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LA PROVIDENCE ET LE GOUVERNEMENT DIVIN

Leçon I : Au coeur des Ecritures : la foi en la Providence

Au soir de Pâques, sur le chemin qui conduit à Emmaüs, Jésus Ressuscité déclare à deux
disciples qui ne l’ont pas encore reconnu :

« O coeurs sans intelligence, lents à croire tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que
le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? Et commençant par Moïse et parcourant
tous les prophètes, il leur interpréta dans toutes les Ecritures ce qui le concernait » (Lc 24, 25-27).

Pour les disciples, dont les coeurs sont encore sans intelligence, non éclairés par la sagesse qui naît de
la foi, « les évènements qui se sont passés ces jours-ci à Jérusalem » (Lc 24, 18) représentent un
malheureux accident de l’histoire. Dénouement regrettable qui signe la fin d’une illusion. Or Jésus leur
révèle que les souffrances et la mort ignominieuse du Messie sont tout sauf un hasard. Elles
s’inscrivent dans un vaste dispositif de salut dont Dieu est le « concepteur ». Le mystère pascal
constitue le centre, la clé de voûte, et, partant, le principe herméneutique, c’est-à-dire la clé
d’interprétation, d’un dessein divin, d’un plan de salut, qui, a posteriori, se découvre comme un
admirable chef d’oeuvre de la sagesse de Dieu.
La preuve que ces évènements ne sont pas des accidents ou des imprévus de l’histoire, c’est
qu’ils ont été annoncés par avance. Par Jésus lui-même :

« Le Fils de l’homme doit souffrir beaucoup, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes,
être tué et, le troisième jour, ressusciter » (Lc 9, 221).

Ce « il faut » appartient au vocabulaire des apocalypses. Il renvoie à la nécessité inhérente aux étapes
d’un plan divin bien déterminé dont l’écrit apocalyptique a pour fonction de dévoiler la succession.
Bien plus - et c’est le sens de la présence de Moïse (la Loi) et d’Elie (les prophètes) sur le Thabor lors
de la Transfiguration, qui est une prophétie du mystère pascal (Lc 9, 30-31) - ces évènements étaient
annoncés par les prophètes animés par l’Esprit de Dieu, car « le Seigneur Dieu ne fait rien qu’il n’en ait
révélé le secret à ses serviteurs les prophètes » (Am 3, 7). « Les évènements qui se sont passés ces
jours-ci à Jérusalem » étaient donc consignés dans les Ecritures. C’est pourquoi l’expression « selon les
Ecritures » revient si fréquement à propos du mystère pascal2 et les récits de la Passion sont scandés
d’expressions du type « afin que l’Ecriture fut accomplie »3.
Il y a un jeu complexe entre l’Ecriture et le mystère de Jésus. D’une part, les Ecritures
annoncent et préfigurent le mystère de Jésus : elles lui rendent donc témoignage (cf. Jn 5, 39) et
permettent de reconnaître en lui celui qui accomplit le dessein divin. D’autre part, l’accomplissement
des Ecritures en Jésus fait jaillir leur sens plénier et lève leur indétermination4. Avant Pâques, les

1
Cf. aussi Lc 9, 44 ; 12, 50 ; 17, 25 ; 18, 31-33
2
Cf. 1 Co 15, 3 ; 15, 4... Dans le Credo, nous confessons que Jésus est ressuscité « secundum Scripturas ».
3
Cf. Mt 26, 56 ; Mc 14, 49 ; Jn 19, 24 ; 19, 28 ; 19, 36 ; 19, 37 ; 20, 9.
4
Cf. l’épisode emblématique de la rencontre entre le diacre Philippe et l’eunuque de la reine Candace en Ac 8.

1
disciples ne comprennent pas ce que Jésus leur dit (cf. Lc 9, 45), mais, après Pâques, il leur « ouvre
l’esprit à l’intelligence des Ecritures » (Lc 24, 45). C’est-à-dire qu’il leur explique que tout ce qui vient
de lui arriver et qui est si déroutant pour les disciples, spécialement sa passion, sa mort et sa
resurrection, était déjà mystérieusement présent dans l’Ancien Testament.
Le mystère pascal était donc « prévu » (pro-visus). Aussi Méliton de Sardes, dans une homélie
célèbre, proclame-t-il que

« le mystère de la Pâque est ancien et nouveau, provisoire et éternel [...]. Oui, la Loi est ancienne mais le
Verbe est nouveau ; la figure est provisoire mais la grâce est éternelle5 ».

Cette conviction selon laquelle le mystère pascal entre dans un plan bien arrêté de Dieu est clairement
exprimée dans la prédication de Pierre au matin de Pentecôte :

« Cet homme qui avait été livré selon le dessein bien arrêté [tê hôrismenê boulê] et la prescience
[prognôsei] de Dieu, vous l’avez pris et fait mourir en le clouant à la Croix par la main des impies, mais
Dieu l’a ressuscité » (Ac 2, 23-24).

Contrairement aux apparences - auxquelles se laisse prendre Pilate : « Ne sais-tu pas que j’ai le
pouvoir de te relâcher et que j’ai pouvoir de te crucifier ? » (Jn 19, 10) -, c’est Dieu qui est le Maître
absolu du jeu et qui fait tout concourir à la réalisation de son dessein. Aussi bien l’offrande volontaire
que Jésus, conformant sa volonté humaine à la volonté du Père, fait de lui-même que les desseins
pervers de Judas et des grands prêtres, la lâcheté de Pilate... qui, sans le savoir et sans le vouloir,
travaillent pour Dieu.
Plus loin, Pierre et Jean, relâchés par le Sanhédrin, adressent à Dieu une prière dans laquelle
ils font référence au complot des méchants annoncé par le Ps 2 :

« Oui, vraiment, ils se sont rassemblés dans cette ville contre ton saint serviteur Jésus, que tu as oint,
Hérode et Ponce-Pilate, avec les nations païennes et les peuples d’Israël, pour accomplir tout ce que,
dans ta puissance et dans ta sagesse, tu avais déterminé par avance. » (Act 4, 28).

Ce qui ne supprime évidemment ni leur liberté ni leur responsabilité.


De même qu’il faut se placer à une certaine distance pour apprécier sous sa juste perspective
la beauté d’un tableau, de même c’est seulement à partir du mystère pascal que se révèle aux
croyants le plan divin du salut. Ce que saint Paul appelle le mystère6. L’Evangile qu’il annonce en
prêchant Jésus-Christ est en effet « révélation d’un mystère enveloppé de silence aux siècles éternels,
mais aujourd’hui manifesté » (Ro 16, 25). Cette idée d’un secret plein de sagesse, longtemps caché en
7
Dieu et enfin révélé, est repris à l’apocalyptique juive mais Paul l’applique au plan du salut dans son
étape décisive et suprême qui est la Croix du Christ et l’appel des païens au salut. Ce secret n’est
cependant accessible qu’à la foi (à la révélation extérieure objective doit correspondre une révélation
intérieure subjective) et ne peut être ramené aux normes d’une sagesse purement humaine. A la
différence de la clé de l’énigme policière qui, une fois connue, rend évident tout ce qui précède, la clé
du mystère, tenue dans la foi, ouvre l’accès à une intelligence du mystère qui ne l’épuise pourtant pas.
La sagesse de la croix reste folie aux yeux du monde.
La découverte de ce dessein efficace de Dieu - qui constitue la trame la plus secrète de
l’histoire - donne aux chrétiens l’assurance de la victoire finale, eschatologique. « Si Dieu est avec

5
MELITON DE SARDES, Homélie sur la Pâque (SC 123, 60) (Office des lectures, lundi de Pâques)
6
Sur la notion biblique de mystère, cf. B. RIGAUX et P. GRELOT, « Mystère », dans VTB p. 807-812
7
Cf. Dn 2, 18-19

2
nous, qui sera contre nous ? » (Ro 8, 31). Puisque Dieu achève ce qu’il commence, l’espérance
chrétienne trouve un fondement inébranlable dans la reconnaissance de ce que Dieu a déjà fait.
Or ce mystère, cette « sagesse infinie en ressources déployée par Dieu » (Ep 3, 10), constitue le
coeur de l’agir providentiel de Dieu. Trop souvent, on a indûment opposé providence et économie du
salut. Comme si la providence, notion jugée trop philosophique, était l’activité par laquelle le Dieu des
philosophes assurait tant bien que mal la maintenance de l’univers, tandis que le Dieu des chrétiens,
lui, manifesterait son activité dans l’histoire du salut. Cette vision dichotomique des choses est
erronée. Elle repose, en fait, sur une tendance discutable à déconnecter la grâce de la nature. Pour
saint Thomas, par contre, la providence est le plan englobant selon lequel Dieu, dans sa sagesse et son
amour, dispose la création et en elle toutes choses en vue de sa fin ultime et le gouvernement divin
est la réalisation progressive de ce plan dans le temps. La providence - pensée de Dieu sur le monde -
concerne aussi bien le soin que Dieu prend de sa création, visible et invisible, que l’économie du salut.
Les deux aspects ne sont d’ailleurs pas juxtaposés : le retour de l’homme vers Dieu qui s’accomplit
selon l’économie surnaturelle du salut récapitule le retour de toutes choses vers Dieu. Le « mystère »
est la part la plus excellente de la divine providence.
Certes, la providence est une notion qui vaut déjà au plan philosophique et qui a été
initialement élaborée par des philosophes étrangers à la foi, mais cela doit-il l’invalider au plan
théologique ? Certes non. Le philosophe et le théologien ont seulement deux manières différentes
d’appréhender la providence. L’un et l’autre partent des effets pour mieux connaître leur Cause. Le
philosophe démontre ainsi que Dieu exerce une sage providence en partant de l’ordre qui règne dans
le cosmos ou dans l’histoire des hommes. Le théologien, sans négliger cela, part d’effets « plus
nombreux et plus excellents8 », ce que K. Rahner appelle les « expériences de l’histoire du salut9 ». Il
s’appuie sur les manifestations de la sagesse divine dans l’économie du salut et tout spécialement
10
dans le mystère de Pâques , qui sont parfois paradoxales et peuvent constituer une pierre
d’achoppement pour une sagesse trop humaine. Le théologien voit donc plus large et remonte plus
profond que le pur philosophe, sans abolir la vérité philosophique sur la providence mais en
l’assumant.
Cette dimension proprement théologique de la réflexion sur la providence et le gouvernement
divin étant posée, commençons par prendre connaissance de l’enseignement biblique sur la
11
question .
A une époque où il était de bon ton d’opposer le Dieu de la Bible au Dieu de la philosophie,
censé mortellement atteint par l’athéisme contemporain, on se plaisait à souligner que le terme
même de providence (pronoia) n’apparaît que très tardivement dans la Bible. De fait, l’hébreu n’a
aucun terme qui corresponde littéralement à « pro-vidence », c’est-à-dire « voir d’avance », « prévoir
de manière à ce que tout se passe pour le mieux » - le plus proche étant pequdâh (traduit en grec par
episkope) que l’on trouve en Jb 10, 12 : « Tu m’as gratifié de la vie et tu veillais avec sollicitude sur mon
souffle ». Quant aux LXX, ils connaissent seulement deux occurences du terme pronoia. En Sg 17, 2, il
est dit des égyptiens impies, affligés par la plaie des ténèbres, qu’« ils gisaient enfermés sous leur toit,
bannis de la providence éternelle », c’est-à-dire soustrait à la lumière du jour que la providence
continue à faire briller sur les autres hommes. L’influence de la philosophie grecque et de sa
conception d’une manifestation cosmique de la providence est ici évidente. En Sg 14, 3, on lit : « Ce
bateau [...], c’est la sagesse artisane qui l’a construit, mais c’est ta Providence, ô Père, qui le pilote. » Il
est significatif que cette occurrence précise - la providence se manifeste dans le secours apporté à
ceux qui naviguent - évoque un thème par ailleurs bien attesté dans le Bible (Ps 107, 23-30 ; Lc 8, 24) :

8
Ia, q.12, a.13
9
« Le traité dogmatique De Trinitate », Ecrits théologiques, 8, Paris, 1967, p. 116.
10
Cf. A.-R. MOTTE, « Théodicée et théologie chez saint Thomas d’Aquin », RSPT 26 (1937), p. 5-26.
11
Cf. P. VAN IMSCHOOT, Théologie de l’Ancien Testament, t. 1 : Dieu, Tournai, 1954, p. 104-114 ; J. BEHM, art. « pronoeô,
pronoia » , Theological Dictionary of the New Testament, Kittel (ed.), vol. IV, 1967, p. 1009-1017.

3
l’absence du vocabulaire précis n’implique d’aucune manière celle de la notion. Au contraire, l’idée de
providence - Dieu dans sa sagesse et son amour conduit le cours des choses et des évènements -
constitue la trame de fond de toute la Bible.
De même que, dans la Bible, la notion de création a été reprise et comprise à partir de
l’expérience fondatrice du salut d’Israël, de même « c’est dans la conduite des peuples,
principalement d’Israël, et des individus qu’aux yeux d’Israël la providence divine se manifeste
12
surtout ». C’est sous la lumière spéciale de l’action divine à son égard qu’Israël contemple la
manifestation plus large de la providence paternelle dans le cours de la nature et des choses
humaines.
La providence de Dieu dans l’histoire : Dieu, le Dieu d’Israël, est un Dieu qui a des « idées ». Un Dieu
qui « pense » : « Mes pensées ne sont pas vos pensées et mes voies ne sont pas vos voies » (Is 55, 8).
Le verbe hébreu est hasab qui signifie « penser », « méditer », « inventer ». Les LXX ont traduit tantôt
par boulai (conseils, desseins) tantôt par dianoêmata. Un Dieu qui fait des projets, entretient des
desseins :

« Yahvé déjoue le plan [esah, prononcer : etsa] des nations, il empêche les pensées [racine : hasab] des
peuples ; mais le plan [racine : esah] du Seigneur subsiste à jamais, les pensées [racine : hasab] de son
coeur d’âge en âge » (Ps 33, 10-11)

Comme l’indiquent les deux textes cités, ce plan de Dieu est hors des prises de l’homme et il est
infiniment plus efficace que les petits projets humains. De sorte que les Sages d’Israël ne cesseront de
redire : l’homme propose, Dieu dispose.

« Nombreux sont les projets [racine : hasab] au coeur de l’homme, mais le dessein [racine : esah] du
Seigneur, lui, reste ferme » (Pr 19, 21) ;
« Le Seigneur dirige les pas de l’homme : comment l’homme comprendrait-il son chemin ? » (Pr 20, 24).

Cette planification providentielle implique que Dieu sait par avance ce qu’il va faire.
Gouverner, n’est-ce pas, c’est prévoir. Dieu pré-voit donc. Il prévoit certes d’une prévoyance toute
spéculative au sens où il sait d’avance ce qui va se passer (prescience). Mais il prévoit surtout d’une
prévoyance pratique, active, c’est-à-dire qu’il dispose d’avance le cours des choses de manière à
obtenir un résultat qu’il est assez puissant pour réaliser. En effet, dans la mentalité biblique, la
connaissance n’est pas d’abord un acte théorique mais un engagement pratique à l’égard de l’objet
connu. Par conséquent, sans exclure la dimension théorique, la science de Dieu dans la Bible est
d’abord une science pratique, une science qui dirige l’action.
Or Dieu ne gère pas les affaires au jour le jour. Tel l’homme avisé qui proportionne les moyens
à la fin poursuivie, Dieu prépare et met en place, de longue date, les moyens qui conduisent à tel ou
tel événement décisif de l’histoire du salut. Ce thème est abondamment attesté dans l’Ecriture. Chez
Isaïe, par exemple, voici l’oracle que le Seigneur prononce contre Sénnachérib, roi d’Assyrie, qui va
subir une défaite mémorable :

« Entends-tu bien cela ? De longue date j’ai préparé cela, aux jours anciens, j’en fis le dessein, maintenant
je le réalise » (Is 37, 26 et 2 R 19, 25).

Et ce que Dieu prévoit ne peut manquer d’arriver car sa connaissance est large et il dirige tout : « Que
tu te lèves ou que tu t’assieds, quand tu sors ou tu entres, je le sais » (Is 37, 28 ; cf. Ps 138) Et, après la
délivrance de Jérusalem, en 701, Isaïe déplore l’insouciance d’Israël :

12
P. van Imschoot, op. cit., p. 107.

4
« Vous n’avez pas eu un regard pour l’auteur de ces choses, celui qui en fit le dessein depuis longtemps,
vous ne l’avez pas vu » (Is 22, 11).

Le terme hébreu utilisé ici signifie initialement « fabriquer », « former »..., mais il en est venu à
désigner la formation du dessein divin, le projet de Dieu.
Ces plans divins - prémédités - concernent au premier chef son peuple Israël. Dieu en est le
pasteur et le conduit avec sollicitude comme un berger son troupeau13. Les événements fondateurs
d’Israël (sortie d’Egypte, passage de la mer Rouge, traversée du désert, entrée en terre promise) sont
l’oeuvre de la providence de Dieu. « Tu guidas comme un troupeau ton peuple par la main de Moïse
et d’Aaron » (Ps 77, 21). Par la suite, toute l’historiographie deutéronomique est dominée par l’idée
que Dieu dirige tous les évènements politiques et militaires de son peuple en fonction de la fidélité ou
14
de l’infidélité du peuple et de ses dirigeants à l’alliance conclue avec le Seigneur . L’histoire d’Israël
n’est pas le déroulement d’une implacable fatalité mais le résultat d’une relation inter-personnelle.
C’est dans ce contexte qu’apparaît la notion de la paternité de Dieu. Dans la Bible, elle ne
renvoie pas tant à la notion biologique de paternité - on se méfie de tout ce qui tendrait à amenuiser
la transcendance de Dieu - qu’à la fonction éducative. Dieu est le père de son peuple d’Israël :

« Ainsi parle le Seigneur [à Pharaon] : mon fils premier-né, c’est Israël. Je t’avais dit, laisse aller mon fils,
qu’il me serve » (Ex 4, 22-23).

Dieu est père d’Israël en tant qu’il est à l’origine de sa naissance comme peuple, de sa « constitution »
à tous les sens du terme. En allant se choisir ce ramassis de nomades, en le sauvant de la main des
Égyptiens, en le conduisant par Moïse au désert et surtout en lui donnant une Loi qui le structure et
lui confère son identité propre, Dieu a créé le peuple comme tel. Moïse le rappelle aux hébreux :
« N’est-ce pas lui ton père, qui t’a procréé, lui qui t’a fait et par qui tu subsistes » (Dt 32, 6).
Cette paternité se manifeste par une protection bienveillante et aimante, comparable à celle
d’un père vis-à-vis de son enfant :

« Tu l’as vu au désert, le Seigneur ton Dieu te soutenait comme un homme soutient son fils, tout au long
de la route que vous avez suivi jusqu’ici » (Dt 1, 31, cf. Os 11).

Cette sollicitude de Dieu concerne aussi l’histoire des autres peuples. D’une part, le Seigneur se
sert d’eux comme d’instruments, souvent inconscients, pour conduire son peuple, tantôt pour le
châtier, tantôt pour le libérer. Ainsi Cyrus, Oint du Seigneur, fait tomber Babylone :

« Ainsi parle le Seigneur à son oint, à Cyrus dont j’ai saisi la main droite pour faire plier devant lui les
nations et désarmer les rois... C’est à cause de Jacob mon serviteur et d’Israël mon élu que je t’ai appelé
par ton nom, je te donnes un titre sans que tu me connaisses » (Is 45).

D’autre part, Dieu dirige aussi pour elle-même la destinée des autres peuples :

« N’ai-je pas fait monter Israël du pays d’Egypte et les Philistins de Kaphtor et les Araméens de Kir ? »
(Am 9, 7).

Les desseins divins ne sont pas en ordre dispersé ; l’action de Dieu ne se réduit pas à des
opérations ponctuelles de salut. Toute l’action divine dans l’histoire forme en fait un unique dessein
organique, dont les étapes s’appellent les unes les autres et qui convergent vers une finalité ultime,

13
Cf., par ex., Ez 34 et note de la BJ sur le thème de Dieu-Pasteur.
14
Cf. le sommaire de Jg 2, 11-19.

5
un terme qui les unifie. Ce terme est le salut eschatologique, c’est-à-dire l’établissement du Royaume,
« un Royaume qui jamais ne sera détruit [...] et subsistera à jamais » (Dn 2, 44). Tout concourt à ce
salut définitif que Dieu a préparé de toute éternité.
Dieu conduit les peuples. Mais, avec l’émergence progressive d’un sens plus vif de la valeur de
la personne, les auteurs sacrés en viennent à comprendre que la providence de Dieu à l’intérieur de
son dessein sur Israël, gouverne aussi de manière spéciale la vie de chaque personne, particulièrement
de chaque juste. L’histoire du patriarche Joseph (Gn 37 ss), parabole en acte de la providence, articule
bien providence vis-à-vis du peuple élu et providence vis-à-vis de la personne. Sans aucun miracle
particulier (notons-le), Dieu fait tout contribuer, y compris le mal, au bien de son peuple grâce à
Joseph :

« Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l’a tourné en bien, afin d’accomplir ce qui
se réalise aujourd’hui : sauver la vie à un peuple nombreux » (Gn 50, 20).

C’est pourquoi l’histoire de Joseph est une des préfigurations essentielles du mystère de Jésus-Christ.
La foi en une providence particulière - telle qu’elle s’exprime par exemple dans le Ps 90 : « Qui
demeure à l’abri du Très-Haut... » - est au coeur de la piété des justes d’Israël. Dieu est le père de qui
le craint et Ben Sirac l’invoque comme « Seigneur, père et maître de ma vie » (Si 23, 1). Cette paternité
de Dieu vis-à-vis de son fidèle se revêt d’une connotation de tendresse :

« Comme est la tendresse d’un père pour ses fils, tendre est le Seigneur pour qui le craint » (Ps 103, 13).

et appelle en retour une attitude filiale faite de respect et d’amour. Le juste s’abandonne sans réserve
à la conduite de Dieu sur sa vie :

« Compte sur Yahvé et agis bien [...] Remets ton sort au Seigneur, compte sur lui, il agira » (Ps 37, 3.5).

L’image du pasteur, qui s’appliquait originellement à la relation de Dieu au peuple, vaut désormais
pour chaque juste : « Yahvé est mon berger, rien ne me manque... » (Ps 22, 1).
La providence de Dieu dans la nature : La même sagesse providente du Père qui se déploie dans
l’histoire, communautaire et personnelle, du salut est aussi à l’oeuvre dans l’activité de la nature. En
effet, même après le septième jour, Dieu est encore à l’oeuvre, non plus certes, pour instituer le
monde des créatures, mais pour le gouverner.
D’une part, Dieu maintient dans l’être ce qu’il a créé.

« Comment une chose aurait-elle subsisté, si tu ne l’avais voulue ? Ou comment ce que tu n’aurais pas
appelé aurait-il été conservé ? » (Sg 11, 25).

Dieu « porte » donc sa création. Le NT précisera que c’est un des rôles du Fils, lui qui « porte (pherôn)
toutes choses par la parole de sa puissance » (He 1, 3). C’est-à-dire qu’il les maintient dans l’être et les
conduit à leur fin15.
D’autre part, Dieu agit au coeur même des phénomènes de la nature. Au point, parfois, qu’il
semble en être l’auteur direct et exclusif16. Il donne ou retient la pluie (Am 4, 7...), fait couler les

15
Cf. C. SPICQ, L’épitre aux Hébreux, II- Commentaire, « Etudes bibliques », Paris, 1953, p. 9-10. « Porter » a le sens de
gouverner, régir, cf. Nb 11, 14, où Moïse déclare : « Je ne puis porter seul la charge de ce peuple ».
16
Cf. Ia, q. 105, a. 5, co. : Deus in omnibus intime operatur. Et propter hoc in sacra Scriptura operationes naturae Deo
attribuuntur, quasi operanti in natura ; secundum illud Iob X, 11: ‘Pelle et carnibus vestisti me, ossibus et nervis compegisti
me’. D’après le CEC, n° 304, cette façon qu’a la Bible d’attribuer à Dieu toute action sans mentionner les causes secondes,
« n’est pas ‘une façon de parler’ primitive, mais une manière profonde de rappeler la primauté de Dieu et sa Seigneurie
absolue sur l’histoire et le monde et d’éduquer ainsi la confiance en Lui. »

6
sources et les ruisseaux, fait pousser l’herbe (Ps 103)... Il forme les enfants dans le sein de leur mère
(Ps 138, 13 ; Jb 10, 9-12), les fait naître ; il envoie les maladies et fait mourir, comme aussi il guérit et
fait vivre (Dt 32, 39 ; 1 S 2, 6)...
Est-ce à dire qu’Israël n’a absolument pas idée d’une nature régie par des lois universelles ou
qu’il méconnaît l’action propre des causes secondes ? Pas nécessairement, car le Seigneur fait chaque
chose « en son temps », c’est-à-dire selon une certaine régularité déterminée par lui-même mais qui
correspond à la « nature » de chaque chose. Dieu donne la pluie en son temps (Jr 5, 24), il donne aux
vivants la nourriture en son temps (Ps 145, 15) ; il fait lever les constellations en leur temps :

« Peux-tu [...] amener la Couronne (boréale) en son temps, conduire l’Ourse avec ses petits ? Connais-tu
les lois des cieux, applique-tu leur charte sur la terre ? » (Jb 38, 31-33).

