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Laurent Nicolas

Borges et l’infini

Introduction

I
l est impossible de ne pas s’égarer dans la complexité du monde
de Borges, de ne pas être aspiré dans les abîmes de sa raison.
L’infini, thème majeur de son œuvre, revêt dans ses nouvelles des
formes multiples: en effet, comment représenter l’irreprésentable, si ce
n’est en multipliant encore et encore les images, les constructions. Et
Borges, plus que tout autre, était conscient de l’énormité du travail.
Alors, abandonnant à Joyce, Cervantes ou Homère la fastidieuse et im-
possible tâche d’écrire une œuvre totale, il cherche à créer “l’infini le
plus court possible”. Pari fou? Il le justifie lui–même dans “Le miroir et
le masque”. Résumons cette nouvelle.
Au lendemain d’une bataille, le Grand Roi demande au poète de rédi-
ger en un an un poème à sa gloire:
Le délai expiré, qui compta épidémies et révoltes, le poète présenta
son panégyrique. Il le déclama avec une sûre lenteur, sans un coup
d’oeil au manuscrit. (...). Quand le poète se tut, le Roi parla.
– Ton œuvre mérite mon suffrage. C’est une autre victoire. Tu as
donné à chaque mot son sens véritable et à chaque substantif
l’épithète que lui donnèrent les premiers poètes. Il n’y a pas dans tout
le poème une seule image que n’aient employée les classiques. (...) Si
toute la littérature de l’Irlande venait à se perdre – omen absit – on
pourrait la reconstituer sans rien en perdre avec ton ode classique. 1

1 “Cumplido el plazo, que fue de epidemias y rebeliones, presentó el panegírico. Lo

declamó con lenta seguridad, sin una ojeada al manuscrito. El Rey lo iba aprobando
con la cabeza. Todos imitaban su gesto, hasta los que agolpados en las puertas, no
descifraban una palabra. Al fin el Rey habló.
—Acepto tu labor. Es otra victoria. Has atribuido a cada vocablo su genuina acep-
ción y a cada nombre sustantivo el epíteto que le dieron los primeros poetas. No hay
en toda la loa una sola imagen que no hayan usado los clásicos. (…) Si se perdiera

Variaciones Borges 7 (1999)


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Borges et l'infini 89

Le Roi offre un miroir au poète, mais lui commande un autre poème:


...et le poète revint avec son manuscrit, moins long que le précédent.
Il ne le récita pas de mémoire; il le lut avec un manque visible
d’assurance, omettant certains passages, comme si lui–même ne les
comprenait pas entièrement ou qu’il ne voulût pas les profaner. Le
texte était étrange. Ce n’était pas la description de la bataille, c’était la
bataille. (...). La forme n’en était pas moins surprenante. Un substan-
tif au singulier était sujet d’un verbe au pluriel. Les prépositions
échappaient aux normes habituelles. (...).
– Celui–ci dépasse tout ce qui l’a précédé et en même temps l’annule. Il
étonne, il émerveille, il éblouit. (...) Reçois ce masque qui est en or. 2
Le Roi fait néanmoins la commande d’un troisième poème:
Au jour fixé, les sentinelles du palais remarquèrent que le poète
n’apportait pas de manuscrit. Stupéfait, le Roi le considéra; il sem-
blait être un autre.3
Le poète prie le Roi de lui accorder un instant d’entretien:
Le poète récita l’ode. Elle consistait en une seule ligne.
Sans se risquer à le déclamer à haute voix, le poète et son Roi le
murmurèrent comme s’il se fût agi d’une prière secrète ou d’un blas-
phème. (...).
– A l’aube, dit le poète, je me suis réveillé en prononçant des mots
que d’abord je n’ai pas compris. Ces mots sont un poème. J’ai eu
l’impression d’avoir commis un péché, celui peut–être que l’esprit ne
pardonne pas.
– Celui que désormais nous sommes deux à avoir commis, murmura
le Roi. (...).
Il lui mit une dague dans la main droite.
Pour ce qui est du poète nous savons qu’il se donna la mort au sortir
du palais; du Roi nous savons qu’il est aujourd’hui un mendiant par-

toda la literatura de Irlanda —omen absit— podría reconstruirse sin pérdida con tu
clásica oda” (OC 3: 45–46).
2 “y el poeta retornó con su códice, menos largo que el anterior. No lo repitió de

memoria; lo leyó con visible inseguridad, omitiendo ciertos pasajes, como si él mis-
mo no los entendiera del todo o no quisiera profanarlos. La página era extraña. No
era una descripción de la batalla, era la batalla. (...) La forma no era menos curiosa.
Un sustantivo singular podía regir un verbo plural. Las preposiciones eran ajenas a
las normas comunes (…) .
— Ésta [oda] supera todo lo anterior y también lo aniquila. Suspende, maravilla y
deslumbra. (…) Como prenda de nuestra aprobación, toma esta máscara de oro”
(OC 3:46).
3 “El aniversario volvió. Los centinelas del palacio advirtieron que el poeta no traía

un manuscrito. No sin estupor el Rey lo miró; casi era otro”(OC 3: 47).


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courant les routes de cette Irlande qui fut son royaume, et qu’il n’a ja-
mais redit le poème.4
Ces trois poèmes symbolisent trois tentatives de représentation de
l’infini. Le premier, l’ode classique, tente de rendre à l’identique ce que
les anciens ont écrit. L’infini est contenu dans cette impossible quête
d’absolu, de perfection. La littérature classique possède un sens, et ce
sens est unique. Il faut alors tenter de s’en approcher, rendre avec
d’autres mots la même signification. Comme pour Almotasim, une vie
humaine n’y suffirait pas. On ne peut que répéter, sans jamais égaler,
tendre sans fin vers cette perfection. Copier rappelle le cycle, le cercle;
la quête sans fin, la limite asymptotique vers une droite. Le cercle et la
droite seront les deux premiers modèles géométriques qui conduiront
cette étude.
Le deuxième poème fait immédiatement penser à Joyce, à l’œuvre
chaotique, ouverte. Le chaos, frontière de deux absolus, l’ordre et le
désordre, trouve naturellement sa place ici. Nous verrons comment
Borges crée le désordre avec l’ordre, comment, grâce au chaos, un texte
peut avoir une infinité de sens.
Les questions soulevées par le troisième poème, le poème–ligne,5 sont à
la fois d’ordre philosophique et linguistique. Le langage infini et pour-
tant fini est au centre de ce problème. C’est certainement ici
qu’apparaît le génie de Borges: “créer l’infini le plus court possible”.
Les mathématiques enfin ouvrent une dimension supplémentaire à
l’incontournable scission entre l’infini potentiel et l’infini actuel. Loin
de plaquer une théorie scientifique sur un texte littéraire, nous nous
bornerons à remarquer des analogies frappantes (si frappantes que le

4 “El poeta dijo el poema. Era una sola línea.


Sin animarse a pronunciarla en voz alta, el poeta y su Rey la paladearon, como si
fuera una plegaria secreta o una blasfemia. (…)
—En el alba —dijo el poeta— me recordé diciendo unas palabras que al principio no
comprendí. Esas palabras son un poema. Sentí que había cometido un pecado, quizá
el que no perdona el Espíritu.
—El que ahora compartimos los dos —el Rey musitó— (…)
Le puso en la diestra una daga.
Del poeta sabemos que se dio muerte al salir del palacio; del Rey, que es un mendi-
go que recorre los caminos de Irlanda, que fue su reino, y que no ha repetido nunca
el poema” (OC 3: 47).
5 Un stimulant lapsus du traducteur français du Livre de Sable a fait substituer le

terme “mot” à l’original “ligne” (línea)…


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hasard ne suffirait pas à les expliquer) entre l’œuvre de Borges et des


images ou des objets mathématiques.

1. La ligne droite

1.1. L’infini potentiel


Un paradoxe a tenu en échec les plus grands penseurs, de la Grèce an-
tique au XIXème siècle. Argument de Zénon d’Elée “contre la continuité
et la divisibilité à l’infini du temps et de l’espace” (Koyré), que Borges
énonce ainsi:
Achille court dix fois plus vite que la tortue et il lui accorde une
avance de dix mètres. Achille parcourt les dix mètres, la tortue en par-
court un; Achille parcourt ce mètre, la tortue, un décimètre. Achille
parcourt ce décimètre, la tortue, un centimètre; Achille parcourt ce
centimètre, la tortue, un millimètre; Achille, aux pieds légers, le milli-
mètre, la tortue, un dixième de millimètre, et ainsi à l’infini, sans qu’il
puisse l’atteindre…6
Selon cette approche, Achille ne rattrapera jamais la tortue. Cette
image, brillante de simplicité, a soulevé les plus grandes polémiques,
certains y voyant même une réfutation du mouvement. Puis, d’autres
exemples, d’ailleurs souvent fondés sur la géométrie ont apporté de
nouveaux paradoxes. Deux mille ans auront été nécessaires pour expli-
quer ces paradoxes, grâce notamment aux mathématiques. Au-
jourd’hui encore, comme l’écrit Jean Dieudonné, “très peu de person-
nes qui ne sont pas des mathématiciens professionnels se rendent
compte de ce que ceux–ci entendent exactement par cette notion
[l’infini] et quelles propriétés ils lui attribuent” (5).
Mais entre Zénon (Vème siècle av. J.C.) et Cantor (XIXème siècle), que
d’arguties, que de débats houleux, même théologiques. Giordano Bru-
no, par exemple, fut brûlé en 1600 pour avoir soutenu malgré la torture
que l’Univers était infini. Hérésie: seul Dieu peut être infini!
Mais alors, de quel infini s’agit–il? Car au cours de ces débats, l’infini a
révélé son aspect multiforme. On retient généralement deux infinis dis-

6 “Aquiles corre diez veces más ligero que la tortuga y le da una ventaja de diez me-

tros. Aquiles corre esos diez metros, la tortuga corre uno; Aquiles corre ese metro, la
tortuga corre un decímetro; Aquiles corre ese de´cimetro, la tortuga un milímetro;
Aquiles Piesligeros el milímetro, la tortuga un décimo de milímetro y así infinita-
mente, sin alcanzarla…” (OC 1: 254).
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tincts: l’infini potentiel, qui désigne ce qui “étant effectivement fini,


s’accroît ou est susceptible de s’accroître sans fin” (Foulquié 361) et
l’infini actuel “qui est effectivement sans bornes” (360).
Un exemple de représentation permet de clarifier le rôle de ces deux
infinis. Lorsqu’au début de la Renaissance apparaît la notion de pers-
pective, on découvre un point impossible sur le tableau: le point de fui-
te, lieu de rencontre de droites parallèles. Dans l’Annonciation (1344)
d’Ambrogio Lorenzetti, “deux types ‘d’infinis’ pourraient cohabiter:
l’un, simulé par le fond d’or, appartient à l’ordre de l’infinitum; le se-
cond, incommensurable, ayant plutôt valeur d’indeterminatum, serait
qualifié par le point de fuite, foyer de jonction des parallèles lesquelles
on le sait ‘ne se joignent qu’à l’infini’” (Frontisi 40–41).
Cette scission, surprenante à première vue, fait apparaître une différence
fondamentale: l’infini actuel désigne ce qui est en soi infini, achevé, (l’or
du tableau), notion catégorématique, c’est–à–dire qui signifie seule, par
opposition à l’infini potentiel (le point de fuite), ou infini au sens synca-
tégorématique qui “consignifie”, signifie avec (d’autres mots du dis-
cours). Nous voyons ici la particularité de l’infini potentiel: un terme
syncatégorématique ne peut que modifier un autre terme de façon à
faire apparaître “un accroissement sans fin” (la sensation de profondeur
pour l’effet de perspective), car il ne signifie rien par lui–même.
Cet accroissement peut être, par exemple, le processus itératif qui nous
permet de trouver toujours un entier plus grand que tout entier donné
en effectuant l’opération “plus un”. L’infini que l’on obtient ainsi est
potentiel puisque, à chaque étape, le nombre est fini. Autre exemple: la
droite, que l’on a d’ailleurs déjà rencontrée avec le tableau de Lorenzet-
ti. En effet, partant d’un point origine, on peut toujours trouver un
point plus “éloigné” que tout point donné.
Nous voyons que la constitution de l’infini potentiel nécessite un pro-
cessus dont l’expression, simple en termes mathématiques (“plus un”),
paraît beaucoup plus compliqué lorsqu’on a affaire à un texte littéraire.
Après avoir étudié quelques représentations borgesiennes de l’infini
potentiel, nous nous pencherons sur la façon dont l’auteur réussit à
nous faire comprendre le processus sans lequel ses listes, ses cycles, etc.
ne seraient que finis.

1.2. La finitude humaine


“Qu’est–ce que l’homme dans la nature? Un néant à l’égard de
l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infi-
niment éloigné de comprendre les extrêmes.” (Pascal § 84)
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L’égarement, l’effroi de Pascal tiennent à la condition même de


l’Homme: la finitude. Et cette finitude vaut, que le principe incompris
soit infini ou simplement très grand, trop grand pour notre compré-
hension. Ainsi le temps, est–il fini ou non? On sait depuis Einstein que
le temps ne peut plus être pensé indépendamment de la matière.
Comment parler alors d’un avant de la création d’un univers physi-
que? Comment définir un temps qui ne s’appliquerait à rien d’autre
que lui même? Mais, même dans cette optique d’un temps qui “com-
mencerait” avec l’univers physique, ne sommes nous pas écrasés par
ces quinze milliards d’années de passé? Il est toujours tentant et sur-
tout rassurant de faire “l’approximation” qui consiste à assimiler le
“très grand” et l’infini. En effet, quelle différence y a–t–il entre le “très
grand” qui dépassera toujours la compréhension humaine, et l’infini,
puisque, de fait, l’un comme l’autre sont inaccessibles?
Nous abandonnons ici provisoirement l’étude ontologique de l’infini
(infini en soi) pour nous placer au niveau de ses rapports avec l’homme.
Dans une perspective optimiste, on peut penser comme certains philo-
sophes des Lumières qu’il n’existe pas de but fini qui ne soit accessible à
l’homme. Borges, cependant, ne partage pas cet avis: dans “La Biblio-
thèque de Babel” le bibliothécaire presque aveugle, paraît persuadé que
la bibliothèque où il est né, dans laquelle il a vécu et où il mourra ne
pourra jamais être comprise. Pourtant elle est finie, d’après sa propre
définition:
Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères; chaque
étagère comprend trente–deux livres, tous de même format; chaque
livre a quatre cent dix pages; chaque page, quarante lignes, et chaque
ligne, environ quatre–vingts caractères noirs. Il y a aussi des lettres
sur le dos de chaque livre; ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce
que diront les pages. 7
Un bibliothécaire de génie a découvert la loi fondamentale de la biblio-
thèque:
Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu’ils soient,
comportent des éléments égaux: l’espace, le point, la virgule, les
vingt–deux lettres de l’alphabet. Il fit également état d’un fait que
tous les voyageurs ont confirmé: il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque,
deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit

7 “A cada uno de los muros de cada hexágono corresponden cinco anaqueles; cada

anaquel encierra treinta y dos libros de formato uniforme; cada libro es de cuatrocien-
tas diez páginas; cada página, de cuarenta renglones, cada renglón, de unas ochenta
letras de color negro. También hay letras en el dorso de cada libro; esas letras no indi-
can o prefiguran lo que dirán las páginas” (OC 1: 466
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que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes


les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthogra-
phiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est–à–dire tout ce
qu’il est possible d’exprimer dans toutes les langues. 8
Nous verrons plus tard que l’unicité des livres n’est pas une hypothèse
commode pour cette nouvelle mais bien la transposition de l’unicité des
choses (le terme “voyageurs” permet l’analogie avec notre univers).
Cette hypothèse est fondamentale ici: grâce à elle, la Bibliothèque est
finie, au sens de son dénombrement donc au sens spatial (un nombre fini
de livres occupe nécessairement un volume limité). D’où vient alors le
sentiment d’impuissance, le fatum qui pèse sur le narrateur?
Avant de revenir sur le texte, effectuons un petit calcul: le nombre total
de livres s’écrit 251312000 (pour un caractère, il y a vingt–cinq possibilités,
pour deux caractères, vingt–cinq (pour le premier) fois vingt–cinq
(pour le deuxième), pour les 410*40*80 = 1312000 caractères de chaque
livre, le nombre ci–dessus). Ce nombre, bien que fini, est proprement
gigantesque! En effet, à titre d’exemple, rappelons que l’on considère
généralement que le nombre d’atomes de l’univers visible “n’est que”
de 1080! L’écriture du nombre de livres potentiels compte environ
quinze mille fois plus de zéros que celle du nombre d’atomes de
l’univers! Convenons alors que la Bibliothèque dépasse de loin notre
entendement (à la seule exception de la représentation mathématique
de sa monstruosité). D’où l’aveu d’échec du bibliothécaire. Et son im-
puissance n’est nulle part plus flagrante que dans ce passage:
Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la
première réaction fut un bonheur extravagant.
(...) D’autres, en revanche, estimèrent que l’essentiel était d’éliminer les
œuvres inutiles. Ils envahissaient les hexagones, exhibant des permis
quelquefois authentiques, feuilletaient avec ennui un volume et
condamnaient des étagères entières: c’est à leur fureur hygiénique que
l’on doit la perte insensée de millions de volumes. Leur nom est expli-
cablement exécré, mais ceux qui pleurent sur les “trésors” anéantis par
leur frénésie négligent deux faits notoires. En premier lieu, la Biblio-
thèque est si énorme que toute mutilation d’origine humaine ne saurait
être qu’infinitésimale. En second lieu, si chaque exemplaire est unique

8 Este pensador observó que todos los libros, por diversos que sean, constan de ele-

mentos iguales: el espacio, el punto, la coma, las veintidós letras del alfabeto. Tam-
bién alegó un hecho que todos los viajeros han confirmado: No hay, en la vasta Biblio-
teca, dos libros idénticos. De esas premisas incontrovertibles dedujo que la Biblioteca
es total y que sus anaqueles registran todas las posibles combinaciones de los veinti-
tantos símbolos ortográficos (número, aunque vastísimo, no infinito) o sea todo lo
que es dable expresar: en todos los idiomas (OC 1: 467).
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Borges et l'infini 95

et irremplaçable, il y a toujours, la Bibliothèque étant totale, plusieurs


centaines de milliers de fac–similés presque parfaits qui ne diffèrent du
livre correct que par une lettre ou une virgule. 9
En d’autres termes, non seulement les hommes ne peuvent pas causer
de pertes réelles à la Bibliothèque, mais encore, les effets de celles–ci
sont nuls! Devant une telle impuissance, les bibliothécaires sacralisent
l’objet de leur crainte, la justification de leur vie. Comme l’écrit Roger
Caillois, “c’est du sacré, en effet, que le croyant attend tout secours,
toute réussite” (26). Une fois sacralisée, déifiée, la Bibliothèque n’est
plus un objet possible de connaissance. Malgré tous les trésors qu’elle
renferme (rappelons qu’elle recèle tous les chefs–d’œuvre potentiels de
la littérature, puisqu’il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il s’y
trouve), il faut renoncer à l’expliquer, à tenter de la connaître. Cette sa-
cralisation a aussi pour effet d’assimiler le fini et l’infini, et c’est le
point qui nous intéresse ici.
Borges joue ici à transposer toute la symbolique de l’infini à la Biblio-
thèque qui, encore une fois, est spatialement finie: “la Bibliothèque est
une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et
dont la circonférence est inaccessible.” Est–il nécessaire de rappeler le
fragment 199 des Pensées de Pascal pour noter l’analogie? “L’Univers
est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part.”
Autre exemple, le catalogue . “résumé parfait de tous les autres” (comme
ce livre est concevable, il existe nécessairement), rend “semblable à un
dieu” le Bibliothécaire “qui en a pris connaissance”. Autrement dit, la
Bibliothèque est jugée infinie jusque dans ses parties. Or cette faculté
est d’habitude réservée à Dieu uniquement. Ainsi l’opinion de Giorda-
no Bruno pour qui
Dieu [est] totalement infini parce qu’il est tout entier dans le monde
et dans chacune de ses parties infiniment et totalement, contraire-

