 marks selon les Länder)63, ainsi
que des tickets de rationnement supplémentaire pour 100 g de viande et 50 g de beurre64. Le
Ministère explore également les aspects pratiques qui accompagneraient la généralisation
éventuelle des centres de collecte : des caisses normalisées – en bois pour l’hiver, en métal
pour l’été – sont élaborées65 et le Ministère tente d’en obtenir la production en série66 ; le
classement comme « médicament » est demandé pour pouvoir profiter de facilités lors
du transport, notamment par voie ferroviaire, les véhicules motorisés restant trop rares67.
La politique du Ministère de la Santé est-allemand rencontre le soutien des médecins et
du personnel des centres de collecte du lait maternel déjà établis, particulièrement région
en Thuringe, autour d’Erfurt qui est alors considérée comme la véritable « école » des
centres de collecte et dont la RDA hérite suite aux hasards géopolitiques de l’après-guerre.
Dans un texte de 1953, un médecin militant pour les centres de collecte du lait maternel se
réjouit ainsi que « les centres de collecte poussent comme des champignons » et ajoute
que le principe d’un centre par ville de 50 000 habitants serait le « couronnement de
l’œuvre » de Kayser68. Ce jugement contraste avec les déplorations de leurs homologues
de l’Ouest : les conditions de travail y sont certes plus faciles, notamment parce qu’on y
trouve plus de véhicules motorisés, mais les centres de collecte ne sont pas soutenus par
les autorités, comme c’est le cas en RDA. Dans un rapport de 1954, un ou une responsable
de centre exprime ainsi son dépit : « Ce que cela coûte d’efforts pour convaincre les
autorités compétentes de créer un nouveau centre de collecte, combien de nouvelles
créations sont victimes de l’incompréhension aujourd’hui encore chez nous à l’Ouest,
tout cela, on ne peut pas l’exprimer en chiffres.69 » Un rapport écrit en 1958 sur la base
de questionnaires envoyés aux vingt-quatre centres de collecte ouest-allemands fait état
d’« indéniables signes de détérioration de nos centres de collecte ». Depuis 1945, ceux-ci
auraient été « totalement laissés à eux-mêmes », à l’opposé des centres de collecte de
RDA « centralisés et organisés à grande échelle, tout comme d’ailleurs les lactariums
français70 ».
62 BArch, DQ 1/6119, p. 84-88 : Anweisung zur Anordnung über Frauenmilchsammelstellen vom 24. Juli 1951, 24.3.1952.
63 BArch, DQ 1/22030 : Einheitliche Preisfestsetzung für Frauenmilch, 15.11.1951.
64 BArch, DQ 1/22030 : Zusatzmarken für Mutter, die Muttermilch spenden, s. d. (1951).
65 BArch, DQ 1/22030 : Courrier de l’hôpital d’arrondissement de Meiningen au Ministère du travail et des affaires
sociales, division Mère-et-enfant, 16.12.1955.
66 BArch, DQ 1/22030 : Courrier de la VEB Schiffwerft Neptun au Ministère du travail et des affaires sociales, division
pharmacie et techniques médicales, 10.10.1955.
67 BArch, DQ 1/22030 : Courrier du Ministère du travail et des affaires sociales, division Mère-et-enfant au Ministère
des transports, 11.9.1956.
68 BArch, DQ 1/21535 : Entstehung der Frauenmilchsammelstellen und ihre Bedeutung, s. d. (1953), p. 10.
69 BArch, DQ 1/22030 : Bericht über die Tätigkeit der westdeutschen Frauenmilchsammelstellen 1952-1953, s. d. (début
1954), p. 3.
70 BArch, DQ 1/21535 : Bericht über die Arbeitstagung der Leiter und Leiterinnen von Frauenmilchsammelstellen in
Essen am 17-18. Mai 1958, s. d. (1958), p. 1.
L es c en tr es de collecte du la it maternel en A llemag ne 605
76 Ibid., p. 1.
77 Ibid., p. 42-51.
78 BArch, DQ 1/22028 : Courrier de Wieczorek (Médecin chef de la section enfant de l’hôpital de la police), 2.1.1950.
79 BArch, DQ 1/4998, p. 76-80 : Bericht über die Beschlagnahme von Kaukasen in der Schweriner Molkerei durch
Prof. Vollhase, 1.6.1951, p. 77.
80 BArch, DQ 1/22028 : Courrier de Wieczorek (Médecin chef de la section enfant de l’hôpital de la police), 2.1.1950.
81 BArch, DQ 1/4998, p. 164 : Courrier de Schmitz à Bunge (HA MuK), 15.3.1956.
82 DQ 1/4998, p. 211 : Rundschreiben, 28.12.1953.
83 BArch, DQ 1/2512 : Protokoll über die Sitzung am 5. August 9 Uhr, 6.8.1953.
84 BArch, DQ 1/2512 : Beschluß über Versorgung der Säuglinge in der DDR mit Trockenvollmilch (Entwurf), 16.9.1953.
85 DQ 1/4998, p. 211 : Rundschreiben, 28.12.1953.
86 BArch, DQ 1/2512 : Vorschlag eines Arbeitsplanes für den Arbeitsauschuß zur Schaffung einer einwandfreien
Trockenmilch für Säuglinge, 21.7.1953.
87 BArch, DQ 1/2370 : Zwischenbericht zum Ministerratsbeschluss vom 8.7.1954, 19.10.1956.
L es c en tr es de collecte du la it maternel en A llemag ne 607
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Mathilde Cohen
Introduction
1 Cohen, 2017.
2 Cassidy et Dykes, 2019, p. 24-26 ; Kravetz, 2019, p. 175-176 ; Swanson, 2014, p. 17.
3 Hassan, 2010 ; Shaw et Bartlett, 2010 ; Pineau, 2012 ; Swanson, 2014. ; Morrissey et Kimball, 2017, p. 50.
4 Les lactariums français sont à ma connaissance largement absents de l’historiographie sur l’allaitement, les femmes
et le genre, n’ayant fait l’objet que d’un petit nombre de travaux à caractère descriptif ou historique, par exemple,
Thebaud, 1986 ; Arnold 1994, p. 125-126 ; Arnold et Courden, 1994, p. 195-196.
5 Par « circulation » du lait humain, j’entends le fait que celui-ci puisse passer d’une productrice à un ensemble varié
de consommateur.ices, à titre gratuit ou payant, que ce soit par le biais de contrats de nourrice, de lactariums, ou
informellement à travers des réseaux de relations ou des sites Web. Ce chapitre se concentre sur le cas particulier
des lactariums.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 611-631
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612 m at h i l de cohen
direct entre la femme qui allaite (qu’il s’agisse de la mère, d’une nourrice, d’une parente,
amie, voisine, etc.) et l’enfant allaité. De même que celles que l’on appelle couramment les
« donneuses » à partir des années 1930, y compris lorsqu’elles vendent leur lait, ne connaissent
pas les destinataires de leur lait, de même, les familles receveuses ignorent tout de l’identité
des productrices du lait. Le lait ne circule plus corps-à-corps, du téton à la bouche, mais par
l’entremise d’un système médical longtemps dirigé par une majorité d’hommes (mais géré
au quotidien par une majorité de femmes, qu’il s’agisse d’infirmières, de laborantines, de
sages-femmes, etc.) et qui repose sur des techniques et des outillages spécialisés (désinfectants,
tire-laits, bouteilles, pipettes, pasteurisateurs, lyophilisateurs, réfrigérateurs, congélateurs,
systèmes d’étiquetage, transport motorisé, etc.). Autrement dit, le lait de femme n’est
plus une affaire de femmes. Il circule de façon désincarnée : parfois pasteurisé, congelé ou
lyophilisé, presque toujours mesuré, analysé, embouteillé, étiqueté, anonymisé et réfrigéré,
il est devenu une substance thérapeutique qui échappe à celles qui travaillent à le produire.
Le cas des lactariums permet d’analyser une forme particulière de circulation du
lait humain qui, en un sens, ne fait qu’amplifier la visibilité et la violence des rapports
sociaux de sexe, de classe et de race qui informent sur les pratiques d’allaitement. Il existe
aujourd’hui nombre d’écrits sur le corps féminin comme bien public, enjeu politique et
économique, notamment dans sa dimension reproductive, puisque celui-ci est nécessaire
au peuplement de la nation6. L’un des objectifs de ce chapitre est de montrer qu’avec la
création des lactariums, on assiste à un morcellement du corps des femmes, puisque c’est
leur lait, séparé d’elles, qui devient bien ou service public, objet d’échange, mais aussi
prétexte à un contrôle intrusif du corps allaitant par le personnel médical et les travailleur.
se.s sociaux. L’institution des lactariums est en effet indissociable de la mise en place d’une
économie axée sur le management des corps allaitants, ou du moins sur leur surveillance
et leur normalisation, qui n’est pas sans rappeler l’industrie laitière7. Ici et là, ce furent
avant tout des hommes en blouses blanche qui organisèrent la collecte du lait produit par
des mammifères de sexe féminin8. Dans le même temps, l’histoire des lactariums montre
que ce début de vingt-et-unième siècle ne constitue pas nécessairement un progrès du
point de vue de l’autonomie des femmes productrices de lait, qui ont perdu en pouvoir
économique ce qu’elles ont gagné en indépendance corporelle puisque, si elles ne sont
plus ni internées ni contrôlées dans leurs moindre faits et gestes comme avant la seconde
guerre mondiale, elles ne sont plus rémunérées.
Ce chapitre s’appuie d’une part sur les théories et études féministes qui se sont
développées sur le travail reproductif des femmes et notamment sur l’allaitement et les
différentes formes de circulation du lait humain9 et, d’autre part, sur un ensemble de sources
primaires, dont les plus riches sont des documents administratifs, lettres, photographies,
statistiques, brochures, mémoires, thèses, articles de presse et de revues, conservées
principalement aux archives nationales, dans un versement du bureau de la maternité de
la direction générale de la santé. La majorité de ces documents ont été élaborés par des
hommes, des employés du ministère de la santé publique et de la population, notamment
10 Obladen, 2012.
614 m at h i l de cohen
devenir un produit anonyme et standardisé qui voyage sur de longues distances. Jusqu’au
lendemain de la seconde guerre mondiale, afin d’organiser le ravitaillement en lait humain
des nourrissons, les pédiatres français s’en rapportent principalement à des femmes
indigentes ou des filles-mères internées dans des maternités11. Elles sont rétribuées,
soignées, nourries et logées avec leurs bébés en contrepartie de quoi leur excédent de lait
est fourni aux nourrissons pour lesquels un médecin en a fait la prescription. Dès 1924,
Antoine Marfan, souvent présenté comme l’un des fondateurs de la pédiatrie en France,
utilise au biberon l’excédent de lait des femmes admises avec leur enfant à l’hospice des
Enfants-Assistés pour les nourrissons hospitalisés « débiles » ou « hypothrepsiques
intolérants au lait de vache12 ». Le 20 novembre 1936 ce système dit de « l’internat » est
institutionnalisé avec l’ouverture du « Centre des donneuses de lait » de la maternité de
la clinique de Baudelocque à Paris, qui fait l’objet d’une couverture médiatique intense et
d’une reconnaissance comme « Secours blanc ». La grande nouveauté est que le lait n’est
plus seulement réservé à un usage interne à l’hôpital, mais également vendu au public13.
De même que Fritz Talbot avait eu des difficultés à trouver des nourrices à Boston dans
les années 1900, alors que la profession de nourrice avait déjà pratiquement disparu et que
l’allaitement diminuait en faveur du nourrissage au lait de vache14, de même il devenait
de plus en plus difficile de trouver en France des nourrices ou des candidates au régime
de l’internat, comme le rapporte en 1937 un médecin de maison maternelle : « à l’heure
actuelle il est à peu près impossible de trouver une nourrice pour un débile dont la mère
est morte ou qui n’a pas de lait15 ». C’est à l’École de Puériculture à Paris que s’ouvre en
1947 le premier service reposant sur des donneuses « externes », c’est-à-dire des femmes
qui, sans résider à la maternité, la fournissent en lait moyennant paiement. Le professeur
Marcel Lelong (1892-1973), le premier titulaire de la chaire de puériculture créée pour lui à la
faculté de médecine de Paris, à l’origine de ce service, a tôt fait de le baptiser « lactarium »,
reprenant le néologisme basé sur l’adjectif neutre latin (lactarium – qui a rapport au lait)
utilisé avant lui par d’autres médecins pour décrire le système de l’internat16. D’origine
modeste, Lelong grandit dans une ville ouvrière et voue sa carrière à l’assistance et au soin
des enfants en difficulté à travers le placement familial et une pédiatrie moderne17. Ce
serait au retour d’un voyage aux États-Unis en 1947 qu’il aurait entrepris de créer un service
spécialisé pour les bébés prématurés accompagné d’un lactarium. La même année et les
suivantes, des établissements similaires ouvrent leurs portes dans plusieurs villes françaises,
notamment Dijon, Nantes, Lyon, Saint-Étienne et Troyes. Actuellement, on en compte
20 dans l’hexagone (en plus des lactariums dits à usage interne, c’est-à-dire ne prenant en
charge que les dons de lait personnalisés recueillis par une mère pour son propre enfant).
11 En cela ils suivent le modèle de la pouponnière de Porchefontaine fondée en 1891, voir De Luca et Rollet, 1999.
12 Briand, 1935, p. 230-231.
13 Thebaud, 1986.
14 Swanson, 2014, p. 18.
15 Briand, 1935, p. 230.
16 Briand, 1935, p. 228.
17 Marcel Lelong, Leçon inaugurale faite le 22 janvier 1947, Faculté de médecine de Paris. Chaire de puériculture.
Corbeil : Impr. de Crété, 1947. En 1936, le docteur Robert Jeudon préconisait la création de lactariums en France sur
le modèle du « lactaire » sud-américain, qu’« [o]n pourrait aussi appeler “lactarium”, ou, comme là-bas “lactario” » :
R. Jeudon, « Le “lactaire” », Le concours médical, 58, 8 mars 1936, p. 733.
l es l acta r i ums f r an çais. le servic e p ublic du la it de femme depuis 1936 61 5
18 Le premier texte réglementaire sur les centres de collecte externes utilise le terme lactarium : Ministère de la santé
publique et de la population, Circulaire no 241 du 25 novembre 1948 sur la création des Centres de collecte et de
distribution du lait de femme (lactariums).
19 Lefebre, 2015, p. 333-42.
20 Lettre du Directeur départemental de la Santé à Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population,
Poitiers, le 20 janvier 1949.
21 Swanson, 2014, p. 4.
22 Code civil, article 1128. Un juriste de l’époque présente la position du droit français ainsi : « la chose vendue doit être
non-humaine ». Aurel, 1955, p. 1.
23 Voir par exemple Adams, 1997, p. 117-19.
616 m at h i l de cohen
puisque les machines à traire et les tire-laits électriques furent inventés conjointement24.
Cette parenté se reflète à travers la porosité du champ lexical puisque, jusque dans les
années 1950 au moins, on parlait communément de « traite » du lait de femme25, alors
qu’aujourd’hui on réserve le verbe tirer aux humaines, le verbe traire étant relégué aux
animaux26.
24 Cohen, 2017.
25 Voir par exemple, Briand, 1935, p. 228. La circulaire de 1948 parle aussi de la « traite » des nourrices (p. 3).
26 De façon similaire on parlait de l’« élevage » des bébés humains.
27 Rollet, 1983.
28 Nicolle, 2000, p. 53.
29 Sautereau, 1991, p. 221.
30 Morel, 1999, p. 445.
31 Loi Roussel du 23 décembre 1874 relative à la protection des enfants de premier âge.
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notamment afin de garantir congés maternité, allocations familiales, allaitement des femmes
employées hors de la maison. Les résultats sont tangibles puisque la mortalité infantile
baisse de 180‰ vers 1860 à 70‰ vers 193532.
Pendant la seconde guerre mondiale, la France est traversée par une nouvelle crise de la
mortalité infantile, avec deux pics de surmortalité atteignant 93‰ en 1940 et 112‰ en 1945.
Les causes sont multiples, mais la plus grande proportion de prématurés et la mauvaise
nutrition des nourrissons jouent un rôle majeur33. En 1945, la question de la dénatalité
se pose donc avec un sentiment d’urgence renouvelé, notamment en raison du bilan de
la guerre qui a fait plus d’un demi-million de morts français.
Si les premiers lactariums sont souvent le fait d’initiatives privées de pédiatres convaincus
de la supériorité de l’alimentation au lait humain des nourrissons prématurés ou malades,
l’État français a eu tôt fait de s’impliquer dans sa collecte et sa distribution. Dès 1936, le Front
Populaire, en la personne de la sous-secrétaire d’État chargée de la protection de l’enfance
Suzanne Lacore, l’une des trois femmes à participer au gouvernement alors que les femmes
ne peuvent encore ni voter ni être élues, invite à la création de « centres de collecte de lait
maternel34 ». L’année suivante, une circulaire précise les conditions de fonctionnement de
ces centres, préconisant entre autres le régime de « l’internat strict », l’ « examen médical
complet » des donneuses et leur rémunération « par un traitement fixe35 ». Reflet de
la pensée politique de gauche qui préside à cette première vague de réglementation, les
donneuses sont assimilées à des agents hospitaliers temporaires et bénéficient d’un congé
payé à la fin de leur allaitement36. Après la seconde guerre mondiale et l’organisation
des lactariums tels que nous les connaissons aujourd’hui, les textes réglementaires se
multiplient. Dès 1948, une circulaire vient codifier les modalités de l’engagement financier
et normatif du gouvernement, sous couvert d’assurer les « garanties réelle d’authenticité et
de propreté bactériologique du lait37 ». Voici ce qu’écrit le Docteur Jeannin, Professeur
à l’École de médecine, dans une lettre de 1947 visant à obtenir l’autorisation d’ouvrir un
lactarium à Dijon et son financement par la sécurité sociale :
La mortalité infantile s’est accrue depuis quelques années en France dans des proportions
terribles. La statistique est surtout grevée par le décès d’enfants jeunes âgés de moins de
six mois et présentant des troubles digestifs. Les pertes sont particulièrement élevées
chez les sujets nourris artificiellement […] La propagande pour l’hygiène de l’enfance,
la lutte contre le taudis, les risques de contages (sic), la surveillance médicale des
nourrissons, etc., sont indispensables, mais la question d’un apport nutritif irremplaçable
pour certains enfants, comme le lait de femme paraît être d’importance capitale. Hors,
fait curieux, mais explicable, le nombre de mères allaitant leurs enfants diminue […]
Il importe […] d’envisager sans tarder d’autre solution que celle de l’allaitement par
nourrice des enfants dont l’état exige le lait d’une femme. […] En conclusion un
32 Rollet, 1990.
33 Rollet et De Luca, 2015, p. 263-279.
34 Circulaire du 12 août 1936 du ministère de la santé publique et de l’éducation physique adressée aux préfets.
35 Circulaire relative à l’organisation des centres de donneuses de lait du 8 mars 1937 émanant du ministère de la santé
publique.
36 Circulaire de l’administration de l’assistance publique du 13 mars 1937.
37 Circulaire de 1948, p. 2.
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Le lait qui transite par les lactariums est le plus souvent désigné comme « lait de femme »,
parfois « lait féminin » ou « lait maternel ». Cette nomenclature reflète le statut culturel
38 Docteur Jeannin, Professeur à l’École de médecine, Lettre adressée au Président de la Caisse Régionale de Sécurité
Sociale à Dijon, Dijon, 4 juillet 1947.
39 Circulaire du 8 mars 1937.
40 Docteur Marcel Dubost, Interne des Hôpitaux de St-Étienne, Le Lactarium de Saint-Étienne. Étude de trois années de
fonctionnement, Saint-Étienne, Imprimerie Luc Magand, 1950, p. 16.
41 À cette époque, la priorité est aux catégories suivantes : « 1°- Nouveaux-nés prématurés ; 2°- Enfants pesant moins
de 3 kgs ; 3°-Enfants de moins de trois mois et présentant des troubles attribuables à l’intolérance au lait de vache ;
4°- Enfants de plus de trois mois atteints ou convalescents de toxicose. » Centre Hospitalier Bretonneau de Tours,
Règlement du Lactarium, 18 mai 1956, p. 3.
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42 À noter que cette idée est typiquement moderne et occidentale puisqu’en d’autres lieux et temps, la lactation a pu
être vue comme masculine. Cohen, 2017.
43 Voir Klapisch-Zuber, 1980.
44 Une exception marquante est le cas allemand : la pédiatre Marie-Elise Kayser fonda en 1919 à Magdebourg, puis
à Erfürt l’un des premiers lactariums d’Europe (appelé « office collecteur »), qui connut un tel succès que le
gouvernement nazi poussa à la création d’un réseau de lactariums dans d’autres villes. Voir M.-E. Kayser, « L’office
collecteur de lait féminin à Erfurt », Le Lait, 18 (1938), p. 805-812. Kayser reste cependant une figure controversée
puisqu’à partir de 1936, elle aurait exclu les donneuses juives dans l’intérêt de la santé du Volk et afin de s’assurer
la bienveillance de l’État à l’égard de son œuvre, voir M. Christian et M. Kravetz, « Les centres de collecte du lait
maternel en Allemagne des années 1920 aux années 1950 », dans cet ouvrage.
45 Mis à part les premières circulaires du Front Populaire préparées sous la direction de Suzanne Lacore, les textes
réglementaires sont écrits par des hommes et adressés à des hommes, par exemple, la circulaire de 1948 fut rédigée par
Wirth, directeur du cabinet du ministre de la santé publique et adressée à « MM. les préfets (pour information), MM.
les Directeurs départementaux de la santé (pour exécution), MM. les Directeurs départementaux de la population
(pour information), MM. les Consultants Régionaux de Pédiatrie (pour information). ».
46 L’article 11 de l’arrêté du 9 août 1954 indique que le lactarium est placé sous le contrôle d’un médecin responsable,
pédiatre si possible.
47 Lettre de Mme Petit Étienne au ministre de la santé publique, La Neuville, 28 mai 1951.
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Fig. 1. Donneuses tirant leur lait au lactarium de Nantes sous surveillance, 1950, © Archives nationales
(France), 19760166/31).
48 Même s’il est aussi parfois question de « collecteurs », de « chauffeurs » ou de « conducteurs » d’automobiles ou
de « cyclistes » masculins.
49 Lettre du Directeur départemental de la Santé à Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population,
Poitiers, le 20 janvier 1949.
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Fig. 2. Laborantines du lactarium de Nantes préparant les bouteilles de lait, 1950, © Archives nationales
(France), 19760166/31).
C’est grâce aux photographies qui documentent les opérations des lactariums et
donnent donc forcément à voir les véritables productrices de lait ainsi que celles qui les
entourent, que le travail des femmes devient visible. Ainsi les images ci-dessous, trouvées
dans le dossier d’archives du lactarium de la maternité de l’Hôtel-Dieu à Nantes, créé en
1950, montrent des donneuses dans la « salle de traite » en train de tirer leur lait sous la
surveillance d’une infirmière (Fig. 1), des laborantines affairées à traiter le lait recueilli avant
de l’embouteiller (Fig. 2), et des cyclistes chargées de sillonner la région afin de collecter
du lait à domicile de donneuses et d’en livrer chez des familles ou dans des structures
hospitalières (Fig. 3). On est loin du mythe du don de lait comme loisir domestique
auquel se livreraient des mères au foyer désœuvrées. Il ressort incontestablement de ces
photographies que les femmes travaillent à la circulation du lait dans la société, que ce
soit en le produisant par leur corps, en l’analysant et en le traitant, ou en le distribuant.
L’identité de celleux qui ont pris ces photographies et de celles qui y sont représentées
est inconnue. On ignore également dans quel but ces images ont été réalisées et conser-
vées, mais elles pourraient avoir été prises à l’occasion d’un film réalisé sur le lactarium
et le service des prématurés par un médecin de l’hôpital. Le lactarium de Nantes était
relativement inhabituel car hébergé à l’Hôtel-Dieu et initialement géré par des nonnes
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Fig. 3. Cyclistes du lactarium de Nantes en route pour leur tournée, 1950, © Archives nationales
(France), 19760166/31).
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plutôt que par du personnel médical ou paramédical laïc. Ces sœurs étaient peut-être plus
portées à reconnaître et mettre en avant leur propre labeur ainsi que celui des donneuses
puisqu’elles l’envisageaient comme une mission religieuse. Les donneuses sont implicitement
identifiées à la vierge allaitant Jésus dans une brochure conservée avec les photographies,
qui est illustrée par une reproduction de La Vierge au coussin vert d’Andrea Solario (le
tableau, daté du début du xvie siècle souligne par le motif du moelleux coussin vert sur
lequel Jésus repose au premier plan la ferveur maternelle de la vierge allaitant, inclinée
dans une attitude attentive et joyeuse et coiffée d’un voile blanc qui n’est pas sans rappeler
celui porté par les religieuses (Fig. 1 et Fig. 2). Les sœurs de Nantes apparaissent aussi à
l’aise avec les relations publiques, comme en témoigne Marie-Joseph qui note qu’ « Une
propagande est faite dans notre maternité. Nous avons lancé des appels dans la presse,
à la radio […] Nous utiliserons aussi le cinéma, les conférences, les affiches », ce qui
expliquerait l’existence de cette trace visuelle.50
Dans les documents d’archives écrits, les femmes sont régulièrement représentées
comme des sujets passifs à surveiller et discipliner. C’est ici que l’analogie entre produc-
trices de lait animales et humaines est la plus évidente. Alors que d’autres époques et
cultures célèbrent la parenté qui unit les femelles mammifères en termes de fécondité, de
grossesse, d’accouchement et d’allaitement51, les sociétés occidentales comme la France du
vingtième siècle y voient une raison pour déprécier le statut des femmes et leur travail de
lactation. Le lait lui-même, une fois recueilli, traité et embouteillé, est survalorisé comme
liquide salvateur pour la nation, mais le corps allaitant, qu’il soit animal ou humain, est
considéré comme dangereux et impur. L’animalisation de la lactation justifie un contrôle
médical sur des femmes jugées ignares, égoïstes et malpropres. Les lactariums ne sont
pas toujours candides avec les donneuses : la circulaire de 1948 requiert par exemple un
examen clinique et sérologique mensuel pour vérifier l’absence de maladie, notamment
la syphilis et la tuberculose, tout en précisant qu’ « il faut donner l’impression aux mères
que c’est surtout la santé du nourrisson qui est surveillée »52.
Les donneuses de lait sont surveillées non seulement du point de vue de leur santé,
de celle de leurs enfants, de la valeur de leur sécrétion lactée, mais aussi de leur propreté.
Elles sont auscultées, radioscopées, pesées, sujettes à un dépistage sérologique et à une
supervision de leur alimentation. On les éduque aux méthodes hygiéniques d’expression
du lait : elles sont priées de se laver soigneusement les mains et mamelons avant chaque
session. Le lait est parfois tiré à la main (méthode considérée préférable d’un point de vue
bactériologique) et recueilli dans un biberon à l’aide d’un entonnoir qui doit être bouilli
à chaque usage, parfois au moyen de tire-laits électriques ou manuels. Le règlement des
lactariums précise que les donneuses ne seront pas rémunérées si leur lait ne passe pas les
50 Marie-Joseph du Christ, assistante sociale, Rapport sur l’organisation du lactarium de Nantes, 6 avril 1950.
51 Cohen, 2017, p. 473.
52 Circulaire de 1948, p. 4.
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53 Le règlement du lactarium de Saint-Étienne précise : « Ne seront pas payées les portions de lait qui seraient trouvées
altérées par suite de l’inobservance de ces prescriptions hygiéniques ». Voir Dubost, 1950, p. 23.
54 Lacomme et Lebental, 1937/1938, p. 100.
55 Op. cit., p. 104.
56 Op. cit., p. 102-3.
57 Op. cit., p. 103.
58 Swanson, 2014., p. 65.
59 Lacomme et Lebental, 1937/1938, p. 100.
60 Lelong et Rossier, 1946, p. 97.
61 Op. cit., p. 98.
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Tout en étant surveillées et disciplinées, les donneuses des années 1920-1980, étaient,
contrairement à leurs homologues d’aujourd’hui, payées pour leur lait. Cette période
fondatrice met en évidence la construction tâtonnante du lait de femme comme étant à la
fois un bien public qui doit être contrôlé et subventionné par l’État et le résultat d’un travail
de lactation par des productrices qui méritent d’être rétribuées. Ainsi, même si Eugène
Aujaleu, médecin et professionnel de la santé publique qui dirige « l’hygiène sociale »
au ministère de la santé dans les années 1950, aurait préféré le régime du bénévolat, il est
le premier à reconnaître le labeur inhérent à la production de lait :
Vous envisagez que toutes les donneuses de lait soient bénévoles, tout comme les
donneurs de sang. Bien entendu je ne puis qu’approuver cette façon de voir. Toutefois,
je dois vous dire que les lactariums fonctionnent actuellement en France rémunérant
leurs donneuses à un tarif assez élevé (600 à 800 francs le litre de lait). En effet, le don
de lait ne peut être absolument comparé au don du sang : celui-ci peut être occasionnel.
Quant aux donneuses de lait, elles sont astreintes à une suggestion continue : contrôle,
examens, soins à domicile, etc. De plus l’apport pécuniaire permet à certaines femmes
de rester au foyer et d’allaiter ainsi leur propre enfant67.
Ces propos détonnent par rapport à la représentation dominante de la donneuse de
lait actuelle comme une mère charitable faisant don de soi pour l’amour du prochain
(représentation qui ignore le temps, l’argent et le privilège social qui sous-tendent la
capacité à allaiter son enfant et à produire un excédent de lait susceptible d’être donné)68.
Autrement dit, ce que les femmes de notre temps ont gagné en liberté et en droits, elles
l’ont perdu en dédommagement financier et en reconnaissance de leur lactation comme
un travail légitime.
De nos jours, le lait de femme est devenu doublement public ou socialisé. En amont,
il est donné aux lactariums à titre gratuit par des bénévoles qui ne sont pas indemnisées
pour leurs frais éventuels (notamment le manque à gagner lié au don puisque le temps
passé à tirer du lait est un temps que l’on ne peut généralement consacrer à des activités
lucratives, à moins d’accomplir en même temps des tâches multiples à l’aide d’un tire-lait
électrique, surtout si celui-ci est compact et nomade). En aval, il est entièrement couvert
par la sécurité sociale pour les enfants auxquels il est prescrit, alors qu’il était payant à
l’époque pionnière des lactariums, comme le regrettait notamment le docteur Roux, à
l’origine du lactarium de Lyon fondé en 1951 : « Le lait du lactarium n’est pas un produit
de luxe à vendre à qui en a les moyens. C’est un médicament que la Sécurité Sociale
rembourse à 30% pour les assujettis et qui n’est délivré que sur certificat médical d’une
durée de 7 jours maximum. »69
Qu’est-ce qui explique que dans ce mouvement de socialisation, le travail de lactation
des donneuses ait cessé d’être rémunéré ? En un sens, cette évolution n’a rien de spécifique
à la France, mais s’inscrit dans un mouvement plus général de « gratuitification » (giftifica-
tion) du lait de femme que la sociologue Marisa Pineau a identifié aux États-Unis70. Cette
gratuitification du lait va de pair avec la construction culturelle de la « bonne » maternité
comme une expérience de dévouement et de générosité isolée de la logique marchande71.
67 Lettre du Docteur Aujaleu, Directeur de l’Hygiène Sociale du ministère de la santé publique au Docteur Cazais,
Directeur du Centre Régional de Transfusion Sanguine de Montpelier, 28 janvier 1953.
68 Pineau, op. cit.
69 Monsieur le docteur Roux, « Le Lactarium des Hospices Civils de Lyon », Journal des œuvres de l’enfance, 68, (1952),
p. 1-10, p. 9.
70 Pineau, 2012.
71 Cardi, Odier, Villani, et Vozari, 2016.
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En un autre sens, le cas français peut se comprendre par la combinaison de deux facteurs
qui ont convergé au début des années 1990 : la crise du sida et les lois bioéthiques. Dans les
années 1980, alors que l’épidémie de sida fait rage, on découvre que le VIH est transmissible
par le lait, ce qui conduit les lactariums à réviser leurs protocoles afin d’assurer le dépistage
des donneuses et de renforcer le principe de pasteurisation du lait. L’idée se fait jour
parmi le personnel médical et l’administration selon laquelle la rétribution des donneuses
pourrait en inciter certaines à dissimuler leur statut sérologique ou facteurs de risque (ce
qui n’est pas sans rappeler le spectre de la fraude dans les années 1940-50). Le résultat est
la promulgation d’une circulaire en 1992 interdisant leur rémunération72. Ce changement
est bientôt entériné et justifié sur des bases juridiques autrement plus abstraites puisque
les lois bioéthiques de 1994 établissent le principe d’ « indisponibilité du corps humain »
selon lequel « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un
droit patrimonial73 ». Une note interne du ministère de la santé de 1993 rend explicite
la motivation sanitaire qui anime le nouveau statut du lait : « Compte tenu des risques
connus de transmission du VIH par l’allaitement maternel, il a été décidé par le cabinet
du Ministre Délégué à la Santé d’intégrer dans le projet de loi “éthique” le lait maternel
afin d’avoir une base légale sur ce produit d’origine humaine74. » Néanmoins, dans les
années qui suivront, ce ne sera ni l’indiscipline des femmes ni les risques infectieux qui
seront mis en exergue pour justifier leur non-paiement, mais un principe universaliste de
dignité de la personne humaine prétendument neutre quant au genre.
Toutefois, le lait de femme continue actuellement à « faire l’objet d’un droit patrimo-
nial », pour reprendre le jargon du Code civil, dans la mesure où depuis 1954 celui-ci est
remboursé à 100% par la sécurité sociale75. Si le lait est « remboursé », n’est-ce pas qu’à
un moment ou un autre il est « payé », donc « vendu » ? Les services de néonatologie et
de pédiatrie des hôpitaux obtiennent du lait auprès des lactariums moyennant paiement
et les organismes de sécurité sociales remboursent la fourniture de lait humain à un tarif
fixé par le gouvernement. Les lactariums vendent leur lait (et en achètent parfois à d’autres
lactariums lorsqu’ils en manquent) même si l’argent reçu sert à couvrir une partie des
frais de personnel, d’analyse, collecte, manipulation, stockage, transport, distribution et
recherche. Le lait de femme est donc bien toujours acheté et vendu en France bien que
les productrices, elles, ne soient plus payées.
Au-delà de l’explication fondée sur les risques sanitaires et sur les lois bioéthiques,
cette gratuitification du lait repose vraisemblablement sur une donnée sociologique :
le recrutement social des donneuses a considérablement changé au cours du vingtième
siècle. Alors qu’au début de la période ce sont des femmes indigentes et des filles-mères
qui voient dans le régime de l’internat une façon de survivre et de subvenir aux besoins
de leur bébé, aujourd’hui les donneuses appartiennent généralement aux catégories
socio-professionnelles dites supérieures76. Quant aux donneuses des années 1940 et 1950,
elles étaient issues des classes populaires ; vendre leur lait était une façon d’améliorer
l’ordinaire puisqu’elles recevaient, outre une paye, des « cadeaux en nature »77, comme
des « suppléments d’alimentation, points de textiles, remboursements à la S.T.C.R.P et
à la S.N.C.F. de titres de circulation familiaux, etc.78 » En 1950, le docteur Marcel Dubost
cité plus haut notait ainsi :
En principe, les donneuses appartiennent à toutes les classes de la société, mais
en pratique, à Saint-Étienne, elles appartiennent, dans l’immense majorité, au
milieu ouvrier et salarié. Les classes moyennes donnent peu, et au lieu de ce qu’il
est convenu d’appeler la bourgeoisie presque pas. Peut-être est-ce la crainte d’être
connue comme nourrice mercenaire qui choque certain milieu, puisque d’aucunes
ont donné gratuitement leur lait79.
On sent émerger dans ce discours une vision de la maternité caractérisée par la classe
et sans doute aussi par la race : la bourgeoise blanche des années 1940-50 ne vend pas son
lait, mais elle est disposée à le donner car dès cette époque, pour être perçue comme une
« bonne » mère dans son groupe social, il faut faire preuve de son dévouement le plus
total envers ses propres enfants ainsi que de générosité et d’abnégation à l’égard des autres,
en particulier les enfants en difficulté.
Cette conception de la maternité « intensive » comme institution sociale et normative
s’est accentuée de nos jours, imposant parmi ses représentations l’idée selon laquelle
l’allaitement est un geste d’amour inconditionnel qui ne saurait être marchandisé y compris
lorsqu’il est étendu à d’autres enfants80. Cette vision, présentée comme naturelle et
universelle, est influencée par une conjonction de facteurs individuels, sociaux, raciaux et
politiques. La collecte de données ethno-raciales est très limitée en France, mais si le profil
des donneuses françaises actuelles est similaire à celui des donneuses américaines, elles
sont probablement majoritairement blanches. Elles seraient donc dans une position de
privilège de classe et race : jouissant le plus souvent d’une certaine autonomie financière, de
flexibilité dans leur emploi du temps et de capital social, elles n’auraient non seulement pas
besoin d’être payées pour leur lait, mais répugneraient pour la plupart à l’être puisqu’elles
déclarent généralement être motivées par des considérations altruistes81 ainsi que l’exige
la survalorisation symbolique de la générosité maternelle comme identité féminine
socialement acceptée.
Conclusion
L’histoire des lactariums français montre à quel point l’allaitement a longtemps été et
demeure une affaire d’État principalement menée par des hommes. Même si les femmes
d’aujourd’hui ont gagné en indépendance par rapport aux donneuses internées de l’avant
77 Circulaire 1948, p. 4.
78 Note du Professeur Marcel Lelong concernant la création du Lactarium au Professeur Aujaleu, Directeur de l’Hygiène
sociale au Ministère de la Santé publique, Paris, le 17 janvier 1947.
79 Dubost, 1950, p. 22.
80 Sur l’idée de maternité intensive et son lien à l’allaitement, voir Blum, 1999.
81 Azema, Walburg et Callahan, 2007, p. 287.
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deuxième guerre mondiale, leur lait continue à être traité comme un bien public sur lequel
l’État conserve un droit de regard. C’est en tout cas la conséquence d’un système juridique
qui interdit officiellement le don ou la vente de lait de femme à femme peer-to-peer (ou
d’égal à égal) puisque depuis 1994 selon le Code de la santé publique, « le donneur ne
peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur82 » et qu’« aucun
paiement, quelle qu’en soit la forme, ne peut être alloué à celui qui se prête au prélèvement
d’éléments de son corps ou à la collecte de ses produits83 ». Les lactariums détiennent
le monopole de la collecte, du traitement et de la distribution du lait humain en France.
Les personnes qui souhaitent donner ou vendre leur lait directement à celleux qui ne
peuvent en obtenir auprès de l’institution opèrent donc sous le manteau. Si les autorités
sanitaires s’inquiètent régulièrement de ces transactions, dénoncées tant pour leurs risques
sanitaires que pour leur vénalité,84 on pourrait y voir au contraire une réappropriation
par les femmes de leur travail de lactation s’opposant aux formes de domination qui ont
traditionnellement pesé sur l’allaitement.
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point de vue féministe », Genre sexualité & société, 16 (2016), [en ligne] http://journals.
openedition.org/gss/3917 (site consulté le 10 septembre 2019).
Dans le monde grec antique, si la mère nourricière est valorisée1, on connaît peu
d’images de femmes allaitant2. Le motif connaît, néanmoins, un certain succès, à partir du
ive siècle av. J.-C., en Étrurie, Italie du sud et Sicile, mais aussi en Grèce du nord comme
en témoigne une stèle funéraire thessalienne de Larissa datée des années 425-420 av. J.-C.3
où l’on voit un petit assis sur les genoux de sa mère dont il agrippe et tète le sein – signe du
lien que la mort a interrompu d’après l’épitaphe ; la poitrine sort du vêtement et est bien
visible, contrairement au reste du corps. Toutefois, ces figures féminines sont généralement
des courotrophes et des divinités, en particulier Aphrodite, Cybèle et Héra, rarement des
humaines avant l’époque hellénistique4.
À Athènes, à l’époque classique, textes et images font peu référence à des mères en train
de donner le sein à leur bébé. À cet égard, L. Bonfante défend l’idée d’un « taboo » qui
justifierait l’inexistence de ce thème dans l’iconographie attique de cette période5. Dans
son prolongement, L. A. Beaumont affirme que le sein a une telle connotation sexuelle
qu’il est impossible à représenter sur des supports destinés au regard masculin, céramique
ou relief. La monstration du sein serait ainsi incompatible avec la perception qu’ont les
Grecs de la figure de la mère, de sa dignité et de sa pudeur6. Pour mieux comprendre la
quasi absence d’évocation ou de figuration d’un corps maternel allaitant et, par ce biais, la
conception du corps de la mère chez les anciens Grecs, j’analyserai les quelques documents
qui y font référence. Cela permettra de proposer quelques réflexions sur le sein maternel
comme lieu de trophê (nourrissage) et symbole d’unité et de paix dans la famille dans
l’imaginaire du corps à l’époque classique.
* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF)
aux Belles-Lettres, Paris.
1 Voir, par exemple, Xénophon, Économique, 7, 24.
2 Bonfante, 1989, p. 567-569 ; Bonfante, 1997 ; Sutton, 2004, p. 327-350 ; Salzman-Mitchell, 2012.
3 Voir Batziou-Efstathiou, 1981 (fig. p. 48) ; Ridgway, 1997, p. 171 et 190 n. 52 ; Bosnakis, 2013 (fig. non numérotée,
p. 59, en bas à gauche). Voir aussi V. Dasen dans ce volume, fig. 1.
4 Price, 1978 ; Beaumont, 2012, p. 52-53 ; Gherchanoc, 2020.
5 Bonfante, 1989, p. 567 et 1997.
6 Beaumont, 2012, p. 53.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 635-640
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636 f lor en c e gherc han oc
Fig. 1. Cratère à calice apulien, vers 420-390 avant J.-C. Londres, British Museum 1847, 0806.58. © The
Trustees of the British Museum (licence CC BY-NC-SA 4.0).
L’iconographie montre, en effet, le plus souvent des femmes qui portent, dans leurs
bras, de jeunes enfants, sans qu’on sache, d’ailleurs, toujours s’il s’agit de la mère ou de la
nourrice (Fig. 1)7, plutôt que des scènes d’allaitement. Parmi ces dernières, néanmoins,
l’une a particulièrement attiré l’attention des chercheurs. Sur une hydrie attique datée de
440-430 av. J.-C.8, on peut voir le petit Alcméon nourri au sein par sa mère, Ériphyle, sous
le regard de son père appuyé sur son bâton et posté derrière son épouse assise, et devant
une femme adulte, peut-être une nourrice. Cette scène atypique, par des biais détournés,
fait référence à l’histoire du collier d’Ériphyle et serait un rappel du lien fort que rompt le
matricide9. Pour le peintre, mettre en image l’allaitement d’Alcméon permettrait d’insister
sur la force du lien que celui-ci construit entre mère et fils dans une situation apaisée,
sans conflit familial, et d’inviter les spectateurs à un discours précisément sur la rupture
violente de cette relation pour qui sait comment l’épouse d’Amphiaraos est tuée par son
7 Le sein gauche que tète le bébé est visible tandis que le droit, même si on le distingue, est recouvert par un pan de
tissu que tient la femme entre ses dents. Ses bras tatoués dénotent son origine thrace. Plus largement, sur le recours
à des nourrices métèques et des esclaves originaires de Thrace, voir Beaumont, 2012, note 32, p. 230. Voir aussi
V. Dasen dans ce volume. Sur les nourrices, voir également Vilatte, 1991 et Laskaris, 2008.
8 Berlin, Antikensammlung, F2395 ; Krauskopf, 1981, p. 697, no 27, pl. 559 ; Damet, 2011a, fig. 4.
9 Voir Damet, 2011a, fig. 4 et A. Damet, dans ce volume, fig. 1.
Voiler , dé voiler le sein maternel da ns la culture g recque 63 7
Fig. 2. Stèle votive en marbre (attique ?), fin ve siècle av. J.-C. New York, Metropolitan Museum of Art
24.97.92. Photo du musée (licence CC0 1.0).
fils. Le sein dévoilé que tète l’enfant met ainsi en exergue le lien maternel et un modèle
familial originel car pacifique. Dans d’autres cas, le sein maternel est exposé au regard,
sans lien direct avec le fait d’allaiter. Une stèle votive peut-être attique, datée de la fin du
ve siècle av. J.-C. commémore ainsi une naissance réussie (Fig. 2)10. À droite, une femme
assise sur un tabouret, trois quart face, semble, en raison de sa posture (elle est légèrement
affaissée sur son siège), éprouvée par l’effort consécutif à l’accouchement (?). Derrière
cette injonction maternelle par le sein. Il est, en outre, difficile de voir dans le dévoilement
du sein maternel un geste de supplication érotique associé à un pouvoir de fascination,
à un pouvoir magique dangereux à l’instar de ceux d’un phallus, des yeux ou d’un visage
frontal19. On ne voit pas plus dans un corps allaitant une connotation sexuelle. Acte
« privé » ou « intime », peut-être plein de pudeur, l’allaitement est, en effet, mobilisé
en image pour dire le lien (parfois rompu), la filiation et, pour des déesses, donc des
« mères » puissantes, la légitimation ou encore la transmission d’un pouvoir de mère à
fils20. Si l’on doit expliquer la quasi absence de ces thèmes dans l’iconographie grecque,
il faudrait dès lors chercher ailleurs.
Bibliographie
19 Deveureux, 2006 (1976), p. 305 et 309 ; Zeitlin, 1978, p. 157-158 et Loraux, 1986, p. 92 et 95-97. En revanche, quand
elle a une réelle connotation érotique, dans les cas d’Hélène (Euripide, Andromaque, 628-631 ; Aristophane,
Lysistrata, 148-154 et 155-156) et de Phryné (Athénée, 13, 590e-591a), l’exhibition de la poitrine fonctionne.
20 Gherchanoc, 2020.
64 0 f lor en c e gherc han oc
Au printemps 2018, la découverte d’un sein isolé, en pierre calcaire, dans un niveau de
remblai juste en contrebas du temple octogonal d’Apollon Moritasgus à Alésia a augmenté
la petite série d’offrandes du même type provenant de ce sanctuaire (Fig. 1a-d) : les fouilles
d’avant-guerre (1931) comme les fouilles récentes (2008-2018) ont livré à chaque fois une
paire de seins complète en relief, et celles du début du xxe siècle des fragments de seins qui
conservent une partie de l’arrondi et le téton. À quoi il faut ajouter des petites plaquettes
en tôle de bronze figurant une paire de seins et, dans le même matériau, quelques possibles
seins isolés de plus grande taille. L’intérêt particulier de ces trouvailles d’Alésia tient au fait
qu’elles ont été précisément localisées dans l’espace du sanctuaire et qu’elles permettent
donc, jusqu’à un certain point, de restituer les gestes de l’offrande, ou du moins leurs
modalités d’exposition puis de mise au rebut.
Au demeurant, ce type d’offrandes n’est pas rare en Gaule romaine : les seins calcaires du
fanum d’Halatte, dans le territoire des Silvanectes (au nord de l’actuelle région parisienne)
sont vingt (trois paires et dix-sept exemplaires isolés), ainsi qu’une paire de seins sur
tôle de bronze. Aux Sources de la Seine, à 20 km à l’Est du sanctuaire de Moritasgus, on
compte (en calcaire oolithique) douze seins, trois paires de seins, et même une plaque
en figurant trois alignés (la plaque est cassée, peut-être étaient-ils plus nombreux à
l’origine), tandis qu’en tôle de bronze ont été réalisés deux paires et six spécimens isolés1.
Les fouilles de 1966 ont également livré une plaque de bois mince avec deux seins en fort
relief (Fig. 2a)2. À la source des Roches de Chamalières, les seins (des paires, mais aussi
une série de trois seins, et un exemplaire isolé) sont également en bois (Fig. 2b), comme
l’ensemble des 3565 ex-voto de ce gisement exceptionnel, mais ils ne sont que six ou sept3.
D’autres tôles de bronze figurant des seins viennent de l’actuelle Bourgogne (Essarois,
Vertault, Escolives-Sainte-Camille) mais aussi des environs de Rouen-Rotomagus (Oissel,
forêt de la Londe, saint-Ouen-de-Thouberville). Des seins ont certainement existé en
matériaux plus précieux, mais n’ont pas survécu, parce que refondus, remployés, etc. On
possède tout de même un sein miniature d’ivoire retrouvé dans la « source sacrée » du
1 Deyts, 1994.
2 Deyts, 1983.
3 Romeuf et Dumontet, 2000.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 641-648
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64 2 ol i v i er de c az an ove
Fig. 1 a-d. Seins du sanctuaire d’Apollon Moritasgus à Alésia. Photos O. de Cazanove. (pas à la même
échelle)
Fig. 2 a. Seins des Sources de la Seine. D’après Deyts 1983. B. Seins de la Source des Roches à
Chamalières. D’après Romeuf et Dumontet 2000.
ex-voto de seins en ita lie et en g aule roma ines 64 3
Fig. 3 a-b. Sein de bronze de la source de Doccia della Testa à San Casciano dei Bagni. D’après Lozzo
2013.
sanctuaire de Sulis Minerva à Bath en Angleterre. Tous ces exemplaires des provinces
nord-occidentales de l’Empire sont anépigraphes, sauf un : l’une des plaquettes d’alliage
cuivreux des Sources de la Seine porte une dédicace à la déesse Sequana faite par une
pérégrine, Sienulla, fille de Vectius, selon le formulaire votif courant (De(ae) Sequana(e) /
Sienulla Vectii fi(lia) / v(otum) s(olvit) l(ibens) : Inscr. Lingons 8). L’inscription ne permet
pas de préciser ce qui a motivé le don de Sienulla, et donc le sens de celui-ci. Elle permet
du moins de s’assurer qu’il s’agit bien d’un ex-voto dans la pleine acception du terme,
offert à la suite d’un vœu souscrit et exaucé. Elle donne également le nom du dédicant
qui, comme on pouvait s’y attendre, est une femme. De fait, toutes les dédicaces de seins
qu’on connaît dans l’antiquité, en Grèce et Asie Mineure, en Italie et en Gaule, ont été
faites par des femmes. Cette constatation est moins triviale qu’il n’y paraît : elle suggère
que ce genre d’offrandes est personnelle, qu’elle n’est pas faite, mettons par un père pour
sa fille ou par l’époux pour l’épouse. Cela dit, si des inscriptions accompagnent souvent
les seins de pierre dans le domaine grec (dans vingt-cinq cas, dont cinq trop fragmentaire
pour être lus, sur trente-huit attestations4), il en va tout autrement dans l’Italie romaine,
ce qui ne permet pas de conclusion assurée. La dédicace gallo-romaine de Sienulla ne
peut être rapprochée en toute sécurité que d’une unique inscription, récemment publiée5,
provenant de San Casciano dei Bagni, au nord d’Orvieto, incisée sur un hémisphère de
bronze interprété comme un sein (Fig. 3a-b). La dédicante est une affranchie, une certaine
(A)vidiena Eutyche. L’inscription a été datée des débuts du ier siècle de notre ère, mais
pourrait être légèrement antérieure.
Une autre inscription votive d’Italie, plus ancienne d’environ trois cents ans et provenant
du sanctuaire de Diane à Nemi, a toutefois été mise en rapport, depuis la fin du xixe siècle,
avec un sein de bronze. Si ce lien était avéré, on en tirerait de précieuses indications sur
la signification – ou l’une des significations possibles – d’une telle offrande. Mais ce lien
a été mis en doute et nié voilà quelques années6. Dans un sens comme dans l’autre, les
arguments ne paraissent pas entièrement convaincants. Aussi convient-il de suspendre
son jugement, d’autant plus que le sein de bronze en question n’a pour l’instant pas été
retrouvé au musée de Villa Giulia à Rome où il était conservé.
Dans l’hiver 1886-1887, donc, était découvert à Nemi un groupe d’inscriptions (CIL
XIV, 4182a, 4184, 4269-4271). L’une d’elles est une dédicace de nourrice du début du
iiie siècle av. J.-C. gravée sur une pointe de lance ou de flèche en bronze. Dès 1895,
F. Barnabei proposait de la rapprocher d’un « petit bronze en forme de sein, provenant
des mêmes fouilles et resté associé au groupe de bronzes parmi lesquels a été retrouvée
la lance inscrite ». Prudent, il laissait ouverte la possibilité que le sein se soit rapporté,
non au vœu de Paperia, mais à « un vœu similaire ». Un article paru en 2008 souligne à
bon droit comme cette hypothèse est ensuite insensiblement devenue vérité indiscutée.
Pour autant, alors que certaines de ces inscriptions n’étaient que des cartels portant la
dédicace d’offrandes disparues, doit-on exclure que le sein, seul bronze anépigraphe du
lot, ait été lui aussi accompagné d’un cartouche explicatif ? Que celui-ci ait pris la forme
d’une pointe de flèche ou de lance ne doit pas surprendre dans le sanctuaire de la déesse
chasseresse. Du moins, cette explication est plus économique que celle qui voit dans
ce fer de lance une référence (voulue par l’affranchie Paperia) au passage de propriété
réalisé dans la procédure sub hasta7. En définitive, on ne peut ni positivement admettre
ni rejeter entièrement l’idée que le sein de Nemi ait été un ex-voto de nourrice, l’offrande
résolutoire d’un vœu souscrit pour la bonne montée du lait. On sait l’importance de la
nourrice et des discours sur les vertus de l’allaitement, qu’il soit d’ailleurs maternel ou
mercenaire, dans le monde antique8. Et sans doute est-il sage de supposer qu’un don figuré
de ce type pouvait répondre à une pluralité d’intentions, selon l’histoire personnelle de
la donatrice : maladie, douleur ou blessure au(x) sein(s) réputées guéries, lactation et
allaitement réussis. On reviendra plus loin, pour les écarter, sur d’autres propositions
d’interprétation des seins votifs.
Quoi qu’il en soit, si le sein de bronze de Nemi est unique, ce sont par contre des
milliers de seins qui sont réalisés en terre cuite à la même époque (surtout au iiie siècle
av. J.-C.), et déposés dans les lieux de culte de l’Italie républicaine. Ils font partie intégrante
– même s’ils ne sont pas présents partout, et en bien moins grande quantité que les
membres inférieurs par exemple – de la vaste catégorie des ex-voto anatomiques qui
peuvent représenter pratiquement toutes les parties du corps. Aussi les trouve-t-on dans
près d’une cinquantaine de ces dépôts d’offrandes qu’on étiquette souvent, depuis une
étude fondatrice d’A. Comella9, comme « étrusco-latio-campaniens », parce qu’ils sont
surtout attestés dans le Latium, en Étrurie du Sud et en Campanie du Nord ; mais on les
rencontre aussi, ponctuellement, jusqu’aux limites de l’Italie romaine. Il serait en fait plus
approprié de les appeler, de manière neutre, « assemblages avec offrandes anatomiques ».
Dans les « assemblages avec offrandes anatomiques », les ex-voto représentant le corps en
morceaux sont fréquemment trouvés avec d’autres types d’offrandes, des têtes ou encore
de petites statues d’enfants en langes. Ces nourrissons emmaillotés, qu’on retrouvera
d’ailleurs aussi en Gaule romaine, disent d’une autre manière l’importance que revêtent
les premiers mois de la vie pour l’enfant et sa mère, les besoins et périls de toute nature
auxquels ils sont exposés, et les vœux qu’on souscrit pour y faire face avec l’aide des dieux.
Mais c’est surtout avec les membres et organes externes et internes, que les seins se trouvent
7 Holland, 2008.
8 Dasen, 2015, p. 249-279, et le chapitre « Mères, nourrices… » dans ce volume.
9 Comella, 1981.
ex-voto de seins en ita lie et en g aule roma ines 64 5
10 Belfiori, 2017.
646 ol i v i er de c az an ove
Fig. 5 a. Sein du Tibre (d’après Pensabene et al. 1980). B. Sein de Ponte di Nona.
D’après Potter 1989.
une base plate fermée ; ou en forme de ventouse, sans base. On retrouve ces deux formes
à Tessennano, près de Vulci en Étrurie méridionale, ainsi qu’une seule paire de seins
(vingt-quatre exemplaires en tout dont dix conservés) associés à des têtes, statues, enfants
en langes, statuettes d’hommes et d’animaux, et parmi les ex-voto anatomiques (au moins
deux cent deux exemplaires), à des « masques », oreilles, mains, jambes, pieds, troncs,
bassins, phallus, vulves, utérus, viscères, sans parler d’un paturon de bovin. À Fregellae,
colonie latine du Latium méridional, les seins, tous à mamelon hémisphérique sur base
plate, sont vingt-deux, associés à de très nombreuses offrandes de terre cuite (plus de quatre
mille trois cents fragments, dont 78% d’ex-voto anatomiques : « masques », bras et mains,
jambes et pieds, utérus, phallus, bas du corps, plaquettes polyviscérales, vessies, cœurs,
sabot, datables à partir de la première moitié du iiie s. av. J.-C. À Lucera, autre colonie latine
mais en Italie méridionale, les seins sont vingt-trois sur un total de cinq cent trente-deux
ex-voto anatomiques. L’énumération pourrait se poursuivre avec les dix-sept seins du lieu
de culte de Porta Caere à Véies, et les treize exemplaires de Comunità, dans la même ville ;
ou encore les trente-quatre exemplaires de Tarquinia, Ara della Regina, peut-être le lot
le plus important publié jusqu’ici ; ou bien ceux de Lanuvium (Pantanacci), du Tibre, de
Ponte di Nona (Fig. 5a-b), etc. Il n’est pas nécessaire d’allonger davantage cette liste qui
deviendrait fastidieuse. Il suffit d’avoir montré à quel point le don d’images de seins fait
partie d’un ensemble cohérent de pratiques votives. Ce n’est en somme qu’un cas particulier
de l’offrande de corps morcelés – puisque n’importe quelle partie de celui-ci est susceptible
d’être déposée dans le sanctuaire, comme le démontre la composition des assemblages
archéologiquement attestés. On ne peut expliquer le don des seins sans du tout tenir compte
de celui des autres parties du corps. Tous répondent à la même logique. C’est pourquoi
les tentatives pour déconstruire la catégorie des ex-voto anatomiques, en rompre l’unité,
n’emportent pas la conviction. C’est ainsi – mais cela ne concerne pas directement notre
sujet – qu’on a voulu voir, sans preuve, dans les représentations de pieds et de jambes, non
des témoignages de guérison, mais des ex-voto pour un voyage heureusement accompli.
Mais pourquoi donner un sens particulier aux membres inférieurs, et laisser de côté les
membres supérieurs, alors que leurs contextes de découverte les associent ? Quant à la
distinction souvent faite (en particulier dans la bibliographie italienne) entre « demande
de sanatio » et « demande de fécondité », chacune avec leurs offrandes propres (les seins,
organes sexuels et enfants en langes appartiendraient à la deuxième), elle dresse artificiel-
lement une barrière entre des ex-voto qui ont tous fondamentalement la même fonction :
accompagner l’acquittement d’un vœu fait pour répondre à un dysfonctionnement (réel
ex-voto de seins en ita lie et en g aule roma ines 647
ou potentiel), qu’il soit d’ordre moteur, physiologique, sexuel… et qui résulte lui-même
d’une maladie, d’une malformation ou d’un accident. Pour revenir à la Gaule romaine dont
nous étions partis, on a également proposé de voir dans les seins et torses féminins des
Sources de la Seine des offrandes faites « à l’occasion des rites qui célébraient la maturité
corporelle de la fille et donc l’âge de la ménarche11 ». Mais c’est là, à nouveau, vouloir
isoler telle ou telle offrande anatomique de l’assemblage cohérent dont elles font partie,
et qui comprend toutes les parties du corps sans en excepter aucune.
Des Sources de la Seine, revenons pour conclure à Alésia toute proche, et au sanctuaire
d’Apollon Moritasgus à la périphérie orientale de l’oppidum. Les représentations de seins
n’y sont pas nombreuses, on l’a dit, mais tout de même bien attestées. La plus belle d’entre
elles, une plaque pentagonale sur laquelle se détache deux mamelons hémisphériques
(Fig. 1c), provient d’une fosse-dépotoir creusée non loin d’un nymphée, qui contenait
des éléments de son décor, un sesterce de Lucius Verus frappé à Rome entre 163 et 168,
de la céramique métallescente, et surtout un petit ensemble de sculptures calcaires, en
tout vingt-deux objets : quelques têtes et un buste miniature, des mains et des jambes,
des fragments d’enfant en langes, un oiseau12. En 1909 avait été trouvé un autre enfant en
langes, plus complet, dans le nymphée même. Il est aujourd’hui au Musée de l’archéologie
nationale à Saint-Germain-en-Laye. L’autre paire de seins (Fig. 1b) a été trouvée en 1931
dans les thermes de la Croix-Saint-Charles, à quelques mètres de distance. Trop peu sans
doute pour postuler une quelconque spécialisation du petit édicule, consacré à Sirona
parèdre d’Apollon, dans le domaine de l’allaitement ou de la petite enfance – et d’ailleurs
on ne trouve nulle part, ni en Italie ni en Gaule, de prépondérance nette des seins dans un
lieu de culte, qui pourrait suggérer que celui-ci ait possédé une spécificité fonctionnelle
dans ce domaine. Les seins sont plutôt, ici comme ailleurs, une composante parmi d’autres
d’un « spectre votif » assez large, dans lequel à une pluralité de demandes correspond
une large gamme d’offrandes, dans un sanctuaire qu’on peut qualifier, de ce point de vue,
de généraliste.
Bibliographie
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Bologne, Bononia University Press, 2017.
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Ann. Comella, « Tipologia e diffusione dei complessi votivi in Italia in epoca medio- e tardo-
repubblicana. Contributo alla storia dell’artigianato antico », Mélanges de l’École française de
Rome, Antiquité, 93 (1981), p. 717-803.
V. Dasen, Le sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2015.
11 Derks, 2012.
12 Cazanove, 2017.
648 ol i v i er de c az an ove
T. Derks, « Les rites de passage dans l’empire romain : esquisse d’une approche
anthropologique », in P. Payen et E. Scheid-Tissinier (éd.), Anthropologie de l’Antiquité.
Anciens objets, nouvelles approches, Turnhout, Brepols, 2012, p. 43-80.
S. Deyts, Les bois sculptés des sources de la Seine, Paris, Éditions du Centre National de la
Recherche Scientifique, 1983 (Gallia Supplt 42).
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(Revue archéologique de l’Est et du Centre Est, Supplément 13).
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L. L. Holland, « Diana Feminarum Tutela ? The case of Noutrix Paperia », in C. Deroux
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M. Lozzo, Lacta stips. Il deposito votivo della sorgente di Doccia della Testa a San Casciano dei
Bagni (Siena), Florence, Polistampa, 2013.
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T. W. Potter, Una stipe votiva da Ponte di Nona, Rome, De Luca Editori d’arte, 1989.
Ann.-M. Romeuf et L. Dumontet, Les ex-voto gallo-romains de Chamalières (Puy-de-Dôme).
Bois sculptés de la source des Roches, Paris, MSH, 2000 (D.A.F. 82).
Véronique Dasen
Pierres de lait
Les Anciens donnent de nombreuses recettes pour assurer la production d’un lait
abondant et de qualité pour le nourrisson. Parmi les produits préconisés se trouvent des
pierres, appelées de manière générique « galactite » ou « pierre de lait », du grec gala,
« le lait ». Chez Pline l’Ancien (ier s. apr. J.-C.), elles proviennent de fleuves, exotiques
comme le Nil, ou grecs comme l’Acheloüs. Pline en différencie plusieurs sortes, appelées
« galaxie », « galactite », « leucogée », « leucographite » (du grec leukos, « blanc »), selon
leur couleur1. Plusieurs traités sur les propriétés des pierres décrivent les nombreuses vertus
de la pierre galactite. Damigéron-Evax précise qu’elle est aussi appelée synécite, de sunechô,
parce qu’elle réunit toutes les qualités2, en ajoutant les noms d’anactite « indomptable »
et de lethargos car elle fait oublier les maux.
La force de la « pierre de lait » agit par magie dite « sympathique ». De couleur blanche
ou cendrée, le minéral friable se transforme en une sorte de lait une fois pulvérisé et mélangé
à de l’eau. Le Lapidaire Orphique décrit le processus : « en l’écrasant, on en exprime un
liquide pareil à la blancheur du lait3 ». Pline compare sa saveur à celle du lait, tandis que
Dioscoride (ier s. apr. J.-C.) la définit comme douceâtre, dulcis4. Damigéron-Evax explique
comment la consommer : après avoir jeuné, la femme doit boire « la pierre broyée avec de
l’hydromel, ou avec du raisiné, ou avec de l’eau5 ». Pline mentionne une alternative qui
consiste à la sucer, car « dans la bouche elle se liquéfie6 ». La pierre galactite peut aussi être
* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF)
aux Belles-Lettres, Paris, à l’exception d’Hippocrate cité selon l’édition et traduction en dix volumes d’Émile Littré,
Paris, Baillière, 1839-1860.
1 Pline, Histoire naturelle, 37, 162. Cendrée : Dioscoride, De materia medica, 5, 132.
2 Damigéron-Evax, 34. Pline, Histoire naturelle, 37, 162, l’appelle aussi synécite.
3 Lapidaire orphique, 2, 221-223 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF).
4 Pline, Histoire naturelle, 37, 162 : « Elle a cette particularité d’émettre, quand on la frotte, une humeur (sucum) ayant
la saveur de lait » (trad. E. de Saint Denis, CUF) ; Dioscoride, De materia medica, 5, 132.
5 Damigéron-Evax, 31 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF). Dans le Lapidaire orphique, 2, 221-223, le liquide est
de l’hydromel.
6 Pline, Histoire naturelle, 37, 162.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 649-658
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65 0 v éron i qu e dasen
percée et portée enfilée au cou des femmes et des enfants7. Pline ajoute que cela fait saliver
les nourrissons, sans expliquer dans quel but, peut-être pour inciter un bébé peu réactif
à téter8. La galactite assure une protection totale : « Suspendue au cou des petits enfants,
elle écarte dit-on tout mauvais œil et elle conserve le bambin à l’abri des maladies9 ». Dans
les traités des lapidaires, ses vertus s’étendent aux chèvres et brebis10.
Tous ces textes décrivent son usage en l’associant à des procédures de type « magique »
qui opèrent par efficacité symbolique. Damigéron-Evax précise que la pierre doit être liée
au cou de la femme avec le fil de laine d’une brebis gravide, « et ainsi le lait coule »11.
La bergerie entière peut être aspergée avec de la galactite mêlée à de l’eau en une sorte
de lustration pour faire venir le lait, soigner la gale et rendre les brebis plus fécondes12.
Damigéron-Evax se réfère à l’autorité des Égyptiens et d’Ostanès, « le maître de tous les
mages », ainsi qu’à un savoir ancien fondé non seulement sur l’ouï-dire, mais transmis par
écrit, lié à une expérimentation répétée « en toute action magique13 ».
L’identification minéralogique de ces « pierres de lait » repose sur quelques indices.
Le fait que la pierre soit friable et qu’elle produise un fluide de couleur blanche a invité
jusqu’ici les chercheurs à y reconnaître une sorte de craie, comme le suggère le nom
leucographitis, de graphô, « écrire »14, mais d’autres hypothèses sont possibles.
Un type particulier de pierre de lait peut être identifié parmi les intailles dites « magiques »
qui forment une catégorie de la glyptique à l’époque romaine impériale15. La fonction de
ce groupe d’intailles est principalement thérapeutique et protectrice, avec des sphères
d’action spécifiques. Elles concernent souvent des processus ou des pathologies internes
invisibles, comme la bile, la goutte ou les maux utérins. Chnoubis, une des divinités les plus
répandues sur ce genre de pierre16, semble avoir gouverné le ventre et les processus digestifs
qui s’étendent aussi à la production du lait. Dans l’astrologie mélothésique, Chnoubis régit
en effet le premier décan du signe du Lion où il gouverne le ventre, notamment l’estomac17.
7 Autour du cou d’une femme : Damigéron-Evax, 34 ; autour du cou d’un enfant : Kérygmes lapidaires, 2.
8 Pline, Histoire naturelle, 27, 162.
9 Kérygmes lapidaires, 2 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF).
10 La plus longue description se trouve dans le Lapidaire orphique, 2, 221-223. Voir aussi Kérigmes lapidaires, 2.
11 Damigéron-Evax, 34, 11.
12 Damigéron-Evax, 34, 12-15. Voir aussi Lapidaire orphique, 2, 205-220.
13 Damigéron-Evax, 34. : « Ce n’est pas seulement par ouï-dire, mais par écrit que les mages l’ont admirée et l’ont
expérimentée en toute action magique » (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF). Voir Isidore de Séville, Origines,
16, 4, 20 ; 10.
14 Cf. Jean De Laert, De gemmis et lapidibus, Lugduni Batavorum, J. Maire, 1647, p. 140 : « Les tailleurs s’en servent
comme de blanc pour tracer la coupe des vêtements ». Cité par Mély, 1890, p. 108. Sur la longue tradition des
« reliques de la Grotte du Lait », et leur diffusion et consommation sous forme de pains, pastilles ou liquide : Mély,
1880 ; Beterous, 1975 ; Morel, 2019.
15 Sur cette catégorie de pierres, Dasen et Nagy, 2019.
16 Ses représentations constituent le groupe le plus important parmi les gemmes magiques après celui de l’anguipède (env.
400 pierres) ; Dasen et Nagy, 2012.
17 La figure est issue du système des décans égyptiens. Cf. sa présence dans le décan du lion sur le diptyque astrologique
de Grand ; Dasen et Nagy, 2012, p. 296-298, fig. 4a et 4b.
chnoubis et les pierres de la it 651
Ses compétences sont décrites dans plusieurs traités de magie médicale. Dans son manuel
de remèdes, Marcellus Empiricus (ive-ve s. apr. J.-C.) prescrit une pierre gravée à son image :
« Voici un remède contre les maux d’estomac : Grave sur un jaspe un serpent à tête radiée
avec sept rayons. Insère la pierre dans une monture d’or et porte-la autour du cou18 ».
La figure de Chnoubis est aisément identifiable sur les intailles. Son nom, Chnoubis ou
Chnoumis, inscrit en alphabet grec, accompagne l’image d’un serpent à tête de lion radiée
de cinq à douze rayons, parfois nimbés, le bas du corps formant une ou plusieurs circonvo-
lutions (Fig. 1)19, ou à l’inverse complètement étiré (Fig. 2)20. Ce serpent léontocéphale
est souvent associé à un signe composé d’une haste barrée de trois S, conventionnellement
appelé « signe de Chnoubis » (Fig. 1, 2). L’image, le nom et le signe de Chnoubis peuvent
être gravés ensemble ou séparément sur des pierres de différentes couleurs21 : la plupart
sont blanches, translucides comme le cristal de roche ou laiteuses comme la calcédoine
(Fig. 1, 2), d’autres jaunâtres comme certains jaspes translucides, un second groupe décline
le vert du jaspe, un troisième ensemble comprend des pierres de couleur sombre, du brun
au noir, comme le jaspe, la stéatite ou l’onyx, plus rarement de couleur rouge.
Dans le traité de Socrate et Denys, une pierre blanche doit assurer la régularité de la digestion :
Une espèce d’onyx blanche. Gravez-y les circonvolutions d’un serpent avec l’avant-train
ou la tête d’un lion et des rayons. Portée, cette pierre empêche absolument la douleur
d’estomac, et quoique que vous mangiez, vous digérerez bien22.
18 Marcellus Empiricus, Sur les remèdes, 20, 98. Voir aussi Galien, Sur l’effet des médicaments simples, 9, 2, 19.
19 Calcédoine bleue ; Londres, British Museum G 154 ; CBd-692.
20 Calcédoine blanc-gris translucide ; Londres, British Museum G 173 ; CBd-91. Voir aussi Londres, British Museum
G 169 (EA 56169) ; CBd-89 ; Michel, 2001, no 333 ; Michel, 2004, no 46.1.b_5.
21 Sur les spécificités iconographiques associées à chaque type de pierre, Dasen et Nagy, 2019, p. 418. Sur la relation
des couleurs avec les fluides gouvernés par Chnoubis, Mastrocinque, 2011.
22 Lapidaire de Socrate et Denys, 35 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF).
65 2 v éron i qu e dasen
Les pierres elles-mêmes sont parfois gravées d’une prescription thérapeutique. Une
calcédoine jaunâtre conservée au Cabinet des Médailles à Paris porte au recto le serpent
léontocéphale, au verso l’inscription « pour l’estomac », stomachou, entourant le signe de
Chnoubis23. Le domaine d’action de Chnoubis touche aussi le processus de la gestation
et de l’accouchement. Sur une série de pierres, Chnoubis surmonte sur une face l’image
de l’utérus, symbolisé par une ventouse, entouré d’autres divinités protectrices (Anubis,
Osiris, Isis, Nephthys) ; sur l’autre face, une inscription ordonne pesse ou pepte, « digère ! »,
souvent accompagnée du signe de Chnoubis24 ou de trois kappas, KKK, une abréviation
probable du mot kolikê désignant de manière générique aussi bien les maux d’estomac
qu’utérins, qu’il s’agisse de menstruations ou d’accouchement25. Cette polyvalence est
visible sur une hématite de la collection Skoluda où le serpent léontocéphale se tient
dressé à côté de l’utérus tandis que l’inscription indique qu’il sert à apaiser les maux
d’estomac26. Cette sphère d’action élargie correspond à celui du champ lexical grec
et latin. Les termes stomachos/stomachus, uenter, aluus peuvent désigner aussi bien le
ventre enceint que le ventre qui digère27. Chez Galien, l’utérus et l’estomac partagent
les mêmes propriétés :
L’estomac retient les aliments jusqu’à ce qu’il ait achevé de les cuire ; les matrices
retiennent le fœtus jusqu’à ce qu’il soit arrivé à terme. Mais le temps exigé pour
l’achèvement du fœtus est bien plus considérable que pour la coction des aliments28.
…lactation
23 Calcédoine ; Paris, Cabinet des Médailles Reg.M.8420 ; CBd-367 ; Mastrocinque, 2014, no 238.
24 P. ex. CBd-780, -781, -136, -108 ; Michel, 2001, nos 409-412.
25 Les trois kappas sont aussi associés aux douleurs de l’accouchement, voir le jaspe rouge de la coll. Skoluda ; CBd-1631 ;
Dasen, 2015, p. 94-96, fig. 3.9a, b.
26 Hématite, coll. Skoluda ; Cbd-1752 ; « Chnoubis, apaise les maux d’estomac, Abrasax » ; Michel, 2004, no 11.3e_4 ;
Dasen, 2015, p. 49, fig. 1.8.
27 Sur ce champ lexical, Roura, 1972, spéc. p. 320-321 ; Gourévitch, 1976 ; Dasen, 2015, p. 50. Sur le champ toujours
étendu de la protection du ventre à l’époque moderne, voir Gélis, 2018 sur les compétences des « Saints des
entrailles » au xviiie siècle.
28 Galien, Facultés naturelles, 3, 2 (Kühn, 2, 147 ; trad. Ch. Daremberg, 2, Paris, 1856, p. 286).
29 Lapidaire de Socrate et Denys, 36 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF).
30 Cologne, Institut für Altertumskunde der Universität 18 ; CBd-1892 ; Zwierlein-Diehl, 1992, p. 79-80, no 18, pl. 14.
31 Calcédoine veinée ; CBd-1181, Wagner, Boardman, 2003, no 570 (fig 4). Voir aussi la stéatite veinée, Naples, Museo
Archeologico Nazionale 26761/393 ; CBd-39 ; Mastrocinque, 2007, no Na 6 ; Michel, 2004, no 11.3.b_14.
chnoubis et les pierres de la it 653
Fig. 3. Calcédoine blanc-jaunâtre (27 × 22.3 × 9.9 mm). Köln, Institut für Altertumskunde der
Universität 18. Photo Isolde Luckert.
Le rôle de Chnoubis s’explique par la façon qu’ont les Anciens de penser le phénomène
de la lactation : le lait ne constitue pas une humeur, car il est issu du sang, quel que soit le
processus spécifique32. Chez Aristote, le sang utérin qui nourrissait l’embryon pendant la
gestation se transforme en lait après la naissance33 ; il compare le processus à une forme
de digestion, pepsis, qui débute pendant la phase finale de la grossesse : « En effet, le lait
est du sang qui a subi une coction parfaite et non du sang corrompu34 ».
Les descriptions de ce processus invitent à reconsidérer la fonction de Chnoubis sur les
pierres blanches ou laiteuses qui ordonnent de digérer. Une calcédoine d’un blanc opaque
porte ainsi sur une face l’image du serpent léontocéphale associé au signe de Chnoubis, sur
l’autre l’injonction « digère ! », πέσσε, πέσσε, répétée sur deux lignes35. La couleur laiteuse
de la pierre suggère que l’ordre pourrait se rapporter à la digestion en tant que processus
de transformation du sang en lait, et non aux maux d’estomac.
Une calcédoine veinée portant le triple signe de Chnoubis (Fig. 4)36 correspond à une
des sortes de pierre de lait décrite par Pline, la galaxie qui est caractérisée par la présence
de filaments colorés : « La galaxie est appelée par quelques-uns galactite ; elle ressemble
aux pierres qui viennent d’être citées, mais elle est entrecoupée de veines couleur de sang
ou blanche37 ». Relevons que chez Aétius, la galactite peut aussi avoir une couleur verdâtre,
comme dans le deuxième groupe de pierres gravées de la figure de Chnoubis38.
Pline et les lapidaires mentionnent le port de galactites au cou des nourrissons39. Les
pouvoirs du serpent léontocéphale gravé sur certaines pierres avaient probablement une
valeur prophylactique spécifique pour les plus petits. Ces pierres pourraient avoir protégé les
maux d’estomac des tout-petits, particulièrement fragilisés par des coliques dangereuses qui
empêchent de bien dormir et de s’alimenter, ce qui menace leur survie. Deux inscriptions
semblent le confirmer. Alors que le nom du destinataire ou détenteur de la pierre est très
rarement indiqué dans la glyptique magique, deux gemmes avec le serpent Chnoubis portent
gravé le nom de l’enfant à protéger. Une pierre verte autrefois à Istanbul adresse ainsi la
prière d’une mère, Nonna, pour son fils, Julianos, inscrite autour de l’image du serpent
dressé : « Chnoumis, écarte de Julianos, fils de Nonna, toute tension, toute indigestion,
toute douleur de l’estomac40 », tandis qu’un jaspe de couleur sombre conservé au Cabinet
des Médailles à Paris invoque le dieu : « Garde en bonne santé l’estomac de Proclus41 ».
Pline mentionne le fait que la pierre de lait fond dans la bouche46. Cette indication
pourrait expliquer une spécificité morphologique des gemmes portant l’image de
Chnoubis, leur forme ovale et arrondie comme une graine ou un bonbon (Fig. 1, 2)47. Le
signe isolé de Chnoubis figure également sur des calcédoines de cette forme (Fig. 5)48.
Ces pierres auraient-elles été sucées pour en obtenir les bienfaits ? Galien mentionne
à plusieurs reprises des remèdes appelés ὑπογλωσσίδες, à placer sous la langue. Il
rapporte deux recettes qui se trouvent chez Scribonius contre les extinctions de la voix ;
la pastille, composée de différents produits, est à laisser fondre sous la langue49. Selon
les Lapidaires, les nourrices consommaient en boisson de la galactite pulvérisée pour
stimuler la production de lait. Elles suçaient peut-être aussi des pierres, comme celles
de Chnoubis, auxquelles on prêtait les mêmes propriétés lactogènes, augmentées par
l’image d’une divinité puissante, comme sur certains remèdes estampillés50. La pierre
portée en pendentif a pu également être mise dans la bouche du tout-petit pour servir
de lolette apaisante avant l’heure51.
42 γιγαντορῆκτα βαροφίτα. Voir aussi p. ex. CBd-349 ; CBd-350 ; CBd-359 ; CBd-1327 ; CBd-1693.
43 Sur Chnoubis et le Dieu d’Israël, « Destructeur des Géants », Dasen et Nagy, 2012, p. 303-304. Pour Bonner, 1950,
p. 168-169, ces gemmes auraient pu servir d’amulettes contre les serpents ; plusieurs pièces de couleur sombre sont
d’ailleurs en serpentine. J. Quack me signale aussi qu’un papyrus démotique narre le combat des dieux égyptiens
contre les géants. Assimilé à Horus à Tanis, Chnoubis pourrait avoir participé à cette guerre ; Quack, 2019.
44 Cf. le combat d’Héraclès contre le lion qui symbolise la bile, de Persée contre Méduse, la goutte ; Dasen, 2021a.
45 Sur la longue durée de ce motif jusqu’à l’époque moderne, voir Ermacora, 2016.
46 Pline, Histoire naturelle, 37, 162.
47 Voir aussi Londres, British Museum G 154 (EA 56154) ; CBd-692, et nos observations dans Dasen et Nagy, 2012,
p. 309.
48 Calcédoine blanche ; Budapest, Museum of Fine Arts, Classical Collection 62.21.A ; CBd-152.
49 Guardasole, 2015. Je remercie A. Guardasole de cette information.
50 Sur le pouvoir thérapeutique des images et les médicaments estampillés dans l’Antiquité gréco-romaine, Dasen,
2021b, aux époques médiévales et modernes, Koering, 2021.
51 Cf. l’intaille en calcédoine blanc-gris sertie en pendentif, Art market, Ex- Classical Numismatic Group 88 ; CBd-1905.
656 v éron i qu e dasen
Fig. 5. Calcédoine (10.1 × 8.6 × 4.9 mm). Budapest, Museum of Fine Arts, Classical Collection 62.21.A.
© Museum of Fine Arts. Photo László Mátyus.
Conclusion
Bibliographie
Introduction
La bioarchéologie est l’étude des restes humains contextualisés par les témoins
archéologiques et littéraires disponibles1. Un intérêt croissant se manifeste depuis quelques
années pour l’étude des restes biologiques d’enfants qui constituent le témoin le plus direct
de leur existence dans le passé2. Bien qu’il existe un certain nombre d’études sur l’enfance
romaine3, les recherches sur les restes osseux sont plutôt rares4. L’étude de l’alimentation
des nourrissons fait actuellement l’objet d’une grande attention au sein des recherches
bioarchéologiques.
Pendant longtemps les pratiques de nourrissage infantile ont été reconstituées grâce
à l’analyse des témoins littéraires – le plus souvent des traités médicaux5. Les auteurs
médicaux considéraient le lait maternel comme un aliment idéal, mais ils n’avaient pas
reconnu l’importance nutritionnelle et immunologique du colostrum. Soranos d’Éphèse
(iie s. apr. J.-C.) préconise que le nouveau-né ne soit pas nourri pendant les deux premiers
jours, estimant que le lait maternel, provenant d’un corps qui a subi dommages et souf-
frances, n’est pas bon pendant une période pouvant s’étendre jusqu’à trois jours6. Cette
* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF)
aux Belles-Lettres, Paris. Cet article est issu des recherches menées dans le cadre du projet soutenu par le Fonds
national suisse de la recherche scientifique (FNS) (dir. V. Dasen, Université de Fribourg et S. Lösch, Université de
Berne) : « Être enfant à Aventicum/Avenches (ier-iiie siècle apr. J.-C.) : Témoignages sur la santé, les maladies et
les pratiques alimentaires au travers de la bioarchéologie et de l’analyse des isotopes stables ».
1 Larsen, 2015.
2 Lewis, 2007 ; Lewis 2017.
3 Laes et Vuolanto, 2017.
4 Gowland et Redfern 2010 ; Redfern et Gowland, 2012.
5 Dasen, 2015.
6 Soranos Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17, 18).
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 659-664
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127462
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
660 c h rys s a b our b ou
conception est partagée par Galien de Pergame (iie s. apr. J.-C.)7 qui soutient que le lait
présent après la naissance se fige rapidement, et par Aetius d’Amide (ve-vie s. apr. J.-C.)8
qui inclut le colostrum dans la catégorie des aliments produisant des humeurs épaisses.
Le miel joue un rôle prédominant comme choix alimentaire dans les premiers jours de
la vie9. Soranos recommande que le nouveau-né consomme du miel bouilli (hydromel),
ou du miel mélangé avec du lait de chèvre, si aucune femme n’est disponible pour fournir
du lait10. Il indique également les aliments à éviter durant les premiers jours de vie,
comme le beurre, l’aurone avec du beurre, le cresson ou le gruau d’orge broyé, car ils sont
généralement considérés comme lourds pour l’estomac11. Oribase (ive s. apr. J.-C.)
estime également que le beurre est mauvais pour l’estomac12.
