Horizons Maghrébins - Le droit à

la mémoire

Histoire de l'alimentation au Maroc: état bibliographique

Mohamed Houbbaida, Mohamed Monkachi

Résumé
Cette contribution dresse un état des lieux de la recherche en histoire de l'alimentation au Maroc. Les auteurs constatent que ce
domaine est encore peu exploré, mais prometteur toutefois, car les études portant sur les pratiques culinaires ne cessent de se
développer et d'élaborer des méthodes et des questionnements appropiés à un domaine lié à plusieurs secteurs de recherche :
culture matérielle, anthropologie, géographie, économie et autres. Près de 80 titres, répartis entre livres et articles sont
recensés et présentés à la fin de cette contribution.

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Houbbaida Mohamed, Monkachi Mohamed. Histoire de l'alimentation au Maroc: état bibliographique. In: Horizons Maghrébins
- Le droit à la mémoire, N°55, 2006. Manger au Maghreb. pp. 166-173;

doi : https://doi.org/10.3406/horma.2006.2391

https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2006_num_55_1_2391

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 L'histoire de l'alimentation et des pratiques culinaires est un
domaine fertile. Elle est liée à l'histoire de la culture matérielle,
l'histoire sociale, l'anthropologie historique, l'économie et la géographie.
En Europe, et plus particulièrement en France, l'histoire de
l'alimentation est aujourd'hui un champ très développé sur le plan de la
méthode, du questionnement et de la vision des choses, et ce grâce
aux efforts de longue haleine fournis par des historiens de plus en
plus ouverts sur l'apport des sciences sociales. À ce titre, l'exemple
de l'historien Jean Louis Flandrin et du sociologue Jean Pierre
Poulain est des plus retentissants. Leur travaux constituent une
référence incontournable pour l'histoire de l'alimentation et l'évolution
des comportements alimentaires, dans les sociétés européennes et
celles du bassin méditerranéen. [NdR: Lire dans cette livraison
l'article de J.-P. Poulain]
Au Maroc, ce secteur de la recherche historique reste cependant
peu exploré. Les principales contributions sont très limitées. Il s'agit
en premier lieu des travaux de Bernard Rosenberger sur les
nourritures de substitution, initiés depuis les années 19701, de l'étude
d'anthropologie historique réalisée en 1999 par Abdelahad Sebti et
Abderrahmane Lakhsassi sur la culture du thé et de la thèse de
Mohamed Oubahli sur les nourritures céréalières dans le Maghreb
médiéval.

HISTOIRE DE L'ALIMENTATION: PREMIERES APPROCHES

Notre répertoire bibliographique relatif à l'histoire des

histoire de
nourritures et des comportements alimentaires se limite strictement à une
partie du Maghreb, à savoir le Maroc, et concerne notamment les
l'alimentation travaux de thèses, d'articles et d'essais, à caractère historique et
anthropologique, passant ainsi sous silence les enquêtes diététiques
au maroc : et sanitaires réalisées dans les facultés de médecine. Près de 80
études sont présentées, réparties entre livres et articles, 20 pour les
état bibliographique premiers et 60 pour les seconds. Mais ce chiffre ne porte pas, dans sa
totalité, sur l'histoire de l'alimentation de manière directe. Près de 25
contributions sont à caractère ethnologique ou géographique,
traitant essentiellement des pratiques agricoles, des techniques de
conservation des grains, de la pêche. Certaines d'entre elles ont été
écrites pendant le protectorat et même avant, comme ces études de
M. Gaud, A. Joly, E. Michaux-Bellaire, E. Lévi-Provençal, R.
mohamed houbbaida Montagne, D. Jacques-Meunié, E. Perrot et L. Gentil. Pour ce qui est des
mohamed monkachi études strictement historiques, elles couvrent toutes les périodes,