9 “Cuando se proclamó que la Biblioteca abarcaba todos los libros, la primera impre-

sión fue de extravagante felicidad. (…) Otros, inversamente, creyeron que lo pri-
mordial era eliminar las obras inútiles. Invadían los hexágonos, exhibían credencia-
les no siempre falsas, hojeaban con fastidio un volumen y condenaban anaqueles
enteros: a su furor higiénico, ascético, se debe la insensata perdición de millones de
libros. Su nombre es execrado, pero quienes deploran los “tesoros” que su frenesí
destruyó, negligen dos hechos notorios. Uno: la Biblioteca es tan enorme que toda
reducción de origen humano resulta infinitesimal. Otro: cada ejemplar único,
irreemplazable, pero (como la Biblioteca es total) hay siempre varios centenares de
miles de facsímiles imperfectos: de obras que no difieren sino por una letra o por
una coma.” (OC 1: 468–469)
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96 Laurent Nicolas

ment à l’infinité de l’univers qui est totalement dans le tout, mais non
dans les parties que nous pouvons y comprendre. (67–68).
Ces deux exemples font partie de la longue liste des procédés que Bor-
ges utilise pour donner à son lecteur une sensation d’infini. Il joue ici
sur deux registres: la culture présupposée du lecteur (allusion à Pascal
qui décrivait l’infini de l’univers), et sa raison (le catalogue). En effet,
c’est un raisonnement qui nous fait comprendre le gigantisme de la Bi-
bliothèque, par l’intermédiaire du catalogue. Non seulement son déten-
teur obtient des pouvoirs infinis (ou “presque infinis”), mais encore, la
Bibliothèque est si grande qu’elle “se permet” (pour autant que l’on
puisse prêter des intentions anthropomorphiques à un objet déifié) de
placer des centaines de milliers de catalogues plus ou moins exacts.
Borges est passé maître dans cette discipline, à tel point que le lecteur
ne sait plus si la Bibliothèque est réellement finie. Au fait, l’est–elle
vraiment? Nous verrons que ce n’est pas si sûr.
Contrairement à la crainte et à l'éffroiement de Pascal, Giordano Bruno
ne se sent pas écrasé par l’infinité des espaces qui nous entourent. Il y
voit plutôt une source d’émerveillement, de jubilation. Cette euphorie
de la sensation de l’infini (qui a peut–être causé sa perte face à
l’inquisition (Dieu devait alors être craint)) apparaît chez Borges dans
ce que nous pouvons appeler “la relativité de la perception”. Ainsi,
dans sa nouvelle “Le Miracle secret” la jubilation est provoquée para-
doxalement par un fait tragique. Jaromir Hladik, écrivain tchèque, est
arrêté par les forces du troisième Reich. Son exécution est fixée au 29
mars. Durant dix jours, son esprit, que l’urgence rend plus lucide, plus
rapide, va l’entraîner dans un tourbillon infini. Paniqué par la peur de
mourir, par les circonstances de sa mort,
il mourut des centaines de morts dans des cours dont les formes et les
angles épuisaient la géométrie, mitraillé par des soldats variables, en
nombre changeant, qui tantôt le tuaient de loin, tantôt de très près. 10
Absurde en effet l’espoir d’épuiser toutes les variantes du futur.
D’autant plus que l’écrivain ne dispose que d’un temps limité. C’est là
que joue la perception: le temps dont il dispose, fini pour les autres, est
pour lui infini:
Misérable dans la nuit, il essayait de s’affirmer en quelque sorte dans
la substance fugitive du temps. Il savait que celui–ci se précipitait

10 “murió centenares de muertes, en patios cuyas formas y cuyos ángulos fatigaban


la geometría, ametrallado por soldados variables, en número cambiante, que a veces
lo ultimaban desde lejos; otras, desde muy cerca” (OC 1: 509
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Borges et l'infini 97

vers l’aube du 29; il raisonnait à haute voix; je suis maintenant dans la


nuit du 22; tant que durera cette nuit (et six nuits de plus) je suis invulné-
rable, immortel.11
La conscience joue ici le rôle d’un cogito inversé: je pense ne (bientôt)
plus être, donc je suis (immortel). Où est la réalité ici? Qui a raison,
Hladik, qui se croit (se sait?) immortel, ou ses bourreaux qui le savent
(le croient?) condamné? Selon Borges, tous ont raison. Il y a autant de
réalités que d’hommes pour la percevoir, autant de réels que de cons-
ciences individuelles. Parmi ces consciences possibles (potentielles), il
en a choisi une pour laquelle une durée brève devient une éternité.
Plus encore, la seconde de son exécution, miracle secret, durera un an,
le temps qu’il termine son roman. Ce qui pouvait sembler le délire d’un
condamné se trouve finalement prouvé, car on comprend alors que la
nouvelle entière est construite pour démontrer la relativité du temps.

1.3. L’accumulation
Nous venons de voir comment Borges réussissait à faire paraître infi-
nies des portions d’espace (la Bibliothèque) ou de temps (le sursis du
condamné) qui sont en fait finis. Il a utilisé les principes du très grand
(du trop grand) et la “représentation panique”, selon l’expression de
Clément Rosset. Il ne s’est néanmoins pas limité aux relations de
l’infini avec l’homme, mais s’est aussi intéressé à sa dimension ontolo-
gique. Autant les premières représentations étaient subjectives (liées à
l’individu qui découvre), autant l’infini en soi peut être objectif.
Reprenons la définition de l’infini potentiel. “Ce qui est effectivement
fini” impose la création d’un substrat susceptible de s’accroître à
l’infini. Ce substrat peut prendre, nous le verrons, les formes de
l’accumulation et de la juxtaposition (dans le cas des réels possibles).
Enfin, l’accroissement, l’ouverture de la liste à l’infini sont rendus pos-
sibles par ce que nous appellerons le “flou”.
La liste (ou l’accumulation) apparaît chez Borges sous des formes di-
verses et présentes dans toute son œuvre. Pour commencer, un thème
cher à Borges: le rêve. Sa cécité alliée à l’anamnèse quotidienne de ses
rêves ont provoqué une intrusion de l’onirique dans le réel. Il semble

11 “Miserable en la noche, procuraba afirmarse de algún modo en la sustancia fugi-


tiva del tiempo. Sabía que éste se precipitaba hacia el alba del día veintinueve; razo-
naba en voz alta: Ahora estoy en la noche del veintidós; mientras dure esta noche (y seis
noches más) soy invulnerable, inmortal” (OC 1: 509).
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98 Laurent Nicolas

continuellement garder à l’esprit qu’il n’est peut–être pas entièrement


“revenu” (au sens propre, comme au figuré) de tel ou tel rêve.
Un exemple, à la fois nouvelle et fait autobiographique, est le coma
dans lequel il fut plongé en 1938. Il le relate dans “Le Sud”. Sous la
forme du récit de la mort d’un seul personnage, ce ne sont pas deux
histoires (comme lui même le suggère12) que Borges nous conte ici,
mais bien quatre. Toutes se situent à des niveaux différents de rêve. Il y
a l’histoire de Borges, l’écrivain, qui invente le personnage de Dalh-
mann, celle de Dahlmann (héros né de l’imagination de Borges) qui
quitte la clinique, celle de Dahlmann qui n’a jamais quitté la clinique et
rêve d’une fin héroïque (cette mort qui attend Dahlmann guéri), et en-
fin, et surtout, celle de Borges qui est (peut–être) en fait mourant dans
une clinique en 1938 et rêve le monde où nous sommes, où Borges a
survécu à la maladie et a écrit “Le Sud”. Borges réussit à proposer qua-
tre niveaux de rêve, de plus en plus diffus, dont le troisième (Borges
réel) désigne notre propre réel.
Que dire alors de la nouvelle “Les Ruines circulaires”, dans laquelle le
héros rêveur, créateur d’un être onirique (ou dont le rêve même crée
un être rêvé) se rend finalement compte qu’il est lui–même rêvé?
Le substrat est maintenant déposé: le nombre de niveaux d’abstraction
peut s’allonger à l’infini. Le lecteur ne sait plus à quel niveau le récit se
situe, ni même, suprême paradoxe, s’il n’est pas rêvé par Borges…
L’accumulation des instances narratives apparaît très fréquemment
dans ses nouvelles. Elle associe des personnages qui racontent, des li-
vres qui relatent ou citent d’autres livres ou d’autres personnages.
Ainsi le véritable narrateur de “Undr” se trouve en réalité au quatrième
niveau de narration. Borges (si toutefois c’est bien lui le dernier narra-
teur) cite un livre, qui cite un deuxième livre dont l’auteur a écrit la
confidence d’un homme qu’il a rencontré.
Je dois prévenir le lecteur qu’on chercherait en vain les pages que je
traduis ici dans le Libellus (1615) d’Adam de Brême qui, on le sait, na-
quit et mourut au onzième siècle. Lappenberg les trouva dans un
manuscrit de la Bodléienne d’Oxford et pensa qu’étant donné
l’abondance de détails accessoires il s’agissait d’une interpolation
tardive, mais il les a publiés à titre de curiosité dans ses Analecta Ger-
manica (Leipzig, 1894). L’avis d’un simple amateur argentin compte

12“De El Sur, que es acaso mi mejor cuento, básteme prevenir que es posible leerlo
como directa narración de hechos novelescos y también de otro modo” (OC 1: 483).
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Borges et l'infini 99

peu; le lecteur jugera de lui–même. Ma version espagnole n’est pas


littérale, mais elle est digne de foi.
Voici ce qu’écrit Adam de Brême:
(...) A ces informations d’ordre général j’ajouterai la relation de mon
entretien avec l’Islandais Ulf Sigurdarson, (...). L’homme déclara:
Je suis de la race des Skalds… 13
Il faut attendre deux pages pour que le récit commence. Entre temps, le
lecteur a sûrement oublié les différentes étapes. Cet oubli est renforcé
par le paradoxe non expliqué entre la date d’édition du livre d’Adam
de Brême et l’époque à laquelle il a vécu. Est–ce à dire que le Libellus
est un palimpseste, a été réécrit, et qu’on a donc un niveau supplémen-
taire de narration?
Le principe d’une exégèse de l’œuvre de Borges consiste peut–être à ne
pas trancher la question. Celle–ci a sûrement plus d’importance qu’une
hypothétique réponse puisque c’est l’absence de solution qui semble
motiver Borges. Cette absence d’un Je–origine (Cf. Mourey 18) comme
narrateur, rejoint celle d’un rêveur initial ainsi que nous venons de le
voir. Elle contribue à créer l’illusion d’une suite de narrateurs sans dé-
but ni fin (n’ajoutons–nous pas actuellement un terme à cette suite?).
La suite des narrateurs apparaît intimement liée au langage, et peut se
rapprocher du problème de la relecture. Borges fait d’ailleurs interve-
nir directement le langage comme instance narrative supplémentaire
dans “La Nuit des dons”. Le narrateur de la fin de la nouvelle (deu-
xième niveau de narration) explique:
Les années passent, et j’ai si souvent raconté cette histoire que je ne
sais plus très bien si c’est d’elle dont je me souviens ou seulement des
paroles avec lesquelles je la raconte .14
L’intrusion de la parole, du langage, produit ici une multiplication ins-
tantanée des instances narratives.

13 “Debo prevenir al lector que las páginas que traslado se buscarán en vano en el
Libellus (1615) de Adán de Bremen, que, según se sabe, nació y murió en el siglo xi.
Lappenberg las halló en un manuscrito de la Bodleiana de Oxford y las juzgó, dado
el acopio de pormenores circunstanciales, una tardía interpolación, pero las publicó,
a título de curiosidad en sus Analecta Germanica (Leipzig, 1894). El parecer de un
mero aficionado argentino vale muy poco; júzguelas el lector como quiera. Mi ver-
sión española no es literal, pero es digna de fe.
Escribe Adán de Bremen: (…) A estas noticias generales agregaré la historia de mi
diálogo con el islandés Ulf Sigurdarson, hombre de graves y medidas palabras. (…)
El hombre dijo: —Soy de estirpe de skald… (OC 3: 48–49).
14“Los años pasan y son tantas las veces que he contado la historia que ya no sé si la
recuerdo de veras o si sólo recuerdo las palabras con que la cuento” (OC 3: 44).
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100 Laurent Nicolas

A propos de Borges, plutôt que de “lacune du réel” (Mourey 18) il fau-


drait parler de lacune des réels. Nous avons déjà observé dans “Le Sud”
une bifurcation du réel entre deux réels potentiels: Dahlmann guéri et
Dahlmann agonisant. Il rejoint ici Leibniz. Parmi ces réels possibles,
Dieu choisit un chemin qui réalise “le meilleur des mondes possibles”.
“Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent, (...) mais dans l’un
des passés possibles, vous êtes mon ennemi, dans un autre, mon
ami.”15 Ce qu’il faut noter ici, c’est que ce passé possible est justement
celui où se déroule l’action de la nouvelle. Même si le nombre des pos-
sibilités exprimées est limité, on sent bien qu’il est ontologiquement
infini. Et cette sensation provient de l’effet de flou.

1.4. Le flou comme processus itératif


Maintenant que nous avons posé différents substrats, il nous reste à
étudier le processus itératif qui les multiplie. Ce processus, le “flou”,
ou “l’effet de brouillage” comme l’appelle J.–P. Mourey, perd le lec-
teur. Il a pour but de le laisser dans un état irréel, celui qui se place jus-
tement entre plusieurs réels possibles.
Nous avons vu le trouble provoqué par le paradoxe des dates dans
“Undr”. Emporté par la rapidité de son esprit, le lecteur n’a pas le
temps de se fixer, il reste en équilibre entre deux possibilités. La briève-
té du récit joue un rôle plus marqué encore dans “L’Aleph”. Au milieu
d’une phrase de deux pages (rarissime chez Borges), on trouve: “je vis
des yeux tout proches, interminables, qui s’observaient en moi comme
dans un miroir”.16 La multiplication de ces réflexivités (“se”), de ces
symétries (“yeux”, “miroir”) “lancent” la réflexion du lecteur dans une
sorte de tourbillon. Or, puisque sa lecture continue sa progression dans
le texte, il se trouve obligé de se concentrer sur la suite, et de laisser sa
compréhension dans un état inachevé.
Dans “Les Ruines circulaires”, le trouble est crée par le jeu lexical.
Lorsque “l’homme gris” rêve sa créature, il commence par se rêver. Le
personnage se place lui–même dans l’un de ses rêves. A partir de cet
instant, on ne sait plus si le “il” désigne le rêveur ou le rêvé, si le “ré-
veil” signifie un véritable réveil ou le retour à un seul niveau de rêve.
Le trouble est créé. La chute finale, où le rêveur comprend qu’il est rê-
vé, concrétisera brutalement la lacune d’un rêveur originel. Le lecteur

15“Alguna vez, los senderos de ese laberinto convergen: (…) pero en uno de los pa-
sados posibles usted es mi enemigo, en otro, mi amigo” (OC 1: 478).
16 “vi interminables ojos inmediatos escrutándose en mí como en un espejo” (OC 1: 625).
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Borges et l'infini 101

qui n’aura pas eu le temps de reprendre pied, se trouve alors noyé


dans un nombre indéfini, “presque infini”, d’explications possibles.
Il en est de même des autres flous observés, le réel, désigné comme une
“autre possibilité”, le nombre indéfini des niveaux de narration, etc.
Or, nous avons vu que ce que la conscience ne réussit pas à embrasser
est sacralisé. Un raisonnement à partir d’un état intermédiaire entre
plusieurs possibles ne permet pas de trouver une solution unique,
voire multiple. Car sans véritable point de départ, il est impossible de
parvenir à une conclusion. On continue à errer, dans un labyrinthe
sans sortie, sans justification. C’est donc en déroutant le lecteur, en le
plaçant entre plusieurs possibles sans lui laisser le moyen de choisir
l’un ou l’autre, que Borges réussit à faire naître le sentiment du très
grand, de l’infiniment grand.

2. Le Cercle

Nous venons de voir comment Borges créait ses accumulations, ses lis-
tes dont la logique –ou l’absence de logique– lui permet de perdre son
lecteur, de le faire évoluer dans un univers aux facettes infinies. Il ar-
rive néanmoins que certaines de ces facettes soient identiques. C’est
notamment le cas lorsqu’une même action s’accomplit plusieurs fois,
lorsque l’histoire se répète. On se trouve alors dans une symbolique de
la circularité, du cycle, de l’éternel recommencement.
Pourtant, le cercle est souvent qualifié d’”élément fini par excellence”
(Monnoyeur 14). C’est justement ce qui fait son intérêt en littérature. Sa
mise en œuvre comme procédé stylistique s’avère plus facile que celle
de l’accumulation. Si l’aspect fini du cercle autorise une utilisation lit-
téraire, il permet aussi la création de ces jeux d’esprit dont Borges est si
friand. C’est la raison pour laquelle presque toutes ses nouvelles com-
portent ce qu’on peut appeler un “bouclage final”. Cette formule dési-
gne le renversement que Borges produit systématiquement dans les
dernières lignes de ses nouvelles, en quelques phrases, voire en quel-
ques mots.

