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LE BONHEUR

Bibliographie :

1)Le tyran est le plus malheureux des hommes


Platon, Apologie de Socrate
République, I, II, X

2)L’homme heureux est un homme accompli qui vit en amitié


Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII

3)L’homme heureux est celui qui ne nourrit ni vaine peur ni vain désir, c’est l’homme
libre et rationnel
Épicure : Lettre à Ménécée, Maximes Capitales, Sentences Vaticanes

Lucrèce : De la Nature des choses (De natura Rerum)

4) L’homme heureux est celui qui est maître de lui


Sénèque, De la vie heureuse

Epictète, Manuel

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même

4) Faire son devoir nous rend digne d’être heureux mais on ne peut faire du bonheur la
fin de la vie
Kant, Critique de la raison pratique, Métaphysique des mœurs

L’eudémonisme épicurien

L’eudémonisme postule que le bonheur est la finalité d’une vie bonne et que sagesse et vertu
y conduisent. La science, et plus particulièrement la physique matérialiste, permet d’apaiser
craintes irrationnelles et vains désirs, elle permet d’atteindre le pur bonheur : l’ataraxie. Il ne

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s’agit pas, comme chez Platon, d’amour de la science pour elle-même mais pour son utilité
thérapeutique. La vie est trop courte pour s’adonner à des sciences par pur amour de la vérité.
L’accumulation vaine de savoir est condamnée au même titre que l’accumulation d’objets
sans valeur. La science épicurienne vise la guérison, elle est remède et non théorie pure.

Le tétrapharmacon : 4 Maximes Capitales


-Ne pas craindre les dieux
-Ne pas craindre la mort
-Se détacher des désirs vains et illimités (désir d’immortalité ou de fusion amoureuse)
-Apprendre à endurer la souffrance physique comme morale.

Ne pas craindre les dieux (cf Cours sur la religion)

La crainte des dieux est absurdité. Ces derniers parfaits, matériels, incorruptibles et immortels
sont « la plus belle réussite du hasard » (De Natura Rerum,I, 55). Ils se tiennent à l’écart de
notre monde qu’ils n’ont pas créé et dans lequel ils n’interviennent pas. Ils sont bienheureux,
sans soucis, sans colère, sans crainte. « Le monde n’a nullement été créé par une volonté
divine tant il apparaît entaché de défauts » (ibid. II,180).
La physique offre une explication rationnelle de la création du monde et du vivant, de leur
organisation et de leur évolution. L’explication religieuse est inutile et infondée. Elle
n’engendre que terreurs superstitieuses et rites sanglants (Lucrèce rappelle en I, 80, l’horreur
du sacrifice d’Iphigénie dans la Tragédie des Atrides, I, 109). Guérir de cette crainte
superstitieuse, arrêter d’attendre punitions et récompenses du divin a donc un enjeu éthique et
politique. La société sera plus raisonnable et plus paisible libérée de la violence superstitieuse.

Ne pas craindre la mort

Cette 2nde maxime résulte de la 1ère. Si les dieux n’ont pas créé le monde, ils ne se soucient
pas de moi, si l’âme est mortelle comme le corps, je n’ai pas à craindre les châtiments
infernaux (Lucrèce, II, 235). Épicure comme Lucrèce condamnent l’illusion de continuité qui
nous fait imaginer les pires maux post mortem, âme errante, soumise aux supplices etc... Ces
maux de l’imagination disparaissent avec la connaissance de la nature physique et atomiste de
notre esprit. Esprit et corps ne font qu’un et la mort marque la dissolution des atomes qui me
composent tout entier. Cette position de vie scientifique est garante d’une vie tranquille,
apaisée qui sait briser son imagination mère des peurs (Épicure, Sentences Vaticanes 59 et
68). Cette in-quiétude d’un infini temporel (le mauvais infini, l’aoristos, qui s’oppose à
l’apeiron spatial) me prive d’une réalité présente qui seule peut être appréciée.

Combattre l’illimitation des désirs

Ce troisième remède s’ensuit là encore des deux premiers. Tout l’épicurisme peut-être
envisagé comme une apologie de la mesure et de la limite.
« Rien n’est suffisant à celui pour qui le suffisant est peu. » (S.V. 68)
« Ce n’est pas le ventre qui est insatiable, comme dit la foule, mais l’opinion fausse au sujet
de la réplétion illimitée du ventre. » (S.V.59)

L’épicurisme ne prône pas l’apathie, il y a des désirs nécessaires, satiables, qui m’offrent un
plaisir raisonnable et accessible. Il n’y a pas d’homogénéité du désir chez Épicure, c’est leur
mesure qui les distingue. Lorsqu’ils naissent de l’opinion vide ils sont comme des bulles de

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savon, course derrière un objet absent. Tel est le désir d’honneur, de richesse, de pouvoir ou
de fusion amoureuse. Ces désirs vains m’offrent une position de vie agitée et inquiète,
comparable à l’insomnie qui tourmente le dormeur.