Cela dit, les régularités qui se manifestent dans les phénomènes naturels ne sont pas d’abord
perçues comme des lois immanentes qui exprimeraient une nature des choses, mais comme des lois
imposées de l’extérieur par la volonté toute-puissante de Dieu. C’est ainsi que Dieu, par exemple,
impose des limites à la mer (Jr 5, 22). Disons même qu’il passe une sorte d’alliance avec les créatures
cosmiques :

« Qu’ils louent [les astres] le nom du seigneur : lui commanda, eux furent créés ; il les posa pour toujours
sous une loi qui jamais ne passera » (Ps 148, 5-6).

Cette alliance avec le cosmos n’est pas sans rapport avec l’alliance passée avec les hommes.
D’une part, elle est le gage de la solidité des promessse divines faites à Abraham, David... :

« Sa lignée [de David] à jamais sera, et son trône comme le soleil devant moi, comme est fondée la lune à
jamais, témoin véridique dans la nue » (Ps 89, 37-38 ; cf. Jr 31, 35-36).

D’autre part, elle est déjà une première manifestation de la bienveillance de Dieu. Dieu a conclu une
sorte d’alliance cosmique avec tout le genre humain qui est la condition et le prélude de toutes les
alliances ultérieures17. Saint Paul y fait référence dans sa prédication auprès des païens d’Iconium :

« Dans les générations passées, il a laissé toutes les nations suivre leurs voies ; il n’a pas manqué pour
autant de se rendre témoignage par ses bienfaits, vous dispensant du ciel pluies et saisons fertiles,
rassasiant vos coeurs de nourriture et de félicité » (Act 14, 16-17).

Mais si une certaine régularité des phénomènes rend témoignage à la providence de Dieu,
celle-ci se manifeste aussi dans les ruptures introduites dans cette continuité, dans ce qui sort de
l’ordinaire - hauts faits, actes de puissance... - qui manifestent la présence attentive et souveraine de
Dieu.
L’enseignement du Nouveau Testament : Le NT n’abolit certes pas l’enseignement de l’AT sur la
providence mais il l’accomplit spécialement en révèlant en Jésus-Christ le sens ultime du projet de
Dieu. Pas plus que l’AT, le NT ne recourt au vobabulaire de la pronoia. Certes le terme (ou le verbe
correspondant) apparaît à plusieurs reprises mais il ne s’applique pas à Dieu18.

17
Certains courants de la théologie contemporaine insistent sur cette alliance cosmique qui permettrait d’intégrer à
l’économie du salut les nations extérieures à la révélation historique. Mais le rapport précis de cette alliance avec les alliances
historiques exigerait une réflexion sur les rapports de la nature et de la grâce.
18
Tertullus, accusateur de Paul, loue la providence de Félix qui assure la paix aux Juifs (Ac 24, 2). Paul lui-même exhorte
« celui qui préside » à la faire avec diligence (Ro 12, 17) et invite chaque chrétien à prendre soin des membres de sa famille
(1 Tim 5, 8) ; cf. aussi Ro 13, 14 ; 2 Co 8, 21...

7
Par contre, comme on pouvait s’en douter, le NT reprend le thème de la maîtrise absolue de
Dieu sur l’histoire. Il est « Celui qui mène toutes choses au gré de sa volonté » (Ep, 1, 11). Cette
maîtrise est d’autant plus fortement affirmée que le chrétien sait désormais que l’histoire a atteint
son but, son telos : l’instauration du Royaume de Dieu présent en Jésus-Christ :

« Nous te rendons grâce Seigneur Dieu, Maître de tout (pantocratôr), ‘Il est et Il était’ parce que tu as pris
en main ton immense puissance pour établir ton règne » (Ap 11, 17)
« Il a pris possession de son règne, le Seigneur, le Dieu maître de tout » (Ap 19, 6)

Cette maîtrise absolue de Dieu sur l’histoire, communautaire ou personelle, est confirmée par
la providence paternelle qu’il exerce sur la nature. Il est le Seigneur du ciel et de la terre (Mt 11, 25).
Et on sait combien Jésus-Christ aime à souligner la tendre prévenance du Père vis-à-vis des créatures
les plus faibles - les oiseaux, les lis des champs...-, dans l’intention de mettre en valeur la providence
du Père vis-à-vis des disciples et les inviter à s’abandonner a sa providence :

« Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le
vêtirez. [...] Considérez les corbeaux19 : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cellier ni grenier, et
Dieu les nourrit. Combien plus valez-vous que les oiseaux ! [...] Considérez les lis, comme ils ne filent ni ne
tissent. Or, je vous le dit, Salomon lui-même dans toute sa gloire n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que
si, dans les champs, Dieu habille de la sorte l’herbe qui est aujourd’hui et qui demain sera jeté au four,
combien plus le fera-t-il pour vous hommes de peu de foi » (Lc 12, 22-3220)

19
cf. Ps 146, 9 ; Jb 38, 41 ; noter que les corbeaux sont des animaux impurs. Si Dieu s’occupe même des corbeaux, a
fortiori...
20
Cf. Mt 6, 25-34; Mt 10, 29 : « Ne vend-on pas deux passereaux pour un as ? Et pas un d’entre eux ne tombera au sol à
l’insu de votre Père ».

8
Leçon II : La doctrine de la providence chez les Pères21

Sans recourir de façon systématique au vocabulaire spécifique de la providence (pronoia), les


Ecritures dispensent un enseignement très ferme sur le soin que Dieu prend de toutes les créatures -
et spécialement de l’homme - pour les conduire à leur accomplissement. A l’âge des Pères, cette
conviction fondamentale rencontre une réflexion philosophique déjà fort avancée de la pensée
grecque sur la providence. Tout l’effort des Pères va donc consister à assimiler de façon critique cette
notion philosophique de la providence en vue d’une meilleure intelligence de la foi. Convaincus à juste
titre que la philosophie grecque elle-même est une « préparation évangélique » à la foi, ils en
assument bien des éléments mais savent aussi écarter les doctrines grecques incompatible avec la foi.

I. Un Père de l’Eglise examine les doctrines philosophiques sur la providence

Vers la fin des années 420, l’antiochien Théodoret de Cyr rédige une Thérapeutique des
maladies helléniques. Il s’agit d’un traité d’apologétique chrétienne adressé aux derniers intellectuels
païens. Théodoret y consacre tout un entretien - le sixième - à la question de la providence. En effet,
comme il l’annonce dans la préface,

« il fallait qu’aux études sur Dieu et la créature de Dieu fit suite ce traité22 qui réfute l’athéisme de
Diagoras, les blasphèmes d’Epicure, les idées mesquines d’Aristote sur la Providence (pronoia), et qui
23
loue par contre la doctrine de Platon, de Plotin et de tous ceux qui partagent leurs opinions . »

Théodoret discerne donc, dans la pensée grecque, deux courants : l’un est favorable à la providence
divine et l’autre hostile24.
L’athéisme supposé de Diagoras de Mélos (Ve siècle avant J.C.) implique de soi la négation de la
providence25. Quant à Epicure, Théodoret nous explique que, selon lui, « Dieu existe, mais il est tourné
vers lui-même, sans avoir souci de rien et sans vouloir en donner aux autres26. » En effet, Dieu est par
définition heureux. Or, le bonheur selon Epicure implique l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble
et de tracas. Il faut donc écarter de Dieu tout souci vis-à-vis du monde :

« Il ne faut pas croire que la marche des corps célestes, leur conversion d’un lieu à un autre, leur
disparition, leur lever et leur coucher et tous les phénomènes du même ordre se produisent sous le
direction d’un être qui les règle et les réglera toujours, et qui en même temps possède la perfection de la
béatitude jointe à l’immortalité : car le tracas des affaires, les soucis , les sentiments de colère et de
bienveillance, ne vont pas avec la béatitude27. »

De fait, l’épicurisme est, déjà pour la pensée hellénistique, l’archétype de la philosophie qui
abandonne tout au hasard et nie que la divinité s’occupe du monde. Il continue de l’être pour la

21
Cf. H.-D. SIMONIN, « Providence selon les Pères grecs », DTC 13, Paris, 1936 col. 941-960 ; G. L. PRESTIGE, Dieu dans la
pensée patristique, Paris, 1955, p. 67-82 ; V. LOI, « Providence, DECA, t. 2, Paris, 1990, p. 2131-2133.
22
En effet, la providence assure la « liaison » entre Dieu et l’homme, de sorte que - forme et contenu devant correspondre - il
convient de parler de la providence après avoir parlé de Dieu puis de l’homme.
23
Thérapeutique, VI ; SC 57, p. 101.
24
Sur l’ « histoire » de la doctrine philosophique de la providence vue par les Pères, cf aussi LACTANCE, La colère de Dieu,
9, 1, SC 289, p. 120 ss. : « Les philosophes des premiers temps avaient tous eu même opinion sur la Providence : ils ne
doutaient pas que Dieu eût construit l’univers et le gouvernât selon la raison », mais survinrent ensuite les premiers
contradicteurs : Protagoras, Epicure, Diagoras de Mélos...
25
Sur Diagoras et sa réputation d’athée, cf. L. BRISSON, « Diagoras de Mélos » dans Dictionnaire des philosophes antiques,
II, Paris, 1994, p. 750-757
26
Op. cit., p. 255.
27
DIOGENE LAËRCE, Lettre à Pythoclès, X, 76, 77.

9
pensée patristique28 et médiévale29. Pour Lactance, sa pente logique est l’athéisme pur et simple30 et
les Pères ne manquent pas de souligner l’incohérence de l’épicurisme : en effet, soit Dieu existe et il
est provident ; soit il n’est pas provident et donc n’existe pas.
Théodoret poursuit :

« Le fils de Nicomaque, lui, supposait que Dieu étend son gouvernement jusqu’à la lune, mais qu’il n’a
31
cure de tout ce qui est au-dessous et qu’il en abandonne la tutelle à la nécessité de la Fatalité . »

Cela vaut pour l’ordre physique mais aussi et surtout pour les actions morales : « C’est encore la vertu
et le vice qu’il répartit au hasard. » Aristote récuse donc le caractère universel de la providence.
Eusèbe de Césarée († vers 340), pour cette raison, n’hésite pas à le loger à la même enseigne
qu’Epicure :

« Tandis que Moïse, les prophètes des Hébreux et Platon, parfaitement d’accord là dessus, ont traité
avec netteté le sujet de la providence qui régit l’univers, Aristote limite l’action divine à la lune et
soustrait les autres parties du monde au gouvernement divin32. »

Il cite longuement, pour réfuter Aristote, un philosophe platonicien, Atticus (seconde moitié du IIe
siècle de notre ère), très hostile au concordisme platonico-aristotélicien et donc très critique à l’égard
du Stagirite. Atticus insiste sur les conséquences morales désastreuses de la négation de la providence
sublunaire : « On est tout prêt à l’injustice lorsqu’on désespère de la providence. » Certes, pour
Aristote, « le gouvernement du ciel se fait hiérarchiquement et en ordre », mais ce qui nous importe,
insiste Atticus, c’est l’action divine vis-à-vis des hommes, fondement de l’ordre moral33.
Du côté des philosophes qui ont mis en valeur l’authentique notion de providence, Théodoret
de Cyr mentionne Platon et Plotin. En effet, la conception finaliste de la nature qui se dégage du
Timée de Platon est intrinsèquement liée à l’idée d’une providence qui ordonne et gouverne l’univers.
Mais Théodoret s’attache surtout aux textes de Platon qui traitent de la problématique de la
providence dans une perspective morale. Confronté au scandale du bonheur des impies34, Platon,
dans les Lois a bâti une vraie théodicée : Dieu prend soin des affaires humaines et, dans sa justice, il
intervient pour punir les méchants. Mais cette providence d’ordre moral se fonde sur la providence
générale : « Celui qui est attentif à pourvoir au salut et à l’excellence de l’ensemble a ordonné
systématiquement toutes choses »35. Comparant Dieu à un artisan, Platon fait valoir qu’il a tout
disposé avec sagesse et les plus petits détails en vue du bien du tout.
Plotin a consacré à la providence tout un traité des Ennéades (III, 2), dont Théodoret pense,
bien entendu, qu’il est un pur plagiat des Ecritures saintes ! Le cadre des traités sur la providence était
fixé depuis Chrysippe (IIIe siècle avant J.C.). Il comportait trois thèmes : a. les preuves de la providence

28
Cf. IRENEE, Adv. haer., III, 24, 2 (tr. A. Rousseau, p. 396) ; NEMESIUS, De natura hominis, c. 44 (PG 40, 794) ; AUGUSTIN,
La Cité de Dieu, XVIII, 41, 2 (BA 36, p. 625), à propos des contradictions des philosophes opposées à l’unité des auteurs
sacrés : « Athènes n’a-t-elle pas vu briller en même temps les épicuriens soutenant que les choses humaines ne relevaient pas
des dieux et les stoïciens exposant au contraire qu’elles étaient dirigées et protégées par les dieux secourables et tutélaires. »
29
Cf. THOMAS D’AQUIN, ST, Ia, q. 22, a. 2 ; MAÏMONIDE, Guide, III, 17...
30
Cf. La colère de Dieu, 4, 13-15, p. 103 ; cf. De opif. Dei, 2, 10.
31
Op. cit. p. 255-256.
32
Préparation évangélique, XV, 5 ; SC 338, p. 257.
33
La position d’Aristote sur la providence reste une pierre d’achoppement pour l’aristotélisme médiéval, cf. MAÏMONIDE,
Guide, III, 17.
34
Lois, X, 899 : « Quant à celui qui croit qu’il y a des dieux mais qu’ils ne se soucient pas des affaires humaines, il faut
l’exhorter ainsi : [...] Les fortunes, privées ou publiques, des méchants et des injustes, qui en vérité ne sont pas heureuses mais
dont l’opinion célèbre la félicité avec transports mais sans mesure, ce sont elles qui te mènent à l’impiété. »
35
903 b. En Lois XII, 966 e, l’existence des dieux est prouvée par le cours régulier des astres qui suppose « l’intelligence qui
a été l’ordonnatrice de l’univers ».

10
tirées de la contemplation de l’ordre des choses, b. une réflexion sur le mode d’action de la
providence, c. la réponse aux critiques, c’est-à-dire la théodicée. En fait, Plotin se concentre sur la
théodicée et s’inspire des Lois de Platon. Il y recourt en particulier à la dialectique du tout et de la
partie :

« Celui donc qui prétexterait du détail pour accuser l’ensemble serait à côté du sujet ; les parties
doivent être examinées dans leur rapport à l’ensemble, pour que l’on voie si elles lui conviennent et lui
sont ajustées ; il faut examiner l’ensemble sans avoir égard à de minimes détails. Ce n’est pas accuser le
monde que d’en prendre séparément quelques parties : autant vaut prendre, dans l’animal entier, un
cheveu ou un orteil du pied en négligeant le divin spectacle qu’offre l’homme dans son ensemble. »

Plotin insiste fortement sur le rôle du logos. Ce logos est la raison universelle émanée de
l’Intelligence (sans que celle-ci en soit « consciente ») et partout répandue dans l’univers. Il est la
source du conflit et de l’harmonie des forces contraires qui maintiennent, en se limitant de façon
réciproque, la vie de l’univers.
Cette idée est d’origine stoïcienne et, pour compléter quelque peu le tableau de Théodoret, il
faudrait, parmi les défenseurs antiques de la providence, ajouter à la famille platonicienne la famille
stoïcienne.
Pour le stoïcisme, qui revendique le panthéisme, Dieu est immanent au monde. Il en est le
principe vital intérieur qui le gouverne par sa providence, c’est-à-dire sa raison (logos). Cette raison
providentielle se manifeste dans l’ordre et l’harmonieuse beauté du monde, dans son
ordonnancement (diakosmesis, terme qui jouit d’une faveur exceptionnelle chez les Pères), que le
stoïcisme exalte avec ferveur. La reconnaissance de Dieu à travers la contemplation du monde est un
lieu commun du stoïcisme.
Mais cette providence est en fait à un destin (eimarmene) inflexible : « Le destin est
l’enchaînement causal des choses ou la raison selon laquelle le monde est gouverné36. » . La pratique
de la divination confirme ce fatalisme. La prière de demande ne peut d’aucune manière infléchir ce
destin. La vraie sagesse consiste plutôt à s’accorder au destin :

« Je ne suis contraint en rien, explique Sénèque ; je ne souffre rien malgré moi ; je ne subis pas en
esclave la volonté de Dieu, mais j’y donne mon consentement et d’autant mieux que je sais que tout se
déroule dans le monde en vertu d’une loi imprescriptible, établie pour l’éternité37. »

Ce fatalisme implacable est vivement combattu au nom de la liberté humaine tant par les
aristotéliciens38 que par les platoniciens39. Il ne trouvera pas davantage grâce chez les Pères et si
Théodoret de Cyr ne mentionne pas les stoïciens parmi les partisans de la providence, c’est que la
notion qu’ils en proposent est inadmissible pour un chrétien40.

II. Quelques aspects de l’enseignement sur la providence chez les Pères

1. Pour les Pères, la providence divine se manifeste de façon quasi-évidente dans l’harmonieux
cours des choses qui définit le cosmos comme ordre, finalité et totalité organisée41. La providence

36
DIOGENE LAËRCE, VII, 149.
37
SENEQUE, De providentia, 5, 6 : Nil cogor, nil patior invitus, nec servio Deo, sed assentior...
38
Cf., par exemple, le De fato d’Alexandre d’Aphrodise.
39
Cf. Plotin, Ennéades III, 1, De fato.
40
Op. cit., p. 257.
41
Cf. entre mille, THEODORET DE CYR, Thérapeutique, IV, 56-67, avec toute la naîveté du genre : « Quand nous entendrons
les oiseaux chanteurs gazouiller sur toute la gamme de leur modulations, et les cigales crisser nous adorerons le Dieu très sage

11
maintient, conserve la création sortie des mains de Dieu et elle en assure le fonctionnement
42
harmonieux, l’unité dans la diversité . Un des textes les plus forts en ce sens est l’Épître de saint
Clément de Rome aux Corinthiens, dont on a depuis longtemps souligné la forte imprégnation
stoïcienne. Pour ramener la communauté de Corinthe divisée à l’unité et à la paix, Clément recourt
très spontanément, dans une perspective morale donc, au thème de l’harmonie du monde, de la
sympathie universelle qui règne dans le monde.

« Contemplons par la pensée et considérons avec les yeux de l’âme la longue patience des desseins de
Dieu ; réfléchissons comme il agit sans colère envers toute sa création. Les cieux qui se meuvent sous son
gouvernement lui obéissent dans la paix. Le jour et la nuit accomplissent la course qu’il leur a assigné
sans se gêner réciproquement [...] La terre, toute grosse de fruits, docile à sa volonté, fait lever en
abondance aux saisons favorables la nourriture pour les hommes, les bêtes et tous les êtres qui vivent à
sa surface ; elle ne conteste pas, elle ne modifie rien des règles qu’il a posées [...] Toutes ces choses, le
grand créateur et maître (despotês) de l’univers a ordonné qu’elles se fassent dans la paix et dans la
43
concorde . »

L’homme s’exclura-t-il de cette harmonie universelle ? Ne doit-il pas plutôt s’y intégrer et vivre selon
la nature que Dieu lui a fixé ?
Cette providence s’étend à tout l’univers mais de façon différenciée. Elle est plus manifeste
dans le cours des astres que dans l’histoire tourmentée des hommes44.

« Certaines oeuvres de la providence, qui s’étend à tout l’univers, apparaissent très clairement en tant
qu’oeuvres de la providence, mais d’autres sont cachées pour rendre possible l’incroyance envers le Dieu
qui gouverne toutes choses avec un art et une puissance indicibles. La manière dont opère le Dieu
provident n’est pas aussi claire quand il s’agit des réalités terrestres que quand il s’agit du soleil, de la
lune et des étoiles, mais elle n’est pas non plus aussi claire en ce qui concerne les événements humains
que quand il s’agit des âmes et des corps des animaux, car le pourquoi et la finalité peuvent être
45
parfaitement trouvés [au sujet des animaux et des corps] »

La providence ne s’en étend pas moins à tout le détail de l’univers46.

« Cette providence s’est étendue et s’étend non seulement à chaque homme mais aussi aux
villes et cités, dont elle a chanté l’issue par les voix des prophètes, et même à la terre entière. Et
pour qu’on n’aille pas penser que cette infatigable providence de Dieu ne descend pas jusqu’au
détail (ad minima), le Seigneur a dit : ‘De deux passereaux, pas un ne tombe à terre sans la
volonté du Père, et tous les cheveux de votre tête sont comptés’47. »

Novatien donne alors l’exemple du soin que Dieu prit des Israélites au désert, puis il justifie cette
doctrine de la providence particulière en faisant observer que Dieu ne pourrait prendre soin du tout
comme tel s’il ne prenait soin de chacune des parties.

et tout puissant qui adonné aux petits oiseaux de chanter si harmonieusement et qui par tous les moyens nourrit, réjouit et
charme l’esprit humain » (67, p. 223).
42
Cf. A.-J. FESTUGIERE, Hermès Trismégiste, t. 2, Paris, 1949, « Le Dieu cosmique », p. 270-518.
43
19, 3 -20, 11, SC 167, p. 133-137.
44
Cf. BOECE, Consolation de Philosophie, où la thérapeutique qu’entreprend Philosphie prend son point de départ dans la
providence cosmique, dont Boèce ne peut douter même au plus noir de son désespoir, pour aboutir à la reconnaissance de la
providence morale.
45
ORIGENE, Traité des principes, IV, 1, 7 ; SC 268, p. 285-287.
46
Cf. AUGUSTIN, La Cité de Dieu, V, XI, cité infra et qui apparaît chez saint Thomas en un lieu décisif : Ia, q. 103, a. 5, s.c.
47
NOVATIEN, De Trinitate, VIII, 43.

12
2. Cet univers, la providence le gouverne pour le bien de l’homme. Cet anthropocentrisme,
48
combattu par les épicuriens , est caractéristique du stoïcisme. Cicéron défend la thèse selon laquelle
« toutes les choses qui peuvent être dans ce monde, dont les hommes font usage, ont été faites et
préparées pour l’utilité des hommes49 ». Ainsi « le soleil, la lune, tous les astres servent de spectacle
aux mortels50 ».
Les Pères ont d’autant moins scrupule à reprendre ce thème stoïcien qu’ils corrobore à leurs
yeux Gn 1, 26-28 ; 30. « Nous avons appris que Dieu n’a pas créé le monde pour rien, mais pour le
genre humain », déclare Justin51. La grandeur de l’homme en est d’autant exaltée.
Ainsi s’explique, par exemple, que l’homme ait été créé par Dieu en dernier :

« Cette grande et précieuse chose qu’est l’homme n’avait pas encore trouvé place dans la création. Il
n’était pas naturel que le chef fît son apparition avant ses sujets, mais ce n’est qu’après la préparation de
son royaume que devait logiquement être révélé le roi, lorsque le créateur de l’univers eut pour ainsi dire
52
préparé le trône de celui qui devait régner . »

3. Si l’univers est fait pour l’homme, il est clair que l’homme lui-même fait l’objet des soins les
plus attentifs de la providence :

« Si Dieu est, comme il se doit, celui qui dirige l’univers (mundi administrator), en tout cas, il ne
méprise pas ce qui existe de plus grand dans tout l’univers. S’il est providence, comme il est nécessaire à
53
Dieu, il veille sur le genre humain pour que notre vie soit plus riche, meilleure, plus sûre . »

Cette attention spéciale se manifeste déjà dans la constitution de la nature humaine et déjà de
son corps. Dans un cadre finaliste où chaque organe s’explique par sa finalité au service du tout, les
traités des Pères sur la création de l’homme s’extasient sur le caractère fonctionnel et la beauté du
corps humain. Grégoire de Nysse énonce le principe général :

« Le meilleur des artistes fabrique notre nature comme une création adaptée à l’exercice de la
royauté. Par la supériorité qui vient de l’âme, par l’apparence même du corps, il dispose les choses de
54
telle sorte que l’homme soit apte au pouvoir royal ».