2.1. Le bouclage final


Ce renversement peut avoir des conséquences multiples. Il peut rame-
ner le récit à son point de départ, faire le lien entre l’imaginaire de Bor-
ges et le monde réel, remettre en question une partie de la nouvelle, ou
la nouvelle même.
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102 Laurent Nicolas

Une première façon de nier une nouvelle fut souvent utilisée dans des
romans policiers. Nombreuses sont les histoires où l’on découvre à la
fin que le narrateur est en fait le meurtrier. Ce procédé était déjà utilisé
pour Œdipe. Il est en effet troublant de penser que le meurtrier que le
roi de Thèbes fait traquer n’est autre que lui–même, Œdipe, parricide
et incestueux. Œdipe n’était pas conscient de cette unicité du meurtrier
et du roi. Dans “La forme de l’épée”, le narrateur sait parfaitement
qu’il est le traître qu’il dit avoir démasqué. Toute la nouvelle raconte
l’histoire de ce traître que le lecteur prend jusqu’à la dernière ligne
pour l’ennemi du narrateur. Celui–ci, balafré, explique comment il a
mutilé le traître en lui donnant un coup de sabre au visage. Avant que
le lecteur ait le temps que comprendre cette inversion, il l’explique:
Ne voyez–vous pas que la marque de mon infamie est écrite sur ma
figure? Je vous ai raconté l’histoire de cette façon pour que vous
l’écoutiez jusqu’à la fin. J’ai dénoncé l’homme qui m’avait protégé: je
suis Vincent Moon. Maintenant, méprisez–moi.17
A cet instant, puisque la nouvelle est finie, le lecteur, laissé libre de pen-
ser, se trouve obligé, si ce n’est de relire le texte, au moins de se le re-
mémorer, de façon à rétablir la vérité: inverser totalement les jugements
de valeur du narrateur sur le traître, et même imaginer brutalement ce
que peut ressentir un homme qui démontre son infamie. Le bouclage
final a donc pour effet de faire sentir, avec une intensité très supérieure à
celle d’une explication directe, le remords ou l’humiliation du traître.
Mais surtout, il oblige le lecteur à relire la nouvelle, ou à la repenser
complètement. Borges démontre ainsi qu’un même texte peut être lu
plusieurs fois avec des significations différentes (ici, elles sont opposées).
Une nouvelle qui se nie, même partiellement, comme “La forme de
l’épée”, constitue tout de suite une sorte de paradoxe du même type que
celui du menteur: se nier revient immédiatement à nier sa négation,
donc à ne plus se nier, et ainsi de suite à l’infini. Borges semble avoir re-
fusé cette solution de facilité, il répugnait aux paradoxes trop faciles.
Dans “Les trois versions de Judas” nous sommes en présence d’un
double bouclage. Borges commence par égarer le lecteur sur une fausse
piste. Il se propose de nous expliquer la théorie de Nils Runeberg, dont
le nom évoque déjà les runes nordiques, l’ésotérisme... Voici comment
il le présente:

17“¿No ve que llevo escrita en la cara la marca de mi infamia? Le he narrado la his-


toria de este modo para que usted la oyera hasta el fin. Yo he denunciado al hombre
que me amparó: yo soy Vincent Moon. Ahora desprécieme” (OC 1: 495).
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Borges et l'infini 103

En Asie mineure ou à Alexandrie (...), Nils Runeberg aurait dirigé


avec une singulière passion intellectuelle un des petits couvents
gnostiques.18
On pense alors que l’auteur parle d’un personnage qui aurait vécu au
Moyen–Age, “aurait” ayant ici valeur de supposition, précaution prise
lorsque les preuves manquent. Il n’en est rien.
En revanche, Dieu lui accorda le XXème siècle et la cité universitaire de
Lund. C’est là qu’en 1904 il publia la première édition de Kristus och
Judas... 19
Brutalement, le lecteur comprend... qu’il n’a rien compris du tout. Ce
procédé l’oblige à une relecture du premier paragraphe, rêve des au-
teurs modernes qui cherchent “l’œuvre ouverte”, selon l’expression
d’Umberto Eco. Le premier bouclage une fois en place, Borges peut
commencer la présentation de l’œuvre de Runeberg: la découverte de
la véritable nature de Judas.
Selon la première version, Judas ne serait pas la représentation du mal,
mais le reflet de Jésus, car “l’ordre inférieur est un miroir de l’ordre
supérieur”.20 Dans une deuxième version, Runeberg pousse la compa-
raison jusqu’à faire de Judas un saint:
Judas rechercha l’Enfer, parce que le bonheur du Seigneur lui suffi-
sait. Il pensa que la félicité, comme le bien, est un attribut divin et que
les hommes ne doivent pas l’usurper.21
Enfin, le comble du paradoxe, la troisième version se passe de com-
mentaires:
Dieu s’est fait totalement homme jusqu’à la réprobation et l’abîme.
Pour nous sauver, il aurait pu choisir n’importe lequel des destins qui
trament le réseau perplexe de l’histoire; il aurait pu être Alexandre ou
Pythagore ou Rurik ou Jésus; il choisit un destin infime: il fut Judas. 22

18 “En el Asia Menor o en Alejandría (…) Nils Runeberg hubiera dirigido, con singu-
lar pasión intelectual, uno de los conventículos gnósticos” (OC 1: 514).
19 “En cambio, Dios le deparó el siglo XX y la ciudad universitaria de Lund. Ahí, en
1904, publicó la primera edición de Kristus och Judas” (OC 1: 514).
20 “El orden inferior es un espejo del orden superior.” (OC 1: 515)
21“Pensó que la felicidad, como el bien, es un atributo divino y que no deben usur-
parlo los hombres” (OC 1: 516).
22 “Dios totalmente se hizo hombre hasta la infamia, hombre hasta la reprobación y
el abismo. Para salvamos, pudo elegir cualquiera de los destinos que traman la per-
pleja red de la historia; pudo ser Alejandro o Pitágoras o Rurik o Jesús; eligió un
ínfimo destino: fue Judas” (OC 1: 517).
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104 Laurent Nicolas

Plus troublante encore, la preuve de la vérité de cette hypothèse impie.


“Dieu ne voulait pas que Son terrible secret fut propagé sur la terre”.
On retrouve le même raisonnement absurde dans Le Pendule de Foucault
de Umberto Eco: les sociétés secrètes existent; la preuve, c’est que per-
sonne ne les connaît. Ici, la preuve que Runeberg a découvert un secret
de Dieu, c’est que tout le monde l’ignore.
Que dire alors de la nouvelle? Car elle révèle ce secret. On peut y voir
un aveu implicite de sa littéralité, en ce qu’elle ne serait, finalement,
qu’un texte littéraire, de fiction. Entrons dans le jeu de Borges: le récit
n’est pas présenté comme une nouvelle, mais bien comme un essai, à
cause des effets de réel, des précisions bibliographiques, un texte que le
lecteur pourrait trouver dans une bibliothèque quelconque. On peut
alors considérer, dans une optique borgesienne, que la juxtaposition de
cette révélation et du fait que nous, lecteurs, donc personnes réelles, ne
connaissons pas ce secret, prouve que finalement la nouvelle n’existe
pas en tant que texte non plus fictionnel, mais essai théorique.
Si on accepte donc de suivre l’intention de son auteur, ce texte réussit à
nier sa propre existence, tout en restant littéraire, donc moins abscons
qu’un simple raisonnement logique.
Il n’est pas pour autant toujours nécessaire de remettre en cause le
texte pour surprendre ou indisposer. Borges se propose souvent de
nous expliquer le réel d’une façon totalement originale, par une sorte
de renversement. Ainsi, comment le témoin d’un bouleversement cata-
clysmique et inévitable (selon le même raisonnement que précédem-
ment: on ne le sait pas, donc c’est vrai) peut–il décider de retourner à
une vie normale? C’est ce qui se produit dans “Tlön Uqbar Orbis Ter-
tius”. On découvre une encyclopédie inventée, véritable somme d’un
monde imaginaire qui serait le contre–pied idéaliste (la pensée prime
sur la matière) de notre monde matérialiste.
Si nos prévisions sont exactes, d’ici cent ans quelqu’un découvrira les
cent tomes de la Seconde Encyclopédie de Tlön. Alors l’Anglais, le
Français et l’Espagnol lui–même disparaîtront de la planète. Le
monde sera Tlön. 23
Devant cette destruction imminente, et contre toute attente, le narra-
teur décide de retourner à ses futiles occupations antérieures:

23“Si nuestras previsiones no yerran, de aquí a cien años alguien descubrirá los cien
tomos de la Segunda Enciclopedia de Tlön. Entonces desaparecerán del planeta el
inglés y el francés y el mero español. El mundo será Tlön” (OC 1: 443).
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Borges et l'infini 105

Je ne m’en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tran-


quilles à l’hôtel d’Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que
je ne pense pas donner à l’impression) de l’”Urn Burial” de Browne. 24
Finalement, et c’est souvent le cas dans l’œuvre de Borges, on constate un
retour au monde “normal”, à la réalité humaine. Celle–ci doit toujours
être le point fixe de la pensée. La réalité a néanmoins été modifiée par la
nouvelle, c’est alors que doit intervenir l’oubli, comme dans “L’Autre”,
où Borges âgé a oublié la rencontre qu’il a faite avec lui–même jeune.
Ce retour au monde normal est encore plus fort dans “Pierre Ménard,
auteur du Quichotte”. Ce texte plein d’ironie réussit par un jeu absurde
d’inversion double à revenir à une simple tautologie: l’auteur d’un
texte a écrit ce texte. Il ne s’agit pas ici d’expliquer pourquoi Borges
s’amuse à compliquer quelque chose de simple, mais comment il par-
vient à créer le bouclage final.
Cette nouvelle fait l’apologie de Pierre Ménard, écrivain de génie, resté
inconnu, qui s’est lancé dans la folle aventure de réécrire le Quichotte:
“Il ne voulait pas composer un autre Quichotte –ce qui est facile– mais
le Quichotte”.25 “Mon entreprise n’est pas essentiellement difficile, (...).
Il me suffirait d’être immortel pour la mener jusqu’au bout”.26 Finale-
ment, ses “pauvres possibilités humaines” ne lui permirent d’écrire
que deux chapitres du Quichotte, identiques mot pour mot à l’original.
Néanmoins, bien que les mots soient les mêmes, le résultat est totale-
ment différent. Car l’original a été écrit par un Espagnol, dans la lan-
gue de son époque, avec sa propre culture, etc.; alors que le Quichotte
de Ménard n’a absolument plus la même signification, car son auteur
est français et a vécu au XXème siècle.
Ménard (peut–être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de
la lecture par une technique nouvelle: la technique de l’anachronisme
délibéré et des attributions erronées. Cette technique, aux applica-
tions infinies, nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était
postérieure à l’Enéide et le livre Le Jardin du centaure, de madame
Henri Bachelier, comme s’il était de madame Henri Bachelier. 27

24“Yo no hago caso, yo sigo revisando en los quietos días del hotel de Adrogué una
indecisa traducción quevediana (que no pienso dar a la imprenta) del Urn Burial de
Browne” (OC 1: 443).
25 “No quería componer otro Quijote – lo cual es fácil– sino el Quijote” (OC 1: 446).
26“’Mi empresa no es difícil, esencialmente’ (…) ‘Me bastaría ser inmortal para lle-
varla a cabo’” (OC 1: 447).
27“Menard (acaso sin quererlo) ha enriquecido mediante una técnica nueva el arte
detenido y rudimentario de la lectura: la técnica del anacronismo deliberado y de las
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106 Laurent Nicolas

La boucle est bouclée. Nous pouvons à nouveau lire des textes “comme
si” leur auteur les avait écrits! Une remarque cependant. Borges semble
obsédé par l’idiotie du réel, au sens de Clément Rosset: “idiotès, idiot, si-
gnifie simple particulier, unique” (42). Il entend par là que deux choses
identiques ne peuvent exister dans l’univers. Dans “La parabole du pa-
lais”, Borges montre un poète qui parvient à composer un poème qui
contient tout un palais, dans ses plus infimes détails. Aussitôt, le palais
disparaît car il ne peut exister simultanément deux choses identiques.
On peut alors penser que l’état auquel on revient à la fin de “Ménard”
restera toujours distinct du point de départ. Le “comme si” prend ici
toute son importance. La lecture au second degré du livre de madame
Bachelier ne peut pas être la même qu’au premier degré, car on se
place à un niveau différent de lecture. La figure symbolique qui
s’impose ici est plutôt la spirale que le cercle, car on s’écarte légèrement
du point de départ après un tour.

2.2. Le temps cyclique


En revanche, Borges s’avoue fasciné par la répétition de l’histoire: “J’en
reviens éternellement à l’Eternel Retour”.28 Opérons un rapide parallèle
avec l’œuvre de Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour. Selon Eliade,
ce thème est présent dans toutes les cultures dites “primitives”. De
plus, “le monde moderne n’est pas encore, à l’heure actuelle, entière-
ment acquis à l’historicisme”(164); il tente encore de “réintégrer ce
temps historique, chargé d’expérience humaine, dans le temps cosmi-
que, cyclique et infini”(177). Dans ces sociétés, tout acte a déjà été fait
in illo tempore, par le héros fondateur ou tout autre personnage mythi-
que. La vie de tous les jours ne consiste alors plus qu’en une répétition
de ces actes types:
... dans la mesure où un acte (ou un objet) acquiert une certaine réalité
par la répétition de gestes paradigmatiques, et par cela seulement, il
y a abolition implicite du temps profane, de la durée, de l’”histoire”,
et celui qui reproduit le geste exemplaire se trouve ainsi transporté
dans l’époque mythique où a eu lieu la révélation de ce geste exem-
plaire. (49–50)
Cette recherche du temps illustre a deux conséquences principales, qui
forment les deux points que nous allons étudier dans l’œuvre de Bor-

atribuciones erróneas. Esa técnica de aplicación infinita nos insta a recorrer la Odisea
como si fuera posterior a la Eneida y el libro Le jardín du Centaure de Madame Henri
Bachelier como si fuera de Madame Henri Bachelier” (OC 1: 450).
28 “Yo suelo regresar eternamente al Eterno Regreso” (OC 1: 393).
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Borges et l'infini 107

ges. Elle provoque une répétition de l’histoire, et impose donc une nou-
velle narration des histoires.
“La rencontre” met explicitement en scène deux hommes dans un scé-
nario de répétition de l’histoire. Dans une propriété du Nord, douze
hommes sont invités. Dans une vitrine se trouve une collection d’armes
blanches. Une altercation éclate entre deux convives:
Je ne sais qui ouvrit la vitrine. Maneco Uriarte chercha l’arme la plus
voyante et la plus grande, celle en forme de U; Duncan, presque par
hasard, prit un couteau à manche de bois, avec un petit dessin sur la
lame. 29
Les deux hommes sortent se battre; Duncan s’effondre, mort. “L’acte
qu’il [Uriarte] venait de commettre le dépassait”. On apprend alors que
les armes qu’ils ont choisies “presque par hasard” appartenaient à
deux ennemis jurés. “Ils se cherchèrent pendant longtemps, sans jamais
se trouver”.
Ce n’est pas Maneco Uriarte qui tua Duncan; ce furent les armes qui
combattirent, et non les hommes.
(...) Les choses durent plus que les hommes. Qui peut savoir si cette
histoire est terminée, qui peut savoir si ces armes ne se retrouveront
pas un jour? 30
Les armes servent ici de moyen à l’histoire pour se répéter. Car cette
répétition nécessite un lien entre le passé et le présent. Ce lien peut être
le totem des sociétés archaïques, une idole ou, comme ici, une arme.
L’histoire du duel est finalement toujours la même: c’est le symbole
argentin de la mort glorieuse (le tango n’est–il pas un duel?). Borges la
racontera sous différentes formes, nouvelles, poèmes, textes de tango.
Ici apparaît un paradoxe tout à fait borgesien. Dans “Le miracle se-
cret”, lorsque Hladik condamné obtient de Dieu un délai pour terminer
son roman, la reprise du temps linéaire signifie la mort:
Il termina son drame: il ne lui restait plus qu’à décider d’une seule
épithète. Il la trouva; la goutte d’eau glissa sur sa joue. Il commença
un cri affolé, remua la tête, la quadruple décharge l’abattit. 31

29 “No sé quién abrió la vitrina. Maneco Uriarte buscó el arma más vistosa y más
larga, la del gavilán en forma de U; Duncan, casi al desgaire, un cuchillo de cabo de
madera, con la figura de un arbolito en la hoja” (OC 2: 416–417).
30“Maneco Uriarte no mató a Duncan; las armas, no los hombres, pelearon. (…) Las
cosas duran más que la gente. Quién sabe si la historia concluye aquí, quién sabe si
no volverán a encontrarse“ (OC 2: 419).
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108 Laurent Nicolas

Le temps linéaire s’assimile donc à la mort, car son orientation ne peut


que nous y conduire. La circularité serait–elle donc l’illusion de
l’immortalité? Borges affirme pourtant: ”Je n’ai pas peur de la mort,
mais de l’immortalité” (Couffon 16). S’il y a une vie après la mort, il
préfère ne pas la connaître.
Il en fait autrement, cependant, des personnages textuels. Un exemple
éloquent en est son traitement de la figure mythique de Martín Fierro
dans “Biographie de Tadeo Isidoro Cruz”, où Martín Fierro n’apparaît
nommé qu’a la dernière ligne. Ceci permet à Borges de raconter à nou-
veau une partie de l’histoire du personnage légendaire, en partant d’un
point de vue totalement différent, puisque le sujet se situe ailleurs. Cet-
te nouvelle est, de plus, très intéressante dans une optique de retour
cyclique d’un même événement.
Le père de Tadeo Cruz fut tué alors que, guérillero, il était encerclé par
des soldats. Plus tard, Tadeo Cruz se trouve à son tour encerclé. Il se
bat comme un lion et, blessé, est fait prisonnier. “A cette époque,
l’armée remplissait une fonction pénale: Cruz fut envoyé à un fortin de
la frontière Nord”. Devenu soldat, puis sergent de police, Cruz est
amené à tenter de capturer un criminel. Ce dernier est finalement en-
cerclé: “Cruz eut l’impression d’avoir déjà vécu ce moment–là”. Alors,
tout bascule:
Il comprit son ultime destin de loup, non de chien grégaire; il comprit
que l’autre, c’était lui. Le jour se levait sur la plaine illimitée. Cruz je-
ta à terre son képi, cria qu’il ne tolérerait pas que l’on tuât un brave,
car c’était un crime, et se mit à se battre contre les soldats, aux côtés
du déserteur Martin Fierro. 32
Nous sommes en présence d’un même événement (l’encerclement (!))
qui se répète trois fois. La troisième occurrence provoque le revirement
de Cruz, mais permet surtout à Borges de raconter une nouvelle fois,
différemment, une partie de la vie de Martin Fierro. En fait, il ne la ra-
conte que par l’intermédiaire de la culture du lecteur. Ce procédé lui
permet finalement de laisser le lecteur terminer son histoire, selon ce
qu’il connaît de celle de Fierro. Ici, on peut remarquer que, bien que

31 “Dio término a su drama: no le faltaba ya resolver sino un solo epíteto. Lo encon-


tró; la gota de agua resbaló en su mejilla. Inició un grito enloquecido, movió la cara,
la cuádruple descarga lo derribó” (OC 1: 513).
32“Comprendió su íntimo destino de lobo, no de perro gregario; comprendió que el
otro era él. Amanecía en la desaforada llanura; Cruz arrojó por tierra el quepis, gritó
que no iba a consentir el delito de que se matara a un valiente y se puso a pelear
contra los soldados, junto al desertor Martín Fierro” (OC 1: 563).
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Borges et l'infini 109

tributaire de la culture classique, Borges n’opère pas moins un détour-


nement de mythe. Au lieu de s’incliner devant un mythe, de le répéter
tel quel, il l’utilise.
Pire, Borges déforme ce mythe. Dans “La fin”, il ose même faire mourir
Fierro en duel. Ce duel avait failli faire partie de son histoire, car le
Noir qui voulait venger son père l’avait effectivement défié. Pourtant,
dans le poème original, ce duel n’eut jamais lieu. .
Borges aime explorer narrativement la reversibilité du temps.33 Le
temps négatif qui se superpose à notre temps positif, relativisant ainsi
le rôle du destin, le temps cyclique, qui ne revient cependant pas par-
faitement à son point de départ, constitue l’un des éléments essentiels
de la vision labyrinthique de l’univers, propre à Borges.

