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Laurent Nicolas
Borges et l’infini
Introduction
I
l est impossible de ne pas s’égarer dans la complexité du monde
de Borges, de ne pas être aspiré dans les abîmes de sa raison.
L’infini, thème majeur de son œuvre, revêt dans ses nouvelles des
formes multiples: en effet, comment représenter l’irreprésentable, si ce
n’est en multipliant encore et encore les images, les constructions. Et
Borges, plus que tout autre, était conscient de l’énormité du travail.
Alors, abandonnant à Joyce, Cervantes ou Homère la fastidieuse et im-
possible tâche d’écrire une œuvre totale, il cherche à créer “l’infini le
plus court possible”. Pari fou? Il le justifie lui–même dans “Le miroir et
le masque”. Résumons cette nouvelle.
Au lendemain d’une bataille, le Grand Roi demande au poète de rédi-
ger en un an un poème à sa gloire:
Le délai expiré, qui compta épidémies et révoltes, le poète présenta
son panégyrique. Il le déclama avec une sûre lenteur, sans un coup
d’oeil au manuscrit. (...). Quand le poète se tut, le Roi parla.
– Ton œuvre mérite mon suffrage. C’est une autre victoire. Tu as
donné à chaque mot son sens véritable et à chaque substantif
l’épithète que lui donnèrent les premiers poètes. Il n’y a pas dans tout
le poème une seule image que n’aient employée les classiques. (...) Si
toute la littérature de l’Irlande venait à se perdre – omen absit – on
pourrait la reconstituer sans rien en perdre avec ton ode classique. 1
declamó con lenta seguridad, sin una ojeada al manuscrito. El Rey lo iba aprobando
con la cabeza. Todos imitaban su gesto, hasta los que agolpados en las puertas, no
descifraban una palabra. Al fin el Rey habló.
—Acepto tu labor. Es otra victoria. Has atribuido a cada vocablo su genuina acep-
ción y a cada nombre sustantivo el epíteto que le dieron los primeros poetas. No hay
en toda la loa una sola imagen que no hayan usado los clásicos. (…) Si se perdiera
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toda la literatura de Irlanda —omen absit— podría reconstruirse sin pérdida con tu
clásica oda” (OC 3: 45–46).
2 “y el poeta retornó con su códice, menos largo que el anterior. No lo repitió de
memoria; lo leyó con visible inseguridad, omitiendo ciertos pasajes, como si él mis-
mo no los entendiera del todo o no quisiera profanarlos. La página era extraña. No
era una descripción de la batalla, era la batalla. (...) La forma no era menos curiosa.
Un sustantivo singular podía regir un verbo plural. Las preposiciones eran ajenas a
las normas comunes (…) .
— Ésta [oda] supera todo lo anterior y también lo aniquila. Suspende, maravilla y
deslumbra. (…) Como prenda de nuestra aprobación, toma esta máscara de oro”
(OC 3:46).
3 “El aniversario volvió. Los centinelas del palacio advirtieron que el poeta no traía
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courant les routes de cette Irlande qui fut son royaume, et qu’il n’a ja-
mais redit le poème.4
Ces trois poèmes symbolisent trois tentatives de représentation de
l’infini. Le premier, l’ode classique, tente de rendre à l’identique ce que
les anciens ont écrit. L’infini est contenu dans cette impossible quête
d’absolu, de perfection. La littérature classique possède un sens, et ce
sens est unique. Il faut alors tenter de s’en approcher, rendre avec
d’autres mots la même signification. Comme pour Almotasim, une vie
humaine n’y suffirait pas. On ne peut que répéter, sans jamais égaler,
tendre sans fin vers cette perfection. Copier rappelle le cycle, le cercle;
la quête sans fin, la limite asymptotique vers une droite. Le cercle et la
droite seront les deux premiers modèles géométriques qui conduiront
cette étude.
Le deuxième poème fait immédiatement penser à Joyce, à l’œuvre
chaotique, ouverte. Le chaos, frontière de deux absolus, l’ordre et le
désordre, trouve naturellement sa place ici. Nous verrons comment
Borges crée le désordre avec l’ordre, comment, grâce au chaos, un texte
peut avoir une infinité de sens.
Les questions soulevées par le troisième poème, le poème–ligne,5 sont à
la fois d’ordre philosophique et linguistique. Le langage infini et pour-
tant fini est au centre de ce problème. C’est certainement ici
qu’apparaît le génie de Borges: “créer l’infini le plus court possible”.
Les mathématiques enfin ouvrent une dimension supplémentaire à
l’incontournable scission entre l’infini potentiel et l’infini actuel. Loin
de plaquer une théorie scientifique sur un texte littéraire, nous nous
bornerons à remarquer des analogies frappantes (si frappantes que le
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1. La ligne droite
6 “Aquiles corre diez veces más ligero que la tortuga y le da una ventaja de diez me-
tros. Aquiles corre esos diez metros, la tortuga corre uno; Aquiles corre ese metro, la
tortuga corre un decímetro; Aquiles corre ese de´cimetro, la tortuga un milímetro;
Aquiles Piesligeros el milímetro, la tortuga un décimo de milímetro y así infinita-
mente, sin alcanzarla…” (OC 1: 254).
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7 “A cada uno de los muros de cada hexágono corresponden cinco anaqueles; cada
anaquel encierra treinta y dos libros de formato uniforme; cada libro es de cuatrocien-
tas diez páginas; cada página, de cuarenta renglones, cada renglón, de unas ochenta
letras de color negro. También hay letras en el dorso de cada libro; esas letras no indi-
can o prefiguran lo que dirán las páginas” (OC 1: 466
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8 Este pensador observó que todos los libros, por diversos que sean, constan de ele-
mentos iguales: el espacio, el punto, la coma, las veintidós letras del alfabeto. Tam-
bién alegó un hecho que todos los viajeros han confirmado: No hay, en la vasta Biblio-
teca, dos libros idénticos. De esas premisas incontrovertibles dedujo que la Biblioteca
es total y que sus anaqueles registran todas las posibles combinaciones de los veinti-
tantos símbolos ortográficos (número, aunque vastísimo, no infinito) o sea todo lo
que es dable expresar: en todos los idiomas (OC 1: 467).
