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LA CONSTRUCTION
DU PERSONNAGE
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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

ÊTRE ACTEUR
par Michael Chekhov
L'IMAGINATION CRÉATRICE DE L'ACTEUR
par Michael Chekhov
LA FORMATION DE L'ACTEUR
par Constantin Stanislavski
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Constantin Stanislavski

La Construction
du personnage
(Building a Character)

Préface de
Bernard Dort

Traduction de
Charles Antonetti
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© 1949 Elizabeth Reynolds Hapgood


© 1977 David Teneyck Hapgood
© 2021, Pygmalion, département de Flammarion, pour la présente édition
ISBN : 978-2-7564-3497-1
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NOTE DU TRADUCTEUR

Cet ouvrage a été composé par Constantin Stanislavski principa-


lement durant son séjour en France en 1929 et 1930. À cette
époque, il avait l'intention de présenter l'ensemble de son « sys-
tème » en un seul volume. Il travaillait en étroite collaboration
avec Norman et Elizabeth Reynolds Hapgood, et c'est à celle-ci
qu'il a confié la tâche de diriger et de contrôler la publication
de ses travaux dans toutes les langues, dans tous les pays hors de
l'URSS.
Elizabeth Reynolds Hapgood a traduit en anglais cinq de ses
ouvrages, avec une fidélité exemplaire due à une connaissance appro-
fondie de la personne de Stanislavski, de la langue russe, et du théâtre.
Le présent livre est le second de la série.
Dans ce livre, comme dans La Formation de l'acteur, Stanislavski
évite la sécheresse de l'exposé purement technique en faisant vivre des
personnages d'élèves-comédiens groupés autour de leur maître :
Tortsov. Évidemment, Tortsov n'est autre que Stanislavski lui-même.
Mais nous pouvons également reconnaître Stanislavski sous les traits
de l'élève Kostia, qui nous fait saisir les tâtonnements, les inquiétudes,
les découvertes qui furent le pain quotidien de la jeunesse de
Stanislavski.
Lorsque j'ai lu Building a Character en 1954, j'ai éprouvé le désir
de faire connaître ce texte aux lecteurs français. J'en ai publié quelques
extraits dans la revue Éducation et théâtre. Depuis lors, J'ai continué

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

à travailler à cette traduction, en collaboration constante avec


Elizabeth Reynolds Hapgood, et nous sommes heureux de publier
aujourd'hui le résultat de nos efforts.
CH. ANTONETTI
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PRÉFACE

Une grande aventure

CONNAISSONS-NOUS Stanislavski ? Nous ne nous posons pas assez


cette question. Pour la plupart des hommes de théâtre français,
l'affaire est réglée une fois pour toutes. Stanislavski est quelque chose
comme un saint, un héros, un sage ou un fou ; il suffit de citer
religieusement son nom en quelque occasion solennelle, et nous
sommes quittes envers lui. Bref, nous avons escamoté Stanislavski sous
son mythe (Copeau le reconnaissait déjà dans la Préface qu'il a don-
née à Ma vie dans l'art : « Pendant de longues années, la légende de
Constantin Stanislavski a brillé pour moi dans un lointain qui me
semblait inaccessible »). Pas seulement nous, les Français, mais même
ceux qui, plus légitimement, s'en réclament : Américains et Sovié-
tiques. En URSS, après avoir été tenu en suspicion pendant les pre-
mières années qui ont suivi la révolution d'Octobre, Stanislavski a été
remis sur son socle et transformé, bon gré mal gré, en un redoutable
« petit père » du réalisme socialiste ; aux USA, il est devenu, à
l'inverse, une espèce de grand sorcier du théâtre, mieux un minotaure
auquel, chaque année, il importe de sacrifier, dans le temple désaffecté
de l'Actors Studio, quelques jeunes gens, choisis parmi les meilleurs de
la tribu (ceux qui en réchappent ont droit au titre sinon de héros, du
moins de star, et aux contrats dorés d'Hollywood). Ce qui est encore
une façon de se débarrasser de Stanislavski.
Mais comment donc connaître Stanislavski ? Il faut avouer que ce
n'est point chose facile. Sans doute a-t‑il écrit, beaucoup écrit. Pour

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lui, faire du théâtre n'allait pas de soi. Ses premières expériences


d'acteur et de metteur en scène tant à la Société moscovite d'art et de
littérature qu'au Théâtre d'art de Moscou qu'il a fondé, avec son ami
Némirovitch-Dantchenko, en 1898, l'en avaient assez vite
convaincu : le théâtre n'est un art qu'à condition de mettre sans cesse
en question ses propres procédés – sinon il tombe au rang d'« un
assortiment d'effets conventionnels » ou se dégrade en « imitation pure
et simple ». Il convenait donc de doubler la pratique d'une réflexion
sur cette pratique. Et aussi de communiquer les résultats de cette
réflexion aux autres. Car s'il est impossible de susciter des créateurs, il
est possible, il est même indispensable d'indiquer aux hommes de
théâtre et tout spécialement aux comédiens les voies par lesquelles ils
peuvent, eux, accéder à cet « état créateur » hors duquel il n'y a pas
d'art du théâtre.
D'où le grand projet de Stanislavski, le plus ambitieux qu'un met-
teur en scène ait jamais conçu : celui de rédiger une Somme qui rende
totalement compte de son expérience de réalisation et de recherche.
Mais Stanislavski est loin d'avoir pu le mener à bien. En fait, cette
Somme reste inachevée. Elle devait comprendre, comme le remarque
notre meilleure exégète stanislavskienne, Nina Gourfinkel, au moins
huit volumes : après le Travail de l'acteur sur lui-même, « le Travail
sur le rôle ; le Passage de l'acteur à l'état créateur en scène ; l'Art de
représenter (le métier proprement dit) ; l'Art du metteur en scène ;
l'Opéra, et enfin, en guise de conclusion : l'Art révolutionnaire, le tout
accompagné d'un manuel d'exercices : Training et discipline. » Or,
seul le premier, le Travail de l'acteur sur lui-même, a été à peu près
complètement rédigé par Stanislavski. Le second, le Travail de l'acteur
sur le rôle, est resté à l'état de notes, d'esquisses, de « fragments d'un
livre » qui ont été rassemblés et, sous cette forme, publiés tardivement.
Les autres n'ont pas été écrits.
Ceci ne serait guère un inconvénient dans le cas de la plupart des
textes émanant d'hommes de théâtre : ce ne sont en général que des
fragments prélevés au hasard d'une mise en scène ou pompeusement
improvisés dans le seul souci de rivaliser avec les littérateurs. Avec
Stanislavski, un tel inachèvement compromet le sens même des textes
accessibles aujourd'hui. Ceux-ci s'organisaient selon une perspective
d'ensemble. Ils font partie d'un système et ne valent qu'en tant que