3. Le chaos

Les deux thèmes précédents étaient fondés sur des figures géométri-
ques (la droite et le cercle) qui, bien que fondamentalement différentes,
sont ordonnées. Elles sont en effet localisées dans l’espace, donc par-
faitement définies. Or, nous avons vu que l’ordonnancement de ces
figures géométriques était souvent malmené par Borges lorsqu’il sou-
haitait créer le flou. Ce flou apparaît parfois comme une absence de
logique (le paradoxe des dates dans “Undr”), mais nous allons voir que
Borges fait souvent référence à cette négation de la logique qu’est le
chaos, non plus comme moyen (pour perdre le lecteur), mais comme
sujet d’étude.

3.1. L’indéfinissable chaos


Que ce soit Ragnarök, la fin du monde des anciens scandinaves, ou
l’”état de désordre où toutes choses sont mêlées et indifférenciées”
(Durozoi et Rousset 57), avant l’action du démiurge, le chaos se définit
principalement par opposition à l’ordre. Comment, en effet, définir le
sans–forme? Toute définition impose une compréhension, puis sa tra-
duction dans un langage ordonné. Or, ce qui frappe dans les différen-
tes définitions du chaos, c’est leur hétérogénéité. Autrement dit,

33 Dans Le pendule de Foucault, Umberto Eco semble se plier à cette option: “C’est une

illusion moderne de croire que le temps est une succession linéaire et orientée, qui
va de A vers B. Il peut aussi aller de B vers A, et l’effet produit la cause... Amparo
(...) est l’origine mystérieuse de ce qui a contribué à la créer” (225).
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110 Laurent Nicolas

l’informel ne peut qu’être approché selon des points de vue personnels;


toute représentation du chaos porte la signature du sujet représentant.
Ainsi, lorsque Borges veut décrire la vision simultanée, donc informe,
de tous les actes de l’univers, il crée, dans “L’Aleph”, des “réseaux de
lieux (...) qui s’y superposent” Or, “ces lieux appartiennent, en partie, à
l’univers familier de Borges qui les inclut dans l’univers fictionnel de
ses nouvelles” (Mourey 97).
Définir directement le chaos semble donc être impossible. On peut en
tenter une définition indirecte, en tant qu’antithèse de l’ordre. C’est ici
qu’apparaissent les multiples facettes du chaos. Car le désordre n’est–il
pas aussi opposé à l’ordre? Or, ces deux notions ne semblent pas syno-
nymes. La notion de chaos semble plutôt englober celle de désordre.
En effet, comme l’écrit le mathématicien B. Mandelbrot, il existe un
“chaos désordonné” et un “chaos ordonné” (Peitgen et Richter 157),
alors qu’on ne peut, sans non–sens, parler de “désordre ordonné”. Re-
présenter le désordre absolu est fondamentalement illusoire. En revan-
che, nous verrons que Borges, comme Joyce, tente de représenter le
chaos, et que, si l’on veut bien admettre l’existence de ce “chaos ordon-
né”, c’est ce dernier qu’il parviennent à nous proposer. Ce chaos or-
donné se traduit par une absence de forme apparente juxtaposée au
soupçon qu’a le lecteur de l’existence d’un ordre sous–jacent.
De même, dans le comportement chaotique des solutions de certaines
équations extrêmement simples qui passionne les mathématiciens depuis
un demi siècle,34 le chaos recule: on découvre un ordre différent dans le
chaos, mais un ordre quand–même. Le désordre du chaos conduit–il à
l’ordre? Devant ce recul du chaos face à l’ordre, peut–on espérer voir un
jour le désordre disparaître? Autrement dit, le désordre (ou ce que nous
considérons comme tel) n’est–il dû qu’aux limitations de notre connais-
sance? Certaines sciences, comme la physique quantique, semblent
prouver le contraire. Ainsi les relations d’incertitude d’Heisenberg
montrent que la position et la vitesse d’une particule ne peuvent pas
être simultanément définies, on ne dispose que d’une probabilité de
présence. “La probabilité en physique quantique ne résulterait plus
d’une ignorance, elle serait contingence pure” (Broglie 134). Broglie
s’oppose fermement à cet indéterminisme. Selon lui, c’est la théorie
mathématique utilisée qui provoque ces indéterminations: l’univers

34Les fractales sont un état intermédiaire entre l’ordre et le désordre, comme le la-
byrinthe borgesien est “une tentative de représentation de la ``transition entre le
chaos et l’ordre’’ (Bellour 64).
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Borges et l'infini 111

physique est ontologiquement déterministe. Cette opinion, actuelle-


ment (provisoirement?) abandonnée par la plupart des chercheurs,
pose toujours la même question de l’existence d’un ordre déterminant.
Quelque soit le choix fait dans cette alternative, il faut néanmoins cons-
tater que des zones d’ombre existent et qu’il en existera toujours
(comme ces suites qui tendent vers zéro sans jamais s’annuler). La rai-
son trouve toujours un obstacle qu’elle ne peut comprendre, ordonner.
On retrouve ici le même type de limitation humaine que celui que nous
avons rencontré plus haut. Ceci nous amène au problème double de la
représentation chaotique et de sa comprehensibilité.

3.2. La représentation chaotique


Nous venons de voir que le désordre, l’incompréhensible, est irrepré-
sentable. Tout au plus peut–on utiliser le “très compliqué”. On constate
donc ici une double limitation de l’esprit humain: non seulement il
existera toujours des zones d’ombres, incomprises, mais encore un vé-
ritable chaos est impossible à comprendre. On ne peut que l’approcher,
encore une fois, par une complexité de plus en plus grande. On remar-
que alors que l’on est encore dans le cadre de l’infini potentiel, car, s’il
existe un ordre à chaque tentative de représentation du chaos (le dé-
sordre reste toujours fini), l’augmentation de la complexité peut don-
ner une augmentation à l’infini du désordre apparent.
Dans cette optique, étudions quelques représentations borgesiennes du
chaos. Chacune d’elles est liée à quelque chose d’infini, ou que Borges
veut faire paraître tel. Dans “Funes ou la mémoire”, c’est la mémoire
d’un jeune homme qui est totale:
Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril
mil huit cent quatre–vingt–deux et pouvait les comparer au souvenir
des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé
qu’une seule fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur
le Rio Negro la veille du combat du Quebracho. 35
Il invente un système de numérotation, fondé sur sa mémoire totale:
Il ne l’avait pas écrit, car ce qu’il avait pensé une seule fois ne pouvait
plus s’effacer de sa mémoire. (...) Au lieu de sept mille treize, il disait
(par exemple), Maxime Pérez; au lieu de sept mille quatorze, Le chemin

35“Sabía las formas de las nubes australes del amanecer del treinta de abril de mil
ochocientos ochenta y dos y podía compararlas en el recuerdo con las vetas de un libro
en pasta española que sólo había mirado una vez y con las líneas de la espuma que un
remo levantó en el Río Negro la víspera de la acción del Quebracho” (OC 1: 488).
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112 Laurent Nicolas

de fer; d’autres nombres étaient Luis Melian, Lafinur, Olimar, soufre, le


bât, la baleine, le gaz, la chaudière, Napoléon, Augustin de Vedia. Au lieu
de cinq cents il disait neuf.36
Comment Borges a–t–il pu imaginer une liste chaotique comme celle
de ces chiffres? Nous avons vu que le hasard absolu était interdit à
l’écrivain. En effet, s’il cherche parmi ses souvenirs, parmi tout ce qui
lui passe par la tête, des noms sans lien entre eux, le pari est perdu
d’avance, car tous les noms seront reliés par leur appartenance au pas-
sé de l’auteur. Le seul moyen véritablement aléatoire consiste peut–être
à tirer aux dés le numéro d’une page d’un dictionnaire, par exemple, et
de prendre le premier mot de cette page. On rejoint ici les jeux des sur-
réalistes, de leurs successeurs, de l’”Oulipo”. Ce nom est d’ailleurs par-
lant ici, la littérature potentielle reprenant le terme de l’infini potentiel.
On constate donc que l’introduction du hasard permet la création d’un
potentiel d’œuvres et d’un potentiel d’interprétations que rien à priori
ne semble devoir limiter. Ce qui frappe également ici, c’est l’absence
apparente de logique entre les différents “nombres” de Funes. Cette
absence vient s’opposer au rôle de ces nombres. Ils doivent, en effet,
former un système, ce qui présuppose d’habitude une logique, un or-
dre établi. Ici, cet ordre existe peut–être, il suivrait alors la propre logi-
que de Funes. Or celle–ci est si différente de notre propre logique qu’il
ne peut, ou ne veut, la comprendre:
Je lui dis que dire 365 c’était dire trois centaines, six dizaines, cinq
unités: analyse qui n’existe pas dans les “nombres” Le Nègre Timothée
ou couverture de chair. Funes ne me comprit pas ou ne voulut pas me
comprendre. 37
Ce qui est en fait suggéré ici, c’est que le désordre apparent de la série
des “nombres” de Funes relève d’un ordre, le seul ordre que l’hyper-
mnésique semble comprendre. On découvre ici les prémisses de cet
“ordre supérieur” que nous étudierons dans d’autres nouvelles.
Voyons maintenant comment Borges induit le lecteur à “ressentir” cet
infini. Nous sommes en présence d’un désordre qui conduit à un nom-

36 “No lo había escrito, porque lo pensado una sola vez ya no podía borrársele. (…)

En lugar de siete mil trece, decía (por ejemplo) Máximo Pérez; en lugar de siete mil
catorce, El Ferrocarril; otros números eran Luis Melián Lafinur, Olimar, azufre, los bas-
tos, la ballena, el gas, la caldera, Napoleón, Agustín de Vedia. En lugar de quinientos,
decía nueve” (OC 1: 489).
37 “Le dije que decir 365 era decir tres centenas, seis decenas, cinco unidades; análi-
sis que no existe en los “números” El Negro Timoteo o manta de carne. Funes no me
entendió o no quiso entenderme” (OC 1: 489).
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Borges et l'infini 113

bre potentiellement inépuisable d’explications. Le but de l’écrivain


consiste alors à suggérer qu’un ordre existe. Automatiquement, cet or-
dre sera celui d’un esprit supérieur.
Ainsi, dans “Le livre de sable”, la numérotation arbitraire des pages
commence par laisser le lecteur perplexe:
Mon attention fut attirée sur le fait qu’une page paire portait, par
exemple, le numéro 40514 et l’impaire suivante, le numéro 999. Je
tournai cette page; au verso, la pagination comportait huit chiffres. 38
Ce livre monstrueux, au nombre de pages infini, suit une pagination
arbitraire ou aléatoire (ces deux termes, nous le verrons, sont équiva-
lents). Le narrateur ne réussira jamais à la comprendre, ni à trouver la
première page. L’absurdité d’un tel livre aurait dû le rebuter, mais une
découverte survient: “Je constatai que les petites illustrations se trou-
vaient à deux mille pages les unes des autres”.
Aucune explication n’est donnée à ce début d’ordre, aucun autre indice
d’ordre n’apparaîtra. Pourtant, il y a un ordre et, dans “La Bibliothèque
de Babel”, la certitude qu’un ordre supérieur existe peut tout changer.
Pour le bibliothécaire qui erre dans la “divine Bibliothèque”, ce sont les
“impies [qui] affirment que le non–sens est la règle”. On sent ici le be-
soin d’un ordre, quel qu’il soit. Ce besoin oblige le vieillard à recher-
cher une règle à l’intérieur même du chaos:
S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quel-
conque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes
se répètent toujours dans le même désordre –qui, répété, deviendrait
un ordre: l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir. 39
Cette tendance à globaliser, ce besoin de comprendre poussent le bi-
bliothécaire à admettre cet ordre supérieur, infiniment supérieur. Le
lecteur, qui ne comprend pas la logique des listes borgesiennes (les
nombres de Funes, les livres de la bibliothèque, etc.) “se raccroche”,
comme il lui est suggéré, à un penseur suprême, infiniment complexe,
qui aurait créé ce chaos.
En résumé, nous pouvons mettre en évidence un cycle:

38“Me llamó la atención que la página par llevara el número (digamos) 40.514 y la im-
par, la siguiente, 999. La volví; el dorso estaba numerado con ocho cifras“ (OC 3: 69).
39 “Si un eterno viajero la atravesara en cualquier dirección, comprobaría al cabo de los
siglos que los mismos volúmenes se repiten en el mismo desorden (que, repetido, sería
un orden: el Orden). Mi soledad se alegra con esa elegante esperanza” (OC 1: 471).
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114 Laurent Nicolas

écriture
ordre inhérent à l’auteur ⇒ désordre apparent
suggestion du texte
désordre apparent ⇒ désordre véritable
assimilation du lecteur
désordre véritable ⇒ ordre infiniment
complexe

Cet ordre infiniment complexe, que nous avons appelé ordre supérieur
est à la base de l’œuvre chaotique, chez Joyce en particulier.

3.3. Borges et Joyce


Ce type d’œuvre, typique du XXème siècle, est appelé “œuvre ouverte”
par Umberto Eco. Il désigne ainsi les livres, tableaux, compositions mu-
sicales qui s’ouvrent, c’est–à–dire, qui permettent une interprétation vir-
tuellement illimitée. Nous y reviendrons plus loin, nous bornant ici à la
“forme” de l’œuvre chaotique.
Partant de la théorie de l’information, Eco explique l’opposition entre
la clarté du message et la valeur de l’information transmise: “plus éle-
vée est l’information, plus il est difficile de la communiquer; et plus le
message se communique clairement, moins il informe” (Œuvre 84). Le
fait qu’un message clair informe peu est dû, selon Eco, au nombre limi-
té d’interprétations qu’il propose. “Au fond, une forme est esthétique-
ment valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et
comprise selon des perspectives multiples” (17).
On peut alors radicaliser le raisonnement, et tenter de créer une forme
qui pourrait être “esthétiquement valable” grâce, justement, à son ab-
sence de clarté. C’est ce qu’à fait Joyce. Eco a créé le terme “chaosmos”
(60) pour définir à la fois l’univers et le style de Finnegans Wake. “Le
caractère chaotique, la polyvalence, les multiples sens de ce chaosmos
rédigé dans toutes les langues” suggère une infinité d’inteprétations,
justement “à partir de l’ambiguïté des racines sémantiques et du dé-
sordre de la construction syntactique” (61).
“Il est presque infini”, écrivait Borges à propos d’un autre roman de
Joyce, Ulysse. Même si Ulysse est nettement moins chaotique que Finne-
gans Wake, il est sûr que c’est sa forme désordonnée qui a conduit Bor-
ges à ce jugement. Joyce a–t–il trouvé le moyen d’écrire une œuvre
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Borges et l'infini 115

“strictement infinie”? Alors pourquoi Borges, qui l’avait lu, et qui,


toute sa vie, a joué avec l’infini, est–il resté au style de la nouvelle? Sa
cécité, qui l’obligeait à composer des textes courts dont il pouvait se
souvenir, ne suffit pas à tout expliquer. Considérait–il alors que, mal-
gré des efforts titanesques, Joyce n’est pas parvenu à son but? Serge
Champeau a montré que Borges s’opposait à la métaphysique, et sur-
tout à la “littérature comme entreprise métaphysique” (84). Il cite, par
exemple un poème, “La Lune”, où “Borges renonce à l’image –
ironiquement certes, puisque cette renonciation se dit métaphorique-
ment– au profit d’une tautologie. Le mot secret qui dit la lune est, déri-
soirement, le mot ‘lune’”. De même, le poème sans forme de “Le miroir
et le masque” ne suffit pas au roi qui l’a commandé.
En tant qu’écrivain, Borges s’opposait–il à la tentative joycienne de
l’œuvre ouverte? Nous ne le saurons sûrement jamais, mais il est pro-
bable qu’il la jugeait dérisoire.

3.4. Le désordre du désordre


Devant cette aporie qui fait que la révélation de l’ordre suprême ne
peut s’obtenir ni par l’ordre (Borges), ni par le chaos (Joyce), Borges
préfère, tout en annonçant l’impossibilité de sa tâche, revenir à une
forme classique.
C’est donc de façon objective qu’il présente les rapports du hasard et
du destin. Pour démontrer que ces notions sont équivalentes pour
l’écrivain argentin, nous devons observer ce que donne le désordre du
désordre.
Dans “Funes”, cinq–cents se dit “neuf”. On peut voir ici un bouclage
habituel chez Borges (on retourne finalement aux chiffres). On peut y
trouver aussi les prémisses d’une apparition de l’ordre dans le désor-
dre. Car selon la logique de Funes, quitte à prendre n’importe quel
nom pour désigner les chiffres, pourquoi ne pas utiliser des nombres?
Pire, puisque devant l’infini, tous les choix se valent, pourquoi ne pas
dire “un” pour un, “sept mille quatorze” pour sept mille quatorze. Ce
désordre poussé à bout donne l’ordre. Autrement dit, on peut considé-
rer l’ordre comme un désordre du désordre.
Considérons un monde ordonné (c’est–à–dire où le hasard n’a pas sa
place) dans lequel évolue un homme indéterminé. Chez Clément Ros-
set, cet homme est le consul ivrogne du roman de Malcolm Lowry, Au
dessous du volcan. L’ivrogne de Malcolm Lowry est le seul homme indé-
terminé car “aucun intervalle de lucidité ne vient troubler son hé-
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116 Laurent Nicolas

bétude” (Rosset 12). Il erre, ivre, et son chemin n’est dirigé que par le
hasard. Son errance est sans ordre ni sens. Rosset l’oppose au labyrin-
the, figure borgesienne par excellence: “dans le labyrinthe, il y a un
sens, plus ou moins introuvable et invisible, mais dont l’existence est
certaine” (17). Paradoxalement, ses divagations le conduisent à la mort,
comme si le destin et le hasard s’unissaient. Selon Rosset: “le ‘n’im-
porte comment’ coïncide exactement avec le ‘pas du tout n’importe
comment mais bien de cette façon–ci’”(13).
L’indétermination poussée à son paroxysme conduit à une détermina-
tion absolue. Voyons comment Borges obtient et explique le même pa-
radoxe, dans “La loterie à Babylone”.
La loterie symbolise ici le hasard. Lors de son invention, elle paraît
normale à nos yeux: ce n’est qu’un simple jeu. Mais son évolution la
rend monstrueuse:
Une réforme fut tentée: l’intercalation d’un petit nombre de chances
adverses dans la liste des nombres favorables. Désormais, les acheteurs
de rectangles numérotés avaient la double chance de gagner une cer-
taine somme ou de payer une amende parfois considérable. 40
Les amendes sont bientôt remplacées par des jours de prison. La Com-
pagnie de loterie acquiert alors sa “toute–puissance (...), sa valeur ecclé-
siastique, métaphysique”. Enfin, elle détient la totalité du pouvoir:
Les conséquences étaient incalculables [pour le joueur]. Un coup heu-
reux pouvait entraîner sa promotion au concile des mages, ou
l’emprisonnement d’un ennemi notoire ou intime, ou la découverte,
dans la ténèbre pacifique de la chambre, de la femme qui commence à
nous inquiéter ou que nous n’espérions plus revoir; un coup malheu-
reux pouvait appeler sur lui la mutilation, l’infamie variée, la mort. Par-
fois un acte unique – l’assassinat public de C, la mystérieuse apothéose
de B – venait génialement résumer un grand nombre de tirages. 41
La vie de tous les hommes de Babylone se trouve déterminée par la lote-
rie, “infusion périodique du chaos dans le cosmos”. Donc, par le hasard!