Le sevrage était considéré comme une étape particulièrement cruciale dans le cycle
de vie de l’enfant et il a dû, pour cette raison, se faire de manière progressive13. Ainsi,
l’introduction d’aliments solides (avec la prédominance de diverses préparations à base de
céréales, comme le gruau et le pain) n’est pas recommandée avant l’âge de six mois. Selon
Soranos, à cet âge, le corps de l’enfant est devenu ferme et prêt à recevoir des aliments
plus solides à base de céréales, tels que des miettes trempées dans de l’hydromel, du lait,
du moût de raisin ou du vin au miel ; plus tard, on pouvait lui donner une bouillie à base
de gruau de blé, une bouillie aqueuse, un œuf mollet, et du pain léger trempé dans du vin
mêlé à de l’eau14. Le pain aromatisé de graines de pavot ou de sésame devait être évité, car
difficile à digérer15. À la suite de Soranos, Aetius d’Amide propose pratiquement la même
alimentation : de la chapelure trempée dans de l’hydromel ou dans du vin avec du miel,
du vin doux, du lait et des œufs à la coque16. Alexandre de Tralles (vie s. apr. J.-C.)17
préconise tout spécialement une ou deux onces du meilleur pain possible, bien levé et bien
cuit au four. Dioscoride (ier s. apr. J.-C.)18 et Galien19 mentionnent une sorte de gruau
aqueux à base d’épeautre finement moulu ; bien que cet aliment ne soit pas explicitement
recommandé pour le sevrage, il est jugé approprié et bon pour les enfants.
Cependant, toute tentative de reconstitution de l’alimentation infantile dans le passé
ne peut pas être complète si elle ne repose que sur les seuls témoins textuels. En général,
ces textes plus prescriptifs que descriptifs traitent des meilleures pratiques plutôt que des
pratiques courantes ; ils sont socialement sélectifs et focalisés sur les classes supérieures. En
outre, les pratiques concernant la mise au sein des enfants ont dû différer spatialement et
temporellement selon les diverses communautés intégrées à l’Empire romain, et même selon
les coutumes locales ou les circonstances particulières affectant les mères et leur progéniture.
7 Galien, De alimentorum facultatibus, 694, 14-15 (éd. C.G. Kühn, vol. VI, Lipsiae, 1823).
8 Aetius, Iatricorum libri, 2, 241, 14 (éd. A. Oliveri, Lipsiae-Berolini, 1935-1950).
9 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17).
10 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17, 18).
11 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17).
12 Oribasius, Collectiones medicae (Libri incerti), 29, 6, 1-3 (éd. J. Raeder, vol. IV, Lipsiae, 1933).
13 Sur ces différentes théories, Dubois, 2019.
14 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 46).
15 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 46).
16 Aetius, Iatricorum libri, 4, 28, 1-10.
17 Alexandre de Tralles, Therapeutica, 541, 15-19 (éd. T. Puschmann, I, Viennae 1878-1879).
18 Dioscorides, De materia medica, 2, 92, 1, 1-3 (éd. M. Wellmann, vols I-III, Berlin 1907-1914).
19 Galien, De alimentorum facultatibus, 517, 10-11 (éd. C.G. Kühn, vol. VI, Lipsiae, 1823).
nourrir les enfa nts roma ins 661
20 Borgeaud, 2004.
21 Bonsall et al., 2016.
22 Fairgrieve et Molto, 2000.
662 c h rys s a b our b ou
carence en vitamine C peut causer le scorbut23. Bien qu’un nourrisson puisse développer
la maladie au travers d’une mère souffrant de malnutrition et de carence en vitamine C,
une forte dépendance à l’égard d’aliments carencés en vitamine C, comme les céréales,
une alimentation exclusive au lait animal, un régime relativement peu diversifié et des
méthodes particulières de préparation des aliments (la chaleur détruisant la vitamine C),
peuvent être considérés comme des facteurs possibles de pathologies24.
L’analyse des valeurs isotopiques stables de l’azote (δ15N) et du carbone (δ13C) des
échantillons d’os et/ou de dents a grandement contribué à l’étude des modèles d’allaitement
et de sevrage dans les populations modernes et passées25. Des changements surviennent
habituellement au début et à la fin de l’allaitement dans les tissus infantiles (δ15N et δ13C).
Les observations ont montré que les valeurs de δ15N chez le nourrisson augmentent
rapidement avec le début de l’allaitement, atteignant un plateau d’un niveau trophique
d’environ 2-3‰ au-dessus de la valeur tissulaire de la mère26. Au fur et à mesure de
l’introduction d’aliments de substitution, les valeurs se mettent à baisser pour atteindre
un niveau similaire à celui de la mère une fois que l’allaitement a complètement cessé.
Un effet analogue, quoique plus subtil (~1‰), s’observe pour le δ13C et peut être utilisé
pour mieux comprendre le moment de l’introduction des aliments solides27. Ainsi, en
mesurant les valeurs du δ13C et du δ15N d’enfants à différents âges, on peut reconstituer l’âge
d’introduction des aliments de sevrage et la durée de la consommation de lait maternel.
Toutefois, il est important de noter que les rapports isotopiques ne peuvent être utilisés
que comme indicateurs de l’âge au sevrage, et non comme mesure absolue, puisque ceux
qui sont morts durant l’enfance ne sont peut-être pas pleinement représentatifs de ceux
qui ont survécu jusqu’à un âge plus avancé28.
Les études isotopiques des jeunes Romains, bien qu’encore limitées à grande échelle,
manifestent une variabilité remarquable parmi les populations en ce qui concerne le début
et la fin du sevrage : dans l’oasis de Dakhleh (Égypte), des aliments complémentaires ont
été introduits vers six mois et le sevrage achevé qu’après trois ans29 ; à l’Isola Sacra, en
Italie (ier-iiie siècle apr. J.-C.), une alimentation transitoire a débuté à la fin de la première
année et le sevrage terminé vers deux ans et demi ; dans l’Oxfordshire, Angleterre (ive-vie
siècle apr. J.-C.), une période progressive et prolongée d’alimentation transitoire a été
enregistrée, la majorité des enfants n’étant complètement sevrés qu’entre deux et quatre
ans30. Les données isotopiques sur les pratiques romaines en matière d’alimentation
infantile sont enrichies par les données issues du projet de trois ans soutenu par le Fonds
national suisse (2016-2019)31, basé sur l’analyse des restes osseux d’individus juvéniles de
quatre cimetières d’Avenches (Suisse), en combinant données archéologiques, textuelles,
biologiques et isotopiques. Les résultats des analyses isotopiques démontrent que le lait
maternel faisait partie de l’alimentation de l’enfant jusqu’à l’âge de trois ans, mais que, très
probablement, l’allaitement était stoppé peu après cet âge32. Le fait que la majorité des
individus ayant fait l’objet d’analyses des isotopes stables se situait dans la classe d’âge des
périnataux met en évidence la relation complexe entre leurs valeurs en δ15N et en δ13C et
celles des femmes adultes, comme différents facteurs, incluant la variation des ratios isotopes
stables fœtaux comme maternels, l’effet possible de la croissance intra-utérine, ainsi que les
stress pathologiques et/ou nutritionnels, comme les déficiences nutritionnelles résultant
du scorbut ou d’infections parasitaires, telles que la malaria, peuvent avoir influencé les
valeurs élevées en δ15et N33.
On peut espérer que davantage d’approches multidisciplinaires seront appliquées
dans un proche avenir à l’étude de l’alimentation du nourrisson, car elles fournissent une
image plus globale de cet aspect de l’enfance. L’étude des restes de squelettes d’individus
immatures offre des indicateurs directs de ces pratiques. Les pics de mortalité et/ou la
concentration de pathologies autour de la période de sevrage peuvent nous renseigner
sur la qualité et l’adéquation des aliments d’appoint introduits. Les signatures isotopiques
peuvent être utilisées comme indicateurs de l’âge au sevrage, et nous permettre de mieux
expliquer les tendances observées relativement à la mortalité et aux maladies. Les témoins
textuels jouent aussi un rôle important, car ils forment un contexte solide et, interprétées
avec prudence, peuvent aider le chercheur à étudier des choix alimentaires précis et leurs
répercussions sur la santé des populations passées.
Bibliographie
J. Beaumont et al., « Infant mortality and isotopic complexity : new approaches to stress, maternal
health and weaning », American Journal of Physical Anthropology, 157 (2015), p. 441-457.
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Tailles serrées
Tension entre corps social et corps maternel
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Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 665-667
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666 j a de s ercoman en s
en telle sorte que les enfans qu’elles portent, bien souvant en sont gastez, & veulent endurer
telle détresse pour estre veües belles6.
Ainsi, la future mère met en danger l’existence de l’enfant à naître pour se faire voir et c’est
là que réside la principale condamnation : elle privilégie un plaisir personnel, paraître avec
une taille fine, au lieu de prendre en compte son devoir de penser au bien-être de l’enfant
qu’elle porte. Henri Estienne témoigne : « J’ay ouy parler aussi de quelques damoiselles,
voire en ay congneu, qui n’ont point faict difficulé de porter des bustes aux despens du
fruict qui estoit en leur ventre »7. Cette formulation implique que les jeunes femmes
ne sont pas réticentes comme elles devraient l’être face aux dangers de cet usage. Dans le
Thresor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, le médecin Jean Liébault donne
des exemples des conséquences que les robes trop serrées peuvent avoir sur l’apparence
de l’enfant, puisque la grossesse peut alors générer « des nains, boyteux, bossus, tortus,
contrefaicts »8. Pire encore, et avec des implications plus graves, Henri Estienne énonce
que la mère risque, en usant de corsets, « de perdre ce qui [lui] devoit estre aussi cher que
la vie »9. De cette façon, l’argument met en avant qu’avec l’usage du corset, pour un
désir de plaire, la mère prend le risque de devenir infanticide, même quand sa grossesse
est légitime : « je parle de celles mesmement qui n’estoyent enceintes d’ailleurs que d’où
il falloit »10. Le « mesmement » est signe que l’auteur englobe toutes les femmes dans
son propos, mais sous-entend que l’usage du corset, non seulement d’une pratique qui
peut être abortive, peut également se muer en déguisement de grossesses illégitimes. Dès
lors, il est non seulement considéré comme étant incompatible avec l’image du corps
maternel en puissance, mais aussi avec celle de toute femme honnête.
Le corset n’est toutefois pas forcément présenté comme incompatible avec la maternité,
en particulier lors de l’attestation de l’exercice du devoir maternel. Il a alors une fonction
bien différente que la recherche du regard, mais c’est principalement dans l’espace
domestique que le fait de montrer son corps n’est pas regardé comme impudique. Un
épisode des mémoires de Marguerite de Valois offre le témoignage rare d’un allaitement
en public en 1577, alors qu’elle se trouve à Mons chez le comte de Lalaing. Elle rapporte
que la comtesse allaite elle-même son enfant et qu’un jour, pendant un repas, vêtue d’un
« habit approprié à l’office de nourrice »,
Librement [elle] se déboutonne, baillant son tétin à son petit, ce qui eût été tenu à
incivilité à quelque autre ; mais elle le faisait avec tant de grâce et de naïveté […] qu’elle
en reçu autant de louanges que la compagnie de plaisir 11.
6 Chrestienne instruction touchant la pompe & excez des hommes débordez, & femmes dissoluës, en la curiosité de leurs
parures & attiffemens d’habits qu’ils portent, contrevenans à la doctrine de Dieu, & à toute modestie Chrestienne, 1551,
fol. B2r-B2v (notre soulignement).
7 Estienne, Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou, traité preparatif à
l’Apologie pour Herodote, [Genève], 1566, p. 300 (notre soulignement).
8 J. Liébault, Thresor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, pris au latin, faict français, 1582, fol. 711.
9 Estienne, Introduction au traité de la conformité, p. 300.
10 Id.
11 Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits, 1574-1614, éd. par E. Viennot, Paris, Honoré Champion, 1999,
p. 149.
ta illes serrées 667
Elle est « richement vêtue », mais d’un corset qui ne la place alors pas en femme
recherchant un regard extérieur, mais bien en nourrice. Par ailleurs, dans un autre cadre,
une gravure de Guillaume Le Bé de 1587, « Comme s’apaisent les petits enfans »12, montre
trois mères dans l’intimité. Celles-ci s’occupent chacune de leur enfant en bas âge. Celle du
milieu apprend au sien à marcher avec un « chariot », tandis que celle de droite berce son
nourrisson. À gauche, la troisième allaite son enfant. Cette activité est la première célébrée
dans les vers qui accompagnent la gravure : « La mere douce, honneste & naturelle, /
Berce l’enfant encor à la mammelle ». Tout érotisme disparaît alors de l’habillement et
du dévoilement du sein au-dessus du corset.
Ainsi, la condamnation du corset de mode met en lumière une tension : celle du désir
de plaire et du devoir maternel. Néanmoins, ce désir de plaire participe également d’un
devoir de mise en scène du corps, et peu le transgressent, en particulier à la cour.
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12 G. Le Bé, « Comme s’apaisent les petits enfans », Paris, [s. n.], 1587.
Laurenc e Tote lin e t Phi li p Al . Rieder
Introduction
« Il est inutile de définir le lait par ses qualités extérieures : tout le monde connaît le
lait » affirme Gabriel François Venel dans les premières lignes de son article « lait » de
l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers1. L’affirmation est
encore vraie aujourd’hui. Le lait est un aliment consommé quotidiennement par des
nourrissons, des enfants et des adultes. Ses bienfaits sont vantés par les instances sanitaires
et force campagnes publicitaires. Que le lait soit également un médicament est moins
évident aujourd’hui, tant les catégories, celles du médical et de l’alimentaire, tendent à être
envisagées séparément2. Pour les sociétés européennes d’avant Pasteur, remèdes et aliments
sont des catégories aux contours élastiques3. Le lait est nourriture, mais également une
variable de santé. Cette réalité ne reflète pas simplement la reconnaissance de l’importance
pour les jeunes mammifères de consommer le lait produit par une figure maternelle, ni des
bienfaits du lait en tant que nutriment, mais de l’usage du lait à des fins thérapeutiques.
Depuis l’Antiquité et jusqu’à l’époque de Pasteur, le lait peut être consommé comme un
remède ou alors, intégré dans un régime de vie prescrit spécifiquement pour le malade.
Pour saisir la portée du lait en tant que remède, il faut être conscient des principaux
traits de la physiologie d’avant la biomédecine. L’organisation corporelle est alors essen-
tiellement hydraulique. Depuis le corpus hippocratique, les auteurs médicaux définissent
le lait comme du sang menstruel transformé par les mamelles ou, alternativement, un
fluide formé parallèlement au sang par coction4. Le lait est donc à l’origine du sang ou
1 G. Fr. Venel, s.v. « Lait », in l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers 9, Paris, 1765,
p. 199-210.
2 Chen, 2008.
3 Voir Brockbank, 1964.
4 Il y a de nombreuses démonstrations dans la littérature médicale. Un bon exemple est L. Joubert, La Première et
seconde partie des Erreurs populaires touchant la médecine et le régime de santé […]. Rouen, Raphael Du Peitt Val, 1601,
p. 190-193. Pour un aperçu, voir Bodiou, 2011 ; King, 1998, p. 40-53.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 669-677
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670 l aur en c e totelin et p hilip al. r ied er
proche du sang et s’inscrit dans l’économie des humeurs qui gouvernent la santé. En tant
qu’élément constitutif de l’économie corporelle, le lait peut être pathologique. Il peut se
corrompre, se jeter en des lieux où sa présence n’est pas nécessaire, provoquer des douleurs
ou des embarras, voire des obstructions. Rien d’étonnant dès lors à ce que de jeunes mères
malades pouvaient être tétées pour réduire les risques de fièvre de lait ou encore, pour
dissoudre les « engorgements » survenus dans leurs mamelles5. Comme souvent dans
l’économie médicale, ce qui pouvait être néfaste pouvait aussi se voir attribuer des qualités
thérapeutiques positives. Les fluides corporels comme le sang et même l’urine trouvaient
leur place dans les pharmacopées de la Renaissance. Aussi le lait s’est vu attribuer des vertus
médicales importantes en tant que nutriment et en tant que médicament. Dans un même
temps, le lait échappe en quelque sorte à l’économie de la médecine professionnelle étant
donné que les apothicaires n’en contrôlent pas la distribution : dans la pratique, quand
il s’agit de se fournir en lait et tout particulièrement en lait de femme, il s’agit de trouver
une femme qui allaite, ou un mammifère en état de nourrir.
Tout lait n’a pas la même valeur. Il n’est pas évalué selon sa composition, mais selon
son origine (lait de vache, de brebis, de chèvre ou de femme), la période de l’année, l’âge
et l’état de santé de la productrice, son régime et son environnement de vie. Le survol des
usages médicaux du lait qui suit repose essentiellement sur des écrits théoriques et des
écrits de vulgarisation. La littérature consultée est diserte sur les principes – qui tendent à
se répéter – et peu informative quant aux pratiques. Il reste encore beaucoup à faire pour
saisir la prégnance des remèdes lactés aussi bien dans la pratique médicale domestique
que dans les soins professionnels. Le tableau dressé demeure pointilliste.
Le lait aliment-pharmakon
Les auteurs médicaux anciens nous ont laissé plusieurs catalogues d’aliments. Le plus
ancien de ces catalogues, qui se trouve dans le traité hippocratique Sur le régime, mentionne
le lait à plusieurs reprises, mais ne lui consacre pas de chapitre spécifique. Le lait est un
aliment que l’on mélange à d’autres, par exemple au cycéon, un aliment semi-liquide dont
l’ingrédient principal est le jus d’orge :
ἐπὶ δὲ γάλακτι τρόφιμοι μὲν πάντες, πλὴν ἀλλὰ τὸ μὲν ὄϊον ἵστησι, τὸ δὲ αἴγειον μᾶλλον
διαχωρέει, τὸ δὲ βόειον ἧσσον, τὸ δὲ ἵππειον καὶ τὸ ὄνειον μᾶλλον διαχωρέει.
Avec du lait, tous [les cycéons] sont nourrissants ; mais avec le lait de brebis, il
resserre ; avec le lait de chèvre, il relâche ; avec le lait de jument et celui d’ânesse,
il relâche d’avantage6.
Le lait dans ce cycéon, ce remède-nourriture, sert soit à retenir, soit à purger. Dans la
thérapeutique hydraulique, la capacité de purger est fortement valorisée : elle permet de
5 Jean Astruc, que cite Mireille Laget, précise en 1766 qu’il était ainsi autrefois. L’affaire des téteuses qui contaminaient
les accouchées à Genève suggère que la pratique était encore vivace à Genève dans les années 1760 (Laget, 1982,
p. 262) ; Louis-Courvoisier, 2000, p. 58-59. « Lait, maladies qui dépendent du » in Encyclopédie, p. 212.
6 Hippocrate, De victu, 2.41. Pour les anciens, le lait n’est pas une boisson. Voir Auberger, 2001, p. 151. Voir aussi
King, 1998, p. 155.
p urger , fortif ier : r emèdes et r égimes lactés (d’hippocrate à pa steur) 671
rejeter des liquides corrompus, voire de dissoudre des obstructions intérieures. Nombre
de traités de médecine et de pharmacie rédigé pendant les deux millénaires qui suivent
signalent la constance de l’usage du lait dans la préparation de remèdes sans que sa présence
soit systématiquement justifiée. Quand elle l’est, son rôle peut être très pragmatique. Jean
Renou propose en 1624 l’emploi du lait pour humecter les mirobolans. Il s’agit de se servir
du « laict ou de femme ou d’anesse » pour « nourrir un médicament » végétal comme le
Sarcocolle et ainsi permettre un dessèchement et une conservation optimales7. Le lait
est un produit courant, facile à obtenir et ainsi utilisé comme un ingrédient liquide dans
la composition de remèdes composés ou, pour utiliser le terme de Renou, au nourrissage
des simples.
Le lait n’est pas seulement un liquide pratique pour les préparateurs de remèdes, depuis
l’Antiquité, les médecins consacrent de longs passages aux propriétés alimentaires du lait.
Galien (iie s. apr. J.-C.) classifia les laits en fonction de leur épaisseur et conclut que le lait
de bonne qualité est parmi les aliments les plus nourrissants qui soient. Les auteurs anciens
s’accordaient à penser que le lait humain était le plus nutritif de tous8. Le principe est
relayé par les auteurs médicaux et même les œuvres de vulgarisation populaires comme
le Recueil des remèdes de Mme Fouquet, dont la première édition date de 1675, l’affirment :
Il est sans contredit, que le Lait de femme est le meilleur, comme étant le plus tempéré,
le plus nourrissant9.
Vider et fortifier
Le lait de femme exacerbe les qualités reconnues de tous les laits, notamment leur
caractère nutritif. Les laits étaient des fortifiants de choix dans les cures médicales. Par
exemple, l’auteur du traité hippocratique Des maladies des femmes I préconise, dans un cas
de leucorrhée, une cure fortifiante de quarante jours au lait de vache. Le lait devait être pris
« chaud, directement de la vache », et l’on variait la dose de deux à six cotyles10. Cette
cure fortifiante faisait suite à une série de purges – faites elles au petit-lait.
L’exemple illustre la complexité du remède, mais aussi de l’usage des remèdes avant
la biomédecine. Le lait peut fortifier, ou encore purger, suivant le tempérament et l’état
de santé du malade. Le petit-lait, la sérosité du lait obtenue par coagulation en séparant
les parties grasses du lait de la partie liquide, est particulièrement indiquée ici et rejoint
l’usage principal du lait en médecine ancienne, la purge. Par exemple, le traité hippocratique
Maladies II, recommandait le petit-lait « s’il est en saison » ou le lait d’ânesse, avec d’autres
7 J. D. Renou, Le grand dispensaire médecinal contenant cinq livres des institutions pharmaceutiques, Lyon, Pierre Gigaud,
1624, p. 57-58.
8 Voir par exemple Pline l’Ancien, Historia naturalis, 28.123. Sur la valeur du lait maternel dans l’Antiquité, voir dans
ce volume V. Dasen, « Mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines », M. Bettini
et S. Jaeggi.
9 M. F. Fouquet, Recueil des remèdes… recueillis par les ordres charitables de… Mme Fouquet… augmenté de plusieurs
remèdes qui se sont trouvez de plus dans le manuscrit de ladite dame, avec un Régime de vie… et un traité du lait I, – Recueil
des remèdes… avec un traité de l’usage du tabac et de ses propriétez II, Paris, J.-G. Nion, 1712, p. 430. Sur ce recueil très
populaire, voir Lafont, 2010.
10 Hippocrate, De muliebribus, 1.118, Littré 8.256 : θερμὸν ἀπὸ βοός.
672 l aur en c e totelin et p hilip al. r ied er
produits purgatifs, dans le traitement d’une maladie où la tête du patient est couverte
d’ulcères et les membres enflent11. Rufus (ier s. apr. J.-C.) composa un long chapitre sur
la manière de se purger au lait12. Les Grecs et les Romains s’interrogèrent sur cette faculté
purgative du lait : est-elle inhérente au lait ou non ? Les Problemata pseudo-aristotéliciens
indiquent que les substances non-concoctées sont indigestes. Le fait d’être non-concocté
peut être inhérent à une substance (c’est alors une drogue, un pharmakon) ou peut résulter
de la consommation excessive d’une substance. D’après le compilateur aristotélicien, c’est
ce qui se passe dans le cas du lait : il n’est pas indigeste en soi, mais une consommation
excessive de lait entrainera une purge13.
Les médecins et auteurs modernes, lecteurs de ces textes, ne pensent pas différemment.
La propriété de « lâcher le ventre » est la première caractéristique médicale générale signalée
dans l’article de l’Encyclopédie. L’auteur précise que cet effet s’observe chez des personnes
« robustes et agissantes » alors que les « gens faibles, peu exercés au lait, […] sont au
contraire ordinairement constipés par le lait. »14 Une idée que l’on peut également retracer
à des sources antiques où il est suggéré que le lait lui-même est indigeste, ou que certains
ne peuvent le digérer. L’énigmatique texte hippocratique Nutriment nous informe que :
Γάλα τροφὴ, οἷσι γάλα τροφὴ κατὰ φύσιν, ἄλλοισι δὲ οὐχὶ, ἄλλοισι δὲ οἶνος τροφὴ, καὶ
ἄλλοισιν οὐχὶ, καὶ σάρκες καὶ ἄλλαι ἰδέαι τροφῆς πολλαὶ, καὶ κατὰ χώρην καὶ ἐθισμόν.
Le lait est un nutriment pour ceux pour qui, par nature, le lait est un nutriment. Pour
d’autres, il ne l’est pas. Le vin est un nutriment, pour d’autres pas. De même pour la
viande et beaucoup d’autres formes de nutriment, selon la région et les mœurs15.
Dioscoride, pour sa part, indique que le lait peut être dangereux quand les animaux
mangent certaines plantes telles que la scammonée, l’hellébore, la plante mercure, ou la
clématite16.
Un phénomène similaire peut être observé dans le cas de la mère ou de la nourrice qui
allaite : si son régime est mauvais, elle peut empoissonner le nourrisson. Ces principes
sont adoptés par nombre d’auteurs postérieurs qui ont cherché à indiquer quel était le
meilleur lait et comment l’identifier. Selon Soranos (iie s. apr. J.-C.), une nourrice qui
boit trop de vin peut causer des crises épileptiques chez le nourrisson17. Galien, pour
sa part, rapporte la triste anecdote d’un nourrisson qui souffrit de nombreux ulcères
parce que le lait de sa nourrice était de mauvaise qualité – elle s’était nourrie d’herbes
sauvages durant une période de famine18. Qui plus est, le lait de la mère nouvellement
accouchée était considéré dangereux pour le nourrisson : selon Soranos, ce lait est « épais
et fromageux, et donc difficile à digérer, cru, et inachevé »19. Les auteurs qualifient ainsi
la qualité du lait en fonction de la saison, de l’éloignement de la date de la naissance, de
Le mode de consommation du lait a son importance : quand le lait maternel est pris
par voie orale, il doit être pris à la source, il doit être tété (thēlazomenon). Or, Dioscoride
ne parle pas nécessairement ici du traitement de bébés. Et ses successeurs insistent sur
le fait que le lait doit être encore chaud. Friedrich Hoffmann, un grand partisan du lait
comme remède, reprend l’idée qui fait office de vérité : « Le lait est aussi plus salutaire
quand on le prend au sortir de la mamelle, que si on le fait chauffer après l’avoir laissé
refroidir26 ». Il est usuel pour un auteur médical de recommander que le lait de femme
soit tété par le malade. La recommandation en soi suggère qu’il était des cas où la femme
exprimait le lait, très probablement à la main. A l’époque moderne, des critères de choix de
productrices de lait médicinal rappellent ceux qui étaient mises en place pour les nourrices.
Les femmes qui fournissent le lait médicinal doivent être en bonne santé, précise Martin,
« jeunes et d’un bon tempérament, plutôt sanguin que d’une autre manière, et dont le
teint soit vermeil, les dents belles et la chevelure brune27 ».
Il y a de nombreuses recettes contenant du lait de femme dans les collections médicales
antiques. Il semblerait qu’il était facile de se le procurer. Dans une liste de succédanés
attribuée à Galien, le lait de femme est même un substitut pour les blancs d’œufs28.
Dans certaines recettes, il est précisé que le lait doit être celui d’une femme qui a eu un
fils ou une fille29. Dans les traités gynécologiques du corpus hippocratique, la femme
qui a accouché d’un fils dont on utilise le lait est appelée « courotrophe30 ». Selon Julie
Laskaris, cet usage hippocratique est fondé sur un malentendu : ces recettes auraient été
empruntées à la médecine égyptienne où le « lait de la courotrophe » était le lait de la
déesse Isis allaitant son fils Horus31.
Depuis l’Antiquité, le lait maternel est le seul à être utilisé dans le traitement des yeux.
Il était souvent recommandé comme véhicule pour l’application des collyres, comme dans
le cas du remède « déplaisant » (acharistos), ainsi nommé à cause des ingrédients irritants
qu’il contenait32. Le lait de femme dans lequel ce collyre était dilué devait le rendre un peu
plus agréable. Encore en 1640, Rivière propose un collyre pour les ophtalmies pituiteuses
qui avaient résisté aux purges et astringents appliqués au front et aux tempes pendant
plusieurs jours, composé de médicaments anodins « entre lesquels le lait nouvellement
tiré, principalement d’une femme bien saine, tient le premier rang33 ». Dans certaines
cultures, les femmes utilisent encore aujourd’hui leur lait pour les troubles des yeux, des
oreilles ou de la peau34.
La caractéristique nourrissante, déjà mentionnée, du lait de femme en fait un traitement
spécifique pour les malades épuisés et faibles. Nombre d’auteurs en proposent pour les
26 Hoffmann et Bruhier d’Ablaincourt, La Médecine raisonnée de Mr Fr. Hoffmann,… traduite par Mr Jacques-Jean
Bruhier. Paris, Briasson, 1739. p. 446.
27 Martin, op. cit., p. 64.
28 Pseudo-Galien, De succedaneis, Kühn 19.747.
29 Fille : voir par exemple : Pseudo-Galien, De remediis parabilibus, 3, Kühn 14.556. Fils : voire note suivante.
30 Voir par exemple Hippocrate, De muliebribus, 2.158, Littré 8.336 ; ibid., De sterilibus, 214, Littré 8.414.
31 Laskaris, 2005 ; eadem, 2008.
32 Galien, De compositione medicamentorum secundum locos, 4.8, Kühn 12.749-750.
33 L. Rivière, La Pratique de médecine, avec la théorie de Lazare Rivière,… traduite… en françois par M. F. Deboze,
Lyon, Jean Certe, (1702 [1ère éd. latine 1640]), p. 291-292.
34 Parmi d’autres références possibles : Stanway, 2013, p. 39.
p urger , fortif ier : r emèdes et r égimes lactés (d’hippocrate à pa steur) 675
vieillards, pour les jeunes souffrant d’un marasme ou encore pour les phtisiques. Les auteurs
actifs à la fin de l’Ancien Régime adoptent un point de vue critique sur de telles pratiques.
Venel, dans son article de 1765 rappelle la recommandation de faire coucher de jeunes
malades souffrant de marasme, « avec des jeunes nourrices, jolies, fraiches, proprettes,
afin que le pauvre moribond puisse téter à son aise », mais se montre sceptique quant à
l’effet du lait. Toute « révolution serait vraisemblablement due […] à l’appétit vénérien
constamment excité, et jamais éteint par la jouissance, qui agirait comme un puissant
cordial35 ». De même, dans un ouvrage traduit en français dans les dernières décennies
du xviie siècle, Lazare Rivière présente bien le lait de femme comme étant la plus efficace
en cas de phtisie, mais précise que « parce que plusieurs abhorrent ce lait, celui d’ânesse
est le plus en usage36 ». De tels commentaires relèvent d’un changement de sensibilité.
A la fin de l’Ancien Régime, les remèdes comprenant des ingrédients humains tendent à
être exclus de la pharmacopée37.
Pratiques
faible dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Seules trois mentions de lait de femme
employé comme remède ont pu être identifiées dans les lettres écrites à Tissot. L’Abbé de
St-Veran écrit qu’ensuite d’une maladie dont il avait souffert en pension à l’âge de huit, il
avait été affaibli par des saignements et des bains. De retour à la maison, écrit-il, « ma mère,
touchée de mon etat, se rappella que j’aimois beaucoup le lait. Elle m’offrit de partager ses
mamelles avec un de mes freres qu’elle nourrissoit. J’acceptai son offre obligeante et c’est à
ce remède digne de sa piété que je suis redevable de la vie dont je joüis encore à présent.41 »
L’épisode pourrait être assimilé à un retour au nourrissage d’un enfant encore jeune…
D’autres malades sont plus âgés. C’est le cas de Monsieur de Vogne âgé de 27 ans, qui prit
une succession de remèdes y compris du quinquina, des bouillons, du petit-lait et du lait
de femme, ensuite d’une fièvre suivie d’une maladie de poitrine. « Tous ces remèdes furent
inutiles » rapporte-t-il dans sa lettre42. Le troisième malade est un domestique de 23 ans,
victime d’une fluxion saisonnière depuis son enfance qui le laissait sourd pour plusieurs
semaines. « Les remèdes employés à cet effet ont été quelques fois, un lardon, ou un coton
trempé dans l’huile d’amande douce ou du lait de femme »43. Il est remarquable, au vu du
corpus, qu’aucune des prescriptions de Tissot, inscrites à même les lettres, ne contient la
mention de lait de femme. Les transformations suggérées dans la littérature médicale et
ces quelques indices trouvés dans des correspondances confirment une baisse de l’usage
médicinal du meilleur des laits, le lait de femme, à la fin de l’Ancien Régime.
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Un breuvage de blancheur
L’appropriation coloniale du lait des femmes noires
À La Réunion, île colonisée par la compagnie française des Indes Orientales au xviie
siècle, c’est le mot « nénène » qui, en créole, désigne les nourrices. Ce mot est apparu au
xviiie siècle, sur les plantations : les nénènes désignaient alors les femmes détenues en
esclavage, assignées au soin des enfants de leurs propriétaires et, le plus souvent, forcées
de les allaiter. L’exploitation du corps, du lait et du travail d’allaitement des femmes
esclaves est un trait majeur et transversal des sociétés esclavagistes coloniales1. L’amplitude
de cette exploitation fait dire à Marcus Wood, dans son travail sur les représentations
visuelles de l’esclavage : « Le lait noir, le lait des mères esclaves, a été volé en quantités
vastes, inconnues, incalculables, alors que génération après génération, les enfants blancs
“buvaient et buvaient” aux mamelons de la “Mammy” et de la Mãe Preta (son homologue
brésilienne)2 ».
Le recours aux nourrices racialisées comme noires dans le cadre de l’économie
esclavagiste s’est développé à La Réunion en dépit des prescriptions savantes répandues
en Europe stigmatisant ce qui était appelé « l’allaitement mercenaire ». En effet, en France
par exemple, à partir du xviie siècle, médecins, scientifiques et philosophes prônent
pour la plupart l’allaitement maternel, considérant que le lait transmet tout comme le
sang les caractères physiques et moraux héréditaires. Dans la colonie qu’est La Réunion
en revanche, si les Blancs nés dans l’île tendent aussi à assimiler le lait au sang, certains
considèrent que la consommation du lait des nourrices noires est un gage de blancheur.
Comment expliquer ce paradoxe ?
Le recours des colons et de leurs descendants aux nourrices noires suscite des réactions
contrastées dans le monde colonial. Il choque notamment certains observateurs français
en voyage dans les colonies. Ces observateurs réprouvent d’abord la conduite sexuelle
des colons : ils les jugent corrompus par les relations sexuelles qu’ils entretiennent avec
leurs esclaves. Or, ils expliquent leur attraction sexuelle pour les femmes noires par les
relations intimes qu’ils entretiennent avec elles dès la naissance, par l’allaitement. Par
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 679-683
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680 m y r i a m pa r is
3 Ét. Le Gentil de la Barbinais, Nouveau voyage autour du monde, 1725, cité par Bousquet, 2009, Livre VI, p. 138.
4 Klapisch-Zuber, 1983 ; Dorlin, 2006 ; Pech, 2007 ; Arena, 2016.
5 A. Billiard, Voyage aux colonies orientales : ou lettres écrites des îles de France et de Bourbon pendant les années 1817-1820
à M. le Comte de Montalivet, Paris, Ladvocat, 1822, p. 463.
6 Dorlin, 2006, p. 156 et suivantes.
7 Pourchez, 2011, p. 54-55.
un breuvag e de bla ncheur 6 81
8 Marius et Ary Leblond sont les pseudonymes de Georges Athénas et Alexandre Merlot, respectivement nés à La
Réunion en 1880 et 1877.
9 Leblond, 1946, p. 48.
10 Ibid., p. 117.
11 McClintock, 1995.
12 Leblond, 1946, p. 117.
682 m y r i a m pa r is
rêves en vous évoquant d’autres Mondes. Elles gardent toute la vie sur vous le prestige
nourricier de celles dont vous avez reçu le lait jamais mesuré au cours de vos enfances
endolories par les fièvres importées de leur Madagascar ou de leur Hindoustan13.
C’est donc par le lait que le sujet blanc prend possession du corps, mais aussi de
l’imagination des nourrices noires, c’est par leur lait qu’il se créolise. En effet, par cette
relation d’appropriation et de consommation du corps des femmes noires, le sujet blanc
est « imprégné » des mondes non blancs. Il devient par là, contrairement au sujet blanc
français, le connaisseur intime des peuples qu’il a la mission d’assujettir, donc le colonisateur
par excellence. Autrement dit, par la relation à la nourrice noire, il devient par nature le
véritable colonisateur, le conquérant par excellence, par opposition au sujet français non
créole. Les Leblond distinguent imprégnation et métissage, car l’objectif est de maintenir
le sujet créole blanc racialement pur14. Cette distinction veut précisément conjurer les
maléfices du métissage. Tandis que celui-ci renvoie à une altération de la blancheur,
l’imprégnation désigne le processus physique et culturel qui fait du sujet blanc créole le
seul capable d’assujettir les autres peuples parce qu’il se figure comme le sujet privilégié
de connaissance de leur corps et de leur imaginaire.
Cette conception révèle la violence de l’appropriation et de l’exploitation du corps
et du travail des femmes noires comme part constitutive du sujet blanc dans la colonie
esclavagiste puis post-esclavagiste qu’est La Réunion. Si du côté des observateurs européens,
l’allaitement des enfants blancs par les nourrices noires est assimilé à un métissage, pour
les héritiers des esclavagistes l’appropriation du lait des femmes noires est un gage de
blancheur et non de dégénérescence, parce que la blancheur se figure non seulement
par la transmission de soi-disant qualités supérieures mais aussi par l’actualisation d’un
rapport colonial d’appropriation.
Bibliographie
Fr. Arena, « La fièvre de lait et les maladies lactées. Des maladies genrées au xviiie siècle »,
Cahiers du Genre, 60 (2016), p. 123-144.
R. Bousquet, Les esclaves et leurs maîtres à Bourbon (La Réunion), au temps de la Compagnie des
Indes. 1665-1767, Puteaux, Lulu, 2009.
C. Cowling, M. H. Pereira Toledo Machado, D. Paton, et Em. West, « Mothering
slaves : comparative perspectives on motherhood, childlessness, and the care of children
in Atlantic slave societies », in Mothering Slaves : Motherhood, Childlessness and the Care
of Children in Atlantic Slave Societies Slavery & Abolition, 38/2 (2017), p. 223-231. DOI :
10.1080/0144039X.2017.1316959.
———, (dir), Mothering Slaves : Motherhood, Childlessness and the Care of Children in Atlantic
Slave Societies, Special issue of Women’s History Review, 27/6 (2018).
Els. Dorlin, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris,
Découverte, 2006.
13 Id.
14 Sur cette distinction, voir Vergès, 1999, p. 109-110.
un breuvag e de bla ncheur 6 83
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Indes », Paris, Alsatia, 1946.
Ann McClintock, Imperial Leather : Race, Gender, and Sexuality in the Colonial Contest, New
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allaitent selon les médecins et moralistes espagnols des xvie et xviie siècles », Paedagogica
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Fr. Vergès, Monsters and Revolutionaries : Colonial Family Romance and Métissage, Durham,
Duke University Press, 1999.
M. Wood, Black Milk : Imagining Slavery in the Visual Cultures of Brazil and
America, Oxford, Oxford University Press, 2013.
Pascale Borrel
Milk1 de Jeff Wall montre un homme assis sur le sol au pied d’un mur de brique ; il
tient dans sa main droite une bouteille enveloppée d’un papier kraft d’où jaillit une gerbe
blanche. Son avant-bras gauche au poing serré est plaqué sur sa jambe repliée. Le bas de
son pantalon légèrement relevé laisse voir que ses pieds sont nus dans ses chaussures.
Il semble regarder quelque chose situé hors-champ. Sur la gauche de l’image, un étroit
passage sombre sépare le mur de brique de ce qui doit être l’entrée vitrée d’un immeuble.
Un arbuste est planté au-devant ; l’herbe qui a poussé à sa base mord sur les plaques de
béton qui recouvrent le sol.
En intitulant sa photographie Milk, Jeff Wall semble avoir voulu amplifier le caractère
énigmatique de la scène : les valeurs que l’on associe communément au lait, l’espace urbain
austère et la crispation du personnage produisent une étrange combinaison que l’on peut
voir comme une réflexion sur le médium photographique et comme la représentation
métaphorique d’une réalité.
« L’intelligence liquide »
Le filet blanc qui relie la cruche et la jarre dans La laitière de Vermeer indique la
régularité d’un écoulement qui traduit celle du temps domestique. Et de nombreuses
œuvres utilisent cette figure pour vriller l’ordre des choses par du débordement2. Dans
Milk, le lait n’est pas versé mais expulsé par une secousse brusque qui le projette en l’air.
Capter cette instabilité fluide par l’instantanéité photographique c’est, pour Jeff Wall,
rendre manifeste la relation que cette technique entretient avec le liquide. Dans un texte
1 Milk, 1984, ektachrome et caisson lumineux, 187 × 229 cm, exemplaire unique + une épreuve d’artiste. FRAC
Champagne-Ardennes, Reims ; MoMA, New York.
2 Three Mistakes de William Wegman (1971-72, photographie) ; To Pour Milk Into A Glass de David Lamelas (1972,
film 16 mm sonore, 8’) ; Alpsee de Matthias Müller (1995, film 16 mm, sonore, 15’) ; Un monde qui s’accorde à nos désirs
de Boris Achour (2000, film 35 mm transféré sur support numérique, 1’37’’) : dans ces œuvres, le lait versé dans un
verre excède ou loupe son contenant pour se répandre sur la table ou envahir l’espace de la maison (comme dans
Alpsee).
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686 pa s c a l e b or r el
Scène de rue
Dans Milk, la représentation du corps en action procède d’une mise en scène. Jeff Wall
ne cherche pas à capter des situations au gré des circonstances, mais à organiser un espace,
à y faire jouer des acteurs, à composer le sujet photographique à partir « de choses […]
vues dans la rue7 ». Cette reconstitution est destinée à produire une image « presque
documentaire », une image qui relève du reportage8 mais dont la valeur ne réside
pas sur une prise de vue sur le vif : « La confiance en la spontanéité immédiate affaiblit
l’image […]. Ce genre de photographie9 […] est condamnée à regarder le monde avec
étonnement et ironie au lieu d’entreprendre sa construction10. »
L’image qui résulte de cette « construction » n’atteste pas de l’existence réelle d’une
scène11 ; elle traduit un état du monde. Si l’installation du personnage à même le sol, sa mise
vestimentaire, l’emballage de kraft sont les signes concordants d’un type de marginalité
3 Jeff Wall évoque le lavage, le blanchissage, la dissolution, la séparation des minerais dans les premières exploitations.
4 Wall, 2001a, p. 176.
5 C’est avec The Stumbling Block qu’il a recours au montage numérique en 1991 avant de l’utiliser régulièrement par
la suite.
6 Wall, 2001a, p. 175.
7 Wall, 2001c, p. 323.
8 « Il y a vingt ans, avancer la possibilité de démarquer la photographie de l’idée de reportage semblait une approche
intéressante […] Au cours des douze ou quinze années qui viennent de s’écouler, j’ai compris qu’il était impossible
de se défaire réellement du reportage, […]. La photographie comme technique, comme médium, est trop enracinée
dans l’idée du résultat ou de l’effet de reportage pour qu’on puisse l’en dissocier. » Wall, 2006, p. 187.
9 Jeff Wall se réfère ici au travail d’Henri Cartier-Bresson.
10 Wall, 2001b, p. 66.
11 « […] je pense qu’il n’y a pas de “référent” à ces images en tant que telles. Elles ne font pas référence à une condition
ou à un moment qui a besoin d’avoir existé historiquement ou socialement : elles font apparaître quelque chose de
singulier pour moi. C’est la raison pour laquelle je considère mes photos comme des poèmes en prose. », Wall,
2001c, p. 323.
J et s de lait et r ep r ésen tation du corps da ns M il k de J eff Wa ll 687
sociale, cet effet de réalisme est contrebalancé par un ensemble d’artifices, l’explosion
blanche en premier chef et également la tension extrême du personnage. La main crispée,
le poing serré, la veine saillante sur l’avant-bras, la mâchoire contractée sont autant de
« micro-gestes » que l’artiste a orchestrés à proximité du jaillissement liquide. Jeff Wall
oppose ce registre gestuel au « côté cérémonieux, [à] l’énergie et [à] la volupté12 » que
présente, par exemple, la peinture baroque où les corps « n’étaient pas attachés à des
machines, ou remplacés par elles dans la division du travail13 ». Jeff Wall montre, lui,
« les mouvements mécaniques, les réflexes, les réactions involontaires et compulsives14 »
que la société industrialisée a générés.
Alors que le lait jaillit sous l’action de toutes ces crispations, le personnage regarde
ailleurs, vers le hors-champ droit de l’image, fixement sans véritablement voir, comme
on le fait dans un état d’extrême concentration15. Ce qui semble l’occuper, c’est le fait
de rassembler son énergie physique et mentale pour d’expulser ce liquide qui constitue
une « expression », au sens le plus matériel, le plus trivial du terme.
La gerbe
La mise en scène fait voir cette explosion de lait « comme » une éjaculation. Un fluide
corporel, maternel, nourricier sert à en figurer un autre qui, comme le sperme dans l’image
pornographique, apparaît « totalement et explicitement détourné de toute fonction
reproductive16 ». Dans Milk, ce sperme-lait n’est pas tributaire d’une relation avec un autre
corps ; il est le produit d’un acte solitaire, réalisé dans la rue d’une ville nord-américaine,
sous la pleine lumière du jour. On pourrait voir dans le personnage de Milk un moderne
Diogène de Sinope pour qui, dit-on, la rue était le cadre de pratiques corporelles intimes.
Mais si Diogène manifeste son autosuffisance sexuelle et se présente comme « l’individu
isolé, le masturbateur […] [qui] rit sur la place du marché d’Athènes17 », le personnage
de Jeff Wall exprime une colère sourde, une solitude subie, une « absence de liberté ».
« Je sais que mes images donnent une impression d’absence de liberté. Leur sujet,
c’est l’absence de liberté, aussi18. » Prendre en charge ce sujet, c’est représenter différentes
formes d’aliénation sociales, c’est « laisser entrevoir la saleté et la laideur qui caractérisent
la façon dont nous sommes obligés de vivre19. » Mais de cette représentation crue, l’artiste
cherche à faire une situation ambiguë où se manifeste « la surface d’une vie gâchée et son
contraire, la possibilité d’une autre vie, d’une vie qui émergera de la première comme
une négation20. » Par les valeurs disparates qu’elle combine, l’éjaculation en lait est une
expression exemplaire de cette ambiguïté et du devenir que celle-ci ouvre. Cette forme
éclatante qui se détache sur la froide orthogonalité d’un urbanisme médiocre en révèle
quelques menus détails : une maigre végétation sauvage repousse le béton, une tache
liquide se dessine sous l’entrejambe du personnage, une coulée blanchâtre salit l’entrée
vitrée de l’immeuble. Ces éléments qui perturbent discrètement l’ordre et la clarté ambiants
semblent se faire le relais du jaillissement lacté, comme pour exprimer en sourdine « la
possibilité d’une autre vie ».
Bibliographie
Fr. Cousinié, Esthétique des fluides. Sang, Sperme, Merde dans la peinture française du xviie siècle,
Paris, le Félin, 2011.
M. Fried, Pourquoi la photographie a aujourd’hui force d’art, trad. Fabienne Durand-Bogaert,
Paris, Hazan, 2013.
P. Sloderdijk, Critique de la raison cynique (trad. Hans Hildenbrand), Paris, Bourgois, 1987.
J. Wall, Entretien avec Jean-François Chevrier, Communications, 79 (2006), p. 187.
———, « Photographie et intelligence liquide », in Essais et entretiens. 1984-2001, Paris, ENSBA,
2001a, p. 175-176.
———, « Typologie, luminescence, liberté », extraits d’une conversation avec Els Barents, in
Essais et entretiens. 1984-2001, Paris, ENSBA, 2001b, p. 66.
———, « Vampires et spectres » Arielle Pélenc, entretien avec Jeff Wall, in Essais et entretiens.
1984-2001, Paris, ENSBA, 2001c, p. 323.
———, « Gestus », in Essais et entretiens. 1984-2001, Paris, ENSBA, 2001d, p. 37.
20 Ibid., p. 72.
Caroline Chautems et Sophie Guerra
Copettes en argent : petites coupes en argent véritable, utilisées en cas de crevasses au mamelon. La
copette recouvre le mamelon et favorise la cicatrisation, avec l’aide du lait maternel qui s’y dépose.
Coquillages en nacre : selon le même principe que les copettes en argent, la nacre non-traitée, mêlée au
lait maternel stimule la cicatrisation des crevasses.
Onguent cicatrisant : macérât de plantes allié à des huiles essentielles et végétales sélectionnées pour
leurs vertus cicatrisantes, qui peut être appliqué sur le mamelon après les tétées pour soigner les
crevasses.
Tisane galactogène : mélange de plantes séchées biologiques qui ont la propriété de stimuler la
production du lait maternel.
Lors des visites post-natales à domicile1, les sages-femmes indépendantes ont recours
aux outils mentionnés ci-dessus pour soutenir l’allaitement, lorsque les mères rencontrent
des difficultés (crevasses ou hypolactation). Matérialisation d’une approche de soin
non-invasive et centrée sur le respect de la physiologie de la naissance, revendiquée
par les sages-femmes, ces outils sont sélectionnés et pensés en opposition au modèle
technocratique dominant. Ils attestent cependant d’une tension entre une lecture natu-
raliste du corps maternel, comprenant la lactation comme une compétence innée, et une
vision constructiviste, qui se manifeste à travers tout ce qui est mis en place pour que le
corps puisse accomplir l’allaitement, et qui repose principalement sur la détermination
maternelle. La sélection d’outils spécifiques, en adéquation avec l’approche de soins des
1 Les visites post-partum à domicile s’adressent à toutes les femmes ayant donné naissance en Suisse. Dix à seize
visites post-partum dans les 56 jours suivant l’accouchement sont prises en charge par l’assurance maladie de base
(obligatoire et payante).
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690 c a rol i n e chautems et sop hie guer ra
sages-femmes, vise à résoudre cette tension : dans cette perspective, ce sont précisément
ces outils qui permettent au « naturel » de se réaliser.
Au cours du xxe siècle, l’alimentation des enfants a fait l’objet de différentes prises
de position et recommandations, souvent contradictoires, par les professionnel·le·s de la
santé2. Ces recommandations évolutives résultent d’une conjonction entre des facteurs
scientifiques, médicaux, économiques et culturels. Elles ne peuvent donc pas être perçues
comme la réflexion d’une progression linéaire allant vers une compréhension toujours
meilleure des besoins infantiles. La médicalisation de la naissance et l’essor de la puériculture
correspondent à l’émergence d’une « maternité scientifique », qui supplante l’autorité
des mères, fondée sur l’expérience, au profit de pratiques et gestes validés par l’autorité
des expert·e·s3.
Si le contenu des recommandations de bonnes pratiques concernant l’allaitement
a évolué, la structure hiérarchisant les savoirs s’est pérennisée, entérinant l’idée que la
mère n’est pas la personne la plus compétente pour prendre soin de son enfant, et qu’elle
doit solliciter l’aide des expert·e·s. En conséquence, les mères demandent l’aide d’un·e
professionnel·le pour superviser le processus de l’initiation à l’allaitement et valider
leurs pratiques. La plupart des sages-femmes sont formées à mobiliser des connaissances
scientifiques pour accompagner les mères allaitantes et prescrivent des outils spécifiques,
ainsi que leur protocole d’utilisation. Selon cette logique, elles s’inscrivent dans une vision
fragmentée et mécaniste du corps féminin, caractéristique de l’obstétrique moderne4. Le
corps féminin est morcelé en secteurs (utérus, vagin, seins, etc.), dont l’activité est surveillée
et contrôlée par les professionnel·le·s de la périnatalité, tandis que les ressentis sont parfois
mis à distance. Cette vision se retrouve dans le discours des professionnel·le·s autour de
l’allaitement, plaçant l’enfant au centre du processus, tandis que la fonction première de
la « femme-machine » est de produire du lait à la demande5.
Selon cette compréhension, les sages-femmes ont recours, parfois même avant la
naissance, à divers outils et interventions6 visant à pallier aux défaillances – anticipées – du
sein. Il peut en résulter une « hyper-médicalisation alternative » dans laquelle le corps
de la femme qui allaite est stimulé et soutenu à l’aide de différents remèdes et dispositifs.
La culture biomédicale dans laquelle se situent les sages-femmes indépendantes valorise
l’intervention, en opposition à l’observation passive de la part des praticien·ne·s7. Dans
cette perspective, les sages-femmes s’approprieraient ces outils en les prescrivant largement,
afin qu’ils mettent en évidence leurs compétences propres dans l’accompagnement de la
naissance et leur octroient de la crédibilité au regard des parents, de leurs paires et des
autres professionnel·le·s de la santé.
Dans le cadre d’un suivi global8, les sages-femmes et les femmes partagent une base
de valeurs communes autour de la naissance, et des pratiques de soin. Très souvent elles
se méfient des produits fabriqués par l’industrie pharmaceutique et se retrouvent autour
de ces artifices supposés « naturels ». Le modèle de soin proposé par les sages-femmes
s’inscrit dans le mouvement de l’accouchement « naturel », qui apparaît en Grande-Bretagne
Bibliographie
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Actrices et Acteurs
Introduction
Introduction
Soulignons d’emblée que les « déesses allaitantes » ne forment pas une catégorie
à proprement parler, ainsi que le montrera rapidement la confrontation des trois aires
culturelles que cet article met en regard. Il a néanmoins paru intéressant de se pencher
sur ces cas de déesses qui donnent le sein, afin de sortir du face-à-face généralement
opéré, à ce sujet, entre Isis et la Vierge Marie. C’est donc à élargir cette pseudo-catégorie
à d’autres divinités des polythéismes antiques (Grèce, Égypte, Rome) que nous nous
sommes attachés.
En faisant cette expérience scientifique, nous sommes bien conscients d’avoir laissé
de côté des cultures qui pourraient constituer des comparables intéressants, comme le
monde gaulois, où existe une Dea Nutrix1, c’est-à-dire une déesse représentée alors qu’elle
allaite deux enfants. Nous sommes aussi conscients d’avoir séparé parfois de manière
arbitraire le domaine de l’allaitement d’autres domaines qui lui sont reliés, comme celui
de la santé illustré par des ex-voto anatomiques offerts souvent aux mêmes divinités. Ces
choix ont été nécessaires pour circonscrire le sujet et croiser les regards dans l’espace à
disposition.
Ces premiers regards croisés constituent moins la fin que le début d’une exploration
et ils pourront ouvrir la piste à des réflexions comparatistes plus structurées dans l’avenir.
* Sauf indication contraire, tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et traduction de la Collection des
Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris.
1 Cf. V. Dasen, « Mères, nourrices et parenté nourricière », dans ce volume.
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70 0 youri volokhine, gabriella pironti, vinciane pirenne-delforge et francesca prescendi
Youri Volokhine
Égypte ancienne
Le roi allaité
2 Voir mon article précédent sur le thème de l’allaitement, qui partage certaines thématiques avec la présente
contribution : Volokhine, 2017, p. 83-90.
3 Voir l’étude très complète de Jean et Loyrette, 2010.
4 Rigault, 2013, p. 96-101.
5 Pyr. § 1427 c-d ; cf. Leclant, 1951, p. 123-127.
6 Berlin, Ägyptisches Museum, inv.17911.
7 Hanovre, Kestner Museum, inv.1935.200.82.
8 Bietak, 2012, ici p. 137-138.
dée sses a lla ita ntes da ns l’a ntiquité 701
vie. Le lait « fait venir à l’existence » le corps de la reine Hatchepsout9. Le motif est aussi
fréquemment convoqué dans le cadre des célébrations et évocations liées au couronnement
du roi : les nombreuses scènes montrant le roi couronné et allaité, protégé par une déesse
bienveillante lui tendant le sein, s’inscrivent dans l’idée de la naissance symbolique du
souverain intronisé dans sa fonction (Fig. 1)10. Dans le cadre de ses évocations symboliques
le roi, tout adulte qu’il soit, est donc conçu comme un petit enfant au sein des différentes
déesses qui jouent le rôle d’entités allaitantes (Isis, Hathor, Anouket, etc.). Le discours qui
accompagne ces scènes insiste sur la transmission du pouvoir ; ainsi, par exemple, dans le
temple de Ramsès II de Beit el-Wali (Nubie), on peut lire : « je suis ta mère, Anouket, la
maîtresse d’Eléphantine, je (te) nourris (renen)11 dans mon giron (qen) pour (que tu sois)
roi des Deux Terres, Maître des Deux Terres, Ouser-Maât-Rê »12. Ce type de formulation
est courant dans ce cadre. Enfin, on peut aussi remarquer l’importance de la place de la
nourrice (ménat en ancien égyptien) dans la vie sociale et particulièrement dans le domaine
palatial13. Certaines ont bénéficié de privilèges particuliers, notamment de tombes dignes
de personnages princiers14. On notera que le titre de « nourricier » (ména, etc.) s’applique
aussi notamment à la cour à des personnages qui ont en charge l’instruction du roi15.
Un cas particulier de l’iconographie de l’allaitement divin est offert par des représentations
de la déesse Neith anthropomorphe allaitant non pas le roi mais deux crocodiles, accrochés
respectivement à ses seins, en petite faience (Fig. 2) ou en pierre comme le « torse de
Naples »16. Les deux petits crocodiles représentent sûrement les dieux enfants de Neith,
soit Chou et Tefnout, le premier couple cosmogonique issu d’une Neith démiurgique, soit
le dieu Senouy, dont le nom sous forme d’un duel apparent peut se comprendre comme
« Les Deux Frères », entité père du saurien Sobek, lui-même qualifié de « fils de Neith ».
Si l’on s’arrête sur cette iconographie, qui s’inscrit dans la même symbolique que les autres
cas discutés jusqu’ici, c’est parce que l’histoire de la réception occidentale de cette image
mérite quelques lignes. Il se trouve que dans l’iconographie médiévale, le motif des reptiles
mordant les seins d’une femme passe notamment pour une représentation de la luxure,
comme c’est le cas, par exemple, dans une scène attestée dans les reliefs de l’octogone
de Montmorillon (Vienne), la chapelle funéraire de l’ordre des Hospitaliers (xiie-xiiie
s.). Mais, au début du xixe siècle, dans le regard d’Alexandre Lenoir, jeune disciple de
l’érudit Charles-François Dupuis, chargé de la conservation des monuments de France
et pénétré des idées de son maître à propos de la « religion universelle », l’image signifie
9 Beaux, 2012.
10 L’idée est proposée par Leclant, 1961, ici p. 263-264. On trouvera dans cet article la mention de toute une série
d’attestations du roi allaité par une divinité dans le cadre des cérémonies régaliennes.
11 Le verbe renen qui signifie « nourrir » est déterminé ici par le signe hiéroglyphique d’une déesse portant l’enfant
royal sur les genoux.
12 Roeder, 1938, p. 113. Leclant, 1961, p. 265.
13 Spieser, 2012, p. 19-39 ; Kasparian, 2007, p. 109-126 ; Maruéjol, 1983, p. 311-319.
14 Zivie, 2009 ; Nelson, 2006, p. 115-129.
15 Kasparian, 2007, p. 111 et note 16 avec références sur cette question ; cf. aussi p. 123 pour le sens de « tuteur » que
ce terme prend dans le vocabulaire de la parenté.
16 Cf. El Sayed, 1982, p. 469-470. Voir aussi le catalogue établi par Thiers, 2015, p. 312, n. 59.
702 youri volokhine, gabriella pironti, vinciane pirenne-delforge et francesca prescendi
Fig. 1. Peinture murale de la tombe de Kenamon (Tombe Thébaine n°162, Louqsor), règne
d’Amenhotep III (c. 1390-1352 av. J.-C.), in situ. D’après Norman de Garis Davies, The Tomb of Ḳen-
Amūn at Thebes, II, New York, The Metropolitan Museum of Art Egyptian Expedition, 1930, pl. IX, a.
dée sses a lla ita ntes da ns l’a ntiquité 7 03
Isis lactans
simpliste que l’on passe du culte d’une « grande Déesse (païenne) » au « culte de Marie ».
On restera circonspect sur cette question, sans adopter de position tranchée.
La pensée égyptienne établit un lien signifiant entre le lait et des substances végétales,
idée soutenue par l’équivalence posée souvent entre les seins féminins et certains fruits27.
Les fruits de plusieurs arbres sont symboliquement comparés aux seins des déesses
maternelles28 : notamment les fruits du sycomore. Le sycomore est associé à plusieurs
déesses nourrices : Nout, Hathor, Isis, etc. Les représentations montrent cette étonnante
« déesse-arbre » dont le corps émerge du feuillage et du tronc, prodiguant toutes sortes
de réconforts aux défunts, dont l’ombre fraîche et la douceur de ses fruits. Une image
particulièrement frappante représente Isis, sous forme d’arbre anthropomorphisé ; un
bras sort du tronc et tend un sein maternel dont se saisit Thoutmosis III, dans une scène
de sa tombe de la Vallée des Rois29 ; une courte inscription précise « il tète sa mère Isis ».
Cette entité-arbre, maternelle et bienfaisante, réconforte le défunt dans l’Au-delà, et
simultanément, comme on le lit par exemple dans la tombe thébaine de Kenamon (TT
162) lui promet une renaissance céleste :
Je suis Nout, l’élevée, la grande dans l’horizon, je suis venue auprès de toi afin que je
prenne soin de ton visage, (ô toi) le directeur des troupeaux [d’Amon, Kenamon], (tandis
que) tu (te tiens) sous moi, et que tu te rafraîchis sous mes branchages. Puisses-tu être
satisfait par mes offrandes ! Puisses-tu vivre de mon pain et boire ma bière ! Je fais (en
sorte) que tu t’allaites de mon lait, que tu vives et te nourrisses de mes deux seins – car
la joie et la santé sont en eux, et entrent en toi en vie et force, comme je l’ai fait pour
mon fils aîné (= Osiris). Je lave ton visage à l’aube avec toute bonne chose. Alors vient
pour toi Hâpy, portant les offrandes pour le trône de Celui-au-cœur-las (= Osiris), et
l’on t’amène des milliers de choses dans ta demeure d’éternité. Ta mère te procure la
vie ; elle te place à l’intérieur de son ventre par lequel elle te conçoit. L’étoile de Réret (la
Truie) te reçoit dans ses deux bras comme son enfant, et les planètes te bercent […]30.
On notera aussi que la mère de Kenamon fut elle-même nourrice d’Amenhotep II,
célébrée à ce titre dans la tombe ; on ne saurait affirmer que cette fierté familiale a orienté
dans le choix de ce bel hymne à la vertu maternelle, mais cela n’est pas impossible.
On a rappelé dans quelle mesure le lait est un fluide source de vie dans les conceptions
égyptiennes. Dans la genèse du corps, sa tâche consiste à poursuivre l’agrégation des parties
molles, qui selon la physiologie égyptienne de l’hérédité sont conçues comme un héritage
27 Spieser, 2014.
28 Erroux-Morfin, 2009, p. 125-135 ; Jean et Loyrette, 2010, p. 79-98.
29 Vallée des rois, tombe no 34. Cf. par exemple, Hornung, Loeben et Wiese, 2005, p. 44, p. 176-177.
30 de Garis Davies, 1930, p. 46 et pl. XLV-XLVI ; Spieser, 2012, p. 39. Sur la déesse arbre, cf. Billing, 2002.
70 6 youri volokhine, gabriella pironti, vinciane pirenne-delforge et francesca prescendi
maternel ; le père transmet quant à lui les éléments solides31. Le discours sur le lait doit
être placé dans le cadre général des théories égyptiennes sur les fluides corporels. Ceux-ci
sont susceptibles d’avoir des valences différentes selon les contextes. Le lait est un aliment
nourrissant mais fragile qui, s’il n’est pas consommé rapidement, doit être transformé32.
Si les Égyptiens savaient faire cuire le lait33, le faire cailler, il semble pourtant que l’on
ne connaisse aucun mot pour le fromage34 ; on utilise le lait en cuisine et surtout en
pâtisserie. Dans la vie religieuse, le lait joue un rôle considérable : il est mentionné parmi
les boissons dont le défunt souhaite bénéficier dans l’au-delà, avec l’eau fraîche, le vin ou
la bière. Mais surtout, il représente une offrande divine de choix35. La symbolique qui
l’entoure n’est pas alambiquée : le lait signale l’enfance, la croissance, la protection de la
vie et toute divinité ou entité envisagée en rapport avec le lait s’inscrit dans le processus
de (re)naissance qui illustre sa vitalité triomphante. S’il est parfaitement adapté pour
l’enfant Horus, c’est aussi un liquide grandement apprécié par Osiris. Un décret gravé
dans le temple de Philae, au sud de l’Égypte, en lien avec le fameux abaton36 consacré au
dieu Osiris sur l’île voisine de Bigeh37, lieu sacré dont l’accès était restreint, « l’île pure,
le saint territoire d’or d’Osiris et de sa sœur Isis », mentionne l’offrande lactée :
On ne permettra pas que le lait fasse défaut à cette butte de l’arbre-mentè ni à (ce) temple
où Osiris est inhumé. On disposera 365 tables à libations autour de ce territoire, sur
lesquelles seront posées des palmes. On ne permettra pas que les libations y fassent
défaut, ni que de l’eau y fasse jamais défaut38.
Diodore de Sicile mentionne de même : « tous les jours les prêtres préposés à ces tâches
les emplissent de lait et chantent des thrènes en invoquant le nom des dieux »39. Ces 365
« grandes tables d’offrandes » sont spécifiques au culte osirien, et renvoient à autant de
formes prises par ce dieu, accompagnatrices de l’année toute entière.
Autour des déesses vaches se dessinent les contours d’une mythologie du lait, célébrant
ses qualités vivifiantes. Ainsi, le lait de la déesse vache Hésat guérit les chairs du dieu
écorché Nemty : le papyrus Jumilhac révèle que cette déesse « fit de nouveau jaillir son
lait pour lui, afin de renouveler sa naissance, et elle fit monter le lait au bout de ses seins,
et elle les dirigea vers sa peau, en cet endroit, en y faisant couler le lait »40. Ici, le lait n’est
plus seulement un breuvage, mais devient un fluide opérant magiquement la guérison des
chairs martyrisées du dieu.
Le discours égyptien sur le lait affirme de manière constante que celui-ci construit le
corps ; c’est un fluide générateur de vie, donc volontiers régénérateur lorsque sa présence
Le lait divin ne coule que très rarement dans les récits des Grecs, où les déesses sont
quelques fois nourrices, au sens propre et au sens large, mais presque jamais allaitantes
stricto sensu. Si Hermès, dans l’hymne homérique en son honneur, se défend face à Apollon
en évoquant son statut d’enfant qui aime le sommeil et le lait de sa mère42, cette mention
rapide d’un allaitement divin ne peut faire oublier l’absence quasi totale de scènes où les
déesses allaiteraient leurs nourrissons ou donneraient le sein aux nouveau-nés humains.
L’évocation du thème de l’allaitement dans les récits impliquant les dieux se présente
parfois sous la forme d’un contraste ou d’une quasi-négation : concernant Apollon
qui vient tout juste de naître, l’auteur de l’hymne homérique qui le chante précise que
l’enfant divin n’est pas allaité par sa mère (qui pourtant aurait pu lui offrir un lait divin),
mais que la déesse Thémis de ses propres mains lui donne ces nourritures propres aux
immortels que sont le nectar et l’ambroisie43. Quand Déméter déguisée en femme
mortelle, dans l’hymne homérique qui lui est destiné, accepte de devenir la nourrice du
petit Démophon, il est dit que ce dernier grandit comme un être divin « sans prendre le
sein ni aucune nourriture », puisque sa divine nourrice « le frottait avec de l’ambroisie,
comme s’il fût né d’un dieu, et soufflait doucement sur lui en le tenant sur son cœur »44.
Un décalage se laisse ainsi deviner entre les nouveau-nés humains, qui sont nourris au
sein, et les enfants divins qu’une trophie spécifique installe dans leur statut d’Olympiens
à travers les éléments caractérisant le régime pas tout à fait alimentaire des immortels.
Si le processus d’immortalisation du petit Démophon n’aboutit pas, c’est d’ailleurs à la
suite d’une intervention de sa mère mortelle qui reste effrayée en découvrant les pratiques
mises en œuvre par la nourrice divine : l’échec de la procédure qui rend Démophon à la
Fig. 5. Miroir étrusque en bronze, milieu ive s. Fig. 6. Miroir étrusque en bronze, de Volterra, environ
av. J.-C. Bologne, Museo Civico 1075. Dessin 300 av. J.-C. Florence, Museo Archeologico 72740.
d’après Renard 1964, fig. 1. Dessin d’après Renard 1964, fig. 3.
toutefois pas un nouveau-né puisqu’il se tient debout contre la déesse. D’autres figures
féminines encadrent la scène, dont Athéna reconnaissable à son égide et qui tend à Héra
une fleur de lys, la blanche fleur qui serait née du lait d’Héra tout comme la Voie Lactée au
moment de l’allaitement du héros51. Héraclès n’est pas explicitement identifié sur ce vase,
mais le parallèle offert par des miroirs étrusques contemporains permet de l’y reconnaître.
Comme l’indiquent des inscriptions, la déesse Uni y allaite Herclé, c’est-à-dire l’interpretatio
etrusca d’Héra et d’Héraclès. Herclé/Héraclès est un adolescent imberbe sur trois miroirs,
tandis qu’un quatrième le représente comme un adulte barbu (Fig. 5 et Fig. 6)52. Enfin, un
cratère falisque de la même période offre l’image d’un Héraclès adolescent, identifiable à
sa massue, qui se nourrit au sein d’Héra53.
Quant aux textes, outre l’étiologie de la Voie lactée, le motif de l’allaitement y est
quelques fois attesté. Dans un développement biographique sur Héraclès, Diodore de
Sicile54 explique qu’Alcmène, sa mère, aurait exposé l’enfant par crainte d’Héra, en un
lieu où celle-ci, accompagnée d’Athéna, l’aurait trouvé. Ignorant à qui elle avait affaire,
Héra l’aurait allaité. Le contexte thébain de la naissance du héros justifie sans doute qu’un
lieu dans la cité ait été associé à cet événement et montré aux visiteurs55. Selon un autre
passage de Diodore, Zeus aurait persuadé Héra de mimer l’accouchement d’Héraclès pour
lui conférer toute sa légitimité et lui permettre d’intégrer enfin la famille olympienne56.
Que ce soit en début ou en fin de parcours, une sorte d’adoption symbolique par Héra
s’avère être une étape essentielle pour que ce héros fils de Zeus puisse réaliser l’exploit
extraordinaire d’accéder à un statut pleinement divin.
La réconciliation entre Héra et Héraclès fait partie intégrante de la tradition dès
l’époque archaïque, où elle est exprimée par le mariage du héros avec Hébé, l’immortelle
« Jouvence » issue du couple souverain57. Ce mariage, qui sanctionne son entrée dans le
cercle restreint des Olympiens, est solidaire de la bienveillance qu’Héra finit par accorder au
fils de Zeus et d’Alcmène, une fois qu’il a surmonté toutes les épreuves auxquelles la reine
divine l’a soumis. Dans l’histoire d’Héraclès, Héra joue donc un rôle bien plus complexe
et signifiant que celui de l’épouse de Zeus qui persécute par jalousie le fils bâtard de son
divin époux. La reine olympienne agit envers lui en tant qu’instance de probation, telle
une sorte de nourrice obscure et comme inversée qui façonne l’objet de ses soins à travers
les embûches qu’elle place sur son chemin, en le poussant ainsi à développer toutes ses
potentialités et même à se dépasser. Pour comprendre le sens de la relation privilégiée
qui lie Héraclès à Héra dans toute la tradition antique, il faut prendre en compte l’issue
heureuse du parcours qui conduit le fils mortel de Zeus à accéder au statut divin, et la
bienveillance qu’Héra finit par lui accorder. C’est à la lumière de cette relation, et de la
puissance de légitimation qu’Héra peut mobiliser, que le thème de l’allaitement d’Héraclès
enfant par la déesse trouve sa pleine signification.
Au destin extraordinaire du héros fils de Zeus, qui accède au statut d’immortel
tout en ayant été accouché par une femme mortelle, s’accorde la scène tout aussi
extraordinaire d’une déesse – et quelle déesse ! – qui le nourrit à son sein. La même
Héra qu’on a vu établir, dans les vers d’Homère, un lien entre le lait d’une femme
mortelle et le statut de l’enfant, en lui opposant l’altérité d’une trophie divine, donne
son lait immortel à un enfant qui, le moment venu, changera de statut et deviendra
un dieu, en obtenant immortalité et jeunesse éternelle. L’exceptionnalité du destin
d’Héraclès apparaît pleine et entière dans cette tradition qui l’anticipe au temps de sa
petite-enfance, tout en l’inscrivant dans le registre du nourrissage. Quand on sait que
pour les Grecs le lait physiologique est à la femme ce que le sperme est à l’homme, et
qu’une transmission de caractères et de qualités peut s’associer à la nourriture lactée
de l’enfant58, il devient possible de faire un pas de plus dans l’interprétation du thème
Francesca Prescendi
65 Je remercie Maria Bonghi Jovino et Massimiliano di Fazio pour leurs précieux conseils.
66 Champeaux, 1982.
67 Rausa, 1997.
68 Cicéron, De la divination 2, 85-87.
69 Cette construction généalogique est rendue plus complexe par des inscriptions (iiie s. av. J-C. et postérieures)
qui font de Fortuna Primigenia la fille de Jupiter (Champeaux, 1982, p. 25-27). Sommes-nous face à une énigme
théologique, selon laquelle une déesse allaiterait en qualité de mère ou de nourrice un dieu dont elle-même serait
la fille ? Ou sommes-nous plutôt confrontés à des documents de natures différentes et d’époques différentes (d’un
côté, la description littéraire de Cicéron au ier s., de l’autre, les inscriptions de Préneste au iiie s.), qui attesteraient
deux interprétations de la même déesse ? Les historiens de la religion romaine ont proposé beaucoup d’explications
différentes (cf. p. ex. Dumézil, 1956, p. 71-98 ; et 1979, p. 311-325), sans pourtant arriver à une communis opinio. Miano,
2018, p. 42-43 admet aussi la possibilité que la figure de Fortuna à Préneste ait des aspects contradictoires.
70 Bouma, 1996.
71 Lucrèce, De la nature des choses, 5, 656-657.
72 Je me distancie du fait que ce terme signifie toujours « mère » en référence aux fonctions biologiques. En effet, il
peut parfois être utilisé aussi comme titre honorifique, afin de souligner le prestige d’une divinité, comme c’est par
exemple le cas de Vesta, qui n’a jamais eu d’enfants. Sur cette appellation, cf. aussi Di Fazio, 2017, ici p. 425.
dée sses a lla ita ntes da ns l’a ntiquité 71 3
et Plutarque73 : elle était une mortelle (Ino), devenue ensuite déesse grâce au fait de s’être
occupée, en qualité de tante maternelle, de son neveu Bacchus après la mort de sa propre
sœur (Sémélé). Même si le récit ne fait aucune allusion explicite à l’allaitement, il est clair
que ce geste devait faire partie de la fonction kourotrophique que la tante maternelle exerçait
envers son neveu-nourrisson. Et c’est justement pour la récompenser de cette fonction de
nourrice du fils de Jupiter qu’on lui permet d’acquérir un statut divin. Ce mythe présente
le processus inversé de celui observé dans le mythe d’Héraclès en Grèce : si l’allaitement
y légitimait l’accès d’Héraclès à l’Olympe, ici c’est la nourrice qui, par le fait d’avoir nourri
un dieu, change de statut et devient déesse.
Qu’ils permettent soit d’ancrer le statut des dieux dans le temps immémorial et de
légitimer une hiérarchie, soit de dépasser la frontière entre l’humain et le divin, les récits
sur l’allaitement des divinités ont une portée théologique remarquable. Cependant, pour
comprendre son importance, il faut aussi se tourner vers les pratiques religieuses censées
protéger l’allaitement des humains.
Nous venons de voir que le mythe de Mater Matuta la caractérise comme déesse
kourotrophe de Bacchus. Or, les documents archéologiques, non seulement reprennent
cet aspect, mais font référence plus explicitement à l’allaitement. Des statuettes datant du
iiie-iie siècle, retrouvées dans le dépôt votif du temple de Satricum, représentent des figures
féminines allaitant un enfant74. On pourrait penser qu’il s’agit d’une mise en image de Mater
Matuta allaitant Bacchus. Cependant, ce serait une conclusion hâtive et imprudente. Tout
d’abord, on ne peut pas interpréter des documents archéologiques seulement sur la base
d’un mythe attesté beaucoup plus tard. En deuxième lieu, ces statuettes – qui se trouvent
parmi d’autres statuettes représentant des figures féminines seules ou en couples – ne
doivent pas d’emblée être considérées comme des images de la déesse. En effet, rien
n’indique qu’elles représentent la destinataire du culte plutôt que les actrices des pratiques
rituelles. Et pourquoi ne pourraient-elles pas représenter à la fois la déesse et les femmes
qui opèrent le même geste ? Si une réponse ne pourra jamais être formulée en absence
des textes « émiques », il est certain que cette dernière hypothèse est intéressante, parce
qu’elle permet de considérer ces représentations comme étant polysémiques, rapprochant
le monde divin et humain sur la base du geste commun qui est celui de l’allaitement75.
Des statuettes de même nature sont présentes dans quelques autres sanctuaires de
l’Italie antique76, dont le plus frappant est celui de Capoue, où environ 25 figurines ont
été découvertes sur une période de plus de deux siècles (du ve au début du iie siècle
av. J.-C.)77. Toutes ces statuettes font comprendre que les déesses de l’allaitement, ou
mieux des déesses kourothrophiques – terme avec lequel nous entendons plus en général
des divinités préposées aux soins des petits enfants – étaient des destinataires auxquels
les humains s’adressaient souvent parce que l’allaitement non seulement était un moment
délicat de la vie post partum, mais il était aussi investi de valeurs culturelles liées à la
fabrication de l’humain.
Cependant, même dans ce panorama général, il faut peut-être revoir cette fonction
« maternelle » de certaines divinités italiques. Massimiliano di Fazio78, qui a étudié
les modalités d’actions des déesses les plus connues comme Feronia, Mefitis, Marica,
Herentas, Vacuna, Cupra et Angitia79, a remarqué qu’elles n’étaient pas exclusivement
maternelles, mais détenaient un large éventail de compétences tant au niveau de la sphère
sociale que politique et thérapeutique. Dans l’Italie, continue-t-il, les panthéons étaient
constitués par un nombre assez restreint de divinités : ils prenaient souvent la forme d’un
couple dieu / déesse, se répartissant toutes les fonctions. Les compétences maternelles
de certaines déesses ne représentaient donc pas la totalité, mais seulement une partie de
leurs fonctions et cela depuis la plus haute Antiquité80.
À Rome, le panthéon, à la fin de la République et au début de l’Empire, n’a pas une
structure simple fondée sur un couple formé par un dieu et une déesse comme dans les
villes de l’Italie, mais il est au contraire composé d’une multitude de divinités. Parmi la
quantité de dieux romains, deux déesses sont particulièrement liées à l’allaitement, une
dont le domaine d’action est extrêmement restreint, et l’autre, dont il est extrêmement
vaste. La première appartient à ceux qu’on appelle les Sondergötter, c’est-à-dire les dieux
qui remplissent des fonctions très spécifiques. Il s’agit de Rumina, la déesse qui protège
l’allaitement, ou plus précisément la mamelle allaitante81 : « la déesse Rumina présente
la mamelle aux petits, puisque les Anciens appelaient ruma la mamelle »82. Rumina se
distingue par cette compétence spécifique d’un autre dieu fonctionnel, Lactans, qui lui,
est préposé au lait sous la forme de liquide végétal laiteux sortant des plantes, en tant que
fluide vital. Augustin relate que Rumina aide Jupiter qui, parmi ses nombreuses épithètes,
porte aussi celui de Ruminus83. À côté de Rumina, existerait donc également un Jupiter
Ruminus, dont Augustin affirme qu’il serait le même dieu que Rumina ou alors que les
deux, ensemble, s’occuperaient d’allaiter, l’un les mâles, l’autre les femelles. Et Augustin
de s’étonner du fait que Jupiter, dans son rôle de Ruminus, s’abaisse à présenter la mamelle
non seulement aux enfants, mais aussi aux animaux84 ! Si les informations rapportées par
Augustin sont authentiques – il est en fait le seul auteur à faire mention de Ruminus – alors
on se trouverait face à une construction divine intéressante : Rumina, divinité fonctionnelle
kourotrophe, est associée à Jupiter, avec qui elle partage cette fonction nutritionnelle. La
protection du nourrissage revient donc aussi bien à une déesse spécialisée qu’au dieu le plus
important du panthéon romain85. Cette association ne constitue pas un exemple unique
dans la religion romaine, mais s’insère, au contraire, dans un schéma hiérarchique bien
étudié par John Scheid86, qui se compose d’un dieu majeur et de dieux mineurs agissant
dans le domaine d’action du premier. Le couple Jupiter Ruminus / Rumina est intéressant
aussi parce qu’il nous permet de comprendre que dans le monde divin, le masculin et
le féminin peuvent s’articuler sur la base d’une complémentarité, et cela même dans un
domaine où l’on s’attendrait à voir agir exclusivement des puissances féminines.
La deuxième déesse en relation à l’allaitement est Isis, qui, par l’extension de ses
compétences, se trouve à l’opposé de Rumina. Elle, dont le culte, provenant de l’Égypte,
est bien attesté en Italie du sud à partir du iie siècle av. J.-C. et ensuite à Rome87, se présente
comme une déesse qui résume en elle-même les autres déesses, non dans la forme d’un
monothéisme, mais plutôt d’une concentration des puissances et fonctions88. Parmi
celles-ci, les épithètes (et par conséquent les fonctions) les plus répandues dans le monde
romain sont : Reine (Regina), Souveraine (Domina), Victorieuse (Victrix), Triomphante
(Triumphalis), sauveuse (Salutaris)89. L’aspect maternel, qui était déterminant en Égypte,
n’est pas le plus représenté en Italie, où Isis apparait plus rarement en compagnie de son
fils enfant Harpocrate90. Cependant, dans la description qu’Apulée fait de la procession
célébrée en son honneur, l’un des prêtres portant les attributs de la déesse, s’avance avec un
petit vase d’or en forme de mamelle, avec lequel il fait des libations de lait91. Cela montre
que l’allaitement devait être ressenti tout de même d’une certaine portée pour définir le
destinataire divin du rite. La statue dite Chiaramonti (Fig. 7)92, d’époque augustéenne,
montre une figure féminine allaitant un enfant. Grâce à la coiffure qui permet de fixer des
ornements royaux sur la tête, elle est interprétée comme une assimilation d’Isis et de Junon
Lucina, c’est-à-dire la Junon qui s’occupe des naissances. C’est en se fondant sur ce type
d’images qu’une continuité entre ces déesses des polythéismes antiques et la vierge Marie
a été postulée, même si elle présente encore davantage de problèmes méthodologiques
que ceux que nous avons traités jusqu’ici93.
En réfléchissant aux déesses allaitantes dans le contexte de la culture italique et romaine,
l’attention s’est concentrée progressivement sur des aspects différents, même s’ils sont
contigus. Notre regard a été attiré tout d’abord par des déesses qui allaitent d’autres dieux,
et ensuite par les déesses kourotrophes des sanctuaires italiques qui protègent l’allaitement
des humains ; enfin, nous avons pu prendre en compte deux cas spécifiques, c’est-à-dire une
divinité proprement romaine, Rumina, protégeant la mamelle allaitante et travaillant en
87 Bricault, 2013.
88 Cf. Apulée, Métamorphoses, 11, 5.
89 Tran Tam Tinh, 1973 ; Dunand, 2008, p. 109-113 ; Tran Tam Tinh, 1990.
90 Dunand, 2008, p. 109-110.
91 Apulée, Métamorphoses, 11, 10, 6.
92 La Rocca, 1990, p. 834.
93 Cf. p. ex Langener, 1996 ; cf. aussi l’état de la question et la déconstruction dans Van Haeperen, 2012. Voir Br. Roux
dans ce volume.
716 youri volokhine, gabriella pironti, vinciane pirenne-delforge et francesca prescendi
collaboration avec Jupiter, et une autre, Isis, venue du dehors avec déjà une spécialisation de
déesse allaitante et qui, même si elle prend d’autres fonctions plus importantes en contexte
romain, continue à être honorée par des offrandes de mamelles lors de ses processions.