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UNE GRANDE AVENTURE

pièces de ce système. L'ambition de Stanislavski était totalisante,


comme celle des grands romanciers du siècle dernier. Imagine-t‑on les
Rougon-Macquart inachevés ? Il nous manque la clé de voûte de
l'ensemble stanislavskien : cette vision unitaire de la création théâtrale
achevée comme un organisme heureusement constitué qui, de l'artifi-
ciel, accède au naturel. Je sais bien que chaque étape de ce processus de
création ne fait en somme que répéter, à un autre niveau, la précé-
dente – aussi pouvons-nous inférer l'une de l'autre – mais il n'empêche
que, faute d'une vue d'ensemble, nous sommes hors d'état d'apprécier
la place respective qui revient à chacune dans le système.
Il est vrai que jusqu'alors le lecteur français se heurtait à une autre
difficulté qui compta sans doute pour beaucoup dans notre méconnais-
sance de Stanislavski. C'est avec un retard considérable et dans le plus
grand désordre que les écrits stanislavskiens nous sont parvenus.
Certes, l'autobiographie qu'il a écrite vers 1923-1925, Ma Vie dans
l'art, a été publiée en français dès 1934. Ensuite il a fallu attendre
1958 pour que le premier tome du Travail de l'acteur sur lui-même
nous soit accessible sous le titre, peut-être trop général, de La Forma-
tion de l'acteur, alors que La Mise en scène d'« Othello » qui lui est
bien postérieure, avait, elle, été traduite dix ans plus tôt. Ajoutons à
titre de comparaison, que An Actor prepares (c'est la version anglaise
de La Formation de l'acteur) avait paru, aux USA, en 1936 – soit
quelque vingt ans avant – et y a connu aussitôt une très large diffusion
(depuis, plus de cent mille exemplaires en ont été vendus).
Il y a plus – et sur ce point, la situation est identique en France et
aux USA : c'est que La Formation de l'acteur a longtemps été tenue
pour l'expression complète de la réflexion de Stanislavski sur l'art du
comédien. On a ignoré ou négligé qu'elle ne constituait en fait que le
premier volet du Travail de l'acteur sur lui-même : celui qui concerne
ce que Stanislavski appelait « le processus créateur du revivre » (c'est
du reste le titre exact de l'édition soviétique de cet ouvrage). Le second
volet, c'est précisément La Construction du personnage dont Charles
Antonetti a établi, à partir du texte anglais mis au point par
Elizabeth Hapgood qui a paru aux USA en 1949 sous le titre :
Building a Character, la version française, avec les exigences et les
connaissances du psychologue, de l'homme de théâtre et du pédagogue
qu'il est.

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

Or, ce livre, s'il ne modifie pas radicalement l'image que l'on pou-
vait se faire, à la lecture de La Formation de l'acteur, du comédien
selon Stanislavski, la complète et l'enrichit de manière décisive. Sur-
tout, il apporte un démenti catégorique aux interprétations abusives,
issues d'une lecture à la fois trop littérale et trop partielle de La For-
mation de l'acteur. Je pense notamment à l'image d'un Stanislavski
préoccupé seulement de « l'instrument psychique intérieur » de l'acteur
et dédaigneux de tout ce qui est forme et expression extérieure du
personnage – image qui fait la loi, sous le nom de « méthode » à
l'Actors Studio, où les études ou exercices stanislavskiens ont trop sou-
vent tourné au psychodrame. (D'ailleurs, dès 1934, lors de la visite de
Stella Adler, l'une des actrices du Group Theatre, à Paris, Stanislavski
avait mis en garde ses « disciples » américains contre l'abus d'un
recours exclusif à la « mémoire affective » et aux exercices de « remémo-
ration des sentiments »). Or, pour essentielle qu'elle soit, la « technique
intérieure » de l'acteur qui permet au comédien de mobiliser son moi
profond au profit du personnage, ne lui suffit pas pour interpréter ce
personnage. Il lui faut encore « trouver une forme physique du person-
nage correspondant à l'image intérieure que l'on s'était faite, faute de
quoi il [est] impossible de transmettre à d'autres la vie même de cette
image intérieure ». Tel est l'objet de La Construction du person-
nage : il ne s'agit plus seulement d'accéder à la vie intérieure du
personnage ou – pour employer des termes plus exacts – d'être en
mesure de mettre sa propre vie affective au service de celle du person-
nage (alors l'acteur doit « sentir sa propre vie à l'intérieur de celle de
son personnage et la vie de son personnage identique à la sienne
propre »), mais encore de donner une forme scénique, visible à cette
création, c'est‑à-dire d'incarner sur la scène le personnage, au lieu de
se contenter de le revivre. Quoique Stanislavski ne change rien aux
grandes lignes de son système, celui-ci s'en trouve par là même infléchi :
il ne néglige plus les exercices de diction, de respiration, d'expression
corporelle, de chant ou de rythme qu'il paraissait précédemment
exclure comme des procédés à peine dignes de relever de ce que
Stanislavski appelait dédaigneusement « l'école de la représentation » ;
il les intègre. Certes, ces techniques ne valent pas par elles-mêmes : le
bien dire, le bien se tenir, etc. sont et restent étrangers à Stanislavski.
Mais elles constituent autant de moyens pour atteindre le but assigné

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UNE GRANDE AVENTURE

au processus créateur de l'acteur : la naissance en quelque sorte natu-


relle du personnage.
Du même coup, nous découvrons comme un jeu à l'intérieur
même du système : celui-ci ne se fonde plus sur une rigoureuse et pour
ainsi dire hermétique identification entre l'acteur et le personnage.
Stanislavski nous le suggère : l'acteur produit le personnage – avec sa
propre chair, ses propres sentiments et toute son âme – mais il ne
devient pas intégralement celui-ci. La sincérité même avec laquelle il
se donne à lui n'exclut pas le contrôle et la critique de soi : « Une
moitié de l'âme de l'acteur est absorbée par le super-objectif, par la
ligne d'action, par le sous-texte, par les images intérieures, toutes
choses qui concourent à construire l'état de création active. Mais
l'autre moitié continue à fonctionner selon les méthodes que je vous ai
enseignées. Lorsqu'un acteur joue, il est divisé […] C'est cette double
existence, cet équilibre entre la vie et l'interprétation dramatique qui
conditionne l'œuvre d'art. »
Sans doute, le « revivre » et l'« incarnation » n'ont-ils qu'un seul et
même objet : donner à l'acteur la possibilité de créer naturellement un
personnage fictif. Mais dans La Construction du personnage se des-
sine déjà l'évolution qui conduira Stanislavski sinon à modifier de
fond en comble son système, du moins à procéder à une espèce de
renversement des termes. L'incarnation passe alors au premier plan ;
elle n'est plus conçue comme le complément nécessaire à « l'état inté-
rieur » du comédien ; elle est la condition même qu'il doit remplir
pour y atteindre. Ce sera « la méthode des actions physiques » à la mise
au point de laquelle Stanislavski a consacré les dernières années de sa
vie, notamment lorsqu'il travaillait sur le théâtre lyrique. Cette fois
l'accent est mis sur les tâches proprement physiques de l'acteur, sur la
« vie corporelle du rôle » car c'est à travers elles, en prenant littérale-
ment appui sur elles que s'accomplira la création du personnage. Sur
la scène, la « vie spirituelle du rôle » ne surgit pas du néant : elle
n'existe que dans un rapport étroit avec la vie corporelle « qui constitue
le terreau favorable » à son développement. Le corps, l'accomplissement
de besognes strictement matérielles sont le point de départ ; aupara-
vant, on a même fait table rase du texte comme de toute idée d'inter-
prétation préconçue.