40 “Alguien ensayó una reforma: la interpolación de unas pocas suertes adversas en


el censo de números favorables. Mediante esa reforma, los compradores de rectán-
gulos numerados corrían el doble albur de ganar una suma y de pagar una multa a
veces cuantiosa” (OC 1: 457).
41 “Las consecuencias eran incalculables. Una jugada feliz podía motivar su eleva-
ción al concilio de magos o la prisión de un enemigo (notorio o íntimo) o el encon-
trar, en la pacífica tiniebla del cuarto, la mujer que empieza a inquietarnos o que no
esperábamos rever; una jugada adversa: la mutilación, la variada infamia, la muerte.
A veces un solo hecho –el tabernario asesinato de C, la apoteosis misteriosa de B–
era la solución genial de treinta o cuarenta sorteos” (OC 1: 458).
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Borges et l'infini 117

A nouveau, Borges effectue un retour au monde “normal”, dirigé par le


destin. Enfin le narrateur conclut:
Une dernière [conjecture] exprime qu’il est indifférent d’affirmer ou
de nier l’existence de la ténébreuse corporation, parce que Babylone
n’est autre chose qu’un infini jeu de hasards. 42
Un nombre infini de tirages aléatoires n’est plus le hasard, il devient
une véritable fatalité. On obtient finalement la stricte équivalence du
hasard et de la fatalité, comme Borges l’avoue en quatrième de couver-
ture du Livre de sable. On peut considérer que cette équivalence n’est
encore qu’un jeu de Borges, mais il nous propose ici une véritable dé-
monstration du fait que, face à l’infini, de nombreux concepts appa-
remment opposés peuvent être unifiés. L’ordre et le désordre, comme
deux droites parallèles, se rejoignent à l’infini.

4. Le langage: infini actuel

4.1. Problématique du langage


Les trois sections précédentes sont placées sous le signe d’une figure
géométrique liée à la notion d’infini potentiel. Les trois formes de re-
présentation de l’infini suivent le même schéma substrat + processus
itératif:
substrat processus
accumulation flou
cercle nature cyclique
complexité négation de la logique

Ces sections portent donc sur la structure des nouvelles de Borges,


lorsqu’il se sert des rappelées à l’instant pour mettre en place l’infini.
Ce que nous allons montrer ici, c’est que, à l’intérieur même de cette
structure, Borges veut faire sentir que chacun des mots qu’il utilise ap-
pelle d’autres mots, que le sens de chaque mot, en d’autres termes, est
effectivement infini.

42“Otra, no menos vil, razona que es indiferente afirmar o negar la realidad de la


tenebrosa corporación, porque Babilonia no es otra cosa que un infinito juego de
azares (OC 1: 460).
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118 Laurent Nicolas

4.2. L’infini actuel


“Ce qui est effectivement infini” s’appelle l’infini actuel. Nous avons
déjà rencontré cette notion lorsque nous avons défini l’infini potentiel
auquel elle s’oppose. Ici, nul besoin de construction “substrat + proces-
sus”, l’infini actuel se suffit à lui–même. D’emblée, une difficulté appa-
raît. Comment un signe linguistique peut–il signifier seul l’infini?
La création d’un infini potentiel nécessitait la mise en place d’une
structure. Celle de l’infini actuel demande l’élaboration d’un système
de conventions qui permet de savoir que tel signe signifie explicite-
ment l’infini. Pour le lecteur non initié, la valeur du signe ne dépassera
pas celle de sa forme, qui reste finie. Ainsi, l’or du tableau de Lorenzet-
ti a valeur “d’infinitum”, c’est–à– dire d’infini actuel. Seule la connais-
sance de cette convention permet de comprendre la valeur réelle de
l’utilisation de la dorure.
Tout est ici fondé sur des conventions qui, en tant que telles, peuvent
être remises en question. Si le système de conventions suggéré n’est
pas suivi, l’infini ne sera pas “visible”. Ceci nous amène à la polémique
qui concerne l’existence de l’infini actuel. Ce débat, qui n’est toujours
pas résolu (et semble de plus en plus impossible à trancher) a commen-
cé avec Aristote, et n’a pas pris fin avec Cantor. Si la théorie des nom-
bres “transfinis” de Cantor est fondée sur l’existence de l’infini actuel,
cette dernière n’est, en fait, qu’un postulat mathématique. Un paradoxe
est lié à ces nombres, comme à toute représentation de l’infini: ils sont à
la fois finis et infinis.
Ils sont finis par leur formulation, le nom que leur a donné le mathé-
maticien (ℵ0, ℵ1,. ..), infinis par leur valeur. ℵ0 – Aleph0 (!) – désigne le
“nombre” d’entiers naturels, ou plutôt le cardinal de l’ensemble des
entiers, ℵ1 le “nombre” des points d’une droite ou d’un plan. Rien ne
permet d’affirmer l’existence de ces “nombres” (la présence des guil-
lemets l’atteste), ni qu’elle n’est pas qu’une hypothèse de travail.
Toute la problématique du langage que nous allons poser provient de
cette opposition entre la forme finie du langage et la valeur infinie
qu’on peut lui prêter.

4.3. Le langage fini


Avec les nombres transfinis, est apparue la finitude de la forme expres-
sive. ℵ0: une lettre et un chiffre pour exprimer un nombre infini; Dieu:
quatre lettres pour désigner l’infini des infinis. Chaque mot est fini
dans sa forme. On peut alors penser que l’ensemble des mots, ou
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Borges et l'infini 119

l’ensemble des combinaisons de tous les mots, pourrait être infini. Or,
ce dernier ensemble, qui contient tout ce qu’il est possible d’exprimer,
reste borné.
Dans “La Bibliothèque de Babel”, le nombres des combinaisons de tou-
tes les lettres, donc tout ce qu’il est possible d’exprimer dans toutes les
langues, est calculable, donc fini. Quels que soient les efforts des hom-
mes, la forme d’une œuvre restera finie. Ainsi en est–il de l’Odyssée.
“L’immortel” dispose d’un temps infini. Pour lui, “l’impossible était de
ne pas composer, au moins une fois, l’Odyssée” (OC 1: 541). Face à un
temps infini, la forme finie de l’ode rend celle–ci dérisoire.
Cette limitation du langage est encore plus sensible dans les rapports
que ce dernier entretient avec le réel, son objet de représentation. La
description du réel est, en effet, impossible. Il restera toujours une dif-
férence entre l’objet décrit et le texte décrivant. Comme l’écrit Rosset,
“c’est le sort le plus général du réel que d’échapper au langage, et le
sort le plus général du langage que de manquer le réel” (142).
On peut relier cette affirmation à l’idiotie du réel que nous avons déjà
rencontrée. Borges l’a illustrée dans “La parabole du palais”. Un poète
parvient à créer un poème incroyable:
Le poème contenait, entier et minutieux, l’immense palais avec ses
célèbres porcelaines, chaque dessin de chaque porcelaine, les ombres
et les lumières des crépuscules et chaque instant malheureux ou heu-
reux des glorieuses dynasties de mortels, de dieux et de dragons qui
y vécurent depuis l’interminable passé. Les assistants se turent, mais
l’empereur s’écria: “Tu m’as volé mon palais”, et l’épée de fer du
bourreau moissonna la vie du poète.
D’autres racontent l’histoire autrement. Dans le monde, il ne saurait
y avoir deux choses égales. Il a suffi, disent–ils, que le poète prononce
le poème pour que le palais disparaisse, comme aboli et foudroyé par
la dernière syllabe. 43
Cette considération suffit à expliquer l’impossibilité de la représenta-
tion. Plutôt que de chercher à lutter contre cette interdiction ontologi-

43“…en el poema estaba entero y minucioso el palacio enorme, con cada ilustre por-
celana y cada dibujo en cada porcelana y las penumbras y las luces de los crepúscu-
los y cada instante desdichado o feliz de las gloriosas dinastías de mortales, de dio-
ses y de dragones que habitaron en él desde el interminable pasado. Todos callaron,
pero el Emperador exclamó: ¡Me has arrebatado el palacio! y la espada de hierro del
verdugo segó la vida del poeta.
Otros refieren de otro modo la historia. En el mundo no puede haber dos cosas igua-
les; bastó (nos dicen) que el poeta pronunciara el poema para que desapareciera el
palacio, como abolido y fulminado por la última sílaba” (OC 2: 179–180).
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120 Laurent Nicolas

que (la création littéraire d’un double du réel), Borges l’accepte et la


met en évidence:
Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres,
de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien
exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces
livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire.44
Borges associe ici la question de la concision formelle, comme accepta-
tion de l’impossibilité de sa tâche –impossibilité due à la finitude du
langage–, au problème des références, qui ouvre le langage et le rend
infini.

4.4. Le langage ouvert


“La Bibliothèque est illimitée et périodique” (OC 1: 471). Cette phrase
fait écho à l’affirmation du bibliothécaire qui a utilisé l’adjectif “infini”
pour qualifier la bibliothèque. Or il sait qu’elle est limitée dans
l’espace, car elle contient un nombre fini de livres. Ce n’est ni une ma-
ladresse de l’auteur, ni une nouvelle preuve de l’assimilation du très
grand à l’infini, ni un “entraînement rhétorique”. La Bibliothèque de
Babel est véritablement infinie.
Si elle est périodique, elle se poursuit sans fin. Comment peut–elle être
périodique? Ce ne sont pas les livres en tant qu’objets matériels qui se
répètent. L’hypothèse de l’unicité de chaque livre peut, et même, doit
être conservée.
Le premier argument provient du problème de la relecture. Si quel-
qu’un pouvait lire tous les livres de la Bibliothèque, il pourrait repren-
dre la lecture du premier livre d’un oeil nouveau. Il ne répéterait pas le
même acte que la première fois en lisant un livre pour la deuxième fois.
Plus précisément, l’interprétation qu’il ferait ne serait plus la même,
elle serait enrichie des lectures antérieures. Ainsi, quand nous relisons
un roman policier, par exemple, le fait de connaître déjà la fin, change
complètement notre relation à l’histoire, au livre lui–même.
Ici se se place l’une des différences entre littérature classique et littéra
ture moderne. La premiére se caractérise par la relecture des œuvres
des illustres anciens, œuvres dans lesquelles sont sensées se trouver

44“Desvarío laborioso y empobrecedor el de componer vastos libros; el de explayar


en quinientas páginas una idea cuya perfecta exposición oral cabe en pocos minutos.
Mejor procedimiento es simular que esos libros ya existen y ofrecer un resumen, un
comentario (OC 1: 429).
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Borges et l'infini 121

toutes les idées, toutes les formes esthétiques. Dans cette optique, cha-
que livre peut être lu un nombre infini de fois, de façon à s’approcher
de plus en plus du sens intime et ultime du texte. Selon Foucault:
Le langage (...) se donne pour tâche de restituer un discours absolu-
ment premier mais il ne peut l’énoncer qu’en l’approchant, en es-
sayant de dire à son propos des choses semblables à lui, et en faisant
naître ainsi à l’infini, les fidélités voisines et similaires de
l’interprétation. (89)
La littérature moderne, dans laquelle s’inscrivent les nouvelles de Bor-
ges, débouche dans une démarche similaire, mais procède d’un prin-
cipe différent: on peut lire à nouveau un tel livre pour y chercher, cette
fois, non plus une seul sens qui reste toujours à découvrir, mais une
autre signification toujours nouvelle.
Notons qu’une fois encore, Borges nous conduit à penser en termes de
cycles, mais aussi à ne pas oublier que ces cycles ne sont pas parfaits,
qu’un “décalage” se produit toujours. Ce décalage est précisément à
l’origine de l’infinitude de la Bibliothèque. Elle n’est plus ici infinie car
périodique, mais réellement infinie, car elle peut être lue et relue sans
que jamais un même livre ne dise deux fois la même chose.
On peut contester ce point de vue, en affirmant avec Eco que “théori-
quement, cette réaction [l’évocation de nouvelles interprétations à cha-
que relecture] est illimitée; [qu’] en fait, elle s’interrompt lorsque la
forme cesse d’être pour nous stimulante” (Œuvre 57). Mais Borges
place ses nouvelles dans le domaine de la spéculation intellectuelle, et
ne se rapproche de la réalité pratique que lors du bouclage final. Ainsi,
la dernière phrase de “La Bibliothèque de Babel”: “Ma solitude se
console à cet élégant espoir”. Il ne croit finalement pas à la justification
qu’il donne de la Bibliothèque. Néanmoins, ces quelques mots ne suffi-
sent pas à convaincre le lecteur que la Bibliothèque n’est pas infinie.
Relecture et réécriture sont intimement liées. Comme nous l’avons re-
marqué au cours de l’étude du cercle, l’écriture classique utilise le
même procédé de recommencement. Puis est apparue la limitation du
langage qui “manque le réel”, toute écriture devient alors une tentative
d’approcher le réel, tentative perdue d’avance, à cause de laquelle le
livre “fait semblant” de finir, comme l’écrit Eco. Grâce à cet impossible
mot de la fin, le langage prend
la dimension absolument ouverte d’un langage qui ne peut plus
s’arrêter, parce que, jamais enclos dans une parole définitive, il
n’énoncera sa vérité que dans un discours futur, tout entier consacré
à dire ce qu’il aura dit; mais ce discours lui–même ne détient pas le
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122 Laurent Nicolas

pouvoir de s’arrêter sur soi, et ce qu’il dit, il l’enferme comme une


promesse, léguée encore à un autre discours... (Foucault 88)
Cette ouverture du langage permet la réécriture d’une même histoire,
de continuer une histoire, commenter un texte (même s’il n’existe pas!),
etc. A la limite, le discours final peut consister en une réécriture mot à
mot d’un texte, comme le tente Pierre Ménard. Ici ce n’est que la forme
qui est copiée, le fond prend alors une tout autre signification, puisque
l’auteur n’est pas le même. Cette radicalisation, bien que provenant
d’un principe que Borges utilise (l’ouverture du langage) est traitée
avec l’ironie qui construit une théorie, puis la démonte.

4.5. Le langage totalisant


Aux deux aspects de l’ouverture du langage (cyclique et véritablement
ouvert) correspondent les deux premiers poèmes de “Le miroir et le
masque”, cités en introduction. Or seule la troisième ode parvient à res-
tituer l’univers entier. A la fois miracle et péché, cette ode se distingue
par sa brièveté: elle se compose d’une seule ligne, qui peut–être (selon
un lapsus de la traduction française) un “seul mot”.
Cette valeur magique du signe existe depuis toujours. Le langage pré-
babélique est sensé désigner parfaitement le réel qu’il représente. De
même, “chez les primitifs (...), il [le nom] contient en soi la révélation
de la chose elle–même dans sa nature la plus intime. Connaître le nom,
c’est avoir puissance sur la chose” (Gusdorf 15). Un signe peut–il signi-
fier réellement son objet? Mieux, un seul signe peut–il tout signifier?
C’est à partir de cette faculté, si elle existe, que l’on pourra affirmer que
le langage est actuellement infini.
Ce signe merveilleux, magique, est présenté par Borges dans “Undr”.
Ulf Sigurdarson raconte:
... dès que j’ai su que la poésie des Urniens se réduisait à un seul mot
je me suis mis à leur recherche et j’ai suivi la route qui devait me me-
ner jusqu’à leur pays.45
Enfin, il parvient à découvrir la Parole: “Undr”, qui signifie merveille.
Alors que, dans ses autres nouvelles dont le signe magique est le cen-
tre, le mot qui résume l’univers n’est pas cité, dans “Undr”, Borges
nous le livre, dans toute sa simplicité et son évidence (le mot merveil-
leux est précisément “merveille”). Le résultat est totalement différent.

45“… me bastó saber que la poesía de los urnos consta de una sola palabra para em-
prender su busca y el derrotero que me conduciría a su tierra” (OC 3: 49).
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Borges et l'infini 123

Dans les autres nouvelles, le signe restait inconnu. Dans “Le miroir et
le masque” par exemple, il devait être tu, sa connaissance constituait
déjà l’ultime péché. Borges s’interdit de le dire et le lecteur pouvait su-
pposer son existence, ou bien ne pas y croire.
Dans “Undr”, il n’y a plus de péché, Borges ose écrire le mot merveil-
leux. En effet, le mot en soi n’est pas sacré, le lecteur non initié ne com-
prendra pas son véritable sens. Il est obligé d’accepter (sans la compren-
dre) la valeur infinie du mot “Undr”. Le seul moyen dont il dispose alors
pour relier l’aspect magique du mot à celui, prosaïque, qu’il connaissait,
est de prendre en compte la recherche qu’a effectuée le héros de la nou-
velle. Cette recherche l’a conduit, en effet, à créer l’infrastructure, le sys-
tème de conventions dans lequel, naturellement, le mot viendra se pla-
cer, pour y acquérir sa dimension totale, infinie. Sans ce système, le lec-
teur ne perçoit que l’aspect réduit, banal, du mot “Undr”.
La pouvoir quasi infini de condensation du signe s’associe, chez Bor-
ges, à sa non–articulation.
Un signe linguistique a une fonction syntagmatique lorsqu’il est placé
en relation avec d’autres mots (l’axe syntagmatique s’assimile à la syn-
taxe grammaticale). Or, l’infini actuel est dit catégorématique, c’est–à–
dire qui “signifie seul”, a–syntagmatique. Il ne peut donc plus être
question ici d’infini potentiel. Une fois les conventions établies, le Signe
se suffit à lui–même; si sa valeur est infinie, elle est actuellement infi-
nie, instantanément infinie:
Je réfléchis que, même dans les langages humains, il n’y a pas de
propositions qui ne suppose l’univers entier. Dire “le tigre”, c’est dire
les tigres qui l’engendrèrent, les cerfs et les tortues qu’il dévora,
l’herbe dont se nourrissent les cerfs, la terre qui fut la mère de
l’herbe, le ciel qui donna le jour à la terre. Je réfléchis encore que,
dans le langage d’un dieu, toute parole énoncerait cet enchaînement
infini de faits, et non pas d’un mode implicite, mais explicite, et non
pas une manière progressive, mais instantanée .46
Cette réflexion, tirée de “L’Ecriture de Dieu” met en évidence la si-
multanéité des images, des références du signe magique. Heureuse-
ment, cette propriété du langage a ses limites. Si tout mot signifiait

46 “Consideré que aun en los lenguajes humanos no hay proposición que no implique
el universo entero; decir el tigre es decir los tigres que lo engendraron, los ciervos y
tortugas que devoró, el pasto de que se alimentaron los ciervos, la tierra que fue ma-
dre del pasto, el cielo que dio luz a la tierra. Consideré que en el lenguaje de un dios
toda la palabra enunciaría esa infinita concatenación de los hechos, y no de un modo
implícito, sino explícito, y no de un modo progresivo, sino inmediato” (OC 1: 598).
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124 Laurent Nicolas

tout, comme Borges semble l’affirmer à première vue, plus rien


n’aurait de signification. L’écriture serait impossible. En jouant sur cet
équilibre, Borges tente de trouver la forme idéale entre la brièveté
(permise par la multiplicité des sens du signe), et la longueur (imposée
par la limitation de cette théorie). Néanmoins, il a mis en place un tel
système de valeurs (en ne mentionnant pas cette limitation) que c’est la
recherche de la concision qui domine son œuvre, afin de créer “l’infini
le plus court possible”.

