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« Les textes du sujet »

Collection éditée par Espace Prépas/Studyrama

faces
du
monde
PROGRAMME
GRANDE ÉCOLE
GRADE DE MASTER

2
31
e e
7 e ÉCOLE
EUROPÉENNE

CLASSEMENT
Classement 2022 des écoles offrant SIGEM
la meilleure expérience étudiante (+14 places)

AUDENCIA, UNE ÉCOLE À TAILLE


HUMAINE MEILLEURE POUR LE MONDE
• Admission : • La double-compétence au cœur du parcours,
- Pré-master : prépa et Bac+2 mêlant Management et Ingénierie / Luxe /
- Master : Bac+3 Sciences Politiques / Gaming / Arts / Cinéma /
• 5 parcours aux choix : international, engagement, Média / Droit etc.
modulable, apprentissage, double-compétence • +200 Master 2 en France et à l’international
• Accès au semestre Gaïa : dédié au management de
la transition écologique et sociale
• Cours proposés 100 % en anglais

POUR PLUS D’INFORMATIONS


Sylvie FROMAGEAU, Responsable Concours & Admissions
Tél. : 02 40 37 34 21 / sfromageau@audencia.com

grande-ecole.audencia.com
Collection « Les textes du sujet »
n éditée par Espace Prépas/Studyrama n

faces
du monde

Un choix de textes autour du thème de culture générale


du concours d’entrée aux grandes écoles de commerce et de management
proposés par les professeurs des classes préparatoires
et rassemblés par l’équipe du magazine Espace Prépas.

Une coédition
« magies d’aimer »
est une coédition Studyrama-Audencia
en collaboration avec le magazine Espace Prépas

Conception de la collection
Bernard Cier

Conception de l’ouvrage
Véronique Bonnet

Coordination de l’ouvrage
Nicolas Fellus
Véronique Bonnet

Maquette
Lauren Arlot

ISBN
978-2-7590-5192-2

Imprimerie Sepec — Péronnas

Paris, 3e trimestre 2022




Avant-propos

Chers préparationnaires,

Vaste car polysémique, le terme de ‘monde’ ne peut être réduit à une définition
unique. En effet, ce que les Grecs, les Latins, les philosophes du Moyen-Age, puis
ceux du Siècle des Lumières ont appelé ‘monde’ n’a cessé d’évoluer en fonction du
regard et des délimitations qui lui ont été accordés. Il en résulte une complexité qui
nécessite de circonscrire le champ de ce terme.

Le monde avec un grand « M », celui relevant de la dimension ontologique, ou le


monde en minuscule pour désigner un domaine limité, par exemple celui des
abeilles ?

Ne cherchons pas ici à faire un exercice que vos professeurs auront brillamment
assuré lors de votre dernière année de classe préparatoire.

En exergue à son plan stratégique ECOS 2025, Audencia a gravé sa raison d’être :
« L’objectif n’est pas de devenir la meilleure école du monde, mais d’être une
école meilleure pour le monde ». Le monde est donc ici bien présent, qui est à la
fois ouverture sur les enjeux liés à la responsabilité sociétale et environnementale,
sur les territoires et les cultures, mais aussi sur une infinité de champs spécifiques
hybridés par des disciplines sécantes à celles du management. Cette vision large
et profonde s’exprime de multiples manières dans la démarche pédagogique et les
enseignements d’Audencia.

Parmi les trois dimensions attestant de cette ouverture au monde, notons l’impor-
tance accordée aux grands enjeux mondiaux en matière de transition écologique
et sociale. Ainsi l’initiative ClimatSup Business associée à The Shift Project,
présidé par Jean-Marc Jancovici, qui souligne « l’importance de la formation et
de cursus alignés avec les limites planétaires pour opérer la transition vers la
décarbonation de l’économie ». En appui de cette initiative et porté par Gaïa, la
nouvelle école adossée à Audencia et consacrée à ce sujet, un nouveau semestre
de master Grande École est désormais dédié au management de la transition
écologique et sociale.

Historique à Audencia, l’ouverture au monde est synonyme d’internationalisation


de la formation. Rappelons qu’elle a été la première Ecole de commerce à prendre
le virage de l’international dès la fin des années 1970. Depuis lors, les possibilités

5
AVANT-PROPOS

d’internationaliser son parcours se sont multipliées grâce aux 215 accords de


partenariat académique noués sur les 5 continents parmi lesquels Harvard Division of
Continuing Education, Columbia University - School of Professional Studies, Berkeley,
UCLA, MIP Politecnico di Milano, Stockholm School of Economics ou encore The
University of South Australia. Plus de 150 accords de double voire de triple diplôme en
découlent. Les deux campus récemment créés avec des partenaires locaux, Shenzhen
Audencia Financial Technology Institute (SAFTI) et le campus de São Paulo, signent
une nouvelle étape de cette internationalisation.

Le monde étant complexe, l’appréhender de la manière la plus large possible est facilité
par l’hybridation des compétences en accédant à un autre domaine en complément de
celui du management. Depuis quinze ans, les étudiants ont la possibilité de suivre
des cursus doubles voire triples chez des partenaires en France ou à l’international,
en sciences politiques, droit, finance, énergies nouvelles, beaux-arts, gaming, digital,
sociologie, diplomatie, etc.

Former des citoyens du monde partageant des valeurs humanistes et résolument


convaincus d’appartenir à une même communauté de destin reste l’ambition
d’Audencia depuis plus de trente ans. Elle s’appuie notamment sur des cours dits
transversaux qui proposent aux étudiants de continuer à nourrir leur curiosité
intellectuelle dans des domaines aussi variés que la culture, la technologie, la
philosophie ou la science politique. Le « connais-toi toi-même » socratique trouve
également écho dans l’approche de l’accompagnement carrière à Audencia, et les
nombreuses possibilités de s’impliquer dans des projets associatifs à caractère
humanitaire, sportif, culturel ou d’ouverture sociale.

Le monde est à vous, chers préparationnaires, et Audencia vous attend pour continuer
à le découvrir !

Alexandre Pourchet,
Directeur Audencia Grande École

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Introduction

L es contributions, chers collègues, que vous avez élaborées et nous avez


adressées pour ce nouvel opus de la série des Textes du sujet dont Bernard Cier
fut l’initiateur, dessinent des faces du monde. Celles-ci s’offrent à l’exploration de
nos étudiants, à la promenade, à l’escalade, et aussi à la dégustation.

Cette année, juste après avoir indiqué à Nicolas Fellus le titre que j’avais choisi pour
cet opus, j’ai reçu de lui la première de couverture, et un commentaire. Nicolas me
faisait remarquer à quel point le globe terrestre, qui fut choisi pour manifester la
portée universaliste et humaniste de ce projet éditorial et de la filière EC auquel il
s’adresse, prenait avec le thème de cette année un sens tout particulier. Certes, le
monde ne saurait être confondu avec la terre, ou avec l’espace. Mais en filigrane se
faisait voir, s’ajoutant au deux dimensions déjà évoquées, celle d’un cosmopolitisme
délibéré, d’une appartenance ample et responsable à un monde qui nous interroge.

Je me réjouis tous les ans de distribuer à mes étudiants cette anthologie


qu’Audencia et Espace Prépas leur offrent. Parce qu’elle opère comme un outil
foncièrement militant pour dépayser, et faire lever l’ancre. Héloïse avait appelé
l’enfant qu’elle avait conçu d’Abélard Astrolabe, se référant ainsi à l’instrument
conçu par Hipparque permettant d’établir des relations entre les positions des
étoiles et le temps.

Faces du monde. Le titre du recueil de cette année s’inspire d’une pensée de Pascal :
« [L’amour] Ce Je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître, remue
toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre s’il eût
été plus court toute la face de la terre aurait changé. » Le monde serait ce qui nous
fait face. Mais ceci reviendrait à postuler naïvement une extériorité qui ne tiendrait
son unité que de notre confrontation à elle. Nous construirions, par nos aspirations,
le monde notre image, et la face du monde aurait notre visage. Préférer, cependant,
à des mondes singuliers privés d’ interface, des faces du monde à constituer et
articuler ? Dont celles que les huit rubriques de cette anthologie se proposent
d’explorer.

Images du monde. Textes qui font intervenir des figures, métaphores, comparaisons,
emblèmes, symboles, allégories, blasons, proverbes. Les mythes, les récits
cosmogoniques, les allégories des polythéismes et des monothéismes, dessinent le
monde pour le sacraliser ou non, le sublimer ou non, le peindre comme lieu d’accueil
ou d’exil. Monde comme écrin du joyau de la création, la créature humaine faite

7
INTRODUCTION

à l’image du créateur ? Ou Monde lui-même, pourvu d’une âme, comme copie d’un
démiurge généreux ? De quelles représentations, de quelles projections, le monde est-
il porteur ?

Pensées du monde. Textes de naturalistes, biologistes, physiciens, mathématiciens,


métaphysiciens, géographes, encyclopédistes, qui vont vers les phénomènes du
monde pour les définir, les caractériser, postuler en eux des arborescences, des
principes d’engendrement. Comment prendre la mesure de la complexité du monde ?
Quelles notions pour énoncer en lui analogies et différences ? Par exemple, question
posée par Emmanuel Kant, le pouvoir de connaître peut-il pour le monde viser des
concepts ? En faire la synthèse ? Si celle-ci est impossible à effectuer, du fait de la
part subjective des outils intellectuels, faire alors du monde une idée régulatrice, une
présentation achevée de l’inachevable ?

Usages du monde. Propositions des économistes, des sociologues, des historiens,


des architectes, des urbanistes. Concevoir le monde comme écoumène, espace à
habiter, à animer, à rêver ? Le considérer comme ce qui permet de tisser ensemble
son avoir et son être ? Que faire du monde ? Comment se situer en lui et oeuvrer en
lui ? Comment s’en nourrir et le nourrir ? Fait-il partie des Communs ? Par exemple,
avant les propositions de l’économiste Elinor Ostrom, Hannah Arendt avait compare
le monde à une table que les humains trouvaient à leur naissance, dont ils tiraient
substance, et qu’il laissaient à leur mort, reconfiguré par ce qu’ils lui avaient
apporté.

Partages du monde. Textes juridiques, politiques, géopolitiques, écologiques,


cosmopolitiques, constitutionnels, gouvernementaux, diplomatiques, militants. Quel
accès aux ressources matérielles et immatérielles du monde ? Quels territoires et
quelles frontières ? Protéger, sanctuariser, certaines dimensions du monde, aussi
bien naturelles que culturelles, comme un patrimoine mondial de l’humanité ? Aspirer
à un altermondialisme ? Michel Foucault incitait à libérer nos circulations, à sécuriser
et fluidifier nos trajectoires, pour échapper à la surveillance. Il préconisait de se
ménager des « espaces autres », comme la bibliothèque, monde parallèle fait de
livres-mondes.

Pluralité des mondes. Textes de fiction, de science fiction, utopies, dystopies, fables
littéraires ou cinématographiques qui envisagent des mondes pluriels ou des mondes
parallèles. Soit pour éviter la censure, comme le fit Thomas More pour la première
utopie, ce néologisme étant le sien. Soit pour conjecturer, comme Fontenelle, dans
l’ouvrage dont cette rubrique reprend le titre. Mondes parallèles pour le plaisir de
créer, d’anticiper, de mettre en garde. Par exemple Orwell et Bradbury, lanceurs
d’alerte à leur manière, élaborent des allégories significatives tout autant que des

8
INTRODUCTION

paysages de mots. Le monde digitalisé , réticulaire, constitué d’arborescences, est-il


le monde renversé ? Ou un nouveau monde ?

Proximités du monde. Textes introspectifs, psychanalytiques, autobiographiques,


autofictions assumées ou cachées, sur le monde intérieur ou les petits mondes de
l’entre soi. Proximité, intimité avec le monde ? Lorsque Merleau-Ponty évoque la chair
du monde, il ouvre l’hypothèse d’une osmose. Puis-je me dissocier du monde pour le
penser et l’habiter s’il fait corps avec moi ? N’est-il que la projection subjective d’une
conscience voulant se mirer en lui ? A chacun son monde ? Rester dans son monde,
ne l’ouvrir qu’à l’alter ego , au risque de se perdre dans le labyrinthe d’un monde
autocentré hallucinatoire. Ou s’ouvrir à l’inquiétante étrangeté du monde pour se
découvrir et s’essayer à une mitoyenneté faite de sutures et de coupures ?

Émois du monde. Textes de tous ordres qui reflètent les sensations, aussi bien positives
que négatives, que le monde nous fait éprouver. La faim, la soif, la douceur, la douleur,
les joies et fatigues des chemins du monde qui soufflent le froid et le chaud. Fictions
hédonistes, romans picaresques. Saveurs du monde, au sens propre, au sens figuré.
Celles des cuisines, déjà langage. Fadeurs savantes, entremets salés sucrés. Goûts
des langues aux intonations rocailleuses ou liquides. Traités épicuriens hédonistes.
Pensées stoïciennes d’un Marc-Aurèle ému par l’agrément des craquelures du pain
qui cuit, qui aiguisent l’appétit. Le monde est occasion de ressentis changeants
parallèles à l’esprit des lieux. Poétique de l’espace, de la cave au grenier, comme
l’expose Bachelard dans le livre qui porte ce nom.

Chants du monde, enfin. Textes poétiques ou commentaires d’œuvres des beaux arts
ou des arts appliqués, architecture, urbanisme, mode, qui trouvent les merveilles
du monde naturel une source d’inspiration pour faire surgir les lueurs du monde
culturel, dans un rapport indémêlable. Le monde, candidat à l’expérience du beau
et à l’expérience du sublime, est-il comme la création continuée de propositions
esthétiques, qu’elles soient figuratives ou non figuratives, qu’il s’agisse de land art ou
d’ art conceptuel. Le monde que nous mettons en récit, en notes que nous contribuons
à sculpter nous feraient simultanément spectateurs et artistes. Donner des couleurs
au monde en le célébrant par nos palettes éduque l’œil et l’oreille au nuances de ses
chromatismes cachés.

Soyez remerciés, chers collègues, pour la pertinence et l’originalité des extraits


d’œuvres que vous avez non seulement eu soin de sélectionner, mais aussi de
commenter et ouvrir. Les professeurs de culture générale que nous sommes avons
idée de la puissance évocatrice d’une métaphore, du pouvoir structurant d’une
analogie.

9
INTRODUCTION

« Lire, c’est voyager, voyager c’est lire. », écrit Victor Hugo dans Choses vues. Puissent
vos présentations de textes, ces amorces intelligentes et sensibles, donner le désir à
nos étudiants de prolonger leur découverte. En allant, parfois, se confronter à l’oeuvre
elle-même, dans son intégralité, pour élargir leur horizon, en bons explorateurs de
mondes qu’ils sont et seront.

Véronique Bonnet,
Professeur au lycée Janson-de-Sailly à Paris.

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Remerciements

Vifs remerciements aux contributeurs.

Madame Karine Adami, lycée Louis Pergaud à Besançon.


Madame Sarah Barnaud-Meyer, lycée Masséna à Nice.
Monsieur Philippe Bastard-Rosset, lycée Berthollet à Annecy.
Madame Carine Bouillot, lycée Sainte-Geneviève à Versailles.
Monsieur Tony Brachet, professeur honoraire à Saint-Étienne.
Monsieur Frédéric Bretécher, lycée Externat-Chavagne à Nantes.
Madame Laurie Brun, lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.
Madame Nadine Brun, lycée militaire à Autun.
Monsieur Steve Buosi, lycée Philippine Duchesne à Grenoble (Corenc).
Monsieur Emmanuel Caquet, lycée Lakanal à Sceaux et LPA à Paris.
Monsieur Marc Debray, lycée Gaston Berger à Lille.
Monsieur Didier Dossman, lycée Fabert à Metz.
Madame Michèle Dupin, lycée Saliège à Balma.
Madame Anke Eilers, lycée Le Verrier à Saint-Lô.
Madame Nathalie Ferrand, lycée Gustave Flaubert et Lycée Pierre Corneille à Rouen.
Monsieur Christian Ferrié, lycée Kleber à Strasbourg.
Madame Cécile Figureau, lycée Charles de Gaulle à Caen.
Monsieur Marc Fraisse, lycée Edgar Quinet à Bourg-en-Bresse.
Madame Nathalie Gartner, lycée Louis Pergaud à Besançon.
Monsieur Rémy Grand, lycée Claude Bernard à Villefranche-sur-Saône.
Monsieur Gilbert Guislain, professeur honoraire.
Madame Valia Gréau, lycée Touchard-Washington au Mans.
Madame Marie-Pierre Grolleau, lycée Nelson Mandela à Nantes.

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REMERCIEMENTS

Madame Astrid d’Halluin, lycée Saint Louis de Gonzague à Paris.


Monsieur Stéphane Khaitrine, lycée Gambetta à Arras.
Madame Sarah Katrib, lycée Carnot à Dijon.
Monsieur Denis La Balme, Commercia et ENC Blomet à Paris.
Madame Sylvie Leleu, lycée Gaston Berger à Lille.
Monsieur Christophe Le Roux, lycée Franklin Roosevelt à Reims.
Madame Anne-France L'Henaff, lycée Notre-Dame de Sainte-Croix à Neuilly-sur-
Seine.
Madame Christine Mallemanche-Toal, lycée Gay-Lussac à Limoges.
Madame Luisa Marques Dos Santos, lycée Saint Charles à Marseille.
Madame Cathy Panarello, institut Stanislas à Cannes.
Monsieur Olivier Pellerin, collège Épiscopal Saint Étienne à Strasbourg.
Madame Martine Pétrini-Poli, lycée des Chartreux à Lyon.
Madame Émilie Pons, lycée Dominique Villars à Gap.
Madame Christine Sarafaly, lycée Saint-Étienne à Strasbourg.
Madame Sylvie Girard-Sisakoun, lycée Le Rebours à Paris.
Monsieur Christian Talin, lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.

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Sommaire

IMAGES DU MONDE
Bible : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. ............................................................ 17
Lao-Tseu : Quelque chose de confus et mélangé était là, capable d'être la genèse de
l'univers. ............................................................................................................................................................21
Épictète : Le monde est une fête d’où il faut savoir se retirer. ..............................................23
Balzac : Pour eux, point de mystères, ils voient l’envers de la société dont ils sont les
confesseurs. ..................................................................................................................................................26
Bloy : Depuis que le monde est monde. ............................................................................................29
Hesse : Quand le Sublime Gotama parlait du Monde dans son enseignement................31
Éluard : De l'univers au monde, il y a un monde : l'être humain..............................................34
Lacarrière : Les merveilles du monde.................................................................................................36
Bruckner et Finkielkraut : Nous contemplons le monde comme un seigneur
embrassant l'espace de son pouvoir..................................................................................................38

PENSÉES DU MONDE
Jean l’Évangéliste :
• Je ne te demande pas de les ôter du monde … ..........................................................................43
• Le monde passe, et sa convoitise avec lui. ..................................................................................45
Denis Diderot : Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui se passe dans le monde ?....46
Kant : Un monde trop grand ou trop petit ?....................................................................................49
Nietzsche :
• Le sens du monde. ...................................................................................................................................52
• La pensée des arrière-mondes...........................................................................................................54
Uexküll : C’est alors que s’ouvre la porte qui conduit aux mondes ambiants................56
Merleau-Ponty : L’existence au sens moderne, c’est le mouvement par lequel
l’homme est au monde..............................................................................................................................59
Lévi-Strauss : Où va le monde ?.............................................................................................................61
Perec : Que peut-on connaître du monde ?.....................................................................................64
Tesson : Les meilleurs instruments pour étalonner l'immensité du monde......................66

13
SOMMAIRE

USAGES DU MONDE
Molière : Que vous doit importer tout le reste du monde ?....................................................... 71
Rousseau : Sur le penchant de quelque agréable colline. ...................................................... 74
Balzac : Le monde est un bourbier, tâchons de rester sur les hauteurs. ...........................77
Baudelaire : N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! .... 80
Zola : Le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maison. .....................................82
Valéry : Le monde des machines. ........................................................................................................84
Fort : La ronde autour du monde. ........................................................................................................ 87
Giono : Je me demandais combien d’hectares il allait encore couvrir d’arbres. ..........88
Hannah Arendt : L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez
le monde pour en assumer la responsabilité. ................................................................................90
Jean-François Amadieu : L’appartenance au beau monde. ....................................................92
Solnit : Chacun fait son chemin dans le monde. ..........................................................................94

PARTAGES DU MONDE
Kant : Le monde va-t-il périr ? ..............................................................................................................99
Lamartine : Je ne demande rien à l’immense univers. .............................................................101
Alain : Nul n'est jamais « seul au monde ». ...................................................................................104
Bouvier :
• La route du Khyber. ............................................................................................................................... 107
• Pérennité, transparente évidence du monde, appartenance paisible. .........................110
Glissant : Ce monde est là dans nos consciences ou nos inconscients,
un Tout-monde. ...........................................................................................................................................112
Serres : Le monde plein de la latéralité contrariée. ..................................................................114
Descola :
• Le monde contemporain… ................................................................................................................... 117
• L’analyse des interactions entre les habitants du monde. ................................................ 120
Gaudé : Il allait se fondre dans la vaste foule de ceux qui marchent, avec rage,
vers d’autres terres. .................................................................................................................................121

14
SOMMAIRE

PLURALITÉ DES MONDES


Augustin d’Hippone : Monde temporel et monde spirituel : les deux Cités. ................... 125
Rabelais : Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ? ...........................................................128
Montaigne : Notre monde vient d'en trouver un autre. ...........................................................130
Shakespeare : Pauvre cerf, tu fais ton testament comme les gens du monde. .......... 132
Campanella : Ils résolurent de mener une vie philosophique en communauté. .......... 135
Viau : Je vois le centre de la terre. ................................................................................................... 137
Fontenelle : Que les étoiles fixes sont autant de soleils, dont chacun éclaire
un monde. .....................................................................................................................................................138
Andersen : C'est Copenhague, ou une autre grande ville, elles se ressemblent
toutes. .............................................................................................................................................................141
Calvino : J’étais désormais passé dans le monde du dehors. .............................................144

PROXIMITÉS DU MONDE
La Fontaine : Un certain rat las des soins d'ici-bas se retira loin du tracas. ................149
Proust : Le petit cercle d’amis des Verdurin. ................................................................................151
Husserl : Même quand nous avons la tête dans les étoiles, notre monde a les
pieds sur terre. ...........................................................................................................................................154
Yourcenar : Anima mundi. ...................................................................................................................... 157
Sartre : La racine du marronnier. ...................................................................................................... 159
Barjavel : A quoi bon ? ............................................................................................................................. 161
Camus :
• Mon détachement de moi-même et ma présence au monde. ........................................... 163
• Accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde. .......................................... 165
Césaire : Aire fraternelle de tous les souffles du monde. .......................................................167
Deleuze : Que serait un monde sans autrui ? .............................................................................. 170
Jaccottet : Le monde offrait les apparences rassurantes d'une maison. ...................... 172

15
SOMMAIRE

ÉMOIS DU MONDE
Montaigne : La diversité des façons d'une nation à autre ne me touche que par
le plaisir de la variété. .............................................................................................................................177
Lamartine : Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur la terre... ..........................................179
Hugo : L’éternité, l’espace, et les cieux, et les mondes, pour un baiser de toi ! ..........182
Pagnol : «L'envie d'ailleurs» ou l'appel du monde. ....................................................................183
Sarraute : Je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers... ..........185
Bouvier : Impossible ici d’être étranger au monde. .................................................................. 187
Ben Jelloun : La barque du monde s’est chargée. ..................................................................... 189
Maalouf : Le monde connaît un dérèglement majeur. ............................................................. 192
Prudhomme : L’heure où de par le monde on arrose les jardins. ........................................194

CHANTS DU MONDE
Homère : Le monde dans un bouclier. .............................................................................................. 199
Baudelaire : Un hémisphère dans une chevelure. ...................................................................... 201
Ackermann : Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène. ........................................... 203
Rimbaud : J’ai embrassé l’aube d’été. ........................................................................................... 206
Heidegger : Le monde du chêne s’enracine en terre et la terre surplombe le monde. .... 207
Bataille : Jouir du monde. .................................................................................................................... 209
Ponge :
• Et tous ces plans dès lors si nettement articulés. .................................................................211
• L’huître, un monde opiniâtrement clos. ...................................................................................... 213
Glissant : L’imaginaire du monde. .....................................................................................................214
Siméon : Oui, il y a un autre monde mais il est dans ce monde. .......................................... 216

16
Images du monde
IMAGES DU MONDE

Bible
Genèse
Les deux premiers chapitres du premier livre de la Bible rapportent deux
récits de la création de l’homme et du monde ; deux textes poétiques à la
portée plus spirituelle dans le premier, et davantage charnelle dans le second,
chronologiquement beaucoup plus ancien. Un monde symboliquement créé
en sept jours, dans une sorte d’apparition liturgique des différents éléments,
à l’image de la perfection divine. On y découvre un long poème qui commence
par la création du cosmos et se termine par la création de l'homme et de
la femme, à qui Dieu demande de dominer et de servir la nature. Le texte
qui ouvre la Genèse est un poème cosmique montrant un Dieu agissant
par la Parole Le second récit a une portée plus anthropomorphique et une
géographie en apparence plus réelle.
Cathy Panarello,
institut Stanislas à Cannes.

Au commencement,
Dieu créa le ciel et la terre.

A u commencement, Dieu créa le ciel et la terre.


La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le
souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.
Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres.
Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut
un matin : premier jour.
Et Dieu dit : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux. »
Dieu fit le firmament, il sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament et les
eaux qui sont au-dessus. Et ce fut ainsi.
Dieu appela le firmament « ciel ». Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour.
Et Dieu dit : « Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un
seul lieu, et que paraisse la terre ferme. » Et ce fut ainsi.
Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ». Et Dieu
vit que cela était bon.
Dieu dit : « Que la terre produise l’herbe, la plante qui porte sa semence, et que, sur

19
IMAGES DU MONDE

la terre, l’arbre à fruit donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. » Et ce
fut ainsi.
La terre produisit l’herbe, la plante qui porte sa semence, selon son espèce, et
l’arbre qui donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. Et Dieu vit que
cela était bon.
Il y eut un soir, il y eut un matin : troisième jour.
Et Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel, pour séparer le jour de
la nuit ; qu’ils servent de signes pour marquer les fêtes, les jours et les années ; et
qu’ils soient, au firmament du ciel, des luminaires pour éclairer la terre. » Et ce fut
ainsi.
Dieu fit les deux grands luminaires : le plus grand pour commander au jour, le plus
petit pour commander à la nuit ; il fit aussi les étoiles.
Dieu les plaça au firmament du ciel pour éclairer la terre, pour commander au jour et à
la nuit, pour séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit que cela était bon.
Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrième jour.
Et Dieu dit : « Que les eaux foisonnent d’une profusion d’êtres vivants, et que les
oiseaux volent au-dessus de la terre, sous le firmament du ciel. »
Dieu créa, selon leur espèce, les grands monstres marins, tous les êtres vivants qui
vont et viennent et foisonnent dans les eaux, et aussi, selon leur espèce, tous les
oiseaux qui volent. Et Dieu vit que cela était bon.
Dieu les bénit par ces paroles : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez les
mers, que les oiseaux se multiplient sur la terre. »
Il y eut un soir, il y eut un matin : cinquième jour.
Et Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce, bestiaux,
bestioles et bêtes sauvages selon leur espèce. » Et ce fut ainsi.
Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce, et
toutes les bestioles de la terre selon leur espèce. Et Dieu vit que cela était bon.
Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Qu’il soit le
maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes
sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre. »
Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et
femme.
Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et
soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de
tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. »
Dieu dit encore : « Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la
surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre
nourriture.
À tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui va et vient
sur la terre et qui a souffle de vie, je donne comme nourriture toute herbe verte. »
Et ce fut ainsi.

20
IMAGES DU MONDE

Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon. Il y eut un soir, il y eut
un matin : sixième jour.

Chapitre 2
Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et tout leur déploiement.
Le septième jour, Dieu avait achevé l’œuvre qu’il avait faite. Il se reposa, le septième
jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite.
Et Dieu bénit le septième jour : il le sanctifia puisque, ce jour-là, il se reposa de toute
l’œuvre de création qu’il avait faite.
Telle fut l’origine du ciel et de la terre lorsqu’ils furent créés. Lorsque le Seigneur
Dieu fit la terre et le ciel, aucun buisson n’était encore sur la terre, aucune herbe
n’avait poussé, parce que le Seigneur Dieu n’avait pas encore fait pleuvoir sur la
terre, et il n’y avait pas d’homme pour travailler le sol.
Mais une source montait de la terre et irriguait toute la surface du sol.
Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla
dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant.
Le Seigneur Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient, et y plaça l’homme qu’il avait
modelé.
Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toutes sortes d’arbres à l’aspect désirable et aux
fruits savoureux ; il y avait aussi l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la
connaissance du bien et du mal.
Un fleuve sortait d’Éden pour irriguer le jardin ; puis il se divisait en quatre bras : le
premier s’appelle le Pishone, il contourne tout le pays de Havila où l’on trouve de
l’or – et l’or de ce pays est bon – ainsi que de l’ambre jaune et de la cornaline ; le
deuxième fleuve s’appelle le Guihone, il contourne tout le pays de Koush ; le troisième
fleuve s’appelle le Tigre, il coule à l’est d’Assour ; le quatrième fleuve est l’Euphrate.
Le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Éden pour qu’il le
travaille et le garde.
Le Seigneur Dieu donna à l’homme cet ordre : « Tu peux manger les fruits de tous
les arbres du jardin ; mais l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en
mangeras pas ; car, le jour où tu en mangeras, tu mourras. »
Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui faire une
aide qui lui correspondra. »
Avec de la terre, le Seigneur Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les
oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait.
C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun.
L’homme donna donc leurs noms à tous les animaux, aux oiseaux du ciel et à toutes
les bêtes des champs. Mais il ne trouva aucune aide qui lui corresponde.
Alors le Seigneur Dieu fit tomber sur lui un sommeil mystérieux, et l’homme
s’endormit. Le Seigneur Dieu prit une de ses côtes, puis il referma la chair à sa place.

21
IMAGES DU MONDE

Avec la côte qu’il avait prise à l’homme, il façonna une femme et il l’amena vers
l’homme.
L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On
l’appellera femme – Ishsha –, elle qui fut tirée de l’homme – Ish. »
À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et
tous deux ne feront plus qu’un.
Tous les deux, l’homme et sa femme, étaient nus, et ils n’en éprouvaient aucune
honte l’un devant l’autre.

La Sainte Bible,
Genèse. Gn1-2, La Bible de Jérusalem, Cerf, 2009, pp. 21-22.

22
IMAGES DU MONDE

Lao Tseu
MILIEU DU vie SIÈCLE –
MILIEU DU ve SIÈCLE AVANT NOTRE ÈRE
Quelles que soient les cultures, la genèse du monde
constitue le premier sujet auquel s’attachent les mythes.
Très souvent, à l’origine du monde, il y a le néant, ce que
Lao Tseu met en évidence avec le vide qu’il décrit. Il insiste
sur le caractère informe de ce qui précède le monde.
Carine Bouillot,
lycée Sainte Geneviève à Versailles.

Quelque chose de confus et mélangé était là,


capable d'être la genèse de l'univers.

Quelque chose de confus et mélangé


Était là
Avant la naissance du ciel et de la terre.
Fait de silence et de vide
Seul et immobile
Circulant partout sans s'user
Capable d'être la genèse de l'univers.
Son nom reste inconnu
On l'appelle Tao.
Et, pourquoi pas,
Grand absolu.
Grand car il y a expansion
Expansion toujours plus loin
Spirale avec son retour.
Ainsi, grande est la voie
Grand est le ciel, grande est la terre
Grand, l'être.

23
IMAGES DU MONDE

Dans l'univers existent quatre grandeurs


Dont l'être.
L'être humain se modèle sur la terre
La terre sur le ciel
Le ciel sur la voie
Et la voie demeure naturelle.

Lao-Tseu,
Tao-Te-King. Chant 25, vers vie s av. JC. Traduction Ma Kou. Albin Michel. Collection
Spiritualité, 1984

24
IMAGES DU MONDE

50-125

Épictète
Penser le monde est une entreprise redoutable, tant ses
caractéristiques sont extrêmes. Comment trouver dans le
monde de quoi le penser dans sa totalité ? Comment penser
la relation que nous entretenons avec lui, où l’appartenance
comme le détachement peuvent avoir leur place? Dans
l’histoire des idées, nombreux sont les modèles qui ont été
sollicités à cette fin : machine, être vivant, œuvre d’art…
Les métaphores peuvent également être d’un certain secours et permettent
des analogies fécondes. Démocrite disait déjà : « Le monde est un théâtre, la
vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors. » C’est ici à une fête qu’Épictète
assimile le monde, jouant sur la polysémie du terme.
Marc Debray,
lycée Gaston Berger à Lille.

Le monde est une fête


d’où il faut savoir se retirer.

A yant reçu d’un autre toutes choses et ta personne elle-même, vas-tu t’irriter
et blâmer le donateur, s’il te les enlève ? Qui es-tu ? Pourquoi es-tu venu
ici ? N’est-ce pas lui qui t’a fait venir, qui t’a fait voir la lumière, qui t’a donné des
auxiliaires, des sensations, un langage ? Et à quel titre t’a-t-il fait venir ? N’est-ce
pas comme être mortel, destiné à vivre sur terre avec un petit corps, à contempler
son gouvernement, à lui faire cortège et à le fêter ? Ne veux-tu pas, tant que cela
t’est permis, contempler le cortège et la fête, puis, lorsqu’il te fait sortir, t’en aller en
l’adorant et en lui rendant grâce pour tout ce que tu as vu et entendu ?

– Non, je veux encore célébrer la fête.


– Les initiés aussi veulent continuer les initiations et sans doute les spectateurs
d’Olympie voir d’autres athlètes. Mais la fête a une fin, va, retire-toi en homme
reconnaissant et discret. Fais place à d’autres ; il faut que d’autres naissent comme
tu es né, et, une fois nés, qu’ils aient un pays, une habitation et tout le nécessaire. Si
les premiers ne s’en vont pas, que reste-t-il aux suivants ? Pourquoi es-tu insatiable ?

25
IMAGES DU MONDE

Pourquoi n’es-tu jamais satisfait?Pourquoi rétrécis-tu le monde ?

– Oui, mais je veux avoir avec moi ma femme et mes enfants.


– Sont-ils à toi ? Ne sont-ils pas à qui te les a donnés, à celui qui t’a fait ? Ne
renonceras-tu pas alors à ce qui appartient à un autre ? Ne céderas-tu pas à un
meilleur que toi ?
– Pourquoi m’a-t-il fait venir de cette manière ?
– Si tu n’es pas content, va-t’en ; il n’a pas besoin de spectateurs pour le blâmer. Il
lui faut des êtres qui célèbrent la fête, qui se forment en chœur afin d’applaudir, de
prophétiser, de louer l’assemblée. Il verra sans plaisir les êtres fatigués et lâches
qui s’absentent de l’assemblée car, étant présents, ils ne vivaient pas comme on
vit dans une fête, ils n’occupaient pas la place convenable ; ils gémissaient, ils
accusaient la divinité, le sort, leurs compagnons ; ils n’avaient pas conscience de
leur lot et des facultés qu’ils avaient reçues pour combattre l’adversité ; grandeur
d’âme, générosité, courage et cette liberté qui fait maintenant l’objet de notre
recherche.

– Pourquoi donc ai-je reçu tout cela ?


– Pour t’en servir.
– Pour combien de temps ?
– Tant que celui qui t’a fait ces prêts le voudra.
– Mais s’ils me sont nécessaires ?
– Ne t’y attache pas et ils ne le seront pas. Ne te dis pas qu’ils te sont nécessaires
et ils ne le seront pas.

Voilà ce qui devrait faire l’objet de ta méditation du matin au soir en commençant


par les choses les plus petites et les plus fragiles, un pot ou une coupe. Arrive ensuite
à ta tunique, à ton chien, à ton cheval, à ton petit champ, et, de là, à toi-même, à ton
corps, à tes enfants, à ta femme, à tes frères. Regarde en tout sens et rejette loin de
toi tout ce qui n’est pas rien. Purifie tes opinions pour que rien de ce qui n’est pas
tien ne s’accroche à toi, n’y adhère et ne te fasse souffrir quand on l’arrache.
Et exerce-toi chaque jour, comme tu le faisais là-bas, à dire non pas que tu
philosophes, mais, d’un mot plus grossier, que tu accordes l’affranchissement
à un esclave. Telle est en effet la véritable liberté. C’est elle que Diogène a reçu
d'Antisthène, et il dit que personne désormais ne pourrait le réduire en esclavage.

Aussi vois de quelle façon il a été prisonnier et comment il s’est conduit envers les
pirates. A-t-il dit que quelqu’un était son maître ? Je ne parle pas du mot, ce n’est
pas le mot que je redoute, c’est l’état de l’âme d’où provient le mot. Vois comment
il leur reprochait de mal nourrir leurs prisonniers ; et quand il fut vendu, est-ce un
maître qu’il cherchait ? Non c’est un esclave. Vois comment une fois acheté, il se

26
IMAGES DU MONDE

conduisait envers son maître : il causait aussitôt avec lui, lui disant qu’il ne fallait
pas s’habiller ainsi ni se laver ainsi, et comment il fallait faire vivre ses fils.

Quoi d’étonnant ! S’il avait acheté un pédotribe, l’aurait-il employé, quand il s’agit
de palestre, comme serviteur ou comme maître ? Et de même, s’il avait acheté un
médecin ou un architecte. En toute matière, c’est toujours l’homme compétent qui
doit commander l’ignorant.

Donc quiconque possède la science de la vie en général doit-il être autre chose
qu’un maître ? Qui est maître sur un navire ?
– C’est le pilote.
– Pourquoi ? Parce que celui qui lui désobéit est puni ?
– Mais il peut me frapper !
– Est-ce sans dommage pour lui ?

Épictète,
Entretiens IV, 103 à 118, in Les Stoïciens. Pléiade. NRF-Gallimard. 1962. pp.1052-1053

27
IMAGES DU MONDE

1799-1850

Honoré de Balzac
Afin de décrire la société parisienne, Balzac emprunte à
Dante l’image des sept cercles de l’Enfer et nous présente ici
le troisième. Par cette description, un art dont il est maître,
il montre à quel point la littérature dispose d’outils efficaces
pour rendre compte d’une réalité pourtant infiniment vaste
et complexe : effets de distanciation, métaphorisations,
richesse et cohérence des notations, tout ici concourt à
créer une image saisissante et vivante du monde social
parisien des années 1830 tel que le voit l’auteur.
Didier Dossmann,
lycée Fabert à Metz.

Pour eux, point de mystères,


ils voient l’envers de la société
dont ils sont les confesseurs.

N ous voici donc amenés au troisième cercle de cet enfer, qui, peut-être un jour,
aura son Dante. Dans ce troisième cercle social, espèce de ventre parisien, où
se digèrent les intérêts de la ville et où ils se condensent sous la forme dite affaires,
se remue et s’agite par un âcre et fielleux mouvement intestinal, la foule des
avoués, médecins, notaires, avocats, gens d’affaires, banquiers, gros commerçants,
spéculateurs, magistrats. Là, se rencontrent encore plus de causes pour la
destruction physique et morale que partout ailleurs.

Ces gens vivent, presque tous, en d’infectes études, en des salles d’audiences
empestées, dans de petits cabinets grillés, passent le jour courbés sous le poids des
affaires, se lèvent dès l’aurore pour être en mesure, pour ne pas se laisser dévaliser,
pour tout gagner ou pour ne rien perdre, pour saisir un homme ou son argent,
pour emmancher ou démancher une affaire, pour tirer parti d’une circonstance
fugitive, pour faire pendre ou acquitter un homme. Ils réagissent sur les chevaux,
ils les crèvent, les surmènent, leur vieillissent, aussi à eux, les jambes avant le
temps. Le temps est leur tyran, il leur manque, il leur échappe ; ils ne peuvent ni

28
IMAGES DU MONDE

l’étendre, ni le resserrer. Quelle âme peut rester grande, pure, morale, généreuse, et
conséquemment quelle figure demeure belle dans le dépravant exercice d’un métier
qui force à supporter le poids des misères publiques, à les analyser, les peser, les
estimer, les mettre en coupe réglée ? Ces gens-là déposent leur cœur, où ?… je ne
sais ; mais ils le laissent quelque part, quand ils en ont un, avant de descendre tous
les matins au fond des peines qui poignent les familles. Pour eux, point de mystères,
ils voient l’envers de la société dont ils sont les confesseurs, et la méprisent.

Or, quoi qu’ils fassent, à force de se mesurer avec la corruption, ils en ont horreur
et s’attristent ; ou par lassitude, par transaction secrète, ils l’épousent ; enfin,
nécessairement, ils se blasent sur tous les sentiments, eux que les lois, les hommes,
les institutions font voler comme des choucas sur les cadavres encore chauds.
À toute heure, l’homme d’argent pèse les vivants, l’homme des contrats pèse
les morts, l’homme de loi pèse la conscience. Obligés de parler sans cesse, tous
remplacent l’idée par la parole, le sentiment par la phrase, et leur âme devient un
larynx. Ils s’usent et se démoralisent. Ni le grand négociant, ni le juge, ni l’avocat ne
conservent leur sens droit : ils ne sentent plus, ils appliquent les règles que faussent
les espèces.

Emportés par leur existence torrentueuse, ils ne sont ni époux, ni pères, ni amants ;
ils glissent à la ramasse sur les choses de la vie, et vivent à toute heure, poussés
par les affaires de la grande cité. Quand ils rentrent chez eux, ils sont requis d’aller
au bal, à l’Opéra, dans les fêtes où ils vont se faire des clients, des connaissances,
des protecteurs. Tous mangent démesurément, jouent, veillent, et leurs figures
s’arrondissent, s’aplatissent, se rougissent. À de si terribles dépenses de forces
intellectuelles, à des contractions morales si multipliées, ils opposent non pas le
plaisir, il est trop pâle et ne produit aucun contraste, mais la débauche, débauche
secrète, effrayante, car ils peuvent disposer de tout, et font la morale de la société.
Leur stupidité réelle se cache sous une science spéciale. Ils savent leur métier, mais
ils ignorent tout ce qui n’en est pas. Alors, pour sauver leur amour-propre, ils mettent
tout en question, critiquent à tort et à travers ; paraissent douteurs et sont gobe-
mouches en réalité, noient leur esprit dans leurs interminables discussions.