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

Dans La Construction du personnage, Stanislavski n'en est pas


encore arrivé là. Mais le résumé qu'il donne, à la fin de l'ouvrage
(voir chapitre XV : Perspective du chemin parcouru), de son enseigne-
ment laisse une impression bien différente de celle qu'imposait la
conclusion de La Formation de l'acteur. La perspective a changé : à
côté de la manière de vivre un rôle, Stanislavski fait une place, égale,
à la façon de l'incarner, de le montrer. Le système n'est plus fermé sur
lui-même comme un cercle magique dans lequel l'acteur renverrait
au rôle et le rôle à l'acteur. Il ne méconnaît plus l'espace physique
propre de la scène – espace ouvert sur une salle, sur un public. Il
inscrit le processus du « revivre » dans un contexte : celui d'une
communication (de regard, de participation et de jugement) entre un
personnage et le public, celui de la production par l'acteur d'un
personnage vivant et compréhensible pour ce public.
Face aux spectateurs, vie intérieure et vie extérieure du personnage
se soutiennent mutuellement : « Plus le passage de la forme intérieure
vers la forme extérieure sera immédiat, spontané, vivant, précis, plus
la compréhension de la vie intérieure du personnage que vous jouez
sera, pour le public, juste, large, et pleine. C'est pour aboutir à cela
que les pièces ont été écrites et que le théâtre existe. » Identification,
incarnation et représentation ont partie liée. Loin d'être seulement
affaire des sentiments entre l'acteur et son personnage, le théâtre solli-
cite aussi le regard du spectateur, son émotion et son jugement.
Arrêtons-nous maintenant à une dernière difficulté : celle qui tient
à la forme semi-romancée que Stanislavski a donnée aux deux tomes
du Travail de l'acteur sur lui-même. En effet, au lieu de nous livrer
directement ses réflexions ou de nous proposer un manuel d'exercices
pratiques, il a eu recours à une affabulation : c'est à travers le récit et
les réflexions un peu naïves de Kostia, un apprenti-comédien qui suit
les cours du professeur Tortsov, que, dans La Formation de l'acteur et
La Construction du personnage, l'enseignement de Stanislavski-
Tortsov nous est livré. Que cela n'aille pas sans redites ni maladresses,
que, parfois, dans son souci de raconter l'histoire de Kostia et de ses
camarades, de la rendre plus plausible et plus exemplaire, Stanislavski
se croie tenu d'introduire dans son ouvrage bien des scènes inutiles ou
de commenter avec une apparente fausse modestie son propre enseigne-
ment… ce n'est que trop évident. On l'a déjà remarqué et déploré :

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UNE GRANDE AVENTURE

« Stanislavski a eu la fâcheuse idée de rédiger le Travail de l'acteur


sous la forme romancée du journal intime d'un élève d'école drama-
tique, espérant mieux montrer ainsi les hésitations des débutants et les
différents types et tempéraments d'élèves […] Malheureusement, cela
l'incite à introduire mille détails fastidieux, où se noient les observa-
tions justes, précieuses, et les exercices qui servent d'illustrations »
(Nina Gourfinkel). Et souvent l'on est tenté de sauter tel ou tel pas-
sage, voire de recomposer à son propre usage, en place de ce semi-
roman, un traité où les commentaires n'infecteraient plus les exercices.
Pourtant la forme adoptée par Stanislavski se révèle, à la réflexion,
moins incongrue qu'elle ne le paraît d'abord : elle a un sens, elle est
l'expression de sa démarche même et nous renvoie à son ambition la
plus profonde. Ne doutons pas que Stanislavski eût été en mesure de
composer soit un recueil d'aphorismes sur le théâtre soit un guide
destiné aux écoles de comédiens. Mais ce n'était pas là son objet. Je l'ai
déjà souligné : ce qu'il voulait écrire, c'était effectivement une Somme
théâtrale, c'est‑à-dire non l'assemblage d'une série de préceptes ou de
recettes mais un livre qui, selon la définition de la Somme que nous
trouvons dans le Littré, « traite en abrégé de toutes les parties d'une
science » (ici, d'un art). Et s'il a éprouvé le besoin d'esquisser deux
personnages, ce n'est pas seulement pour rendre son livre plus
« vivant » mais pour ressaisir à travers eux toute l'évolution de sa
réflexion et de sa pratique – car ces deux personnages sont en fait deux
images de lui-même : l'un, Tortsov, est Stanislavski au moment où il
écrit ; l'autre, Kostia, est le jeune Stanislavski, celui qui, acteur ama-
teur du Cercle Alexeïev ou de la Société moscovite d'art et de littéra-
ture, et même fondateur du Théâtre d'art de Moscou (qui aurait dû
être intitulé en outre « accessible à tous »), commençait à s'interroger
sur son art en même temps qu'il le transformait fondamentalement.
Pour lui, en effet, le théâtre n'est ni un mystère qu'il convient de
célébrer à coups de formules sibyllines ni une technique dont on pour-
rait fixer une fois pour toutes les règles. Il est une expérience continue,
une éducation qui n'en finit jamais. Une formation de l'homme
même. Aussi ce que Stanislavski a voulu écrire est-il ce qu'il appelait
lui-même un « roman pédagogique » – un de ces Bildungsromane
chers aux écrivains allemands du XIXe siècle et dont un des modèles, le
Wilhelm Meister de Goethe, comprend précisément de nombreux

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

épisodes consacrés à la vie d'une troupe théâtrale. Le roman de l'acces-


sion du comédien et plus largement de l'homme de théâtre à sa vérité
– la vérité du théâtre et la sienne propre confondues – à travers les
artifices et les faux-semblants de la scène.
La question initiale est, en effet, celle-ci : comment être vrai quand
tout, dans le théâtre, est factice, du fait de jouer un autre personnage
que soi-même, de prononcer des paroles écrites par une tierce personne
à la nécessité de se livrer à cette sorte d'usage de faux ou de substitu-
tion de personnalité non dans l'intimité, entre soi et son miroir, mais
devant un public ? La Formation de l'acteur et La Construction du
personnage nous décrivent la conquête de cette vérité – exactement
comme Wilhelm Meister nous racontait la promotion de Wilhelm, à
travers les mirages (dont celui du théâtre) et les formes de la vie
sociale, à la maîtrise de soi et à la pédagogie.
Il faudrait reprendre ici, dans cette perspective du « roman d'édu-
cation », ce que Stanislavski dit de son « système » (voir notamment le
XVIe et dernier chapitre : Quelques conclusions à propos de l'art de
l'acteur). Contentons-nous de noter qu'il y a en effet système puisqu'il
s'agit de trouver une méthode qui, à la fois, rende entièrement
compte de l'activité théâtrale et permette de régulariser celle-ci, mais
que ce système « n'est pas un costume de confection avec lequel vous
pouvez vous promener aussitôt que vous l'avez endossé » : il n'a pas de
valeur en soi, il n'édicte pas de commandements esthétiques absolus.
Il n'existe que pour être dépassé, pour être nié en tant qu'ensemble de
règles, d'exercices, etc., c'est‑à-dire pour permettre à l'acteur d'accéder
à sa liberté et à sa vérité. Il établit un processus d'éducation non un
code esthétique. Stanislavski ne cesse de souligner « le caractère pro-
gressif de son entraînement ». C'est « tout un style de vie dans lequel
il faut croître et vous éduquer pendant des années ».
On comprendra ainsi que le Travail de l'acteur sur lui-même
n'ait pu prendre la forme d'un manuel, fût-il exhaustif, sur la forma-
tion et le métier de l'acteur : il est bien plus, il est le livre de la
libération de l'acteur par la maîtrise des techniques de son métier, le
roman pédagogique de la transformation du comédien : celui-ci
n'était qu'un instrument, il devient un créateur qui joue à volonté de
son instrument. Et cela non par quelque mystérieuse et soudaine
métamorphose mais par le perfectionnement même de cet instrument,