Et Lactance invite l’homme à s’admirer ! :

« Pourquoi devrions-nous considérer comme détestable l’intention de discerner et de contempler la


structure de notre corps ? Celle-ci n’est vraiment pas obscure, car nous pouvons comprendre, d’après les
fonctions mêmes des organes et l’usage de chaque partie de notre corps, quelle puissance de la
providence a créé toute chose55. »

4. La grande préoccupation des Pères relative à la providence qui s’exerce sur les hommes est
d’écarter absolument le spectre de l’eimarmenê, la fatalité, pour mettre en relief la liberté et la
responsabilité de l’homme. Saint Justin le dit sans ambages :

48
Cf. LUCRECE, De natura rerum, V, 155.
49
De natura deorum, II, 61.
50
Ibid. 62
51
Apologie II, 4, 2 ; cf. Apologie I, 10, 2. Cf. aussi THEOPHILE D’ANTIOCHE, Ad Autol. I, 6 ; II, 18 ; THEODORET DE CYR,
Thérapeutique, VI, 75
52
GREGOIRE DE NYSSE, La création de l’homme, ch. 2, SC 6, p. 90.
53
LACTANCE, La colère de Dieu, 19, 6, p. 189.
54
GREGOIRE DE NYSSE, op. cit., ch. 4, p. 94.
55
De Opificio Dei, 1, 16

13
« Ce n’est pas d’après un destin fatal (eimarmenê) que les hommes accomplissent ou subissent ce qui
arrive : chacun fait le bien ou le mal par décision libre [...] C’est ce que n’ont pas compris les stoïciens qui
déclarent que tout arrive selon la nécessité d’un destin fatal (eimarmenês anankê). Au contraire, en fait,
Dieu à l’origine a créé libre la race des anges et celles des hommes [...] La nature de tous les êtres créés
veut qu’il puisse accueillir le mal et le bien : rien, en effet, ne pourrait être chez eux objet de louange s’ils
56
n’avaient pas aussi la puissance de se tourner vers l’une ou l’autre voie . »

D’ailleurs Justin (la bienveillance incarnée) est convaincu que la grandeur morale des stoïciens
contredit leur doctrine théorique sur ce point. Ailleurs, il prend bien soin de montrer que la prédiction
de l’avenir par les prophètes n’implique pas que « les événements se produisent par la nécessité d’un
57
destin fatal . » Dieu sait seulement d’avance ce que les hommes vont faire et, par les prophéties, il
leur manifeste qu’il se préoccupe d’eux.
Cette insistance sur la liberté de l’homme va de pair avec celle que les Pères mettent sur le
caractère moral de la providence, qui est un thème profondément biblique. La providence est
rémunératrice ; elle récompense en justice les bons et punit les méchants. Cette action se manifeste
déjà de mille manières en ce monde, mais elle s’accomplira pleinement dans l’eschaton.
Ainsi Lactance (vers 260-325) dans son traité sur la Colère de Dieu récuse avec force l’idée
stoïcienne d’une providence qui serait exclusivement bienveillante, sans colère58. Pour la philosophie
grecque, l’apatheia est une propriété fondamentale du divin. Mais cette thèse heurte, en apparence,
l’enseignement biblique, dans la mesure où elle peut dissimuler la négation de l’action de Dieu vis-à-
vis du monde. En fait, explique Lactance, la haine de Dieu est proportionnelle à son amour. Si Dieu
aime les bons, il doit aussi, de toute nécessité, haïr les méchants. La providence divine intervient donc
pour punir les impies.

5. Ce qui vaut pour les personnes humaines vaut aussi pour les communautés. Aussi les Pères
développent-ils une approche providentialiste de l’histoire humaine. La providence se manifeste au
premier chef dans l’économie du salut - nous y reviendrons -, mais celle-ci se prolonge dans l’histoire
du christianisme qui devient ainsi un lieu majeur de la manifestation de la providence, et, partant, un
argument apologétique. Par exemple, contre Celse le païen, Origène souligne combien la pax augusta
était providentielle et voulue en vue de l’expansion du christianisme :

« Dieu préparait les nations à recevoir l’enseignement du Christ en les soumettant toutes au
joug de Rome, et en empêchant que l’isolement des nations dû à la pluralité des royaumes ne
rendit plus difficile aux apôtres l’exécution de l’ordre du Christ : ‘Allez de toute les nations faites
des disciples.’ Il est manifeste que Jésus est né sous le règne d’Auguste qui avait pour ainsi dire
réduit à une masse uniforme, grâce à sa souveraineté unique, la plupart des hommes de la
terre59. »

Lactance, quant à lui, célèbre avec ferveur l’intervention de la providence lors de la fin des
persécutions et l’action providentielle qui aboutit à l’avènement de Constantin. Genre littéraire
promis à un bel avenir !

56
JUSTIN, Apologie II, 7, 3-6.
57
JUSTIN, Apologie I, 44, 11.
58
Les gnostiques avaient saisi cette idée pour distinguer d’une part un Dieu uniquement bon et d’autre part un Dieu juste, cf.
IRENEE, Adv. haer., III, 25, 2 (tr. A. Rousseau, p. 397) : « Afin d’ôter au Père le pouvoir de reprendre et de juger - car ils
estiment que cela est indigne de Dieu et ils croient avoir trouvé un Dieue xempt de colère et bon -, ils distinguent un Dieu qui
juge et un autre qui sauve... » .
59
Contre Celse, II, 30, SC 132, p. 361. Cf., dans la même veine, EUSEBE DE CESAREE, La préparation évangélique, I, 4, 2-5,
SC 206, p. 118-123. Notez toutefois que pour HIPPOLYTE DE ROME, Com. in Dan. 4, 9, la pax romana est une contrefaçon
diabolique de la paix apportée par le Christ.

14
Mais la providence dirige aussi l’histoire profane. Au livre V de la Cité de Dieu, saint Augustin
montre que l’instauration et le développement de l’Empire romain (comme de tous les royaumes) ne
sont ni fortuites, ni le fruit de la fatalité astrale, ni le fait d’un destin infrangible mais un don de la
providence de Dieu. En effet, dans une vaste période qui embrasse toute l’oeuvre de Dieu, il déclare :

« Voilà pourquoi ce Dieu souverain et véritable [...] qui a fait de l’homme un animal raisonnable [...] et
qui n’a pas voulu quand cet homme eût péché ni lui permettre d’être impuni, ni l’abandonner sans
miséricorde ; Lui de qui procèdent toute règle, toute forme, tout ordre ; [...] Lui qui a donné à la chair son
origine, sa beauté, sa santé, la fécondité de sa propagation, la disposition de ses membres, leur salutaire
harmonie [...] Lui qui n’a pas négligé d’accorder [...] non seulement à l’ange et à l’homme, mais encore
aux organes du plus petit et du plus vil animal, à la moindre plume d’oiseau, à la fleur des champs, à la
feuille de l’arbre, une proportion harmonieuse des parties et pour ainsi dire une sorte de paix ; ce Dieu, il
serait absolument inconcevable qu’il ait voulu laisser les royaumes des hommes, leurs dominations et
60
leurs servitudes, hors des lois de sa Providence . »

Il a voulu en particulier récompenser les vertus morales (très imparfaites pourtant... et, pour tout dire,
viciées à la base par la passion de la gloire) des anciens romains.

6. Providence et médiation. Cette action providentielle à l’égard du cosmos et de l’histoire des


hommes, Dieu l’exerce par son Fils, le Logos. Le Fils, explique Clément d’Alexandrie,

« ordonne toute chose selon la volonté du Père et tient excellemment la barre de l’univers,
accomplissant tout avec une puissance infatigable et inlassable, le regard fixé, à travers son action sur les
pensées cachées du Père61 ».

Eusèbe de Césarée va même jusqu’à identifier purement et simplement le Logos à la pronoia


divine qui dirige l’univers62. Ce thème puise à une double source : la doctrine biblique de la sagesse et
son prolongement trinitaire63 et la doctrine philosophique hellénistique du logos comme puissance
rationnelle qui imprègne toutes les fibres de l’univers et l’organise harmonieusement selon la raison.
Athanase a particulièrement insisté sur la fonction harmonisatrice du Logos, du Verbe, « qui a
disposé l’ordre de toutes choses, qui a adapté les contraires aux contraires, en formant une harmonie
unique » (n° 40, p. 191) :

« Comme un musicien qui vient d’accorder sa lyre assemble par son art les notes graves avec les
notes aiguës, les notes moyennes avec les autres, pour exécuter une seule mélodie : ainsi la Sagesse de
Dieu, le Verbe, tenant l’univers comme une lyre, unit les êtres de l’air avec ceux de la terre, et les êtres
du ciel avec ceux de l’air ; il combine l’ensemble avec les parties ; il conduit tout par son commandement
et sa volonté ; il produit ainsi, dans la beauté et l’harmonie, un seul monde et un seul ordre du monde »
(n° 42, p. 195)

Athanase prend ensuite l’analogie du choeur musical, celle de l’âme qui synthétise l’activité de sens,
celle d’une Cité bien ordonnée sous le gouvernement d’un seul chef et il conclut :

60
La Cité de Dieu, V, XI (BA 33, p. 688-691).
61
Stromates, VII, c. 2, 4, SC 428, p. 48-49.
62
Cf. Laud. Const. XII (PG 20, 1389-1390 B).
63
Cf. IRENEE, Adv haer., I, 22, 1 (p. 104): « C’est par son Verbe et son Esprit qu’il fait tout, dispose tout, gouverne tout,
donne l’être à tout ».

15
« Oui par une unique impulsion, par le commandement du Verbe qui est Dieu, toutes choses sont
organisées, chacune agit selon ce qui lui appartient en propre, et toutes ensemble réalisent un ordre
64
unique . »

A un tout autre plan que le Verbe, les anges interviennent, eux aussi, comme instruments et
médiateurs de la providence. Ils exercent un rôle dans l’ordre cosmologique :

« Les éléments et les astres, c’est-à-dire les puissances qui administrent l’univers, ont reçu l’ordre
d’accomplir exactement ce qui convient à l’économie. Ils obéissent d’eux mêmes et sont guidés par ceux
qui leur ont été préposés, selon les directives de la parole du Seigneur, puisque par nature, la puissance
65
divine donne secrètement à tous les êtres leur activité . »

Mais ils l’exercent aussi auprès des hommes :

« Le soin de veiller sur les hommes et sur les créatures qui sont sous le ciel, Dieu le confia aux anges
qu’il a mis à leur tête. Mais les anges ne respectèrent pas cette disposition...66 »

Cette conception ne va pas sans difficulté, car il semble parfois que Dieu, comme dans le Timée de
Platon, sous-traite le gouvernement du monde matériel aux anges. Ainsi chez Athénagoras :

« Dieu avait fait les anges pour être les agents de sa providence sur les choses qu’il avait lui-même
organisées, de sorte que lui-même possédât la providence d’ensemble, universelle et générique, et que
les anges, préposés aux créatures, eussent à exercer la providence particulière67. »

Les hommes aussi sont associés au gouvernement divin. Les gouvernants des peuples tiennent
68
de Dieu leur pouvoir . C’est le fondement de leur autorité et de l’obéissance qui leur est due. A plus
forte raison les chefs de l’Eglise. Les uns comme les autres doivent prendre modèle sur le
gouvernement divin et en être les instruments dociles.

7. Providence et économie du salut. A l’oeuvre dans le cosmos, spécialement attentive à


l’homme qui en est le centre, la providence se manifeste surtout, pour les Pères, dans l’économie du
salut. Chez les Pères, cette application spécifiquement chrétienne de la notion de providence s’inscrit
sans rupture dans la conception générale de la providence qu’ils reprennent aux Grecs. Bien plus, ils
prennent appui sur la notion générale de providence pour établir la convenance de l’Incarnation
rédemptrice. On le voit bien, par exemple, chez Théodoret de Cyr. Après avoir abondamment illustrée
l’accord entre la conception grecque (Platon, Plotin) et la conception chrétienne, il poursuit :

« Voici pourtant la seule chose que je crois bon d’ajouter à ce que j’ai dit : étant donné que le Créateur
exerce sa providence sur l’univers, le principe de l’économie (oikonomia) du Sauveur apparaît dès lors
inattaquable et indiscutable. Il ne convenait pas en effet à l’architecte de l’univers, qui avait donné l’être
à ce qui n’existait pas, de dédaigner l’humanité qui se perdait alors qu’il avait fait pour elle tout le monde
visible69. »

64
Cf. Traité contre les païens, 40-44 (SC 18, p. 189-199) (cité dans l’Office des lectures, 1er vendredi du TO)
65
CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromates, VI, 148, 2 (SC 446, p. 356-357).
66
JUSTIN, Apologie, II, 5, 2-3.
67
ATHENAGORAS, Supplique au sujet des chrétiens, 24 (SC 3, p. 134).
68
Cf. par exemple, CLEMENT DE ROME, Epitre aux Corinthiens, , 61 (SC 167, p. 198-201)
69
THEODORET DE CYR, op. cit., VI, 74 (SC 57, p. 281-282).

16
L’économie désigne l’aménagement et l’organisation d’une maison (oikos) ou d’une famille.
70
Théodoret utilise d’ailleurs ce terme pour désigner la providence qui règle le cosmos . Mais, en
langage chrétien, elle représente le plan, dont le centre est Jésus-Christ, selon lequel Dieu opère le
salut des hommes. Elle désigne plus spécialement l’incarnation mais en tant qu’elle est préparée en
particulier par l’Ancien Testament et qu’elle se poursuit jusqu’à la récapitulation finale.
Contemplant cette économie, les Pères, surtout les Pères grecs, s’émerveillent de la délicate
pédagogie avec laquelle Dieu a conduit les hommes d’étape en étape vers une connaissance toujours
plus approfondie de Dieu et de la vraie religion. L’harmonie du plan de salut n’est pas moindre que
l’harmonie du cosmos.

« Dès le commencement, le Fils est le révélateur du Père : les visions prophétiques, la diversité des
grâces, ses propres ministères, la manifestation de la gloire du Père, tout cela, à la façon d’une mélodie
harmonieusement composée, il l’a déroulé devant les hommes, en temps opportun, pour leur profit. En
effet, où il y a composition, il y a mélodie [...] C’est pourquoi le Verbe s’est fait le dispensateur de la grâce
du Père pour le profit des hommes : car c’est pour eux qu’il a accompli de si grandes économies,
montrant Dieu aux hommes et présentant l’homme à Dieu71. »

La providence a suscité les prophètes et elle a éclairé l’humanité par l’Ecriture la préparant
ainsi à accueillir le Fils. Après la venue du Fils, elle appelle les nations à entrer dans l’héritage et a
disposé pour cela des préparations mystérieuses (semina verbi). Parmi celles-ci, une place de choix
revient à la philosophie grecque qui, malgré ses limites, a joué un rôle dans la montée des hommes
vers le vérité toute entière :

« Dieu qui est bon, veut que l’élément directeur de la création [l’homme] soit sauvé. C’est pourquoi il
a entrepris de créer les autres éléments à cause de lui, en leur accordant dès l’origine l’existence [...].
Ensuite chaque être, en fonction de ses capacités naturelles, a progressé et progresse vers ce qu’il y a de
meilleur pour lui. Dès lors, il n’est pas étrange que la philosophie aussi ait été donnée par la providence
divine comme propédeutique à la perfection apportée par le Christ [...]. Et si nos cheveux sont comptés,
ainsi que nos mouvements ordinaires, comment la philosophie n’entrerait-elle pas en ligne de compte
?72 »

Le mouvement d’assimilation critique de la philosophie grecque sur la providence par les Pères n’est
donc pas le fruit d’une hellénisation corruptrice du christianisme censé authentique, mais elle entre
dans l’histoire providentielle du développement dogmatique de la Tradition chrétienne.

70
Cf. Ibid., IV, 62 (p. 222).
71
IRENEE, Adv. haer., IV, 20, 7 (p. 473-474).
72
CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromate VI, ch. 17, 152, 3 - 153, 2 (SC 446, p. 366-367)

17
Leçon III : Existence et nature de la providence et du gouvernement divin

Dieu prend soin des créatures qu’il a créées et établies. Il les conduit à leur fin, c’est-à-dire leur
perfection, leur bien ultime. Là seulement s’achève l’acte créateur pris au sens large. Cette vigilance
73
implique deux éléments : l’un prend place dans l’éternité, l’autre dans le temps. Primo, de toute
éternité, Dieu élabore le plan (ratio) selon lequel, dans le temps, il attire tout à Lui, Fin ultime de
l’univers. Ce plan s’appelle la providence divine. Secundo, il exécute dans le temps ce plan éternel.
Cette mise en oeuvre s’appelle le gouvernement divin.
La notion de providence et celle de gouvernement divin sont très voisines, pour ne pas dire
74
interchangeables si on les prend au sens large . Elles sont pourtant distinctes, car certaines
propriétés de la providence ne s’appliquent pas au gouvernement divin et vice versa. D’ailleurs l’étude
de la providence et celle du gouvernement divin prennent place en deux endroits bien distincts de la
Summa theologiae. La providence est étudiée dans le cadre des perfections opératives de Dieu (q. 22).
Quant au gouvernement divin (q. 103-119), il constitue la troisième partie de l’étude de la procession
des créatures annoncée à la q. 44, après l’étude de la production des créatures (q. 44-46) et celle de
leur distinction (q. 47-102).
D. Banez a proposé une explication séduisante de cet ordre admirable (egregium ordinem),
75
reflet de la divine providence dont il traite ! Nous distinguons (de notre point de vue) six actes de
Dieu vis-à-vis des créatures. Ils forment deux séries dont les élements se répondent. Les trois premiers
appartiennent à Dieu de toute éternité ; les trois derniers ne se disent de lui que selon le temps et ils
sont comme la mise en oeuvre des trois premiers.

dans l’éternité dans le temps


science pratique, art (q. 14-15) création (q. 44-46)
disposition distinction (q. 47-102)
providence (q. 22) gouvernement (q. 103-119)

A l’intérieur de ces séries, la difficulté principale est de distinguer la disposition de la


providence. Différence à laquelle saint Thomas fait une brève allusion à la fin de la détermination de la
q. 22, a. 1, où il cite la définition que Boèce avait donné de la providence : « La providence est le plan
76
établi dans le Principe souverain de toutes choses par lequel il dispose toutes choses . » Selon Banez,
il faut ici recourir à la distinction entre ce qui concerne les créatures dans leur rapport à Dieu comme
principe et ce qui concerne les créatures dans leur rapport à Dieu comme fin77. La science divine et la
disposition divine concernent le rapport des créatures à leur principe. La science divine est la
connaissance pratique des choses à créer, c’est-à-dire à constituer dans leur être spécifique et
substantiel ; la disposition divine, elle, est le plan qui définit les rapports des créatures entre elles (le
lieu respectif de différents éléments physiques, la hiérarchie des espèces...) et avec l’univers considéré
comme un tout. Par contre, la providence pense les moyens de conduire efficacement les créatures
vers Dieu comme fin et d’écarter ce qui s’oppose à l’obtention de cette fin. Par exemple, mettre telle
ou telle personne sur le chemin d’un chrétien en difficulté...

I. La providence comme perfection divine (q. 22, a. 1)

73
cf. Ia, q. 22, a. 1, ad 2.
74
Ainsi, saint Thomas n’hésite pas à dire que le gouvernement appartient à la providence (q. 22, a. 3) et, à la q. 103, l’énoncé
de l’a. 8 porte « providence » dans le prologue là où on trouve « gouvernement divin » en tête de l’article.
75
In Iam, q. 103, a. 1.
76
Consolatio philosophiae, IV, pr. 6.
77
Banez s’appuie sur De ver., q. 5, a. 1, ad 9.

18
Place de la question sur la providence : L’étude des attributs opératifs de Dieu (q. 14-25) considère ce
qui correspond, en Dieu, à l’activité immanente (q. 14-24), à savoir tout ce qui relève de la
connaissance et de la volonté, et elle se conclut par l’étude de la puissance divine, principe de l’agir
divin ad extra, qui correspond, en Dieu, à l’activité transitive (q. 25).
Après les questions relatives à la science de Dieu (q. 14-18), saint Thomas passe à l’étude de la
volonté divine (q. 19-24). Il annonce, dans le prologue de la q. 19, que cette considération comportera
trois parties :
* La volonté divine elle-même (q. 19).
78
* Ce qui appartient absolument (c’est-à-dire comme tel) à la volonté divine (q. 20-21) .
* Ce qui appartient à l’intelligence en lien (in ordine) à la volonté divine (q. 22-24). Dans le prologue de
la q. 22, saint Thomas dira : « ce qui concerne à la fois l’intelligence et la volonté ».
C’est là, à l’intersection de l’intelligence et de la volonté, que saint Thomas traite de la
79
providence divine , puis d’un aspect particulier de la providence : la prédestination (q. 23-24). La
providence est le plan éternel qui définit les moyens à mettre en oeuvre pour conduire toute choses à
leur fin ; la prédestination est le plan éternel qui définit les moyens à mettre en oeuvre pour conduire
les élus au bonheur qui est leur fin surnaturelle.
L’existence de la providence : Dans notre q. 22, a. 1, la démonstration de l’existence de la providence -
qui est, selon saint Thomas, une conclusion strictement « nécessaire » - prend une forme plus
métaphysique que dans d’autres lieux parallèles, où saint Thomas recourt à l’argument qui déduit
l’existence d’une Intelligence organisatrice à partir de l’existence de la finalité dans les phénomènes
80
physiques (quinta via) .
La démonstration comporte ici deux étapes :
ere
* 1 étape : - Tout bien qui se rencontre dans les choses vient de Dieu. En effet, les perfections
participées sont causées par la perfection subsistante. Les bontés partielles et limitées des créatures
sont donc causées, en dernière analyse, par la Bonté subsistante.
- Or il existe deux types, ou plutôt deux degrès, de bonté dans les créatures. Dès qu’une chose existe
en acte premier, elle est bonne de quelque manière (c’est ce qu’on appelle la bonté substantielle).
Pourtant, elle n’est pas bonne absolument (simpliciter). Elle ne sera bonne absolument que lorsqu’elle
81
aura atteint son plein épanouissement dans l’ordre opératif . En effet, le bien, c’est l’être en tant que
rayonnant et communiquant sa perfection et donc en tant qu’« attirant ». Or ce rayonnement atteint
son maximum lorsque l’étant est pleinement en acte. C’est là, en effet, qu’il est apte à se
communiquer. Omne agens agit inquantum est in actu. Le bien au sens absolu se situe donc au terme
d’un processus ; il suppose l’être tout court et lui ajoute quelque chose82. Mais l’orientation, le
dynamisme, qui porte un étant vers son bien plénier, vers sa fin et spécialement sa fin ultime, est déjà
un bien : supérieur au bien purement « statique » qu’est l’acte premier et inférieur au bien qu’est
l’acte second.