Presque tous adoptent commodément les préjugés sociaux, littéraires ou politiques


pour se dispenser d’avoir une opinion ; de même qu’ils mettent leurs consciences
à l’abri du code, ou du tribunal de commerce. Partis de bonne heure pour être des
hommes remarquables, ils deviennent médiocres, et rampent sur les sommités du
monde. Aussi leurs figures offrent-elles cette pâleur aigre, ces colorations fausses,
ces yeux ternis, cernés, ces bouches bavardes et sensuelles où l’observateur
reconnaît les symptômes de l’abâtardissement de la pensée et sa rotation dans
le cirque d’une spécialité qui tue les facultés génératives du cerveau, le don de

29
IMAGES DU MONDE

voir en grand, de généraliser et de déduire. Ils se ratatinent presque tous dans la


fournaise des affaires. Aussi jamais un homme qui s’est laissé prendre dans les
conquassations ou dans l’engrenage de ces immenses machines, ne peut-il devenir
grand.

S’il est médecin, ou il a peu fait la médecine, ou il est une exception, un Bichat qui
meurt jeune. Si, grand négociant, il reste quelque chose, il est presque Jacques
Cœur. Robespierre exerça-t-il ? Danton était un paresseux qui attendait. Mais qui
d’ailleurs a jamais envié les figures de Danton et de Robespierre, quelque superbes
qu’elles puissent être ? Ces affairés par excellence attirent à eux l’argent et
l’entassent pour s’allier aux familles aristocratiques. Si l’ambition de l’ouvrier est
celle du petit bourgeois, ici, mêmes passions encore. À Paris, la vanité résume toutes
les passions. Le type de cette classe serait soit le bourgeois ambitieux, qui, après
une vie d’angoisses et de manœuvres continuelles, passe au Conseil d’État comme
une fourmi passe par une fente ; soit quelque rédacteur de journal, roué d’intrigues,
que le roi fait Pair de France, peut-être pour se venger de la noblesse ; soit quelque
notaire devenu Maire de son arrondissement, tous gens laminés par les affaires et
qui, s’ils arrivent à leur but, y arrivent tués.

Honoré de Balzac,
La Fille aux yeux d’or. Préface. Wikisource.

30
IMAGES DU MONDE

1846-1917

Léon Bloy
L’auteur dénonce ici le « monde » comme vocable vague,
mais poétique, qui permet à l’opinion de s’accommoder des
imperfections de la société auxquelles elle ne désire pas
remédier. Léon Bloy se situe dans le sillage du Dictionnaire
de la bêtise de Gustave Flaubert.
Stéphane Khaitrine,
lycée Gambetta à Arras.

Depuis que le monde est monde.

Q uelle chronologie invoque-t-on lorsqu'on parle ainsi et quelle idée se forme-


t-on d'un monde qui aurait pu commencer à l'époque immémoriale, mais
nécessairement imprécise, où chacun imagine le point initial des pensées ou des
sentiments qu'il croit avoir ?

Depuis que le monde est monde, on a toujours fait telle ou telle chose, on a
toujours cru ceci ou cela. C'est le niveau intellectuel du cantonnier qui pense
qu'on a toujours cassé des pierres comme lui sur toutes les routes de l'ancien
ou du nouveau monde. C'est le concept du juge incapable d'imaginer, au cours
des siècles, un moment où il n'aurait pas fallu des lois pénales et des magistrats
lucides pour les appliquer. Ce qui se voit s'est toujours vu, est-il dit du haut en bas
de l'échelle ; et ce Lieu Commun n'a pas d'autre sens. On sous-entend que cela se
verra toujours, Dieu n'ayant pas la permission de faire des choses nouvelles.

Fort bien, mais nous continuons à ignorer ce que c'est que ce monde qui est
toujours monde et dont il est parlé de manière si absolue. L’Évangile dit qu'un
jour « la tribulation sera si grande qu'il n'y en aura jamais eu de pareille depuis le
commencement du monde et qu'il n'y en aura jamais ». Cette parole ne congédie
pas expressément les cantonniers ni les juges, mais elle infirme leur témoignage
quant à la permanence et au ne varietur d'un monde qui peut être bouleversé en un
instant et n'avoir plus figure de monde.

31
IMAGES DU MONDE

Or, venant à considérer la menaçante et mystérieuse importunité des vieux Vocables


échelonnés sur la route de Thèbes, quand on revient stupide et humilié, du Paradis
perdu, je me dis que l'explication de ce Lieu Commun est bien simple si on se rappelle
qu'au sens mystique, le Monde signifie l'empire du Diable. A l'instant tout est clarifié.

« Depuis que le démon est démon », il y a les devoirs du monde, les personnes du
monde, les imbéciles qui vont dans le monde et la rue est à tout le monde ; il y a
le grand monde, le petit monde, le monde savant, le monde littéraire le monde
catholique, le demi-monde ; il y a même le Monde illustré, et les gens du monde
exempts de l'héroïsme et de la dyspepsie ne se sentent pas mourir.

Léon Bloy,
Depuis que le monde est monde, exégèse des lieux communs.
Rivages Poche. p 363-364

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IMAGES DU MONDE

1877-1962

Hermann Hesse
Devenu livre culte du mouvement hippie aux États-Unis dans
les années 1960, Siddhartha, publié en 1922, de Hermann
Hesse est un roman d’initiation, librement inspiré de la vie
du Bouddha, et interroge notre rapport occidental au monde.
Dans ce dernier chapitre, le héros éponyme, devenu passeur
au bord d’un fleuve en Inde, retrouve son ami d’enfance
Govinda, après une vie d’aventures en quête de sagesse.
Rejetant toutes les représentations dogmatiques du monde, Siddhartha a, en
effet, atteint l’éveil en apprenant à accepter « le monde tel qu’il est, à l’aimer
et à en faire partie », sans vouloir laisser une quelconque doctrine.
Anke Eilers,
lycée Le Verrier à Saint-Lô.

Quand le Sublime Gotama parlait


du Monde dans son enseignement.

G ovinda dit alors : « Il me semble, ô Siddhartha, que tu aimes toujours à


plaisanter. Que tu n’aies point suivi de maître, je le crois et je le sais. Mais n’as-
tu pas trouvé toi-même, je ne dirai pas une doctrine, mais certaines idées, certaines
— connaissances — qui soient bien à toi et d’après lesquelles tu règles ta vie ? Si tu
pouvais me parler de ces choses-là, tu me réjouirais le cœur. »

Siddhartha dit : « Oui, j’ai eu des pensées, j’ai eu des « connaissances », de temps
en temps. Parfois, pendant une heure, pendant un jour, j’ai senti en moi les effets du
Savoir comme on sent la vie dans son propre cœur. C’étaient bien certainement des
idées que j’avais, mais il me serait difficile de te les communiquer. Tiens, mon bon
Govinda, voici une des pensées que j’ai trouvées : la sagesse ne se communique pas.
La sagesse qu’un sage cherche à communiquer a toujours un air de folie.

- Tu veux rire ? demanda Govinda.

- Pas du tout. Je te dis ce que j’ai trouvé. Le Savoir peut se communiquer, mais pas la
Sagesse. On peut la trouver, on peut en vivre, on peut s’en faire un sentier, on peut,

33
IMAGES DU MONDE

grâce à elle, opérer des miracles, mais quant à la dire et à l’enseigner, non, cela ne
se peut pas. C’est ce dont je me doutais parfois quand j’étais jeune homme et ce qui
m’a fait fuir les maîtres. Écoute, Govinda, j’ai trouvé une pensée que tu vas encore
prendre pour une plaisanterie ou pour une folie, mais qui, en réalité, est la meilleure
de toutes celles que j’ai eues. La voici : Le contraire de toute vérité est aussi vrai
que la vérité elle-même ! Je l’explique ainsi : une vérité, quand elle est unilatérale,
ne peut s’exprimer que par des mots ; c’est dans les mots qu’elle s’enveloppe. Tout
ce qui est pensée est unilatéral et tout ce qui est unilatéral, tout ce qui n’est que
moitié ou partie, manque de totalité, manque d’unité ; et pour le traduire il n’y a que
les mots.

Quand le Sublime Gotama parlait du Monde dans son enseignement, il était obligé
de le diviser en Sansara et en Nirvana, en erreurs et en vérités, en souffrance et
en délivrance. On ne peut faire autrement et, pour qui enseigne, il n’y a pas d’autre
voie à suivre. Mais le monde en lui-même, ce qui existe en nous et autour de nous,
n’est jamais unilatéral. Un être humain ou une action n’est jamais entièrement
Sansara ou complètement Nirvana, de même que cet être n’est jamais tout à fait
un saint ou tout à fait un pécheur. Nous nous y laissons aisément tromper parce
que nous inclinons naturellement à croire que le temps est une chose vraiment
existante. Le Temps n’est pas une réalité, ô Govinda. J’en ai maintes et maintes fois
fait l’expérience. Et si le Temps n’est pas une réalité, l’espace qui semble exister
entre le Monde et l’Éternité, entre la Souffrance et la Félicité, entre le Bien et le Mal,
n’est qu’une illusion.

- Comment cela ? demanda Govinda, avec un sentiment d’angoisse.

- Fais bien attention ! mon bon ami, fais bien attention ! Le pécheur que je suis et
que tu es, reste un pécheur ; mais un jour viendra où il sera Brahma, où il atteindra le
Nirvana, où il sera Bouddha, mais, prends-y garde : ce « un jour » est une illusion, ce
n’est que manière de parler ! Le pécheur ne s’achemine pas vers l’état du Bouddha,
il n’évolue pas, quoique notre esprit ne puisse se représenter les choses d’une autre
façon. Non, le Bouddha à venir est maintenant, il est aujourd’hui en puissance dans
le pécheur, son avenir est déjà en lui, tu dois déjà vénérer en lui, en toi, ce Bouddha
en devenir, ce Bouddha encore caché. Le monde, ami Govinda, n’est pas une chose
imparfaite ou en voie de perfection, lente à se produire : non, c’est une chose parfaite
et à n’importe quel moment. Chaque péché porte déjà en soi sa grâce, tous les petits
enfants ont déjà le vieillard en eux, tous les nouveau-nés la mort, tous les mortels
la vie éternelle. Aucun être humain n’a le don de voir à quel point son prochain est
parvenu sur la voie qu’il suit : Bouddha attend dans le brigand aussi bien que dans
le joueur de dés et dans Brahma attend le brigand. La profonde méditation donne le
moyen de tromper le temps, de considérer comme simultané tout ce qui a été, tout

34
IMAGES DU MONDE

ce qui est et tout ce qui sera la vie dans l’avenir, et comme cela tout est parfait, tout
est Brahma. C’est pourquoi j’ai l’impression que ce qui est est bien ; je vois la Mort
comme la Vie, le péché comme la Sainteté, la prudence comme la Folie, et il doit en
être ainsi de tout ; je n’ai qu’à y consentir, qu’à le vouloir, qu’à l’accepter d’un cœur
aimant. En agissant ainsi, je ne puis qu’y gagner sans risquer jamais de me nuire.
J’ai appris à mes propres dépens qu’il me fallait pécher par luxure, par cupidité, par
vanité, qu’il me fallait passer par le plus honteux des désespoirs pour refréner mes
aspirations et mes passions, pour aimer le monde, pour ne pas le confondre avec
ce monde imaginaire désiré par moi et auquel je me comparais, ni avec le genre
de perfection que mon esprit se représentait ; j’ai appris à le prendre tel qu’il est,
à l’aimer et à en faire partie, telles sont, ô Govinda, quelques-unes des pensées qui
me sont venues. »

Hermann Hesse,
Siddhartha. 3e Partie, Chapitre 4 : Govinda.
Le Livre de Poche. 1925. pages 149-152

35
IMAGES DU MONDE

1895-1952

Paul Éluard
Plutôt que de demander qu'est-ce que le monde « comme
tel », il est tentant de demander « qu'y a-t-il ? » dans ce que
nous appelons le monde. À la question par laquelle Willard
Van Orman Quine ouvre son article « Sur ce qu'il y a », la
réponse oscille entre la tautologie d'une totalité formelle
et l'impossible inventaire. Ne dit-on pas d'ailleurs qu' « il
faut de tout pour faire un monde » ? Certes, mais sans un
être pensant et parlant, il y aurait encore des atomes et des astres, du vent
et des vivants, mais pas d' « il y a » pour cette question. Dans le silence
des espaces infinis de l'univers, demeureraient les significations des milieux
animaux, mais pas de monde à proprement parler. Et pourtant, Nietzsche
n'avait-il pas raison, dans le Gai savoir, de s'exclamer « nous éclatons de
rire rien qu’à voir l’homme et le monde placés l’un à côté de l’autre, que
sépare la sublime prétention du petit mot : ''et'' ! » ? Cette sublime prétention
n'est pas seulement celle du concept, qui prétend forger avec un seul mot
« monde », une désignation coextensive à toute réalité ; c'est aussi celle du
poète, qui rappelle que tout « il y a » engage moins une totalité objective de
référence qu'un dénominateur commun d'ordre humain. Entre l'univers muet
et le monde susceptible de devenir une question, « il y a » au moins un être
humain.
Sarah Barnaud-Meyer,
lycée Masséna à Nice.

De l'univers au monde,
il y a un monde : l'être humain.

Il n'y aurait rien


Pas un insecte bourdonnant
Pas une feuille frissonnante
Pas un animal léchant ou hurlant
Rien de chaud rien de fleuri

36
IMAGES DU MONDE

Rien de givré rien de brillant rien d'odorant


Pas une ombre léchée par la fleur de l'été
Pas un arbre portant des fourrures de neige
Pas une joue fardée par un baiser joyeux
Pas une aile prudente ou hardie dans le vent
Pas un coin de chair fine pas un bras chantant
Rien de libre ni de gagner ni de gâcher
Ni de s'éparpiller ni de se réunir
Pour le bien pour le mal
Pas une nuit armée d'amour ou de repos
Pas une voix d'aplomb pas une bouche émue
Pas un sein dévoilé pas une main ouverte
Pas de misère et pas de satiété
Rien d'opaque rien de visible
Rien de lourd rien de léger
Rien de mortel rien d'éternel

Il y aurait un homme
N'importe quel homme
Moi ou un autre
Sinon il n'y aurait rien.

Paul Éluard,
Le droit le devoir de vivre. Le livre ouvert. 1942. éd. électronique.

37
IMAGES DU MONDE

1925-2005

Jacques Lacarrière
Avec les textes qui forment le recueil bien nommé Ce
Bel Aujourd’hui, Jacques Lacarrière offre des vignettes
poétiques du monde contemporain. Dans l’une d’elles,
Les Merveilles du monde, il explique l’origine de son
attention admirative aux choses du monde. Il nous montre
ainsi comment non seulement notre connaissance du
monde, mais aussi notre relation au monde se construisent
par l’intermédiaire de représentations, d’autant plus
marquantes qu’elles conservent la saveur de l’enfance.
Cécile Figureau,
lycée Charles de Gaulle à Caen.

Les merveilles du monde.

J’ ai mangé beaucoup de chocolat dans mon enfance et mon adolescence.


Parce que j’aimais le chocolat bien sûr et parce que dans les tablettes de
certaines marques, on trouvait des images qu’on pouvait ensuite coller sur des
albums. Ces images, je les ai collectionnées des années durant et j’ai pu remplir
grâce à elles trois albums intitulés Les Merveilles du monde. Chaque album ayant
35 pages, chaque page 12 images et chaque tablette une seule image, j’ai donc
mangé ces années-là 1260 tablettes de chocolat, sans compter celles qui n’avaient
pas d’images. Le goût du chocolat a disparu depuis longtemps mais pas celui
des vignettes qui l’accompagnaient. J’ai conservé ces trois albums que je relis
souvent car je leur dois mes premières découvertes du monde, de la nature, des
voyages et des autres peuples mais aussi des pouvoirs de l’écriture et des images.
Les Merveilles du monde constituaient le plus beau floraire, bestiaire, lapidaire, le
plus beau promptuaire des choses et des curiosités de la nature et de la vie.

Certaines images me sont restées en mémoire d’autant plus vivement que les textes
qui les accompagnaient étaient eux-mêmes de grande qualité, sans ce ton bêtifiant
ou pontifiant que prenaient alors les adultes qui s’adressaient à des enfants. Rien
de scolaire, donc, en ces images ni en ces textes, mais une initiation simple et
souriante aux merveilles de la nature, révélée souvent sous ses aspects les plus
insolites, inattendus comme « Les oiseaux anthophiles » (oiseaux de paradis), « Les

38
IMAGES DU MONDE

insectes bizarres », « L’ingéniosité des araignées », « Têtes d’insectes » (une des


planches les plus drôles car ces têtes d’insectes agrandies ressemblaient à celles
de bien des adultes), « Lumières vivantes » (une planche sur les poissons lumineux
des abysses qui inspira une partie de mon livre Le Pays sous l’écorce, écrit cinquante
ans plus tard), « Animaux transparents », « Poissons fabuleux », etc. La nature était
représentée par des planches comme « Au berceau de la vie » (qui déclencha en moi
un goût immodéré du microscope), « Fleurs géantes », « Types de paysages », « Le
monde des nuages », « Crépuscules et jeux de lumière », « Le monde polaire », etc.

On y trouvait aussi des planches sur le monde moderne et ses différentes inventions
comme « Les chemins de fer de montagne », « L’âge des transports », « Engins
de levage », « Anticipations », où dès les années 1932-1933 on vantait l’énergie
solaire et éolienne. L’anthropologie et les différentes races étaient représentées
en des planches plus naïves, plus sommaires aussi, car le sujet s’avérait délicat.
Cinq planches traitaient des races et des coutumes sous les titres : « Les races
humaines », « Scènes de la vie indienne », « Masques de danse chez les primitifs »,
« Peuples en voie de disparition » et « Chez les anthropophages ». La planche sur
les peuples en voie de disparition me tirait les larmes des yeux car bien sûr le
texte ne précisait pas à quelle date exacte ces peuples allaient disparaître ! Je
croyais les voir déjà mourir sous mes yeux comme ce vieil Aino de la presqu’île de
Sakhaline avec son regard éploré ou ce nain des Nouvelles-Hébrides, assis sur un
tronc d’arbre, accablé par sa proche disparition.[...]

Malgré le culte qu’on leur voue aujourd’hui, les images comptent moins par elles-
mêmes que l’âge et les conditions où on les voit pour la première fois. Certaines
planches des Merveilles du monde feraient sûrement sourire de nos jours mais à
l’époque, elles me firent réfléchir et rêver. C’est là le vrai rôle et la vraie vocation
d’une image : provoquer la réflexion et susciter le rêve. Cette union et cette
communion nécessaires, je les ai pressenties très tôt grâce aux Merveilles du monde.
Car elles aussi, ces merveilles, s’annonçaient vulnérables et en voie de disparition
comme l’okapi, le pangolin, l’ornithorynque, le paresseux (à trois doigts), le tatou
(à six bandes) et le cératode (poisson marcheur) d’Australie. Et comme les peuples
de la série 60 de l’album n°2. Zoukaguire de Sibérie, petite Sénoï de Malaisie, jeune
Wedda de Ceylan, jeune Indienne Ona de la Terre de Feu, habitantes du pays des
pleurs et des images, n’avez-vous été que des ombres, dernières représentantes des
merveilles disparues du monde ? Que deviennent les images quand on cesse de les
regarder ? Que deviennent les peuples lointains quand on cesse de s’en rapprocher ?

Jacques Lacarrière,
Ce Bel Aujourd’hui. Les merveilles du monde. Editions Jean-Claude Lattès, 1989,
pp.221-225

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IMAGES DU MONDE

CONTEMPORAINS

Pascal Bruckner
et Alain
Finkielkraut
« Faire un pays », ou même le tour du monde : ces expressions
ne sont pas anodines. Les deux auteurs s’attachent à
montrer combien le touriste, loin de s’enrichir de l’étranger,
ramène le monde qu’il traverse aux stéréotypes de son
« cadre de vie » et de sa vision idéologique.
Emmanuel Caquet,
lycée Lakanal à Sceaux et LPA à Paris.

Nous contemplons le monde


comme un seigneur embrassant
l'espace de son pouvoir.

L e touriste est le successeur standardisé d'Alexandre de Macédoine et de Don


Juan. La région qu'il traverse intégrée à sa vie dans le moment même où il la voit.
La violence de la rencontre avec ce qui n'est pas lui s'amortit dans le spectacle. Par
la contemplation, il s'empare des choses extérieures, et obtient leur reddition […].
Le regard est un acte symbolique d'appropriation. Sous leurs dehors inoffensifs et
pacifiés, les touristes sont des conquérants imaginaires.

Partir, c'est revenir un peu, et tout départ même le plus aventureux est une
anticipation du retour. Pas de touristes qui ne soient « retouristes », pas de voyageur,
aussi insouciant soit-il, qui ne cherche à tirer avantage de ses tribulations. Mais on
ne pourrait pas se vanter de ses périples, si une logique implicite ne posait pas
d'abord équivalence : voir = avoir = être. Ce que je regarde, je le possède ; ce qui est
à moi est moi : voilà ce que dit, dans son imprécision apparente, l'expression « faire
un pays ».

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IMAGES DU MONDE

Et qu'est-ce qu'un beau panorama sinon un ancien site militaire ? Du haut d'un
belvédère, nous contemplons le monde comme un seigneur embrassant l'espace
de son pouvoir. Avant d'être un désir esthétique, la prérogative du point de vue
correspondait un souci de surveillance. Le touriste est la version pacifique du
guerrier, comme il peut arriver que la guerre soit une version belliqueuse du
tourisme […].

Voir donc, c'est prendre. L'Autre est absorbé dans le Même, selon le schéma
classique de l'aventure. Mais il est instantanément, sans délai et sans problème […].
Le monde s'offre au regard : il a toujours déjà cédé. D'où l'ennui profond des voyages
oculaires, et du tourisme purement photographique. Une expérience visuelle est
trop immédiate pour constituer vraiment une expérience […]. C'est pourquoi, sans
doute, les touristes modernes sont des êtres partagés : ils partent pour faire un
pays, et ils espèrent secrètement que ce pays ne se laissera pas faire. Studieux,
ils vont voir l'Acropole, le musée des Offices, l'Ermitage, ou les chutes du Niagara ;
mais en même temps, ils désirent qu'une intrigue inattendue vienne bouleverser ce
programme oculaire […].

Les purs visiteurs, bardés d'appareils photos, sont, au fond, moins ridicules que
résignés ; ils ont renoncé, d'entrée de jeu, à entretenir avec le dehors d'autre
relation que celle de la curiosité. Ils se livrent avec application et sans souffrance
apparente à une activité commémorative : le tourisme a partie liée avec la mort,
puisque à nous diriger toujours vers les lieux où s'est déroulée l'aventure, il fait
du monde un musée, une ville fantôme, et de nous des visiteurs, c'est-à-dire des
collectionneurs de vestiges.

Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut,


Au coin de la rue, l’aventure. Seuil. 1979. pp 51 à 53

41
Pensées
du monde
PENSÉES DU MONDE

ier SIÈCLE

Jean l’Évangéliste
Dans cet extrait Jean l’Évangéliste nous rapporte la dernière
prière du Christ, c’est une prière que celui-ci adresse à Dieu
pour ses disciples, et plus particulièrement pour ses apôtres.
Le mot « monde » n’y apparaît pas moins de dix-huit fois,
toutes occurrences du mot grec « cosmos ». Le vocable y
semble particulièrement poly-sémique, sans que le texte
cesse néanmoins de faire sens. C’est à Jean que l’on doit
aussi l’expression « Prince du monde » (« arkôn tou cosmou »)
pour désigner Satan, voir par exemple au chapitre XVI. Peut-
être y a-t-il dans cette mauvaise part de l’acception l’idée d’une réalité close
et autosuffisante, « mondaine » ? Le monde pouvant être à contrario considéré
comme traversé par une discrète présence transcendante et salvifique.
Olivier Pellerin,
collège Épiscopal Saint Étienne à Strasbourg.

Je ne te demande
pas de les ôter du monde…
Ayant ainsi parlé, Jésus leva les yeux au ciel et dit:

"Père, l'heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie, puisque tu lui as
donné autorité sur toute chair, afin qu'à tous ceux que tu lui as donnés, il donne la
vie éternelle. Or, la vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et
celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.
Je t’ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l'œuvre que tu m'as donnée à faire. Et
maintenant toi, Père, glorifie-moi auprès de toi, de la gloire que j'avais auprès de toi,
avant que le monde fût.

J'ai manifesté ton nom aux hommes que tu m'as donnés du milieu du monde. Ils
étaient à toi, et tu me les as donnés: et ils ont gardé ta parole. Ils savent à présent
que tout ce que tu m'as donné vient de toi; car les paroles que tu m'as données, je
les leur ai données. Et ils les ont reçues, et ils ont vraiment reconnu que je suis sorti
de toi, et ils ont cru que c'est toi qui m'as envoyé.

45
PENSÉES DU MONDE

C'est pour eux que je prie. Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m'as
donnés ; parce qu'ils sont à toi. Car tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est
à toi est à moi, et que je suis glorifié en eux.

Je ne suis plus dans le monde. Pour eux, ils sont dans le monde, et moi, je vais à
toi. Père saint, garde dans ton nom ceux que tu m'as donnés, afin qu'ils ne fassent
qu'un, comme nous. Lorsque j'étais avec eux, je les conservais dans ton nom. J'ai
gardé ceux que tu m'as donnés, et pas un d'eux ne s'est perdu, hormis le fils de
perdition, afin que l’Écriture fût accomplie.

Maintenant je vais à toi, et je fais cette prière pendant que je suis dans le monde,
afin qu'ils aient en eux la plénitude de ma joie. Je leur ai donné ta parole, et le monde
les a haïs, parce qu'ils ne sont pas du monde, comme moi-même je ne suis pas du
monde. Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du mal. Ils ne
sont pas du monde, comme moi-même je ne suis pas du monde. Sanctifie-les dans
la vérité.

Comme tu m'as envoyé dans le monde, je les ai aussi envoyés dans le monde. Et je me
sanctifie moi-même pour eux, afin qu'eux aussi soient sanctifiés en vérité.

Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, par leur prédication,
croiront en moi, pour que tous ils soient un, comme toi, mon Père, tu es en moi, et
moi en toi, pour que, eux aussi, ils soient un en nous, afin que le monde croie que tu
m'as envoyé.

Et je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient un, comme nous
sommes un, moi en eux, et toi en moi, afin qu'ils soient parfaitement un, et que le
monde connaisse que tu m'as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m'as aimé.

Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, ils y soient avec moi, afin
qu'ils voient la gloire que tu m'as donnée, parce que tu m'as aimé avant la création
du monde. Père juste, le monde ne t’a pas connu, mais moi, je t’ai connu, et ceux-ci
ont connu que c'est toi qui m'as envoyé. Et je leur ai fait connaître ton nom, et je le
leur ferai connaître, afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et que je sois
moi aussi en eux."

Évangile selon Saint Jean,


32-80 ch 17. Traduction amendée du chanoine Crampon. Edition électronique.

46
PENSÉES DU MONDE

Dans l’épître suivante de l’évangéliste Jean, on retrouve une distinction que


fait souvent le Christ entre la présence au monde et paradoxalement la non-
appartenance à ce monde (du Christ et du croyant). Il est question de se
préparer à l’au-delà divin (l’autre monde) dans ce monde ci, sans se laisser
aller aux mauvais penchants de ce dernier (l’apanage du « Mauvais », « prince
de ce monde »). Le terme grec kosmos est utilisé dans la Bible sous plusieurs
sens (Structure, système organisation..). Ici, il y a une claire séparation entre
les deux mondes, ce qui rejoindra la cité céleste et la cité terrestre évoquées
plus tard par Saint Augustin.
Cathy Panarello,
institut Stanislas à Cannes.

Le monde passe, et sa convoitise avec lui.

J e vous l’écris, petits enfants : Vos péchés vous sont remis à cause du nom de
Jésus.
Je vous l’écris, parents : Vous connaissez celui qui existe depuis le commencement.
Je vous l’écris, jeunes gens : Vous avez vaincu le Mauvais.
Je vous l’ai écrit, enfants : Vous connaissez le Père. Je vous l’ai écrit, parents : Vous
connaissez celui qui existe depuis le commencement. Je vous l’ai écrit, jeunes gens :
Vous êtes forts, la parole de Dieu demeure en vous, vous avez vaincu le Mauvais.
N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde,
l’amour du Père n’est pas en lui.
Tout ce qu’il y a dans le monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux,
l’arrogance de la richesse –, tout cela ne vient pas du Père, mais du monde.
Or, le monde passe, et sa convoitise avec lui. Mais celui qui fait la volonté de Dieu
demeure pour toujours.

Première épître de Saint Jean,


2 12-17. La Bible de Jérusalem. Cerf, 2009. pp. 2020-2021.

47
PENSÉES DU MONDE

1713-1784

Denis Diderot
Dans Le Rêve de d’Alembert, Diderot fait dialoguer Mlle de
Lespinasse avec le médecin Bordeu. Tous deux conviennent
que le monde n’est qu’un vaste océan de matière, auquel
l’homme a accès par ses sens : Diderot fait reprendre par
Mlle de Lespinasse l’image d’une araignée qui siégerait en
nous et dont la toile s’étendrait à l’univers ; elle serait ainsi
en contact, par les vibrations de sa toile, avec les confins du
monde existant. Et si ce contact n’était pas affaibli par l’immensité de l’espace,
si nos sensations nous restituaient dans toute leur intensité les impressions
qui en résultent, n’aurions-nous pas les facultés mêmes de la divinité…?
Nadine Brun,
lycée militaire à Autun.

Pourquoi est-ce que je ne sais pas


ce qui se passe dans le monde ?
MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Attendez, attendez,... J'en étais à mon araignée.

BORDEU — Oui, oui.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Docteur, approchez-vous. Imaginez une araignée


au centre de sa toile. Ébranlez un fil, et vous verrez l'animal alerte accourir. Eh bien !
Si les fils que l'insecte tire de ses intestins, et y rappelle quand il lui plaît, faisaient
partie sensible de lui-même ?...

BORDEU — Je vous entends. Vous imaginez en vous, quelque part, dans un recoin de
votre tête, celui, par exemple, qu'on appelle les méninges, un ou plusieurs points où
se rapportent toutes les sensations excitées sur la longueur des fils.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — C'est cela.

BORDEU — Votre idée est on ne saurait plus juste ; mais ne croyez-vous pas que c'est
à peu près la même qu'une certaine grappe d'abeilles ?

48
PENSÉES DU MONDE

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Ah ! Cela est vrai ; j'ai fait de la prose sans m'en
douter.

BORDEU — Et de la très bonne prose, connue vous allez voir. Celui qui ne connaît
l'homme que sous la forme qu'il nous présente en naissant, n'en a pas la moindre
idée. Sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses membres, tous ses viscères, tous ses
organes, son nez, ses yeux, ses oreilles, son cœur, ses poumons, ses intestins, ses
muscles, ses os, ses nerfs, ses membranes, ne sont, à proprement parler, que les
développements grossiers d'un réseau qui se forme, s'accroît, s'étend, jette une
multitude de fils imperceptibles.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Voilà ma toile ; et le point originaire de tous ces fils


c'est mon araignée.

BORDEU — À merveille.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Où sont les fils ? Ou est placée l'araignée ?

BORDEU — Les fils sont partout ; il n'y a pas un point à la surface de votre corps
auquel ils n'aboutissent ; et l'araignée est nichée dans une partie de votre tête que
je vous ai nommée, les méninges, à laquelle on ne saurait presque toucher sans
frapper de torpeur toute la machine.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Mais si un atome fait osciller un des fils de la toile


de l'araignée, alors elle prend l'alarme, elle s'inquiète, elle fuit ou elle accourt. Au
centre elle est instruite de tout ce qui se passe en quelque endroit que ce soit de
l'appartement immense qu'elle a tapissé. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui
se passe dans le mien, ou le monde, puisque je suis un peloton de points sensibles,
que tout presse sur moi et que je presse sur tout ?

BORDEU — C'est que les impressions s'affaiblissent en raison de la distance d'où


elles partent.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Si l'on frappe du coup le plus léger à l'extrémité


d'une longue poutre, j'entends ce coup, si j'ai mon oreille placée à l'autre extrémité.
Cette poutre toucherait d'un bout sur la terre et de l'autre bout dans Sirius, que le
même effet serait produit. Pourquoi tout étant lié, contigu, c'est-à-dire la poutre
existante et réelle, n'entends-je pas ce qui se passe dans l'espace immense qui
m'environne, surtout si j'y prête l'oreille ?

BORDEU — Et qui est-ce qui vous a dit que vous ne l'entendiez pas plus ou moins ?
Mais il y a si loin, l'impression est si faible, si croisée sur la route ; vous êtes entourée

49
PENSÉES DU MONDE

et assourdie de bruits si violents et si divers ; c'est qu'entre Saturne et vous il n'y a


que des corps contigus, au lieu qu'il y faudrait de la continuité.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — C'est bien dommage.

BORDEU — Il est vrai, car vous seriez Dieu. Par votre identité avec tous les êtres de
la nature, vous sauriez tout ce qui se fait ; par votre mémoire, vous sauriez tout ce
qui s'y est fait.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Et ce qui s'y fera?

BORDEU — Vous formeriez sur l'avenir des conjectures vraisemblables, mais sujettes
à erreur. C'est précisément comme si vous cherchiez à deviner ce qui va se passer
au-dedans de vous, à l'extrémité de votre pied ou de votre main.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Et qui est-ce qui vous a dit que ce monde n'avait
pas aussi ses méninges, ou qu'il ne réside pas dans quelque recoin de l'espace une
grosse ou petite araignée dont les fils s'étendent à tout ?

BORDEU — Personne, moins encore si elle n'a pas été ou si elle ne sera pas.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE
Comment cette espèce de Dieu-là...

BORDEU — La seule qui se conçoive...

MADEMOISELLE DE LESPINASSE — Pourrait avoir été, ou venir et passer?

BORDEU — Sans doute; mais puisqu'il serait matière dans l'univers, portion de
l'univers, sujet à vicissitudes, il vieillirait, il mourrait.

Denis Diderot,
Le Rêve de d’Alembert. Garnier-Flammarion GF n°53. 1965. pp. 95-100.

50
PENSÉES DU MONDE

1724-1804

Emmanuel Kant
Dans la Critique de la raison pure, la Première Antinomie
règle, ni plus ni moins, la question de l’infinité versus la
finitude du monde dans l’espace comme dans le temps. Si
les commentaires de Kant préfigurent - ce qui est rarement
souligné - le modèle relativiste d’un univers fini sans limite,
l’approche « sceptique » de la Cinquième section se borne
à comparer plaisamment le monde à un habit toujours trop
grand ou trop petit pour l’humain qui l’habite.
Tony Brachet,
professeur honoraire à Saint-Étienne.

Un monde trop grand ou trop petit ?

N ous renoncerions volontiers à la prétention de voir nos questions dogma-


tiquement résolues, si nous comprenions bien d’avance que, quelle que fût
la réponse, elle ne ferait qu’augmenter notre ignorance et nous précipiter d’une
incompréhensibilité dans une autre, d’une obscurité dans une plus grande encore
et peut-être même dans des contradictions. Si notre question réclame uniquement
une affirmation où une négation, c’est agir avec prudence — que de laisser là
provisoirement les raisons apparentes de la solution, et de considérer d’abord ce
que l’on gagnerait, si la réponse était dans un sens ou dans un autre.

Or, s’il se trouve que dans les deux cas on aboutit à un pur non sens, nous avons
alors un juste motif d’examiner notre question même au point de vue critique, et
de voir si elle ne reposerait pas sur une supposition dénuée de fondement et si elle
ne jouerait pas avec une idée qui montre mieux sa fausseté dans, son application
et dans ses conséquences que dans sa forme abstraite. Telle est la grande utilité
qui résulte de la manière sceptique de traiter les questions que la raison pure
adresse à la raison pure ; on peut ainsi se débarrasser à peu de frais d’un grand
fatras dogmatique, en y substituant une critique modeste, qui, comme un véritable
cathartique, fera disparaître la présomption et sa suite, une vaine polymathie.
Si donc je pouvais savoir d’avance d’une idée cosmologique que, de quelque côté
qu’elle se tournât dans l’inconditionnel de la synthèse régressive des phénomènes,

51
PENSÉES DU MONDE

elle serait ou trop grande ou trop petite pour chaque concept de l'entendement,
je comprendrais que, cette idée n’ayant affaire qu’à un objet de l’expérience,
laquelle doit être appropriée à un concept possible de l’entendement, il faut qu’elle
soit entièrement vide et dénuée de sens, puisque l’objet ne s’y adapte pas, de
quelque manière que j’essaie de l’y approprier. Et tel est réellement le cas de tous
les concepts cosmologiques ; aussi jettent-ils la raison, qui s’y attache, dans une
inévitable antinomie. En effet supposez :

1° Que le monde n’ait pas de commencement, il est alors trop grand pour votre
concept ; car celui-ci, consistant dans une régression successive, ne saurait jamais
atteindre toute l’éternité écoulée. Supposez au contraire qu’il ait un commencement,
il est alors trop petit pour votre concept de l’entendement dans la régression
empirique nécessaire. En effet, puisque le commencement présuppose toujours un
temps antérieur, il n’est pas encore lui-même inconditionnel ; la loi qui règle l’usage
empirique de l’entendement vous force à remonter à une condition de temps plus
élevée encore, et par conséquent le monde est évidemment trop petit pour cette loi.
Il en est de même de la double réponse faite à la question qui concerne la grandeur
du monde quant à l’espace.

En effet, est-il infini ou illimité, il est alors trop grand pour tout concept empirique
possible. Est-il fini ou limité, on demande encore à bon droit : qu’est-ce qui détermine
cette limite ? L’espace vide n’est pas un corrélatif des choses existant par lui-même,
et il ne saurait être une condition à laquelle vous puissiez vous arrêter, encore moins
une condition empirique constituant une partie d’une expérience possible (car qui
peut avoir une expérience du vide absolu ?). Mais l’absolue totalité de la synthèse
empirique exige toujours que l’inconditionnel soit un concept expérimental. Un
monde limité est donc trop petit pour votre concept.

[...]

Nous avons dit dans tous ces cas que l’idée du monde est ou trop grande ou trop
petite pour la régression empirique, et par conséquent pour tout concept possible
de l’entendement. Pourquoi n’avons-nous pas renversé cet ordre et n’avons-nous
pas dit que dans le premier cas le concept empirique était toujours trop petit pour
l’idée, et qu’il était trop grand dans le second ; et pourquoi par conséquent n’avons-
nous pas en quelque sorte rejeté la faute sur la régression empirique ; au lieu
d’accuser l’idée cosmologique de s’écarter par excès ou par insuffisance de son
but, c’est-à-dire de l’expérience possible ? En voici la raison. L’expérience possible
est ce qui peut seul donner de la réalité à nos concepts ; sans elle, tout concept
n’est qu’une idée, sans vérité et sans rapport à un objet. Le concept empirique
possible était donc la mesure d’après laquelle il fallait juger l’idée, pour savoir si elle
était une simple idée et un être de raison, ou si elle avait son objet dans le monde.

52
PENSÉES DU MONDE

En effet, on ne dit d’une chose qu’elle est trop grande ou trop petite par rapport à
une autre, que quand on ne l’admet que pour celle-ci et qu’on la règle uniquement
d’après elle. C’était une sorte de jeu dans les anciennes écoles dialectiques que
cette question : si une boule ne peut passer par un trou, faut-il dire que c’est la
boule qui est trop grande, ou le trou qui est trop petit ? Il est indifférent dans ce
cas de s’exprimer d’une manière ou de l’autre ; car on ne sait pas laquelle des deux
choses existe pour l’autre. Mais vous ne direz pas qu’un homme est trop grand pour
son habit ; vous direz au contraire que l’habit est trop petit pour l’homme.

Emmanuel Kant,
Critique de la raison pure. (1781) II, D.2 Dialectique transcendantale. L.2, Ch. 2,
5e Section. Traduction Barni (ancienne traduction GF, Wikisource v.II p.94-95)

53
PENSÉES DU MONDE

1844-1900

Friedrich Nietzsche
Si le monde tel que nous le voyons existe bien et que nous
faisons partie de lui, d’où vient-il ? Quelle est la cause
du monde ? Nietzsche rappelle à quel point les hommes,
dès l’époque grecque, ont porté sur le monde un regard
anthropomorphique qui l’ont rendu tour à tour semblable
à eux, tel un énorme animal mû par une main invisible. Or,
depuis la révolution scientifique, le ciel est vide et il est
absurde de chercher à donner une cause explicative au tout
du monde. Ce dernier existe sans cause ni raison. Gardons-
nous donc, nous dit Nietzsche ici, de vouloir absolument lui
donner un sens.
Denis La Balme,
Prépa-Commercia et ENC-Blomet à Paris.

Le sens du monde.
Gardons-nous ! – Gardons-nous de penser que le monde est un être vivant. Vers où
s’étendrait-il ? De quoi se nourrirait-il ? Comment pourrait-il croître et augmenter ?
Nous savons à peine ce qu’est l’organique : et nous réinterpréterions l’indiciblement
dérivé, tardif, rare, fortuit que nous percevons aujourd’hui sur la croûte de la terre
comme l’essentiel, l’universel, l’éternel, ainsi que le font ceux qui qualifient le tout
d’organique ? Cela suscite en moi le dégoût.

Gardons-nous déjà de croire que le tout est une machine ; il n’est certainement pas
construit pour atteindre un but, nous lui faisons bien trop d’honneur en lui appliquant
le terme « machine ». Gardons-nous de présupposer absolument et partout quelque
chose d’aussi bien conformé que le mouvement cyclique des étoiles les plus proches
de nous ; un simple coup d’œil sur la Voie lactée suscite le doute et nous fait nous
demander s’il n’existe pas là des mouvements bien plus grossiers et contradictoires,
et de même des étoiles suivant d’éternelles trajectoires de chute rectilignes et
d’autres choses du même ordre.