166
préislamique, médiévale, moderne et
contemporaine. Celles concernant l'histoire antique ne
représentent que 8 études portant
essentiel ement sur l'industrie de salaison de poisson ou sur
les huileries, plutôt que sur les usages
alimentaires. Le Moyen Âge, lui, bénéficie de 10 études.
Quant à la période moderne et contemporaine,
elle totalise 30 études. La majorité de ces études, il
faut le signaler, est écrite en langues
européennes, en français notamment.
Deuxième constatation: le nombre de thèses
concernant l'histoire de l'alimentation au Maroc
est très réduit, voir insignifiant. La seule thèse
dont nous disposons, touchant directement à
notre sujet, est celle de Mohamed Oubahli
soutenue à Paris en 2003. Encore faut-il préciser que
cette thèse aborde l'ensemble de l'Occident
musulman. Les autres thèses que l'on peut citer,
par rapport à leur attachement aux problèmes des
nourritures et des disettes, sont celles de
Mohamed Aminé Bezzaz sur les famines et les
épidémies au Maroc pendant les xviir et xixe siècles, et
de Nicolas Michel sur l'économie de subsistances
dans le Maroc précolonial.
Troisième constatation: l'intérêt porté à
l'histoire de l'alimentation, de la part des chercheurs
marocains, médiévistes, modernistes et contem-
poranéistes, date des années 1970. Il s'agit surtout
de ces monographies d'histoire régionale,
consacrées d'un côté aux tribus et aux villes, et de
l'autre aux institutions religieuses, zaouia-s, sous
forme de chapitre ou de sous-chapitre.
Dans les travaux d'histoire économique et
sociale touchant aux communautés rurales et
urbaines, le souci de l'historien est d'abord de
répertorier les aliments, de détecter les tables des
riches et des pauvres, d'étudier les prix des
denrées. Ahmed Toufiq, par exemple, dans sa thèse
sur les Inoultane, a abordé l'alimentation dans une
optique bien déterminée, à savoir comment on
peut définir le niveau de vie de la tribu à partir
d'un certain nombre de facteurs : nourriture,
167
habillement, santé. Halima Ferhat, dans sa thèse
sur l'histoire de la ville de Sabta, a consacré un
sous-chapitre à l'alimentation, où elle a parlé des
plats de viande, de poisson et de pâtisserie, à
partir des traités d'art culinaire notamment, bien que
ceux-ci soient consacrés aux tables de distinction
qui «ne sauraient être considérées, dit-elle,
comme un témoignage sur la vie quotidienne de
la majorité de la population». L'on peut citer dans
ce contexte le livre de Roger Le Tourneau, publié
en 1949 déjà, consacrant des pages intéressantes à
l'industrie de l'alimentation dans la ville de Fès
avant le protectorat.
Cependant, dans les études consacrées aux
institutions religieuses, zaouia-s, l'alimentation est
traitée sous un autre angle. Là, l'effort est surtout
centré sur le phénomène de l'it'am at-ta'am,
prestation de nourriture. Les auteurs ont repris les
textes hagiographiques parlant de ces institutions
qui nourrissent, en temps ordinaire comme en
temps de disette, des centaines, voire des milliers
de nécessiteux, leur servant toutes sortes de
nourritures: pains, galettes, brouet de semoule,
couscous avec viande et légumes, fruits et autres
mets2. Dans cette optique, la contribution de
Halima Ferhat est stimulante. Elle a étudié le
rapport entre nourriture et sainteté, en enquêtant sur
la frugalité soufie et les banquets de zaouia.
D'autres études, anthropologiques notamment,
ont, elles aussi, touché aux nourritures dispensées
par les zaouia-s, comme celle de Hassan Boudrari
qui aborde l'hospitalité de ces institutions
religieuses dans le contexte des rapports entre
société et sainteté, entre «l'offrande du visiteur,
quêteur de grâce et de guidance, et contre-
offrande du saint dispensateur3».
L'histoire de l'alimentation figure aussi dans
les travaux d'ensemble touchant à l'histoire
économique et sociale en général, rurale en
particulier, comme le livre de Nicolas Michel, où l'on lit
avec grand intérêt toute une série de
sous-chapitres sur les nourritures de l'époque
précoloniale : les céréales et leurs substituts, les
modes alimentaires, les métiers de l'alimentation,
les disettes urbaines.
Dans les dix dernières années, cependant, une
nouvelle ligne commence à se dessiner. Les
chercheurs deviennent de plus en plus sensibles à
l'histoire de l'alimentation. En témoigne cette
initiative prise par la revue Amal qui a consacré deux
numéros spéciaux à ce sujet. L'un sur l'histoire des
nourritures et des boissons, l'autre sur l'histoire des
disettes, qui ont donné l'opportunité aux jeunes
historiens de s'exprimer sur divers aspects de
l'alimentation, de l'antiquité à nos jours4.
Certains chercheurs, plus ouverts sur l'apport
des sciences sociales, se sont penchés récemment