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9 “Cuando se proclamó que la Biblioteca abarcaba todos los libros, la primera impre-
sión fue de extravagante felicidad. (…) Otros, inversamente, creyeron que lo pri-
mordial era eliminar las obras inútiles. Invadían los hexágonos, exhibían credencia-
les no siempre falsas, hojeaban con fastidio un volumen y condenaban anaqueles
enteros: a su furor higiénico, ascético, se debe la insensata perdición de millones de
libros. Su nombre es execrado, pero quienes deploran los “tesoros” que su frenesí
destruyó, negligen dos hechos notorios. Uno: la Biblioteca es tan enorme que toda
reducción de origen humano resulta infinitesimal. Otro: cada ejemplar único,
irreemplazable, pero (como la Biblioteca es total) hay siempre varios centenares de
miles de facsímiles imperfectos: de obras que no difieren sino por una letra o por
una coma.” (OC 1: 468–469)
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ment à l’infinité de l’univers qui est totalement dans le tout, mais non
dans les parties que nous pouvons y comprendre. (67–68).
Ces deux exemples font partie de la longue liste des procédés que Bor-
ges utilise pour donner à son lecteur une sensation d’infini. Il joue ici
sur deux registres: la culture présupposée du lecteur (allusion à Pascal
qui décrivait l’infini de l’univers), et sa raison (le catalogue). En effet,
c’est un raisonnement qui nous fait comprendre le gigantisme de la Bi-
bliothèque, par l’intermédiaire du catalogue. Non seulement son déten-
teur obtient des pouvoirs infinis (ou “presque infinis”), mais encore, la
Bibliothèque est si grande qu’elle “se permet” (pour autant que l’on
puisse prêter des intentions anthropomorphiques à un objet déifié) de
placer des centaines de milliers de catalogues plus ou moins exacts.
Borges est passé maître dans cette discipline, à tel point que le lecteur
ne sait plus si la Bibliothèque est réellement finie. Au fait, l’est–elle
vraiment? Nous verrons que ce n’est pas si sûr.
Contrairement à la crainte et à l'éffroiement de Pascal, Giordano Bruno
ne se sent pas écrasé par l’infinité des espaces qui nous entourent. Il y
voit plutôt une source d’émerveillement, de jubilation. Cette euphorie
de la sensation de l’infini (qui a peut–être causé sa perte face à
l’inquisition (Dieu devait alors être craint)) apparaît chez Borges dans
ce que nous pouvons appeler “la relativité de la perception”. Ainsi,
dans sa nouvelle “Le Miracle secret” la jubilation est provoquée para-
doxalement par un fait tragique. Jaromir Hladik, écrivain tchèque, est
arrêté par les forces du troisième Reich. Son exécution est fixée au 29
mars. Durant dix jours, son esprit, que l’urgence rend plus lucide, plus
rapide, va l’entraîner dans un tourbillon infini. Paniqué par la peur de
mourir, par les circonstances de sa mort,
il mourut des centaines de morts dans des cours dont les formes et les
angles épuisaient la géométrie, mitraillé par des soldats variables, en
nombre changeant, qui tantôt le tuaient de loin, tantôt de très près. 10
Absurde en effet l’espoir d’épuiser toutes les variantes du futur.
D’autant plus que l’écrivain ne dispose que d’un temps limité. C’est là
que joue la perception: le temps dont il dispose, fini pour les autres, est
pour lui infini:
Misérable dans la nuit, il essayait de s’affirmer en quelque sorte dans
la substance fugitive du temps. Il savait que celui–ci se précipitait
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1.3. L’accumulation
Nous venons de voir comment Borges réussissait à faire paraître infi-
nies des portions d’espace (la Bibliothèque) ou de temps (le sursis du
condamné) qui sont en fait finis. Il a utilisé les principes du très grand
(du trop grand) et la “représentation panique”, selon l’expression de
Clément Rosset. Il ne s’est néanmoins pas limité aux relations de
l’infini avec l’homme, mais s’est aussi intéressé à sa dimension ontolo-
gique. Autant les premières représentations étaient subjectives (liées à
l’individu qui découvre), autant l’infini en soi peut être objectif.
Reprenons la définition de l’infini potentiel. “Ce qui est effectivement
fini” impose la création d’un substrat susceptible de s’accroître à
l’infini. Ce substrat peut prendre, nous le verrons, les formes de
l’accumulation et de la juxtaposition (dans le cas des réels possibles).
Enfin, l’accroissement, l’ouverture de la liste à l’infini sont rendus pos-
sibles par ce que nous appellerons le “flou”.
La liste (ou l’accumulation) apparaît chez Borges sous des formes di-
verses et présentes dans toute son œuvre. Pour commencer, un thème
cher à Borges: le rêve. Sa cécité alliée à l’anamnèse quotidienne de ses
rêves ont provoqué une intrusion de l’onirique dans le réel. Il semble
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12“De El Sur, que es acaso mi mejor cuento, básteme prevenir que es posible leerlo
como directa narración de hechos novelescos y también de otro modo” (OC 1: 483).
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13 “Debo prevenir al lector que las páginas que traslado se buscarán en vano en el
Libellus (1615) de Adán de Bremen, que, según se sabe, nació y murió en el siglo xi.
Lappenberg las halló en un manuscrito de la Bodleiana de Oxford y las juzgó, dado
el acopio de pormenores circunstanciales, una tardía interpolación, pero las publicó,
a título de curiosidad en sus Analecta Germanica (Leipzig, 1894). El parecer de un
mero aficionado argentino vale muy poco; júzguelas el lector como quiera. Mi ver-
sión española no es literal, pero es digna de fe.
Escribe Adán de Bremen: (…) A estas noticias generales agregaré la historia de mi
diálogo con el islandés Ulf Sigurdarson, hombre de graves y medidas palabras. (…)
El hombre dijo: —Soy de estirpe de skald… (OC 3: 48–49).
14“Los años pasan y son tantas las veces que he contado la historia que ya no sé si la
recuerdo de veras o si sólo recuerdo las palabras con que la cuento” (OC 3: 44).
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15“Alguna vez, los senderos de ese laberinto convergen: (…) pero en uno de los pa-
sados posibles usted es mi enemigo, en otro, mi amigo” (OC 1: 478).
16 “vi interminables ojos inmediatos escrutándose en mí como en un espejo” (OC 1: 625).
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2. Le Cercle
Nous venons de voir comment Borges créait ses accumulations, ses lis-
tes dont la logique –ou l’absence de logique– lui permet de perdre son
lecteur, de le faire évoluer dans un univers aux facettes infinies. Il ar-
rive néanmoins que certaines de ces facettes soient identiques. C’est
notamment le cas lorsqu’une même action s’accomplit plusieurs fois,
lorsque l’histoire se répète. On se trouve alors dans une symbolique de
la circularité, du cycle, de l’éternel recommencement.