54
PENSÉES DU MONDE

L’ordre astral dans lequel nous vivons est une exception ; cet ordre, et la durée
considérable dont il est la condition, a à son tour rendu possible l’exception des
exceptions : la formation de l’organique. Le caractère général du monde est au
contraire de toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais
au contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de
sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur
donne.

A en juger du point de vue de notre raison, ce sont les coups malheureux qui
constituent de loin la règle, les exceptions ne sont pas le but secret et tout le carillon
répète éternellement son air, qui ne mérite jamais d’être qualifié de mélodie –
et enfin il n’est pas jusqu’au mot de « coup malheureux » qui ne soit déjà une
humanisation qui enferme un reproche. Mais nous aurions le droit de blâmer ou
louer le tout !

Gardons-nous de lui attribuer insensibilité et déraison ou leurs contraires : il n’est ni


parfait, ni beau, ni noble, et ne veut rien devenir de tout cela, il ne cherche absolument
pas à imiter l’homme ! Il n’est nullement concerné par aucun de nos jugements
esthétiques et moraux ! Il ne possède pas non plus de pulsion d’autoconservation,
et pas de pulsions tout court ; il ne connaît pas non plus de loisir.

Gardons-nous de dire qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités :
nul n’y commande, nul n’y obéit, nul ne transgresse. Si vous savez qu’il n’y a pas de
buts, vous savez aussi qu’il n’y a pas de hasard : car c’est seulement aux côtés d’un
monde de buts que le terme de « hasard » a un sens. Gardons-nous de dire que la
mort est le contraire de la vie. Le vivant n’est qu’un genre de mort, et un genre très
rare.

– Gardons-nous de penser que le monde crée éternellement du nouveau. Il n’y a pas


de substances d’une durée éternelle ; la matière est une erreur au même titre que
le Dieu des Eléates. Mais quand en aurions-nous fini avec notre prudence et notre
circonspection ? Quand donc toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous
assombrir ? Quand aurons-nous totalement dédivinisé la nature ? Quand aurons-
nous le droit de commencer à naturaliser les hommes que nous sommes au moyen
de cette nature purifiée, récemment découverte, récemment délivrée !

Nietzsche,
Le Gai Savoir. Livre III. Paragraphe 109. p. 161 à 163. GF Flammarion. 2007.

55
PENSÉES DU MONDE

Dans cet extrait du Crépuscule des idoles, Nietzsche entreprend de


déconstruire ce qu'il nomme la pensée des arrières-mondes ; cette pensée
dualiste oppose ou sépare le monde en monde des apparences et monde
des essences, en monde fictif et en monde vrai, en monde sensible et monde
intelligible. Derrière cette pensée des arrières-mondes, Nietzsche décèle
une haine de la vie, une négation de cette vie au profit de la fantasmagorie
d'une vie meilleure. Cette dualité des mondes est en définitive le résultat
d'une projection ou d'une interprétation - projection de catégories permettant
d'ordonner le monde, interprétation d'un sens du monde qui est en même
temps recherche d'un fondement, condamnation des sens et du corps au
profit de l'esprit.
La critique opérée par Nietzsche est donc une déconstruction de l'ontologie -
il n'existe pas un «monde vrai», mais une multitude de perspectives qui
forment le monde; elle vise aussi la morale - il faut se défaire et se défier
de toute pensée qui condamnerait la vie en substituant à celle-ci la fiction
d'une autre vie, vie meilleure et fantasmée. Mais il faut aussi se faire artiste :
nous n'avons de rapport au monde que par l'intermédiaire de la fiction. Le
monde n'est que le résultat de nos interprétations... mais certaines valent
plus que d’autres. Ce que Nietzsche déconstruit finalement, c'est l'ensemble
des conceptions métaphysiques qui dénigrent la vie, qui la pensent à l'aune
d'une vie spirituelle, qui dénigrent le corps, qui le pensent à l'aune de l'esprit.
C'est le nihilisme et ses excroissances qu'il combat.
Nathalie Gartner,
lycée Louis Pergaud à Besançon.

La pensée des arrière-mondes.

O n me sera certainement reconnaissant de condenser en quatre thèses cette


manière de voir si essentielle et si neuve: ainsi j'en facilite la compréhension et
j'en provoque la réfutation.

Première thèse :
Les raisons sur lesquelles on se fonde pour qualifier d'apparence « ce » monde-ci
établissent au contraire sa réalité - il est absolument impossible de prouver aucune
autre sorte de réalité.

Deuxième thèse :
Les signes distinctifs que l'on attribue à l'« être-vrai » des choses sont les signes
distinctifs du non-être, du néant - on a édifié le « monde vrai » en prenant le contre-

56
PENSÉES DU MONDE

pied du monde réel : c'est en fait un monde d'apparence dans la mesure où c'est une
illusion d'optique et de morale.

Troisième thèse:
Fabuler d'un autre monde que le nôtre n'a aucun sens, à moins de supposer qu'un
instinct de dénigrement, de dépréciation et de suspicion à l'encontre de la vie ne
l'emporte en nous. Dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en lui opposant la
fantasmagorie d'une vie « autre » et « meilleure ».

Quatrième thèse:
Diviser le monde en un monde « vrai » et un monde « apparent », soit à la manière
du christianisme, soit à la façon de Kant (qui n'est en fin de compte qu'un chrétien
dissimulé), cela ne peut venir que d'une suggestion de la décadence, qu'être le
symptôme d'une vie déclinante... Le fait que l'artiste place l'apparence plus haut que
la réalité ne prouve rien contre cette thèse. Car ici l'« apparence » signifie encore
la réalité répétée, mais triée, renforcée, corrigée... L'artiste tragique n'est pas un
pessimiste, il dit « oui » précisément à tout ce qui est problématique et terrible, il
est dionysien…

Nietzsche,
Le Crépuscule des Idoles (1888). La raison dans la philosophie
Editions Gallimard, collection « Folio essais » p.39-40

57
PENSÉES DU MONDE

1864-1944

Uexküll
La nature est le milieu de vie au sein duquel émerge le
monde, qui serait proprement humain. Mais qu’en est-il des
êtres vivants non humains ? Sont-ils « pauvres en monde »
(weltarm) comme le prétend Heidegger en se référant à
Uexküll ? Les excursions dans les mondes ambiants des
animaux et des humains que l’éthologue propose de faire
en 1934 permet de décrire précisément en quoi consiste
le monde ambiant (Umwelt) de tout animal : ce monde est constitué d’un
monde opérationnel (Wirkwelt) articulé à un monde sensoriel (Merkwelt).
L’éthologue compare à une bulle de savon le monde clos dans lequel serait
enfermé l’animal. Mais qu’en est-il du monde humain ? Est-il ouvert comme
l’univers infini ?
Dans la conclusion de l’ouvrage, Uexküll affirme que le monde ambiant
des scientifiques, par exemple celui de l’astronome qui explore l’univers
(Weltraum), ne constitue qu’un minuscule extrait de la Nature : ce qui vaut
tout autant du monde réel (Welt) dans lequel vivent les poissons en eau
profonde. La Nature est le sujet (Sub-ject) qui se trouve sous ces millions de
mondes ambiants, humains et non humains, comme ce qui les porte et les
protège… sans qu’aucun de ces mondes ne puisse jamais découvrir le Sujet
qui se cache derrière tous ces mondes que la nature a engendrés !
Christian Ferrié,
lycée Kleber de Strasbourg.

C’est alors que s’ouvre la porte


qui conduit aux mondes ambiants.

C e petit livre n’a pas la prétention de servir de guide à une nouvelle science. Il
s’en tient d’abord à ce que l’on peut nommer la description d’une promenade
dans des mondes inconnus. Ces mondes ne sont pas simplement inconnus, mais
également invisibles ; plus encore : l’existence leur est déniée par un certain nombre
de zoologistes et de physiologistes.

58
PENSÉES DU MONDE

Leurs avis, qui ne laisse pas de paraître étrange aux connaisseurs, se comprend
par le fait que l’accès à ces mondes ne s’ouvre pas à chacun, que certains préjugés
sont propres à barricader la porte qui en ferme l’entrée, si solidement que, de tout
éclat répandu dans ces mondes, aucun rayon lumineux ne parvient à percer jusqu’à
nous. Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des
machines, abandonne l’espoir de jamais porter le regard dans leur monde ambiant.

[…]

Mais celui qui conçoit encore nos organes sensoriels comme servant à notre
perception et nos organes de mouvement à notre action, ne regardera pas non
plus les animaux comme de simples ensembles mécaniques, mais découvrira aussi
le mécanicien, qui existe dans les organes comme nous dans notre propre corps.
Alors il ne verra pas seulement dans les animaux des choses mais des sujets, dont
l’activité essentielle réside dans l’action et la perception.

C’est alors que s’ouvre la porte qui conduit aux mondes ambiants, car tout ce qu’un
sujet perçoit devient son monde de la perception, et tout ce qu’il fait, son monde
de l’action. Monde d’action et de perception forment ensemble une totalité close, le
monde ambiant.

Les mondes ambiants, complexes comme les animaux eux-mêmes, offrent à tout
ami de la nature de nouveaux pays d’une telle richesse et d’une telle beauté qu’il
vaut la peine d’y faire une incursion, même si cette richesse et cette beauté ne se
révèlent pas à nos yeux charnels mais aux seuls yeux de notre esprit.

La meilleure façon d’entreprendre cette incursion, c’est de la commencer par


un jour ensoleillé dans une prairie en fleurs, toute bruissante de coléoptères et
parcourue de vols de papillons, et de construire autour de chacune des bestioles
qui la peuplent une sorte de bulle de savon qui représente son monde ambiant et se
remplit de toutes les caractéristiques accessibles au sujet.

Aussitôt que nous entrons nous-mêmes dans cette bulle, l’entourage qui s’étendait
jusque-là autour du sujet se transforme complètement. De nombreux caractères
de la prairie multicolore disparaissent, d’autres se détachent de l’ensemble, de
nouveaux rapports se créent. Un nouveau monde se forme dans chaque bulle.

Le lecteur est invité à parcourir ces mondes avec nous.

[...]

59
PENSÉES DU MONDE

On observe la même opposition entre un spécialiste des ondes et un musicologue.


Dans l’un il n’y a que des ondes, dans l’autre il n’y a que des sons. Mais les deux sont
aussi réels l’un que l’autre.
Il en est ainsi dans chaque domaine. Dans le monde ambiant de la nature chez le
behavioriste, le corps produit l’esprit ; dans le monde du psychologue l’esprit édifie
le corps.

Le rôle que joue la nature en tant qu’objet dans les différents mondes ambiants
est éminemment contradictoire. Si l’on voulait rassembler ses caractères objectifs,
on serait dans un chaos. Et cependant tous ces mondes ambiants sont protégés
et portés par la totalité qui reste inaccessible pour l’éternité à tous les mondes
ambiants. Derrière tous les mondes auxquels il donne naissance ; se cache,
éternellement présent, le Sujet : la nature.

Von Uexküll,
Mondes animaux et Monde humain. Avant-propos pages 13-14-15 et page 90.

60
PENSÉES DU MONDE

1908-1961

Maurice
Merleau-Ponty
La réflexion sur le monde nous confronte à des alternatives
mettant en jeu des problèmes classiques : celui de la place
qu’y occupe l’homme, entre inhérence et extériorité, celui
de la possibilité de la liberté face au déterminisme, etc.
Cet article de 1947 trouve son prétexte dans l’ouvrage de Sartre, L’Être
et le Néant (paru en 1943). Merleau-Ponty ne propose ni un choix ni un
compromis face aux thèses en présence, mais appelle à leur dépassement,
dans une nouvelle façon de penser la relation de l’homme au monde, qui est
à ses yeux « la question posée par l’ouvrage de Sartre ». Il esquisse ainsi
à son tour une « ontologie phénoménologique », projet qu’il ne cessera
d’approfondir.
Marc Debray,
lycée Gaston Berger à Lille.

L’existence au sens moderne, c’est le


mouvement par lequel l’homme est au monde.

C ette question est celle du rapport entre l’homme et son entourage naturel ou
social. Il y a là-dessus deux vues classiques. L’une consiste à traiter l’homme
comme le résultat des influences physiques, physiologiques et sociologiques
qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses.
L’autre consiste à reconnaître dans l’homme, en tant qu’il est esprit et construit
la représentation des causes mêmes qui sont censées agir sur lui, une liberté
acosmique.

D’un côté l’homme est une partie du monde, de l’autre il est conscience constituante
du monde. A la première on opposera toujours après Descartes que, si l’homme
était une chose entre les choses, il ne saurait en connaître aucune, puisqu’il serait,
comme cette chaise ou comme cette table, enfermé dans ses limites, présent en
un certain lieu de l’espace et donc incapable de se les représenter tous. Il faut lui

61
PENSÉES DU MONDE

reconnaître une manière d’être très particulière, l’être intentionnel, qui consiste à
viser toutes choses et à ne demeurer en aucune.

Mais si l’on voulait conclure de là que, par notre fond, nous sommes esprit absolu,
on rendrait incompréhensibles nos attaches corporelles et sociales, notre insertion
dans le monde, on renoncerait à penser la condition humaine. Le mérite de la
philosophie nouvelle est justement de chercher dans la notion d’existence le moyen
de la penser. L’existence au sens moderne, c’est le mouvement par lequel l’homme
est au monde, s’engage dans une situation physique et sociale qui devient son point
de vue sur le monde.

Tout engagement est ambigu, puisqu’il est à la fois l’affirmation et la restriction d’une
liberté : je m’engage à rendre ce service, cela veut dire à la fois que je pourrais ne
pas le rendre et que je décide d’exclure cette possibilité. De même mon engagement
dans la nature et dans l’histoire est à la fois une limitation de mes vues sur le monde
et ma seule manière d’y accéder, de connaître et de faire quelque chose. Le rapport
du sujet et de l’objet n’est plus ce rapport de connaissance dont parlait l’idéalisme
classique et dans lequel l’objet apparaît toujours comme construit par le sujet, mais
un rapport d’être selon lequel paradoxalement le sujet est son corps, son monde et
sa situation, et, en quelque sorte, s’échange.

Maurice Merleau-Ponty,
La Querelle de l’existentialisme (1947) in Sens et Non-sens. Edition Nagel.
1966. pp. 124-125.

62
PENSÉES DU MONDE

1908-2009

Claude Lévi-Strauss
Dans l’extrait suivant de Tristes Tropiques, Claude Lévi-
Strauss précède nos inquiétudes sur la question écologique,
avoue l’impuissance de l'herméneutique ethnographique
devant l’entropie qu’engendre la frénésie des civilisations.
Place à la beauté immanente du monde sensible qui apaise
l’inquiétude de l’ethnographe.
Stéphane Khaitrine,
lycée Gambetta à Arras.

Où va le monde ?

L e monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les
mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre,
sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne
possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité d’y jouer son
rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme
– même condamné – soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il
apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les
autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière
puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour
définitive.

Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins


atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand
il se reproduit lui-même , l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des
milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles
d’intégration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs ; mais
quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire
de l’inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevé que la quantité
d’organisation qu’ils impliquent.

Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et
elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu. Si bien que la civilisation,

63
PENSÉES DU MONDE

prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement
complexe où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre,
si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-
dire de l’inertie.

Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication


entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait
auparavant par un écart d’information, dont une organisation plus grande. Plutôt
qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie » le nom d’une discipline vouée
à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration.

Pourtant, j’existe. Non point, certes, comme individu : car que suis-je sous ce rapport,
sinon l’enjeu à chaque instant remis en cause de lutte entre une autre société,
formée de quelques milliards de cellules nerveuses abritées sous la termitière du
crâne, et mon corps, qui lui sert de robot ? Ni la psychologie, ni la métaphysique,
ni l’art ne peuvent me servir de refuge, mythes désormais passibles, aussi par
l’intérieur, d’une sociologie d’un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera
plus bienveillante que l’autre.

Le moi n’est pas seulement haïssable : il n’a pas de place entre un nous et un rien.
Et si c’est pour ce nous que finalement j’opte, bien qu’il se réduise à une apparence,
c’est qu’à moins de me détruire – acte qui supprimerait les conditions de l’option – je
n’ai qu’un choix possible entre cette apparence et rien. Or, il suffit que je choisisse
pour que, par ce choix-même, j’assume sans réserve ma condition d’homme : me
libérant par là d’un orgueil intellectuel dont je mesure la vanité à celle de son
objet, j’accepte aussi de subordonner ses prétentions aux exigences objectives de
l’affranchissement d’une multitude à qui les moyens d’un tel choix sont toujours
déniés.

Pas plus que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est
seule parmi les autres, l’homme n’est seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des
cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur ; tant
que nous serons là et qu’il existera un monde – cette arche ténue qui nous relie à
l’inaccessible demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et
donc, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l’homme l’unique faveur
qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer
l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son
œuvre en même temps qu’il clôt sa prison ; cette faveur que toute société convoite,
quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation ;
où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté ; chance, vitale pour la
vie, de se déprendre et qui consiste – Adieu sauvages ! Adieu voyages ! - pendant

64
PENSÉES DU MONDE

les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à
saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà
de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ;
dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le
clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente
involontaire permet parfois d’échanger avec un chat.

12 octobre 1954 – 5 mars 1955

Claude Levi-Strauss,
Tristes Tropiques. Plon. 1955. p 495-497

65
PENSÉES DU MONDE

1936-1982

Georges Perec
Dans Espèces d’espaces, Georges Perec fait se succéder
les chapitres comme un alignement de poupées gigognes.
Partant de l’espace réduit de la page, il nous fait traverser
des espaces de plus en plus grands : le lit, la chambre,
l’appartement, l’immeuble, la rue, le quartier, la ville,
la campagne, le pays, l’Europe, le monde, pour finir avec
l’espace … Les lignes qui suivent sont extraites de l’avant-
dernier chapitre et posent une question simple et essentielle : « Que peut-on
connaître du monde ? ». À la déception que peuvent engendrer, les voyages,
la quête de l’ailleurs, la vitesse, l’auteur oppose une approche immédiate
et concrète du monde. Dans une liste qui s’apparente à ses fameux « Je me
souviens … », l’auteur nous livre des petites parcelles de ce monde vécu,
pièces de puzzle que l’écriture relie pour nous remettre sur la voie d’une
géographie sensible et incarnée.
Christophe Le Roux,
lycées Franklin Roosevelt et Georges Clemenceau à Reims.

Que peut-on connaître du monde ?

Q ue peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité


d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés
de la planète Terre nos semelles auront-elles touché ?

Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais qu’en connaître


quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges
désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard
doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares
et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites
de terrains qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant,
au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des
entassements de pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être
trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien une petite maison à la
sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe

66
PENSÉES DU MONDE

en silhouettes des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebrück,


quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les faubourgs de Naples, la
grand rue de Brionne, dans l’Eure, deux jours avant Noël, vers six heures du soir,
la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en
travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol-l’Orgueilleux…

Et avec eux, irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du


monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous : le monde, non plus comme
un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans
cesse à révéler, non pas comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante,
ni comme illusion d’une conquête, mais comme retrouvaille d’un sens, perception
d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes
les auteurs.

Georges Perec,
Espèces d’espaces. Editions Galilée. 1974 / réédition 2000. pp. 155-156

67
PENSÉES DU MONDE

CONTEMPORAIN

Sylvain Tesson
Sylvain Tesson a écrit le récit des voyages qui ont jalonné
sa vie, comme autant d’étapes de découverte du monde et
de lui-même. Sa formation de géographe lui permet de voir
ce qui l’entoure avec une précision scientifique à laquelle sa
grande culture et sa sensibilité à fleur de peau ajoutent une
dimension humaine. Le plaisir de nommer et de malaxer
les mots transforme l’évocation en convocation, créant des
espaces où se rencontrent les réalités du monde et les
forces de l’esprit.
Sylvie Leleu,
lycée Gaston Berger à Lille.

Les meilleurs instruments pour


étalonner l'immensité du monde.

L a géographie a été inventée parce que des hommes à l'esprit curieux voulaient
comprendre comment s'ordonnançaient les choses à la surface de la terre.
Ils entreprirent donc d'en dessiner le portrait. Mais pour dessiner la terre, il faut
l'arpenter, nécessité qui a fait des géographes les premiers voyageurs au long
cours. Un jour, dans les âges du commencement, l'homme le plus téméraire de la
tribu s'est sans doute mis debout devant le feu, a quitté le halo des flammes et
disparu dans la nuit. Sa soif de savoir était plus forte que sa crainte de ne rien
connaître. En se lançant dans les ténèbres, il faisait acte de géographe.

Peut-être est-il revenu quelques mois plus tard pour raconter et alors, se saisissant
d'un bâton, il a tracé les limites du monde qu'il avait vu : première leçon de
géographie. Il donnait le coup d'envoi à l'arpentage méticuleux du globe par des
générations de géomètres ; des calculateurs antiques qui toisaient le monde avec
leur règle graduée, jusqu'aux géodésiens d'aujourd'hui munis de leur théodolite en
passant par les maîtres médiévaux tendant sur le sol leurs cordes à douze nœuds.
Le pas de l'homme, la foulée du cheval sont les meilleurs instruments pour étalonner
l'immensité du monde, ce qui explique qu'un géographe est toujours un voyageur. Il
marche pour connaître.

68
PENSÉES DU MONDE

C'est à cause de sa vertu voyageuse que j'ai étudié — superficiellement — la


géographie avec l'idée que je choisirai la première occasion pour m'échapper par la
fenêtre de l'université, ouverte sur le monde. Depuis lors, ce mot de Morand illustre
ma vie : « À seize ans, on m'a offert une bicyclette, on ne m'a jamais revu. »

La géographie, la plus belle des disciplines. Elle se tient au carrefour des


connaissances, elle convoque à elle les autres sciences. Elle précipite ce que lui
révèle chacune dans son chaudron, mélange les ingrédients et concocte une lecture
du monde. Elle demande à l'histoire le nom de l'armée qui a abreuvé la vallée de son
sang. Elle demande à la géologie de quelle pierre se nourrissent les murs de l'abbaye
construite sur un piton et demande à la géomorphologie d'où vient le piton. Elle
demande à la paléoclimatologie depuis quand le vin peut se cultiver sur le coteau,
à la palynologie ce qu'on faisait jadis pousser dans les jachères d'aujourd’hui, à la
toponymie de révéler ce dont même les plus anciens ne se souviennent plus, à la
topographie la raison pour laquelle la ruine d'un donjon féodal se trouve là où elle est.

Une fois recueillies les indications, elle livre sa vision, dévoile ce que les forces
naturelles ont fait subir au substrat puis ce que l'Homme lui a infligé. Elle offre
les clés qui ouvrent le paysage à la compréhension. La géographie, c'est quand
la lumière se fait. Un paysage — tout vagabond qui s'est assis devant avec l'âme
vide le sait— est une toile euclidienne tendue sur l'horizon et sur laquelle sont
compressés et réduits en un seul plan les millions de péripéties qui ont présidé à
la transformation du tableau, un empilement de couches d'Histoire réduites à un
instant unique, mais d'une histoire qui se serait passée du déroulé du temps. De
même que le disque est une surface plane contenant en puissance une symphonie,
le paysage lui est un tableau contenant en puissance la compression imaginaire de
siècles de bouleversements. La géographie est cette clé qui permet de dévider le fil
du temps réel.

En chemin, plus que la poésie et plus que la prière, la connaissance géographique


est précieuse au voyageur pour combattre l’Ennui. Elle lui permet de poser sur
toute chose (friche industrielle, cône de déjection, planèze comme matorral) un œil
désireux d'en savoir plus que ce qu'il voit. Elle est une précieuse compagne pour
l'errant. Comment se morfondre lorsqu'on a en permanence — où que l'on se trouve
et quoi que l'on fasse — matière à lire ? Lors de mon voyage à bicyclette autour du
monde, je traversais le Sahara occidental en essayant d'identifier les types des
formations dunaires appris dans le Précis de géomorphologie de Max Derruau. La
géomorphologie devint ma discipline préférée.

Digne de l'antique, elle décrit les formes du relief, fruit du combat livré pendant
des millions d'années par les forces tectoniques, les poussées magmatiques, les

69
PENSÉES DU MONDE

assauts de l'érosion. La géomorphologie, chronique des Titans. Le Précis de Derruau


est le seul guide de voyage à mettre dans son sac au moment de partir. Pour savoir
non pas où l'on met les pieds mais sur quoi. Les autres guides des auberges et des
musées se périment d'une année à l'autre. À Bam par exemple, dans le désert d'Iran,
où un séisme a rasé la citadelle que les hordes avaient épargnée, il n'est plus besoin
d'avoir les horaires. Avec la géomorphologie, pas de risque ; rien ne change trop vite.
J'emporte toujours Derruau avec moi. Il y a même un chapitre consacré au relief de
la lune, pour préparer l'avenir. Ou pour rêver lorsque ce qui se passe ici-bas fait trop
de peine.

Et puis il y a surtout la beauté des termes scientifiques. Rien ne m'enchante


davantage que Cupule de broutage, Yardangs, Solifluxion, Gélifraction, mots qui
invitent au voyage et mettent le feu aux poudres intérieures au même titre que
Venise, Tombouctou, Valparaiso. Je ne nie certes pas la puissance mythique des
toponymes. Mais je prétends que la musique de la géographie physique est au moins
aussi évocatrice. Quand j'entends le mot « Barkhanes », je sors mes bottes de sept
lieues. Et que dire de « transgression flandrienne », de stratoglacier ou de dyke ?
J’aime entendre poser les noms de baptême sur les reliefs qui arrêtent mon regard.

Autre joie que la géomorphologie procure au vagabond : la pénétration du relief


par l'esprit, la compréhension du secret des formes. Grâce à elle, le voyageur peut
choisir parmi deux flancs de vallée, celui qui mènera le mieux au col, deviner sur un
glacis pelé quelle éminence recèlera la source où abreuver les bêtes, imaginer déjà
avant même d'avoir atteint ses bords à quel endroit guéer une large rivière : revenir
en somme à une orientation naturelle où les lignes de force du paysage, les bords
de fuite de Illorizony renseignent autant que la direction marquée par la boussole
L'amoureux de la géographie croit calmer sa fièvre du monde dans la consultation
des cartes. Mais qu'il y prenne garde ! Elles sont des sirènes aussi néfastes que
celles d'Ulysse. Je me méfie beaucoup de leur contemplation car elles font se lever
dans les voiles intérieures un vent d'excitation appelant les grands départs.

Sylvain Tesson,
Petit traité sur l’immensité du monde. Ch 7 : La vision géographique.
Editions des Équateurs. 2005.

70
Usages
du monde
USAGES DU MONDE

1622-1673

Molière
Le Misanthrope, c’est l’histoire d’une incompatibilité :
l’atrabilaire Alceste qui hait les mœurs de son temps et voit
le monde comme un repaire de loups et d’hypocrites s’est
épris de la coquette Célimène qui n’est heureuse que dans
les équivoques et les séductions de la mondanité. Au cours
de ce dénouement en présence des sages Eliante et Philinte,
Célimène a reconnu ses torts et tendu la main à Alceste qui
lui lance ici un ultimatum : pour lui prouver son amour, elle doit le suivre au
« désert », autrement dit se retirer du monde. Mais ce choix que la Princesse
de Clèves fera résolument, Célimène le refuse et elle quitte la scène : elle ne
veut pas de ce vœu tyrannique de solitude à deux têtes et nous offre une belle
revendication de femme, de jeunesse et de liberté. Lui pourra, en martyre,
ressasser les noirs calculs de l’amour-propre en société et les cabales de
la Cour ; elle est blessée certes, mais on le suppose, il y aura d’autres élans
d’insouciance, d’autres salons où briller, d’autres cœurs à conquérir…
Laurie Brun,
lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.

Que vous doit importer


tout le reste du monde ?

ALCESTE
Hé ! le puis-je, traîtresse ?
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et, quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m'obéir ?

A Eliante et Philinte.
Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n'est pas encor tout,
Et vous allez me voir la pousser jusqu'au bout,

73
USAGES DU MONDE

Montrer que c'est à tort que sages on nous nomme,


Et que dans tous les cœurs il est toujours de l'homme.

A Célimène.
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J'en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d'une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j'ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
C'est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu'après cet éclat, qu'un noble cœur abhorre,
Il peut m'être permis de vous aimer encore.

CÉLIMÈNE
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m'ensevelir !

ALCESTE
Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?

CÉLIMÈNE
La solitude effraye une âme de vingt ans :
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
Et l'hymen...

ALCESTE
Non : mon cœur à présent vous déteste,
Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n'êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,

74
USAGES DU MONDE

Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage


De vos indignes fers pour jamais me dégage.

Célimène se retire

Molière,
Le Misanthrope. Acte V Scène 4. Pocket. Pages 131 à 133.

75
USAGES DU MONDE

1712-1778

Jean-Jacques
Rousseau
Dans Émile, roman pédagogique, Rousseau présente
une société idéale, morale et vertueuse, débarrassée
des usages mondains mais qui présente pour ceux qui
l’on critiquée des traits caricaturaux d’une paysannerie
d’opérette. Admirateur de la vertu romaine, Rousseau inspira la Révolution
et Robespierre dans sa critique de l’artifice mondain et dans sa défense d’une
morale sociale fondée sur l’authenticité. « Nous voulons substituer dans
notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux
usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la
mode, la grandeur d’âme à la vanité, les bonnes gens à la bonne compagnie,
le mérite à l’intrigue, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de
la volupté, les vertus de la République à tous les vices et à tous les ridicules
de la monarchie » (Discours du 7 Février 1784)
Gilbert Guislain,
professeur honoraire.

Sur le penchant de quelque agréable colline.

J e n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les
Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline
bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des
contrevents verts ; et quoique une couverture de chaume soit en toute saison la
meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce
qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement
les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de
ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des
vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin,
et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à
la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier ; et
mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels

76
USAGES DU MONDE

à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que
j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et
beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société, plus choisie que nombreuse, d'amis aimant le
plaisir et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se
prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des
cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses, et le panier des vendangeurs.
Là, tous les airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous
nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers qui ne nous donneraient
chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active
nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient
des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux
rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts
fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service
n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance ; la salle à manger serait partout, dans
le jardin, dans un bateau, sous un arbre ; quelquefois au loin, près d'une source
vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers ;
une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin ;
on aurait le gazon pour table et pour chaise ; les bords de la fontaine serviraient
de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre,
l'appétit dispenserait des façons ; chacun, se préférant ouvertement à tout autre,
trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale
et modérée naîtrait, sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit
badin plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs.
Point d'importun laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens,
comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire,
et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres,
chacun serait servi par tous ; le temps passerait sans le compter ; le repas serait
le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque
paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par
quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus
gaiement sa misère ; et moi j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les
entrailles, et de me dire en secret : je suis encore homme.

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers
avec ma troupe ; si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes,
se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je
porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient
à la fête ; et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si
peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au

77
USAGES DU MONDE

bout de leur longue table ; j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique,
et je danserais dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

Jean Jacques Rousseau,


Émile. 1762. Édition Garnier-Flammarion. 1966. pages 459-461.

78
USAGES DU MONDE

1799-1850

Honoré de Balzac
Choisir la place qu’on veut occuper dans le monde ne va
pas de soi et échapper aux déterminismes de toutes sortes
requiert non seulement une immense énergie mais aussi une
aide. Dans sa Comédie humaine, Balzac lève le rideau sur
les mœurs du monde, en particulier celles du grand monde.
Il y décrit le combat incessant de ceux qui y défendent leur
place, de ceux qui cherchent à en maîtriser les codes pour
y rentrer mais aussi de ceux qui s’en trouvent rejetés et de
ceux qui, dégoûtés, veulent en sortir. Eugène de Rastignac
appartient à la catégorie des conquérants. Après plusieurs balourdises, il
comprend qu’il a besoin d’une initiation et se tourne vers sa parente Madame
de Beauséant qui vient d’être trahie par son amant Miguel Ajuda-Pinto.
Cécile Figureau,
lycée Charles de Gaulle à Caen.

Le monde est un bourbier,


tâchons de rester sur les hauteurs.

L e monde est infâme, dit la vicomtesse en effilant son châle et sans lever les yeux,
par elle était atteinte au vif par les mots que madame de Langeais avait dits,
pour elle, en racontant cette histoire.
- Infâme ! non, reprit la duchesse ; il va son train, voilà tout. Si je vous en parle ainsi,
c’est pour montrer que je ne suis pas la dupe du monde. Je pense comme vous,
dit-elle en pressant la main de la vicomtesse. Le monde est un bourbier, tâchons de
rester sur les hauteurs. Elle se leva, embrassa madame de Beauséant au front en
lui disant : « Vous êtes bien belle en ce moment, ma chère. Vous avez les plus jolies
couleurs que j’aie vues jamais. » Puis elle sortit après avoir légèrement incliné la
tête en regardant le cousin.

- Le père Goriot est sublime ! dit Eugène en se souvenant de l’avoir vu tordant son
vermeil la nuit. Madame de Beauséant n’entendit pas, elle était pensive. Quelques
moments de silence s’écoulèrent, et le pauvre étudiant, par une sorte de stupeur
honteuse, n’osait ni s’en aller, ni rester, ni parler.

79
USAGES DU MONDE

- Le monde est infâme et méchant, dit enfin la vicomtesse. Aussitôt qu’un malheur
nous arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le dire, et à nous fouiller
le cœur avec un poignard en nous en faisant admirer le manche. Déjà le sarcasme,
déjà les railleries ! Ah ! je me défendrai. Elle releva la tête comme une grande dame
qu’elle était, et des éclairs sortirent de ses yeux fiers.
- Ah ! fit-elle en voyant Eugène, vous êtes là !
- Encore, dit-il piteusement.

- Eh bien ! monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous


voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption
féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique
j’aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant m’étaient
inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous
irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. N’acceptez les hommes et les femmes que
comme les chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez
ainsi au faite de vos désirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une
femme qui s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez
un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vous
seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais
vous aimiez, gardez bien votre secret ! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui vous
ouvrirez votre cœur. Pour préserver par avance cet amour qui n’existe pas encore,
apprenez à vous méfier de ce monde-ci.

Ecoutez -moi, Miguel... (Elle se trompait naïvement de nom sans s’en apercevoir.)
Il existe quelque chose de plus épouvantable que ne l’est l’abandon du père par
ses deux filles, qui le voudraient mort. C’est la rivalité des deux sœurs entre elles.
Restaud a de la naissance, sa femme a été adoptée, elle a été présentée ; mais sa
sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphine de Nucingen, femme d’un homme
d’argent, meurt de chagrin ; la jalousie la dévore, elle est à cent lieues de sa sœur ;
sa sœur n’est plus sa sœur ; ces deux femmes se renient entre elles comme elles
renient leur père. Aussi, madame de Nucingen laperait-elle toute la boue qu’il y a
entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon. Elle a cru
que de Marsay la ferait arriver à son but, et elle s’est faite l’esclave de de Marsay,
elle assomme de Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. Si vous me la présentez,
vous serez son Benjamin, elle vous adorera. Aimez-la si vous pouvez après, sinon
servez-vous d’elle. Je la verrai une ou deux fois, en grande soirée, quand il y aura
cohue ; mais je ne la recevrai jamais le matin. Je la saluerai, cela suffira. Vous vous
êtes fermé la porte de la comtesse pour avoir prononcé le nom du père Goriot.

Oui, mon cher, vous iriez vingt fois chez madame de Restaud, vingt fois vous la
trouveriez absente. Vous avez été consigné. Eh bien ! que le père Goriot vos introduise

80
USAGES DU MONDE

près de madame Delphine de Nucingen. La belle madame de Nucingen sera pour


vous une enseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, les femmes raffoleront de vous.
Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies voudront vous enlever à elle. Il y a des
femmes qui aiment l’homme déjà choisi par une autre, comme il y a de pauvres
bourgeoises qui, en prenant nos chapeaux, espèrent avoir nos manières. Vous aurez
des succès. A Paris, le succès est tout, c’est la clef du pouvoir. Si les femmes vous
trouvent de l’esprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne les détrompez pas.
Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le pied partout. Vous saurez alors ce
qu’est le monde, une réunion de dupes et de fripons. Ne soyez ni parmi les uns ni
parmi les autres. Je vous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans
ce labyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son cou et jetant un
regard de reine à l’étudiant, rendez-le moi blanc. Allez, laissez-moi. Nous autres
femmes, nous avons aussi nos batailles à livrer.

Balzac,
Le Père Goriot. Chapitre 1 : Une pension bourgeoise. 1835. Wikisource.

81
USAGES DU MONDE

1821-1867

Charles Baudelaire
Le poète rongé par le spleen l’avait déjà affirmé dans Les
Fleurs du mal : « Amer savoir, que celui qu’on tire du
voyage ». Peu importe la destination, le monde apparaît
toujours « monotone et petit ». Dans ce poème en prose,
Baudelaire va plus loin encore en imaginant un dialogue
intime avec son âme maladive, dont la conclusion ne peut
être que l’expression déchirante d’un désir de fuite éperdue.
Marc Fraisse,
lycée Edgar Quinet à Bourg-en-Bresse.

N’importe où ! n’importe où !
pourvu que ce soit hors de ce monde !

C ette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit.
Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté
de la fenêtre.

Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de


déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.

« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il
doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord
de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du
végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage
fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »

Mon âme ne répond pas.

« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter
la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée
dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam,
toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ? »

82
USAGES DU MONDE

Mon âme reste muette.

« Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de


l’Europe marié à la beauté tropicale. »

Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ?

« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans


ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort.
— Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons
plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est
possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les
lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent
la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de
ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront
de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de
l’Enfer ! »

Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe
où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Charles Baudelaire,
Le Spleen de Paris. Anywhere out of the world. Gallimard. 2006

83
USAGES DU MONDE

1840-1902

Emile Zola
L'Argent est le roman de la Bourse, dont Zola disait qu'il
s'y passait « des choses auxquelles personne ne comprend
rien. » Ce « monde de mensonge et de ruse », opaque,
mystérieux, fascine le protagoniste Aristide Rougon, dit
Saccard, apparu dans un précédent roman de Zola intitulé
La Curée et qui évoquait la spéculation immobilière
effrénée dans un Paris bouleversé par les travaux du baron
Haussmann. Quasiment ruiné au début de L'Argent, Saccard rencontre
l'ingénieur Georges Hamelin et sa sœur, Mme Caroline, qui vivent assez
difficilement à Paris après neuf années passées en Orient (Égypte, Syrie,
Liban), où ils ont contribué au développement des infrastructures autour
du creusement de canal de Suez. Hamelin, en bon saint-simonien, a des
projets à la fois techniques et politiques ; Mme Caroline rêve de progrès et
de civilisation ; Saccard y voit aussi et surtout la possibilité de faire fortune.
Trois visions du monde, que la Banque Universelle créée par Saccard, va
aider à concrétiser.
Marie Pierre Grolleau,
lycée Nelson Mandela à Nantes.

Le globe bouleversé par la


fourmilière qui refait sa maison.

I l [Hamelin] s'animait, il donnait de nouveaux détails. Pendant son séjour en Orient,


il avait constaté combien le service des transports était défectueux. Les quelques
sociétés, installées à Marseille, se tuaient par la concurrence, n'arrivaient pas à avoir
le matériel suffisant et confortable ; et une de ses premières idées, à la base même
de tout l'ensemble de ses entreprises, était de syndiquer ces sociétés, de les réunir en
une vaste Compagnie, pourvue de millions, qui exploiterait la Méditerranée entière et
s'en assurerait la royauté, en établissant des lignes pour tous les ports de l'Afrique, de
l'Espagne, de l'Italie, de la Grèce, de l’Égypte, de l'Asie, jusqu'au fond de la mer Noire.
Rien n'était, à la fois, d'un organisateur de plus de flair, ni d'un meilleur citoyen : c'était
l'Orient conquis, donné à la France, où allait s'ouvrir le vaste champ des opérations.

« Les syndicats, murmura Saccard, l'avenir semble être là aujourd'hui... C'est une
forme si puissante de l'organisation ! Trois ou quatre petites entreprises, qui

84
USAGES DU MONDE

végètent isolément, deviennent d'une vitalité et d'une prospérité irrésistibles, si


elles se réunissent... Oui, demain est aux gros capitaux, aux efforts centralisés
des grandes masses. Toute l'industrie, tout le commerce finiront par n'être qu'un
immense bazar unique, où l'on s'approvisionnera de tout. »

Enfin, il arrivait au gros morceau, à la Compagnie des chemins de fer d'Orient, et là


il délirait, car ce réseau de lignes ferrées, jeté d'un bout à l'autre sur l'Asie Mineure,
comme un filet, c'était pour lui la spéculation, la vie de l'argent, prenant d'un
coup ce vieux monde, ainsi qu'une proie nouvelle, encore intacte, d'une richesse
incalculable, cachée sous l'ignorance et la crasse des siècles. Il en flairait le trésor,
il hennissait comme un cheval de guerre, à l'odeur de la bataille. […]

« Tenez ! criait Saccard, cette gorge du Carmel, que vous avez dessinée là, où
il n'y a que des pierres et des lentisques, eh bien, dès que la mine d'argent sera
en exploitation, il y poussera d'abord un village, puis une ville... Et tous ces ports
encombrés de sable, nous les nettoierons, nous les protégerons de fortes jetées. Des
navires de haut bord stationneront où des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Et,
dans ces plaines dépeuplées, ces cols déserts, que nos lignes ferrées traverseront,
vous verrez toute une résurrection, oui ! les champs se défricher, des routes et
des canaux s'établir, des cités nouvelles sortir du sol, la vie enfin revenir comme
elle revient à un corps malade, lorsque, dans les veines appauvries, on active la
circulation d'un sang nouveau... Oui, l'argent fera des prodiges. »

Et, devant l'évocation de cette voix perçante, Mme Caroline voyait réellement se
lever la civilisation prédite. Ces épures sèches, ces tracés linéaires s'animaient,
se peuplaient : c'était le rêve qu'elle avait parfois d'un Orient débarbouillé de sa
crasse, tiré de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel charmant, avec tous
les raffinements de la science. Déjà, elle avait assisté au miracle, ce Port-Saïd qui,
en si peu d'années, venait de pousser sur une plage nue, d'abord des cabanes pour
abriter les quelques ouvriers de la première heure, puis la cité de deux mille âmes, la
cité de dix mille âmes, des maisons, des magasins immenses, une jetée gigantesque,
de la vie et du bien-être créés avec entêtement par les fourmis humaines. Et c'était
bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrésistible, la
poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d'agir, d'aller
devant soi, sans savoir au juste où l'on va, mais d'aller plus à l'aise, dans des
conditions meilleures ; et le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maison,
et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l'homme
décuplé, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argent, aidant la science,
faisait le progrès !