Tous ces cas variés rendent compte de la portée que l’allaitement divin ou les protectrices
de l’allaitement avaient dans l’imaginaire des Romains. On pourrait considérer cette grande
quantité d’éléments comme des témoignages résultant de la « fragmentation » d’un culte
originaire d’une Grande Déesse primordiale, comme on le disait autrefois, dont les déesses
italiques et romaines, chacune à sa manière, reflèterait un aspect différent94. Cependant,
il n’y a pas de preuves de ce processus évolutif qui conduit de l’un au multiple, ou pour le
dire avec d’autres mots, d’une sorte de monothéisme originaire vers un polythéisme attesté
dans les cultures historiques. La terminologie encore adoptée « type Grande Déesse »
pour décrire l’iconographie de quelques-unes de ces divinités – comme celle de Fortuna
Primigenia dans le LIMC95 –, révèle un mythe moderne plus qu’une réalité antique. Il
est plus intéressant de penser ces manifestations divines dans leur multiplicité, comme
différentes puissances, agissant chacune selon leurs propres compétences.
Conclusion
Comme nous l’avons souligné en introduction, la catégorie des déesses allaitantes est
relativement artificielle, dans le sens où, dans la plupart des cas, ces déesses ne sont pas
uniquement allaitantes, d’une part, et que, d’autre part, leur profil est tellement hétérogène
qu’elles ne peuvent pas constituer une catégorie en soi. Cependant, la présence récurrente
et les contextes variés du motif de l’allaitement dans le monde divin révèlent qu’il est investi
d’une valeur non seulement biologique, mais aussi culturelle : quant au lait, il s’agit certes
d’un fluide nourricier, fondamental pour l’existence humaine, mais ses vertus dépassent de
loin la question du nourrissage physiologique pour s’étendre à des questions de filiation
et de légitimité souveraine, qui soulignent l’importance théologique du motif. En passant
d’une culture à une autre, tout en tenant compte des différences qui ne doivent jamais
être occultées, cette valeur théologique se réaffirme de différentes manières en fonction
des contextes.
Bibliographie
94 Georgoudi, 1990, p. 249-253. Georgoudi, 1991 ; Borgeaud, Durisch, Kolde, et Sommer, 1999.
95 Rausa, 1997, p. 126, « Tipo Grande Madre ».
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718 youri volokhine, gabriella pironti, vinciane pirenne-delforge et francesca prescendi
Introduction
En Grèce, comme à Rome, la mère biologique nourrit son enfant, mais il est admis,
voire conseillé, qu’elle délègue de manière plus ou moins régulière et importante cette
activité à une autre femme pour différentes raisons (médicales, sociales, économiques).
Le lait maternel est alors complété ou remplacé par celui d’une nourrice, d’ordinaire de
statut servile, appelée en grec titthê, de tithêneomai, « donner le sein », ou trophos, de
trephô, « favoriser la croissance »1, en latin nutrix, de nutrire, « nourrir »2.
Nous revisiterons dans ce chapitre les principales facettes des enjeux de la distribution
de cette fonction nourricière entre la mère et la nourrice dans la perspective d’une histoire
de la parenté. La figure de la nourrice est au cœur des modes de construction de la famille
antique. Le sujet a souvent été abordé dans le cadre de l’histoire du corps et de la reproduction
car le lait participe au processus de la génération en poursuivant la formation de l’enfant
après la naissance3. Cette pratique n’a cependant entraîné aucun interdit matrimonial
dans les sociétés grecque et romaine : les enfants nourris au même lait mais de parents
différents pouvaient potentiellement se marier entre eux. Le rôle des nourrices participe
aussi au débat sur la structure nucléaire ou étendue de la famille grecque et romaine ainsi
que sur la gestion des esclaves dans la maisonnée. La mise en nourrice, parfois comparée
au placement des tout-petits à la campagne à l’époque moderne, permet aussi de réfléchir
aux moyens de gérer l’investissement émotionnel envers un nouveau-né en des temps de
forte mortalité. Le développement d’approches anthropologiques et des études sur le genre
a renouvelé les grilles de lecture et remet en question la distribution des rôles féminins ou
* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris, à l’exception d’Hippocrate cité
selon l’édition et traduction en dix volumes d’Émile Littré, Paris, Baillière, 1839-1860, et d’Oribase, dans l’édition et
traduction en 6 volumes de Ulco Bussemaker et Charles Daremberg, Paris, Imprimerie nationale, 1851-1876.
1 Demont, 1978 ; Chantraine, 1968, p. 436 (s.v. thêsthai), p. 1113 (s.v. téthe), p. 1117-118 (s.v. tithéne).
2 De *sneu/snŭ, « allaiter », avec le suffixe féminin -trix (fr. -trice) désignant la personne qui accomplit l’action ;
Ernout et Meillet, 20014, p. 453, s.v. nutrix ; Maire, 2012, p. 65.
3 Sur les propriétés de ce fluide, voir aussi Fr. Giorgianni et M. Bettini dans ce volume.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 721-745
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72 2 v éron i qu e dasen
masculins dans la reproduction et dans les soins de l’enfant, en invitant aussi à examiner
la transmission par le lait de forces supra-humaines, divines ou animales.
Le monde grec
L’allaitement maternel
Dans le monde grec, l’allaitement maternel est une pratique attendue dans tous les
milieux, aristocratiques ou modestes, comme l’attestent de nombreuses sources tex-
tuelles, littéraires, médicales et juridiques4. Pour l’Ischomaque de Xénophon (428-354
av. J.-C.)5, la mission d’une épouse est de veiller sur les provisions de la famille sous
toutes leurs formes, y compris celle de l’allaitement de l’enfant. Ce devoir est traité sur le
mode comique dans Lysistrata (411 av. J.-C.) où Cinésias reproche à sa femme de n’avoir
plus lavé, ni allaité, leur enfant pendant six jours6. Cette tâche est si importante que
l’espace de la maison peut être réorganisé pour la faciliter. Dans le plaidoyer Sur le meurtre
d’Eratosthène (vers 403 av. J.-C.), l’orateur attique Lysias raconte comment Euphilèthe,
le père, se déplace au premier étage en laissant les femmes s’installer au rez-de-chaussée
où la mère peut dormir avec le petit et le nourrir à la demande. Elle y est si indépendante
qu’elle peut y faire venir régulièrement son amant :
Il faut vous dire d’abord (car ces détails même sont nécessaires) que je possède une petite
maison à deux niveaux : la disposition y est la même en haut et en bas, pour l’appartement
des femmes (gynaikônitis) et pour celui des hommes (andrônitis). Survint la naissance
du petit, que sa mère allaitait. Chaque fois qu’il fallait le baigner, elle était obligée de
descendre et risquait de tomber dans l’escalier ; aussi habitais-je au premier étage et
les femmes au rez-de-chaussée. C’était ainsi devenu une habitude, si bien que souvent
ma femme descendait se coucher près du petit pour lui donner le sein et l’empêcher
de crier. Les choses restèrent comme cela pendant longtemps sans jamais éveiller mes
soupçons. Dans ma simplicité, je croyais ma femme la plus sage de toute la ville7.
L’Hymne homérique à Hermès imagine le point de vue de l’enfant et fait du lait maternel
l’un de ses premiers bonheurs. Dans son berceau, le petit Hermès s’exclame : « Le sommeil,
le lait de celle qui est ma mère, avoir de bons langes et aussi des bains chauds : voilà ce
qui m’intéresse8 ! » L’épitaphe métrique d’une stèle funéraire de Démétrias en Thessalie
(200-150 av. J.-C.) exprime la puissance et la douceur du lien qu’aurait dû créer le lait entre
la mère, Hédistè, et son enfant anonyme, tous deux « conduits vers un même tombeau »
à l’issue de l’accouchement. L’impossibilité de nourrir l’enfant dit l’inachèvement d’un
destin tragique : « Infortunée ! Elle ne devait pas embrasser son petit enfant ni, par son
sein, faire boire les lèvres de son nouveau-né9. » Au-dessus de l’inscription, une peinture
4 Sur l’importance de l’allaitement maternel en Grèce, Pedrucci, 2013 (avec bibliographie antérieure).
5 Xénophon, Économique, 7, 24-25.
6 Aristophane, Lysistrata, 880-881.
7 Lysias, 1, Sur le meurtre d’Ératosthène, 9-17 (trad. L. Gernet et M. Bizos, CUF).
8 Hymne homérique à Hermès, 267-268 (trad. J. Humbert, CUF).
9 Volos, Musée archéologique 1 (trad. Cairon, 2009, no 85, p. 261) ; Lambrugo, 2019, p. 230, fig. 3, pl. XVI, 1.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 723
polychrome représente la défunte allongée sur un lit, le torse dénudé, les seins déjà gonflés
de lait ; à ses pieds se tient un homme debout, probablement son mari, tandis qu’à ses
côtés une femme porte le bébé emmailloté dans un lange de couleur rouge.
L’allaitement maternel est valorisé car il contribue à la cohésion familiale. Il peut
s’étendre dans ce but aux autres enfants de la maisonnée. Chez Euripide, Andromaque
se félicite d’avoir allaité non seulement son fils Astyanax mais aussi les bâtards de son
mari Hector pour assurer l’harmonie du ménage10. Dans sa cité utopique, Platon incite
à créer une forme de parenté par le lait : les femmes devront nourrir indifféremment tous
les enfants, sans pouvoir distinguer le leur afin de construire une communauté idéale11.
Sur le plan mythologique, cette notion se traduit par l’allaitement par Héra d’Héraclès,
le fils illégitime de Zeus, abandonné à la naissance par sa mère Alcmène. Dans le récit
de Diodore de Sicile, l’enfant est recueilli par Athéna et Héra qui l’agrège à la famille des
Olympiens en le nourrissant de son lait12.
La puissance symbolique du lait maternel est mise en œuvre au théâtre dans des
situations critiques. Dans les Choéphores, Clytemnestre est menacée de mort par son fils
Oreste. Elle fait alors le geste de dénuder son sein pour solliciter la piété filiale associée à
l’allaitement en disant : « Je t’ai nourri, je veux vieillir à tes côtés13. » Dans la peinture
sur vases attiques, les rares représentations de cet échange corporel entre mère et enfant
servent à augmenter la tension dramatique en signalant que l’harmonie de l’oikos n’est
qu’une apparence. Sur une hydrie attique à figures rouges conservée à Berlin (440-430
av. J.-C.)14, le petit Alcméon est figuré en train d’être allaité par sa mère Ériphyle dont il
sera le meurtrier une fois devenu adulte.
Le discours médical soutient cette représentation collective du lait comme instrument
de lien familial. Pour les médecins hippocratiques, le sang matriciel, déjà nourricier, se
transforme en lait dans les seins pendant la grossesse15. Chez Aristote, le processus de
lactogenèse démarre dès la conception16 ; le sang menstruel, qui sert de nourriture à
l’enfant in utero, devient par la suite du lait en subissant une coction parfaite (πέψις) à
la fin de la grossesse17. Dans les deux systèmes, ce sang blanchi, « frère des règles »18,
n’est donc pas neutre. Le lait détient une puissance similaire à celle du sperme masculin,
10 Euripide, Andromaque, 222-225. Cf. infra les enfants d’esclaves que nourrit la femme de Caton.
11 Platon, République, 5, 460b.
12 Diodore de Sicile, 4, 9, 6-7. Voir aussi Pausanias, 9, 25, 2. Sur la transformation de ce lait en Voie lactée, Pirenne-
Delforge, 2010 ; Pirenne-Delforge et Pironti, 2016, p. 270-277, 294-295, et dans ce volume, « Déesses allaitantes
dans l’Antiquité : regards croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome », « Au sein d’Héra : l’origine de la Voie lactée
dans les récits grecs ».
13 Eschyle, Choéphores, 896-898 (trad. P. Mazon, CUF). Sur le devoir d’entretien dans la vieillesse (gerotrophia), en
reconnaissance des soins reçus par les enfants (paidotrophia), p. ex. Plutarque, Vie de Solon, 22, 1 et 4.
14 Berlin, Staatliche Antikensammlungen F 2395 ; Beazley Archive Pottery Database 7011 ; Damet, 2011, et dans ce
volume A. Damet, fig. 1. On pourrait ajouter à ce catalogue de scènes tragiques la description par Pausanias, 10, 25,
9 de la peinture de Polygnote dans la Leschè des Cnidiens à Delphes où Astyanax est au sein de sa mère Andromaque
lors de la chute de Troie.
15 Sur ce processus, Bodiou, 2011 ; Pedrucci, 2013. Voir aussi Fr. Giorgianni dans ce volume.
16 Aristote, Histoire des animaux, 522a.
17 Aristote, Génération des animaux, 777a ; 739b. Sur les intailles magiques, le dieu Chnoubis gère la coction du sang
en lait, voir V. Dasen, « Chnoubis et les pierres de lait », dans ce volume.
18 Hippocrate, Épidémies, 2, 3, 17 (Littré V, 118) ; De l’aliment, 37 (Littré IX, 111) ; Nature de l’enfant, 21, 2-4 (Littré 7,
512-514).
72 4 v éron i qu e dasen
Fig. 1. Stèle en marbre, de Kondaia (H. 1,01 m, Fig. 2. Stèle en marbre, de Calymnos (H. 85 cm, L.
L. 50-53 cm), 425-400 av. J.-C. Musée de Larissa 41,5-43 cm), milieu du ive siècle av. J.-C. Musée de
78/74. Photo D. Bosnakis. Calymnos 3900. Photo D. Bosnakis.
qui l’a initié dans le système aristotélicien, et il peut agir de différentes façons sur le
développement de l’enfant19.
L’allaitement est donc l’issue naturelle de la grossesse. Dans l’oraison funèbre parodique
du Ménexène, Platon utilise la métaphore de la terre nourricière pour l’énoncer comme
un devoir et dénoncer le recours à des mères de substitution :
Tout être qui enfante porte en soi la nourriture appropriée à son enfant, et c’est par
où la véritable mère se distingue clairement de celle qui ne l’est pas : celle-ci en prend
frauduleusement le nom, si elle n’a pas en elle la source qui doit nourrir l’enfant20.
Un échange invisible de substances in utero lie la mère et l’enfant21. Une forme de tétée
s’y exerce. Plusieurs auteurs, comme Dioclès de Caryste (ive siècle av. J.-C.), se représentent
19 Cf. Aristote, Génération des animaux, 789a, 4-8 : la chaleur du lait nourricier influence la pousse des dents. Voir
Danese, 1997, p. 52 et infra.
20 Platon, Ménexène, 237e (trad. L. Méridier, CUF) ; Bonnard, 2004, p. 105-115, spéc. p. 109.
21 La santé du fœtus est marquée par ce que consomme la mère ; Hippocrate, Maladies des femmes, 1, 25, Littré VIII,
66-67 : un aliment âcre ou amer peut causer un avortement ; Aristote, Histoire des animaux, 585a, 26-28 : les enfants
naissent sans ongles si la mère consomme trop de sel. Sur les influences de l’alimentation maternelle, Dasen, 2015,
p. 153-160, spéc. p. 156.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 725
22 Soranos, 1, 4, 120-130 (citant Dioclès de Caryste). Hippocrate, Des chairs, 6, 3-4 (Littré VIII, 594) : l’enfant « ne
saurait prendre le sein tout de suite à la naissance s’il n’avait déjà sucé dans la matrice » (trad. J. Jouanna, CUF).
Voir aussi la réfutation d’Aristote, Génération des animaux, 746a19-20. Sur le rapport entre les cotylédons et les
seins, Maire, 2007 ; sur sa traduction visuelle dans la glyptique, Dasen, 2015, p. 74-75.
23 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1168a, 21-26 ; Xénophon, Mémorables, 2, 2, 5 ; Id., Économiques, 7, 24. Cf. Bodiou,
Brulé et Pierini, 2005.
24 Dasen, 2014 ; Räuchle, 2017, p. 99-131.
25 Musée de Larissa 78/74 ; Bosnakis, 2013a, N6, p. 236, pl. 15 et 2013b, p. 59. Voir Fl. Gherchanoc dans ce volume. Je
remercie chaleureusement D. Bosnakis pour ses photographies et les échanges au sujet de ces monuments.
26 Musée de Calymnos 3900 ; Bosnakis, 2012 et 2013b, p. 58 ; Dasen, 2014, p. 60, fig. 3.
7 26 v éron i qu e dasen
s. av. J.-C.)27, le schéma iconographique est similaire, mais la mère est seule, assise sur une
chaise à haut dossier, la tête inclinée vers l’enfant allaité qui est vêtu d’une tunique courte
laissant ses petites jambes libres.
Différentes interprétations ont été proposées pour expliquer cette quasi-absence de
représentations figurées. L’exhibition du sein aurait-elle une valeur érotique incompatible
avec la dignité de la femme légitime d’un citoyen28 ? La séduction de l’épouse, souvent
soulignée par un vêtement qui révèle ses formes, va cependant de pair avec la réussite d’une
union féconde. D’autres hypothèses peuvent être formulées. La dimension émotionnelle
de l’allaitement ne correspond pas en Attique à l’image normative de l’épouse idéale. Les
sculpteurs semblent avoir cherché à mettre en scène une attitude qui intègre des qualités
socialement valorisées : la sophrosynê ou maîtrise de soi, traduite par des gestes retenus
et mesurés, ainsi que la pudeur et la philia unissant le groupe familial29. Les trois scènes
d’allaitement conservées proviennent de régions moins soumises à cette idéologie. Pour
Dimitris Bosnakis, elles pourraient se rapporter aux croyances collectives concernant le
danger de voir la défunte se transformer en démone tueuse de femmes enceintes et de
nouveau-nés30. La scène d’allaitement fixerait la mère dans l’acte d’accomplir son devoir
pour assurer la survie de son petit afin de lui permettre d’accéder à une « bonne mort »
apaisée31.
La nourrice
Pour aider et suppléer la mère qui peut être malade ou manquer de lait32, l’allaitement
de l’enfant peut être confié à une autre femme, une parente33 ou une personne engagée
pour la circonstance. Son choix n’est pas laissé au hasard à cause de l’influence présumée
de son lait sur le développement physique de l’enfant. Le médecin Mnésithée (ive
s. av. J.-C.) propose qu’on engage une proche, ou à défaut une femme qui ressemble
physiquement à la mère, de préférence « belle à voir »34. De plus, le dernier enfant de la
nourrice sera si possible du même âge et du même sexe que celui de la mère, car l’enfant
risquerait d’être masculinisé ou féminisé par le lait produit pour un garçon ou une fille35.
La qualité de son lait peut aussi influencer la croissance de l’enfant. Un lait « bilieux »
cause des pierres vésicales chez le tout-petit, explique l’auteur du traité hippocratique
Airs, eaux, lieux36.
La nourrice occupe ainsi une place à part dans la maisonnée. Depuis l’époque archaïque,
elle est généralement décrite comme une femme de statut servile mais privilégiée parmi
les esclaves de l’oikos. Elle décharge la mère d’une partie de ses tâches qui ne se limitent
pas à l’allaitement :
Dans les langes, l’enfant ne parle pas, qu’il ait faim, soif, ou besoin pressant, et son
petit ventre se soulage seul. Il fallait être un peu devin, et, comme, ma foi ! souvent
j’étais trompée, je devenais laveuse de langes ; blanchisseuse et nourrice confondaient
leur besogne37.
La nourrice gère aussi le processus du sevrage38, et prend encore souvent soin de
l’enfant qui grandit, puis se marie, et parfois également des enfants qu’il ou elle va
engendrer39.
Une vingtaine de monuments funéraires attiques commémore la mémoire de ces
femmes, esclaves ou parfois libres, mais étrangères40. Les inscriptions indiquent différentes
provenances (Phrygie, Macédoine, Cilicie). Parmi les barbares, les femmes thraces
semblent avoir été recherchées pour leurs qualités tant morales que physiques ; on les
disait vigoureuses, courageuses et fidèles41. Aucune cependant n’est représentée en train
d’allaiter42.
Le monde romain
L’allaitement maternel
Fig. 4. Sarcophage en marbre d’enfant (H. 47,5 cm, L. 1,49 m), d’Ostie ? 150-160 apr. J.-C. Musée du
Louvre Ma 659 (C p. 6547). Dessin d’après H. Blümner, Die römischen Privataltertümer, Munich, 1911,
fig. 52.
à tout emploi sérieux43 ». Plutarque donne en modèle la famille de Caton l’Ancien (iie s.
av. J.-C.) où Licinia, l’épouse, lavait et emmaillotait elle-même son fils. Elle allaitait aussi
les enfants de ses esclaves « afin que cette nourriture commune, suntrophia, leur inspirât
de l’affection pour son fils44. »
La face principale de la cuve d’un sarcophage d’enfant (Fig. 4 ; 150-160 apr. J.-C.)45 réunit
quatre épisodes de la vie d’un jeune enfant qui mettent en scène cet idéal. À gauche, une
femme assise dans un fauteuil à haut dossier allaite le bébé vêtu d’une tunique maintenue
par des bandelettes au niveau de la taille. Elle est coiffée d’un chignon à fines tresses et vêtue
d’une longue tunique et de la stola, dégagées sur l’épaule gauche pour permettre d’offrir
le sein ; d’un geste expérimenté, elle maintient avec deux doigts le mamelon du sein dans
la bouche de l’enfant dont elle supporte délicatement la tête. Un homme barbu debout
la regarde, le bras droit appuyé sur un pilier, tenant dans la main gauche un rouleau, un
attribut qui fait allusion à son érudition de lettré avec peut-être une référence aux Parques
et au destin fixé de l’enfant. À droite, l’homme, de face, tient dans ses bras le petit, vêtu
d’une simple tunique, puis l’enfant plus grand se promène dans un chariot tiré par une
sorte de bouc. Le dernier épisode le montre en âge d’étudier, tenant un rouleau dans la
main gauche, la main droite levée pour compter ou déclamer devant l’homme assis, jambes
croisées, un uolumen à la main, sur une chaise à dossier disposée symétriquement à celle
de la femme allaitante. La facture de grande qualité du relief donne une dimension de
portrait aux visages des personnages, ce qui laisse supposer qu’il s’agit bien des parents,
et non de personnel servile, comme le confirme le port de la toge par le père et son fils,
tous deux chaussés de calcei46.
La nourrice
47 Plus de la moitié des inscriptions de la ville de Rome concernent des nourrices appartenant à des familles de rang
sénatorial : Bradley, 1986 et 1991. Cf. CIL, V, 3710 (Postumia Paulina), une « grand-mère nourrice », avia nutrix, sur
une inscription de Vérone ; Laes, 2015. Une grand-mère romaine pouvait être encore en âge d’allaiter ; cf. Morel,
2002.
48 Des inscriptions rendent hommage à une défunte, de condition libre, à la fois mater et nutrix : CIL, IX, 1154 (Cantria
Paulla) ; Bradley, 1991, p. 15, no 7 ; CIL, IX, 4864 (Halicia Severa) ; Bradley, 1991, p. 15, no 13 ; CIL, VI, 19128 (Graxia
Alexandria). Voir aussi Corbier, 1999b, p. 1274-1275.
49 Galien apud Oribase, Livres incertains, 16, 3 (Dar. III, 135) : « Chez les gens riches, il faut qu’il y en ait plus d’une ».
Voir aussi infra.
50 Augustin, Confessions, 1, 7.
51 Plutarque, Consolations à sa femme, 5 (trad. J. Hani, CUF). Cf. Célius Aurélien, Maladies des femmes, 1, 111 :
« s’ils suppurent, ils devront être incisés délicatement » (trad. M. Chardonny). Voir aussi infra.
52 Ambroise, Hexaemeron, 5, 18 ; Ps. Jean Chrysostome, Psaume 50, homélie 1. Voir les textes rassemblés par Rey,
2004.
53 Suétone, Vespasien, 2, 1.
54 Suétone, Auguste, 6, 1.
55 CIL, VI, 2, 36353.
56 Juvénal, Satires, 6, 592-593 : « celles-là du moins acceptent les dangers de l’accouchement et toutes les fatigues
d’une nourriture : leur pauvreté les y oblige » (trad. O. Sers, CUF).
730 v éron i qu e dasen
mise en nourrice concerne aussi les enfants d’esclaves ; le nouveau-né pouvait être retiré
à sa mère et nourri par une autre esclave de la maisonnée57, ou vendu et élevé dans une
autre domus58. Au souci de ne pas perdre la capacité de travail d’une esclave s’ajoutait
peut-être celui d’éviter que se créent des liens affectifs susceptibles de nuire à la discipline
de la maisonnée.
Le discours médical
57 Cf. Plaute, Le soldat mythomane, 698 (« la nourrice, nutrix, de tes petits esclaves, uernae ») (trad. F. Dupont,
CUF). Athenais, morte à un peu plus d’un an, est commémorée par son père, Eutychus, esclave, et de sa nutrix
Hilara, esclave aussi, sans indiquer le nom de la mère ; CIL, VI, 12600 ; Bradley, 1986, p. 208, no 29.
58 Sparreboom, 2014, p 156 (CIL, XI, 5793).
59 Sur l’œuvre de Soranos et l’école méthodique, Hanson et Green, 1994. Voir aussi les nombreux travaux de
D. Gourévitch, notamment 1984 et l’introduction de Soranos, Maladies des femmes, CUF, 1988. Ibid. sur les
adaptations du traité de Soranos dans l’Antiquité déjà, notamment sous la forme d’un abrégé en latin par Mustio
(vie s. apr. J.-C.).
60 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7, 58-63 (trad. P. Burguière, D. Gourévitch et Y. Malinas, CUF).
61 Sur ces récipients, Jaeggi, 2019 et dans ce volume. Sur l’usage du miel et son efficacité symbolique, Borgeaud,
2004. Sur le choix de l’animal et sa dimension symbolique, Arena et al., 2017 et S. Jaeggi dans ce volume.
62 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7, 77-79.
63 Selon Tacite, La Germanie, 20, 1, les petits Germains sont ainsi plus vigoureux car ils sont nourris par leur propre
mère.
64 Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 111-117. La recommandation se trouve déjà chez Platon, Politique, 460 d.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 7 31
La nourrice idéale
Les traités médicaux d’époque romaine proposent de nombreux conseils sur la manière
de choisir la nourrice idéale. Ses principales qualités suivent des règles simples. Elle doit
être « ni trop jeune, ni trop vieille », entre 20 et 40 ans, selon Soranos, entre 25 et 35 ans
selon Galien, avoir de l’expérience, c’est à dire avoir enfanté au moins deux ou trois fois66,
et surtout une bonne santé afin de ne pas transmettre de maladies à l’enfant67. Sa poitrine
sera bien développée, car son lait sera plus nourrissant68. Mais si les seins sont trop gros,
ils produisent plus de lait qu’il n’en faut, et le lait non consommé risque de stagner et de
se gâter69. De gros seins sont aussi dangereux, ajoute Soranos, car ils peuvent assommer
le nourrisson en retombant sur lui.
Les médecins se préoccupent aussi de la qualité de l’alimentation de la nourrice.
Oribase recommande d’éviter les aliments qui pourraient donner au lait un goût trop fort
et désagréable, comme les poireaux ou l’ail70. Le vin, de préférence du vin miellé, peut
être consommé, mais avec modération, car il corrompt le lait et passe chez le nourrisson qui
s’engourdit ou est pris de convulsions. De manière plus indirecte, il peut rendre la nourrice
négligente et faire courir le risque d’écraser le nourrisson dans le lit qu’elle partage avec lui71.
Son mode de vie est également réglementé. Elle évitera toute fatigue physique susceptible
de tarir son lait, tandis que l’oisiveté l’épaissirait et le rendrait indigeste. Des exercices
modérés sont donc préconisés afin d’attirer les substances nutritives vers le haut du corps,
tels les jeux de balle, ou plus prosaïquement les travaux ménagers72.
65 Plutarque, De l’éducation des enfants, 5 (trad. A. Philippon et J. Sirinelli, CUF) ; Soranos, Maladies des femmes,
2, 7, 92-110.
66 Soranos, Maladies des femmes, 1, 8, 15-16 ; Mustio, Gynaecia, 1, 89 : bis peperit ; Maire, 2012, p. 64.
67 Sur ces critères, Oribase, Livres incertains, 13, 1 (Dar. III, 120) ; Gourévitch, 1984, p. 239-55 ; Bacalexi 2005 ;
Parca, 2017 ; Ricciardetto et Gourévitch, 2017.
68 Sur l’ensemble de ces traits physiques, Soranos, Maladies des femmes, 2, 8. Voir aussi Pline, Histoire naturelle, 28,
123 ; Oribase, Livres incertains, 15, 2 (Dar. III, 130).
69 Oribase, Livres incertains, 13, 3 (Dar. III, 121).
70 Oribase, Livres incertains, 13, 12-13 (Dar. III, 123) ; Soranos, Maladies des femmes, 2, 10. Sur les recommandations
transmises par Mustio, Maire, 2012, p. 66-70.
71 Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 71-76. Cf. Aristote, Du sommeil et de la veille, 457a14-17. Ces recommandations
sur l’alimentation sont répétées au Moyen Âge. Voir C. Avignon dans ce volume.
72 Soranos, Maladies des femmes, 2, 10 ; Oribase, Livres incertains, 13, 20-21 (Dar. III, 125).
732 v éron i qu e dasen
Les contrats de nourrices conservés sur des papyrus d’Égypte romaine livrent des détails
complémentaires sur leurs obligations73. Ils nous apprennent que les nourrices étaient
engagées pour une période entre six mois et trois ans pour s’occuper de nourrissons qui
semblent être des enfants nés en servitude et séparés de leur mère, ou des enfants trouvés qui
sont élevés pour devenir des esclaves. Dans les deux cas, les bébés sont placés à l’extérieur,
contrairement aux enfants de l’élite qui ont une nourrice à domicile. La nourrice s’engage
à donner « son propre lait », ce qui sous-entend qu’elle pourrait être tentée de recourir
à celui d’une autre femme ou à du lait animal, sans expliquer comment il serait donné74.
Elle promet aussi de ne nourrir qu’un seul enfant, ce qui implique que le sien devrait
être sevré. Nous verrons plus loin que cette exigence n’est pas absolue puisque différents
témoignages se rapportent à l’existence de frères et sœurs de lait. Les contrats précisent
enfin souvent que la nourrice doit rester chaste. Des relations sexuelles perturberaient la
production de son lait, marquée par un nouvel apport masculin susceptible d’influencer la
formation du nourrisson, voire de provoquer le retour du flux menstruel75. Une nouvelle
grossesse pourrait aussi tarir son lait car le sang menstruel cesserait de se transformer en
lait pour alimenter le fœtus76.
Jusqu’au sevrage, le lait de la nourrice doit être surveillé car sa mauvaise qualité peut
causer de nombreuses maladies chez le bébé, notamment des ulcérations de la peau et des
convulsions. À l’inverse, on peut soigner le nourrisson malade en modifiant les propriétés
du lait de sa nourrice. La nourrice doit se prêter à l’ensemble de la thérapie, médicaments,
régime et exercices inclus, explique Soranos : « En général, tant que le nourrisson est au lait,
nous faisons suivre à la nourrice un régime en rapport avec la maladie de l’enfant77 ». En
cas de constipation, la nourrice suivra ainsi un régime laxatif, à l’inverse, en cas de diarrhée,
elle consommera tout ce qui peut calmer et resserrer le ventre78. Même l’épilepsie peut
être traitée par le lait de la nourrice selon Célius Aurélien79.
Le sevrage débute en principe au moment de la pousse des dents, vers l’âge de six
mois. Soranos se plaint des femmes pressées d’abandonner la corvée de l’allaitement dès
le quarantième jour, ou qui brusquent l’enfant en enduisant leurs tétons de « substances
amères et nauséabondes » pour accélérer le processus80. Il recommande des aliments à
base de céréales (potage de gruau, bouillie, miettes de pain ramollies dans de l’hydromel,
du lait ou du vin doux ou miellé). Le pain, les légumes et la viande peuvent être aussi
73 Gourévitch, 1984, p. 255-258 ; Manca Masciadri et Montevecchi, 1984 ; Parca, 2017 ; Ricciardetto et
Gourévitch, 2017.
74 Par exemple avec un biberon. Cf. Jaeggi, 2019 et dans ce volume.
75 Sur l’obsession de la pureté féminine et la peur de l’adultère, voir M. Bettini dans ce volume, citant Nigidius Figulus,
fr. 111 Swoboda : idem [Nigidius] lac feminae non corrumpi alenti partum, si ex eodem viro rursus conceperit, arbitratur.
76 Galien cité par Oribase, Livres incertains, 16, 9-10 (Dar. III, 136). Voir aussi Soranos, Maladies des femmes, 2, 8,
65-71 ; Galien, De sanitate tuenda, I, 9 (Kühn VI, 45-6) ; Oribase, Livres incertains, 14, 3 (Dar. III, 129) ; Mnésithée,
ibid., 15 (Dar. III, 130).
77 Soranos, Maladies des femmes, 2, 24, 7-9.
78 Cf. Mustio, Gynaecia, 1, 141 ; Maire, 2012, p. 70.
79 P. ex. Célius Aurélien, Des maladies chroniques, 1, 4 ; Gaillard-Seux, 2017.
80 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17, 45-49.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 73 3
consommés par l’enfant après avoir été prémâchés par la nourrice81. Soranos préconise de
cesser le sevrage vers l’âge de deux ou trois ans, mais de remettre l’enfant au lait s’il tombe
malade, le temps de se rétablir82. Les études bioarchéologiques actuelles montrent que le
début et la fin du sevrage ont en réalité beaucoup varié selon les régions, précoce en Italie,
où il débute vers 12 mois et s’achève vers deux ans et demi, tardif en Suisse romaine où il
se termine vers trois ou quatre ans83. L’introduction prématurée des céréales a contribué
de manière importante aux maladies (rachitisme, scorbut) et à la mortalité des tout-petits,
et cela dans la longue durée, jusqu’au xixe siècle84.
Plusieurs auteurs d’époque romaine font allusion au lien intime, d’avant la naissance,
que transmet un lait issu du sang menstruel qui nourrissait le bébé in utero. Selon Plutarque,
cette « communauté de nourriture », suntrophia, explique que les mères nourrissent leurs
petits avec une tendresse et une sollicitude particulières, « comme si elles les chérissaient
de l’intérieur »85. L’attachement des nourrices ne saurait donc être qu’artificiel86.
La nourriture partagée in utero crée d’ailleurs de la parenté. Caton le Jeune aurait
ainsi donné son épouse Marcia en mariage à Hortensius, son meilleur ami, qui souhaitait
être lié à Caton « par la communauté des enfants »87. En lui permettant de concevoir
du même ventre, Caton lui offrait la possibilité de créer des liens de parenté basés sur
le partage d’une nourriture intra-utérine. Imprégnée et transformée par les semences
de partenaires successifs, la matrice devient un lieu de fusion qui rend leurs substances
corporelles communes.
La crainte de l’influence néfaste d’une mère nourricière sur la formation de l’enfant
trouve une expression sans nuance chez plusieurs auteurs qui réclament que la mère
biologique nourrisse elle-même son bébé. L’auteur du sermon le plus féroce est Favorinus
d’Arles, un philosophe célibataire et sans enfant qui aurait prononcé un vibrant plaidoyer
pour l’allaitement lors d’une visite chez un sénateur dont l’épouse venait d’avoir un enfant.
Ses propos sont reproduits dans les Nuits attiques d’Aulu-Gelle qui l’accompagnait. En
apprenant de la grand-mère que le bébé va être confié à une nourrice afin de ménager
la jeune femme, Favorinus réagit de manière violente. Il condamne vigoureusement la
mise en nourrice de l’enfant en n’hésitant pas à comparer les femmes qui font tarir leur
lait à celles qui tentent d’avorter, et l’enfant confié à une nourrice à un enfant abandonné
par ses parents. L’absence d’allaitement entraîne la perte de l’amour maternel88. De plus,
81 Galien, De sanitate tuenda, 1, 10 (Kühn VI, 47-8). Sur les techniques de sevrage, Dubois, 2019. Cette pratique est
décriée par Soranos, Maladies des femmes, 2, 17.
82 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17, 76-79 ; Galien, De sanitate tuenda, 1, 9 (Kühn VI, 45) et Oribase, Livres
incertains, 14 (Dar. III, 128).
83 Voir Bourbou et al., 2019 ; voir aussi Chr. Bourbou dans ce volume.
84 P. ex. Gowland et Redfern, 2010.
85 Plutarque, De l’éducation des enfants, 5. Voir aussi Soranos, Maladies des femmes, 2, 7, 89-92 : il est naturel qu’un
enfant reçoive sa nourriture de sa mère après la naissance comme c’était le cas avant la naissance ».
86 Plutarque, De l’amour de la progéniture, 3.
87 Plutarque, Vie de Caton le Jeune, 25 (trad. É. Chambry, R. Flacelière, CUF). Sur la mère comme lieu de fusion
de substances corporelles de partenaires différents, Wilgaux, 2007.
88 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 22 ; Danese, 1997.
734 v éron i qu e dasen
comme il estime que le lait possède des propriétés similaires au sperme89, les enfants
allaités par une autre femme que leur mère finiront par ne plus ressembler à leurs
parents90. Favorinus s’inquiète aussi de voir le bébé être corrompu par un être de statut
inférieur, « d’une race étrangère et barbare » de surcroît peut-être sans moralité, laide
et impudique, « car l’habitude est d’employer sans discernement celle qui a du lait au
moment voulu91. »
Pour Favorinus, l’ensemble du système familial est donc menacé par la pratique de la
mise en nourrice : la mère perd tout lien affectif avec son enfant qui reporte entièrement
son attachement sur une esclave. Il n’est pas impossible que le nombre de nourrices
employées dans certaines familles ait traduit le souci de limiter l’influence physique et
morale d’une nourrice unique.
Les inscriptions funéraires ne détaillent pas les qualités des nourrices. L’adjectif le
plus fréquent est optima, « excellente, remarquable », et est conventionnel92. Les auteurs
anciens attribuent aussi différentes qualités aux nourrices selon leur provenance ethnique.
En Grèce classique, les Thraces étaient recherchées pour leur dévouement pour les
enfants, à Rome les Gauloises semblent avoir eu une réputation similaire93. Quelques
inscriptions funéraires semblent signaler la présence de nourrices égyptiennes à Rome94 ;
les Égyptiennes avaient la réputation d’être particulièrement prolifiques, et leur peuple
avait un amour proverbial des enfants95.
Les compétences recherchées ne concernent pas que les soins nourriciers. Les Grecques
servent ainsi les stratégies sociales de l’élite, car « le nourrisson s’habitue avec elle à la
plus belle des langues96. » Tout fils est un « orateur en espérance », explique Quintilien,
et tout lettré se doit de savoir le grec. L’éducation bilingue du jeune Romain pourra ainsi
débuter au sein de sa nourrice à condition que l’élocution de la nourrice soit bonne : « Ce
sont elles que l’enfant entendra en premier lieu ; c’est leur vocabulaire qu’il s’efforcera de
89 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 14 : « Aussi n’a-t-on pas cru sans raison que tout comme la puissance naturelle
de la semence a la propriété de façonner les ressemblances du corps et de l’âme, ainsi la nature particulière du lait a
la même propriété » (trad. R. Marache, CUF).
90 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 19. Selon lui, les observations des éleveurs prouvent l’importance de l’influence
du lait. Les chevreaux et les agneaux ont une laine plus douce s’ils sont allaités par une brebis plutôt que par une
chèvre.
91 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 17.
92 CIL, VI, 35037 (Pumidia Attica) ; Bradley, 1986, no 68. CIL, VIII, 2889 ( Julia Pistrix) ; Bradley, 1991, p. 16, no 46.
93 Strabon, Géographie, 4, 1, 2 ; 4, 4, 3. Voir aussi les femmes des Germains qui n’ont pas de nourrices : Tacite, La
Germanie, 20, 1.
94 Ou leur nom fut-il donné par leurs maîtres ? CIL, VI, 5939 (Arruntia Cleopatra) ; CIL, VI, 12299 (Naevia Cleopatra) ;
Bradley, 1986, nos 8 et 27.
95 Strabon, Géographie, 17, 2, 53 : « Les Égyptiens élèvent tous les enfants qui leur naissent » (trad. B. Laudenbach,
CUF). Cf. Aristote, Histoire des animaux, 584b : « La plupart du temps et dans la plupart des pays, les femmes
mettent au monde un seul enfant, mais souvent aussi et dans bien des endroits elles ont des jumeaux, par exemple
en Égypte. » Sur ce topos, Dasen, 2005, p. 45-46.
96 Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 99-100.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 73 5
reproduire et d’imiter, et, par nature, nous gardons de façon très tenace les impressions
rudimentaires de notre enfance.97 »
À côté de la langue, les nourrices transmettent aussi un patrimoine oral qui nous échappe
en grande partie. De nombreux auteurs font allusion aux histoires qu’elles racontent aux
enfants. Ces « mots caressants » qu’une tendre nourrice chuchote98 ou chantonne pour faire
s’endormir les petits99 ne sont pas innocents. Plutarque craint que leurs contes ne remplissent
de folie les âmes des petits100, mais Strabon leur reconnaît une valeur éducative101. Quintilien
y voit une étape utile dans l’apprentissage du jeune enfant ; le grammairien apprendra ainsi
aux élèves « les fables d’Ésope, qui viennent après les contes des jeunes nourrices, fabulis
nutricularum, en un langage pur qui ne se guinde pas au-delà de la mesure102. »
Contrairement aux sociétés où le travail de garde des enfants n’a pas reçu de véritable
reconnaissance, à Rome, comme en Grèce, de nombreux documents témoignent des
liens affectifs qui se sont établis entre la nourrice et son nourrisson, créant une sorte de
« parenté par le lait » bien au-delà de l’enfance. Dans les inscriptions funéraires, plusieurs
expressions ont une connotation affective, comme nutricula, mamma ou mammula103.
L’affranchissement représente une reconnaissance de ces liens. Promulguée sous
Auguste, en l’an 4 apr. J.-C., la lex Aelia Sentia définit les cas où le maître peut exception-
nellement accorder l’affranchissement avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans. Tous ceux
qui partagent l’intimité du jeune enfant y figurent : la nourrice, le pédagogue, le frère
de lait et l’alumnus, de alere, « nourrir », comprenant différentes catégories d’enfants
(abandonné, orphelin, illégitime ou d’une union non reconnue par le droit) élevés par
des personnes non apparentées, mais avec qui se développe une relation de longue durée
dans un cadre domestique104.
De nombreuses inscriptions funéraires témoignent de la force de ces liens105. La plupart
des nourrices portent un nom d’origine étrangère qui témoigne de leur origine servile, mais
plus de la moitié ont été affranchies car elles ont le gentilice de leur ancien maître. Comme
dans le monde grec, le rôle de la nourrice se prolonge au-delà de l’enfance, parfois désigné
par l’expression assa nutrix, « nourrice sèche », pour la femme toujours attachée au service
de son protégé une fois passé l’âge de le nourrir de son lait. Volumnia Procla honore ainsi
à Rome la mémoire de son affranchie et assa nutrix Volumnia Dynamis « qui vécut 105 ans
97 Quintilien, Institution oratoire, 1, 1, 3-4 (trad. J. Cousin, CUF) ; Bueche, 2008, p. 107-117. Cf. l’influence de Cornélie,
la mère des Gracques ; Cicéron, Brutus, 58.
98 Lucrèce, De la nature, 5, 230.
99 Ausone, Lettres, 16, 90-91.
100 Plutarque, De l’éducation des enfants, 5. Cf. Tacite, Dialogue des orateurs, 29.
101 Les histoires de Lamia et d’autres figures effrayantes écartent les enfants du mal ; Strabon, Géographie, 1, 2, 8.
102 Quintilien, Institution oratoire, 1, 9, 2.
103 Nutricula : Horace, Épitres, 1, 4, 8. Mamma : CIL, VI, 25808. Cunaria désigne plus spécifiquement celle qui fait
dormir le bébé dans le berceau ; Martial, Épigrammes, 11, 39. Iunius Silvanus érigea ainsi une stèle à Iunia Glaphyra,
sa « très chère nourrice », karissima nutrix ; Eichenauer, 1988, p. 279. Voir aussi p. ex. CIL, X, 2185, 2669, 7038. Les
exemples sont nombreux en Gaule romaine ; Rémy et Mathieu, 2009, p. 96-98.
104 Gaius, Institutes, 38-9 ; Ulpien, Digeste, 40, 2, 13. Sur le dossier des alumni, Corbier, 1999b, p. 5-41.
105 Pour un discours de convenance, Joshel, 1986.
736 v éron i qu e dasen
Fig. 5 Autel funéraire en calcaire (H. 83 cm, L. 52,5 cm), 225-250 apr. J.-C. Cologne, Römisch-
Germanisches Museum 74,414. Photo du musée.
(sic)106 ». Ailleurs, la nourrice prend place parmi les membres de la famille. À Narbonne, Marcus
Fabius Stabilius inscrit le nom de sa nourrice Fabia Rustica après ceux de son père et de son
épouse107. Leurs noms sont conservés dans les grandes familles. Prima fut ainsi la nourrice de
Julia Livilla, la fille de Germanicus, et Valeria Hilaria celle d’Octavie108. Leur présence fidèle
aux côtés de leur ancien nourrisson est un topos littéraire. À la mort de Néron, ses nourrices
Eglogé et Alexandra auraient ainsi pris soin de déposer ses restes dans le tombeau familial109.
Parfois l’ancien nourrisson devenu adulte s’est préoccupé de la sépulture de sa nourrice,
affranchie, qui est restée à son service. Sur deux monuments funéraires, sa figure se charge
d’un symbolisme qui dépasse la simple référence réaliste à la pratique de l’allaitement. Le
document le plus célèbre est un autel funéraire en calcaire de Cologne (Fig. 5 ; 225-250
apr. J.-C.)110. Ursula Rothe a démontré que le buste dans le clipeus de la face principale
représente probablement la nourrice défunte au-dessus de l’inscription Memoriae111. Les côtés
de la stèle la montrent vêtue d’une tunique longue, dans deux attitudes familières, assise dans
un siège en osier, donnant un sein de taille surdimensionnée au bébé, et penchée sur l’enfant
emmailloté, couché dans son berceau. Sur les deux faces, sa fonction, nutrix, est indiquée
à côté de son nom, Severina. Sur la face principale, sous le clipeus, son rôle est visualisé de
106 CIL, VI, 29497 (Rome). Voir aussi Eichenauer, 1988, 280-81, CIL, VI, 29497 (nutrix assa).
107 CIL, XII, 4797 (Narbonne) ; Rémy et Mathieu, 2009, p. 99. Sur l’âge au décès des nourrices, voir le tableau de
Bradley, 1991, p. 22, table 2.3.
108 CIL, VI, 4352 (Prima) ; Bradley, 1986, no 4 ; CIL, VI, 8943 (Valeria Hilaria) ; Bradley, 1986, no 20.
109 Suétone, Néron, 50, 2. Voir aussi Domitien, 17, 3 : Phyllis mêle clandestinement les cendres de Domitien à celles de
son autre nourrisson, Julie, fille de Titus.
110 Cologne, Römisch-Germanisches Museum 74,414 ; Köln 331 ; Rémy et Mathieu, 2009, p. 96-99, figs 48-50. Voir aussi
ibid., fig. 51 une représentation d’allaitement sur un relief funéraire de Reims (milieu iiie siècle apr. J.-C.).
111 Rothe, 2011.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 73 7
de papyrus, avec une capsa ou boîte à rouleaux à leurs pieds. L’inscription indique toutefois
que les enfants n’avaient ni le même âge, ni le même statut, et probablement des parents
différents. Nico est le fils d’une affranchie au cognomen grec, Publicia Glypté, tandis
qu’Eutychès est un uerna, un esclave né dans la domus, d’une mère anonyme. Nico était
âgé de onze mois et huit jours, Eutychès d’un an. Les enfants savaient donc encore à peine
marcher, mais la scène les projette dans un futur où ils grandissent et s’instruisent ensemble,
en ayant tous deux obtenu l’affranchissement. Les liens créés par le partage du lait sont
évoqués sur le fronton qui représente le petit Télèphe, fils d’Héraclès, abandonné par sa
mère Augé, puis nourri par une biche avant d’être élevé par des bergers. Ce décor bucolique
paisible place les enfants sous la sauvegarde d’une nature providentielle bienveillante.
La scène pourrait aussi rappeler que les enfants étaient encore en âge d’être nourris, et
qu’il s’agissait, comme pour Télèphe avec sa biche, d’un allaitement de substitution. La
gémellisation visuelle des deux enfants pourrait traduire leurs liens de frères de lait.
Conclusion
Dans les sociétés grecque et romaine, le champ de la parenté ne se limite ainsi pas aux
consanguins mais se construit par le partage de différentes substances corporelles : sang,
sperme, lait. La parenté est aussi transmise plus largement par le partage de la nourriture,
suntrophia. Xénophon souligne que la cohésion familiale repose sur des hommes « issus de
la même semence, nourris par la même mère, ayant grandi sous le même toit, choyés par
les mêmes parents, donnant aux mêmes le nom de père et mère »116. Sa force symbolique
se traduit dans l’usage de l’expression homogalaktes, « ceux qui ont bu le même lait »
pour désigner les personnes avec un ancêtre commun, fédérées en phratrie ou en gens117.
Comme les nourrices, et parfois ensemble, des hommes ont aussi exercé des fonctions
nourricières avec une forte connotation affective qui s’étend au-delà de la petite enfance.
Phénix, un modèle homérique, ne se limite ainsi pas à éduquer le petit Achille aux côtés
de Chiron. Il lui donne à boire et à manger, dans une relation présentée comme exclusive :
Aussi bien tu ne voulais pas toi-même de la compagnie d’un autre, qu’il s’agît ou de se
rendre à un festin ou de manger à la maison : il fallait alors que je te prisse sur mes genoux,
pour te couper ta viande, t’en gaver, t’approcher le vin des lèvres. Et que de fois tu as trempé
le devant de ma tunique, en le recrachant, ce vin ! Les enfants donnent bien du mal118.
En latin, ces hommes sont désignés par les termes de tata, tatula, nutritor, nutritor
lactaneus119. Ce personnel domestique semble avoir créé un environnement affectif stable
essentiel dans la garde et l’éducation des enfants.
116 Xénophon, Cyropédie, 8, 7, 14 (trad. E. Delebecque, CUF). Voir aussi Xénophon, Mémorables, 2, 3, 4, 9-11 : « être
né des mêmes parents contribue grandement à l’amitié, de même que le fait d’avoir été nourris ensemble » (trad.
L.-A. Dorion, CUF).
117 Aristote, Politique, 1252b18 ; Philochore, FGrHist 328 F 35. Sur cette parenté fictive par le lait, Wilgaux, 2006,
p. 342-343 et 2011, p. 222. Cf. plus largement l’importance des pratiques de commensalité dans le monde grec.
118 Homère, Iliade, 9, 488-491 (trad. P. Mazon, CUF).
119 Bradley, 1991, p. 37-75. Cf. Faventius, le nutritor de la petite Geminia Agathé (CIL, VI, 19007) ; Dasen et Mathieu,
2020. Voir aussi Jaeggi, 2019, p. 26, sur un nouveau-né privé de mère et de nourrice mais alimenté au biberon par
son père selon l’Hagiographie de Théodore Théron (ive s. apr. J.-C.) par Grégoire de Nysse.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 739
Fig. 7. Relief votif en marbre local (H. 62 cm, L. 71 cm), de Ptuj (sanctuaire de la colline de Panorama),
milieu iie s. apr. J.-C. Musée régional Ptuj-Ormoz Region RL 973. Photo documentation Regional
Museum Ptuj – Ormož, Slovenia.
120 Sur cette dimension symbolique, voir Fr. Prescendi, « Déesses allaitantes dans l’Antiquité : regards croisés entre l’Égypte,
la Grèce et Rome », dans ce volume ; voir aussi D. Frère et E. Thibaut pour le monde étrusque, et Pedrucci, 2019.
121 Sur la diffusion de leur culte, Schauerte, 1985 ; Bauchhenss et Neumann, 1987. Sur leur fonction symbolique de
Parques, Deyts, 1992, p. 64-66 ; Dasen 2015, p. 237-238.
74 0 v éron i qu e dasen
Exsuperatus, sévir augustal, et Aelia Honorata, dédient un monument aux Nutrices augustes
pour la sauvegarde, pro salute, de leur fils en remerciement d’un vœu122. Si le père, un
notable local, est le commanditaire de l’inscription, seules trois femmes, humaines et
divines, sont représentées sur le relief. Au centre, une femme tend un enfant nu au-dessus
d’un autel vers une nutrix divine assise en train d’allaiter un enfant emmailloté. Derrière
elle, une servante porte sur sa tête une corbeille avec des offrandes.
Le motif de la Dea nutrix est aussi répandu dans la production des figurines en terre
blanche ou terre de pipe, fabriquées de la fin du ier siècle apr. J.-C. au milieu du iiie siècle
apr. J.-C. Elles représentent une femme assise dans un fauteuil à haut dossier en osier
tressé, en train d’allaiter un ou, le plus souvent, deux bébés (Fig. 8a)123. Avec les Vénus,
elles constituent un des sujets favoris du répertoire des coroplathes gallo-romains.
Personnifiant une inépuisable fécondité, accomplie par la naissance de jumeaux124,
cette figure semble faire écho à la politique nataliste des empereurs et au discours des
122 Šašel Kos, 1999, no 30, fig. 16 (Année Épigraphique , 1986, 569 ; Ubi erat lupa 8761 <http://lupa.at/8761>) : Nutricibus
Aug(ustis) sacrum. L(ucius) Fusc(inius)/ Exsuperatus, Aug(ustalis) col(oniae) Poet(ovionensium) et/ [Ae ?]lia Honorata
pro salute/ [. F]uscini Honorati fil(ii) v(otum) s(olverunt). En Pannonie, plusieurs monuments portent des inscriptions
pro salute du père ou des deux parents ; Šašel Kos, 1999 et 2016. Sur les dieux augustes, Villaret, 2019. Sur la
pratique des vœux pro salute, de Cazanove, 2011, p. 13-14 et dans ce volume.
123 Schauerte, 1985 ; Dasen, 1997 ; Dasen, 2005, p. 246-248.
124 Sur la faveur rencontrée par les jumeaux dans le monde romain, fruits d’une conception idéale, à laquelle font écho
mythes et naissances dans la famille impériale, Dasen, 2005, p. 234-271.
mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 741
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125 Dasen, 2005, p. 246, fig. 175. En Égypte ancienne, la renaissance du mort est assurée par l’allaitement de déesses ;
en Grèce hellénistique, on trouve aussi le myste initié tel un chevreau vivifié par le lait maternel dans la tradition
orphique. Voir dans ce volume Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi.
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mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 743
Introduction
Un enfant tétant le pis d’une femelle non humaine, une femme donnant le sein au petit
d’un animal : ces deux types de représentations ne vont pas sans susciter des réactions
émotionnelles contrastées, de dégoût, d’étonnement ou d’admiration, selon que la scène
est reçue comme un exemple choquant de confusion entre humanité et animalité ou
qu’elle évoque la générosité d’un nourrissage salvateur. Il suffit de lire les commentaires
qui accompagnent la présentation de ces pratiques sur certains sites internet pour prendre
la mesure de leur signification implicite. Le contact intime des corps d’espèces différentes
heurte un tabou de l’hybridité lié à l’imaginaire de la reproduction et semble brouiller
une partition claire entre nature et civilisation, partition dont il convient de mesurer le
caractère culturellement construit1 .
De tels partages de lait occupent une place prépondérante dans la pensée mythique de
la tradition culturelle européenne passée et présente. Le dossier est immense et fait l’objet
d’un regain d’intérêt à la lumière des nombreuses interrogations que suscite aujourd’hui
la réflexion éthique sur le statut que les sociétés accordent aux animaux (non humains). Il
ne saurait être question de proposer ici une analyse exhaustive de l’ensemble de ce champ
dont la diversité a fait l’objet d’une livraison récente de la revue Anthropozoologica2. Nous
concentrerons notre attention sur une des formes qualifiantes3 que prend notre thématique
dans la mythographie antique et dans les légendes épiques médiévales en nous intéressant
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 747-764
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748 ya s m i n a foehr -jan ssen s, f r an cesca prescendi et céline venturi
au mythème de l’animal secourable qui prend en charge la survie d’un enfant (mâle le
plus souvent) exposé ou enlevé.
Il convient de préciser d’emblée que, dans la plupart des cas, ces récits ne servent pas à
raconter l’origine de cultes ou d’organisations religieuses, mais s’articulent à la mémoire de
la fondation de cités ou des royaumes. Leur importance est plus politique et civique que
religieuse, même si ces aspects ne peuvent pas être complétement séparés dans les sociétés
antiques et médiévales. Les nourrices animales deviennent des icônes du pouvoir d’une
ville, comme c’est le cas de la louve romaine. Dans le contexte médiéval, elles incarnent
la noblesse d’un lignage. L’examen des sources antiques nous permettra de présenter une
description des formes et des fonctions de ce motif. Il importe en outre de distinguer les
modalités d’expression et les significations que celui-ci revêt selon les genres narratifs et
les contextes historiques et sociaux dans lesquels il s’exprime. L’explicitation des réemplois
médiévaux, qui appartiennent à un corpus assez cohérent de textes littéraire, permettra de
documenter les modes d’expansion narrative que peut connaître ce motif tout en mettant à
jour le rôle déterminant qu’ont joué des légendes hagiographiques dans son acclimatation
chrétienne et sa diffusion.
Dans l’Antiquité, le mythème de l’enfant allaité par des animaux constitue un vrai
Leitmotiv4 qui marque l’enfance de certains dieux, comme Zeus, allaité par la chèvre Amalthée,
ou Asclépios, nourri lui aussi par une chèvre selon un mythe de la région d’Épidaure5. Il
apparaît régulièrement dans les récits qui font mémoire de personnages héroïques grecs
et romains6 : Romulus et Rémus, Cyrus, roi des Perses, Habis, roi de Tartessos, Télèphe,
héros d’Arcadie ainsi que Camille, la reine guerrière des Volsques, etc. À cette série, on
peut ajouter d’autres cas apparentés, même s’ils ne traitent pas directement d’allaitement,
comme celui de Sémiramis, nourrie par des colombes ou de Méliteus, alimenté par des
abeilles7. L’image des abeilles, qui se posent sur la bouche sert également à préfigurer
de remarquables dons d’éloquence, comme dans le cas de Platon, sur les lèvres duquel,
alors qu’il vient de naître, un essaim d’abeilles dépose du miel de l’Hymette tout en les
entourant de son bruissement mélodieux8. Le même motif s’applique à l’annonce de
4 Nous remercions Doralice Fabiano qui a recueilli le dossier des textes grecs concernant les enfants nourris par des
animaux lors d’un contrat dans le cadre du projet Sinergia Lactation in History.
5 Pausanias 2, 26, 4.
6 Binder, 1964.
7 Antoninus Liberalis 13, 1-2 (Nicandre) : « Zeus et la nymphe Othréis eurent un fils, Méliteus, que sa mère exposa
dans la forêt : elle avait peur d’Héra parce que Zeus s’était uni à elle. Par la volonté de Zeus l’enfant ne mourut pas,
mais il grandissait nourri par des abeilles ». L’enfant est trouvé par son demi-frère qui « l’appella Méliteus car il avait
été nourri par des abeilles. D’ailleurs cet oracle lui était revenu à l’esprit, par lequel jadis le dieu lui avait prescrit de
sauver l’enfant de même naissance nourri par les abeilles ». Méliteus, une fois grandi, fonda la ville de Mélitaea près
de la Phthie.
8 Elien, Histoires variées 10, 21 et 12, 45 ; cf. Borgeaud, 2004.
an imaux nourriciers – nourrices a nima les 749
talents poétiques, comme dans le cas de Pindare : sur sa bouche, les abeilles façonnent
une ruche9 et on le dit nourri de miel plutôt que de lait10.
Cependant, cette sollicitude animale manifestée dès le plus jeune âge à des figures
d’écrivains ou des poètes n’est qu’une variante du motif principal. Celui-ci, concerne en
effet des personnages destinés à jouer un rôle politique et s’ouvre le plus souvent sur un
épisode de refus du nouveau-né : l’enfant est abandonné et exposé à la mort sur l’ordre
d’une autorité hostile. Mais, grâce à l’adjuvant animal ainsi que, fréquemment, à des
parents adoptifs d’humble extraction, l’enfant trouve les conditions de sa survie, puis
réintègre la société humaine, pour le profit de laquelle, une fois adulte, il agira en héros
fondateur ou guerrier. L’exposition et l’allaitement par des animaux constituent donc
le socle mythique d’une biographie héroïque et permettent aux enfants promis à une
destinée hors du commun de s’élever au-dessus des puissances voulant causer leur perte11.
Il convient donc de souligner d’emblée que ces enfants recueillis et allaités par des animaux
ne répondent pas à la définition de l’enfant sauvage dont le type s’élabore au cours de la
période moderne. Les cas de Victor de l’Aveyron et de Gaspard Hauser, portés à l’écran
par François Truffaut et Werner Herzog12 mettent en exergue l’intérêt que la psychologie
naissante a montré, à partir du xviiie siècle, pour des sujets humains dépourvus de tout
formatage éducatif et qui se tiennent à la frontière entre humanité et animalité13. Rien
de tel dans le cas des enfants-loups ou les enfants-lions – si tant est que l’on puisse les
appeler ainsi – des légendes et des mythes anciens. Comme nous le verrons, le parcours
sylvestre des jeunes héros s’inscrit au contraire dans une logique de conformation sociale
et d’intégration dans un réseau de parenté symbolique.
Les textes anciens s’attardent sur l’émerveillement que suscite cet allaitement, ressenti
comme un événement exceptionnel. Denys d’Halicarnasse raconte que personne ne
voulait croire Faustulus, le berger qui avait découvert Romulus et Rémus, lorsqu’il affirmait
avoir trouvé les jumeaux allaités par une louve. Il convient donc de rassembler un groupe
de témoins pour qu’ils découvrent le prodige de leurs propres yeux. En apercevant la
louve, ceux-ci reconnaissent qu’ils assistent à un phénomène divin (daimonion). Le
même Denys d’Halicarnasse relate la manière dont se perpétue la mémoire de cet
événement bouleversant :
Il ne reste plus rien de ce bois, mais la caverne d’où l’eau s’écoule, est devenue une
construction située près du Palatin sur la route qui mène au Grand Cirque, et il y a
tout près un enclos sacré avec une statue figurant cet événement sous la forme d’une
louve offrant ses mamelles à deux enfants : il s’agit d’une œuvre en bronze de facture
ancienne14.
Selon Ovide, le Lupercal, la grotte où Romulus et Rémus ont été allaités par la louve
et où se célèbre la fête du même nom (les Lupercales), s’appelle ainsi pour honorer la
9 Pausanias 9, 23, 2.
10 Elien, Histoires variées 12, 45.
11 Bettini et Borghini, 1979.
12 L’enfant sauvage de François Truffaut, 1970 ; L’Énigme de Gaspard Hauser de Werner Herzog, 1974.
13 Strivay, 2006.
14 Denys d’Halicarnasse 1, 79, 8 trad. V. Fromentin & J. Schnäbele, Paris, 1990.
75 0 ya s m i n a foehr -jan ssen s, f r an cesca prescendi et céline venturi
nourrice qui a donné son lait15. De même, un signe de reconnaissance particulier avait
été réservé sur l’île de Crète à la nourrice de Phylacides et Philander, fils d’Apollon
et de la nymphe Acacallis. Selon Pausanias16, les habitants de la ville d’Elyrus avaient
envoyé au sanctuaire de Delphes une statue en bronze de la chèvre qui avait nourri
les enfants.
Cet émerveillement et le signe (statue, toponyme, etc.) qui en pérennise le souvenir
soulignent la portée exceptionnelle que le discours antique confère à ce type d’épisodes
et donc aussi à leurs protagonistes humains et animaux.
De Zeus à Romulus et Rémus, de Cyrus à Camille, la guerrière des Volsques, les légendes
qui nous intéressent montrent que nombre d’espèces animales sont susceptibles de tenir
un rôle nourricier auprès des enfants humains. Pour s’en tenir aux seuls mammifères, on
dénombrera des chèvres, des louves, des chiennes, des biches, et des juments. La question
se pose de savoir si on peut établir des catégories permettant de classer un bestiaire
allaitant aussi diversifié. F. Sigaut17 propose un catalogue des différentes possibilités de
nourrissages croisés. Il distingue ainsi plusieurs cas de figures. D’une part, l’allaitement
de petits d’animaux (domestiques ou sauvages) par des femmes, de l’autre, l’allaitement
d’enfants par des nourrices animales (sauvages ou domestiques) et enfin des allaitements
entre espèces sauvages, entre espèces domestiques ou encore d’une espèce sauvage à une
domestique et vice-versa.
Ce schéma se base sur une taxinomie dont la distribution principale repose sur la
distinction entre les humains et tous les autres animaux18. Mais la répartition proposée par
Sigaut fait aussi apparaître un mode classificatoire fondamental dans les représentations
antiques et médiévales du monde animal, celui qui distingue les animaux domestiques de
ceux qui sont sauvages. Dans les sociétés antiques, cette distinction est particulièrement
importante puisqu’elle constitue la base du système sacrificiel, et donc plus généralement,
celle du système religieux. Tant le sacrifice grec que le sacrifice romain prévoient en effet
la mise à mort d’animaux principalement domestiques. La distinction entre pecus et bestia
qui oppose les herbivores et les carnivores, mais aussi les animaux sauvages et ceux qui
sont domestiqués, attestée dans la littérature latine et reprise par saint Augustin puis par
Isidore de Séville19 au vi-viie s., reste déterminante jusqu’au xiiie s. au moins20. Or les
mammifères herbivores domestiques (pecus) sont aussi considérés comme ayant une
15 Ovide, Fastes 2, 421-422 « La louve donna son nom à cet endroit, qui donna le sien aux Luperques : / la nourricière
fut bien récompensée pour avoir donné son lait » (Illa loco nomen fecit, locus ipse Lupercis;/ magna dati nutrix praemia
lactis habet, trad. A.-M. Boxus et J. Poucet Bibliotheca classica selecta, 2004, http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FASTAM/
F0-Intro.html).
16 Pausanias 10, 16, 5.
17 Sigaut, 2000.
18 Arena, Foehr-Janssens, Prescendi, 2017.
19 Cicéron, La nature des dieux, II, 158-161 ; Traité des dévoirs, I, 105 ; Augustin, Sur la Genèse au sens littéral, III, 11, 16,
dans Œuvres de saint Augustin, 48, J. André (éd. et trad.), Paris, Desclée De Brouwer, 1972, p. 236-237 ; Isidore de
Séville, Étymologies, livre XII, 1.
20 Dittmar, 2009 ; Dittmar, 2012.
an imaux nourriciers – nourrices a nima les 751
production laitière similaire à celle des humains. Selon Galien21 (iie-iiie s. apr. J.-C.), en
effet, le lait des chèvres, des juments, des vaches, des ânesses et des brebis présente des
ressemblances avec le lait humain alors que celui des chiennes, des louves, des lionnes,
des panthères, des renardes, des hyènes, des ourses s’en distingue.
Parmi les animaux plus éloignés de l’humain, un groupe à part est constitué par les
prédateurs, comme le remarque J. Trinquier22. Lorsqu’ils prennent en charge la survie
d’enfants humains, ceux-ci se révèlent capables non seulement d’allaiter les nourrissons,
mais aussi d’assurer leur protection. C’est le cas par exemple de la chienne dans la
description que Trogue Pompée donne de l’enfance de Cyrus. Quand le bouvier, qui
l’a exposé, se rend une deuxième fois sur le lieu de l’abandon, il découvre que Cyrus
est allaité par une chienne qui écarte de lui les bêtes sauvages et les oiseaux de proie.
L’auteur relève que le bouvier est alors touché par la pitié, dont l’animal lui offre l’exemple.
Il prend ainsi la décision d’amener le bébé chez sa femme, tandis que la chienne suit
avec inquiétude ce voyage de retour de l’homme chargé de l’enfant23. Dans le cas de
Milétos, fondateur de la ville homonyme en Ionie, l’enfant est sous la garde de plusieurs
nourrices sauvages, des louves, qui se préoccupent non seulement de le nourrir, mais
aussi de le protéger24.
Si l’on ajoute à cela l’idée que l’allaitement transmet les qualités de la nourrice à son
nourrisson25, l’adoption par une femelle d’une espèce prédatrice prend un relief tout à
fait particulier. En effet, les traités antiques sur l’élevage mentionnent des allaitements
entre espèces, utilisés pour améliorer les qualités des animaux26. Dans le Cynégétique27,
un poème didactique sur la chasse, que le poète Oppien d’Apamée a composé au iiie s. ap.
J-C., on lit par exemple que si les chiots sont allaités à la mamelle de chèvres, de brebis, ou
de chiennes domestiques, ils deviendront lents, faibles et lourds, tandis que s’ils le sont
par une biche ou une lionne apprivoisée, une chevrette ou une louve, ils seront forts et
rapides. L’allaitement entre différentes espèces animales est conçu comme une variante
du croisement28. Cela vaut aussi pour l’allaitement entre animaux et humains. Selon
Antoninus Liberalis29, Milétos, fondateur éponyme de la ville de Milet, fils d’Apollon
et d’Acacallis, avait été exposé et avait survécu grâce à une louve qui l’avait protégé et
allaité. En grandissant, il devint un jeune homme « beau et actif » (καλὸς καὶ δραστήριος)
probablement grâce à cet aliment sauvage. Le fondateur de Rome et son frère, ainsi que
tous leurs descendants, semblent aussi avoir tiré profit de leur première nourriture. Justin,
quant à lui, dans son abrégé de Trogue Pompée, fait allusion à cette conformation possible
par le lait dans un passage très critique à l’égard des Romains. Il affirme en particulier que
21 Galien, Facultés des médicaments simples (De simplicium medicamentorum temperamentis ac facultatibus libri) V, 7 ;
cf. Trinquier, 2017, p. 18-19.
22 Trinquier, 2017.
23 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 1, 4, 10-14 « Inspiré lui-même d’une pitié dont une bête
lui offrait l’exemple, il rapporte l’enfant à la cabane, pendant que la chienne le suit avec inquiétude » (motus et ipse
misericordia, qua motam etiam canem viderat, puerum defert ad stabula, eadem cane anxie prosequente, trad. F. Prescendi).
24 Antoninus Liberalis 30, 1.
25 Danese, 1997 ; Dasen, 2012 ; Pedrucci, 2013 ; Dasen, 2015 ; Trinquier, 2017.
26 Bretin-Chabrol, 2017.
27 Oppien, Cynégétique 1, 436-443.
28 Trinquier, 2017, p. 19-25.
29 Antoninus Liberalis (II-iiie s. ap. J-C), Métamorphoses, 30, 1 ; cf. Binder, 1964, p. 136-137.
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« les fondateurs furent élevés aux mamelles d’une louve, de sorte que tout ce peuple a
une âme de loup, insatiable de sang, affamée et vorace de pouvoir et de richesses »30. Avec
son ton réprobateur envers l’impérialisme des Romains, ce passage avère la croyance en la
transmission de qualités spécifiques par l’allaitement sauvage. La louve produit un peuple
dynamique, certes, mais aussi toujours en quête de pouvoir et de richesse. Toujours selon
Trinquier31, cette idée est si bien ancrée dans l’Antiquité gréco-romaine qu’elle produit
une formule métaphorique ayant valeur de lieu commun pour définir un personnage
insensible : celui qui se montre indifférent à tout émoi, le plus souvent amoureux, est dit
avoir été allaité par un fauve sauvage et féroce.
Dans les fictions médiévales dont il sera question plus loin, le bestiaire allaitant se
concentre, à quelques exceptions près, sur deux animaux sauvages : le lion et la biche qui
occupent tous deux une place de choix dans le bestiaire chrétien. Comme l’ont montré
les travaux de Michel Pastoureau32, le lion et le cerf remplacent au cours du Moyen
Âge l’ours et le sanglier dans leurs fonctions respectives de roi des animaux et de prises
de chasse particulièrement prestigieuses. Leur présence insistante dans les légendes
hagiographiques33 gouverne, comme on le verra, leur succès comme parents adoptifs
d’enfants humains perdus ou abandonnés.
Quoi qu’il en soit de la pulsion prédatrice qui anime ces nourrices animales, il est
surprenant de constater que les récits d’allaitements interspécifiques décrivent les
femelles animales comme des véritables nourrices dépourvues de toute agressivité envers
les nourrissons. C’est le cas de la louve qui vient allaiter Romulus et Rémus. Si elle est
normalement considérée comme vivant de rapt dans un espace sauvage34, dans l’épisode
de la découverte des jumeaux, les textes insistent sur sa sollicitude au moment de leur
offrir ses mamelles. Jamais elle n’est décrite comme ayant une attitude agressive envers les
enfants. Certaines versions précisent toutefois qu’elle s’approche d’eux pour satisfaire un
besoin personnel. La mort récente de sa dernière portée l’inciterait à vouloir se soulager
de la grande quantité de lait dont elle est porteuse35. Cependant, ce qui est le plus mis
30 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 38, 6, 8. atque ut ipsi ferunt conditores suos lupae uberibus
altos, sic omnem illum populum luporum animos inexplebiles sanguinis, atque imperii divitiarumque avidos ac ieiunos
habere, (trad. personnelle).
31 Trinquier, 2017, p. 24.
32 Pastoureau, 2007 ; Pastoureau, 2011, p. 58-69.
33 Saint Étienne enfant est nourri par le lait d’une biche. Saint Gilles reçoit lui aussi, comme adulte cette fois, le secours
d’une biche lorsqu’il s’établit dans un ermitage. Les saints et les saintes martyrs entrent en relation avec les lions qui,
dans certains cas (Prime et Félicien, Blandine) refusent de les dévorer, sur le modèle du récit biblique (Dan. 6, 20-25)
de Daniel dans la fosse aux lions. L’alliance de saint Jérôme avec un lion montre que la connivence du saint avec les
bêtes féroces ne se limite pas aux circonstances sanglantes du martyr mais s’étend aussi aux saints confesseurs.
34 Cicéron, La République 2, 4 parle de silvestris belva : « bête des bois » ; le mythographe Hygin, 252, 2, crée une section
pour les mythes concernant les enfants nourris par le lait ferinus « de bête sauvage », dans laquelle évidemment se
trouvent nos deux jumeaux ; Ovide, Fastes 3, 53, parle de lacte ferino ; cf. Conso, 1994.
35 Ps Aurèle Victor, Origine du peuple romain 20, 3 : « attirée par les vagissements des enfants, une louve était sortie
soudainement, qui les nettoya d’abord en les léchant, puis leur présenta ses mamelles pour les alléger » (levandorum
uberum gratia mammas praebuisse, trad. J. Cl. Richard, Les Belles Lettres, Paris, 1983) ; cf. aussi Plutarque, La fortune
des Romains 8 320d.
an imaux nourriciers – nourrices a nima les 753
en valeur est son attitude maternelle. Denys d’Halicarnasse par exemple la décrit en train
de déplacer les jumeaux comme s’ils étaient ses louveteaux, tandis que ceux-ci s’attachent
à elle comme si elle était leur mère36. La louve donc non seulement nourrit les enfants,
mais en prend entièrement à sa charge les devoirs traditionnels d’une nourrice humaine.
Quand elle s’éloigne à l’arrivée des bergers, dit encore Denys d’Halicarnasse (1, 79, 7),
elle ne s’effraie pas à la vue des hommes, mais s’en va docilement et se cache dans un bois
consacré au dieu Pan. Ovide37 présente la louve comme étant meilleure que les humains.
Alors que ceux-ci avaient abandonnés les nourrissons, elle les allaite, les caresse avec sa
queue et les lèche avec sa langue. Pour décrire cette attitude, Virgile et Ovide38 utilisent
le verbe fingere qui signifie « façonner » et sert habituellement à désigner le modelage de
la cire ou la céramique :
Dans l’antre verdoyant de Mars, la louve, qui venait de mettre bas, y était représentée ;
les deux enfants jouaient pendus à ses mamelles et tétaient leur nourrice sans trembler.
Elle, la tête mollement tournée vers eux, les caressait l’un après l’autre et façonnait
leurs corps en les léchant (corpora fingere lingua)39.
Or cette insistance sur le léchage de la louve, compris comme une forme de modelage du
corps des nouveaux nés, fait écho à une conception antique et médiévale de la prime enfance
selon laquelle le corps des enfants requiert des soins attentifs du fait de son inachèvement
au moment de la naissance. Les soins prodigués par les mères et les nourrices contribuent
à la fabrique définitive de l’enfant humain grâce à l’allaitement, mais aussi au moyen du
bain, des massages et de l’emmaillotement40. Les auteurs anciens prennent appui sur les
soins, comme le léchage, que les bêtes prodiguent à leurs petits pour tracer un parallèle
entre la sollicitude des nourrices animales et les tâches habituelles des nourrices humaines.
La présence de la nourrice animale auprès des enfants est souvent redoublée par l’entrée
en scène d’une bergère ou d’une autre femme de condition humble. Celle-ci reprend à sa
charge les tâches de puériculture, dans la continuité de celles accomplies par l’animal, ce
qui souligne l’interchangeabilité des deux figures. Dans le cas de Romulus et de Rémus, le
berger Faustulus amène les enfants à sa femme, Acca Larentia, qui continue l’allaitement
interrompu par la louve. Elle devient ainsi un double humain de la louve, et on sait que
les anciens ont joué sur cet élément pour attribuer à Acca Larentia une réputation de
prostituée en s’appuyant sur la signification ambigüe du mot lupa (louve)41.
Bien plus, le salut offert par la nourrice animale contraste avec la férocité dont les humains
font preuve lorsqu’en exposant les enfants, ils envisagent la possibilité d’un infanticide
dont ils délèguent la réalisation à l’appétit supposé des fauves pour la chair humaine. Le
36 Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines 1, 79, 7 : « Quand ils s’approchèrent et virent la louve entraîner les
nouveau-nés comme s’ils étaient ses petits et eux se pendre à elle comme si elle était leur mère, ils soupçonnèrent
là quelque phénomène divin et s’avancèrent tous ensemble en cherchant à effrayer le fauve par leur cris » (trad.
V. Fromentin & J. Schnäbele, Paris, Belles Lettres, 1990 (La roue à livres)).
37 Ovide, Fastes 2, 413-418.
38 Prescendi, 2017.
39 Virgile, Énéide, 8, 631-634 (trad. A. Bellesort, Paris, Ink Book édition, 2012).
40 Valette-Cagnac, 2003 ; Laes, 2006, p. 79 ; Dasen, 2015, p. 252-254.
41 Prescendi, 2017.
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discours que, selon Plutarque42, Rémus tient à Numitor quand il est capturé par ses gardes,
rend compte avec éloquence de ce renversement de valeurs : « notre naissance est, dit-on,
mystérieuse et la manière dont nous avons été nourris et allaités, quand nous étions des
nouveau-nés, est plus étrange encore : jetés en pâture aux oiseaux et aux fauves, nous avons
été nourris par eux ». De même, le roi Habis est exposé plusieurs fois pour être dévoré
ou écrasé par des animaux, mais il est au contraire toujours sauvé et allaité par ceux-ci43.
De tels constats autorisent à penser que les animaux se présentent comme des
personnages à part entière ; ils sont maîtres de leur action, qui confine à la générosité
et les place au-dessus des humains ou du moins les fait agir de manière contraire à leurs
attentes. Certes, on pourrait considérer ces nourrices comme des animaux sacrés puisque
parfois elles agissent dans la sphère d’influence d’une divinité. Dans l’Antiquité grecque
et romaine, en effet, beaucoup des divinités comptent des animaux parmi leurs attributs :
Aphrodite une colombe ; Athéna une chouette ; Junon des oies ; Esculape un serpent,
etc. La louve qui allaite Romulus et Rémus ainsi que le pivert qui leur donne la becquée
sont des cas de ce type : ils sont clairement définis comme des animaux du dieu Mars et
cela explique certainement en partie leur présence aux côtés des enfants44. Cependant,
les auteurs anciens semblent privilégier l’idée selon laquelle le sort des enfants humains
abandonnés par les hommes est placé sous la protection conjointe des dieux et des
animaux, sans que l’action de ces derniers soit entièrement subordonnée à la volonté
divine. Au moment où la louve est découverte par les bergers, elle leur laisse les enfants
pour se retirer dans le bois. Denys d’Halicarnasse45, qui cite d’autres historiens romains
plus anciens, mentionne qu’elle se dirige vers la forêt, où se trouve un sanctuaire du
dieu Pan. Cette indication, qui souligne que la scène se passe dans la nature sauvage, fait
également comprendre que l’animal n’est pas lié de manière exclusive au dieu Mars, mais
qu’il entre en relation avec les différentes puissances divines propres à l’environnement
sylvestre qui est le sien.
Si la louve n’est pas une simple émanation d’un Dieu tutélaire, les autres animaux
qui interviennent dans ces histoires ne le sont pas plus. Dans le récit d’Habis, ce n’est
qu’une fois que le héros, devenu adulte et reconnu comme roi, fait montre de grandes
vertus qu’il est fait allusion à l’éventuelle participation des dieux au sauvetage prodigieux
intervenu dans sa jeunesse46. Dans le roman de Daphnis et Chloé ou dans d’autres
mythes grecs, il n’y a aucune allusion à la présence des dieux. Quand la protection
divine est mentionnée, circonstance qui reste marginale dans les récits, il apparaît qu’elle
inspire l’acte bienfaisant des animaux, mais elle ne le détermine pas. En définitive, il
semble qu’il ne faille pas attribuer aux dieux toute la responsabilité de ces allaitements
miraculeux : les nourrices animales agissent en conformité avec la volonté divine, mais
elles sont décrites avec une agentivité qui leur est propre, comparable à celles de mères
et des nourrices humaines.
42 Plutarque, Vie de Romulus 7, 7 (trad. R. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1964).
43 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 44, 4.
44 Cf. par exemple Cicéron, De la divination 1, 150 ; Ovide, Fastes, 3, 37 ; Plutarque, Vie de Romulus 1, 4, 2.
45 Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines 1, 79, 6-9.
46 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 44, 4.
an imaux nourriciers – nourrices a nima les 755
A la lumière de ce constat, il nous paraît important de revenir encore une fois sur le fait
que le motif du salut offert à un enfant en bas âge par une nourrice animale s’articule le
plus souvent, dans la mythologie antique, à celui de son exposition. La plupart des contes
qui y ont recours, s’apparentent au scénario narratif que, dans un ouvrage célèbre paru en
1909, le psychanalyste freudien Otto Rank appelle le « Mythe de la naissance du héros »47.
Si l’axe principal du récit s’inscrit, comme le voudrait Rank, dans la logique du complexe
d’Œdipe, l’ensemble de l’intrigue devrait refléter l’ambivalence des rapports entre père et
fils. Le plus souvent, les circonstances de la naissance du ou des héros nourris au lait animal
semblent confirmer cette hypothèse. Une filiation divine ou du moins l’engendrement
d’un ou de plusieurs enfants par un père exceptionnel et tout-puissant vient redoubler la
filiation humaine d’un fantasme de grandeur héroïque. Le père terrestre ou son substitut
(qui peut être le grand-oncle maternel, dans le cas de Romulus et Remus, par exemple) est
tenu à distance et joue d’ailleurs le rôle de persécuteur du ou des enfants exposés. Selon
cette approche, l’ensemble du mythe et surtout le parcours qualifiant du héros découle
de la transgression sexuelle procréatrice initiale.
Cependant, on pourra se demander s’il faut s’en tenir là, puisque la suite du récit
contribue à produire, à partir du motif de l’exposition du « bâtard » divin, un second
dédoublement dans l’ordre de la génération, dans la sphère maternelle cette fois.
Force est de constater, une fois que l’on a reconnu une valeur opératoire au motif de la
nourrice animale, que celui-ci propose une figure maternelle de substitution répondant
à la réduplication des figures paternelles. La qualification merveilleuse offerte par un
don de lait providentiel participe elle aussi à l’élaboration de la gloire future du ou des
héros. Ainsi la procréation n’est-elle pas tout dans le mythe de naissance du héros, le
nourrissage a lui aussi une dimension mythique. Comment penser ce redoublement de
la figure maternelle par l’animal ou l’être providentiel ? Qu’est-ce que la louve ? De quoi
son lait est-il le symbole ?
Comme nous l’avons déjà vu, la louve se situe dans le domaine d’action de Mars.
Elle est la « louve de Mars », ce qui impliquerait que le façonnage des petits romains se
pense à travers le don d’une nourriture entièrement dévolue à l’éthos guerrier du Dieu,
confirmant ainsi la prédominance de l’ascendance paternelle et patriarcale dans les mythes
de naissance de héros fondateurs.