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UNE GRANDE AVENTURE

par la technique consciente. Le système, c'est le moyen pour le comé-


dien de passer de la condition d'individu absolument aliéné par son
travail à celle d'homme à part entière – plus homme même que les
autres hommes puisque, dans cette opération, il acquiert un pouvoir
sur ce que Stanislavski nomme le « subconscient ».
Aujourd'hui encore, l'expérience du théâtre et le but que
Stanislavski lui assignait gardent, au-delà des incertitudes de la for-
mulation (notamment pour ce qui touche aux notions d'ordre psycha-
nalytique), une valeur fondamentale. Certes, les exercices qu'il propose
aux comédiens ont assuré la fécondité de l'enseignement de nombreuses
écoles : s'il peut être critiqué – nous n'y avons pas manqué – pour
avoir déformé le stanislavskisme, l'Actors Studio a, plus qu'aucun
autre cours de formation de l'acteur, contribué au renouvellement du
personnel des théâtres et des studios américains, et il ne fait guère de
doute que l'apparition de nombreux jeunes acteurs de talent, doués
aussi bien pour interpréter Shakespeare que de modernes dramaturges
néo-naturalistes, en Angleterre récemment, tient à la pénétration des
méthodes stanislavskiennes dans le théâtre anglo-saxon (à la différence
précisément de ce qui se passe en France). Mais sa leçon est encore plus
large : s'inscrivant en faux contre l'opinion, communément admise,
selon laquelle le travail du comédien ne saurait être « régi par des lois,
des techniques, des théories et encore moins par un système » (« les
acteurs ploient sous leur génie entre guillemets, dit Tortsov, non sans
ironie »), elle affirme l'intelligibilité de ce travail. Elle en fait une
véritable production humaine. Par là, loin d'asservir l'acteur, elle le
rend maître de sa propre activité. En même temps, elle ne soumet pas
cette activité à des lois, techniques, théories ou système : ces derniers ne
sont pour l'acteur que les moyens de parvenir au stade créateur par
excellence, celui où il prête sa propre vie au personnage. Alors, tout en
produisant le personnage, il se produit librement lui-même : comme
l'écrit Louis Jouvet, « en trouvant le sens de son métier, il peut alors
donner un sens à sa vie » (Jouvet commente : « Jusqu'ici l'acteur avait
voulu jouer pour être autre ou plus que lui-même. Il joue maintenant
pour être mieux. Il sent que l'œuvre qu'il joue est non pas un état
d'exercice, non pas seulement un moyen de séduction ou de succès
personnel, mais le but même de sa vie »). Le comédien que le « système
a aidé à restaurer les lois naturelles bouleversées par le fait que l'acteur

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

est obligé de travailler devant un public » peut ainsi retrouver « l'état


créateur d'un être humain normal ».
Le théâtre n'est ni une magie ni un exercice de chiens savants à la
merci du fouet du metteur en scène-dompteur. Le comédien n'est ni
un possédé ignorant de ses propres pouvoirs ni un esclave qui a vendu
son corps, son visage et jusqu'à son âme (ou son ombre) au metteur en
scène pour que celui-ci les montre au public. Ici, Stanislavski et
Brecht, l'autre grand théoricien moderne qui ait tenté de penser com-
plètement le « travail » du théâtre, se rejoignent. Tous deux, en dépit
des voies bien différentes qu'ils ont suivies, nous proposent la vision
(n'est-ce pas aussi, un peu, une utopie ?) d'un théâtre pleinement
adulte – entendons par là d'une activité créatrice responsable où, en
reproduisant des images et des sentiments, l'homme se fait aussi lui-
même. La Somme inachevée de Stanislavski est bien le roman de cette
grande aventure.
BERNARD DORT
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Chapitre I

VERS LA CONSTRUCTION PHYSIQUE DU PERSONNAGE

Au commencement de la leçon, j'ai parlé à Tortsov, le Direc-


teur de notre école et de notre théâtre. Je lui ai dit que je pouvais
concevoir intellectuellement le processus par lequel les éléments
nécessaires à la construction du personnage pouvaient être semés
et croître en moi, mais que la construction finale de ce personnage
en tant que personne physique restait encore obscure. Il fallait
sans doute utiliser la voix, le corps, une manière de parler, de
marcher, de se mouvoir ; il fallait sans doute trouver une forme
physique du personnage correspondant à l'image intérieure que
l'on s'était faite, faute de quoi il était impossible de transmettre à
d'autres la vie même de cette image intérieure.
« Oui », acquiesça Tortsov. « Sans forme tangible, vous ne
pourrez transmettre au public ni le personnage intérieur que vous
aurez construit, ni l'esprit de l'image mentale qui est en vous. La
construction extérieure du personnage explique et illustre votre
conception interne du rôle et par conséquent la transmet aux
spectateurs. »
« C'est ça ! » m'écriai-je en même temps que Paul, qui s'était
joint à nous.
« Mais », ajoutai-je, « que faut-il faire pour arriver à cette exté-
riorisation physique du personnage ? »
« La plupart du temps, surtout lorsqu'il s'agit d'acteurs de
talent, la matérialisation physique du personnage à créer émerge
spontanément dès que les valeurs internes justes ont été établies »,

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expliqua Tortsov. « Dans mon livre Ma vie dans l'art, il y a de