4.6. La concision et l’infini


Les différentes propriétés du langage que Borges met en avant dans ses
nouvelles permettent la recherche de cet “infini court”. Nous allons
considérer quelques éléments linguistiques très brefs (les particules
“se”, “ou” et le chiffre “quatorze”) dont Borges se sert pour donner
concision à l’infini.
“Se” est un pronom réfléchi. La réflexivité appelle immédiatement le
miroir, thème obsessionnel chez Borges (cf. OC 3: 226). Les miroirs ont
la faculté de créer instantanément un cycle parfait. A la différence des
cycles déjà étudiés ici, il n’y a plus de modification à chaque étape des
multiples réflexions. Il n’y a aucune évolution possible, d’où un cycle
infini dont on ne peut sortir, et qui engendre la peur. Une infinité
d’images peut être obtenue en plaçant deux miroirs face à face. L’objet
qu’ils reflètent, c’est eux–mêmes: ils se reflètent.
Selon Champeau, “représenter la représentation elle–même, (...) voir
non plus l’objet mais l’oeil – voyant–, est au centre de l’œuvre de J. L.
Borges”(quatrième de couverture). Autrement dit, Borges se représente
lors de son acte de représentation. Beaucoup de nouvelles ont en effet
Borges pour personnage principal.
La mise en scène de l’auteur dans l’histoire peut lui permettre de pré-
senter la vanité de l’effort de création littéraire, comme dans “Tlön” ou
dans “L’Aleph”. Quand Borges se met en situation, c’est justement
pour dire que la représentation est impossible. Tout se mélange: Borges
représentant, Borges représenté; le tout pour signifier l’impossibilité de
la représentation.
Cette création instantanée d’images superposées, réfléchies par des mi-
roirs nous place dans le domaine de l’infini actuel, grâce justement à
cette absence de progression et au fait que le phénomène n’est dû
qu’au seul mot “se”. On peut aussi trouver l’infini actuel associé à
l’infini potentiel. Le premier, bref (réduit ici à “se”), multiplié par le
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Borges et l'infini 125

second, né de la structure de la phrase. Ce tour de force, Borges le ré-


alise dans la description de l’Aleph: “je vis des yeux tout proches, in-
terminables, qui s’observaient en moi comme dans un miroir” (OC 1:
625). Avec “s’observaient”, la réflexion est immédiate. Alliée à “je vis”
et “en moi”, elle se trouve dupliquée, multipliée (si tant est que l’on
puisse multiplier un infini).
Finalement, en nous invitant à rechercher l’infini dans les mots eux–
mêmes, Borges parvient à créer l’infini le plus court possible (ou à nous
le faire croire) puisqu’il se réduit à deux lettres: “se” en Français
comme en Espagnol. Imbattable? Non. Si “ou” s’écrit en deux lettres en
français, il n’en prend qu’une en espagnol: “o”.
Le recours obstiné à la particule disjonctive crée chez Borges un effet
de juxtaposition hétérotopie, qui multiplie les lieux à l’infini (Cf. Wos-
coboinik 85). Si une infinité de lieux sont créés, c’est justement parce
qu’il n’y a pas de véritable lieu, de topos, où les registres des animaux
peuvent se rassembler. Le trouble naît de la confrontation de cette a–
topie linguistique avec le lieu de la rencontre: le texte de Borges. La
concision joue donc un rôle fondamental, car ce lieu matériel n’existe
que par elle. Si le texte avait séparé les membres de l’énumération, il
n’y aurait plus eu de rencontre des différents registres. Ici, le rythme
impose ce choc de mots qui n’auraient jamais dû se rencontrer.
Le fait d’introduire la conjonction “ou” entre deux mots de registres
différents, voire opposés, amplifie considérablement le contraste. La
première apparition de cette forme étonne, la seconde intéresse, la troi-
sième rend le lecteur perplexe, surtout lorsqu’elles se produisent dans
une même nouvelle, comme dans “La forme de l’épée”:
Je ne sais quelle inspiration, quelle exultation, ou quel dégoût me fit
parler de la cicatrice. 47
Avant ou après, nous longeâmes le mur aveugle d’une usine ou
d’une caserne .48
L’utilisation normale du “ou” permet de relier deux mots dont les sens
ne sont pas très différents, ou de préciser une notion (comme dans cette
phrase même). Les deux membres de cette relation se trouvent plus
proches que lorsqu’ils sont séparés par une virgule (comme dans les

47“no sé qué inspiración o qué exultación o qué tedio me hizo mentar la cicatriz”
(OC 1: 491).
48 “antes o después, orillamos el ciego paredón de una fábrica o de un cuartel” (OC
1: 492).
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126 Laurent Nicolas

listes), car toute ponctuation provoque une respiration de la phrase. De


plus, en espagnol, “ou” s’écrit “o”, les deux mots se trouvent donc très
proches sur le papier, alors que leurs sens ne disposent même pas d’un
lieu commun pour leur rencontre. Par exemple, dans “ces thèses (...)
seraient de légers exercices inutiles de la négligence ou du blasphème “
(OC 1: 514), la “négligence” est involontaire, le “blasphème”, volontaire.
Ces deux mots n’ont rien à faire ensemble. Comme souvent chez Borges,
l’incompréhension s’installe, et avec elle un cortège de questions.
Faut–il penser que “l’exultation” et le “dégoût”, par exemple, sont en
fait des sentiments proches? Ou que l’auteur, en reliant artificiellement
les contraires, a voulu faire ressentir tout le “spectre” des sentiments
situés “entre” ces extrêmes? Peut–on se rassurer en pensant que, de-
vant l’infini, tout se vaut? Ne faut–il pas, tout simplement, rire? Mais,
comme l’écrit Foucault (18), ce rire laisse un sentiment de malaise, le
malaise né de la création, instantanée et “en direct”, d’une infinité de
lieux linguistiques pour cette rencontre.
La solution nous est peut–être donnée par Borges lui–même, en qua-
trième de couverture du Livre de sable:
Ce livre comporte treize nouvelles. Ce nombre est le fruit du hasard
ou de la fatalité – ici les deux mots sont strictement synonymes – et
n’a rien de magique. 49
Deux mots reliés par “ou” sont “strictement synonymes”. On rejoint
l’affirmation: “devant l’infini, tout se vaut”. Rassurant à première vue,
mais comment croire réellement à l’équivalence du hasard et de la fata-
lité? Bien, que nous ayons montré que le hasard absolu rejoint la fatali-
té absolue, le doute reste, le malaise aussi.
Une lettre pour créer un infini. Borges a réussi son pari, celui de Hla-
dik, le héros de “Le miracle secret”, qui rêve que “Dieu est dans l’une
des lettres de l’une des pages de l’un des quatre cent mille tomes” de la
bibliothèque (OC 1: 511). Dieu peut se trouver n’importe où, mais Bor-
ges le place toujours dans une écriture, qu’elle soit réelle comme ici, ou
contenue dans les rayures d’un tigre, comme dans “L’écriture du Di-
eu”. Elle s’écrit alors en quatorze mots. Et ce n’est pas un hasard.
Reste le chiffre 14, comme dénomination impossible de l’infini. Ce
nombre est l’un de ceux qui reviennent le plus fréquemment dans les
nouvelles de Borges. La plupart des dates citées contiennent ce nom-

49“El libro incluye trece relatos. El número es casual o fatal –aquí las dos palabras son
estrictamente sinónimas– y no mágico” (Libro de Arena, quatrième de couverture).
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Borges et l'infini 127

bre. Par exemple, Hladik est arrêté un 14 mars, le narrateur de “Funes”


rencontre le jeune homme un 14 février, etc. Ce même Hladik doit être
exécuté le 29 mars à l’aube, ce qui le contraint à passer quatorze jours
en prison. Or, quelle est la véritable durée de sa détention? La relativité
du temps joue ici, la dernière seconde de sa vie durera pour lui un an.
Les quatorze jours représentent donc une durée beaucoup plus grande.
On peut se demander alors combien de nuits furent réellement néces-
saires au rêveur des “Ruines circulaires” pour créer son double oniri-
que: “il le rêva avec un minutieux amour pendant quatorze nuits luci-
des”.50 L’hypothèse selon laquelle quatorze jours durent très longtemps
se trouve renforcée par l’utilisation qu’en fait Borges. Dans
“L’approche d’Almotasim”, afin de signifier une longue durée, Borges
écrit: “il dit d’autres choses viles et mentionne qu’il y a quatorze jours
qu’il ne s’est pas purifié avec de la bouse de buffle”.51 On pourrait mul-
tiplier les exemples presque à l’infini.
Le fait le plus significatif se trouve dans “La demeure d’Astérion”. Le
monstre prisonnier décrit sa maison, qui est en fait un labyrinthe, et lui,
le Minotaure:
Il est exact que je ne sors jamais de ma maison; mais il est moins exact
que les portes de celle–ci, dont le nombre est infini, sont ouvertes jour
et nuit aux hommes et aussi aux bêtes. 52
Suivant le mot “infini”, on trouve une note:
Le texte original dit quatorze, mais maintes raisons invitent à suppo-
ser que, dans la bouche d’Astérion, ce nombre représente l’infini. 53
Nous avons remarqué que l’un des problèmes de l’infini, est celui de sa
nomination, car nommer une chose, c’est la réduire à la finitude de la
forme nommante. Dire “infini”, c’est créer une gouffre entre le signe et
le message. Ce gouffre, Borges tente de le réduire grâce à l’emploi d’un
nombre arbitraire, quatorze, dont le sens premier reste fini. Mais, para-
llèlement, il met en place des conventions qui avertissent le lecteur de
la véritable signification de ce mot. Il est utile de remarquer que les in-

50 “Con minucioso amor lo soñó, durante quatorce lúcidas noches” (OC 1: 453).
51“Dice otras cosas viles y menciona que hace catorce noches que no se purifica con
bosta de búfalo” (OC 1: 425).
52 “Es verdad que no salgo de mi cas, pero también es verdad que sus puertas (cuyo
número es infinito) están abiertas día y noche a los hombres y también a los anima-
les” (OC 1: 569).
53 “El original dice catorce, pero sobran motivos para inferir que, en boca de Aste-

rión, ese adjetivo numeral vale por infinitos“ (OC 1: 569n).


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128 Laurent Nicolas

dices se multiplient dans les nouvelles de Borges, jusqu’à l’aveu de “La


demeure d’Astérion”. On dirait que l’auteur, voyant que ses allusions
répétées à ce nombre passaient inaperçues, avait cédé à la tentation de
livrer, brut, le secret.
Il reste maintenant à expliquer le choix de ce nombre. Dans certaines
langues, comme le chinois, un nombre peut signifier à la fois la quanti-
té elle–même, et “beaucoup”, “infiniment”. Dans “Le rapport de Bro-
die”, Borges cite un peuple, les Yahous, dont l’arithmétique s’arrête au
nombre “quatre”: “Ils comptent sur leurs doigts un, deux, trois, quatre,
beaucoup; l’infini commence au pouce”.54 Le choix d’un nombre pour
signifier l’infini peut donc se justifier. Mais quel nombre choisir alors?
Borges semble avoir soigneusement évité les nombres saints ou magi-
ques, comme “neuf”, “quatre” ou “douze”. “Quatorze” est un nombre
sans référent particulier. On peut s’amuser à y voir “deux fois sept”, ou
à rechercher un sens dans sa somme interne, comme le font les cabalis-
tes. Quatre plus un, cinq. A part le fait que “cinq” fut le nombre fétiche
des alchimistes, on ne peut pas en tirer de renseignements quant au
choix de “quatorze”. Non, l’explication la plus probable est qu’il n’y a
pas de véritable raison à ce choix. Borges a créé de toutes pièces son
système de conventions, et chaque occurrence de “quatorze” a la dou-
ble fonction de mettre en place ce système, et de l’utiliser. Petit à petit,
le lecteur se rend compte de la valeur de ce nombre particulier, dont la
justification se trouve dans le seul fait de sa présence.
Encore une fois, nous voyons que Borges laisse dans ses nouvelles des
indices de directions de recherche. Nous avons ici scrupuleusement
suivi ses conseils. Peut–être avons–nous trouvé dans cette recherche
plus que l’auteur ne voulait y voir. Néanmoins, ce qui fait la richesse
des textes de Borges, c’est l’infinie complexité que l’on peut y trouver.
Une telle complexité, né d’un style aussi concis, voilà qui étonne. C’est
justement ce qui est passionnant chez Borges. La complexité est toute
artificielle, elle n’existe finalement que parce que son auteur nous dit
qu’elle existe.

54“Cuentan con los dedos uno, dos, tres, cuatro, muchos; el infinito empieza en el
pulgar” (OC 2: 453).
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Borges et l'infini 129

5. Borges et l’infini en mathématiques

5.1. Pourquoi les mathématiques?


Infini potentiel, infini actuel. Ces deux approches de l’infini, radicale-
ment opposées, se retrouvent dans les mathématiques. On pourrait
penser que le tabou de l’infini actuel n’est plus de mise en mathémati-
ques. Pourtant, l’infini actuel pose toujours les mêmes problèmes. Son
existence reste un postulat, que certains rejettent. La différence est
peut–être qu’ici, le choix est motivé, c’est–à–dire fondée sur des dé-
monstrations dont la conclusion, dans le cadre des hypothèses faites,
ne peut être remise en question. Ainsi, la réponse donnée par Feferman
à l’éternelle question de l’existence d’un infini actuel: “pour les ma-
thématiques utiles, c’est–à–dire applicables au monde physique, il n’est
pas logiquement nécessaire d’accepter l’infini actuel” (Sinacoeur 198).
Pour que de telles affirmations puissent être formulées, il faut que
l’infini ait représenté un vaste sujet de réflexion. Cette recherche millé-
naire a permis, par exemple, de résoudre le problème d’Achille et la
tortue. Nombreux sont les paradoxes, eux aussi millénaires, qui n’ont
pas résisté aux mathématiciens. Mais, c’est seulement au XIXème siècle
que les principaux progrès furent réalisés. Nous disposons donc, grâce
aux mathématiques, de nouveaux outils pour aborder la question de
l’infini. Ces outils permettent, par exemple, de ne pas s’appesantir sur
certaines questions auxquelles la science a donné une réponse sûre et
définitive. Ainsi, comme nous le verrons plus loin, la théorie de la con-
vergence explique le paradoxe de Zénon d’Elée.
Mais il serait ridicule de plaquer une théorie mathématique sur un
texte littéraire, si celui–ci ne présentait aucun rapport avec cette
science. Or, il se trouve qu’avec Borges, les mathématiques apparaissent
trop souvent pour négliger cette possibilité de créer de vastes parallèles.
Commençons par quelques remarques biographiques. Lorsque Borges
évoque son enfance, il parle de la bibliothèque de son père. C’est dans
ce lieu qu’il a passé la majeure partie de son temps, dévorant les livres
en espagnol et en anglais, au hasard de ses découvertes. Parmi ceux–ci
se trouvaient l’Encyclopædia Britanica et des ouvrages scientifiques, no-
tamment mathématiques. Le jeune Borges a donc grandi dans cet uni-
vers où Leibniz et Cantor côtoyaient Schopenhauer. Le monde des ma-
thématiques le fascine, sûrement parce qu’il joue avec l’infini. Comme
certaines questions mathématiques font directement référence à l’infini,
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130 Laurent Nicolas

Borges les a intégrées à son système de conventions, toujours dans


l’optique de faire des allusions ponctuelles à l’infini.
On peut à nouveau remarquer le nom d’”Aleph”, donné par Borges au
point qui contient tous les autres points, et par Cantor au cardinal de
l’ensemble des entiers. De tels nombres s’appellent des “cardinaux
transfinis”, parce qu’ils se situent à la limite entre le fini et l’infini. Plus
précisément, ils permettent de plaquer certains raisonnements du fini
sur l’infini. La théorie de Cantor, “la fleur et la perfection de l’esprit
mathématique” selon Hilbert, reste un produit de la recherche récente
(fin du XIXème siècle), que peu de monde connaissait lorsque Borges a
écrit “L’Aleph”. Pourtant, à la fin de la nouvelle, Borges cite quelques
références au mot “Aleph”, parmi lesquelles on trouve: “c’est le sym-
bole des nombres transfinis, dans lesquels le tout n’est pas plus grand
que la partie”.55 Il avait aussi compris que l’axiome du tout et de la par-
tie est au coeur d’une réflexion sur l’infini. L’écrivain de l’infini a donc
poussé l’étude jusqu’aux mathématiques, cette science qui devait, par
ailleurs, lui paraître laborieuse.
La place que tiennent les mathématiques dans l’univers borgesien est
mise en évidence dans “La Bibliothèque de Babel”. Cette science est ici
le symbole d’une complexité à la limite de l’humain. En effet, seules
quelques pages parmi la multitude de volumes ont pu être déchiffrées:
il s’agissait d’un dialecte lituanien du guarani, avec des inflexions
d’arabe classique. Le contenu fut également déchiffré: c’étaient des
notions d’analyse combinatoire, illustrées par des exemples de varia-
bles à répétition illimitée. 56
Pauvres bibliothécaires qui, après des siècles de recherches, ne trou-
vent qu’une théorie à peine compréhensible! Les mathématiques ser-
vent ici à renforcer le gigantisme de la Bibliothèque. Une telle utilisa-
tion permet d’avancer que Borges, s’il s’y intéressait, devait se sentir
dépassé par cette science dont le but est de toujours augmenter sa pro-
pre complexité. Les mathématiques sont donc un nouveau symbole de
l’infini. De plus, certaines avancées récentes de la recherche (1980)
permettent de faire d’intéressants parallèles entre ces résultats et de
nombreuses allusions troublantes de Borges. Il est tentant de voir en lui

55 “es el símbolo de los números transfinitos, en los que el todo no es mayor que
alguna de las partes” (OC 1: 627).
56 “un dialecto samoyedo–lituano del guaraní, con inflexiones de árabe clásico.
También se descifró el contenido: nociones de análisis combinatorio, ilustradas por
ejemplos de variaciones con repetición ilimitada” (OC 1: 467).
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Borges et l'infini 131

un visionnaire des mathématiques, qui bien qu’extérieur à ces ques-


tions, aurait deviné certains principes qui ne devraient être démontrés
que bien plus tard.

5.2. Achille et la tortue


Ce n’est en tout cas pas à propos d’Achille et de la tortue que Borges
s’est montré visionnaire. Négligeant peut–être volontairement certains
résultats mathématiques, il continue à présenter ce problème sous sa
forme insoluble, car c’est de cette dernière qu’il a besoin dans ses nou-
velles. Achille ne rattrape jamais la tortue! Or l’expérience la plus sim-
ple prouve le contraire. Le paradoxe réside dans le fait que l’on somme
un nombre infini de fractions de temps. A chaque itération, on ajoute
une durée qui vaut un dixième de la précédente. Donc, pour la nème
itération, on ajoute au temps déjà écoulé (1/10)n. Ce qui intervient
maintenant, c’est la théorie de la convergence. On a longtemps cru
qu’une somme d’un nombre infini de termes était infinie. Or, il se peut
qu’elle diverge ou qu’elle converge. Dans le cas présent, on utilise la
formule: Σ n=0 ∞ (1/10)n = 10/9. Cette valeur est le temps au bout duquel
Achille rattrapera effectivement la tortue. Avant de connaître ces résul-
tats, le problème était insoluble. Puisque Achille ne doublait jamais la
tortue, le mouvement même n’avait plus aucun sens! Ou alors, il fallait
remettre en question la divisibilité à l’infini du temps, introduire des
quanta temporels, comme les atomes pour le domaine matériel. On a
aussi vu dans ce paradoxe la preuve que l’infini actuel n’existait pas.
En effet, alors que la somme prise comme la limite d’une suite finie à
chaque étape (lim n→∞ Σk=0k=n (1/10)k) appartient à l’infini potentiel, la
valeur de cette somme, le symbole Σ n=0 ∞ (1/10)n n’a de sens que si
l’infini actuel existe. On retrouve encore une fois cet éternel problème.
Il n’est pas prêt d’être réglé au vu des derniers progrès de la physique
quantique: “il se peut que nous nous dirigions vers une conception
granulaire de l’espace et du temps. Il se peut donc que le finitisme –
physique – ne resurgisse de ses cendres”(Koyré 15).