Pourtant, le cercle est souvent qualifié d’”élément fini par excellence”
(Monnoyeur 14). C’est justement ce qui fait son intérêt en littérature. Sa
mise en œuvre comme procédé stylistique s’avère plus facile que celle
de l’accumulation. Si l’aspect fini du cercle autorise une utilisation lit-
téraire, il permet aussi la création de ces jeux d’esprit dont Borges est si
friand. C’est la raison pour laquelle presque toutes ses nouvelles com-
portent ce qu’on peut appeler un “bouclage final”. Cette formule dési-
gne le renversement que Borges produit systématiquement dans les
dernières lignes de ses nouvelles, en quelques phrases, voire en quel-
ques mots.
Une première façon de nier une nouvelle fut souvent utilisée dans des
romans policiers. Nombreuses sont les histoires où l’on découvre à la
fin que le narrateur est en fait le meurtrier. Ce procédé était déjà utilisé
pour Œdipe. Il est en effet troublant de penser que le meurtrier que le
roi de Thèbes fait traquer n’est autre que lui–même, Œdipe, parricide
et incestueux. Œdipe n’était pas conscient de cette unicité du meurtrier
et du roi. Dans “La forme de l’épée”, le narrateur sait parfaitement
qu’il est le traître qu’il dit avoir démasqué. Toute la nouvelle raconte
l’histoire de ce traître que le lecteur prend jusqu’à la dernière ligne
pour l’ennemi du narrateur. Celui–ci, balafré, explique comment il a
mutilé le traître en lui donnant un coup de sabre au visage. Avant que
le lecteur ait le temps que comprendre cette inversion, il l’explique:
Ne voyez–vous pas que la marque de mon infamie est écrite sur ma
figure? Je vous ai raconté l’histoire de cette façon pour que vous
l’écoutiez jusqu’à la fin. J’ai dénoncé l’homme qui m’avait protégé: je
suis Vincent Moon. Maintenant, méprisez–moi.17
A cet instant, puisque la nouvelle est finie, le lecteur, laissé libre de pen-
ser, se trouve obligé, si ce n’est de relire le texte, au moins de se le re-
mémorer, de façon à rétablir la vérité: inverser totalement les jugements
de valeur du narrateur sur le traître, et même imaginer brutalement ce
que peut ressentir un homme qui démontre son infamie. Le bouclage
final a donc pour effet de faire sentir, avec une intensité très supérieure à
celle d’une explication directe, le remords ou l’humiliation du traître.
Mais surtout, il oblige le lecteur à relire la nouvelle, ou à la repenser
complètement. Borges démontre ainsi qu’un même texte peut être lu
plusieurs fois avec des significations différentes (ici, elles sont opposées).
Une nouvelle qui se nie, même partiellement, comme “La forme de
l’épée”, constitue tout de suite une sorte de paradoxe du même type que
celui du menteur: se nier revient immédiatement à nier sa négation,
donc à ne plus se nier, et ainsi de suite à l’infini. Borges semble avoir re-
fusé cette solution de facilité, il répugnait aux paradoxes trop faciles.
Dans “Les trois versions de Judas” nous sommes en présence d’un
double bouclage. Borges commence par égarer le lecteur sur une fausse
piste. Il se propose de nous expliquer la théorie de Nils Runeberg, dont
le nom évoque déjà les runes nordiques, l’ésotérisme... Voici comment
il le présente:
18 “En el Asia Menor o en Alejandría (…) Nils Runeberg hubiera dirigido, con singu-
lar pasión intelectual, uno de los conventículos gnósticos” (OC 1: 514).
19 “En cambio, Dios le deparó el siglo XX y la ciudad universitaria de Lund. Ahí, en
1904, publicó la primera edición de Kristus och Judas” (OC 1: 514).
20 “El orden inferior es un espejo del orden superior.” (OC 1: 515)
21“Pensó que la felicidad, como el bien, es un atributo divino y que no deben usur-
parlo los hombres” (OC 1: 516).
22 “Dios totalmente se hizo hombre hasta la infamia, hombre hasta la reprobación y
el abismo. Para salvamos, pudo elegir cualquiera de los destinos que traman la per-
pleja red de la historia; pudo ser Alejandro o Pitágoras o Rurik o Jesús; eligió un
ínfimo destino: fue Judas” (OC 1: 517).
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23“Si nuestras previsiones no yerran, de aquí a cien años alguien descubrirá los cien
tomos de la Segunda Enciclopedia de Tlön. Entonces desaparecerán del planeta el
inglés y el francés y el mero español. El mundo será Tlön” (OC 1: 443).
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24“Yo no hago caso, yo sigo revisando en los quietos días del hotel de Adrogué una
indecisa traducción quevediana (que no pienso dar a la imprenta) del Urn Burial de
Browne” (OC 1: 443).
25 “No quería componer otro Quijote – lo cual es fácil– sino el Quijote” (OC 1: 446).
26“’Mi empresa no es difícil, esencialmente’ (…) ‘Me bastaría ser inmortal para lle-
varla a cabo’” (OC 1: 447).
27“Menard (acaso sin quererlo) ha enriquecido mediante una técnica nueva el arte
detenido y rudimentario de la lectura: la técnica del anacronismo deliberado y de las
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La boucle est bouclée. Nous pouvons à nouveau lire des textes “comme
si” leur auteur les avait écrits! Une remarque cependant. Borges semble
obsédé par l’idiotie du réel, au sens de Clément Rosset: “idiotès, idiot, si-
gnifie simple particulier, unique” (42). Il entend par là que deux choses
identiques ne peuvent exister dans l’univers. Dans “La parabole du pa-
lais”, Borges montre un poète qui parvient à composer un poème qui
contient tout un palais, dans ses plus infimes détails. Aussitôt, le palais
disparaît car il ne peut exister simultanément deux choses identiques.
On peut alors penser que l’état auquel on revient à la fin de “Ménard”
restera toujours distinct du point de départ. Le “comme si” prend ici
toute son importance. La lecture au second degré du livre de madame
Bachelier ne peut pas être la même qu’au premier degré, car on se
place à un niveau différent de lecture. La figure symbolique qui
s’impose ici est plutôt la spirale que le cercle, car on s’écarte légèrement
du point de départ après un tour.
atribuciones erróneas. Esa técnica de aplicación infinita nos insta a recorrer la Odisea
como si fuera posterior a la Eneida y el libro Le jardín du Centaure de Madame Henri
Bachelier como si fuera de Madame Henri Bachelier” (OC 1: 450).
28 “Yo suelo regresar eternamente al Eterno Regreso” (OC 1: 393).
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ges. Elle provoque une répétition de l’histoire, et impose donc une nou-
velle narration des histoires.