nombreux exemples de ce genre. Prenons le cas du rôle du docteur
Stockman, dans Un ennemi du peuple, d'Ibsen. Dès que la forme
spirituelle du personnage a été fixée, dès que les traits psycholo-
giques ont été dégagés de l'image centrale, on a vu apparaître,
venant on ne savait d'où, la tension nerveuse de Stockman, sa
démarche saccadée, son cou tendu en avant et ses mains impé-
rieuses, tous signes distinctifs d'un homme d'action. »
« Mais si l'on n'a pas la chance de posséder cette spontanéité,
que faut-il faire ? » demandai-je à Tortsov.
« Ce qu'il faut faire ? Vous souvenez-vous de la pièce
d'Ostrovski, La Forêt, où Pierre explique à Axioucha la meilleure
façon de se conduire afin de n'être pas reconnus au cours de leur
fuite ? Il lui dit : “Abaisse une paupière – tu auras l'air d'être
borgne !”
« Il n'est pas difficile de déguiser son aspect extérieur. Je me
souviens qu'une chose de ce genre m'est arrivée ; j'avais un ami
que je connaissais bien, il parlait d'une voix basse et profonde, il
portait ses cheveux longs, sa barbe épaisse et ses moustaches en
broussaille. Un beau jour, sans crier gare, il fit couper ses che-
veux, raser sa barbe et ses moustaches. Il émergea de là-dessous
avec des traits menus, un menton fuyant, et des oreilles décollées.
Je le rencontrai sous ce nouvel aspect à un dîner de famille, chez
des amis. On nous plaça face à face, à table, et nous bavardâmes.
À qui me fait-il donc penser ? ne cessai-je de me répéter, sans me
rendre compte qu'il me faisait penser à lui-même. Il avait en
outre déguisé sa voix de basse et il n'utilisait pour parler que les
tons les plus aigus. Ceci se poursuivit pendant la moitié du repas,
et je lui parlai comme à un inconnu.
« Voici un autre cas. Une très jolie femme que je connaissais
fut piquée à la bouche par une abeille. Sa lèvre était enflée et sa
bouche complètement déformée. Ceci ne changea pas seulement
son aspect au point de la rendre méconnaissable, mais aussi sa
prononciation. Je la rencontrai par hasard et je lui parlai plusieurs
minutes avant de m'apercevoir qu'il s'agissait d'une amie intime. »
Tout en décrivant ces expériences personnelles, Tortsov se mit
à cligner d'un œil d'une manière quasi imperceptible, comme s'il

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avait été affligé d'un orgelet interne. En même temps, il ouvrait


l'autre œil tout grand, en relevant très haut le sourcil. Tout ceci
était fait de telle sorte que même ceux qui étaient tout près de lui
pouvaient ne pas le remarquer. Néanmoins, ce léger changement
de physionomie produisait un effet étrange. C'était, bien entendu,
toujours Tortsov qui était là, mais il était différent. On ne pouvait
plus avoir confiance en lui. On sentait tout à coup de la bassesse,
de la ruse, de la grossièreté, défauts bien éloignés de son caractère
véritable. C'est seulement lorsqu'il cessa de jouer avec ses yeux
qu'il redevint notre bon vieux Tortsov. Mais dès qu'il se remettait
à cligner d'un œil, la mesquine petite ruse réapparaissait, chan-
geant toute sa personnalité.
« Vous rendez-vous compte », nous dit-il, « qu'à l'intérieur je
reste le même et que je continue à parler en mon nom personnel,
sans me préoccuper de savoir si mon œil cligne ou non, si mon
sourcil se relève ou s'abaisse ? S'il fallait que j'attrape un tic et que
je me mette à loucher malgré moi, ma personnalité n'en serait pas
changée pour autant, et je continuerais à être normal et naturel.
Pourquoi devrais-je changer “à l'intérieur” à cause d'un léger stra-
bisme ? Je suis le même, que mes yeux soient ouverts ou fermés,
que mes sourcils soient relevés ou abaissés.
« Ou bien supposons que je sois piqué par une abeille, comme
ma belle amie, et que ma bouche soit déformée. »
Aussitôt, Tortsov, avec un réalisme extraordinaire, tira sa
bouche du côté droit, de telle sorte que sa prononciation fut
complètement changée.
« Voici une déformation extérieure qui attaque non seulement
mon visage, mais encore ma prononciation », continua-t‑il en uti-
lisant ce mode d'élocution radicalement nouveau. « Cette défor-
mation atteint-elle ma personnalité et mes réactions naturelles ?
Dois-je nécessairement cesser d'être moi-même ? Ni la piqûre de
l'abeille, ni la déformation artificielle et voulue de ma bouche ne
doivent influencer ma vie intérieure d'être humain. Et que dire
d'une claudication ? (Il se mit à boîter.) Ou de la paralysie des
bras ? (Instantanément, il perdit le contrôle des siens.) Ou d'une
bosse dans l'épaule ? (Sa colonne vertébrale réagit immédiatement,
le rendant bossu.) Ou d'une façon exagérée de mettre les pieds en

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dehors ou en dedans ? (Tortsov marcha d'abord d'une façon, puis


de l'autre.) Ou d'une position incorrecte des mains et des bras,
trop en avant ou trop en arrière du corps ? (Il illustra ceci.) Toutes
ces bagatelles externes peuvent-elles avoir quelque influence sur
mes sentiments, sur mes rapports avec les autres hommes, ou sur
l'aspect physique de mon rôle ? »
Il était stupéfiant de voir avec quelle aisance, quelle simplicité,
quelle absence d'affectation, Tortsov parvenait à illustrer instan-
tanément toutes les incommodités physiques auxquelles il avait
fait allusion : claudication, paralysie, bosse, diverses positions des
pieds, des mains, des bras.
« Et que de remarquables tours on peut accomplir, d'une
manière purement extérieure, avec la voix ! On peut transformer
complètement la personne jouant un rôle, rien qu'en changeant
son débit, sa prononciation, en particulier en ce qui concerne
les consonnes. Bien entendu, il faut que la voix soit parfaite-
ment posée et entraînée avant de penser à lui faire subir des
déformations, sinon, il est impossible de la maintenir un certain
temps dans son registre le plus élevé ou le plus bas. Pour ce qui
est de la prononciation, au contraire, il est plus difficile de la
déformer, surtout celle des consonnes : tirez votre langue en
arrière, raccourcissez-la (Tortsov le fit tout en continuant à par-
ler) et vous obtiendrez une élocution particulière, rappelant
quelque peu la façon anglaise de traiter les consonnes. Ou bien
allongez-la, poussez-la un peu en avant des dents (il se mit à le
faire) et vous obtiendrez un zézaiement stupide qui, une fois
bien étudié et développé, pourra convenir à un rôle comme
celui de l'Idiot.
« Ou bien encore, essayez de placer votre bouche dans des
positions inusitées, et vous découvrirez toutes sortes de façons de
parler. Par exemple, vous voulez représenter un Anglais affligé
d'une lèvre supérieure très courte et d'une mâchoire de rongeur,
proéminente. Faites-vous une lèvre supérieure courte et montrez
plus vos dents. »
« Mais comment peut-on faire ça ? » demandai-je en essayant
moi-même de le faire, sans succès.