5.3. La définition de Dedekind


Le grand paradoxe de l’infini, c’est celui de la réflexivité. Contraire-
ment aux ensembles finis, les ensembles infinis sont réflexifs: il est
possible de les mettre en correspondance bi–univoque (en bijection)
avec une de leurs parties propres (sous–ensembles propres). En
contradiction avec l’axiome, intuitivement évident, du tout et de la
partie, la réflexivité est une relation paradoxale qui impose l’abandon
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132 Laurent Nicolas

des propriétés les mieux établies de nos concepts lorsque ceux–ci af-
frontent l’infini. (Sebestik 175)
Quelques notions sont peut–être à préciser. Une bijection est une rela-
tion entre deux ensembles qui, à chaque élément du premier, fait co-
rrespondre un unique élément du second. L’axiome du tout et de la
partie, quant à lui, peut se résumer ainsi: “le tout est plus grand que la
partie”. S’il paraît évident, c’est que la définition du mot “grand” est
imprécise. Pour s’en persuader, il suffit de considérer un ensemble in-
fini, car il contredit cet axiome. Le tout n’est pas plus grand que la partie.
Ces paradoxes de la réflexivité furent étudiés par Bolzano. Ils sont fon-
dés sur le fait que l’existence d’une bijection entre deux ensembles im-
pose qu’ils aient le même nombre d’éléments. Or, si on applique ceci à
deux segments de droite, [0, 1] et [0, 2], la bijection (f(x)=2x) impose
que les deux segments possèdent autant de points. Donc le nombre de
points du segment [1, 2] est égal à zéro! Ce résultat absurde prouve que
les ensembles infinis ne suivent pas cette propriété d’égalité des cardi-
naux, ou que la notion même de cardinal n’a pas de sens.
Puisque le principe de l’égalité des cardinaux de deux ensembles mis
en bijection n’a pas pu être remis en question, Dedekind a proposé la
définition suivante d’un ensemble infini: “C’est un ensemble E tel qu’il
y ait une bijection de E sur une de ses parties” ( 7).
Cette définition résout artificiellement tous les paradoxes de la réflexi-
vité. Elle ouvre aussi une nouvelle voie de recherche, puisqu’il n’est
plus utile d’étudier le nombre d’éléments d’un ensemble pour savoir
s’il est ou non fini, mais il suffit de comparer sa structure et celle d’une
de ses parties. En effet, si les structures d’un ensemble et d’une de ses
parties sont suffisamment similaires pour que l’on puisse les appeler
“isomorphes” (même forme), cela revient exactement à prouver
l’existence de cette bijection qui prouve l’infinitude de l’ensemble. Ce
résultat peut se comprendre intuitivement. Si une partie et un ensem-
ble ont des structures isomorphes, la partie doit posséder une sous–
partie avec laquelle elle soit en bijection. Donc la partie et la sous–
partie sont elles–mêmes isomorphes et on peut itérer le processus indé-
finiment. Ceci prouve qu’il existe une infinité de sous–parties de
l’ensemble incluses les unes dans les autres. Ces sous–parties sont tou-
tes non vides car l’isomorphie d’une étape à l’autre interdit que l’une
d’entre elles soit vide. Cet ensemble est donc infini.
Nous verrons dans le prochain paragraphe qu’il est vraisemblable que
Borges la connaissait (ou qu’il a eu une intuition géniale), et qu’il l’a
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Borges et l'infini 133

utilisée, ainsi que l’axiome du tout et de la partie, afin de créer une


nouvelle forme d’infini dans ses nouvelles.

5.4. Les fractales ou la monstruosité


Les paradoxes de l’infini ont beaucoup souffert des progrès mathéma-
tiques du siècle dernier. Heureusement, d’autres questions sont appa-
rues. La première est la nouvelle formulation du problème de
l’existence de l’infini actuel, telle que nous l’avons vue précédemment.
Beaucoup plus importante dans ses applications est la question du
chaos. Alors que certaines branches de l’analyse ou de la géométrie pa-
raissaient sans mystère, des comportements bizarres furent observés
grâce aux progrès de l’informatique, par exemple. Une complexité infi-
nie apparut là où la plus grande simplicité était attendue. Les fractales
s’avèrent à présent le sujet de recherche le plus déroutant, et celui qui a
le plus d’applications.
Qu’est–ce qu’une fractale? C’est un objet mathématique que les ma-
thématiciens eux–mêmes appellent “monstrueux”. Il est défini par une
dimension non–entière. Une droite est de dimension un, une surface de
dimension deux, un volume de dimension trois. Une courbe fractale
peut, elle, être de dimension 1.5 ou (log(2)/log(3))! Pour se convaincre
que nos chercheurs ne sont pas devenus fous, il suffit d’observer
l’éponge de Menger ci–dessous (Gleik 135).

Cet objet monstrueux a une surface infinie et un volume nul. Il est nul
du point de vue volumique, infini du point de vue de la surface. Il est
donc raisonnable de lui assigner une dimension comprise strictement
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134 Laurent Nicolas

entre 2 et 3. La dimension fractionnaire est ainsi à l’origine de la défin-


ition des fractales.
Ce qui nous intéressera le plus dans le prochain paragraphe, c’est une
caractéristique des fractales, connue sous le nom d’”autosimilarité”.
Une figure géométrique est dite autosimilaire lorsqu’elle est identique
à l’une de ses parties à un changement d’échelle près. On retrouve la
définition de Dedekind dans le cas très particulier où la bijection con-
sidérée est un changement d’échelle.
Il est alors bien entendu impossible de vérifier l’axiome du tout et de la
partie, puisque le tout est identique à une de ses parties. Rien ne vaut
une image pour se représenter ce que l’on pourrait appeler “l’inclusion
du tout dans la partie”. Les figures suivantes présentent une partie de
la “vallée des hippocampes” (Peitgen et Richter 84–86) de l’ensemble
de Mandelbrot, un objet fractal aux limites du chaos et de la beauté.

La première figure montre un hippocampe parmi le nombre infini des


hippocampes. La figure suivante est un agrandissement du rectangle
dessiné sur la queue de l’hippocampe de la première figure. Et ainsi de
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Borges et l'infini 135

suite. Ce qui frappe à propos de la queue, c’est qu’elle semble elle–


même constituée d’une infinité d’hippocampes identiques au premier.
L’observation des agrandissements suivants montre bien que tous les
hippocampes sont identiques au premier, et donc eux–mêmes consti-
tués d’une infinité d’hippocampes, dans la queue aussi bien que dans
la tête. Le motif de base est contenu une infinité de fois dans lui–même!
Ces images ont une particularité intéressante. Elles ne peuvent se classer
ni dans l’infini potentiel, ni dans l’infini actuel, puisqu’elles regroupent,
en un sens, les deux. Par exemple, la queue d’un hippocampe est poten-
tiellement infinie si on la considère du point de vue des inclusions suc-
cessives du tout dans la partie, mais elle est actuellement infinie en ce
qu’elle est, c’est–à–dire par le seul fait qu’elle se contienne.
Tous ces objets sont monstrueux, au sens où ils n’ont pas de place dans
notre système de pensée avant que nous ne les rencontrions. De même,
les membres des listes borgesiennes étaient qualifiés de monstrueux
par Foucault à propos d’”une certaine encyclopédie chinoise” dans “Le
Langage analytique de John Wilkins” (OC 2: 84–87).57 Ici, le trouble est
amplifié par le vertige que l’on ressent à observer ces figures, qui n’est
pas sans rappeler celui de la mise en abyme chez Borges. La monstruo-
sité borgesienne ne se limite pas à celle qu’a étudiée Foucault. Elle uti-
lise les mêmes procédés que ceux que les mathématiciens découvrent
actuellement, comme les fractales.

6. Labyrinthes et fractalité

6.1 Isomorphismes et métarécit


D’après la définition de Dedekind, un ensemble est infini lorsqu’on
peut établir un isomorphisme entre l’ensemble et une de ses parties.
Autrement dit, il suffit de mettre en évidence une similarité de structu-
re entre le tout et la partie. Nous avons vu que cette propriété provo-

57 “La monstruosité que Borges fait circuler dans son énumération consiste (...) en
ceci que l’espace commun des rencontres s’y trouve lui–même ruiné (...). Où peu-
vent–ils [les animaux] se juxtaposer sinon dans le non–lieu du langage? (...)
L’absurde ruine le et de l’énumération en frappant d’impossibilité le en où se répar-
tiraient les choses énumérées. Borges n’ajoute aucune figure à l’atlas de l’impossible;
il ne fait jaillir nulle part l’éclair de la rencontre poétique; il esquive seulement la
plus discrète des nécessités; il soustrait l’emplacement, le sol muet où les êtres peu-
vent se juxtaposer” (Foucault 20–21).
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136 Laurent Nicolas

que une sorte de mise en abyme des structures des sous–parties les
unes dans les autres.
Un tel isomorphisme, au sens strict du mot, est impossible à mettre en
place en littérature, pour la simple raison que le texte devrait avoir une
longueur infinie. De plus, un texte qui ne serait que la tentative de créa-
tion d’une bijection ne serait plus un texte littéraire, mais une sorte de
démonstration mathématique. C’est au lecteur qu’échoit le rôle
d’expliquer ces analogies de structures. L’œuvre de Borges présente un
enjeu supplémentaire, puisqu’elle cherche un effet d’infini par le biais
de la concision.
L’auteur semble s’être limité à une forme approximative de l’analogie de
structures, mais il est certain que son intention était de créer ces simili-
tudes. Sans aller jusqu’à affirmer qu’il a tenté une représentation litté-
raire des mathématiques, il semble avoir eu l’intuition de ce qu’il fallait
mettre en place pour faire sentir à son lecteur le vertige de l’infini.
Commençons par étudier “Le thème du traître et du héros”. Un conspi-
rateur irlandais, Fergus Kilpatrick, est assassiné la veille de la libération
de son pays. Son petit–fils, Ryan, écrit sa biographie:
Ryan (...) découvre que l’énigme dépasse le domaine purement poli-
cier. Kilpatrick fut assassiné dans un théâtre (...). D’autres facettes de
l’énigme inquiètent Ryan. Elles sont de caractère cyclique: elles sem-
blent reproduire ou combiner des faits de régions lointaines, d’âges
lointains. 58
Il est alors expliqué que ce n’est pas une répétition de l’histoire, mais
une répétition historique de la littérature. En fait, Kilpatrick a trahi sa
cause, et sa mort est une gigantesque mise en scène. Ainsi, sa mort se-
rait celle d’un héros, dans des circonstances tragiques, propres à mar-
quer la mémoire populaire (ses derniers faits et gestes sont en fait co-
piés sur des pièces de Shakespeare).
Kilpatrick fut abattu dans un théâtre, mais c’est la ville entière qui
servit de théâtre, les acteurs furent légion, et le drame couronné par
sa mort embrassa un grand nombre de jours et de nuits. 59

58 “Ryan (…) descubre que el enigma rebasa lo puramente policial. Kilpatrick fue
asesinado en un teatro (…). Otras facetas del enigma inquieta a Ryan. Son de carác-
ter cíclico: parecen repetir o combinar hechos de remotas regiones, de remota eda-
des” (OC 1: 496).
59“Kilpatrick fue ultimado en un teatro, pero de teatro hizo también la entera ciu-
dad, y los actores fueron legión, y el drama coronado por su muerte abarcó muchos
días y muchas noches” (OC 1: 497).
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Borges et l'infini 137

La nouvelle raconte non seulement comment un traître peut être trans-


formé en héros, mais surtout un drame dont tout le monde fut acteur,
qui se joua, à la fois en réalité (pour les spectateurs) et en fiction (pour
les acteurs) dans un même lieu (puisque c’est le même événement).
Or, les lignes suivantes reprennent exactement le thème de la nouvelle:
Il [Ryan] découvre aussi dans les archives un article sur les Festspiele de
Suisse: vastes et errantes représentations théâtrales qui demandent des
milliers d’acteurs et qui réitèrent des épisodes historiques dans les vil-
les et les montagnes mêmes où ils se sont déroulés. 60
Il n’est pas ici question de structure (nous avons vu que c’était impos-
sible), mais bien d’une identité de thèmes entre la nouvelle et ces qua-
tre lignes. Toute l’histoire (dont l’allusion aux Festspiele) est celle d’une
mise en scène, dont les Festspiele font partie. Les quatre pages de la
nouvelle se trouvent justifiées par ces quatre lignes. On imagine alors
la structure de ces Festspiele qui doit être la même que celle de l’histoire
qui nous est contée. C’est à ce niveau que se situent les prémices d’une
mise en abyme.
Ce type d’abîme, qui n’est que subjectif dans cette partie, prend une
autre dimension avec “Le jardin aux sentiers qui bifurquent”. Cette
nouvelle a pour thème un livre–labyrinthe; le récit de la trahison n’est
qu’un prétexte. Nous avons déjà remarqué les “effets d’irréel” qui sont
disposés tout au long du texte. Les objets absurdes que Yu Tsun trouve
dans ses poches offrent au lecteur des choix, grâce auxquels il décide, à
chaque bifurcation, s’il croit ou non en la réalité du récit. L’effet de flou
contribue à augmenter le nombre de réels possibles, donc le nombre de
bifurcations.
Le héros imagine le labyrinthe de son ancêtre: “je pensai à un labyrin-
the de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe croissant qui embrasserait
le passé et l’avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte”.61
C’est dans un tel labyrinthe que se perd le lecteur. En effet, le texte lui–
même est conçu comme un labyrinthe, où le lecteur doit choisir son
chemin. Pour couronner le tout, et donner au texte la structure d’un
labyrinthe de labyrinthes, le narrateur se rappelle

60 “También descubre en los archivos un artículo manuscrito de Nolan sobre los


Festspiele de Suiza: vastas y errantes representaciones teatrales, que requieren miles
de actores y que reiteran episodios históricos en las mismas ciudades y montañas
donde ocurrieron” (OC 1: 497).
61 “Pensé en un laberinto de laberintos, en un sinuoso laberinto creciente que abarcara
el pasado y el porvenir y que implicara de algún modo los astros” (OC 1: 475).
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138 Laurent Nicolas

cette nuit qui se trouve au milieu des 1001 Nuits, quand la reine
Schéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à ra-
conter textuellement l’histoire des 1001 Nuits, au risque d’arriver de
nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte, et ainsi à l’infini.62
Cette référence aux 1001 Nuits donne la clé de la nouvelle: c’est vérita-
blement un texte labyrinthique au deuxième degré (composé de laby-
rinthes) que Borges a mis en place. On peut remarquer aussi que les
guillemets ouverts à la première page ne sont pas refermés à la fin de la
nouvelle. Est–ce une “distraction magique du copiste”, ou une volonté
de Borges de laisser le lecteur dans une sorte d’univers parallèle, entre
le réel et l’irréel? Or, cette partie de la nouvelle, l’allusion à Schéhéra-
zade, nous invite à rechercher les rapports du tout et de la partie. En
outre, le reste de la nouvelle traite de labyrinthes emboîtés, et l’histoire
elle–même a pour centre un texte construit comme un labyrinthe. On
obtient donc en résumé:
nouvelle 1001 Nuits partie
(livre de
Ts’ui Pên)
structure labyrinthe de le tout dans la partie labyrinthe
labyrinthes
thème le labyrinthe rechercher le tout le labyrinthe
dans la partie

Ceci nous permet de mettre en évidence la construction du texte dans


l’optique mathématique que nous avons choisie. Le tout représente la
nouvelle; la partie, le labyrinthe de Ts’ui Pên, mais aussi toutes les au-
tres allusions à des labyrinthes emboîtés; enfin, la bijection nous est
donnée par Les 1001 Nuits, puisqu’il nous y est dit que la partie peut
être égale au tout (c’est donc la plus simple des bijections, l’identité). Si
Borges ne connaissait pas la définition d’un ensemble infini, il faut
avouer que son intuition est troublante. Quoi qu’il en soit, ce procédé
permet une mise en abyme plusieurs fois répétée, dont le principe de
correspondance (la bijection) se trouve lui–même dans le texte.

62 “Recordé también esa noche que está en el centro de las 1001 Noches, cuando la
reina Shaharazad (por una mágica distracción del copista) se pone a referir textual-
mente la historia de las 1001 Noches, con riesgo de llegar otra vez a la noche en que
la refiere, y así hasta el infinito” (OC 1: 477).
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Borges et l'infini 139

Faire une allusion à un autre texte (Les 1001 Nuits) a permis à Borges de
créer une métaphore de sa nouvelle, mais on peut remarquer que ses
textes se citent parfois, c’est–à–dire que le narrateur parle de la nou-
velle elle–même. En un mot, on s’approche du métarécit.
Nous avons déjà étudié “Les trois versions de Judas”, où l’on apprend
un secret qui n’est connu de personne. Ceci nous avait amené à remettre
en question l’existence même de la nouvelle, par un jeu d’auto–négation.
Nombreuses sont les nouvelles qui, au contraire, se justifient dans
l’histoire même qu’elles relatent. On peut citer ainsi “la Bibliothèque de
Babel”: “cette inutile et prolixe épître que j’écris existe déjà dans l’un des
trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones –
et sa réfutation aussi”.63 On a affaire à un effet de réel emboîté, en ce que
la preuve de l’existence du texte se situe dans le texte (sa négation aussi).
On a à nouveau une relation entre le tout et la partie, et chacun de ces
deux ensembles a besoin de l’autre pour “exister”. Cette nouvelle forme
de mise en abyme utilise une position méta de la nouvelle.
Cette littérature qui “parle d’elle–même” est utilisée dans “Examen de
l’œuvre d’Herbert Quain”. Borges y présente un auteur inventé, mais
dont les thèmes de prédilection (les labyrinthes, le temps régressif, etc.)
prouvent qu’il est un analogon de l’auteur argentin. De plus, Borges
nous explique que l’une des nouvelles du recueil, “Les ruines circulai-
res”, est extraite d’un livre d’Herbert Quain. Cette distance lui permet
de parler plus librement de sa propre œuvre. Comme cette nouvelle
fait partie de l’œuvre de Borges, on peut bien parler à son propos de
métanouvelle.
Or, à propos de la littérature, Borges écrit:
Il [Quain] affirmait que, des divers bonheurs que peut procurer la litté-
rature, le plus élevé était l’invention. Puisque tout le monde n’est pas
capable de ce bonheur, beaucoup de gens devront se contenter de si-
mulacres. C’est pour ces “écrivains imparfaits”, qui sont légion, que
Quain rédigea les huit récits du livre Statements. Chacun d’eux préfi-
gure ou promet un bon argument volontairement gâché par l’auteur. 64

63“Esta epístola inútil y palabrera ya existe en uno de los treinta volúmenes de los cinco
anaqueles de uno de los incontables hexágonos –y también su refutación” (OC 1: 470).
64 “Afirmaba también que de las diversas felicidades que puede ministrar la literatura,

la más alta era la invención. Ya que no todos son capaces de esa felicidad, muchos
habrán de contentarse con simulacros. Para esos “imperfectos escritores”, cuyo nom-
bre es legión, Quain redactó los ocho relatos del libro Statements. Cada uno de ellos
prefigura o promete un buen argumento, voluntariamente frustrado por el autor”
(OC 1: 464).
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140 Laurent Nicolas

Il faut donc partir du principe que les livres de Quain (et donc ceux de
Borges) ont une valeur supérieure à celle que l’on pourrait y trouver. Si
l’auteur a gâché ses arguments, il appartient au lecteur de rechercher ce
que l’auteur a négligé de dire. De plus, ceci nous est présenté de façon
à plaire au lecteur: Borges ferait–il preuve d’humilité, en refusant
d’écraser son public sous le poids de ses thèses, l’étendue de sa cultu-
re? Etait–il en fait un véritable génie, le plus grand écrivain que la terre
ait porté? C’est en tout cas ce qu’il tente de nous faire croire dans cette
nouvelle. Faut–il le croire?
Borges s’est approché ici de la métanouvelle, et son but inavoué était
de repousser encore les limites de son œuvre. Non seulement il tente
toujours de donner une dimension infinie à ses textes, mais en plus, il
affirme que tout ne se trouve pas dans ses textes, que l’essentiel n’est
pas dit. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion.