sur l'histoire du manger et du boire du point de
vue du comportement et de la symbolique. Abde-
lahad Sebti et Abderrahman Lakhsassi, ont
démontré comment l'usage du thé a forgé une
habitude qui, au fil du temps, l'a transformé, par
un mécanisme d'appropriation, en une boisson
culte. D'autres chercheurs ont élargi la vision sur
les disettes, et se sont montrés plus attentifs à la
dimension du goût, à savoir comment les gens
adaptent les aliments de disette au goût
dominant, par la pratique culinaire de tous les jours, et
les réintègrent dans le système alimentaire
ordinaire5.
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
II est vrai que les historiens au Maroc ne
disposent pas d'un matériau archivistique
permettant de procéder à une histoire quantitative,
solidement constituée, comme c'est le cas en
Europe. Mais les données recueillies dans les
sources disponibles, tels les traités d'art culinaire,
les livres de magistrature, les répertoires
hagiographiques, les récits de voyage, surtout pour les
périodes moderne et contemporaine6, permettent
d'élaborer une histoire de l'alimentation: usages
168
et comportements alimentaires, symbolique des
plats, part du goût et part de la nécessité.
Les données de la culture matérielle,
concernant l'Antiquité et le Moyen Âge, revisitées dans
une perspective appropriée aux méthodes de
l'histoire de l'alimentation, peuvent apporter des
éclairages nouveaux sur les usages culinaires. Les
études réalisées dans le cadre de l'Antiquité sont
d'ordre économico-technique, mais constituent
des bases de données pour d'éventuelles études
sur l'histoire de l'alimentation. Les amphores, par
exemple, nous renseignent sur la consommation
de certains produits comme les conserves de
poisson, l'huile d'olive et le vin7. Le matériel de
cuisine fabriqué en céramique, local ou importé,
utilisé par les populations du Maroc antique peut
aussi nous renseigner sur les usages culinaires8.
Les pressoirs à huile de Volubilis, étudiés jusqu'à
présent d'un angle purement technique, peuvent
servir à l'étude de cet aliment et son importance
dans le système culinaire quotidien. Pour le
Moyen Âge, l'étude ethno-archéologique, comme
celle réalisée par Rahma Hraiki sur les ustensiles
de cuisine, peut aussi être utile quant à la
connaissance des pratiques culinaires9.
La recherche en matière d'histoire de
l'alimentation au Maroc peut se développer autour
des thèmes fondateurs. D'abord en ce concerne la
nourriture de base des populations, à savoir les
céréales, il est intéressant de suivre l'exemple de
Mohamed Oubahli dans son étude sur les
nourritures céréalières, mais il serait préférable de se
limiter, dans un premier temps, à une acception
territoriale, pour pouvoir accéder par la suite à
des synthèses bien élaborées à l'échelle du
Maghreb.
L'on peut aussi travailler sur l'alimentation en
terme de différentiation entre des zones
alimentaires, entre des catégories de mangeurs et de
buveurs, entre des types de goûts. Car le Maroc
est un pays complexe, géographiquement, ethno-
logiquement. Les mangeurs de pain sont surtout
des citadins; les mangeurs de bouillie, 'asida, des
montagnards. Les hommes du Nord, villes et
campagnes confondues, préfèrent l'huile d'olive,
le lait de brebis, les fruits frais; ceux du Sud,
l'huile d'argan, le lait de chèvre, les fruits secs.
Pourquoi donc? Quelle est la part de
l'environnement et celle du goût dans ces habitudes
alimentaires?
Autre direction de recherche: la symbolique
des plats. Les fêtes religieuses, les occasions liées
à des célébrations familiales ou au calendrier
agricole, sont marquées par des plats spécifiques,
améliorant l'ordinaire, mais répondant à des rites,
à des normes spirituelles ou légendaires10. Là,
même le plat quotidien s'inscrit dans une autre
dimension quand il change de destination. Le
couscous, par exemple, aliment de tous les jours,
se sacralise et devient aumône lorsqu'il est
destiné aux tulba-s, récitants du coran.
Les boissons ont également une histoire et
révèlent plus d'une réalité, économique, sociale,
culturelle. Le travail de Abdelahad Sebti et
Abderrahmane Lakhsassi sur le thé est significatif
à cet égard. Le café mérite aussi de faire l'objet
d'études attentives à la sociabilité, à la
symbolique, à l'imaginaire. Le café a-t-il suivi le même
itinéraire que le thé, par le débat qu'il a crée dans
les rangs des juristes, fuqaha, par le côtoiement
social, par la conquête du goût? Et le vin?
Comment et jusqu'à quel point le buvait-on, malgré
les préceptes de l'islam? Comment est-il passé de
la prohibition à l'exhibition?
Ces pôles de recherches nécessitent un effort
multiple et colossal pour qu'elles puissent
aboutir. Un tel secteur peut être productif, comme c'est