78
Saint Thomas, pratiquant l’analogie, part ici de la vie affective qui nous est la plus familière : la nôtre. Dans la partie
appétitive, il y a, chez nous, 1°- les passions ou mouvements de l’appétit sensibles, qui sont la traduction dans l’ordre sensible
des mouvements spirituels et 2°- les habitus que sont les vertus morales qui règlent précisément ces passions. On étudie donc
l’amour, qui est la passion principale, en Dieu (q. 20), puis la manière dont se réalise en Dieu la vertu de justice, à laquelle
saint Thomas, en bon bibliste, ajoute spontanément la miséricorde (q. 21).
79
L’ordre qui consiste à étudier la providence (q. 22) après la justice (q. 21) trouve une confirmation dans l’analogie entre la
psychologie humaine et la « psychologie » divine : « Après les vertus morales, en science morale, on étudie la prudence, à
laquelle la providence semble appartenir. » En effet, pour des raisons que je préciserai, la prudence présuppose logiquement
les vertus morales qui stabilisent l’affectivité dans le désir du vrai bien de la personne.
80
Cf. De veritate, q. 5, a. 2 ; Ia, q. 103, a. 1...
81
Cf. Ia, q. 5, a. 1, ad 1.
82
Cf. q. 5, a. 2, ad 1 ; Q. de ver, q. 21, a. 5. Cf. le commentaire de Cajetan sur l’a. 4, n° IV ss

19
- Conclusion : ce bien qu’est l’orientation des choses vers leur fin est créé par Dieu, source de toute
bonté.
eme
* 2 étape : - Dieu est cause des choses par son intelligence. En raison de la simplicité divine, il n’y a
pas plusieurs « compartiments » en Dieu, dont certains seraient engagés dans l’acte créateur et
d’autres non. L’acte créateur est donc un acte d’intelligence.
- Or, tout effet préexiste dans sa cause selon la manière d’être de cette cause. Si cette cause est une
intelligence, l’effet y préexiste sur un mode intellectuel, c’est-à-dire comme « pensé ». Bref, il y a en
Dieu une idée (ratio) de tout ce qu’il crée.
- Conclusion : il y a donc en Dieu une idée directrice de ce bien qu’est l’orientation des choses vers
leur fin. Or, cette « idée des choses qui doivent être ordonnées à leur fin (ratio ordinandorum in
finem) », ou, plus loin, « cette idée de l’ordre des choses vers leur fin (ratio ordinis rerum in finem) »,
83
c’est précisément ce qu’on s’accorde à appeler la providence. C’est sa définition .
La providence humaine : Pour établir cette définition nominale, saint Thomas part de la notion
humaine de providence. Celle-ci est très directement liée à la vertu de prudence. Prudentia est
d’ailleurs une contraction de providentia. La prudence est la vertu cardinale qui règle l’exercice de la
raison pratique dans le domaine de l’agir moral - recta ratio agibilium. Elle nous habilite à prendre les
bonnes décisions dans le concret de la vie morale. Elle est l’art de choisir hic et nunc les bons moyens
en vue de la fin bonne.
La prudence est un habitus qui a son siège dans l’intellect pratique (elle l’habilite à des actes
84
droits), mais elle présuppose la volonté de la fin . Il faut vouloir la fin pour s’interroger sur les
moyens. La prudence suppose donc les vertus morales qui rectifient l’appétit et le rendent docile à
son vrai bien.
Selon Cicéron, qui constitue une des sources du traité sur la prudence, la prudence comporte
85
trois « parties » : la mémoire, l’intelligence et la providentia . Saint Thomas, en IIa-IIae, q. 49, en fait
les parties « intégrales » de la prudence, c’est-à-dire les données psychologiques qui contribuent à
construire la prudence, comme les fondations, le mur et le toit sont des parties intégrales de la
maison. La mémoire porte sur les choses passées et constitue l’expérience, car l’histoire est maîtresse
de vie. L’intelligence porte sur les choses présentes. Quant à la providentia, elle est « prévoyance »
pour les choses futures. Le terme de prévoyance a une résonance à la fois théorique et pratique :
« prévoir » certes, mais aussi « pourvoir », c’est-à-dire mettre en place les moyens appropriés pour
arriver à un but déterminé.
Ces trois parties intégrales de la prudence ne sont pas juxtaposées mais elles sont ordonnées à
la principale d’entre elles qui est la providence. La prudence exige la mémoire du passé et
l’intelligence du présent, mais elle s’accomplit comme telle dans la prévision ou programmation du
86
futur. C’est d’ailleurs pourquoi la providence a donné son nom à la vertu elle-même .
Correctifs nécessaires pour l’application analogique de la prudence-providence en Dieu : L’application à
Dieu de cette notion de prudence exige évidemment quelques correctifs. J’en retiens deux que saint
Thomas signale dans notre a. 1 :
* (détermination) La prudence, qui consiste à ordonner droitement les choses vers leur fin, s’exerce,
précise saint Thomas, tantôt à l’égard de soi-même, tantôt à l’égard d’autrui. Dans le premier cas,
l’homme prudent est celui qui sait se gouverner lui-même. Il ordonne tous ses actes à sa vraie fin.
C’est un sage (sagesse pratique), un « artiste » qui construit habilement et avec goût sa propre

83
Cf. a. 2, co.
84
Saint Thomas, tranchant une question controversée de son temps, affirme dans l’ad 1 que la providence divine, qui
correspond à la prudence, a son siège dans l’intellect, bien qu’elle présuppose la volonté de la fin. Cf. De ver., q. 5, a. 1 : Ad
quod attributorum providentia reducatur ?
85
Cf. CICERON, De l’invention, II, LIII, 160, « Les Belles lettres, Paris, 1994, p. 224-225.
86
cf. IIa-IIae, q. 49, a. 6, ad 1

20
perfection morale. Dans le second cas, l’homme prudent est le chef qui gouverne une communauté (la
87
famille, la cité, le royaume ) : il la dispose harmonieusement vis-à-vis de sa fin, c’est-à-dire de son
bien commun.
Il est clair qu’en Dieu la providence ne peut s’exercer à l’égard de Dieu lui-même : Dieu n’a pas
à se mettre en ordre. Etant lui-même la Fin dernière, coïncidant parfaitement avec elle, il n’a pas à
être mis en droit rapport avec elle ! C’est donc exclusivement à l’égard des créatures qu’il ordonne à
leur fin qu’on attribue la providence à Dieu.
* (arg. 1 et ad 1) Chez nous, la prudence implique toujours une recherche rationnelle, une délibération
ou conseil sur les moyens à prendre. C’est pourquoi, on distingue trois parties potentielles de la
prudence, c’est-à-dire trois vertus dont les actes sont nécessaires au bon déroulement du processus
88
prudentiel, assurant la solidité des bases de la décision . Il s’agit de l’« eubulie », qui est l’art de bien
délibérer (bene consiliativus) ; de la « synèse » ou bon sens, qui est l’art de bien juger (bene
iudicativus), d’arrêter les bonnes décisions dans le concret - ce que n’implique pas forcément l’eubulie
; et enfin de la prudence à proprement parler, qui intègre les actes des deux vertus précédentes et qui
est l’art de bien commander, de prescrire les ordres adaptés (bene praeceptivus).
Dieu n’a évidemment pas à délibérer ni à apprécier le contexte, car la délibération est le signe
de l’imperfection de notre connaissance, qui n’a pas d’accès direct à la vérité pratique. Pourtant, il est
légitime de lui attribuer la prudence. Soit parce que la prudence - au sens précis où elle se distingue de
l’eubulie et de la synèse - n’implique pas de soi délibération mais seulement application droite de ce
qu’il sait par ailleurs avec certitude. Soit parce que le terme de « conseil » appliqué à Dieu renvoie non
pas à cet élément d’imperfection qu’est la délibération elle-même mais à cet élement de perfection
qu’est la certitude obtienue au terme de la délibération.

II. Le gouvernement divin (q. 103, aa. 1-2)

L’étude du gouvernement divin prend donc place après celle de la création et de la distinction
des choses. Voici la structure interne de ce traité :

<voir feuille ci-jointe>

Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Y a-t-il quelqu’un aux commandes de l’univers ? La


détermination de l’a. 1 établit l’existence même d’un gouvernement de l’univers, contre certains
philosophes de l’Antiquité (Démocrite et Epicure) selon lesquels le hasard seul préside aux destinées
de l’univers. Les différents dynamismes qui sont à l’oeuvre dans la nature ont un sens ; ils sont
orientés et renvoient à une finalité englobante. Les deux arguments utilisés ici sont très semblables à
ceux que l’Aquinate emploie pour prouver l’existence d’une providence et même pour établir
l’existence de Dieu comme Intelligence organisatrice (quinta via).
Le premier argument se prend de la considération des choses elles-mêmes (plus précisement
de l’ordre et de la finalité qui règnent en elles). C’est donc un argument a posteriori, qui remonte des
effets à la cause. Le second argument se prend de la considération de Dieu. C’est un argument a priori,
qui descend de la cause vers l’effet.
Premier argument : Saint Thomas part d’un constat. Les dynamismes à l’oeuvre dans le monde
89
physique produisent - soit toujours, soit dans la plupart des cas - ce qui est le mieux . Il y a donc un

87
Le champ d’application de ce gouvernement prudent définit les parties subjectives de la prudence (IIa-IIae, q. 50) :
prudence politique, domestique, militaire...
88
Cf. IIa-IIae, q. 50.
89
Comprenons ce « mieux ». Ce n’est n’est pas « le mieux pour moi » ni même pour le genre humain, ce qui serait un
anthropocentrisme aboutissant à une vision caricaturale du finalisme. Non, ce mieux est un plus-être soit pour l’agent lui-

21
« ordo certus rerum », un ordre déterminé des choses, une régularité. Un pommier produit des
pommes, un cerisier des cerises...
Pour l’Aquinate, qui ne s’embarasse pas ici de médiations, ce constat renvoie à l’existence
d’une intelligence organisatrice, d’une providence qui conduit les choses vers leur bien, c’est-à-dire
qui gouverne. Saint Thomas conclut par un exemple : Si je pénètre dans une cellule bien rangée, j’en
déduis aussitôt qu’il y a là, même invisible pour l’instant, un sage organisateur.
Second argument :
90
- Maj : Les choses ont été produites par la bonté de Dieu .
- Min. : Or, selon un axiome platonicien, le meilleur produit le meilleur (optimi est optima producere).
- Conclusion intermédiaire : Il ne convient pas que Dieu ne conduise pas les êtres qu’il créé à leur
91
perfection qui est leur état optimal .
- Min. : Or, la perfection de chaque chose consiste dans l’obtention de sa fin ultime
- Conclusion ultime : « Il appartient à la bonté divine que, de même qu’elle a produit les choses à
l’être, de même elle les conduise aussi à leur fin. Ce qui est gouverner. »
Ce gouvernement est l’oeuvre d’un agent extérieur au monde, mais qui agit, pour ainsi dire, de
l’intérieur. C’est ce que permet de préciser l’ad 3. L’arg. 3 fait en effet observer, que les parties
principales du monde (les corps célestes) sont gouvernées par une stricte nécessité, un déterminisme
rigoureux. Quel besoin dès lors d’un organisateur ? Si la machine est parfaitement réglée (comme
c’est le cas du métro de Toulouse), il n’est plus besoin d’un agent qui, distinct de la machine elle-
même, ferait de l’extérieur concourir les divers mécanismes au but recherché. Certes, mais il a bien
fallu concevoir le mécanisme ! La grande différence entre la providence humaine et la providence
divine vient de ce que l’homme qui veut obtenir un certain résultat utilise des natures déjà données et
se contente de leur sur-imposer de l’extérieur certaines orientations (par exemple, il utilise la vertu
calorifique de l’énergie électrique pour griller ses tartines), tandis que Dieu est la source même des
inclinations qui définissent les différentes natures. La providence divine n’a pas à intervenir
constamment comme de l’extérieur pour assurer le bien de l’univers puisqu’elle agit au coeur même
des choses en leur donnant leur nature. La nécessité elle-même qui découle de la nature des créatures
est dans les créatures la marque dynamique d’un Dieu qui gouverne (« impressio quaedam Dei
dirigentis »).
Le monde est donc gouverné. Mais où va-t-il ? Quel est le but, quelle est la fin du
gouvernement du monde ? Saint Thomas s’en explique dans l’a. 2.
La fin ou le bien que poursuit un agent peut être soit intrinsèque soit extrinsèque (cf. ad 1). La
fin intrinsèque est une perfection inhérente à l’agent lui-même. Par exemple, la fin intrinsèque de
l’activité philosophique est l’enrichissement personnel que représente pour le philosophe la
connaissance des vérités naturelles suprêmes. La fin extrinsèque est une réalité extérieure avec
laquelle, par mon action, j’entre en relation. Par exemple, la villa qu’achète le milliardaire est la fin
extrinsèque de sa transaction.
La fin de l’univers, que poursuit le gouvernement divin, est-elle une fin intrinsèque (la
perfection de l’univers lui-même) ou bien une fin extrinsèque (Dieu) ? La question était déjà posée par
Aristote :

« Il nous faut examiner de laquelle des deux manières que voici la nature du Tout [l’Univers] possède le
Bien et le Souverain Bien : est-ce comme quelque chose de séparé, existant en soi et par soi ? est-ce
comme l’ordre même du Tout ? » (Métaphysique, XII, 10).

même, soit pour le tout dans lequel il s’insère (le male de la mante religieuse qui se laisse religieusement croquer fait ce qui
est le mieux pour l’espèce, pas directement pour lui).
90
cf. Ia, q. 44, a. 4 : Dieu a tout créé par amour de son infinie bonté à communiquer
91
Noter qu’il s’agit de convenance et non pas de stricte nécessité, car l’axiome platonicien, pris au sens strict, conduirait à
gommer la liberté de l’acte créateur.

22
Elle n’est pas oiseuse, car il s’agit en définitive de déterminer si le monde a sa fin en lui-même,
ou s’il est soulevé, si je puis dire, vers quelque chose qui le dépasse, vers un Bien qui l’attire et qui est
la source de toute son activité. Panthéisme ou théisme ?
Dans la détermination, saint Thomas répond que la fin dernière de l’Univers, celle vers laquelle
l’achemine le gouvernement divin, est une fin extrinsèque, à savoir Dieu. Il le démontre par deux
arguments :
Premier argument :
- Maj. : La fin correspond au principe. Comme nous l’avons déjà souvent signalé, en particulier à
propos de la finalité de l’acte créateur (q. 44, a. 4), la cause communique à l’effet une participation à
sa propre perfection, de sorte que l’effet, sous l’action de la cause, poursuit en fait son assimilation à
la cause. Ainsi, sous l’action du professeur qui possède en acte l’habitus de la métaphysique, l’étudiant
tend à acquérir cet habitus et à devenir ainsi semblable au professeur. Le bien que poursuit l’effet est
donc formellement identique à la cause, au moins par manière de ressemblance.
Par conséquent, dès qu’on connaît le principe d’une action, on en connaît aussi la fin. Si je sais
que cette graine imperceptible provient d’un senevé, je puis en déduire qu’elle produira au terme un
senevé.
- Min. : Le principe de l’univers, sa Cause efficiente, est une réalité extérieure, transcendante à
l’univers, à savoir Dieu.
- Conclusion : La fin de l’univers est Dieu lui-même, qui n’entre pas dans la composition de l’univers,
mais lui est extérieur.
La transcendance de la Cause efficiente première par rapport à ses effets fonde donc la
92
transcendance de la Fin dernière . C’est parce que je viens de plus loin que moi-même que je vais
aussi plus loin que moi-même. N’étant pas maître de mon origine, je ne le suis pas non plus de ma fin.
Deuxième argument :
- Maj. : La fin universelle de toute chose est le bien universel, puisque la fin particulière d’une chose
est un bien particulier.
- Min. : Le bien universel ne peut être quelque chose qui est dans l’univers ni même l’univers comme
tel. En effet, le bien universel est le Bien par essence, le Bien subsistant alors que les différents biens
qui se rencontrent dans le monde sont des biens par participation.
- C. : Le bien universel est extérieur à l’Univers
Affirmer ainsi que l’univers ne trouve pas en lui-même sa fin, mais que cette fin ne peut être
que Dieu, revient à dire que toute l’activité « concertée » des créatures, dirigée par le gouvernement
divin, vise à exprimer quelque ressemblance divine. Chaque chose tend à sa manière à imiter Dieu.
« Chaque chose tend à participer [au bien extrinsèque à tout l’univers] et à s’y assimiler autant qu’elle
peut » (ad 2). Ce peut être directement, comme dans les parties les plus nobles de l’univers - les êtres
spirituels, qui désirent s’assimiler à Dieu par la connaissance de Dieu. Ce peut être indirectement, en
participant au bien du tout organique qu’est l’univers, dont la perfection globale présente la
ressemblance la moins imparfaite avec la perfection de Dieu.
Mais le fait que Dieu soit la fin dernière de l’univers n’exclut pas l’existence de fins
intermédiaires. En particulier, il existe effectivement un bien immanent de l’univers, qui est l’ordre
même de l’univers (l’unité dans la diversité), mais ce bien n’est pas la fin dernière puisque ce n’est pas
un bien infini. Pour penser le rapport de ces deux fins de l’univers que sont Dieu et l’ordre de l’univers,
93
saint Thomas, à la suite d’Aristote, recourt à l’analogie de l’armée . Le bien d’une armée est à la fois
dans son ordre même, dans sa bonne disposition, et dans son chef qui désire la victoire. Mais l’ordre

92
Saint Thomas reconnaît que ceux qui admettent que l’homme est créé par l’ange sont logique en faisant de la contemplation
de l’ange la fin de l’homme, en vertu de l’axiome selon lequel la fin correspond au principe. Cf. Ia-IIae, q. 3, a. 7, ad 2.
93
ARISTOTE, Métaphysique, XII, 10 et SAINT THOMAS, In Met., XI, n° 2630.

23
immanent à l’armée est finalisé par la volonté du chef qui veut la victoire ; il n’est pas le but ultime. De
même, le bien que sont l’ordre et la perfection de l’univers est un moyen par rapport au bien ultime
qu’est Dieu :

« Tout l’ordre de l’univers est en vue du Premier Moteur, afin que soit explicité dans l’univers ordonné ce
94
qui est dans l’intellect et la volonté du Premier Moteur »

94
Ibid., n° 2631.

24
Leçon IV : L’universalité de la divine providence

A l’époque de saint Thomas, le principal problème qu’affronte la théologie à propos de la


providence est celui de son extension universelle. La foi affirme cette universalité95 et elle constitue le
fondement de l’attitude spirituelle du chrétien : l’abandon radical à la providence paternelle de Dieu
dans la prospérité comme dans l’épreuve. « Tout concourt au bien pour ceux qui aiment Dieu » (Ro 8,
96
28, vulg. ).
Pourtant, cette universalité se heurte à de sérieuses objections. Certaines sont on ne peut plus
classiques et étaient déjà thématisées dans l’Antiquité : L’universalité de la providence est-elle
compatible avec l’existence du mal ? Avec la liberté de l’homme ?... A ces objections, s’ajoutent, au
XIIIe siècle, celles qui naissent de la confrontation avec une philosophie aristotélicienne qui limite la
providence aux sphères supérieures et abandonne le monde physique et les affaires humaines à la
nécessité ou au hasard.
Rien d’étonnant à ce que l’article 2 - « Toutes choses sont-elles soumises à la divine
providence ? » - soit, déjà au plan matériel, le plus important de la question 22. Les problèmes qu’il
aborde sont repris sous un angle légèrement différent en q. 103, a. 5 : « Toutes choses sont-elles
soumises au gouvernement divin ? », auquel on peut rattacher les aa. 6-7. C’est toutefois l’a. 2 de q.
22 qui nous servira de fil conducteur. Nous envisagerons d’abord la manière dont saint Thomas, dans
la détermination, présente le problème et établit l’universalité de la providence (I). Ensuite, à partir
des réponses aux objections de cet a. 2, nous aborderons les principales difficultés soulevées par
l’universalité de la providence (II).

I. La démonstration de l’universalité de la providence (q. 22, a. 2, co.)

La détermination de notre article comporte deux parties. Dans la première, saint Thomas expose
très brièvement diverses positions qui ont en commun de nier l’universalité de la providence. Dans la
seconde, il avance deux arguments pour démontrer cette universalité.
97
Les adversaires de l’universalité de la providence : Trois groupes de philosophes nient l’universalité
de la providence.
* Il y a d’abord les matérialistes qui, parce qu’ils récusent toute finalité98, nient totalement l’idée d’un
plan providentiel et saint Thomas de citer, comme il était d’usage, Epicure et Démocrite « qui posent
que le monde à été fait par hasard ». Ou, ce qui revient au même, ils posent que tout est régi par la
nécessité de la matière (cf. ad 3).
* Il y a ensuite ceux qui prétendent que la providence ne s’étend pas aux réalités corruptibles mais
seulement aux réalités incorruptibles et universelles, c’est-à-dire aux corps célestes individuellement
(puisque chacun d’eux est une espèce, un « type ») et aux espèces des réalités naturelles. Il s’agit
d’Aristote99 et de son Commentateur Averroès100.
* Il y a enfin la position de Maïmonide qui, dans le Guide, se rallie à l’opinion aristotélicienne mais,
soucieux de faire droit aux exigences de la Bible, reconnaît que, parmi les individus des espèces
naturelles, les individus de l’espèce humaine (et eux seuls) font, chacun, l’objet d’une providence

95
Sg 14, 3 : « Tu autem Pater gubernas omnia providentia » ; Sg 12, 13... ; Cf. Vatican I, Constitution Dei Filius, c. 1 :
Universa vero, quae condidit, Deus providentia sua tuetur et gubernat, ‘attingens a fine usque ad finem fortiter et disponens
omnia suaviter’ [Sg 8, 1] » (Dz 3003).
96
Cité en CEC, n° 313, où il est corroboré par le témoignage choisi de trois figures de sainteté.
97
L’exposé de saint Thomas quant aux opinions sur la providence s’inspire en partie de MAÏMONIDE, Guide, III, 17, qui
distingue cinq opinions sur la providence.
98
Cf. Q. de ver., q. 5, a. 2, co.
99
Comme saint Thomas le reconnaît en In I Sent., d. 39, q. 2, a. 2.
100
Cf. In Metaph., XII, comm. 52.

25
particulière. En effet, pour Maïmonide, la providence s’étend partout où il y a participation à
101
l’intelligence et l’individu humain a justement part à l’intellect :

« Je crois que dans ce bas monde, je veux dire au dessous de la sphère de la lune, la Providence divine n’a
pour objet, en fait d’individus, que ceux de l’espèce humaine, et que c’est dans cette espèce seule que
toutes les conditions des individus, ainsi que le bien et le mal qui leur arrivent, sont conformes au mérite
[...]. En ce qui concerne les autres animaux et, à plus forte raison les plantes, je partage l’opinion
d’Aristote. Je ne crois nullement que telle feuille soit tombée par l’effet d’une providence, ni que telle
araignée ait dévoré telle mouche par suite d’un décret de Dieu et par suite de sa volonté momentanée et
particulière ni que crachat lancé par Zaïd soit allé tomber sur tel moucheron, dans un lieu particulier, et
102
l’ait tué par suite d’un jugement et d’un décret de Dieu. »

La démonstration de l’universalité de la providence et son fondement métaphysique : Saint Thomas


soutient, là contre, que la providence est absolument universelle et il le démontre par deux
arguments. Le second est d’intérêt moindre dans la mesure où il se contente de tirer les conséquences
de conclusions déjà acquises à propos de la science divine. En effet, saint Thomas a déjà prouvé que
Dieu connaît toutes choses, y compris les réalités individuelles103. Or la science divine est comparable
à la connaissance que l’artiste a de ses oeuvres104. Tous les êtres, jusque dans leurs moindres
déterminations, sont donc intégrés dans le « projet artistique » de Dieu. Sous-entendez maintenant
une analogie entre la providence divine (dispositif en vue d’une fin) et l’art divin (dispositif en vue
105
d’une production) et vous en déduisez que tout est soumis au plan de la providence .
Le premier argument, lui, reprend la question à la racine. Un agent, explique saint Thomas, agit
en vue d’obtenir une fin (Omne agens agit propter finem, énoncé du principe de finalité). L’agent est
donc à la source du dispositif visant à acquérir cette fin, c’est-à-dire met en place les moyens ou effets
en vue d’acquérir la fin (ordinatio effectuum in finem). Saint Thomas en tire le principe fondamental
suivant : l’extension du dispositif ou de l’ordre est en proportion de l’extension de la causalité. Plus la
causalité de l’agent est large ou universelle (c’est-à-dire plus l’agent est élevé dans la hiérarchie des
causes), plus elle embrasse d’effets et de causes subordonnées, plus le dispositif ou l’ordre qu’il met
en place est, lui aussi, large et universel (et partant efficace). Ainsi le ministre de l’Intérieur, dont la
causalité s’étend à l’ensemble des forces de police de la nation, a plus de chance de mettre la main sur
le prisonnier en cavale que le commissaire du quartier de Rangueil. Le dispositif qu’il déploie est plus
vaste, plus étendu, et il sera plus difficile au fugitif de passer entre les mailles du filet.
Appliquons avec saint Thomas ce principe à la providence divine.

« La causalité de Dieu qui est le premier agent, s’étend à tous les étants, non seulement quant aux
principes de l’espèce, mais aussi quant aux principes individuels, et non seulement des réalités
incorruptibles mais aussi des corruptibles. Il est donc nécessaire que tout ce qui possède de quelque
manière l’être soit ordonné par Dieu à la fin. »

La doctrine de l’universalité de la providence (comme celle de l’universalité de la science divine)


dépend donc directement de la doctrine de la causalité divine. C’est parce que Dieu est la Cause
première et universelle que sa providence s’étend à toute chose. Tous les protagonistes du débat
médiéval sur l’universalité de la providence sont bien d’accord sur ce lien : Dieu connaît, ordonne et
gouverne tout ce dont il est la cause directe. Mais de quoi est-il la cause directe ? Tous sont encore

101
Cf. A. WOHLMAN, Thomas d’Aquin et Maïmonide, Un dialogue exemplaire, Paris, 1988, ch. VI : « La providence et la
liberté »
102
Guide, III, 17, p. 129-130.
103
Cf. Ia, q. 14, a. 11.
104
Cf. Ia, q. 14, a. 8.
105
Cf. l’analyse de Cajetan, In hoc loco, n° IV.