Apprendre à endurer la souffrance physique et morale :

Sur ce dernier point les épicuriens se rapprochent des stoïciens. L’homme ne doit pas se
lamenter ni se prendre pour une victime. Le destin et la providence n’existent pas chez les
épicuriens, c’est là qu’ils se distinguent des stoïciens. Il faut mieux pour eux avoir moins de
chance et plus de raison (Épicure, Maxime Capitale XVI). La prudence (phronésis) permet
d’éviter les dangers probables. L’épicurien vit ainsi loin de la foule, loin des envieux et des
passionnés. Lorsque le malheur physique ou moral m’advient il convient de ne point y céder
avec complaisance mais d’envisager comment je peux limiter ses effets, m’adapter à cette
situation nouvelle pour qu’elle ne me détruise pas. Le sage épicurien prend soin de lui, essaie
de ressentir le moins durement la souffrance. Il ne convient pas de supporter la souffrance
mais d’essayer de ne pas la ressentir en me fortifiant, m’encourageant, m’habituant à des
conditions de vie simples. Celui qui s’habitue au confort, au superflu jusqu’à en devenir
dépendant souffre lorsque ce superflu n’est pas disponible. Le sage épicurien essaie de ne pas
élever le niveau d’exigence de son corps ni de son esprit pour rester indépendant. La clé du
bonheur est toujours la liberté, ne pas inventer ses propres chaînes physiques ou mentales, être
le plus autonome possible, ne pas tomber dans la dépendance d’autrui ni dans la dépendance
d’objets, de confort, de nourritures délicieuses et de religieuses au chocolat quotidiennes.
Épicure a conscience de la puissance des habitudes acquises qui deviennent des besoins. Il
faut rester vigilant, s’efforcer de maintenir une forme d’auto-suffisance qui n’empêche pas les
plaisirs occasionnels. Lucrèce va plus loin puisqu’il défait les liens amoureux lorsque ceux-ci
deviennent trop forts. L’attachement à autrui est source de douleur probable. Là encore tout
est une question de mesure. Le sage épicurien ne vit pas seul mais entouré d’amis vertueux, ce
qu’il refuse c’est la relation toxique à un autre qui prendrait pouvoir sur lui. Là encore le
bonheur va de concert avec la liberté. Cette conception nous pousse à penser que nous ne
sommes pas pour rien dans ce qui nous arrive et dans ce qui arrive au monde. Le sage
épicurien est un sujet de résistance à ses propres tendances comme à ce qui pourrait l’affaiblir.
La conception du clinamen comme possibilté de la lliberté humaine est ainsi une réponse au
fatum stoïcien.

LUCRÈCE : LE CLINAMEN
De Natura Rerum, Livre II

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Les atomes tombent à vitesse égale dans le vide, parallèlement, rien ne les freine (cf
Épicure Lettre à Hérodote, 61). Sans clinamen, cette très légère déviation, cet écart
minime « à peine et le moins possible » sans cause, aucune rencontre donc aucun
agrégat ne serait possible. « Dans la chute en ligne droite qui emporte les atomes à
travers le vide, en vertu de leur poids propre, ceux-ci, à un endroit indéterminé, à un
moment indéterminé, s’écartent tant soit peu de la verticale, juste assez pour qu’on
puisse dire que leur mouvement s’en trouve modifié ». (218-220).
Sans le clinamen, « jamais la nature n’aurait rien créé ». (224)
Tout ce qui est créé l’est par ce clinamen, jusqu’aux dieux, qui sont « la plus belle
réussite du hasard » (I). La matière dont ils sont faits se renouvelle constamment, ils
vivent dans le vide intercosmique peuplé d’atomes libres. Ils n’ont ni croissance ni
déclin. (III, 18-22).