Emile Zola,
L’Argent. Chapitre 2. Wikisource.

85
USAGES DU MONDE

1871-1943

Paul Valéry
Paul Valéry fait en 1925 le constat du décès de l’humanisme :
l’homme n’est plus « comme maître et possesseur » mais
s’est doté de moyens pour s’aliéner lui-même. Le monde
mécanique, régulier et froid, va ainsi rendre l’homme
mécanique. Une prophétie ?
Emmanuel Caquet,
lycée Lakanal à Sceaux et LPA à Paris.

Le monde des machines.


L'homme d'aujourd'hui ne cultive guère ce qui ne peut point s'abréger. L'attente et
la constance pèsent à notre époque, qui essaye de se délivrer de sa tâche à grands
frais d'énergie.

La mise en jeu, la mise en train de cette énergie exige le machinisme, et le


machinisme est le véritable gouvernement de notre époque. Il faut voir de quels prix
nous payons ces immenses services, en quelle monnaie l'Intelligence se libère, et si
l'accroissement de puissance, de précision et de vitesse ne va pas réagir sur l’être
qui le désire et qui l’ obtient de la nature.

Il arrive à l'homme moderne d'être quelquefois accablé par le nombre et la grandeur


de ses moyens. Notre civilisation tend à nous rendre indispensable tout un système
de merveilles issues du travail passionné et combiné d'un assez grand nombre de
très grands hommes et d’une foule de petits. Chacun de nous éprouve les bienfaits,
porte le poids, reçoit la somme de ce total séculaire de vérités et de recettes
capitalisées. Aucun de nous n'est capable de se passer de cet énorme héritage.
Il n'y a plus d'hommes qui puissent même envisager cet ensemble écrasant. C'est
pourquoi les problèmes politiques, militaires, économiques deviennent si difficiles
à résoudre, les chefs si rares, les erreurs de détail si peu négligeables. On assiste à
la disparition de l'homme qui pouvait être complet, comme de l'homme qui pouvait
matériellement se suffire. Diminution considérable de l'autonomie, dépression
du sentiment de maîtrise, accroissement correspondant de la confiance dans la
collaboration, etc.

86
USAGES DU MONDE

La machine gouverne. La vie humaine est rigoureusement enchaînée par elle,


assujettie aux volontés terriblement exactes des mécanismes. Ces créatures
des hommes sont exigeantes. Elles réagissent à présent sur leurs créateurs et
les façonne d'après elles. Il leur faut des humains bien dressés ; elles en effacent
peu à peu les différences et les rendent propres à leur fonctionnement régulier, à
l'uniformité de leur régime. Elles se font donc une humanité à leur usage, presque à
leur image.

Il y a une sorte de pacte entre la machine et nous-mêmes, pacte comparable à ces


terribles engagements que contracte le système nerveux avec les démons subtils
de la classe des toxiques. Plus la machine nous semble utile, plus elle le devient ;
plus elle devient, plus nous devenons incomplets, incapable de nous en priver.

Les plus redoutables des machines ne sont pont peut-être celles qui tournent, qui
roulent, qui transportent, qui transforment la matière ou l'énergie. Il est d'autres
engins, non de cuivre d'acier bâtis, mais d'individus étroitement spécialisés :
organisations, machines administratives, construites à l'imitation d'un esprit en ce
qu'il a d'impersonnel.

La civilisation se mesure par la multiplication et la croissance de ces espèces. On


peut les assimiler à des êtres énormes, grossièrement sensibles, à peine conscients,
mais excessivement pourvus de toutes les fonctions élémentaires et permanentes
d'un système nerveux démesurément grossi. Tout ce qui est relation, transmission,
convention, correspondance, se voit en eux à l'échelle monstrueuse d'un homme par
cellule. Ils sont doués d'une mémoire sans limite, quoique aussi fragile que la fibre
du papier. Ils épuisent tous leurs réflexes dans la table est loi, règlements, statuts
précédents. Ces machines ne laissent point de mortel qu'elles ne l'absorbent dans
leur structure et n'en fasse un sujet de leurs opérations, un élément quelconque de
leur cycle. La vie, la mort, les plaisirs, les travaux des hommes sont des détails, des
moyens, des incidents de l'activité de ces êtres, dont l'empire n’est tempéré que par
la guerre qu'ils se font entre eux.

Chacun de nous est une pièce de quelqu'un de ces systèmes, ou plutôt appartient
toujours à plusieurs systèmes différents ; et il abandonne à chacun d’eux une part
de la propriété de soi, comme il l'emprunte de chacun d’eux une part de sa définition
sociale et de sa licence d'être. Nous sommes tous citoyens, soldats, contribuables,
hommes de tel métier, tenant de tels partis, enfant de telle religion, membre de telle
organisation, de tel club.

Faire partie... est une expression remarquable. Nous sommes en quelque sorte, par
le refouillement et l'analyse de la masse humaine qui se font toujours plus précis et

87
USAGES DU MONDE

minutieux, devenus des entités bien définies. Comme telles, nous ne sommes plus
que des objets de spéculation, de véritables choses. Ici, je suis conduit à prononcer
des mots sans grâce, est contraint d'écrire avec horreur que l'irresponsabilité,
l'interchangeabilité, l'interdépendance, l'uniformité des mœurs, des manières, et
même des rêves gagnent le genre humain. Les sexes eux-mêmes semblent ne plus
devoir se distinguer l'un de l'autre que par des caractères anatomiques.

Paul Valéry,
Variété. Propos sur l’intelligence. (1925). Gallimard.
La Pléiade. 1957. Oeuvres 1, pp. 1045-1047.

88
USAGES DU MONDE

1872-1960

Paul Fort
Dans l’une de ses Ballades françaises, La Ronde autour
du monde, Paul Fort développe l’utopie d’une synergie
entre les humain, ainsi que d’un usage ludique et pacifique
du monde. Se donner la main aussi bien pour s’aider que
pour danser. Le monde est ici investi comme lieu de partage
plutôt que comme espace de mise en tension des rivalités.
Véronique Bonnet,
lycée Janson de Sailly à Paris.

La ronde autour du monde.


Si toutes les filles du monde
voulaient s’donner la main,
tout autour de la mer
elles pourraient faire une ronde.

Si tous les gars du monde


voulaient bien êtr’ marins,
ils f’raient avec leurs barques
un joli pont sur l’onde.

Alors on pourrait faire


une ronde autour du monde,
si tous les gens du monde
voulaient s’donner la main.

Paul Fort,
Ballade françaises. La Ronde autour du monde. Wikisource.

89
USAGES DU MONDE

1895-1970

Jean Giono
Alors que les hommes font la guerre, Elzéard Bouffier plante
des arbres. Seul, jusqu’à perdre complètement l’usage de
la parole, cet « athlète de Dieu », comme le nomme Giono,
œuvre sans autre souci que de faire un monde habitable
sur des terres devenues invivables. Dans son monde, il
reconstruit le monde à une époque où le souci de l’écologie
n’effleure pas les consciences.
Steve Buosi,
lycée Philippine Duchesne à Grenoble (Corenc).

Je me demandais combien d’hectares


il allait encore couvrir d’arbres.

J’ avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation. Je lui
expliquai le mystère. Un jour de la semaine d’après, nous allâmes tous les deux à
la recherche d’Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres
de l’endroit où avait eu lieu l’inspection. Ce capitaine forestier n’était pas mon ami pour
rien. Il connaissait la valeur des choses. Il sut rester silencieux. J’offris les quelques
œufs que j’avais apportés en présent. Nous partageâmes notre casse-croûte en trois
et quelques heures passèrent dans la contemplation muette du paysage. Le côté d’où
nous venions était couvert d’arbres de six à sept mètres de haut.

Je me souvenais de l’aspect du pays en 1913 : le désert... Le travail paisible et régulier,


l’air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l’âme avaient donné à ce
vieillard une santé presque solennelle. C’était un athlète de Dieu. Je me demandais
combien d’hectares il allait encore couvrir d’arbres. Avant de partir, mon ami fit
simplement une brève suggestion à propos de certaines essences auxquelles le
terrain d’ici paraissait devoir convenir. Il n’insista pas. « Pour la bonne raison, me
dit-il après, que ce bonhomme en sait plus que moi. ».

Au bout d’une heure de marche - l’idée ayant fait son chemin en lui - il ajouta : « Il en
sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen d’être heureux ! »

90
USAGES DU MONDE

C’est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur de cet
homme furent protégés. Il fit nommer trois gardes-forestiers pour cette protection
et il les terrorisa de telle façon qu’ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin que
les bûcherons pouvaient proposer.

Jean Giono,
L’homme qui plantait des arbres. 1953. Wikisource.

91
USAGES DU MONDE

1906-1975

Hannah Arendt
L’éducation est le lieu du renouvellement du monde, c’est ce
moment où se joue à la fois la transmission et la nouveauté,
où se joue la perpétuation du passé et la possibilité de
l’avenir ; Le monde est ce qui échappe à l’individu pris
isolément et en même temps ce sans quoi l’individu n’a pas
de sens, c’est ce que nous partageons avec les autres, ce
qui nous est commun. C’est pourquoi l’éducation est une
responsabilité et un acte d’amour envers les jeunes générations : quelque
chose du monde que nous avons à leur transmettre tout en leur accordant
la liberté de le transformer pour continuer à le faire exister. Le monde n’est
jamais fini ni clos, il est toujours à renouveler à partir de ce fait fondamental
de la condition humaine qui pour Hannah Arendt n’est pas la mortalité mais
la natalité, l’arrivée dans le monde de générations toujours nouvelles.
Luisa Marques Dos Santos,
lycée Saint Charles à Marseille.

L'éducation est le point où se décide


si nous aimons assez le monde pour
en assumer la responsabilité.

E n pratique, il en résulte que, premièrement, il faudrait bien comprendre que le


rôle de l'école est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde, et non pas leur
inculquer l'art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux
qu'eux, le fait d'apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir
compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent.)

Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu'on
ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme de grandes personnes.
Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de
la communauté des adultes, comme s'ils ne vivaient pas dans le même monde et
comme si l'enfance était une phase autonome dans la vie d'un homme, et comme
si l'enfant était un état humain autonome, capable de vivre selon des lois propres.

92
USAGES DU MONDE

On ne peut pas établir de règle générale qui déterminerait dans chaque cas le
moment où s'efface la ligne qui sépare l'enfance de l'âge adulte; elle varie souvent
en fonction de l'âge, de pays à pays, d'une civilisation à une autre, et aussi d'individu
à individu. Mais à l'éducation, dans la mesure où elle se distingue du fait d'apprendre,
on doit pouvoir assigner un terme. Dans notre civilisation, ce terme coïncide
probablement avec l'obtention du premier diplôme supérieur (plutôt qu'avec le
diplôme de fin d'études secondaires) car la préparation à la vie professionnelle dans
les universités ou les instituts techniques, bien qu'elle ait toujours quelque chose à
voir avec l'éducation, n'en est pas moins une sorte de spécialisation.

L'éducation ne vise plus désormais à introduire le jeune dans le monde comme tout,
mais plutôt dans un secteur limité bien particulier. On ne peut éduquer sans en même
temps enseigner ; et l'éducation sans enseignement est vide et dégénère donc
aisément en une rhétorique émotionnelle et morale. Mais on peut très facilement
enseigner sans éduquer et on peut continuer à apprendre jusqu'à la fin de ses jours
sans jamais s'éduquer pour autant. Mais tout cela n'est que détails que l'on doit
vraiment abandonner aux experts.

Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de
le confier à une science spécialisée — la pédagogie— c'est la relation entre enfants
et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts,
notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c'est par la naissance que nous
sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé
par la natalité. L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde
pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait
inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux
venus.

C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos
enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes,
ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose
que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler
un monde commun.

Hannah Arendt,
La Crise de la culture. Folio. 1991.

93
USAGES DU MONDE

CONTEMPORAIN

Jean-François
Amadieu
Comme réalité sociale, le monde peut être pris dans le
sens de ce qui diffère de l’univers religieux et il devient
alors synonyme de siècle – non de cent ans, mais de ce
qui est matériel, temporel, mondain, séculier, sécularisé – La mondanité se
caractérise par le souci de la distinction et la culture des apparences qui
s’impose à l’âge baroque.
Le sociologue Jean-François Amadieu cite Balzac fréquentant les salons
mondains pour stimuler sa carrière littéraire ; le romancier à la fois réaliste
et visionnaire y décrypte parfaitement le jeu social, celui des pouvoirs. Nous
pouvons citer aussi La Bruyère dans les Caractères et Saint Simon au
xviie siècle qui avaient dénoncé par la satire les usages mondains, la comédie
sociale, le monde comme théâtre.
Enfin, des sociologues contemporains comme Pierre Bourdieu (La Distinction,
1979) et Erving Goffmann (La mise en scène de la vie quotidienne, tome II :
les relations en public, 1973) ont étudié de près les usages du monde, les
stratégies sociales de pouvoir pour réussir. La mondanité c'est la culture des
apparences, de la visibilité. Il faut voir et être vu.
Gilbert Guislain,
professeur honoraire.

L’appartenance au beau monde.

L e vêtement des riches a longtemps été reconnaissable à son inadaptation à un


usage laborieux : tenue et chaussures de tennis blanches, habit entravant les
mouvements, tissus salissants ou fragiles, chaussures limitant la marche…

Récemment, les vêtements et les accessoires populaires, c’est-à-dire fonctionnels


et utilisables pour le travail, se sont diffusés dans les classes favorisées qui les ont

94
USAGES DU MONDE

adaptés et détournés. Tout a commencé avec le pantalon, puis le jean. Ensuite s’est
répandue la vogue du « work wear » : bleus de travail (salopette), Dock Martins (vraies/
fausses chaussures de dockers), vêtements et chaussures de chantier Caterpillar,
cirés de marin, vêtements militaires, etc. Ce « look » repose, bien entendu, sur
l’utilisation de matériaux, de coloris ou de formes qui distinguent le vrai vêtement
de travail du « work wear ». Tout le raffinement est dans le détournement.

Il existe des normes et des règles non écrites, mais bien connues, qui définissent ce
qui est convenable, de bon goût et qui dénote l’appartenance au beau monde. Ces
standards sont assez stables pour servir de marqueurs sociaux : au premier coup
d’œil, chacun sait à qui il a affaire. Cette opération de décryptage des apparences
fonctionnait déjà au xixe siècle.

« Au bal de l’Opéra, écrit Balzac, les différents cercles dont se compose la société
parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s’observent. Il y a des notions si
précises pour quelques initiés, que ce grimoire d’intérêts est lisible comme un
roman qui serait amusant. » Ainsi, le personnage de Lucien de Rubempré frappe par
sa beauté et son apparence ne manque pas d’être décodée par tous.
« Tout en lui signalait les habitudes d’une vie élégante (…). Sa mise, ses manières
étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l’Opéra. »

En France, l’apparence physique et vestimentaire est un redoutable révélateur. Les


sociétés européennes ont, en effet, hérité d’une longue tradition de différenciation
des groupes sociaux selon le vêtement. Aux États-Unis, en revanche, où les
distinctions dues à la naissance sont quasi absentes au xviiie siècle et au début
du xixe, une norme vestimentaire unique, définie par la bourgeoisie, s’est imposée
à tous. Comme le note Max Weber, « jadis, dans un club typiquement américain,
personne ne se serait souvenu que deux des membres en train de disputer une partie
de billard étaient respectivement patron et employé. Ici régnait l’égalité absolue
des gentlemen ». Max Weber cite un autre trait de cet égalitarisme : « La femme du
syndicaliste, accompagnant son mari au lunch, se serait entièrement conformée,
toilette et manières – en plus simple et plus gauche - , aux dehors d’une dame de la
bourgeoisie. Or la vie sociale implique que l’on sache « à qui on a affaire », c’est-à-
dire que l’on puisse apprécier d’un coup d’œil la place de l’autre dans l’échelle de
stratification ».

Jean-François Amadieu,
Le poids des apparences. Odile Jacob. 2002. Pages 34 et 35

95
USAGES DU MONDE

CONTEMPORAINE

Rebecca Solnit
Dans L'Art de marcher (Wanderlust : a History of Walking),
l'essayiste américaine Rebecca Solnit propose une histoire
de la marche, qui ne se pratique pas seulement pour aller
d'un point à un autre, mais renvoie aussi à l'imaginaire et
à la culture. Philosophes, romanciers, poètes, peintres ont
arpenté le monde et ont pu en faire la matière de leurs
œuvres, quand ce n'est pas la marche elle-même qui a pu
les aider à le penser. « Idéalement, » écrit-elle en préambule, « marcher est
un état où l'esprit, le corps et le monde se répondent, un peu comme trois
personnages qui se mettraient enfin à converser ensemble, trois notes qui
soudain composeraient un accord.
Marcher nous permet d'habiter notre corps et le monde sans nous laisser
accaparer par eux ». Dans cet extrait se situant à la fin de la première
partie (« Le rythme des pensées », chap 5 « Labyrinthes et chemins de
croix. Incursions dans le royaume du symbolique »), Solnit s'intéresse plus
particulièrement aux rapports entre le voyage, le déplacement dans l'espace,
et le déploiement du récit, et à la façon dont la langue construit, par de
nombreux symboles et métaphores, notre rapport au monde.
Marie Pierre Grolleau,
lycée Nelson Mandela à Nantes.

Chacun fait son chemin dans le monde.

L es routes, les pistes, les sentiers doivent en partie leur caractère unique de
structures construites à l'impossibilité dans laquelle se trouve l'observateur
immobile de les percevoir d'emblée dans leur totalité. Tout comme une histoire lue
ou écoutée, ils se déploient dans le temps au rythme de la progression du voyage.
Un virage en épingle à cheveux est un retournement de l'intrigue, une côte escarpée
tient la vue en haleine jusqu'au panorama découvert du sommet, les travaux sur la
chaussée introduisent un nouveau développement dans le récit et l'arrivée au but
signe la fin de l'histoire. […]

Le rapport particulier qui unit le récit au voyage tient précisément à cela, comme,
peut-être, les raisons pour lesquelles il existe des liens si étroits entre l'écriture

96
USAGES DU MONDE

narrative et la marche. Écrire, c'est ouvrir une route dans le territoire de l'imaginaire,
ou repérer des éléments jusque là passés inaperçus le long d'un itinéraire familier.
Lire, c'est voyager sur ce territoire en acceptant l'auteur pour guide – un guide avec
qui nous ne serons pas forcément d'accord, dont nous nous méfierons, au besoin,
mais dont nous pouvons au moins être sûrs qu'il nous conduit bien quelque part.

J'ai souvent rêvé que mes phrases accolées forment une seule ligne suffisamment
longue pour établir cette identité entre la phrase et la route, la lecture et le
déplacement. (D'après mes calculs, le texte d'un de mes livres mesurerait six
kilomètres de long si, au lieu d'être assemblé en cahiers de feuilles, il se dévidait tel
le fil autour de sa bobine en une ligne unique.) Il y a un peu de cela dans les rouleaux
manuscrits chinois. Les chansons des aborigènes australiens sont l'exemple le plus
connu de cette fusion entre le paysage et le texte : leurs paroles sont des outils
pour naviguer dans l'immensité du désert, tandis que la mémorisation des traits du
paysage permet en retour de se rappeler les histoires. En d'autres termes, le texte
est une carte, le paysage un récit.

Les histoires, donc, sont des voyages, et les voyages des histoires. C'est parce que
nous imaginons la vie sous la forme du voyage que ces promenades symboliques –
et, au-delà, toutes les promenades, tous les déplacements – acquièrent une pareille
résonance. La difficulté à imaginer les mécanismes de l'esprit, de la pensée, et aussi
bien la nature du temps, explique que nous usions volontiers de métaphores pour
assimiler ces manifestations intangibles à des événements physiques situés dans
l'espace.

De ce fait, nous avons avec elles un rapport physique et spatial : nous allons à
leur rencontre ou nous nous en détournons. Si le temps s'apparente à l'espace, ce
déroulement du temps qui donne sa mesure à une vie s'apparente au voyage, et
peu importe, en l'occurrence, que les vivants se déplacent peu ou beaucoup dans
l'espace. Marcher, voyager, sont ainsi devenus des métaphores si bien inscrites
dans la pensée et le discours que c'est à peine si nous les remarquons.

Des choses, nous disons qu'elles se mettent en travers de notre chemin ou nous
aident à le trouver, qu'elles nous donnent un nouveau point de départ ou des
indications sur la voie à suivre si nous les comparons à des jalons, des bornes
ou des repères. Chacun fait son chemin dans le monde, passe par des carrefours
importants, avance à son rythme, saute éventuellement le pas. Déboussolés, nous
nous perdons, nous nous égarons ; faute de remonter la pente, nous la dévalons, et
toute erreur est un faux pas qui nous fait trébucher, déraper ; alors nous n'avançons
plus, n'allons plus nulle part.

Rebecca Solnit,
L'Art de marcher. Traduction Oristelle Bonis. Édition française 2002.

97
Partages
du monde
PARTAGES DU MONDE

1724-1804

Emmanuel Kant
« Le monde va de mal en pire : telle est la plainte qui s'élève
de toute part » écrit Kant dans le chapitre 1 de la première
partie de La Religion dans les limites de la simple raison.
C’est contre cette litanie qu’il propose ici, dans son Idée
d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
une perspective cosmopolitique, irénique et raisonnable
pour l’histoire et le futur de l’espèce humaine. Il donne
même des éléments, politiques et moraux, pour justifier que l’on puisse
espérer en ce monde-ci et non dans le monde de l’au-delà.
Rémy Grand,
lycée Claude Bernard à Villefranche-sur-Saône.

Le monde va-t-il périr ?


C' est un projet à vrai dire étrange, et en apparence extravagant, que de vouloir
composer une histoire d'après l'idée de la marche que le monde devrait
suivre, s'il était adapté à des buts raisonnables certains ; il semble qu'avec une
telle intention, on ne puisse aboutir qu'à un roman. Cependant, si on peut admettre
que la nature même, dans le jeu de la liberté humaine, n'agit pas sans plan ni sans
dessein final, cette idée pourrait bien devenir utile ; et, bien que nous ayons une
vue trop courte pour pénétrer dans le mécanisme secret de son organisation, cette
idée pourrait nous servir de fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait
sans cela qu'un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros,
un système.

Partons en effet de l'histoire grecque, la seule qui nous transmette toutes les autres
histoires qui lui sont antérieures ou contemporaines, ou qui du moins nous apporte
des documents à ce sujet; suivons son influence sur la formation et le déclin du
corps politique du peuple romain, lequel a absorbé l'Etat grec ; puis l'influence du
peuple romain sur les Barbares qui à leur tour le détruisirent, pour en arriver jusqu'à
notre époque ; mais joignons-y en même temps épisodiquement l'histoire politique
des autres peuples, telle que la connaissance en est peu à peu parvenue à nous par
l'intermédiaire précisément de ces nations éclairées.

101
PARTAGES DU MONDE

On verra alors apparaître un progrès régulier du perfectionnement de la constitution


politique dans notre continent (qui vraisemblablement donnera un jour des lois à
tous les autres. Bornons-nous donc à considérer la constitution politique et ses lois
d'une part, dans la mesure où les deux choses ont, par ce qu'elles renfermaient de
bon, servi pendant un certain temps à élever des peuples (du même coup à élever
les arts et les sciences), et à les faire briller, mais dans la mesure aussi où ils ont
servi à précipiter leur chute par des imperfections inhérentes à leur nature en
sorte qu'il est pourtant toujours resté un germe de lumière, germe qui, au travers
de chaque révolution se développant davantage, a préparé un plus haut degré
de perfectionnement ; alors nous découvrirons un fil conducteur qui ne sera pas
seulement utile à l'explication du jeu embrouillé des affaires humaines ou à la
prophétie politique des transformations civiles futures (profit qu'on a déjà tiré de
l'histoire des hommes, tout en ne la considérant que comme le résultat incohérent
d'une liberté sans règle) ; mais ce fil conducteur ouvrira encore (ce qu'on ne peut
raisonnablement espérer sans présupposer un plan de la nature) une perspective
consolante sur l'avenir ou l'espèce humaine nous sera représentée dans une ère
très lointaine sous l'aspect qu'elle cherche de toutes ses forces à revêtir : s'élevant
jusqu'à l'état où tous les germes que la nature a placés en elle pourront être
pleinement développés et où sa destinée ici-bas sera pleinement remplie.

Une telle justification de la nature ou mieux de la Providence n'est pas un motif


négligeable pour choisir un centre particulier de perspective sur le monde. Car à
quoi bon chanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la
nature où la raison est absente ; à quoi bon recommander cette contemplation, si,
sur la vaste scène où agit la sagesse suprême, nous trouvons un terrain qui fournit
une objection inéluctable et dont la vue nous oblige à détourner les yeux avec
mauvaise humeur de ce spectacle ? Et ce serait le terrain même qui représente le
but final de tout le reste : l'histoire de l'espèce humaine. Car nous désespérerions
alors de jamais rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions
plus espérer cette rencontre que dans un autre monde.

Emmanuel Kant,
Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
Proposition 9. Opuscules sur l’histoire. GF Flammarion. 1990. Pages 86 à 88

102
PARTAGES DU MONDE

1790-1869

Alphonse
de Lamartine
Le monde n’est pas une réalité objective et mesurable,
notre rapport au monde est structuré par nos désirs et nos
sentiments, dans le rapport aux autres. Le deuil n’est ainsi
pas seulement la tristesse due à l’absence d’une personne
mais c’est tout notre rapport au monde qui est bouleversé par
cette absence. Ainsi, de même que l’amour d’une personne
nous ouvre au monde et enrichit notre monde, de même la perte d’une personne
aimée nous rend étranger au monde. Comment habiter le monde sans amour ?
Luisa Marques Dos Santos,
lycée Saint Charles à Marseille.

Je ne demande rien à l’immense univers.


Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes ;


Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,


Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,


Un son religieux se répand dans les airs,
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

103
PARTAGES DU MONDE

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente


N’éprouve devant eux ni charme ni transports,
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,


Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,


Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,


D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,


Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire,
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,


Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;


Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,


Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

104
PARTAGES DU MONDE

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,


Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

Alphonse de Lamartine,
Méditations poétiques. Wikisource.

105
PARTAGES DU MONDE

1868-1951

Alain (Émile Chartier)


Dans son Essai sur l'Homme, Ernst Cassirer relève que
l'homme « ne vit plus dans un univers purement matériel,
mais dans un univers symbolique. » Peut-être y a-t-il ici la
clef de la différence entre l'univers physique et le monde en
tant qu'il est humain. Il en résulte que, « loin d'avoir rapport
aux choses mêmes, l'homme, d'une certaine manière,
s'entretient constamment avec lui-même. » Pourtant,
l'homme réel n'est jamais « seul au monde » car alors non
seulement un tel homme ne serait pas humain, mais encore
il n'y aurait pas pour lui de « monde ». C'est donc avec raison que, dans Le
Concept de monde, Paul Clavier remarque : « Avant de se définir comme
être-au-monde, l'homme se définit comme être-ensemble. Ne serait-ce que
parce qu'il ne vient pas seul au monde. » Le texte d'Alain permet ainsi de
comprendre en quoi « le monde » est toujours pour chacun d'entre nous à la
fois « monde de signes » et « monde partagé » avec d'autres humains qui, en
nous parlant du monde, nous lèguent à la fois notre humanité et la possibilité
même d'un monde.
Sarah Barnaud-Meyer,
lycée Masséna à Nice.

Nul n'est jamais « seul au monde ».

Q ue toutes les idées soient prises de l'expérience, c'est ce qu'il n'est pas utile
d'établir. […] Mais il y a deux expériences. Connaître une chose, c'est expérience ;
connaître un signe humain, c'est expérience. Et l'on peut citer d'innombrables erreurs
qui viennent du signe humain et qui déforment l'autre expérience, comme visions,
superstitions et préjugés ; mais il faut remarquer aussi que nos connaissances les
plus solides concernant le monde extérieur sont puissamment éclairées par les
signes humains concordants. Il est impossible de savoir ce que c'est qu'une éclipse
à soi tout seul, et même à plusieurs dans une vie humaine ;

[…] en sorte qu'on pourrait dire que nous ne formons jamais une seule idée, mais
que toujours nous suivons une idée humaine et la redressons. Nous allons donc

106
PARTAGES DU MONDE

aux choses armés de signes ; et les vieilles incantations magiques gardent un naïf
souvenir de ce mouvement ; car il est profondément vrai que nous devons vaincre
les apparences par le signe humain. Ce n'est donc pas peu de chose, je dis pour
l'expérience, de connaître les bons signes. Devant le feu follet, l'un dit âme des morts,
et l'autre dit hydrogène sulfuré. À souvenir d'un rêve, l'un dit message des dieux, et
l'autre dit perception incomplète d'après les mouvements du corps humain. Quant
à l'homme de la nature, qui va tout seul à la chose, et sans connaître aucun signe,
sans en essayer aucun, c'est un être fantastique, qui n'est jamais né.

L'homme réel est né d'une femme ; vérité simple, mais de grande conséquence,
et qui n'est jamais assez attentivement considérée. Tout homme fut enveloppé
d'abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n'a
point d'expérience qui précède cette expérience de l'humain ; tel est son premier
monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d'où sa
frêle existence dépend. Ne demandez donc point comment un homme forme ses
premières idées. Il les reçoit avec les signes ; et le premier éveil de sa pensée est
certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe. Quel est donc l'enfant
à qui on n'a pas montré les choses, et d'abord les hommes ? Où est-il celui qui a
appris seul la droite et la gauche, la semaine, les mois, l'année ? J'ai grand'pitié de
ces philosophes qui vont cherchant comment la première idée du temps a pu se
former par réflexion solitaire.

Êtes-vous curieux de connaître les idées du premier homme, de l'homme qui n'est
jamais né ? Le développement, à la bonne heure ; mais l'origine, non. Et justement je
tiens ici une notion importante qui concerne le développement. Sans aucun doute
tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même plus ;
disons qu'il a usé des signes avant de les comprendre. L'enfant pleure et crie sans
vouloir d'abord signifier ; mais il est compris aussitôt par sa mère. Et quand il dit
maman, ce qui n'est que le premier bruit des lèvres, et le plus facile, il ne comprend
ce qu'il dit que par les effets, c'est-à-dire par les actions et les signes que sa mère
lui renvoie aussitôt.

« L'enfant, disait Aristote le Sagace, appelle d'abord tous les hommes papa » C'est en
essayant les signes qu'il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ;
c'est dire qu'il parle avant de penser. Le premier sens d'un signe, remarquez-le, c'est
l'effet qu'il produit sur d'autres. L'enfant connaît donc premièrement le texte humain
par mémoire purement mécanique, et puis il en déchiffre le sens sur le visage de
son semblable. Un signe est expliqué par un autre. Et l'autre, à son tour, reçoit son
propre signe renvoyé par un visage humain ; chacun apprend donc de l'autre, et
voilà une belle amitié.

107
PARTAGES DU MONDE

Quelle attention que celle de la mère, qui essaie de comprendre son petit, et de faire
qu'il comprenne, et qui ainsi en instruisant s'instruit ! En toute assemblée, même
rapport ; toute pensée est donc entre plusieurs, et objet d'échange. Apprendre à
penser, c'est donc apprendre à s'accorder; apprendre à bien penser, c'est s'accorder
avec les hommes les plus éminents, par les meilleurs signes: Vérifier les signes, sans
aucun doute, voilà la part des choses. Mais connaître d'abord les signes en leur sens
humain, voilà l'ordre.

Alain
De l'acquisition des idées. Éléments de philosophie. 1916. Édition électronique

108
PARTAGES DU MONDE

1920-1998

Nicolas Bouvier
Nicolas Bouvier, écrivain, poète, photographe, a passé sa
vie à voyager ; publié en 1963 et illustré par Thierry Vernet,
L'Usage du Monde relate le premier de ses périples.
L'ouvrage raconte leur voyage de Genève à la passe de
Khyber en Afghanistan entre 1953 et 1954. Texte devenu
mythique, voire livre-culte, il relate une multitude de
rencontres, de portraits, d'expériences à l'épreuve d'autres
cultures. Récit d'écopoétique ou de géopoétique, il fonde un
singulier regard sur le monde, renouvelé et original, tout en ouvrant la voie
ou en entrant en résonance avec toute une lignée d'écrivains-voyageurs…
La fin de l'œuvre est éloquente, nous croyons parcourir et découvrir le monde
mais c'est le monde qui nous façonne et la découverte du monde est un
miroir réfléchissant notre intériorité. C'est une conclusion à la fois poétique,
personnelle et philosophique sur le voyage qui prend les accents d'une
méditation sur le sens du parcours, de l'errance et au-delà sur l'être -même.
Michèle Dupin,
lycée Saliège à Balma.

La route du Khyber.
Rentré de la fouille. Départ pour l’Inde
3 décembre. Seul.
A cette saison, dans ce coin du pays, on est réveillé chaque matin par une averse
distraite qui frappe l’auvent de la tchâikhane et sonne sur les samovars. Puis le
soleil oblique et rouge disperse le brouillard, fait briller la route, les joncs, les collines,
et derrière, les hauts massifs blancs du Nouristan. La fumée monte des braseros
pendant que les dormeurs se débarbouillent – fébrile toilette des doigts, de la
bouche, de la barbe – expédient leurs prières et vont bâter les chapeaux entravés
dont le pelage fume dans le froid. Des conversations enrouées s’établissent autour
des bols de thé vert.

Bien dormi. Je me sens en forme et les écorchures que je me suis faites hier soir
en réparant le ressort avant se referment. Je m’habille et vais recruter autour du

109
PARTAGES DU MONDE

samovar quelques « pousseurs » car ma batterie est morte. Il y a là une douzaine


de vieillards aux mains fines qui s’envoient de grandes claques pour se réchauffer,
et deux Pathans tannés et silencieux. On m’a fait place avec des gloussements
mondains. J’ai offert le thé. Ensuite on m’a poussé, bien sûr. Dans un tourbillon de
robes blanches, de barbes, de babouches et de jambes crottées, la voiture s’est
envolée vers Djellalabad.

5 décembre. Frontière afghane. Khyber Pass.


A Kaboul, ceux que j’interrogeais sur le Khyber ne trouvaient jamais leurs mots :
« … inoubliable, c’est surtout l’éclairage… ou l’échelle… ou l’écho peut-être, comment
vous dire ?… » puis ils s’enferraient, renonçaient et, pendant un moment, on les
sentait retournés en esprit dans le col, revoyant les mille facettes et les mille ventres
de la montagne, éblouis, transportés, hors d’eux-mêmes, comme la première fois.

Le 5 décembre à midi, après un an et de mi de voyage, j’ai atteint le pied de la


passe. La lumière touchait la base des monts Suleiman et le fortin de la douane
afghane noyé dans un bouquet de saules qui brillaient comme écailles au soleil. Pas
d’uniformes sur la route barrée par un léger portail de bois. Monté jusqu’au bureau.
J’ai enjambé les chèvres étendues sur le seuil et passé la porte. Le poste sentait
le thym, l’arnica, et bourdonnait de guêpes. L’éclat bleu des revolvers accrochés
contre le mur avaient beaucoup de gaieté. Assis droit à une table derrière une
bouteille d’encre violette, un officier me faisait face. Ses yeux bridés étaient clos.
A chaque inspiration j’entendais craquer le cuir neuf de son ceinturon. Il dormait.
Sans doute un Ouzbekh de Bactriane, aussi étranger que moi ici. J’ai laissé mon
passeport sur la table et suis allé déjeuner ?. Je n’étais pas pressé. On ne l’est pas
quand il s’agit de quitter un pays pareil. En donnant du sel aux chèvres, j’ai relu la
dernière lettre de Thierry et de Flo. Ils s’étaient installés dans une vieille citadelle
hollandaise au sud de Ceylan ?.

Galle, le 1er décembre.


« ...Ne serait-ce que pour te tenter, voilà les noms des bastions du fort : de l’Étoile,
de la lune, du Soleil, de Zwxart, de l’Aurore, Pointe d’Utrecht, du Triton, de Neptune,
de Clippenberg, et d’Éole. Dans un coin comme celui-ci où il t’arrive de voir côte à
côte un bonze safran vif, un vieux en sarong violet, une jeunesse en sari rose, le tout
sur fond de mer jade et soleil couchant, on devient peintre. Une table t’attend pour
tes paperasses. Le soir on s’entre-douche sous des ballets de lucioles. A bientôt de
heurter la noix de coco fraternelle... »

Un autre monde. Il ne serait pas parti pour rien.


Ensuite j’ai fumé un narghilé en regardant la montagne. A côté d’elle, le poste, le

110
PARTAGES DU MONDE

drapeau noir-rouge-vert, le camion chargé d’enfants pathans leur long fusil en


travers des épaules, toutes les choses humaines paraissaient frustes, amenuisées,
séparées par trop d’espacer comme des dessins d’enfants où la proportion n’est
pas respectée. La montagne, elle ne se dépensait pas en gestes inutiles : montait, se
reposait, montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, des parois
biseautées comme un joyau.

Sur les premières crêtes, les tours des maisons-fortes pathanes luisaient comme
frottées d’huile ; de hauts versants couleur chamois s’élevaient derrière elles et se
brisaient en cirques d’ombre où les aigles à la dérive disparaissaient en silence. Puis
les pans de rocs noirs où les nuages s’accrochaient comme une laine. Au sommet,
à vingt kilomètres de mon banc, des plateaux maigres et doux écumaient de soleil.
L’air était d’une transparence extraordinaire. La voix portait. J’entendais des cris
d’enfants, très haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le
sabot de chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins.

J’ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette
prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli.
L’étendue de montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement
du narghilé et jusqu’aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments
d’une pièce o^j’étais venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps.
« Pérennité… transparente évidence du monde.. appartenance paisible... » moi non
plus, je ne sais comment dire… car, pour parler comme Plotin : Une tangente est un
contact qu’on ne peut ni concevoir ni formuler.

Mais dix ans de voyage n’auraient pas pu payer cela.

Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée.
Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde
vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace
devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de
l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est
peut-être notre moteur le plus sûr.

Repris mon passeport paraphé, et quitté l’Afghanistan. Il m’en coûtait. Sur les deux
versants du col la route est bonne. Les jours de vent d’est, bien avant le sommet, le
voyageur reçoit par bouffées l’odeur mûre et brûlée du continent indien…

« … et ce bénéfice est réel, parce que nous avons droit à ces élargissements, et,
une fois ces frontières franchies, nous ne redeviendrons jamais plus tout à fait les
misérables pédants que nous étions. » Emerson.

111
PARTAGES DU MONDE

Lorsque Nicolas Bouvier part en 1953 dans sa Fiat Topolino, un maigre pécule
en poche, avec son ami et dessinateur Thierry Vernet, pour les Balkans,
direction la route de la soie, il ne sait ce qu’il va trouver. Ce monde inconnu
va le révéler à lui-même. Le terme “dépaysement” est celui qui caractérise
le mieux cet ouvrage atypique, qui remplit le lecteur de nostalgie au fil des
pages, face à un monde qui a irrémédiablement changé. Néanmoins, se
perdre pour mieux se retrouver reste une expérience atemporelle, et celle
du lecteur rejoint celle de l’explorateur, où le monde inconnu favorise la
réflexion sur le sens de l’existence.
Sylvie Girard-Sisakoun,
lycée Le Rebours à Paris.

Pérennité, transparente évidence


du monde, appartenance paisible.

E nsuite j’ai fumé un narghilé en regardant la montagne. À côté d’elle, le poste, le


drapeau noir-rouge-vert, le camion chargé d’enfants pathans leur long fusil en
travers des épaules, toutes les choses humaines paraissaient frustes, amenuisées,
séparées par trop d’espace comme dans ces dessins d’enfants où la proportion
n’est pas respectée.

La montagne, elle, ne se dépensait pas en gestes inutiles : montait, se reposait,


montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, des parois
biseautées comme un joyau. Sur les premières crêtes, les tours des maisons-fortes
pathanes luisaient comme frottées d’huile ; de hauts versants couleur chamois
s’élevaient derrière elles et se brisaient en cirques d’ombre où les aigles à la dérive
disparaissaient en silence. Puis des pans de rocs noirs où les nuages s’accrochaient
comme une laine. Au sommet, à vingt kilomètres de mon banc, des plateaux maigres
et doux écumaient de soleil.

L’air était d’une transparence extraordinaire. La voix portait. J’entendais des cris
d’enfants, très haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le
sabot de chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins.
J’ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette
prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli.
L’étendue de montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement
du narghilé et jusqu’aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments
d’une pièce où j’étais venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps.

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PARTAGES DU MONDE

« Pérennité... transparente évidence du monde... appartenance paisible... » moi non


plus, je ne sais comment dire… car, pour parler comme Plotin : Une tangente est un
contact qu’on ne peut ni concevoir ni formuler.

Mais dix ans de voyage n’auraient pas pu payer cela. Ce jour-là, j’ai bien cru tenir
quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est
définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps
vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en
soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre
à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus
sûr.

Nicolas Bouvier,
L’Usage du Monde. 1953. La Découverte Poche. 2014.