26
d’accord pour affirmer que Dieu, en tant qu’Etre subsistant, est la cause directe de l’être. Mais, les
doctrines se séparent, quand il faut déterminer quelle est « la part » de l’être dans les choses. Tout se
joue au plan de l’ontologie - c’est-à-dire du discours sur l’être.
Pour nombre d’auteurs, de tendance essentialiste, l’être est conçu comme le genre suprême : il
est la détermination la plus générale en extension (tout est de l’être) en même temps que la plus
pauvre en compréhension (l’être est la perfection minimale). L’être n’est en effet que le simple fait
pour une essence d’exister hors de ses causes. Il est une forme générale, une sorte de substrat
minimum sur lequel viennent se greffer des déterminations ultérieures (vivant, animal, homme...).
Dans cette perspective, la causalité du premier Etre, dont l’objet propre est l’être des choses, n’atteint
qu’une partie de la chose, ce par quoi elle est un étant, c’est-à-dire existe hors de ses causes. Quant
aux déterminations ultérieures, qui sont à la racine de la distinction des choses, elles relèvent
directement des causes secondes et échappent de soi à l’activité immédiate de la Cause première. Par
conséquent, la providence divine reste très générale et très imparfaite.
Pour saint Thomas, par contre, l’esse n’est pas une détermination prédicamentale parmi
d’autres, comme le serait la propriété univoque consistant à exister hors de ses causes, à ne pas être
rien. Il est, selon l’expression magistrale du De potentia, « l’actualité de tous les actes et pour cela il
est la perfection de toutes les perfections106». Acte intensif, l’être actualise toutes les déterminations
de l’essence, il les pénètre ou les imbibe pour ainsi dire de son actualité. Loin d’être le simple substrat
des perfections ultérieures, l’être les contient virtuellement et les fait réelles. L’universalité
d’extension et l’universalité de compréhension, qui sont d’ordinaire en proportion inverse, se révèlent
coïncider dans le cas de l’être. Cette conception de l’être jette une lumière décisive sur la doctrine
thomasienne de la providence divine, dont elle est le principe explicatif ultime. Si l’être est tout dans
la créature et si la causalité de Dieu se situe précisément au plan de l’être, alors la causalité divine est,
pour toute créature, immédiate et totale. Il n’est rien de positif dans la réalité qui ne dépende
immédiatement de l’influx causal de Dieu. Par conséquent, il n’est rien non plus dans la réalité qui ne
soit ordonné par Dieu à Dieu.
Un des corrélats de cette doctrine est l’affirmation selon laquelle rien ne peut se produire en
dehors du plan de la providence divine. Pour l’établir, saint Thomas tire les conséquences de la
distinction entre cause première universelle (et immédiate) et cause seconde particulière. Elle
entraîne en effet une différence capitale entre deux types d’ordre (entendez par « ordre » : un
dispositif mis en place en vue d’atteindre une fin) : l’ordre universel, fondé sur l’action de la cause
première universelle, et les ordres particuliers, fondés sur l’action d’une cause seconde particulière.
Un événement peut très bien se produire en dehors d’un ordre particulier ou même contre cet
ordre particulier. En effet, la cause seconde qui est à la source d’un ordre particulier n’embrasse ni ne
maîtrise la totalité des causalités à l’oeuvre dans le monde. Certaines causes extérieures à cet ordre -
qui échappent donc au domaine d’action particulier de cette cause seconde - peuvent interférer avec
le dispositif mis en place et empêcher qu’il atteigne le résultat escompté. Ce peut être, par exemple,
l’indisposition de la cause matérielle qui ne dépend pas de l’agent mais que l’action de l’agent
présuppose. Si le marbre est de mauvaise qualité, la statue ne correspondra pas exactement à
l’intuition géniale que voulait incarner le sculpteur. Ce peut être l’interférence d’une autre série
causale efficiente indépendante. Par exemple, le cerisier en fleur, programmé par nature pour
produire des cerises, n’en produira aucun en raison d’un orage de grêle qui ravage les fleurs. Ou
encore, les organisateurs de la fête de l’Huma ont tout prévu de longue date (Johnny, les merguez...)
pour que la réussite soit parfaite mais un orage à tout casser (providentiel) provoque une débâcle
générale...
Par contre, la cause première et universelle ne peut d’aucune manière être empêchée de
produire son effet puisqu’elle contient en elle et cause l’action de toutes les causes particulières. Le

106
Q. de pot. q. 7, a. 2, ad 9.

27
résultat final se rattache toujours à la volonté de la Cause première qui maîtrise les différents
107
dispositifs de causalité qui ne sont indépendants qu’au plan des causes secondes .
Suit un a. 8, où saint Thomas pose la question : « Quelque chose peut-il opposer résistance
(reniti) à l’ordre du gouvernement divin ? » On peut s’interroger sur le sens de cet article. Si rien ne
peut se produire en dehors de l’ordre du gouvernement divin, comment quelque chose pourrait-il
résister au gouvernement divin ? Mais Cajetan a bien expliqué la différence entre les deux articles108.
L’a. 7 concerne les événements eux-mêmes, l’a. 8 la manière d’agir des agents, leur disposition
intérieure, si je puis dire. Est-ce spontanément que les agents créés accomplissent l’ordre du
gouvernement divin ou bien est-ce contraints et forcés, « en traînant les pieds » ?
Dans la détermination, saint Thomas distingue le dispositif de la divine providence en général et
le dispositif de la divine providence en tant qu’il s’incarne, en quelque sorte, dans le dispositif qui
dépend d’une cause particulière chargée de mettre en oeuvre le gouvernement divin. Par exemple,
l’ordre ou dispositif mis en place par le responsable d’une communauté politique. Il explique ensuite
par deux raisons que rien ne peut résister au gouvernement divin en général. Primo, la fin du
gouvernement divin est le bien ; or tout agent par son action recherche spontanément le bien (même
celui qui va se pendre). Secundo, toute inclination, tout dynamisme, à l’oeuvre dans les êtres est
« quaedam impressio a primo movente », c’est-à-dire comme une marque dynamique venant du
premier Moteur, une sorte de participation intérieure au dynamisme du premier Moteur. Par
conséquent, ce n’est pas de l’extérieur que Dieu conduit les êtres vers la fin mais de l’intérieur,
conformément à leur nature, c’est-à-dire sans violence. Et saint Thomas de conclure : « Dieu dispose
tout avec douceur » (Sg 8, 1)109.
La résistance n’apparaît qu’au regard des dispositifs particuliers. Ainsi, au plan physique (ad 3),
les actions des substances se combattent l’une l’autre (l’action de l’eau met un terme à l’action du
feu), mais, ce faisant, elles résistent non pas à l’ordre universel mais à un ordre particulier. Au plan
moral (ad 2), le pécheur, qui pense, dit ou fait quelque chose contre Dieu (définition classique du
péché) s’oppose certes à un ordre particulier, celui qui lui convient conformément à sa nature. C’est
donc avec justice qu’il est puni par Dieu (qui le ramène par la peine dans l’ordre universel). Mais il
n’en cesse pas pour autant de poursuivre spontanément le bien en général.

II. Les réponses aux objections

A l’a. 2 de la q. 22, saint Thomas avance cinq arguments contre l’universalité de la divine
providence. Toutes ces objections viennent de l’impossibilité apparente de concilier l’universalité de la
providence avec telle ou telle propriété des êtres qui sont censés lui être soumis. Saint Thomas
explique que ces différentes objections sont à l’origine des doctrines qui nient la providence
universelle. L’objection fondée sur la nécessité qui règne dans le monde (arg. 3) explique la première
opinion de ceux qui, comme Démocrite et les anciens physiciens, attribuent tous les événements
physiques à la seule nécessité de la matière. L’objection du hasard et celle du mal (arg. 1 et arg. 2) ont
conduit à soustraire à la providence les réalités corruptibles (en lesquelles se trouvent hasard et mal).
L’objection tirée de la liberté humaine (arg. 4) a amené Cicéron a exclure les affaires humaines de la

107
Saint Thomas a déjà eu recourt à cette argumentation en q. 19, a. 6, pour établir que la volonté de Dieu s’accomplit
toujours puisqu’elle est la cause première et universelle des choses. Elle intervient ici par manière d’allusion dans la
détermination et de façon explicite dans l’ad 1. Saint Thomas y revient encore dans la question sur le gouvernement divin. En
q. 103, a. 7, il démontre, par un raisonnement tout à fait similaire à celui que j’ai présenté, que rien ne peut arriver en dehors
de l’ordre du gouvernement divin.
108
In Iam, q. 103, a. 8, n° I, § 2.
109
Cf. aussi le sed contra, « Il n’y a rien qui veuille ou puisse résister à ce souverain Bien. C’est donc le souverain Bien qui
dirige énergiquement toutes choses et les dispose avec douceur » (Boèce, Consolation, III, 23 ou pr. 12).

28
providence. L’objection tirée de la différence de traitement entre l’homme et la bête fait que
Maïmonide nie que la providence s’exerce sur les individus physiques non humains (arg. 5).
110
Je laisse de côté, l’argument qui se prend de l’existence du mal puisque nous l’avons déjà
envisagé.
* Le hasard et la contingence (arg. 1 et ad 1111) :

« Rien de ce qui est prévu n’est fortuit. Si donc tout est prévu par Dieu, rien ne sera fortuit. C’en est fait
alors du hasard et de la chance (fortuna). Ce qui va contre l’opinion commune ».

Qu’est-ce que le hasard ? Un événement se produit au hasard ou fortuitement lorsqu’il se


produit en dehors de l’intention (praeter intentionem) de l’agent qui en est la cause immédiate. Je
m’amuse à faire des ricochets sur le lac. Il se trouve qu’un plongeur remonte à ce moment là à la
surface et que sa trajectoire rencontre malencontreusement la trajectoire de ma pierre plate. C’est un
pur hasard si j’assomme le plongeur. Ce n’était pas mon intention, le but que je poursuivais
intentionnellement, consciemment, lorsque je lançai ma pierre plate ; l’intention du plongeur en
remontant à la surface n’était probablement pas non plus de rencontrer ma pierre. Le hasard existe
donc et constitue une catégorie importante en philosophie de la nature112.
Pourtant, le hasard est une notion relative. On ne parle de hasard que par rapport à un agent
donné, celui qui pose l’action. Mais cela n’exclut pas que le résultat soit intentionnel du point de vue
d’une cause ou d’un agent supérieur. Ainsi, Gontran de Ramonville Saint-Agne qui est venu à une
soirée dans l’intention explicite de se rappeler au bon souvenir de son grand-oncle Adalbert, qui jouit
d’une riche fortune et n’a pas de descendants directs, rencontre par hasard - il n’est pas venu pour ça
- la charmante Cunégonde de la Porte d’Esquirol. En fait, la soirée a été minutieusement organisée par
leurs parents respectifs pour faciliter leur rencontre et renforcer leurs liens patrimoniaux. Ce qui
devait arriver arriva... Gontran épouse Cunégonde. Par hasard du point de vue de Gontran, pas tout à
fait selon ses parents.
Cela dit, bien des choses auraient pu interférer et empêcher le résultat escompté par les parents
: une indisposition de dernière minute, l’effondrement du salon, une allergie invincible de Gontran
pour les oreilles décollées dont Cunégonde présente un remarquable spécimen... Car les parents ne
sont que des causes secondes : ils ne maîtrisent pas l’ensemble des causalités à l’oeuvre. Rien de tel
pour la Cause première, ainsi que nous l’avons vu. Du point de vue de Dieu, rien ne se produit par
hasard en ce monde. Rien ne se produit qui n’entre, d’une manière ou d’une autre, dans l’intention de
Dieu. En tant que cause absolument universelle, Dieu embrasse tout le jeu des causes secondes (y
compris leurs défaillances) et le fait servir à la réalisation de son dessein.
Il faut donc tenir tout à la fois que rien n’échappe à la providence et que certains événements se
produisent par hasard. Nous rencontrons ici un principe qui vaut pour de nombreuses difficultés en
théologie : la modalité d’un événement (nécessaire, contingent, ou plus largement : libre, fortuit...) se
définit par rapport à sa cause prochaine et non par rapport à la Cause première113. La causalité de la
Cause première n’écrase pas l’ordre des causes secondes et les propriétés qui en découlent pour les
événements produits.
* La nécessité (arg. 3 et ad 3) : Les événements qui se produisent de façon nécessaire n’ont pas besoin
d’être réglés par une providence quelconque. C’est d’ailleurs pourquoi, selon Aristote, la vertu de

110
Cf. q. 22, arg. 2 et ad 2 ; q. 103, a. 7, arg. 1 et ad 1.
111
Cf. aussi q. 103, a. 5, ad 1 ; a. 7, ad 2.
112
Cf. ARISTOTE, Physique, II, 5 ; Métaphysique, VI, 3...
113
Cf. q. 103, a. 7, ad 3 (à propos de la contingence).

29
prudence-providence ne porte que sur les résultats ou événements qui appellent délibération et
114
choix, à savoir les événements contingents .
Mais c’est négliger une différence fondamentale, que nous avons déjà signalée, entre la
prudence humaine et la providence divine. L’homme n’est pas la source de la nature (institutor
naturae) des êtres qu’il utilise pour obtenir tel ou tel résultat. Il se contente d’utiliser les propriétés de
natures déjà constituées. « L’homme commande à la nature en lui obéissant », dit l’adage. Par
conséquent, les données nécessaires qui viennent de la nature des choses sont exclues de la
providence humaine. Par contre, Dieu est l’auteur même de la nature ; c’est Lui qui, en dernière
analyse, détermine les lois internes des êtres. Celles-ci, pour nécessaires, qu’elles soient, dépendent
donc de la divine providence. Elles en constituent même la plus claire attestation.
* La liberté de l’homme (arg. 4 et ad 4115) : L’Ecriture sainte utilise des expressions qui donnent à
penser, à première lecture, que Dieu se retient en quelque sorte d’exercer sa providence vis-à-vis de
l’homme : « Dieu a créée l’homme et l’a laissé en la main de son conseil » (Si 15, 14, cité huit fois dans
la Summa theologiae). Ailleurs, saint Thomas n’hésite pas à dire que Dieu a fait de l’homme sa propre
providence116. L’homme travaille ainsi librement à se construire lui-même et à construire la Cité des
hommes dans laquelle il trouve un certain accomplissement.
Mais en fait, rien n’est plus opposé à la théologie thomasienne que cette idée, aujourd’hui assez
commune, selon laquelle la liberté de l’homme exige comme un retrait de la providence divine. Dieu,
par amour et respect pour sa créature, se retire pour laisser un espace à l’homme. C’est une erreur
très grave. C’est supposer, primo, que la liberté humaine peut exister comme un absolu, une cause
première, un « petit dieu », sans être portée par l’action divine et, secundo, que l’action divine et
l’action humaine sont concurrentielles alors qu’elles sont subordonnées.
Saint Thomas répond donc ainsi à l’objection :

« Affirmer que Dieu a laissé l’homme à lui-même n’exclut pas l’homme de la providence divine, mais
manifeste que Dieu ne lui a pas fixé par avance une vertu opérative déterminée à un seul résultat (ad
unum), comme c’est le cas pour les réalités physiques ».

La grande différence entre l’homme et les autres créatures corporelles vient en effet de ce que
l’homme est intelligent. Soit d’un côté, un chien affamé et un os. De l’autre, un scout affamé et une
gamelle de nouilles. Le chien ne peut pas ne pas se précipiter sur l’os. Il y est déterminé. Le scout, lui,
ne se jette pas sur la gamelle : il n’est pas déterminé par ce bien particulier. Il prend son temps et
réfléchit sur l’opportunité d’avancer la fourchette vers la gamelle. En effet, il conçoit d’abord la notion
abstraite de bien en elle-même qui seule le détermine absolument. Ensuite il évalue le rapport de ce
bien particulier qu’est le plat de nouilles avec le bien absolu qui est sa propre fin. Puisque ce rapport
n’est pas nécessaire, il est libre de choisir ou de récuser ce bien. L’homme, certes, a une nature qui
l’oriente vers le Bien absolu, mais il est libre quant aux chemins à emprunter pour y parvenir.
Mais, précise aussitôt saint Thomas,

« comme l’acte lui-même du libre-arbitre se rattache (reducitur) à Dieu comme à sa cause, il est
nécessaire que ce qui se produit en vertu du libre-arbitre soit soumis à la divine providence. En effet, la
providence humaine est contenue sous la providence de Dieu comme la cause particulière sous la cause
universelle ».

114
Cf. Ethique à Nicomaque, VI, 8 : « La prudence a rapport aux choses humaines et aux choses qui admettent la délibération
: car le prudent, disions-nous, a pour oeuvre principale de délibérer ; mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent
être autrement qu’elles sont »
115
Cf. q. 103, a. 5, arg. 3 et ad 3 ; Q. de ver., q. 5, a. 5.
116
Cf., par exemple, Q. de ver., q. 5, a. 5, ad 4 : Deus permisit hominem in manu consilii sui in quantum constituit eum
propriorum actuum provisorem.

30
L’affirmation selon laquelle l’acte libre « se rattache à Dieu comme à sa cause » écarte l’erreur qui
voudrait faire de la liberté humaine une sorte de Cause première, « à égalité » avec Dieu. Saint
Thomas, toutefois, ne précise pas ici la nature exacte de cette dépendance causale. Elle joue
assurément dans l’ordre de l’exercice, car la volonté a besoin de la motion divine pour passer à l’acte,
pour poser ce « plus-être » qu’est l’acte libre. Mais qu’en est-il dans l’ordre de la spécification, c’est-à-
dire du choix lui-même ?
117
* L’abandon des pécheurs (arg. 4 et ad 4 ) : L’objection signale un autre cas, plus particulier, où il
semble que Dieu retire sa providence : celui des pécheurs, dont Dieu dit : « Je les ai abandonnés aux
désirs de leurs coeurs » (Ps 80, 13 : BJ « Je les laissai à leur coeur endurci, ils marchaient ne suivant
que leur conseil »). Ce thème de l’« abandon » du pécheur par la grâce, c’est-à-dire de
l’endurcissement, qui est un effet de la réprobation, est classique en théologie.
Dans sa réponse, saint Thomas distingue comme deux degrés dans l’action providentielle de
Dieu. Il y a une providence générale qui s’exerce même à l’égard des impies (« il fait lever son soleil
sur les méchants et sur les bons » Mt 5, 45). Dieu les conserve dans l’être. Toutefois, il n’est pas tenu
en justice de leur donner la grâce qui les retirerait infailliblement de leur état librement choisi de
pécheurs (et c’est en ce sens qu’il les « abandonne » en toute justice). Il y a, ensuite, une providence
spéciale, « plus excellente » (en fait la prédestination), qui s’exerce à l’égard des justes pour les
préserver non pas de toute chute mais de ce tout qui pourrait empêcher, au terme, leur salut.
* Une providence différenciée (arg. 5 et ad 5118) : Dieu, dit saint Paul, ne se préoccupe pas des boeufs
(1 Co 9, 9) ! Les créatures irrationnelles ne semblent pas devoir faire l’objet de la providence.
Saint Thomas répond qu’effectivement la providence ne s’exerce pas pour les animaux et les
créatures irrationnelles de la même manière que pour les hommes. Ceux-ci font l’objet d’une
attention « spéciale » de la providence119. En particulier, comme l’homme jouit de la liberté, l’action
de la providence à son égard s’exerce essentiellement au plan moral : Dieu récompense l’homme ou le
punit. De sorte que les événements de l’ordre physique ont pour la personne humaine le sens d’une
peine ou d’une récompense. Cette providence morale n’a évidemment pas lieu de s’exercer vis-à-vis
des créatures irrationnelles et la mort du moucheron sous la fatal crachat de Zaïn n’est pas pour lui
une peine ! Mais celles-ci n’en demeurent pas moins soumises à la providence cosmique ou physique.

« Ne vend-on pas deux passereaux pour un as ? Et pas un d’eux ne tombe à terre indépendamment de
votre Père » (Mt 10, 29).

117
Cf. Q. de ver., q. 5, a. 7.
118
Cf. q. 103, a. 5, arg. 2 et ad 2 ; Q. de ver., q. 5, a. 6
119
Cf. Q. de ver., q. 5, a. 5, co., où saint Thomas explique que, plus une créature est proche du premier principe, plus elle fait
l’objet d’une providence particulière.

31
Leçon V : Deux propriétés de la providence

Les deux derniers articles de la q. 22 définissent deux propriétés essentielles de la providence.


L’a. 3 établit que Dieu élabore seul le plan d’ensemble du retour des créatures vers Lui : la providence
divine est donc, de ce point de vue, immédiate (sans intermédiaire), mais Dieu peut cependant
recourir à des intermédiaires quant à l’exécution de ce plan. L’a. 4 montre que providence n’est pas
fatalité : elle respecte la contingence de certains événements ; elle ne rend donc pas nécessaires en
eux-mêmes tous les événements qu’elle dispose pourtant de façon infaillible (a. 4).
120
I. Immédiateté de la providence et participation des créatures au gouvernement divin

La divine providence, explique saint Thomas au début de la détermination de l’a. 3 de la q. 22,


comporte deux aspects : primo, l’élaboration par l’intellect divin d’un plan, d’un dispositif et, secundo,
la réalisation ou mise en oeuvre de ce plan - ce qu’on appelle le gouvernement divin.
Quant au premier aspect, qui est la providence à proprement parler, il faut tenir que Dieu seul
pourvoit immédiatement à toutes choses. C’est lui et lui seul qui conçoit, jusque dans ses moindres
détails, le « plan d’ensemble » selon lequel l’univers est acheminé vers sa fin. Il n’a ni besoin d’être
conseillé par quelque créature que ce soit - « Qui fut jamais son conseiller ? » (Ro 11, 34) - ni ne
délègue ou sous-traite la finition des détails du plan à des providences secondaires, comme le ferait le
peintre de génie qui, ayant fixé lui-même les grands traits de la fresque, laisserait ensuite aux
collaborateurs de son atelier le soin de la terminer.
En effet, l’intelligence divine possède en elle-même les notions ou idées (rationes) de toutes les
créatures, jusqu’en leurs déterminations ultimes, particulières. Saint Thomas l’a établi en q. 14, a. 11 :
Dieu connaît jusqu’aux singuliers. Dans l’ad 1 de notre article121, saint Thomas fait observer qu’

« une science opérative [c’est-à-dire visant à diriger l’action] est d’autant plus parfaite qu’elle considère
davantage les réalités particulières dans lesquels l’action se situe ».

A l’inverse de la science théorique qui est d’autant plus parfaite qu’elle saisit les principes les plus
abstraits, les plus universels sans se soucier du particulier (il est plus parfait en soi de connaître les lois
de l’être en tant qu’être que les lois de la reproduction des doryphores), la science pratique ou
opérative doit descendre jusqu’aux détails les plus concrets122, car c’est là, dans le concret, dans un
ensemble de circonstances déterminées, que s’inscrit l’action. La science pratique que Dieu a des
créatures étant par définition parfaite (car elle s’identifie à Dieu même), elle descend donc
nécessairement jusqu’au concret.
En outre, Dieu a déterminé par lui-même les essences ou natures des étants. Or la nature d’un
étant se définit par rapport aux effets qu’elle est susceptible de produire. Dieu connaît par
conséquent le rapport dynamique (l’ordo) de chaque nature à ses effets. Il a donc une connaissance
pratique exhaustive, adéquate, de tous les dynamismes généraux et particuliers à l’oeuvre dans les
créatures.
L’ad 3 précise que cette connaissance minutieuse ne porte pas atteinte à la dignité de Dieu. Il
est vrai que, pour l’homme, il n’est pas bon de s’attacher à la connaissance des choses sans valeur ou
encore à la connaissance des choses mauvaises123. Non que que ces connaissances soient mauvaises

120
Outre Ia, q. 22, a. 3 et q. 103, a. 6, cf. Q. de ver., q. 5, a. 8-10 ; CG, III, 76-79 ; De sub. sep., c. 14 ; CT 130-131.
121
Cf. aussi q. 103, a. 6, co ; CG III, 94, n° 2694...
122
Cf. la célèbre déclaration du prologue de la IIa-IIae : Sermones enim morales universales sunt minus utiles, eo quod
actiones in particularibus sunt.
123
Cf. THOMAS D’AQUIN, De la vérité, Question 2 (La science en Dieu), intr., tr. et com. par S.-Th. Bonino, p. 442-443, note
6, et p. 452-453, note 55.

32
en soi (toute connaissance de soi est un bien), mais elles peuvent le devenir en raison de notre
imperfection. L’étude des choses sans valeur nous fait perdre notre temps et dénote le vice de
curiosité. La connaissance du mal est souvent dangereuse en raison de la fascination qu’exerce le
néant sur un être faillible. Rien de tel pour Dieu.
Dans cette réflexion sur l’immédiateté de la providence, saint Thomas retrouve ses adversaires
favoris : les métaphysiques émanatistes de type néoplatonicien. De fait, à la fin de la détermination, il
signale, pour l’écarter, la théorie platonicienne des « trois providences » qu’il lit chez Némésius
(confondu avec Grégoire de Nysse)124 et dont on trouverait peut-être quelque écho chez certains
Pères (Justin, Athénagoras) qui assignent aux anges le soin des détails pour réserver à Dieu la
providence générale :
* Le Dieu très-haut exerce sa providence à titre premier et principal sur les réalités spirituelles et
intellectuelles, c’est-à-dire sur la totalité du monde dans la mesure où il participe aux genres, espèces
et causes universelles.
* La providence sur les individus des espèces matérielles revient aux dieux, ou substances séparées,
qui assurent le mouvement des sphères célestes, responsable de la génération et de la corruption.
* La providence sur les choses humaines appartiendrait aux démons (au sens du « démon » de
Socrate), c’est-à-dire à des êtres intermédiaires entre Dieu et les hommes.
Incapables de concevoir une causalité divine universelle qui atteigne directement,
immédiatement, jusqu’aux moindres déterminations de l’étant, les métaphysiques émanatistes
répartissent et disséminent la causalité (et donc la providence) le long d’une hiérarchie de causes.
Saint Thomas, lui, éclairé par les exigences de la Révélation, a mis en place une métaphysique de l’être
comme acte intensif, acte des actes, qui lui permet de rendre raison de l’immédiateté de la causalité
divine vis-à-vis de tout étant et de tout dans l’étant. Elle constitue le fondement de la thèse de
l’immédiateté de la providence.
Si Dieu conçoit seul la totalité du plan de la providence, il associe cependant les créatures à sa
réalisation, à son exécution125. C’est la deuxième thèse de l’article, qui nous vaut de retrouver des
thèmes chers à la pensée thomasienne.
Pourquoi Dieu s’associe-t-il des créatures dans l’oeuvre du gouvernement de l’univers ? La
réponse gît dans la loi de la générosité de l’être : plus un étant est en acte et parfait, plus il est bon,
c’est-à-dire plus il rayonne et tend à communiquer sa propre perfection. Communiquer sa bonté est
donc le signe d’une plus grande perfection que de la posséder seulement pour soi. Il est meilleur de
126
contempler et de transmettre aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement !
Bref, un étant atteint sa perfection lorsqu’il est capable de causer un autre soi-même, c’est-à-dire un
autre étant non seulement existant mais capable de causer à son tour un autre étant... Pour prendre
l’exemple de saint Thomas, un enseignant manifeste qu’il a atteint sa perfection d’enseignant lorsqu’il
est capable de former non seulement des étudiants instruits dans la discipline qu’il enseigne, mais des
étudiants capables d’en former d’autres à leur tour dans cette discipline, c’est-à-dire des enseignants.
D’où la « dérive » naturelle des studia dominicains ou autres vers l’auto-reproduction...
Appliquons ce principe au gouvernement divin. Le but de tout gouvernement est de procurer
le bien des choses qui lui sont soumises, c’est-à-dire de les conduire jusqu’à leur perfection. Un
gouvernement sera d’autant meilleur que plus grande sera la perfection qu’il communique aux choses
qui lui sont soumises. Le meilleur gouvernement - et le gouvernement divin réalise cette perfection -
consiste donc à donner aux choses qui lui sont soumises cette perfection suprême qui consiste à être
causes à leur tour.