Clinamen et libre arbitre

Le clinamen physique sert d’analogie au clinamen psychique. Ce clinamen psychique est


à l’origine de toutes formes de liberté « arrachée au destin » (257). Il incarne la volonté
de résister aux contraintes extérieures, aux déterminismes et aux pressions. Loin du
fatum stoïcien, le clinamen montre que l’esprit humain n’est jamais passif mais créatif de
situations radicalement nouvelles, de choix que rien n’anticipe.
« Si l’esprit lui-même n’est pas réduit à une entière passivité, c’est l’effet de cette
légère déviation des atomes en un lieu et un temps que rien ne détermine. » (II, 292-
294).Ainsi le sage fait que les choses les plus importantes sont réglées par lui. Voilà
pourquoi il faut mieux avoir moins de chance et plus de raison. Lucrèce dénonce ici
toute théorie finaliste (d’Aristote aux stoïciens). Je peux être principe, cause première.
Tout commence avec moi. Je suis cause commençante. Certaines choses arrivent à cause
de moi. Je suis pour quelque chose dans ce qui arrive au monde.
« Bien qu’une force externe souvent nous pousse et nous fasse avancer malgré nous,
ravis, précipités, quelque chose en notre poitrine a le pouvoir de combattre et de
résister. »(177-180)
Il existe donc de la contingence, des futurs non déterminés qui seront créés par la
rencontre de notre puissance et de celle des autres. La très légère déviation que
constitue notre libre arbitre se combine à la très légère déviation de toute conscience et
cela suffit à créer de la nouveauté, de l’inattendu, de l’avenir. Rien n’est joué d’avance, les
déterminismes, aussi puissants soient-ils, ne suppriment pas la très légère déviation que
constitue chaque conscience. Sans ma liberté rien ne se créerait, il n’y aurait pas
d’histoire mais seulement des lois du destin, pas de responsabilité mais de la soumission
à des causes extérieures. La liberté n’est pas l’absence de déterminisme mais l’infime
liberté que chaque conscience possède et qui a le pouvoir de faire se rencontrer d’autres
libertés. Le futur est objet de prudence, non de prévoyance.

ARISTOTE : BONHEUR ET VERTU


Éthique à Nicomaque

Pour Aristote le bonheur se confond avec l’exercice de la vertu. Le Bien équivaut au Bon. Sur
fond de perfectibilité humaine, agir vertueusement c’est devenir meilleur, réaliser davantage
mes potentialités. Le but de la vie est donc bien le bonheur et ce dernier ne va pas à l’encontre