“La rencontre” met explicitement en scène deux hommes dans un scé-
nario de répétition de l’histoire. Dans une propriété du Nord, douze
hommes sont invités. Dans une vitrine se trouve une collection d’armes
blanches. Une altercation éclate entre deux convives:
Je ne sais qui ouvrit la vitrine. Maneco Uriarte chercha l’arme la plus
voyante et la plus grande, celle en forme de U; Duncan, presque par
hasard, prit un couteau à manche de bois, avec un petit dessin sur la
lame. 29
Les deux hommes sortent se battre; Duncan s’effondre, mort. “L’acte
qu’il [Uriarte] venait de commettre le dépassait”. On apprend alors que
les armes qu’ils ont choisies “presque par hasard” appartenaient à
deux ennemis jurés. “Ils se cherchèrent pendant longtemps, sans jamais
se trouver”.
Ce n’est pas Maneco Uriarte qui tua Duncan; ce furent les armes qui
combattirent, et non les hommes.
(...) Les choses durent plus que les hommes. Qui peut savoir si cette
histoire est terminée, qui peut savoir si ces armes ne se retrouveront
pas un jour? 30
Les armes servent ici de moyen à l’histoire pour se répéter. Car cette
répétition nécessite un lien entre le passé et le présent. Ce lien peut être
le totem des sociétés archaïques, une idole ou, comme ici, une arme.
L’histoire du duel est finalement toujours la même: c’est le symbole
argentin de la mort glorieuse (le tango n’est–il pas un duel?). Borges la
racontera sous différentes formes, nouvelles, poèmes, textes de tango.
Ici apparaît un paradoxe tout à fait borgesien. Dans “Le miracle se-
cret”, lorsque Hladik condamné obtient de Dieu un délai pour terminer
son roman, la reprise du temps linéaire signifie la mort:
Il termina son drame: il ne lui restait plus qu’à décider d’une seule
épithète. Il la trouva; la goutte d’eau glissa sur sa joue. Il commença
un cri affolé, remua la tête, la quadruple décharge l’abattit. 31
29 “No sé quién abrió la vitrina. Maneco Uriarte buscó el arma más vistosa y más
larga, la del gavilán en forma de U; Duncan, casi al desgaire, un cuchillo de cabo de
madera, con la figura de un arbolito en la hoja” (OC 2: 416–417).
30“Maneco Uriarte no mató a Duncan; las armas, no los hombres, pelearon. (…) Las
cosas duran más que la gente. Quién sabe si la historia concluye aquí, quién sabe si
no volverán a encontrarse“ (OC 2: 419).
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3. Le chaos
Les deux thèmes précédents étaient fondés sur des figures géométri-
ques (la droite et le cercle) qui, bien que fondamentalement différentes,
sont ordonnées. Elles sont en effet localisées dans l’espace, donc par-
faitement définies. Or, nous avons vu que l’ordonnancement de ces
figures géométriques était souvent malmené par Borges lorsqu’il sou-
haitait créer le flou. Ce flou apparaît parfois comme une absence de
logique (le paradoxe des dates dans “Undr”), mais nous allons voir que
Borges fait souvent référence à cette négation de la logique qu’est le
chaos, non plus comme moyen (pour perdre le lecteur), mais comme
sujet d’étude.
33 Dans Le pendule de Foucault, Umberto Eco semble se plier à cette option: “C’est une
illusion moderne de croire que le temps est une succession linéaire et orientée, qui
va de A vers B. Il peut aussi aller de B vers A, et l’effet produit la cause... Amparo
(...) est l’origine mystérieuse de ce qui a contribué à la créer” (225).
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34Les fractales sont un état intermédiaire entre l’ordre et le désordre, comme le la-
byrinthe borgesien est “une tentative de représentation de la ``transition entre le
chaos et l’ordre’’ (Bellour 64).
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35“Sabía las formas de las nubes australes del amanecer del treinta de abril de mil
ochocientos ochenta y dos y podía compararlas en el recuerdo con las vetas de un libro
en pasta española que sólo había mirado una vez y con las líneas de la espuma que un
remo levantó en el Río Negro la víspera de la acción del Quebracho” (OC 1: 488).
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36 “No lo había escrito, porque lo pensado una sola vez ya no podía borrársele. (…)
En lugar de siete mil trece, decía (por ejemplo) Máximo Pérez; en lugar de siete mil
catorce, El Ferrocarril; otros números eran Luis Melián Lafinur, Olimar, azufre, los bas-
tos, la ballena, el gas, la caldera, Napoleón, Agustín de Vedia. En lugar de quinientos,
decía nueve” (OC 1: 489).
37 “Le dije que decir 365 era decir tres centenas, seis decenas, cinco unidades; análi-
sis que no existe en los “números” El Negro Timoteo o manta de carne. Funes no me
entendió o no quiso entenderme” (OC 1: 489).
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38“Me llamó la atención que la página par llevara el número (digamos) 40.514 y la im-
par, la siguiente, 999. La volví; el dorso estaba numerado con ocho cifras“ (OC 3: 69).
39 “Si un eterno viajero la atravesara en cualquier dirección, comprobaría al cabo de los
siglos que los mismos volúmenes se repiten en el mismo desorden (que, repetido, sería
un orden: el Orden). Mi soledad se alegra con esa elegante esperanza” (OC 1: 471).
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écriture
ordre inhérent à l’auteur ⇒ désordre apparent
suggestion du texte
désordre apparent ⇒ désordre véritable
assimilation du lecteur
désordre véritable ⇒ ordre infiniment
complexe
Cet ordre infiniment complexe, que nous avons appelé ordre supérieur
est à la base de l’œuvre chaotique, chez Joyce en particulier.
bétude” (Rosset 12). Il erre, ivre, et son chemin n’est dirigé que par le
hasard. Son errance est sans ordre ni sens. Rosset l’oppose au labyrin-
the, figure borgesienne par excellence: “dans le labyrinthe, il y a un
sens, plus ou moins introuvable et invisible, mais dont l’existence est
certaine” (17). Paradoxalement, ses divagations le conduisent à la mort,
comme si le destin et le hasard s’unissaient. Selon Rosset: “le ‘n’im-
porte comment’ coïncide exactement avec le ‘pas du tout n’importe
comment mais bien de cette façon–ci’”(13).
L’indétermination poussée à son paroxysme conduit à une détermina-
tion absolue. Voyons comment Borges obtient et explique le même pa-
radoxe, dans “La loterie à Babylone”.