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PARTAGES DU MONDE

1928-2011

Édouard Glissant
Édouard Glissant créé le concept de « Tout-Monde » pour
penser le monde à partir de la diversité née des interférences
et des rencontres entre les cultures. Dans ce passage,
il met en lumière les effets du mouvement du monde sur
les manières de lire et d’écrire. Les deux actes seraient
marqués tantôt par une forme d’adhésion à la vitesse et au
flux, tantôt par un repli, une prise de distance réflexive. L’art
naît du désir de se confronter à la pluralité, la polyphonie du
monde, pour en offrir une vision singulière.
Sarah Katrib,
lycée Carnot à Dijon.

Ce monde est là dans nos consciences


ou nos inconscients, un Tout-monde.

N ous n’emportons pas les mêmes livres dans l’autobus ou le tramway, ou dans les
vertigineux taxis-pays. Nous qui avons le loisir de lire, savons d’instinct comment
répartir nos lectures. Cela répond à nos deux manières d’exercer notre pensée : vivre
le monde en le fréquentant, même si nous sommes par moments emportés dans sa
complexité et sa vitesse ; réfléchir d’autre part sur notre rapport au monde, sur ses
transformations hors de nous et en nous, sur l’avenir qui nous y est ménagé. Dans le
premier cas, nous ne séparons pas nos lectures de nos activités quotidiennes, nous
sommes dans l’Internet incessant de la vie. Dans le deuxième cas, nous nous isolons,
nous cherchons le silence et la concentration de celui qui médite sur son devenir,
nous sommes dans la permanence et le lent travail du livre. Est-ce là préjugé (la
« bonne » et la « mauvaise » littérature) ou nécessaire répartition ?

Ces mêmes considérations valent pour ce qui concerne l’exercice de l’écriture.


Écrire aujourd’hui, ce n’est pas seulement conter des histoires pour amuser ou
émouvoir, ou pour épater, c’est peut-être avant tout rechercher le lien fiable entre
la folle diversité du monde et ce que nous désirons en nous d’équilibre et de savoir.
Ce monde est là dans nos consciences ou nos inconscients, un Tout-monde, et nous
avons beau dire, il nous sollicite chaque jour davantage et il faut que nous essayions

114
PARTAGES DU MONDE

d’y éprouver notre carrure. L’écrivain et l’artiste nous y ont conviés. Leur travail est
marqué par cette vocation.

Etre sensible à la totalité du monde et à ce qui par elle a surgi dans la modernité. Par
exemple, la connaissance ou le désir des autres cultures et des autres civilisations,
qui viennent compléter les nôtres. L’importance des techniques de l’oralité, qui
font intrusion dans la pratique de l’écriture. La présence des langues du monde,
qui infléchissent et changent la manière dont chacun utilise sa propre langue. Un
magma de possibles pour l’artiste et pour l’écrivain, où il est exaltant et difficile de
choisir la voie et de maintenir l’effort créateur.

La diversité fait que l’écrivain peu à peu renonce à l’ancienne division des genres
littéraires, qui a contribué naguère à l’éclosion de tant de chefs-d’œuvre, dans le
roman, l’essai, la poésie, le théâtre. L’éclatement de cette diversité, la précipitation
des techniques audiovisuelles et informatiques ont ouvert le champ à une infinie
variété de genres possibles, dont nous n’avons pas encore une idée achevée. […]

Nous écrivons comme nous lisons, aujourd’hui, et réciproquement. D’une manière


follement active et précipitée, accordée à tout cet élan du monde et à l’emballement
des techniques de la modernité, qui nous charroient dans leur flux inarrêtable.

Édouard Glissant,
La lecture et l’écriture aujourd’hui. Traité du Tout-Monde.
Poétique IV. Paris, Gallimard. 1997.

115
PARTAGES DU MONDE

1930-2019

Michel Serres
À côté du demi-monde majoritaire des droitiers se tient
le demi-monde minoritaire des gauchers (un peu plus de
dix pour cent de la population). Car n’utiliser que sa main
gauche ou que sa main droite ne nous livre que la moitié
du monde. En revanche, Michel Serres fait l’éloge des
gauchers contrariés dont il fait partie. Le gaucher contrarié,
ou « hermaphrodite latéral » chanceux, utilise son corps
en exerçant toutes ses potentialités, toutes les ressources de la bilatéralité.
Il sollicite ses deux hémisphères cérébraux. L’atout du « gaucher complété »
est donc d’être « tiers-instruit » : à droite, par la rationalité, à gauche, par les
émotions, la sensibilité et la création. En joignant ses compétences cérébrales,
le « gaucher complété » élargit ses aptitudes qui peuvent aller de la maîtrise à
la virtuosité, selon la possibilité et la persévérance de sa volonté. En résumé,
son monde dépasse les frontières ordinaires, bornes et limites des droitiers ou
des gauchers : « Le gaucher contrarié fait le comble et l’unité ».
Christian Talin,
lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.

Le monde plein de la latéralité contrariée.

P endant ce voyage de pédagogie, je ne conseillerai donc à personne de laisser


un enfant gaucher libre de sa main, surtout pour écrire. Travail extraordinaire,
écrire mobilise et recrute un ensemble si raffiné de muscles et de terminaisons
nerveuses que tout exercice manuel fin, d’optique ou d’horlogerie, est plus grossier
en comparaison. Apprendre cette haute école à une population fait d’elle d’abord
une collectivité de gens adroits – remarquez au passage ce mot par lequel les
maîtres droitiers font leur publicité pour hémiplégiques. Ils pourront devenir
chirurgiens du cerveau, mécaniciens de précision, tout faire ; découvrir la haute
précision musculaire et nerveuse ouvre à la finesse de pensée.

Faire l’entrée dans ce monde nouveau en inversant son corps exige un abandon
bouleversant. Ma vie se réduit peut-être à la mémoire de ce moment déchirant
où le corps explose en parts et traverse un fleuve transverse où coulent les eaux
du souvenir et de l’oubli. Telle partie s’arrache et l’autre demeure. Découverte

116
PARTAGES DU MONDE

et ouverture dont toute une vie professionnelle d’écriture décrit, par la suite, la
cicatrisation différée.

Cette balafre suit-elle avec fidélité la suture vieille de l’âme et du corps ? Le


gaucher dit contrarié devient-il ambidextre ? Non, plutôt un corps croisé, comme
une chimère : resté gaucher pour le ciseau, le marteau, la faux, le fleuret, le ballon,
la raquette, pour le geste expressif sinon pour la société – ici, le corps –, il n’a jamais
cessé d’appartenir à la minorité maladroite, sinistre, prétend le latin – vive la langue
grecque qui la dit aristocratique ! Mais droitier pour la plume et pour la fourchette,
il serre la bonne main après la présentation – voici l’âme ; bien élevé pour la vie
publique, mais gaucher pour la caresse et dans la vie publique. À ces organismes
complets les mains pleines.

Comment acquérir enfin tolérance et non-violence, sinon en se plaçant du point de


vue de l’autre, savoir de l’autre côté ?

Je ne conseillerai à personne de priver un enfant de cette aventure, de la traversée


du fleuve, de cette richesse, de ce trésor que je n’ai jamais pu épuiser, puisqu’il
contient le virtuel de l’apprentissage, l’univers de la tolérance et le scintillement
solaire de l’attention. Lesdits gauchers contrariés vivent dans un monde dont la
plupart des autres n’explorent que la moitié. Ils connaissent limite et manque et je
suis comblé : hermaphrodite latéral.

[…]

D’où vient que l’ambidextre n’a pas de raison d’être : nul, sous le sens, à zéro, indécis,
plat, non codé, malade pour n’avoir pas de manque. Le droitier ou le gaucher vivent
dans un demi-monde et se couchent dans un sens, sur un côté, renversés dans une
moitié. Fractionnaires, mais justifiés par la raison d’être ; aveugles, de plus, à leur
complément mort, privés de lien virtuel à l’autre sens ; le mâle recherche la femelle
qui appelle et le sexe brille du désir de l’instant sommateur alors que le partage du
sens en est démuni. Rien ne laisse espérer à droite une rencontre avec la gauche, le
pointillé vers elle s’efface. L’hermaphrodite, rare, se rencontre aussi fréquemment
que les coïts même manqués ou que les femelles qui portent… alors que le corps
complet dort sur ses deux oreilles, qu’il ne peut se renverser, ni se convertir jamais.
Univers plein, un ou somme des demis.

L’ambidextre : neutre ; les deux autres : moitiés ; seul le gaucher contrarié fait le
comble et l’unité. Zéro ; deux demis ; un individu indivis. Un monde ou plutôt un
univers, des fragments ou rien. Qui n’est pas gaucher complet se voit contraint à
l’analyse parce qu’il vit dans le partage et la destruction.

117
PARTAGES DU MONDE

Qui se trouve comblé ne voit ni ne ressent de limite et donc ne comprend pas


coupure, manque, désir forcené de transgresser une frontière inaccessible dont
il se demande par où elle passe. J’ai mis longtemps à comprendre ma chance
inexprimable de ne pouvoir pas comprendre ces extravagances.

Michel Serres,
Le Tiers-Instruit. Paris. Éditions Françoise Bourin, 1991 ; réimpression Gallimard, coll.
Folio essais № 199. 1992. 1er extrait, p. 35-36 ; 2e extrait, p. 39-40.

118
PARTAGES DU MONDE

CONTEMPORAIN

Philippe Descola
Philippe Descola, 1949, anthropologue a occupé la chaire
d'anthropologie au Collège de France et s'inscrit dans
l'héritage d'un Claude Lévi-Strauss. Il a étudié les Indiens
Jivaros d' Amazonie et s'est interrogé sur la dualité Nature -
culture et sur notre rapport au monde. Cette série d'entretiens
avec Georges Charbonnier, La Composition des mondes,
revisite cette question, tout en se demandant comment nous
pouvons habiter le monde et surtout les dernières pages
examinent la notion de diversité qui est au cœur de nos
interrogations sur les conditions de devenir de l'humanité.
Michèle Dupin,
lycée Saliège à Balma.

Le monde contemporain…

A bsolument ! Ce que notre planète a de singulier, c’est que des centaines de


millions d’années d’évolution ont rendu possible une prolifération de formes
de vie, de modes d’être, de types d’interactions absolument prodigieuses. Et dans
une minuscule partie de cette très longue évolution apparaît l’histoire des sociétés
humaines, qui nous semble déjà très longue et d’une grande richesse aussi.

S’il y a quelque chose d’admirable et d’infiniment précieux dans ce qui est peut-
être l’exception de l’univers qu’est la Terre, c’est précisément cela : c’est d’avoir
été le support et la condition de cette multiplicité de formes d’existence non
humaine et humaine. S’il y a donc une valeur à défendre en soi, c’est-à-dire une
valeur absolument normative et détachée de toute fonction utilitaire, une valeur
unique parce que ce à quoi elle s’attache n’existe peut-être nulle part ailleurs et
s’est révélé fragile, c’est bien celle de la diversité dans toutes les expressions où
elle peut se manifester : diversité des organismes, diversité des environnements et
des paysages, diversité des modes de vie, des manières de faire et de communiquer,
des manières de produire et de raconter, des manières de s’agréger et même de se
détruire.

119
PARTAGES DU MONDE

La composition des mondes, et le rôle sans pareil qu’y jouent les humains, c’est
aussi cela : à partir de la diversité des éléments offerts à leur perception et leur
entendement, ils ont, en combinant ces éléments d’une myriade de façons, encore
augmenté la diversité que les premiers hominidés avaient trouvée. Et ils l’ont
augmentée, non pas avec la culture vue comme une greffe chatoyante s’opposant
aux phénomènes naturels, mais par un flux d’innovations de toutes sortes qui sont
autant de prolongements de plus en plus raffinés des dispositions de notre nature
humaine, elle-même en perpétuelle évolution. Bref, ils ont instauré un mode d’être
proprement humain en diffractant le puzzle initial de la diversité, constituant ainsi
un kaléidoscope encore plus complexe de valeurs, d’institutions, de normes, de
techniques et d’images, mais aussi de processus incontrôlables agissant en retour
contre cela même qu’ils ont contribué à enrichir.

On a eu tendance trop souvent à défendre la diversité pour l’avantage qu’elle procure


du point de vue de la perpétuation de la vie : la biodiversité serait indispensable
à préserver, dit-on, puisque les milliers d’espèces animales et végétales qui
disparaissent sont peut-être la source de molécules qui permettraient des percées
thérapeutiques, qui fourniraient des sources d’énergie ou des matériaux nouveaux,
qui dépollueraient l’environnement ou qui auraient des vertus alimentaires
remarquables. L’extinction de ces espèces serait autant d’occasions perdues pour
faciliter la vie des humains.

Mais c’est, là encore, traiter, traiter la nature comme une simple ressource,
pourvoyeuse de produits et de services, une sorte de supermarché d’autant plus
attrayant que ses rayons sont garnis d’une plus grande variété de produits, et
qu’il faudrait protéger contre le vandalisme afin de continuer à jouir de ce qu’il
nous permet de consommer. Je ne nie pas que des organismes non humains
pourraient avoir pour nous une grande utilité potentielle et je ne méconnais pas
non plus le rôle de plus en plus manifeste que joue l’érosion de la biodiversité sur la
productivité primaire des écosystèmes et, in fine, dans le renforcement des effets
catastrophiques du réchauffement climatique.

Mais il me semble que tous ces arguments utilitaristes, que l’on peut employer à
l’occasion de façon tactique contre les formes les plus agressives de dégradation
environnementale, ne doivent néanmoins pas occuper une place exclusive, comme
c’est souvent le cas. Ce que nous devons défendre, c’est ce à quoi nous tenons
vraiment, c’est-à-dire la diversité comme une valeur en soi, parce que vivre dans
un monde où les formes de vie, les formes de pensée, les langues, les façons de se
relier au monde, varient infiniment, est une source de joie et un défi pour la paresse
de l’esprit, parce que cette diversité-là nous apporte la surprise et l’émerveillement,
la possibilité de faire de notre vie une succession de petits bonheurs suspendus aux
fils du hasard.

120
PARTAGES DU MONDE

Un monde monotone et monochrome, sans imprévu ni rencontres improbables,


sans rien de nouveau pour accrocher l’œil, l’oreille ou la curiosité, un monde sans
diversité est un cauchemar. Je ne peux m’empêcher de penser que la diminution
de la diversité dans les manières de produire dont la standardisation industrielle
du début du xxe siècle est responsable a constitué l’un des ferments des régimes
totalitaires, modèles par excellence du rejet de la diversité et de l’uniformisation
des consciences et des modes d’être. Chaplin l’avait compris lorsqu’il enchaîna Le
Dictateur après Les Temps modernes !

Et cette critique de l’utilitarisme vaut aussi pour la diversité culturelle. Sa valeur


ne tient pas seulement au fait que, comme on le dit justement, chaque culture est
un trésor de savoirs, une expérience originale de vie collective qui peut être source
d’inspiration ; et qu’avec la disparition de l’une d’entre elles, de sa langue, de ses
coutumes, de ses institutions, c’est une partie de la richesse du monde qui est
amputée, une manière de le composer dont la recette aura disparu.

Le maintien de la diversité culturelle, au-delà de la dimension patrimoniale qui


nous pousse à accumuler les témoignages sur la variété des usages et des œuvres
en espérant ainsi atténuer quelque peu le chagrin que ne manquera pas de nous
causer leur inéluctable perte de signification, au-delà du mot d’ordre promu par
les organisations internationales qui voient dans la conjugaison œcuménique des
diversités le meilleur terreau d’une paix perpétuelle, ce maintien possède aussi un
sens absolu, normatif. Car exister, pour un humain, c’est différer.

Philippe Descola,
La Composition des mondes. Flammarion. 2017.

121
PARTAGES DU MONDE

L’anthropologie prend acte du fait que le monde n’est plus univoque, qu’il est
pluriel. Les sociétés dites « primitives » nous apprennent que le naturalisme,
à savoir la distinction entre le monde des humains (la culture) et celui des
autres êtres (la nature) n’est qu’une conception occidentale à ranger à côté
du totémisme, de l’analogisme ou encore de l’animisme. Descola ou encore
Viveiros de Castro nous engagent dans la voie du perspectivisme, autre nom
donné au pluralisme, qui affirme qu’il existe différentes manières de voir et
de vivre le monde qui sont autant d’éthiques de la relation.
Steve Buosi,
lycée Philippine Duchesne à Grenoble (Corenc).

L’analyse des interactions


entre les habitants du monde.

L a situation est en train de changer, fort heureusement, et il est désormais


difficile de faire comme si les non-humains n’étaient pas partout au cœur de
la vie sociale, qu’ils prennent la forme d’un singe avec qui l’on communique dans
un laboratoire, de l’âme d’une igname visitant en rêve celui qui la cultive, d’un
adversaire électronique à battre aux échecs ou d’un bœuf traité comme substitut
d’une personne dans une prestation cérémonielle.

Tirons-en les conséquences : l’analyse des interactions entre les habitants du


monde ne peut plus se cantonner au seul secteur des institutions régissant
la vie des hommes, comme si ce que l’on décrétait extérieur à eux n’était qu’un
conglomérat anomique d’objets en attente de sens et d’utilité. Bien des sociétés
dites « primitives » nous invitent à un tel dépassement, elles qui n’ont jamais songé
que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles
qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes
plantes, les plus insignifiants des animaux.

L’anthropologie est donc confrontée à un défi formidable : soit disparaître avec une
forme épuisée d’humanisme, soit se métamorphoser en repensant son domaine et
ses outils de manière à inclure dans son objet bien plus que l’anthropos, toute cette
collectivité des existants liée à lui et reléguée à présent dans une fonction d’entourage.
Ou, pour le dire en termes plus conventionnels, l’anthropologie de la culture doit se
doubler d’une anthropologie de la nature, ouverte à cette partie d’eux-mêmes et du
monde que les humains actualisent et au moyen de laquelle ils s’objectivent.

Philippe Descola,
Par-delà nature et culture. Pages 18 et 19. Collection Bibliothèque des Sciences
humaines. Gallimard. 2005.

122
PARTAGES DU MONDE

CONTEMPORAIN

Laurent Gaudé
Salvatore Piracci, garde côte chargé de surveiller les
embarcations amenant des immigrés clandestins sur l'île
italienne de Lampedusa, se voit comme le « gardien de la
citadelle Europe ». Il fait face, comme il le peut, à la détresse
des migrants risquant leur vie pour rejoindre un Eldorado
imaginaire en quête d'une vie meilleure. Mais plusieurs
événements tragiques viennent ébranler sa foi en sa mission.
Il décide alors de tout quitter, brûle sa carte d’identité et part pour l'Afrique à
bord d'une barque de pêcheurs. Dans ce roman, Laurent Gaudé interroge notre
monde actuel, dont « aucune frontière ne vous laisse passer sereinement.
Elles blessent toutes ». A travers la migration paradoxale de Salvatore Piracci,
Gaudé rend palpables les contradictions d’un monde à la fois globalisé et
morcelé, dont les trajectoires de migration sont les veines. Et si l’Eldorado
n’était que dans la force vitale des hommes qui tentent de le gagner ?
Karine Adami,
lycée Louis Pergaud à Besançon.

Il allait se fondre dans la vaste foule de ceux


qui marchent, avec rage, vers d’autres terres.

C atane s’éloignait. Dans sa barque silencieuse, il se sentait à la dimension du ciel.


Il était une infirme partie de l’immensité qui l’entourait, mais une partie vivante.
Il avait peur, bien sûr, mais d’une peur qui lui fouettait les sangs. Il partait là-bas,
dans ce pays d’où ils venaient tous. Il allait faire comme eux : passer des frontières
de nuit, aller voir comment les hommes vivent ailleurs, trouver du travail, gagner
de quoi survivre. Il avait mis le cap sur la Libye. Il ne savait pas ce qu’il ferait une
fois là-bas. Il n’avait plus aucun plan. L’instant imposerait son rythme. Il resterait
peut-être sur les côtes libyennes pour travailler ou plongerait plus avant dans le
continent africain. Cela n’avait pas d’importance. Pour l’heure, il laissait sa barque
fendre la mer.

Plus tard dans la nuit, il aperçut une masse énorme à l’horizon. C’était l’île de
Lampedusa. Il ne voulut pas s’y arrêter. La silhouette noire de l’île lui fit l’effet d’une

123
PARTAGES DU MONDE

dernière bouée de port avant la haute mer. Le rocher qu’ils rêvaient tous d’atteindre,
le rocher qu’il avait si longtemps gardé comme un cerbère fidèle lui sembla un
caillou laid qu’il fallait abandonner derrière soi au plus vite.

« Je suis nu, pensa-t-il. Comme seul un homme sans identité peut l’être. » La nuit
l’entourait avec douceur. Les vagues berçaient son embarcation avec des attentions
de mère. Lampedusa disparaissait. Il repensa alors à ce qu’avait dit l’inconnu au
cimetière : « L’herbe sera grasse et les arbres chargés de fruits… Tout sera doux
là-bas. Et la vie passera comme une caresse. » L’Eldorado. Il ne pensait plus qu’à
cela. Il savait bien qu’il allait à contre-courant du fleuve des émigrants. Qu’il allait
au-devant de pays où la terre se craquelle de faim. Mais il y avait l’Eldorado tout de
même, et il ne pouvait s’empêcher d’y rêver. La vie qui l’attendait ne lui offrirait ni
or ni prospérité. Il le savait. Ce n’est pas cela qu’il cherchait. Il voulait autre chose. Il
voulait que ses yeux brillent de cet éclat de volonté qu’il avait souvent lu avec envie
dans le regard de ceux qu’il interceptait.

L’air, déjà, était plus vif autour de lui. Les instants plus intenses. Il allait devoir
penser à nouveau, élaborer des plans, se battre. Il ne pouvait compter que sur ses
propres forces. Comment fait-on pour obtenir ce que l’on veut lorsque l’on n’a rien ?
De quelle force et de quelle obstination faut-il être ?

Tout serait dur et éprouvant, mais il ne tremblait pas. Le froid déjà l’entourait.
L’humidité rendait sa peau collante mais il avait le sentiment de vivre. La mer était
vaste. Il disparaissait dans le monde. Il allait être, à son tour, une de ces silhouettes
qui n’ont ni nom ni histoire, dont personne ne sait rien – ni d’où elles viennent ni ce
qui les anime. Il allait se fondre dans la vaste foule de ceux qui marchent, avec rage,
vers d’autres terres. Ailleurs. Toujours ailleurs. Il pensait à ces heures d’efforts qui
l’attendaient, à ces combats qu’il faudrait mener pour atteindre ce qu’il voulait. Il
était en route. Et il avait décidé d’aller jusqu’au bout. Il n’était plus personne. Il se
sentait heureux. Comme il était doux de n’être rien. Rien d’autre qu’un homme de
plus, un pauvre homme de plus sur la route de l’Eldorado.

Laurent Gaudé,
Eldorado. Chapitre VII : L’homme Eldorado . Actes sud. 2006.

124
Pluralité
des mondes
PLURALITÉ DES MONDES

354-430

Augustin d’Hippone
Selon la lecture religieuse de l’histoire universelle de saint
Augustin ou théologie de l’histoire, l’origine (exortus) des
deux mondes opposés trouve sa cause dans « deux amours
[qui] ont bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de
Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de
soi, la cité de Dieu » (La Cité de Dieu, op. cit., tome II, livre
XIV, chapitre 28, p. 191). Ici, le chapitre 17 intégral expose
les fins de ces deux mondes, au sens de sociétés, à savoir la
Cité de Dieu (Cité céleste) et la Cité terrestre, chacune étant
dotée de leurs attributs. Il s’agit de deux actes de fondation de mondes dont
les deux figures de fondateurs : Caïn et le Christ.
Christian Talin,
lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.

Monde temporel et monde


spirituel : les deux Cités.

M ais la famille des hommes qui ne vivent pas dans la foi poursuit une paix toute
terrestre dans les biens et les avantages de cette vie temporelle. La famille
des hommes vivant de la foi attend au contraire ces biens à venir que l’éternité lui
promet, n’usant des biens de la terre et du temps que comme étrangère, non pour
se laisser prendre par eux et détourner du but où elle tend, Dieu même, mais afin d’y
trouver un appui qui, loin d’aggraver, allège le fardeau de ce corps périssable dont
l’âme est appesantie.

C’est pourquoi l’usage des choses nécessaires à cette vie mortelle est commun aux
fidèles et aux infidèles, à l’une et à l’autre famille ; mais, dans l’usage, la fin propre
à chacune est différente. Ainsi, la cité terrestre, qui ne vit pas de la foi, aspire à
la paix terrestre ; et c’est là le but qu’elle assigne à l’union de l’autorité et de la
soumission entre citoyens, qu’il y ait, quant aux intérêts de cette vie mortelle, un
certain concert des volontés humaines.

127
PLURALITÉ DES MONDES

Mais la cité céleste, ou plutôt cette partie d’elle-même qui, dans la mortalité,
voyage et vit de la foi, n’use aussi de cette paix intérieure que par nécessité, en
attendant que la mortalité passe à qui une telle paix est nécessaire. Aussi, tant
qu’elle prolonge, au sein de la cité terrestre, la vie captive, pour ainsi dire, de son
pèlerinage, où toutefois elle a déjà reçu la promesse de la rédemption et le don
spirituel en gage de cette promesse ; soumise aux lois de la terre qui disposent des
intérêts temporels, elle obéit sans hésiter, et, comme la mortalité leur est commune,
elle veut maintenir entre elle et sa rivale la bonne intelligence en ce qui touche leurs
mortelles destinées.

Mais la cité de la terre ayant eu certains sages, réprouvés par la parole divine, qui,
sur la foi de leurs conjectures, ou cédant aux artifices des démons, ont cru qu’il
fallait assurer à l’humanité la protection d’un grand nombre de dieux auxquels
s’attribuent diverses fonctions ; l’un présidant au corps, l’autre à l’âme ; dans
le corps, l’un à la tête, l’autre au col, etc. ; dans l’âme, l’un à l’esprit, l’autre à la
science, celui-ci à la colère, celui-là à l’amour ; quant aux besoins de la vie, l’un
présidant aux troupeaux, l’autre aux richesses ; l’un à la navigation, l’autre à la
guerre et à la victoire ; l’un au mariage, l’autre à l’enfantement et à la fécondité,
etc. ; tandis que la cité céleste ne reconnaissant qu’un seul Dieu, et dans sa pieuse
fidélité, réservant à ce Dieu l’hommage de servitude, ce culte nommé Latrie en grec,
dû à lui seul, il est arrivé qu’elle n’a pu entrer avec la cité de la terre en communauté
de la loi religieuse ; qu’à cet égard les dissentiments ont dû s’élever entre elle et sa
rivale, et la haine de ceux qui professent des opinions contraires, s’acharner sur
la cité céleste, dont la constance serait incessamment en butte à la fureur et aux
assauts des persécutions, si la crainte que parfois inspire la multitude des fidèles
qu’elle rallie et l’assurance divine qui ne lui manque jamais ne la protégeaient
contre l’animosité de ses ennemis.

Ainsi, pendant son pèlerinage sur la terre, cette céleste cité recrute ces citoyens
chez toutes les nations, elle rassemble, malgré la pluralité des idiomes, une société
voyageuse comme elle : différence de mœurs, de lois, d’institutions, toutes choses
qui servent à obtenir ou maintenir la paix terrestre, peu lui importe ; elle n’en
retranche rien, elle n’en détruit rien ; que dis-je ? Elle les conserve et les suit. Car
toutes, nonobstant leurs diversités, selon la diversité des peuples, tendent à une
seule et même fin, la paix d’ici-bas, si toutefois elles laissent à la religion la liberté
d’enseigner le culte du seul et vrai Dieu.

La cité du ciel use donc, en ce pèlerinage, de la paix de la terre, et, en ce qui touche
aux intérêts de la nature mortelle, autant que la pitié est sauve et que la religion
le permet, elle protège et encourage l’union des volontés humaines, rapportant la
paix d’ici-bas à la paix céleste ; véritable paix, la seule dont puisse jouir, la seule qui

128
PLURALITÉ DES MONDES

puisse appeler de ce nom la créature raisonnable ; ordre et concorde suprême dans


la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. Là, il n’y aura plus
vie mortelle, mais pleine et certaine vitalité ; il n’y aura plus corps animal, dont le
fardeau corruptible appesantit l’âme ; mais corps spirituel sans aucune indulgence,
et dans toutes ses parties soumis à la volonté. Voyageuse dans la foi, elle possède
ici-bas cette paix, et elle vit de la foi avec justice, quand elle rapporte à l’acquisition
de cette paix tout ce qu’elle fait d’œuvres bonnes envers Dieu et le prochain ; car la
vie de la cité est une vie sociale.

Saint Augustin,
La Cité de Dieu. Traduction du latin par Louis Moreau (1846) revue par Jean-Claude
Eslin. Paris. Éditions du Seuil, coll. « Points Sagesses », № 77, 1994, tome III, livre XIX,
chapitre 17, p. 128-130.

129
PLURALITÉ DES MONDES

1483-1553

François Rabelais
Pantagruel de Rabelais, publié en 1532, raconte au Chapitre
XXXII, Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute
une armée, et de ce que l'auteur vit dedans sa bouche.
Cette évocation du voyage de l’auteur dans la gorge de son
héros, est inspirée du récit biblique de Jonas et des Histoires
vraies de Lucien de Samosate. Cependant la découverte
bouffonne de ce nouveau monde bucco-dentaire permet
à Rabelais, humaniste et médecin, de remettre en cause
certains aspects du galénisme, en particulier la pratique
de l’analogie topographique du De usu partium de Galien (129-201 env.),
médecin grec de Pergame.
Martine Petrini-Poli,
lycée des Chartreux à Lyon.

Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?


« Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Que Jupiter m'abatte de sa triple foudre si
je mens. J’y cheminais comme l’on fait à Sainte-Sophie à Constantinople, et j’y vis
des
rochers grands comme les monts des Danois (je crois que c’étaient ses dents) et de
grands prés, d'imposantes et de grosses villes, non moins grandes que Lyon ou
Poitiers.
Le premier individu que j’y rencontrai, ce fut un bonhomme qui plantait des choux.
Aussi, tout ébahi, je lui demandai :
- Mon ami, que fais-tu ici ?
- Je plante des choux, dit-il.
- Et pourquoi et comment ? dis-je.
- Ah ! monsieur, dit-il, tout le monde ne peut pas avoir un poil dans la main, et
nous ne pouvons être tous riches. Je gagne ainsi ma vie, et je vais les vendre au
marché
dans la cité qui est derrière.
- Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?
- Certes, dit-il, il n’est pas nouveau ; mais l’on dit bien que, hors d’ici, il y a une

130
PLURALITÉ DES MONDES

nouvelle terre où ils ont et soleil et lune, et tout plein de belles affaires, mais celui-ci
est plus ancien.
- Oui, mais, dis-je, mon ami, quel est le nom de cette ville où tu vas vendre tes
choux ?
- On le nomme Aspharage, dit-il, les habitants sont Chrétiens, ce sont des gens de
bien, ils vous feront bon accueil.
Bref je décidai d’y aller. Or, sur mon chemin, je rencontrai un compagnon qui tendait
des filets aux pigeons et je lui demandai :
- Mon ami, d’où vous viennent ces pigeons ici ?
- Sir, dit-il, ils viennent de l’autre monde.
Je pensai alors que, quand Pantagruel bâillait, les pigeons entraient à toutes
volées dans sa gorge, croyant que c’était un colombier. Puis j’entrai dans la ville,
que je trouvai belle, imposante et d'un bel aspect, mais à l’entrée les portiers me
demandèrent mon laisser-passer, ce dont je fus fort ébahi, et je leur demandai :
- Messieurs y a-t-il ici danger de peste ?
- Ô seigneur, dirent-ils, on meurt tant, près d'ici, que le corbillard va et vient par les
rues.
- Vrai Dieu, dis-je, et où ?
Ils me répondirent alors que c’était à Laryngues et Pharyngues, deux villes aussi
grosses que Rouen et Nantes, des riches villes très commerçantes, que l'origine de
la peste était une puante et infecte exhalaison sortie depuis peu des abîmes, et que
plus de deux millions deux cent soixante mille seize personnes en étaient mortes
depuis huit jours. Alors je réfléchis et calculai, et découvris que c’était une puante
haleine qui était venue de l’estomac de Pantagruel, quand il mangea tant d’aillade,
comme nous l'avons dit plus haut. Partant de là, je passai entre les rochers, qui
étaient ses dents, et fis tant et si bien que je montai sur l'une d'elles ; là je trouvai
les plus beaux lieux du monde, de beaux et grands jeux de paume, belles galeries,
belles prairies, force vignes, et une infinité de villes à l'italienne dans les champs
pleins de délices, et là je demeurai bien quatre mois, et je ne menai jamais meilleure
vie qu'alors. »

François Rabelais,
Pantagruel. Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé
Pantagruel roi des Dipsodes, composés nouvellement par maître Alcofribas Nasier,
Chapitre XXXII, «Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armée, et de
ce que l'auteur vit dedans sa bouche», édition établie par M. Lazard. Nouveaux
classiques illustrés. Hachette.1977.

131
PLURALITÉ DES MONDES

1533-1592

Michel de Montaigne
Au tournant du xvie siècle, la découverte de l’Amérique
oblige la vieille Europe à relativiser sa place centrale
et à reconnaître la pluralité des cultures : c’est le monde
même qui semble s’ouvrir, créant une véritable crise des
représentations. Autre par rapport au nôtre, le « monde »
ne renvoie pas ici à la « terre », mais bien à une façon
proprement humaine d’habiter cette terre : c’est en réalité
une autre humanité qui est découverte. La conquête de
ce « Nouveau Monde » suscite un enthousiasme immédiat
en Europe auquel l’humaniste Montaigne n’échappe pas, lisant les récits
de voyage et interrogeant les témoins directs. De même que la révolution
copernicienne a permis de relativiser la place de la Terre dans l’univers, la
découverte de cet « autre » monde est pour Montaigne l’occasion de décentrer
son regard pour remettre en question les certitudes et les usages de l’ancien,
notre façon autocentrée de considérer le monde. Mais comment pourrait-il
en être autrement ? Peut-on vraiment penser une pluralité des mondes ? Ne
sommes-nous pas condamnés à ne voir le monde que depuis notre propre
point de vue ?
La pureté supposée du Nouveau Monde et l’exploitation violente dont il est
l’objet conduisent Montaigne à dénoncer son propre monde : les méfaits
de la colonisation et la barbarie des européens. Deux siècles plus tard, ces
idées trouveront un écho dans la réflexion engagée par les philosophes des
Lumières avec le mythe dit « du bon sauvage ».
Karine Adami,
lycée Louis Pergaud à Besançon.

Notre monde vient d'en trouver un autre.

N otre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous répond si c'est le dernier de
ses frères, puisque les démons, les sibylles et nous avons ignoré celui-ci jusqu'à
maintenant ?), non moins grand, plein et membru que lui, toutefois si nouveau et si
enfant qu'on lui apprend encore son ABC ; il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait

132
PLURALITÉ DES MONDES

ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu


au giron, et ne vivait que par des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons
bien de notre fin, et ce poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera
qu'entrer en lumière quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paralysie ; l'un
membre sera perclus, l'autre en vigueur.

Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine par notre
contagion, et nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'était un
monde enfant ; si ne l'avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par
l'avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l’avons pratiqué par notre
justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses
et des négociations faites avec eux témoignent qu'ils ne nous devaient rien en
clarté d'esprit naturelle et en pertinence. L’épouvantable magnificence des villes
de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi, où
tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont
en un jardin, étaient excellemment formés en or ; comme, en son cabinet, tous les
animaux qui naissaient en son État et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages
en pierreries, en plume, en coton, en la peinture montre qu'ils ne nous cédaient non
plus en industrie. Mais quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité,
loyauté, franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas tant qu'eux ; ils se sont
perdus par cet avantage, et vendus et trahis eux-mêmes. […]

Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les plier
plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et
de cruauté, à l'exemple et patron de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service
de la mercadence et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées,
tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie
du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques
victoires ! Jamais l'ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les
hommes les uns contre les autres à si horribles hostilités et calamités si misérables.

Michel de Montaigne,
Les Essais, III, 6 (1580-1588) Des Coches.
Orthographe modernisée par Claude Pinganaud. Arléa. 2002.

133
PLURALITÉ DES MONDES

1564-1616

William Shakespeare
L’intrigue de Comme il vous plaira dessine un mouvement
dans l’espace, apparemment centrifuge, qui éloigne les
courtisans du centre du monde (la cour du duc usurpateur)
pour les amener à la périphérie, dans la forêt d’Arden.
Néanmoins ce mouvement opéré par Celia, Rosalind,
Touschstone et Orlando se révèle être un retour vers un
monde originel et vers la « cour » du légitime « vieux duc»
qui y a trouvé refuge. C’est cette inversion même qui est
évoquée ici par le duc ; le monde de l’exil devient une utopie,
un nouveau jardin d’Eden. Cependant, opérant un double renversement,
Jacques déplore ensuite cette corruption du monde sauvage d’Arden par ces
nouveaux « usurpateurs ». L’utopie est-elle une dystopie ?
Astrid d’Halluin,
lycée Saint Louis de Gonzague à Paris.

Pauvre cerf, tu fais ton testament


comme les gens du monde.
ACTE I, Scène 1
La forêt des Ardennes.

LE VIEUX DUC, AMIENS et deux ou trois SEIGNEURS vêtus en habits de gardes-chasse.

LE VIEUX DUC — Eh bien ! mes compagnons, mes frères d’exil, l’habitude n’a-t-elle
pas rendu cette vie plus douce pour nous que celle que l’on passe dans la pompe
des grandeurs ? Ces bois ne sont-ils pas plus exempts de dangers qu’une cour
envieuse ? Ici, nous ne souffrons que la peine imposée à Adam, les différences des
saisons, la dent glacée et les brutales insultes du vent d’hiver, et quand il me pince
et souffle sur mon corps, jusqu’à ce que je sois tout transi de froid, je souris et je
dis : « Ce n’est pas ici un flatteur : ce sont là des conseillers qui me convainquent de
ce que je suis en me le faisant sentir. » On peut retirer de doux fruits de l’adversité ;
telle que le crapaud horrible et venimeux, elle porte cependant dans sa tête un
précieux joyau. Notre vie actuelle, séparée de tout commerce avec le monde, trouve

134
PLURALITÉ DES MONDES

des voix dans les arbres, des livres dans les ruisseaux qui coulent, des sermons
dans les pierres, et du bien en toute chose.

AMIENS —Je ne voudrais pas changer cette vie : Votre Grâce est heureuse de pouvoir
échanger les rigueurs opiniâtres de la fortune en une existence aussi tranquille et
aussi douce.

LE VIEUX DUC — Allons, irons-nous tuer quelque venaison ? Cependant cela me fait
de la peine que ces pauvres créatures tachetées, bourgeoises par naissance de
cette cité déserte, voient leurs flancs arrondis percés de ces pointes fourchues
dans leurs propres domaines.

PREMIER SEIGNEUR — Aussi, monseigneur, cela chagrine beaucoup le mélancolique


Jacques ; il jure que vous êtes en cela un plus grand usurpateur que votre frère
ne l’a été en vous bannissant. Aujourd’hui, le seigneur Amiens et moi, nous nous
sommes glissés derrière lui, au moment où il était couché sous un chêne, dont
l’antique racine perce les bords du ruisseau qui murmure le long de ce bois ; au
même endroit est venu languir un pauvre cerf éperdu que le trait d’un chasseur avait
blessé ; et vraiment, monseigneur, le malheureux animal poussait de si profonds
gémissements, que dans ses efforts la peau de ses côtés a failli crever ; ensuite de
grosses larmes ont roulé piteusement l’une après l’autre sur son nez innocent ; et
dans cette attitude, la pauvre bête fauve, que le mélancolique Jacques observait
avec attention, restait immobile sur le bord du rapide ruisseau, qu’elle grossissait
de ses pleurs.

LE VIEUX DUC — Mais qu’a dit Jacques ? N’a-t-il point moralisé sur ce spectacle ?

PREMIER SEIGNEUR — Oh ! oui, monseigneur, il a fait cent comparaisons différentes ;


d’abord, sur les pleurs de l’animal qui tombaient dans le ruisseau, qui n’avait pas
besoin de ce superflu. « Pauvre cerf, disait-il, tu fais ton testament comme les gens
du monde ; tu donnes à qui avait déjà trop. »

Ensuite, sur ce qu’il était là seul, isolé, abandonné de ses compagnons veloutés : « Voilà
qui est bien, dit-il, le malheur sépare de nous la foule de nos compagnons. » Dans le
moment, un troupeau sans souci et qui s’était rassasié dans la prairie, bondit autour
de l’infortuné et ne s’arrête point pour le saluer : « Oui, disait Jacques, poursuivez,
gras et riches citoyens ; c’est la mode : pourquoi vos regards s’arrêteraient-ils sur ce
pauvre malheureux, qui est ruiné et perdu sans ressource ? »

C’est ainsi que Jacques, par les plus violentes invectives, attaquait la campagne,
la ville, la cour, et même la vie que nous menons ici, jurant que nous étions de vrais

135
PLURALITÉ DES MONDES

usurpateurs, des tyrans et pis encore, d’effrayer les animaux et de les tuer dans le
lieu même que la nature leur avait assigné pour patrie et pour demeure.

LE VIEUX DUC — Et l’avez-vous laissé dans cette méditation ?

SECOND SEIGNEUR — Oui, monseigneur, nous l’avons laissé pleurant et faisant des
dissertations sur le cerf qui sanglotait.

LE VIEUX DUC — Montrez-moi l’endroit ; j’aime à être aux prises avec lui, lorsqu’il est
dans ces accès d’humeur ; car alors il est plein d’idées.

SECOND SEIGNEUR — Je vais, monseigneur, vous conduire droit à lui.

William Shakespeare,
Comme il vous plaira. 1599. Traduction par François Guizot. Wikisource.