Cependant l’idée de ce nourrissage d’essence paternelle peut, dans le cas de Romulus
et Remus, être concurrencée par une interprétation qui prend en compte d’autres
variantes du récit48. Certaines versions du mythe intègrent en effet des explications de
type « évhémériste » qui assimilent la lupa à une prostituée49 et d’autres mettent en
exergue la figure de la seconde nourrice des jumeaux, Acca Larentia, la femme d’un berger
de rang social très bas. Si la figure nourricière entre dans une typologie d’avilissement,
l’allaitement glorieux par la louve de Mars ne fournit pas le dernier mot de la signification
47 Rank, 1983.
48 Prescendi, 2017.
49 Par exemple : Valère Antias, cité dans l’Origine du peuple romain 21, 1-2 ; Tite-Live 1, 4, 7 ; Denys d’Halicarnasse,
Antiquités romaines 1, 84, 4 ; cf. aussi Prescendi, 2017, p. 48-49.
756 ya s m i n a foehr -jan ssen s, f r an cesca prescendi et céline venturi
du mythe. Celle-ci se doublerait alors d’un rappel des origines serviles du peuple romain,
que les rites de fondation expriment aussi50. Cette lecture pourrait paraitre audacieuse,
puisqu’elle mise sur une sorte de phénomène de retournement de stigmate ; pourtant elle
est cohérente si on tient compte du contexte culturel : le mythe d’origine vise à montrer
que les Romains ont atteint une grande puissance en provenant d’une origine modeste
et non autochtone51. De plus, elle a le mérite, sur le plan méthodologique, d’attirer notre
attention sur la nécessité d’interpréter la figure de la nourrice, de ne pas l’abandonner
à une sorte d’insignifiance mythique en vertu d’un présupposé culturel en faveur de la
valeur structurante de la paternité.
Ces fictions adressées à un public laïc recyclent de très nombreux éléments de récits
hagiographiques. La Vie de saint Eustache, qui représente la forme occidentale la plus
répandue du conte de la famille séparée56 joue un rôle déterminant dans le développement
de cette veine narrative. Les enfants jumeaux du futur saint sont enlevés respectivement
par un loup et par un lion et ces rapts entraînent une dislocation de la cellule familiale.
A l’origine, l’animal ravisseur est donc un dangereux prédateur plutôt qu’un protecteur
providentiel. Mais, dans un second temps, on voit apparaître des récits comme Lion de
Bourges ou Florent et Octavien dans lesquels le rôle du lion se modifie : c’est lui qui assure la
survie de l’enfant. Ce changement de valence transforme l’acte de prédation en adoption
et la proie en progéniture. Il s’explique par l’image très favorable dont ce fauve bénéficie
dans la tradition chrétienne57.
Du fait de cette généalogie imaginaire, les lions nourrices s’avèrent être des créatures
ambivalentes du point de vue du genre, tantôt lions quand ils s’emparent de l’enfant, tantôt
lionnes quand ils le nourrissent58. On pourra s’étonner du peu de cas qui est fait du sexe
de l’animal providentiel, alors même que la valence maternelle de la nourrice animale
semble prévaloir dans les récits mythologiques antiques. Cependant si l’on considère que
ces allaitements ont avant tout pour fonction d’affirmer une prérogative sociale, une telle
indifférence devient compréhensible. La question n’est pas de savoir si l’allaitement qualifiant
exprime une précellence paternelle ou maternelle. La notion de classe sociale l’emporte
de loin sur celle du genre : les enfants sont issus d’une parenté noble et la présence du lion
comme nourrice animale répond à une logique d’affirmation de ce statut aristocratique ainsi
que des valeurs qui s’y attachent. C’est un lait de noblesse que fournit le lion lorsqu’il (ou
elle) allaite le héros en devenir. La valence aristocratique de l’animal est indéniable et elle
gouverne sa présence dans des récits qui affirment l’importance mythique de l’allaitement
glorieux comme conformation de la personnalité du futur seigneur.
Cependant dans deux cas au moins, le scénario habituel est remodelé d’une manière
originale qui a des implications de genre très remarquables. Les deux textes en question
procèdent à de nouveaux aménagements du récit d’enfance glorieuse en allant puiser à la
légende de saint Gilles, le saint ermite miraculeusement nourri par une biche. Dans ces deux
55 Le corpus considéré ici comprend les œuvres suivantes : La Belle Hélène de Constantinople, chanson de geste du xive
siècle, éd. C. Roussel, Genève, Droz, 1995 ; Florent et Octavien, chanson de geste du xive siècle, éd. N. Laborderie,
Genève, Slatkine, 1991 ; J. Wauquelin, La Belle Hélène de Constantinople : mise en prose d’une chanson de geste, éd.
M.-C. de Crécy, Genève : Droz, 2002 ; Lion de Bourges, poème épique du xive siècle, éd. W. W. Kibler, J.-L. G. Picherit
et T. S. Fenster, Genève, Droz, 1980 ; Octavian, éd. C. A. Head, Ann Arbor : U.M.I, 1989, Le Roman de Kanor, : édition
critique d’un texte en prose du xiiie siècle, éd. M. T. McMunn, Ann Arbor, UMI, 1985 (Ph. D. dissertation, University
of Connecticut, Storrs, 1978).
56 Lemieux, 1970 ; Brémond, 1984 ; Boureau, 1993.
57 Les bestiaires en font un animal christique, capable de ressusciter par son souffle les lionceaux mort-nés mis bas par
la lionne. De plus, l’héraldique confirme la prévalence presque complète du lion comme emblème de la royauté.
58 Venturi, 2017.
75 8 ya s m i n a foehr -jan ssen s, f r an cesca prescendi et céline venturi
Dans La Belle Hélène de Constantinople59, les enfants jumeaux de l’héroïne lui sont
ravis, selon la règle imposée par la légende de saint Eustache, par un lion et un loup. La
présence d’un ermite permet de sauver l’un des enfants de la gueule du loup. L’autre pourra
jouir, comme il se doit, de la bienveillance et de la sollicitude du lion. Mais chacune de
ces deux figures masculines, le lion et l’ermite, se trouve bientôt confrontée à la question
de savoir comment nourrir l’enfant recueilli. L’ermite tente de d’alimenter son protégé
avec du jus de poire et le lion donne sa langue à téter au sien afin de lui donner sa salive
à boire. Puis le lion, en sa qualité de roi des animaux, engage une biche60 pour allaiter
l’enfant. L’ermite, quant à lui, découvre la tanière du lion à point nommé pour prendre en
charge les soins de propreté des deux enfants, tout en confiant « son » enfant aux mamelles
de la femelle nourricière. Les deux frères sont alors réunis au sein d’un ménage humain
et animal constitué par l’alliance du lion, de l’ermite et de la biche qui collaborent pour
assurer le bien-être des nourrissons61.
Le couple formé par le lion, représentant les modes de vie aristocratique, et l’ermite, qui
incarne l’idéal monastique ou spirituel en dit long sur le modèle de virilité héroïque proposé
par la chanson. La suite du récit montre que les deux frères sont appelés à incarner un ethos
de sainteté royale62. Cette alliance souligne aussi la prédominance des figures paternelles
sur le simple avatar nourricier que représentent la biche, pourvoyeuse d’un lait qui n’a
sans doute pas la valeur qualifiante et formatrice des nourritures premières fournies par les
pères adoptifs. Cette chanson semble opter pour l’affirmation du caractère modélisateur
et décisif d’un « lait » masculin. La forêt offre un espace susceptible d’accueillir une
utopie familiale à forte valeur intégrative. En ce sens, il convient d’accorder la plus grande
attention à l’isotopie alimentaire mise en place par les récits et a fortiori aux différentes
qualifications du lait, humain ou animal, maternel ou paternel. Il n’est pas indifférent que
les jumeaux d’Hélène soient d’abord allaités par leur mère, puis par le lion et l’ermite
avec du jus de fruits et de la salive, puis enfin par le lait de la biche63. Chaque étape de
cette chaîne lactée recycle un aspect plus ou moins stéréotypé des croyances liées aux
59 Ce long récit nous est parvenu sous la forme d’une chanson de geste anonyme datée du xive s. (éd. Roussel, op. cit.)
et d’une mise en prose du xve s. que l’on doit à Jean Wauquelin, actif à la cour de Bourgogne au service de Philippe
le bon.
60 La biche apparaît dans la version en prose. Dans la chanson en alexandrins, il s’agit d’une chèvre.
61 La tradition antique connaît aussi des cas d’alliances entre des hommes et des femelles animales en vue de la survie
d’enfants en bas âge. Citons celui de Camille, la guerrière des Volsques dont l’histoire est racontée dans l’Énéide
de Virgile. Toute petite, elle doit s’enfuir avec son père, qui assure sa subsistance grâce au lait d’une jument, dont
il presse les mamelles sur ses lèvres (Virgile, Énéide 11, 570-571). Dans ce cas, le père et la jument forment alliance
quasi-parentale, capable d’assurer la survie de l’enfant.
62 Le texte s’appuie sur la légende de saint Martin qui joue un rôle de premier plan dans l’imaginaire royal de la maison
de France.
63 Dans Tristan de Nanteuil, op. cit., on retrouve la mise en série d’étapes de divers allaitements successifs : lait maternel,
lait d’une sirène, lait d’une mère adoptive humaine, nourriture lactée et carnée offerte par la « cerve » féroce, mais
maternelle.
an imaux nourriciers – nourrices a nima les 759
qualités du lait : du côté de la mère on pourra invoquer la préférence pour le lait maternel
offrant une nourriture susceptible de renforcer les liens du sang, sous l’autorité du lion, la
nourriture première renvoie, via la tradition des bestiaires à l’imaginaire christique d’une
paternité nourricière, et enfin le lait de la biche appelle le souvenir plus prosaïque d’une
mise en nourrice régie par l’autorité paternelle. La complexité de l’agencement propre à
la Belle Hélène paraît donc renforcer la revendication d’une paternité idéalisée, fortement
engagée dans une mission de formation et de conformation de la nouvelle génération.
64 Il s’agit de la dernière partie du cycle narratif des Sept sages de Rome. Le Roman de Kanor, op. cit., est daté de la fin
du xiiie s..
760 ya s m i n a foehr -jan ssen s, f r an cesca prescendi et céline venturi
établi et attendu. Pour faire face à cette situation tout à fait inédite, l’ermite propose alors
à la jeune Nicole, qui est vierge, de mettre les enfants au sein tout en leur donnant à boire
des cuillérées du lait de la biche :
Alors la jeune vierge s’approcha de l’aîné des enfants qui se nommait Kanor et voulut
lui faire prendre du lait, mais il fit la grimace et pleura de plus belle, comme si le lait
était du fiel. Elle prit Sycor, qui fit de même, puis Domor et Rusticor, mais aucun d’eux
n’accepta d’avaler le lait. Quand l’ermite et la jeune fille virent cela, leur étonnement
fut très grand et ils ne surent que faire, car les enfants criaient si bien famine que c’en
était prodigieux. L’ermite eut alors une idée. Il dit : « En vérité, ces enfants n’ont pas
l’habitude d’être nourris ainsi, je vais vous dire quoi faire. Prenez votre sein et mettez-le
leur dans la bouche, puis mettez-y aussi du lait, tout doucement, afin de le leur rendre
agréable et qu’ils puissent ainsi trouver un moyen de survivre. »
La jeune fille alla s’installer à l’écart, elle mit son sein dans la bouche de l’enfant et
celui-ci commença à téter. Ce faisant, elle mit de l’autre lait dans une cuillère si bien
qu’il prit ce dont il avait besoin et elle agit de même avec tout chacun des autres65.
Durant les jours suivants, ce mode d’alimentation se poursuit si bien que, stimulée
par la succion constante des quatre nourrissons, la poitrine de la jeune femme se met à
produire du lait. Ce phénomène étonnant est pourtant bien documenté ; il s’agit d’une
lactatio agravidica, une procédure qui est aujourd’hui encore proposée aux femmes qui
adoptent un enfant66 :
Il lui arriva alors une grande merveille […] la source écrite de notre conte dit que la
jeune vierge mit si bien les enfants au sein qu’elle sentit le lait abonder dans sa poitrine,
qui commença à se remplir de lait comme si elle avait donné le jour à des enfants par la
volonté de Dieu. Quand la pucelle constata cela, elle ressentit une grande joie à l’idée
qu’elle était à même de nourrir les enfants. Pour cette raison, elle se nourrissait chaque
jour du lait de la biche qui venait deux fois par jour, afin d’avoir elle-même plus de lait. Et
en vérité, quoi qu’il en soit, la chose prit un tel tour que le lait abonda tant en ses mamelles
que les enfants croissaient même mieux qu’ils ne l’avaient fait auprès de l’impératrice67.
Comme il faut bien recycler les éléments du mythème laissé pour compte, le lait
animal servira à l’alimentation de Nicole et lui permettra maintenir sa propre lactation.
L’illustration de l’un des manuscrits permet de mesurer combien cet épisode contredit la
norme narrative de l’allaitement providentiel par un animal bienveillant puisqu’au rebours
de la lettre du texte, l’enluminure située au fol. 51va du ms. Paris, BnF français 22550 montre
les enfants tétant la biche68 !
La lactation virginale de Nicole contribue à faire du lait humain la nourriture de prédi-
lection des enfants, prenant ainsi la fable de l’allaitement interspécifique à rebrousse-poil.
Les enfants ne tètent pas, dans leur exil sauvage, un lait censé avérer leur élection et leur
appartenance à une condition supérieure et noble. Le refus du lait animal au profit du lait
humain confère en outre un rôle accru aux enfants dans l’établissement des liens familiaux.
De plus, cette lactation place Nicole en position de substitut direct de la figure maternelle.
Or la priorité donnée à l’allaitement maternel est affirmée dans un autre épisode du même
roman. L’impératrice Néra est à la recherche de son fils Néror et finit par le retrouver à
Carthage. Dès l’instant où sa mère, déguisée en homme, pénètre dans la pièce où il se trouve,
le jeune enfant commence à refuser obstinément le sein de la princesse qui l’a recueilli et
qui cherche à le faire passer pour son propre fils. L’allaitement est l’instrument privilégié
de la reconnaissance entre mère et fils. Le Roman de Kanor fait ici appel à un imaginaire
du don de lait tout différent de celui qui régit le recours à la prodigalité d’une nourrice
animale. On y perçoit les échos de la promotion aristocratique du lait maternel comme
nourriture exclusive des enfants. Nombre de textes littéraires nous offre un témoignage
de la puissance de cet argumentaire lorsqu’il s’agit de promouvoir la pureté d’une filiation
aristocratique. Un passage de la version en vers du Roman des sept sages déplore le recours
à des nourrices de bas étage pour assurer l’allaitement des enfants nobles69. La légende
d’Ide de Boulogne, la mère du héros Godefroi de Bouillon et celle de la fée Mélusine
participent à cette exaltation des vertus du lait maternel : la première fait vomir celui de
ses fils auquel une servante bien intentionnée avait donné un peu de son lait70. La seconde
revient nuitamment nourrir ses jeunes fils non sevrés après sa métamorphose en serpente71.
Mais Nicole, par son nom, est aussi reliée à saint Nicolas, protecteur des enfants et de
l’enfance. Or Cassidorus, le père des enfants, entretenait une relation personnelle avec ce
saint en l’honneur duquel il avait entrepris d’édifier un sanctuaire. Nicole entre donc dans
des rapports d’homologie avec le père aussi bien qu’avec la mère des enfants. Son nom,
épicène, ainsi que sa virginité en fait une sorte de figure parentale synthétique qui sert
de trait d’union entre les soins maternels et la sollicitude paternelle à l’égard des enfants.
Le Roman de Kanor semble donc promouvoir un modèle aristocratique de parentalité
en s’appuyant sur des figures maternelles irréprochables entièrement dévouées à la
préservation du lignage dans ses structures traditionnelles. L’allaitement pseudo-maternel
et virginal performe l’intégration de l’enfant dans le lignage paternel tout confirmant la
place prépondérante de la mère de noble lignée dans la généalogie aristocratique.
Pour conclure
Notre parcours à travers les récits antiques et médiévaux qui ont recours au motif de la
nourrice animale montre clairement combien ce mythème est qualifiant et répond à une
typologie stable. Il génère un bestiaire bien particulier, incluant des animaux domestiques
aussi bien que des fauves, au gré des significations symboliques qui s’attachent à la survie des
69 Le Roman des sept sages de Rome, édition critique et traduction des deux rédactions en vers d’un roman du xiie siècle,
préparée par Y. Foehr-Janssens et M. Speer, Paris, Champion, 2017, (Champion Classiques), v. 185-244.
70 Les Enfances Godefroi, in Godefroi de Bouillon, ed. by J. B. Roberts, Tuscaloosa ; London, The University of Alabama
Pressp. 1996 (The Old French Crusade Cycle 10), p. 18, l. 14-22.
71 Coudrette, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, éd. établie par E. Roach, Paris, Klincksieck, 1982, v.
4371-4399.
762 ya s m i n a foehr -jan ssen s, f r an cesca prescendi et céline venturi
Bibliographie
Pourquoi voit-on des femmes punies en allaitant serpents et dragons sur les façades des
églises romanes ? Pourquoi choisir un lion allaitant des enfants dans une Bible enluminée
pour figurer l’évangéliste Marc ? Pourquoi voit-on des saints s’abreuver au pis des bêtes
sauvages ?
À l’époque médiévale, l’allaitement était pensé non seulement comme une transmission
de nourriture mais aussi d’un dérivé du sang, capable de créer un lien de filiation, de
ressemblance physique et morale entre la personne allaitante et le nourrisson. L’allaitement
et la transmission du lait peuvent être lus comme des moyens de créer des êtres relationnels,
au sens où l’entend l’anthropologue océaniste de Marilyn Strathern : le partage d’une
substance corporelle crée une relation qui dépasse les nécessités alimentaires, et au sein
de ces relations, les rapports de genre se reconfigurent1. Marilyn Strathern avait étudié une
société faite de contradictions dans les hautes terres de la Papouasie Nouvelle Guinée :
centrales pour la production de biens, notamment l’élevage de cochons, les femmes y
étaient pensées comme fondamentalement inférieures et soumises à des interdits répétés
et variés (alimentaires, de comportements, etc.). Elle avait bouleversé les catégories en
faisant du genre non une identité mais une capacité d’agir, faite de relations mutuelles
entre des personnes bidividuelles. Dans les cas que nous allons envisager, l’allaitement
pouvait créer des liens non seulement entre mère et enfants mais aussi entre hommes,
femmes, bêtes et saints. Le lien concerne à la fois des humains allaitant des bêtes et des
bêtes nourrissant des hommes, adultes ou enfants (nous n’avons pas rencontré de cas dans
lequel c’est une femme qui est nourrie par une bête sauvage). Nous avons tenté de montrer,
dans des travaux précédents, qu’il existait un système de substitution possible entre femme
humaine et bête nourricière2. Notre propos se situe à la jonction entre études de genre et
les questions ontologiques : notre intuition est que le cas de l’allaitement interspécifique
1 Strathern 1988 et 1987, p. 9-18 ; Bonnemère 2015 ; Sur la création de parenté par l’alimentation, voir Carsten
2012.
2 Dittmar, Maillet et Questiaux, 2011.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 765-780
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127471
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766 p i er r e- ol ivier dittmar et clovis chloé ma illet
offre un terrain pour penser les catégories qui se transforment entre le xiie et le xve siècle
dans le contexte d’une « naturalisation » partielle de la société. La question a été explorée
dans les sources littéraires3, mais les images sont encore peu étudiées dans cette perspective.
De fait, le nombre d’images concerné est limité, et variable en fonction des époques.
L’importance du thème de la femme aux serpents dans l’art roman a rendu visible la
corrélation entre organe de la lactation et animal, mais il a traditionnellement été inter-
prété en termes symboliques. À la fin du Moyen Âge, l’importance des thèmes antiques
d’allaitement animal a permis l’émergence d’une série d’images mettant en scène des bêtes
sauvages avec des enfants humains ; on l’interprète souvent comme réminiscence d’une
iconographie romaine sans lien avec les pratiques médiévales. Notre hypothèse de travail
est que l’étude de ce corpus permet de faire émerger des questions anthropologiques
qui touchent plus largement à la définition des catégories de la nature et du genre. Ces
concepts ne sont pas transposables au Moyen Âge dans leur définition actuelle, et l’étude
de l’allaitement interspécifique peut participer de leur mise en crise.
Fig. 1. Femme aux deux serpents avec un reptile, bas-relief, Portail de l’Abbaye de Moissac, 1110-
1130, Crédit Wikimedia Commons
nombreuses études aient repris cette identification sans la critiquer, il est aujourd’hui attesté
que la signification de cette image est plus complexe, et que l’identification de Mâle témoigne
davantage des représentations des hommes du xixe siècle que de celles des médiévaux8.
Si le grand historien de l’art interprète ce motif comme une image de la luxure, c’est avant
tout en fonction du présupposé que le sein féminin est « naturellement » érotique, dès lors,
sa morsure par un animal diabolique ne pouvait que condamner une forme de sexualité.
En observant de près le vaste corpus des « femmes aux serpents », les images qui
possèdent une connotation sexuelle claire sont rares, mais particulièrement célèbres. Il
s’agit notamment des images des portails de Moissac et Beaulieu-sur-Dordogne où la
vulve est également mordue par un reptile.
Ici la longue chevelure relâchée de la femme nue, sa bouche grimaçante et son association
directe avec un démon dont le verbe s’exprime par un crapaud sortant de la bouche, ne
laissent pas de doute sur le caractère négatif de l’image. Celui-ci prend encore plus de force
si l’on mesure le contraste de cette scène avec celle de l’Annonciation qui lui fait face, où
la Vierge semble mettre la main sur le sein. La qualité et la célébrité de cette sculpture – et
de celle de Beaulieu-sur-Dordogne, qui en est l’émanation – ont sans doute contribué à
consolider l’analyse négative de la femme au serpent chez les historiens de l’art.
L’association vulve-seins invite en effet à un rapprochement des deux organes comme
dévolus à la sexualité. Hormis ces deux ensembles, il y a pourtant peu de cas dans lesquels
les deux parties du corps soient soumises à l’animal maléfique. Prenons un autre cas célèbre,
datant approximativement de la même période : le chapiteau de la Madeleine de Vézelay.
Le chapiteau présente au centre deux volutes végétales encadrées par un démon – aux
cheveux dressés sur la tête, la langue tirée et le corps contorsionné, visage vers la droite,
bassin tourné vers la gauche – et un personnage féminin doté de seins, et d’une coiffure
sophistiquée faite de quatre volutes de cheveux doublant la taille de son visage. Un serpent
in ter r elation s hommes, femmes, bêtes et sa ints 76 9
s’enroule autour de ses jambes, passe à côté de sa vulve sans la toucher et a la tête posée
sur son ventre. Le sein et le bras gauche sont endommagés et on ne peut deviner leur
position, mais on voit la main droite qui agrippe et tire violemment sur le sein gauche,
au point qu’il se trouve plissé et atteint presque la tête du serpent. Le côté négatif de ce
personnage ne fait pas de doute, d’autant qu’il a déjà été remarqué que, étonnamment,
malgré la dédicace à Marie-Madeleine, on n’a pas conservé de personnage de sainte dans la
nef, et que les personnages féminins sont presque tous des personnages de tentatrices9. Sa
coiffure volumineuse et les volutes de ses boucles la rapprochent de l’image du démon sur le
même chapiteau, et plus généralement de l’iconographie des femmes de mauvaises mœurs.
Les seins, tordus, et distendus sont décharnés mais s’approchent de la gueule du serpent.
Depuis les travaux d’Amanda Luyster10, nous savons que ces images des femmes aux
serpents n’apparaissent pas dans des contextes évoquant des pratiques sexuelles, mais
bien plus souvent dans un cadre où des questions de maternité voire d’allaitement sont
en jeu. C’est notamment le cas dans une image issue de l’Hortus Deliciarum, remarquable
manuscrit du xiie siècle connu par une copie du xixe siècle, où la femme au serpent est
clairement associée à l’infanticide. En effet, dans ce manuscrit probablement dédié à des
moniales issues de la noblesse, cette scène se situe à la verticale d’une scène d’anthropo-
phagie où une femme dévore un enfant. Le cycle alimentaire semble ici inversé, la mère
n’est plus « mangée » par son enfant (par le biais de l’allaitement), mais le dévore. En
guise de châtiment, ses seins dévoyés sont mordus par un reptile11. Comme dans bien
des cas, c’est plus la figure de la mauvaise mère que celle de luxurieuse qui est dénoncée,
plus une dynamique alimentaire que des pratiques sexuelles qui sont condamnées. On
le voit, toute la force de l’image de la femme aux serpents repose sur l’ambivalence entre
le fait de mordre et celui de têter voir d’allaiter, laissant libre au regardant d’interpréter la
nature du transfert de matière entre les deux êtres et les valeurs de genre (une femme doit
allaiter) et d’espèce (la hiérarchie morale des créatures : l’homme doit manger l’animal et
ne pas être mangé par lui) qu’il implique.
Un exemple beaucoup plus tardif montre avec beaucoup d’ambigüité la persistance
du motif de la punition de la mauvaise femme par allaitement animal. On la trouve dans
un panneau inspiré d’une vie de Stanislas de Szczepanów (1030-1079), évêque et martyr
de Cracovie écrite vers 146512. Son conflit avec le roi Bodeslas II et son meurtre politique
rapprochent sa vie de celle de Thomas de Canterbury qui sera célébrissime en Occident.
Un épisode du conflit entre roi et évêque présente un cas d’allaitement animal étonnant,
que les peintres ont figuré sur un panneau de Cracovie en 1505.
Au premier plan, une femme allaite un chiot tandis qu’une chienne allaite un nourrisson.
Au second plan on découvre l’épisode précédent : un soldat retire un enfant du sein de
sa mère pour y placer un chiot. Les femmes et les chiots sont entourés de militaires, et
9 Pour une description des chapiteaux de la nef de Vézelay, cf. Ambrose, 2006, Angheben, 2003. Il y a en fait un
chapiteau de saint/sainte très positif, celui de sainte Eugénie, au genre ambigu, représentée en moine masculin,
cf. Maillet, 2018.
10 Luyster, 2001.
11 Herrade de Landsberg, Hortus deliciarum (1159-1172, XIXth fac simile), fol. 255r. L’image porte l’inscription
suivante : Vermis impiorum non morietur et ignis illorum in sempiternum non extinguetur.
12 Cité par Wolfsthal 2010.
7 70 p i er r e- ol ivier dittmar et clovis chloé ma illet
encadrées à leur droite par le saint évêque désignant du doigt la scène, et à leur gauche
par le roi ordonnant aux soldats de son sceptre. En lisant la vie13, on apprend que le roi,
déjà connu pour son amoralité (luxure et même zoophilie avec des juments), avait vu la
débauche de ses troupes le dépasser. Pire même, pendant la campagne contre les Ruthènes,
les femmes des soldats s’étaient unies à leurs esclaves. Les soldats enragés avaient commencé
à se venger en faisant justice eux-mêmes. Pour tenter de reprendre son pouvoir, le roi
décida une punition « contre-nature » (contra naturam) en mettant au sein des femmes
des chiots, et aux mamelles des chiennes le produit de leur adultère. L’image confronte
les deux hommes encadrant la scène et les victimes placées au cœur de la composition.
L’image ne condamne pas la pratique de manière aussi évidente que le texte, l’ambigüité
des relations qui se nouent entre les espèces, la chienne se tournant avec douceur vers
l’enfant, ne permet pas une interprétation sans équivoque. Le saint condamne les excès
de cette justice royale à la fois orgueilleuse et cruelle mais les spectateurs restent fascinés
par l’épisode, comme lorsque Montaigne décrivait ses valets allaités par des chèvres et
l’attachement qui liait les nourrices improvisés et les cheveaux de substitution14. Cette
singulière punition pour adultère reprend la logique des femmes aux serpents, mais au
xvie siècle, une telle image est devenue contre-nature, étonnante et fascinante tout à la fois.
Certes, aucun serpent n’a jamais bu de lait, et ils seraient incapables comme tous les
non-mammifères de digérer le lactose. Les mammifères en revanche sont tout à fait capables
de boire le lait des autres mammifères. Les humains boivent du lait animal aujourd’hui
13 BHL 7840, de Longin Dlugosso, chanoine de Cracovie, chapitre VIII, Acta Sanctorum, 7 mars.
14 Michel de Montaigne, Essais, livre II.
in ter r elation s hommes, femmes, bêtes et sa ints 7 71
Fig. 4. L’enfant et la truie, Jacquemart Giélée, Renart le Nouvel, BnF, ms. Fr. 1581,
fol. 38, xiiie s, Crédit photo gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
produit selon des méthodes qui diffèrent de celle de la production du lait humain et
en ont fait un produit de consommation courante15. Au Moyen Âge en revanche, le lait
animal était rarement bu avec des instruments de médiation. La corne d’allaitement est
mentionnée dans certains textes littéraires mais seulement dans des cas problématiques
comme Robert le diable tarissant toutes ses nourrices, parce qu’il était le fils d’un
démon16. On en trouve quelques images à la fin du Moyen Âge pour l’allaitement d’Isaac
et son sevrage. Isaac était déjà un personnage né d’une naissance extraordinaire auprès
d’une Sarah âgée de quatre-vingt-dix ans17. C’est à partir du xive siècle qu’on trouve les
premières traces archéologiques de la chevrette18, l’ancêtre du biberon, destiné à recueillir
en priorité le lait de chèvre. Pourtant, avant cette période et pendant encore longtemps,
puisque c’était encore le cas du temps de Montaigne, et même de Victor Hugo19, les
enfants humains nécessitant un apport de lait animal en cas d’absence de mère ou de
nourrice ont été allaités au pis de l’animal. Les moralistes avaient tendance à condamner
cette pratique en raison du risque de transmission des caractères de l’animal à l’enfant.
Par exemple, Jaquemart Giélée évoque une mauvaise nourrice qui aurait confié l’enfant
dont elle avait la garde à une truie. L’enfant sevré avait gardé l’habitude de se rouler dans
la boue. Aujourd’hui, nous avons perdu l’idée qu’en buvant du lait de vache nous finirons
par ressembler à un veau. Si nous pouvons boire du lait de vache ou de chèvre (après un
âge minimum permettant de digérer leur trop grande quantité de protéines), les autres
bêtes peuvent aussi s’abreuver du lait humain, digeste et faiblement dosé en protéines,
15 Pour une synthèse récente sur la production de lait humain et animal voir : Cohen et Otomo, 2017.
16 Robert le Diable, éd. Él. Gaucher, Paris, Honoré Champion, 2006.
17 Le sevrage d’Isaac, Bible de Jean de Sy, BnF Français 15397, fol. 32v, vers 1355-1357.
18 Lett et Morel, 2006.
19 Un des enfants de Victor Hugo avait été confié à une chèvre nourrice : Hugo (Victor), Correspondance familiale et
écrits intimes, sous la direction de S. Gaudon et B. Leuilliot, t. I, 1802-1828, Lettre d’Adèle Hugo à ses beaux-parents,
fin septembre 1823, p. 552.
7 72 p i er r e- ol ivier dittmar et clovis chloé ma illet
même si réciproquement, l’allaitement exclusif d’un veau au lait humain risquerait sans
doute un affaiblissement de la masse musculaire de l’animal (l’expérience n’a, à notre
connaissance pas été menée, tant elle demanderait de quantités de lait humain)20.
Jacqueline Milliet, qui a effectué une étude comparative des allaitements interspécifiques
dans des sociétés depuis le xixe siècle aboutit à l’idée que lorsque les humains élèvent
les bêtes pour le lait, ils n’allaitent plus les animaux. La pratique de l’allaitement de petits
animaux par des femmes est en effet relativement courante en Papouasie Nouvelle Guinée,
chez les Haïnu au Japon, et a été remarquée en Amazonie. Les circonstances sont souvent
celles d’un petit abandonné dont la mère a été tuée à la chasse, ou plus simplement pour
écouler un excédent de lait, ou en vue de l’évitement du colostrum21. Une des raisons pourrait
être simplement celle de la non-disponibilité d’autres laits. Mais la non-reversibilité de la
transmission par le lait est fortement marquée dans ces cas : lorsque le jeune humain tète
l’animal, il a toutes les chances d’hériter des caractères de sa nourrice animale, en revanche
le jeune animal allaité ne semble pas selon les observations de Jacqueline Milliet avoir un
destin différent de ces congénères : par exemple un pourceau sera abattu pour sa viande
de la même façon qu’il ait été ou non nourri de lait humain. La domestication des bêtes
par l’allaitement, longtemps défendue, est désormais largement considérée comme un
mythe anthropologique bâti sur la forte impression que les scènes d’allaitement de chiots
ou de porcelets faisaient sur les anthropologues du xixe siècle, qui pouvaient aisément
imaginer de telles scènes situées au néolithique et ayant conduit à la domestication animale.
Une autre donnée mérite d’entrer en ligne de compte : le genre. Il semblera évident
que les personnes qui allaitent sont généralement des femmes. Les êtres allaités peuvent
en revanche être mâles ou femelles et pourtant dans tous les exemples de jeunes allaités
par des bêtes sauvages que compte la littérature antique et réinterprétée au Moyen Âge, il
n’y a quasiment pas de filles allaitées22. Une hypothèse plausible est que ces récits visaient
à exalter la force d’un héros passant par un complexe processus d’animalisation positive.
L’animalisation étant généralement facteur d’abaissement, elle pouvait pour certains êtres
exceptionnels et héroïsés, comme les enfants de la fée Mélusine, être un signe d’élection,
s’ils étaient allaités par un animal réputé noble. Les filles étaient d’emblée considérées
à l’époque médiévale comme animalisées, notamment parce qu’elles allaitent comme
les bêtes, et toute sur-animalisation n’était susceptible que d’aggraver leur situation. Les
analogies entre la production de produits laitiers et la féminisation ont de longue date été
analysées pour la période contemporaine par Carol J. Adams23. Fonctionnent-t-elles au
Moyen Âge ? Une image satirique pourrait nous en convaincre, qui présente une femme
traite par une vache en recueillant le lait dans la marge d’un livre d’heures.
Cette image est certainement présente pour évoquer un monde inversé, qui est celui
qui se développe dans les marges des manuscrits au xive siècle24. Elle témoigne aussi d’un
rapprochement entre femme et vache et des possibles substitutions induites par la production
alimentaire des deux êtres. L’allaitement est sans doute une des activités des plus valorisées
dans la transmission féminine, et potentiellement spiritualisable en charité chrétienne.
Pour autant l’absence de femmes représentées en situation de recevoir ce lait, cantonne
celles-ci dans la position de l’animal producteur, destinées à ne pas jouir des bénéfices de
l’allaitement. Une autre catégorie entre alors dans le jeu, celle de la différence entre animal
sauvage et domestique (pecus/bestia)25. Ce n’est pas seulement que la transmission de lait
entre espèces ne favorise que les humains, c’est aussi qu’elle ne fonctionne dans tout son
potentiel que si la bête allaitante n’y était pas destinée, qu’elle est sauvage.
Parmi ces personnages que l’allaitement favorise, on trouve des héros antiques (Romulus
et Remus, Cyrus…), mais aussi les saints ermites. L’un d’entre eux, Macaire de Scété,
parfois désigné comme Macaire le Grand, vécut selon les sources au ive siècle, mais son
culte fut popularisé à la fin du Moyen Âge et inséré dans la Légende dorée de Jacques de
Voragine avec d’autres vies de Pères du désert. Adepte d’une vie extrême, le texte raconte
qu’il aimait à dormir dans les tombeaux de païens se servant de leur corps sans vie comme
d’un oreiller. Dans le même temps, cette source rapporte qu’il décida de vivre nu six mois
dans le désert à cause du remords d’avoir tué un jour une puce qui l’avait piqué. Jacques de
Voragine, qui emprunte ce passage à Vincent de Beauvais (et mélange les vies de Macaire
d’Alexandrie et de Macaire de Scété26) ne raconte rien de plus de son lien avec les autres
animaux. Mais une vie plus détaillée, rapportée dans un manuscrit de la Bibliothèque du
Vatican (Vat. Lat. 375) explique qu’une fois converti à la vie sauvage, il parvint à survivre non
pas grâce à une manne divine, mais grâce à la générosité d’une bubale, qui vint lui offrir ses
pis. Une image le montre agenouillé devant la bubale, s’abreuvant à ses pis, modestement
vêtu. Sa position recroquevillée est faite pour accentuer la comparaison possible avec un
petit animal. Le texte précise qu’un disciple voulant le rencontrer fut surpris de le voir
tétant cette bubale et comprit alors de quoi il se contentait (fol. 52v). L’image représentée
est bien la vision du disciple, étonné par cette image de charité.
Le plus célèbre des saints ayant vécu ce type d’expérience est Gilles, ayant vécu au viie
siècle ou durant le règne de Charlemagne selon les versions, et dont la vie rencontra un succès
littéraire à partir du xiie siècle. Ce n’est pas le caractère sauvage et farouche des animaux
allaitants des chefs politiques (Romulus, Remus, Cyrus…) qui est mis en valeur dans les
textes, mais plutôt la beauté et la douceur de la biche venant en aide au saint, décrite selon les
codes littéraires en vigueur pour décrire une jeune fille27. Fréquemment associée au mythe de
domestication par l’allaitement28, cette histoire montre que la transmission se fait encore une
fois dans le sens humain-animal, quitte à remonter le sens du lait : ce sont les qualités humaines
de Gilles qui se transmettent à l’animal sauvage, l’adoucissent et lui confèrent sa beauté.
Si l’on a établi que les catégories humain/animal avaient tendance à se superposer aux
catégories de genre, il nous a fallu montrer que la dichotomie pecus/bestia leur apportait
une dimension morale, tant il est vrai que l’allaitement interspécifique revêt des caractères
exceptionnels et souvent positifs lorsqu’il concerne des bêtes sauvages, tandis que l’allaitement
aux pis des animaux de ferme, quoique probablement fréquent, ne rassurait ni les clercs ni
les médecins. Mais encore faut-il partir du principe que l’allaitement ne concerne que les
femelles animales. Or dans le monde médiéval, le contre-modèle d’allaitement masculin
était à la fois puissant et largement répandu.
27 « Sire, feit il, a une bisse la plus bele ke je veïsse / puis cel’hure ke jo fu nez », Guillaume de Berneville, La Vie
de saint Gilles, éd. Fr. Laurent, Paris, Champion, 2003 (Champion Classiques), v. 1673-1675 ; sur ce sujet, on peut se
rapporter au mémoire non publié de Girault, 2017.
28 Milliet, 2007.
29 L’un des plus fameuses est celle qui est attribuée à Lorenzo Monaco c. 1402, Metropolitan Museum, Accession
number 53.37.
30 Patrologia latina, CLXXXIX, col. 1726-1727.
in ter r elation s hommes, femmes, bêtes et sa ints 7 75
Étant vierge mais ayant enfanté, un scientiste pourrait se demander quelle était sa
production d’ocytocine (hormone participant de la lactation). Il reste que parallèlement
au culte de la Vierge Marie, des modèles de l’allaitement virginal ou de lactatio agravidica
(allaitement sans grossesse) se sont multipliés31. Les cas d’allaitements extra-ordinaires,
de grand-mères trop âgées, de jeunes filles vierges se rencontrent souvent dans les recueils
d’exempla à partir du xiiie siècle, comme a pu l’étudier Didier Lett32. Parmi ces cas, le
plus contre-intuitif est sans doute celui de l’allaitement masculin.
Pourtant, dans nos sociétés, cet allaitement est en réalité loin d’être impossible,
il est seulement rare. Trois types de cas peuvent être isolés. Le premier type qui n’est
pas masculin à proprement parler mais concerne le corps de personnages assignées
hommes à la naissance : celui des femmes transgenres. Récemment, en 2018, la première
femme transgenre a pu allaiter presque complètement son enfant adopté accompagnée
par une hormonothérapie33. Le deuxième type est celui des hommes transgenres
(assignés femmes à la naissance). L’hormonothérapie, comme la transition chirurgicale
n’empêchent pas, dans certains cas, l’allaitement. Le troisième cas concerne les hommes
cisgenres capables d’allaiter. Comme le fait remarquer Mathilde Cohen, Charles
Darwin notait déjà le phénomène dans la descendance de l’homme aussi bien pour
l’humain que pour les autres espèces34. Plusieurs cas ont été répertoriés et quoique
rare, cela n’est pas impossible notamment dans des cas d’urgence (famine, guerre, père
seul avec orphelin). Sachant cela, les cas de lait de père, rendus célèbres par le livre de
l’ethnologue Roberto Lionetti ne devraient plus être systématiquement interprétées
comme littéraires ou imaginaires35. On rencontre certes des allusions métaphoriques,
récurrentes, à l’allaitement comme nourriture spirituelle comme chez Bernard de
Clairvaux, en pleine période de propagande pour le culte de la Vierge, écrivant à son
cousin Robert de Châtillon enfui à Cluny :
C’est moi qui t’ai engendré à la religion par mes leçons et mes exemples ; c’est moi
encore qui t’ai nourri de lait ; […] tu as été enlevé de mon sein36.
Et un siècle plus tard, une vision de Claire d’Assise, fondatrice des Clarisses et nourrie des
paroles de François d’Assise, la montre face au sein du fondateur de l’ordre lui ordonnait de
téter son sein37. Il s’agit bien là de visions, d’images mentales, qui mettent en valeur l’imaginaire
de transmission trans-genre possible par ce fluide si spécifique qu’est le lait, et capable de
31 Des anthropologues tels que Saskia Walentowitz avaient fait la démonstration de pratique réelles de lactactio
agravidica contemporaine chez les Touaregs : « c’est la grand-mère qui est choisie comme nourrice de prédilection
en cas d’enfant orphelin, ou une sœur vierge » (Walentowitz, 2002, p. 111-140).
32 Lett, 2002, p. 163-174.
33 Benkimoun, 2018.
34 Voir Cohen, 2017.
35 Lionetti, 2008.
36 Bernard de Clairvaux, Lettres 1, 10, introd. M. Duchet-Suchaux, trad. H. Rochais, Paris, Cerf, 1997 (Sources
chrétiennes 425).
37 “Riferiva anche essa madonna Chiara che una volta, in visione, le pareva che essa portava a sainto Francesco uno vaso de
acqua calda, con un asciugatoio da asciugare le mani. E saliva per una scala alta : ma andava cosi leggerament, quasi come
andasse per piana terra. Et essendo pervenuta a santo Francesco, esso santo trasse dal suo seno una mammella e disse ad
essa vergina Chiara : “Vieni, ricevi e suggi”. Et avendo lei succhiato, quella rotondità ovvero bocca de la poppa, donde esce lo
latte, remase intra li labbri de essa beata Chiara[…]”, Fonti Francescecane, éd. Ernesto Caroli, Padova, 1990, p. 2333-2334.
7 76 p i er r e- ol ivier dittmar et clovis chloé ma illet
Fig. 7. Lamentations autour du corps du Christ, Tableau anonyme de la seconde moitié du xvie siècle,
HopitalNotre-Dame-à-la-Rose, Lessines. Crédit Dittmar.
créer du lien entre les adultes. Il ne faut pas oublier que du point de vue médical (médiéval)
lait et sang sont la même substance, l’une étant blanchie (déalbée) dans les seins. Il n’est donc
pas étonnant que François d’Assise, après avoir bénéficié des stigmates, offre son sein à boire,
comme le Christ offrira sa plaie à sucer à Catherine de Sienne. Dans un panneau siennois, on
voit la sainte devant la plaie et proche d’en prendre le sang, mais le contact n’est pas établi38.
Cette absence de représentation d’allaitement masculin, malgré les multiples références
littéraires au Christ allaitant et à des saints intercesseurs de l’allaitement comme saint Mamant, a
amené les chercheurs à conclure qu’il restait une limite à l’imaginaire de l’allaitement masculin39.
Il existe à notre connaissance une seule, mais remarquable, exception, à cette règle, une
déposition du Christ anonyme, datée de la seconde moitié du xvie siècle, commandée par
les sœurs gérant l’hôpital Notre-Dame-à-la-Rose de Lessines (Belgique), et aujourd’hui
encore conservée in situ.
Sur ce tableau, le Christ mort est doté d’une poitrine féminine et sans doute d’un bassin
féminin. Son corps de trépassé s’est figé dans une position particulièrement significative,
sa main droite saisit en effet son sein gauche, pressant son téton entre l’index et le majeur,
dans un geste caractéristique des scènes de lactation de la Vierge à cette époque. Signe
38 Sano di Pietro, Sainte Catherine de Sienne, Pinacothèque nationale de Sienne, milieu du xve siècle.
39 Jean Wirth, 2009 évoque un « fantasme d’allaitement masculin » qui reste limité.
in ter r elation s hommes, femmes, bêtes et sa ints 777
du déni que suscite cette iconographie, les seins ont été cachés à une période ultérieure
et n’ont été redécouverts qu’au moment de la restauration40.
Une dernière version d’allaitement masculin nécessite une certaine prudence analy-
tique. Il s’agit d’une Lettrine C contenue dans une bible du xiie siècle, où l’on reconnaît
un homme allaitant un petit homme et un dragon. Pour étonnante qu’elle paraisse, cette
image s’inscrit dans une tradition ancienne. L’allaitement double possède dans la longue
durée une dimension métaphorique, depuis les personnifications antiques de Terra Mater,
jusqu’aux interprétations chrétiennes de ce même motif dans les rouleaux d’Exultet du
Moyen Âge. Ces allaitements doubles peuvent être positifs comme dans ce manuscrit
des commentaires de Jérôme sur l’évangile où il représente la diffusion de la philosophie.
Ils peuvent être également négatifs, ou du moins ambivalents comme c’est le cas d’un
bas-relief du portail de la Cathédrale d’Auxerre, où une femme dansante allaite deux
dragons au centre du panneau décrivant les débauches du fils prodigue.
L’image du manuscrit de Clermont conjugue ces deux iconographies et témoigne du
pouvoir de transformation, et même ici de conversion, du lait. Le texte suscité par cette
lettrine force l’interprétation : l’image ne peut représenter que saint Paul (ou à la limite,
le verbe paulinien) nourrissant les juifs et les païens41. Le pouvoir de transformation des
essences et des natures que l’on attribue au lait matériel (puisque le lait de truie transmet des
caractères porcins à un enfant) est ici traduit dans monde spirituel, le lait spirituel de Paul
est capable de convertir, transformer les natures considérées impies des juifs et des païens.
40 Au moment où nous rédigeons cet article, les différentes bases de données dont celle du British Museum, qui
possèdent des gravures de ce thème par Raphael Sadeler I ne semblent pas montrer les seins du Christ.
41 Texte en regard : “Corintii sunt achaici et similiter ab Apostolo audierunt verbum veritatis, et subversi sunt multifarie a
falsis apostolis. Quidam a philosophie verbosa eloquentia alii secta legis iudaice inducti sunt. Hos revocat Apostolus ad
veram fidem et evangelicam sapientiam scribens eis ab Epheso per Thimotheum discipulum suum.” Commentaire sur la
première épître aux corinthiens, Clermont-Ferrand, Ms 1, fol. 452.
7 78 p i er r e- ol ivier dittmar et clovis chloé ma illet
Fig. 9. Femme allaitant des dragons, Cathédrale d’Auxerre, Portail nord, fin xiiie s. Crédit photo : Dittmar.
Conclusion
Cette enquête sur l’allaitement interspécifique, entamée en 2010 alors que les publi-
cations étaient encore peu nombreuses sur le sujet, et continuée depuis lors alors que les
recherches se multiplient, nous a invités à nous méfier des termes et des concepts utilisés
lorsqu’il s’agit d’allaitement, de genre, de sauvagerie, de nature.
Nous avons été guidés par des anthropologues mieux habitués à déplacer leur langage
et leurs idées que nous ne le sommes parfois en tant qu’historiens, bernés par l’apparente
continuité du vocabulaire dans les sociétés chrétiennes. De fait les conclusions de Marilyn
Strathern nous servent d’outil critique au-delà du cadre océanien, et nous invitent à
repenser l’occident médiéval. Le genre est relationnel et les limites de la masculinité ne
s’arrêtent qu’à la féminité et vice-versa, ces frontières se redéfinissant en fonction des
situations sociales, et au cours de la vie. Dès lors, l’allaitement ne doit pas être pensé
comme nécessairement corrélé au féminin, ni borné par la notion d’espèce. C’est bien
dans une remarquable diversité qu’il était représenté, discuté et mis en image au Moyen
âge. De façon particulièrement subtile, les frontières entre genre et espèce se redessinaient
en fonction des conditions sociales et de la réception morale des personnes concernées.
Le langage contemporain, marqué par le naturalisme et les oppositions qu’il implique (du
in ter r elation s hommes, femmes, bêtes et sa ints 7 79
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Yasmina Foehr-Janssens et Florence M agnot- Ogilv y
Y a-t-il des genres de vie qu’on considère déjà comme des non-
vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et
perdues d’avance, avant même toute forme de destruction et
d’abandon ? ( J. Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, p. 63)
1 L’expression « travail de la reproduction » est couramment utilisée dans les analyses féministes pour désigner les
tâches ménagères et éducatives assignées aux femmes au titre d’un travail non-rémunéré. Ce rôle reproducteur et
nourricier trouve son origine dans la division sexuée du travail instituée par les descriptions traditionnelles des rôles
sociaux de sexe. Voir Kergoat, 2000.
2 Aries, 1960 ; Cunningham, 1995 ; Becchi, Julia. et Bardet, 1998.
3 Gilligan, 2008 ; Scrinzi, 2016.
4 Zelizer, 2008 ; Petit, 2013 ; Tronto, 2013 ; Laugier-Papermann, 2005 ; Laugier 2011.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 781-794
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127472
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782 ya s m i n a foehr -jan ssen s et f lor en ce mag not- og ilvy
5 Voir C. Avignon, « Discours normatifs et transmissions des savoirs médicaux sur les nourrices (Antiquité-Renaissance) »
dans ce volume ; Fildes, 1988 ; Maher, 1992. Sur la période antique, voir Dasen, 2015, p. 249-280.
6 Morel, 1976. À propos de la manière dont les arguments de Rousseau sont utilisés par les députés révolutionnaires
lors de débats sur l’éducation, voir C. Fayolle, « Mères républicaines et frères de lait pendant la Révolution française ».,
dans ce volume.
7 Teysseire, 1982.
8 P. Brouzet, Essai sur l’éducation médicinale des enfants et sur leurs maladies, Paris, Cavelier et fils, 1754, 2 vol.
9 Article NOURRICE de l’Encyclopédie, p. 260b-261b (médecine), vol. XI. Voir dans cet ouvrage, Fr. Arena, « “Lait”
et “Nourrice” » dans l’Encyclopédie ».
10 Brouzet, op. cit., p. 173.
11 Brouzet, op. cit., p. 182.
l a n our r ic e in fan ticide, un e économie funèbre de l’a lla itement 7 83
Dans un premier temps, afin de donner à entendre l’efficacité des montages discursifs et
rhétoriques que permet la mise en récit, nous aimerions commenter brièvement un extrait
12 D’après J.-J. Rousseau, « la sollicitude maternelle ne se supplée point » ( J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation,
texte établi par C. Wirz, présenté et annoté par P. Burgelin, in Œuvres complètes IV : Éducation – Morale – Botanique,
Paris, Gallimard, 1969 (La Pléiade ; 258), p. 257).
13 La question de la « vie bonne » est posée par Adorno et reprise par Judith Butler dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ?,
discours prononcé lors de la réception du Prix Adorno 2012 ; voir Butler, 2014.
14 Butler, 2014, p. 95.
784 ya s m i n a foehr -jan ssen s et f lor en ce mag not- og ilvy
d’un roman de l’extrême fin du dix-neuvième siècle, aujourd’hui assez justement oublié,
malgré la renommée de son auteur. Tout au long du xixe siècle, le commerce du lait humain
et le travail des meneurs et meneuses chargées de transporter, dans les conditions les plus
précaires, les enfants mis en nourrice depuis les grandes villes jusqu’à la campagne suscitent
la réprobation générale. Les médecins prennent soin de décourager les parents de recourir
à ce mode de placement. Ils ne font pas mystère des dangers encourus par les petits enfants
placés loin de la surveillance parentale15. En 1899, Émile Zola publie le roman Fécondité16,
le premier tome d’un nouveau cycle, Les Quatre Évangiles, dans lequel il développe sur
un mode mélodramatique ses prises de position ouvertement natalistes17. Au iie chapitre
de la troisième partie de l’œuvre, le héros, Mathieu Froment, heureux père de quatorze
enfants, va rendre visite à la jeune Norine qui vient d’accoucher clandestinement. Cette
scène est l’occasion de placer dans la bouche d’une autre jeune parturiente un réquisitoire
pathétique contre ce « trafic », dénoncé comme meurtrier, des « poupons de Paris » :
Vous avez joliment raison de ne pas lui confier votre enfant, à cette sale femme […]
Ceux de Rougemont ne se gênent vraiment pas assez, à faire leur sale commerce avec
les poupons de Paris. Tous les habitants ont fini par s’en mêler, le village entier n’a pas
d’autre industrie, et il faut voir comme c’est organisé pour qu’on en enterre le plus
possible. Je vous réponds que la marchandise ne traîne pas dans les ménages. Plus ça
roule, plus il en meurt, plus on gagne […]
Autrefois, il paraît que c’était pis. […] les meneuses […] ramenaient chacune quatre
ou cinq poupons à la fois. De vrais paquets qu’elles ficelaient et qu’elles portaient sous
les bras […]. Dans les trains, quel entassement de pauvres êtres qui criaient la faim.
L’hiver surtout, par les grandes neiges, ça devenait pitoyable, tant ils grelottaient bleus
de froid. […] Vous comprenez dans quel état devaient arriver ceux qui ne mouraient
pas en route. Chez nous, on soigne les cochons beaucoup mieux, car on ne les ferait
sûrement pas voyager ainsi. […]
Nous connaissons trois ou quatre nourrisseuses qui ne valent pas cher. Vous savez que
l’élevage au biberon est la règle, et si vous voyiez quels biberons, jamais nettoyés, d’une
crasse répugnante, avec du lait glacé en hiver, tourné en été ! […] Chez la Loiseau, la
saleté est telle, qu’il faut se boucher le nez, quand on approche du coin où les petits
sont couchés sur de vieux chiffons, dans leur ordure. […] C’est encore mieux chez
les Gauchois, qui n’ayant personne pour les garder, les attachent dans leurs berceaux,
de peur qu’ils ne se cassent la tête, en tombant par terre. […] Pas une maison qui ne
trafique sur cette marchandise. Autour de chez nous, il y a des pays où l’on fait de la
dentelle, d’autres où l’on fait du fromage, d’autres où l’on fait du cidre. À Rougemont,
on fait des petits morts18.
15 E.-M. Labrunie, Des mauvaises nourrices, Paris, Impr. Rignoux, 1837 ; E. J. da Silva Maia, Essai sur les dangers de
l’allaitement par les nourrices, Thèse de médecine de Paris 1833 no 252, 1833, Paris, Imp. Didot le Jeune. Bureau central
d’indication des nourrices, Quelques préceptes sur le choix des nourrices, extrait de l’ouvrage du Dr. Donné,
Bordeaux, P. Coudert, 1843 ; P.-L.-C.-F. Rézard de Wouves, De la Mortalité des nouveaux nés. 2e partie : des nourrices,
Paris, Delahaye, 1870. Nous remercions F. Arena pour les indications de sources qu’elle nous a fournies.
16 Ém. Zola, Fécondité, Paris, E. Fasquelle, 1900.
17 Baguley, 1973, p. 29-55 ; Mayer-Robin, 2007.
18 Zola, op. cit., p. 255-258.
l a n our r ic e in fan ticide, un e économie funèbre de l’a lla itement 785
dont un seul survit23. Elle se trouve enceinte d’un mari dont elle a dû se séparer faute
d’argent (c’était un escroc, mais très aimable). Le texte reproduit trois devis qu’elle fait
établir par une gouvernante pour des couches et suites de couches clandestines24. Au cours
de la discussion sur les prix, la gouvernante aborde sans détour la possibilité (qui est de
fait une très forte probabilité) de la mort de l’enfant :
Et puis, madame, dit-elle, si l’enfant ne doit pas vivre, comme il arrive parfois, voilà le
prix du ministre économisé25.
S’ensuit une longue discussion entre Moll et la gouvernante pour laquelle les grossesses
non désirées sont un fonds de commerce et qui s’engage à expédier les enfants vers des
paroisses éloignées. Le récit de Moll suggère que la sage-femme ment et que lesdits
enfants sont de fait envoyés à la mort, au moins par mauvais traitement des nourrices.
Lorsque Moll demande si les enfants nouveau-nés ne seront pas abandonnés sans lait par
les nourrices, la matrone lui répond :
[…] qu’elle avait toujours grand soin de cet article-là, et qu’elle n’avait point de
nourrices dans son affaire qui ne fussent très bonnes personnes, et telles qu’on pouvait
y avoir confiance.
Je ne pus rien dire sur le contraire, et fus donc obligée de dire :
Madame, je ne doute point que vous n’agissiez parfaitement sur votre part ; mais la
principale question est ce que font ces gens.
Et de nouveau elle me ferma la bouche en répondant qu’elle en prenait le soin le plus exact26.
Tout l’argument repose sur le fait de devoir accorder sa confiance à un personnage
non fiable, cette femme étant décrite à plusieurs reprises comme absolument immorale.
La bouche fermée de Moll est comme la figure romanesque de l’ellipse, du silence imposé
aux protestations de l’héroïne contre cet infanticide euphémisé qu’est la mise en nourrice
externe. Cette équivalence est confirmée par la séquence qui suit ce dialogue. Alors qu’elle
fait ses couches chez cette femme, Moll a une proposition de mariage et l’enfant nouveau-né
devient « la grande et principale difficulté » qui s’oppose à ce projet : « Il fallait, me
dit-elle, s’en débarrasser27 ». Et Moll revient sans cesse à ses scrupules d’abandonner son
enfant à une nourrice :
J’avais le cœur serré avec tant de force à la pensée de me séparer entièrement de l’enfant
et autant que je pouvais le savoir, de le laisser assassiner ou de l’abandonner à la faim
et aux mauvais traitements, ce qui était presque la même chose, que je n’y pouvais
songer sans horreur28.
23 Sur le décompte des enfants perdus de Moll, voir Magnot-Ogilvy, 2013. La traduction française de 1761 édulcore
cette comptabilité macabre, par bienséance, mais également pour accentuer la condamnation morale du personnage
et en concentrer les effets sur la narratrice.
24 Ibid., p. 779 et sq.
25 Ibid., p. 773.
26 Ibid., p. 776.
27 Ibid., p. 778.
28 Ibid., p. 780.
l a n our r ic e in fan ticide, un e économie funèbre de l’a lla itement 787
La gouvernante fait aussi allusion à une possibilité d’avortement. Mais cette proposition
pour laquelle Moll manifeste au lecteur son horreur est tellement contournée et déguisée
dans le discours de son interlocutrice qu’on ne peut être certain qu’elle a véritablement
été énoncée dans cette intention :
La seule chose que je trouvai dans toute sa conversation sur ces sujets qui me donnât
quelque déplaisir fut qu’une fois où elle me parlait de mon état bien avancé de grossesse,
elle dit quelques paroles qui semblaient signifier qu’elle pourrait me débarrasser plus
tôt si j’en avais envie, et me donner quelque chose pour cela, si j’avais le désir de mettre
ainsi fin à mes tourments ; mais je lui fis voir bientôt que j’en abhorrais jusqu’à l’idée ; et
pour lui rendre justice, elle s’y prit si adroitement que je ne puis dire si elle l’entendait
réellement ou si elle ne fit mention de cette pratique que comme une horrible chose ;
car elle glissa si bien ses paroles et comprit si vite ce que je voulais dire, qu’elle avait
pris la négative avant que je pusse m’expliquer29.
La forme oblique du dialogue rend inassignable le soupçon d’une intention d’avorte-
ment, quand bien même celle-ci est exprimée. La sage-femme sans cœur, sans scrupules et
menteuse et la mère sans fortune « glissent des paroles » toujours révocables, de sorte que
tout discours se trouve d’emblée pris sous le régime de la dénégation. Le dilemme de Moll
se traduit par la structure syntaxique de phrases saturées par des incises, des parenthèses
et des concessions, mais aussi par la confrontation entre le discours intérieur de la mère
aux prises avec son conflit de conscience et celui, habile et parfaitement maîtrisé, de la
gouvernante endurcie sur laquelle se trouve projetée toute la culpabilité inavouée de l’héroïne.
En outre, la narration use du double point de vue, à la fois immédiat et rétrospectif, que
permet la présence textuelle conjointe du personnage et de la narratrice, pour poser, fait
rarissime, la question explicite de la responsabilité de la mort de l’enfant placé en nourrice.
Qui de la mère, de l’entremetteuse ou de la nourrice peut être désignée comme celle qui
portera la faute de la mort de l’enfant ? Le dispositif discursif complexe mis en œuvre par
Daniel Defoe est ici au service d’une analyse sociologique sans concession de la misère
des mères et des nourrices en situation de faiblesse. La nécessité qui frappe les unes et les
autres leur impose un comportement que les bonnes âmes ne sauraient que condamner.
C’est donc une économie funèbre de l’allaitement que la fiction romanesque laisse
entrevoir. Celle-ci se révèle dans toute son ampleur à la faveur d’un récit enchâssé dans
la Vie de Marianne de Marivaux. L’histoire de la religieuse Tervire est racontée à partir
de la ixe partie et s’étend jusqu’à la fin de la xie partie, qui reste inachevée, tout comme
l’histoire de Marianne elle-même. Ici encore, il s’agit d’un récit à la première personne :
Tervire raconte à Marianne sa vie. Elle est de naissance noble, mais elle est aussi le fruit
d’un mariage secret de ses parents, qui a provoqué l’exhérédation de son père par son
29 Ibid., p. 776.
788 ya s m i n a foehr -jan ssen s et f lor en ce mag not- og ilvy
30 Demoris, 2002.
31 Marivaux, La Vie de Marianne ou les aventures de Madame la Comtesse de ***, Paris, Classiques Garnier-Bordas,
1990, p. 434.
32 Pour une analyse plus générale de la manière dont la structure de substitution hante le texte de Marivaux et ce à
tous les niveaux, voir Magnot-Ogilvy, 2014.
33 Pour une analyse de ce statut de l’allaitement mercenaire comme vice de la médiation et comme argument dénonçant
la corruption des femmes, voir Magnot-Ogilvy, 2019.
l a n our r ic e in fan ticide, un e économie funèbre de l’a lla itement 789
du circuit de l’allaitement pour que l’enfant dont il est question au premier plan du récit
puisse être nourri.
Dans l’Émile, on trouve deux allusions à cette disparition, qui toutes deux frappent
par leur caractère oblique :
Celle qui nourrit l’enfant d’une autre au lieu du sien est une mauvaise mère : comment
serait-elle une bonne nourrice34 ?
Rousseau dénonce ici la chaîne d’abandon mortifère sur laquelle repose la délégation
à une autre de la fonction nourricière. Un peu plus loin, alors qu’il prône la plus grande
proximité temporelle possible entre les grossesses de la mère biologique et de la nourrice,
les conséquences funestes de l’engagement d’une nourrice sont suggérées par le biais
d’une litote, l’« embarras » :
Il faudrait donc une nourrice nouvellement accouchée, à un enfant nouvellement
né. Ceci a son embarras, je le sais ; mais sitôt qu’on sort de l’ordre naturel, tout a ses
embarras pour bien faire. Le seul expédient commode est de faire mal ; c’est aussi celui
qu’on choisit35.
On peut lire dans l’« embarras » discrètement formulé le risque de faire périr l’enfant
nouveau-né de la nourrice, d’autant plus fragile qu’il est plus jeune. L’expression « faire
mal » frappe ainsi par sa double résonance : « mal faire » mais aussi « faire du mal ». En
l’occurrence, on peut comprendre que l’on prendra peut-être ce que l’on a sous la main
et qu’un nouveau-né tétera le lait destiné à un enfant plus âgé ou bien qu’on engagera une
femme à peine relevée de couches, au péril de la vie de l’enfant naturel. Le texte indique ici
de manière oblique les conséquences de la délégation des corps allaitants. L’enchaînement
des délégations et substitutions successives fragilise et met en péril la vie du dernier
enfant de la chaîne, celui qui sera confié à la nourrice la plus pauvre (donc la moins bien
nourrie, la moins propre, etc.). Ce que Rousseau désigne ici de manière très détournée
et elliptique (« embarras », « faire mal »), ni Brouzet, ni l’Encyclopédie ne l’évoquent36,
faisant de l’enfant pauvre une victime non comptabilisée du commerce de l’allaitement.
37 Voir Foehr-Janssens, Roux, Venturi, 2019, p. 361-363 et Y. Foehr-Janssens, « Lait et allaitement au miroir la
littérature du Moyen Âge » dans ce volume.
38 Dans un texte de la seconde moitié du xiie siècle, Le Roman des Sept Sages de Rome en vers, on trouve, à propos
de la naissance d’un fils d’empereur, une digression remarquable concernant le choix d’une nourrice. Le narrateur
prend le temps de fustiger les mœurs du temps qui sont « très rabaissée[s] puisqu’une femme de rien nourrit le fils
d’un émir ». Dans le passé, on prenait soin de recourir à une nourrice qui soit digne de l’enfant qu’elle élèverait et
cette façon de faire entraînait une sorte de « juste lignée » de lait, chaque enfant bénéficiant des soins d’une femme
située juste en dessous de lui dans la hiérarchie sociale.
La description, qui épouse la nomenclature sociale de la féodalité, se termine sur une aporie : si l’enfant du paysan est allaité
par la femme d’un pauvre, qu’adviendra-t-il de l’enfant de celle-ci ? La chaîne lactée s’arrête ici : impossible de descendre
plus bas (Le Roman des Sept sages de Rome, éd. M. B. Speer et Y. Foehr-Janssens, Paris, Champion, 2017 (Champion
classiques), Rédaction K, v. 206-28, p. 126-127). La fiction d’un allaitement socialement qualifiant fait apparaître son
propre impensé, et ce à un très haut niveau de généralité. Puisque l’allaitement occupe une place symbolique dans la
hiérarchie des occupations humaines telle qu’il peut être délégué à plus humble que soi, cet agencement social ne peut
se résoudre autrement, au dernier degré de l’échelle, que par la condamnation au néant de l’enfant le plus misérable.
39 Foehr-Janssens, 2017.
40 Un roman en prose du début du xiiie s, le Merlin de Robert de Boron fournit un exemple frappant d’une telle inégalité
de traitement. Lorsque le jeune Arthur monte sur le trône d’Angleterre, son père adoptif vient lui présenter une
requête. Il sollicite pour son fils Keu la charge de sénéchal du royaume au motif que celui-ci a été abandonné aux
soins d’une « garce » qui l’a allaité afin de permettre à Arthur de profiter du lait de sa mère. La personnalité pour le
moins peu amène que la tradition reconnaît à Keu s’avère être la conséquence d’un allaitement mercenaire qui l’a
éloigné du sein maternel au profit d’Arthur : « Et s’il est fou, vil et déloyal, vous devez le tolérer, car c’est pour vous
qu’il a acquis ces mauvais traits de caractère, qu’il a pris de la fille qui l’a allaité, et s’il est dénaturé, c’est parce que
l’on vous a nourri, vous : voilà pourquoi vous devez mieux le tolérer que les autres ; je vous prie donc que vous lui
donniez ce que je demande. » Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1980, p. 87, l. 19-24.
41 Ce dépouillement a été effectué à partir de la base de données BASILE, Corpus de la littérature narrative (Moyen
Âge-xxe s.), Classiques Garnier numérique.
42 L’inégalité foncière entre l’enfant utérin de la nourrice et celui qu’on lui confie est donc constitutive de la relation
nourricière mercenaire. Sauf dans un cas, lorsque la nourrice décide d’échanger les enfants. Le récit d’une telle
substitution n’a pas d’exemple dans la littérature médiévale, mais à partir du xviiie siècle, ce thème s’active parfois.
On le trouve dans un récit enchâssé dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage (1715), Livre premier, chapitre
l a n our r ic e in fan ticide, un e économie funèbre de l’a lla itement 791
d’un meurtre double, comme disait le docteur, deux enfants en danger de mort, celui de
la nourrice et celui de la mère43. » Dans Le Peuple (1846), Jules Michelet fait allusion au
sacrifice de l’enfant, consenti pour l’émancipation de la famille :
Pour avoir quelques pieds de vigne, la femme de Bourgogne ôte son sein de la bouche
de son enfant, met à la place un enfant étranger, sèvre le sien, trop jeune : « Tu vivras,
dit le père, ou tu mourras, mon fils, mais si tu vis, tu auras de la terre. »
N’est-ce pas là une chose bien dure à dire, et presque impie ? Songeons-y bien avant de
décider. « Tu auras de la terre, » cela veut dire : « tu ne seras point un mercenaire qu’on
prend et qu’on renvoie demain ; tu ne seras point serf pour ta nourriture quotidienne,
tu seras libre44 !… »
Michelet traite la question dans la perspective d’un culte romantique de la liberté
qui lui fait compter pour rien le mercenariat de la mère pour peu que celui-ci permette
au fils, s’il vit, d’échapper à la servitude et à la dépendance économique. Cette posture
le préserve de toute prise de position en surplomb. Loin d’accabler les parents, il adopte,
significativement, le point de vue du père et fait de ce qui pourrait paraître un vil calcul
d’intérêt une sorte de pari existentiel. En plaçant dans la bouche du père un discours qu’il
ne renierait pas, il fait émerger un paramètre resté jusqu’à présent dans l’ombre de notre
enquête : le fait de se louer comme nourrice n’est pas, et de loin, une décision qui incombe
aux seules mères. C’est un choix ou une contrainte qui associe les proches, avec tout ce
que cela comporte de négociations, de pressions et de renoncements.
Au début de Souvenirs pieux, Marguerite Yourcenar, à propos de sa propre naissance,
détaille les choix alimentaires que fit son père pour l’enfant, qui « serait nourrie au biberon ».
Ce passage ne manifeste pas la même empathie que celle dont témoigne Michelet à l’égard
des paysans bourguignons, pour le choix que peut faire une « fille pauvre » de « coiffer
le bonnet enrubanné des nourrices » :
Le mari de Fernande n’a pas voulu qu’on engageât de nourrice, trouvant odieux qu’une
mère abandonne son enfant pour allaiter contre un salaire celui d’étrangers. Là aussi,
les sordides agglomérations rurales du Nord de la France l’ont instruit : il s’indigne
qu’une fille pauvre choisisse de se faire couvrir par un amant de passage, souvent de
connivence avec sa propre mère, dans l’espoir de coiffer dans dix ou onze mois chez
des riches le bonnet enrubanné des nourrices45.
Le point de vue est rousseauiste et peut trahir une forme de condescendance l’égard
des habitants des « sordides agglomérations rurales du Nord de la France » et de ces
V, Paris, Garnier, 1863-1864, vol. 1, p. 28-30 ; dans Ennui de Maria Edgeworth (1809) et dans un des Nouveaux Contes
d’hiver (1957) de Karen Blixen, « Une histoire campagnarde » (Contes, préf. de G. Brissac, Paris, Gallimard, 2007,
p. 761-806). Ce motif témoigne de la conscience nouvelle d’une possible mobilité sociale et met en question les
discours sur la construction des élites. Les nourrices qui élèvent leur propre enfant comme s’il était le fils de leurs
maîtres mettent au défi la croyance dans le caractère intangible des frontières de rang social et d’origine et fournissent
des enfants fictifs aux classes dominantes, voir Kipp, 2003, p. 96-121.
43 Zola, op. cit., p. 287.
44 J. Michelet, Le Peuple, Paris, Comptoir des imprimeurs, 1846, (réimpr. Plan de la Tour, Editions d’aujourd’hui,
1977, (Les Introuvables), p. 58.
45 M. Yourcenar, Souvenirs pieux, Paris, Gallimard, 1974 (Folio), p. 35.
792 ya s m i n a foehr -jan ssen s et f lor en ce mag not- og ilvy
filles qui « se font couvrir par un amant de passage » et qui semblent convoiter un
semblant du confort et de l’élégance vestimentaire des « riches » sous la forme d’un
« bonnet enrubanné ». On y retrouve cependant la conscience aiguë du fait que ces
stratégies de placement ancillaires ne s’élaborent pas en toute indépendance, mais « en
connivence » avec les proches, ici la mère. De plus l’indignation que le récit prête à son
père est largement partagée par la narratrice et ne se limite pas à une pose vertueuse.
Elle perce notamment dans l’usage de l’expression « se faire couvrir » qui évoque
une saillie animale. À première vue, cette comparaison peut paraître avilissante, mais
elle prend une autre dimension à la lecture des lignes qui suivent cet extrait. À propos
du lait de vache que boit l’enfant, la narratrice se livre à une évocation saisissante du
sort misérable du bétail, « qui donne son lait aux hommes » puis « sa maigre chair, et
finalement son cuir ». Et de dépeindre la mort atroce de la bête « brutalisée », « pan-
telante » et « meurtrie »46. En détaillant les circonstances de sa naissance, Yourcenar
se prend à dépeindre, à propos de la nourrice comme de la vache, la sombre réalité de
l’exploitation parallèle des êtres humains et des bêtes au profit de la classe sociale aisée
à laquelle elle appartient47.
La littérature occidentale des xviiie et xixe siècles se fait l’écho des débats que provoque
la remise en cause de l’allaitement mercenaire et des inquiétudes liées à la perspective d’une
« dépopulation » de l’Europe. Les dangers que comporte la mise en nourrice extérieure
des enfants y figurent comme une sorte de lieu commun qui réactive les craintes suscitées
depuis des siècles par une mortalité infantile très élevée. Mais ce passage obligé alimente
aussi un imaginaire macabre autour de la présence spectrale de l’enfant disparu. Le jeu
de la fiction donne lieu à l’évocation de figures tragiques de la mort prématurée. Mais il
permet aussi de transcender les préjugés et de remettre en cause les analyses partisanes. Il
s’avère un support précieux lorsqu’il s’agit de penser la complexité des rapports sociaux de
sexe engagés dans un champ d’expérience marginalisé tel que le travail de la reproduction.
Les enjeux éthiques y sont inséparables du poids des effets de la domination, que le récit
modélise tout en soumettant leur exposition à des logiques contradictoires. C’est ainsi
que l’on peut saisir par bribes les mécanismes d’asservissement qui alimentent ce que
nous avons choisi de désigner comme une économie funèbre de l’allaitement. Loin de se
résumer au seul malheur de grossesses inavouées et de naissances clandestines, celle-ci
révèle, sous l’action de la mise en récit, la présence fantomale multiple d’enfants perdus
ou disparus dans le circuit des relations de nourrissage. Les ressorts de la substitution
des corps allaitants les uns aux autres, du passage d’un lait à l’autre laissent entrevoir dans
les interstices d’une condamnation assez générale de la nourrice subalterne, les drames
restés sans paroles et sans mémoire de la séparation et de l’abandon. L’enfant délaissé
de la nourrice hante48 les récits d’allaitements mercenaires, même les plus glorieux : il
incarne la part de vulnérabilité que laissent de côté les « grands récits ». Quelle que soit
la part qu’ils prennent à la perpétuation ou à l’établissement d’une idéologie dominante,
les textes littéraires se chargent d’un potentiel polyphonique capable de générer les signes
et les indices de ce qu’ils passent sous silence : c’est précisément cela qui fait la force de
la littérature.
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48 En 1987, Toni Morrisson publie Beloved, un roman qui n’a pas peu contribué à sa notoriété que vint confirmer, en
1993, le Prix Nobel de littérature. Reprenant à son compte, pour en modifier profondément les règles, le genre du
récit de sortie d’esclavage par des noirs américains, Toni Morrisson propose une œuvre qui recycle la thématique
gothique de la maison hantée pour donner forme au processus de remémoration traumatique de l’esclavage. La
présence du fantôme d’une petite fille assassinée par sa mère se fait mémoire de toutes les vies gaspillées, annihilées
par la traite négrière. L’allaitement maternel et le don du lait occupent une place centrale dans le roman et ce motif
obsédant se noue à une interrogation constante sur l’identité humaine des esclaves (T. Morrisson, Beloved, with
an introduction by A. S. Byatt, New York, Londres, Toronto, A. Knopf, 2006 (Everyman’s Library)).
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Daniela Solfaroli Camillo cc i, Ja d e Sercomanens et
Phili p A l. Rie der
Introduction
* Cet article est le résultat d’une discussion commune (dont l’introduction et les conclusions font état) : les paragraphes
1 et 3 sont rédigés par DSC ; le paragraphe 2 par JS, et le paragraphe 4 par PR.
1 Voir J. Blanc, « L’art de dévorer son maître », dans ce volume ; Read, 2011, p. 97-119.
2 Lionetti, 1988 ; Laqueur, 1990, p. 35 ; Orland, 2013, p. 37-54. Voir aussi Morel, 2002, p. 141-162 ; Lett et Morel,
2006, p. 51-52. Pour un aperçu des possibilités du monde naturel à la Renaissance, Daston et Park, 1998.
3 Voir Fr. Arena, « Dangereux ou salutaire ? », dans ce volume.
4 Mulliez, 2000 ; Molinier, 2000 ; Cavina, 2017.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 795-820
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796 da n i el a solfaroli c amillocc i, jade sercoma nens et philip a l. rieder
L’allaitement détermine ainsi une répartition entre les tâches pratiques et leurs fonctions
symboliques qui implique une collaboration entre pères et mères, mais qui peut aussi
être source de conflits conjugaux et de tensions familiales. Les pratiques d’allaitement
contribuent à fonder la filiation et les hiérarchies domestiques entre conjoints et entre
maîtres et employées de maison, sur le plan du genre et des rapports sociaux de sexe. Elles
marquent également l’appréhension culturelle des liens entre générations. Leur étude
permet dès lors de mieux comprendre les relations entre les responsables des économies
reproductives à l’échelle familiale, et celles et ceux qui s’en chargent au quotidien, ou qui
en bénéficient.
En prolongeant le sillon tracé dans l’étude pionnière de Christiane Klapisch-Zuber sur
la mise en nourrice dans les familles des bourgeois de Florence au xve siècle, chercheurs
et chercheuses ont souvent souligné la prise en charge paternelle de la première nutrition
et des soins des nouveau-nés5. Ce sont les pères des enfants et les pères de lait – les époux
des nourrices, mères de lait – qui négocient et signent la mise à nourrice. À travers ces
contrats de nourrissage, deviendrait visible la domination patriarcale du travail reproductif6.
Ce rôle exclusif des pères dans la supervision de l’allaitement est interrogé dans des
recherches portant sur le contexte européen de la fin du moyen âge. Les usages liés à
l’emploi des nourrices en milieu ibérique et français ainsi que l’étude des parcours de vie
des nourrices esclaves, montrent la participation de différentes actrices et acteurs dans la
prise en charge familiale et institutionnelle des nourrissons ainsi que dans le contrôle de la
domesticité7. Les recherches sur l’implication des familles de l’aristocratie romaine, ainsi
que des élites françaises ou du Saint-Empire dans le suivi de l’allaitement domestique aux
xviie et xviiie siècles, contribuent également à nuancer l’orientation historiographique qui
met en avant le poids symbolique et pratique de la supervision masculine des nourrices et
du personnel domestique8. Ces recherches analysent de plus près le pouvoir décisionnel
des employeuses, des mères et grand-mères qui activent leurs réseaux personnels. Les
sources judiciaires et des institutions contribuent également à révéler l’agentivité (agency)
des jeunes femmes employées comme nourrices9. La recherche, pratiquée parfois dans
l’urgence, des services d’une nourrice domestique, redimensionne le rôle des pères des
élites aisées ou aristocratiques, que les sources personnelles et familiales documentent en
revanche chez les membres des grandes familles des marchands florentins de la Renaissance,
mais également chez ces pères « bons ménagers » parmi les bourgeois gentilshommes
français10. Le contrôle sur la génération tout comme la puissance paternelle en famille
et l’autorité vis-à-vis des enfants dépend dans une large mesure du cadre régional et
juridique spécifique, et de différentes dynamiques sociales11. Une étude approfondie
des diverses expressions de la paternité reste à faire ; elle permettrait d’appréhender les
12 Lett, 2000 ; Molinier, 2000 ; voir les importantes remarques de Certin et Lett, 2016.
13 Voir Pache Huber et Dasen, 2010 ; Plumauzille et Rossigneux-Méheust, 2020.
14 Salmon, 1994 ; Dorlin, 2006, p. 210-275 ; Casey, 2010 ; Pollet, 2017.
15 Mulliez, 2000.
16 Voir la partie « Débats » dans ce volume.
798 da n i el a solfaroli c amillocc i, jade sercoma nens et philip a l. rieder
aux soins de pères et instituteurs, après les premières années de vie17. Ne faudrait-il dès
lors pas analyser l’engagement paternel dans la supervision domestique non seulement
selon le niveau social des familles, mais également suivant l’âge des enfants ? Dans cette
perspective, la figure du père « nourricier » serait-elle finalement effacée par celle du père
éducateur ? La tendresse des pères vis-à-vis de leurs enfants en bas âge, qui a été soulignée
pour l’époque médiévale, et qui contribuerait ensuite à une construction spécifique du
masculin paternel18, serait questionnée par la mise en avant de l’importance d’une attitude
paternelle de bienveillante distance émotionnelle, utile à garantir une supervision équilibrée
de l’économie familiale.
Le premier livre des Livres de la Famille de Leon Battista Alberti, écrit en 1434, et qui
traite des devoirs réciproques entre les aînés et les jeunes de la famille, et de l’éducation
des enfants (les garçons) met en avant cette attitude domestique, présentée comme la
plus apte à affirmer la fonction éducative et l’autorité morale du père dans la répartition
des rôles domestiques, tels qu’ils sont conçus par la pédagogie des humanistes. Dans
ce dialogue, Lionardo, jeune homme cultivé, encouragé par les membres de son réseau
familial à se marier, discute des relations entre les ainés et les jeunes avec Adovardo,
un homme plus âgé issu de son entourage. Après avoir écouté l’avis d’Adovardo,
Lionardo réagit d’une manière nuancée aux affirmations de son interlocuteur sur la
nécessaire présence des pères dans le quotidien domestique de leurs enfants comme
expression de leur affection. Il critique l’exemple offert par des pères qui se montrent
trop « féminins » vis-à-vis de leurs enfants en bas âge, en les prenant sur leurs genoux
ou en les chérissant comme s’ils étaient des mères ou des nourrices, comportement
qui lui semble inadéquat par rapport aux normes masculines d’engagement dans la
famille qu’il met en avant, et qu’il souhaiterait porté moins vers la tendresse que vers
l’exemplarité morale19.
Ces considérations sur la nécessaire distance émotionnelle des pères se retrouvent
amplement dans les modèles humanistes répandus par la littérature morale et pédagogique
dès le début de l’époque moderne20. Il semble difficile de sous-estimer la responsabilité
intellectuelle de la formation encouragée par les humanistes pour les élites européennes
dans cette codification spécifique de l’autorité paternelle comme expression du masculin
en famille. Au cours de la génération suivante, cette norme éducative, présentée comme
courante, est néanmoins questionnée chez Montaigne, par sa représentation de la douleur
de Monluc dans son essai « De l’affection des pères aux enfants ». Submergé par le chagrin
occasionné par la perte du fils qu’il chérissait, ce père d’un jeune homme tué à la guerre,
regrette d’avoir succombé au dictat du code social, d’avoir respecté la distance paternelle
attendue et de ne pas avoir su exprimer sa tendresse de père, sa profonde affection et la
fierté ressentie devant les accomplissements du fils durant l’enfance et première jeunesse.
17 Niccoli, 1995, p. 89-111 ; Rollet et Morel, 2000. Pour les pratiques de différenciation des sexes, voir Steinberg,
2001.
18 Lett, 2000 ; Certin et Lett, 2016 ; voir aussi Roche, 1983.
19 L.-B. Alberti, De la Famille (1434-1440), éd. M. Castro, Paris, Belle Lettres, 2013, p. 38. Lionardo exprime ici
également son souci pour les dangers auxquels sont exposés les petits enfants entre les « durs bras paternels ».
20 Voir Crouzet-Pavan, 1996 ; Niccoli, 1995, p. 112-139, Algadi, 2003.
L es p èr es et l’allaitement entre R ena issa nce et Lumières 799
Une attitude de distance que Montaigne de son côté dénonce comme « une farce très
inutile, qui rend les pères ennuyeux aux enfants, et qui pis est, ridicules »21.