La loterie symbolise ici le hasard. Lors de son invention, elle paraît
normale à nos yeux: ce n’est qu’un simple jeu. Mais son évolution la
rend monstrueuse:
Une réforme fut tentée: l’intercalation d’un petit nombre de chances
adverses dans la liste des nombres favorables. Désormais, les acheteurs
de rectangles numérotés avaient la double chance de gagner une cer-
taine somme ou de payer une amende parfois considérable. 40
Les amendes sont bientôt remplacées par des jours de prison. La Com-
pagnie de loterie acquiert alors sa “toute–puissance (...), sa valeur ecclé-
siastique, métaphysique”. Enfin, elle détient la totalité du pouvoir:
Les conséquences étaient incalculables [pour le joueur]. Un coup heu-
reux pouvait entraîner sa promotion au concile des mages, ou
l’emprisonnement d’un ennemi notoire ou intime, ou la découverte,
dans la ténèbre pacifique de la chambre, de la femme qui commence à
nous inquiéter ou que nous n’espérions plus revoir; un coup malheu-
reux pouvait appeler sur lui la mutilation, l’infamie variée, la mort. Par-
fois un acte unique – l’assassinat public de C, la mystérieuse apothéose
de B – venait génialement résumer un grand nombre de tirages. 41
La vie de tous les hommes de Babylone se trouve déterminée par la lote-
rie, “infusion périodique du chaos dans le cosmos”. Donc, par le hasard!
l’ensemble des combinaisons de tous les mots, pourrait être infini. Or,
ce dernier ensemble, qui contient tout ce qu’il est possible d’exprimer,
reste borné.
Dans “La Bibliothèque de Babel”, le nombres des combinaisons de tou-
tes les lettres, donc tout ce qu’il est possible d’exprimer dans toutes les
langues, est calculable, donc fini. Quels que soient les efforts des hom-
mes, la forme d’une œuvre restera finie. Ainsi en est–il de l’Odyssée.
“L’immortel” dispose d’un temps infini. Pour lui, “l’impossible était de
ne pas composer, au moins une fois, l’Odyssée” (OC 1: 541). Face à un
temps infini, la forme finie de l’ode rend celle–ci dérisoire.
Cette limitation du langage est encore plus sensible dans les rapports
que ce dernier entretient avec le réel, son objet de représentation. La
description du réel est, en effet, impossible. Il restera toujours une dif-
férence entre l’objet décrit et le texte décrivant. Comme l’écrit Rosset,
“c’est le sort le plus général du réel que d’échapper au langage, et le
sort le plus général du langage que de manquer le réel” (142).
On peut relier cette affirmation à l’idiotie du réel que nous avons déjà
rencontrée. Borges l’a illustrée dans “La parabole du palais”. Un poète
parvient à créer un poème incroyable:
Le poème contenait, entier et minutieux, l’immense palais avec ses
célèbres porcelaines, chaque dessin de chaque porcelaine, les ombres
et les lumières des crépuscules et chaque instant malheureux ou heu-
reux des glorieuses dynasties de mortels, de dieux et de dragons qui
y vécurent depuis l’interminable passé. Les assistants se turent, mais
l’empereur s’écria: “Tu m’as volé mon palais”, et l’épée de fer du
bourreau moissonna la vie du poète.
D’autres racontent l’histoire autrement. Dans le monde, il ne saurait
y avoir deux choses égales. Il a suffi, disent–ils, que le poète prononce
le poème pour que le palais disparaisse, comme aboli et foudroyé par
la dernière syllabe. 43
Cette considération suffit à expliquer l’impossibilité de la représenta-
tion. Plutôt que de chercher à lutter contre cette interdiction ontologi-
43“…en el poema estaba entero y minucioso el palacio enorme, con cada ilustre por-
celana y cada dibujo en cada porcelana y las penumbras y las luces de los crepúscu-
los y cada instante desdichado o feliz de las gloriosas dinastías de mortales, de dio-
ses y de dragones que habitaron en él desde el interminable pasado. Todos callaron,
pero el Emperador exclamó: ¡Me has arrebatado el palacio! y la espada de hierro del
verdugo segó la vida del poeta.
Otros refieren de otro modo la historia. En el mundo no puede haber dos cosas igua-
les; bastó (nos dicen) que el poeta pronunciara el poema para que desapareciera el
palacio, como abolido y fulminado por la última sílaba” (OC 2: 179–180).
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toutes les idées, toutes les formes esthétiques. Dans cette optique, cha-
que livre peut être lu un nombre infini de fois, de façon à s’approcher
de plus en plus du sens intime et ultime du texte. Selon Foucault:
Le langage (...) se donne pour tâche de restituer un discours absolu-
ment premier mais il ne peut l’énoncer qu’en l’approchant, en es-
sayant de dire à son propos des choses semblables à lui, et en faisant
naître ainsi à l’infini, les fidélités voisines et similaires de
l’interprétation. (89)
La littérature moderne, dans laquelle s’inscrivent les nouvelles de Bor-
ges, débouche dans une démarche similaire, mais procède d’un prin-
cipe différent: on peut lire à nouveau un tel livre pour y chercher, cette
fois, non plus une seul sens qui reste toujours à découvrir, mais une
autre signification toujours nouvelle.
Notons qu’une fois encore, Borges nous conduit à penser en termes de
cycles, mais aussi à ne pas oublier que ces cycles ne sont pas parfaits,
qu’un “décalage” se produit toujours. Ce décalage est précisément à
l’origine de l’infinitude de la Bibliothèque. Elle n’est plus ici infinie car
périodique, mais réellement infinie, car elle peut être lue et relue sans
que jamais un même livre ne dise deux fois la même chose.
On peut contester ce point de vue, en affirmant avec Eco que “théori-
quement, cette réaction [l’évocation de nouvelles interprétations à cha-
que relecture] est illimitée; [qu’] en fait, elle s’interrompt lorsque la
forme cesse d’être pour nous stimulante” (Œuvre 57). Mais Borges
place ses nouvelles dans le domaine de la spéculation intellectuelle, et
ne se rapproche de la réalité pratique que lors du bouclage final. Ainsi,
la dernière phrase de “La Bibliothèque de Babel”: “Ma solitude se
console à cet élégant espoir”. Il ne croit finalement pas à la justification
qu’il donne de la Bibliothèque. Néanmoins, ces quelques mots ne suffi-
sent pas à convaincre le lecteur que la Bibliothèque n’est pas infinie.
Relecture et réécriture sont intimement liées. Comme nous l’avons re-
marqué au cours de l’étude du cercle, l’écriture classique utilise le
même procédé de recommencement. Puis est apparue la limitation du
langage qui “manque le réel”, toute écriture devient alors une tentative
d’approcher le réel, tentative perdue d’avance, à cause de laquelle le
livre “fait semblant” de finir, comme l’écrit Eco. Grâce à cet impossible
mot de la fin, le langage prend
la dimension absolument ouverte d’un langage qui ne peut plus
s’arrêter, parce que, jamais enclos dans une parole définitive, il
n’énoncera sa vérité que dans un discours futur, tout entier consacré
à dire ce qu’il aura dit; mais ce discours lui–même ne détient pas le
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45“… me bastó saber que la poesía de los urnos consta de una sola palabra para em-
prender su busca y el derrotero que me conduciría a su tierra” (OC 3: 49).