136
PLURALITÉ DES MONDES

1568-1639

Tommaso
Campanella
La frontière entre utopie et dystopie est mince, et le style
de l’auteur contribue à faire émerger chez le lecteur une
réflexion sur ce qu’est « le Meilleur des mondes ». Tommaso
Campanella est un dominicain condamné pour hérésie, en
raison des idées nouvelles qu’il développe. Il subira la torture et passera
vingt-sept ans de sa vie en prison, d’où il rédige Civitas solis dès 1602.
Il y dépeint une cite apparemment idéale, où tout est partagé, mais aussi
étroitement surveillé. Une société qui en rappelle d’autres, d’Orwell à Uxley.
Un livre visionnaire ou tout simplement ancré dans l’éveil d’une conscience
politique européenne, qui se fera plus polémique un siècle plus tard.
Contexte : Héliaca vit sous le régime de la communauté des biens et des
femmes. Chacun participe au travail et oeuvre pour la communauté, l’individu
n’existe pas. Mais derrière cette société se révèle une réelle barbarie qui
s’appuie sur une raison exclusive, qui exclut tout droit à la différence, et donc
toute liberté. Tous les régimes totalitaires appliquent l’un ou l’autre des
principes de Campanella.
Sylvie Girard-Sisakoun,
lycée Le Rebours à Paris.

Ils résolurent de mener une vie


philosophique en communauté.
L’HOSPITALIER — Dis-moi quelles sont les magistratures et les fonctions des
gouvernants ? Quelle est l’éducation et la manière de vivre des habitants de
cette cité, et si la forme du gouvernement est républicaine, monarchique ou
aristocratique ?

LE GÉNOIS — Cette race d’hommes est sortie de l’Inde pour fuir la cruauté des Mages,
des brigands et des tyrans qui dépeuplaient le pays. Ils résolurent de mener une
vie philosophique en communauté. Bien que la communauté des femmes n’existe

137
PLURALITÉ DES MONDES

pas chez les autres habitants du pays, elle est en usage chez eux de la manière
que je te dirai tout à l’heure. Tout est en commun, mais le partage est réglé par les
magistrats. Cependant les sciences, les honneurs et les jouissances de la vie sont
partagées de manière que personne parmi eux ne peut songer à s’en approprier
d’autres au détriment de ses concitoyens. Ils disent que l’esprit de propriété ne naît
et ne grandit en nous que parce que nous avons une maison, une femme et des
enfants en propre. De là vient l’égoïsme, car pour élever un fils jusqu’aux dignités et
aux richesses et pour le faire héritier d’une grande fortune, nous dilapidons le trésor
public : si nous pouvons dominer les autres par notre richesse et notre puissance,
ou bien, si nous sommes faibles, pauvres et d’une famille obscure, nous devenons
avares, perfides et hypocrites. Donc, en rendant l’égoïsme sans but, ils le détruisent
et il ne reste que l’amour de la communauté.

L’HOSPITALIER — Mais dans un pareil état de choses personne ne voudrait travailler,


chacun s’en remettant au travail d’autrui pour vivre, ainsi qu’Aristote l’objecte à
Platon.

LE GÉNOIS — Je sais mal soutenir une discussion, n’ayant jamais appris à argumenter.
Je t’assure seulement que l’amour de ces gens-là pour leur patrie est inimaginable.
Ne voyons-nous pas dans l’histoire que plus les Romains méprisaient la propriété,
plus ils se dévouaient pour le pays ? Et je crois aussi que si nos moines et nos
prêtres n’étaient pas dominés comme ils le sont, soit par l’amour de leurs parents
ou de leurs amis, soit par l’ambition qu’ils ont de parvenir aux grandes dignités, ils
seraient bien plus saints ; auraient moins d’attachement pour la propriété et plus
de charité envers tous.

Tommaso Campanella,
La Cite du Soleil. (1623). FB éditions. 2014.

138
PLURALITÉ DES MONDES

1590-1626

Théophile de Viau
Viau propose le tableau d’un monde inversé ou aucune loi
physique ou naturelle n’est respectée. Le monde étranger où
les lois naturelles, les espèces et les éléments se confondent
sert à traduire les angoisses de l’homme baroque en posant
une intimité entre le monde et celui qui y habite.
Carine Bouillot,
lycée Sainte Geneviève à Versailles.

Je vois le centre de la terre.


Un Corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l'endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J'entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J'ois Charon qui m'appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.

Ce ruisseau remonte en sa source,


Un bœuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s'accouple d'une ourse,
Sur le haut d'une vieille tour
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.

Théophile de Viau,
Oeuvres poétiques. 1621. Wikisource.

139
PLURALITÉ DES MONDES

1657-1757

Bernard Le Bouyer
de Fontenelle
Best-seller de vulgarisation scientifique en son temps,
l’ouvrage des Entretiens sur la pluralité des mondes
(1686) annonce une représentation du monde résolument
tournée vers les Lumières. Certes, la théorie des tourbillons
de Descartes a été remplacée par celle de la gravitation
de Newton, mais la force visionnaire d’un univers aux
innombrables soleils et planètes habitées est toujours d’actualité. Que
Fontenelle mette en valeur une interlocutrice éclairée, ouverte aux
investigations scientifiques les plus poussées de son époque et capable
de philosopher sur le monde qu’elle habite en adoptant un point de vue
relativiste, donne une saveur et un intérêt particulier à cette œuvre, qui n’a
pas pris une ride.
Anke Eilers,
lycée Le Verrier à Saint-Lô.

Que les étoiles fixes sont autant de soleils,


dont chacun éclaire un monde.

L a Marquise sentit une vraie impatience de savoir ce que les étoiles fixes
deviendraient. Seront-elles habitées comme les planètes ? me dit-elle. Ne le
seront-elles pas ? Enfin, qu'en ferons-nous ?

Vous le devineriez peut-être, si vous en aviez bien envie, répondis-je. Les étoiles
fixes ne sauraient être moins éloignées de la Terre, que de vingt-sept mille six cent
soixante fois la distance d'ici au Soleil, qui est de trente-trois millions de lieues ; et,
si vous fâchiez un astronome, il les mettrait encore plus loin. La distance du Soleil
à Saturne, qui est la planète la plus éloignée, n'est que de trois cent trente millions
de lieues ; ce n'est rien par rapport à la distance du Soleil ou de la Terre aux étoiles
fixes, et on ne prend pas la peine de la compter. Leur lumière, comme vous voyez,
est assez vive et assez éclatante. Si elles la recevaient du Soleil, il faudrait qu'elles

140
PLURALITÉ DES MONDES

la reçussent déjà bien faible après un si épouvantable trajet ; il faudrait que par
une réflexion qui l'affaiblirait encore beaucoup, elles nous la renvoyassent à cette
même distance. Il serait impossible qu'une lumière qui aurait essuyé une réflexion,
et fait deux fois un semblable chemin, eût cette force et cette vivacité qu'a celle
des étoiles fixes. Les voilà donc lumineuses par elles-mêmes, et toutes, en un mot,
autant de Soleils.

Ne me trompé-je point, s'écria la Marquise, ou si je vois où vous me voulez mener ?


M'allez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de Soleils ; notre Soleil est le centre
d'un tourbillon qui tourne autour de lui ; pourquoi chaque étoile fixe ne sera-t-elle
pas aussi le centre d'un tourbillon qui aura un mouvement autour d'elle ? Notre soleil
a des planètes qu'il éclaire ; pourquoi chaque étoile fixe n'en aura-t-elle pas aussi
qu'elle éclairera ? Je n'ai à vous répondre, lui dis-je, que ce que répondit Phèdre à
Œnone : C'est toi qui l'as nommé.

Mais, reprit-elle, voilà l'univers si grand que je m'y perds ; je ne sais plus où je suis,
je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns
parmi les autres ? Chaque étoile sera le centre d'un tourbillon, peut-être aussi grand
que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et
nos planètes, ne sera qu'une petite parcelle de l'univers ? Autant d'espaces pareils
que d'étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m'épouvante.

Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte
bleue où les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit, je m'y
sentais comme oppressé ; présentement qu'on a donné infiniment plus d'étendue
et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me
semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et
assurément l'univers a toute une autre magnificence. La nature n'a rien épargné en
le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d'elle. Rien n'est
si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est
occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui. Les habitants d'une
planète d'un de ces tourbillons infinis voient de tous côtés les Soleils des tourbillons
dont ils sont environnés, mais ils n'ont garde d'en voir les planètes, qui, n'ayant
qu'une lumière faible, empruntée de leur Soleil, ne la poussent point au-delà de leur
monde.

Vous m'offrez, dit-elle, une espèce de perspective si longue, que la vue n'en peut
attraper le bout. Je vois clairement les habitants de la Terre, ensuite vous me faites
voir ceux de la Lune et des autres planètes de notre tourbillon assez clairement,
à la vérité, mais moins que ceux de la Terre ; après eux viennent les habitants
des planètes des autres tourbillons. Je vous avoue qu'ils sont tout à fait dans

141
PLURALITÉ DES MONDES

l'enfoncement, et que quelque effort que je fasse pour les voir, je ne les aperçois
presque point. Et en effet, ne sont-ils pas presque anéantis par l'expression même
dont vous êtes oblige de vous servir en parlant d'eux ? il faut que vous les appeliez
les habitants d'une des planètes de l'un de ces tourbillons dont le nombre est
infini. Nous-mêmes, à qui la même expression convient, avouez que vous ne sauriez
presque plus nous démêler au milieu de tant de mondes.

Pour moi je commence à voir la Terre si effroyablement petite, que je ne crois pas
avoir désormais d'empressement pour aucune chose. Assurément, si on a tant
d'ardeur de s'agrandir, si on fait desseins sur desseins, si on se donne tant de peine,
c'est que l'on ne connaît pas les tourbillons. Je prétends bien que ma paresse profite
de mes nouvelles lumières, et quand on me reprochera mon indolence, je répondrai :
Ah ! si vous saviez ce que c'est que les étoiles fixes !

Il faut qu'Alexandre ne l'ait pas su, répliquai-je, car un certain auteur qui tient que
la Lune est habitée, dit fort sérieusement qu'il n'était pas possible qu'Aristote ne fût
dans une opinion si raisonnable (comment une vérité eût-elle échappé à Aristote ?),
mais qu'il n'en voulut rien dire, de peur de fâcher Alexandre, qui eût été au désespoir
de voir un monde qu'il n'eût pas pu conquérir.

Bernard Le Bouyer de Fontenelle,


Entretiens sur la pluralité des mondes. Cinquième soir. Pages 141-143.

142
PLURALITÉ DES MONDES

1815-1875

Hans Christian
Andersen
Andersen avait fait disparaître au fur et à mesure des
éditions de ses Contes, qui s'étalent sur quarante ans, de
1835 à 1874, la mention « pour enfants », qui lui semblait
inadaptée à ses contes et histoires qui s'adressent tout
autant aux adultes. Ce petit conte en est un bon exemple.
Certes le personnage du magicien relève de l'imaginaire enfantin, mais
sa réflexion sur les créatures de la goutte d'eau, similaires de par leur
comportement jaloux et vindicatif aux habitants d'une grande ville, sur le
mode du microcosme et du macrocosme, relève d'un esprit satirique que les
adultes peuvent mieux saisir.
Le monde suscite en premier lieu l'émerveillement visuel, grâce au progrès
de la science, qui fait découvrir l'infiniment petit. L'eau du fossé, a priori
peu intéressante et même repoussante, recèle un mystère, un monde
merveilleux : le monde appartient à celui qui sait deviner ce qui se cache, à
celui qui peut s'enthousiasmer devant la prosaïque goutte d'eau. On peut y
voir une invitation à regarder le monde avec un œil neuf, curieux, qui peut
être d'ailleurs celui de l'enfant comme du scientifique.
Cette révélation du microcosme est tout d'abord amusante : ces minuscules
créatures, qui se chamaillent, se tiraillent, s'entre-tuent tout en étant fort «
contentes » (et peut-être même à cause de cette agressivité), font bien rire
les spectateurs, d'autant qu'elles se retrouvent colorées en rose, comme
des « crevettes » ; sentiment de toute-puissance de l'observateur devant le
ridicule des bestioles qui va vite s'amoindrir avec la chute du conte.
En effet, ce monde fonctionne par analogie avec le nôtre, et le rire devient
grinçant : le troll est persuadé d'y voir « une grande ville » modèle réduit. La
dimension morale surgit alors en filigrane ; comme celle du Sphinx, la réponse
de la devinette est bien « l'homme »... image peu glorieuse et pessimiste de ce
monde absurde où l'espèce humaine « grouille » comme des « fourmis » (cf. le
nom du magicien), avec l'individualisme et la méchanceté en plus. Le « verre
grossissant » a permis de mieux saisir la violence du macrocosme urbain.
Valia Gréau,
lycée Touchard-Washington au Mans.

143
PLURALITÉ DES MONDES

C'est Copenhague, ou une autre


grande ville, elles se ressemblent toutes.

V ous connaissez sans doute un verre grossissant, une sorte de verre de lunette
rond, qui rend tout cent fois plus grand ? Si, le tenant devant ses yeux, on
regarde une goutte d'eau de l'étang, on voit mille bêtes étranges qu'on ne voit
jamais autrement dans l'eau, mais elles sont là, c'est réel. On dirait
presque une assiette pleine de crevettes qui sautent les unes sur les autres, et qui
sont si voraces qu'elles s'arrachent les unes aux autres bras et jambes, queues et
morceaux, et pourtant elles sont gaies et contentes, à leur façon.

Il y avait une fois un vieil homme que tout le monde appelait Fourmi-Grouille, car
c'était son nom. Il voulait toujours tirer de tout ce qu'il y avait de mieux, et quand ça
n'allait pas, il usait de sorcellerie.

Le voilà un jour assis, le verre grossissant devant les yeux, qui regarde une goutte
d'eau prise dans une flaque d'eau du fossé ! Oh, comme ça fourmillait et grouillait !
Toutes les mille bestioles bondissaient et s'attrapaient et se mangeaient les unes
les autres.

« Mais c'est affreux ! dit le vieux Fourmi-Grouille ; ne peut-on les amener à vivre en
paix, et à s'occuper chacune de ses affaires. » Et il réfléchit longuement, mais ça
n'allait pas, et il dut user de sorcellerie. « Il faut que je les colore, pour qu'elles soient
bien nettes », dit-il.

Et il versa ce qui semblait une petite goutte de vin rouge dans la goutte d'eau, mais
c'était du sang de sorcière, de la toute meilleure espèce, à deux sous ; et toutes
les drôles de bêtes eurent le corps tout rose et eurent l'air d'une ville entière de
sauvages tout nus.

« Qu'est-ce que tu as là ? demanda un autre vieux troll qui n'avait pas de nom, et
c'était précisément ce qui le distinguait.
– Hé, si tu peux deviner ce que c'est, dit Fourmi-Grouille, je t'en ferai cadeau ; mais
ce n'est pas facile à deviner, quand on ne sait pas ! »

Et le troll qui n'avait pas de nom regarda dans le verre grossissant. On aurait
vraiment dit une ville entière où les gens auraient couru sans vêtements ! C'était
épouvantable, et encore plus épouvantable de voir comme ils se poussaient et se
frappaient et se tiraillaient et se mordaient. Ce qui était en bas voulait aller en haut,
et ce qui était en haut voulait être en bas. « Tiens, en voilà un qui a la jambe plus

144
PLURALITÉ DES MONDES

longue que la mienne ! paf ! à bas la jambe ! Et celui-là, qui a une petite bosse
derrière l'oreille, une petite bosse de rien du tout, mais qui lui fait mal, eh bien, elle
va lui faire encore plus mal ! » Et celui- là fut houspillé, tiraillé et mangé à cause de
cette petite bosse. Un de ces êtres était tranquille comme une petite demoiselle,
et ne demandait qu'à rester en paix, mais la demoiselle fut obligée d'avancer, on la
déchira et la mangea.

– C'est extrêmement drôle, dit le troll.


– Oui, mais que crois-tu que ce soit ? dit Fourmi-Grouille. Peux-tu le deviner ?
– Ça se voit bien, dit l'autre. C'est Copenhague, ou une autre grande ville, elles se
ressemblent toutes. C'est une grande ville !
– C'est de l'eau du fossé ! » dit Fourmi-Grouille.

Hans Christian Andersen,


La Goutte d'eau. Contes. 1848. Traduction de P. G. La Chesnais. Wikisource.

145
PLURALITÉ DES MONDES

1923-1985

Italo Calvino
L’auteur italien Italo Calvino est à la fois un romancier
cherchant le réalisme et un fabuliste plein d’humour. Dans
son Autobiographie d’un spectateur, il se remémore
sa découverte du cinéma, moyen d’évasion du carcan
familial durant son adolescence, qui lui permet d’entrer
symboliquement dans un autre monde, caractérisé par sa
cohérence et son ordonnancement mais aussi la satisfaction
qu’il procure au jeune homme en quête de sens. Au cinéma, le monde
représenté apparaît ainsi plus construit, allant jusqu’à prendre l’allure d’un
petit cosmos.
Outre l’évasion qu’il suscite, ce détour par le monde imaginaire
cinématographique permet à Italo Calvino de se sentir paradoxalement
appartenir au monde extérieur : en plus de sa portée cathartique et
compensatoire des insuffisances du vrai monde qui lui accorde une
dimension salvatrice, le cinéma endosse une vertu initiatique, favorisée par
le hors temps qu’il fait vivre dans la fiction : au cinéma, le jeune homme
apprend la vraie vie. Le monde réel de la vraie vie et le monde irréel du
film cinématographique sont à la fois, paradoxalement, en continuité et en
rupture.
Monde réel et monde fictif s’opposent et se complètent, mais l’univers créé
par le cinéma semble supérieur en qualité et en valeur à celui du dehors, ce
qui suscite la nostalgie de l’auteur une fois qu’il a quitté la salle de projection.
La vraie vie semble dans ce monde irréel (re)créé par le cinéma.
Émilie Pons,
lycée Dominique Villars à Gap.

J’étais désormais passé


dans le monde du dehors.

P endant des années, je suis allé au cinéma presque tous les jours et même
deux fois par jour : c’était, disons, entre trente-six et la guerre, l’époque, en
somme, de mon adolescence. Des années où le cinéma représentait pour moi le

146
PLURALITÉ DES MONDES

monde. Un autre monde que celui qui m’entourait, mais, pour moi, seul ce que je
voyais sur l’écran possédait les propriétés d’un monde, la plénitude, la nécessité, la
cohérence ; alors qu’en dehors de l’écran s’entassaient des éléments hétérogènes
qui paraissaient avoir été rassemblés par hasard, les matériaux de ma vie qui me
semblaient démunis de toute forme.

Le cinéma, un moyen d’évasion, a-t-on dit si souvent, dans une formule qui se veut
condamnation, et le cinéma me servait certainement à cela, à satisfaire un besoin
de dépaysement, à projeter mon attention dans un espace différent, un besoin qui,
je crois, correspond à une fonction primaire d’insertion dans le monde, une étape
indispensable dans toute formation. Pour se créer un espace différent, il existe bien
d’autres manières, plus substantielles et personnelles : le cinéma était le moyen le
plus facile et le plus à ma portée, mais celui qui, aussi, instantanément, m’emmenait
le plus loin. […]

Lorsque, au contraire, j’étais entré au cinéma, à quatre ou cinq heures, j’étais frappé
en sortant par la sensation du passage du temps, le contraste entre deux dimensions
temporelles différentes, à l’intérieur et à l’extérieur du film. J’étais entré en plein
jour et je retrouvais, en sortant, l’obscurité, les rues éclairées qui prolongeaient le
noir et le blanc de l’écran. L’obscurité adoucissait un peu la discontinuité entre les
deux mondes et l’accentuait aussi un peu, parce qu’elle dénonçait ces deux heures
passées que je n’avais pas vécues, englouti dans une suspension du temps, ou dans
la durée d’une vie imaginaire, ou dans le saut en arrière à travers les siècles.

S’il n’était pas encore l’heure de dîner, je me joignais à mes amis qui allaient et
venaient le long des trottoirs de la rue principale. Je repassais devant le cinéma
d’où je venais de sortir et j’entendais, venant de la chaîne de projection, quelques
répliques du dialogue résonner dans la rue, et je les recevais maintenant avec
une sensation d’irréalité, et non plus d’identification, parce que j’étais désormais
passé dans le monde du dehors ; mais aussi avec un sentiment ressemblant à de la
nostalgie, comme chez celui qui se retourne et regarde en arrière au passage d’une
frontière.

Italo Calvino,
Autobiographie d’un spectateur. Avant-propos de Faire un film de Federico Fellini.
Seuil. Points. 1996.

147
Proximités
du monde
PROXIMITÉS DU MONDE

1621-1695

Jean de La Fontaine
La Fontaine a toujours été préoccupé par la dialectique
« être dans le monde » ou « vivre en dehors du monde ».
Il rejoint par lames thématiques des moralistes classiques
qui stigmatisent les masques des courtisans et les faux-
semblants de la mondanité. Dans cette fable, de manière
très ironique, le fabuliste montre que la retraite équivaut à
une sorte d’égocentrisme indifférent à la course du monde.
L’individu qui se retire devient une monade. La Fontaine
vise aussi bien entendu les religieux du clergé régulier, qui
vivent loin du monde, mais semblent peu enclins à aider les
autres pour faire société.
Philippe Bastard-Rosset,
lycée Berthollet à Annecy.

Un certain rat las des soins


d'ici-bas se retira loin du tracas.
Les Levantins en leur légende
Disent qu'un certain Rat las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
La solitude était profonde,
S'étendant partout à la ronde.
Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.
Il fit tant de pieds et de dents
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert : que faut-il davantage ?
Il devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens.
Un jour, au dévot personnage

151
PROXIMITÉS DU MONDE

Des députés du peuple Rat


S'en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis était bloquée :
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l'état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre Reclus
Vous assister ? que peut-il faire,
Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte.
Le nouveau Saint ferma sa porte.
Qui désignai-je, à votre avis,
Par ce Rat si peu secourable ?
Un Moine ? Non, mais un Dervis :
Je suppose qu'un Moine est toujours charitable.

Jean de La Fontaine,
Le rat qui s’est retiré du monde. Wikisource.

152
PROXIMITÉS DU MONDE

1871-1922

Marcel Proust
Le narrateur observe les personnes, les situations et les
mœurs du « petit clan » des Verdurin. Tout gravite autour de
la « patronne », Madame Verdurin, qui tient salon en régnant
sans partage sur son « petit groupe » : monde clos des
habitués et demi-clos des prétendants. Le roman Un amour
de Swann s’ouvre sur ce groupe de fidèles, ou monde de
l’entre-soi, dans lequel le couple Verdurin organise dîners
et soirées suivant des règles, tantôt proférées à la cantonade tantôt tacites,
qui conviennent ou parfois contreviennent aux usages ou aux interdits du
« petit noyau ». Ce petit monde témoigne du théâtre surjoué de la comédie
humaine. Il ne réalise nullement la condition propice à l’épanouissement des
qualités de l’esprit et à la finesse des manières.
Christian Talin,
lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.

Le petit cercle d’amis des Verdurin.

P our faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des
Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer
tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par
Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de
savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que
le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui
les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n’allaient pas
chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les
femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité
mondaine et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres salons,
et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité
pouvait par contagion devenir fatal à l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été
amenés à rejeter successivement tous les « fidèles » du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette
année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et d’une respectueuse

153
PROXIMITÉS DU MONDE

famille bourgeoise, excessivement riche et entièrement obscure, avec laquelle elle


avait peu à peu cessé volontairement toute relation) à une personne presque du
demi-monde, Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette,
et déclarait être « un amour », et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le
cordon ; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile
de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient
obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur
avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge
et la cocotte eussent dédaigneusement refusé.

Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux « son couvert mis ». Pour
la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si
« ça lui chantait », car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin : « Tout
pour les amis, vivent les camarades ! » Si le pianiste voulait jouer la chevauchée
de la Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette
musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression.
« Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine ? Vous savez bien que c’est la même
chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je voudrai
me lever, bonsoir, plus personne ! » S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis,
le plus souvent leur peintre favori d’alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin,
« une grosse faribole qui faisait esclaffer tout le monde », Mme Verdurin surtout,
à qui – tant elle avait l’habitude de prendre au propre les expressions figurées des
émotions qu’elle éprouvait – le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque)
dut un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.

L’habit noir était défendu parce qu’on était entre « copains » et pour ne pas
ressembler aux « ennuyeux » dont on se gardait comme de la peste et qu’on
n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement possible et seulement si
cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps, on
se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne
mêlant aucun étranger au petit « noyau ».

Mais au fur et à mesure que les « camarades » avaient pris plus de place dans la vie
de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis
loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois d’être libres, ce fut la mère de l’un, la
profession de l’autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième.
Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprès
d’un malade en danger : « Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-être
beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le déranger ce soir ; il passera une
bonne nuit sans vous ; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez

154
PROXIMITÉS DU MONDE

guéri. » Dès le commencement de décembre, elle était malade à la pensée que les
fidèles « lâcheraient » pour le jour de Noël et le 1er janvier.

Marcel Proust,
À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann. Deuxième partie : Un amour
de Swann. Paris, Éditions Gallimard, 1954, Le Livre de Poche № 1426, 1971, p. 225-227.

155
PROXIMITÉS DU MONDE

1859-1938

Edmund Husserl
La révolution copernicienne a fait de la Terre un corps
parmi d'autres ; mais comment nous apparaît-elle, à nous
qui l'habitons ? Notre monde vécu, perçu, expérimenté,
n'est pas celui de la science qui s'attache à des objets
expérimentables ; il nous révèle une proximité indéfectible
avec la Terre, qui n'est pas un objet placé « devant nos
yeux » mais un référentiel absolu. La théorie copernicienne
n'est évidemment pas invalidée par là, mais la phénoménologie, dont Husserl
est un fondateur, nous invite à prendre au sérieux notre ancrage originaire :
le Terre est le « sol » de notre point de vue. Étienne Klein commente ainsi :
« la distance théorique que nous prenons avec la Terre lorsque nous
imaginons qu'elle est une planète comme une autre risque d'ébranler un
enracinement premier. Par notre histoire et nos représentations, nous
sommes fondamentalement des êtres géocentrés. Notre pensée n'est pas
une pensée hors sol. » En admettant qu'un jour nous puissions quitter la
Terre pour vivre par exemple sur Mars, nous ne serions pas des martiens,
mais bien encore des terriens en exil. Cette proximité avec la mondanité en
tant qu'elle est terrestre n'est pas spatiale ; elle est constitutive de notre
« sens d'être ». Il y a donc plus, ici, qu'une provocation philosophique ; c'est
un plaidoyer pour notre identité terrestre, qui pourrait par exemple donner
un soubassement à toute préoccupation écologique.
Sarah Barnaud-Meyer,
lycée Masséna à Nice.

Même quand nous avons la tête dans les


étoiles, notre monde a les pieds sur terre.

N ous coperniciens, nous hommes des temps modernes, nous disons : « La Terre
n'est pas la « nature entière », elle est une des étoiles de l'espace infini du
monde. La terre est un corps de forme sphérique qui, certes, n'est pas intégralement
perceptible d'un coup et par un seul, mais dans une synthèse primordiale en tant
qu'unité d'expériences individuelles, nouées les unes aux autres. Mais ce n'en est
pas moins un corps ! Encore qu'il soit pour nous le sol d'expérience de tous les corps

156
PROXIMITÉS DU MONDE

dans la genèse empirique de notre représentation du monde. Ce « sol » n'est pas


d'abord expérimenté comme corps, il devient corps-sol à un niveau supérieur de la
constitution du monde à partir de l'expérience et cela annule sa forme originaire de
sol. Il devient corps total, le support de tous les corps jusqu'à présent pleinement
(normalement) expérimentables partout de manière empirique suffisante, sur le
mode dont ils sont expérimentés tant que les étoiles ne sont pas encore comptées
parmi les corps. Mais maintenant la Terre est le grand bloc sur lequel ils sont et à
partir duquel, pour nous, peuvent toujours ou auraient pu devenir de plus petits
corps, et ce par fragmentation ou destruction.

Si la Terre en tant que corps a acquis une validité constitutive –et que, par
ailleurs, les étoiles sont appréhendées comme des corps apparaissant dans des
apparences lointaines sans être intégralement accessibles, alors cela concerne les
représentations du mouvement et du repos qui doivent leur être attribuées. C'est
sur la Terre, à même la Terre, à partir d'elle et en s'en éloignant, que le mouvement
a lieu. La Terre elle-même, dans la forme originaire de représentation, ne se meut ni
n'est en repos, c'est d'abord par rapport à elle que mouvement et repos prennent
sens. Ce n'est qu'ensuite que la Terre se « meut » ou repose, et il en va tout à fait de
même pour les astres et la Terre en tant que l'un d'entre eux. […]

Originairement, seule « la » Terre-sol peut être constituée avec l'espace environnant


des corps, mais cela présuppose déjà que ma chair, les autres connus et les horizons
ouverts des autres soient constitués, distribués en espace dans l'espace qui, en
tant que champ ouvert du proche et du lointain des corps, entour la Terre et donne
aux corps le sens de corps terrestre et à l'espace celui d'espace terrestre. La totalité
du nous, des hommes, des « animaux » est, en ce sens, terrestre –et ne s'oppose pas
d'abord au non-terrestre. Ce sens est enraciné et trouve son centre d'orientation
en moi et en un nous limité à ceux qui vivent les uns avec les autres. Mais il est
aussi possible que la Terre-sol s'élargisse, peut-être à la manière dont j'apprends à
comprendre que, dans l'espace de la première Terre-sol, il y a de grands vaisseaux
aériens qui y naviguent depuis longtemps : je naquis sur l'un d'eux, ma famille y
vit, c'était mon sol d'être jusqu'à ce que j'apprenne que nous ne sommes que des
navigants sur la plus grande Terre, etc. […]

Il faut cependant remarquer : chacun tire son « historicité » de l'ego respectif qui est
domicilié en lui. Si je suis né enfant de marin, une part de mon développement a lieu
sur le navire et celui-ci ne se caractérisera pas, pour moi, comme navire par rapport
à la Terre –tant qu'aucune unité n'aura été produite–, il sera même ma « Terre », ma
patrie originaire. Mais dans ce cas mes parents ne sont pas alors originairement
domiciliés sur le navire, ils possédaient encore un vieux chez-soi, une autre archi-
patrie. Dans le changement des foyers, ceci demeure universellement exprimé

157
PROXIMITÉS DU MONDE

(si foyer a le sens habituel de mon territoire actuel, individuel ou familial) : tout
ego a un archi-foyer –et un archi-foyer appartient à tout archi-peuple avec son
archi-territoire. Mais chaque peuple et son historicité, chaque sur-peuple (supra
nation) est finalement lui-même naturellement domicilié sur la « Terre » et tous les
développements, toutes les histoires relatives ont, dans cette mesure, une unique
archi-histoire, dont ils sont les épisodes.[…]

Il faut en conclure ceci : la Terre peut tout aussi peu perdre son sens d' « archi-
foyer », d'arche du monde, que ma chair son sens d'être tout à fait unique, de
chair originaire dont toute chair dérive une partie de son sens d'être, et que nous,
hommes, selon notre sens d'être, précédons les animaux, etc. Par conséquent,
toutes les assimilations (homogénéisations) qui se co-constituent nécessairement,
de la chair et du corps, ou de la chair corporelle comme corps semblable à d'autres,
de l'espèce animale comme espèce parmi d'autres, et donc finalement de la Terre
comme corps mondain parmi les autres corps mondains, ne peuvent rien changer
à cette dignité constitutive ou hiérarchie de valeur. Je peux très bien m'imaginer
transporté sur le corps lunaire. Pourquoi ne devrai-je pas m'imaginer la Lune comme
une sorte de Terre, comme une sorte d'habitation animale ?

Oui, je peux très bien m'imaginer comme un oiseau qui s'envole de la Terre vers un
corps lointain ou comme un pilote d'avion en décollant et se posant là-bas. Oui, je
peux même m'imaginer qu'il y a déjà, là-bas, des animaux et des hommes. Mais si
d'aventure je demande : « Comment sont-ils arrivés là-haut ? », alors j'interroge de la
même manière que sur une île nouvelle, où, découvrant des inscriptions cunéiformes,
je demande : « Comment les les peuples en question sont-ils parvenus là ? » Tous
les animaux, tous les êtres vivants, tous les étants en général n'ont de sens d'être
qu'à partir de ma genèse constitutive et celle-ci a une préséance « terrestre ». Oui,
peut-être, un fragment de Terre (comme une banquise) peut s'être détaché et cela
a rendu possible une historicité particulière. Mais cela ne signifie pas que la Lune
aussi bien que Vénus soient pensables comme archi-foyers dans une séparation
originaire et cela ne signifie pas que l'être de la Terre pour moi et notre humanité
terrestre ne soit justement qu'un fait. Il n'y a qu'une humanité et qu'une Terre – à elle
appartiennent tous les fragments qui sont ou ont toujours été séparés.

Mais, s'il en est ainsi, pouvons-nous dire avec Galilée : eppur si muove ? [et pourtant
elle bouge] Et non, au contraire, qu'elle ne se meut pas ? Bien sûr, elle n'est pas en
repos dans l'espace tout en ayant la possibilité de se mouvoir mais, comme nous
avons essayé de le montrer plus haut, elle est l'arche qui rend d'abord possible le
sens de tout mouvement et de tout repos comme mode d'un mouvement.

Edmund Husserl,
La Terre ne se meut pas. 1934. Traduction Didier Frank. Edition électronique.

158
PROXIMITÉS DU MONDE

1903-1987

Marguerite Yourcenar
Dans L’Œuvre au noir Marguerite Yourcenar parcourt le
monde au rythme des pas de Zénon, alias Sébastien Théus,
nom d’emprunt sous lequel il pense être protégé. Zénon
se fait l’écho de préoccupations qui traversent l’œuvre
de Marguerite Yourcenar: y a-t-il entre les hommes et
l’universelle nature une parenté, un fondement unique,
parfaitement analogue, ou bien hiérarchique ou encore
discriminatoire ? Peut-on élever entre les mondes qui
composent l’univers des barrières ou faut-il, dans une
perspective panthéiste, souscrire avec Zénon à l’idée que Dieu est dans tout ?
Au cours d’une conversation avec le prieur des Cordeliers, témoin indigné des
horreurs de l’Inquisition au point de douter de l’omnipotence de Dieu, Zénon,
qui dans ce passage lui répond, se hasarde à explorer les vues révolutionnaires
des philosophes contemporains sur ce que Marguerite Yourcenar appelle
« l’immense invisible » ou encore « l’immense incompréhensible qui nous
entoure ».
Frédéric Bretécher,
lycée Externat-Chavagne à Nantes.

Anima mundi.
— (…) Pendant combien de nuit ai-je repoussé l'idée que Dieu n'est au-dessus de nous
qu'un tyran ou qu'un monarque incapable, et que l'athée qui le nie est le seul homme
qui ne blasphème pas... Puis, une lueur m'est venue; la maladie est une ouverture.
Si nous nous trompions en postulant Sa toute-puissance, et en voyant dans nos
maux l'effet de Sa volonté? Si c'était à nous d'obtenir que son règne arrive? J'ai dit
naguère que Dieu se délègue; je vais plus loin, Sébastien. Peut-être n'est-il dans nos
mains qu'une petite flamme qu'il dépend de nous d'alimenter et de ne pas laisser
éteindre; peut-être somme-nous la pointe la plus avancée à laquelle Il parvienne...
Combien de malheureux qu'indigne la notion de Son omnipotence accourraient du
fond de leur détresse si on leur demandait de venir en aide à la faiblesse de Dieu?
— Voilà qui s'accorde fort mal avec les dogmes de la Sainte Église.

159
PROXIMITÉS DU MONDE

— Non, mon ami ; j'abjure d'avance tout ce qui déchirerait un peu plus la robe
sans couture. Dieu règne omnipotent, je le veux bien, dans le monde des esprits,
mais nous sommes ici dans le monde des corps. Et sur cette terre où Il a marché,
comment L'avons-nous vu, si ce n'est comme un innocent sur la paille, comme un
vagabond n'ayant pas une pierre où reposer sa tête, comme un supplicié pendu à un
carrefour et se demandant lui aussi pourquoi Dieu l'a abandonné? Chacun de nous
est bien faible, mais c'est une consolation de penser que Dieu est plus impuissant et
plus découragé encore, et que c'est à nous de L'engendrer et de Le sauver dans les
créatures... Je m'excuse. Je vous ai fait le sermon que je ne peux plus faire en chaire.
— Je réfléchirai aux idées qu'a bien voulu m'exposer le prieur. Avant de prendre
congé, puis-je en échange lui faire part d'une hypothèse? Les philosophes de ce
temps postulent pour la plupart l'existence d'une Anima Mundi, sentiente et plus
ou moins consciente, à laquelle participent toutes choses. Et pourtant, les seuls
faits connus semblent indiquer que la souffrance, et conséquemment la joie, et par
là même le bien et ce que nous nommons le mal, la justice, et ce qui est pour nous
l'injustice, et enfin, sous une forme ou sous une autre, l'entendement, qui sert à
distinguer ces contraires, n'existent que dans le seul monde du sang et peut-être
de la sève. Tout le reste, je veux dire le règne minéral et celui des esprits, s'il existe,
est peut-être insentient et tranquille, par-delà nos joies et nos peines, ou en deçà
d'elles. Nos tribulations, monsieur le prieur, ne sont possiblement qu'une exception
infime dans la fabrique universelle, et ceci pourrait expliquer l'indifférence de cette
substance immuable que dévotement nous appelons Dieu.
— Ce que vous dites épouvante. Mais, s'il en est ainsi, nous voilà rengagés plus que
jamais dans le monde du froment qu'on broie et de l'Agneau qui saigne. Allez en
paix, Sébastien.

Marguerite Yourcenar,
L’Œuvre au noir. 1968. Deuxième partie : La vie immobile. Chapitre La maladie du
prieur. Éditions Folio, n°798. pp. 276-279

160
PROXIMITÉS DU MONDE

1905-1980

Jean-Paul Sartre
La Nausée est le récit de la dérive d'Antoine Roquentin,
un homme seul qui fait l'expérience de la perte du sens
et de la contingence absolue, de l'incontournable mais
arbitraire présence des êtres et des choses dans le monde.
Dans l'énorme confusion de la contingence s'effacent les
distinctions entre l'humain, l'animal, le végétal et le minéral,
et les frontières entre le regard et les choses perçues sont
de plus en plus poreuses. Celles-ci suscitent alors un
malaise et une répulsion, comme dans ce célèbre passage
où Roquentin est « plongé dans une extase horrible » en faisant l'épreuve de
la présence monstrueuse de la racine du marronnier.
Pourtant, les sensations étranges et pénibles qu'il éprouve dans son rapport
au monde lui dévoilent l'existence, le simple fait d'être là, pour les choses
comme pour lui. L'épiphanie existentialiste réside sans doute dans cette
révélation de l'existence du monde et la conscience humaine n'existe que
dans son mouvement vers lui, si oppressantes soient nos perceptions.
Christine Mallemanche-Toal,
lycée Gay-Lussac à Limoges.

La racine du marronnier.

D onc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait


dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était
une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses,
leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface.
J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et
noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.
Ça m'a coupé le souffle.

Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister ».
[…] Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles
existaient: elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains,

161
PROXIMITÉS DU MONDE

elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à


la surface. Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu
de bonne foi que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux
choses du dehors, sans rien changer à leur nature.

Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour: l'existence s'était
soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite:
c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l'existence. Ou
plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça
s'était évanoui; la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence,
un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en
désordre; nues, d'une effrayante et obscène nudité. [...]

Tous ces objets... comment dire ? Ils m'incommodaient, j'aurais souhaité qu'ils
existassent moins fort, d'une façon plus sèche, plus abstraite, avec plus de retenue.
Le marronnier se pressait contre mes yeux. Une rouille verte le couvrait jusqu'à mi-
hauteur; l'écorce, noire et boursouflée, semblait de cuir bouilli. [...]

Nous étions un tas d'existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n'avions


pas la moindre raison d'être là, ni les uns ni les autres, chaque existant, confus,
vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop : c'était
le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux. En
vain cherchais-je à compter les marronniers, à les situer par rapport à la Velléda,
à comparer leur hauteur avec celle des platanes : chacun d'eux s'échappait des
relations où je cherchais à l'enfermer, s'isolait, débordait. Ces relations (que je
m'obstinais à maintenir pour retarder l'écroulement du monde humain, des mesures,
des quantités, des directions), j'en sentais l'arbitraire; elles ne mordaient plus sur
les choses. De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop,
la Velléda... […]

Combien de temps dura cette fascination ? J'étais la racine de marronnier. Ou plutôt


j'étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d'elle - puisque j'en
avais conscience - et pourtant perdu en elle, rien d'autre qu'elle.

Jean-Paul Sartre,
La Nausée. Gallimard. Folio n°805. p181-187

162
PROXIMITÉS DU MONDE

1911-1985

René Barjavel
Il nous est tous arrivé de lever les yeux vers le ciel étoilé et
de nous demander pourquoi nous sommes là, de tenter de
résoudre l’énigme de notre présence au monde. D’habitude,
explique René Barjavel, nous sommes entraînés par le flux
des événements, nous nous mouvons sans nous arrêter
sur le sens de tout ce qui est. Mais il suffit d’un instant…
Il ne faut qu’un bref moment pour réaliser notre petitesse
relativement à l’infinité du temps et de l’espace. Alors nous nous demandons :
« Pourquoi vivre ? ». Nous demeurerons sans doute sans réponse, mais si
nous ne nous posons pas la question qui fait de nous des hommes, alors
notre présence au monde se réduit à néant.
Denis La Balme,
Prépa-Commercia et ENC-Blomet à Paris.

A quoi bon ?

P ourquoi se préoccuper de tout cela ? Puisqu’il y a la vie, et que nous sommes


dedans, eh bien, vivons !
Bien-sûr… Il n’y a qu’à vivre… C’est ce que nous faisons tous, c’est ce que tu fais
d’habitude. Mais il suffit d’un instant…Tu es assis là, sur une pierre chaude ou le
sable de la plage, ou sur le bois poli de la chaise où tu t’assieds jour après jour pour
travailler. Tu te reposes ou tu travailles, ou tu manges ou tu bois du café. Toute ta
vie coule autour de toi. Et toi avec.
Milliards d’hommes, milliards de milliards d’êtres vivants et d’étoiles. Et toi avec.
Sans que tu t’en soucies.
Depuis vingt ans ou quarante ou soixante, tu fais partie de tout. Ce tout qui se dilate
ou se contracte ou qui monte ou descend, qui vient de quelque part et va quelque
part.
Et toi avec.
Tu y es à ta place, avec ta forme à toi, et ta fonction, que tu ignores. Tu travailles,
tu dors, tu respires sans te préoccuper. Tu existes. Comme le grain de sable sur la
plage.
Tu tiens ta place de grain de sable. Milliards de milliards sur la grande plage.