À vouloir trop insister sur des modèles interprétatifs omni-compréhensifs de la figure
du père-éducateur, on risque d’oublier les enjeux et les visées spécifiques des genres
littéraires eux-mêmes qui modèlent le discours humaniste. Le blâme pour les excès
d’indulgence ou pour une proximité considérée comme une mauvaise expression de
l’affection des parents – et notamment du père – est courant dans la littérature morale et
de comportement, amplement répandu et même traditionnel, car découlant d’une source
biblique, commune à la culture judéo-chrétienne, où la correction paternelle est valorisée
comme outil éducatif salutaire22. Dans les traités humanistes sur l’éducation des enfants,
cette admonestation n’est en fait pas sans nuances, car elle s’accompagne de l’exhortation
à un engagement actif et bienveillant des pères dans l’éducation des enfants, ou du moins
dans la supervision des précepteurs. Si chez les pédagogues humanistes la requête d’une
distance dans l’expression des sentiments d’affection s’articule différemment selon le genre
et le niveau social des relations envisagées, c’est parce qu’elle sert notamment à légitimer la
mise en avant de compétences professionnelles spécifiques des instituteurs dans le cadre
domestique ou dans des écoles reconnues.
La plupart des traités propose en fait une prise en charge éducative rapide des enfants
– en principe des garçons – après leur première « nourriture » par les femmes (mères,
nourrices et servantes). La pratique courante de l’éducation en famille est présentée
chez Érasme comme défendue par des hommes « efféminés », et de ce fait durement
critiquée23. Érasme blâme cependant la tolérance des familles, et notamment des pères,
vis-à-vis de l’usage pédagogique de battre les enfants, courant dans les écoles, et qu’il
dépeint comme un véritable abus24. Montaigne de son côté met en avant la discipline
« juste et naturelle » qu’il a encouragée pour corriger sa fille Léonor par des « paroles,
et bien douces », et critique les corrections physiques notamment pour les garçons,
« moins nés à servir, et de condition plus libre »25. Les exemples apportés par Montaigne
lui-même dans son célèbre essai servent toutefois moins à défendre l’idée d’une tendresse
spécifique de care paternel qu’à questionner, plus en général, la survalorisation de l’idée
d’affection « naturelle », surtout quand elle est déterminée par le nourrissage à la mamelle.
Au regard de Montaigne, les femmes chérissent les enfants qu’elles allaitent, même si elles
21 Montaigne, « De l’affection des pères aux enfants. À Madame d’Estissac », in Essais. Livre second, sous la dir. de
J. Céard, Paris, Librairie générale française, 2002, p. 87-116 ; cit. p. 100 ; essai mobilisé dans une autre perspective par
Melchior-Bonnet, 2000.
22 Voir Pr 3, 11-12 : « Mon fils, ne méprise pas la correction de l’Éternel et ne sois pas dégoûté lorsqu’il te reprend, car
l’Éternel reprend celui qu’il aime, comme un père l’enfant qui a sa faveur (trad. Nouvelle Bible Segond, 2007) »,
sentence reprise et développée par Paul (He 12, 7-11).
23 Érasme de Rotterdam, Il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale (De Pueris, 1529), in Id., Éloge de la folie,
adages, colloques, réflexions sur l’art, l’éducation, la religion, la guerre, la philosophie, éd. J.-Cl. Margolin, Paris, Laffont,
1992, p. 480 : « Il ne me paraît pas convenable en effet qu’on homme tel que toi, le plus docte entre tous et le plus
avisé, aille prêter oreille à ces pauvres bonnes femmes ou même à des hommes qui leur ressemblent en tout point,
à l’exception de la barbe, qui par une sorte de pitié cruelle ou de coupable bienveillance estiment qu’il faut garder
les enfants jusqu’au seuil même a puberté entre les baisers de leurs mamans, les caresses de leurs nourrices, les jeux
et les niaiseries fort impudiques des servantes et domestiques ». L’argument est ensuite développé à p. 490-494.
Sur les pratiques d’éducation domestique voir Bellavitis, 2010.
24 Érasme, Il faut donner très tôt aux enfants, op. cit., p. 520-525.
25 Montaigne, op. cit., p. 94.
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n’en ont pas accouché, de la même manière que les chèvres qu’on peut employer comme
nourrices s’attachent à leurs nourrissons humains. Ce lien est déterminé par la force des
« impressions de nature », qui selon lui limitent ensuite les capacités de discernement
des mères vis-à-vis de leurs enfants, « vu l’ordinaire faiblesse du sexe ». L’affection la plus
noble – la seule qu’on se doit de cultiver – est celle vis-à-vis des œuvres de l’esprit : c’est
dans la génération intellectuelle que s’affirme la masculinité des pères26.
Montrant leur implication, des pères ont dès lors pris la plume sur le sujet de l’allaitement.
Au xvie siècle, ces discours se placent dans le prolongement d’une tradition de didactique
morale, s’inscrivant dans une perspective inspirée par la culture humaniste avant d’être
réinvestie par la mise en scène littéraire d’une expérience de paternité27.
Certains pères, en se représentant comme soucieux du sort de leurs enfants, se fondent
tout d’abord sur une voix d’autorité pour y apposer la leur. C’est le cas de l’écuyer bourguignon
Pierre de Changy28, qui, dans une édition parue au début des années 1540, traduit et réunit
pour la première fois en français les ouvrages célèbres De institutione feminæ christianæ et
De officio mariti de Jean-Louis Vivès. L’humaniste espagnol d’une famille juive d’origine,
établi dans les Flandres, publie ses manuels de comportement pour les femmes, de leur
jeune âge jusqu’au veuvage, et pour les jeunes hommes nouvellement mariés, entre 1524 et
152929. Si le discours de Vivès lui-même n’est pas empreint d’une expérience personnelle,
car l’humaniste n’a pas eu d’enfants, et témoigne surtout du travail pédagogique de
l’instituteur d’inspiration érasmienne, Pierre de Changy, par le biais de ses traductions,
se place en revanche en père qui s’investit dans l’instruction de ses enfants. Il adresse tout
d’abord sa traduction des devoirs de la femme chrétienne à sa fille Marguerite30 et offre
ensuite celle sur l’office du mari à son fils Blaise31. Dans une épître qui clôt l’édition, un
autre de ses fils, Jacques de Changy prend d’ailleurs lui-même la plume, en s’adressant « a
ma damoyselle de Villesablon, sa seur ». Il résume certaines prescriptions présentes dans
le traité et donne son point de vue sur les devoirs d’une jeune fille32. L’édition se place
donc dans une dimension familiale et de filiation. En faisant œuvre de traducteur, Pierre
de Changy appose réellement sa voix sur celle de Vivès, puisqu’il supprime, résume et
modifie également des passages de l’ouvrage, tout en ajoutant des éléments qu’il estime
nécessaires. Ainsi cette publication est bien plus qu’une simple traduction : il s’agit d’une
26 Ibid., p. 106-111.
27 Melchior-Bonnet, 2000, p. 55.
28 Il est l’auteur de plusieurs traductions, dont le Livre de l’institution de la femme chrestienne, qu’il traduit à la fin de sa
vie, puisqu’il meurt probablement avant février 1541 (Vignes, 2008, p. 459-470).
29 Jolibert, 2010, p. 8-9.
30 P. de Changy, « A Marguerite, ma fille », in J. L. Vives, Livre de l’institution de la femme chrestienne : tant en son
enfance que mariage et viduité, aussi De l’office du mary […] nouvellement traduictz en langue françoyse par Pierre de
Changy (1542), préface et glossaire par A. Delboulle, Havre, Lemale, 1891, p. 13-14.
31 Ibid., p. 13 ; Id., « A Monsieur le Curé d’Espoisse, Blaise de Changy, mon filzs, estudiant à Paris », in J.-L. Vives,
op. cit., p. 299.
32 J. de Changy, « Epistre », in J. L. Vives, op. cit., p. 377-379.
L es p èr es et l’allaitement entre R ena issa nce et Lumières 801
adaptation textuelle dans laquelle se lit clairement le discours, assumé, d’un père qui se
pose en pédagogue de ses filles et fils.
Le traité de Vivès pour l’instruction de la femme est divisé en trois parties – jeunesse,
mariage et veuvage – en fonction des différentes étapes de son existence. C’est dans deux
passages, un dans chacune des deux premières parties, que la question de l’allaitement est
traitée. Suivant le modèle érasmien, ainsi que celui de bien de moralistes écrivant pour
les élites princières, comme Antonio de Guevara, auteur de De l’Horloge des princes33,
Vivès recommande l’allaitement maternel, celui-ci permettant de créer un lien entre la
mère et l’enfant et d’amplifier ainsi, d’abord l’amour mutuel, mais aussi un sentiment
d’appartenance, puisque la mère allaite de son propre lait, c’est-à-dire de son propre
sang34. La vision de Vivès est nuancée en ce qu’il n’accuse pas une mère non allaitante
d’être une « demi-mère ». Une idée qui se retrouve alors dans la plupart des discours,
à commencer par celui d’Érasme35, lui-même reprenant les propos du philosophe grec
Favorinus d’Arles retranscrits par Aulu-Gelle : « quelle est cette façon contre nature
d’être mère, imparfaite et diminuée de moitié : avoir mis au monde et aussitôt rejeté un
enfant ? »36. Cette idée de la semi-maternité des mères non allaitantes est importante
également pour la figure du père, puisqu’elle implique par extension la perspective d’une
fragilisation de la paternité. Vivès se montre de son côté conscient du fait qu’une femme
des élites puisse ne pas avoir la possibilité d’allaiter. Sans pour autant avancer lui-même
des raisons qui excuseraient le choix de ne pas allaiter, une certaine déculpabilisation
des mères non allaitantes se fait jour dans son traité, toujours fondée sur l’autorité des
Anciens : « le très fin philosophe Chrysippe enseigne qu’il faut choisir de très bonnes
et sages nourrices, un conseil que nous suivrons également et que nous prescrivrons
aux mères qui ne peuvent nourrir leurs enfants de leur propre lait »37. Cette nuance
de Vivès disparaît complètement dans la traduction de Changy, avec la suppression de
phrases comme celle, par exemple, énonçant avec réalisme que « il y en a néanmoins qui
sont excusées pour de bonnes raisons »38. En vulgarisant et résumant le traité de Vivès
à l’intention de sa fille, Changy semble ainsi chercher à rendre le propos du pédagogue
humaniste un peu plus radical qu’il ne l’était. Le fait qu’il tronque considérablement les
passages concernés peut signifier qu’il est pour lui évident que l’allaitement maternel est
à préférer à l’allaitement d’une nourrice étrangère, tant pour la mère que pour l’enfant,
33 Texte originellement rédigé en castillan et dont la première traduction française date de 1540 (A. de Guevara, L’orloge
des princes, Paris, Etienne Caveiller pour Galliot du Pré, 1540). L’œuvre fait partie des textes circulant amplement à
l’époque et se veut être un guide pour les princes et un modèle pour l’élite de la cour, deux chapitres se focalisent
sur l’allaitement maternel.
34 Selon la théorie de la déalbation, qui veut que le lait soit du sang blanchi par coction dans les seins. Sur cette
question voir, par exemple : Bodiou, 2011, p. 141-151. Sur le développement de l’idée de l’assimilation du sang au lait
et réciproquement, voir Orland, 2012, p. 443-478.
35 Voir Érasme, « L’accouchée » (1526), in Id., Colloques, vol. 2, trad. et éd. E. Wolff, Paris, Imprimerie Nationale
Éditions, 1992, p. 8-33.
36 Aulu-Gelle, Nuits attiques, t. 3, éd. R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 31 (XII,1).
37 « Qua de causa vir acutissimus Chrysippus sapientes optimasque eligi nutrices praecepit, quod nos et sequemur et
praecipiemus iis matribus quibus infantes suos proprio lacte non licebit alere » ( J. L. Vives, De Institutione Feminae
Christianae, Liber Primus, éd. C. Fantazzi, C. Matheeussen, Leiden ; New York ; Köln, E. J. Brill, 1996, p. 12).
38 « Sunt tamen quas iustae causae excusant » ( J. L. Vives, De Institutione Feminae Christianae, Liber Secundus et Liber
Tertius, éd. C. Fantazzi, C. Matheeussen, Leiden ; New York ; Köln, E. J. Brill, 1998, p. 156).
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et que traiter la question plus en profondeur n’est pas nécessaire dans la perspective de
son instruction familiale. Changy ne rédige pas une œuvre inspirée ouvertement de sa
propre expérience, mais c’est bien sa voix – la voix d’un père écrivant pour instruire sa
fille – qui se fait jour dans sa traduction, et qui efface même par endroits celle de Vivès
comme auteur du traité.
Changy est donc un père utilisant le travail littéraire pour mettre en avant son point de
vue comme « aîné » de sa famille. La réédition de ce traité ainsi que sa circulation importante
au cours du siècle témoignent de la diffusion de ce type de discours sur l’allaitement à des
fins normatives. Dans une même perspective, un autre de ces pères littérateurs, un père
devenu grand-père, est intéressant pour notre propos : Michel de L’Hospital, chancelier
de France et auteur en 1558 d’une épître en vers adressée à son ami Jean Morel, lui-même
père de trois filles39. Dans sa composition, Michel de L’Hospital se place en grand-père
soucieux de la santé de son petit-fils nouveau-né et expose les difficultés d’allaitement
auxquelles sa famille s’est confrontée : sa fille, nouvelle mère, n’a pas trouvé en ville une
nourrice pour son fils et part donc à la campagne pour pallier le problème. Cette quête
d’une nourrice convenable semble engagée collectivement en famille, mais elle est critiquée
par Michel de L’Hospital. Ce sont en effet les femmes de la maison – mère et grand-mères
de l’enfant – qui se chargent directement de la recherche de la nourrice, le père n’étant
mentionné que dans l’énumération de ceux qui se rendent à la campagne et l’auteur Michel
de L’Hospital lui-même ne s’associant pas à cette recherche, puisque la situation d’urgence
l’amène plutôt à conclure en faveur d’une nécessaire priorité de l’allaitement maternel.
La perspective critique qui ressort de sa composition poétique est que les femmes de son
entourage mettent tout en leur pouvoir pour trouver une « servante à gages » comme
nourrice40, mais qu’elles ne considèrent pas convenable la pratique de l’allaitement par
la mère, ce que l’aîné de la famille désapprouve. La mise à l’écrit de cette recherche d’une
nourrice permet à Michel de L’Hospital de pousser la réflexion plus loin et de formuler
ensuite une critique acerbe et généralisée de l’éducation des élites urbaines de France,
notamment de ces pères qui ne songent pas « à donner aucun exemple honorable » à
leur fils et de ces mères apprenant à leur fille « à dénaturer sa propre beauté » par des
artifices, ce qui témoigne à son dire d’un vide dans la transmission générationnelle de
valeurs sociales voire d’une véritable dénaturation des lignages41.
Cette épître de Michel de L’Hospital a probablement influencé Scévole de Sainte-Marthe,
le père-poète ayant ensuite composé l’une des œuvres les plus importantes sur le sujet dans
la deuxième partie du xvie siècle42. Sa Paedotrophia, poème en trois livres publié en latin en
158443, s’adresse à une élite lettrée et, par conséquent, majoritairement masculine, et elle est
39 M. de L’Hospital, « III, 2. A Jean de Morel. Des mères qui n’allaitent pas elles-mêmes leurs enfants et ne souffrent
point qu’ils soient élevés chez elles », in Id., Carmina, III, dir. P. Galand et L. Petris, éd. D. Amherdt et a.a., Genève,
Droz, 2018, p. 42-51. Sur J. Morel qui fait aussi partie de l’entourage d’Érasme : Margolin, 1978, p. 164.
40 De L’Hospital, op. cit., p. 163.
41 Ibid.
42 Petris, 2002, p. 84. De L’Hospital, op. cit., p. 164, n. 2. Cependant l’œuvre principale de laquelle s’est inspiré le
poète est celle du médecin S. de Vallambert, De la manière de nourrir et gouverner les enfans dès leur naissance (1565).
Voir l’article de M. Lazard, qui met en regard les deux œuvres : Lazard, 1982, p. 69-83.
43 Sc. de Sainte-Marthe, Paedotrophiae libri tres. Ad Henricum III. Galliae et Poloniae regem, Paris, Mamert Pattisson,
1584.
L es p èr es et l’allaitement entre R ena issa nce et Lumières 8 03
Tout comme les écrits présentant des modèles de comportement des pères engendrent
des tensions dans les normes définissant l’attachement paternel aux enfants, les discours
littéraires qui font l’éloge de l’allaitement des nouveau-nés par les mères produisent des
réactions et des perspectives variées sur la question de la responsabilité masculine dans
le choix d’éloigner le ou les nourrissons du sein maternel. Si la volonté de la mère de se
soustraire au devoir de nutrition est blâmée comme une expression d’égoïsme mondain,
voire même de cruauté dressée contre la loi de nature, l’accent négatif est parfois également
placé sur le père, accusé, par exemple, dans un dialogue d’Érasme, de vouloir préserver
son bien-être52. Et à Montaigne ensuite de reconnaître, dans son essai cité plus haut :
« je ne puis recevoir cette passion, de quoi on embrasse les enfants à peine encore nés,
n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent
rendre aimable : et ne les ai pas souffert volontiers nourrir près de moi »53.
L’ample circulation littéraire de ces sujets, qui, comme on vient de le voir, sont exploités
dans divers genres littéraires, pourrait être étudiée à l’échelle européenne, tout au long
de l’époque moderne. La critique du service des nourrices et l’exhortation à l’allaitement
maternel ont été considérées comme des lieux communs largement diffusés dans le discours
moral et médical, soutenus par l’autorité des Anciens, et ensuite sans cesse reproduits et
cristallisés sur la longue durée. Ces messages font office de vérités qui sont contredites par
les pratiques de mise en nourrice : l’avis des médecins aurait été « peu écouté » jusqu’aux
Lumières54.
En élargissant la perspective à d’autres productions discursives, la question devient plus
complexe. On peut sans doute constater la dimension rhétorique de ces exhortations à
l’allaitement maternel. Le sujet « la mère doit nourrir son enfant de son propre lait » figure
en effet dans la liste des thèmes déclamatoires dans le genre « persuasif » qu’Érasme suggère
pour l’exercice oratoire des écoliers des treize-quatorze ans, qui ont déjà un peu progressé
dans l’étude de la rhétorique55. Le caractère exemplaire de ce véritable « lieu commun »
moral est pourtant très significatif sur le plan historique, et son impact intellectuel et social
ne peut pas être sous-estimé. Présenté comme un enjeu éducatif majeur, le discours sur le
sein des mères nourrit la réflexion des élites cultivées non seulement sur la fragilité de la
condition humaine, mais également, on l’a vu chez Montaigne, sur les limites de la génération
intellectuelle. Il permet de développer des considérations morales sur les misères des âges
de la vie, et de renverser ainsi les hiérarchies établies entre espèces animales. Dans son
Théâtre du monde, Boaistuau met en avant des modèles positifs de nourrissage des bêtes
afin de souligner jusqu’à quel point l’allaitement des humains est défaillant, en raison de
l’indifférence des mères, marquées déjà par une diminution de leurs facultés naturelles
durant leur grossesse, qui les rend cruelles et déraisonnées56.
L’exemple de l’allaitement autorise encore la perspective comparative des usages civilisés
et « sauvages » dans l’histoire du voyage au Brésil de Jean de Léry57. Le discours sur
l’allaitement maternel des enfants Tupinamba contribue à la construction des hiérarchies
culturelles entre civilisations, dans le miroir de la différenciation des comportements
sociaux et de sexe. Léry fait en effet l’éloge des femmes Tupinamba, qui restent plus
proches de la « nature » et qui – au contraire des mères européennes – ne se soustraient
pas à cette fonction nécessaire du devoir de nourrir de leur sein. Cet éloge n’implique pas
l’idée d’une supériorité implicite du modèle parental « sauvage ». L’équilibre est rétabli
par la féminisation des pères Tupinamba : ce sont en effet ces derniers qui suivant Léry
accueillent les nouveau-nés après l’accouchement. Ces pères sont dès lors associés aux
sages-femmes et aux nourrices européennes, du fait que ce sont elles qui manipulent le
corps des enfants après la naissance. Les sages-femmes étirent le nez des nouveau-nés pour
le rendre plus grand, là où il est en revanche écrasé par les pères Tupinamba, qui entendent
de ce fait le rendre plus beau. Ainsi faisant, écrit Léry, ils rendent toutefois leurs petits en
tout semblables à des chiots pour le regard européen58. Bien que ses remarques sur les
allaitements « sauvages » visent à reprendre un lieu commun de la critique des mères de
la littérature pédagogique européenne, elles produisent une exemplarité spécifique des
populations cannibales, jugées comme les plus éloignées de la civilisation européenne,
et les « plus proches » de la nature parmi celles qui peuplent le Nouveau Monde. Dans la
construction d’une hiérarchie de comportements qui réaffirme implicitement la supériorité
de la masculinité européenne à travers la féminisation des pères sauvages – à laquelle
correspond sur le plan des hiérarchies implicites l’apparence animalisée des enfants – le
discours sur l’allaitement de Léry collabore ainsi aux essors d’un processus de racialisation
des populations. Ce regard sur la nature, qui s’affirme pleinement dans la culture coloniale
dès la fin du xviie siècle, influence aussi la construction européenne des classes sociales
dans la distinction entre citadins et paysans – une perspective qui est déjà également
présente dans le discours de Léry59.
Il reste que, dans le cadre européen qui nous occupe, les enjeux de la nutrition des
enfants au quotidien s’expriment souvent dans l’urgence : faiblesse, fièvre, mort en couches
ou nouvelle grossesse des mères nourricières, et évaluations de la « qualité » de leur lait.
Les sources médicales font l’état de cette perspective, alors que, après avoir rappelé que la
mère doit allaiter son enfant, les médecins s’emploient surtout à multiplier les indications
sur l’importance de l’allaitement par une « bonne » nourrice60. Les choix sont soumis
aux aléas de l’état de santé des nourrissons et des conditions économiques de leurs
parents ; ils dépendent des devoirs de représentation sociale et politique des mères et des
pères, de la volonté de préservation du lien conjugal, des contraintes liées au travail des
femmes. Dans la précarité du nourrissage déterminée par cette diversité de conditions,
les solutions pratiques adoptées sont limitées quant au choix nutritionnel. Elles sont
forcément individualisées, même quand elles répondent à des enjeux familiaux, culturels et
sociaux spécifiques, ou quand elles expriment l’adhésion consciente de mères et pères aux
dispositifs normatifs émanant du discours médical, religieux ou moral. Tout en considérant
les données historiques offertes par des comportements démographiques différenciés
selon le niveau économique et les classes sociales, et en tenant compte des normes et des
traditions culturelles, on peut appréhender le regard paternel sur les pratiques d’allaitement
à travers les sources qui documentent des comportements et solutions individuelles.
À part dans le cas de crises majeures ou de problèmes de morts subites ou accidentelles,
changements de nourrice, maladies de l’enfant, etc., les écritures domestiques n’offrent
pas d’indications au quotidien sur les enfants, les femmes, et les domestiques61. La
subjectivation des souvenirs paternels dans les livres de famille allemands et italiens, en
tant qu’expression du « je » masculin a dès lors été questionnée. Les pères sauraient-ils
se penser hors de leur rôle et des conditions juridiques et sociales qui déterminent leur
pratique d’écriture ?62 Cependant, comme le soulignait déjà André Bourguière, la précision
des notes en elle-même est l’indice d’un comportement inspiré par des visées de « bons
ménagers » de la part des pères, et, ainsi, de leurs intentionnalités63.
Le livre de mémoire de trois pères de la famille milanaise des Cassina, rédigé dans les
Pays-Bas méridionaux entre les années 1570 et 1650, témoigne par exemple d’une transition
générationnelle dans l’importance croissante attribuée aux indications sur la domesticité.
La présence des nourrices et des sages-femmes à l’occasion de l’accouchement des femmes
de la maison n’est en effet mentionnée que dans les notes de Francesco Bernardino le jeune,
le dernier des Cassina à prendre la plume au début du xviie siècle, pour laisser mémoire
de ses affaires de famille. Il ajoute des précisions sur les prénoms et noms des femmes
employées, sur leur engagement, et signale à l’occasion la maladie de Griete, la « nouvelle
nourrice » de son deuxième petit-fils, dans les jours qui suivent la naissance de celui-ci, ce
qui oblige la famille à trouver une remplaçante d’urgence, dans la personne de Robertine,
fille d’un ancien laboureur, Hector64. L’attention pour les détails des frais de domesticité
ou d’apparat, chez le troisième chef de la famille Cassina, témoigne de son appropriation
d’un style de vie aristocratique. Elle est certainement à mettre en relation avec son élévation
sociale, déterminée par l’achat d’une baronnie et par son mariage, qui intègre la famille
Cassina, auparavant marquée par la mobilité patrimoniale et géographique, dans la société
noble des Flandres. Ces indications montrent néanmoins une implication particulière de
Francesco Bernardino Cassina dans le suivi des besoins matériels du nourrissage de ses
fils, filles et petit-fils, en tant qu’éléments qui participent à la construction de son identité
paternelle spécifique au sein de son héritage mémoriel masculin.
C’est donc moins l’originalité des souvenirs qu’il faudrait prendre tout d’abord en
compte considération dans l’analyse de ces sources familiales, que la présence ou l’absence
d’indications liées au travail reproductif et aux soins domestiques. Ces éléments, même
fragmentaires, peuvent mettre en avant une implication individuelle du devoir de nourrir,
dans cette réappropriation individuelle du « je » masculin paternel que restituent les
livres de famille. Quelques autres exemples, liés forcément à une approche au « cas par
cas », peuvent illustrer ce propos, en centrant l’attention sur la production de mémoires
domestiques plus personnelles.
Les récits produits à l’époque des conflits religieux en France laissent entrevoir les
drames des familles protestantes persécutées. L’attention accordée à l’allaitement par
les mères se retrouve en particulier dans les souvenirs de troubles civils et de migrations
familiales. Le travail reproductif est alors investi d’une dimension symbolique spécifique,
qui renvoie à l’effort de cohésion et à l’engagement identitaire suscité par l’appartenance
à une minorité religieuse65. Sur les traces de ce passé récent, Vincenzo Burlamacchi, un
réfugié de la deuxième génération, né à Genève, et qui dès 1622 réunit les mémoires de ses
aînés issus d’une famille marchande de l’élite lucquoise, note quant à lui les circonstances
des onze accouchements de sa femme Zabetta Turrettini. Les rares éloges qu’il lui adresse
concernent invariablement son courage dans ces délivrances épuisantes. Il consigne aussi
soigneusement les fièvres et la période des couches, la première sortie de la maison et la
durée de l’allaitement des enfants ainsi que leur sevrage autour de deux ans. Il souligne
les efforts de la mère pour nourrir de sa mamelle la plupart de ses filles et fils, mais
aussi les difficultés et inconvénients de ces allaitements prolongés, en signalant le cas
échéant les noms des nourrices engagées pour l’aider ou la remplacer. Ces femmes sont
recherchées le plus souvent dans le voisinage et dans le territoire genevois. Pour Iuditta,
née en 1631, sept nourrices ont été appelées en aide l’une après l’autre, avec « beaucoup
de dérangement et d’incommodités » pendant 17 mois. Pour la dernière fille Catarina,
née en 1649 après un accouchement difficile, est engagée « une nourrices savoyarde », qui
cependant tombe enceinte avant son arrivée à Genève, à l’insu de la famille Burlamacchi.
Ses conditions entrainent selon le père une faiblesse généralisée pour la nouvelle née, qui
décède subitement, un mois après sa naissance, « pour une défluxion » ; sa mort précède
de peu celle de sa mère Zabetta66.
Dans les mêmes années, à Agen, le conseiller de Loret note de son côté les disparitions
rapprochées de quatre de ses enfants en bas âge dans son « livre journalier ». Dans ses
souvenirs, la « mauvaise nourriture » de la mère et des nourrices, ou la « paresse » des
servantes sont indiquées comme les raisons principales de ces morts, notamment dans le
cas de celle, accidentelle, de Jean Pierre en 1634, dont la cause indiquée est l’étouffement.
L’enfant avait été sorti la nuit de son berceau près du feu, et couché dans le lit entre la
nourrice et la servante, « afin de ne se lever la nuict pour (le) changer ». La nourrice,
est « de la religion prétendue reformée », comme note avec rage et soupçon ce père, qui
portera ensuite plainte contre ses domestiques67. Dans ses notes, le père se constitue en
défenseur de ses fils en l’absence de la mère ou face à des comportements considérés
comme inadéquats, voire coupables, des femmes de la maison, qui sont dénoncées et
persécutées.
La solitude d’un homme qui se charge personnellement du suivi du nourrissage de son
enfant peut être dès lors soulignée comme une expression spécifique de l’affection paternelle.
Dans cette perspective, les pères ne sont pas les seuls à rendre compte de leurs pratiques.
Dans l’Abrégé de la vie de monsieur Daillé, publié en 1671, Daillé fils livre un témoignage
personnel au sujet de la tendresse du père à son égard. Il raconte qu’à la mort de sa mère,
survenue quand il était « encore au berceau », son père l’avait élevé à la maison, sans jamais
songer à se remarier, en cherchant plutôt « dans ses livres et son travail ordinaire, auquel il
sembla se donner avec encore plus d’attachement » une consolation « à ce rude coup de
se voir si tost séparé d’une ayde si douce et nécessaire »68. Ce ministre réformé et savant
66 V. Burlamacchi, Libro di ricordi degnissimi delle nostre famiglie (1622-1682), éd. S. Adorni-Braccesi, Roma, Istituto
storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1993, p. 201-215. Les passages cités sont traduits de l’italien.
67 Foisil, 2000, p. 202-203 ; voir la description du livre manuscrit, avec la transcription de quelques extraits, dans
http://inv.ecritsduforprive.huma-num.fr/pages/index.html.
68 A. (ou J.) Daillé, « Abrégé de la vie de Monsieur Daillé avec le catalogue de ses œuvres », in J. Daillé (senior),
Les deux derniers sermons prononcés à Charenton, Genève, Jean Ant. et Samuel De Tournes, 1671, p. 20-21.
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célèbre s’était dès lors occupé personnellement des besoins de son fils, faisant preuve en
cela d’une sollicitude qui est appréciée rétrospectivement comme toute « maternelle ».
Cet aspect de l’implication paternelle dans le care familial paraît être un élément
important, qui revient, par exemple, dans les récits autobiographiques écrits par des
ecclésiastiques. Tout comme le protestant Daillé, le chanoine Paul Beurrier, confesseur de
Pascal, fait à son tour l’éloge dans ses mémoires des vertus de son père, mort quand l’auteur
n’était pas encore en âge de s’en souvenir. Sa mère lui a raconté que le défunt chérissait
ses enfants, et que « mesme sur le minuit il se levoit souvent pour les faire changer et
les porter teter à nostre mère, parce qu’il ne vouloit pas qu’aucune serviteur ou servante
couche dans sa chambre »69.
Des souvenirs écrits par des pères à la première personne confirment cet engagement
dans l’urgence. Le ministre réformé Philippe Le Noir note de son côté son « deuil sans
égal » suite à la mort en couches de sa femme en 1656. Dans ses mémoires, il s’adresse à ses
fils et filles, en leur racontant s’être battu pour donner tous les soins possibles à Suzanne, la
dernière, nouvelle-née restée sans mère, à qui, rappelle-t-il :
Je taschais de servir tout ensemble de père et de mère. D’abord je réussis mal car je
luy donnay une nourrice qui lui fit tetter cinq mois de mauvais laict et qui la réduisit
dans un si pitoyable estat qu’elle éstoit prête de suivre sa mère de près, mais Dieu me
mit au cœur de lui donner une autre nourrice et je fus assez heureux pour en trouver
une fort jeune, saine et en frais laict, qui la restablit en un ou deux mois sous mes yeux
et à l’aide d’une de mes servantes qui ne travailloit qu’à cela70.
Dans ces souvenirs paternels d’allaitement, émerge la perspective de l’importance des
soins associés à la première nourriture comme autant d’éléments essentiels au façonnement
des individus. C’est le principe en somme d’une construction « individuelle » par le lait
qui marquerait ensuite les parcours de vie, ou l’identité sociale.
Dans les premières pages de ses mémoires célèbres, Thomas Platter se souvient ne
pas avoir été allaité par sa mère : il attribue à cette « marque d’origine » l’inquiétude
malheureuse de son enfance nomade71. Cinquante ans plus tard, le même discours
semble résonner chez Agrippa d’Aubigné. Selon un usage courant, le poète et historien
réformé doit son deuxième nom à un aegre partus qui a causé la mort de sa mère pendant
l’accouchement. Cette naissance stigmatisée par l’absence condamne le nourrisson à
l’éloignement, et ce nonobstant le témoignage d’une affection paternelle exprimée dans
les soins particuliers apportés à son nourrissage. D’Aubigné raconte en effet à ses filles
avoir été nourri « à l’extérieur de sa maison » suite au remariage de son père, qui a eu
69 Foisil, 2000, p. 196 (souvenirs rédigés dans les dernières années du xviie siècle).
70 Ph. Le Noir, « Histoire généalogique de Philippe Le Noir, pasteur de l’église réformée de Blain, composée par
lui-même (1677-1682) », Cahiers du Centre de généalogie protestante, Société de l’histoire du protestantisme français,
26-28 (1989), p. 1438.
71 « M’ayant mis au monde, ma mère eut mal aux seins et ne put m’allaiter ; je n’ai même jamais bu de lait de femme, à
ce que m’a dit ma défunte mère. Mes malheurs commençaient. Il fallut me donner du lait de vache au moyen d’une
petite corne, comme c’est la coutume dans le pays pour les enfants qu’on sèvre et qui restent souvent jusqu’à l’âge
de quatre ou cinq ans sans prendre aucune autre nourriture que du lait » : Vie de Thomas Platter, 1499-1582, suivie
d’extraits des mémoires de Félix Platter, 1536-1614, trad. fr. ; éd. A. Bernus, Lausanne, Georges Bridel & Co. ; Paris,
Grassart, 1895, p. 35.
L es p èr es et l’allaitement entre R ena issa nce et Lumières 809
lieu au cours de sa deuxième année de vie. Il est éloigné par sa belle-mère, qui trouvait
que son père « le nourrissait trop bien »72. La solitude d’Agrippa enfant se poursuit
dans sa jeunesse, marquée par la violence des guerres de religion, et néanmoins ponctuée
d’événements extraordinaires : autant d’indices autobiographiques de la foi du poète dans
une providence divine paternelle agissant individuellement pour les élus, et ce déjà, selon
la parole biblique, dans le ventre de leurs mères73.
Les campagnes souvent virulentes menées au siècle des Lumières contre le savoir féminin
sur le corps ou les pratiques définies comme traditionnelles, et centrées sur le rôle joué par
des sages-femmes et des nourrices à l’occasion de l’accouchement et de la prise en charge
de la parturiente et du nourrisson, incitent à penser que la question de l’allaitement et des
soins à apporter au nourrisson étaient jusqu’alors la prérogative de femmes74. La réalité
de l’autorité professionnelle des femmes sur l’accouchement, la santé des femmes et des
nouveau-nés, est soutenue par les recherches sur les activités des chirurgiens-obstétriciens
à partir du xviie siècle et par des enquêtes de type ethnographique menées sur la culture
populaire75. Il est également vrai que des femmes, même dans les maisons aristocratiques,
sont actives dans la gestion de la santé dans la sphère domestique76. Leur rôle est
cependant nuancé aujourd’hui, voire remis en question, par des travaux qui interrogent
les pratiques corporelles et médicinales dans la domesticité77. La limite entre l’expertise
des femmes et des hommes s’avère, au fil de ces enquêtes, fluide. Est-ce dire qu’au sein des
couples aussi, l’équilibre en fonction des compétences et des investissements de l’un ou
de l’autre de ses membres était la règle ? Sans offrir une réponse définitive à cette question,
pouvoir généraliser sur ce propos, l’objectif des quelques paragraphes qui suivent est de
questionner le rôle joué par les hommes, qu’ils soient pères, fils ou maris – dans la prise
en charge du nourrissage à la fin de l’Ancien Régime. Il est question à la fois de pratiques
et d’expériences vécues qui témoignent de la nature de l’autorité médicale et masculine
sur le nourrisson.
Afin de penser les rôles de genre au sein des familles, l’article déjà mentionné de
Christiane Klapisch-Zuber sur la mise en nourrice à Florence à la fin du Moyen-Âge est
fondamental. Le père joue ici un rôle important dans le choix de la nourrice. La situation
à Florence est un exemple qui ne doit pas être érigé en modèle. Par contre, il montre
que des hommes s’estiment capables de juger et à prendre des décisions concernant les
nourrices. Ce savoir-faire s’appuie sur des compétences sociales, mais également sur un
savoir médical. Et sur ce point, le savoir des pères est nourri par les conseils de médecins,
72 Th.-Agr. D’Aubigné, Sa vie à ses enfants (vers 1629) ; éd. critique par G. Schrenck, Paris, Nizet, 1986, p. 49-50.
73 Cf. Jr 1, 15 ; Ps 139 et Ga 1, 15.
74 Sur la tension entre les soignants masculins et féminins au cours de l’époque moderne, voir Gélis, 1988 ; McTavish,
2005 ; Wilson, 1995. Au xviie siècle, par exemple, nombre d’auteurs médicaux adressent leurs écrits spécifiquement
aux mères. Voir par exemple Hanafi, 2012, p. 524.
75 Voir les références de la note 70 ainsi que Loux, 1978.
76 Stolberg, 2011, p. 56-59.
77 Hanafi, 2017 ; Leong, 2018, p. 45.
810 da n i el a solfaroli c amillocc i, jade sercoma nens et philip a l. rieder
Si les auteurs s’accordent pour affirmer que les nourrices doivent être en bonne santé,
les précisions apportées signalent à la fois la continuité de repères visuels depuis les auteurs
antiques pour lire le corps et ses fluides, notamment la couleur, et la stigmatisation de
celles qui, en fonction de ces repères, auraient à la fois un tempérament médiocre et une
santé fragile. Ainsi dans un texte qu’il présente au public comme contenant une synthèse
de données médicales anciennes et modernes, Ambroise Paré dresse en 1564 un portrait
détaillé de la nourrice idéale comprenant, outre les signes attendus de bonne santé (ni
trop grosse ni trop maigre, etc.), son « habitude de corps ». Il détaille davantage que
Pingray les critères physiques à respecter : « qu’elle ne soit rousse, aussi qu’elle aye le
visage beau. Et qu’elle soit brunette, parce que le laict est meilleur que d’une blanche : car
les brunes sont de température plus chaude que les blanches : partant la chaleur digère,
et cuit mieux l’aliment, dont le laict est rendu beaucoup meilleur »84. L’explication que
donne Paré obéit à une logique humorale reconnue ; les couleurs des corps sont comprises
comme un reflet de l’humeur intérieure, et donc de la santé85. La femme brune bénéficie
d’un équilibre humoral, ni trop chaud, ni trop froid. Les critères sont ceux du paradigme
médical du temps : la corrélation entre l’apparence extérieure et la santé intérieure est
ancienne. Le tempérament idéal est sanguin, soit un tempérament d’homme86. Leclerc,
à la fin du xviie siècle, l’annonce clairement : il préfère la nourrice « sanguine et qu’elle
ait la chair ferme »87. Les autres variables qui reviennent sans cesse dans les descriptions
sont son âge (elle doit être jeune), l’adéquation de l’âge de son lait avec l’âge de l’enfant
et les qualités morales qui doivent être les siennes.
Quand il y a une description physique détaillée comme chez Paré, elle s’appuie sur
la couleur. Comme pour les hommes, une chevelure « blanche »88 et un teint plus clair
suggèrent un tempérament plus froid alors qu’une chevelure rousse indique un excès de bile
jaune (chaud et sec), soit une propension à la colère89. Ainsi, le principe qu’énonce Paré
tient du bon sens humoral : les femmes « blanches », celles avec des cheveux et des teints
plus clairs (tout comme les personnes âgées) se caractérisent par un excès d’humidité. Le
tableau est repris et répété par des médecins qui viennent après lui. Jacques Guillemeau,
un élève de Paré, le réitère, et un siècle plus tard, Charles-Gabriel Leclerc (1644-1700)
confirme l’exclusion des rousses en maintenant que la nourrice doit avoir le « poil noir
ou châtain »90. Cette nuance est intéressante, dans la mesure où les poils roux et noirs
sont caractéristiques du même tempérament bilieux91. L’expérience personnelle ou les
particularismes régionaux des auteurs peuvent expliquer ces variations. Pour ce qui est
de la rousse, les auteurs ne prennent pas la peine de justifier. Aristote déjà décrivait les
84 Ambr. Paré, « Livre traitant de la génération de l’homme, recueilly des anciens et modernes », Les œuvres complètes
d’Ambroise Paré, Lyon, Jean Gregoire, 1564, p. 603.
85 Barra, 2007, p. 26.
86 Dorlin, 2006, p. 164.
87 Leclerc, op. cit., p. 378.
88 Sur l’absence de “blond” des couleurs de cheveux, voir Barra, 2007, p. 27.
89 Lire par exemple l’article Tempérament dans N. Chomel et J. Marret, Dictionnaire œconomique, contenant divers
moyens d’augmenter son bien, et de conserver sa santé […], Commercy, Henry Thomas, 1741, p. 292.
90 La Médecine aisée, contenant plusieurs remèdes faciles et expérimentez pour toute sorte de maladies internes et externes,
avec une petite pharmacie commode et facile à faire à toute sorte de personnes, Paris, E. Michallet, 1696, p. 378.
91 Voir ici même note 87.
812 da n i el a solfaroli c amillocc i, jade sercoma nens et philip a l. rieder
cheveux roux comme « malades »92 et les préjugés et la discrimination vis-à-vis des roux
et des rousses sont attestés jusqu’à aujourd’hui93.
La catégorisation, et l’érudition dont elle est issue, sont clairement masculines et
suggèrent l’autorité de l’homme et le contrôle du père, qui peut évaluer le corps et le
tempérament de sa femme ou intervenir dans le choix de la nourrice à son service. Force
est de constater pourtant que le paradigme humoral était bien entré dans les mœurs bien
avant la période qui nous intéresse et que les principes médicaux qui sous-tendent la
discrimination mise en avant ici étaient admis par les hommes comme par les femmes.
En marge de la réitération régulière des mêmes idées, il demeure peu clair aujourd’hui
dans quelle mesure ces principes sanitaires affectaient le nourrissage. Les femmes rousses
ou blanches ne nourrissaient-elles pas leurs propres enfants ? Médiateurs et « recomman-
deresses » de nourrices écartaient-elles toutes celles dont les apparences suggéraient un
tempérament peu adéquat ?
Ces questions demandent à être développées sérieusement. En attendant, il faut se
contenter d’allusions. Si nombre d’auteurs reprennent la liste des tempéraments désirables,
d’autres comme Pingray se contentent de considérations générales sur la bonne santé de
la nourrice : le lecteur y trouve une plus grande latitude.
La cohérence à travers plusieurs siècles de descriptions de la bonne nourrice s’explique
à la fois par la stabilité du paradigme médical et les emprunts réguliers aux devanciers
caractéristiques de la littérature médicale de l’époque. Il n’en demeure pas moins qu’il est
possible d’identifier des transformations. Les auteurs de la fin de l’Ancien Régime insistent
lourdement sur le fait de choisir avant tout une nourrice campagnarde, un principe qui
accompagne l’idéalisation de la campagne énoncée par des auteurs comme Jean-Jacques
Rousseau94.
Ainsi, le médecin Tissot adresse à une mère, Catherine Charrière de Sévery, un rapport
sur l’examen qu’il avait fait d’une nouvelle nourrice :
La nourrice a bonne façon madame et sur tout un air de santé, les seins renferment
dans ce moment assé d’un lait qui me paroit très bon et qui est précisément de l’age
de la chère Angletine, il coule aisément, les bouts sont bien faits et autant qu’on peut
en juger sur les apparences extérieures, je ne crois pas que vous puissiés espérer de
trouver mieux ni peut être aussi bien. Recevés mes honneurs les plus empressés95.
Le médecin s’exprime ici sur le ton affectueux, courant alors dans le langage de
l’amitié et particulièrement caractéristique de sa correspondance avec son amie Catherine
Charrière de Sévery, mais aussi un trait particulier des relations, que ce médecin reconnu
pour sa grande sensibilité tissait avec ses malades. Le rapport de Tissot ne renferme rien
sur la couleur des cheveux de la nourrice, ce n’est apparemment pas essentiel ici. Plus
important encore, la codification précise des qualités nécessaires à la nourrice esquissée
par une figure masculine, signale que l’autorité médicale cautionne la pratique de la mise
en nourrice. Dans leurs ouvrages de vulgarisation, les médecins s’adressent à vrai dire à
un lectorat privilégié et ont certainement en tête la situation de familles aisées plutôt que
celle de familles modestes. Ces questions intéressent essentiellement, du moins aux xvie
et xviie siècles, avant tout les classes sociales privilégiées, en tout cas avant la mise en place
d’un réseau de nourrices à même de prendre en charge des enfants de femmes issus de la
population laborieuse au xviiie siècle96.
L’importance du phénomène de la mise en nourrice a incité nombre d’historiens à
s’interroger sur les motivations des couples : la mise en nourrice permettait de libérer
la mère des contraintes de l’allaitement, celle de continence notamment. Mettre en
nourrice les enfants était un moyen de rendre l’épouse disponible pour son mari. Ces
pratiques, en réduisant au minimum la période d’infertilité des femmes, auraient pour
conséquence de permettre aux familles aristocratiques d’avoir un plus grand nombre
d’enfants97. Le discours médical serait ainsi complaisant, rédigé par des auteurs animés
par le désir de plaire à leurs meilleurs clients. La réalité paraît plus nuancée. Tout comme
les pédagogues humanistes, les médecins s’accordent à affirmer que le lait maternel est
la meilleure des nourritures98; « or n’y a-t-il point de laict qui luy soit plus propre que
celuy de la mere », s’interroge Nicolas de la Framboisère99 sans qu’il y ait le moindre
doute quant à la réponse, ou encore, en prenant la perspective du nourrisson, le lait de
sa mère est « sa vraie nourriture », selon Pingray100. Le remplacement du lait maternel
par celui d’une nourrice intervient, selon les médecins, lorsque la mère « ne le peut
nourrir »101 ou, plus précisément « qu’elle est mal disposée, ou trop foible et delicate,
ou qu’elle n’a point le bout des mamelles idoines à alaiter » selon La Framboisière102. La
nourrice devient nécessaire, affirme un troisième médecin, « lorsque la mère est d’une
complexion si délicate, qu’elle est hors d’estat d’allaiter son enfant »103. Un quatrième
insiste sur l’importance de ne pas abuser de la délicatesse de la mère : « Il y a des femmes
d’une constitution si délicate qu’elles paroissent n’avoir que la quantité suffisante de sang
pour faire continuer la vie : on ne doit pas s’attendre qu’elles fourniront un lait abondant
à leurs enfans. »104 Le célèbre obstétricien Mauriceau, après avoir affirmé lui aussi que
la meilleure nourrice était la mère, entrevoit des cas où la femme ne peut et des cas où
la femme ne veut pas allaiter, soit parce qu’elle n’en est pas capable, et désire garder
ses rondeurs, ou parce que son mari « ne voudra pas lui-même souffrir, ny voir un tel
embarras »105. Une femme indisponible et un nourrisson à proximité du lit constituent ici
des nuisances évidentes. Ce qui ressort de l’ensemble est le pragmatisme des praticiens,
encore énoncé en 1803 sous la plume du médecin genevois Louis Odier, « lorsque le lait
de sa nourrice ne lui convient pas, il faut se hâter, ou de lui donner une autre nourrice ou
de suspendre pendant quelques jours l’allaitement »106.
Alors même que la mode de l’allaitement maternel bat son plein dans le dernier tiers
du xviiie siècle, catalysé par les écrits de Jean-Jacques Rousseau, les autorités médicales
du moment affirment crânement que toutes ne peuvent pas allaiter. Samuel Auguste
Tissot, par exemple, est explicite sur ce point dans son traité sur les maladies des nerfs où,
tout en concédant que quand on peut, on doit, il dénonce surtout les injures inutiles
« des moralistes contre celles qui ne le font pas », des reproches qui « ne prouveront
jamais que toutes les femmes le puissent, ni qu’elles le doivent quand elles ne le veulent
pas »107. L’essentiel de son chapitre comprend une liste de cas de femmes allaitantes dont
la santé se serait rapidement détériorée et fournit des explications à ce phénomène. La
lettre que le Dr Tronchin écrit à la jeune Madame Necker alors sur le point d’accoucher,
va dans le même sens et présente l’allaitement comme un risque médical pour la mère :
« il faut examiner bien des choses pour scavoir si vous serez bien en état de nourrir. Ce
devoir n’en est un que lorsqu’on est en état de le remplir, et si vous me permettez de
comparer deux choses qui ne se ressemblent guère, je dirois qu’il en est de l’allaitement
comme du Carême, qu’il n’est obligatoire que pour ceux qui peuvent le supporter »108.
Le discours religieux tend à définir l’allaitement par la mère de l’enfant nouveau-né
comme une obligation morale, inscrivant le corps maternel dans l’ordre naturel de la
Création, est ici contrecarré par la référence aux dispenses ecclésiastiques concernant
les interdits alimentaires.
Pour nombre de femmes aisées, la tradition de confier le nouveau-né à une nourrice
demeure ainsi la norme. Les écrits personnels ne révèlent pas systématiquement l’état
d’esprit ou les hésitations des diaristes. Les entrées de Catherine Charrière de Sévery, par
exemple, ne renseignent que peu sur ses raisons de ne pas allaiter son enfant. Le 7 août, elle
note simplement : « Je me suis purgée, la Nourrice est venue s’engager, les maçons sont
venus […] ». La nourrice s’impose ici bien avant même l’accouchement qui ne survient
que six semaines plus tard, le 21 septembre.
Il est vrai que son journal témoigne alors d’autres préoccupations : elle est terrorisée par
la perspective d’accoucher de son deuxième enfant, Angletine. La mère et la famille avaient
pris une décision bien avant de constater si l’allaitement maternel était une possibilité ou
pas. La suite des mentions de la nourrice dans le journal signale une attention particulière
portée sur la santé de l’enfant, mais aussi une certaine passivité de la mère. Le 19 janvier
suivant (17271), la mère est active et écrit à la première personne du singulier : « j’ai trouvé
la petite malade ». Pour ce qui est de la gestion de la crise, il en va autrement. D’autres
agissent, ou du moins c’est ainsi que le suggèrent les formulations vagues et passives
employées par la mère pour raconter une crise dont la nourrice se trouve être la cause :
« on a découvert qu’elle était grosse. Il a fallu incessamment en chercher une autre ». Deux
106 L. Odier, Manuel de médecine-pratique, ou sommaire d’un cours gratuit, donné l’an VII et l’an VIII de la République
Française, aux officiers de santé du Département du Léman, Genève, Paschoud, 1803 (an XI), p. 202.
107 S. A. Tissot, Traité des nerfs et de leurs maladies, in Œuvres de Monsieur Tissot, t. 13, Lausanne, François Grasset et
Comp., 1790, p. 146.
108 Cité dans Moret et Petrini, 2016, p. 157.
L es p èr es et l’allaitement entre R ena issa nce et Lumières 81 5
jours plus tard, le 21 janvier, la mère inquiète suit de près les événements, mais ne semble
toujours pas jouer un rôle actif ; une deuxième « nourrice de Severy n’a pas convenu, il a
fallu en chercher une autre, comme nous allions envoyer à Echandens109, on en a indiqué
une dont le lait est frais, et qui s’est trouvé parfaite »110. Les formulations neutres, le recours
à un vague « on » pour décrire les événements et les décisions, suggère une expertise qui
lui échappe en partie ou, du moins qui est assurée par un collectif familial d’enquête dont
le médecin fait partie : c’est à l’occasion de cette dernière crise que Tissot lui adresse l’avis
sur la nourrice mentionné plus haut.
Dans le dernier tiers du xviiie siècle, la pression est forte pour que la mère allaite
elle-même, et certaines femmes regrettent de ne pas l’avoir fait. C’est le cas de la baronne
de Vrintz (née Gugornos) qui écrit à Tissot : « au premier [enfant], je n’eus point de lait
les premiers jours, je n’avais point d’expérience, personne ne me dit qu’il en pourrait
venir, on envoya l’enfant à la nourrice, cela me chagrina beaucoup »111. Alors que son
état de santé est compromis, Madame Vrintz tombe enceinte de son sixième enfant112.
Elle affiche là aussi une certaine docilité vis-à-vis de ses conseillers médicaux : « il fut
conclu que je l’allaiterais », écrit-elle à Tissot113. Dans leur appréciation de la possibilité
ou non de l’allaitement maternel, les médecins centrent leur attention sur la santé de la
mère. C’est là un réflexe attendu dans la société du xviiie siècle où la vie des nourrissons
était particulièrement vulnérable. L’idée, encore énoncée pendant l’ensemble du xixe
siècle, qu’en cas de difficulté pour la mère à être nourrice, il fallait trouver la meilleure des
nourrices possibles, relève alors du bon sens.
L’insistance sur la nécessité qu’induit une impossibilité pour la mère révèle deux choses
importantes. D’une part, il était reconnu que la mère et son lait pouvaient être incompatibles
avec le nourrisson et d’autre part que le nourrissage était considéré essentiel non seulement
pour la survie de l’enfant, mais également pour son devenir. En effet, derrière l’attention
prêtée aux qualités de la nourrice se trouve le principe de la transmission ample de traits,
de qualités morales et de caractéristiques physiques114. Car l’enfant est, selon Pingray,
« nourry non seulement de son laict, mais de la bonne substance et bonne odeur de
son corps, car tout ainsi que le bon ou mauvais suc de la terre meut et change les vertus
des plantes et des fruicts, ainsi fait celuy de la nourrisse les propres mœurs et vertus de
l’enfant »115. Des moralistes comme le jésuite Pierre Josset insistent sur le fait que, selon
la formule de Marc Fumaroli, à défaut que la mère puisse allaiter l’enfant, on « évite une
nourrice grossière et vulgaire qui mettrait sur l’enfant une empreinte dommageable »116.
Le fondement médical de ce conseil est commun : « il est si évident que les mœurs des
nourrices se communiquent aux enfans, que quand quelqu’un ne tient ni de père ni de
mere, on dit communément que la nourrice l’a changé »117.
Ainsi, la qualité de la nourrice et du lait n’est pas seulement une question de survie de
la génération à venir. Le lait reçu conditionne le nourrisson en devenir à la fois au niveau
du physique, du moral et surtout au niveau de son identité. Il y a là un paradoxe apparent,
qui relève plutôt d’un cercle vicieux que d’un vice logique de la médecine ancienne. Les
mères de classes aisées étaient réputées plus délicates que les autres, et donc plus à même
d’être obligées de renoncer à allaiter leurs enfants. Leur sensibilité et leur émotivité sont
ainsi à l’origine, paradoxalement, de leur incapacité à jouer le rôle de nourrice pour leurs
propres enfants, un point de vue cautionné par le corps médical. « Il m’a paru que les enfans
nourris – écrit le médecin Louis Odier au cap du xixe siècle –, par une mère tendre et
sensible y sont plus sujets que d’autres. Il y a apparence que cela tient à quelque altération
dans le lait, en conséquence de l’affection maternelle, qui trop exaltée, ou mal dirigée, le
dénature momentanément »118. L’excès d’affection maternelle, la fragilité du corps des
femmes issues des classes nanties entraîne des conséquences physiques et identitaires
sur leur progéniture. Nombre de nourrissons allaités par des étrangères, une fois adultes,
rendent cette expérience responsable de dérangements survenus dans leur santé, de la
débilité ou de la faiblesse de leur corps. La nourrice se mue ainsi en bouc-émissaire aux
yeux d’adultes mécontents qui – sans doute inspirés par Rousseau – commencent le récit
de leur vie avec des reproches adressées avant tout à leur mère. « Je suis née en 1741. Mes
malheurs commencèrent avec mon existence. Je fus remise à une nourrice qui n’avait point
de lait et qui me nourrit quatre mois en me faisant succer des pommes, je fus mourante, et
on me remit à une autre femme qui me retira de la mort », se plaint Madame Bordenave
de Drisse119. Les effets ne sont pas que physiques. Louis de Courten explique dans ses
mémoires :
On me donna pour nourrice la nommée Marie Jeanne, femme d’Augustin Semaille […].
Le lait que j’ai sucé n’était point fait pour mes organes et a été pour moi un aliment
moins profitable que n’eut été le lait d’une mère ! Qui sait si mon tempérament robuste
et sain dans son origine n’en a pas été altéré, qui peut répondre si cette transformation
n’a point influé sur mon cœur ; l’âme et le corps sont si dépendants l’un de l’autre, le
fruit le plus délicieux dans le terroir qui lui convenait ne manque guère de dégénérer
s’il est transporté dans un autre120.
De telles complaintes sont répandues et se répètent à souhait dans les consultations
médicales. Les autobiographes ne sont pas en reste. Nicolas Duval Soret rend ainsi soit
l’usage de l’époque soit la mésintelligence de ses parents responsable du fait que sa mère
ne l’allaite pas. « On me mit donc en nourrice (passe encore si on avoit fait un bon choix)
mais on m’envoya succer le lait d’une misérable savoyarde, sale, comme le sont en général
nos bons croque raves121. » La description ébranle l’image idéale de la campagnarde que
prônaient Rousseau et nombre de médecins. Elle atteste aussi de la distance croissante
entre les élites et les autres classes sociales qui se répand à la fin de l’Ancien Régime.
118 L. Odier, Manuel de médecine-pratique, ou sommaire d’un cours gratuit, donné l’an VII et l’an VIII De La République
Française, aux officiers de santé du Département du Léman, Genève, Paschoud, 1803 (an XI), p. 202.
119 BCUL/D, IS/3784/II/IS/378/II/144.02.05.26, Mme Bordenave de Drisse à Samuel Auguste Tissot.
120 Il y a deux siècles : deux officiers suisses aux Services Étrangers, Victoria, Trafford, 2005, p. 8.
121 Bibliothèque de Genève, Souvenirs Nicolas Soret Duval, Ms var 20 / fols 38.
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Conclusions
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Con cetta Pennuto
Dans la médecine de la première modernité, la santé des femmes et la santé des enfants
sont étroitement liées1. Souvent les textes traitant de grossesse, accouchement et maladies
gynécologiques comportent une section importante sur la nutrition et les maladies des
nourrissons et des enfants, qu’ils soient rédigés par des médecins ou par des sages-femmes.
Certains médecins s’orientent cependant vers la rédaction d’ouvrages monographiques
sur la santé des femmes et la santé des enfants en y abordant des thématiques communes
mais approfondies de manière différente selon le contexte rédactionnel. C’est le cas de
Girolamo Mercuriale (1530-1606), professeur à l’université de Padoue, de Bologne et de
Pise, auteur de Nomothelasmus (1552), De morbis puerorum (1583) et De morbis muliebribus
(1586-1587). L’étude de l’allaitement occupe un livre entier du De morbis muliebribus et
revient dans les deux autres textes pour expliquer comment bien élever et nourrir l’enfant
et comprendre l’étiologie de la macies, la maigreur, qui peut se révéler mortelle. Si les
maladies et les dysfonctionnements de l’allaitement sont multiples, c’est la macies qui
représente le danger le plus grand comme conséquence d’une situation particulière et
pour laquelle il peut être difficile de trouver un remède : l’absence ou la pénurie de lait.
Non seulement la nutrition en est mise en danger, mais également le lien mère-enfant peut
en résulter interrompu et la place du père être diminuée en sa responsabilité et garantie
du maintien des liens familiaux.
C’est sur ce cas particulier de l’étude de Mercuriale que cette contribution propose
de réfléchir.
En 1586, dans la deuxième édition des Gynaeciorum Libri2, le médecin bâlois Caspar
Bauhin (1560-1624)3 publie l’editio princeps du traité sur les maladies des femmes,
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 821-832
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127473
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
822 con c et ta p en n uto
4 G. Mercuriale, De morbis muliebribus, in Gynaeciorum sive de Mulierum Affectibus Commentarii, Basileae, per
Conradum Waldkirch, 1586, Tomus II, p. 1-195. Sur Mercuriale et l’enseignement à Padoue, voir Ongaro et
Martellozzo Forin, 2008 ; plus en général, Agasse, 2008.
5 C. Bauhin, « Prefactio ad lectorem », in Gynaeciorum sive de Mulierum Affectibus Commentarii, Basileae, per Conradum
Waldkirch, 1586, Tomus II, fol. 4v. Cf. Siraisi, 2008, p. 84 ; Ongaro et Martellozzo Forin, 2008, p. 41.
Deux copies manuscrites du cours de 1572-1573 sont conservées à la Biblioteca Malatestiana de Cesena : le manuscrit
166.140, constitué de 55 leçons, et le manuscrit 167.128, proche de la version imprimée en 1602. Voir Cerasoli et
Garavini, 2005, p. 312-314, 317-319.
6 Bauhin, « Prefactio… », op. cit., fol. 5r.
7 Ibid. Sur les éditions du De morbis muliebribus, cf. Cerasoli et Imolesi Pozzi, 2008 ; Ongaro, 2009. Sur les
éditions de Waldkirch, voir Verlag Waldkirch : http://www.verlag-waldkirch.de/content360_268_294_Ab-1582-
Conrad-Waldkirch.html.
8 Mercuriale, De morbis muliebribus Praelectiones ex ore Hieronymi Mercurialis iam dudum a Gaspare Bauhino
exceptae ac paulo antea inscio autore editae, nunc vero per Michaelem Columbum ex collatione plurium exemplarium
consensu auctoris locupletiores, et emendatiores factae, Venetiis, apud Felicem Valgrisium, 1587 ; Id., Responsorum,
et Consultationum medicinalium Tomus primus. Nunc primum a Michaele Columbo collectus, et in lucem editus,
Venetiis, apus Iolitos, 1587. Sur Michele Colombo et son père Realdo, Carlino, 2002 ; de Renzi, 1845, Tome
III, p. 713.
9 M. Colombo, « Medicinae studiosis S. », in Mercuriale, De morbis muliebribus, f. *3v. La lettre est datée de Padoue,
le 28 novembre 1586 (Patavij, quarto Calendas Decembris 1586).
10 Mercuriale, De morbis muliebribus Praelectiones. Iam dudum a Gaspare Bauhino exceptae, ac paulo antea inscio autore
editae : postremo vero per Michaelem Columbum ex collatione plurium exemplarium consensu auctoris locupletiores, et
emendatiores factae. Tertia vero hac editione et auctiores, et castigatiores adhuc redditae, Venetiis, apud Iuntas, 1591 ; Id., De
morbis muliebribus Praelectiones. Iam dudum a Gaspare Bauhino exceptae, ac paulo antea inscio autore editae : postremo
vero per Michaelem Columbum ex collatione plurium exemplarium consensu auctoris locupletiores, et emendatiores factae.
Quarta vero hac editione et auctiores, et castigatiores adhuc redditae, Venetiis, apud Iuntas, 1601. Je base la lecture du
texte sur cette dernière édition publiée du vivant de Mercuriale.
ma la dies des enfa nts et nutrition 823
chez Giacomo Fabriano en 155211, et le De morbis puerorum, publié en 1583 par un étudiant
polonais de Mercuriale, Ioannes Chrosciejowski (Groscesius) de Poznam12. Imprimé quand
Mercuriale avait 22 ans et était encore étudiant, le Nomothelasmus représente la première
œuvre du médecin et porte sur la manière de bien assurer la croissance et l’allaitement de
l’enfant. Le texte est dédié au juriste Francesco Paolucci qui venait d’avoir un enfant, époux
de la sœur de la mère de Mercuriale13. Si ce texte a un caractère plutôt pédagogique et se
concentre sur les soins et l’éducation de l’enfant selon la tradition humaniste14, c’est dans
le cours De morbis puerorum que Mercuriale entre dans la matière médicale par le biais
d’une série de questions posées dès le début du cours : faut-il que le médecin s’occupe
des maladies des enfants ? Pourquoi les enfants, surtout les nourrissons, souffrent d’un
si grand nombre de maladies ? Quelles sont les maladies qui leur sont propres ?15 La
liste des maladies est longue dans les trois livres qui abordent, entre autres, les maladies
contagieuses, telles que la rougeole et la variole, suivies de la maigreur, de la macrocéphalie,
des scrofules, du bec le lièvre, de la tumeur de l’ombilic, des malformations de l’anus ou
de l’urètre, ainsi que des différents types de fièvres, de convulsions, de paralysies et de
vers16. Manque un chapitre sur les maladies dues à l’allaitement, mais dans celui sur la
maigreur des enfants, De macie, le lecteur est confronté à des réflexions sur le lait qui font
le lien avec l’enseignement assuré par Mercuriale en 1572-1573 De morbis muliebribus, où
des leçons avaient clairement affiché la thématique de l’allaitement et de ses conséquences
sur la santé des enfants et des nourrissons.
Les premières lignes du De morbis muliebribus constituent d’ailleurs une interrogation
sur la différence des sexes masculin et féminin. D’après Mercuriale, maints sont les signes
qui permettent de distinguer les deux sexes. Parmi ces signes cependant ce n’est pas la force
qui différentie le mâle et la femelle. En effet, dans la nature, des animaux femelles sont bien
plus forts que les animaux mâles du même genre, par exemple les ourses17. Ce ne sont pas
non plus les opérations de l’âme qui distinguent les deux sexes, continue Mercuriale. Bien
qu’Aristote et les péripatéticiens aient soutenu que les facultés des mâles soient plus brillantes
que celles des femelles, Platon et les platoniciens ont estimé, et justement (et recte), que
les mêmes et identiques capacités d’étude et de raisonnement caractérisent les hommes
et les femmes18. Mercuriale déclare rester étonné de la manière dont Aristote a défini les
femmes et toutes les femelles, en les considérant comme des monstres. En réalité, que l’on
examine la propagation des espèces ou l’utilité des femmes en une gestion heureuse de la
vie ou en la richesse qu’elles apportent, les femmes et les femelles sont pour Mercuriale au
premier rang de la nature. L’élément qui les caractérise vis-à-vis des hommes est la capacité
à concevoir, à accoucher, à élever et nourrir le nouveau-né. La nature les a fournies des
11 Mercuriale, Nomothelasmus seu ratio lactandi infantes, Patavii, (Giacomo Fabriano) 1552.
12 Id., De morbis puerorum tractatus lucupletissimi, variaque doctrina referti non solum Medicis, verumetiam Philosophis
magnopere utiles, ex ore Excellentissimi Hieronymi Mercurialis Foroliviensis Medici clarissimi diligenter excepti, atque in
Libros tres digesti : opera Iohannis Chrosczieyoioskij, Venetiis, apud Paulum Meietum, 1583.
13 Sur ce texte, voir Cerasoli, 2008.
14 Sur l’éducation humaniste, dont les premiers soins commencent par l’allaitement, voir Garin, 1949.
15 Mercuriale, De morbis puerorum, fol. 1r-v.
16 Cette liste n’est pas exhaustive, mais permet d’avoir une idée du nombre de maladies traités dans le texte.
17 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), op. cit., p. 1.
18 Ibid.
82 4 con c et ta p en n uto
outils aptes à accomplir ces opérations, alors que les hommes en sont dépourvus19. Ces
instruments spécifiques aux femmes sont sujets à des maladies particulières qui touchent
à la constitution et à la composition du corps : ce sont ce qu’Hippocrate et les médecins
modernes ont appelé morbi muliebres. Les maladies des femmes ne concernent pas les
hommes, dont les instruments de la génération diffèrent20. Ces maladies féminines sont
alors propres à l’utérus et aux seins des femmes, uterus et mammae21.
Le début du cours ici évoqué montre une prise de position nette du professeur
universitaire que l’on pourrait situer dans la querelle des femmes à la première modernité
en un contexte pédagogique ayant pour but de former des futurs médecins à la santé des
femmes22. L’égalité des sexes (sexus) dans la force, l’intellection et les opérations de l’âme
admet toutefois une spécificité du corps féminin dans la capacité à générer, accoucher et
nourrir l’enfant. C’est cette capacité à nourrir le nourrisson qui rend les seins des femmes
un membre spécifique de leur corps et différent des seins masculins, affirme Mercuriale, ces
derniers n’ayant pour but que la protection du cœur23. Les seins des femmes montrent
les signes de la maladie lorsque leur fonction nutritive subit des altérations, et ce d’après
de multiples causes. Telles sont les ulcères, les tumeurs et toute altération : ces maux sont
communs aussi aux hommes, mais arrivent de préférence aux femmes, d’autant plus que chez
les femmes ils empêchent le fonctionnement qui assure la nutrition, à savoir la production
de lait. La inopia lactis, la pauvreté de lait, ou la lactis abundantia, l’excès de lait, sont les
deux premiers maux, suivis d’un lait dont la qualité résulte inapte à la nutrition parce que
trop subtil ou trop gras ou épaissi en caillots ou âpre ou acide. Le lait gras et en caillots
est dit colostrum et les nourrissons qui sont nourris par ce lait sont dits pueri colostrati,
enfants atteints de colostration, comme les enfants nourris par une femme enceinte24.
19 Ibid., p. 1-2.
20 Ibid., p. 2.
21 Ibid.
22 Sur la querelle des femmes, voir Dubois-Nayt, Dufournaud et Paupert, 2013, p. 7-19 ; Paupert, 2013. Sur une
médecine qui différentie le corps féminin par rapport au corps masculin entre Antiquité et époque moderne, voir
King, 2013.
23 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 2.
24 Ibid., p. 4.
ma la dies des enfa nts et nutrition 825
médecin doit poser concerne la recherche de la raison pour laquelle les maladies touchantes
à la production de lait sont dites muliebres, féminines, comme si elles ne pouvaient pas
arriver aux hommes, alors que les hommes sembleraient pouvoir produire du lait25. Parmi
les sources que Mercuriale propose, Avicenne atteste de lait produit dans les mamelles
des hommes, surtout des adolescents, dont les seins deviennent ronds26. Mercuriale est
cependant d’avis que la production de lait chez les hommes est un événement rarissime,
comme l’a montré Albert le Grand dans le traité sur les animaux27. Chez les hommes,
d’après Mercuriale, il ne s’agit pas de vrai lait, mais de sang blanchi28. En effet, le lait a pour
fonction de nourrir et Galien a expliqué, dans le traité sur la saignée contre Érasistrate, qu’il
n’est produit que dans les animaux qui ont un utérus29. Avicenne et Aristote racontent alors
des fables, comme fabuleuse est l’histoire du bouc qui produisait chaque jour une grande
quantité de lait30. Quelqu’un pourrait demander pourquoi les hommes ne produisent pas de
lait, continue Mercuriale. La réponse se trouve dans le traité sur les glandes d’Hippocrate :
la chaleur naturelle des hommes est tellement puissante qu’ils brûlent toute la nourriture
et peu d’excréments restent dans le corps ; en outre, les hommes n’ont pas des mamelles
assez spongieuses et larges pour attirer et recevoir le sang qui est la fabrique du lait31.
Dans ce contexte, le defectus lactis, l’absence de lait, ne représente certes pas un mal pour
l’homme, alors qu’elle l’est pour la femme, tout comme la lactis redundantia, une production
excessive de lait, ou la production de lait en caillots (caseatio) ou la coagulation du lait
(coagulatio) ou encore un changement de qualité du lait (corruptio)32. Afin de comprendre
ces maladies de la nutrition, parmi lesquelles l’on compte l’absence de lait, il est nécessaire
de s’interroger, dit Mercuriale, sur ce qu’est le lait, dans quelle manière il est produit, quand
il est produit, où et dans quelles circonstances. Concernant la nature du lait, Empédocle l’a
défini comme du pus, une humeur33. Aristote a réagi durement contre cette définition dans
le De generatione animalium, parce que le pus est le résultat d’une corruption, alors que le
lait est une coction34. Mercuriale montre alors l’accord entre Empédocle et Hippocrate,
dont les études anatomiques et sur la nutrition dévoilent que la putréfaction n’est qu’une
forme de coction35. Le lait reste pour Aristote une transformation et un blanchissement
du sang en excès, alors que dans les Problèmes d’Alexandre d’Aphrodisias le lait est du sang
25 Ibid., p. 71.
26 Ibid. Cf. Avicenna, Liber canonis medicinae (Venetiis, in edibus Luce Antonij Iunta, 1527), III 12, 1, 3, fol. 209v.
Mercuriale raconte également qu’Avicenne affirme avoir vu un homme produire tellement de lait qu’on en avait
produit du fromage.
27 Albertus Magnus, De animalibus Libri vigintisex, (Venetiis, impensa heredum quondam nobilis viri Domini
Octaviani Scoti, 1519), III 9, fol. 45r.
28 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 71.
29 Galenus, De venae sectione adversus Erasistratum Liber, in P. Brain, 1986, cap. 5, p. 26 (K XI, 164).
30 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 72. Cf. Albertus Magnus, De animalibus, loc. cit.
31 Ibid. Cf. Hippocrate, « Du système des glandes », in Hippocrate, Œuvres complètes, Tome XIII, éd. R. Joly, Paris,
Les Belles Lettres, 2003, ch. 16, p. 121-122. Sur l’impact de ce texte dans l’essor des textes médicaux de la première
modernité sur la santé des femmes, voir King, 2007, p. 12.
32 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 72.
33 Ibid.
34 Aristoteles, De generatione animalium Libri quinque, ex recensione Immanuelis Bekkeri, Berolini, typis Academicis,
impensis Ge. Reimeri, 1829, IV 8, p. 139 ; Aristoteles, « De generatione animalium libri V », in Aristoteles,
Opera, Parisiis, ex officina Simonis Colinaei, 1524, fol. 44v.
35 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 73.
826 con c et ta p en n uto
blanchi ; chez Hippocrate le lait et le sang sont proches, ajoute Mercuriale, car, en effet,
le lait n’est que du sang36.
La liste de définitions amène Mercuriale à décrire le sang qui sert à la production de
lait comme un sang menstruel pur. Tout lait qui proviendrait d’un sang menstruel cuit et
gras serait un lait inutile37. Pour expliquer la transformation du sang en lait, Mercuriale
fait appel à Galien et à son traité sur la conservation de la santé38 : la coction du sang
devient adaptation, adaequatio. Dans les seins, les parties âpres et chaudes du sang sont
adoucies et atténuées par un réchauffement particulièrement doux. C’est comme quand
l’on produit du miel ou du vin chaud, continue Mercuriale. La chaleur excessive étant
nuisible, il faut en garder une quantité mediocris, faible et petite39. Même discours pour
la semence de l’homme : elle est froide par nature, c’est la chaleur douce du lieu qui la
réchauffe permettant ainsi la formation du fœtus40.
Le lait est donc du sang menstruel pur réchauffé modérément par la chaleur. Mais quelle
chaleur ? Les seins sont des glandes froides, ne pouvant donc pas en soi réchauffer le sang.
C’est la proximité du cœur qui leur offre la chaleur nécessaire pour transformer le sang en
lait blanc. Il s’agit d’une chaleur accidentelle41. La transformation du sang en lait amène le
médecin à pousser la réflexion plus loin, en s’interrogeant d’abord sur la raison d’une telle
transformation. Nourrir le nourrisson avec du sang serait de fait une horreur que la nature
a voulu éviter, elle qui agit toujours en veillant à unir la beauté avec l’utilité. L’anatomie
offre également matière à la réflexion. Hors de l’utérus, le nourrisson doit s’alimenter par
la bouche pour que la nourriture arrive à l’estomac et au foie. Le lait permet cette nutrition
par la bouche, redevenant ainsi sang dans le corps du nouveau-né. Le sang représente le
trésor de la vie humaine et c’est pour cette raison que les vaisseaux du sang ne s’ouvrent pas
facilement, surtout dans les seins. Imaginons, dit Mercuriale, que du sang sorte des seins :
il faudrait avoir des vaisseaux sanguins qui s’ouvrent et referment, avec grand danger pour
la vie de la mère suite à la fréquence de l’acte de la nutrition42. Par ailleurs, la position des
seins dans le corps de la mère, elle aussi, n’est pas laissée au hasard. Galien, dans le traité Sur
l’utilité des parties, montre que les seins sont sur la poitrine parce que c’est le lieu du corps
le plus chaud grâce à la présence du cœur, qu’ils protègent43. Dans son traité Sur l’amour
pour les enfants, Plutarque souligne également que les seins sont sur la poitrine pour que
la mère, en nourrissant sont enfant, puisse l’embrasser et lui donner ainsi son amour44.
36 Ibid. Cf. Aristoteles, De generatione, loc. cit. ; Alexander Aphrodisieus, Problemata omnibus studiosis non minus
utilia quam iucunda, Graece et Latine Ioannis Davioni studio illustrata, Parisiis, [Émonde Toussain, veuve de Conrad
Néobar], 1541, II 79, fol. 69v-70r ; Hippocrate, « Deuxième livre des Épidémies », in Hippocrate, Œuvres complètes,
traduction nouvelle avec le texte grec en regard … par É. Littré, Tome V, Paris, chez J.-B. Baillière, II 3, 17, p. 178-179.
37 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 73-74.
38 Ibid., p. 74. Cf. Galenus, « De sanitate tuenda », in Galenus, Opera omnia, Editionem curavit D. Carolus Gottlob
Kühn, Tomus VI, Lipsiae, prostat in officina libraria Car. Cnoblochii, 1823, VI 16, p. 694.
39 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 75.
40 Ibid., p. 76.
41 Ibid., p. 76-77.
42 Ibid., p. 77.
43 Id. Cf. Galenus, De usu partium, in Galenus, Opera omnia, Editione curavit D. Carolus Gottlob Kühn, Tomus
VIII, Lipsiae, prostat in officina libraria Car. Cnoblochii, 1822, VII 22, p. 603.
44 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 77. Cf. Plutarchus, De amore prolis, in Plutarchus, Scripta moralia,
ex codicibus … collatis emendavit Fredericus Bübner, Vol. I, Parisiis, editore Ambrosio Firmin Didot, 1841, ch. 3, p. 600.
ma la dies des enfa nts et nutrition 827
Si la nature agit dans le but de tisser le lien entre la mère et l’enfant, le defectus lactis est
un symptôme signifiant un problème médical majeur, parce qu’il empêche la transmission
de la nourriture et, avec elle, de l’amour maternel. Le trouble physiologique relève, quant à
lui, de la production de secrétions45. Deux sont les excrementa qui concernent la génération :
la semence et le sang menstruel. Ce dernier nourrit le fœtus durant la grossesse et, après
l’accouchement, est transformé en lait. S’il est absent des seins, un problème est survenu,
tel qu’une malformation des seins ou des vaisseaux ou une altération de l’état habituel
des seins et du sang ou encore une blessure46. Parmi les causes qui engendrent l’absence
de lait, les internes relèvent de la nature du corps : des seins trop petits et des vaisseaux
sanguins trop étroits peuvent provoquer un manque de lait47. De même, une obstruction, la
mauvaise qualité du sang, une contamination par excès de pituite ou de mélancolie peuvent
être à l’origine d’une baisse dans la production de lait48. Parmi les causes externes, l’air
excessivement froid, certains aliments et boissons, l’excès de travail, la tristesse et les autres
passions véhémentes de l’âme causent une diminution de lait49. En absence de lait, l’on
peut avoir recours aux remèdes apéritifs, qui font affluer le sang aux seins, ou bien utiliser
des remèdes permettant de produire la substance du lait50. Situation différente est celle
due à la faiblesse de l’enfant qui n’arriverait pas à téter, mais c’est rare51. Quelle qu’en soit
la cause, l’absence de lait est particulièrement grave, parmi les maladies de l’allaitement,
parce qu’elle amène l’enfant à une grave souffrance, celle due à l’amaigrissement. Si l’enfant
est amaigri (emaciatus), le médecin se doit d’explorer les éléments qui se cacheraient
derrière ce signe d’absence de lait, comme la taille des seins, trop petits et étroits avec
des vaisseaux resserrés et courts52, un sang trop bilieux qui ne peut pas donner au lait les
qualités qu’il devrait avoir (blancheur, consistance, transparence)53, un sang trop chargé
en flegme qui donnerait un lait tendant à l’acidité, un sang mélancolique qui produirait
un lait noircissant54.
La famille pourrait choisir une nourrice pour résoudre le problème, ajoute Mercuriale,
mais il n’est pas toujours possible d’en avoir une, et alors la maladie doit être traitée par le
médecin55. Il faut agir sur les causes qui détruisent le lait par le régime et par la pharmacie.
Choisir un bon air, tempéré et, si possible, celui des régions où les animaux produisent le plus
de lait ; régler l’alternance de sommeil et de veille ; pratiquer de l’exercice physique modéré ;
diminuer la fréquence du coït, qu’il serait en réalité mieux d’éviter56 : ces premières consignes
du régime s’accompagnent du bon choix de nourriture et boisson. Le vin doit être aqueux,
léger et blanc. Il faut corriger la fausse opinion qui voudrait le lait être produit par le vin : la
nature du lait et celle du vin, explique Mercuriale, sont différentes, le lait ayant une nature
à base de terre et d’eau, alors que le vin a une nature aqueuse57. Parmi les aliments, sont à
privilégier le pain d’épeautre, les viandes de chapon et de veau, les œufs, toutes les viandes
des oiseaux hormis les viandes des animaux sauvages, qui provoquent trop de dessèchement.
Mercuriale conseille de boire du lait de chèvre et de manger du beurre et des mamelles
cuisinées et bien mâchées sur la base des lois de l’analogie entre semblables. Quand on
est malade de l’estomac, continue-t-il, on se soigne en mangeant de l’estomac d’animaux,
surtout celui des poules ; quand on souffre aux poumons, on mange des poumons. De la
même manière, les médecins prescrivent des mamelles si on est en manque de lait58. Toujours
dans le domaine de l’alimentation, enfin, les anciens et les arabes conseillent des poissons
salés, mais il faut que la quantité de sel soit modérée, afin de ne pas trop dessécher le corps59.
Si le médecin constate que le régime n’est pas suffisant, il se tourne vers la pharmacie
en accord avec le diagnostic. Par exemple, s’il s’agit d’une obstruction des vaisseaux qui
amènent le sang dans les seins pour qu’il soit transformé en lait, il faudra les ouvrir en
purgeant d’abord le corps avec modération, puis en administrant des remèdes qui attirent le
sang vers les seins en ouvrant les vaisseaux60. Concernant la purgation du corps, plusieurs
recettes sont données dans une sorte de méthode thérapeutique où chaque étape est
fonctionnelle à la constitution d’un suivi thérapeutique : par exemple, un sirop à base
mel rosatum, deux livres et demi de miel dans lequel on bouillit une livre de suc de roses
rouges, et une décoction à base de fenouil, maceron, mente-pouliot, oxymel61. Après ces
purgations qui ouvrent les obstructions, il faut provoquer le lait. Le massage des seins,
l’emploi de vers de terre et de petites ventouses avec scarification s’avèrent utiles, ainsi que
l’administration de bouillon par voie orale, 8 à 9 onces, et par voie locale, en y immergeant
les seins. Ce bouillon sera à base de fenouil, roquette sauvage, poireau et noix de muscade
ou à base de laitue, mauve, cytise et un peu de vin, ingrédients à bien doser pour ne pas
provoquer des effets contraires à ceux désirés62.
Les remèdes que Mercuriale a proposés et la recherche des causes de l’absence de lait
ont permis de souligner le lien étroit qui existe entre l’utérus et les seins, à savoir les deux
lieux du corps féminin où le fœtus est engendré et nourri. Utérus et seins sont les organes
distinctifs du corps féminin et, même si les hommes partagent les seins avec les femmes,
leurs seins ne développent pas la fonction primordiale des seins féminins, c’est-à-dire la
fonction nutritive. En s’appuyant, entre autres, sur De sanitate tuenda de Galien, comme
nous l’avons vu, Mercuriale analyse cette fonction nutritive comme élément spécifique
des seins féminins en raison du lien qu’ils ont avec l’utérus.
57 Ibid., p. 83.
58 Ibid.
59 Ibid., p. 83-84.
60 Ibid., p. 84.
61 Ibid.
62 Ibid., p. 85-87.
ma la dies des enfa nts et nutrition 829
63 F. Platter, De corporis humani structura et usu, (Basileae), ex officina Frobeniana, 1583, Tabula 2.
64 Voir, à titre d’exemple, l’anatomie de Mondino de Liuzzi, qui dissèque deux corps de femmes et se penche sur la
question. Cf. Mondino de’ Liuzzi, Anothomia, Papie, per magistrum Antonium de Carcano, 1478, fol. 10r, 12r-v.
65 Stolberg, 2003.
66 C. Bauhin, Theatrum anatomicum novis figuris aeneis illustratum et in lucem emissum opera et sumptibus Theodori de
Bry p. m. relicta vidua et filiorum Ioannis Theodori et Ioannis Israelis de Bry, Francofurti at Moenum, typis Matthaei
Beckeri, 1605, Tabula 4 (p. 1295).