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de l’intérêt de la Cité, bien au contraire. Par un travail sur soi, le citoyen doit exceller dans le
domaine auquel le destine sa nature. Ce bonheur ne dépend donc que de sa propre capacité à
faire exister de dont il est capable. Chacun a « une disposition à quelque chose de bon et
d’excellent. » (I, 7). Il n’y a pas de modèle unique du bonheur, se connaître soi-même c’est
reconnaître ce dans quoi je peux exceller et me réaliser. Le bonheur se confond ici avec un
projet de vie, une existence conforme à mon essence. Contrairement aux conceptions
modernes, l’enfance n’est pas le temps du bonheur, l’enfant est inachevé, dépendant d’autrui,
incapable de guider sa vie librement. Seul l’homme adulte peut exprimer ses talents et devenir
pleinement un être épanoui. Il ne s’agit ni d’accumuler les savoirs ni d’accumuler les avoirs,
mais bien de choisir une vie honnête et juste, compatible avec ce que je veux et ce que je peux
être.
Le bonheur suppose donc un agir, ne rien faire c’est rester ce que je suis, dans l’inachèvement
de l’enfance. Agir avec succès, c’est devenir ce que je peux et veux être, réussir à maîtriser tel
ou tel domaine et m’y perfectionner. Le bonheur couronne la vie comme la récompense du
champion olympique . Il ne faut pas croire que mon bonheur dépend de « la roue de la
fortune ni de ses caprices »(I, 6, 3-4)
Il ne faut pas espérer que le bonheur surgira par chance ou par hasard. Le bonheur n’arrive
pas à qui ne s’est pas préparé, sans raison ni mérite. Le bonheur n’est pas un présent extérieur,
il faut s’y exercer , s’entraîner au bonheur comme le sportif aux jeux olympiques, par une
praxis quotidienne qui me transforme, me renforce et m’améliore. Cet apprentissage est un
exercice vertueux, une habitude à agir au mieux (II, 3, 1). Faire de son mieux quelque soit
notre tâche, prendre plaisir à mesurer nos progrès, être davantage en puissance de nos
capacités.
La Cité est le lieu naturel de ce bonheur. Le solitaire, le misanthrope, celui qui ne cultive pas
l’amitié ne peuvent connaître ce bonheur lié aux arts, aux sciences, à l’exercice civique, à
l’utilité que j’ai au milieu d’une Cité. La socialité et la sociabilité ouvrent sur le bonheur .
L’amitié vertueuse l’assure car l’ami m’aide à m’améliorer et me reprend lorsque j’agis mal
(Éthique, I,3, 1-3. Politique, VII)
La Cité donne envie et possibilité au citoyen de réaliser ses qualités « C’est en exécutant des
actes justes qu’on devient justes » (Ethique, II, 3-2). Cet eudémonisme implique donc des
devoirs envers soi et les autres, amis et citoyens, « on a le caractère qu’on s’est forgé ».
(Ibid, III, 3-4)
La limite de cet eudémonisme est qu’il ne s’applique qu’à l’homme adulte, citoyen et
propriétaire. L’esclave ne choisit pas d’être esclave et, quoi qu’en dise Aristote, nul n’est fait
pour obéir et pour exécuter le travaux pénibles et manuels. D’autre part cela suppose que je ne
suis fait que pour développer certains domaines dans lesquels j’excellerai. L’artisan de bois ne
peut-être aussi poète, aussi avocat, aussi jardinier, car il n’excellerait dans aucun de ces
domaines, ne s’y consacrant pas totalement. Or je peux avoir plaisir à développer de
nombreuses qualités et non seulement les qualités intellectuelles, manuelles, techniques,
militaires etc... Aristote reste dans l‘idée que chacun est fait pour occuper une tâche précise au
sein de la division du travail. Que dire alors de tous ceux, privés d’études et/ou de choix, qui
occupent dignement un travail pénible dans le seul but de se nourrir et de survivre ? Sont ils
condamnés au malheur ? Peut-on leur reprocher de n’avoir rien fait pour développer leurs
talents, si tant est que des talents innés nous définissent ?
Reste l’exercice de la citoyenneté : développer ses qualités civiques s’est progresser comme
citoyen, quelque soit mon métier et mon activité, c’est participer à la justice, à l’intérêt
général. Ce sentiment d’utilité est certainement source de bonheur pour celui qui voit son
utilité reconnue et qui devient meilleur en tant que citoyen comme en tant qu’homme. Celui
qui apprend à retenir sa colère, son goût pour l’injustice, son égoïsme et ses passions tristes
peut admirer son chef d’œuvre, ce bon homme par lui développé. Être maître de soi dans le

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souci d’autrui procure le sentiment d’être devenu le meilleur que l’on pouvait être. L’injuste
est le plus malheureux des hommes affirmait déjà Socrate. Le modèle aristotélicien est
néanmoins trop étroit : lié à l’inégalité de la société athénienne où seuls 1/3 des habitants
possèdent le statut de citoyen, où l’esclave libère le maître des activités avilissantes, où les
« banausoï » exécutent les tâches indignes de l’intellectuel occupé à développer ses talents.
Le modèle socratique semble plus cosmopolite. Si l’homme injuste ne peut prétendre au
bonheur tant il se fait du mal, tant il s’abîme, l’homme juste est peut-être promis à l’opprobe
populaire, aux procès et à la mort. Pour autant peu lui importe, ce qu’il vise est plus que le
simple bonheur dans la Cité, il vise une vie morale qui se mesure dans l’action sur autrui
autant que l’action sur soi. Peut-on vivre une vie bonne au milieu de vies mauvaises ? La
question se pose.

BONHEUR ET DEVOIR

KANT, Métaphysique des Moeurs, IIème section


Ed. Delagrave

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Le bonheur n’est pas un impératif catégorique

Un impératif catégorique est une action nécessaire pour elle-même et non un moyen
pour une autre fin. « Tiens tes promesses », « Sois juste », sont des impératifs
catégoriques. L’action est bonne en elle-même, c’est la règle pratique de la volonté
bonne. Elle est objectivement bonne, sans égard ni au sujet de l’action ni à son but. C’est
un principe « apodictiquement pratique » (p.125)
L’impératif de moralité suppose une intention bonne, un commandement absolu de la
raison. Seul est pris en compte le principe de l’action, non des conséquences supposées.
C’est une nécessité inconditionnée qui va contre l’inclination, indépendamment de toute
condition et de toute fin. Il ne s’agit donc pas de tenir une promesse à condition que tu
tiennes la tienne ou dans le but de mériter ta confiance. Si le mobile est la crainte de
l’opprobre, il ne sera pas moral. De fait, il n’y a qu’un seul impératif catégorique : « Agis
uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle » (p.136). Tous les autres impératifs en découlent.