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Dans les autres nouvelles, le signe restait inconnu. Dans “Le miroir et
le masque” par exemple, il devait être tu, sa connaissance constituait
déjà l’ultime péché. Borges s’interdit de le dire et le lecteur pouvait su-
pposer son existence, ou bien ne pas y croire.
Dans “Undr”, il n’y a plus de péché, Borges ose écrire le mot merveil-
leux. En effet, le mot en soi n’est pas sacré, le lecteur non initié ne com-
prendra pas son véritable sens. Il est obligé d’accepter (sans la compren-
dre) la valeur infinie du mot “Undr”. Le seul moyen dont il dispose alors
pour relier l’aspect magique du mot à celui, prosaïque, qu’il connaissait,
est de prendre en compte la recherche qu’a effectuée le héros de la nou-
velle. Cette recherche l’a conduit, en effet, à créer l’infrastructure, le sys-
tème de conventions dans lequel, naturellement, le mot viendra se pla-
cer, pour y acquérir sa dimension totale, infinie. Sans ce système, le lec-
teur ne perçoit que l’aspect réduit, banal, du mot “Undr”.
La pouvoir quasi infini de condensation du signe s’associe, chez Bor-
ges, à sa non–articulation.
Un signe linguistique a une fonction syntagmatique lorsqu’il est placé
en relation avec d’autres mots (l’axe syntagmatique s’assimile à la syn-
taxe grammaticale). Or, l’infini actuel est dit catégorématique, c’est–à–
dire qui “signifie seul”, a–syntagmatique. Il ne peut donc plus être
question ici d’infini potentiel. Une fois les conventions établies, le Signe
se suffit à lui–même; si sa valeur est infinie, elle est actuellement infi-
nie, instantanément infinie:
Je réfléchis que, même dans les langages humains, il n’y a pas de
propositions qui ne suppose l’univers entier. Dire “le tigre”, c’est dire
les tigres qui l’engendrèrent, les cerfs et les tortues qu’il dévora,
l’herbe dont se nourrissent les cerfs, la terre qui fut la mère de
l’herbe, le ciel qui donna le jour à la terre. Je réfléchis encore que,
dans le langage d’un dieu, toute parole énoncerait cet enchaînement
infini de faits, et non pas d’un mode implicite, mais explicite, et non
pas une manière progressive, mais instantanée .46
Cette réflexion, tirée de “L’Ecriture de Dieu” met en évidence la si-
multanéité des images, des références du signe magique. Heureuse-
ment, cette propriété du langage a ses limites. Si tout mot signifiait
46 “Consideré que aun en los lenguajes humanos no hay proposición que no implique
el universo entero; decir el tigre es decir los tigres que lo engendraron, los ciervos y
tortugas que devoró, el pasto de que se alimentaron los ciervos, la tierra que fue ma-
dre del pasto, el cielo que dio luz a la tierra. Consideré que en el lenguaje de un dios
toda la palabra enunciaría esa infinita concatenación de los hechos, y no de un modo
implícito, sino explícito, y no de un modo progresivo, sino inmediato” (OC 1: 598).
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47“no sé qué inspiración o qué exultación o qué tedio me hizo mentar la cicatriz”
(OC 1: 491).
48 “antes o después, orillamos el ciego paredón de una fábrica o de un cuartel” (OC
1: 492).
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49“El libro incluye trece relatos. El número es casual o fatal –aquí las dos palabras son
estrictamente sinónimas– y no mágico” (Libro de Arena, quatrième de couverture).
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50 “Con minucioso amor lo soñó, durante quatorce lúcidas noches” (OC 1: 453).
51“Dice otras cosas viles y menciona que hace catorce noches que no se purifica con
bosta de búfalo” (OC 1: 425).
52 “Es verdad que no salgo de mi cas, pero también es verdad que sus puertas (cuyo
número es infinito) están abiertas día y noche a los hombres y también a los anima-
les” (OC 1: 569).
53 “El original dice catorce, pero sobran motivos para inferir que, en boca de Aste-
54“Cuentan con los dedos uno, dos, tres, cuatro, muchos; el infinito empieza en el
pulgar” (OC 2: 453).
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55 “es el símbolo de los números transfinitos, en los que el todo no es mayor que
alguna de las partes” (OC 1: 627).
56 “un dialecto samoyedo–lituano del guaraní, con inflexiones de árabe clásico.
También se descifró el contenido: nociones de análisis combinatorio, ilustradas por
ejemplos de variaciones con repetición ilimitada” (OC 1: 467).
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des propriétés les mieux établies de nos concepts lorsque ceux–ci af-
frontent l’infini. (Sebestik 175)
Quelques notions sont peut–être à préciser. Une bijection est une rela-
tion entre deux ensembles qui, à chaque élément du premier, fait co-
rrespondre un unique élément du second. L’axiome du tout et de la
partie, quant à lui, peut se résumer ainsi: “le tout est plus grand que la
partie”. S’il paraît évident, c’est que la définition du mot “grand” est
imprécise. Pour s’en persuader, il suffit de considérer un ensemble in-
fini, car il contredit cet axiome. Le tout n’est pas plus grand que la partie.
Ces paradoxes de la réflexivité furent étudiés par Bolzano. Ils sont fon-
dés sur le fait que l’existence d’une bijection entre deux ensembles im-
pose qu’ils aient le même nombre d’éléments. Or, si on applique ceci à
deux segments de droite, [0, 1] et [0, 2], la bijection (f(x)=2x) impose
que les deux segments possèdent autant de points. Donc le nombre de
points du segment [1, 2] est égal à zéro! Ce résultat absurde prouve que
les ensembles infinis ne suivent pas cette propriété d’égalité des cardi-
naux, ou que la notion même de cardinal n’a pas de sens.
Puisque le principe de l’égalité des cardinaux de deux ensembles mis
en bijection n’a pas pu être remis en question, Dedekind a proposé la
définition suivante d’un ensemble infini: “C’est un ensemble E tel qu’il
y ait une bijection de E sur une de ses parties” ( 7).