124
Cf. De natura hominis, c. 44 (PG 40, 794). Pour un exposé et une critique plus complète, cf. CG III, 76.
125
La question est reprise et traitée pour elle-même en q. 103, a. 6. Cf. Q. de ver; q. 5, a. 8, co.
126
Cf. IIa-IIae, q. 188, a. 6.

33
A l’objection tirée du principe d’économie - il est meilleur que ce qui peut être fait par un seul
127
soit fait par un seul que par plusieurs -, saint Thomas répond par le principe de générosité. Certes,
on peut imaginer un modèle d’univers où Dieu gouverne tout directement par lui-même, mais un tel
modèle serait moins bon que celui dans lequel Dieu s’associe les créatures ; il y manquerait la
perfection de la causalité dans les créatures. Ce serait un piètre Dieu que celui qui se réserverait
jalousement toute perfection.
Notez toutefois qu’en communiquant aux créatures quelque chose du gouvernement divin,
Dieu ne s’en dessaisit pas pour autant. En effet (cf. leçon VII), Dieu agit lui-même au coeur de l’action
des créatures, de sorte que les effets (bons) des créatures sont aussi, quoi que sur un autre plan, les
effets de Dieu. Nous retrouvons le paradoxe thomiste d’une causalité divine qui est tout à la fois la
plus universelle et la plus intime qui soit (paradoxe lié au paradoxe de l’être), alors qu’au plan des
créatures, plus la causalité est universelle, générale, plus elle est superficielle.
Le gouvernement politique (royal en l’occurrence) offre une analogie pour méditer cette
association des créatures au gouvernement divin128. Un roi s’entoure de ministres pour deux raisons.
D’une part, parce qu’il en a besoin et ne peut tout gouverner directement par lui-même. Sous cet
angle, le recours aux ministres est un signe d’imperfection. Dieu lui n’a pas besoin des créatures pour
gouverner l’univers. D’autre part, le fait d’avoir de nombreux ministres est le signe de la dignité et de
l’excellence d’un roi. C’est sous cet aspect que le gouvernement humain fournit une base solide à
l’analogie. En effet,

« ce n’est pas en raison d’une imperfection de sa puissance causale mais à cause de l’abondance de sa
bonté que Dieu communique aux créatures la dignité d’être cause129 ».

Cela dit, pour être communiqué aux créatures, le gouvernement de l’univers n’en perd pas
pour autant son unité. Saint Thomas insiste en effet sur la nécessité pour le monde d’être gouverné
par un seul130. Le gouvernement divin doit être le meilleur, explique saint Thomas. Or, le meilleur
gouvernement est celui d’un seul. En effet, le propre du gouvernement est de conduire les choses qui
lui sont soumises vers le bien, c’est-à-dire vers l’unité puisque l’un et le bien sont convertibles et que
l’unité est une forme de bien. Plus un étant a d’unité, plus il a d’être et donc plus il a de perfection et
de bonté. Or, en vertu du principe selon lequel on ne donne que ce que l’on a, la cause de l’unité doit
déjà posséder l’unité. Un gouvernement qui serait divisé en lui-même ne pourrait procurer l’unité de
ses sujets. Cette unité des gouvernants peut certes être une unité qui résulte de l’union de plusieurs,
mais cette union elle-même doit alors être causée (car il y a plus dans le tout que dans la somme des
parties et il faut expliquer d’où vient ce « plus »). Il faut alors en venir à une cause qui possède une
unité par soi. Le meilleur gouvernement est donc « monarchique ». Par conséquent, les différents
acteurs du gouvernement divin ne sont pas juxtaposés mais ils agissent sur des plans différents : les
créatures associées au gouvernement divin sont subordonnées à l’unique Gouvernant qui est Dieu131.

II. Providence et modalité des événements créés (q. 22, a. 4)132

127
Cf. q. 103, a. 6, arg. 2 : Dieu peut gouverner par lui-même toutes choses.
128
Cf. q. 22, a. 3, arg. 1 ; q. 103, a. 6, arg. 3 et ad 3
129
Ia, q. 22, a. 3, co.
130
Cf. Ia, q. 103, a. 3, un des textes de saint Thomas où métaphysique et politique interfèrent le plus fortement.
131
La communication du gouvernement aux créatures suit un ordre hiérarchique. C’est un principe récurrent et structurant
dans le traité du gouvernement divin que Dieu gouverne les réalités inférieures par les supérieures.
132
Cette problématique est omniprésente chez saint Thomas, cf. q. 19, a. 8, à propos de la volonté de Dieu ; q. 23, a. 5, à
propos de la prédestination. Cf. CABROL, Defensiones, I, d. 40, a. 3 (t. II, p. 486b-498b).

34
Puisque « tout est écrit », puisque le plan de la providence - plan qui embrasse tout jusqu’aux
ultimes détails - est infailliblement fixé de toute éternité, alors tout ce qui se produit en ce monde se
produit de façon nécessaire, en vertu d’un implacable déterminisme théologique. C’en est fait de la
contingence et de la liberté ! L’arg. 1 de notre a. 4 exprime le problème sous une forme plus technique
:

« Tout effet qui [1°] a une cause par soi qui déjà a existé ou existe et qui [2°] découle nécessairement de
cette cause, se produit de façon nécessaire [...] Or, la providence de Dieu [1°] existe déjà, puisqu’elle est
éternelle, et [2°] son effet découle d’elle nécessairement, puisque la divine providence ne peut être
frustrée. [Conclusion] La divine providence rend donc nécessaires les choses auxquelles elle pourvoit. »

La difficulté est on ne peut plus classique. Comment tenir les deux bouts de la chaine : la
providence est immuable, certaine et infaillible (Dieu ne rafistole pas son plan au jour le jour en
fonction des réactions des créatures) et pourtant certains événements se produisent de façon
contingente, non-nécessaire ? La difficulté est d’ordinaire soulevée à propos de la liberté humaine
mais, ici, saint Thomas n’aborde pas directement la question spécifique de la liberté, mais, plus
133
radicalement, celle de la contingence, qui l’inclut .
On appelle contingent un événement ou un effet qui aurait pu ne pas se produire (par
exemple, que je sois là ce soir), alors qu’on appelle nécessaire un événement ou un effet qui ne
pouvait pas ne pas se produire. La contingence et la nécessité se définissent par rapport à la cause de
l’effet ou de l’événement. Ainsi un effet est contingent si et seulement si sa cause est contingente.
On peut distinguer deux types de causes contingentes :
* Une cause physique est contingente lorsqu’elle peut être empêchée de produire l’effet qu’elle est
par nature déterminée à produire. Cet empêchement provient de l’action d’une cause extérieure soit
qui interfère avec sa causalité propre (la grêle qui détruit les fruits du cerisier) soit qui s’attaque à la
vertu causale de la cause (l’eau qui pourrit le grain de blé)...
* Certaines causes sont contingentes au sens où elles ne sont pas déterminées par nature ad unum,
c’est-à-dire à la production d’un effet toujours le même, mais jouissent du libre-arbitre et de la faculté
de s’autodéterminer.
Le sed contra laisse entrevoir l’enjeu que la question revêt pour saint Thomas. Il cite en effet
un texte de Denys selon lequel « il n’appartient pas à la providence de détruire la nature134 ».
Persuadé que la foi chrétienne en un Dieu personnel et libre n’a rien à craindre de la mise en valeur de
la consistance propre de la nature, saint Thomas tient à montrer que la providence n’écrase pas les
causes secondes ni ne les rend superflues.
La détermination l’explique clairement. La providence a pour objet de disposer les créatures en
vue de leur fin. Cette fin est double, ainsi que nous l’avons déjà expliqué à propos de la finalité du
gouvernement divin (leçon II). La fin extrinsèque et ultime est la Bonté divine à imiter et manifester.
La fin intrinsèque est la bonté (créée) de l’univers par laquelle il imite - de loin - la Bonté divine. Or, la
135
bonté intrinsèque de l’univers exige la diversité ontologique (diversi gradus essendi) . La providence
dispose donc les choses en vue de ce bien qu’est la diversité des êtres.
Or, une des grandes divisions de l’étant créé est la division en étant nécessaire et étant
contingent136. Dieu veut donc qu’il y ait des êtres (et des événements) qui soient nécessaires et

133
L’ordre des problèmes suivi en CG III est significatif. Saint Thomas commence par établir que la providence n’exclue pas
les causes secondes mais agit au contraire en elles et par elles (c. 70). Il s’ensuit que la providence ne supprime pas
totalement la corruption et le mal dans les créatures (c. 71), qu’elle n’exclut pas la contingence (c. 72), ni la liberté (c. 73), ni
le hasard (c. 74)
134
Les Noms divins, c. 4, § 33.
135
Cf. Ia, q. 47 ; q. 48, a. 2.
136
Cf., par ex., ad 3 : Necessarium et contingens proprie consequuntur ens inquantum ens ; De subs. sep., c. 15 :
Necessarium autem et possibile sunt propriae differentiae entis...

35
d’autres qui soient contingents. Par conséquent, il a disposé les choses de telle manière que certains
êtres ou événements soient produits de façon nécessaire et d’autres de façon contingente. Pour cela,

« il a préparé pour certaines choses des causes nécessaires afin qu’elles se produisent de façon
nécessaire et il a préparé pour certaines choses des causes contingentes afin qu’elles se produisent de
façon contingente selon la propriété de leurs causes prochaines137 »

En effet, la contingence et la nécessité disent le rapport d’un effet à sa cause prochaine.


Cet enseignement signifie que l’existence d’événements contingents est positivement voulue
par Dieu. Elle n’est pas un pis-aller qui viendrait de ce que Dieu ne maîtriserait pas vraiment les bas
fonds de l’univers, les parties de ce monde qui sont les plus éloignés de son rayonnement ontologique
et qui seraient alors livrés au non-être de la contingence. En q. 19, a. 8, où il traite d’un problème
similaire, saint Thomas écarte fermement la solution de ceux qui font dépendre la modalité de
l’événement des seules causes intermédiaires. Si la cause seconde est nécessaire, alors l’événement
est nécessaire ; si elle est contingente, alors l’événement est contingent. Ce n’est pas faux, car
effectivement la modalité se prend formellement du rapport à la cause prochaine. Mais c’est
insuffisant pour deux raisons. Primo, la modalité de l’effet ultime ne serait pas directement voulu par
la Cause première. Il se produirait en dehors de son intention, comme par hasard. Secundo, le modèle
qui préside à cette vision des choses néglige la transcendance de la Cause première divine qui est
assimilée au rapport cause première - cause seconde dans l’ordre des causes créées. Au plan des
causes créées, en effet, la contingence de l’effet n’est pas voulue par la cause première mais vient
uniquement de la défaillance de la cause prochaine. Par exemple la mauvaise qualité du germe (cause
seconde) empêche la germination malgré le rayonnement constant du soleil (cause première), ou la
mauvaise qualité du marbre (cause seconde) empêche la réalisation du chef d’oeuvre élaboré par
l’artiste (cause première). Ni le soleil ni l’artiste n’y peuvent mais. Bref, dans cette perspective, qui est
celle des systèmes émanatistes du néoplatonisme, la contingence s’impose à la cause première qui, en
raison de sa faiblesse, est incapable de maîtriser les défaillances des causes secondes.
Toute autre est la position de l’Aquinate. Retournant en quelque sorte la situation, il pense que
c’est l’efficacité absolue et non la faiblesse de la volonté ou de la providence divine qui fonde la
contingence de certains événements. Dans l’ad 1 de notre a. 4, il affirme :

« L’effet de la divine providence est non seulement que quelque chose se produise de quelque manière
que ce soit, mais que quelque chose se produise soit de façon contingente, soit de façon nécessaire »

Si le mur de ma maison est peint en blanc, ce n’est pas parce que je n’ai de fait à ma disposition dans
mon atelier qu’un pot de peinture blanche. C’est parce que je voulais peindre le mur en blanc, que je
me suis procuré un pot de peinture blanche qui se trouve par suite être le seul que j’ai actuellement à
ma disposition.
Cette doctrine prend appui sur un fondement métaphysique. La modalité
(nécessaire/contingent) est une différence propre de l’étant en tant qu’étant. C’est-à-dire une division
qui affecte non pas tel secteur limité de l’être mais l’être en tant qu’être et donc tout être. Voilà
pourquoi seule la cause de l’étant en tant qu’étant peut en dernière analyse déterminer la modalité
de l’événement (cf. ad 3). Dans un autre texte138, saint Thomas explique que la cause qui est apte à
produire un certain genre d’effets est apte aussi à produire les différences propres de ce genre. Par
exemple, celui qui est capable de dessiner un angle est ipso facto capable de dessiner un angle aigu ou
un angle obtus. De même, Dieu dont la causalité vise l’étant en tant qu’étant, est capable de
déterminer la modalité de l’effet qu’il pose comme Cause première.

137
Ia, q. 22, a. 4, co.
138
De sub. sep., c. 15, n° 84.

36
Bien que saint Thomas ne le fasse pas ici explicitement, il faut, me semble-t-il, préciser que
Dieu dispose non seulement l’existence du contingent en général mais bien l’existence de tel
événement contingent déterminé. Le principe de la mitraillette ne s’applique pas ici : en arrosant un
secteur de balles, il y en aura bien une (mais laquelle ?) qui atteindra l’ennemi embusqué. De même,
en créant des créatures faillibles, Dieu sait bien qu’il y a aura bien l’une ou l’autre qui défaillira. Mais
ce modèle « statistique » interdit à Dieu toute science déterminée des événéments contingents. Il
saurait seulement qu’il y a du contingent dans le monde mais il ne connaitrait pas les événements
contingents eux-mêmes, ce qui ne laisse pas de faire problème... La question est capitale relativement
à cette forme de contingence qu’implique la liberté. Dieu ne veut pas seulement qu’il y ait des actes
libres en général (abandonnant à la causalité libre l’occurrence de tel ou tel événement) mais sa
providence dispose tout de façon à ce que soit posé librement tel acte précis (le fiat de Marie).
Comment concilier la contingence de certains événements et ces propriétés de la providence
que sont l’immutabilité, la « certitude » et l’infaillibilité ? Si la divine providence a de toute éternité
disposé le fiat de Marie et si la providence ne peut faillir, comment ce fiat inévitable peut-il encore
être libre ? Comment peut-il être à la fois nécessaire - car ce qui est prévu par Dieu se produit
nécessairement - et libre ? La question touche les racines philosophiques des terribles mais
indispensables débats sur la grâce et la liberté. Elle est redoutable et même Cajetan, dans un accès
d’humilité intellectuelle, a bel et bien rendu les armes139 !
Le débat suppose la distinction entre deux types de nécessité : la nécessité absolue et la
nécessité relative ou conditionnelle140. La nécessité absolue est une nécessité interne à une chose. Elle
découle de ses causes intrinsèques, c’est-à-dire de sa nature (ainsi, il est nécessaire qu’un animal,
composé d’éléments provisoirement unis par la forme substantielle, se corrompe tôt ou tard) ou bien
de ses causes extrinsèques prochaines : un effet est nécessaire lorsque, par rapport à sa cause
prochaine, il ne peut pas ne pas être produit (le feu détruit nécessairement le papier qu’on en
approche). Cette nécessité s’oppose directement et absolument à la contingence de l’effet.
La nécessité conditionnelle ou relative est nécessité par rapport à autre chose. Prenons un
exemple. Entrant dans la chapelle, je vois mon ami Pierre à genoux en train de prier, et, comme je suis
à jeun et que la vue est infaillible, il est impossible, puisque je le vois, que mon ami Pierre ne soit pas
en train de prier. Bref, il est nécessaire que Pierre soit en train de prier. Il n’en reste pas moins que
c’est librement que Pierre a choisi d’entrer dans la chapelle pour y prier. C’est une nécessité relative (à
la connaissance que j’en ai) ou conditionnelle qui est compatible avec la contingence et la liberté.
Si Dieu voit de toute éternité que demain je recevrai, par l’effet du vent d’autan, une tuile sur
le crâne ou que dans un an je déciderai librement d’étrangler mon prieur, alors, puisque la science
divine est infaillible, il est nécessaire d’une nécessité conditionnelle que j’étrangle librement mon
prieur.
Cette solution serait peut-être satisfaisante si la providence était une pure connaissance du
cours des choses qui n’exercerait aucune causalité sur les événements. Or tel n’est pas le cas. Il y a
une action causale de la providence. Il faut alors recourir à un autre principe de solution.
Dira-t-on que la providence est infaillible non pas parce qu’elle orienterait de l’intérieur les
événements vers le résultat voulu, mais parce que, connaissant d’avance tous les contingents (aussi
bien les événements physiques que les actes libres), Dieu, tel un joueur génial d’échecs, « se
débrouillerait » pour tout faire concourir, dans une gigantesque combinatoire, au résultat voulu. « A
supposer que Pierre ne réponde pas à une première sollicitation de la grâce, je vais préparer sa
rencontre avec telle personne ou bien tel malheur qui le fera réflechir... » Ce n’est pas absolument
faux, mais c’est insuffisant. Essentiellement, parce qu’on ne voit pas comment Dieu pourrait connaître
ce dont il n’est d’aucune manière la cause (les réactions de la liberté) et parce que les concours de

139
Cf. CAJETAN, In Iam, q. 22, a. 4, n° III-IX. Banez, in hoc loco, reprend assez vivement son prédécesseur sur ce point.
140
Cf. THOMAS D’AQUIN, De la vérité, Question 2 (La science en Dieu), intr., tr. et com. par S.-Th. Bonino, p. 586-594.

37
circonstances, sauf à recourir en permanence au miracle, supposent une action à l’intérieur même des
séries causales.
Mieux vaut se souvenir que la modalité d’un événement se définit par rapport à sa cause
prochaine et non par rapport aux causes éloignées. Le rayonnement solaire - qui est une cause
nécessaire - est la cause éloignée de la germination des plantes. Pourtant, comme la cause prochaine
de la germination (la vertu causale contenue dans le germe) est contingente, l’événement lui-même
est contingent, bien que sa cause lointaine soit nécessaire.
Il faut donc tenir, même si le mystère demeure, qu’il n’est pas contradictoire que certains
événements soient contingents simpliciter parce que leur cause prochaine est contingente, bien qu’ils
soient « nécessaires » ou inévitables au regard de la divine providence :

« Aucun effet n’est appelé formellement contingent par rapport à la volonté ou à la providence de Dieu
141
mais en vertu de son rapport formel aux causes prochaines ou particulières susceptibles de défaillir »

Pour conclure, par manière d’illustration, sur, d’une part, la conciliation entre la contingence
des événements et l’immutabilité de la providence et, d’autre part, la participation des créatures au
gouvernement divin, je vous propose de considérer le cas de la prière de demande. En effet, les pieux
désirs et la prière qui en est l’expression sont des actes par lesquels la créature spirituelle contribue
selon son mode propre à l’accomplissement du gouvernement divin. Dieu veut que l’homme soit de
quelque manière cause des bienfaits qu’il veut donner (à lui et aux autres), à la fois pour manifester sa
générosité et pour tisser des liens plus étroits de dépendance entre l’homme et Dieu et entre les
hommes (la communion des saints).
En IIa-IIae, q. 83, a. 2142, saint Thomas se demande s’il est opportun (conveniens) de prier. Est-
ce que prier sert à quelque chose ? Dans la détermination, il commence par signaler trois théories qui
ou bien ôtent toute signification à la prière ou bien, pour la troisième, faussent cette signification143 :
144
* La première, rattachée à Cicéron , exclut les affaires humaines du domaine de la providence. Les
dieux ne s’occupent pas des hommes. Inutile donc de prier.
* La deuxième, qui peut se rattacher aux stoïciens145, affirme que tout se produit nécessairement dans
les affaires humaines, soit en raison d’un déterminisme théologique (l’immutabilité de la providence),
soit en vertu de la nécessité astrale, soit en vertu du destin. Là encore inutile de prier.
* La troisième - que saint Thomas attribue parfois aux Egyptiens146 - accorde que la providence
s’intéresse aux affaires humaines et que celles-ci ne sont pas régies par le déterminisme. Mais, cédant
à un anthropomorphisme naïf, elle soutient que les dispositions de la providence sont changeantes et
que la prière et le culte ont précisément pour objet de modifier ces dispositions dans un sens jugé plus
favorable.
Certes, la prière peut modifier un dispositif particulier (celui qui, par exemple, conduisait
inéluctablement une armée à sa défaite), mais cette modification elle-même, obtenue par la prière,
est intégrée de toute éternité dans le dispositif universel de la providence qui « avait prévu » cette
prière et « avait prévu » de donner la victoire en conséquence de cette prière147.

141
D. BANEZ, In Iam, q. 19, a. 8, ed. Urbano, p. 450
142
Cf. aussi une problématique similaire en Ia, q. 23, a. 8 : Utrum praedestnatio possit iuvari precibus sanctorum ? et, plus
largement, CG III, 95-96 : Quod immobilitas divinae providentiae utilitatem orationis non excludit.
143
Il signale qu’il les a déjà réfutées dans la Ia pars, cf. q. 22, a. 2 et 4
144
Cf. De divinatione, II, 5.
145
En CG III, 96, n° 2721, saint Thomas fait une remarque très éclairante. Si les stoïciens n’accordent aucune efficacité à la
prière, c’est que, pour eux, l’ordre du monde que Dieu régit se réduit à l’ordre physique. Or, pour saint Thomas, l’ordre du
monde, tel que Dieu l’embrasse, inclut et l’ordre physique et l’ordre moral, de sorte que les actions morales ont un effet sur
l’ordre physique.
146
Cf. Ia, q. 23, a. 8 ; CG, III, 96, n° 2117.
147
Cf. CG III, 96, n° 2721-2722.

38
Saint Thomas rappelle que la providence détermine non seulement quels effets doivent être
produits mais qu’elle dispose aussi en vertu de quelques causes et de quel dispositif ils sont produits.
Or les actes humains, et spécialement la prière, font partie, de manière éminente, de ces causes.
Contre tout fatalisme,

« les hommes doivent donc faire certaines choses non pas pour modifier par leurs actes les dispositions
divines mais pour accomplir par leurs actes certains effets conformément au dispositif mis en place par
Dieu148 ».

L’application à la prière suit :

« Nous ne prions pas pour changer ce que Dieu a disposé mais pour obtenir ce dont Dieu a disposé que
cela s’accomplirait par les prières, afin que ‘les hommes en demandant méritent d’obtenir ce que le Dieu
tout-puissant avait disposé avant les siècles qu’il leur donnerait’, ainsi que le dit saint Grégoire
[Dialogues, I, 8]149 »

L’efficacité de la prière ne vient pas - anthropocentrisme naïf - de la pression psychologique qu’elle


ferait subir à Dieu, mais vient de ce qu’elle est de toute éternité voulue par Dieu et suscitée par lui au
coeur de l’orant.
Ainsi ce n’est pas parce qu’Etienne aurait pris l’initiative de prier pour ses persécuteurs que
Dieu, découvrant cette louable intention, aurait en cours de route décidé de changer ses projets sur
Saül. C’est parce qu’il voulait à la fois la conversion de Saül et la manifestation de la puissance de
l’intercession d’Etienne, qu’il a disposé que la conversion de Saül serait une conséquence morale (par
manière de mérite) de la prière que lui-même a suscité au coeur d’Etienne.