67 Bauhin imprime en réalité l’image de Vésale avec les modifications apportées par Platter dans De corporis humani
structura et usu, où il met en évidence les trompes de Fallope (Tabula 42). Le De corporis humani structura et usu fournit
également les images anatomiques qui ouvrent les Gynaeciorum Libri de 1586, Mulierum partibus generationi dicatis.
830 con c et ta p en n uto
devenant ainsi critique, explique Mercuriale68. La maigreur peut être soit une maladie
soit un symptôme. Une maladie, quand elle est un état primaire du corps ; un symptôme,
quand elle dépend d’une mauvaise nutrition ou d’une autre maladie69. L’alimentation par
le lait maternel peut engendrer la maigreur excessive par excès de bile ou de mélancolie
dans le sang transformé en lait, par exemple70. Parmi les causes principales de la maigreur,
le manque de lait reste toutefois la plus grave. À l’origine peuvent être des seins flasques
et sans lait chez des femmes nourrices qui ne sont pas elles-mêmes bien nourries, mais
affamées, explique Mercuriale. Par conséquent, les nourrissons urinent peu, pleurent et
crient, les linges ne sont en aucune manière mouillés71. Ce type de maigreur est différent
de celui provoqué par une mauvaise assimilation de la nourriture au niveau du foie et de
l’estomac, parce qu’en ce dernier cas, les enfants mangent, souvent mangent bien, mais ils
n’arrivent pas à acquérir les chairs qui leur permettent de se développer physiquement72.
Le seul remède possible est de changer de femme-nourrice, sauf à intervenir sur cette
dernière pour faciliter la production de lait73.
La femme-nourrice doit avoir des seins ni trop gros ni trop petits, mais moyens. Mieux
vaut chercher une femme qui a beaucoup de lait et dont il faut se prendre particulièrement
soin. La femme sera placée dans un lieu où l’air est pur et tempéré. Elle doit pouvoir se
reposer et dormir, parce que le sommeil favorise la production de lait. On prendra soin
à que la nourrice ne monte pas en colère ou ne se laisse pas abattre par la tristesse ou ne
tombe en proie à l’amour : toutes les passions doivent être maîtrisées. Le sexe reste interdit.
Comme Paul d’Égine le conseille, il est bien de masser doucement les seins au matin ainsi
que la poitrine, avant d’assumer de la nourriture. Concernant la boisson, Mercuriale est
d’avis d’interdire le vin, même si dans les sources anciennes il est conseillé. Si vraiment
du vin est disponible pour la nourrice, dit-il, qu’il soit léger et doux, et qu’il n’alourdisse
pas la tête. On risquerait d’avoir du lait trop riche qui provoquerait des convulsions et
l’épilepsie chez l’enfant74.
Ce portrait de la femme-nourrice, un portait qui continue dans la suite du texte pour
expliquer quels sont les remèdes que la nourrice peut prendre pour elle-même et pour
l’enfant, correspond à celui que nous avons lit dans le traité sur les maladies des femmes.
Les remèdes et les mesures d’hygiène représentent autant d’outils contre la maigreur
capable de tuer les nourrissons et les enfants. Le choix du lait et de la nourrice, si la mère
n’est pas disponible, reste fondamentale pour le développement de l’enfant. Mercuriale
avait commencé son parcours de médecin par une réflexion sur la première enfance avec le
Nomothelasmus, comme nous l’avons dit. Protagoniste de la réflexion de Mercuriale n’est
pas la mère qui doit nourrir et élever l’enfant, mais le père. Le traité est dédié à l’oncle de
Mercuriale – nous l’avons vu. Le lecteur y lit une sorte de guide du bon père, parce que c’est
le père qui doit s’assurer en qualité de pater de gagner la confiance du fils, une confiance
qui reste vive même à l’âge adulte de ce dernier75. Tout le traité consiste à montrer au père
comment élever un enfant fort et bien éduqué. C’est un long chemin qui commence dès
la naissance et de la première tétée, puisque le lait, dit Mercuriale, « est le reflet de la vie
future » de l’enfant76. C’est ainsi que le père doit prendre soin du corps de l’enfant même
avant qu’il ne s’occupe de son âme, continue Mercuriale, parce que le corps est le serviteur
de l’âme : le premier soin consiste en le choix du bon lait. Le lait étant une élaboration du
sang de celle qui l’offre, le père sera également vigilant au choix de la nourrice, en prenant
soin d’elle dans l’intérêt de la vie future de l’enfant77.
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Cathy M cClive
Le 14 juillet 1742, Jean-Louis Petit (1674-1750), chirurgien parisien, présente son mémoire
sur ce qu’il appelle « la maladie du filet » à l’Académie Royale des Sciences. Ce mémoire
est aussitôt publié dans son intégralité, accompagné d’un résumé, dans le périodique de
l’Académie1. Se présentant comme spécialiste de cette condition et inventeur d’un nouvel
instrument pour l’opérer, Petit précise « qu’il y a des enfans qui naissent avec le filet, c’est-
à-dire le frein [sous la langue] trop court, mais il y’en beaucoup que l’on dit avoir le filet
et qui ne l’ont pas2 ». Selon lui, il est très facile, entre les bonnes mains – de préférence les
siennes –, de pallier aux défauts de la nature en opérant le filet sous la langue, l’opération
n’étant d’ailleurs pas nécessaire dans tous les cas.
Il estime que toute la difficulté, et, par conséquent, le savoir-faire, réside dans la
capacité de différencier les filets qui empêchent le nourrisson de téter de ceux qui ne
posent pas ce problème et qui peuvent se corriger d’eux-mêmes avec le temps. C’est
par cette précision importante qu’il se démarque d’autres praticiens – sages-femmes et
chirurgiens-accoucheurs – moins « versés dans la pratique ». De son avis, ceux-ci prennent
la décision de couper trop rapidement ce ligament, avec un ongle ou un bistouri, ce qui
a des conséquences funestes pour le nourrisson3. Tout en s’érigeant comme spécialiste
de la « maladie du filet », Petit se démarque aussi de la plupart des autres auteurs ayant
traité ce phénomène. Ces derniers critiquent la méthode « traditionnelle » des femmes,
sages-femmes ou nourrices, consistant à couper le filet avec un ongle dès la naissance,
ou indiquent que ce travail incombe à un chirurgien. Contrairement à une grande partie
de ses confrères des xvie et xviie siècles, Petit estime qu’il ne s’agit pas d’un problème
uniquement féminin, mais qu’il s’agit plutôt d’un problème d’incompétence généralisée.
1 J. L. Petit, « Observations anatomiques et pathologiques de la maladie des enfans nouveau-nés qu’on appelle
filet », 14 juillet 1742, Journal de l’Académie Royale des Sciences, tome 2 (1742), p. 333-357 ; Anonyme, « Anatomie
sur la maladie des enfans nouveau-nes qu’on appelle filet », Journal de l’Académie Royale des Sciences, tome 1 (1742),
p. 45-52. Repris également dans l’ouvrage posthume de Petit, Traite des maladies chirurgicales et des opérations qui
leur conviennent, 3 vol., Paris, P. Fr Didot le jeune, 1774, vol. 3, ch. 14, p. 260-287, planches 30, fig. 5 & 6, planche 44,
fig. 1 et planche 60 fig. 1 pour les instruments pour couper le filet.
2 Petit, « Observations anatomiques et pathologiques », p. 336. Je n’ai pas modernisé l’orthographe des citations.
3 Ibid., p. 335-336.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 833-848
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834 c at h y m cc live
En effet, les exemples qu’il cite de sa propre pratique – dans lesquels son intervention
in extremis a sauvé, ou aurait pu sauver, la vie d’un nouveau-né s’il avait été appelé plus
tôt – concernent tous l’incompétence des chirurgiens et non pas des femmes. Petit établit
d’ailleurs deux examens exigeant la présence et les connaissances des nourrices, sous
sa supervision, bien évidemment, pour distinguer les filets anodins de « la maladie du
filet ». Cet argument est surprenant à une époque où l’on a plus l’habitude de diaboliser
systématiquement les nourrices.
Le raisonnement et la pratique de Petit seront repris par le Chevalier de Jaucourt
dans les articles de L’Encyclopédie sur le filet et son opération, ainsi que par le docteur en
médecine et doyen de la faculté de médecine à Paris, Jean-Charles Desessartz, par André
Levret, accoucheur de Madame la dauphine, et par L’Encyclopédie méthodique : Chirurgie
imprimé en 17904. Sur le sujet de « la maladie du filet », Petit influence ainsi, du moins
théoriquement, toute une génération de praticiens et d’auteurs d’ouvrages chirurgicaux
célèbres.
Le problème de la « maladie du filet » fait partie du gouvernement des nouveau-nés
ainsi que d’autres troubles de conformation et de lactation. La nourrice ne figure pas
beaucoup dans les analyses historiques des pratiques médicales autour de la gestion
de l’accouchement et le régime des nourrissons, la plupart des historien.n.e.s ayant
préféré se concentrer sur les débats genrés autour de l’accouchement et le choix ou
non de la mise en nourrice. La nourrice n’est pas une praticienne médicale comme la
sage-femme ou le chirurgien-accoucheur, mais, nous le verrons, elle a souvent un rôle
important dans les soins apportés aux nourrissons. À travers les discours sur la « maladie
du filet », se dessine une image un peu plus nuancée des nourrices et de la fonction
ambivalente qu’elles jouent dans le diagnostic et le traitement de ce vice de conformation
buccale. Ce rôle serait peut-être un indice de la reconnaissance de leur agency et de
leur « expertise » dans ce domaine, au moment même de l’essor de la chirurgie aux
xviie et xviiie siècles. Il pourrait également être signe de l’instrumentalisation de ce
trouble d’allaitement à l’apogée de la démocratisation de la mise en nourrice et de la
diffamation de ces dernières.
J’aurais souhaité que cet article représente plus le point du vue et l’expérience des
nourrices et des femmes en général, mais le problème universel des sources sur les
troubles d’allaitement à cette époque est que celles qui sont le plus concernées, sont aussi
les plus silencieuses. J’écris donc plutôt une histoire culturelle et chirurgicale, qu’une
histoire sociale des femmes, néanmoins, l’image que l’on a des nourrices en particulier,
4 J.-Ch. Desessartz, Traite de l’education corporelle des enfants en bas âge, Paris, Jean-Thomas Herissant, 1760,
p. 334-343 ; Andr. Levret, Essais sur l’abus des règles générales et contre les préjugés qui s’opposent aux progrès de l’art
des accouchements, Paris, Didot le Jeune, 1766, p. 295 ; Chevalier Jaucourt « filet », in Diderot et D’Alembert
(éd.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Brisasson, David, Le Breton et
Durand, 1756, t. 6, p. 794 ; Id., « filet », in Diderot et D’Alembert (éd.), Encyclopédie méthodique : Chirurgie, Paris,
Panckoucke, 1790, t. 1, p. 503-504.
N our r ices, c hir urg ie n s et la « ma la die du filet » 83 5
grâce aux travaux pionniers et avant-coureurs des chirurgiens, est plus complexe que
l’histoire élaborée auparavant des perceptions des nourrices, sans prendre compte de
ces travaux de chirurgiens sur le filet sous la langue, et mérite d’être plus amplement
analysée.
La floraison de travaux historiques et démographiques, notamment de Valerie Fildes,
pour le contexte anglais, et, pour la France, de Marie-France Morel et d’Antoinette
Fauve-Chamoux, entre autres, ont permis d’approfondir la figure de la nourrice ainsi
que les enjeux socio-économiques de la mise en nourrice à l’époque moderne, en
particulier au xviiie siècle5. La démocratisation de la mise en nourrice en France,
par exemple, phénomène qui n’est pas aussi répandu dans le reste de l’Europe, a été
bien étudié6. Il en va de même pour l’opposition culturelle et médicale de la nourrice
dite ‘mercenaire’ et de la mère dite ‘entière’ et ‘naturelle’ qui allaite, à l’époque des
Lumières7. Cette opposition existe malgré la présence des exhortations des médecins,
des chirurgiens, des moralistes et des théologiens à l’allaitement maternel, quoique
celles-ci soient plus politisées par la suite, qu’aux xvie et xviie siècles8. La figure de la
nourrice devient progressivement le bouc-émissaire des taux de mortalité infantile très
élevés et des rumeurs d’infanticide ou d’étouffements de nourrissons sur commande9.
Ceci est lié tant aux discours médicaux et politiques sur la dégénération physique et
morale de la France des Lumières10, qu’à la revalorisation de l’idée de la nature. Les
« bureaux de nourrices » ou de « recomanderesses », comme ceux établi à Paris et dans
les villes de province telles que Lyon à la fin du xviiie siècle, tentent de régler la mise
en nourrice et d’améliorer les chances de survie des nourrissons. Ils ne font toutefois
que renforcer les stéréotypes de la mauvaise et pauvre nourrice de la compagne, qui tue,
par négligence ou par malice, les enfants de la ville11. Cette figure négative de la nourrice
mercenaire est très problématique, car – de même que l’appréhension traditionnelle
de la sage-femme comme incompétente et meurtrière, propagée par les médecins et
les chirurgiens-accoucheurs dans leurs ouvrages, et reprise telle quelle par quelques
historien.n.e.s – elle perpétue l’idée d’un conflit genré entre le monde médical et les
« connaissances secrètes » des femmes12.
Ainsi, les silences des femmes, qu’elles soient nourrices, sages-femmes ou mères, sur
les troubles de l’allaitement, ou de la lactation tout court, ne nous rendent pas service.
L’analyse des écrits du for privé nous renseignent sur les enjeux socio-économiques de
la mise en nourrice : les transactions financières de l’engagement d’une nourrice et les
13 Voir, par exemple, la présentation du « Livre de raison de Guillaume Graille, négociant de Rodez », Archives
Départementales de l’Aveyron, sous-série 47J : Fonds Bouzat, dans la base de données, « Les écrits du for prive en
France de la fin du Moyen Âge à 1914 ».
14 Benedictow, 1992 ; Pech, 2007.
15 McClive, 2015, p. 122-124 ; Parker, 2013, p. 129-13 ; Gutwirth, 2004.
16 Verjus et Davidson, 2011.
17 Dictionnaire d’autrefois https ://artfl-project.uchicago.edu/content/dictionnaires-dautrefois [consulté le 29 janvier
2019].
18 Boon, 2009, en particulier p. 9.
N our r ices, c hir urg ie n s et la « ma la die du filet » 83 7
Qu’est-ce que le filet sous la langue ? Et quand est-ce que le filet devient « la maladie
du filet » ? De nos jours, 5 à 10% des naissances seraient concernées par cette question19.
Quatre types de filets ont été dépistés et sont plus ou moins difficiles à diagnostiquer. C’est
un phénomène qui suscite encore le débat aujourd’hui entre les consultantes en lactation
et les pédiatres partout dans le monde, certains d’entre eux refusant toujours d’opérer20.
En fonction de l’enfant et du filet, ce vice de conformation peut provoquer des difficultés
assez graves d’allaitement. Celles-ci peuvent provoquer des douleurs atroces, des crevasses
et des écorchures pour la mère, une insuffisance de lait, des infections, comme la mastite,
ou encore une sensation de faim et de détresse constante pour le nourrisson qui n’arrive
pas à tirer du lait de la mamelle, et qui, faute d’alimentation artificielle ou d’intervention
chirurgicale, peut en mourir21. Cela va sans dire que ce problème était d’autant plus
important à une époque où il n’existait pas d’alternative adéquate au lait humain, maternel
ou autre. L’invention de tire-laits mécaniques à la fin du xviiie siècle fournit une alternative
à l’allaitement, et non au lait, dont l’usage confortable dépend toutefois de l’étendue des
crevasses et écorchures déjà subies par la mère22.
Le filet sous la langue compte parmi une série de difficultés mécaniques possibles
auxquelles se confronte une femme qui allaite, non seulement à l’époque moderne, mais
aussi de nos jours, qu’elle soit mère ou nourrice. Pour Nancy Senior et Antoinette Fauve-
Chamoux, la démocratisation de la mise en nourrice en France serait en partie due aux
pressions des normes socio-culturelles, au nombre de difficultés se présentant aux femmes
voulant allaiter au xviiie siècle, et au traitement inadéquat de ces problèmes par les auteurs
des textes médicaux. Selon elles, une nourrice expérimentée saurait plus facilement et plus
rapidement comment résoudre ces difficultés qu’une nouvelle mère qui manquerait de
confiance et qui abandonnerait au premier obstacle23. Or, Marie-France Morel constate,
au contraire, l’existence d’un vrai soutien médical et familial pour l’allaitement dans les
manuels médicaux ainsi que les recueils imprimés et manuscrits, qui énumèrent des
remèdes afin de provoquer ou diminuer le lait, par exemple24.
La question du filet sous la langue est plus épineuse que celle des autres difficultés, car
les manuels médicaux modernes qui traitent de ce sujet ne font pas systématiquement le
lien avec l’allaitement et critiquent souvent la pratique traditionnelle, c’est-à-dire féminine,
de l’opérer avec l’ongle du petit doigt ou du pouce. Suivant la logique de Nancy Senior
et d’Antoinette Fauve-Chamoux, il est tout à fait possible, même si cela serait difficile
à prouver, que le problème du filet était une raison de plus pour laquelle beaucoup de
femmes « modernes » auraient renoncé à l’allaitement maternel. Mais, il reste à déterminer
l’impact que les critiques susmentionnées auraient eu ou non sur la pratique des familles
moins aisées, dans le monde rural ou de l’artisanat urbain par exemple, de faire couper le
filet à la naissance. Il faudrait aussi éviter d’opposer, de façon binaire, le monde médical
masculin à celui des femmes.
La seule historienne qui examine le sujet du filet, Nancy Senior, considère l’attitude
des médecins comme une raison de plus pour les femmes de renoncer à l’allaitement.
Son argumentation est cependant basée sur une lecture trop simpliste du propos de
Jean-Charles Desessartz, qui reprend les critiques de Petit sur la pratique traditionnelle de
corriger le filet et l’importance de ne pas couper tous les filets toute de suite, afin d’observer
au préalable une tétée du nourrisson25. À l’instar de son confrère Petit, Desessartz veut
laisser libre cours à la nature, dans le sens qu’il faudrait seulement couper les filets qui
empêcheraient l’enfant de téter. Conformément aux observations de Petit, il constate en
1767 que trop d’accidents surviennent parce qu’un filet a été trop coupé, mal coupé, ou
coupé trop tôt26. On peut donc lire sa prescription comme une invitation adressée aux
chirurgiens à agir avec plus de prudence. Il protège évidemment l’intérêt économique et
spécialiste de ceux parmi ses confrères qui se montrent habiles, tout en critiquant ceux qui
sont moins compétents. Cependant, pour différencier les filets qu’il faut couper de ceux
qui sont plus élastiques et qui ne représentent pas d’obstacle à l’allaitement, Desessarts,
comme Petit, a recours aux nourrices. Mais pour mieux comprendre les nuances de ce
débat à la période des Lumières, il faudrait examiner l’évolution du traitement du filet sous
la langue dans les textes médicaux antérieurs, masculins et féminins.
Les premiers auteurs, de l’Antiquité, à désigner le filet sous la langue ne font pas de lien
avec l’allaitement ; un raisonnement qui continue jusqu’au xvie siècle dans la plupart des textes
médicaux. Aristote est le premier à traiter l’ankyloglossie27 dans son texte sur les animaux,
mais seulement du point de vue des difficultés linguistiques que cela peut provoquer28. Ce
principe est repris par le philosophe grec, Celsus, au iie siècle dans son ouvrage, De Medicina
qui était connu au xvie siècle. Il décrit brièvement une opération qui ne fonctionne pas
toujours : saisir la langue avec des fers et inciser la membrane sous la langue, sans ouvrir
les vaisseaux sanguins pour faciliter l’usage de la langue et éviter le balbutiement29. Les
idées de Celsus sont reprises par Galien au siècle suivant et par Paul d’Égine au viie siècle :
le filet s’avère alors un problème d’articulation linguistique et non pas d’alimentation30.
Cette appréhension incomplète du filet sous la langue continue au xvie siècle en France.
25 Senior, 1983.
26 Desessartz, op cit.
27 Littéralement « Langue courbée », terme médical tiré du grec qui désigne un filet sous la langue.
28 Aristote, Histoire des animaux, éd. J. Barthelemy Saint-Hilaire, Paris, Hachette, 1883, t. 1, livre 9, art. 13-14. Je remercie
la professeure Helen King pour cette référence et la suivante.
29 http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Roman/Texts/Celsus/7*.html, 6.12.4 : [consulté le 22 janvier 2019]. Le
balbutiement est analysé dans le contexte des « Disability Studies », sans mention explicite de l’ankyloglossie. Voir,
par exemple, Laes, 2013 ; 2018.
30 O’bladen, 2010.
N our r ices, c hir urg ie n s et la « ma la die du filet » 839
31 À titre d’exemple, J. Riolan, Manuel Anatomique, Paris, Meturas, 1661, p. 486, 489 ; Id., Les œuvres anatomiques, Paris,
Denys Moreau, 1628-29, p. 661.
32 Par exemple, D. Reulin, La Chirurgie, Paris, Cavallot, 1580 ; D. Sennert, Nine Books of Physick and Chirurgerie,
London, L. Lloyd, 1656 ; Ant. Chaumette, Enchiridion ou livre portatif pour les chirurgiens, Lyon, Loys Cloquemin,
1572 ; Liebault, op cit.
33 J. Dalechamps, Chirurgie Françoise, Lyon, Guillaume Rouille, 1569, p. 144-147.
34 S. de Vallembert, Cinq livres sur la manière de nourrir et de gouverner les enfans dès leur naissance, éd. C. Winn, Droz,
Genève, 2005. Vallembert ne cite pas Avicenne, mais sa méthode vient du canon du Galien d’Islam. Voir également,
P. Portal, La pratique des accouchemens, Paris, G. Martin, 1685 ; G. de la Tousche, La tres-haute et tres-souveraine
science de l’art et industrie naturelle d’enfanter, Paris, Didot Millot, 1587 ; E. Rhodion, Des divers travaulx et enfantemens
des femmes, Paris, J. Foucher, 1536.
35 P. Amand, Nouvelles observations sur la pratique des accouchements, Paris, Jacques Édouard, 1714, p. 392-394.
36 M. du Tertre de la Marche, Instructions familières et utiles aux sages-femmes, Paris, Laurent d’Houry, 1677, p. 93-94 ;
Mme du Coudray, Abrégé des arts de l’accouchement, Paris, Veuve Delaguette, 1759. La sage-femme anglaise, Jane Sharp,
auteure d’un traité d’accouchements en 1671, ne fait pas de lien explicite entre le filet sous la langue et l’allaitement
non plus, mais le mentionne seulement. « Some are Tongue-Tyed until the Ligament be cut that is too short, and
hinders their speech » J. Sharp, The Midwives Book or the Whole Art of Midwifry Discovered, ed. El. Hobby, Oxford,
Oxford University Press, 1999, L. 6, ch. 7, p. 875.
37 M.-Ang. Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans Paris, P. F. Didot, 1767, p. 161.
840 c at h y m cc live
38 L. Bourgeois, Midwife to the Queen of France : Diverses Observations, éd. St. O’Hara et Al. Klairmont Lingo, Toronto,
Iter Press, 2017, L. 1, ch. 25, p. 159.
39 Ambr. Paré, Deux livres de chirurgie, Paris, André Wechel, 1573, p. 95.
40 Broomhall, 2004, p. 128.
N our r ices, c hir urg ie n s et la « ma la die du filet » 841
Une description plus détaillée du filet et des problèmes qu’il pose pour l’allaitement
est proposé par le célèbre chirurgien-accoucheur François Mauriceau un siècle plus tard,
en 1668. Selon lui, le filet est :
une petite production membraneuse […], qui se continue presque jusqu’au bout de
leur langue, laquelle leur ostant la liberté de son mouvement, [qui] les empêche de
pouvoir facilement téter, dautant (sic) que la langue est tenue en bas et comme bridée
de ce filet, l’enfant ne la peut pas porter vers le haut, comme il seroit nécessaire pour
presser avec elle contre son palais le bout de la mamelle et le sucer afin d’en sortir
le lait, ny aussi la mouvoir commodément pour en faire ensuite la déglutination41.
À partir de l’ouvrage de Mauriceau, quasiment tous les textes chirurgicaux masculins
sur l’accouchement s’approprient, de façon explicite, l’opération du filet sous la langue,
mais leur méthode d’intervention et, en particulier, les instruments techniques dont ils se
servent varient d’un texte à l’autre. Couper le filet sous la langue devient dorénavant un acte
commercial, et potentiellement fatal, réservé pour les experts, et interdit aux sages-femmes,
qui ne sont pas officiellement autorisées à utiliser des instruments chirurgicaux, même si
l’on sait que, dans les faits, elles s’en servent dans leur pratique42. Or, dans les discours, les
barbiers et chirurgiens peu habiles se voient également refuser l’accès à ce geste.
41 Fr. Mauriceau, Traite des maladies des femmes grosses et nouvellement accouchees, 2me éd. Paris, Chez l’auteur, 1675,
p. 461-464.
42 En ce qui concerne le rôle des instruments chirurgicaux dans les débats autour de l’accouchement, voir McTavish,
2004.
43 McTavish, 2004 ; Rabier et Hilaire-Pérez, 2013.
44 J. Guillemeau, De la nourriture et gouvernement des enfans, Paris, Nicolas Buon, 1609, p. 860-862. Dans son texte sur
la chirurgie générale, Guillemeau ne donne qu’un moyen de couper le filet sous la langue, qui semble entièrement
repris de Dalechamps, op. cit. 1569, p. 147. J. Guillemeau, La chirurgie françoise, Paris, Nicolas Gilles, 1594, s.p.
842 c at h y m cc live
En 1718, l’accoucheur Pierre Dionis reprendra ces deux catégories en les désignant
comme « le filet super numéraire » et « le filet qui est trop gros ou trop avancé vers la
pointe de la langue45 ».
À partir de la fin du xvie siècle, les chirurgiens s’approprient de plus en plus la
procédure pour corriger le filet sous la langue. Ce faisant, ils insistent en même temps
sur les dangers encourus par le nourrisson si l’intervention n’est pas exécutée avec
prudence, soit – ce qu’il faut lire entre les lignes – si elle est opérée par une sage-femme,
une nourrice ou un chirurgien peu habile. Ces dangers vont des convulsions, des
ulcères, à la possibilité que le filet ne se reprenne, jusqu’à la mort par l’hémorragie
ou étouffement si le nourrisson avale sa propre langue. Or, les observations tirées des
interventions ratées se fondent en bonne partie sur des opérations effectuées, non
pas par des sages-femmes ou des nourrices, mais par des chirurgiens inexpérimentés.
En 1609, Guillemeau reprend par exemple une observation du médecin Jean Riolan
qui témoigne des « convulsions à la langue » qu’aurait subi un nourrisson suite à
l’intervention d’un chirurgien malhabile pour couper le filet. Ce chirurgien, ayant
également coupé les nerfs sous la langue, a causé définitivement la perte de la parole
pour cet enfant. Guillemeau assure lui-même « avec verite avoir veu arriver de fascheuses
et malignes ulceres, voire mesmes gangresnes et des flux de sang, dont la mort s’en est
ensuivie a un enfant de bonne maison », parce que le chirurgien n’avait pas agi avec
assez de prudence46.
Guillemeau offre une description assez longue des deux façons de remédier au
problème : l’incision et le liage. Ces solutions étaient déjà présentes dans les textes
d’Avicenne et d’Albucasis, textes repris par le chirurgien médiéval Guy de Chauliac dont
le Guidon a été traduit et réimprimé au xvie siècle47, mais on trouve, chez Guillemeau,
plus de renseignements sur la méthode exacte à employer. La méthode d’incision est
reprise dans la plupart des textes suivants, ce qui n’est pas le cas du liage, une raison
potentielle étant qu’il n’offre pas de possibilité d’innovation en ce qui concerne les
instruments chirurgicaux48. Le rôle des instruments chirurgicaux dans l’opération sera
également souligné par Jean Scultet : « le chirurgien se servira d’un instrument fait en
figure de petite fourchette, tel qu’est celuy qui est représenté au commencement de ce
chapitre ». L’accoucheur Mauriceau fait, quant à lui, sa propre publicité, en mettant en
avant l’instrument qu’il a lui-même inventé afin de faciliter cette intervention49. Par
ailleurs, L’Encyclopédie et L’Encyclopédie méthodique : Chirurgie soulignent l’importance
du geste chirurgical dans l’intervention sur le filet50.
La première critique masculine explicite de la méthode traditionnelle des sages-femmes
et des nourrices pour corriger le filet se développe à partir du Traité sur les maladies des
femmes grosses et accouchées de Mauriceau, qui en 1668 produit, comme on l’a vu, une
45 P. Dionis, Traité général des accouchements, Paris, Laurent D’Houry, 1718, p. 374.
46 Guillemeau, De la nourriture des enfans, p. 862.
47 G. de Chauliac, Le Guidon en français, Lyon, Guillaume de Guelpes, 1538, p. 296-297 ; Id., La grande chirurgie de
Gui de Chauliac édité par Laurent Joubert, Lyon, E. Michel, 1579, p. 540-541.
48 Guillemeau, De la nourriture des enfans.
49 J. Scultet, L’arsenal de Chirurgie, Lyon, Antoine Cellier fils, 1675, p. 27-28. Mauriceau, op. cit.
50 Jaucourt, op. cit.
N our r ices, c hir urg ie n s et la « ma la die du filet » 843
description plus précise du filet. Dans les textes ultérieurs abordant le sujet, cette critique
devient systématique51. Selon Mauriceau :
pour remedier à cette incommodite, il ne faut pas faire comme quelques femmes qui
dechirent ce filet avec leurs ongles ; car on y pourrait faire venir un ulcere qui serait
apres de difficile guerison ; mais l’enfant doit estre porte au chirurgien qui le coupera
tant et si peu qu’il jugera estre necessaire52.
Suivant sa prescription que la correction du filet soit du ressort du chirurgien, Mauriceau
précise que ce même chirurgien doit prendre :
Garde à ne pas faire incision du propre ligament de la langue, comme aussi de ne pas
ouvrir les vaisseaux qui sont au-dessous, comme fit il y a quelques années un chirurgien,
qui voulant couper le filet a un enfant, luy ouvrit en meme temps par inadvertence les
vaisseaux de dessous la langue, dont il sortit une abondance de sang […] le pauvre
enfant mourut le meme jour, au tres grand regret du père et de la mere53.
Mauriceau condamne de même la deuxième erreur du chirurgien de ne pas avoir
cautérisé les vaisseaux pour étancher le sang. Reprenant cet exemple, après avoir condamné
les sages-femmes et nourrices, le chirurgien-accoucheur Pierre Dionis, en 1718, évoque
l’« un des plus fameux chirurgiens à Paris » qui a provoqué la mort d’un nourrisson.
L’ouverture du cadavre révèle « qu’il avait avale tout son sang et que son estomac en étoit
[sic] rempli. Je ne cite cette observation que pour avertir les chirurgiens de ne pas tomber
dans une pareille inadvertance54 ». Le chirurgien, étant parti trop tôt après l’opération,
n’a pas vérifié l’état de l’enfant. Ces exemples s’inscrivent dans la lutte économique et
professionnelle entre chirurgiens-accoucheurs à la fin du xviie siècle, documentée par Lianne
McTavish.55 Il est du reste tout à fait possible que le « fameux » chirurgien anonyme aurait
été reconnu par les lecteurs de Mauriceau et de Dionis, mais cela ne change pas le fait que
les textes critiquent les interventions des « femmes ». Et ce, en théorie, mais en réalité, et
en pratique, les exemples des suites funestes de mauvaises interventions mettent en scène
leurs confrères – des chirurgiens. Des observations similaires sont d’ailleurs énoncées par
Petit dans son mémoire sur le filet, présenté à l’Académie Royale de Chirurgie en 1742,
par Desessartz, en 1760, et par Levret, en 176656. En 1742, par exemple, Petit autopsie un
enfant mort cinq heures après sa naissance. Le chirurgien détermine que l’enfant s’est
étouffé en ayant avalé sa langue suite à une opération dès sa naissance pour couper le
51 D’autres auteurs font référence à « la main du chirurgien », ou à des « incisions » sans critiquer la méthode
« féminine » explicitement. Voir, ParÉ, op. cit., p. 95 ; Dalechamps, op. cit., p. 147 ; C. Guerin, Méthode d’élever les
enfans selon les règles de la médecine Paris, Veuve d’Edme Martin, 1675, p. 8 ; C. Viardel, Observations sur la pratique
des accouchements 2ème éd. Paris, Jean D’Houry, 1674, p. 72.
52 Mauriceau, op. cit. p. 462. Voir aussi de la Vauguion, Traite concernant des operations de chirurgie, Paris, Étienne
Michale, 1696, p. 605. Cette critique des sages-femmes est réitérée par le chirurgien-accoucheur Pierre Dionis en
1718, par exemple. Selon lui, les conséquences peuvent être funestes : « parce qu’elles ne peuvent pas rompre ainsi
cette pellicule qui est assez forte, sans faire beaucoup de douleur, et sans attirer souvent sur la partie une fluxion,
qui otant a l’enfant le moyen de téter, le priverait bientôt de la vie » : Dionis, op. cit., p. 374.
53 Mauriceau, op. cit., éditions de 1712, 1718, 1738, p. 491-492.
54 Dionis, op. cit., p. 376.
55 McTavish, 2004, ch. 5.
56 Mauriceau, op. cit. p. 491-2 ; Dionis, op. cit, p. 376 ; Desessartz, op. cit, p. 341, 336, 339 ; Levret, op. cit. p. 295.
844 c at h y m cc live
filet57. Petit crique une variété d’acteurs qui opèrent les filets, des chirurgiens inexperts,
au garde-malade, et même un militaire appelé à secourir sa femme, nourrice d’un enfant
qui avait le filet58.
Ainsi, grands sont les dangers, d’ulcère, d’exsanguination et d’étouffement, si l’opération
du filet est mal exécutée, et le problème se perpétue longtemps après les polémiques entre
chirurgiens-accoucheurs des années 166059. Alors, comment, selon ces auteurs, empêcher
ce genre de tragédie ? Le recours à un chirurgien habile est indispensable, évidemment,
mais la présence d’une nourrice est aussi requise lors de l’intervention, afin de prévenir
de possibles mauvaises suites. Il faudrait par ailleurs savoir quand opérer et quand laisser
libre cours à la nature.
Beaucoup d’auteurs aux xviie et xviiie siècles insistent sur la présence de la nourrice
lors de l’opération et sur son intervention quotidienne ensuite, pour empêcher que le
filet ne s’attache à nouveau à la langue. Pour éviter ce phénomène, le chirurgien Jacques
Bury explique, en 1623, que la « nourrice diligente » doit passer le doigt sous la langue
une fois ou deux tous les jours60. De même, Mauriceau souligne que « la nourrice de
l’enfant » doit passer doucement deux ou trois fois par jour son doigt sous la langue, non
seulement pour éviter que le filet ne s’attache à nouveau, mais également pour vérifier
qu’une inflammation dans la plaie ne se convertisse pas en « ulcère facheux61 ». Dionis
met quant à lui en avant que la présence de la nourrice de l’enfant permettrait à ce dernier
de téter tout de suite après l’opération, ce qui l’apaiserait tout en témoignant au chirurgien
de la réussite de l’intervention. L’action de téter tout de suite après l’intervention aurait
aussi l’avantage d’empêcher l’enfant d’avaler sa langue si le frein a été trop coupé62. De
plus, la nourrice sert aussi d’aide pour le chirurgien dans la décision de couper ou non le
filet sous la langue.
À partir des années 1740, donc bien avant la publication de l’Émile de Rousseau en 1762,
Petit, puis Levret et Desessartz, reprenant les propos de Mauriceau et de Dionis, se chargent
de limiter le nombre d’opérations du filet et de contrôler les conditions dans lesquelles
elles sont exécutées. Ces conditions sont les suivantes : l’intervention doit être effectuée
par un chirurgien habile, et non par une sage-femme ou une nourrice, mais l’expertise de
ce chirurgien n’est pas parfaitement complète sans celle de la nourrice. En outre, selon ces
auteurs, l’intervention ne devrait être faite que lorsque l’enfant ne peut pas téter.
Desessartz justifie sa critique de la pratique traditionnelle ainsi : « peu d’enfants sont
incommodés du filet » tandis que les « mères et sages-femmes […] sont imbues de la
fausse idée qu’il ne nait aucun enfant sans l’incommodité du filet63 ». Le problème réside
dans le fait que les sages-femmes confondent le frein sous la langue qui « empêche la
langue de se renverser dans la partie postérieure de la bouche » avec « le filet considéré
comme maladie64 ». Selon Desessartz, ni la sage-femme ni la nourrice n’auraient l’exper-
tise nécessaire pour deviner seule si l’enfant a un filet, mais le chirurgien isolé ne serait
toutefois pas plus habile non plus pour le faire. En effet, ce n’est pas l’acte de toucher sous
la langue de l’enfant qui permet de détecter la présence d’un filet, ni, si filet il y a, de savoir
s’il posera des problèmes, puisque parfois, dit-il, avec la pratique, un filet acquiert plus
de mouvement et permet à l’enfant de téter normalement. Pour savoir s’il est nécessaire
de couper, Desessartz insiste sur l’importance des deux tests de Petit. Dans un premier
temps, le chirurgien doit passer son doigt au-dessous de la langue de l’enfant pour voir
s’il y a obstruction ou non. Il observe ensuite si l’enfant arrive à toucher ses lèvres et
son palais avec la langue, puis s’il suce le doigt du chirurgien. On a recours à la nourrice
dans un second temps. C’est en constatant que l’enfant ne peut pas téter que sa nourrice
saura s’il y a un problème de filet. Desessartz, reprenant Petit mot-à-mot, est clair sur la
nécessité du témoignage de la nourrice expérimentée : si l’enfant « ne pouvant téter, il
ne fait que chiffonner, comme s’expriment les nourrices, on doit alors visiter le frein et
le couper, car ce n’est que dans ce cas que l’on peut dire que l’enfant a le filet, considéré
comme maladie »65. L’importance du rôle de la nourrice dans le diagnostic des filets
est reconnue au xviie siècle. Le 28 septembre 1601, Guillemeau coupe le filet du petit
Louis xiii. Le journal du médecin du dauphin, Héroard, nous informe que sa nourrice,
Marguerite Hotman, avait reconnu « qu’il avait peine à téter ». C’est elle qui remarque,
la première, que l’enfant chiffonne plutôt que de bien téter. Quelqu’un – il est difficile
de savoir s’il s’agit de la nourrice, de Guillemeau, ou des deux – a regardé dans la bouche
« et vu que c’était le filet qui en etoit cause ». Même en habile et expérimenté chirurgien
du Roi, Guillemeau doit couper le filet à trois reprises66.
Selon les chirurgiens, la nourrice n’a pas l’expertise nécessaire pour couper le frein,
mais elle seule sait si le filet empêche l’enfant de téter comme il faut. En 1742, Petit raconte
qu’il sauve l’enfant d’un Monsieur Varin, sellier du Roi, en repositionnant sa langue, qu’il
avait avalée, et en donnant le nourrisson à sa nourrice pour téter. Il note que « lorsqu’on
lui coupa le filet, il n’avait pas encore pris la mamelle car sa nourrice ne venait que d’arriver
de compagne ». Non seulement le chirurgien peu habile avait mal coupé le filet, mais il
n’avait pas donné à téter l’enfant d’abord, pour vérifier s’il s’agissait bien de la « maladie
du filet », nécessitant une intervention chirurgicale. Petit est rappelé à plusieurs reprises
chez Monsieur Varin et conclut que « pour remédier à cet accident il falloit [sic] que la
langue fût toujours occupée à téter ou forcée d’être en repos dans la bouche par quelque
moyen ». À cette fin, Petit invente une compresse à mettre dans la bouche quand l’enfant ne
prend pas le sein. Malheureusement, dans ce cas, la nourrice s’est endormie sans remettre
la compresse et l’enfant s’étouffe. Toutes les nourrices ne sont pas égales. Lorsqu’il est
à nouveau appelé pour un cas similaire, deux ou trois ans plus tard, Petit reste plusieurs
jours auprès de l’enfant avec la nourrice pour s’assurer que la compresse est bien remise
en place après chaque tétée67. La morale qu’il retient de ses observations est que le rôle
de la nourrice est fondamental, afin de surveiller et de donner régulièrement à téter, pour
occuper la langue du nourrisson et éviter qu’il ne l’avale68. Une fois le diagnostic établi,
c’est d’abord au chirurgien expert d’intervenir avec l’instrument que Petit invente, mais
c’est à la nourrice de s’occuper de la suite.
Conclusions
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1 Blum, 2013.
2 Morel, 1976, p. 393-429.
3 Dorlin, 2006, p. 156-174.
4 Héritier, 1996.
5 Gélis, 2001, p. 171-186.
6 Tosato-Rigo, 2017, p. 161-174 et p. 243-247. L’inoculation est alors pensée comme un moyen de préserver les enfants
de la petite vérole, et plus largement de permettre leur survie et leur renforcement corporel, dans la droite ligne des
intentions qui sous-tendent l’allaitement maternel ou le refus de l’emmaillotement.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 849-864
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85 0 n a h em a han af i
sociale de la reproduction7. Le corpus de sources mobilisé ici concerne des femmes des
milieux bourgeois et nobles – les seules à avoir laissé trace de leurs expériences – et se
compose de correspondances privées, de mémoires, de journaux intimes, de livres de
raison, de consultations épistolaires et de documents comptables issus d’une vingtaine de
familles françaises et suisses du siècle des Lumières. À travers ces écrits du for privé, il ne
s’est pas agi de quantifier les pratiques maternelles ou « mercenaires », mais de repenser
l’histoire de l’allaitement à partir des motivations et capacités d’action des concernées et
d’en mesurer les enjeux sociaux.
L’idée n’est pas d’opposer une histoire des représentations dominantes de l’allaitement
à une chronique individuelle des pratiques féminines, mais de souligner que ces dernières
sont à la fois « affaire privée et affaire publique8 ». Les modes d’allaitement révèlent
effectivement des ambitions politiques et des positionnements sociaux caractéristiques des
hiérarchies d’Ancien régime et qui se cristallisent dans les décennies pré-révolutionnaires.
Une confrontation s’opère entre le modèle d’une bourgeoisie montante, méritocratique et
désireuse de produire un homme nouveau conforme à l’idéologie de la perfectibilité humaine
portée par les Lumières (modèle pro-allaitement maternel) et celui d’une noblesse de sang
jalouse de ses privilèges, mue par une obsession généalogique garante de ses pouvoirs et
arqueboutée sur ses principes, notamment éducatifs (pro-allaitement « mercenaire »). Aussi
les pratiques d’allaitement des élites féminines conduisent-ils à articuler choix individuels
et positionnements socio-politiques afin d’interroger leur implication dans les dynamiques
collectives que sont le maintien des hiérarchies sociales, les visées populationnistes, la genèse
d’un homme nouveau ou encore le renforcement de la puissance nationale.
Les élites féminines des Lumières forment les premières destinataires des ouvrages de
vulgarisation vantant les mérites des maternités rousseauistes. Mêlant morale et médecine,
ces productions défendent pour la plupart le recours à l’allaitement maternel et fustigent les
nourrices « mercenaires ». La dépréciation n’est pas nouvelle, mais s’amplifie grandement :
déstructurant le lien entre mère et enfant, ces femmes insensibles et mues par la cupidité se
soucieraient peu des nourrissons et privilégieraient des pratiques nocives9. La vénalité
est cruciale, car le commerce du lait s’oppose à la générosité du nourrissage maternel. La
disqualification par l’appât du gain est présente jusque dans l’Encyclopédie qui définit la
nourrice comme « une femme empruntée qui n’est animée que par la récompense d’un
loyer mercenaire, souvent fort modique10 ». Aucune conscience ou même compétence
professionnelle ne leur est reconnue. La force dénonciatrice des sources médicales a
d’ailleurs nourri la légende noire des nourrices11, alors que les causes de la mortalité
7 Tabet, 1998.
8 Knibiehler, Héritier, 2001.
9 Buffon accuse les nourrices d’abandonner les enfants pendant plusieurs heures, de ne pas être attentives à leurs
gémissements et de les bercer à outrance, voir Buffon, s. d., p. 460.
10 Article « Nourrice », Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
11 Notamment soutenue par Le Roy Ladurie, 1979, puis par Badinter, 1980, p. 95-174.
l es él i t es f émin in es des lumièr es face aux débats sur l’a lla itement 851
étaient davantage liées aux piètres conditions de transport et à la mauvaise santé des
enfants au moment du placement qu’à une défaillance de ces femmes12.
Aussi relayé soit-il, le discours rousseauiste peine cependant à s’imposer et l’allaitement
« mercenaire » ne cesse de se développer tout au long de la période, notamment dans
la bourgeoisie et les couches urbaines modestes, pour imiter les mœurs aristocratiques
chez les uns, et par nécessité pour les autres13. Comment expliquer ce phénomène à
contre-courant de l’amplification et du durcissement des critiques à l’égard des nourrices ?
Si on part du principe que les parents envoient sciemment leur progéniture à la mort, et
que l’allaitement « mercenaire » constitue une sorte de régulation de la descendance, il
serait organisé pour les enfants en surnombre, et non dès les premiers héritiers mâles,
comme c’est le cas. Une hypothèse plus recevable est que les familles voient dans les
nourrices autre chose que de cupides irresponsables et considèrent qu’elles permettent
dans la majorité des cas la survie de l’enfant. Est-ce à dire que les médecins ont inventé
de toute pièce leurs exemples alarmistes ?
Nombre d’entre eux relayent des drames authentiques, car il y a bien eu des nourrices
peu attentives et incompétentes14, mais les généralisent. Or, les écrits du for privé sont
plus nuancés, car ils condamnent les femmes qui n’ont pas répondu aux attentes des
familles, et non l’ensemble des nourrices. Certains usages, comme l’habitude de dormir
avec l’enfant pour s’en occuper plus facilement, sont particulièrement visés. Gabriel de
Lagorrée, membre de la noblesse toulousaine, consigne le décès de sa fille : « Le 19 février
1685, ma fille Françoise de Lagorrée est morte sur les trois heures du matin ayant este
estouffée par sa nourrice, comme il pareust par l’ouverture de son corps15 ». L’inattention
et la négligence sont alors pointées du doigt. À d’autres moments, c’est l’ignorance qui
pose problème : la Vaudoise Françoise de Chandieu s’insurge contre une nourrice qui a
donné des « tartelettes aux griottes » à son petit-fils, lui occasionnant des maux de cœur
et vomissements16. Parfois, les nourrices sont tout simplement malhonnêtes, comme
lorsqu’elles cachent aux parents qu’elles n’ont plus de lait, usant d’une alimentation de
substitution. Mme Bordenave de Disse en fait l’expérience : « Mes malheurs commencèrent
avec mon existence, je fus remise à une nourrice qui n’avoit point de lait et qui me nourrit
quatre mois en me faisant succer des pommes. Je fus mourante et on me remit à une autre
femme qui me tira de la mort17 ».
Loin d’attribuer ces pratiques nocives ou malveillantes à toutes les nourrices, les
familles leur font confiance, car de la santé des enfants dont elles ont la charge dépend
leur réputation, et donc leur rémunération. Sans résider pour la plupart chez les parents,
elles entrent dans la domesticité et des liens forts et durables s’instaurent parfois. Leurs
frais de santé annexes peuvent être pris en charge : Mme Virieu de Blonay adresse une
L’attention portée au choix des nourrices discrédite tout à fait, s’il le faut encore, la thèse
d’un allaitement « mercenaire » synonyme d’indifférence parentale. Les nourrices sont
sélectionnées avec précaution selon des critères précis – bonne santé, rondeur et opulence
du sein, régularité du caractère et honnêteté du comportement –, car le lait passe pour
transmettre les dispositions physiques et morales32. L’« âge » du lait – l’intervalle entre
l’accouchement de la nourrice et la prise en charge du nourrisson – préoccupe également.
Ce choix dont dépend la pérennité de la lignée n’est généralement pas laissé à la seule
appréciation des mères qui doivent composer avec l’autorité – parfois concurrente – de
leurs propres mères et surtout belles-mères, très actives dans la gestion de leur descendance.
Chez les Jaucourt, membres de la noblesse française protestante, l’allaitement est cause de
divers conflits. Suzanne (1702-1772, belle-sœur de Louis de Jaucourt, le célèbre encyclopédiste,
résonne en femme du premier xviiie siècle : ses trois enfants ont été placés en nourrice. En 1754,
lorsque son fils aîné Louis Pierre (1726-1813) est enfin père, elle ne semble pas particulièrement
encline à prôner l’allaitement maternel, d’autant plus que sa belle-fille Élisabeth (1735-1774),
qui a déjà fait une fausse couche, a mis au monde un enfant prématuré33. Tous s’interrogent
sur sa survie et Suzanne échange régulièrement des lettres avec le couple. On y apprend
qu’elle a indiqué une nourrice pour cet enfant qui ne survivra pas, peinant à s’alimenter :
Je ne m’étois déterminée en faveur de la nourrice que par les bons rapports des personnes
dont elle a élevé les enfans et sur l’examen exact et les recherches que Madame la
vicomtesse de Ségur est très capable de faire. Mais dès qu’il se trouve un inconvénient
aussi essentiel que la difficulté qu’à votre enfant de la téter, il n’y a pas à hésiter d’en
chercher une autre et c’est je crois ce qui aura été fait sans attendre ma réponse34.
Le ton de Suzanne révèle sa place prépondérante et des domaines de compétence élargis :
il lui revient de choisir une nourrice par l’intermédiaire d’une personne de confiance. La
et la naissance d’un enfant mâle ne permet pas d’assurer la continuité de la lignée. Ainsi
l’allaitement « mercenaire » n’apparaît-il que comme un des moyens mis en œuvre pour
garantir la santé et la robustesse de cette descendance vouée au service du roi : il est donc
l’objet de contrôles incessants et d’enjeux de pouvoir intra-familiaux.
Autour de la figure maternelle s’organise une gestion collective d’un travail reproductif
encore largement sectionné et investi par des acteurs et actrices varié-e-s. La mère d’Éli-
sabeth, Mme Gilly, est tout à fait absente des échanges conservés, mais elle a pu donner
son sentiment et peut-être soutenir sa fille. Néanmoins, les belles-mères disposent d’une
autorité particulière, car leur belle-fille met au monde des enfants qui portent leur nom,
ce qui ne les empêche pas d’être davantage des alliées que des despotes. L’allaitement
peut effectivement faire l’objet de concertations et négociations plus sereines au sein de
la famille. Les mères savent aussi trouver du soutien auprès de personnes extérieures et
solliciter l’expertise des médecins, telle la Lausannoise Catherine Charrière de Sévery
consultant trois proches et le docteur Samuel-Auguste Tissot41. Les différentes configu-
rations possibles témoignent d’une implication multiple – et souvent féminine – dans
l’organisation du travail reproductif ; elle renvoie à des statuts familiaux et sociaux que
l’allaitement maternel vient court-circuiter.
41 ACV, P Charrière de Sévery B104/6069, lettre de Samuel-Auguste Tissot à Catherine Charrière, 1770.
42 Knibiehler, 2003, op. cit., p. 27.
43 J.-J. Rousseau, « L’Émile », in A. Houssiaux (éd.), Œuvres complètes, Paris, 1852-1885, tome 2, livre I, p. 93.
44 Knibiehler, 2003, p. 28.
l es él i t es f émin in es des lumièr es face aux débats sur l’a lla itement 857
d’elles leurs enfants […] Par elles les hommes sont ou bien portants, ou malades : par
elles les hommes sont utiles dans le monde ou deviennent des pestes dans la société45.
La promotion de l’allaitement maternel implique donc une revalorisation du rôle social
des femmes qui les enferme cependant dans des tâches reproductives.
La nouvelle discipline du corps maternel met moins en avant le plaisir d’allaiter – autrefois
vanté par Ambroise Paré (1510-1590) et Laurent Joubert (1529-1583)46 – que le bien-être de
l’enfant et la responsabilité de la mère dans sa survie. Recourir à une nourrice serait aussi
s’exposer à diverses pathologies de pléthore causées par la rétention de lait47, car l’allaitement
n’est pas saisi comme un « fait social »48, mais comme une évidence biologique, un « fait
de nature ». La promotion de l’allaitement maternel s’appuie effectivement sur une lecture
fonctionnaliste du corps féminin, auquel les hommes échappent généralement49. Le médecin
Jacques Guillemeau témoigne de ce processus : « la mère tâchera par tous les moyens de
nourrir son enfant, considérant que nature lui a donné deux mamelles pour ce faire50 ». Elsa
Dorlin souligne à ce propos : « les discours scientifiques naturalisent une fonction (l’allaite-
ment), et confondent la naturalité d’une fonction physiologique et la naturalisation d’une
fonction sociale51 ». La maternité est ainsi assimilée à l’allaitement, remettant « en cause la
division sociale du travail reproductif (…) qui distingue traditionnellement la génitrice de la
nourrice, en considérant qu’une seule et même femme peut remplir ces deux fonctions52 ».
Quoique largement valorisées, les nouvelles mères sont présentées comme les héritières
de pratiques nocives : maladroites et inexpérimentées, elles doivent être guidées. Aussi
les médecins, jaloux de leur propre légitimité à édicter les normes d’élevage, se gardent-ils
bien de postuler l’existence d’un « instinct maternel » indiquant « naturellement » les
bons soins. Pour asseoir leur autorité et donc répartir les domaines d’expertises et de
compétences, ils élaborent la figure de la mère éclairée, prévenante et soignante, attentive
à leurs conseils. Conscients de leur moindre emprise sur la grande majorité des femmes,
peu enclines à les consulter et encore moins à les lire, les médecins se concentrent sur
les bourgeoises et les nobles qui deviennent un rouage indispensable à la médicalisation
de l’enfance. Elles constituent le vivier des intermédiaires susceptibles de répandre les
nouveaux préceptes médicaux et d’hygiène53. En retour, et à condition qu’elles suivent
leurs enseignements, les médecins les investissent de nouvelles attributions.
Visiblement la plupart n’en ont cure, ne voyant pas d’avantages à l’allaitement maternel,
mais certaines adhèrent à cette nouvelle unité du travail reproductif : la « mode de la
mamelle », selon l’expression de Félicité de Genlis, se répand jusqu’aux milieux de cour54.
Angélique de Mackau (1762-1800) fait partie des femmes des Lumières qui se sont
pleinement reconnues dans les nouvelles valeurs relatives à la maternité et aux soins infan-
tiles. Résidant à la cour – sa mère est sous-gouvernante des Enfants de France dès 1771 –,
elle témoigne de la pénétration de l’allaitement maternel parmi la noblesse « éclairée ».
Marie-Antoinette se montre elle-même très favorable à l’allaitement – qui lui est refusé
pour ses enfants – et autorisera d’ailleurs Angélique, devenue dame de compagnie de
Madame Élisabeth, la sœur de Louis xvi, à amener son fils à la cour60.
En 1778, âgée de seize ans, Angélique de Mackau épouse sur les recommandations de
sa mère le marquis Marc de Bombelles, ministre de France à la Diète de Ratisbonne, de
dix-sept ans son aîné. La jeune femme fait tout pour combler un époux visiblement épris
et se plait à vanter les charmes de la maternité, espérant être enceinte au plus vite. Tous
deux dissertent dans leurs échanges épistolaires sur le bonheur conjugal et s’accordent
pleinement sur l’éducation à donner à leur descendance. Rousseauistes convaincus, ils
partagent l’idée que l’allaitement maternel est un devoir aussi plaisant que naturel et le gage
d’un accomplissement personnel61. Angélique est donc soutenue par son époux, dont les
parents sont morts, et sa mère la laisse choisir dès la naissance du premier enfant en 1780.
La jeune femme se saisit alors de l’allaitement pour modeler son rôle au sein de la
famille, ses lettres étant un lieu de réflexion, mais aussi de mise en scène de soi relatives à
la maternité rousseauiste. Le père n’est pas en reste car l’allaitement a une place centrale
dans le journal commencé le jour de la naissance de son fils62. On y apprend que l’enfant
tète de suite, car le couple apprécie les bienfaits du colostrum autrefois jugé néfaste63,
mais qu’il préfère un sein à l’autre. Deux chiots sont emmenés au chevet de la mère pour
former son sein et Angélique affronte les douleurs et une fièvre de lait qui n’entament en
rien sa détermination : « Le courage de la mère semble redoubler à chaque obstacle. Au
moindre cri de son fils, elle le demande et tandis qu’il faut exhorter bien des femmes, elle
va au-devant des maux que son état lui cause64 », claironne l’époux. Un médecin lui
fait essayer une « machine destinée à former les bouts de sein », sans grand succès. Son
diagnostic affole la « respectable petite mère » qui verse des larmes de peur de ne pouvoir
nourrir l’enfant. « Il est venu un peu de sang et l’amour maternel peut seul donner le courage
nécessaire pour supporter des douleurs aussi vives sans s’en rebuter65 », rapporte Marc.
Ces maux s’estompent quatre mois après la naissance et « Bombon » est en pleine forme.
Le marquis de Bombelles vante alors le dévouement de la « pauvre petite nourrice »
qui passe parfois des nuits entières affairée auprès de lui et, dans son journal, s’adresse
directement à l’enfant :
Mon fils, mon cher fils, je suis bien sûr qu’en grandissant tu chériras tendrement ta mère ;
mais jamais tu ne pourras reconnaître ses bienfaits. Elle est jolie, intéressante, dans l’âge
de plaire. En réunissant tous les moyens et refusant d’entendre à tout ce qui pourrait et
devrait l’amuser, elle s’occupe uniquement de vous. Au lieu de vous régler, comme on
assure que cela se peut, elle suit aveuglément la voix de la nature et ne vous laisse jamais
désirer son lait. C’est par des soins si rares, si précieux, que les premiers mois de votre
existence assureront, si Dieu la conserve, la force de votre santé le reste de votre vie66.
Angélique incarne cette nouvelle mère attentive, dévouée et aimante prolongeant par
l’allaitement sa maternité biologique. Le journal de Marc est l’esquisse quotidienne de
son comportement, le miroir dans lequel modeler son rôle et sa personnalité.
Conclusion
Au siècle des Lumières, et plus particulièrement dans la seconde moitié du xviiie siècle,
s’élabore une nouvelle maternité qui fait coïncider liens biologiques et affectifs jusque
dans l’allaitement. Le corps des femmes, cette « machine à reproduire74 », doit enfanter
mais aussi nourrir et le travail reproductif se concentre alors sur les mères. Certaines
deviennent les médiatrices de ce nouveau rapport filial et de la médicalisation des soins
infantiles modelé par les médecins, parce qu’elles y gagnent de nouvelles responsabilités.
Les répercussions et le bénéfice collectif pour les femmes de ces stratégies individuelles
demeurent à évaluer.
Ces renouvellements modifient les usages sociaux du corps et la gestion de la reproduction
des élites : au modèle aristocratique d’une division du travail reproductif entre la mère,
la parenté et la nourrice, s’oppose le modèle bourgeois d’une concentration. Ce dernier,
clairement fonctionnaliste, ne dissocie pas les femmes de leurs potentialités reproductrices :
l’indivision stricte des tâches fait que le corps de la mère suffit et sert à produire, mettre au
monde et nourrir l’enfant75. C’est pourquoi la plupart des femmes des élites maintiennent
le recours aux nourrices, par tradition, mais aussi pour les multiples avantages qu’il confère.
Leur positionnement critique vis-à-vis des discours médicaux ne s’accompagne pas pour
autant d’un rejet des visées populationnistes et de la volonté de régénérer la puissance
nationale, mais elles ne font pas de leur sein l’instrument de ces ambitions politiques76.
72 Ibid. p. 460 : « Les Nègresses sont fort fécondes et accouchent avec beaucoup de facilité et sans aucun secours, les
suites de leurs couches ne sont point fâcheuses, et il ne leur faut qu’un jour ou deux de repos pour se rétablir, elles
sont très-bonnes nourrices, et elles ont une très grande tendresse pour leurs enfans » ; Voir Dorlin, 2006, p. 156-192.
73 Voir notamment Foucault, 1979.
74 Mathieu, 1985, p. 5-9.
75 Cardi et Quagliariello, 2016, p. 176.
76 On remarque aussi ce hiatus entre discours dominants et pratiques des élites dans le recours à la régulation des
naissances, dès les années 1740, alors que les discours sur la dépopulation font rage. Voir Hanafi, 2017, p. 175-202.
862 n a h em a han af i
Quel que soit le mode d’allaitement, le corps féminin demeure au centre des préoccupations
de la parenté car il est un outil de reproduction de la lignée. Le contrôle qui s’exerce sur
lui laisse souvent peu de marges de manœuvre aux femmes si elles ne sont pas en accord
avec leur famille sur le projet éducatif et le mode d’allaitement correspondant. Aussi, à la
tridimensionnalité des rapports engendrés par l’allaitement, « rapports de sexe entre le père
et la mère, rapports de classe entre la mère et la nourrice, rapports de savoirs entre la mère
et le médecin77 » énoncés par Yvonne Knibiehler, doit-on ajouter les dynamiques familiales
(notamment liées à l’âge, mais davantage aux statuts familiaux), sans oublier les rapports
de race. Étudier l’allaitement des Lumières passe donc aussi par une prise en compte des
structurations familiales et des pouvoirs qui s’y exercent : la place des belles-mères, entre
tradition et innovation, autoritarisme et soutien, mérite d’être creusée tant ces femmes ont
à perdre avec l’allaitement maternel. Enfin, les pratiques des élites féminines françaises et
helvétiques ne peuvent être saisies en dehors du contexte colonial et de l’émergence des
théories raciales : du lait des femmes dépend bien la force et le nombre des futurs sujets
et donc le maintien des prééminences nationales et des hiérarchies coloniales.
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Line Rochat
1 Intéressée avant tout par les nouveau-nés et les façons dont les personnes qui les côtoyaient au quotidien en
prenaient soin, j’ai passé la majeure partie de mon temps auprès des couveuses et de ce fait, des personnes qui y sont
principalement reliées : des mères et des infirmières. Cette position a de facto induit une attention principalement
dirigée vers ces actrices. Les figures des médecins, d’autres professionnels de soin et des pères restent en arrière-plan.
2 Bien que quelques hommes composent cette équipe, elle reste majoritairement dominée par des femmes. C’est
pourquoi je parlerai principalement d’infirmières pour désigner cette catégorie professionnelle dans son ensemble.
3 Selon l’Organisation Mondial de la Santé (OMS), une naissance à terme survient entre la 37e et la 41e semaine
d’aménorrhée. On parle de prématurité extrême lorsque la naissance survient avant la 28e semaine d’aménorrhée, de
grande prématurité lorsqu’elle survient entre la 28e et la 32e semaine d’aménorrhée et de prématurité moyenne « voire
tardive » lorsqu’elle survient entre la 32e et la 37e semaine d’aménorrhée. Voir à ce propos les recommandations de
l’OMS en ligne, <https ://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/preterm-birth>, consulté le 15 janvier 2018.
Le calcul de l’âge de la grossesse (et donc également de l’âge de l’embryon/fœtus/nouveau-né prématuré) depuis le
premier jour des dernières règles constitue une convention dans le monde médical. Dans ce chapitre, l’utilisation
de l’expression « semaines d’aménorrhée » renvoie à la même unité de mesure que « semaines de gestation ».
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 865-882
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.133483
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
866 l i n e roc hat
prééclampsie, etc.). Le service de néonatologie dans lequel j’ai mené mon enquête de
terrain est l’un des plus importants de Suisse, et à ce titre est qualifié de niveau III4. Il
est doté de quarante lits, répartis dans trois secteurs de soins : intensifs, intermédiaires et
continus et d’une équipe d’environ 180 infirmières.
La question de l’allaitement s’insère dans des conceptions plus larges des figures de
la mère, du nouveau-né et de ses besoins, et des liens qui les unissent. La conception du
nouveau-né « sain » comme un être non-fini, immature, vulnérable et aux besoins spéci-
fiques est largement dominante dans les contextes biomédicaux et populaires européens et
nord-américains contemporains. Elle est accentuée en situation de naissance avant terme.
Les nouveau-nés prématurés, conçus comme inadaptés à la vie extra-utérine, requièrent
d’autant plus de surveillance et de contrôle de la part du corps médical. La présence des
mères auprès de leur enfant et leur engagement actif et intensif dans les pratiques de soins
quotidiens sont quant à eux conçus comme des éléments encore plus cruciaux dans la
trajectoire thérapeutique du nouveau-né prématuré que dans les situations de naissances
« normales ».
Les conceptions socio-culturelles des liens mère-enfant trouvent leurs origines dans
les travaux cliniques du psychiatre et psychanalyste John Bowlby qui, dès les années 1950
et 1960, a étudié les effets dramatiques de l’absence de tels liens dans le développement
des nouveau-nés humains. Au travers des notions de bonding et d’attachement, dans une
perspective inspirée de l’approche psychanalytique5 puis éthologique, Bowlby décrit les
liens entre les mères et leur nouveau-né comme ancrés dans une base instinctive et cruciale
pour le développement et la survie de l’espèce, de la même manière que le processus de
l’« empreinte » chez certaines espèces d’oiseaux6. En dépit d’une remise en question de
la validité scientifique des recherches portant sur l’attachement entre des mères et leurs
nouveau-nés dans les années 1980, ces dernières ont profondément marqué les pratiques
périnatales7 et restent d’actualité, particulièrement dans les unités de soins intensifs
néonatals. Les théories de l’attachement ont en effet connu un succès important dans ces
structures émergentes de la fin des années 1960, où les médecins constataient que certains
parents rencontraient des difficultés à s’investir dans les soins ou qu’ils perdaient parfois
toute forme d’intérêt pour leur enfant prématuré ou malade. L’application de certains
principes de la théorie de l’attachement dans les services de néonatologie s’est constituée
avec l’objectif de prévenir d’éventuelles difficultés parentales ultérieures8.
La politique en vigueur dans le service de néonatologie s’accorde sur les discours
contemporains qui se positionnent largement en faveur de l’allaitement, qu’ils émanent
4 Cette qualification désigne la capacité du service à prendre en charge toutes les pathologies néonatales depuis le
moment de la naissance jusqu’à la fin de la période néonatale (28 jours) et constitue le degré le plus élevé de soins
néonataux. Pour en savoir plus sur les critères spécifiques à chaque niveau de prise en charge, voir le document publié
par la Société Suisse de Néonatologie à ce propos, en ligne http://www.neonet.ch/files/6214/3393/7303/2012_12_06_
Levels_of_Neonatal_Care.pdf, consulté le 15 janvier 2018.
5 Notamment les travaux dans le domaine de la psychanalyse des enfants d’Anna Freud et Dorothy Burlingham
(Burlingham et Freud, 1942 ; 1944), et ceux du psychiatre et psychanalyste René Spitz à propos des effets de la
« carence maternelle » sur le développement de jeunes enfants placés en institutions (Spitz, 1945 ; 1965).
6 Wall, 2001.
7 Pour une analyse de l’élaboration scientifique et du succès des théories de l’attachement voir Eyer, 1992.
8 Ibid.
allaitemen t et p r ématurité : enj eux, pratiques, discours 867
9 Lupton, 2001.
10 Mirlesse, Voyer et Guillemaut, 2002, p. 210.
11 Ibid., p. 205.
12 Sweet, 2008a, 2008b ; Lupton et Fenwick, 2001.
868 l i n e roc hat
Le service de néonatologie représente le premier lieu de vie pour des êtres qui « viennent
de tomber au monde », pour reprendre les termes employés par Jacques Gélis15, et en tant
que tel, il s’inscrit en plein dans le champ d’étude de ce que certains anthropologues ont
nommé les débuts et fins de vie16. Ces lieux constituent des espaces de production des
êtres humains et se concentrent sur les modalités pragmatiques et symboliques de cette
fabrication. En d’autres termes, il s’agit de penser la manière dont la venue au monde
d’êtres nouveaux est administrée par ceux qui l’accueillent. La figure du nouveau-né
est particulièrement intéressante à investiguer car elle révèle les dispositifs d’accueil en
fonction du contexte dans lequel il émerge. Certains anthropologues ont mis en lumière
la précarité de l’humanité de certains nouveau-nés et rappellent que cette dernière est
sujette à négociation, confirmation, atténuation, contestation ou refus17.
Ce sont particulièrement les questions de la maturité, ou plutôt de l’immaturité, de
l’inachèvement et du lacunaire qui sont au cœur des conceptions dominantes de la figure du
nouveau-né et qui se trouvent amplifiées dans les situations de naissance avant terme. Deborah
Lupton18 examine cette question et met en lumière plusieurs significations dominantes :
le nouveau-né est conçu comme un être précieux, vulnérable, fragile, malléable, pur, mais
aussi parallèlement poreux, perméable, chaotique, potentiellement contaminant, exigeant
un déploiement important d’énergie et de patience de la part de ceux qui en prennent
soin. L’étrangeté de son corps, son incapacité à agir de manière rationnelle (attendue chez
tout être suffisamment mature) ainsi que son incapacité locutoire appellent une intense
surveillance et un travail de façonnage corporel19.
Les critères attribués au nouveau-né se trouvent exacerbés dans des situations de
prématurité. L’enfant qui vient au monde avant terme est alors présenté dans le discours
biomédical contemporain comme un être qui n’est pas adapté pour la vie extra-utérine :
Les nourrissons prématurés ne sont pas totalement prêts à vivre dans le monde extérieur
à l’utérus de leur mère. Ils se refroidissent plus facilement et ont souvent davantage
besoin d’être aidés pour se nourrir que les enfants nés à terme. Comme leur organisme
n’est pas encore complètement développé, ils peuvent avoir des problèmes respiratoires
et souffrir d’autres complications, comme des infections20.
Leur corps n’étant pas suffisamment développé, les prématurés nécessitent alors
une prise en charge particulière. Par exemple, un enfant très prématuré n’a pas encore
acquis la coordination entre succion, déglutition et respiration qui est considérée comme
apparaissant environ autour de 33 et 34 semaines de gestation et n’étant pas acquise avant
35-36 semaines. Dans ces conditions, il ne peut donc pas être mis au sein, du moins pas
dans une visée alimentaire et la nourriture doit lui être injectée par une sonde gastrique
jusqu’au moment où, progressivement et sous contrôles rapprochés, il pourra commencer
à téter le biberon, d’abord, puis éventuellement le sein.
L’importante perte de chaleur corporelle est l’une des caractéristiques principales
attribuées au prématuré21, d’où la nécessité de le maintenir dans un environnement
humide et chaud jusqu’au moment où il sera capable de réguler lui-même sa température
corporelle. Avant l’avènement de l’incubateur, les nouveau-nés prématurés étaient placés
près d’une source de chaleur, enveloppés dans des mèches de laine ou de coton22. Par
ailleurs, dans la conception dominante de la reproduction en contexte rural de l’Europe
du xvie siècle, maintenir l’enfant dans un environnement chaud et humide permet de
« terminer une cuisson » : « Le prématuré est un fœtus “pas mûr” – “praematurus” – il
est plus encore un fœtus “pas cuit”23 ».
L’idée que l’enfant qui naît avant terme n’a pas achevé sa maturation reste ancrée dans
les représentations populaires actuelles. Une des femmes que j’ai rencontrées au cours
de ma recherche m’a rapporté une anecdote liée à la naissance de son fils à 28 semaines
de gestation. La grand-mère paternelle s’était particulièrement inquiétée de savoir si cet
enfant était né avec des oreilles, puisqu’il risquait de ne pas venir au monde « complet ».
Une autre femme dont la fille est venue au monde un peu moins de trois mois avant terme
19 Dans différents contextes socio-culturels, le corps du nouveau-né est soumis à manipulations et façonnages quotidiens
(Razy, 2004 ; Walentowitz, 2013 ; Bonnet et Pourchez, 2007). La transmission de substances corporelles, plus
particulièrement de lait de femme (pas systématiquement celui de la génitrice) joue un rôle déterminant dans ce
travail, comme l’ont mis en lumière certains anthropologues (Walentowitz, 2005 ; Conklin et Morgan, 1996 ;
Bonnet, Le Grand-Sébille et Morel, 2002 ; Gottlieb, 2004).
20 OMS, questions-réponses, disponible sur http://www.who.int/features/qa/preterm_babies/fr/, consulté le 15 janvier
2018.
21 Dans les contextes européens et nord-américains, puisque dans d’autres contextes socio-culturels, il s’agit plutôt de
rafraîchir le prématuré, comme le donne à voir Walentowitz, 2004.
22 Gélis, 1983.
23 Ibid., p. 117.
870 l i n e roc hat
m’avait rapporté le moment où elle l’avait vue pour la première fois : « Elle était toute
choue, elle avait des ongles, des sourcils ! ». Cette inquiétude n’est pas propre aux seuls
contextes européens et nord-américains. Saskia Walentowitz24 rend compte des différents
qualificatifs utilisés par les Touaregs de l’Azawagh pour désigner ces êtres particuliers.
Ainsi, ce dernier sera qualifié comme « un enfant qui n’est pas achevé », « un enfant qui
n’est pas mûr », « qui n’a pas atteint son heure » ou « qui n’a pas atteint son lieu25 ». Il
appartient alors à ceux qui accueillent le nouveau-né prématuré de lui offrir les conditions
optimales afin qu’il puisse achever sa maturation.
24 walentowitz, 2004.
25 Ces qualificatifs s’insèrent dans des contextes d’énonciation et des manières de concevoir l’engendrement et le
développement du fœtus particuliers. Néanmoins, il est intéressant de relever l’idée commune que l’enfant né avant
terme doit être accompagné vers une maturation, tant physiologique que psychique.
26 Grimaldi, 2007, p. 177.
27 Les théoriciens de l’attachement maternel tels que Bowlby, 1978, Fraiberg, 1975 et les théoriciens de la relation à
l’objet comme Klein, 1964 et Winnicott, 1965 ont introduit l’importance de la connexion mère-enfant. Pour une
histoire de la théorie de l’attachement, voir Dugravier et Barbey-Mintz, 2015 et Pillet, 2007. Pour une critique
de la théorie de l’attachement mère-enfant, ses fondements scientifiques et son histoire, voir Eyer, 1992.
allaitemen t et p r ématurité : enj eux, pratiques, discours 871
28 Les principaux troubles tardifs identifiés par les chercheurs en psychiatrie de l’enfant sont les difficultés d’apprentissage
scolaires, les troubles instrumentaux (grapho-perceptifs, attention, langage, mémoire), les troubles du comportement
(hyperactivité, passivité, comportement instable), voir Ibáñez, Iriondo et Pilar, 2006 ; Sandre et Danesi, 2007.
29 Sandre et Danesi, 2007, p. 164.
30 Eyer, 1992, p. 2.
31 R. Kukla, 2005, p. 149.
32 Mirlesse, Voyer et Guillemaut, 2002, p. 201.
33 Wall, 2001.
872 l i n e roc hat
34 Lupton, 2012b, p. 7.
35 Karpin, 2010.
36 Karpin, 2010 ; Bell et al., 2009 ; Bell et al., 2011 ; Lupton, 2000, 2008, 2011, 2012a ; McNaughton, 2011 ; Salmon,
2011.
37 Hays, 1996 ; Lee, 2008 ; Lee et al., 2010 ; Wall, 2010.
38 Disponible sur http://www.chuv.ch/neonatologie/nat_home/nat-patients-famille/nat-patients-famille-quel-role-
parent/nat-patients-famille-quel-role-parent-alimentation.htm/ consulté le 15 janvier 2018.
allaitemen t et p r ématurité : enj eux, pratiques, discours 873
de sa grossesse39. Elle nécessite néanmoins une prise en charge par les professionnels
entourant la naissance, dès lors qu’elle s’inscrit en plein dans une conception et une gestion
médicalisées de la naissance40 dans laquelle les corps des femmes, et plus encore lorsqu’ils
portent un fœtus, sont soumis à maints contrôles, mesures, évaluations de leur fœtus et
où leurs perceptions à propos de ce dernier ne sont pas considérées comme valides41.
Parallèlement, le fœtus s’est vu progressivement constitué en patient autonome, doté de
besoins et de droits distincts de ceux de la femme qui le porte42. Constitués sur le modèle
d’une machine sujette à défectuosité43, les corps des femmes ont été progressivement
conceptualisés comme anormaux, imprédictibles, et sujets à mauvais fonctionnements,
d’autant plus en situation de grossesse, où les risques de défaillances sérieuses sont
accentués44.
Dans le service de néonatologie, il est attendu des femmes qu’elles tirent leur lait
minimum six fois par jour, tout en se reposant le plus possible :
Il vous est recommandé de tirer votre lait : dès le premier jour, même si la quantité de
lait est minime. Le colostrum (premier lait) est très riche en anticorps précieux pour
votre enfant. Autant de fois que vous le pouvez, au minimum six fois par jour (un
enfant à terme, bien portant, peut téter huit à douze fois par jour). Aussi longtemps
qu’il y a du lait qui sort (maximum 30 minutes). Il faut parfois une à cinq minutes de
stimulation jusqu’à ce que le lait commence à perler, surtout les premiers jours. Si
possible avec un set double (les deux seins en même temps), ce qui augmente la sécrétion
de prolactine, l’hormone qui favorise la production du lait. Ne vous inquiétez pas si
vous avez l’impression d’avoir peu de lait, ce qui est normal les premiers jours […] Et
surtout, reposez-vous : cela favorise la sécrétion de lait. Des consultantes en lactation
sont à votre disposition dans le service45.
Le discours est ici à la fois prescriptif et rassurant : il est attendu des femmes qui
viennent de subir une intervention visant à extraire leur fœtus de leur utérus qu’elles
soient capables d’exprimer leur lait six fois par jour, tout en se rétablissant et en dégageant
des plages de repos afin d’être en mesure de produire du lait, de ne pas se décourager si
les premiers essais ne sont pas fructueux et de persister dans leurs efforts. On rejoint ici
une conception du corps de la femme comme producteur et fournisseur de lait maternel
dont il est attendu qu’il réponde à des exigences temporelles et quantitatives dictées par
le système hospitalier inscrit dans un modèle industriel46.
Or, la possibilité pour une femme d’allaiter son enfant au sein dépend en premier
lieu de son état de santé. Certaines femmes s’inscrivent en effet dans des trajectoires
39 Lupton, 2012a.
40 Lindenbaum et Lock, 1993 ; Jordan, 1993 [1978].
41 Duden, 1993 ; Martin, 2001 [1992, 1987].
42 Casper, 1998 ; Morgan, 2009 mais aussi Baker 1991, 1996, 2000.
43 Davis-Floyd, 2003 [1993].
44 Davis-Floyd, 1998.
45 Voir la page Internet du service de néonatologie du CHUV consacrée à l’allaitement, https ://www.chuv.ch/fr/
neonatologie/nat-home/patients-et-famille/quel-est-mon-role-en-tant-que-parent/participer-activement-a-
lalimentation-de-lenfant/ consulté le 15 janvier 2018.
46 Dykes, 2006.
874 l i n e roc hat
reproductives lourdes et leur corps ont parfois été soumis à d’importantes interventions en
cours de grossesse et lors de l’« accouchement »47. J’ai exploré ailleurs48 les trajectoires
reproductives de certaines femmes ayant vécu des accouchements avant terme et les façons
dont elles construisent des liens affectifs avec leur fœtus dans des situations d’incertitude.
Celles qui subissent des césariennes peuvent parfois avoir du mal à se déplacer et peuvent
souffrir longtemps de la cicatrice, quand il ne s’agit pas d’interventions plus lourdes qui les
clouent à leur lit d’hôpital. Au-delà des marques du corps, se remettre d’une expérience
de grossesse et d’un « accouchement » avant terme peut prendre la forme pour certaines
femmes d’un cheminement fastidieux : certaines doivent pleurer la perte d’un enfant et se
concentrer sur celui qui vit, d’autres sont entièrement tournées vers l’évolution heure après
heure du diagnostic vital de leur enfant, d’autres éprouvent de la difficulté à reconnaître
leur enfant dans le petit corps qu’elles voient dans l’incubateur. D’autres encore éprouvent
des sentiments de solitude et d’impuissance, souffrent du manque de contact corporel
avec leur enfant maintenu en incubateur ou peinent à s’adapter au monde « à côté » que
constitue un service de néonatologie49.
La question de l’allaitement ne fait ainsi pas systématiquement partie des priorités
immédiates de femmes qui doivent parfois se remettre d’un accouchement difficile et
qui sont elles-mêmes hospitalisées et, malgré l’importante valorisation accordée au lait
maternel, l’allaitement reste difficile à mettre en place dans les services de néonatologie. Les
premières heures, parfois les premiers jours sont en effet rythmés par l’évolution de l’état
de santé de l’enfant qui influe sur les motivations des mères à s’engager dans l’expression
de leur lait50. Les professionnels de soins sont par ailleurs conscients de ce qu’ils nomment
les « obstacles » à l’allaitement maternel qu’ils classent en trois catégories : émotionnels,
physiologiques et institutionnels51. Ils cherchent à y répondre au travers d’une prise en
charge rapprochée des femmes, notamment à l’aide d’équipes d’infirmières spécialisées en
lactation et de marrainages, comme c’est le cas dans le service de néonatologie depuis 201652.
Sans oublier que pour ces femmes, outre leur propre rétablissement à prendre en
compte, les heures de la journée sont occupées par d’autres activités comme les séances
de soins à l’enfant qui ont lieu plusieurs fois par jour, éventuellement la gestion d’autres
membres de la famille, les rencontres avec les médecins ou autres professionnels associés au
service. Il est attendu par l’équipe de soins que les parents soient intensivement au chevet
de leur enfant. Cette attente s’adresse particulièrement aux femmes, puisqu’une importante
partie du travail de l’équipe infirmière consiste à instaurer, à renforcer ou parfois à réparer
des liens entre cette dernière et son enfant. Les infirmières vont donc chercher à mettre
une mère et son enfant en contact le plus rapidement et le plus fréquemment possible,
et si elle n’est pas suffisamment présente elle fera rapidement l’objet de discussions et
d’inquiétudes de la part de l’équipe, et on peut alors entendre certaines infirmières dire :
47 Aucune des femmes que j’ai rencontrées ne qualifient le moment de la venue au monde de leur enfant d’accouchement,
c’est pourquoi je place le terme ici entre guillemets.
48 Rochat, 2017.
49 Hall, et al., 2013.
50 Sweet, 2008.
51 Pour plus de détails à propos de ce que recouvrent ces catégories, voir Sizun, Jay et Gremmo-Féger, 2003.
52 Pour plus de détails à propos de ce programme d’intervention, voir Fischer, 2017.
allaitemen t et p r ématurité : enj eux, pratiques, discours 875
« On a pas assez de bras, et c’est tout ce qu’il lui faut », « La mère pense que venir deux
heures par jour ça suffit… », « Elle en peut plus de l’hôpital, je la force à faire les soins
pour l’impliquer plus. ».
En outre, l’emploi du temps quotidien des bébés est également bien chargé : les visites
du médecin, les soins quatre fois par jour, les séances de physiothérapie, les ajustements des
traitements médicamenteux, la vérification du matériel de soin, le nettoyage de la couveuse,
les visites de proches, etc., rendent les moments d’inactivité rares. Dans ces conditions,
une pratique de l’allaitement à la demande est impossible. De plus, suivant les secteurs de
soins, il n’y a simplement pas de possibilité de rester durant la journée à une place sans en
bouger. Souvent, femme et enfant ne se côtoient donc pas suffisamment pour s’accorder
dans un rythme commun de nourrissage. Un jour, j’entendais l’une d’elles, mère de deux
enfants plus âgés, confier à l’infirmière présente à quel point elle se réjouissait de rentrer
à la maison afin de pouvoir enfin « être synchrone » avec son enfant et parvenir à l’allaiter
comme elle le souhaitait, ce qui avait été très difficile durant l’hospitalisation de ce dernier.
Lorsque le nouveau-né ne peut prendre le sein pour téter, soit car il n’a pas encore
acquis le réflexe de succion, soit en raison de l’appareillage imposant qui lui permet de
respirer, il faut exprimer le lait à l’aide d’une machine. Plusieurs difficultés peuvent alors
apparaître, pour les mères et pour les nouveau-nés. Tout d’abord, les zones buccales des
nouveau-nés, fortement sollicitées par l’appareillage de la CPAP, l’instrument permettant
d’injecter de l’oxygène dans les poumons, peuvent provoquer à terme des insensibilités
ou des traumatismes qui peuvent affecter la capacité nutritionnelle de l’enfant56. Lorsque
la CPAP est retirée, parfois après plusieurs mois de port sans interruption, il faut souvent
quelques temps pour que ces empreintes disparaissent. Le visage, et en particulier les zones
nasales et buccales deviennent extrêmement sensibles voire des lieux de souffrance. Il est
alors fréquent de constater chez les enfants une fois de retour à la maison un refus de se
nourrir ou de toute forme d’atteinte à ces zones-ci. La pratique du massage du contour
de la bouche avec un coton-tige imbibé de lait maternel pendant que l’enfant reçoit son
alimentation par sonde gastrique est alors couramment employée. Elle est destinée à induire
chez le nouveau-né une association entre plaisir et alimentation, une envie de chercher
à se nourrir, au-delà de la couverture et de la pression constante de l’appareillage. Par
ailleurs, les bébés sous CPAP ne peuvent téter avec cet appareillage, même s’ils possèdent
la capacité de succion. Une infirmière me disait que cela reviendrait à « téter avec la tête
passée en-dehors de la vitre d’une voiture en pleine vitesse ! ».