Le bonheur égoïste suppose de favoriser ses propres fins sans s’occuper des fins des
autres. « Le principe du bonheur personnel est condamnable »(P. 172). Le bien-être
ne se règle pas sur le bien faire. Si j’agis pour être heureux, l’action devient moyen pour
une autre fin. Je juge alors que mon action est bonne comme moyen. Pire, je ne peux rien
connaître avec certitude des futuribles. En effet, le futur demeure incertain, ma liberté
croise celle des autres, rencontre des imprévus. Le futur est « non apophantique »
(apophantique : qui peut être dit absolument vrai ou faux) et je ne peux juger que du
probable (l’influence de Hume se ressent ici). Etre heureux devient donc un « impératif
hypothétique assertorique » (contingent). Seul un être hors du temps, omniscient
pourrait savoir comment agir pour être heureux dans le futur. Je peux réfléchir aux
possibilités de ce bonheur, éviter l’imprudence mais je ne peux maîtriser totalement
mon avenir. Le bonheur est donc un idéal de l’imagination, non de la raison.Il ne renvoie
qu’à un savoir faire, à des principes d’habileté, à des règles de prudence comparables à
celle des épicuriens. Je ne peux pas dire comment agir pour être heureux, je ne peux que
donner des conseils, des impératifs techniques (pour réussir ce gâteau il faut y mettre
du beurre, pour être heureux il faut y éviter la foule) ou des impératifs pragmatiques
(pour réussir ta vie il faut te suffire de peu). L’art d’être heureux se rapproche alors de
techniques de vie : il s’agit de réussir sa vie comme on réussit à construire une maison.
Malheureusement je suis moins sûr du résultat en appliquant ces principes. D’autre part
ces impératifs hypothétiques pour être heureux supposent que « qui veut la fin veut les
moyens ». Il faut casser des œufs pour faire une omelette, il ne faut pas avoir d’enfants ni
d’attaches pour être sans trouble, il faut vivre à l’écart et caché pour vivre heureux.

Si cette réflexion est rationnelle, elle n’est en rien morale. Si je veux l’effet, je veux la
cause. Si....alors. Ce jugement analytique ne vérifie que le principe de non-contradiction
de ma maxime.
Ces impératifs de la prudence sont ainsi doublement condamnables : ils se prononcent
sur un futur indéterminé et seulement probable, ils ignorent la liberté d’agir des
impératifs catégoriques. Je cours après le bonheur sans savoir ni morale, et je règle mon
action sur des calculs infondés et immoraux. Confondre l’impératif hypothétique et
l’impératif catégorique ne me rendra donc sans doute pas heureux mais très sûrement
indigne de l’être.

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En effet, un homme heureux n’est pas nécessairement un homme vertueux, Kant ici
s’oppose et à Aristote et à Epicure. Le bonheur peut valoriser l’égoïsme et me faire
oublier mes devoirs envers autrui. « C’est autre chose de rendre un homme heureux
que de le rendre bon » (p.172). L’effort moral consiste à contribuer au bonheur de
l’humanité et non à mon propre bonheur ou au seul bonheur de ma communauté. « Etre
heureux est un devoir » mais un devoir en tant qu’homme, non en tant qu’individu
fermé sur lui-même. C’est un devoir que de reconnaître le droit de tout homme à être
heureux, à mener une bonne vie. C’est un devoir de l’espérer, pour moi ET pour autrui.
C’est un devoir de soutenir autrui dans cet espoir d’être heureux et donc moi-même de
ne jamais désespérer. Etre heureux est donc un moyen et non une fin. Etre heureux
m’aide à partager cette espérance, à réclamer pour autrui une bonne vie . « La morale
n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons
nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes de ce
bonheur ». (Critique de la Raison Pratique, livre II, Chap. II, 4, p.131 PUF, trad.
Picavet).

Le philosophe qui atteint la contemplation des Idées (Platon, République, VII, 517d)
« aspire sans cesse à demeurer sur ces hauteurs ». Il retourne pourtant au milieu des
« misérables réalités de la vie humaine » pour lutter contre l’ignorance quitte à y
laisser sa vie. Socrate suit son « daîmon », sa conscience morale, son devoir envers ses
concitoyens. Il refuse de goûter seul aux joies du mode intelligible. Non seulement il
n’est pas raisonnable de régler son action sur un improbable bonheur futur mais il ne
l’est pas plus de vouloir, contre tout et tous, rester heureux et mener une vie bonne à
côté du bruit et de la fureur.

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