163
PROXIMITÉS DU MONDE

Et toi avec.
Tu nais, tu vis, tu fais des enfants, tu travailles pour eux, pour les autres, contre
les autres, contre les tiens, tu aimes, tu hais, tu te bas, tu es heureux, malheureux,
tu manges, tu pleures, heureux au fond malgré tous les malheurs, sans réfléchir,
le train t’emporte, tout va, tu vas, tu es assis sur une pierre de vacances ou sur ta
chaise de travail…
Et tout à coup, suspendu entre le vent, la marée et le soleil, suspendu immobile
abandonné tout seul, tout à coup suspendu brutalement lucide, un instant, un
éclair, tu n’es plus dans le coup…
Tout à coup, tu vois le fonctionnement autour de toi. L’énorme prodigieux tourbillon
qui entraîne tout et tout depuis des milliards de temps jusqu’au fond des milliards
d’éternités, du fond des milliards d’espaces jusqu’au fond des milliards d’infinis.
Milliards de milliards de multiples créatures en mouvement, atomes, cellules,
individus, étoiles, galaxies, univers, tout en vient et tout y va.
Et toi avec.
Où ?
Un instant, un éclair suspendu, tu as vu. Le temps de comprendre que tu n’es
rien, sans importance, nul, moins que zéro. Milliards de milliards de multitudes
emportées. Et toi avec, parmi les multitudes de multitudes dont chaque grain a
autant d’importance que toi. Ni plus ni moins. Ni moins la patte de mouche ni la
Lune. Comme la Lune. Comme la Lune, toi, ta famille, humanité, galaxies, univers :
zéro, poussière de poussière, rien, rien, dans le Tout.
Le Tout tourbillonnant immobile en voyage depuis où jusques à quand. Toi zéro. Toi,
tes coliques, ton envie de sexe et de Légion d’honneur, ton petit ventre à soupe, tes
seins d’amour, tes moustaches, ta robe de soi, ta fameuse cervelle, ta belle jambe,
toi zéro.
Tu as repris ta place dans le vent et la marée. Mais inquiet. Brûlant le sable, dure la
chaise. A quoi bon ces durillons aux fesses, ces mains calleuses, cette fumée par les
oreilles ? A quoi bon cette bataille ? Naître, vivre, mourir ? Vivre ? Vivre ? Pourquoi ?
Pourquoi ?
Ce n’est pas toi qui répondras, ni moins non plus. Mais, sans espoir de réponse, si tu
ne cries pas la question, alors tu n’es qu’un os…

René Barjavel,
La Faim du tigre. p. 31 à 33. Denoël. 1966.

164
PROXIMITÉS DU MONDE

1913-1960

Albert Camus
Les courts essais à caractère autobiographique qui com-
posent Noces sont rédigés en 1936 et 1937. La célébration
des paysages du pays de coeur d’Albert Camus, l'Algérie,
le récit de moments privilégiés d'extase matérielle où le
narrateur entre en communion profonde avec la nature et
le monde entier, mènent à une réflexion sur l’existence :
éprouver le poids du monde, éprouver son appartenance à
la chair du monde, redonne à l'homme la mesure de son identité et permet
d'accepter l'absurde et la mort. Dans le passage qui suit, le sujet se soumet à la
sollicitation violente du monde extérieur : à la chaleur écrasante, à la luminosité
intense s'ajoute le vent aride. Tandis que la pensée réflexive s'amenuise, il
se découvre être-au-monde, dans une relation de connivence sensible et
sensorielle avec les choses, en deçà de toute représentation. Le lieu privilégié,
Djemila, la nature méditerranéenne, sont dépassés pour atteindre une vocation
universelle. Terre, roches, ciel, vent, lumière se révèlent dimension du monde.
Hors de soi, le sujet saisit la mesure - ou la démesure - de ce qui l'entoure, il
connaît l'expansion de son être, accordé aux éléments, à tous les points du
cosmos et sa participation à la chair du monde. L'expérience de la présence
est une redécouverte de l'incarnation originaire, où la chair du sujet et la chair
du monde sont de même texture. La fin du passage n'est pas sans rappeler
les propos de Maurice Merleau-Ponty dans L'Œil et l'esprit : [...] mon corps
est au coeur des choses, il est l'une d'elle, il est pris dans le tissu du monde
et sa cohésion est celle d'une chose. Mais, puisqu'il voit et se meut, il tient les
choses encercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de
lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition
pleine et le monde est fait de l'étoffe même du corps."
Nathalie Ferrand,
lycée Gustave Flaubert et Lycée Pierre Corneille à Rouen.

165
PROXIMITÉS DU MONDE

Mon détachement de moi-même


et ma présence au monde.

L orsque surgit enfin sur un plateau aux couleurs éteintes, enfoncé entre de
hautes montagnes, son squelette jaunâtre comme une forêt d'ossements, Djemila
figure alors le symbole de cette leçon d'amour et de patience qui peut seule nous
conduire au cœur battant du monde. Là, parmi quelques arbres, de l'herbe sèche,
elle se défend de toutes ses montagnes et de toutes ses pierres, contre l'admiration
vulgaire, le pittoresque ou les jeux de l'espoir.

Dans cette splendeur aride, nous avions erré toute la journée. Peu à peu, le vent à
peine senti au début de l'après-midi, semblait grandir avec les heures et remplir
tout le paysage. Il soufflait depuis une trouée entre les montagnes, loin vers l'est,
accourait du fond de l'horizon et venait bondir en cascades parmi les pierres et le
soleil. Sans arrêt, il sifflait avec force à travers les ruines, tournait dans un cirque
de pierres et de terre, baignait les amas de blocs grêlés, entourait chaque colonne
de son souffle et venait se répandre en cris incessants sur le forum qui s'ouvrait
dans le ciel. Je me sentais claquer au vent comme une mâture. Creusé par le milieu,
les yeux brûlés, les lèvres craquantes, ma peau se desséchait jusqu'à ne plus être
mienne. Par elle, auparavant, je déchiffrais l'écriture du monde. Il y traçait les signes
de sa tendresse ou de sa colère, la réchauffant de son souffle d'été ou la mordant
de ses dents de givre. Mais si longuement frotté du vent, secoué depuis plus d'une
heure, étourdi de résistance, je perdais conscience du dessin que traçait mon corps.

Comme le galet verni par les marées, j'étais poli par le vent, usé jusqu'à l'âme.
J'étais un peu de cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis elle enfin,
confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores de ce cœur
partout présent de la nature. Le vent me façonnait à l'image de l'ardente nudité qui
m'entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait, pierre parmi les pierres, la solitude
d'une colonne ou d'un olivier dans le ciel d'été.

Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A peine en
moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de
l'esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même,
je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud
et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai senti, si avant, à
la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.

Albert Camus,
Noces. Le vent à Djemila. 1938. Editions Gallimard. Folio. p. 24-26.

166
PROXIMITÉS DU MONDE

Le monde est-il face à moi, qui le contemple et m’en excepte, ou suis-je moi-
même une parcelle du grand tout ? Les deux, semble répondre Camus, toujours
dans Noces : je le contemple et, tous les sens en émoi, je cherche à me fondre
en lui, à respirer de sa respiration comme dans les pratiques orientales du
souffle, à sentir dans ma chair que j’en fais partie. C’est ainsi à des noces avec
le monde que l’écrivain convie poétiquement et philosophiquement son lecteur
en parcourant les ruines romaines du site algérien de Tipasa, à des noces
d’autant plus vibrantes et intenses que pour nous il n’y aura pas d’autre monde
— il n’y a pas d’au-delà.
Nadine Brun,
lycée militaire à Autun.

Accorder ma respiration aux


soupirs tumultueux du monde.

Q ue d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter


d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi
les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon
cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile
de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde.

Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d'une étrange
certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais
l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce
temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où on voit le village entier,
ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes.

Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un
grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à
peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour
le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est
chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du
monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la
mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte
Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les
portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.

Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de
repères dans la course des journées. Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui

167
PROXIMITÉS DU MONDE

est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu'ai-je besoin
de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous
mon nez ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans
contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. » Voir, et
voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Éleusis, il suffisait
de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il
me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de
la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle
soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau,
c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans
le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras
vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion
de tous les muscles; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse
de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans
le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de
soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche
découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.

Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un
seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre
soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me
jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai
conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et
sera aussi celle de ma mort.

Albert Camus,
Noces. Noces à Tipasa. Gallimard. Collection Folio n°16. 1972.

168
PROXIMITÉS DU MONDE

1913-2008

Aimé Césaire
Aimé Césaire est un homme politique et écrivain martini-
quais, fondateur du mouvement littéraire de la « négritude ».
Dans le Cahier d'un retour au pays natal, l'expérience
d'une insertion heureuse dans le monde prend une
dimension polémique. Tandis que les colonisateurs et leurs
descendants ont voulu se rendre maître et possesseurs de
la nature, s'approprier et dominer le monde et les peuples,
ils se sont en réalité dépossédés d'eux-mêmes. Séparés des éléments et de
cet immémorial qui permet à l'être humain de prendre la mesure de son
identité, les conquérants, inventeurs et capitalistes orgueilleux sont de
pitoyables paralytiques qui trébuchent sous un ciel hostile.
Tandis qu'en métropole, des poètes très divers prôneront dès les années
50 le retour aux choses et l'écoute du monde, prenant parti pour l'inactuel
face au surréalisme d'une part, et à une poésie reposant sur l'arbitraire du
signe d'autre part, Aimé Césaire invite l'homme noir à se ressaisir d'un art de
vivre qui le définit: l'homme noir habite véritablement le monde, il ne sépare
pas l'intellect et le corps, il participe de l'harmonie cosmique, « ignorant(s)
des surfaces mais saisi par le mouvement de toute chose ». Au coeur des
choses, « poreux à tous les souffles du monde », son corps est relié tout à
la fois à la terre et au ciel, à l'herbe, à la lune, au soleil, comme l'antilope
l'est à l'étoile, en une connivence profonde et amoureuse. La personnification
des éléments, masculins ou féminins n'est pas une anthropomorphisation
gratuite ou hyperbolique : elle dit une adéquation, une identité de présence
au monde, une identité de chair. La relation originaire et antéprédicative au
monde n'a pas été perdue. L'homme noir se vit chaque jour « chair de la chair
du monde palpitant du mouvement même du monde ». Il doit relever la tête et
refuser la prétendue supériorité des colonisateurs, se défaire du sentiment
d'infériorité qui s'est insinué en lui depuis des générations. A l'heure où les
dérèglements de la nature inquiètent, ces vers ont une résonance particulière :
au lieu de jouer « le jeu du monde », les hommes en ont transpercé la « chair
mystique ».
Il n'y a chez Césaire de transcendance que celle du monde, et celui-ci est
sacralisé. Si les termes du poème rappellent les propos de Merleau-Ponty
sur la chair, la conscience de l'incarnation est ici indissociable du sentiment

169
PROXIMITÉS DU MONDE

du sacré : le monde, c'est la terre, et tous les éléments animés ou inanimés


qui la composent, toutes les forces visibles ou invisibles qui dépassent
l'homme et dont il doit tenir compte. Le monde est sacralisé, aimé et respecté
de manière instinctive, parce qu'il est l'habitation originaire sans laquelle
l'être humain ne peut pas vivre.
Nathalie Ferrand,
lycée Gustave Flaubert et lycée Pierre Corneille à Rouen.

Aire fraternelle de tous les souffles du monde.

ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre
silo où se préserve et se mûrit ce que la terre a de plus terre
ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat royal !


Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

Mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose


ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

Véritablement les fils aînés du monde


poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde

170
PROXIMITÉS DU MONDE

étincelle du feu sacré du monde


chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales
Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile
l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !
Eia parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc


horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement

Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Aimé Césaire,
Cahier d'un retour au pays natal. Présence africaine.1939. p. 46-48.

171
PROXIMITÉS DU MONDE

1925-1995

Gilles Deleuze
Que serait un monde sans autrui ? Dans cet extrait de Michel
Tournier et le monde sans autrui, étude consacrée au livre
de Michel Tournier, Robinson et les limbes du Pacifique,
Gilles Deleuze met en évidence le rôle fondamental
d'autrui à la fois dans notre perception du monde et dans
la constitution de sa signification et de sa profondeur.
Reprenant des extraits du texte de Michel Tournier, Deleuze
montre à quel point autrui est toujours déjà là dans la constitution de notre
expérience perceptive; percevoir en effet, c'est toujours impliquer d'autres
points de vue possibles sur le monde qui nous entoure, quadriller ce monde
d'autres perspectives possibles qui donnent de la profondeur et du sens
à ce que nous percevons. C'est en ce sens qu'autrui est défini par Deleuze
comme structure a priori de la perception. Autrui est celui qui donne de la
profondeur au réel et qui évite que celui-ci ne soit trop écrasant, il est aussi
celui par lequel s'annonce ce que je ne perçois pas encore, rendant ainsi les
choses intelligibles : « Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination,
le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart
le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami, ou notre ennemi,
mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un ! » M. Tournier, Vendredi ou les
limbes du Pacifiques.
Nathalie Gartner,
lycée Louis Pergaud à Besançon.

Que serait un monde sans autrui ?

L e premier effet d'autrui, c'est, autour de chaque objet que je perçois ou de


chaque idée que je pense, l'organisation d'un monde marginal, d'un manchon,
d'un fond, où d'autres objets, d'autres idées peuvent sortir suivant des lois de
transition qui règlent le passage des uns aux autres. Je regarde un objet, puis je
me détourne, je le laisse rentrer dans le fond, en même temps que sort du fond un
nouvel objet de mon attention. Si ce nouvel objet ne me blesse pas, s'il ne vient
pas me heurter avec la violence d'un projectile comme lorsqu'on se cogne contre
quelque chose qu'on n'a pas vu), c'est parce que le premier objet disposait de toute

172
PROXIMITÉS DU MONDE

une marge où je sentais déjà la préexistence des suivants, de tout un champ de


virtualités et de potentialités que je savais déjà capable de s'actualiser. Or un tel
savoir ou sentiment de l'existence marginale n'est possible que par autrui.

« Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu'il
nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi
parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers
d'objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d'en devenir
le centre ».' La partie de l'objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme
visible pour autrui; si bien que, lorsque j'aurai fait le tour pour atteindre à cette
partie cachée, j'aurai rejoint autrui derrière l'objet pour en faire une totalisation
prévisible. Et les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un
monde, précisément parce que visibles et vus par autrui. Et cette profondeur pour
moi, d'après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les autres, et se
cachent les uns derrière les autres, je la vis aussi comme étant une largeur possible
pour autrui, largeur où ils s'alignent et se pacifient (du point de vue d'une autre
profondeur). Bref, autrui assure les marges et transitions dans le monde. Il est la
douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la
forme et du fond, les variations de profondeur. Il empêche les assauts par derrière.
Il peuple le monde d'une rumeur bienveillante. […]

Que se passe-t-il quand autrui fait défaut dans la structure du monde ? Seule règne
la brutale opposition du soleil et de la terre, d'une lumière insoutenable et d'un
abîme obscur : « la loi sommaire du tout ou rien ». Le su et le non su, le perçu et le
non perçu s’affrontent absolument, dans un combat sans nuances ; « ma vision de
l’ïle s'est réduite à elle-même, ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu, partout
où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable ». Monde cru et noir, sans
potentialités ni virtualités : c'est la catégorie du possible qui s'est écroulée.

Gilles Deleuze,
Logique du sens. Appendices. Michel Tournier et le monde sans autrui (1969)
Les Éditions de Minuit. p. 354 à 356

173
PROXIMITÉS DU MONDE

1925-1921

Philippe Jaccottet
Ce texte poétique est le récit de l'apparition « d'un cerisier
chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l'autre côté
d'un grand champ de blé ». Cette apparition prend ici les
dimensions d'une véritable épiphanie : la révélation dont
il s'agit n'est rien d'autre que celle de la présence du
monde qui apparaît à la conscience du poète, révélation
simultanément intime et intense qui donne à ce dernier les
clés d'accès au monde sensible.
L'épiphanie du cerisier est étroitement liée à un lieu et à un
moment privilégiés : comme souvent, Philippe Jaccottet évoque les lisières,
tant spatiales que temporelles. Notons également que pour la conscience
poétique cette épiphanie n'est en rien synonyme de fulgurance ni d'étrangeté
douloureuse. On est en effet aux antipodes de l'expérience faite par Roquentin
face aux racines du marronnier dans La Nausée de Sartre, en 1938. Bien au
contraire, l'épiphanie du cerisier introduit en douceur le poète au cœur du
monde. Le monde est alors une vaste maison accueillante qui fond en lui
les réalités sensibles et qui fait signe au poète en certains lieux et à certains
moments privilégiés. C'est ainsi que le poète peut habiter le monde.
Christine Mallemanche-Toal,
lycée Gay-Lussac à Limoges.

Le monde offrait les apparences


rassurantes d'une maison.

C ette fois, il s'agissait d'un cerisier; non pas d'un cerisier en fleurs, qui nous parle
un langage limpide; mais d'un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin,
de l'autre côté d'un grand champ de blé. C'était une fois de plus comme si quelqu'un
était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun
signe; quelqu'un, ou plutôt quelque chose, et une « chose belle » certes; mais, alors
que, s'il s'était agi d'une figure humaine, d'une promeneuse, à ma joie se fussent
mêlés du trouble et le besoin, bientôt, de courir à elle, de la rejoindre, d'abord
incapable de parler, et pas seulement pour avoir trop couru, puis de l'écouter,
de répondre, de la prendre au filet de mes paroles ou de me prendre à celui des

174
PROXIMITÉS DU MONDE

siennes - et eût commencé, avec un peu de chance, une tout autre histoire, dans un
mélange, plus ou moins stable, de lumière et d'ombre, alors qu'une nouvelle histoire
d'amour eût commencé là comme un nouveau ruisseau né d'une source neuve, au
printemps pour ce cerisier, je n'éprouvais nul désir de le rejoindre, de le conquérir, de
le posséder; ou plutôt : c'était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n'avais absolument
rien à attendre, à demander de plus; il s'agissait d'une autre espèce d'histoire, de
rencontre, de parole. Plus difficile encore à saisir.

Le sûr, c'est que ce même cerisier, extrait, abstrait de son lieu, ne m'aurait pas dit
grand-chose, pas la même chose en tout cas. Non plus si je l'avais surpris à un autre
moment du jour. Peut-être aussi serait-il resté muet, si j'avais voulu le chercher,
l'interroger. (... )

J'essaie de me rappeler de mon mieux, et d'abord, que c'était le soir, assez tard
même, longtemps après le coucher du soleil, à cette heure où la lumière se prolonge
au-delà de ce qu'on espérait, avant que l'obscurité ne l'emporte définitivement, ce
qui est de toute manière une grâce; parce qu'un délai est accordé, une séparation
retardée, un sourd déchirement atténué - comme quand, il y a longtemps de cela,
quelqu'un apportait une lampe à votre chevet pour éloigner les fantômes. C'est aussi
une heure où cette lumière survivante, son foyer n'étant plus visible, semble émaner
de l'intérieur des choses et monter du sol; et, ce soir-là, du chemin de terre que nous
suivions ou plutôt du champ de blé déjà haut mais encore de couleur verte, presque
métallique, de sorte qu'on pensait un instant à une lame, comme s'il ressemblait à
la faux qui allait le trancher.

Il se produisait donc une espèce de métamorphose : ce sol qui devenait de la


lumière; ce blé qui évoquait l'acier. En même temps, c'était comme si les contraires
se rapprochaient, se fondaient, dans ce moment, lui-même, de transition du jour
à la nuit où la lune, telle une vestale, allait venir relayer le soleil athlétique. Ainsi
nous trouvions-nous reconduits, non pas d'une poigne autoritaire ou par le fouet
de la foudre, mais sous une pression presque imperceptible et tendre comme une
caresse, très loin en arrière dans le temps, et tout au fond de nous, vers cet âge
imaginaire où le plus proche et le plus lointain étaient encore liés, de sorte que le
monde offrait les apparences rassurantes d'une maison ou même, quelquefois, d'un
temple, et la vie celles d'une musique. Je crois que c'était le reflet très affaibli de
cela qui me parvenait encore, comme nous parvient cette lumière si vieille que les
astronomes l'ont appelée «fossile». Nous marchions dans une grande maison aux
portes ouvertes, qu'une lampe invisible éclairait sourdement; le ciel était comme
une paroi de verre vibrant à peine au passage de l'air rafraîchi. Les chemins étaient
ceux d'une maison; l'herbe et la faux ne faisaient plus qu'un; le silence était moins
rompu qu'agrandi par l'aboi d'un chien et les derniers faibles cris des oiseaux. Un

175
PROXIMITÉS DU MONDE

vantail plaqué d'une mince couche d'argent avait tourné vers nous son miroitement.
C'est alors, c'est là qu'était apparu, relativement loin, de l'autre côté, à la lisière du
champ, parmi d'autres arbres de plus en plus sombres et qui seraient bientôt plus
noirs que la nuit abritant leur sommeil de feuilles et d' oiseaux, ce grand cerisier
chargé de cerises. Ses fruits étaient comme une longue grappe de rouge, une
coulée de rouge, dans du vert sombre; des fruits dans un berceau ou une corbeille
de feuilles; du rouge dans du vert, à l'heure du glissement des choses les unes
dans les autres, à l'heure d'une lente et silencieuse apparence de métamorphose, à
l'heure de l'apparition, presque, d'un autre monde. L'heure où quelque chose semble
tourner comme une porte sur ses gonds.

Philippe Jaccottet,
Le cerisier. Cahier de verdure, Gallimard, 1990, p. 11 à 15.

176
Émois du monde
ÉMOIS DU MONDE

1533-1592

Michel de Montaigne
Ce chapitre IX du Livre III des Essais de Montaigne, intitulé
De la vanité, fait l’éloge des émois du monde ressentis
par Montaigne (liberté de rythme du cavalier, adaptation
au climat, aux gîtes, à la nourriture locale, plaisir de la
découverte). Le voyage nous fait prendre conscience de la
relativité de nos mœurs et de nos opinions : « chaque usage
a sa raison ».
Martine Petrini-Poli,
lycée des Chartreux à Lyon.

La diversité des façons d'une nation à autre


ne me touche que par le plaisir de la variété.
« Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne me guide pas si mal. S'il ne fait
pas beau à droite, je prends à gauche ; si je me trouve peu apte à monter à cheval, je
m'arrête. En faisant ainsi, je ne vois en vérité rien qui ne soit aussi agréable et aussi
confortable que ma maison. Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue
et que je remarque de la gêne même dans le raffinement et dans l'abondance. Ai-je
laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne ; c'est toujours mon chemin.
Je ne trace aucune ligne déterminée, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je pas à l'endroit
où je vais ce que l'on m'avait dit ? Comme il arrive souvent que les jugements des
autres ne s'accordent pas avec les miens et que je les ai trouvés le plus souvent
faux, je ne regrette pas ma peine : j'ai appris que ce qu'on disait n'y est pas.

J'ai la complexion du corps libre, et le goût commun autant qu'homme du monde.


La diversité des façons d'une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la
variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d'étain, de bois, de terre :
bouilli ou rôti : beurre ou huile de noix ou d'olive : chaud ou froid, tout m'est un :
et si un, que vieillissant, j'accuse cette généreuse faculté et aurais besoin que la
délicatesse et le choix arrêtât l'indiscrétion de mon appétit et parfois soulageât
mon estomac. Quand j'ai été ailleurs qu'en France, et que, pour me faire courtoisie,
on m'a demandé si je voulais être servi à la française, je m'en suis moqué et me suis
toujours jeté aux tables les plus épaisses d'étrangers. J'ai honte de voir nos hommes

179
ÉMOIS DU MONDE

enivrés de cette sotte humeur de s'effaroucher des formes contraires aux leurs : il
leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils
aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères. Retrouvent-ils
un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se
recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voient. Pourquoi
non barbares, puisqu'elles ne sont françaises ? Encore sont-ce les plus habiles qui
les ont reconnues, pour en médire. La plupart ne prennent l'aller que pour le venir.
Ils voyagent couverts et resserrés d'une prudence taciturne et incommunicable, se
défendant de la contagion d'un air inconnu.

Ce que je dis de ceux-là me ramentoit, en chose semblable, ce que j'ai parfois aperçu
en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte,
nous regardant comme gens de l'autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les
entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous
et malhabiles comme nous sommes à eux. On dit bien vrai qu'un honnête homme
c'est un homme mêlé.

Au rebours, je pérégrine très saoul de nos façons, non pour chercher des Gascons
en Sicile (j'en ai assez laissé au logis) : je cherche des Grecs plutôt, et des Persans :
j'accointe ceux-là, je les considère : c'est là où je me prête et où je m'emploie. Et qui
plus est, il me semble que je n'ai rencontré guère de manières qui ne vaillent les
nôtres. Je couche de peu, car à peine ai-je perdu mes girouettes de vue. »

Michel de Montaigne,
Essais, Livre III, chapitre IX, De la vanité, traduction en français moderne par A. Lanly.
Honoré Champion. 2002.

180
ÉMOIS DU MONDE

1790-1869

Alphonse de
Lamartine
Ce texte célèbre et typique du Romantisme évoque la
nature comme un monde à part s’opposant à l’autre, celui
des hommes. Transfiguré par une poétisation faisant la
part belle à différents registres de sensations, constituant
une sorte de condensation du cosmos tout entier, ce vallon devient alors un
puissant vecteur de méditation sur le temps, la vie humaine, l’amour, et, dans
un mouvement de transcendance, conduit à une fusion spirituelle avec Dieu.
Didier Dossmann,
lycée Fabert à Metz.

Suis le jour dans le ciel,


suis l’ombre sur la terre...
Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance,
N’ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort.

Voici l’étroit sentier de l’obscure vallée :


Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.

Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure


Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.

La source de mes jours comme eux s’est écoulée ;


Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :

181
ÉMOIS DU MONDE

Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée


N’aura pas réfléchi les clartés d’un beau jour.

La fraîcheur de leurs lits, l’ombre qui les couronne,


M’enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s’assoupit au murmure des eaux.

Ah ! c’est là qu’entouré d’un rempart de verdure,


D’un horizon borné qui suffit à mes yeux,
J’aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,
À n’entendre que l’onde, à ne voir que les cieux.

J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;


Je viens chercher vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie :
L’oubli seul désormais est ma félicité.

Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;


Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu’affaiblit la distance,
À l’oreille incertaine apporté par le vent.

D’ici je vois la vie, à travers un nuage,


S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé ;
L’amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,


Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.

Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;


L’homme par ce chemin ne repasse jamais ;
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l’éternelle paix.

Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne,


Déclinent comme l’ombre au penchant des coteaux ;
L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.

182
ÉMOIS DU MONDE

Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;


Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours :
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

De lumière et d’ombrage elle t’entoure encore :


Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore,
Prête avec lui l’oreille aux célestes concerts.

Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur la terre ;


Dans les plaines de l’air vole avec l’aquilon ;
Avec les doux rayons de l’astre du mystère
Glisse à travers les bois dans l’ombre du vallon.

Dieu, pour le concevoir, a fait l’intelligence :


Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l’esprit parle dans son silence :
Qui n’a pas entendu cette voix dans son cœur ?

Alphonse de Lamartine,
Méditations poétiques. Le Vallon. Wikisource.

183
ÉMOIS DU MONDE

1802-1885

Victor Hugo
Dans le recueil Les Feuilles d’automne, Victor Hugo met
en balance les émois amoureux qu’il éprouve pour la jeune
femme dédicataire et le sentiment de puissance accomplie
qu’un empereur pourrait éprouver si son empire sur le
monde pouvait perdurer alors même qu’il aurait perdu
l’empire sur lui-même.
Véronique Bonnet,
lycée Janson de Sailly à Paris.

L’éternité, l’espace, et les cieux,


et les mondes, pour un baiser de toi !
Enfant ! si j’étais roi, je donnerais l’empire,
Et mon char, et mon sceptre, et mon peuple à genoux,
Et ma couronne d’or, et mes bains de porphyre,
Et mes flottes, à qui la mer ne peut suffire,
Pour un regard de vous !

Si j’étais Dieu, la terre et l’air avec les ondes,


Les anges, les démons courbés devant ma loi,
Et le profond chaos aux entrailles fécondes,
L’éternité, l’espace, et les cieux, et les mondes,
Pour un baiser de toi !

Victor Hugo,
A une femme. Les Feuilles d’automne. Wikisource.

184
ÉMOIS DU MONDE

1895-1974

Marcel Pagnol
Nous sommes au Vieux-Port de Marseille dans les années
30. Fanny a 18 ans et Marius 22 ans. Ils s'aiment ; néanmoins
Marius, qui travaille comme garçon dans le petit café de son
père César, ressent depuis toujours l'envie irrésistible de
s'embarquer sur un grand navire pour découvrir le monde ;
il y a déjà renoncé une fois par amour pour Fanny, mais ce
désir le rattrape. Fanny ressent sa tristesse et l'interroge.
Marius tente alors d'expliquer l'obsession qui l'habite,
et contre laquelle il lutte en vain, la comparant même à un sort qu'on lui
aurait jeté ; cette « envie d'ailleurs », qu'il compare à une maladie, conjugue
le refus d'un quotidien prosaïque, étriqué, et le désir confus du grand
large et de l'exotisme, que le poétique nom des îles Sous-Le-Vent suggère
magnifiquement. Comment Fanny pourrait-elle combattre la puissance de
l'imaginaire, la promesse de l'aventure ? Elle se trompe en pensant que
Marius en aime une autre. Non, sa véritable rivale, ce sont la mer, les horizons
lointains. Fanny finira par le comprendre et se sacrifiera en poussant elle-
même Marius à prendre la mer. Mais l'aventure maritime, si belle qu'elle soit,
ne suffira pas au bonheur de Marius, à qui Fanny manquera bientôt.
On peut penser ici à la morale de la fable de La Fontaine, Les Deux Pigeons,
que rejoue ici Pagnol ; deux pigeons « s'aimaient d'amour tendre », mais l'un
veut absolument voyager. Il ne connaîtra que des mésaventures et rentrera
tant bien que mal au logis. Et La Fontaine conseillera aux amoureux : « Soyez-
vous l'un à l'autre un monde toujours beau, // Toujours divers, toujours
nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. »
Valia Gréau,
lycée Touchard-Washington au Mans.

« L'envie d'ailleurs » ou l'appel du monde.


FANNY — « Dis-moi ton secret, et je te jure devant Dieu que personne ne le saura
jamais !...
MARIUS — Fanny, je ne veux pas rester derrière ce comptoir toute ma vie à rattraper
la dernière goutte ou à calculer le quatrième tiers pendant que les bateaux
m'appellent sur la mer.

185
ÉMOIS DU MONDE

FANNY — (Elle pousse un soupir. Elle est presque rassurée.) Ah bon ! C'est Piquoiseau
qui t'a monté la tête ?
MARIUS — Non... Il y a longtemps que cette envie m'a pris... Bien avant qu'il vienne...
J'avais peut-être dix-sept ans... et un matin, là, devant le bar, un grand voilier s'est
amarré... C'était un trois-mâts franc qui apportait du bois des Antilles, du bois noir
dehors et doré dedans, qui sentait le camphre et le poivre. Il arrivait d'un archipel qui
s'appelait les Îles Sous-le-Vent. J'ai bavardé avec les hommes de l'équipage quand
ils venaient s'asseoir ici ; ils m'ont parlé de leur pays, ils m'ont fait boire du rhum de
là-bas, du rhum qui était très doux et très poivré. Et puis un soir, ils sont partis. Je
suis allé sur la jetée, j'ai regardé le beau trois-mâts qui s'en allait... Il est parti contre
le soleil, il est allé aux Îles Sous-le-Vent... Et c'est ce jour-là que ça m'a pris.
FANNY — Marius, dis-moi la vérité : il y avait une femme sur ce bateau et c'est elle
que tu veux revoir ?
MARIUS — Mais non ! Tu vois, tu ne peux pas comprendre.
FANNY — Alors ce sont ces îles que tu veux connaître ?
MARIUS — Les Îles Sous-le-Vent ? J'aimerais mieux ne jamais y aller pour qu'elles
restent comme je les ai faites. Mais j'ai envie d'ailleurs, voilà ce qu'il faut dire. C'est
une chose bête, une idée qui ne s'explique pas. J'ai envie d'ailleurs.
FANNY — Et c'est pour cette envie que tu veux me quitter ?
MARIUS — Ne dis pas que « je veux », parce que ce n'est pas moi qui commande...
Lorsque je vais
sur la jetée, et que je regarde le bout du ciel, je suis déjà de l'autre côté. Si je vois
un bateau sur la mer, je le sens qui me tire comme avec une corde. Ça me serre
les côtes, je ne sais plus où je suis... Toi quand nous sommes montés sur le Pont
Transbordeur, tu n'osais pas regarder en bas... Tu avais le vertige, il te semblait que
tu allais tomber. Eh bien moi, quand je vois un bateau qui s'en va, je tombe vers lui.
FANNY — Ça ce n'est pas bien grave, tu sais... C'est des bêtises, des enfantillages...
Ça te passera tout d'un coup...
MARIUS — Ne le crois pas ! C'est une espèce de folie... Oui, une vraie maladie... Peut-
être c'est le rhum des Îles Sous le Vent que ces matelots m'ont fait boire... Peut-être
qu'il y a de l'autre côté un sorcier qui m'a jeté un sort... Ça paraît bête ces choses-là,
mais ça existe... Souvent, je me défends : je pense à toi, je pense à mon père... Et
puis, ça siffle sur la mer, et me voilà parti ! Fanny, c'est sûr qu'un jour ou l'autre je
partirai, je quitterai tout comme un imbécile... Alors, je ne peux pas me charger de
ton bonheur... Si je te la gâche, ta vie ?
FANNY — Si tu ne me veux pas, c'est déjà fait.
MARIUS — Mais non, mais non. Tu es jeune, tu m'oublieras... »

Marcel Pagnol,
Marius. Acte II, scène 5. 1929. Wikisource.

186
ÉMOIS DU MONDE

1900-1999

Nathalie Sarraute
Les hasards de l’existence proposent parfois un instant
singulier, fulgurant et sans retour, où la séparation du
monde et du moi se dissout soudain. Instant de vie intense,
où l’espace environnant, les sensations et la pensée ne font
qu’un. C’est ce qu’évoque Nathalie Sarraute dans l’un de ses
souvenirs d’Enfance, en mettant en exergue les insuffisances
du langage pour retranscrire cette expérience unique.
Marc Fraisse,
lycée Edgar Quinet à Bourg-en-Bresse.

Je suis dans cela, dans le petit


mur rose, les fleurs des espaliers...

P ourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à
retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé... comme
viennent aux petites bergères les visions célestes...mais ici, aucune sainte
apparition, pas de pieuse enfant…

J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père
et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue
Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux,
un gros livre relié... il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen. Je venais d’en
écouter un passage…

Je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres
fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs
et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce
moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de
cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de
temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais
quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : "bonheur", qui se présente le
premier, non, pas lui… "félicité", "exaltation", sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas…
et "extase"… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte…

187
ÉMOIS DU MONDE

"Joie", oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand
danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand,
va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse,
les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine
perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de
vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup
l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte
d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit
mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux
sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi.

Nathalie Sarraute,
Enfance. Editions Gallimard.1983.

188
ÉMOIS DU MONDE

1920-1998

Nicolas Bouvier
Nicolas Bouvier entreprend en 1953, avec son ami
photographe Thierry Vernet, le voyage qui marque son
existence d’écrivain. De Belgrade à Kaboul, ils conduisent leur
Fiat Topolino à travers l’Anatolie, le Caucase et l’Iran. L’Usage
du monde, de 1963, est le récit de ce périple. Expositions
d’aquarelles, articles de journaux, cours de français, paient
l’essence, la nourriture et la réparation quasi-quotidienne de
leur Bucéphale. A Tabriz, au nord de l’Iran, Bouvier enseigne
la littérature et la philosophie françaises à des jeunes gens. L’une d’elle veut
comprendre la philosophie de l’absurde, alors à la mode. Or, l’absurde n’est
possible que dans un monde sans vie, auquel nous refusons toute disponibilité.
Le voyage apprend, tout au contraire, que tout est fait de « connivences
secrètes » qui font de nous tout autre chose que des spectateurs désarmés.
Anne-France L'Henaff,
lycée Notre-Dame de Sainte-Croix à Neuilly sur Seine.

Impossible ici d’être étranger au monde.


Avril
Il faisait un peu moins froid. Une de mes élèves s’était mise à penser. (Les autres
pensaient sans doute aussi, mais jugeaient plus avisé de n’en rien laisser paraître.)
C’est la lecture d’Adrienne Mesurat – ce trouble, ce quotidien sournois, cette vie
qui se consume enfouie sous la providence – où elle croyait, je ne sais comment,
retrouver sa propre histoire, qui l’avait ainsi mise en branle. Elle y pensait même la
nuit. De fil en aiguille elle s’était mise à penser sur n’importe quoi, vertigineusement,
sans savoir comment s’arrêter. C’était l’hémorragie, la panique. Il lui fallait sans
cesse de nouveaux livres, et des leçons supplémentaires, et des réponses à ses
questions : si même une Française pouvait être aussi malheureuse ? … si ma barbe
était existentialiste ? Ou ce que c’était que l’absurde – deux mots qu’elle avait
trouvés dans une revue de Téhéran.

La barbe servait uniquement à me vieillir un peu, car la moyenne de ma petite classe


était dans la quarantaine. Mais l’absurde… l’absurde ! Je restai interdit. Pourtant en
Suisse, nous sommes plutôt bons pions ; mais comment expliquer ce qu’on ne ressent

189
ÉMOIS DU MONDE

pas, et surtout dans une ville qui déborde à ce point les catégories. Pas d’absurde
ici… mais partout la vie poussant derrière les choses comme un obscur Léviathan,
poussant les cris hors des poitrines,les mouches vers la plaie, poussant hors de
terre les millions d’anémones et de tulipes sauvages qui, dans quelques semaines
coloreraient les collines d’une beauté éphémère. Et vous prenant constamment à
partie.

Impossible ici d’être étranger au monde – parfois pourtant, on aurait bien voulu.
L’hiver vous rugit à la gueule, le printemps vous trempe le cœur, l’été vous bombarde
d’étoiles filantes, l’automne vibre dans la harpe tendue des peupliers, et personne
ici que sa musique ne touche. Les visages brillent, la poussière vole, le sang coule,
le soleil fait son miel dans la sombre ruche du bazar, et la rumeur de la ville – tissus
de connivences secrètes – vous galvanise ou vous détruit. Mais on ne peut pas s’y
soustraire, et dans cette fatalité repose une sorte de bonheur.

Nicolas Bouvier,
L’Usage du monde. 1963. Payot. Petite bibliothèque Payot/Voyageurs. 2001. p. 220-221.

190
ÉMOIS DU MONDE

CONTEMPORAIN

Tahar Ben Jelloun


Les vers qui suivent sont extraits d’un poème de Tahar Ben
Jelloun intitulé Sept milliards d’âmes. Composé les 7 et
8 novembre 2011, ce texte est une réponse directe à une
information diffusée quelques jours auparavant à la radio :
le dimanche 31 octobre 2011, naissait au nord de l’Inde une
fillette appelée Narjis. Avec elle, la population mondiale
franchissait le cap des sept milliards d’êtres humains. Tahar
Ben Jelloun établit le lien avec deux vers composés quelques
décennies plus tôt par le poète suédois Tomas Tranströmer
qui en octobre 2011 vient d’obtenir le Prix Nobel de littérature : « Quatre
milliards d’hommes sur terre. / Et ils dorment tous, rêvent tous. » Le poète se
lance alors à son tour dans une belle méditation sur notre monde usé, « pressé
de tous côtés », « saccagé ». Il pose la question de ce que nous léguons à la
fillette qui vient de naître tout en réaffirmant la beauté du monde qui s’offre à
elle comme une promesse. Douleur et lumière du monde…
Christophe Le Roux,
lycées Franklin Roosevelt et Georges Clemenceau à Reims.

La barque du monde s’est chargée.