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VERS LA CONSTRUCTION PHYSIQUE DU PERSONNAGE

« Comment le faire ? C'est très simple », répondit Tortsov en


tirant son mouchoir de sa poche. Il frotta ses dents supérieures de
devant, ainsi que ses gencives et l'intérieur de sa lèvre supérieure.
Caché derrière son mouchoir, il releva sa lèvre qui resta collée à la
gencive sèche, de telle sorte que lorsqu'il enleva son mouchoir,
nous fûmes tous étonnés de voir sa lèvre si courte et ses dents si
longues.
Cet artifice purement extérieur suffisait à nous cacher sa per-
sonnalité habituelle et familière : devant nous se tenait l'Anglais
dont il venait de parler. Nous avions l'impression que Tortsov
était complètement changé ; sa prononciation, sa voix étaient nou-
velles, ainsi d'ailleurs que sa tenue, sa marche, ses mains, ses
jambes. Et ce n'était pas tout. Son entière psychologie semblait
modifiée. Et cependant, Tortsov n'avait procédé à aucune trans-
formation intérieure. Une seconde plus tard, il abandonna le jeu
de sa lèvre supérieure et se remit à parler normalement. Puis il
reprit son mouchoir, assécha sa lèvre et ses gencives, et redevint
Anglais une fois de plus.
Tout cela était intuitif. Ce fut seulement lorsque nous eûmes
discuté, et établi le fait, que Tortsov voulut bien admettre le phé-
nomène. Ce ne fut pas lui qui nous l'expliqua, mais nous qui lui
dîmes combien toutes les caractéristiques qui apparaissaient à la
surface intuitivement étaient adéquates et complétaient le portrait
du gentleman à la lèvre trop courte et aux dents trop longues. Et
tout cela était le résultat d'un simple artifice extérieur.
Après avoir approfondi ses propres sensations internes, après
avoir étudié tout ce qui se passait dans sa pensée, Tortsov reconnut
que, malgré lui, il avait subi l'influence, dans sa propre psycholo-
gie, d'une impulsion imperceptible dont l'analyse immédiate lui
paraissait difficile.
Un fait assuré, néanmoins, était que les facultés internes répon-
daient en écho à l'image externe qu'il avait créée, et s'y ajustaient,
puisque le langage qu'il employait n'était pas son langage habi-
tuel, bien qu'il continuât à exprimer des pensées personnelles.
Ainsi, au cours de cette leçon, Tortsov nous avait démontré
d'une façon bien vivante que l'on peut construire l'aspect extérieur

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

du personnage de deux façons : ou bien par intuition, ou bien par


des moyens purement techniques, mécaniques, extérieurs.
Mais comment trouver le « truc » juste ? C'était là un nouveau
problème propre à m'intriguer et à me troubler. Cette chose-là
pouvait-elle s'apprendre ? Fallait-il l'imaginer ? Fallait-il la copier
fidèlement sur la vie réelle ? Ou bien trouvait-on cela accidentel-
lement ? Ou bien dans les livres, en étudiant l'anatomie ?
« La réponse », expliqua Tortsov, « c'est qu'il faut employer
toutes ces manières d'approcher le personnage. Chaque acteur
construit son personnage à sa manière, en se servant de son propre
fonds, des observations qu'il a pu faire sur les autres ; il prend ce
dont il a besoin dans la vie réelle ou imaginaire, selon sa propre
intuition, selon ce qu'il a pu apprendre en s'examinant ou en
examinant ses semblables. Il tire des enseignements de sa propre
expérience de la vie et de l'expérience de ses amis. Les tableaux,
les gravures, les dessins, les livres, les histoires, les romans, un
simple incident de la vie quotidienne : tout cela a une valeur. Le
seul impératif auquel il doit obéir, c'est qu'il ne doit jamais, au
cours de ses recherches, purement extérieures, perdre son propre
“moi” intérieur. Maintenant, je vais vous dire ce que nous allons
faire lors de la prochaine leçon : nous allons organiser une
mascarade. »
Cette proposition provoqua un étonnement général.
« Chaque élève », reprit-il, « devra préparer l'aspect extérieur
d'un personnage, s'en revêtir, et nous le présenter. »
« Une mascarade ? Quel genre de personnages ? »
« Aucune importance ! Choisissez ce que vous voudrez : un mar-
chand, un Persan, un soldat, un Espagnol, un aristocrate, un
moustique, une grenouille. N'importe quoi, pourvu que vous ayez
envie de le faire et que cela vous fasse plaisir. Les costumes et le
matériel de maquillage du théâtre seront mis à votre disposition.
Allez ! Choisissez des vêtements, des perruques, des maquillages, à
votre fantaisie. »
Cette annonce provoqua tout d'abord la consternation géné-
rale, puis une vive discussion s'engagea entre les élèves, devenus
pleins de curiosité. Finalement nous fûmes bientôt tous très inté-
ressés et excités. Chacun de nous commença à penser à quelque

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VERS LA CONSTRUCTION PHYSIQUE DU PERSONNAGE

chose, à imaginer quelque chose, à prendre des notes, à tracer des


dessins jalousement cachés, en fonction d'un portrait, d'un cos-
tume, d'un maquillage.
Seul, Gricha, comme à son habitude, resta froid et indifférent
à l'affaire.
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Chapitre II

LE COSTUME DU PERSONNAGE

Aujourd'hui, la classe entière a envahi les grandes réserves à


costumes du théâtre, dont l'une se trouve au-dessus du foyer et
au-dessous de la salle.
En moins d'un quart d'heure, Gricha avait choisi ce qu'il lui
fallait et avait disparu. Quelques-uns de nos autres camarades ne
mirent guère plus de temps que lui à se décider. Seuls, Sonia et
moi nous restâmes, incapables de nous prononcer.
Il faut dire que Sonia est une jeune femme assez « flirt », aussi
ses regards étaient-ils sollicités de toutes parts au milieu de tant
de jolies robes, et sa tête devait-elle être dans un vertige. Quant à
moi, je restais incertain de ce que je désirais représenter, et j'espé-
rais qu'une heureuse inspiration finirait par me visiter.
En examinant avec soin tout ce que l'on me présentait, j'espé-
rais tomber sur un costume qui me suggérerait une image pou-
vant provoquer en moi quelque résonance.
Enfin mon attention fut attirée par une vieille jaquette toute
simple. Elle était faite d'un tissu remarquable, tel que je n'en avais
jamais vu auparavant : une sorte d'étoffe grisâtre, verdâtre, couleur
de sable, qui semblait fanée et parsemée de taches et de poussière
mêlée à de la cendre. J'eus le sentiment qu'un homme vêtu de
cette jaquette aurait l'air d'un fantôme. À regarder ce vêtement,
j'éprouvai une sorte de nausée quasi imperceptible, en même
temps qu'une sorte de sens quelque peu terrifiant d'une destinée
néfaste.

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

Si je pouvais arriver à trouver un chapeau, des gants, des sou-


liers poussiéreux ; si je pouvais composer un maquillage et ajuster
une perruque dans les tons et les nuances de cette étoffe ; dans les
grisâtres, les verdâtres, les jaunâtres, fanés et indécis ; j'obtiendrais
un effet sinistre et cependant, dans une certaine mesure, familier.
Quant à dire exactement quel effet ce serait, je ne pouvais pas
encore le déterminer.
Les surveillants de la réserve mirent de côté la jaquette que
j'avais choisie et me promirent de chercher les accessoires assor-
tis : souliers, gants, chapeau haut de forme, ainsi qu'une perruque
et une barbe. Mais je n'étais pas satisfait et je continuai à fouiller
jusqu'à la dernière minute, jusqu'à ce que l'aimable habilleuse
vienne me dire qu'il fallait qu'elle se prépare pour la représenta-
tion du soir.
Il ne me restait plus rien à faire que partir sans être parvenu à
une décision précise, ne laissant en réserve que la jaquette tachée.
Énervé, troublé, je quittai le magasin en emportant avec moi
la question : quelle était la personnalité que je devrais revêtir en
même temps que je revêtirais cette vieille jaquette délabrée ?
À partir de ce moment, et jusqu'à l'heure fixée pour la masca-
rade, qui devait avoir lieu trois jours plus tard, quelque chose se
déroula en moi : je n'étais plus moi-même, dans le sens habituel
du mot. Ou, pour être plus précis, je n'étais plus seul à l'intérieur
de moi-même, mais en compagnie de quelqu'un d'autre que je
recherchais vainement.
J'existais, ma vie normale continuait à se dérouler, mais cepen-
dant quelque chose m'empêchait de me donner pleinement à
cette vie normale. Quelque chose troublait mon existence habi-
tuelle. Je me sentais divisé en deux. Je regardais les choses qui
m'entouraient avec attention, mais il me semblait que je ne pou-
vais aller jusqu'au bout de mon attention. Il me semblait que tout
restait vague et que j'étais incapable d'aller au fond des choses.
Mes pensées également étaient indécises et n'allaient pas jusqu'au
bout d'elles-mêmes. J'écoutais, mais seulement d'une oreille dis-
traite. Je sentais les choses, mais partiellement. La moitié de mon
énergie et de mes capacités d'homme avait en quelque sorte dis-
paru, et cette perte sapait ma force, mes facultés et mon pouvoir