Quant aux femmes qui s’engagent dans l’expression de leur lait, la question de la montée
de lait peur s’avérer problématique. Tout comme les infirmières, elles sont conscientes
du fait qu’il ne suffit pas de poser une machine sur le sein et de l’enclencher pour induire
une montée de lait. Pour pallier à cette difficulté, une pratique courante pour faciliter la
montée de lait est celle du « sein-contact », c’est-à-dire une mise au sein « non-nutritive ».
Elle permet, selon les professionnels de santé, de déclencher une montée de lait, mais est
également bénéfique pour le nouveau-né puisqu’elle permet d’induire une association entre
nutrition et sensibilité buccale et de lui assurer une meilleure « stabilité physiologique »
en comparaison à l’utilisation du biberon57. Enfin, elle permet de faire se rencontrer des
corps qui apprennent progressivement à se connaître, et par la mise en contact corporelle,
de tisser des liens entre les femmes et leur enfant. L’interaction corporelle, les échanges
olfactifs sont en effet conçus comme des vecteurs essentiels de la construction de liens
affectifs et sont donc fortement encouragés par le personnel de soin.
Afin de faciliter l’exercice, les infirmières posent les règles du jeu. Ainsi, on peut
couramment entendre l’annonce de la procédure à une femme par une infirmière sous
cette forme : « Vous venez, donnez le sein et vous tirez le lait tout de suite après. Vous
56 Les professionnels de soins ont en effet constaté de nombreux traumatismes liés à la sur- convocation de la zone
buccale chez les enfants intubés ou sous CPAP. L’appareillage occupant pratiquement toute la zone du bas du visage
exerce des pressions importantes, dues en particulier à son attache : l’embout de la CPAP, en forme de couvercle en
plastique, se pose sur toute la surface du nez. De ce bouchon, sort un tuyau relativement large et cannelé qui permet
la distribution de l’oxygène. Le tube suit l’arête du nez et le haut du crâne avant de rejoindre le reste de la machine.
Pour parer au risque de déplacement de l’appareillage, de solides élastiques sont alors rattachés au bouchon placé
sur le nez et enceignent le crâne. La pression de ces attaches est telle qu’elle produit généralement des gonflements
sous les yeux et creuse des sillons sur les joues.
57 La « stabilité physiologique » de l’enfant mis au sein est mesurée sur la base de la fréquence cardiaque, la fréquence
respiratoire, l’oxygénation et le nombre d’apnées, voir Sizun, Jay et Gremmo-Féger, 2003.
allaitemen t et p r ématurité : enj eux, pratiques, discours 87 7
revenez vers 11h30-12h00, vous donnez le sein et vous tirez le lait tout de suite après ». Le
ton utilisé est plus ferme, plus prescriptif et plus fort en volume que celui qu’elle emploie
ordinairement avec les bébés. Dans cette situation, l’infirmière se pose en tant qu’experte
et la femme qui tire son lait doit suivre ses instructions si elle souhaite obtenir un résultat
satisfaisant. La procédure est clairement exposée et la pression est forte pour les femmes
qui s’investissent entièrement dans cet exercice qui, en plus de prendre beaucoup de
temps demande une énergie et une motivation considérables, et dont le succès n’est pas
toujours à la hauteur des attentes.
Transmettre leur lait à leur enfant peut représenter pour certaines femmes leur seul
véritable moyen de participer à son rétablissement, elles y consacrent alors l’entier de leur
énergie et de leur volonté. L’engagement dans l’allaitement ou l’expression du lait peut donc
parfois épuiser physiquement et émotionnellement des femmes déjà affaiblies. Il n’est alors
pas rare d’entendre cette phrase, lancée par les infirmières à celles qui apportent des biberons
presque vides : « Chaque millilitre compte ! ». Elles les félicitent systématiquement pour leur
production, quelle que soit la quantité de lait exprimée. Cependant, celles qui rapportent
des biberons bien remplis sont particulièrement valorisées par des exclamations telles que
« Félicitations pour tout ce lait, bravo ! Et regardez comme votre petit mange bien ! ». D’une
part, le fait que ces femmes parviennent à exprimer une quantité honorable de lait constitue
souvent en soi une victoire. D’autre part, que les infirmières valident la qualité de ce dernier
en insistant sur l’appétit de l’enfant et le plaisir qu’il peut trouver en le consommant possède
une dimension performative non négligeable. En effet, la reconnaissance par les infirmières
de la valeur du lait que les femmes produisent renforce le caractère thérapeutique de ce
dernier, tout en constituant sa productrice en « bonne mère ».
Pour celles qui ne parviennent pas à allaiter ni à exprimer leur lait en revanche, le
sentiment d’échec est vif, ainsi que celui de l’incompétence. Une jeune mère de jumeaux
prématurés me confia ainsi un jour sur un ton résigné : « Je leur ai donné tout ce que
je pouvais et tout ce que j’avais, mais j’ai eu beau faire le maximum, je n’ai jamais eu de
montée de lait ». L’infirmière en charge de ses enfants se tenait à côté de nous et entendant
ses mots est intervenue en lui disant : « Ne vous inquiétez pas, c’est très difficile d’allaiter
en néonat’, il n’y a pas d’intimité, même avec les rideaux, le lien avec l’enfant est difficile
à créer et puis il y a tout le stress et l’anxiété qui n’arrangent pas les choses. L’allaitement
ce n’est pas mécanique ! ». Il y a dans la possibilité de transmettre son lait à son enfant un
enjeu de taille, celui de la compétence maternelle. La capacité à transmettre son lait revêt
alors une importance cruciale pour des femmes qui ne possèdent pas d’autres moyens de
venir en aide à leur enfant et sur les épaules desquelles repose la responsabilité de fournir
un élément présenté comme central dans le rétablissement de ce dernier.
bébés prématurés qui ne sont pas capables de coordonner les réflexes de succion et
de déglutition pourront être nourris avec le lait de leur mère, à la tasse, à la cuiller ou
au moyen d’une sonde nasogastrique58.
Doté de vertus thérapeutiques que la médecine ne peut égaler, le lait maternel permettrait
à l’enfant né avant terme d’échapper à diverses infections ou problèmes digestifs : « Le lait
maternel possède des propriétés nutritionnelles et bioactives complexes et évolutives, qui
restent à ce jour, inégalées59 ». Par ailleurs, la composition du lait maternel semble s’adapter
aux besoins de l’enfant, il répond donc parfaitement à ceux de l’enfant né avant terme60.
Cependant, malgré un discours unanime des professionnels de santé à propos de la
supériorité du lait maternel sur d’autres aliments, quelques éléments laissent penser qu’il
reste tout de même insuffisant pour combler les besoins de l’enfant né avant terme : « En
raison des besoins nutritionnels importants de l’enfant né avant terme, il est possible
que le lait maternel nécessite une supplémentation, en particulier en protéines, lipides et
phosphore61 ». Ainsi, le lait maternel est à la fois présenté comme le remède le plus adapté
aux besoins du prématuré et comme nécessitant si besoin quelques « améliorations »
pour répondre précisément à ces mêmes besoins62.
Dans le secteur des soins intensifs, là où les situations des enfants sont les plus incertaines,
des nombreuses scènes de toilettes auxquelles j’ai assisté, le moment du nourrissage, mettant
un terme à la séance, prenait place la plupart du temps sans la présence de la mère. Le lait,
auquel sont ajoutés nombre d’éléments visant à l’enrichir, est souvent injecté directement
dans l’estomac au travers d’une sonde. Le geste le plus courant que j’ai observé est ainsi
celui de l’infirmière venant placer une seringue chargée de lait « enrichi » dans la machine
prévue à cet effet et postée à côté de la couveuse, appuyant sur le bouton de démarrage et
ponctuant son geste par un « Mais oui, on va manger à présent ! » ou « C’est l’heure de ton
dîner, tu vas te régaler ! ». Dans ces situations, l’enfant est donc nourri par l’intermédiaire
d’une machine, dans son incubateur, avec une solution qui n’est pas uniquement composée
de lait de mère, et sans que cette dernière ne soit forcément présente à son chevet.
La circulation du lait maternel depuis le sein d’une femme jusqu’à la bouche ou
l’estomac de son enfant est sujet à maintes interventions extérieures63. Les acteurs investis
dans la transformation du lait proviennent de divers secteurs : département de logistique
hospitalière, service de la restauration et diététiciens participent à la production de « pré-
parations spéciales, qui doivent être dosées au gramme près ». La complexe solution, dont
les ingrédients varient en fonction de l’état de santé de l’enfant, sera ensuite injectée dans
des biberons ou des seringues à différents dosages, chargés dans des chariots réfrigérés,
amené dans les divers services demandeurs, transférés dans les frigos des services, pour
être ensuite administrés aux enfants, par la bouteille directement ou alors, comme c’est
souvent le cas pour les prématurés qui ne sont pas capables de téter, par sonde gastrique
au travers de seringues.
Ce fut le cas pour les jumeaux de Jessa, nés à trente semaines de gestation. À l’occasion
d’une discussion au pied de la couveuse peu de temps avant le retour à la maison, elle
m’avait confié se sentir quelque peu anxieuse à l’idée de ne pas pouvoir compter sur les
infirmières une fois rentrée. Ce jour-là, elle devait justement apprendre à préparer les
solutions lactées et les biberons. Ses jumeaux buvaient un lait enrichi qui ne se trouvait pas
dans le commerce. Avant de quitter l’hôpital, il fallait donc d’abord trouver le lait le plus
adéquat disponible dans le commerce, l’administrer aux enfants et contrôler leur réaction.
Conclusion
Dans ce chapitre, j’ai esquissé les contours de certains enjeux liés à la question de
l’allaitement dans des situations de naissance avant terme. Pour les professionnels du
service de néonatologie, le lait maternel est présenté comme la réponse la plus adaptée aux
besoins de l’enfant prématuré, tout en constituant un élément crucial dans l’établissement
des liens d’attachement entre les mères et leurs nouveau-nés, liens mis en difficulté du fait
d’une venue au monde conçue comme traumatique dans le discours biomédical dominant.
Les femmes quant à elles doivent en premier lieu se remettre de l’intervention parfois
lourde subie lors de la venue au monde avant terme de leur nouveau-né. La question du
nourrissage et de la forme qu’il va prendre s’impose cependant rapidement à elles, et pour
celles qui s’y engagent, peut devenir une activité exigeante. En effet, l’allaitement au sein
n’étant pas toujours possible (état de santé de l’enfant, capacité de succion non encore
acquise, entre autres), certaines femmes vont alors se tourner vers la pratique intensive
de l’expression de leur lait.
La production d’une quantité suffisante de lait représente pour certaines femmes qui
s’y attèlent un important engagement de temps et d’énergie. Conscientes de la potentialité
thérapeutique de leur lait, elles se donnent alors pour tâche d’en fournir le maximum,
même si toutes ne parviennent pas à un résultat à la hauteur de leurs attentes. Pour celles
qui ne parviennent ni à allaiter au sein, ni à exprimer leur lait, le sentiment d’échec peut
être vif, comme celui d’incompétence.
Parallèlement à la question du nourrissage, les femmes dont le nouveau-né prématuré
est hospitalisé et leurs proches doivent composer avec l’apprentissage plus général de
la parentalité en situation hospitalière. Dans ce contexte, la capacité d’une femme à
fournir du lait en quantité suffisante et de qualité reconnue par les membres du corps
médical participe pleinement de la constitution de la figure de la « bonne mère ». Dans
un même mouvement, la manière dont l’enfant consommera ce liquide, avec « appétit »
et « plaisir » selon les infirmières, participera à le constituer en « bon enfant ». Ainsi,
dans la transmission du lait maternel se joue non seulement le rétablissement de l’enfant
prématuré, sa maturation, mais également son inscription au sein d’une communauté
familiale et la qualité du lien particulier avec la femme qui l’a mis au monde.
880 l i n e roc hat
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882 l i n e roc hat
1 Le terme allaitement est défini ici comme une expérience qui comprend l’allaitement maternel exclusif dans la phase
postnatale, et l’utilisation du lait maternel comme principal aliment de la nutrition néonatale pendant les premiers
mois de la vie de l’enfant.
2 Sur le modèle de la parentalité intensive voir Hays, 1996 ; Ennis, 2014 ; Faircloth, 2014, p. 180-193 ; Paltineau,
2014.
3 Sur la valorisation contemporaine de l’allaitement maternel voir Faircloth, 2013 ; Memmi, 2014.
4 Sur le ‘retour contemporain’ à l’allaitement maternel en Europe et aux États-Unis, voir Blum, 1999 ; Garcia 2011.
5 A ce jour les hôpitaux italiens à avoir obtenu le titre d’hôpital ami des enfants sont au nombre de 26. La majeure
partie de ces structures se trouve dans les régions du nord et du centre de l’Italie.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 883-900
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127476
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
884 c h i a r a quagliar iello
Méthodologie
Les analyses sont basées sur les résultats d’une recherche menée entre 2009 et 2012 à
l’hôpital de Poggibonsi, situé entre les provinces de Sienne et de Florence, en Toscane.
Cette étude s’est principalement basée sur l’utilisation de méthodologies propres à la
recherche qualitative. Un premier volet méthodologique a été l’observation participative, à
des moments et en des lieux différents, des soins hospitaliers : lors des cours de préparation
à l’accouchement et à l’allaitement ; durant les heures qui ont suivi la naissance, dans les
salles où les mères avaient accouché ; les chambres d’hospitalisation, pendant les premiers
jours après la naissance, finalement à la clinique ambulatoire dédiée à l’allaitement et à
l’alimentation néonatale. Dans chacun de ces contextes, le travail d’observation a porté
sur les interactions entre le personnel de santé et les parents ainsi que sur les interactions
entre les parents et le nouveau-né. L’autre volet méthodologique comprenait les entretiens
semi-structurés. Il y a eu douze entrevues avec le personnel de santé, dont trois avec des
pédiatres, deux avec des gynécologues et sept avec des sages-femmes. Ces entretiens ont
eu lieu dans l’espace de l’hôpital. Les entretiens avec les parents ont été au nombre de
quarante-huit, dont vingt et un avec des mères italiennes (dans quatorze de ces entretiens,
les pères des nouveau-nés étaient présents) et vingt-sept avec des mères sénégalaises (à
quatre reprises, les pères des nouveau-nés étaient également présents). Les entretiens
avec les parents italiens et sénégalais ont eu lieu dans l’espace de l’hôpital ou au domicile
des parents, dans les premières semaines suivant la naissance de l’enfant. L’organisation
de rencontres complémentaires avec certains de ces parents a permis d’analyser la durée
de l’allaitement. Les rencontres avec les parents ont eu lieu le troisième, le sixième et le
neuvième mois après la naissance de l’enfant. Cinq familles italiennes ont participé à cette
étude longitudinale, tandis que les familles sénégalaises étaient au nombre de six. Le travail
d’observation, l’exécution des entrevues et l’étude longitudinale ont eu lieu après avoir
expliqué les objectifs de la recherche et obtenu le consentement des sujets participant à
l’étude. Afin de protéger leur anonymat, les noms apparaissant dans le chapitre sont des
pseudonymes. Les entretiens avec les mères/pères sénégalais ont été réalisés en français,
ceux avec le personnel de santé et les mères/pères italiens ont été réalisés en italien. La
traduction française de ces entretiens a été réalisée par l’auteure de ce chapitre.
interrompre un cycle physiologique ou « naturel ». Bien que cette idée renvoie à une vision
biologisante du processus de procréation, la thèse qui prévaut chez les sages-femmes est
celle de l’allaitement maternel comme expression de la puissance du corps féminin. Le
choix de favoriser cette expérience est compris par les professionnels comme une forme
de valorisation de soi offerte aux mères.
La considération de l’allaitement maternel comme une expérience ayant un impact
positif sur la santé de la mère et de l’enfant justifie le sentiment de responsabilité que les
sages-femmes ressentent envers le couple mère-enfant. L’engagement à allaiter commence
pendant la grossesse. Deux des huit réunions prévues dans les cours de préparation à
l’accouchement – dont les sages-femmes sont les principales responsables – sont consacrées
à l’allaitement. Ces rencontres comprennent une formation théorique sur les propriétés
du lait maternel et une formation pratique sur les positions d’allaitement. L’importance
de ces rencontres est résumée par Nicoletta, sage-femme :
Pendant la grossesse, l’attention des femmes est principalement axée sur l’accouchement.
Beaucoup d’entre elles ne pensent pas à ce qui les attend après la naissance du bébé. La
plupart des femmes croient que l’allaitement est quelque chose de secondaire ; il faut
leur faire comprendre qu’après la naissance, il y a une expérience tout aussi importante
dans laquelle elles peuvent s’investir.
À la naissance, les sages-femmes s’efforcent de promouvoir l’allaitement maternel par
le biais de soins dé-technicisés autant que possible. L’administration de médicaments
(perfusion d’ocytocine, anesthésie épidurale) et la réalisation d’autres interventions
médicales (rupture précoce des membranes, poussée sur l’abdomen) sont considérées
comme des sources de stress qui affectent négativement l’équilibre hormonal des mères et
le début de l’allaitement. La décision de mettre le nouveau-né immédiatement en contact
avec le sein de la mère vise également à encourager le démarrage de l’allaitement. Cette
procédure est également effectuée dans le cas d’une césarienne14.
Dans le cas d’une césarienne. Les apports olfactifs, tactiles et visuels offerts par la mère
au nouveau-né faciliteront l’activation du processus de lactation, comme lors des autres
expériences de la maternité.
L’engagement des sages-femmes à l’égard de l’allaitement maternel se poursuit après
la sortie de l’hôpital. Les inquiétudes des mères quant à la quantité de lait à offrir à leur
bébé ou leurs doutes quant à sa croissance peuvent dans certains cas conduire à l’abandon
de l’allaitement maternel. L’activité informationnelle assurée par les sages-femmes par
l’intermédiaire de la clinique d’allaitement15 vise à apporter une aide continue aux mères :
Grâce à cette clinique, nous pouvons suivre les mères à travers le temps. Certaines
femmes pensent qu’elles n’ont pas de lait, d’autres craignent que le bébé ne grandisse
pas assez. Grâce à l’information que nous fournissons, les femmes se sentent soutenues
et encouragées à aller de l’avant.
14 Les taux de césariennes dans cet hôpital varient entre 19 et 21% des naissances par année. La moyenne nationale en
Italie est de 36% des accouchements par année. Ce chiffre, tout comme le recours à d’autres interventions médicales
inférieures à la moyenne nationale, reflète la volonté d’offrir une assistance la plus dé-technicisée possible. Sur les
tendances des soins à l’accouchement en Italie, voir Istat, 2014.
15 Cette clinique ambulatoire remplace les soins à domicile pour les mères offerts dans d’autres régions de l’Italie.
888 c h i a r a quagliar iello
l’accouchement. L’idée que plus le bébé tète au sein, plus la production de lait maternel
sera importante se heurte cependant souvent aux complexités de cette expérience.
Les techniques d’allaitement apprises dans les cours de préparation offrent un soutien
fondamental. Laura, 36 ans, à propos de son premier enfant, souligne que les positions
d’allaitement et la façon dont l’allaitement se déroule sont une source de préoccupation
pour les mères :
Parfois, la position dans laquelle on allaite n’est pas la bonne et les bébés ne peuvent pas
bien s’alimenter ; d’autres fois, l’espace que l’on laisse entre le mamelon et la bouche
du bébé est trop large de sorte que le lait est mal tiré. Ces choses doivent être apprises
et vous avez besoin de quelqu’un pour vous les expliquer.
Savoir reconnaître une bonne augmentation mammaire, ou savoir alterner entre
les deux seins, sont des compétences que les mères apprennent donc par l’expérience
directe et la confrontation avec des professionnels et d’autres femmes. La transmission
d’informations et de conseils par les sages-femmes a lieu dans les cours de préparation
et dans la clinique d’allaitement décrite ci-dessus. Sur les vingt et une mères italiennes
interrogées, quinze se sont adressées à cette clinique dans les mois qui ont suivi l’accou-
chement. Presque toutes (treize femmes sur quinze) ont continué à fréquenter la clinique
pendant la première année de vie du bébé. En général, les mères reçoivent également
des conseils d’amis et d’autres femmes de la famille. D’autres sources d’information
sont les sites Web et les groupes facebook qui abordent la question de l’allaitement
maternel et de l’alimentation néonatale22. Dans certains cas, les mères fréquentent des
associations qui s’engagent à soutenir l’allaitement. Six mères interrogées, par exemple,
ont choisi de s’adresser à l’association « Il Melograno » ; cette association, fondée dans
les années 80, est l’une des premières en Italie à s’engager en faveur de l’allaitement.
Trois des mères interrogées, en revanche, ont été en contact téléphonique avec les
consultantes de la Lega del Latte Italia. Cette association, fondée aux États-Unis en 1956
et présente en Italie depuis 1979, s’engage au niveau international pour la promotion de
l’allaitement maternel exclusif23. Avec les conseils des sages-femmes, de leurs mères et
des conseillères de l’association, la durée prolongée de l’allaitement nécessite souvent le
recours à des remèdes physiques et à un soutien extérieur. Les références aux pratiques
de la médecine ancienne ou populaire, comme l’utilisation de l’alimentation à base de
liquide ou l’application de compresses chaudes et humides dans la région du sein pour
augmenter la production de lait et apaiser la douleur du sein, en sont quelques exemples.
Les massages des mamelons sont également utilisés par les mères pour éviter l’apparition
de congestions des seins et favoriser une production de lait constante. Dans d’autres cas,
cette dernière est stimulée par l’utilisation de la technologie moderne, comme le tire-lait
manuel ou le tire-lait électrique. Le cas de Cinzia, 35 ans, qui, pendant six mois, a pu nourrir
son enfant au lait maternel, grâce à l’utilisation d’un tire-lait électrique fonctionnant
également sur piles, qu’elle a utilisé à la maison et à l’extérieur, est emblématique à cet
égard. Cette expérience met en évidence la mesure dans laquelle l’équipement électrique
22 Un exemple est donné par le groupe facebook « Allattamento e Maternità secondo Natura ».
23 Sur le rôle de la Leche League dans la promotion de l’allaitement exclusif au sein voir Déplaude et Navarro-
Rodrihuez, 2017.
a l l a i temen t mater n el, par en ta lité intensive, a scension socia le 891
peut aider les femmes à allaiter ; une expérience dans laquelle la frontière entre la nature
et la technologie peut être fine, et où les identités mammifère et cyborg24 des mères ne
s’excluent pas mutuellement.
Le fait que l’allaitement maternel ne soit qu’un projet partiellement lié aux ressources
biologiques du corps féminin est confirmé par l’idée que cette expérience concerne
aussi les pères d’enfants25. Certains des pères interviewés se préparent à l’allaitement
en participant avec les mères aux cours offerts par les sages-femmes. Dans les semaines
qui suivent la sortie de l’hôpital, la contribution paternelle consiste à offrir un soutien
aux mères pendant l’allaitement. Plusieurs pères cherchent sur Internet des réponses aux
doutes soulevés par les femmes sur les positions d’allaitement ou la préhension au sein.
Plus tard, vers le deuxième ou troisième mois de la vie du bébé, la participation masculine
peut devenir une participation directe aux activités liées à l’allaitement. Plusieurs couples
décident, par exemple, de réserver une portion de lait du sein de la mère pour permettre aux
pères de l’offrir au nouveau-né. L’extraction du lait peut se faire manuellement (pressage
des seins) ou à l’aide de machines (tire-lait manuel ou électrique) ; cet aliment est ensuite
conservé au réfrigérateur ou congelé. L’alternance des parents dans la nutrition néonatale
est décrite, dans ces cas, comme une forme d’allaitement à deux, dans laquelle l’allaitement
maternel serait accompagné de l’allaitement paternel. Mais dans quelle mesure peut-on
parler d’une répartition efficace du travail parental dans les activités d’allaitement ? Pour
répondre à cette question, il est nécessaire de distinguer deux dimensions de l’allaitement
paternel : la dimension symbolique ou discursive et la dimension physique ou matérielle.
L’inclusion des pères dans une activité historiquement associée à l’univers féminin26 ouvre
l’idée d’une plus grande égalité des sexes dans l’expérience de l’allaitement27. Le choix
de nourrir leurs enfants avec du lait maternel se heurte cependant à l’asymétrie corporelle
associée à la production de cet aliment. Contrairement à l’allaitement artificiel, où les
corps masculin et féminin sont également extérieurs à la production de lait en poudre
offert au nouveau-né, dans l’alimentation à base de lait maternel, la génération de l’aliment
n’implique que le corps féminin. Comme pour la grossesse et l’accouchement, le corps
masculin ne porte pas les traces de cette étape du travail procréatif28. Les manipulations
du corps, les cicatrices et autres marques physiques associées à l’allaitement – l’apparition
de crevasses et de mastites par exemple – ne concernent que le corps des mères.
Les difficultés rencontrées pour articuler l’activité d’allaitement et les engagements
professionnels semblent être tout aussi importantes dans le cas des mères. Bien que la
législation en vigueur en Italie (loi 903/1977) prévoie la possibilité de prendre des pauses
régulières du travail pour effectuer des activités de soins – y compris l’allaitement – pendant
la première année de vie du bébé, seules deux des femmes interrogées ont fait usage de ce
24 Haraway, 1991.
25 Sur l’inclusion des pères dans l’expérience de la maternité voir Neyrand, 2000 ; Truc, 2006.
26 Sur la dimension féminine traditionnelle de l’allaitement maternel, voir Bonnet, 2002.
27 Sur la division sexuelle du travail parental voir Castelain Meunier, 2004, p. 33-44.
28 Sur l’asymétrie du genre dans le travail procréatif voir Quagliariello, 2017.
892 c h i a r a quagliar iello
droit. Dans d’autres cas, la reprise du travail et l’allaitement ont été décrits comme deux
engagements difficilement compatibles. Malgré la décision de concentrer quatre des
cinq mois de congé parental en Italie sur la phase post-natale, presque toutes les femmes
interrogées ont choisi de reporter davantage la reprise de leur activité professionnelle
afin de poursuivre l’allaitement. Ces problèmes sont apparus plus rarement dans le cas
des pères. Bien que la loi italienne (loi 903/1977) prévoie que, comme les mères, les pères
peuvent s’absenter du travail pour s’occuper du nouveau-né pendant la première année
de vie, seul un des pères interrogés a fait cette demande sur le lieu de travail, pour aider sa
partenaire à allaiter. Dans les autres cas, l’allaitement paternel se fait surtout le soir et la fin
de semaine. Analysé de près, l’allaitement à deux apparaît donc comme une expérience
dans laquelle le rôle des pères est souvent accessoire. Le sentiment de culpabilité lié à
l’échec de l’allaitement maternel concerne enfin surtout les femmes. Dans certains cas, face
à une production de lait insuffisante, les mères se sentent en faute envers le nouveau-né,
leur partenaire et elles-mêmes. Dans d’autres cas, comme celui de Marianne, 36 ans, lors
de son premier enfant, les difficultés rencontrées lors de l’allaitement peuvent entraîner
une plus grande souffrance, jusqu’à l’apparition de formes de dépression dans les mois
qui suivent l’accouchement.
L’absence ou l’insuffisance de lait maternel exige l’intégration d’autres aliments pour
la nutrition néonatale. Le type de lait que les parents interrogés préfèrent est le lait de
vache frais. Deux raisons principales justifient ce choix. Ce produit d’origine animale
est décrit, tout d’abord, comme l’aliment le plus proche du lait maternel, tant en termes
de composition organique que de méthodes de production. Comme dans le cas du lait
maternel, il s’agit d’un aliment lié à l’expérience de la reproduction, qui renvoie au fait que
les humains et certains animaux appartiennent à l’espèce des mammifères. La préférence
pour le lait de vache frais est en même temps justifiée par l’idée que ce produit est plus
naturel que les autres aliments disponibles sur le marché néonatal. Le lait de vache frais
est acheté par la plupart des parents auprès de producteurs locaux en Toscane. Ce choix
s’inscrit, selon eux, dans le cadre d’un modèle d’alimentation saine et biologique qu’ils
entendent offrir à leurs enfants29. En se référant aux théories de la sociologue Barbara
Rothman30, cette pratique de consommation peut être décrite comme l’expression d’une
critique plus générale du système d’alimentation industrielle par des personnes ayant des
caractéristiques socio-économiques très spécifiques31. Les parents interrogés partagent,
en effet, un niveau d’éducation élevé (diplôme) et présentent un profil d’emploi moyen-
élevé (ingénieurs, architectes, artistes, propriétaires d’agritourismes, propriétaires de
petites industries). La préférence pour le lait de vache frais acheté en dehors des circuits
commerciaux peut donc être décrite comme un choix distinctif d’un environnement
social moyen-élevé, souvent proche des idéaux écologiques et des positions politiques
progressistes.
29 Sur l’allaitement maternel en tant que forme d’alimentation naturelle pour les nouveau-nés voir Pasche Guignard
et Cassidy, 2016 ; Rothman, 2016.
30 Rothman, 2016.
31 Ces choix sont répartis différemment sur le territoire italien : dans les zones économiquement plus pauvres, comme
les régions du sud de l’Italie, le principal substitut au lait maternel est le lait artificiel, disponible sur http://www.
istat.it/it/files/2014/12/gravidanza.pdf.
a l l a i temen t mater n el, par en ta lité intensive, a scension socia le 8 93
Les patientes étrangères correspondent à 24% des mères qui accouchent chaque
année à l’hôpital de Poggibonsi. Au sein de cette population, les mères sénégalaises32
représentent 10% des étrangères présentes dans le service33. Dans 95% des cas, ces femmes
sont arrivées en Italie pour rejoindre leurs maris qui ont quitté le Sénégal dans les années
1990 et ont travaillé comme ouvriers en Toscane. Comme les mères italiennes, les mères
sénégalaises commencent à allaiter immédiatement après l’accouchement. Cette forme
d’alimentation néonatale dure généralement plus longtemps que chez les mères italiennes
(6,2 mois contre 5 mois). L’utilisation du lait maternel en complément d’autres aliments
couvre également une période plus longue chez les mères sénégalaises : quatorze mois contre
huit pour les mères italiennes. Ces données recueillies au sein du service étudié reflètent
les tendances mises en évidence au niveau national par la dernière enquête statistique sur
les taux d’allaitement en Italie34. Selon cette enquête, les mères d’origine subsaharienne
utilisent généralement plus de lait maternel que les mères italiennes (89,4%, contre 84,6%)
et pendant des périodes plus longues (9,2 mois, contre 8,1 mois pour les mères italiennes).
La pratique de l’allaitement maternel exclusif dure également plus longtemps (5,8 mois
contre 4,4 mois pour les femmes italiennes). Ces chiffres soulignent donc une appréciation
générale du lait maternel chez les mères d’origine subsaharienne. Comme le montrent les
résultats de notre étude, les qualités attribuées à cet aliment répondent, dans certains cas,
à une logique différente par rapport à la population italienne. Dans la vision de certaines
des mères sénégalaises interviewées, le lait maternel non seulement renforce le système
immunitaire du nouveau-né mais agit aussi comme une source de protection contre les
dangers provenant du monde invisible35. Un exemple de ces dangers est donné par
les attaques possibles des sorciers anthropophages (dëmm en wolof) et d’autres forces
invisibles intéressées à se nourrir du principe vital de l’enfant (fit in wolof). Nourrir le
nouveau-né avec du lait maternel constituerait une barrière protectrice pour parer à ces
dangers extra-somatiques qui, comme la maladie, peuvent mettre en danger la santé et la
vie de l’enfant. Interrogée sur les qualités du lait maternel, Aïda, mère de deux enfants de
quatre et six ans, tous deux nés en Italie, souligne « qu’il s’agit d’un produit plus puissant
que n’importe quel médicament et remède magique ». Ces derniers ne couvrent qu’une
partie des problèmes, le lait maternel, en revanche, assure le bien-être du nouveau-né à
plusieurs niveaux.
La production de cet aliment est décrite par certaines mères sénégalaises comme un
processus qui doit être déclenché de l’extérieur, par l’introduction d’aliments spécifiques dans
le corps de la mère. Comme le soulignent les théories de l’anthropologue Françoise Héritier
32 Dans ce chapitre, l’expression « immigrées sénégalaises » sera utilisée, mais il ne sera question que des femmes
appartenant au groupe des wolof au Sénégal. Toutes les pratiques décrites dans le texte se réfèrent à ce groupe, qui
correspond à la majorité de la population sénégalaise vivant dans la zone située entre la province de Sienne et la
province de Florence, en Toscane. Les femmes sénégalaises de cette communauté ont entre 24 et 37 ans.
33 Les autres patients étrangers viennent du Maghreb (Maroc), des Balkans (Albanie, Macédoine) et de l’Europe de
l’Est (Roumanie, Ukraine).
34 ISTAT, 2014, ibid.
35 Sur les agents du monde invisible selon la culture wolof, voir Barry, 2001 ; Sow, 2009.
894 c h i a r a quagliar iello
36 Héritier, 1996.
37 Sur l’idée de l’incompatibilité entre lait et sperme chez les cultures de l’Afrique occidentale, voir Héritier, 1996 ;
Fortier, 2001.
a l l a i temen t mater n el, par en ta lité intensive, a scension socia le 895
matière dont dépend sa production (le sang) pour le développement d’une nouvelle vie à
l’intérieur du ventre. Cette idée rappelle les représentations scientifiques de la médecine
humorale répandues en Europe dans le passé38. L’introduction du sperme dans le corps
de la femme était considérée comme l’une des causes de l’altération des propriétés du
lait maternel. Dans le cas des femmes italiennes, l’idée d’une incompatibilité entre le lait
et le sperme n’est pas ressortie des récits des mères interrogées. En ce qui concerne les
mères sénégalaises, en revanche, plusieurs ont souligné la nécessité de s’abstenir de tout
rapport sexuel pendant l’allaitement de leurs enfants. Comme l’ont souligné certaines
d’entre elles, après l’accouchement au Sénégal, les femmes sont généralement prises en
charge au sein de leur famille, évitant ainsi la tentation de se donner à leur partenaire.
La présence éventuelle d’autres épouses dans un mariage polygame aide également les
femmes à s’abstenir de tout rapport sexuel. Pour les femmes immigrées qui vivent un
autre modèle familial – un modèle plus proche de la famille nucléaire occidentale que de
la famille élargie sénégalaise – l’abstention de relations sexuelles est parfois plus difficile.
Comme l’a souligné Aminata, le contrôle des mères et des belles-mères est parfois urgent
et concerne précisément la conduite sexuelle qui peut mettre en péril la production de lait :
Comme nous vivons seules avec nos maris, la première chose que nos mères pensent,
si tant est que nous ayons des problèmes de lait, c’est que nous nous laissons aller tôt.
La première fois que j’ai eu un bébé en Italie, chaque fois que j’ai entendu ma mère au
téléphone, elle m’a demandé cela, me rappelant que je devais résister si je voulais que
mon enfant grandisse bien. Même si nous sommes loin, nous nous sentons encore
contrôlés de ce point de vue.
Ce témoignage illustre bien comment le corps féminin est un terreau fertile pour
l’ordre social, comme le dit Pierre Bourdieu39, même à distance. Les réseaux de soutien
tels que les formes de contrôle liées à l’allaitement sont essentiellement articulés chez la
femme. La faible implication des pères sénégalais caractérise les étapes de la grossesse et
de l’accouchement et se poursuit pendant l’allaitement. Dans les discours des femmes
interviewées, les partenaires sont décrits principalement en termes de figures capables
de compromettre le succès de l’allaitement. L’articulation des rapports de genre dans
l’allaitement maternel repose donc sur un autre type d’équilibre par rapport aux couples
italiens.
L’absence ou la faible production de lait maternel conduit rarement les mères sénégalaises
à stimuler leur corps à l’aide de supports externes, comme l’utilisation de tire-lait. Dans la
plupart des cas, les mères interrogées préfèrent remplacer leur lait par du lait en poudre.
Le lait en poudre est décrit comme un aliment sûr pour le nourrisson car il est hautement
contrôlé par l’industrie laitière. En même temps, le lait en poudre d’origine européenne
ou nord-américaine est un produit de luxe au Sénégal où seules les femmes des classes
sociales supérieures peuvent se permettre d’acheter cette nourriture40. L’opportunité
que les femmes ont en Italie d’avoir un accès à bas prix à un produit qui n’est pas toujours
38 Sur l’incompatibilité entre lait et sperme dans la médecine humorale du passé, voir Gélis, 1984.
39 Bourdieu, 1998.
40 Sur les différences de classes en regard à l’accès au lait en poudre en Afrique occidentale, voir Pinaud, 2018, p. 30-33.
Sur l’accès au lait en poudre au Sénégal voir Boye, 2016.
896 c h i a r a quagliar iello
disponible au Sénégal est vécue positivement par les mères interrogées. Ces dernières
appartiennent avant tout à la classe moyenne. Leur niveau d’éducation correspond à un
diplôme de collège ou de lycée. Une seule des femmes interrogées avait fréquenté l’université
au Sénégal. Les principales professions exercées avant le départ pour l’Italie sont la couture,
la coiffure, le commerce et les travaux de secrétariat. Certaines des immigrées étaient des
femmes au foyer au Sénégal, d’autres sont devenues des femmes au foyer après leur arrivée
en Italie41. Aïda, qui est arrivée en Italie en 2008, illustre dans quelle mesure la nutrition
de l’enfant avec du lait en poudre permet aux immigrées de montrer aux autres femmes
de la famille restées au Sénégal leur succès social et économique à l’étranger :
Pendant les appels Skype, nous montrons comment nous utilisons les biberons et le lait
en poudre. Aucune de nous ne renonce aux traditions sénégalaises, mais nous essayons
aussi de montrer que nous sommes un peu occidentalisées et que nous pouvons nous
permettre des choses « riches » grâce au fait que nous sommes en Italie.
L’attrait pour le lait transformé est donc souvent inséparable du parcours d’ascension
sociale lié à l’expérience migratoire. Dans la plupart des cas, l’alimentation des nouveau-nés
avec du lait en poudre est décrite par les immigrées comme une preuve concrète de
dépassement de la condition sociale vécue au Sénégal, et ce malgré le fait que la principale
occupation en Italie est le travail domestique. Au contraire, l’alimentation des nouveau-nés
avec des produits biologiques ou naturels ne fait pas partie des attentes sociales liées au
parcours migratoire.
Malgré cet attrait exercé par le lait industriel, la représentation dominante proposée
par les professionnels de la santé concernant les mères sénégalaises est celle de patientes
privilégiant l’allaitement maternel. Les mères sénégalaises sont décrites, à cet égard, comme
des « expertes » en matière d’allaitement au sein. Ces idées ont émergé principalement
chez les sages-femmes. Selon ces professionnels, le fait que 98% des patientes sénégalaises
commencent à allaiter dans les premières heures suivant l’accouchement trouverait une
explication dans le fait que les « mères africaines » – selon la définition utilisée par les
sages-femmes elles-mêmes – sont plus enclines à allaiter leurs enfants que les mères
italiennes. Costanza, une sage-femme, souligne que « l’allaitement fait partie de la culture
des mères qui viennent d’Afrique. C’est une compétence innée pour ces populations ».
L’association entre l’investissement dans l’allaitement maternel et l’origine sub-saharienne
des mères est, en fait, le prisme à travers laquelle les sages-femmes interprètent plusieurs
des comportements des mères sénégalaises. L’absence de ces dernières dans les cours
de préparation à l’accouchement s’explique, par exemple, par le fait qu’elles n’ont pas
besoin d’être instruites car elles sont déjà capables d’allaiter au mieux. De même, le
manque de fréquentation de la clinique d’allaitement s’explique par le fait que, en tant
qu’Africaines, les mères sénégalaises ont plus de lait que les mères italiennes. Ces opinions
ne correspondent que partiellement aux expériences des mères sénégalaises et nécessitent
une réflexion critique à plusieurs niveaux. Les risques liés aux discours des professionnels
sont en effet multiples. Le premier est le manque de considération des conditions de vie
41 La possibilité d’avoir un accès à bas prix au lait en poudre est liée au fait que de nombreux immigrés sénégalais n’ont
pas de travail salarié en Italie. D’où le droit d’utiliser les services gratuits offerts par le système national de santé
italien, y compris le soutien à la nutrition néonatale.
a l l a i temen t mater n el, par en ta lité intensive, a scension socia le 897
des immigrés, c’est-à-dire le fait qu’ils ne fréquentent pas beaucoup l’hôpital en raison
des difficultés logistiques plus importantes (distance de l’hôpital, absence de véhicules
personnels, barrières linguistiques) par rapport aux mères italiennes. Un deuxième risque
est le renforcement des stéréotypes et autres formes de racialisation à l’égard des mères
d’origine subsaharienne42. La croyance qui veut qu’elles soient des femmes plus proches
de la nature, ou plus habituées à se laisser aller aux instincts animaux liés à l’allaitement,
sont quelques exemples de ces représentations racisantes, qui trouvent leur origine dans
l’histoire coloniale43. Ces conceptions ne sont pas sans conséquences dans la prise
en charge des patientes étrangères. La prétendue extranéité des mères sénégalaises à
l’utilisation du lait industriel, par exemple, fait d’elles de « mauvaises mères » aux yeux
des sages-femmes. De même, les tentatives des sages-femmes pour convaincre les mères
sénégalaises de ne pas utiliser de lait en poudre sont plus importantes que celles faites
avec les mères italiennes, partant de la conviction qu’il s’agit d’un choix loin du modèle
de mère qui, selon les professionnels, caractériserait la population sénégalaise.
Conclusion
L’attrait contemporain pour le lait maternel s’explique par les nombreuses qualités
attribuées à cet aliment. L’idée que ce fluide est doté d’excellentes capacités nutritionnelles
et de nombreuses autres vertus a émergé, dans notre étude, tant chez les professionnels
de la santé que chez les familles italiennes et sénégalaises. Le lait maternel est apparu, en
même temps, comme un produit doté d’une forte agentivité : il contribue à consolider le
lien affectif entre parents et enfants, et aide à protéger le nouveau-né contre les maladies
et autres dangers, selon certaines mères sénégalaises.
L’idée que l’allaitement maternel ne dépend que partiellement du fonctionnement
« mammifère » du corps féminin concerne, par contre, les deux populations étudiées.
Cette conviction souligne la dimension constructiviste, plutôt que biologisante, de cette
pratique alimentaire. Comme le souligne ce chapitre, il s’agit d’un projet qui nécessite une
préparation en amont, une expertise en itinérance et le recours à diverses contributions
extérieures. La confrontation avec les obstétriciens, l’utilisation de technologies de plus
en plus sophistiquées, comme le tire-lait électrique, le respect des régimes alimentaires
particuliers ou la nécessité d’adhérer à des normes sexuelles spécifiques, sont quelques-uns
des éléments qui contribuent à assurer le succès de cette expérience.
Un autre élément à prendre en compte concerne l’inclusion croissante des pères dans
l’expérience de l’allaitement. Bien que les femmes rencontrées en Italie soulignent comment
le choix de l’allaitement néonatal par le lait maternel permet de valoriser l’unicité du corps
féminin – comme le soutiennent les théories différentialistes – sans renoncer à la division
sexuelle du travail parental – comme le défendent les théories égalitaires – l’asymétrie
homme/femme dans l’allaitement reste un problème non résolu44. Dans l’allaitement dit
Bibliographie
45 Sur la valorisation contemporaine de l’allaitement maternel comme exemple de défaite contre les réalisations
féministes des années 1970, voir Badinter, 2010.
a l l a i temen t mater n el, par en ta lité intensive, a scension socia le 899
———, « Ces hommes qui accouchent avec nous. La pratique de l’accouchement naturel à
l’aune du genre », Nouvelles Questions Féministes, 36/1 (2017), p. 82-97.
B. Rothman, A Bun in the Oven : How the Food and Birth Movements Resist Industrialization,
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P. Sauvegrain, « La santé maternelle des “Africaines” en Île-de-France : racisation des patientes et
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du colloque, Société d’Histoire de la Naissance, Châteauroux, 2007, p. 34-43.
G. Truc, « La paternité en maternité », Ethnologie française, no 36 (2006), p. 341-349.
Actrices et Acteurs
Focus
Aurélie Damet
Les scènes d’allaitement sont peu nombreuses dans l’iconographie grecque, contrai-
rement à la céramique italiote1 : dans la série des vases attiques, elles se réduisent à deux
occurrences qui évoquent les héros matricides de la mythologie, Oreste et Alcméon. Ces
deux fils ayant manifesté la haine de leur mère jusqu’au meurtre, il n’est pas surprenant
de les voir mis en scène avec leur génitrice, autour d’un motif pensé comme une relation
naturelle et chargée d’affect, l’allaitement maternel2.
Une hydrie attique à figures rouges, conservée à Berlin (Fig. 1 ; vers 440-430 av. J.‑C.)3,
campe, de prime abord, un intérieur domestique paisible, reflet de l’idéal iconographique
de l’oikos attique, celui de l’unité de production et de reproduction soudé par la philia.
Sur l’hydrie en question, une femme, assise, tient sur ses genoux un jeune enfant qui tète
le sein. À droite, une autre femme se tient près d’un panier à laine, un kalathos. Sur la
gauche de l’image, un homme, appuyé sur son bâton, contemple l’allaitement de l’enfant.
Dans la céramique attique, il est courant de trouver ces figures masculines, excentrées,
qui assistent à l’exécution de tâches traditionnellement féminines, comme le tissage ou
le soin des tout-petits4. Tout l’intérêt de l’image résulte dans la mise en scène ironique
du drame futur qui menace cet oikos. En gravant le nom des personnages, l’artiste plonge
les usagers du vase dans le mythe matricide d’Alcméon et d’Ériphyle. Seule la femme de
droite est mal identifiée ; malgré les lacunes de la gravure, il pourrait s’agir de Démonassa,
la sœur d’Alcméon. D’après le mythe, Amphiaraos, l’homme de l’image, est condamné
à mourir s’il part au combat ; devin, il connaît le sort qui l’attend. Sa femme, Ériphyle, le
convainc pourtant de rejoindre les troupes de Polynice, qui cherche à conquérir le trône de
Thèbes au détriment de son frère Étéocle : l’épouse‑traître, corrompue par Polynice, scelle
le destin funèbre de son mari. Mais elle est elle‑même assassinée par son fils, Alcméon,
qui honore la mémoire de son père. L’allaitement du petit Alcméon prend ainsi tout son
* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF)
aux Belles-Lettres, Paris.
1 Lissarrague, 2002, p. 230-234 ; Bonfante, 1997, p. 174-196 ; Dubois, 2016, p. 110-112.
2 Damet, 2011a, p. 17-40.
3 Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Antikensammlung F 2395 ; Krauskopf, 1981, no 27, p. 697, pl. 559 ; Damet 2011b,
fig. 4.
4 Cambridge, Arthur M. Sackler Museum 1960.342 ; Londres, British Museum E396 ; Sutton, 2004, p. 327‑350.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 903-907
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127477
This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.
904 aur él i e damet
Fig. 1. L’oikos d’Amphiaraos. Hydrie attique, vers 440-430 av. J.-C. Berlin, Staatliche Antikensammlungen
F 2395. Dessin d’après Sutton, 2004, p. 345.
sens tragique : Ériphyle nourrit celui qui sera son meurtrier, ce fils alastôr, l’enfant qui
n’oublie pas, prédestiné à venger. Le destin conflictuel de cet oikos s’incarne dans un détail
animalier du vase : le face‑à‑face entre les deux coqs.
N our r ir à e n mourir : Ériphyle et Clytem nestre 905
5 Sur le lien entre le motif du coq, les violences familiales et la stasis, Vespa, 2019. Voir Eschyle, Euménides, v. 861 ;
Agamemnon, v. 1671 ; Suppliantes, v. 226 ; Aristophane, Oiseaux, v. 725-759 et v. 1341‑1370 ; Nuées, v. 1424-1430, et
Loraux, 1997, p. 31.
6 Damet, 2012, p. 287-291.
7 Damet, 2011b.
8 Cf. la dexiôsis d’Amphiaraos et Eriphyle sur une kalpis fragmentaire (vers 460 av. J.-C.), Saint-Pétersbourg, Ermitage
1845 ; Krauskopf, 1981, p. 696, no 24, pl. 558 ; Damet 2011b, fig. 6 et fig. 6bis.
9 Stamnos attique à figures rouge, Londres, Catalogue Christie’s, 28 avril 1993, p. 57 et 59 ; Damet 2011b, fig. 5 et fig. 5bis.
10 Musée de Syracuse 18421.1 ; Krauskopf, 1981, p. 697, no 26, pl. 559 ; Damet 2011b, fig. 7.
11 Athènes, Musée du Céramique 2712 ; Kahil 1988, p. 554-555, no 382, pl. 358 ; Couelle, 1998, p 135‑158, fig 3.
12 Eschyle, Agamemnon, v. 718-736 ; Choéphores, v. 749-763.
13 Eschyle, Choéphores, v. 896-898.
14 En dernier lieu, voir Damet, 2015 et Damet et Moreau, 2017, p. 92-93 et p. 237-241.
90 6 aur él i e damet
Fig. 2. Scène féminine. Hydrie attique, vers 430 av. J.-C. Athènes, Musée du Céramique 2712. Dessin
d’après Couëlle, 1998, p. 156.
l’image d’une Clytemnestre lascive, aux cheveux flottants, désintéressée de son enfant,
une Clytemnestre à qui Électre disait : « c’est leur mari non leurs enfants qu’aiment les
femmes »15. Et c’est encore Électre qui déplorait d’avoir une mère affamante, qui, chez
Sophocle, laissait « les tables vides » pour sa fille16, tout comme elle ne nourrissait pas
son fils dans la version eschyléennes du mythe. Ainsi, Clytemnestre et Ériphyle ont‑elles
retenu l’attention des peintres, à travers la rare thématique iconographique qu’est celle
de l’allaitement ; dans les deux cas, le lien fils‑mère est perverti par le destin tragique qui
attend les deux familles.
Bibliographie
———, La septième porte. Les conflits familiaux dans l’Athènes classique, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2012, p. 287-291.
———, « Le statut des mères dans l’Athènes classique », Cahiers « Mondes anciens » [en ligne],
6 (2015), disponible sur <https ://doi.org/10.4000/mondesanciens.1379>
A. Damet et Ph. Moreau, Famille et société dans le monde grec et en Italie (ve-iie siècle av. J.-C.),
Paris, Armand Colin, 2017.
C. Dubois, Du fœtus à l’enfant dans le monde grec archaïque et classique : représentations, pratiques
rituelles et gestes funéraires, thèse de doctorat, Université de Fribourg/Université d’Aix-
Marseille, 2016.
L. Kahil, s.v. « Hélène », in Lexicon Iconographicum Mythologiae classicae (LIMC), IV, 1988,
p. 498‑563.
Ingr. Krauskopf, s.v. « Amphiaraos », in Lexicon Iconographicum Mythologiae classicae (LIMC),
I, 1981, p. 691-713.
F. Lissarrague, « Femmes au figuré », in P. Schmitt Pantel (éd.), Histoire des femmes en
Occident. I. L’Antiquité, Paris, Plon, 2002 (1991), p. 230-234.
R. Sutton, « Family portraits : recognizing the oikos on Attic red-figure pottery », in
A. Proctor Chapin (éd.), ΧΑΡΙΣ : Essays in Honor of Sara A. Immerwahr, Princeton, 2004
(Hesperia Supplément 33), p. 327-350.
M. Vespa, « Rituale, spettacolo o gioco d’azzardo ? Memorie del combattimento dei galli in Grecia
antica. Considerazioni linguistiche e antropologiche », Enthymema, 23, 2019, p. 434-460.
Émilie Thibau t
* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris, à l’exception d’Oribase, dans l’édition
et traduction en 6 volumes de Ulco Bussemaker et Charles Daremberg, Paris, Imprimerie nationale, 1851-1876.
1 De Cazanove, 2016a, p. 215.
2 De Cazanove, 2015, p. 48 et 2016b, p. 273 et dans ce volume.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 909-923
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910 ém i l i e t h ib aut
Fig. 1. Première catégorie de statuettes. D’après Fig. 2. Deuxième catégorie de statuettes. D’après
Pensabene 2001, p. 393, pl. 106 (9). Vagnetti 1971, p. 72, pl. XXXV (G XXI).
Fig. 3. Troisième catégorie de statuettes. D’après Fig. 4. Quatrième groupe de statuettes. D’après
Pensabene 2001, p. 14, pl. 106 (8). Vagnetti 1971, p. 60, pl. XXV (F VIII).
de la f emme à l’en fant a lla ita nt en ita lie préroma ine 91 1
3 Inv. nos 13490 et 13551, in Pensabene, 2001, p. 393, pl. 106, 9 et 10.
4 Inv. nos 72/11709, in Comella, 1978, p. 56, pl. XXVI, 131.
5 Types IID3, a et b, in Nagy, 1988, p. 207-210.
6 Inv. nos VTP 1210c, 913, 1214 et 7, in Colonna, 2002, p. 198, pl. LIV, 609-613.
7 Types GXXI et GXXIV, in Vagnetti, 1971, p. 72-73, pl. XXXV-XXXVI.
8 Nos inv. 62509, 27176, 13551, 13550, in Pensabene, 2001, p. 141, pl. 7, 25 ; p. 393-394, pl. 106-107, 8, 10 et 11.
9 Types IID8-a, in Nagy, 1988, p. 211, fig. 191 et 193.
10 Types GXXIII et GXXIV, in Vagnetti, 1971, p. 72-73, pl. XXXV-XXXVI.
11 Type FVIII, in Vagnetti, 1971, p. 60, pl. XXV.
12 Colonna, 1992, p. 13-51.
13 Pour Portonaccio, voir Ducaté-Paarmann, 2003a, p. 351-357. Pour Campetti I, voir Vagnetti, 1971.
912 ém i l i e t h ib aut
étaient en contact depuis le viiie siècle av. J.-C.14 En revanche, les effigies des premiers ne
montrent pas leur intimité – la croyance considérant que la dévoiler, serait exposer à la
vue de tous une faiblesse de l’individu représenté, le rendant ainsi vulnérable15 – alors que
les secondes n’hésitaient pas à montrer un sein. Les Hellènes semblaient en effet n’utiliser
le dévoilement qu’à l’occasion de circonstances particulières, telles que le deuil16, ou pour
Il se peut que ces statuettes aient été consacrées dans les différents sanctuaires mentionnés
ci-dessus en raison de la nature et des compétences des dieux qui y étaient honorés. Il est
vrai que, dans la mesure où leur iconographie suggère un lien avec l’allaitement, le plus
plausible serait d’imaginer que ces offrandes avaient été dédiées pour qu’un lait de bonne
qualité soit produit afin que l’enfant qui s’en nourrissait puisse vivre et grandir, quand un
mauvais breuvage pouvait le faire mourir. Cette connexion avec la mort et la souffrance
pourrait expliquer qu’on s’en soit remis à des déesses telles que Menerva, et Artumès/
Artémis, associées notamment à Aplu/Apollon, dans les sanctuaires de Portonaccio et
de Vignaccia.
Dans le premier site, en effet, Menerva, qui fut la première à y être honorée, recevait un
culte chtonien dans la partie orientale, comme en témoigne la présence d’un autel perforé
en son centre et pourvu d’un conduit vertical destiné à recevoir le sang des victimes afin de
l’évacuer vers le sol21. Artumès, quant à elle, devait être perçue comme une déesse vengeresse
si l’on en croit la reconstitution faite d’un des acrotères du même lieu dans lequel on la
verrait en train de pourchasser de son arc et de ses flèches une femme, peut-être Callisto
ou Niobé, et son bébé22. Il est d’ailleurs possible que ce trait de caractère vindicatif soit
comparable à celui d’Artémis si on confronte les méfaits de la déesse étrusque avec ceux de
la déesse grecque. Elle était en effet redoutée pour le sort qu’elle réservait aux nourrissons
ainsi que le montre un relief en marbre daté d’environ 300 av. J.-C. et trouvé en 1979 à
Achinos, site de l’ancienne Echinos, en Thessalie (Grèce) : si elle abaissait son flambeau,
l’enfant perdait la vie, si elle le maintenait élevé, il la conservait23. Aplu, pour finir, étant
représenté, en Étrurie, pourvu d’un arc et d’une lyre24, il est possible que, tout comme en
17 À la vue du sein nu d’Hélène, la colère de Ménélas se mue alors en indulgence : Euripide, Andromaque, 628-631.
Sur le lien entre les seins et l’érotisme, voir Gherchanoc, 2012a, p. 211, qui donne une bibliographie exhaustive à
ce sujet.
18 Des mères dévoilent leur poitrine pour supplier leur fils de ne pas faire une action, comme cela est le cas pour Hécube
qui montre ainsi son sein à son fils Hector pour le convaincre de ne pas affronter Achille ; Homère, Iliade, 22, 77-91.
Voir aussi A. Damet dans ce volume.
19 Gherchanoc, 2012a, p. 208.
20 Ibid., p. 208.
21 Colonna, 2002.
22 Neils, 2008, p. 40.
23 Dasen, 2014.
24 Par exemple à Fontanile di Legnisina ; Ricciardi, 1988-1989, p. 152.
914 ém i l i e t h ib aut
que ce soit une femme qui ait déposé l’offrande ? Des chercheurs ont tenté de résoudre la
question en projetant sur l’Antiquité les idées reçues de notre époque. Les reproductions
d’utérus en terre cuite, de seins, de femmes en train d’allaiter, de bébés en langes, d’enfants
assis, de jeunes filles ou de jeunes garçons, voire même des bobines, des fusaïoles et des
poids de métier à tisser n’ont ainsi pas été forcément déposés en contexte cultuel par des
femmes désirant mettre en valeur leur rôle d’épouse et de mère39. Cependant, sur les
milliers d’offrandes découvertes, peu d’entre elles possèdent des inscriptions. Ces objets
« muets »40 sont difficiles à genrer, si bien qu’il faut peut-être plutôt s’intéresser au
message qu’ils délivrent et les considérer comme une possibilité de définir la place de la
personne qui les a offerts au sein de sa famille et au cœur de sa communauté41.
Ainsi, quel intérêt pouvait avoir une femme ou un homme à dédier ces statuettes à
une divinité ? Bien que difficile à prouver, leur association avec d’autres catégories de
matériel mis au jour au même endroit42 peut cependant être rattachée à la fertilité et à
une valorisation de la maternité et de l’enfance. C’est ainsi qu’on pourrait interpréter la
présence au sein du sanctuaire de Vei de la petite effigie d’une femme debout tenant un
vase contre son sein et plaçant une main devant son ventre. La main pourrait symboliser
un désir d’enfantement ou une grossesse à protéger43 et le vase, le fait d’avoir du lait et de
pouvoir le recueillir, donc d’avoir une substance viable pour nourrir le fœtus en devenir. Les
compétences nourricières de la déesse étrusque corroboreraient cette hypothèse, et, dans
la mesure où donner naissance à de nouvelles générations physiquement aptes était affaire
de tous, une future mère ou son époux aurait pu, l’un comme l’autre, l’avoir offerte. Rien
ne nous indique toutefois que cet objet fasse référence à une simple obligation familiale.
Des études ont en effet montré que les couples n’étaient pas indifférents au sort de leur
nouveau-né et que ce n’était pas par résignation face à la mort omniprésente durant la
petite enfance ou par désintérêt qu’ils ne pleuraient pas en public leurs petits disparus,
mais par pudeur et pression sociale. Le dépôt de cet objet ne pourrait-il pas traduire les
espoirs ou les peurs d’un couple, les angoisses d’un mari face à la grossesse de sa femme
ou d’un père pour le bien-être de son enfant ?
Quoi qu’il en soit, il semble que ces diverses statuettes soient en rapport avec l’allaitement
et ce, pour de multiples motivations. La première, qui semble la plus évidente, est sans
doute celle d’avoir du lait, ce que pourrait désigner la catégorie de statuettes se pinçant le
sein, car le geste qu’elles font est encore actuellement préconisé pour avoir une montée de
lait. Dans la mesure où ce liquide était indispensable à la croissance infantile, il se devait
d’être de bonne qualité et il existait toute une rêverie médicale autour de ce liquide. Des
39 S. Huysecom-Haxhi et A. Muller pensent toutefois qu’il s’agit d’une hypothèse très plausible. Pour eux, en effet, le
don de statuettes de femmes portant un voile, dans le monde grec, peut être mis en relation avec « la représentation
générique de la mortelle dans son statut d’épouse légitime, de femme mariée » (Huysecom-Haxhi et Muller,
2007, p. 243).
40 de Cazanove, 2009, p. 356-371.
41 Je tenterai d’établir des parallèles avec le monde grec pour comprendre ce type d’approche chez les Étrusques.
42 Il n’est pas certain qu’elles aient pu coexister dans le temps et délivrer le même message.
43 Il semble que, même en Grèce, ce genre de statuettes soit assez restreint. Ducaté-Paarmann, 2005, p. 47, l’explique
par le fait que « la représentation du corps enceint y était ressentie comme un écart à la norme idéale définie par
le corps masculin incarnant l’harmonie et les justes proportions. La figuration d’un ventre bombé ou l’absence de
cette figuration dans des scènes relatives à la grossesse ou l’accouchement indiquent bel et bien un état d’esprit ».
de la f emme à l’en fant a lla ita nt en ita lie préroma ine 91 7
auteurs grecs et latins expliquent ainsi qu’un lait médiocre44 provoquait, dans le meilleur
des cas de la fièvre, une constipation45, des diarrhées46, des vomissements nocturnes
et, dans le pire des cas, des aphtes qui envahissaient le palais et la bouche pour finir par
atteindre la luette et la gorge47. C’est la raison pour laquelle des tests ont été réalisés sur
le lait au fil des siècles, principalement dans le monde grec. Toutefois, il existe différents
degrés d’appréciation de ces expériences, sans doute dus à l’évolution de la science grecque.
Ainsi, si Soranos d’Éphèse leur attribue un rôle moindre48, Mnésithée de Cyzique (ive
siècle apr. J.-C.) les estime comme fondamentaux. L’auteur décrit dans ses textes, recueillis
par Oribase49, quatre tests à effectuer : le premier doit vérifier la dispersion du lait dans
l’eau, le second, sa transparence et son épaisseur, le troisième doit analyser les éléments
aqueux et gazeux contenus dans le lait et le quatrième, sa coagulation50. Il est donc possible
que ces effigies aient été offertes par souci d’offrir à l’enfant s’en nourrissant, un lait ayant
toutes les capacités nutritives et médicamenteuses.
Conseils et pratiques dispensés par des experts médicaux étaient toutefois entourés de
superstitions et d’éléments irrationnels auxquels souscrivaient même ces spécialistes, car
le sujet appartenait au domaine des soins féminins. Or, dans le monde classique, le corps
des femmes était considéré comme une grande inconnue, probablement parce que, dans
la plupart des cas, elles étaient soignées par d’autres femmes. C’est sans doute la raison
pour laquelle pathologies et thérapies qui leurs étaient prescrites étaient régies par des
principes plus proches de la magie que de la stricte médicine. Ceci explique également
que, pour soigner un nourrisson, la solution consistait à administrer à la femme qui
l’allaitait le traitement approprié afin qu’il transite par elle avant de lui être transmis par
le sein51. La médecine grecque52 préconisait aussi que la personne allaitant suive un
régime stricte et soit idéalement constituée afin que ce nectar soit des meilleurs pour
l’enfant, aussi peut-on penser que les offrandes devaient être à l’image de l’idéal physique
et physiologique attendu pour la femme qui allaitait. Il est possible enfin que ce rôle de vie
ou de mort dispensé par ce liquide explique que ce genre de statuettes ait été davantage
découvert dans des sanctuaires périphériques, car ils renvoyaient à l’image populaire que
les Anciens se faisaient de lieux permettant le passage d’un état à un autre, et qu’ils étaient
placés sous le patronage de divinités chtoniennes ou chasseresses53.
Le souci du développement du petit être est tout autant perceptible dans certains
détails figurés sur les statuettes tels que la position adoptée par les femmes et par les
enfants qui sont représentés dans les trois premières catégories. Il était en effet tout aussi
important que le lait soit bon qu’il soit administré correctement54. D’où le fait peut-être
que l’artisan de ces effigies ait tenu à préciser le geste de la main féminine tenant le sein et
le nourrisson libéré de son emmaillotement. Quoi qu’il en soit, la présence de ces éléments
sur des offrandes, associés à celui du pincement du téton, implique que les fidèles les ayant
déposées connaissaient leur importance. Cela nous amène à penser qu’elles ont pu être
offertes par des femmes – puisqu’elles seules ont la capacité physique d’allaiter – mais
surtout, par de jeunes mères recherchant le bon geste pour que leur lait s’écoule, ou par
celles ayant déjà l’expérience de la tétée, ce qui inclue des nourrices. Pour les premières,
la raison de ce genre de dépôt semble être évidente. Pour les secondes, il devait être
tout aussi important de demander aux dieux concernés qu’elles aient du lait pour ne pas
perdre leur travail, qu’il soit bon afin que l’enfant dont elles avaient la charge survive55.
D’ailleurs, dans l’hymne à Déméter écrit à la période archaïque, le passage évoquant le
moment où la déesse est engagée en tant que nourrice pour s’occuper du tout jeune fils
du roi et de la reine d’Éleusis56 ne fait pas référence au vocabulaire de l’allaitement, mais
à celui de la trophie : « le verbe trépho, qui donne tróphos, autre nom de la nourrice grec,
signifie originellement, selon le linguiste Émile Benveniste, « favoriser le développement
de ce qui est soumis à la croissance », ce qui aboutit au sens usuel de “nourrir, choyer,
chérir”, etc. »57. Il est possible que les contemporaines préromaines de ce texte aient eu
la même façon de penser leur mission, qui dépasse, de ce fait, l’allaitement proprement dit
et renvoie aux soins réservés aux petits enfants. Ceci pourrait alors expliquer la présence
du thème mythique de la lactation d’Héraclès par la déesse Héra dans l’iconographie
étrusco-falisque, telle qu’elle est représentée sur les cinq pièces que nous avons déjà dépeint
un peu plus haut58. L’origine hellénistique du motif n’est pas à exclure, même si cette
thématique n’apparaît pas dans les imageries réalisées sur le sol grec59, sans doute parce
qu’il ne fallait pas que les implications concrètes de la courotrophie soient trop visibles au
regard de la croyance populaire60. Sur le sol italique, en revanche, les courotrophes sont
bien plus volontiers représentées61. Cette différence de conception tient probablement
aux pouvoirs que chacun de ces peuples donnaient à la représentation. Si bien que, si les
imagiers étrusco-italiques ont nettement privilégié l’allaitement d’un Héraclès adolescent
ou adulte par Héra par rapport à leurs collègues du continent grec, c’est pour jeter un autre
regard sur la symbolique de ce geste. En nous arrêtant de nouveau sur l’hymne à Déméter,
nous pourrions trouver une explication à cette attitude. Le rôle assigné à la déesse en tant
que nourrice est en effet aussi celui d’élever jusqu’à l’âge d’homme le jeune prince dont elle
a la charge : le grec dit plus précisément, « s’il arrive au seuil de l’‘hébé’, c’est-à-dire ce que
l’on traduit généralement par “jeunesse” mais qui recouvre davantage l’âge de la puberté,
qu’elles transgressaient rarement. Pour autant, elle n’était nullement une obligation légale
qui s’imposait à elles, même s’il le valait mieux, car le lait devait transmettre au bébé les
qualités morales et physiques de la personne qui allaitait67.
De ce fait, si une femme préférait ne pas allaiter ou ne le pouvait pas, et qu’elle devait
confier son enfant à une autre pour l’allaitement, il était préconisé que la nourrice ressemble
à la mère, autrement dit une amie, un membre de la famille ou une personne ayant une
apparence proche, afin qu’il y ait assez de traits communs entre l’enfant et ses parents68. S’il
n’y avait pas de similitudes entre l’une et l’autre, il fallait tout au moins que cette personne
soit « belle à voir ». En tétant une étrangère, le bébé courrait aussi le risque de s’imprégner
d’une autre culture et de voir sa « noblesse » naturelle corrompue par son alimentation.
Dans la Rome de l’époque impériale, les Thraces, considérées comme de bonnes nourrices
en Grèce69, étaient alors très recherchées. Des médecins ayant vécu à cette même époque
préconisaient également que les familles fassent appel à des Grecques pour que l’enfant apprenne
la plus belle des langues70 considérée comme une compétence linguistique indispensable à
tout lettré. Durant cette période, l’apprentissage commençait donc au sein, mais en avait-il
toujours été ainsi ? Au cours des siècles précédents, et plus particulièrement, ceux qui nous
intéressent, les Étrusques partageaient-ils ces mêmes valeurs ? Avaient-ils vraiment déposé
ces statuettes de façon à dissiper leurs inquiétudes sur les traits physiques et moraux de
leurs enfants et à ce qu’ils soient beaux dans tous les sens du terme ? Même s’il est difficile
de répondre à ces questions, il est sage de penser que, si les Grecs et les Romains croyaient
en les bienfaits du lait maternel, il n’y a pas de raison que les Étrusques n’en aient pas fait
autant et que les différentes offrandes symbolisaient l’espoir qui était placé dans cet aliment.
Il se peut, pour finir, que ces statuettes aient été déposées pour s’assurer qu’une parenté
affective soit créée entre celle qui allaite et le nourrisson, mais aussi entre les différents
frères et sœurs de lait. Durant la période romaine, il était ainsi conseillé que ce soit les mères
qui allaitent, car cette première nourriture permettait de sociabiliser l’enfant en l’attachant
à la celle qui lui donnait le sein. Il est donc possible que ce soit pour louer cette affinité
maternelle que des hommes aient souhaité dédier les effigies71. Il est tout autant probable
que les dédicants aient été des nourrices désirant que leur lait sensibilise leur sort auprès
de ceux et de celles qui s’en abreuvaient. D’ailleurs, dans l’éloge qu’il fait de la femme de
Caton, Plutarque précise qu’elle nourrissait les enfants de ses esclaves en plus de son fils
afin que cette communauté de nourriture leur inspirât de l’affection pour ce dernier72.
Somme toute, les statuettes représentant des femmes allaitant des enfants semblent
avoir eu une connotation plus générale que les ex-voto anatomiques qui ont été fabriqués
postérieurement. C’est sans doute la raison pour laquelle ces derniers ont davantage été
l’objet d’études. Pour autant, il ne faut pas négliger l’importance de ces figurines en terre
cuite et leur impact. En des temps plus archaïques, les fidèles étrusques avaient donc
déjà cherché à préciser leurs vœux en s’inspirant de la petite statuaire grecque. Grâce à la
localisation géographique des lieux de culte dans lesquels elles avaient été découvertes,
aux attributions des divinités qui y étaient honorées, mais aussi aux autres catégories de
matériel auxquelles elles étaient associées, ces statuettes paraissent moins imprécises
(lien avec la lactation, la croissance infantile, la communauté de nourriture…), même si,
comme la plupart des offrandes, elles restent difficiles à genrer.
Bibliographie
Τίτϑη χρηστή, titthê chrêstê, nourrice utile : c’est ainsi qu’est honorée Paideusis,
« Éducatrice », sur une stèle funéraire attique du début du ive siècle av. J.-C. (Fig. 1)1.
La stèle en marbre d’une hauteur de 1,04 m, se terminant par un couronnement
semi-circulaire, comporte dans sa partie supérieure un champ sculpté en bas-relief surmonté
de l’inscription précitée : on y voit une femme tournée vers la droite, assise sur une chaise
à dossier, les pieds posés sur un repose-pieds. Elle est vêtue d’un chiton recouvert d’un
himation. Sa main droite repose sur ses cuisses, tandis que de la main gauche elle relève
un pan de son himation. Ses cheveux sont courts, rendus en une masse compacte. Les
détails plus fins de la figure ainsi que le décor du couronnement devaient être peints et
sont à présent perdus.
Ce type figuré est largement répandu sur les stèles attiques classiques à champ
sculpté pour commémorer des défuntes de statut libre. Elles sont parfois accompagnées
d’un membre de leur famille, dont elles serrent la main droite, ou d’autres membres
de la maisonnée. Les inscriptions (nom de la défunte et parfois de l’époux ou du père)
indiquent que ces petites stèles ne sont pas l’apanage des femmes citoyennes, mais
peuvent aussi être érigées en mémoire de femmes étrangères. De plus, un certain nombre
de ces monuments commémorent des personnes ayant eu le statut d’esclave, comme
la nourrice Paideusis2.
Les stèles à champ figuré sont courantes au ive siècle en Attique pour commémorer
une personne moins importante du cadre familial ou pour les familles aux revenus limités,
mais sur les centaines conservées, seul un très petit nombre comporte des inscriptions
1 Titthê : malgré les nombreuses études traitant des termes désignant les nourrices dans l’Antiquité grecque, il n’est
toujours pas clair si ce mot désigne uniquement la nourrice allaitante ; présentation et discussion de la terminologie
dans Schulze, 1995, p. 13-14 et Dasen, 2010 et dans ce volume.
2 Le statut d’esclave est indiqué ici à la fois par l’épithète utilisée, chrêstê (cf. infra n. 5) et le nom même de la défunte,
qui indique sa fonction dans la maisonnée. De nombreux textes mentionnent l’habitude de renommer les esclaves
lorsqu’ils sont accueillis dans la maison, cf. Wrenhaven, 2012, p. 31-33 ; Rühfel, 1988, p. 45.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 925-933
© BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127479
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9 26 pat r i z i a b irc hler émery
3 La mention de la profession n’apparaît jamais sur les stèles plus prestigieuses à naiskos sculptées en haut relief et est
tout aussi peu fréquente sur les simples stèles à inscription, cf. Bergemann, 1997, p. 147-149
4 Pour comparaison, dans la même catégorie d’occupation, on ne compte que trois stèles dédiées à des pédagogues,
Bäbler, 1998, p. 282-295. Les autres fonctions féminines mentionnées sur les stèles de la même époque sont celles
de prêtresse, sage-femme médecin (un exemple), parfumeuse (un exemple). Les 21 monuments funéraires dédiés à
des titthê comprennent dix stèles figurées, huit stèles non figurées (ou dont seule l’inscription est conservée), deux
vases en marbre et une trapeza à relief figuré. Pour la trophos, seule l’inscription est conservée (CIA II 4109 : Pyrrhichê
trophos chrêstê). Listes et références dans Kosmopoulou, 2001, p. 306-311 ; Schulze, 1995, p. 105-106 ; Bäbler, 1998,
p. 282-295, Wrenhaven, 2012, p. 98, n. 27.
5 Pour l’épithète chrêstos et son utilisation sur les stèles funéraires, cf. Bäbler, 2005, p. 65-66 ; Scholl, 1996, p. 176-177 ;
Wrenhaven, 2012, p. 98-100.
6 Les stèles étaient érigées dans des enclos funéraires situés le long des routes d’accès aux villes.
7 Rühfel, 1988, p. 45, p. 54, Birchler Émery, 2010, p. 753.
8 Birchler Émery, 2010, p. 752, Wrenhaven, 2012, p. 109-119.
r ep r és en tation s de n our r ic es sur les stèles funéra ires attiques 927
9 Vêtement : chiton à manches longues ou himation à bordure crénelée, chevelure courte : Bäbler, 1998, p. 22-25 ;
Wrenhaven, 2012, p. 95-96 ; tatouages typiques des femmes thraces et esclaves thraces à Athènes, Wrenhaven, 2012,
p. 83-84 ; Rühfel, 1988, p. 45-47 ; Bäbler, 2005 ; scènes de funérailles, Pfisterer-Haas, 1989, p. 27-29 ; Schulze,
1995, p. 21-22. Il s’agit des funérailles de leur protégé devenu adulte, mais mort prématurément avant le mariage.
10 Les nourrices font partie des rares femmes représentées vieilles dans l’iconographie grecque des époques archaïque
et classique, cf. Pfisterer-Haas, 1989, p. 16-46 ; Birchler Émery, 2010a, p. 758-760 et 2010b, p. 366-395 ; Birchler
Émery, 2018. Sur les représentations funéraires où la nourrice officie comme pleureuse, les marques apparentes de
son âge accentuent l’aspect dramatique de la mort prématurée et font appel à la commisération des spectateurs, ce
qu’on retrouve avec la présence de vieilles nourrices sur les stèles athéniennes classiques où elles jouent le même
rôle d’accompagnatrices lors des funérailles. Les nourrices représentées sur les stèles funéraires qui leur sont dédiées
ne portent pas toutes des marques apparentes de vieillesse et il serait prématuré d’émettre des hypothèses sur ce fait
avant d’avoir mené une étude plus large et systématique sur les représentations du grand âge en Grèce au ive siècle
av. J.-C.
11 Le nombre de ces scènes est limité et la moitié de ces vases est à usage funéraire : premiers exemples de l’iconographie
qui caractérise par la suite sur les stèles sculptées les femmes défuntes comme des mères.
12 Les nourrices apparaissent aussi en grand nombre sous forme de statuette en terre cuite dès le deuxième quart du
ive siècle et pour toute l’époque hellénistique, à Athènes comme dans d’autres centres du monde grec. Leur usage
n’a pas encore pu être déterminé de manière définitive, Pfisterer-Haas, 1989, p. 116-128 ; Schulze, 1995, p. 21-125.
13 Liste dans Schulze, 1995, p. 106-109.
92 8 pat r i z i a b irc hler émery
Fig. 3. Stèle en marbre, d’Athènes, (H. 80,01 cm), Fig. 4. Stèle en marbre, d’Athènes (H. 1,07 m, L.
425-400 av. J.-C. Londres, British Museum 70 cm), 350-325 av. J.-C. Marseille, Musée d’archéologie
GR 1894.6-16.1. Photo Jastrow, disponible sur méditerranéenne 1596. Photo R. Valette, disponible sur
Wikimedia Commons (CC-BY) https ://commons. Wikimedia Commons (CC-BY-SA 3.0)
wikimedia.org/wiki/File :Stele_mother_ https ://commons.wikimedia.org/wiki/File :St%C3%A8le_
BM_2232.jpg. fun%C3%A9raire_Attique_350-325_ap%C3%A9s_J.C..jpg.
Il est d’autant plus étonnant de les trouver commémorées en tant que nourrices sur
des stèles à champ figuré et ce, pour plusieurs raisons (Fig. 1, 5, 6 et 7)14. La première est
la rareté des stèles funéraires consacrées par les maîtres à leurs esclaves dans l’Athènes
classique : au sein de ce corpus, ce sont les nourrices qui sont le plus représentées15. La
deuxième est le mode de représentation : la typologie utilisée, une femme assise tenant un
pan de son manteau devant son visage, est la même que pour les femmes libres et malgré
14 Listes des monuments funéraires dédiés à des nourrices, cf. supra n. 4. Les nourrices sont représentées le plus souvent
assises sur une chaise à dossier, parfois sur un tabouret, les pieds toujours sur un repose-pied, ou à l’extrémité d’un
lit de banquet où est étendu un homme. Elles peuvent être accompagnées d’une ou plusieurs figures, dans lesquelles
on reconnaît le plus souvent leurs anciens protégés. Elles ne portent aucun objet évoquant leur fonction, excepté
peut-être Pyraichmé, accompagnée de deux vases (Kosmopoulou, 2001, p. 287 et p. 306 ; Wrenhaven, 2012, p. 96).
15 Bergemann, 1997, p. 148 en dénombre une vingtaine, cf. aussi Bäbler, 1998, p. 22-32. Ces stèles devaient être
placées dans l’enclos familial de leurs maîtres. Si ces derniers avaient l’obligation de veiller à l’ensevelissement de
leurs esclaves domestiques, le peu de stèles qui leur était dédié montre que cette manière d’honorer leur mémoire
restait exceptionnelle (Scholl, 1996, p. 178).
r ep r és en tation s de n our r ic es sur les stèles funéra ires attiques 929
Fig. 5. Stèle en marbre pentélique, d’Athènes (H. Fig. 6. Stèle en marbre, d’Athènes (H. 41 cm,
1,28 m, L. 42-37 cm), 380-370 av. J.-C. Musée L. 23,5 cm), 350 av. J.-C. Musée archéologique
archéologique national d’Athènes 1021. Dessin national d’Athènes 2076. Dessin d’après A. Conze,
d’après A. Conze, Die attischen Grabreliefs, Bd 1, Die attischen Grabreliefs, Bd 1, Berlin, 1893,
Berlin, 1893, pl. 84, no 333. pl. 53, no 166.
quelques détails (chiton à manches longues, cheveux courts) qui pourraient être interprétés
comme caractéristiques de la classe servile, seule l’inscription permet de reconnaître sans
ambiguïté une nourrice dans la figure représentée. Enfin, l’indication de la profession est
aussi une rareté à cette époque : peu courante pour les hommes, elle frappe d’autant plus
dans le cas de la commémoration d’une femme16.
Les douze représentations funéraires ne sont pas toutes semblables, mêmes si les types
iconographiques utilisés sont les mêmes que pour les femmes de statut libre. Quatre stèles
montrent des nourrices seules, assises sur des chaises à dossier ; trois autres monuments
représentent une nourrice serrant la main d’un personnage adulte, homme ou femme, en un
16 Les femmes n’avaient pas de statut politique ou civique, elles ne travaillaient que si elles étaient esclaves ou, dans
le cas de citoyennes, très pauvres. L’iconographie des stèles funéraires attiques classiques de citoyens et de la
majorité des métèques met en scène les rôles normés et idéaux attribués par la société aux hommes (vie publique,
service militaire, gymnastique et chasse) et aux femmes des classes sociales aisées (gestion de la maisonnée et des
travaux féminins dans la maison, assurer une descendance à la lignée familiale). Les stèles funéraires masculines
mentionnant ou évoquant une pratique professionnelle ne sont pas très nombreuses non plus : excepté quelques
exemples concernant des fonctions de prêtrise, elles sont dédiées à des métèques ou des esclaves, cf. Bergemann,
1997, p. 145-149, qui voudrait même voir dans les stèles de métèques mentionnant la profession des stèles d’affranchis.
Burford, 1972, p. 214 émet l’hypothèse, dans le cas de la stèle funéraire d’un esclave – Thraix – mentionnant sa
profession – fabricant de chaussures, qu’il avait le statut d’affranchi au moment de sa mort. Les stèles dédiées à des
nourrices pourraient-elles aussi indiquer leur statut d’affranchies ?
930 pat r i z i a b irc hler émery
geste d’adieu, la dexiosis, largement attesté dans l’iconographie funéraire et illustrant les liens
étroits existant entre les défunts et les membres de la famille dédiant la stèle ; sur deux autres
reliefs, la nourrice se trouve face à des jeunes filles, une autre composition courante pour des
scènes funéraires familiales ; dans un cas, la nourrice est assise à l’extrémité d’une kliné sur
laquelle un homme étendu tient une coupe dans sa main, selon le type du Totenmahlrelief (relief
avec banquet funéraire), répandu à l’époque hellénistique. L’attitude des nourrices ne diffère
en rien de celle des femmes de statut libre. Leur coiffure, lorsqu’elle est visible, est toutefois
différente : cheveux courts, ceints parfois d’un bandeau. On y a reconnu l’indication du statut
servile de ces femmes, mais il est aussi possible qu’il s’agisse d’une marque d’âge avancé17.
Les vêtements portés par les nourrices, chiton long et himation, sont eux identiques à ceux
des autres femmes athéniennes représentées, sauf pour l’une de ces figures, Pyraichmé, que
son chiton à manches longues caractérise probablement plus comme étrangère que comme
esclave18. On ne peut manquer de relever une différence importante entre les représentations
de nourrices défuntes et celles de femmes citoyennes : jamais les nourrices ne portent de
petits enfants, alors que dans leur fonction d’attribut sur d’autres stèles, elles tiennent dans
leurs bras les bébés des mères citoyennes défuntes, ou les tendent vers ces dernières19.
Les nourrices honorées sur ces monuments funéraires ne sont pas toutes des esclaves :
deux d’entre elles sont des métèques, des non-athéniennes, mais de statut libre, et sont
mêmes honorées par une épigramme20. Quant aux autres, c’est soit l’épithète chrêstê, soit
leur nom qui les caractérise comme esclaves : Pyraichme, la rousse, Paideusis, l’éducatrice21.