6.2. Le tout et la partie


L’infini mathématique pose le problème du tout et de la partie. Un en-
semble infini se caractérise par le fait qu’on ne peut pas en dire que le
tout est plus grand que la partie. Borges connaissait cette caractéristi-
que, puisqu’il l’a citée dans “L’Aleph” lorsqu’il cite “les nombres trans-
finis”. On trouve souvent de temps en temps des allusions à ce para-
doxe, ce qui permet à l’auteur de faire une allusion de plus à l’infini, et
de perdre un peu plus le pauvre lecteur qui, s’il n’en a pas l’habitude,
doit avoir du mal à imaginer une partie aussi grande que le tout.
Nous venons ainsi de voir que le texte “La Bibliothèque de Babel” est
contenu dans la Bibliothèque, comme tous les autres textes de Borges.
L’œuvre complète de Borges (et même de toute l’humanité passée et à
venir) appartient donc à un texte de Borges. Il a donc réussi à inclure
toute la littérature dans un texte, comme le poète de “Le miroir et le
masque” avec son ode classique..
Revenons encore à la Bibliothèque, plus précisément à une de ses par-
ties, le catalogue. Ce livre est en fait plus important que la Bibliothèque
elle–même, car cette dernière est inutile, alors que lui seul permet de
trouver tous les livres. D’ailleurs, “il y a un bibliothécaire qui a pris
connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu”.65 Ce livre par-
fait est assimilé à Dieu même par Champeau, car, pour contenir toute la
Bibliothèque, il doit être infini, cyclique, et doit par conséquent se lire

65 “algún bibliotecario lo ha recorrido y es análogo a un dios” (OC 1: 469).


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Borges et l'infini 141

lui–même. Donc, c’est Dieu. Champeau s’est appuyé sur l’impossibilité


de se contenir soi–même, or nous avons vu que les ensembles infinis ne
vérifiaient pas cette interdiction. Donc, soit le catalogue est infini, soit
c’est Dieu. On tourne toujours dans l’univers du tout et de la partie,
avec ses paradoxes, comme “l’Inde est plus grande que le monde” (OC
1: 613). En fait, la négation de “plus grand” n’est pas obligatoirement
“plus petit”, mais ce peut être “aussi grand” ou “ni l’un ni l’autre”.
Cette dernière solution est sûrement la plus juste puisque c’est elle qui
conduit à redéfinir les notions de cardinal, de grandeur, etc.
Une autre façon de bouleverser l’ordre du tout et de la partie est de
faire apparaître le lecteur. Ainsi, il nous est dit dans “La Bibliothèque”
qu’elle contient tout:
... le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de
catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces cata-
logues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, (...), le
récit véridique de ta mort...66
Ce “ta” désigne le lecteur, qui se trouve en un sens inclus dans la nou-
velle, puisque toute sa vie et sa mort se trouvent dans l’objet du récit.
Puisque le lecteur n’existe pour Borges que parce qu’il lit, il est inclus,
lisant, dans le texte. Or ce qu’il lit, c’est précisément ce texte. On a donc
une sorte d’inclusion du texte entier dans une partie de ce texte, réduite
au seul mot “ta”. On obtient alors une mise en abyme vertigineuse,
d’autant plus qu’elle est d’une brièveté quasiment indépassable.
De même, dans “L’Aleph”, le narrateur Borges tente de décrire l’Aleph,
le point qui contient tous les points de l’univers. Cette description, lon-
gue (une phrase de deux pages) mais pas infinie, est un condensé des
techniques borgesiennes. On y trouve la juxtaposition absurde, la ré-
flexion, et surtout la mise en abyme:
je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre et sur la
terre de nouveau l’Aleph et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et
mes viscères, je vis ton visage. 67
Puisque l’Aleph contient tous les points, il contient l’Aleph même, c’est
logique. Il contient Borges, le narrateur, qui voit “ses viscères”. Mais il
contient aussi le lecteur, qui se rend alors compte qu’il appartient à la

66 “…el catálogo fiel de la Biblioteca, miles y miles de catálogos falsos, la demostra-


ción de la falacia de esos catálogos, la demostración de la falacia del catálogo verda-
dero, (…) la relación verídica de tu muerte…” (OC 1: 467–468).
67 “ví el Aleph, desde todos los puntos, vi en el Aleph la tierra, y en la tierra otra vez
el Aleph y en el Aleph la tierra, ví mi cara y mis vísceras, vi tu cara” (OC 1: 626)
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142 Laurent Nicolas

nouvelle, et avec lui la nouvelle, dans un redoublement d’inclusions


réciproques qui n’a sûrement pas d’équivalent. Borges avoue, avant de
décrire l’Aleph, ensemble infini, que cette tâche est impossible. Or,
grâce à ses diverses techniques, on peut concéder qu’il y parvient tout
à fait, qu’en utilisant tous les indices qu’il place, on ressent un vertige
terrifiant.

6.3. La Bibliothèque: objet fractal?


La terreur surgit dès qu’il y a vertige ou monstruosité. Ces deux carac-
téristiques coexistent dans la vision borgesienne de la bibliothèque. Si
l’on pouvait symboliser Borges par un objet, ce serait la bibliothèque,
qui l’a suivi toute sa vie – enfance dans la bibliothèque de son père,
travail comme bibliothécaire, errances d’aveugle dans la Bibliothèque
nationale argentine dont il était le directeur. Voir Borges parcourir
dans le noir les couloirs de ce labyrinthe permet de comprendre la ge-
nèse de sa perception du monde des livres.
Pour partager avec son lecteur cette vision qui s’est affinée pendant des
années, Borges exploite toutes les techniques, tous les types d’infini.
C’est pour cette raison que nous allons utiliser une technique d’analyse
fondée sur les mathématiques: l’analyse multirésolution sert à mettre en
évidence, dans des courbes fractales, un degré d’autosimilarité. Elle
consiste à trouver ce qui se conserve à différentes échelles. C’est le prin-
cipe d’une telle analyse que nous allons appliquer à la bibliothèque. Les
différentes échelles se présentent ainsi: la bibliothèque, les ensembles de
livres dans la bibliothèque, les livres eux–mêmes, les mots, et enfin, les
lettres. La structure commune est, on l’aura deviné, le labyrinthe.
Dans un labyrinthe –écrit Callois dans l’Avertissement de L’Aleph–
tout se répète ou paraît se répéter: corridors, carrefours et chambres.
L’esprit supérieur qui le conçoit – philosophe ou mathématicien – le
connaît fini. Mais l’errant qui en cherche inutilement la sortie
l’éprouve infini, comme le temps, l’espace, la causalité. (9)
Le labyrinthe représente donc la limite de la complexité: pour
l’homme, il est trop complexe, chaotique; pour son démiurge, il est or-
donné. Le premier labyrinthe de Borges, c’est sa pensée. Il écrit dans
“L’immortel”, qu’il considère comme son conte le plus sincère: “il n’est
pas de plaisir plus complexe que celui de la pensée”.68 La pensée est le
lieu où l’aveugle, privé du spectacle du monde, erre sans cesse. Cette
errance donne à ses phobies et ses fantasmes, des allures de cauche-

68 “No hay placer más complejo que el pensamiento” (OC 1: 541).


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Borges et l'infini 143

mar, de rêves emboîtés, à la complexité infinie, car toujours recommen-


cés, toujours plus compliqués. Or la pensée de Borges est principale-
ment composée de livres. Sa culture exceptionnelle, alliée à la nécessité
de se remémorer des passages que ses yeux ne lui permettent pas de
lire, a dû créer dans son esprit–bibliothèque un labyrinthe immatériel.
Pour se promener dans ce labyrinthe comme dans une véritable biblio-
thèque, il suffit de prendre un livre au hasard, de trouver à quel autre
ouvrage il fait référence, ou allusion, aller consulter ce nouveau livre, et
ainsi de suite.
Les rapports entre la bibliothèque borgesienne et le labyrinthe parais-
sent donc évidents (voir, par exemple, la bibliothèque du Nom de la rose
d’Umberto Eco). La Bibliothèque est d’ailleurs conçue comme un laby-
rinthe, où la même structure, presque indéfiniment (puisqu’elle est
spatialement finie), se répète à l’identique. Nous allons maintenant
étudier la bibliothèque à différentes échelles (c’est le principe de
l’analyse multirésolution des fractales).
Après la totalité des livres, viennent les groupes de livres. Un cas typi-
que est l’encyclopédie:
“[les] plaisants labyrinthes (...) des encyclopédistes français, de la Bri-
tannica, de Pierre Larousse, de Brockhaus, de Larsen et de Montaner
et Simon”. 69
La complexité, en effet, fut utilisée par les Lumières pour perdre la cen-
sure dans le labyrinthe de leur encyclopédie. Chaque article en appelait
un autre, qui à son tour demandait un troisième, dans un réseau qui
détournait du plus intéressant et du plus dangereux l’attention du cen-
seur. L’œuvre d’un auteur peut former un de ces groupes de livres. Il
ne fait que quelques références à ses propres nouvelles, mais il multi-
plie les références à d’autres auteurs. Si nombre d’entre elles sont in-
ventées, elles sont toutes plausibles, et c’est en tant que symbole d’une
idée que quelqu’un a peut–être formulée mais qu’il serait laborieux de
chercher, qu’elles doivent être comprises. L’œuvre d’un auteur, les ar-
ticles d’une encyclopédie, la bibliographie de cet article, etc. ont, com-
me la bibliothèque qui les contient, une structure de labyrinthe. On
peut s’y promener, s’y perdre, revenir sur ses pas et donc tourner en
rond (comme Schéhérazade racontant les Mille et Une Nuits) à l’infini.

69“los gratos laberintos (…) de los ilustres enciclopedistas franceses, de la Britannica


de Pierre Larousse, de Brockhaus, de Larsen y de Montaner y Simón” (OC 3: 25).
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144 Laurent Nicolas

Nous sommes implicitement passés ici du niveau des groupes de li-


vres, au niveau des livres eux–mêmes. L’analogie entre la bibliothèque
et le livre se base sur le fait que la Bibliothèque est justifiée par
l’existence du catalogue, appelé aussi “le livre des livres”. De plus, un
livre qui recense les livres que la bibliothèque idéale doit posséder
s’appelle lui–même une bibliothèque.
Or, l’un des livres de la Bibliothèque est “un pur labyrinthe de lettres”
(OC 1: 466). De même, le narrateur du “Livre de sable” se trouve en-
fermé dans le livre, au sens propre comme au figuré: “Prisonnier du
livre, je ne mettais pratiquement plus le pied dehors”.70 On retrouve le
rêve d’un livre–labyrinthe, comme celui de Ts’ui Pên ou de la nouvelle
qui le contient, “Le jardin aux sentiers qui bifurquent”. Ici, la complexité
est double, puisque cette nouvelle est un “labyrinthe de labyrinthes”.
Un livre seul peut donc avoir une structure fractale, et on peut noter
l’analogie du vocabulaire utilisé par les mathématiciens et par Borges.
Hladik rêve d’un atlas où il voit “une carte de l’Inde, vertigineuse” (OC
1: 511). C’est dans une des lettres de cette carte qu’il trouvera Dieu. Ces
cartes vertigineuses , comme tout ce qui touche à l’écriture chez Borges,
rappellent les fractales. En effet, mathématiquement, la longueur d’une
côte maritime est infinie, car on peut changer d’échelle tout en conser-
vant le même taux d’irrégularité. Or les fractales sont des lieux de tran-
sition entre l’ordre et le désordre, exactement comme le labyrinthe (cf.
Bellour 64). Le vertige se trouve aussi dans les rayures du tigre, qui
symbolisent l’écriture absolue, celle de Dieu:
... un fakir musulman avait dessiné (en couleurs grossières que le
temps affinait plutôt qu’il ne les effaçait) une espèce de tigre infini.
Ce tigre était fait de nombreux tigres, de vertigineuse façon; il était
traversé, rayé de tigres, contenait des mers et des Himalayas et des
armées qui ressemblaient à des tigres. 71
Borges résout ainsi, grâce au langage, l'impossibilité de poursuivre à
l'infini l'identité des structures. Dans l’univers borgesien, les mots ren-
voient à d’autres mots, leurs sens à d’autres sens, tissant une toile laby-
rinthique. Ainsi, puisque “le langage est un ensemble de citations”,72

70 “Prisionero del libro, casi no me asomaba a la calle” (OC 3: 70).


71“un faquir musulmán había diseñado (en bárbaros colores que el tiempo, antes de
borrar, afinaba) una especie de tigre infinito. Ese tigre estaba hecho de muchos ti-
gres, de vertiginosa manera; lo atravesaban tigres, estaba rayado de tigres, incluía
mares e Himalayas y ejércitos que parecían otros tigres” (OC 1: 593).
72 “La lengua es un sistema de citas” (OC 3: 55).
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Borges et l'infini 145

puisque que tout est dit, parler n'est–il pas “tomber dans la tautologie”,
c'est–à–dire utiliser des mots qui n'ont plus de sens parce que, juste-
ment, ils ont tous les sens de l’univers ? Puisque Borges met en avant la
caractéristique totalisante du langage, l'étude de sa structure nous ren-
voie à celle de l'univers entier: “même dans les langages humains, il n'y
a pas de proposition qui ne suppose l'univers entier”.73 Or qu'est–ce
que l'univers selon Borges, si ce n'est le contenant du contenant, la bi-
bliothèque? Ce bouclage provoque l’identité absolue de la structure du
tout, la bibliothèque, avec sa composante la plus infime, le mot, voire la
lettre. La bibliothèque borgesienne possède, ainsi, l’une des caractéris-
tiques fondamentales des fractales, l’autosimilarité.
Dans la seule figure de la bibliothèque, tous les archétypes borgesiens
de l’infini se retrouvent, se superposent. Il y a l’accumulation des diffé-
rents niveaux (bibliothèque, livre, mot...), le bouclage qui renvoie le
dernier niveau au premier, le chaos qui naît de la complexité croissante
du labyrinthe de labyrinthes... et enfin le rôle déterminant du langage.
Quel que soit le niveau, (la bibliothèque, le livre, le mot) il est possible
de se perdre dans un labyrinthe qui sera toujours de la même forme,
mais dont l’issue ne sera jamais entièrement à notre portée.
Laurent Nicolas
Paris

Bibliographie
Bellour, Raymond. “Les mots–images”. Le magazine littéraire 259 (nov. 1988).
Biard, Joël. “Logique et physique de l’infini au 14ème siècle”. Infini des mathématiciens,
infini des philosophes, ed. Françoise Monnoyeur. Paris: Belin, 1992.
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Borges, Jorge Luis. Obras Completas. 4 vol. Barcelona: Emecé, 1989–1996.
Broglie, Louis de. Nouvelles Perspectives en microphysique. Paris: Flammarion, 1956.
Bruno, Giordano. L’infini, l’univers et les mondes. Berg international, 1987.
Callois, Roger. L’Homme et le sacré. Paris: Gallimard, 1950.
Callois. Roger. Avertissement. L’aleph, par Jorge Luis Borges. Paris: Gallimard, 1977.
Champeau, Serge. Borges et la métaphysique. Paris: Vrin, 1990.
Couffon, Claude. “Jorge Luis Borges”. Le magazine litéraire 259 (nov. 1988).
Dieudonné, Jean. Preface. Infini des mathématiciens, infini des philosophes, ed. Françoise
Monnoyeur. Paris: Belin, 1992.
Durozoi, G. & A. Roussel, Dictionnaire de Philosophie. Paris: Nathan, 1987.
Eco, Umberto. Le pendule de Foucault. Paris: Grasset, 1991.
Eco, Umberto. L'œuvre ouverte. Paris: Seuil, 1965.
Eliade, Mircea. Le Mythe de l’éternel retour. Paris: Gallimard, 1979.

73“Consideré que aun en los lenguajes humanos no hay proposición que no impli-
que el universo entero” (OC 1: 597).
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146 Laurent Nicolas

Foucault, Michel. Les Mots et les choses. Paris: Gallimard, 1966.


Foulquié, Paul. Dictionnaire de la langue philosophique. Paris: PUF, 1962.
Frontisi, Claude. “Figures de l’infini”. Infini des mathématiciens, infini des philosophes,
ed. Françoise Monnoyeur. Paris: Belin, 1992.
Gleik, James. La Théorie du chaos, Paris: Flammarion, 1991.
Gusdorf, Georges. La Parole. Paris: PUF, 1971.
Koyré, Alexandre. Etudes d’histoire de la pensée philosophique. Paris: Gallimard, 1961.
Monnoyeur, Françoise, ed. Infini des mathématiciens, infini des philosophes. Paris: Belin,
1992.
Mourey, Jean–Pierre. Borges, vérité et univers fictionnels. Liège: Mardaga, 1988.
Pascal, Blaise. Pensées. Œuvres complètes. Paris : Gallimard ,1954
Peitgen, P. O. & P. H Richter, The Beauty of Fractals. Berlin: Springen. 1986.
Rosset, Clément. Le Réel, traité de l’idiotie. Paris: Minuit, 1986.
Science et Avenir (mars 1993).
Sebestik, Jan. “Le paradoxe de la réflexivité des ensembles infinis: Leibniz, Gold-
bach, Bolzano”. Infini des mathématiciens, infini des philosophes, ed. Françoise
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Sinaceur, Hourya. Postface. Infini des mathématiciens, infini des philosophes, ed. Fran-
çoise Monnoyeur. Paris: Belin, 1992.
Woscoboink, Julio. Le secret de Borges. Lyon: Césura, 1989.

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