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LE COSTUME DU PERSONNAGE

d'attention. Je devenais incapable de mener à bien les choses que


j'entreprenais. Je sentais qu'il était nécessaire d'accomplir quelque
chose de la plus haute importance, mais aussitôt un nuage se
posait sur ma conscience, je cessais de comprendre quel geste je
devais faire ensuite, j'étais inquiet et divisé. C'était un état bien
fatigant et pénible à subir ! Cet état pesa sur moi pendant trois
longs jours sans désemparer, et pendant tout ce temps, la ques-
tion de savoir qui je devais représenter à la mascarade resta sans
réponse.
Finalement, dans la nuit, je m'éveillai brusquement et tout fut
clair. Cette seconde vie que j'avais menée parallèlement à la
mienne propre était une vie secrète, subconsciente. C'est dans le
cadre de cette vie-là que se déroulait le travail de recherche menant
à cet homme étrange dont j'avais trouvé les vêtements.
Toutefois, cette illumination ne dura pas longtemps. Elle s'éva-
nouit comme elle était venue, et je restai dans mon lit, me retour-
nant de droite et de gauche, irrésolu et sans sommeil. C'était
comme si j'avais oublié quelque chose que je ne pouvais pas
retrouver, dont je ne pouvais pas me souvenir. C'était un état
pénible, et cependant, si un magicien était venu m'offrir de l'effa-
cer, je ne suis pas sûr du tout que j'aurais accepté cette délivrance.
Et voici une autre chose étrange que je découvris en moi-
même : je me sentais convaincu que je ne trouverais pas l'image
de la personne que je recherchais. Malgré cela, je continuai ma
recherche. Ce n'est pas par hasard que chaque fois que, durant
ces trois jours, je passais devant une boutique de photographe, je
regardais avec attention les portraits exposés dans la vitrine, en
essayant de deviner qui ils représentaient, qui étaient les origi-
naux. Vous pouvez demander : Pourquoi ne pas être entré dans
la boutique, pourquoi ne pas avoir demandé à examiner les piles
de vieilles photos dont ces boutiques sont pleines ? Dans les bou-
tiques de brocanteurs, on peut encore trouver des quantités de
vieilles photos, poussiéreuses et crasseuses. Pourquoi ne pas faire
usage de tels matériaux ? Pourquoi ne pas examiner chaque détail
l'un après l'autre ? Mais je me contentais indolemment de feuille-
ter le plus petit paquet de photos, et j'ignorais nonchalamment le
reste, de crainte de me salir les mains.

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

Que se passait-il en moi ? Comment peut-on expliquer cette


inertie ? Cette sensation de personnalité divisée ? Je crois que tout
cela venait d'une inconsciente mais ferme conviction, ancrée en
moi, selon laquelle le gentleman poussiéreux, avec sa veste moi-
sie, viendrait tôt ou tard à la vie pour me venir en aide. « Inu-
tile de chercher : il vaut mieux ne pas chercher l'homme à la
jaquette moisie. » Voilà sans doute ce que me soufflait une voix
intérieure.
Il y avait aussi d'étranges moments, qui se répétèrent deux ou
trois fois : j'étais en train de marcher le long de la rue, et tout à
coup, tout devenait clair à mon esprit ; je m'arrêtais pile, afin
d'essayer de saisir le plus possible de ce qui m'arrivait… une
seconde passait, puis une autre, et il me semblait que je devenais
capable de sonder des profondeurs… puis plusieurs secondes
s'écoulaient, et ce qui s'était élevé à la surface, à l'intérieur de moi-
même, plongeait de nouveau et disparaissait, et je me retrouvais
plein de perplexité.
Une autre fois, je me surpris marchant d'une allure incertaine,
arythmique, tout à fait étrangère à ma nature, et dont j'eus du
mal à me débarrasser.
La nuit, quand je ne pouvais trouver le sommeil, je me mettais
à frotter mes paumes d'une manière particulière. « Qui donc se
frotte les mains de cette façon-là ? » me demandais-je sans pouvoir
répondre. « Je sais seulement qu'il a des mains petites, étroites,
froides, humides, avec des paumes rouges, très rouges. Très désa-
gréable de serrer une main de ce genre, toute blette et sans os…
Qui est-ce ? Qui est-ce donc ? »
J'étais encore dans cet état de division interne, d'incertitude et
de recherche incessante d'une chose qu'il m'était impossible de
trouver, lorsque j'entrai dans la loge collective où nous allions
tous revêtir nos costumes et nous maquiller, car on ne nous avait
pas donné de loges individuelles. Le brouhaha et le vacarme des
conversations rendaient difficile toute tentative de concentration.
Cependant, je sentis que ce moment de ma première « investi-
ture » de cette jaquette moisie, ainsi que la prise de possession de
la barbe et de la perruque gris-jaunâtre, et de tous les autres
accessoires, tout cela avait pour moi une importance extrême.

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LE COSTUME DU PERSONNAGE

Seules ces choses matérielles pouvaient encore me pousser sur la


voie de ce que je cherchais inconsciemment. C'est là que j'avais
placé mes derniers espoirs.
Mais autour de moi, tout concourait à me troubler. Gricha,
installé à la table voisine, était déjà maquillé en Méphistophélès.
Il était déjà vêtu d'un costume espagnol noir, éblouissant, et pro-
voquait des gémissements d'envie chez tous ceux qui le voyaient.
D'autres étaient pliés en deux de rire à la vue de Vania qui, afin
de se transformer en vieillard, avait couvert son visage enfantin
d'une multitude de rides, si bien qu'il ressemblait à une carte
géographique. Pour ma part, j'étais prodigieusement agacé par
Paul, parce qu'il s'était contenté tout bonnement de revêtir le
costume banal et l'allure générale d'un dandy.
Assurément, le résultat était surprenant, car personne ne s'était
jamais douté qu'à l'intérieur de ses vêtements habituels, trop
grands et flottants, il dissimulait une silhouette élégante et des
jambes bien faites et droites.
Léo nous amusa tous en se livrant à une nouvelle tentative
pour se transformer en aristocrate. Bien entendu, cette tentative
était un échec, comme d'habitude, mais il était impossible de ne
pas s'incliner devant sa persévérance. Son maquillage soigné, sa
barbe proprement taillée, ses souliers à hauts talons qui ajou-
taient quelques pouces à sa taille, tout cela faisait qu'il semblait
plus élégant, plus mince, et lui donnait un air de cérémonie. Sa
démarche prudente, due sans doute à la hauteur inusitée de ses
talons, lui donnait une grâce qu'on ne lui trouvait pas habituelle-
ment dans la vie quotidienne. Vasya, lui aussi, nous fit rire, mais
en même temps conquit notre approbation par sa hardiesse. Lui
que nous considérions comme un acrobate agile, un danseur de
ballet, un orateur d'opéra, il avait conçu l'idée de dissimuler sa
personnalité sous la longue redingote-jupe d'un marchand mos-
covite, avec de larges revers, un gilet à fleurs, un ventre rebondi,
des cheveux et une barbe « à la Russe ».
Notre loge collective retentissait d'exclamations, exactement
comme si nous avions été une compagnie de jeunes amateurs se
préparant à une représentation : « Ma parole je ne t'aurais pas
reconnu ! Non, ce n'est pas toi ça ? Stupéfiant ! Eh bien ça, je