148
IIa-IIae, q. 86, a. 2.
149
Ibid.

39
Leçon VI : La conservation des créatures dans l’être (q. 104)

Le gouvernement divin présente deux grands types d’effets (q. 103, a. 4) : la conservation des
créatures dans l’être (q. 104150) et leur promotion au bien, c’est-à-dire à l’action causale (mutatio
creaturarum) (q. 105 ss.). Il faut évidemment se garder de séparer ces deux aspects : être et bien sont
convertibles, de sorte que conserver les créatures dans l’être, c’est déjà procurer leur bien.
Pour saint Thomas, la conservation des créatures par Dieu est une affirmation de foi en même
temps qu’une vérité métaphysique fondamentale151. En effet, le thème est attesté dans l’Ecriture (cf.
leçon I) : Dieu ne se contente pas de donner la « chiquenaude » initiale, mais il ne cesse de porter les
créatures et d’assurer leur conservation. Saint Irénée affirme que

« tous les êtres créés reçoivent le commencement de leur existence, mais ils durent aussi longtemps que
152
Dieu veut qu’ils existent et qu’ils durent . »

Cette action conservatrice peut s’exercer d’une manière plutôt extrinsèque en neutralisant les forces
de destruction à l’oeuvre dans un univers formé d’éléments antagonistes :

« Voyant que par elle-même toute la nature créée s’écoule et se dissout, pour éviter cela, et pour que
l’univers ne retourne pas au néant, après avoir tout créé par son Verbe éternel, et donné l’être à la
création, il ne l’abandonne pas à l’élan et aux fluctuations de nature, qui risqueraient de la faire retourner
au néant ; mais dans sa bonté, par son Verbe qui est Dieu lui aussi, il gouverne et maintient toute la
création [...] Elle ne subit pas le sort qui serait le sien si le Verbe ne la gardait, à savoir
153
l’anéantissement . »

Mais, plus fondamentalement, la conservation est une action qui s’exerce au coeur même des
créatures pour les maintenir dans l’être. Dieu est rerum [...] tenax vigor. Pour rendre plus expressive
cette vérité, les Pères aiment dire que, sans l’action conservatrice de Dieu à l’intime des choses, tout
retournerait instantanément au chaos et au néant.

« Il parle de sa providence quotidienne - car Dieu ne s’est pas contenté de créer le monde, il l’agence
(sugkrotei) après l’avoir amené à l’existence -, même si tu parles des anges, des archanges, des
puissances d’en-haut, même si en un mot, tu nommes toutes les choses visibles et invisibles, elles
bénéficient également de sa providence ; mais si elles sont privées de cette action vivifiante, elles
disparaissent, se dissipent et périssent154. »

A saint Jean Chrysostome font écho les deux Pères cités par saint Thomas dans ce contexte. Saint
Augustin, qui, à propos de l’oeuvre de Dieu après le repos du septième jour, affirme :

« On peut penser que Dieu s’est reposé d’avoir créé les divers genres de créatures, parce qu’il ne créa
plus ensuite de nouveaux genres, mais que cependant il continue d’agir jusqu’à maintenant et dans la
suite en régissant ces mêmes genres qui furent alors créés : de telle sorte que même ne ce septième jour,
il ne cessa pas de gouverner par sa puissance le ciel, la terre et tous les autres êtres qu’il avait créés :
sinon, ils auraient aussitôt sombré dans le néant. Car la puissance du créateur et la vertu du Tout-
Puissant et du Tout-Tenant est la cause par laquelle subsiste toute créature. Si cette puissance cessait un
instant de s’exercer sur les êtres créés, du même coup ceux-ci perdraient leur forme et toute nature

150
Toute une question des Quaestiones disputatae de potentia (q. 3) est consacrée au thème de la conservation des choses
dans l’être. Elle apporte de précieux compléments à notre q. 104.
151
Cf. a. 1.
152
Adv. haeres., II, 34, 3
153
ATHANASE, Traité contre les païens, 41, SC 18, p. 193.
154
JEAN CHRYSOSTOME, Sur l’égalité du Père et du Fils, hom. XII, SC 396, p. 350-351

40
s’abîmerait dans le néant. Il n’en va pas en effet de Dieu comme d’un architecte : la maison achevée,
celui-ci s’en va, et, même lorsqu’il cesse d’agir et qu’il s’en est allé, la maison subsiste ; au contraire, le
155
monde ne pourrait subsister, fût-ce l’instant d’un clin d’oeil, si Dieu lui retirait son concours [regimen] »

Et saint Grégoire le Grand qui oppose l’être souverain de Dieu à l’être des créatures :

« Tous ces êtres en effet sont, mais ils ne sont pas à titre principal (principaliter), parce qu’ils ne trouvent
pas leur subsistance en eux-mêmes et s’ils ne sont pas maintenus par la main de celui qui les gouverne, ils
ne peuvent en aucune manière exister. Tous sans exception subsistent, en effet, en celui qui les a créés
[...] Tous les êtres en effet ont été créés de rien et leur essence retournerait au néant si l’auteur de toutes
choses ne la retenait pas toutes en sa main156 »

I. Nécessité de la conservation (a. 1)

Dans l’a. 1, saint Thomas commence par distinguer, à partir d’une analyse de l’expérience
humaine, deux manières de conserver un être : la conservation indirecte (par accident) et la
conservation directe (par soi). Conserver indirectement un être, c’est écarter ce qui pourrait le
détruire. Par exemple, j’ai conservé la forêt en éteignant rapidement un début d’incendie. Je ne donne
certes pas l’être à la forêt mais je le conserve en empêchant qu’il soit détruit. Saint Thomas prend
l’exemple de celui qui surveille un enfant pour l’empêcher de tomber dans le feu. Par contre, on dit
que B est conservé directement par A, lorsque B dépend de A au point de ne pouvoir exister sans A.
Pour prendre un exemple omniprésent dans la question, la lumière qui est dans l’air est conservée de
façon directe par l’action du soleil.
Appliquons cette rapide analyse à la question des rapports de Dieu et de la créature. Dieu
conserve certains êtres indirectement (lorsque, par exemple, il envoie son ange pour préserver les
enfants dans la fournaise de feu). Mais ce type de conservation ne vaut que pour des êtres sujets à
corruption.
Plus radicalement, Dieu conserve toutes les créatures directement. Saint Thomas renvoie ici au
texte des Morales sur Job. Pour mieux comprendre cette grande vérité de la foi chrétienne, il
commence par distinguer deux formes de causalité. Il y a d’une part la cause du devenir (causa fiendi)
et d’autre part la cause de l’être (causa essendi). Il part de celle qui nous est la plus accessible, la
causalité dans l’ordre du devenir, pour dégager la nécessité d’une autre forme de causalité dans
l’ordre de l’être, de laquelle se prend la nécessité conservation.
La cause du devenir explique la venue d’un sujet à être mais non pas son être même. L’effet
dépend de la cause quant à son advenir mais non quant à son être (du moins pas directement). Cette
causalité se rencontre tant au plan des productions humaines qu’au plan du devenir dans la nature.
Prenons le cas d’un architecte qui construit une maison. L’architecte n’est pas la cause de l’être de la
maison. Car, cet être, en quoi consiste-t-il ? Esse sequitur formam (l’être dépend de la forme). La
forme de la maison est une forme accidentelle - une certaine disposition ordonnée de matériaux - qui
résulte formellement des propriétés des éléments naturels qui entrent dans la composition de la
maison (la résistance de la pierre, l’imperméabilité de la tuile...). Le rôle de l’architecte est d’organiser
l’« action » de ces éléments naturels, de faire concourir leurs propriétés, de façon à obtenir une
maison (un peu comme le cuisinier se sert de la vertu du feu pour préparer la nourriture). Il applique
(le terme technique est important) l’action de ces éléments. Mais l’être lui-même de la maison
dépend de la nature des éléments qui la composent.

155
De Genesi ad litt., IV, 12 (BA 48, p. 308-309).
156
Moralia, XVI, 37, 45 (SC 221, p. 206-207).

41
De manière semblable, dans la nature, pour que A soit cause de l’être de B, il faut que A soit la
cause de la forme de B comme telle, puisque, répétons-le, c’est la forme qui donne l’être. Or lorsque
deux sujets possèdent la même forme (la même forme spécifique et non numérique), et se situent
donc sur le même plan ontologique, l’un ne peut être la cause de la forme de l’autre en tant que telle,
sinon il serait causa sui, cause de son propre être. Si Mirza était la cause de la forme de Milou en tant
que telle, il serait cause de la caninité et donc cause de lui-même en tant que chien, ce qui est
absurde. En fait, Mirza est seulement la cause de l’application de la forme « caninité » à cette portion
de matière qui deviendra Milou ; cause du fait que cette portion de matière acquiert cette forme là. Il
est cause du devenir, causa secundum fieri. C’est, précise, l’Aquinate, le cas pour toute causalité
univoque.
Par contre, dans la causalité équivoque, on note un décalage ontologique entre la cause et
l’effet, de sorte que la cause ne peut communiquer tout ce qu’elle est (selon l’axiome quidquid
recipitur...). Le soleil ne communique pas la chaleur absolue mais un certain degré de chaleur. Dans ce
cas, la cause équivoque peut être cause de la forme comme telle de l’effet et, partant, elle peut être
causa essendi.
Or, la conservation de l’effet se réalise de façon très différente dans le cas de la causalité
univoque (causa fiendi) et dans celui de la causalité équivoque (causa essendi). Le principe général est
le suivant : l’effet comme tel demeure tant que dure l’action de l’agent.
Prenons un cas d’action univoque : le réchauffement de l’eau par le feu. Le feu est cause
univoque du réchauffement de l’eau. Lorsque cesse l’action du feu, son effet, le réchauffement (fieri ;
le fait d’être en train de devenir chaud) cesse. Pourtant l’eau demeure chaude, au moins pour un
temps. La raison en est que la forme « chaleur » est inhérente à l’eau ; elle en est un accident réel. On
distingue ici deux cas. Lorsque la participation de l’effet à la cause est parfaite, elle demeure toujours.
Par exemple, la forme caninité demeure en Milou même après la mort de Mirza. Lorsque la
participation est imparfaite, la forme disparaît progressivement (l’eau ne devient pas feu)
Prenons maintenant le cas d’une causalité équivoque : celui de l’illumination de l’air par le
soleil. Le soleil est la cause équivoque de la luminosité de l’air (l’air ne devient pas soleil, mais
participe de quelque chose du soleil : la lumière). Dans ce cas, la forme participée n’a aucune racine
dans le sujet qui la participe : il n’y a pas dans l’air d’ordination à la lumière.
L’image du soleil va fournir un support à l’expression des rapports de causalité entre Dieu et la
créature. Dans les deux cas - action illuminatrice du soleil, action créatrice de Dieu - nous avons affaire
à une causalité équivoque. Le soleil est lumineux par essence, il est la lumière subsistante. L’air
devient lumineux en participant non pas à la forme même du soleil mais à un effet de cette forme, la
lumière. Dieu est l’Etre même subsistant. Toute créature est un étant dans la mesure où elle participe
non pas à la nature divine mais à l’être (esse commune) qui est un effet de Dieu.
Paradoxe de l’être qui est simultanément ce qu’il y a de plus immanente et de plus
transcendant en chaque chose : il est ce qu’il y a de plus intime dans chaque sujet et en même temps
ce qui lui échappe absolument (l’esse n’est pas une sécrétion de l’essence). Ce qui me constitue
comme tel est reçu d’un Autre.
Examinons l’une ou l’autre objection :
* arg. 1 et ad 1: Il existe des êtres incorruptibles, « nécessaires » qui, par nature, ne peuvent pas ne
pas être (les anges, les corps célestes). En effet, l’esse vient par la forme (esse per se consequitur
formam). Si la forme peut être séparée du sujet (comme c’est le cas chez les êtres composés de
matière et de forme), alors le sujet peut perdre son être, mais si la forme ne peut être séparée du
sujet, alors le sujet existe nécessairement. Une action conservatrice semble parfaitement inutile157.
Saint Thomas répond que si l’esse de l’étant vient de la forme, la forme elle-même est en
puissance par rapport à l’esse. Elle ne donne et conserve l’être au sujet que dans la mesure où elle le

157
Nous avions déjà rencontré une objection semblable à propos de la création en Ia, q. 44, a. 1, arg. 2

42
reçoit elle-même, bref supposito influxu Dei. Une bouée permet au baigneur de flotter... à condition
qu’elle flotte elle-même, c’est-à-dire qu’elle soit gonflée d’air.
Toute créature est marquée par la possibilité de ne plus être (potentia ad non esse). Mais chez
les créatures spirituelles, cette possibilité est purement extrinsèque ; elle se prend de Dieu. Ainsi un
pendule soumis au mouvement perpétuel n’a pas en lui-même de quoi s’arrêter. Si arrêt il y a, il ne
pourra venir que d’une cause extérieure. Par contre, pour les créatures matérielles, cette possibilité
est non seulement extrinsèque mais intrinsèque : elle est inscrite dans leur nature même.
* arg. 2 et ad 2 : Certains agents créés communiquent à leur effet l’aptitude à subsister
indépendamment de leur présence active. L’eau reste chaude après l’extinction du feu ; l’étudiant
continue d’exercer son habitus métaphysique après le décès de son professeur... Si des sujets créés
ont ce pouvoir, à plus forte raison, Dieu doit-il l’avoir !
Mais l’objectant a tort de mettre sur le même plan, d’une part, la causalité selon le devenir,
dans laquelle l’être acquis par le devenir subsiste après la fin du devenir et de l’action causale de la
cause, et, d’autre part, la causalité selon l’être qui suppose l’action permanente de la cause.

II. La participation des créatures à la conservation dans l’être (a. 2)

Nous avons déjà signalé qu’une des principales différences entre la création et le
gouvernement divin tenait au caractère immédiat de la création (Dieu créé sans intermédiaire) et
médiat du gouvernement divin. La conservation par Dieu des créatures relevant du gouvernement
divin, l’a. 2 établit précisément que Dieu conserve certaines créatures dans l’être par l’intermédiaire
d’autres créatures.
Dans la détermination, saint Thomas explique que cette participation des créatures à la
conservation d’autres créatures vaut tant pour la conservation indirecte que pour la conservation
directe. Pour la conservation indirecte, l’Aquinate se contente de renvoyer à l’expérience. Dans le
monde physique déjà, nombreuses sont les créatures qui s’opposent à l’action corruptrice d’autres
agents. Par exemple, le sel conserve la viande parce qu’il empêche le processus de corruption. Dans
l’ordre humain, les responsables politiques ont pour mission de conserver l’unité des sociétés en
s’opposant aux forces de dissolution sociale par la promotion du bien commun...
Pour la conservation directe, il importe de se souvenir que si seul Dieu peut communiquer
l’être par manière de création, l’être se communique aussi selon d’autres modalités qui impliquent,
elles, la coopération des créatures, subordonnée à l’action divine. Ainsi saint Thomas commence par
rappeler qu’un effet peut dépendre directement, quant à son être même, d’une pluralité ordonnée de
causes, c’est-à-dire d’une série verticale de causes co-agissantes (qui est tout autre chose qu’une série
horizontale de causes successives). Ainsi, l’être-chaud du corps bronzant sur la plage dépend
simultanément de l’« être-chaud » du soleil et de l’« être-chaud » des différentes couches de
l’atmosphère. Dans ces séries causales verticales, il y a un ordre. L’effet dépend primo et principaliter
(à titre premier et principal) de la cause première et à titre secondaire des causes secondes. Ainsi en
va-t-il pour la conservation des êtres158.
Saint Thomas précise alors que, plus la cause intermédiaire est élevée (c’est-à-dire plus elle est
proche de la cause première), plus son action conservatrice est importante. Cette hiérarchie a été bien
observée dans l’ordre cosmologique par Aristote159. Le mouvement de la sphère des Fixes, qui est le
premier mouvement, est cause de la continuité et de la permanence de la génération, tandis que le
second mouvement, à savoir la révolution zodiacale annuelle du soleil le long de l’écliptique, est cause

158
Nous touchons ici la question controversée de la participation des créatures au don de l’être. Banez, qui tient à réserver à
Dieu la production de l’esse absolute (existentia absolute) s’efforce de montrer in hoc loco que ce n’est qu’en un sens très
relatif que la créature donne l’être et le conserve.
159
Métaphysique, XII, 6 (1072 a 9 ss.). Cf. aussi Ia, q. 68, a. 2, ad 3

43
de la diversité en produisant l’alternance des générations et des corruptions. De même les astrologues
attribuent à Saturne, la plus haute des planètes, une action sur les choses fixes et permanentes. Bref,
plus on se rapproche de Dieu, plus la puissance de conservation dans l’être est grande.
Pourtant, cette affirmation d’une participation des créatures à la conservation des êtres pose
de difficiles problèmes dans la mesure où la conservation est une notion très proche de la notion de
création, dont on sait qu’elle n’admet pas de médiation.
Dans l’ad 4 de l’a. 1, saint Thomas a déjà fait allusion à la différence entre création et
conservation160. Supposons, disait l’objectant, que Dieu conserve les choses dans l’être. Cette action
divine, si elle est réelle, doit nécessairement poser un effet réel dans la créature. Mais quel est-il ?
Serait-ce l’esse même de la créature ? Mais cet esse existe déjà en vertu de l’acte créateur. Serait-ce
alors quelque chose qui s’ajoute à l’esse ? Impossible. Comme l’action conservatrice est une action
constante et non pas intermittente, cet effet s’ajouterait de façon cumulative à l’esse et cela à l’infini,
ce qui est absurde. Bref, on ne voit pas très bien quel effet distinct de l’esse peut bien produire la
conservation. Par suite, on ne voit pas très bien non plus en quoi la conservation se distingue de la
création
Saint Thomas répond que la conservation n’est pas une nouvelle action par rapport à la
création. C’est la continuation de l’action créatrice qui est sans mouvement (non successive) et donc
hors du temps. Un peu comme la conservation de la lumière dans l’air est le fait de la permanence de
l’influx solaire (mais nous savons, nous, que cet influx est successif et donc que l’image est imparfaite).
Cette thèse appelle quelques compléments. Du côté de Dieu, la conservation active est la
même action que la création active. En effet, leur terme ou effet est le même : l’esse, qui, de soi,
comme acte, n’est pas divisible, morcelable161. C’est seulement par accident, dans la mesure où il est
lié à des réalités changeantes et en mouvement que l’esse entre dans le temps et qu’il est dit durer.
C’est ce rapport accidentel au temps qui amène, de notre point de vue, à distinguer la création de la
conservation. On dira que l’être créé, terme de l’action créatrice, est l’être considéré cum novitate
essendi, c’est-à-dire l’être « plus » un rapport de raison à un non-être chronologiquement antérieur.
Et que l’être conservé, terme de l’action conservatrice, est ce même être « plus » un rapport de raison
à une mesure temporelle antérieure. Cette distinction de raison entre création et conservation ne
vaut évidemment que dans la perpective théologique d’un commencement du monde.
Mais, dira-t-on (arg. 3), pour conserver l’effet, il faut être cause non seulement de son advenir
mais aussi cause de son être même. Or, cela semble impossible pour une cause créée. Dieu seul,
semble-t-il, cause l’être ; les créatures, elles, sont incapables de créer ; elles ne procurent une
nouvelle forme ou disposition qu’à travers un mouvement, un devenir (génération, altération...)
puisque leur action suppose toujours un donné préexistant. Oui mais, explique saint Thomas, si
l’introduction de la forme dans le sujet implique toujours un mouvement, la conservation de cette
forme n’en implique plus. Ainsi dans l’illumination de l’air, la première illumination implique un
changement, un passage de l’obscurité à la lumière, mais ensuite la présence de la source de lumière
suffit pour conserver la luminosité.
III. La conservation, oeuvre de sagesse et d’amour (aa. 3-4)

Si Dieu ne maintenait à chaque instant les créatures dans l’être, elles retourneraient aussitôt
au néant dont elles sont tirées. Les deux derniers articles de la q. 104 sont consacrés à cette possible
annihilation des créatures. L’a. 3 établit que, de soi, Dieu peut ramener une créature au néant en
suspendant son influx ontologique. L’a. 4 montre que, de fait, Dieu ne suspend jamais son influx et
n’annihile donc rien de ce qu’il a fait.

160
Sur les rapports création-conservation, cf. CABROL, Defensiones, In II Sent., d. 1, q. 2, tertia conclusio
161
Cf. Q. de pot., q. 3, a. 1, ad 2 : Deus non alia operatione producit res in esse et eas in esse conservat. Ipsum enim esse
rerum permanentium non est divisibile nisi per accidens, prout alicui motui subiacet ; secundum se autem est in instanti.

44
Il importe de bien saisir l’enjeu de ces questions, car, à la faveur de l’hypothèse fictive de
l’annihilation, saint Thomas veut faire mieux ressortir la gratuité et la sagesse de l’oeuvre divine de la
conservation. Dans un texte parallèle - Quodl. IV, q. 3, a. 1 - saint Thomas fait jouer la distinction entre
la puissance de Dieu considérée dans l’absolu et la puissance de Dieu considérée en lien avec sa
sagesse. C’est, en germe, la célèbre distinction entre la potentia Dei absoluta et la potentia Dei
ordinata.
De puissance absolue - c’est-à-dire à ne considérer que la puissance comme telle - Dieu peut
faire tout ce qui n’est pas strictement contradictoire. Or, il n’est pas de soi contradictoire qu’une
créature tirée du néant retourne au néant. Il suffit que Dieu cesse son influx créateur et conservateur.
Dieu peut donc annihiler une créature. Mais, de puissance ordonnée, Dieu n’annihile pas ses oeuvres :
cela contredirait son dessein de sagesse. Pourquoi, dès lors, s’attarder à cette hypothèse irréelle ?
C’est que, si un sujet peut de droit poser une certaine action mais de fait ne la pose pas :
* 1°- il agit librement. C’est donc librement que Dieu conserve les créatures.
* 2°- il a des raisons pour ne pas le faire, car la liberté est fondée sur la vérité.
Bref, l’hypothèse permet de mesurer le degré de nécessité d’une action et d’en pénétrer le
162
sens .
Par exemple, je peux de potentia absoluta quitter l’ordre des Prêcheurs même après ma
profession solennelle. Si je ne le fais pas, c’est 1°- que j’y reste librement (je ne manifeste pas moins
ma liberté en restant qu’en partant !), 2°- j’ai des raisons objectives d’y rester.
L’a. 1 - qui établit que Dieu peut annihiler les créatures - vise donc à souligner la liberté de Dieu
contre le nécessitarisme gréco-arabe. Prétendre que Dieu ne peut pas annihiler une créature, revient
en effet à soutenir que la communication de l’être n’est pas un don libre mais une nécessité - une
nécessaire émanation - et que Dieu agit vis-à-vis des créatures en vertu d’une nécessité de nature.
Pour saint Thomas, cette position est fausse pour la raison et hérétique aux yeux de la foi. La
communication de l’être - ainsi qu’on l’a largement établi dans les questions sur la création - relève
d’un libre choix de Dieu. En effet, Dieu peut être Dieu sans créer, car le bien que représente la
création n’est pas nécessaire à Dieu. La conservation des créatures dans l’être, qui est, de notre point
de vue, une continuation de la création relève de la même liberté. De même donc que Dieu aurait pu
ne pas créer, il pourrait maintenant encore suspendre son influx163.
Les différentes objections ont en commun de souligner l’apparente impossibilité d’une
annihilation, tant du côté de la créature que du côté de Dieu.
164
* arg. 1/ad 1 : « Dieu n’est pas cause de la tendance au non-être », dit saint Augustin . Dans sa
réponse, saint Thomas renchérit : de façon générale, il n’y a pas de cause du non-être, ainsi que nous
l’avons signalé à propos de la causalité du mal. En effet, pour causer, il faut être (la causalité est
communication d’actualité) et, comme l’effet porte la ressemblance de sa cause, tout effet est de
l’être. La puissance au non-être n’est donc pas en Dieu, comme s’il y avait en lui une capacité active à
produire le néant. Elle est, au titre de puissance passive, dans la créature, du fait que celle-ci est tirée
du néant. Dieu peut cependant être cause indirecte de l’annihilation en retirant son influx. Dans l’ad 1
du Quodl. IV, q. 3, a. 1, saint Thomas précise qu’il y a deux manières d’être cause d’un defectus
(manque d’être). L’agent en est cause praeter intentionem, c’est-à-dire sans viser la production de ce
defectus. Dans ce cas, le mal de l’effet envoie au mal de l’agent. Il y a une défaillance dans l’agent qui
se traduit par une défaillance dans l’effet. Rien de tel en Dieu. Par contre, l’agent peut être cause du
defectus de façon intentionnelle. Par exemple, je suis cause de l’obscurité pour autant que je coupe le
circuit électrique. Dans ce cas, il n’y a pas nécessairement d’imperfection dans l’agent. C’est ainsi que

162
Cf. aussi IIIa, q. 3, a. 5 : Une autre personne que le Fils pouvait-elle prendre la nature humaine ?
163
Cf. arg. 2 /ad 2 : C’est par sa bonté que Dieu est cause de l’être des créatures. Or Dieu ne cesse jamais d’être bon. Donc il
ne cesse jamais de causer l’être. Mais saint Thomas rétorque que la bonté de Dieu est la cause libre des créatures. De même
que Dieu ne serait pas moins bon s’il n’avait pas créé, il ne le serait pas moins s’il cessait d’influer l’être.
164
Liber de 83 Quaestion., q. 21.