La barque du monde s’est chargée
Elle souffre d’un excédent de bagages
Trop de douleur, trop de sentiments
La planète penche d’un côté le jour
Et de l’autre côté la nuit
Elle tombe de fatigue
Elle est fragile, usée, mais elle résiste
Prière de ne pas la secouer
Elle perdrait ses bijoux et ses paillettes
Elle mangerait ses enfants et ses moineaux
Elle apparaîtrait nue et impudique

191
ÉMOIS DU MONDE

Ni elle ni les orages n’apprécieraient


Quand elle se met en colère
On dit qu’elle s’est réchauffée
On l’a pressée de tous côtés
On lui a retiré ses dents et ses yeux
On lui a changé le visage et le sang
On l’a mise sur un dos de chameau
Et on l’a abandonnée sur le bord d’une route sans issue
La planète ou les hommes
Les nus et les morts
Les vivants et les agonisants
Tous ceux qui ont gravé leur nom sur son écorce
Tous ceux qui ont planté un arbre dans son cœur
Un arbre ou une guillotine
Un palmier ou une grue
Piétinée, saccagée, elle perd sa sève
Elle perd son eau et son âme s’en va dans les caniveaux
Les enfants montent dans les arbres
Les oiseaux s’enfuient emportant leur nid
Et le ciel perd ses astres ses pluies et les rêves
Qu’on lui a confiés
Narjis a ouvert les yeux sur un monde bleu
Jaune comme la mer en furie
Rouge comme l’attente du tigre
Narjis est née célèbre
Avec des dettes dans les poches
Des mots qui passent, des éclairs qui fendent les cieux
Elle est née pour fermer un compte tout rond
Elle dort et rêve comme si elle avait cent ans
Mais a-t-elle demandé de jouer dans la cour des miracles ?
Sept milliards de mouches persistantes
Sept milliards de visages uniques et singuliers
Le cœur solide et l’œil grand ouvert
La beauté du monde est une saison inouïe

192
ÉMOIS DU MONDE

Une échappée dans le tumulte des choses


La beauté n’est pas dans le nombre
Elle se promène derrière un voile en mousseline
Blanche et parfumée par l’encens du paradis
Pas celui promis par les cieux
Le paradis des hommes qui suent et transpirent
Luttent contre la barbarie et toutes les laideurs
La beauté du monde est dans un mouchoir
Une palme encore verte, vivante, crue
Elle descend d’un tram qui sillonne les nuits
Et perd ses voyageurs lassés d’attendre la lumière
La beauté du monde nargue le monde et les hommes
Elle glisse comme une feuille d’un manuscrit qui dit la légende
Elle tombe entre des mains sales
Dans un ruisseau des eaux usagées
De là, elle sortira triomphante comme un funambule qui ne tremble plus
Sept milliards d’êtres humains
À se pousser pour faire une place à Narjis
Une place et une vie
Une maison et un jardin au soleil
Un vélo et un diadème
Quel temps fait-il à l’intérieur des oliviers ?
Le temps de ne plus hésiter
Ne plus croire
Ne plus marcher
Le dos courbé à force de suivre la caravane des fourmis

Le sable lentement s’écoule entre les doigts de Narjis


Le sable et le temps
La vérité et ses fantômes

Tahar Ben Jelloun,


Douleur et lumière du monde. Poésie/Gallimard, pp. 98-100

193
ÉMOIS DU MONDE

CONTEMPORAIN

Amin Maalouf
Amin Maalouf poursuit une réflexion sur le monde contem-
porain ; après son essai en 1998, Les identités meurtrières,
il publie en 2009 Le dérèglement du monde et en 2019 Le
naufrage des Civilisations ou en 2020, son roman Nos frères
inattendus. Par tous les moyens, il veut faire réfléchir ses
contemporains sur les fractures actuelles, laissant entendre
son « credo ».
Christine Sarafaly,
lycée Saint-Étienne à Strasbourg.

Le monde connaît un dérèglement majeur.


Nous sommes entrés dans le nouveau siècle sans boussole.

Dès les tout premiers mois, des événements inquiétants se produisent, qui donnent
à penser que le monde connaît un dérèglement majeur, et dans plusieurs domaines
à la fois – dérèglement intellectuel, dérèglement financier, dérèglement climatique,
dérèglement géopolitique, dérèglement éthique.

Il est vrai que l’on assiste aussi, de temps à autre, à des bouleversements salutaires
inespérés ; on se met alors à croire que les hommes, se voyant dans l’impasse,
trouveront forcément, comme par miracle, les moyens d’en sortir. Mais bientôt
surviennent d’autres turbulences, révélatrices de tout autres impulsions humaines,
plus obscures, plus familières, et l’on recommence à se demander si notre espèce
n’a pas atteint, en quelque sorte, son seuil d’incompétence morale, si elle va encore
de l’avant, si elle ne vient pas d’entamer un mouvement de régression qui menace
de remettre en cause ce que tant de générations successives s’étaient employées
à bâtir.

Il ne s’agit pas ici des angoisses irrationnelles qui ont accompagné le passage d’un
millénaire à l’autre, ni des imprécations récurrentes que lancent depuis toujours
ceux qui redoutent le changement ou s’effarouchent de sa cadence. Mon inquiétude
est d’un autre ordre ; c’est celle d’un adepte des Lumières, qui les voit vaciller,

194
ÉMOIS DU MONDE

faiblir et, en certains pays, sur le point de s’éteindre ; c’est celle d’un passionné de
la liberté, qui la croyait en passe de s’étendre sur l’ensemble de la planète et qui
voit à présent se dessiner un monde où elle n’aurait plus sa place ; c’est celle d’un
partisan de la diversité harmonieuse, qui se voit contraint d’assister, impuissant,
à la montée du fanatisme, de la violence, de l’exclusion et du désespoir ; et c’est
d’abord, tout simplement, celle d’un amoureux de la vie, qui ne veut pas se résigner
à l’anéantissement qui guette.

Pour qu’il n’y ait aucun malentendu, j’insiste : je ne suis pas de ceux qui boudent
le temps présent. Fasciné par ce que notre époque nous apporte, je suis à l’affût
des dernières inventions, que j’introduis sans délai dans ma vie quotidienne ; j’ai
conscience d’appartenir, ne serait-ce qu’en raison des avancées de la médecine et
de l’informatique, à une génération fort privilégiée par rapport à toutes celles qui
l’ont précédée. Mais je ne puis savourer les fruits de la modernité en toute quiétude
si je ne suis pas sûr que les générations à venir pourront les savourer tout autant.

Mes craintes seraient-elles excessives ? Je ne le crois pas, hélas. Elles me


paraissent, au contraire, amplement justifiées, ce que je m’emploierai à montrer
dans les pages qui suivent ; non pour accumuler des pièces dans un dossier, ni pour
défendre par amour-propre une thèse qui serait mienne, mais simplement pour que
mon cri d’alarme soit entendu ; ma première ambition étant de trouver les mots
justes pour persuader mes contemporains, mes « compagnons de voyage », que le
navire sur lequel nous sommes embarqués est désormais à la dérive, sans cap, sans
destination, sans visibilité, sans boussole, sur une mer houleuse, et qu’il faudrait
un sursaut, d’urgence, pour éviter le naufrage. Il ne nous suffira pas de poursuivre
sur notre lancée, vaille que vaille, en naviguant à vue, en contournant quelques
obstacles, et en laissant faire le temps. Le temps n’est pas notre allié, c’est notre
juge, et nous sommes déjà en sursis.

Amin Maalouf,
Le dérèglement du monde, Le livre de poche, 2009, pages 11 à 13

195
ÉMOIS DU MONDE

CONTEMPORAIN

Sylvain Prudhomme
Dans le roman Par les routes, de 2019, le narrateur, Sacha,
écrivain, la quarantaine, retrouve, dans une ville du Sud,
celui qu’il ne nommera que l’auto-stoppeur, son ancien
colocataire, un homme épris de liberté, qui de plus en plus
souvent, de plus en plus longtemps, taille la route, au hasard,
laissant derrière lui sa compagne Marie et leur fils Agustín.
Ce qui l’anime ? « L’envie de connaître des gens. De voir du
pays. D’aller traîner un peu mes guêtres ailleurs. » dit-il. Ici,
Sacha découvre la traduction qu’a faite Marie d’un roman
italien de Marco Lodoli et c’est l’expression « de par le monde » qui va retenir
toute son attention - peut-être parce qu’elle résonne de façon troublante avec
l’irrépressible disponibilité de son ami à l’infini des possibles…
Laurie Brun,
lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.

L’heure où de par le monde


on arrose les jardins.

L a traduction de Marie était pleine de trouvailles qui me ravissaient, par exemple


ce moment où le jardinier, pour la première fois seul dans le jardin, décidait
d’arroser les plantes « parce que le soleil déclinait et Costantino savait que c’était
l’heure où de par le monde on arrose les jardins ». J’adorais cette expression, de par
le monde. Et que Marie l’ai glissé là, avant le verbe. « L’heure où de par le monde on
arrose les jardins. »

J’aurais voulu voir le texte italien, savoir ce qu’avait écrit Lodoli à cet endroit précis.
Connaître la phrase italienne exacte, et comprendre ce qui avait pu faire que Marie
la traduise de cette façon, et pas autrement. Costantino branchait le tuyau et se
sentait important, « il était l’homme de l’eau ». Quelle merveille.

A la fin il ne pouvait s’empêcher de désobéir une fois de trop et la sentence tombait,


il devrait quitter à tout jamais le jardin et c’était comme d’être chassé du paradis,
sauf qu’en s’en allant il ajoutait ces mots d’espoir : « le monde est grand, et pour les

196
ÉMOIS DU MONDE

êtres de notre espèce il y a toujours un coin ». Ces mots tellement proches de ceux
que répétait l’auto-stoppeur. Le monde est grand. Comme un mantra. Et pour les
êtres de notre espèce il y a toujours un coin.

Je me suis mis à la fenêtre. J’ai regardé la façade de l’immeuble d’en face, bleuie
par l’obscurité.

J’ai pensé au petit jardin de la maison où étaient Marie et Agustin, à quelques rues
de là. Aux plantes du jardin plongées dans l’obscurité glacée. A tous les jardins
cachés derrière les façades de la petite ville. A tous les Ottavio et les Fedele
ensevelis dans les jardins de Rome. A tous les morts romains au fond des tombes
des l’ancienne nécropole voisine, de part et d’autre de l’allée de sarcophages et de
cyprès qui dans la nuit devaient darder leurs longs fûts bleus. A cette chose étrange
qu’était la nuit, simple absence de lumière qui pourtant existait si fort, emplissait
tout d’une substance si palpable, était si indubitablement un élément, pas du tout
une absence mais bien une présence, un fluide, un philtre.

Sylvain Prudhomme,
Par les routes. Gallimard. Folio. 2019. p137-138.

197
Chants du monde
CHANTS DU MONDE

Homère
FIN DU viiie SIÈCLE AVANT NOTRE ÈRE
Patrocle est tué par Euphorbe et Hector qui s’empare de
son armure…qui est en réalité celle d’Achille. Achille, pour
retourner au combat, animé de colère, a besoin de nouvelles
armes que sa mère Thétis demande à Héphaïstos de forger.
Le bouclier donne lieu à une description que l’on pourrait
considérer comme une cosmogonie; or tout l’élan de ce
texte est porté par la vie des hommes dans ce qu’elle a de
plus commun et sans doute de plus essentiel : des festins, des noces, des
danses, des vendanges, des labours. Un chant du monde, en sommes, qui dit
le bonheur de vivre sur terre, dans la ronde du temps et l’absence d’excès,
dans un monde où le présent, forgé dans un bouclier, peut devenir l’éternité.
Frédéric Bretécher,
lycée Externat-Chavagne à Nantes.

Le monde dans un bouclier.


Selon que le voulait Héphaïstos menant son travail.
Dans le feu il jeta le bronze inusable et l’étain
Et l’or précieux et l’argent. Puis il plaça
Sur le support une grande enclume, prit d’une main
Un fort marteau, de l’autre il prit une pince.

Il fit d’abord un grand bouclier, et solide,


Bien décoré partout; il y fixa une brillante bordure,
Triple, rayonnante, et un baudrier d’argent.
Le bouclier était fait de cinq plaques; il y mit
Pour l’orner plus d’un motif, par son grand savoir.

Il fit la terre et le ciel et la mer,


Le soleil infatigable et la lune en sa plénitude,
Et tous les signes qui étoilent le ciel,
Pléiades, Hyades, et la vigueur d’Orion,
L’Ourse qu’on appelle aussi Chariot,

201
CHANTS DU MONDE

Qui, tournant sur elle-même, surveille Orion,


Et seule n’a point part aux bains dans l’Océan.

Il fit deux villes d’hommes éphémères,


Belles. Dans l’une un mariage et un festin.
Les filles, sorties de leurs chambres, à la lueur des torches,
On les menait par la ville, et l’on chantait partout «Hyménée».

[…]

Il mit la grande force du fleuve Océan


Près de la bordure extrême de ce bouclier bien fait.

Et quand il eut fini le bouclier grand et solide,


Il fit une cuirasse plus brillante que la splendeur du feu,
Il fit un casque robuste, adapté aux tempes,
Beau, tout orné, avec un panache d’or,
Il fit des cnémides d’étain raffiné.

Homère,
Iliade XVIII, v. 473-613. Traduction Jean-Louis Backès. Folio n° 5522.

202
CHANTS DU MONDE

1821-1867

Charles Baudelaire
Ce poème en prose propose un véritable voyage au pays des
sensations. Les stimuli olfactifs, visuels, sonores, émanant
de la femme aimée, déclenchent un transport poétique
vers un autre monde. Les comparaisons et les métaphores,
tropes par excellence du déplacement, permettent cette
rencontre et cette création d’un nouveau monde poétique.
Cathy Panarello,
institut Stanislas à Cannes.

Un hémisphère dans une chevelure.


Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout
mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma
main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends
dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes
sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent
de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où
l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits,
par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques,


d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant
leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse
l’éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures
passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis
imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

203
CHANTS DU MONDE

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au


sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur
les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron,
du musc et de l’huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes
cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Charles Baudelaire,
Un hémisphère dans une chevelure. XVII, Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose.
Les Classiques de Poche, Le Livre de Poche. 2003. pp.106-107.

204
CHANTS DU MONDE

1813-1890

Louise Ackermann
Louise Ackermann fait du poème le siège d’une réflexion
philosophique : elle y exprime le souci de l’humanité, en
même temps que son amour de l’étude et de la solitude. La
dédicace à Victor Hugo fait transparaître son hommage au
poète qui l’encouragea et qu’elle admira.
Christine Sarafaly,
lycée Saint-Étienne à Strasbourg.

Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène.


A Victor Hugo

Tu l'as dit : C'en est fait ; ni fuite ni refuge


Devant l'assaut prochain et furibond des flots.
Ils avancent toujours. C'est sur ce mot, Déluge,
Poète de malheur, que ton livre s'est clos.
Mais comment osa-t-il échapper à ta bouche ?
Ah ! pour le prononcer, même au dernier moment,
Il fallait ton audace et ton ardeur farouche,
Tant il est plein d'horreur et d'épouvantement.
Vous êtes avertis : c'est une fin de monde
Que ces flux, ces rumeurs, ces agitations.
Nous n'en sommes encore qu'aux menaces de l'onde,
À demain les fureurs et les destructions.

Déjà depuis longtemps, saisis de terreurs vagues,


Nous regardions la mer qui soulevait son sein,
Et nous nous demandions : « Que veulent donc ces vagues ?
On dirait qu'elles ont quelque horrible dessein. »
Tu viens de le trahir ce secret lamentable ;
Grâce à toi, nous savons à quoi nous en tenir.
Oui, le Déluge est là, terrible, inévitable ;
Ce n'est pas l'appeler que de le voir venir. [...]

205
CHANTS DU MONDE

Oui, nous le proclamons, ton Déluge est inique :


Il ne renversera qu'afin de niveler.
Si nous devons bientôt, des bas-fonds en délire,
Le voir s'avancer, fier de tant d'écroulements,
Du moins nous n'aurons pas applaudi de la lyre
Au triomphe futur d'ignobles éléments.
Nous ne trouvons en nous que des accents funèbres,
Depuis que nous savons l'affreux secret des flots.
Nous voulions la lumière, ils feront les ténèbres ;
Nous rêvions l'harmonie, et voici le chaos.

Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène


Où jusqu'au bout l'Idée envoya ses lutteurs,
Où le penseur lui-même, à sa voix souveraine,
Pour combattre au besoin, descendait des hauteurs.
Tu ne méritais pas, certes, un tel cataclysme,
Toi si fertile encore, ô vieux sol enchanté !
D'où pour faire jaillir des sources d'héroïsme,
Il suffisait d'un mot, Patrie ou Liberté !
Un océan fangeux va couvrir de ses lames
Tes sillons où germaient de sublimes amours,
Terrain cher et sacré, fait d'alluvions d'âmes,
Et qui ne demandais qu'à t'exhausser toujours.
Que penseront les cieux et que diront les astres,
Quand leurs rayons en vain chercheront tes sommets,
Et qu'ils assisteront d'en haut à tes désastres,
Eux qui croyaient pouvoir te sourire à jamais ?

De quel œil verront-ils, du fond des mers sans borne,


À la place où jadis s'étalaient tes splendeurs,
Émerger brusquement dans leur nudité morne,
Des continents nouveaux sans verdure et sans fleurs ?
Ah ! si l'attraction à la céleste voûte
Par de fermes liens ne les attachait pas,
Ils tomberaient du ciel ou changeraient de route,
Plutôt que d'éclairer un pareil ici-bas.
Nous que rien ne retient, nous, artistes qu'enivre
L'Idéal qu'ardemment poursuit notre désir,
Du moins nous n'aurons point la douleur de survivre
Au monde où nous avions espéré le saisir.
Nous serons les premiers que les vents et que l'onde

206
CHANTS DU MONDE

Emporteront brisés en balayant nos bords.


Dans les gouffres ouverts d'une mer furibonde,
N'ayant pu les sauver, nous suivrons nos trésors.
Après tout, quand viendra l'heure horrible et fatale,
En plein déchaînement d'aveugles appétits,
Sous ces flots gros de haine et de rage brutale,
Les moins à plaindre encore seront les engloutis.

Louise Ackerman,
Poésies philosophiques. Le Déluge. 1871. Wikisource.

207
CHANTS DU MONDE

1854-1891

Arthur Rimbaud
Rimbaud et le monde : d’abord un poète visionnaire génial
qui, démiurge et alchimiste des mots, crée dans chaque
poème un microcosme précaire qui n’existe que dans le
déploiement de sa parole poétique, un monde onirique
et merveilleux, nimbé de la nostalgie de l’enfance. Et
puis il y a le voyageur qui quitte les mondes poétiques
pour aller explorer les contrées éthiopiennes, cherchant
inlassablement la vraie vie…
Philippe Bastard-Rosset,
lycée Berthollet à Annecy.

J’ai embrassé l’aube d’été.


J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais.
L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai
marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les
ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de
frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je
reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras.
Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers
et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles
amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au
bas du bois.
Au réveil il était midi.

Arthur Rimbaud,
Les Illuminations. Aube. Wikisource.

208
CHANTS DU MONDE

1889-1976

Martin Heidegger
Le penseur du Dasein aime fréquenter les choses simples du
monde naturel dont les chênes dans la campagne souabe au
sud du pays de Bade. En lisière d’une forêt se tient un « grand
chêne » sous lequel il y a un banc en bois. Épris de solitude,
assis sur ce banc au pied du gros chêne, le jeune Heidegger
y déchiffre tel ou tel écrit de grands penseurs. Souvenirs
d’enfance : c’est également un chêne sur lequel « les gamins
découpent [dans l’écorce] leurs bateaux » (activité ludique).
Le père de Martin, maître tonnelier et sacristain, habite à
côté de l’église du village de Messkirch. Le tonnelier travaille le chêne dans
son atelier au rythme de l’horloge de la tour et des cloches : le tonnelier polit
le bois tandis que le sacristain s’occupe du temps. Enfin, d’autres chênes de
la forêt, débités à la hache, confectionnent le berceau et taillent le cercueil
(âges de la vie). Le chêne nous relie à la temporalité de l’existence humaine ;
en tant qu’être, le Dasein éclaire et interprète le sens de l’être (ontologie) dans
le temps. La croissance du chêne enseigne au jeune Heidegger lenteur et
constance ; elle lui fait voir l’étendue du firmament et lui met sous les yeux la
protection de la terre qui nous porte. Notre existence est prise entre l’appel de
la terre et celui du monde, au sens anthropologique : l’homme « humanise » la
terre avant de la dominer et l’horizon qu’il déploie est son monde.
Christian Talin,
lycée Emmanuel d’Alzon à Nîmes.

Le monde du chêne s’enracine en


terre et la terre surplombe le monde.
[…] À partir de la croix, il tourne vers la forêt. À sa lisière, il salue en passant un grand
chêne, sous lequel est un banc tout juste équarri.

Parfois reposait sur le banc tel ou tel des écrits des grands penseurs, qu’une jeune
gaucherie essayait de déchiffrer. Quand les énigmes se pressaient et qu’aucune
issue ne s’offrait, le chemin de campagne était d’un bon secours. Car, sans rien dire,
il conduit nos pas sur sa voie sinueuse à travers l’étendue de ce pays parcimonieux.

209
CHANTS DU MONDE

C’est toujours à nouveau que la pensée, aux prises avec les mêmes récits ou avec
ses propres problèmes, revient vers la voie que le chemin trace à travers la plaine.
Il demeure, sous les pas, aussi près de celui qui pense que du paysan qui s’en va
faucher aux premières heures du matin.

Plus souvent avec les années, le chêne au bord du chemin ramène nos pensées
vers les jeux de l’enfance et les premiers choix. Quand parfois, au cœur de la forêt,
un chêne tombait sous la cognée, mon père aussitôt partait, traversant futaies et
clairières ensoleillées, à la recherche du stère de bois accordé à son atelier. C’est
là, dans son atelier, qu’il travaillait, attentif et réfléchi, dans les intervalles de son
service à l’horloge de la tour et aux cloches qui, l’une comme les autres, ont leur
relation propre au temps et à la temporalité.

Cependant, dans l’écorce du chêne, les gamins découpaient leurs bateaux qui,
munis d’un banc de rameur et d’un gouvernail, flottaient sur la rivière Mettenbach
ou dans le bassin de l’école. Dans ces jeux, les grandes traversées arrivaient encore
facilement à leur terme et retrouvaient la rive. La part de rêve qu’elles contenaient
demeurait prise dans le vernis brillant, encore à peine discernable, qui recouvrait
toutes choses. L’espace qui leur était ouvert n’allait pas plus loin que les yeux et
la main d’une mère. Tout se passait comme si sa sollicitude discrète veillait sur
tous les êtres. Ces traversées pour rire ne savaient rien alors des expéditions au
cours desquelles tous les rivages restent en arrière. Cependant la dureté et la
senteur du bois de chêne commençaient à parler, d’une voix sourde, de la lenteur
et de la constance avec lesquelles l’arbre croît. Le chêne lui-même disait qu’une
telle croissance est seule à pouvoir fonder ce qui dure et porte des fruits ; que
croître signifie : s’ouvrir à l’immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans
l’obscurité de la terre ; que tout ce qui est vrai et authentique n’arrive à maturité
que si l’homme est disponible à l’appel du ciel plus haut, mais demeure en même
temps sous la protection de la terre qui porte et produit.

Cela, le chêne le dit toujours au chemin de campagne, qui passe devant lui sûr de
sa direction. Le chemin rassemble ce qui a son être autour de lui ; et, à chacun
de ceux qui le suivent, il donne ce qui lui revient. Les mêmes champs, les mêmes
pentes couvertes de prairies font escorte au chemin de campagne en toute saison,
proches de lui d’une proximité toujours autre. […]

Martin Heidegger,
Le Chemin de campagne [Der Feldweg, 1948], traduit par André Préau, in Questions
III et IV. Paris. Éditions Gallimard. coll. « Tel » № 172. 2000. p. 11-13.

210
CHANTS DU MONDE

1897-1962

Georges Bataille
Le mysticisme pourrait être défini comme la fusion totale
entre le moi croyant et Dieu, mais ici Georges Bataille narre
et retrace les sources de son expérience mystique avec le
monde, dont chaque élément est comme absorbé en lui. Le
monde est ressource et joie, là où la vie des hommes est
parfois angoisse et pauvreté.
Rémy Grand,
lycée Claude Bernard à Villefranche-sur-Saône.

Jouir du monde.

A u moment où le jour décline, où le silence envahit un ciel de plus en plus pur, je


me trouvais seul, assis dans une étroite véranda blanche, ne voyant rien d’où
j’étais que le toit d’une maison, la frondaison d’un arbre et le ciel. Avant de me lever
pour aller dormir, je sentis à quel point la douceur des choses m’avait pénétré. Je
venais d’avoir le désir d’un mouvement d’esprit violent et, dans ce sens, j’aperçus
que l’état de félicité où j’étais tombé ne différait pas entièrement des états
« mystiques ».

Tout au moins, comme j’étais passé brusquement de l’inattention à la surprise, je


ressentis cet état avec plus d’intensité qu’on ne fait d’habitude et comme si un autre
et non moi l’éprouvait. Je ne pouvais nier qu’à l’attention près, qui ne lui manqua
que d’abord, cette félicité banale ne fût une expérience intérieure authentique,
distincte évidemment du projet, du discours. Sans donner à ces mots plus qu’une
valeur d’évocation, je pensai que la « douceur du ciel » se communiquait à moi et je
pouvais sentir précisément l’état qui lui répondait en moi-même.

Je la sentais présente à l’intérieur de la tête comme un ruissellement vaporeux,


subtilement saisissable, mais participant à la douceur du dehors, me mettant en
possession d’elle, m’en faisant jouir. Je me rappelai avoir connu une félicité de même
ordre avec beaucoup de netteté en voiture alors qu’il pleuvait et que les haies et les
arbres, à peine couverts d’un feuillage ténu, sortaient de la brume printanière et
venaient lentement vers moi. J’entrais en possession de chaque arbre mouillé et

211
CHANTS DU MONDE

je ne le quittais que tristement pour un autre. A ce moment, je pensai que cette


jouissance rêveuse ne cesserait pas de m’appartenir, que je vivrais désormais
nanti du pouvoir de jouir mélancoliquement des choses et d’en aspirer les délices.
Il me faut convenir aujourd’hui que ces états de communication ne me furent que
rarement accessibles. J’étais loin de savoir ce que je vois clairement aujourd’hui,
que l’angoisse leur est liée.

Je n’ai pu comprendre au moment qu’un voyage dont j’avais attendu beaucoup


ne m’avait apporté que malaise, que tout m’avait été hostile, êtres et choses,
mais surtout les hommes, dont je dus voir, dans des villages reculés, la vie vide,
au point de diminuer qui l’aperçoit, en même temps qu’une réalité sûre de soi et
malveillante. C’est d’avoir échappé un instant, à la faveur d’une solitude précaire, à
tant de pauvreté, que j’avais perçu la tendresse des arbres mouillés, la déchirante
étrangeté de leur passage : je me rappelle que, dans le fond de la voiture, je m’étais
abandonné, j’étais absent, gentiment gai, j’étais doux, j’absorbais doucement les
choses.

Georges Bataille,
L’expérience intérieure. Collection Tel Gallimard (1983), pages 130 à 132.

212
CHANTS DU MONDE

1899-1988

Francis Ponge
Dans son recueil poétique Le Parti pris des choses, Francis
Ponge transforme les éléments composant le monde en
éclats poétiques : le poème devient l’écrin du monde, y
accueillant ses merveilles, même les plus humbles, pour
incruster dans le microcosme (le poème) les composantes
du macrocosme (le monde).
Attaché à rendre (et non pas seulement à en rendre compte)
la nature des éléments végétaux, animaux ou autres qui habitent notre
quotidien, qu’il s’agisse du mimosa, de l’huître, du cageot ou du pain, Francis
Ponge propose une approche à la fois concrète, scientifique et ludique du
monde. La matière du poème, le langage, notamment avec sa polysémie et
son histoire, se met à la mesure de la matière du monde, pour en offrir un
concentré.
Le poème devient à la fois le miroir et la transfiguration du monde ; non
seulement il nous en donne une description précise, mais en plus il nous fait
voir ce que nous oublions de voir dans le vrai monde. En cela, le poème de
Francis Ponge véhicule une grande justesse car il nous rend clairvoyants
face aux détails du monde, pour nous amener à en goûter la beauté et
les singularités, par exemple dans ses aspérités géographiques ou dans
sa texture tellurique. Le poème est donc à la fois un témoignage sur les
composantes du monde mais aussi une parcelle du chant du monde.
Pour le poète, le monde naît dans les mots, et c’est le langage qui nous fait
connaître et sentir le monde.
Émilie Pons,
lycée Dominique Villars à Gap.

213
CHANTS DU MONDE

Et tous ces plans dès lors


si nettement articulés.

L a surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi


panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les
Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le
four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations,
crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la
lumière avec application couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble
sous-jacente.

Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des
éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les
coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se
détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…

Mais brisons-là : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que
de consommation.

Francis Ponge,
Le Parti pris des choses. Le Pain. 1942. Œuvres complètes I, Gallimard, collection
Bibliothèque de la Pléiade.1999. p. 22-23.

214
CHANTS DU MONDE

Francis Ponge choisit, contre les Surréalistes, en 1942, de scruter un monde


si proche et concret qu’on pourrait en oublier la force évocatrice : l’huître
constitue un univers à elle seule, un monde qui se révèle à mesure que le
poète réussit à y mettre des mots, nous obligeant à le regarder et à le désigner
avec acuité. Le poème en prose annonce ainsi la manière dont Ponge veut
s’emparer du monde, avec détermination et même une certaine brutalité.
Sylvie Leleu,
lycée Gaston Berger à Lille.

L’huître, un monde opiniâtrement clos.

L’ huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse,
d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement
clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir
d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux
s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui
porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.

A l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à


proprement parler) de nacre , les cieux d’en-dessus s’affaissent sur les ceux d’en-
dessous, pour ne plus former qu’une mare, qu’un sachet visqueux et verdâtre, qui
flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.

Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt
à s’orner.

Francis Ponge,
Le Parti pris des choses. L’Huître. Folio classique. 2009.

215
CHANTS DU MONDE

1928-2011

Édouard Glissant
Édouard Glissant est un poète antillais, né en Martinique.
Son engagement politique contre la colonisation est
sensible dans toute une œuvre polymorphe, faite d’essais,
de romans, et de recueils poétiques, notamment dans le
Discours antillais de 1981 et la Philosophie de la Relation
de 2009, construit une poétique qui refuse l’abstraction
pour formuler le monde comme divers. Au rebours d’une
mondialisation techniciste, conquérante et unificatrice, le
monde émerge de ce qui ne fait pas unité, mais harmonie,
procédant des différences : il est Tout-monde, chaos-monde. Le texte
sélectionné distingue imagination et imaginaire, distinguant par là-même
volonté de connaître ou conquérir et Relation à l’Autre, créatrice d’une vision
vivante et susceptible de montrer le divers.
Anne-France L'Henaff,
lycée Notre-Dame de Sainte-Croix à Neuilly sur Seine.

L’imaginaire du monde.

Q uand les continents (les nations et les peuples qui quittaient leurs bases)
eurent pressenti le monde, ils l’ont organisé par avance et dans l’inconnu. Ils
ont prévu les Indes vers l’ouest, déterminé le lieu et les géographies du paradis
terrestre, établi les relais les meilleurs de la problématique route de la soie,
rassemblé d’avance les colifichets en vue du commerce des esclaves africains,
le monde inconnu était prévisible, « rapportable », c’était cela l’imagination du
monde, qui est si bellement ou crûment d’inspiration continentale. L’imaginaire
du monde ira tout autrement. L’imaginaire pressent, devine, trouve, il ne prévoit
rien en termes de rapport, il n’accompagne ni l’avoir ni le savoir. Il ne conclut rien.
Il suppose en archipel.

Imagination et imaginaire sont tour à tour d’individu, de collectivité, ou de totalité


monde. Le Bateau ivre est d’imagination, Une saison en enfer, d’imaginaire. C’est du
même émetteur, Arthur Rimbaud. Le Bateau ivre développe en imagination ce qui
du monde s’est réalisé, qui se propose ou qui s’oppose aux fantasmes renfermés

216
CHANTS DU MONDE

dans Charleville. Une saison en enfer est le fantasme même, incertain, éclatant, que
l’imaginaire ouvre et sublime en réalité irréfutable.

Les collectivités triomphantes forgent par système leur imagination de la


connaissance (de la conquête) du monde, et de soi-même, ainsi que l’a dit et illustré
Paul Claudel, mais elles ne nourrissent qu’au grand hasard l’imaginaire tremblant
(et irressenti) de leurs rapports impossibles à l’Autre. Imaginaire qui n’ouvre pas, à
cette fois : l’Autre n’est ici pour elles qu’objet.

En ce moment, le Tout-monde est conçu par nous en imagination comme un village


planétaire, tout entourable, et contournable, il s’éprouve par nos imaginaires
comme une Relation dont les quantités sont finies et les frontières illimitées, dont
les incertains sont pour nous aussi impressionnants que les données du monde,
représentation lisible de ce Tout-monde, qui nous paraîtraient les plus évidentes
(les plus réelles), c’est-à-dire les plus chargées en incertitudes.

Édouard Glissant,
Philosophie de la relation. Gallimard, NRF, 2009, p. 109-110

217
CHANTS DU MONDE

CONTEMPORAIN

Jean-Pierre Siméon
Que peut le poète contre la « fin du monde » ? A priori, rien ;
c'est au politique, au scientifique, au citoyen –même quand
il est poète, que s'adresse par exemple la crise écologique.
Déjà en décembre 1957, Albert Camus prononçait un
discours prophétique à Stockholm alors qu’il recevait le
Prix Nobel de Littérature : « Chaque génération se croit
vouée à refaire le monde. La mienne sait qu'elle ne le refera
pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste
à empêcher que le monde ne se défasse. » Un peu plus tôt,
en 1949, Adorno avait considéré qu' « écrire un poème après Auschwitz est
barbare » au point qu'il serait « devenu impossible d'écrire aujourd'hui des
poèmes ». De nos jours, quel poète oserait chanter la catastrophe ? Et que
peut la poésie contre la déshumanisation ? Jean-Pierre Siméon prétend
sauver la poésie du désastre précisément parce que la poésie, essentielle à
notre humanité, nous en sauve. Selon Siméon, la poésie est à la fois l'au-delà
et l'ici bas du monde, elle nous en dit la « saveur d'être » ; si elle n'est pas
suffisante, elle est au moins nécessaire au salut du monde.
Sarah Barnaud-Meyer,
lycée Masséna de Nice.

Oui, il y a un autre monde


mais il est dans ce monde.

D ans la société contemporaine, on voit que le manque d’être trouve son exutoire
dans des spiritualités douteuses ou une religiosité naïve comme son palliatif
dans des transes collectives qui ne sont, tristes leurres, que l'intensification d’affects
primaires. Ce manque d’être, qui est défaut de présence à soi et au monde et défaut
d'intensité dans la présence, appelle assurément un besoin de transcendance. Or je
tiens que la poésie propose une alternative à la religion –ou aux superstitions– qui
traditionnellement l'assume, en laïcisant, si je puis dire, l’au-delà espéré. C'est que
la poésie n’est pas une mystique : elle ne se détache ni du corps du monde ni du
corps social. Elle envisage une transcendance interne, ce que Paul Éluard signifiait
quand il affirmait : « Oui, il y a un autre monde mais il est dans ce monde. »

218
CHANTS DU MONDE

Cet au-delà dont la poésie fait l'expérience non dans l'ascèse mais dans la pleine
étreinte du monde, est accessible à tout un chacun par la voie tout humaine de la
conscience qui se déclôt. C’est un au-delà d'avant la mort et qui l’inclut non comme
un seuil mais comme le fond du réel et ce faisant donne à la vie sa charge d'intensité
et sa valeur d’absolu. Qu'ils l’aient nommé le là-bas, l’ailleurs, le mystère, le vrai lieu,
l’invisible, le lointain intérieur, c’est toujours cet autre monde dans le monde que les
poètes cherchent à restituer. « La vraie vie est ailleurs », soutenaient les surréalistes,
mais cet ailleurs est parmi nous, à portée non de rêve, mais de conscience lucide.
(Si l’on veut bien admettre que le rêve n'était pour les surréalistes que le moyen
paradoxal de cette lucidité.) Autrement dit, cet ailleurs ne se donne pas à un acte
de foi mais à un effort de conscience. Là où les religions séparent en postulant les
voies diverses et qui s’excluent mutuellement d’un au-delà hypothétique, la poésie
réunit en conviant par la voie du poème à un infini commun, ce réel toujours à
conquérir sous le divers des choix et des apparences. Elle n’a d’autre obédience
que l'exigence de la conscience et finalement nulle autre signification. […]

Il est une autre perte pour l'homme dans ce temps d'abondance en toutes choses
et que la poésie dénonce par l'évocation insistante du manque existentiel qu'elle
induit, c’est celle de la relation sensible au réel. Abasourdis et aveuglés certes nous
le sommes, mais il n'est pas que le regard et l'écoute qui soient anesthésiés par
saturation. La dématérialisation que génère l'absorption du réel dans le virtuel
dévalorise de facto les sens du contact charnel avec le monde : le toucher, le goût,
l’odorat. Dans les pays développés, parangons du monde tel qu’il doit advenir, une
abolition progressive du lien du corps avec l'environnement est à l'œuvre.

En outre, dans la civilisation hygiéniste dont la propreté d'hôpital est le modèle


implicite, grandit la haine du corps naturel, touché-touchant, suant et odorant,
vecteurs d'impur puisque se frottant à la réalité impure par nature. Obsessionnelle
(et symptomatique) traque de l'odeur et prévention en tout genre contre un concret
qui menace, telle est la coutume de ce temps. Déodorants ou aseptisants nous sont
devenus aussi nécessaires que l'ordinaire vêtement. Nous nous bouchons le nez
devant la réalité et on nous recommande sérieusement de prohiber le serrement de
mains et l'embrassade. Le réel, nous ne pouvons plus le sentir, ce qui signifie peut-
être en effet que nous en sommes arrivés à le détester… Et il n’y aura bientôt plus
que les tablettes pour être tactiles. Quant au goût, puissamment détérioré par la
vogue du fast-food ou, entre autres, le recours à l’inénarrable « exhausteur de goût »
(encore la supercherie de la « réalité augmentée », à ce degré c’est du cynisme…), il
n’a désormais plus qu’une voix mineure au chapitre de l'alimentation régentée par
les diététiciens et autres experts de la santé. Même la gastronomie, art du goût,
mais pour l'élite, est désormais sous surveillance implicite… Où le fantasme du corps
idéal réprime le corps naturel.

219
CHANTS DU MONDE

Nous n'avons plus le temps ni les moyens de savourer le monde, de le savoir (de
sapere, qui joint les deux verbes en français) par étreinte charnelle mais c’est aussi
bien une fuite qui dit la grande peur du réel qui nous tient. Autre raison, pour laquelle
nous nous réfugions dans l’image pour l’appréhender : là, il est heureusement à
distance, insensible et immune.

Qu'est-ce donc que la poésie a à voir avec tout cela ? Ce fait essentiel qu’elle
invite, à l'extrême opposé de la relation conceptuelle au monde, de la dénaturation
qu'implique la technologisation du vivant, de l’hygiénisme puritain qui sépare
corps et monde, à rejoindre le réel par l'évocation sensible ; une constante
valorisation de l'esthésie, pour user d’un terme médical qui désigne l'aptitude à
la sensation physique et qui souligne opportunément la contradiction avec l’an-
esthésie de l’homme contemporain que, justement, la technologisation accélérée
du quotidien ne cesse d'accroître. Il n'est pas de poème digne de ce nom qui ne
fasse appel à l'expérience sensible du monde, donc à la mémoire sensorielle du
lecteur.

D'une certaine façon, la poésie est un sensualisme qui rappelle l’homme à l’ordre de
sa condition naturelle, dans laquelle la conscience de soi et de l’autre, et donc toute
connaissance, passe comme chez l'enfant par cette synesthésie qui le conjoint, en
prise directe, à tous les états du réel. Même quand le poème pense, et la poésie
en effet à sa manière pense le monde, il pense de l'intérieur des choses, dans une
pensée impliquée, une pensée émue si l'on veut, mue par l'intuition des sens : «L'état
de la pensée concrète est la poésie», soutenait Aragon.

Bref, la poésie, et dites-moi donc si ce n'est pas crucial à l’ère du virtuel triomphant,
rappelle l’homme à son humilité, c’est-à-dire sa relation primordiale et sine qua non
à l’humus originel. Parmi tous les moyens de la médiation avec le réel, la poésie, pour
n'avoir jamais perdu le lien sensible avec le monde parce qu'il lui est consubstantiel,
parce qu'il est sa visée même, est au regard de l'actuelle désensibilisation de nos
facultés perceptives, des plus indispensables. […] Poésie est en effet un des noms
de cette relation intériorisée au concret du monde qui passe par la sensation,
qu’elle soit la caresse au front d’une brise d’été ou aux lèvres la clarté d’une eau de
montagne. N'est-ce pas ce que signifiaient les correspondances baudelairiennes ?
Ou le « dérèglement de tous les sens » que demandait Rimbaud pour les arracher
à leur ensommeillement, à l’engourdissement qui les rend inaptes à percevoir
la profondeur des choses (Ah ses narines livrées à « la fraîcheur des latrines » et
« comme il savourait surtout les sombres choses » le poète de sept ans !) ? […]

La poésie est la perpétuelle insurrection de la conscience contre l'oubli que l'homme


fait de lui-même dans sa marche hâtive. C'est bien de cet oubli que le poème nous

220
CHANTS DU MONDE

sauve quand il nous rappelle à l'ordre du sensible. Nous ne sommes rien, dit le
poème, que notre relation émue à l'autre, fût-il cet autre arbre ou visage. Non, il ne
le dit pas : il nous rend la sensation du lien.

Jean-Pierre Siméon,
La poésie sauvera le monde. Editions Le Passeur. 2015, pp.56-58 et pp.79-85.

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Retours de la mémoire
Métamorphoses du désir
Mondes de l'animal
Magies d'aimer

Les précédents ouvrages de la collection sont aujourd’hui épuisés.


Avec la collection « Les textes du sujet »,
Audencia et Espace Prépas se proposent d’offrir,
tous les ans, un recueil original de textes « autour »
du sujet de culture générale aux concours d’entrée
des grandes écoles de management.

Ces textes ne sont pas nécessairement extraits de manuels


de référence, mais plutôt d’ouvrages d’ouverture culturelle
et de plaisir personnel, venant compléter et agrémenter
les listes souvent opaques de bibliographies « à lire ».

Nous avons demandé aux professeurs


des classes préparatoires de nous proposer un ou
deux textes de leur choix, de leur goût ou de leur plaisir.

Ce sont donc eux qui ont constitué la substance


de ces pages qui peuvent être lues
de manière flottante, sans impératif d’ordre,
les repères thématiques figurant sur les pages
n’étant qu’une des clefs d’entrée dans les lignes
riches ou surprenantes qu’ils ont choisies.

Audencia est heureuse de promouvoir cette initiative


car elle correspond bien à l’idée que l’école
se fait du manager de demain : des femmes et des
hommes complets, associant efficacité managériale et
ouverture d’esprit. Idée qui se concrétise dans les « cours
transversaux » qu’elle propose à ses étudiants.

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