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LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE

n'aurais pas cru que tu étais capable de ça ! » et ainsi de suite


indéfiniment.
Ces exclamations me rendaient fou. Et les remarques qui
s'adressaient à moi me décourageaient complètement : « Il y a
quelque chose qui ne va pas… Je ne vois pas très bien ce que tu
veux représenter ? Qui est-ce ? Je ne comprends pas. Quel est donc
ce personnage ? »
C'était insupportable pour moi d'entendre toutes ces questions
et d'être incapable d'y répondre. Qui essayais-je de représenter ?
Comment diable l'aurais-je su moi-même ? Si j'avais été capable
de le deviner, j'aurais été le premier à le dire.
J'aurais volontiers expédié le maquilleur dans le trente-sixième
dessous. Avant qu'il ne soit venu transformer mon visage en un
visage standard de blond pâle, j'avais senti que j'allais peut-être
enfin trouver la piste de mon identité secrète. Un léger frisson me
traversa lorsque j'endossai lentement le vieux costume, lorsque
j'ajustai la perruque, lorsque je collai la barbe et les moustaches.
Si seulement j'avais été seul dans la loge, loin de tout ce bruit
j'aurais sûrement compris qui était ce mystérieux étranger qui
m'habitait. Mais le bourdonnement des conversations et le caque-
tage m'empêchaient de rentrer en moi-même et de saisir cette
chose incompréhensible qui s'agitait dans mon âme.
Enfin, ils s'en allèrent tous sur le plateau du théâtre-école, afin
d'être inspectés par Tortsov. Je restai seul, assis dans la loge, com-
plètement prostré, impuissant devant le miroir qui me renvoyait
mon visage de théâtre inerte et sans expression. J'étais profondé-
ment convaincu de mon échec. Je décidai de ne pas me présenter
au directeur et d'enlever tout de suite mon costume et mon
maquillage. Il fallait pour cela que je m'enduise le visage d'une
horrible crème verdâtre baptisée démaquillant. Je plongeai le
doigt dedans et je commençai à m'enduire le visage. Et… je conti-
nuai à frotter. Toutes les couleurs de mon maquillage devinrent
floues, comme sur une aquarelle inondée. Mon visage devint
verdâtre-grisâtre-jaunâtre, comme pour donner le contre-chant à
la couleur de ma jaquette. Il devenait difficile de distinguer où se
trouvaient mon nez, mes yeux, mes lèvres. J'étalai la même crème
verdâtre sur ma barbe et sur mes moustaches, puis enfin sur toute

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Dossier : flam368965_3b2_V11 Document : ConstructionPersonnage_368965
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LE COSTUME DU PERSONNAGE

ma perruque. Les cheveux formèrent, agglutinés, des mottes… et


soudain, comme si j'avais été pris de quelque fièvre, je me mis à
trembler, mon cœur se mit à battre plus vite. J'arrachai mes faux
sourcils, je me poudrai le visage sans aucune précaution, j'étalai
du verdâtre sur le dos de mes mains et du rose sur les paumes… Je
tirai sur les pans de ma jaquette, serrai ma cravate, tout cela avec
des gestes rapides et sûrs, car cette fois je savais qui je représentais
et quel genre d'homme c'était.
Avec mon chapeau haut de forme posé selon un angle quelque
peu désinvolte, je pris soudain conscience du style de mon panta-
lon parfaitement coupé, qui avait dû autrefois être particulière-
ment élégant, bien qu'il fût maintenant usé jusqu'à la corde. Je
m'arrangeai pour conformer mes jambes aux faux plis du panta-
lon, en tournant les pieds légèrement en dedans. Ceci me donna
des jambes particulièrement ridicules. Avez-vous déjà remarqué
comme les jambes de certaines gens sont ridicules ? J'ai toujours
éprouvé un sentiment d'aversion pour les gens affligés de jambes
de ce genre. En ce qui me concerne, cette position « en dedans »,
inhabituelle, semblait raccourcir ma taille et changer considérable-
ment ma démarche. Pour quelque obscure raison, l'ensemble de
mon corps prenait une légère tendance à pencher vers la droite.
Tout ce qui me manquait, c'était une canne. J'en trouvai une
abandonnée non loin de moi et je m'en emparai, bien qu'elle ne
fût pas exactement le genre de canne que je souhaitais assortir à
mon personnage. Il me fallait encore autre chose : une plume d'oie
à poser derrière mon oreille ou à serrer entre mes dents. J'envoyai
un garçon de course me chercher cet accessoire et, en l'attendant,
je me mis à marcher de long en large, sentant toutes les parties de
mon corps, mes traits, mon expression de visage, se placer et
s'installer selon un ordonnancement nouveau. Après avoir marché
autour de la loge deux ou trois fois, d'une démarche incertaine et
inégale, je jetai un regard au miroir et je ne me reconnus pas.
Depuis la dernière fois que je m'étais regardé, une nouvelle trans-
formation s'était produite en moi.
« C'est lui ! C'est bien lui ! » m'écriai-je, incapable de retenir la
joie qui me suffoquait. « Si seulement cette sacrée plume d'oie
pouvait arriver, que j'aille enfin sur le plateau ! »

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TABLE DES MATIÈRES

Note du traducteur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Préface. Une grande aventure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Chapitre I. Vers la construction physique du personnage 19


Chapitre II. Le costume du personnage . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Chapitre III. Personnages et types . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Chapitre IV. Rendons le corps expressif . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Chapitre V. Plasticité du mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Chapitre VI. Retenue et contrôle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Chapitre VII. Diction et chant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Chapitre VIII. Intonations et pauses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Chapitre IX. Accentuation. Le mot expressif. . . . . . . . . . . . 177
Chapitre X. La perspective dans la construction
du personnage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
Chapitre XI. Tempo-rythme et mouvement . . . . . . . . . . . . 213
Chapitre XII. Le tempo-rythme du langage. . . . . . . . . . . . . 255
Chapitre XIII. Le charme scénique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
Chapitre XIV. Vers une éthique théâtrale . . . . . . . . . . . . . . 281
Chapitre XV. Perspective du chemin parcouru. . . . . . . . . . 301
Chapitre XVI. Quelques conclusions à propos de l'art
de l'acteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321

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