le cas en Occident, si l'on arrive à instituer des
revues spécialisées, à organiser régulièrement des
colloques et des séminaires, à instaurer au sein
des universités des enseignements structurés
dans le cadre du master et du doctorat. À ce titre
l'unité de recherche sur le thème « Histoire de
l'alimentation et des sensibilités alimentaires »,
169
crée au sein de l'université Ibn Tofail de Kénitra, a
mis en place un programme de recherche pour
pousser les étudiants à mener des enquêtes aussi
bien dans les dépôts d'archives, dans les fonds de
certains établissements tels l'institut
agronomique et vétérinaires de Rabat et les facultés de
médecine et instituts supérieurs d'hôtellerie, que
sur le terrain, dans l'objectif de détecter les traces
de l'histoire et de constater l'évolution des
pratiques alimentaires notamment dans les régions
de Rabat et de Kénitra, par rapport à l'expansion
de la restauration rapide.
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Watier (Ch.), La pêche de l'alose au Maroc, Grenoble,
1918.
Notes
1. Pour les travaux de Bernard Rosenberger, voir
bibliographie.
2. Voir M. Hajji, La Zaouia de Dila, Rabat, 1964, p. 45-47 (en
arabe); A. Chadli, Soufisme et société, Salé, 1989, p. 113-114,
192-195 (en arabe).
3. H. Boudrari, « Quand les saints font les villes », Annales
ESC, n°3, 1985, p. 498-501.
4. Revue Amal, Histoire, Culture, Social, n° 16, 17, Casablanca,
1999.
5. À ce titre l'on peut consulter M. Houbbaida (voir
bibliographie.
6. Il faut noter, toutefois, que l'on dispose pour le xixe siècle,
d'une documentation assez riche par rapport à la période
antérieure, comme le montrent les archives makhzeniennes.
7. Les analyses physico- chimiques effectuée par les
chercheurs en archéologie soumarine sur l'enduit interne de
certains types d'amphores, comme celle trouvée sur l'épave de
la madrague de Giens, confirment la présence de vin. Voir à
ce sujet F. Formenti, A. Hesnard et A. Tchernia, « Une
amphore "Lamboglia 2" contenant du vin dans l'épave de la
madrague de Giens », Archaeonautica, n° 2, 1978, p. 95-98.
8. Voir H. Limane, Études sur les Sigillés d'importation du f-iT
siècle en Mauritanie tingitaine. Étude du matériel: Banasa, Lixus,
Tamuda, Université de Provence, thèse de doctorat, 1988
(inédite).
9. Voir R. Hraiki, Recherche éthno-archéologiaues sur la céramique
du Maroc, thèse de doctorat, Lyon II, 1989 (inédite).
10. Le couscous à sept légumes, par exemple, que l'on
prépare lors du rite marquant le solstice d'été, 'ansra, correspond
aux sept patrons, ou sept saints, aux sept cieux, etc. Sur ce
genre de fête et sa connotation rituelle.
Résumé: Cette contribution dresse un état des lieux
de la recherche en histoire de l'alimentation au Maroc.
Les auteurs constatent que ce domaine est encore peu
exploré, mais prometteur toutefois, car les études
portant sur les pratiques culinaires ne cessent de se
développer et d'élaborer des méthodes et des
questionnements appropiés à un domaine lié à
plusieurs secteurs de recherche : culture matérielle,
anthropologie, géographie, économie et autres. Près de
80 titres, répartis entre livres et articles sont recensés et
présentés à la fin de cette contribution.
Auteurs: M. Houbbaida (houbbaida@hotmail.com),
professeur habilité à la faculté des lettres et des
sciences humaines, université Ibn Tofail, Kénitra,
173
Maroc. Responsable du groupe de recherche sur
l'histoire de l'alimentation au sein de l'université Ibn Tafail.
Membre du réseau internatiional de l'Institut Européen
d'Histoire de l'Alimentation, basé à Tours en France,
depuis 2004. Dernières publications liées à la
thématique de l'alimentation, Food that was. Dearth Behavior
in Morocco, XVIIth-XVIIIth centuries, in Recherche
Historique, n° 2, 2004, p. 21-34. Le pouvoir des tables, in Al-
Ittihad al Ichtiraki, Forum culturel, n° 595, 13 avril 2001
(en arabe). Le temps du thé, in Athaqafa al maghribiya,
n° 17, 2000, p. 131-134 (en arabe).
M. Moukachi (mmonkachi@hotmail.com),
professeur assistant à la faculté des lettres et des sciences
humaines, université Ibn Tofail, Kénitra, Maroc.
Spécialiste en histoire ancienne et en archéologie romaine.
Membre du groupe de recherche sur l'histoire de
l'alimentation au sein de l'université Ibn Tofail.
Publications réalisées ayant rapport avec la
thématique de l'alimentation, L'alimentation traditionnelle
dans les campagnes du nord du Maroc, Médiévales,
n°33, 1997, p. 91-102. Goûts et attitudes alimentaires
dans le Maroc préislamique (en cours de publication).
Mots-clés : alimentation, pratiques agricoles,
pratiques culinaires, habitudes alimentaires, nourritures
céréalières, it'am at-ta'am, prestation de nourriture,
disette, symbolique des plats.