Cette définition résout artificiellement tous les paradoxes de la réflexi-
vité. Elle ouvre aussi une nouvelle voie de recherche, puisqu’il n’est
plus utile d’étudier le nombre d’éléments d’un ensemble pour savoir
s’il est ou non fini, mais il suffit de comparer sa structure et celle d’une
de ses parties. En effet, si les structures d’un ensemble et d’une de ses
parties sont suffisamment similaires pour que l’on puisse les appeler
“isomorphes” (même forme), cela revient exactement à prouver
l’existence de cette bijection qui prouve l’infinitude de l’ensemble. Ce
résultat peut se comprendre intuitivement. Si une partie et un ensem-
ble ont des structures isomorphes, la partie doit posséder une sous–
partie avec laquelle elle soit en bijection. Donc la partie et la sous–
partie sont elles–mêmes isomorphes et on peut itérer le processus indé-
finiment. Ceci prouve qu’il existe une infinité de sous–parties de
l’ensemble incluses les unes dans les autres. Ces sous–parties sont tou-
tes non vides car l’isomorphie d’une étape à l’autre interdit que l’une
d’entre elles soit vide. Cet ensemble est donc infini.
Nous verrons dans le prochain paragraphe qu’il est vraisemblable que
Borges la connaissait (ou qu’il a eu une intuition géniale), et qu’il l’a
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Cet objet monstrueux a une surface infinie et un volume nul. Il est nul
du point de vue volumique, infini du point de vue de la surface. Il est
donc raisonnable de lui assigner une dimension comprise strictement
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6. Labyrinthes et fractalité
57 “La monstruosité que Borges fait circuler dans son énumération consiste (...) en
ceci que l’espace commun des rencontres s’y trouve lui–même ruiné (...). Où peu-
vent–ils [les animaux] se juxtaposer sinon dans le non–lieu du langage? (...)
L’absurde ruine le et de l’énumération en frappant d’impossibilité le en où se répar-
tiraient les choses énumérées. Borges n’ajoute aucune figure à l’atlas de l’impossible;
il ne fait jaillir nulle part l’éclair de la rencontre poétique; il esquive seulement la
plus discrète des nécessités; il soustrait l’emplacement, le sol muet où les êtres peu-
vent se juxtaposer” (Foucault 20–21).
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que une sorte de mise en abyme des structures des sous–parties les
unes dans les autres.
Un tel isomorphisme, au sens strict du mot, est impossible à mettre en
place en littérature, pour la simple raison que le texte devrait avoir une
longueur infinie. De plus, un texte qui ne serait que la tentative de créa-
tion d’une bijection ne serait plus un texte littéraire, mais une sorte de
démonstration mathématique. C’est au lecteur qu’échoit le rôle
d’expliquer ces analogies de structures. L’œuvre de Borges présente un
enjeu supplémentaire, puisqu’elle cherche un effet d’infini par le biais
de la concision.
L’auteur semble s’être limité à une forme approximative de l’analogie de
structures, mais il est certain que son intention était de créer ces simili-
tudes. Sans aller jusqu’à affirmer qu’il a tenté une représentation litté-
raire des mathématiques, il semble avoir eu l’intuition de ce qu’il fallait
mettre en place pour faire sentir à son lecteur le vertige de l’infini.
Commençons par étudier “Le thème du traître et du héros”. Un conspi-
rateur irlandais, Fergus Kilpatrick, est assassiné la veille de la libération
de son pays. Son petit–fils, Ryan, écrit sa biographie:
Ryan (...) découvre que l’énigme dépasse le domaine purement poli-
cier. Kilpatrick fut assassiné dans un théâtre (...). D’autres facettes de
l’énigme inquiètent Ryan. Elles sont de caractère cyclique: elles sem-
blent reproduire ou combiner des faits de régions lointaines, d’âges
lointains. 58
Il est alors expliqué que ce n’est pas une répétition de l’histoire, mais
une répétition historique de la littérature. En fait, Kilpatrick a trahi sa
cause, et sa mort est une gigantesque mise en scène. Ainsi, sa mort se-
rait celle d’un héros, dans des circonstances tragiques, propres à mar-
quer la mémoire populaire (ses derniers faits et gestes sont en fait co-
piés sur des pièces de Shakespeare).
Kilpatrick fut abattu dans un théâtre, mais c’est la ville entière qui
servit de théâtre, les acteurs furent légion, et le drame couronné par
sa mort embrassa un grand nombre de jours et de nuits. 59
58 “Ryan (…) descubre que el enigma rebasa lo puramente policial. Kilpatrick fue
asesinado en un teatro (…). Otras facetas del enigma inquieta a Ryan. Son de carác-
ter cíclico: parecen repetir o combinar hechos de remotas regiones, de remota eda-
des” (OC 1: 496).
59“Kilpatrick fue ultimado en un teatro, pero de teatro hizo también la entera ciu-
dad, y los actores fueron legión, y el drama coronado por su muerte abarcó muchos
días y muchas noches” (OC 1: 497).
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cette nuit qui se trouve au milieu des 1001 Nuits, quand la reine
Schéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à ra-
conter textuellement l’histoire des 1001 Nuits, au risque d’arriver de
nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte, et ainsi à l’infini.62
Cette référence aux 1001 Nuits donne la clé de la nouvelle: c’est vérita-
blement un texte labyrinthique au deuxième degré (composé de laby-
rinthes) que Borges a mis en place. On peut remarquer aussi que les
guillemets ouverts à la première page ne sont pas refermés à la fin de la
nouvelle. Est–ce une “distraction magique du copiste”, ou une volonté
de Borges de laisser le lecteur dans une sorte d’univers parallèle, entre
le réel et l’irréel? Or, cette partie de la nouvelle, l’allusion à Schéhéra-
zade, nous invite à rechercher les rapports du tout et de la partie. En
outre, le reste de la nouvelle traite de labyrinthes emboîtés, et l’histoire
elle–même a pour centre un texte construit comme un labyrinthe. On
obtient donc en résumé:
nouvelle 1001 Nuits partie
(livre de
Ts’ui Pên)
structure labyrinthe de le tout dans la partie labyrinthe
labyrinthes
thème le labyrinthe rechercher le tout le labyrinthe
dans la partie
62 “Recordé también esa noche que está en el centro de las 1001 Noches, cuando la
reina Shaharazad (por una mágica distracción del copista) se pone a referir textual-
mente la historia de las 1001 Noches, con riesgo de llegar otra vez a la noche en que
la refiere, y así hasta el infinito” (OC 1: 477).
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Faire une allusion à un autre texte (Les 1001 Nuits) a permis à Borges de
créer une métaphore de sa nouvelle, mais on peut remarquer que ses
textes se citent parfois, c’est–à–dire que le narrateur parle de la nou-
velle elle–même. En un mot, on s’approche du métarécit.
Nous avons déjà étudié “Les trois versions de Judas”, où l’on apprend
un secret qui n’est connu de personne. Ceci nous avait amené à remettre
en question l’existence même de la nouvelle, par un jeu d’auto–négation.