45
Dieu est cause du defectus d’un agent créé : il cesse de lui communiquer son influx. Totalement, et ce
serait l’annihilation pure et simple ; ou dans un ordre donné, comme lorsque Dieu cesse de donner sa
grâce (endurcissement).
* arg. 3 /ad 3 : Aucune action ne peut avoir pour terme ou résultat le non-être absolu. Même l’action
de l’agent le plus destructeur qui soit aboutit à l’apparition d’un nouvel être. Le tueur fou qui
massacre une foule est aussi à l’origine de ces innombrables substances nouvelles qui naissent de la
corruption des cadavres. Saint Thomas répond que l’annihilation n’est pas une action positive qui
viserait la production du néant mais la suspension d’une action. Si la créature ne peut pas « produire »
le non-être absolu (même les démons ne peuvent se détruire comme ils le voudraient), Dieu le peut.
Dieu peut donc annihiler une créature, mais le fait-il ? Non répond Qohélet : « J’ai appris que
toutes les oeuvres que Dieu a faites persévèrent pour toujours » (Qo 3, 14). Pour l’établir, saint
Thomas explique que l’action divine à l’égard des créatures peut prendre deux formes. Chacune
manifeste une certaine finalité qui permet en quelque sorte de saisir les intentions divines et, par là,
de prévoir le futur.
* Dieu agit tout d’abord en instituant des natures et en leur donnant d’agir conformément à ce
qu’elles sont. Dans ce cas, l’intention divine, le projet de Dieu est manifesté par le cours même de la
nature. En appréhendant les lois métaphysiques qui gouvernent les créatures, j’entrevois la volonté de
Dieu sur elles. Or, un simple regard sur ce que sont les choses m’indique qu’elles ne sont pas des
« êtres-pour-le-néant » : certaines sont immatérielles et, n’ayant aucune puissance intrinsèque au
non-être, elles ont donc incorruptibles ; d’autres sont corruptibles mais participent d’une certaine
permanence (à travers la matière prime ou même à travers l’espèce). Bien plus, la conservation de son
être propre est une loi fondamentale qui gouverne tout l’agir des créatures : elle indique que la
volonté de Dieu est la conservation des créatures dans l’être.
Dieu peut aussi agir praeter ordinem naturalem, en dehors de l’ordre naturel qu’il a lui-même
établi. On a alors affaire à un miracle. Mais - nous le redirons - saint Thomas est très soucieux
d’écarter l’image du miracle comme caprice divin. Le miracle a un sens. Il est utile. Il est finalisé par un
bien supérieur à l’ordre naturel : la manifestation de la grâce. Or, de ce point de vue, un miracle
d’annihilation n’aurait aucun sens. Dieu manifeste davantage sa puissance et sa bonté en conservant
les créatures dans l’être qu’en les détruisant.
Principe que reprend l’ad 1. La fin doit correspondre au commencement, disait l’objection. Or,
selon la foi, il fut un temps où Dieu existait sans que le monde existât. Il y aura donc un temps où Dieu
seul existera, les créatures ayant été annihilées. Saint Thomas répond que ce raisonnement est bancal.
Si les créatures sont apparues à un moment donné, « après » n’avoir pas été, c’était pour que fût
davantage manifestée la puissance de Dieu165 et que, par là, les créatures spirituelles puissent en
retirer l’avantage de mieux connaître leur Créateur166. Mais, si Dieu annihilait les créatures, ce serait
plutôt une manifestation d’impuissance que de puissance. La vraie puissance est ordonnée à l’être167.
L’arg. 2 fait observer que toute créature, ayant par définition un être participé et donc fini, a
une puissance finie, limitée, à l’existence. Elle ne peut donc durer toujours. Dieu agirait donc
conformément à la nature des choses s’il suspendait son influx.
A quoi saint Thomas répond que la créature n’est pas la source de son être : elle n’a pas en elle
de puissance active à le produire (dans ce cas, il serait fini comme cette puissance) mais une puissance
passive à l’accueillir. Cette puissance, à savoir son essence, est certes limitée, mais cet être elle peut le
recevoir de façon limité pendant un temps infini, puisque la puissance de Dieu, elle, est infinie. Ainsi,

165
Cf. Ia, q. 46, a. 1, ad 6.
166
Cf. Q. de pot, q. 5, a. 4, ad 4.
167
Saint Thomas trouverait donc assez bizzares les théories qui, pour court-circuiter le dogme de l’enfer, prônent
l’annihilation finale des méchants. L’existence même des damnés, la manifestation en eux de la justice de Dieu, sont
objectivement des biens plus grands que ne l’est le mal de leur souffrance personnelle.

46
mon estomac ne peut recevoir une telle quantité de raviolis que je n’ai plus besoin par la suite de
manger pour vivre. Mais il peut recevoir chaque jour la ration qui me permettra de survivre !

47
Leçon VII : Dieu au coeur de l’action des créatures (q. 105)168

Dieu est l’Etre même subsistant et, partant, la cause propre de l’esse. Par cette causalité
radicale, Dieu est présent au plus intime de chaque créature, qu’il conserve en permanence dans
l’être, parce que l’actus essendi est ce qu’il y a de plus profond en chaque étant169. Présence tout à la
fois intime et transcendante puisque d’aucune manière Dieu ne se mélange avec la créature. En effet,
la causalité divine vis-à-vis des créatures n’est pas une causalité intrinsèque (Dieu n’entre pas dans la
composition de l’essence de la créature) mais une causalité extrinsèque.
L’action étant tout à la fois l’épanouissement dynamique de l’être et une forme d’être elle-
même, il s’ensuit qu’il faut affirmer que Dieu est présent par sa causalité (qui s’identifie à son être) à
l’intime de toute action (positive) des créatures. A l’intime de toute une action d’ordre physique mais
aussi de toute action spirituelle libre, aussi bien dans l’ordre naturel que dans l’ordre de la grâce :
« Toutes nos actions, tu les as opérées en nous Seigneur » (Is 26, 12, cité en a. 5, sc).

« C’est une vérité inséparable de la foi en Dieu le Créateur : Dieu agit en tout agir de ses créatures. Il est
la cause première qui opère dans et par les causes secondes : ‘Car c’est Dieu qui opère en nous et le
vouloir et l’opération au profit de ses desseins bienveillants’ [Ph 2, 13] Loin de diminuer la dignité de la
créature cette vérité la rehausse170. »

Cette affirmation d’une présence agissante et immédiate de Dieu au sein de toute action créée
est au coeur de la q. 105 - c’est l’a. 5. La q. 105 traite de « la mutation des créatures par Dieu », c’est-
à-dire de leur promotion vers le bien. Dieu promeut les créatures vers le bien soit de façon immédiate
soit par la médiation de certaines créatures. La q. 105 se préoccupe de l’action directe de Dieu ; les
suivantes de son action indirecte.
A propos de l’action immédiate de Dieu, il faut distinguer deux cas. Parfois, l’action produite
est absolument réservée à Dieu (par exemple, mouvoir la volonté de l’intérieur). Parfois, elle s’exerce
de façon ordinaire par la médiation des créatures mais peut, exceptionnellement, être exercée
directement par Dieu. Les deux premiers articles considèrent, précisément, la possibilité de l’action
directe de Dieu sur l’action des êtres corporels :
* Dieu peut mouvoir immédiatement la matière à la forme (a. 1), c’est-à-dire produire une nouvelle
substance physique sans l’intervention des causes créées.
* Dieu peut mouvoir (déplacer) immédiatement un corps (a. 2)
La présence de Dieu dans l’action des êtres spirituels est plus complexe. Certains aspects
peuvent être participés par les créatures, d’autres non :
* Dieu peut mouvoir immédiatement un intellect créé (a. 3)
* Dieu peut mouvoir la volonté créé (a. 4)
Les trois derniers articles (aa. 6-8) sont consacrés aux interventions de Dieu qui se situent en
dehors du cours naturel des choses, à savoir les miracles.

I. Dieu agit au coeur de toute action créée (q. 105, a. 5)171

168
Jesus MARTINEZ GARCIA, « Como mueve Dio el mundo. La operacion de Dios en el obrar batural de la criaturasn
especialmente en la voluntad humana », Excerpta e dissertantionibus in philosophia, XI, Pamplona, 2001, p. 219-294.
169
Cf. Ia, q. 8.
170
CEC n° 308 ; Cf. Catéchisme du concile de Trente, P. I, c. 2, n° 24 : Non solum autem Deus universa quae sunt
providentia sua tuetur atque administrat, verum etiam quae moventur et agunt aliquid intima virtute ad motum atque
actionem ita impellit, ut, quamvis secundarum causarum efficientiam non impediat, praeveniat tamen, cum eius occultissima
vis ad singula pertineat, etquamdamodum Sapiens testatur attingit a fine usque ad finem fortiter et disponit omnia suaviter.
171
Parmi les nombreux lieux parallèles, il faut surtout se référer à Q. de pot., q. 3, a. 7.

48
La détermination de l’a. 5 comporte deux parties bien distinctes. Saint Thomas commence par
exposer et réfuter une mauvaise compréhension de l’action divine au coeur de l’action créée :
l’occasionnalisme. Celui-ci place l’action divine et l’actionÜ¥e_-À

49
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172
Sur la critique thomiste de l’occasionalisme, cf. surtout C.G., III, 69-70.

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________________________________________________Leçon VII : Dieu au coeur de l’action des
créatures (q. 105)_ Dieu est l’être même subsistant et, partant, la cause propre de l’esse. Par cette
causalité radicale, Dieu est présent au plus intime de chaque créature, qu’il conserve en permanence
dans l’être, parce que l’actus essendi est ce qu’il y a de plus profond en chaque étant_. Présence tout
à la fois intime et transcendante puisque d’aucune manière Dieu ne se mélange avec la créature. En
effet, la causalité divine vis-à-vis des créatures n’est pas une causalité intrinsèque (Dieu n’entre pas
dans la composition de l’essence de la créature) mais une causalité extrinsèque. L’action étant
tout à la fois l’épanouissement dynamique de l’être et une forme d’être elle-même, il s’ensuit qu’il
faut affirmer que Dieu est présent par sa causalité (qui s’identifie à son être) à l’intime de toute action
(positive) des créatures. à l’intime de toute une action d’ordre physique mais aussi de toute action
spirituelle libre, aussi bien dans l’ordre naturel que dans l’ordre de la grâce : « Toutes nos actions, tu
les as opérées en nous Seigneur » (Is 26, 12, cité en a. 5, sc). « C’est une vérité inséparable de la foi en
Dieu le Créateur : Dieu agit en tout agir de ses créatures. Il est la cause première qui opère dans et par
les causes secondes : ‘Car c’est Dieu qui opère en nous et le vouloir et l’opération au profit de ses
desseins bienveillants’ [Ph 2, 13] Loin de diminuer la dignité de la créature cette vérité la rehausse_. »
Cette affirmation d’une présence agissante et immédiate de Dieu au sein de toute action créée
est au coeur de la q. 105 - c’est l’a. 5. La q. 105 traite de « la mutation des créatures par Dieu », c’est-
à-dire de leur promotion vers le bien. Dieu promeut les créatures vers le bien soit de façon immédiate
soit par la médiation de certaines créatures. La q. 105 se préoccupe de l’action directe de Dieu ; les
suivantes de son action indirecte. à propos de l’action immédiate de Dieu, il faut distinguer deux
cas. Parfois, l’action produite est absolument réservée à Dieu (par exemple, mouvoir la volonté de
l’intérieur). Parfois, elle s’exerce de façon ordinaire par la médiation des créatures mais peut,
exceptionnellement, être exercée directement par Dieu. Les deux premiers articles considèrent,
précisément, la possibilité de l’action directe de Dieu sur l’action des êtres corporels :* Dieu peut
mouvoir immédiatement la matière à la forme (a. 1), c’est-à-dire produire une nouvelle substance
physique sans l’intervention des causes créées.* Dieu peut mouvoir (déplacer) immédiatement un
corps (a. 2) La présence de Dieu dans l’action des êtres spirituels est plus complexe. Certains
aspects peuvent être participés par les créatures, d’autres non :* Dieu peut mouvoir immédiatement
un intellect créé (a. 3)* Dieu peut mouvoir la volonté créé (a. 4) Les trois derniers articles (aa. 6-8)
sont consacrés aux interventions de Dieu qui se situent en dehors du cours naturel des choses, à
savoir les miracles.I. Dieu agit au coeur de toute action créée (q. 105, a. 5)_ La détermination de
l’a. 5 comporte deux parties bien distinctes. Saint Thomas commence par exposer et réfuter une
mauvaise compréhension de l’action divine au coeur de l’action créée : l’occasionnalisme. Celui-ci
place l’action divine et l’actionrce qu’en elle est cachée une certaine proportion d’aimant (le Bien
absolu). Non pas que tout agent « se représente » le Bien absolu avant d’agir, mais, par sa structure
métaphysique même, il tend vers le Bien absolu à imiter à sa manière. Ainsi, l’action des créatures est
toute tendue vers Dieu.
* Dieu est la Cause agente première de tout agir créé. A première vue (arg. 2), une action ne peut
provenir simultanément de deux agents : l’action est, en effet, un acte qui détermine de façon

173
Dans le texte parallèle du Q. de pot., q. 3, a. 7, saint Thomas renvoie aux Motecalemim, c’est-à-dire aux théologiens
musulmans dont Maïmonide avait fait la critique dans son Guide.
174
Cf. Ia-IIae, q. 1 ; Ia, q. 44, a. 4...

52
intrinsèque un seul et unique sujet175. Je peux avoir été conditionné par plusieurs mauvais conseillers,
drogué par un médecin, mais c’est moi seul qui appuie sur la gâchette ! C’est vrai, répond saint
Thomas, une seule et même action ne peut provenir de deux sujets qui se situeraient exactement sur
le même plan. Mais rien n’empêche qu’elle provienne simultanément de A comme cause seconde
immédiate (sujet de l’action) et de B comme cause première.
En ce sens,

« s’il y a plusieurs agents ordonnés [entendez : subordonnés per se les uns aux autres], l’agent second
agit toujours sous l’influx [in virtute] de l’agent premier, car l’agent premier meut l’agent second à agir ».

En effet - et nous retrouvons ici le cadre métaphysique de la prima via -, tout moteur créé est un
moteur mû dans la mesure où son action motrice est un « plus » qu’il ne peut pas se donner lui-
même. A la source de toute motion ou action, il doit y avoir un Moteur non mû, un Agent non agi, bref
un Acte pur. C’est lui qui meut et applique les agents créés à l’action.
* Enfin, Dieu est la cause première des actions créées pour autant qu’il donne aux agents créés la
forme ou virtus par laquelle ils agissent et qu’il la conserve par le don constant de l’esse au coeur de la
créature, qui actualise ses puissances actives.
Pour montrer en quoi la causalité première de Dieu diffère de celle des agents premiers créés,
saint Thomas établit une comparaison que l’on peut résumer dans un tableau :

le géniteur l’artisan Dieu


donne la virtus oui non oui
conserve la virtus non non oui
applique la virtus non oui oui

* Le géniteur est cause de l’advenir de la virtus dans le sujet agent, mais ni il ne la conserve, ni il ne
l’applique à l’action. Ainsi Mirza est cause de la venue à l’être de la vertu morditive de Milou mais elle
demeure après sa mort et passe à l’acte sans qu’il y soit pour rien (il peut même, par un odieux
parricide, en être la victime !)
* L’artisan applique la virtus de son instrument (par exemple le cuisinier applique au sucre la vertu
caramélisante du feu), mais il n’en est pas la cause ni ne la conserve.
* Dieu, lui, donne la virtus, il la conserve dans l’être et il la fait passer à l’acte.
De cette présence divine au coeur de l’action créée, saint Thomas tire un corollaire
exégétique176. Elle permet de rendre raison de l’usage scripturaire qui consiste à attribuer directement
à Dieu les actions de la nature, comme lorsque Job dit : « Tu m’a revêtu de peau et de chair, tu m’as
tissé d’os et de nerf » (Job 10, 11).
Dans l’histoire postérieure de la pensée chrétienne, la question de l’articulation entre la Cause
première incréée et l’action des causes secondes a provoqué d’interminables débats où se sont
opposés, en particulier, dominicains et jésuites, à partir du XVIe siècle. En effet, il y a une
correspondance étroite entre le modèle métaphysique adopté pour penser cette articulation et le
modèle théologique qui préside à la réflexion sur les rapports de la liberté humaine et de la grâce
(science divine des futurs contingents, nature de l’efficacité de la grâce, infaillibilité de la
prédestination, permission du péché...).
Pour le jésuite Luis Molina († 1600), l’intervention de Dieu dans l’agir des créatures se réduit à
un concours simultané. Dieu n’agit pas sur l’agent lui-même pour faire qu’il agisse mais il agit avec lui
sur l’être de l’effet (concours in effectu). Dieu et la créature sont deux causes partielles et

175
Cf. a. 3, arg. 1 et ad 1.
176
Cf. aussi CG, III, 67, n° 2421.

53
concourantes qui unissent leurs forces pour faire exister l’effet, à la manière dont deux chevaux
s’unissent pour hâler sur un canal un navire qu’un cheval seul ne pourrait suffire à faire avancer.
Les néo-molinistes admettent toutefois une certaine action de Dieu sur l’agent lui-même. Dieu
actualise la puissance d’agir de l’agent créé, mais, dans le cas de la volonté libre, cette motion reste
indéterminée, « indifférente » : il appartient à la volonté d’orienter elle-même dans un sens ou dans
l’autre le « potentiel énergétique » fourni par Dieu. Un peu comme le voilier ne peut avancer sans
vent, mais il appartient aux marins d’orienter la voile dans tel ou tel sens déterminé.
Les thomistes, quant à eux, et spécialement Domingo Banez († 1604), ont élaboré le système
177
dit de la prémotion physique . Le lien entre ce système et la doctrine même de saint Thomas est
controversé car, sur les points discutés, saint Thomas n’est pas très explicite. Il me semble toutefois
que, si le système de la prémotion physique ne se trouve pas à l’état constitué dans les textes mêmes,
il en constitue une interprétation non seulement légitime mais nécessaire au regard des principes
métaphysiques généraux de la pensée thomasienne.
La doctrine de la prémotion physique affirme que l’influx divin dont les causes secondes ont
besoin est un influx « physique » qui ne se réduit donc pas à l’attrait « objectif » ou moral du bien. Cet
influx est logiquement antérieur (praevius) à l’action de la créature puisqu’il l’actualise et la fait réelle.
En outre, et c’est le noeud de la question, cette motion est prédéterminante, donc infaillible et
efficace par elle-même et non en vertu du consentement de la cause seconde : elle est donnée non
pas de façon vague mais toujours en vue d’un résultat déterminé. En effet, outre le fait qu’une motion
est toujours spécifiée par un terme ou objet déterminé, le choix de la liberté (le fait de choisir ceci ou
bien cela) est une réalité positive, une forme d’être, qui, comme toute forme d’être, est causée
ultimement par Dieu, dont connu et voulu de lui. La difficulté est évidemment de concilier cette
prédétermination causale avec l’autodétermination qui définit le caractère libre de l’acte au plan
psychologique. Il importe ici de bien distinguer les plans : la prémotion physique n’est pas un facteur
psychologique (un « coup de pouce ») qui interviendrait dans le choix ; elle est un facteur
métaphysique qui rend réelle l’action de la volonté s’auto-déterminant.

II. L’action immédiate de Dieu dans le monde des corps (q. 105, aa. 1-2)

Les deux articles que l’Aquinate consacre à l’action de Dieu sur le monde des corps abordent la
question sous un angle très particulier. Ils ne se préoccupent pas tant de la manière dont Dieu est à la
source de l’action des étants corporels selon le cours ordinaire des choses que de la possibilité d’une
action immédiate de Dieu. Celle-ci relève en fait du miracle ou à tout le moins d’une situation
exceptionnelle comme celle que décrit la Genèse lorsqu’elle raconte que Dieu façonna l’homme à
partir du limon de la terre (a. 1, s.c.) ou rassembla les eaux en un seul lieu (a. 2, s.c) !
Le grand principe, évoqué au début de la détermination de l’a. 2, est que

« Dieu peut produire par lui-même tous les effets déterminés qui sont produits par une cause créée
quelle qu’elle soit. »

En effet, comme il l’explique à l’ad 3 de l’a. 1,

« le fait que les causes secondes soient ordonnées à [produire] des effets déterminés leur vient de Dieu.
Puis donc que Dieu ordonne les autres causes vers des effets déterminés, il peut aussi produire par lui-
même ces effets déterminés ».

177
Cf., par exemple, l’exposé classique de R. GARRIGOU-LAGRANGE « Prémotion physique », DTC XIII, Paris, 1936, col. 31-
77. Pour un exposé ramassé et pédagogique de toute la question, cf. M.-M. LABOURDETTE, La grâce, p. 36-54 : « Le Mystère
de la Causalité divine ».

54
On ne donne que ce que l’on a. Si Dieu donne aux causes secondes la vertu de produire tel ou tel effet
déterminé, c’est qu’il possède lui-même, à sa manière, cette vertu. La vertu causale de la cause
seconde est une perfection ontologique qui, comme telle, se réalise éminemment en Dieu.
Ce principe engage la vision typiquement thomasienne de l’articulation entre la Cause
première et les causes secondes qui est fondée sur une certaine idée de l’être comme perfection
inclusive, intensive. Elle contredit de plein fouet le modèle émanatiste ou médiatiste qui n’accorde à
Dieu qu’une causalité générale et laisse aux causes secondes le soin de la finition. Pour saint Thomas,
si Dieu recourt aux causes secondes, ce n’est pas parce qu’il est incapable de produire par lui-même
tel ou tel effet déterminé, mais afin de manifester sa bonté en associant les créatures à la perfection
de la causalité. Bien plus, en investissant les créatures d’un pouvoir réel, Dieu ne s’en départit pas lui-
même : il ne se retire pas ; il ne délègue pas mais agit dans et par l’action de la créature. Nous sommes
dans une logique de la participation et non de la concurrence.
L’ad 2 et l’ad 3 de l’a. 1 repoussent fermement le médiatisme dont l’arg. 2 et l’arg. 3 offrent de
bonnes définitions. Ainsi, l’arg. 2 prétend qu’une cause universelle ou générale ne peut produire un
effet particulier déterminé que moyennant l’intervention médiatrice d’une cause particulière. C’est
vrai lorsque la cause universelle est une créature. Par exemple, l’énergie électrique produit de la
lumière ou bien du son en fonction de l’appareil qu’elle alimente. Mais ce n’est pas vrai pour Dieu.
Saint Thomas répond en effet (cf. ad 2) que Dieu n’agit pas en vertu d’une nécessité de nature (dans
ce cas, il produirait toujours une seule et même chose, que les causes secondes diversifiraient), mais il
agit comme une personne : il connaît non seulement les notions générales mais les raisons propres
des choses et peut choisir librement d’introduire telle ou telle forme dans la matière.
Il y a dans le monde corporel deux grands types d’action : introduire une forme (substantielle
ou accidentelle) dans une matière et mouvoir localement un corps.
L’a. 1 établit que Dieu peut donner une forme à une matière sans passer nécessairement par
une cause particulière. Ce n’est certes pas sa manière ordinaire de procéder et saint Thomas est
suffisamment imprégné d’aristotélisme pour savoir, contre tout platonisme, que les formes ne
tombent pas directement du ciel mais sont produites par d’autres « formes incarnées » de même
nature, moyennant le processus de la génération par exemple (cf. a. 1, ad 1)178. Toutefois, la matière
étant de l’être (en puissance), elle est (co)créée et (co)conservée par Dieu - ce qu’Aristote ne savait
pas -, de sorte qu’elle entre dans le champ de la causalité ontologique de Dieu : elle peut donc être
directement actualisée par lui.
Ce pouvoir est de droit réservé à Dieu en tant que cause exclusive de la matière. Aucune
créature spirituelle n’a donc ce pouvoir d’actualiser directement la matière, car aucune créature n’est
créatrice179.
Dieu peut aussi mouvoir directement un corps. Saint Thomas le déduit ici du pouvoir de Dieu
sur la matière. En effet, le mouvement d’un étant découle de sa forme (qui tend vers son
accomplissement). Si Dieu peut donner directement la forme à la matière (a. 1), il peut à plus forte
raison donner le mouvement qui découle de la forme. Mais ce pouvoir lui est commun avec les anges
qui, s’ils n’ont aucun pouvoir sur les constituants intrinsèques de l’être corporel, peuvent agir sur sa
localisation qui est une donnée intrinsèque180. Il appartient aussi à l’âme humaine qui meut
directement son propre corps.

III. L’action de Dieu dans le monde de l’esprit (q. 105, aa. 3-4)

178
C’est d’ailleurs pourquoi il critique les théories platonisantes qui attribuent aux formes séparées (les nages) le pouvoir
d’informer directement la matière corporelle (cf. q. 110, a. 2).
179
Cf. a. 1, co. in fine et q. 110, a. 2.
180
Cf. Ia, q. 110, a. 3

55
Les aa. 3-4 envisagent l’action de Dieu sur les deux facultés spirituelles de la créature que sont
l’intelligence et la volonté. Rappelons que ces articles s’attachent à ce qui, dans l’action de Dieu, est
propre au domaine de l’agir spirituel, sans insister sur ce qui est commun à toute action. Il est clair,
par exemple, que l’exercice même de l’intelligence et de la volonté présuppose un influx ontologique
(prémotion physique) venant de Dieu qui détermine la faculté concernée en ordre à son action.
Est cause de l’activité intellectuelle comme telle ce qui est cause de la forme qui se trouve au
principe de cette activité. