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Georg Wilhelm Friedrich Hegel, né le 27 août 1770 à Stuttgart et mort le

14 novembre 1831 à Berlin, est un philosophe allemand. Son œuvre, postérieure à celle
de Kant, est l'une des plus représentatives de l'Idéalisme allemand et a eu une influence
décisive sur l'ensemble de la philosophie contemporaine.
Hegel enseigne la philosophie sous la forme d'un système de tous les savoirs suivant une
logique dialectique. Le système est présenté comme une « phénoménologie de l'esprit »
puis comme une « encyclopédie des sciences philosophiques », titres de deux de ses
ouvrages, et englobe l'ensemble des domaines philosophiques, dont la métaphysique et
l'ontologie, la philosophie de l'art et de la religion, la philosophie de l'histoire, la philosophie
morale et politique ou la philosophie du droit.

Le texte :

"La sauvagerie, force et puissance de l'homme dominé par les passions, (...)
peut être adoucie par l'art, dans la mesure où celui-ci représente à l'homme les
passions elles-mêmes, les instincts et, en général, l'homme tel qu'il est.
En se bornant à dérouler le tableau des passions, l'art, alors même qu'il les
flatte, le fait pour montrer à l'homme ce qu'il est, pour l'en rendre conscient.
C'est déjà en cela que consiste son action adoucissante, car il met ainsi
l'homme en présence de ses instincts, comme s'ils étaient en dehors de lui, et
lui confère de ce fait une certaine liberté à leur égard. Sous ce rapport, on peut
dire de l'art qu'il est un libérateur.
Les passions perdent leur force, du fait même qu'elles sont devenues objets de
représentations, objets tout court. L'objectivation des sentiments a justement
pour effet de leur enlever leur intensité et de nous les rendre extérieurs, plus ou
moins étrangers. Par son passage dans la représentation, le sentiment sort de
l'état de concentration dans lequel il se trouvait en nous et s'offre à notre libre
jugement.
Il en est des passions comme de la douleur : le premier moyen que la nature
met à notre disposition pour obtenir un soulagement d'une douleur qui nous
accable, sont les larmes ; pleurer, c'est déjà être consolé. Le soulagement
s'accentue ensuite au cours de conversations avec des amis, et le besoin d'être
soulagé et consolé peut nous pousser jusqu'à composer des poésies.
C'est ainsi que dès qu'un homme qui se trouve plongé dans la douleur et
absorbé par elle est à même d'extérioriser cette douleur, il s'en sent soulagé, et
ce qui le soulage encore davantage, c'est son expression en paroles, en chants,
en sons et en figures. Ce dernier moyen est encore plus efficace."

Explication et commentaire :

Hegel commence par présenter sa thèse : l'art, en tant que représentation


des passions humaines, permet de se libérer, dans une certaine mesure, des
passions (la sauvagerie, la douleur).
Selon Hegel, la force et la puissance de la passion risque toujours de
déborder et de se transformer en "sauvagerie". L'homme ne domine plus
alors ses passions, il est dominé par ses passions.
Pour dominer les passions, la raison ne suffit pas, ni la répression pure et
simple. L'homme a besoin d'un moyen qui lui procure aussi du plaisir, ce
moyen, selon Hegel, c'est l'art.
L'art adoucit les passions en transformant leur force aveugle en
représentation ; l'art a donc une valeur libératrice par rapport aux passions.
Hegel établit une analogie entre l'art et les larmes : les larmes sont à la
douleur ce que l'art est à la passion.
Parmi tous les arts, la musique est le moyen le plus efficace de soulager la
douleur.
Les émotions, les sentiments , l'imagination, les passions, la vie psychique en
général... appartiennent de plein droit au domaine de l'art, ils sont, en
quelque sorte, son "matériau" privilégié. Par exemple, dans Othello,
Shakespeare nous montre un homme amoureux de son épouse,
Desdémone, mais tourmenté par un intense sentiment de jalousie qui le
pousse à l'étrangler. Shakespeare montre la passion d'Othello, mais il "flatte"
en même temps la passion du spectateur.
En montrant le "mécanisme" de la jalousie, incarné sur scène par des
personnages "en chair et en os", le spectateur contemple extérieurement ce
qu'il a éprouvé intérieurement (les tourments de la jalousie, ne serait-ce que
sous une forme atténuée par rapport à celle qu'éprouve Othello) : l'amour
exclusif, le désir de "posséder", le délire d'interprétation des faits et gestes de
"l'autre", l'aveuglement de la passion, le fait qu'elle ne retient que les
"preuves" qui peuvent l'alimenter et sa sensibilité aux "suggestions" (Iago
veut perdre Desdémone et la calomnie auprès d'Othello, alors qu'elle est
innocente). Le spectateur assiste, fasciné, à la représentation de ce qu'il a lui-
même ressenti.
Il y a une contradiction apparente entre "flatter" et "montrer à l'homme ce qu'il
est". "Montrer à l'homme ce qu'il est", ce n'est pas le flatter, puisque c'est le
montrer sous ses aspects les moins "flatteurs" : victime de la passion, jaloux,
envieux, avare, vaniteux, etc. Le spectacle des passions procure du plaisir,
nous flatte, mais, en même temps, nous montre la vérité sur nous-mêmes.
Molière avait choisi pour devise "castigare ridendo mores" (châtier
les mœurs par le rire) : l'art est porteur d'une morale, mais il ne nous fait pas
la morale. Hegel s'oppose ici, implicitement à la morale kantienne, selon
laquelle nous devons faire le bien par respect pour la loi morale et sans
considérer notre intérêt ou notre plaisir.
Lorsque nous sommes en proie à un sentiment, ce sentiment peut avoir
tendance à s'intensifier et à se transformer en passion. Le sentiment devient
alors une idée fixe qui mobilise toute notre énergie psychique et nous
sommes dominés par notre passion, plutôt que nous ne la dominons et,
comme le dit Hegel, nous sommes entraînés vers la "sauvagerie", la
violence.
En objectivant les sentiments, en les représentant avec des mots ou avec
des couleurs, des formes, des notes de musique, nous leur ôtons leur
intensité. Par exemple, si nous avons perdu un être cher et que nous
sommes en proie au désespoir, nous pouvons, en écoutant Le In
Paradisium du Requiem de Fauré ressentir le même sentiment de tristesse,
mais sous une forme atténuée, "sublimée".
Parmi tous les arts, Hegel donne une place importante à la musique, à l'instar
de Schopenhauer et de Nietzsche. La musique est le plus mystérieux des
arts car il ne s'exprime pas à l'aide de concepts et ne peut pas se traduire par
des concepts, mais seulement par une impression générale : la gaieté, la
mélancolie, l'enthousiasme... La musique (l'expression de la douleur en
chants et en sons) soulage encore davantage la douleur car elle exerce une
action profonde sur notre sensibilité et agit comme un baume.

L'art nous libère-t-il de la violence des sentiments et des passions ?

a) L'art nous délivre de la violence des sentiments :


Le philosophe grec Aristote explique dans sa Poétique que l'art, en particulier
le théâtre permet au spectateur de se purger de ses passions. Aristote
désigne ce phénomène par le terme de "catharsis" qui signifie purification. En
assistons à une représentation théâtrale, nous voyons sur la scène des
personnages qui semblent éprouver les mêmes sentiments que nous :
l'amour, la passion, la jalousie... mais sous une forme exacerbée. En le
voyant faire ce que nous aurions peut-être envie de faire nous-mêmes, nous
évitons de passer à l'acte et nous nous libérons, en partie du moins, de nos
passions qui s'extériorisent et en s'extériorisant, perdent en intensité.
En assistant aux tribulations des personnages, nous éprouvons de la pitié et
de la terreur. Ces sentiments ne sont pas désagréables, comme dans la vie
réelle et comme ils s'exercent dans le cadre d'une "illusion", que nous savons
que ce que nous voyons n'est pas le réel, mais une imitation de la réalité, que
personne ne souffre vraiment, ni les personnages, ni nous-mêmes, la douleur
est transformée en plaisir.
Cette théorie peut s'expliquer par les origines religieuses et sacrificielles du
théâtre grec, lié au culte de Dionysos (tragédie vient d'un mot grec qui veut
dire "chant des boucs", le bouc étant associé au culte de Dionysos). Il est
vraisemblable, en effet, que le théâtre tragique soit un substitut de sacrifice
(qui est lui-même un substitut et donc, en quelque sorte, un substitut de
substitut). Plutôt que de s'exercer réellement entre les membres d'une
communauté, la violence, au lieu de se diffuser, se concentre sur le héros
tragique qui fait ainsi figure de "bouc émissaire" (voir les analyses de René
Girard dans La violence et le sacré)
b) L'art peut aussi exacerber la violence ou n'avoir aucune influence sur elle.
Il n'est pas vrai que l'art en général et dans tous les cas nous libère de la
violence des sentiments ; par exemple le "réalisme socialiste" qui mettait l'art,
la peinture, la sculpture, la musique au service de l'idéologie communiste
renforçait la dictature du Parti unique. Certaines musiques et certaines
paroles peuvent exacerber la violence, au lieu de la calmer, par exemple la
musique militaire... ou certaines variétés de RAP !
Les images et les propos violents exercent une influence négative,
notamment sur les enfants et les adolescents ; mais n'est-ce pas justement
parce qu'ils ne savent pas faire la différence entre la réalité et l'illusion ? En
tout état de cause, ces spectacles ne peuvent en aucun cas, comme le dit
Hegel, nous libérer de la violence de nos sentiments et de nos passions, ils
peuvent tout au plus nous mettre mal à l'aise.
Comme l'a fait remarquer George Steiner, l'art peut coexister avec la barbarie
et n'avoir aucune influence sur elle.
L'art a une valeur en lui-même et la contemplation esthétique ne se réduit
pas à la "catharsis" ; certaines œuvre ont très peu de rapport avec nos
passions (la Montagne Sainte-Victoire de Cézanne par exemple) et nous
procurent un pur (et inexplicable) plaisir esthétique.
Le comédien, metteur en scène et professeur d'art dramatique Constantin
Stanislavski souhaitait que le théâtre ne fût pas un lieu d'implication affective
du spectateur, mais de "distanciation".
L'art n'a pas seulement une fonction "cathartique". Albert Camus, Jean-Paul
Sartre ou Bertold Brecht ont critiqué cette conception de l'art ;
certaines œuvres d'art nous obligent à réfléchir, à regarder la réalité en face
et non à nous libérer de nos passions ou à nous évader de la réalité.

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