Nombreuses sont les nouvelles qui, au contraire, se justifient dans
l’histoire même qu’elles relatent. On peut citer ainsi “la Bibliothèque de
Babel”: “cette inutile et prolixe épître que j’écris existe déjà dans l’un des
trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones –
et sa réfutation aussi”.63 On a affaire à un effet de réel emboîté, en ce que
la preuve de l’existence du texte se situe dans le texte (sa négation aussi).
On a à nouveau une relation entre le tout et la partie, et chacun de ces
deux ensembles a besoin de l’autre pour “exister”. Cette nouvelle forme
de mise en abyme utilise une position méta de la nouvelle.
Cette littérature qui “parle d’elle–même” est utilisée dans “Examen de
l’œuvre d’Herbert Quain”. Borges y présente un auteur inventé, mais
dont les thèmes de prédilection (les labyrinthes, le temps régressif, etc.)
prouvent qu’il est un analogon de l’auteur argentin. De plus, Borges
nous explique que l’une des nouvelles du recueil, “Les ruines circulai-
res”, est extraite d’un livre d’Herbert Quain. Cette distance lui permet
de parler plus librement de sa propre œuvre. Comme cette nouvelle
fait partie de l’œuvre de Borges, on peut bien parler à son propos de
métanouvelle.
Or, à propos de la littérature, Borges écrit:
Il [Quain] affirmait que, des divers bonheurs que peut procurer la litté-
rature, le plus élevé était l’invention. Puisque tout le monde n’est pas
capable de ce bonheur, beaucoup de gens devront se contenter de si-
mulacres. C’est pour ces “écrivains imparfaits”, qui sont légion, que
Quain rédigea les huit récits du livre Statements. Chacun d’eux préfi-
gure ou promet un bon argument volontairement gâché par l’auteur. 64
63“Esta epístola inútil y palabrera ya existe en uno de los treinta volúmenes de los cinco
anaqueles de uno de los incontables hexágonos –y también su refutación” (OC 1: 470).
64 “Afirmaba también que de las diversas felicidades que puede ministrar la literatura,
la más alta era la invención. Ya que no todos son capaces de esa felicidad, muchos
habrán de contentarse con simulacros. Para esos “imperfectos escritores”, cuyo nom-
bre es legión, Quain redactó los ocho relatos del libro Statements. Cada uno de ellos
prefigura o promete un buen argumento, voluntariamente frustrado por el autor”
(OC 1: 464).
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Il faut donc partir du principe que les livres de Quain (et donc ceux de
Borges) ont une valeur supérieure à celle que l’on pourrait y trouver. Si
l’auteur a gâché ses arguments, il appartient au lecteur de rechercher ce
que l’auteur a négligé de dire. De plus, ceci nous est présenté de façon
à plaire au lecteur: Borges ferait–il preuve d’humilité, en refusant
d’écraser son public sous le poids de ses thèses, l’étendue de sa cultu-
re? Etait–il en fait un véritable génie, le plus grand écrivain que la terre
ait porté? C’est en tout cas ce qu’il tente de nous faire croire dans cette
nouvelle. Faut–il le croire?
Borges s’est approché ici de la métanouvelle, et son but inavoué était
de repousser encore les limites de son œuvre. Non seulement il tente
toujours de donner une dimension infinie à ses textes, mais en plus, il
affirme que tout ne se trouve pas dans ses textes, que l’essentiel n’est
pas dit. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion.
puisque que tout est dit, parler n'est–il pas “tomber dans la tautologie”,
c'est–à–dire utiliser des mots qui n'ont plus de sens parce que, juste-
ment, ils ont tous les sens de l’univers ? Puisque Borges met en avant la
caractéristique totalisante du langage, l'étude de sa structure nous ren-
voie à celle de l'univers entier: “même dans les langages humains, il n'y
a pas de proposition qui ne suppose l'univers entier”.73 Or qu'est–ce
que l'univers selon Borges, si ce n'est le contenant du contenant, la bi-
bliothèque? Ce bouclage provoque l’identité absolue de la structure du
tout, la bibliothèque, avec sa composante la plus infime, le mot, voire la
lettre. La bibliothèque borgesienne possède, ainsi, l’une des caractéris-
tiques fondamentales des fractales, l’autosimilarité.
Dans la seule figure de la bibliothèque, tous les archétypes borgesiens
de l’infini se retrouvent, se superposent. Il y a l’accumulation des diffé-
rents niveaux (bibliothèque, livre, mot...), le bouclage qui renvoie le
dernier niveau au premier, le chaos qui naît de la complexité croissante
du labyrinthe de labyrinthes... et enfin le rôle déterminant du langage.
Quel que soit le niveau, (la bibliothèque, le livre, le mot) il est possible
de se perdre dans un labyrinthe qui sera toujours de la même forme,
mais dont l’issue ne sera jamais entièrement à notre portée.
Laurent Nicolas
Paris
Bibliographie
Bellour, Raymond. “Les mots–images”. Le magazine littéraire 259 (nov. 1988).
Biard, Joël. “Logique et physique de l’infini au 14ème siècle”. Infini des mathématiciens,
infini des philosophes, ed. Françoise Monnoyeur. Paris: Belin, 1992.
Borges, Jorge Luis. El libro de arena. Buenos Aires: Emecé, 1975.
Borges, Jorge Luis. Obras Completas. 4 vol. Barcelona: Emecé, 1989–1996.
Broglie, Louis de. Nouvelles Perspectives en microphysique. Paris: Flammarion, 1956.
Bruno, Giordano. L’infini, l’univers et les mondes. Berg international, 1987.
Callois, Roger. L’Homme et le sacré. Paris: Gallimard, 1950.
Callois. Roger. Avertissement. L’aleph, par Jorge Luis Borges. Paris: Gallimard, 1977.
Champeau, Serge. Borges et la métaphysique. Paris: Vrin, 1990.
Couffon, Claude. “Jorge Luis Borges”. Le magazine litéraire 259 (nov. 1988).
Dieudonné, Jean. Preface. Infini des mathématiciens, infini des philosophes, ed. Françoise
Monnoyeur. Paris: Belin, 1992.
Durozoi, G. & A. Roussel, Dictionnaire de Philosophie. Paris: Nathan, 1987.
Eco, Umberto. Le pendule de Foucault. Paris: Grasset, 1991.
Eco, Umberto. L'œuvre ouverte. Paris: Seuil, 1965.
Eliade, Mircea. Le Mythe de l’éternel retour. Paris: Gallimard, 1979.
73“Consideré que aun en los lenguajes humanos no hay proposición que no impli-
que el universo entero” (OC 1: 597).
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