Six d’entre elles ne portent que leur nom de fonction, titthê (Fig. 7), probablement parce que
« nourrice » est le nom qui leur a été attribué lors de l’introduction dans l’oikos, la maisonnée.
Au-delà de l’affection et des liens étroits unissant le maître ou la maîtresse de l’oikos à
leur nourrice, et de la reconnaissance qu’ils auraient pu lui témoigner, les raisons à l’origine
de ce groupe restreint de monuments funéraires restent obscures. Ces stèles auraient pu
servir à caractériser des esclaves affranchis et l’inscription à les distinguer des membres de
la famille ensevelis dans le même enclos funéraire22. Une autre hypothèse met en relation
Fig. 7. Stèle en marbre pentélique, d’Athènes (H. 95 cm, L. 40-35 cm), 350 av. J.-C.
Musée archéologique national d’Athènes 1027. Photo du musée. The rights on the depicted monument
belong to the Hellenic Ministry of Culture and Sports (Law 3028/2002). The monument belongs to
the responsibility of the National Archaeological Museum. Hellenic Ministry of Culture and Sports/
Archaeological Resources Fund.
932 pat r i z i a b irc hler émery
l’apparition en grand nombre de femmes sur les stèles attiques dès la seconde moitié du ve
siècle av. J.-C. avec des questions de légitimité de filiation et d’héritage : les enclos funéraires
familiaux étaient un moyen pour les familles d’affirmer à la fois leur statut social, mais aussi
leur statut politique dans le cas des représentants masculins. Les femmes pouvaient garantir,
elles, le statut civique, puisque suite à la nouvelle loi édictée en 451 av. J.-C. durcissant les
conditions d’accès à la citoyenneté par la naissance, il fallait avoir un père et une mère
athéniens libres et unis par un mariage légitime pour être citoyen de plein droit23. Cette
question de filiation semble cruciale à Athènes au ive siècle, de nombreux textes, surtout
des plaidoiries, y font allusion24. Il n’est pas exclu que les nourrices commémorées sur les
stèles aient aussi été vues comme des garantes de la légitimité de la filiation.
Même si on trouve encore à l’époque hellénistique une production de stèles funéraires,
surtout en Asie mineure, avec des nourrices-attribut représentées aux côtés de leur
maîtresse, les stèles dédiées à des nourrices restent une particularité athénienne. Elles
disparaissent avec la fin de la production de stèles funéraires figurées en Attique, à la fin
du ive siècle av. J.-C.25
Les nourrices « réelles », figures importantes dans les familles de statut social aisé
à Athènes, sont représentées presque exclusivement sur des monuments funéraires :
vases funéraires dès la fin du vie siècle av. J.-C., où leur présence à côté de la dépouille
accentue l’aspect tragique du décès prématuré de leur protégé, puis stèles funéraires dès
la seconde moitié du ve siècle, où leur présence met en exergue à la fois le statut social
de leur maîtresse et sa vertu familiale et civique de mère, enfin sur des stèles dédiées
par leur maître ou maîtresse et qui les commémorent dans leur fonction de nourrice.
Même s’il n’est pas toujours possible de déterminer si les nourrices représentées
ont effectivement allaité leur protégé(e), le lien très fort qu’elles ont entretenu avec
leurs protégés et leur famille est illustré par leur présence récurrente dans l’imagerie
athénienne archaïque et classique, traduisant l’omniprésence de ces figures maternelles
et protectrices, ainsi que leur rôle d’accompagnatrice à travers toutes les étapes d’une
vie, de la naissance à la mort.
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sculpture », in N. Spencer (éd.), Time, Tradition and Society in Greek Archaeology. Bridging
the ‘Great Divide’, Londres/New York, Routledge, 1995, p. 113-115.
K. L Wrenhaven, Reconstructing the Slave. The Image of the Slave in Ancient Greece, Londres,
Bristol Classical Press, 2012.
Brigitte Roux
La Vierge à la bouteille
1 Sur cette œuvre, voir les notices de catalogue : Reinhardt (éd.), 2002, no 27 et Chapuis et al. (éd.), 1999, no 12.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 935-939
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936 b r i gi t t e roux
la mère de Dieu. Supposer que Marie ait besoin d’un biberon pour nourrir son fils, un
biberon qui pourrait contenir, qui plus est, un lait qui n’est pas le sien, voire un lait animal,
contredit en tous points cette position théologique forte.
Il existe cependant une série d’œuvres médiévales où le lait marial est littéralement
mis en bouteille, notamment dans quelques cas de Vierge-reliquaires. À titre d’exemple,
l’inventaire de l’abbaye de Clairvaux, rédigé en 1405, décrit ainsi l’une de ces statuettes :
« Une image en ivoire de la Vierge dans un tabernacle en cuivre doré et bien ouvragé,
tenant un petit vase de cristal dans lequel se trouve son lait » »2. Ayant disparu avec le
reste du trésor au moment de la Révolution française, ce reliquaire associait différents
matériaux qui témoignent de la richesse de l’ensemble. L’utilisation du cristal comme
contenant de cette relique est significative. En effet, dans la conception médiévale,
héritée de l’Antiquité, le cristal est considéré comme étant de l’eau congelée et pétrifiée
au cours d’un long processus naturel. Dès lors, son association avec des reliques fluides
comme le lait paraît particulièrement approprié, même s’il ne leur est pas pour autant
exclusivement réservé. En outre, ce matériau, tout comme le verre, est très apprécié en
raison de sa limpidité, de sa transparence et de sa clarté, si bien qu’il sera de plus en plus
couramment utilisé à partir du xiiie siècle, au moment où s’affirme durablement un mode
d’exposition « directe » des reliques3. Il existe enfin un lien métaphorique fort entre le
cristal, et par extension le verre4, et la Vierge qui pourrait justifier à lui seul l’emploi de ce
matériau dans les reliquaires mariaux. En effet tout comme celui-ci est capable d’absorber
la lumière sans endommager ses rayons, Marie a rendu possible l’Incarnation en restant
vierge. À travers cette association métaphorique s’affirme la valeur iconologique du cristal,
sans parler de sa forte valeur intrinsèque dans la hiérarchie des matériaux, à l’égal de l’or
et des pierres précieuses.
Il convient encore de mentionner une dernière vertu qui est lui attribuée dans les
lapidaires médiévaux tel celui de Marbode de Rennes (1040-1123) : « En poudre, dans
du miel, prend-le [le cristal], bonne nourrice,/ De la douce liqueur pour que ton sein
s’emplisse »5. L’idée que l’ingestion de cette poudre profiterait à la lactation se retrouve
dans les lapidaires postérieurs d’Albert le Grand, d’Arnold de Saxe ou de Cecco d’Ascoli6.
Étant donné cette acception, l’utilisation du cristal pour contenir le lait de la Vierge ne
manque pas de pertinence en ce qu’il partage avec lui l’une de ses vertus prophylactiques
et demande la même utilisation. En effet, l’un des plus anciens témoignages sur la grotte du
lait de la Vierge à Bethléem, lieu de l’invention de cette relique mariale, celui du franciscain
Fra Filippo Busserio (1260-1340) ne décrit pas autre chose : « Selon ce qui a été dit, si, pour
2 Lalore, 1875, inventaire de 1405, no 57, p. 100 : « Ymago beate Marie eburnea, in tabernaculo cupreo deaurato et bene
operato, tenens vasculum cristallinum in quo est de suo lacte ». L’entrée d’inventaire de 1741, base de l’édition de Lalore,
reprend en français les mêmes informations que celles de 1405 : « Une image d’yvoire de la Vierge, portant le petit
Jésus de la gauche, tenant de la droite un petit vase de cristal dans lequel on tient y avoir de son lait. Cette image est
dans une exposition de cuivre doré très ouvragée » (no 112).
3 Cette idée très présente dans la littérature scientifique de ces dernières années mériterait certainement à être nuancée,
ce que ce court article ne permet pas de faire.
4 Voir en dernier lieu Lagabrielle (éd.), 2017, p. 13.
5 Marbode de Rennes, Liber lapidum / Le lapidaire, tr. S. Ropartz, Rennes, Verdier, 1873, ch. 41 : « Hunc etiam quidam
tritum cum melle propinant / Matribus infantes quibus assignantur alendi, / Quo potu credunt replerier ubera lacte. »
6 Gerevini, 2014, p. 94.
la vierg e à la bouteille 93 7
7 « Affertur eciam qui similiter perdidit lac ex aliqua causa et mitta pars de terra illa cyatum aque et bibat quod statim lac
revertitur », Itinera Hierosolymitana crucesignatorum (saec. XII-XIII), vol. IV – tempore regni latini extremo (1245-1291),
éd. S. De Sandoli, Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1984, p. 238 (ch. XLI).
8 J. Du Breul, Le théâtre des antiquitez de Paris, Paris, Société des Imprimeurs, 1639, p. 431.
9 M. Germain, Histoire de l’abbaye royale de Notre-Dame de Soissons, Paris, éd. Jean-Baptiste Coignard, 1675, p. 400.
10 Par exemple au trésor de la cathédrale d’Halberstadt, à l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers.
11 D. Lüdke 1983, vol. 2, no 120-133 ; Laat gotische beeldhouwkunst 1994, no 69 ; P. Colman, 2009, p. 13-27.
12 La banderole indique « sancta dei genitrix ora pro nobis ».
13 Une deuxième relique, non identifiée, devait être logée dans la statuette elle-même comme le signale la petite porte
percée dans son dos.
938 b r i gi t t e roux
Fig. 3. Robert Campin (suiveur), Vierge à l’écran d’osier, vers 1440, 63.4 × 48.5 cm (Londres, National
Gallery, inv. NG 2609) © National Gallery, London
originale, car elle éloigne le lait du corps maternel, et subsidiairement de celui de son fils. Il
est tentant de rapprocher cet exemple de certaines représentations picturales de Madonna
lactans, à l’instar de la Vierge à l’écran d’osier d’un suiveur de Robert Campin (Fig. 3) où
le sein maternel gorgé de lait est dirigé non plus vers l’enfant, mais vers le fidèle. Mère
nourricière de Jésus, la Vierge devient par ces effets de détournement dans la peinture ou
d’éloignement dans la statuette, la mère de l’humanité tout entière, partageant son lait
entre son fils et les hommes. La bouteille de lait dans la Vierge-reliquaire de Tongres, si elle
évoque le rapport nourricier originel entre Marie et Jésus – ce que la restauration fautive
de la statuette de Michel Erhart suggérait également – n’a aucune connotation narrative ;
elle n’est que le contenant et le support de la relique offerte à la dévotion des fidèles.
Bibliographie
P. Colman, «’En Liège’ vers 1400 : l’orfèvre Henri de Cologne, Hubert van Eyck et Claus
Sluter », in P. Colman, Jan van Eyck et Jean sans Pitié, Bruxelles, Académie royale de
Belgique, 2009, p. 9-52.
J. Chapuis et al. (éd.), Tilman Riemenschneider. Master Sculptor of the Late Middle Ages,
catalogue d’exposition, Washington, National Gallery, 1999.
St. Gerevini, « Christus crystallus. Rock crystal, theology and materiality in the medieval
West », in J. Robinson et al. (éd.), Matter of Faith, Londres, The British Museum, 2014,
p. 92-99.
Laat gotische beeldhouwkunst : in de bourgondische Nederlanden, catalogue d’exposition, Gand,
Ludion, 1994.
S. Lagabrielle (éd.), Le Verre. Un Moyen Âge inventif, Paris, Réunion des musées nationaux,
2017.
Ch. Lalore (Abbé), Le trésor de Clairvaux du xiie au xviiie siècle, Troyes, Brunard, 1875.
D. Lüdke, Die Statuetten der gotischen Goldschmiede. Studien zu den « autonomen » und
vollrunden Bildwerken der Goldschmiedeplastik und den Statuetten-reliquiaren in Europa
zwischen 1230 und 1530, Munich, Tuduv, 1983.
B. Reinhardt (éd.), Michel Erhart & Jörg Styrlin d. Ältere : Spätgotik in Ulm, catalogue
d’exposition, Stuttgart, Thesis, 2002.
Francesca Arena
Les pratiques autour de l’usage des nourrices sont désormais bien connues, ainsi
que l’investissement des médecins dans la construction d’un modèle théorique de la
nourrice parfaite1. Le corps de la nourrice est traité dans les textes de médecine, depuis
l’Antiquité, comme un objet à exploiter, au regard de ses caractéristiques physiques
(âge, taille, couleur de cheveux et de peau, mesures de la poitrine, entre autres), mais
aussi de ses qualités morales. Les habitudes, le caractère, la sexualité des femmes sont
dès lors passés en revue pour établir la pertinence de les employer comme nourrices.
Le problème étant, encore durant toute la période moderne, que la nourrice pourrait
transmettre, via son lait, ses vices moraux, ses inclinations et ses maladies. Le lait de
femme, assimilé aux humeurs, est en effet un liquide considéré comme extrêmement
puissant qui pourrait être corrompu, devenant alors toxique. C’est seulement à partir
de la deuxième moitié du xviiie siècle que la médecine commence à s’intéresser
activement aux liens de proximité affectifs entre la mère et le nouveau-né, déplaçant
ainsi l’attention de l’organique au moral. Avant ce tournant, les textes de médecine se
consacrent donc aux critères pour choisir une bonne nourrice, soulevant parfois des
querelles scientifiques sur la pertinence de certains attributs du lait : ainsi par exemple
la question de la sexualité de la nourrice voit se confronter deux positions différentes.
Pour l’une, elle doit s’abstenir des relations sexuelles car la semence masculine pourrait
gâter le lait2, pour l’autre, la frustration amoureuse de la nourrice pourrait être à l’origine
de bien plus de dérangements du lait3. D’autres convictions font moins l’objet de
querelles, mais perdurent dans le temps. Ainsi on peut encore lire en 1835, dans une
1 Pour un regard neuf sur la question voir : Romanet, 2013 ; Koutsoukos, 2009 ; McCarthy, 2019 ; Plumauzille,
Rossigneux-Méheust, 2019 ; Plumauzille, 2020.
2 Beauvalet, 2010.
3 C’est par exemple la position du médecin Bernardo Ramazzini, qui dresse le premier texte sur les maladies
professionnelles, dont celles de nourrices : B. Ramazzini, « Des maladies des nourrices », in Id., Traité des maladies
des artisans. Traité de la maladie muqueuse. Mémoire de l’angine de poitrine, Paris, A. Delahays, 1855, p. 77 (Traduction
française de De morbis arti cum diatriba, Mutinae, typ. A. Capponi, 1700.), cité par Arena, 2020 p. 27.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 941-945
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94 2 f r a n c es c a ar en a
thèse de médecine, qu’une femme aux cheveux roux ne pourra jamais faire le métier
de nourrice :
On doit repousser les femmes à cheveux roux marquées d’éphélides et celles dont la
finesse et l’extrême blancheur de la peau sont relevées par l’ébène des cheveux, ces
caractères sont dans la plupart des cas des indices d’un tempérament lymphatique
exagéré. Les premières de plus exhalent une odeur qui serait repoussante pour l’enfant4.
Au delà des prescriptions médicales de longue durée, le métier de nourrice est encadré
par une réglementation de plus en plus précise, qui nous laisse percevoir l’existence d’un
véritable marché informel du lait de femme, que l’on essaye toutefois de régulariser5. Les
mesures de contrôle progressivement mises en place en France à partir du xvie siècle
illustrent l’extension et la prospérité de ce marché, nourri par une série de professions
intermédiaires : notamment les meneuses d’enfant6 et les « recommanderesses ». Ces
dernières semblent prendre de plus en plus d’importance, devenant des figures clés dans
la médiation entre l’état et les nourrices. Dans une mesure de la police de Paris de 1571,
on dit à propos du salaire des recommanderesses :
Les recommanderesses qui ont accoutumé à louer chambrières, & les nourrices,
auront pour commander ou louer une chambrière dix-huit deniers tant seulement, &
d’une nourrice deux sols tant d’une partie comme d’autre : & ne les pourront louer ne
commander qu’une fois l’an : & qui plus en donnera ou en prendra, il l’amendera de
dix sols & la recommanderesse qui deux fois en un an louera chambrière ou nourrice,
sera punie par prise de corps au pilori7.
En 1615, Louis xiii, par des lettres patentes registrées au Parlement, défend à toute
personne autre qu’une recommanderesse de s’immiscer dans ce commerce8.
Progressivement, par une série d’arrêts et d’ordonnances du roi, les autorités cherchent
à régulariser ces métiers de manière à en prendre le contrôle et instaurent à Paris des
bureaux des recommanderesses :
On appelle recommanderesses, des femmes proposées par M. le Lieutenant de Police
à Paris, pour tenir des bureaux, dans lesquels on va chercher des nourrices pour les
enfants. Ces recommanderesses doivent être veuves ou mariées, ou filles âgées au
moins de quarante ans9.
Les mesures visent notamment les aubergistes qui assurent pour toute la période
précédente ce commerce. Par un arrêt de la cour de parlement de Paris de 1705, on interdit à
« tous Aubergistes & autres personnes de loger e (sic) retirer aucunes Nourrices, Meneurs e
Meneuses ; lesquelles sont obligées d’aller loger aux Bureaux des Recommandaresses de cette
Ville de Paris10 ». Dans le même temps, on ordonne aussi la tenue d’une documentation :
Chaque recommanderesse doit tenir un registre paraphé, (par M. le Lieutenant de
Police) dans lequel doivent être inscrits, article par article, le nom, l’âge, le pays & la
paroisse où demeure la nourrice, la profession de son mari, l’âge de l’enfant dont elle
est accouché, & s’il est vivant ou mort11.
Dans l’organisation de ce dispositif, on va pouvoir compter aussi sur les paroisses
qui vont prendre en charge le recueil des données et de la moralité de la nourrice : « les
nourrices représenteront un certificat de leur Curé contenant leurs noms, leur âge, leur
résidence, leur qualité, leurs mœurs, leur religion, etc.12 ».
D’autres dispositions vont assurer une chaîne d’informations qui vont relier tous les
acteurs de ce marché, y compris les parents :
Les Recommandaresses fourniraient aux pères & mères un certificat de l’enregistrement
de celui du Curé que les Nourrices leur auraient donné de mettre les pères & mères en
état de connaître les Nourrices auxquelles ils auraient confié leurs enfans13.
C’est ainsi qu’au cours du xviiie siècle les « Bureaux de nourrices » deviennent des
véritables institutions et se multiplient un peu partout en France : Versailles, Saint-Germain-
en-Laye, Lyon. À Paris, on centralise et on passe de quatre bureaux à un. Des textes sont
ainsi établis, « pour servir de modèle à de pareils Établissements projettés dans plusieurs
grandes Villes & de guide aux personnes qui veulent confier leurs enfans aux Nourrices
de ce Bureau14 ». Dans ce bureau :
(Les nourrices) ont été toutes rassemblées dans le jour en une salle appelée la salle de la
location (sic), assez grande pour y contenir quelquefois jusqu’à cent Nourrices, parmi
lesquelles les Bourgeois ont le droit de choisir celles qui leur conviennent le plus, soit
par rapport à leur distance de Paris soit par rapport à leurs avantages personnels15.
Les règlements qui les gouvernent sont de plus en plus précis : l’obligation de la tenue
des registres, mais aussi le suivi des nourrices par un médecin. À partir d’un contrôle
exclusivement administratif et policier, les bureaux des nourrices deviennent ainsi des
dispositifs sanitaires : « Deux Médecins préposés par le Magistrat, sont attachés conjoin-
tement à ce Bureau, où ils se rendent tous les jours, pour juger des qualités physiques des
10 Du 29 juin 1705, in Abbé Dinouart, Abrégé de l’embryologie sacrée, ou traité des devoirs des prêtres, des médecins, des
chirurgiens … envers les enfants qui sont dans le sein de leur mère, seconde édition, Paris, chez Nyon, 1774, p. 521.
11 Dictionnaire universel […] des sciences ecclésiastiques, op. cit. p. 662.
12 Ibid.
13 Dans la « Déclaration du premier Mars 1727 registrée en la Cour le 19 du même mois », in Dictionnaire universel de
police, contenant l’origine et les progrès de cette partie importante de l’administration civile en France ; les loix, reglemens […]
Par M. Des Essarts, Tome cinquième, 1788, Paris, chez Moutard, p. 52.
14 J. Gardane, Détail de la nouvelle direction du Bureau des Nourrices de Paris […], Paris, Ruault, 1775, Frontispice.
15 Ibid., p. xviii, xix.
94 4 f r a n c es c a ar en a
Nourrices & du bon ou mauvais état des enfans qu’elles rapportent, lorsque les pères &
mères l’exigent16 ». La tâche est importante, car des procès ont été intentés contre les
nourrices pour la transmission de la « maladie vénérienne », mais aussi l’inverse : des
nourrissons qui ont transmis une maladie à leur nourrice.
Le médecin légiste est ainsi appelé à juger ex post dans les procès, mais aussi en première
ligne lors des visites quotidiennes :
Tous les jours depuis onze heures du matin jusqu’à midi, le Médecin se rend au Bureau
de la Recommandaresse, dans un endroit qui lui est spécialement réservé. Les Nourrices
arrivées à ce Bureau lui sont amenées l’une après l’autre par le Meneur, ou par une
sous Recommandaresse, pour être visitées. Après avoir pris & visé leur certificat il
procède aussitôt à la dégustation du lait, qu’il atteste au verso de ce même certificat
l’avoir trouvé bon ou mauvais ; par ces mots : goûté & approuvé ou goûte & refusé le lait
de ladite Nourrice (sic)17.
Les conséquences de cette mobilisation étatique sont importantes : arguant vouloir
régulariser un marché de la misère qui enfreindrait les lois naturelles de l’allaitement
maternel et qui serait la première cause de la mortalité infantile, on construit le premier
système biopolitique autour des nourrices. D’autres figures professionnelles, masculines, se
voient reconnues pour assurer le bon fonctionnement de ce florissant marché : les meneurs.
En effet recruteurs de Nourrices dans les campagnes sans eux on en manquerait dans
Paris : contrôleurs de la conduite des Nourrices, ils veillent également sur les nourrissons,
commissionnaires des pères & mères, c’est par eux qu’ils subviennent aux besoins de
leurs enfans ; collecteurs enfin & distributeurs des mois de nourriture, ils sont les canaux
de la circulation d’une partie de l’argent de Paris qui se répand dans les Campagnes à
50 lieues de ses alentours, & fait une ressource pour plus de 12000 ménages18.
La multiplication des mesures concernant le Bureau de recommanderesses sous
l’Ancien Régime, ainsi que sa transformation au xixe siècle dans le Bureau de Nourrice,
laisse entendre que le marché informel autour du lait de femme persiste pour une très
longue période. Cela prouverait d’un côté la force des stratégies sociales de résistance, de
l’autre la capacité des femmes à s’organiser afin d’assurer leur survie dans la double tâche
du travail productif et reproductif, et cela malgré une moralisation de plus en plus forte
autour de l’allaitement.
Bibliographie
16 Ibid., p. xix-xx.
17 Ibid., note « a », p. xxi.
18 Ibid., p. xxv-xvi.
les marchés de lait de femme à l’époque moderne 94 5
Ces dernières années, les historiens et historiennes ont porté un intérêt croissant à des
acteurs qui furent souvent négligés dans l’historiographie classique de la cour, concentrée
sur la vie des princes et des ministres. Des études sur des valets de chambre, des jardiniers
ou même des « nains de cour », et notamment des recherches sur les diverses fonctions
formelles et informelles des femmes nobles ou non-nobles auprès des centres dynastiques
de l’époque moderne ont élargi notre vision du fonctionnement de la société et même
de la politique sous l’Ancien Régime. Cependant nous ne savons que très peu sur les
nourrices qui servirent les familles princières de l’Europe du xvie au xviiie siècle1. Cette
lacune est étonnante étant donné le rôle important de l’allaitement dans le système de la
reproduction dynastique duquel la continuité des monarchies héréditaires dépendait2.
Qui étaient les femmes qui allaitaient les princes ? Comment furent-elles choisies pour
leur service et quelle était leur rémunération ? Cette contribution tente de clarifier ces
questions pour le cas de la cour impériale des Habsbourg autrichiens à Vienne vers 1700.
Les nourrices des archiducs et archiduchesses de la maison d’Autriche étaient intégrées
dans l’organisation de la chambre des enfants (Kindskammer) de la cour impériale. Une telle
chambre, établie dès la première naissance d’un couple princier, réunissait les personnes
au service des nouveau-nés avec différents domaines de compétence. En l’absence des
parents, c’est-à-dire pendant la plupart du temps, la gouvernante (Aja) présidait la chambre
des enfants. Celle-ci était d’habitude une dame de haute naissance qui profitait de la
confiance personnelle des souverains. Elle dirigeait l’éducation des jeunes enfants pendant
les premières années de vie et donnait les instructions aux domestiques de la chambre
des enfants, mais son autorité était toutefois limitée dans un domaine important : la santé.
C’étaient les médecins, hommes de formation académique, qui surveillaient le bien-être
corporel des enfants et donnaient des instructions à cet égard. À ces deux autorités, la
1 Quelques articles récents ont discuté de l’emploi des nourrices auprès de certaines cours européennes. Pour le cas
de la cour de France, voir Mormiche, 2018 ; pour la cour des Habsbourg espagnols, voir Gebke, 2016. Cependant,
des lacunes dans la recherche persistent encore pour une interprétation comparative ainsi que pour des études de
cas sur les cours du Saint-Empire germanique, pour lequel nous nous intéresserons.
2 Pour une analyse comparative de différents systèmes de reproduction dynastique, voir Duindam, 2016, p. 87-155.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
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948 n a di n e a msler
gouvernante et les médecins, était subordonnée la nourrice. Ses actions étaient strictement
réglées et l’objet d’une surveillance rigoureuse3.
Étant donné la mortalité infantile élevée à l’époque, même au sein de l’élite, le but
principal de la chambre des enfants était le maintien en bonne santé des jeunes archiducs
et archiduchesses pendant leurs premières années de vie. Comme nous l’avons brièvement
évoqué, la prospérité de la dynastie dépendait d’un nombre suffisant d’enfants légitimes
qui représentaient non-seulement les princes régnants futurs, mais aussi un « capital
dynastique4 » important pour créer des alliances avec d’autres maisons royales. Mais
du point de vue du personnel de la chambre, ce capital dynastique représentait surtout un
capital social potentiel d’une valeur considérable qu’il fallait conserver pour son propre
intérêt. Comme Norbert Elias l’a souligné, la vie à la cour était marquée par la compétition
et par une pression permanente, afin de s’assurer des chances de statut et de prestige5.
Grâce à la relation de proximité avec la famille impériale, une charge dans la chambre d’un
futur empereur ou d’une future reine auprès d’une autre cour européenne pouvait donner
accès à des ressources symboliques et économiques considérables (titres, pensions, autres
charges) dans ce jeu de pouvoir permanent.
Mais dans quelle mesure les nourrices participaient-elles aussi à ce jeu permanent de
pouvoir et d’acquisition des ressources ? Une source conservée dans les archives viennoises
nous permet de fournir quelques réponses préliminaires à cette question et de reconstruire
de façon plus approfondie la charge et les carrières des nourrices de la maison d’Autriche.
Il s’agit d’un dossier qui réunit 21 lettres de sortie des nourrices de trois enfants impériaux
datant des années 1699-17056. C’est ce dossier, intitulé « congédiement des nourrices »
(Abförttigung der Seug = Amblen), que nous analyserons plus en détail par la suite.
Les parents princiers des enfants en question étaient Wilhelmine Amélie de Brunswick-
Lunebourg (1673-1742) et Joseph Ier de Habsbourg (1678-1711), roi élu des Romains depuis
1690 et futur empereur (r. 1705-1711)7. En seulement 22 mois, Wilhelmine Amélie donna
naissance à Marie Josépha, née en décembre 1699, à Léopold Joseph, qui suivit en octobre
1700, et à Marie Amélie, qui vit le jour en octobre 1701. Seulement les deux sœurs vivront
jusqu’à l’âge adulte. Léopold Joseph, le deuxième dans la succession au trône des territoires
héréditaires des Habsbourg après son père, mourut en août 1701, à l’âge de neuf mois.
En rétrospective, sa mort, en combinaison avec l’absence d’autres naissances du couple
impérial et le manque de cousins, marqua une étape décisive sur le chemin vers l’extinction
de la dynastie des Habsbourg, qui adviendra en 1740.
Comme tous les enfants de la dynastie des Habsbourg autrichiens (et ceux des autres
dynasties puissantes de l’Europe moderne), les trois enfants de Joseph et Wilhelmine
3 Sur la chambre des enfants des Habsbourg, voir Weiss, 2008, p. 52-57. Voir aussi Kägler, 2011, p. 321-324, pour une
analyse originale de la chambre des enfants de la dynastie des Wittelsbach.
4 Voir Stollberg-Rilinger, 2017, p. 461.
5 Elias, 1985, p. 82. Des recherches plus récentes comme Opitz, 2005 ont révisé des aspects de l’œuvre d’Elias. Ses
idées fondamentales restent cependant importantes pour la recherche historique sur la cour.
6 Voir le dossier Der kay. jungen Herrschaften Hofstatts-Bediente, item Abförttigung der Seug = Amblen, AT-OeStA,
HHStA, OMeA SR 189 (documentation sur les nourrices sans pagination). Le dossier se trouve en annexe d’une
liste des officiers (Hofstaatsverzeichnis) des enfants de Wilhelmine Amélie de Brunswick-Lunebourg.
7 Leitgeb, 1984 est la seule étude qui existe sur Wilhelmine Amélie. Elle évoque la naissance des trois enfants de la
reine de Rome (p. 131-141), sans pourtant mentionner les nourrices.
Alla iter des princes 949
Amélie furent allaités par des nourrices dès leur naissance. Ils n’eurent pas seulement une
nourrice de corps (Säug-Amme), mais aussi des nourrices retenues (Wart-Ammen), prêtes
à allaiter l’enfant aussitôt qu’une nourrice de corps ne pouvait plus remplir sa fonction.
En contraste avec les enfants de France qui disposaient de plusieurs nourrices retenues,
seulement une nourrice retenue à la fois recevait le paiement de la cour de Vienne.8 Des trois
enfants impériaux, seulement la sœur cadette fut allaitée par une seule nourrice pendant 13
mois. L’ainée fut nourrie par deux nourrices ; elle fut sevrée à 14 mois. L’héritier du trône,
Léopold Joseph, connut trois nourrices pendant les neuf mois de sa courte vie9. Marie
Catherine Heretmiller, sa troisième et dernière nourrice, l’allaita pendant dix semaines.
Le « congédiement des nourrices » ne nous renseigne pas sur les mécanismes de
sélection des nourrices10. Pourtant, huit des 21 lettres dans le dossier indiquent le métier
dans lequel les maris des nourrices étaient actifs. Cela nous permet de reconstruire
les cercles sociaux dans lesquels ces femmes étaient sélectionnées. Marie Catherine
Heretmiller, par exemple, était la femme d’un comptable du Commissariat de Guerre
(Kriegskommissariatsbuchhalter). Elle appartenait donc à un groupe de nourrices dont les
maris avaient des charges dans la basse bureaucratie (comptable, copiste, enregistreur).
D’autres nourrices étaient mariées avec des hommes pratiquant des métiers manuels
(perruquier, plombier, tailleur) ou des métiers de service (portier, dresseur de la table).
Nous pouvons en conclure que les nourrices au service de la maison d’Autriche étaient
choisies de préférence dans des familles qui exerçaient des métiers modestes à la cour11.
La raison de cet usage est facile à deviner : la présence à la cour permettait une présélection
des femmes et facilitait l’examen d’aptitude des nourrices potentielles.
Qu’est-ce que cela signifiait pour des femmes issues de telles familles d’allaiter les
archiducs et archiduchesses habsbourgeois, le principal « capital de la dynastie » ?
À première vue, l’analyse des salaires montre que les nourrices bénéficiaient d’une
rémunération considérable. La nourrice de corps recevait un salaire annuel de 1000 fl.,
ce qui est à peu près égal au salaire annuel de la gouvernante des enfants princiers12. Le
salaire des nourrices retenues s’élevait à 300 fl. et est donc comparable à celui des dames
d’honneur, jeunes dames non-mariées des familles de la haute noblesse13. Différentes
sources attestent aussi d’autres sources de revenu (cadeaux, pensions, privilèges) : des lettres
écrites par d’anciennes nourrices pour demander à la cour le paiement de leur pension, un
emploi à la cour, ou l’anoblissement d’un fils indiquent que de telles ressources jouaient
8 Les nourrices retenues à la cour de France sont étudiées par Mormiche, 2018, p. 49.
9 La durée de l’allaitement à la cour de la maison d’Autriche (13-14 mois) était plus longue que celle pratiquée dans
d’autres cours allemandes. Selon Freyer, 2013, p. 270, la durée d’allaitement n’était que de 10 mois à la cour de
Weimar.
10 Nous savons pourtant qu’au xviiie siècle, ce sont les médecins de la cour qui choisissent les nourrices : voir
Stollberg-Rilinger, 2017, p. 314.
11 L’usage de choisir les nourrices auprès du personnel de la cour est aussi documenté pour la cour des margraves
de Baden-Durlach (voir Kollbach, 2009, p. 154-155) et la cour de France (voir Mormiche, 2018, p. 146-148).
Le processus de sélection de la cour des Habsbourg espagnols diffère de ce modèle : ici, des médecins de la cour
parcourent les régions rurales autour de la capitale pour trouver des nourrices paysannes (voir Santamaria, 1995).
12 Pour les salaires des gouvernantes, voir Keller, 2005, p. 157-165.
13 On ne doit cependant pas oublier que la durée de l’emploi était restreinte. Alors qu’une gouvernante peut, en
principe, rester dans sa charge pour plusieurs années, la durée maximale de l’emploi des nourrices était à peine plus
qu’un an.
95 0 n a di n e a msler
un rôle décisif14. Ces lettres, souvent écrites des décennies après le service, témoignent
des liens constants entre les anciennes nourrices et les enfants princiers devenus adultes
– des liens basés sur une conception de la parenté par le lait. De plus, les femmes qui
allaitaient les héritiers du trône profitaient d’une intégration à long terme dans la société
de cour. Au moment où un futur empereur atteignait la majorité et célébrait son mariage,
son ancienne nourrice entrait habituellement dans la chambre de la future impératrice
comme première femme de chambre. Cette charge lui donnait un accès permanent aux
différentes ressources de la cour15.
Cependant, il n’était pas facile pour les nourrices d’établir ces liens. Le grand souci des
médecins et de la gouvernante concernant la santé des nourrissons princiers augmentait la
probabilité d’un remplacement prématuré des nourrices. Comme nous l’avons vu, deux des
trois enfants de Joseph et Wilhelmine Amélie avaient plusieurs nourrices. Avec la réduction
de la durée d’allaitement diminuaient également le salaire et les chances d’obtenir accès
à des autres ressources de la cour. La mort d’un nourrisson pouvait également arrêter
des carrières. Cela fut, par exemple, le cas pour Marie Catherine Heretmiller. La mort
prématurée de Léopold Joseph empêcha une carrière à la cour de la dernière nourrice de
l’héritier du trône.
Le destin des nourrices de la maison des Habsbourg était donc très variable. Il était
difficile de devenir et de rester nourrice d’un enfant de la famille impériale. Beaucoup de
nourrices retenues attendaient en vain d’être appelées pour allaiter un enfant princier, et
une grande partie de celles qui devenaient nourrices de corps devaient quitter ce poste
après quelques semaines. Si toutefois une nourrice arrivait à s’établir comme première
nourrice du futur souverain, elle pouvait réaliser une carrière exceptionnelle. Ainsi les
bénéfices tirés d’une charge de nourrice à la cour impériale pourraient être comparés aux
gains des jeux de hasard. Les chances de succès étaient très restreintes, mais les promesses
de profit étaient grandes.
Bibliographie
14 Pour une lettre par Thérèse Vásquez, la nourrice de l’archiduc Ferdinand (1551-1552), qui, en 1569, demande un
emploi à la cour, voir Gebke, 2016, p. 165-166. Pour une lettre de l’archiduc Ernest (1553-1593) qui, en 1593, soutient
la demande d’anoblissement de Jean Christophe Pocking, fils de son ancienne nourrice, voir AT-OeStA, HHStA,
Familienakten 99, no 48. Pour une lettre datant de l’année 1664 dans laquelle Sophie Ramahrin, ancienne nourrice
de Léopold Ier (1640-1705), demande le paiement de sa pension, voir OeStA, HHStA, Familienakten 101, no 11. Pour
une analyse d’accès aux ressources des nourrices à la cour des Wettin à Weimar, voir Freyer, 2013, p. 269-273). Voir
aussi Stöckelle, 1982, p. 302 pour les cadeaux que les nourrices reçoivent lors du baptême du nourrisson dont elles
s’occupent.
15 Parmi ces femmes fortunées se trouve Justine Elisabeth Kirchl, l’ancienne nourrice de l’empereur Joseph Ier. Elle
est mentionnée comme première femme de chambre (Erste Guradadamasin) dans le livre de la trésorerie de la cour
(Hofzahlamtsbuch) de 1705 : voir AT-OeStA, AVA, HZAB 1705, fol. 266v.
Alla iter des princes 951
St. Freyer, Der Weimarer Hof um 1800 : Eine Sozialgeschichte jenseits des Mythos, Munich,
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G. Santamaria, M. Ángel, « Médicos y nordizas de la Corte española (1625-1830) », Reales
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B. Stollberg-Rilinger, Maria Theresia, die Kaiserin in ihrer Zeit : eine Biographie, Munich,
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S. Weiss, Zur Herrschaft geboren : Kindheit und Jugend im Haus Habsburg von Kaiser Maximilian
bis Kronprinz Rudolf, Innsbruck, Tyrolia-Verlag, 2008.
Sarah Scholl
La promotion de substitut
Les premières brochures Nestlé
L’allaitement dit artificiel, le plus souvent composé de lait de vache plus ou moins
transformé, est à l’époque contemporaine étroitement lié à l’industrie et au commerce.
Dès la seconde moitié du xixe siècle, des entreprises mettent en vente des poudres pour
nourrissons et contribuent progressivement à restructurer à la fois le marché du lait et les
normes d’allaitement, installant des problématiques qui courent jusqu’à aujourd’hui. Le
focus porte ici sur le tout premier discours promotionnel de l’entreprise Nestlé, qui est
l’une des actrices majeures du développement de l’allaitement artificiel à l’échelle mondiale,
et en particulier sur la rédaction et la diffusion, dès 1868, d’une brochure publicitaire – le
Mémoire sur la nutrition des enfants en bas-âge1 – signée par Henri Nestlé lui-même2.
Ce chimiste et entrepreneur allemand (1814-1890), installé en Suisse depuis 1839, vient
alors de mettre au point dans son usine de Vevey une farine lactée destinées aux enfants en
bas âge. Son laboratoire avait fabriqué jusqu’alors des produits – qui se voulaient innovants
sur la marché suisse – aussi divers que l’eau minérale, la limonade, le gaz liquide et les engrais.
L’invention de la formule lactée permet une réorientation complète de l’entreprise. La
formule pour enfants de Nestlé mêle du « bon lait suisse » de vache, concentré et sucré,
additionné de biscotte (croûte de pain) et réduit en poudre. Elle est inspirée des travaux et
des expériences (notamment commerciales) de Justus von Liebig (1803-1873) en Allemagne3,
qui avait pour objectif affiché de rapprocher la composition du lait de vache de celle du
lait de femme en usant de différents procédés chimiques afin de le rendre digestible par le
nouveau-né. Il faut savoir que le lait de vache commence alors à être considéré comme un
aliment de substitution possible par les médecins mais qu’ils sont nombreux à dénoncer
l’usage de farine ou de pain chez les nourrissons car ces derniers ne peuvent les digérer4.
La recette de Nestlé a l’avantage de se présenter en poudre, vendue dans des boîtes en fer
1 Édition examinée pour le présent article : H. Nestlé, Mémoire sur la nutrition des enfants en bas-âge, Vevey, Impr.
Loertscher & fils, 1872.
2 En plus de ce texte, la promotion des produits de l’entreprise Nestlé s’est faite dès l’origine par le recours à différents
supports publicitaires : annonces dans les journaux et envois d’échantillons, pour une description et des exemples des
méthodes promotionnelles utilisées, voir Henri Nestlé, 2014, p. 103-113. Cet ouvrage est une synthèse de Pfiffner,
1993.
3 Orland, 2014, p. 134-136.
4 Ibid., p. 138-139 ; Mepham, 1993, p. 225-249 ; Rollet-Échalier, 1990, p. 186-192 ; Scholl, 2017, p. 113-119.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 953-957
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95 4 s a r a h s c holl
pas contestable que ce genre de nourriture réussisse souvent très bien, mais jamais il n’y
aura assez de lait de femme pour nourrir tous les enfants qui naissent, ce sont nos mœurs
qui en sont la cause. Il faut donc chercher une nourriture convenable pour le nourrisson,
quand le lait de la mère fait défaut. »
Nestlé écarte le lait de vache pur car il est trop altérable, souvent falsifié ou de mauvaise
qualité. Selon lui, il ne contient pas tous les éléments dont l’enfant a besoin. Il détaille le
choix de l’utilisation de farine pour combler ce manque à l’aide notamment d’un langage
technique sur les compositions chimiques des aliments. Vient ensuite – dans un tout autre
registre – le récit de son invention et de ses propriétés concrètes. Henri Nestlé explique
que sa recette de « farine lactée » était conçue d’abord comme un aliment de sevrage
mais qu’une situation exceptionnelle lui a prouvé (par « l’expérience ») qu’on pouvait
l’administrer à un nouveau-né. C’est là qu’intervient ce qui a été appelé par la suite le
« miracle Nestlé », dont le récit constitue le cœur de ce texte publicitaire :
Par suite d’une grave maladie de sa mère, le petit Wanner vint au monde un mois avant
terme ; c’était un enfant chétif, rejetant le lait de sa mère et toute autre nourriture ;
il avait des convulsions et il ne restait pas d’espoir de lui sauver la vie, lorsque Mr le
professeur Schnetzler, mon ami, me fit connaître le cas, en m’invitant à faire un essai
avec ma farine lactée.
L’enfant avait alors quinze jours ; je lui donnai dans une bouteille du lait fait avec ma
farine, peu à la fois mais souvent. Il le garda parfaitement bien, il commença à dormir,
et, déjà au bout de quelques jours, il se manifesta un grand changement en bien.
Depuis ce temps-là, l’enfant n’a jamais rien pris d’autre que ma farine, claire pour boire
et épaisse pour manger, il n’a jamais été malade, et maintenant c’est un puissant garçon
de sept mois, qui se dresse tout seul dans son berceau.
Il faut bien rendre justice à la mère, qui est une femme très raisonnable et qui a
rigoureusement fait tout ce que je lui disais ; toutes les mères ne sont malheureusement
pas telles ; aussi l’ignorance et la déraison ont-elles leur bonne part dans la grande
mortalité des enfants en bas-âge.
Cette histoire est composée à Vevey à partir de différents éléments, dont certains
peuvent être repérés dans les sources à disposition, selon l’analyse d’Albert Pfiffner10.
Elle est mise en scène de manière émouvante, notamment par l’usage des noms propres.
Pour le lecteur du xixe siècle, ce texte devait faire écho à de nombreux récits de naissance
en circulation. Ici, l’intrigue est habilement menée pour créer un effet de recomposition
des possibles. La mère – dont la classe sociale n’est pas spécifiée – tente vainement de
nourrir son enfant prématuré. Elle cherche à faire ce qui est « naturel » et recommandé
par les médecins mais, parce qu’elle est malade, son enfant rejette son lait. La possibilité
du recours à une nourrice n’est pas mentionnée. Mais le lecteur apprend que la mère
suit scrupuleusement les conseils du chimiste Henri Nestlé et sauve son enfant. Le récit
illustre ainsi une série de faits : la farine lactée est bonne pour les nouveau-nés, elle n’a pas
pour but de convaincre les femmes de ne pas allaiter et de les éloigner de leur enfant, au
contraire, elle intervient là où la nature fait défaut et permet la sauvegarde de la famille,
en évitant tout à la fois la mortalité infantile et la mise en nourrice. La farine lactée n’est
pas seulement un substitut, elle est – dans ce cas – meilleure que le lait de femme. La
technique surpasse la nature.
A la fin de son texte, Nestlé conseille encore aux mères qui ont peu de lait ou « sont
obligées de vaquer à leurs affaires » d’alterner allaitement et farine lactée. Henri Nestlé
se targue ainsi d’avoir mis au point un aliment qui « remplit une si grande lacune dans
la nutrition des nourrissons ». Ce récit reste au cœur de l’histoire et de la mémoire de
l’entreprise Nestlé jusqu’au xxie siècle, prenant la place d’un mythe fondateur11.
Cette invention est indiscutablement un succès commercial dans les décennies suivantes.
Entre 1868 et 1874, la production annuelle passe de 8600 boîtes à 670 000, vendues dans
18 pays12. Mais ces chiffres restent modestes, voire anecdotiques, à l’échelle du nombre
d’enfants nés sur ces mêmes territoires ; les habitudes de nourrissage ne se transforment
véritablement que plus tard dans le xxe siècle. En 1875, Nestlé vend son usine qui doit
être agrandie une nouvelle fois pour faire face à la demande. Il cède aussi son nom et sa
signature. Les nouveaux propriétaires de Nestlé développent et diversifient l’activité, en
concurrence avec de nombreux industriels utilisant les mêmes stratégies commerciales.
La recette pour nouveau-né ne cessera dès lors d’être modifiée.
Le dispositif publicitaire mis en place de manière artisanale par Henri Nestlé est repris
et largement augmenté par les nouveaux propriétaires de l’usine, notamment par les recours
à l’affiche illustrée et la valorisation de l’image du « lait suisse ». Des brochures continuent
à être produites selon le même modèle, mêlant conseils de puériculture, explications
techniques et scientifiques du produit et de sa production, garantie de médecins, tout en
faisant évoluer le discours pour répondre à de nouveaux défis. Aux environs de 1899, par
exemple, une brochure prend position sur le lait stérilisé :
[…] ce mode nouveau qui a fait grand bruit pendant quelques temps, n’a été que
passager, car on s’est aperçu bien vite des nombreux désavantages qui en résultent.
Chauffer un lait […] altère la division de matière grasse, et au lieu d’être bien émul-
sionnée, elle se sépare en caillots ; le sucre du lait aussi est altéré, ce qui lui donne un
goût particulier. Le corps médical a déjà, du reste, en partie, abandonné ce mode de
nourriture13.
S’il est vrai que les médecins s’aperçoivent au début du xxe siècle de problèmes liés
à l’alimentation au lait stérilisé, il ne s’agit pas de sa consistance et de son goût, mais du
manque de vitamines. Dans la première partie du xxe siècle, ils conseilleront dans leur
manuel l’ajout de jus de citron, tout en continuant pour la plupart à préconiser le lait de
vache et à insister sur la dangerosité des farines pour les nouveau-nés14.
Bibliographie
Les études thématiques visent à donner à comprendre l’imaginaire d’un auteur, les
constantes de son rapport au monde sensible et la façon dont il les investit singulièrement
par l’écriture. Elles ne peuvent être séparées d’une approche anthropologique de la
littérature, le thème pouvant être considéré comme l’expression concrète d’un contenu de
la conscience collective prise dans un moment historique précis. La singularité du thème
littéraire procède précisément du rapport artistique (et non scientifique) à la matière, à
l’imagination et à la rêverie : c’est l’écriture qui le singularise. Étudier sous cet angle le
thème du lait dans l’œuvre de Simon, c’est trouver immédiatement confirmation que
la littérature est le terrain où la connaissance de la valeur épistémique de l’imagination,
en particulier matérielle, se révèle la plus évidente. C’est aussi s’approcher de ce qu’une
œuvre littéraire peut développer de plus singulier à propos de contenus d’expérience et
de réalité éminemment communs : le lait en est un par excellence.
Dans l’œuvre de Claude Simon, le lait n’est pas un thème de première importance –
contrairement, par exemple, à la boue et à la terre. Pourtant nous ferons l’hypothèse que
le lait, au sens propre du terme puis pris dans un réseau de significations métaphoriques,
n’est pas, loin s’en faut, insignifiant : substance matérielle, il sollicite, comme tant d’autres
dans l’imaginaire simonien (les fleurs, la boue, le papier, etc.), une imagination matérielle,
au sens où Bachelard la distingue de l’imagination formelle, l’une et l’autre contribuant aux
valeurs épistémiques de cette faculté, une mémoire symbolique et le pouvoir créateur et
métaphorique du mot lui-même dont Simon rappelle, au seuil d’Orion aveugle, qu’ils ont le
pouvoir suprême sur la création1. J’emprunterai mes exemples à différents romans de Simon,
depuis les plus récents, Le Vent, L’Herbe, aux plus tardifs, Les Géorgiques et Le Tramway.
Aucune évolution notable du motif et de son traitement ne sont remarquables : on remarque
plutôt des constantes.
Le lait, comme presque toujours, est associé au féminin et à l’érotique. Le lait c’est
l’affaire des femmes. Leur chair est laiteuse, comme l’est leur peau – et c’est un point
1 Bachelard, 1992.
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qu’elles peuvent avoir en commun avec les enfants2. Les hommes, s’ils sont trop blancs,
sont « chlorotiques » – et on sait depuis l’article de Jean Starobinski que la chlorose est
associée au féminin et au spleen au xixe siècle3. Le laiteux est ce qui différencie la femme
de l’homme : les seins, les cuisses, et plus particulièrement tout ce blanc qui contraste avec
le noir broussailleux – végétal – attaché au sexe féminin.
C’est dans La Route des Flandres que cette interprétation est la plus significative :
cette sorte de tiédeur pour ainsi dire ventrale au sein de laquelle elle se tenait, irréelle et
demi nue, à peine ou mal réveillée, les yeux, les lèvres, toutes sa chair gonflée par cette
tendre langueur du sommeil, à peine vêtue, jambes nues, pieds nus malgré le froid dans
de gros souliers d’homme pas lacés, avec une espèce de châle en tricot violet qu’elle
ramenait sur sa chair laiteuse, le cou laiteux et pur qui sortait de la grossière chemise
de nuit, dans cette nappe de lumière jaunâtre de la lampe qui semblait couler sur elle
à partir de son bras levé comme une phosphorescente couche de peinture le cou
laiteux […] il lui semblait toujours la voir, là où elle s’était tenue l’instant d’avant, ou
plutôt la sentir, la percevoir comme une sorte d’empreinte persistante, irréelle, laissée
moins sur la rétine (il l’avait si peu, si mal vue) que pour ainsi dire, en lui-même, une
chose tiède, blanche comme le lait qu’elle venait de tirer au moment où ils étaient
arrivés, une sorte d’apparition non pas éclairée par cette lampe mais luminescente,
comme si sa peau était elle-même la source de la lumière4…
Dans la nuit de la guerre, l’apparition de la jeune paysanne, comme luminescente,
excite la convoitise des soldats sevrés depuis longtemps de tout contact avec les femmes,
mais aussi avec la beauté. Car ce qui se dit, dans ces pages, est le désir de voir cette forme
qui a pour ainsi dire halluciné leur imagination, et de la voir comme forme apparaissant,
aimantant la langue qui cherche à lui donner consistance alors qu’ils savent, tous, qu’elle
est vouée à se dérober.
Un dispositif un peu similaire est présent dans La Chevelure de Bérénice, où la vision se
fixe sur les cuisses laiteuses d’une femme qui retire ses bas au bord de l’eau – elle apparaît
ainsi dans la nuit – si bien que le « laiteux » est ce qui déchire le noir de la nuit et de
l’écrit5. Je verrai donc dans cette apparition laiteuse le revers du temps, la promesse
d’une échappée hors du temps qui détruit tout, que la guerre perturbe au point qu’un
cadavre de cheval puisse ne pas même avoir besoin du temps nécessaire à la putréfaction.
C’est la deuxième signification du lait dans l’imaginaire simonien : le lait est l’oubli, le
revers du noir de la nuit et de la guerre, de l’épaisseur, de la matière de la mémoire.
C’est dans un contexte tout aussi érotique qu’apparait l’expression « le lait de l’oubli6 ».
En faisant l’amour avec Corinne, après la guerre, Georges retrouve à la fois la vitalité, l’énergie
qui aimante la langue et la prose de façon pulsionnelle, mais aussi un bouleversement du
rapport au temps : la guerre revient, et en particulier la mémoire du fou qui hurle, le repli
2 Cl. Simon, Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, Paris, Minuit, 1957, p. 147.
3 Starobinski, 1981.
4 Cl. Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, « Double », 1997, p. 36-37.
5 Cl. Simon, La Chevelure de Bérénice, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1, 2006 : « dans la nuit presque
tombée je pouvais voir la tache laiteuse de ses cuisses puis elle remit ses bas ».
6 Cl. Simon, 1997, op. cit., p. 294.
« le lait de l’oubli » : l’imagination matérielle et linguistique chez claude simon 961
dans les fossés où Georges cherchait à entrer dans la terre ; buvant les seins de Corinne,
Georges boit le lait de l’oubli : « le lait de l’oubli » qui sort des seins de Corinne est une
substance érotique apte à annuler le temps et à contrôler les fragments de mémoire.
La sexualité libère donc de la mémoire et l’impétueuse laitance7 de l’homme est à la
fois promesse d’oubli et retour à une origine qui est aquatique, celle des eaux de l’origine
où le sexe masculin fraie comme un poisson8. Car les mots « laiteuse », « laitance »
et « Léthé » peuvent être associés, comme le sont les deux Mm de Memel, nom d’une
ville qui figure sur un timbre-poste suédois et sur lequel rêve le narrateur dans Histoire :
nom Memel qui faisait penser à Mamelle avec son aspect je ne sais quoi (les deux e
blancs peut-être) de glacé ville noire couronnée de neige auprès d’une mer gelée livide
habitée par les femmes slavonnes aux cheveux de lin aux seins lourds (les deux l de
mamelle suggérant la vision de formes jumelles se balançant9…)
L’imagination linguistique déforme les mots, les associe et les investit de significations
idiosyncrasiques et poétiques. À la tension entre l’imagination formelle et l’imagination
matérielle de Bachelard10, s’ajoute ainsi chez Simon la dynamique propre à l’imagination
linguistique : le pouvoir d’association et de transport (métaphore) du mot comme sa capacité
à dériver (laiteux, laitance, léthé) doit être pris en compte car il est moteur de l’imagination.
Il n’y a pas les formes et la matière d’un côté et de l’autre les mots, qui permettraient de
les explorer, mais un investissement de la forme et de la matière des mots eux-mêmes qui
suscitent de nouvelles formes et réinvestissent la matérialité du monde de façon nouvelle.
Le lait est donc associé d’une part au féminin, à l’érotisme, à la sexualité – à l’acte sexuel
que l’homme fantasme avec et à propos de la femme – et d’autre part à l’annulation du
cours du temps, à une origine heureuse, à l’inverse de l’image de la boîte de Pandore),
celle de la vie et de l’oubli.
C’est donc lorsqu’il est attaché au féminin, et à l’érotique, voire au séminal, que le lait
est prometteur d’oubli et renvoie à une origine fantasmée comme heureuse. La rêverie
sur la voie lactée (dans L’Herbe en particulier, à partir de l’expression « s’envoyer en
l’air »11) et le réinvestissement du pouvoir du lait dans cette perspective le confirment. La
voie lactée serait produite par une éjaculation qui fabrique des constellations de signes, à
déchiffrer, interroger, décrire, rêver. L’écriture se fait dans cette tension entre l’archaïque
qui précède la forme, la voit surgir puis se défaire et retourner au néant, et le symbolique
7 Ibid. p. 215.
8 Voir ibid., p. 327 : « à la fois bouche muette et œil furieux et mort aux bords rosis comme ceux de ces animaux poissons
qui vivent dans les rivières souterraines les cavernes, devenus aveugles à force d’habiter les ténèbres bouche et œil
suppliants et furibonds de carpe ». P. 325 Corinne est encore associée au lait.
9 Cl. Simon, Histoire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2, 2013a, p. 286.
10 Bachelard, 1987, p. 67 : « La matière et l’inconscient de la forme ».
11 Cl. Simon, L’Herbe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2, 2013b, p. 78-79 : « l’éjaculation étant ressentie
à la fois par la chair et l’esprit comme une sorte d’éblouissement sombre, éclatement chamarré de plumes de coq
s’éparpillant dans le cerveau de l’homme en même temps que dans l’obscure et rouge nuit de la matrice, d’où peut-
être (fusée, explosion) l’expression populaire “s’envoyer en l’air”, qui semble remonter à ces mythes originels de la
Gigantomachie où des créatures aux noms (Ouranos, Saturne) et aux dimensions de mondes s’accouplent, luttent
farouchement sur le fond bleu nuit du ciel encore sans astres, et ce mâle frustré de son désir, sa géante conquête
assaillie (saillie) se dérobant d’un coup de reins, la semence se répandant, voie lactée, pollen polluant notre la mère
la terre d’où lève aussitôt sous nos yeux horrifiés une descendance maudite). »
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qui la déchiffre, la consigne. Le lait est donc à la fois archaïque et symbolique, il est le
blanc, la semence à partir de laquelle on écrit tous ces signes noirs, broussailleux, qui sont
produits par l’encre noire de la mélancolie. Si la voie est lactée, c’est pour sa blancheur
mais surtout parce qu’elle crée des formes, des combinaisons d’étoiles et de planètes qu’on
peut déchiffrer, contempler, dans le temps. Il n’est pas étonnant que les images de la voie
lactée de L’Herbe réapparaissent dans La Chevelure de Bérénice, livre poétique à propos de
peintures de Miró rêvant autour des constellations.
Le lait est aussi ce qui disjoint le maternel du féminin, l’érotique pulsionnelle, vitaliste
et heureuse, de la mémoire qui sédimente, décompose et jamais ne liquéfie. Si le lait
renvoie à une érotique heureuse, c’est qu’il est dissocié du maternel, souvent mortifère
dans cette œuvre.
En effet, lorsque le lait est attaché au maternel – et non à une sorte d’érotique qui
distingue toujours de façon très forte le féminin et le masculin – il est menaçant. Les
femmes qui allaitent, évoquées dans Le Palace, et surtout dans Les Géorgiques (ce sont des
Gitanes) ne donnent lieu à aucune image apaisante. Elles renvoient à l’origine des temps :
les tribus pareilles à ce qu’elles étaient déjà à l’origine des temps, elles, leurs cheveux
huileux et noirs tirés en arrière par les chignons, empaquetées dans leurs loques laissant
parfois s’échapper un sein gonflé, bistre, au mamelon couleur prune barbouillé de
lait, gluant, d’où elles détachaient les lèvres de nouveau-nés en pain d’épice, aux yeux
clos, aux minuscules et tragiques mains recroquevillées, comme de petits morts que
prenaient dans leur bras, tandis qu’elles se reboutonnaient, leurs compagnons à têtes
d’assassins bibliquement entourés de bibliques nuées d’enfants couverts de crasse,
faunesques, avec leurs tignasses emmêlées et leurs dents éclatantes sous les épais
filaments de morve accrochés à leur lèvre supérieure12.
Dans Histoire, les images sont encore plus macabres13. La permanence de cet imaginaire
est encore attestée par la rêverie sur la publicité pour la phosphatine Fallières dans ce même
roman, et qui sera reprise dans Le Tramway14 :
rappelant ces réclames Pilules Orientales ou Kala Busta (avec ce B majuscule au double
renflement opulent et majestueux initiale aussi de ce Barcelone comme un poitrail de
pigeon imposante et orgueilleuse géante fardée de bleu de blanc gras en robe safran)
que je pouvais voir dans les pages de publicité de la Mode Pratique parmi d’autres naïves
et minutieusement dessinées par exemple celle pour une bouillie lactée représentant
une gigantesque soupière à l’assaut de laquelle montait une nuée d’enfants lilliputiens
s’aidant d’échelles […]
Le retour au sein maternel signifie chute dans le néant : « entraînée par le poids
tomberait basculerait en avant et m’ensevelirait m’étoufferait sous la masse molle informe
et insexuée de sa poitrine maternelle15 ». Le maternel est mortifère et castrateur ; sans
doute est-ce pour mettre à distance cette angoisse du sein maternel, qu’il est évoqué par
Bibliographie
La compassion peut être définie comme un sentiment relationnel douloureux basé sur
la « conscience » cognitive et affective « du malheur immérité d’une autre personne1 ».
Souvent, mais pas toujours, la capacité de compassion a été identifiée comme une vertu
spécifiquement féminine2. Et la figure de la femme allaitante – du motif de la Caritas
Romana à la notion de « mère naturelle » de Jean-Jacques Rousseau – est notoirement
devenue l’une de ses principales allégories. L’idée de considérer l’œuvre de Roland Barthes
dans ce contexte doit, à première vue, apparaître comme une proposition improbable. Les
textes de Barthes sont largement connus, et admirés, pour leur hédonisme frappant et leur
égotisme jubilatoire. Il est d’ailleurs vrai que, pendant longtemps, l’idée de la compassion,
du maternel, voire même le motif du lait maternel, n’a pas intéressé Barthes. Cela change,
cependant, en 1976, période qui servira de point de départ à notre réflexion3.
Dans la série, publiée à titre posthume, des séminaires sur Le Discours amoureux (1974-
76) qui ont servi de travail préparatoire au livre à succès Fragments d’un discours amoureux
(1977), Barthes propose une première analyse terminologique détaillée de la compassion.
L’arrangement expérimental qui l’intéresse ici met en scène un sujet compatissant et
un objet aimé qui se sent malheureux pour une raison qui est extérieure à leur relation.
Au cœur de cette constellation, se trouve l’idée de l’identification violente, affective et
physique, du sujet envers l’objet « qui devient une partie, un organe du corps du sujet4 ».
Pour explorer plus avant cette position, Barthes parcourt une liste de divers termes
possibles, tels que « sympathie », « commisération », « empathie », et « Einfühlung ».
Vers la fin de cet exercice, il décide toutefois que le seul terme qui peut s’appliquer, après
tout, est un terme générique et polyphonique qui dépeint l’identification de la détresse
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
Janssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 965-969
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966 k at j a h austein
sans gêner, ou interférer avec, le sujet compatissant. Il s’agit du terme « amour5 ». Ou,
plus précisément, « amour maternel » puisque, dans une tournure surprenante, Barthes
identifie la position du sujet compatissant avec celle de la « Mère ». Selon Barthes, cette
« mère » est un principe abstrait qui pourrait aussi être « masculin » ou « neutre » et est
défini essentiellement comme « celui qui a du souci6 ». L’hypothèse selon laquelle au cours
d’une relation amoureuse, les positions (du sujet comme Mère et de l’objet comme enfant)
deviennent potentiellement échangeables vient encore compliquer le mélange particulier
de maternel et de l’érotique qui prend place ici. De plus, cette Mère est essentiellement une
« Mère imparfaite » en ce qu’elle est plutôt narcissique. Dans une dernière étape, Barthes
dissout la constellation originelle de l’identification affective et corporelle complète en
une constellation basée sur la séparation radicale et l’exclusion : si l’autre souffre sans moi,
conclut le sujet amoureux de Barthes, pourquoi souffrir pour lui7 ?
Bien que l’engagement de Barthes à l’égard de la figure de la « compassion » dans Le
Discours amoureux finisse par retomber dans une construction non dialectique et égoïste
de la pensée, il comporte néanmoins des éléments clés qui deviendront constitutifs de la
tentative suivante que fera Barthes de repenser le concept de la compassion dans sa relation
avec l’éros et le maternel, tentative qui est au cœur de ses projets ultérieurs. Dans La Chambre
claire, la célèbre phénoménologie de la photographie (1980) et dans son Journal de deuil
(2009), publié à titre posthume, nous rencontrons le motif de l’identification émotive et
corporelle comme une potentielle « onirique hallucination, une illusion (visuelle)8 ».
Par ailleurs, nous nous confrontons à une idée qui émergeait dans Le Discours amoureux,
mais qui avait été spectaculairement balayée de la scène, soit l’idée que la compassion,
comme une forme de caritas, maintenant condensée à l’image d’une mère allaitant son
enfant, pourrait être la seule vraie forme d’amour.
Dans La Chambre claire et dans le Journal de deuil, nous retrouvons un thème qui carac-
térisait déjà l’arrangement expérimental de Barthes concernant la nature de la compassion
dans le Discours amoureux. Ce thème consiste en l’association de la « com-passion »
(« souffrir avec ») avec le maternel et l’érotique. La première page du journal de deuil en
parle déjà. Barthes y note, le jour suivant le décès de sa mère : « Première nuit de noces. /
Mais première nuit de deuil ?9 » L’enchevêtrement étroit de l’amour et de la passion
avec la souffrance, dont le sujet amoureux du Discours amoureux a eu l’intelligence de se
départir, se transforme en leitmotiv.
Tant La Chambre claire, le « petit recueil sur elle10 » que le Journal de deuil tourne autour
du motif du corps maternel et de la fragilité croissante de ce corps, qui survient avec l’âge,
la maladie, et la mort, évoquant sa matérialité dans des images qui sont à la fois sensibles et
sensuelles. Barthes note : « Vous n’avez pas connu le corps de la Femme ! » Et il répond :
« J’ai connu le corps de ma mère malade, puis mourante11 ». Cette « connaissance » se
5 Id.
6 Ibid., p. 522.
7 Ibid., p. 522.
8 Ibid., p. 521.
9 R. Barthes, Journal du deuil : 26 octobre 1977 - 15 septembre 1979, Paris, Seuil, 2009, p. 13.
10 R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil, 1980, p. 99.
11 Barthes, Journal, p. 14.
Roland Ba rthes ou le la it de l’a mour 967
manifeste dans les nombreux passages qui rapportent des rêves de la mère dans sa robe de
nuit12 ou réfléchissent aux baisers sur sa peau vieillissante, cherchant à articuler la « douleur
de ne jamais plus poser mes lèvres sur ses joues fraîches et ridées…13 » Il y a là une touche
proustienne. Dans ce dernier passage en particulier, nous entendons de faibles échos de
la célèbre scène du baiser de bonne nuit de la mère et son fils dans À la recherche du temps
perdu. De fait, Barthes lui-même semble suggérer ce rapprochement quand, dans la série de
conférence La Préparation du roman (1978-80), il commente un portrait de la grand-mère de
Proust, Adèle Weil, en louant les « déchirantes descriptions de son physique (ses pleurs),
ses joues d’un brun violet comme les labours » de Proust. Mêlant expérience de lecture
et expérience de vie, Barthes ajoute entre parenthèses : « On dit toujours le baiser d’une
Mère ; mais c’est la joue qui est l’indéfectible lieu du corps maternel14 ».
Alors que les joues et les larmes maternelles sont un motif récurrent dans le Journal de
deuil, le lait est cependant le courant souterrain secret de La Chambre claire. Le lait est un
liquide qui a fasciné Barthes depuis son étude de Michelet. Les sections qui s’intéressent au
motif du lait sont, par exemple, « Eau laiteuse, eau sableuse15 » ; « Le langage-nourrice16 » ;
« Fleur de Sang17 » et « Créatures sirénéennes18 », qui traite, ce qui est crucial pour Barthes,
de l’association de Michelet de la « Pitié » avec l’image de « la femme sanguine et lactée,
c’est à dire rythmiquement gonflée ». Le lait est défini dans les Mythologies (1957) de
Barthes comme un fluide apaisant qui aide à récupérer et se rétablir19. Le lait s’écoule dans
les textes de La Chambre claire20 et s’infiltre dans les photographies qu’il contemple. Le
lait apparaît sous la forme d’un motif photographique, lorsque Barthes a l’hallucination
d’une « négresse nourricière » dans le « Portrait d’une famille21 » de James van der Zee. Il
affecte la matérialité de l’image elle-même quand il définit les photographies comme
« signes qui ne prennent pas bien, qui tournent, comme du lait22 ». Les photographies
sont ainsi comme du lait caillé, comme des résidus coagulés du corps photographié. Cet
enchaînement de pensées est encore accentué par l’idée que l’objet représenté et le sujet
qui le contemple peuvent partager la même peau ou plutôt que la photographie peut
(ré)établir « une sorte de lien ombilical » entre eux23. La conception de Barthes de la
photographie dans La Chambre claire promeut non seulement l’idée de l’identification
en termes de fusion physique et émotive du moi qui observe l’autre représenté, mais elle
implique également l’idée d’une cohabitation de l’un et de l’autre. Tout comme le corps
12 Ibid., p. 44.
13 Ibid., p. 234.
14 R. Barthes, La Préparation du roman : I et II, notes de cours et de séminaires au Collège de France, N. Léger (éd.),
Paris, Seuil, 2003, p. 451.
15 R. Barthes, Œuvres complètes, nouvelle éd., éd. É. Marty, Paris, Seuil, 2002, 5 vol., I, p. 371-72.
16 Ibid., p. 397-98.
17 Ibid., p. 377.
18 Ibid., p. 376.
19 Ibid., p. 729.
20 Chambre, p. 58.
21 Chambre, p. 73 et 75 (« Portrait of a Family »).
22 Chambre, p. 18.
23 Chambre, p. 126-27. Notons que Barthes assigne occasionnellement les mêmes qualités au langage. Voir par exemple,
OC IV, 701 (« chaque mot tourne, soit comme un lait […] soit comme une vrille ») et Id., p. 691 (où il décrit le
français comme « la langue ombilicale »). Pour une interprétation du motif du lait dans La Chambre claire, que je
dessine ici en partie, voir Mavor, 2012, p. 22-52.
968 k at j a h austein
maternel, la photographie est considérée comme l’unique lieu où l’on peut dire avec une
certitude freudienne que nous y avons été, une affirmation que Barthes inverse lorsqu’il
décrit la photographie de l’Alhambra de Charles Clifford, comme « heimlich, réveillant
en moi la Mère24 ». En ce sens, les photographies permettent à Barthes d’évoquer l’unité
originelle et essentielle avec la mère, qui l’a autrefois nourri et qui s’en est occupé, comme
il l’a nourrie et s’en est occupé pendant les derniers mois de sa vie. Comme Barthes s’en
souvient :
Pendant sa maladie, je la soignais, lui tendais le bol de thé qu’elle aimait parce qu’elle
pouvait y boire plus commodément que dans une tasse, elle était devenue ma petite
fille, rejoignant pour moi l’enfant essentielle qu’elle était sur sa première photo25.
Le motif que Barthes dessine ici, le motif d’un enfant nourrissant le parent, est celui
de la Caritas Romana, où Pero allaite secrètement son père Cimon, après qu’il ait été
emprisonné et condamné à mourir de faim26. Ce que l’on trouve dans La Chambre claire,
est une conception, améliorée par les médias, de la pitié comme identification corporelle
et émotive et comme habitation réciproque du soi et de l’autre. La pitié, mise en scène
comme caritas, où non seulement la mère allaite l’enfant, mais où le fils-comme-mère, à
son tour, nourrit sa mère-comme-enfant, devient pour Barthes l’unique véritable forme
d’amour, un amour qui est pur précisément parce qu’il est non-égotiste.
Tant dans La Chambre claire que dans le Journal de deuil, nous ne trouvons plus le « sujet
bien sevré » rencontré auparavant dans Le Discours amoureux, un sujet qui proclamerait
fièrement : « je sais me nourrir […] d’autres choses que du sein maternel27 ». En effet,
l’hallucination onirique de Barthes du « souffrir avec » aboutit avec le passage suivant,
où Friedrich Nietzsche, le fameux critique de la compassion, agit comme un témoin clé
de Barthes. Regardant la photographie qui dépeint sa mère comme petite fille, le « je »
de Barthes expérimente un accord involontaire « entre la Photographie, la Folie et […]
la souffrance d’amour28 », qui mène le soi compatissant au bord de la folie. Laissant
derrière lui la coquille vide de son corps matériel, ce « je » franchit la limite entre le soi
et la mère-l’autre29, la vie et l’image :
J’entrais follement dans le spectacle, dans l’image, entourant de mes bras ce qui est
mort, ce qui va mourir, comme le fit Nietzsche, lorsque, le 3 Janvier 1889, il se jeta en
pleurant au cou d’un cheval martyrisé : devenu fou pour cause de Pitié30.
La folie à travers une compassion passionnée est incarnée par l’image du fils désespéré
qui embrasse sa mère décédée sous l’apparence d’une petite fille. Le lit de mort se dissout
dans le lit de noces, comme les larmes qui se transforment en lait, dans cette image à
plusieurs niveaux de la Pietà.
24 Chambre, p. 68. Notons aussi l’association de Barthes du terme « maman » avec la maison (Journal, p. 202).
25 Chambre, p. 112. Je donne une analyse plus exhaustive de la photographie et l’affect dans Haustein, 2012.
26 Pour plus de détails, voir Sperling, 2017 et J. Blanc, « La charité romaine », dans cet ouvrage.
27 OC V, p. 42.
28 Ibid., p. 882-83.
29 Note de traduction : le texte original propose un jeu de mot entre « mother » et « other » intraduisible en français :
« (m)other ».
30 OC V, p. 883.
Roland Ba rthes ou le la it de l’a mour 969
Bibliographie
K. Haustein, Regarding Lost Time : Photography, Identity, and Affect in Proust, Benjamin, and
Barthes, Oxford, Legenda, 2012.
———, « “J’ai mal à l’autre” : Barthes on Pity », L’Esprit créateur, 55 :4 (Winter 2015), p. 131-147.
K. Ibbett, Compassion’s Edge : Fellow-Feeling and its Limits in Early Modern France, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 2017.
C. Mavor, Black and Blue : The Bruising Passion of ‘Camera lucida’, ‘La Jetée’, ‘Sans Soleil’, and
‘Hiroshima mon amour’, Durham and London, Duke University Press, 2012.
M. C. Nussbaum, Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge
University Press, 2001.
J. Sperling, Roman Charity : Queer Lactations in Early Modern Visual Culture, Bielefeld,
Transcript, 2017.
Micheline Louis- Courvoisier
« Tu vas allaiter, bien sûr ?» demandait une jeune femme à son amie qui était sur le
point d’accoucher. Le verbe demander est ici trompeur, tant une affirmation implicite et
sournoise se dissimule dans la question. D’autant plus sournoise que la question/affirmation
n’admet pas de contradiction. Allaiter son enfant n’est pas seulement « naturel », c’est un
geste « normal ». Et ce n’est pas seulement le geste qui est normal, c’est l’envie d’allaiter
qui est normale. Une femme qui n’a pas envie d’allaiter n’est donc pas normale.
« Mais enfin Madame, comment est-ce possible que vous n’ayez pas envie d’allaiter votre
enfant ? », entonne alors un soignant. « C’est pourtant si beau de voir une femme allaiter son
nourrisson ». La femme reste sans voix, sonnée par l’accouchement, coupable de ne pas avoir
envie, comme toutes les autres femmes, de ce geste pourtant si « naturel » et si « normal »,
et en plus si « bon » pour son bébé. Par compassion et par incompréhension, tout le monde
va mettre cette réticence sur le compte d’une petite dépression post-partum, la femme se
résoudra à nourrir son enfant au sein, et s’efforcera peut-être de trouver cela épanouissant.
Etrange comme l’allaitement est l’affaire de toutes et tous ; l’intimité et la liberté d’une
mère s’efface devant l’évidence médicale (l’allaitement protège des allergies), la pression
affective (tu verras c’est merveilleux), la pression psychologique (le lien se crée mieux), la
pseudo-simplicité (c’est si naturel). La doxa est claire pour toutes et tous : c’est plus sain
et plus naturel d’allaiter son enfant. L’affaire est simple et depuis longtemps.
Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina Foehr-
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972 m i c h el i n e louis-courvoisier
Ajoutons à cela l’image de deux corps qui semblent en symbiose, peau à peau, le
nourrisson dans les bras de sa mère, sachant presque du premier coup comment téter.
L’explication n’est pas nécessaire, l’enfant tel une ventouse, trouve d’instinct le sein.
L’image a traversé les siècles.
Le phénomène est biologique, répété de tout temps et partout. Ce geste partagé par
des milliards de femmes, contemplé par des milliards d’individus (d’une manière ou d’une
autre, les hommes sont aussi acteurs ou au moins spectateurs du geste de l’allaitement) a
une composante universelle. Comment ? une composante universelle ? dans une réflexion
historique ? En général, les sciences humaines ne retiennent pas la composante universelle, à
juste titre. Dans ces disciplines, l’interprétation consiste à analyser, à étudier, à comprendre
un phénomène dans son contexte, crucial pour déterminer, distinguer et comprendre les
enjeux, les pratiques, la culture d’une collectivité, d’une époque.
Mais certains thèmes, comme celui de l’allaitement, ne s’accordent pas avec l’opposition
nature-culture, ni avec celle contextuel-universel. Cette opposition a nourri d’innombrables
débats, intéressants théoriquement mais peu féconds quand il s’agit de penser un geste
comme celui de l’allaitement. La polarisation fige la pensée, crée des querelles idéologiques
au lieu d’ouvrir des espaces cognitifs créatifs. Soyons plus nuancés et admettons que
culture et nature, contexte et universel, individu et collectivité, rationalité et sensibilité
peuvent cohabiter.
Contempler une femme allaiter à l’autre bout du monde, lire une archive ou un texte
littéraire d’une autre époque exprimant une expérience d’allaitement, regarder une
vierge à l’enfant, peut induire des souvenirs, des sensations, des vibrations. Nous sommes
étrangers à ceux qui ne vivent pas dans le même temps et/ou le même espace que nous,
mais nous pouvons être rapprochés par une expérience partagée, même si cette expérience
est comprise, expliquée et interprétée de manière différente.
Nous avons à faire ici à un phénomène qui existe de tout temps et partout, on ne peut
le nier. Mais on ne sait pas trop que faire avec ce constat. Parfois, le poète nous aide à sortir
de nos habitudes réflexives et nous offre une clé de lecture créative. Ainsi, Miguel Torga
nous propose une expression inspirante, quand il parle du « local hors les murs ». Une
expérience est locale et temporelle, mais elle peut sortir des murs et entraîner un écho
sensible, mémoriel, une idée, une pensée, une émotion. Cet écho est bien réel, mais ne
saurait constituer un socle interprétatif rigoureux et méthodologique.
C’est ici qu’entrent en jeu les sciences humaines en général, et cet ouvrage en particulier.
Elles n’étouffent pas les vibrations, ne font pas taire les échos, mais les laissent à leur place,
c’est-à-dire du côté de l’expérience individuelle et intime. En revanche, elles s’emploient
à nous déprendre de nos grilles de lecture actuelles, de nos catégories explicatives parfois
internalisées et donc bien cachées, à libérer notre espace mental et cognitif pour laisser place
à une autre compréhension et rendre compte d’une autre dimension, d’une autre expérience.
Dans ce cas précis, la tâche est importante et cruciale. Il s’agit bien de désacraliser,
dénaturaliser, désaffectiver, démédicaliser, dépsychologiser le geste de l’allaitement. Cet
p ostface : la puissa nce des sciences huma ines 973
En plus d’un dialogue des sciences humaines, dynamique et vivant, cet ouvrage propose
plusieurs articles qui s’interrogent sur les pratiques historiographiques, sur les influences
exercées par l’écosystème de l’historien ou de l’historienne qui entreprend de travailler
sur ce thème. La question du genre est bien sûr abordée aussi à plusieurs reprises. Les
sciences humaines remplissent parfaitement leur rôle, celui de déplier les reliefs aplatis,
de regonfler le contenu lyophilisé du geste, si « banal », de l’allaitement.
On n’imagine pas, avant la lecture de ce livre, jusqu’où un seul mot, un seul geste, peut
nous emmener. La puissance de cet ouvrage réside dans la multiplicité des approches et des
disciplines. Les clés d’entrée peuvent être macro ou microscopiques : le lait, le sein, la mère,
les nourrices, mais aussi le social, l’économique, le politique, le corporatiste, le religieux,
le psychologique, l’affectif, le médical. Ces textes nous donnent à comprendre pourquoi
l’allaitement condense tant d’enjeux. Sa force réside également dans une structure qui
balaie chronologiquement quatre grands thèmes : débats ; transferts ; corps et produits ;
actrices acteurs. Cette double entrée, chronologique et thématique, permet au lecteur et
à la lectrice de le lire en fonction de ses intérêts et dans l’ordre qui l’inspire.
L’histoire du lait ouvre également sur une compréhension subtile de ce que pouvait
signifier ce fluide à certaines époques. On découvre entre autres que le « lait » n’est ni un
produit stable, ni un produit neutre. Son histoire peut se confondre avec celles des humeurs
et celles des fluides. On entre alors dans toute la question de la représentation corporelle
occidentale et dans sa mutation profonde et irréversible. La matérialité moléculaire
remplace finalement l’économie des fluides qui aura traversé plusieurs millénaires. Le
saut est quantique : les humeurs ont été pulvérisées en molécules.
974 m i c h el i n e louis-courvoisier
Cet ouvrage important nous invite à découvrir toutes les facettes, prévisibles et
imprévisibles, qui façonnent la question de l’allaitement. Ces facettes sont mises à plat,
considérées, analysées, explicitées. On quitte alors la morale et la doxa, pour restituer la
complexité insoupçonnée d’un geste si « banal ». C’est précisément dans cet exercice que
l’on reconnaît la force, la puissance, la pertinence et la nécessité des sciences humaines.
Index des noms
Inauen, Ignaz Johann Anton, 562 324-325, 329-334, 340, 353, 355, 357, 437-
Inauen, Karl Jacob, 562 439, 444-445, 509, 568, 774, 776, 937, 939
Ino, 30, 713 Joannitius, 232
Isaac, 568, 771 Jocaste, 638
Isabelle d’Aragon, 250 Jokébed, 568
Ischomaque, 722 Joos van Cleeve, 273
Isidore de Séville, 228, 231, 476, 478, 482, Joseph (saint), 70
750 Joseph Ier de Habsbourg, 948, 950
Isis, 29-30, 220, 266, 280, 365, 463, 501, 652, Josset, Pierre, 815
674, 699-701, 703-706, 715-716 Joubert, Laurent, 278, 857
Israeli, Isaac, 232 Jourdain de Saxe, 438
Juan d’Autriche (l’infant don Juan), 318
Jacob (fils d’Isaac), 63-64, 227 Julia Livillia, 736
Jacques de Breul, 937 Julia, Dominique, 217
Jacques de Vitry, 39, 237 Julianos (fils de Nonna), 654
Jacques de Voragine, 773 Julien (évêque de Saint-Étienne), 239-240
Jacques de Zébédée (apôtre), 463 Julien, Rosalie, 836
Jannot, Jean-René, 919 Junon, 263, 328, 480-483, 712, 715, 754. Voir
Janus, 482-483 aussi Héra, Uni
Jaucourt, Élisabeth de, 854-856, 861 Junon Caprotina, 480
Jaucourt, Élisabeth-Suzanne de, 855 Junon Fluonia, 483
Jaucourt, François de, 855 Junon Lucina, 481, 715
Jaucourt, Louis de (le Chevalier de Junon Mena, 483
Jaucourt), 834, 854 Junon Ossipagina, 483
Jaucourt, Louis Pierre de, 854 Jupiter, 263, 420, 712-716. Voir aussi Zeus
Jaucourt, Suzanne de, 854-855 Jupiter Ruminus, 714-715
Jean (évangeliste), 255 Justin (abréviateur de Trogue-Pompée), 751
Jean Chrysostome (saint), 326, 338 Juvénal, 177, 470
Jean Corbechon, 227, 229 Juvernay, Pierre, 355
Jean de Berry, 51
Jean de Gaddesden, 526 Kanor (Roman de Kanor), 759-760
Jean de Haute Seille, 43 Karcher, Nicola, 286
Jean de Meung, 766 Kartarius, 439
Jean I, roi de Castille, 318 Katz Rothman, Barbara, 396, 892
Jean-Baptiste (saint), 52, 255 Kayser, Konrad, 595
Jean-Paul II (pape), 577-578 Kayser, Marie-Elise, 593-599, 603-605
Jeanne d’Évreux, 250 Kenamon, 702, 705
Jeanne de Bourgogne, 937 Kerber, Linda K., 140
Jeannin (docteur), 617-618 Klapisch-Zuber, Christiane, 44, 570, 796,
Jérôme de Stridon (saint), 338, 777 809
Jésus (l’enfant Jésus), 30, 50, 56-57, 61, 70, Knibiehler, Yvonne, 133, 862
81, 219-220, 273, 324-325, 327-329, 331-332, Knight, Rosie J., 129-130
623, 704, 935, 937
Jésus (le Christ), 50, 52-54, 56, 60-61, 69-71, L’Hospital, Michel de, 802
81, 182, 219-220, 228, 245-246, 250, 255, La Framboisière, Nicolas de, 813
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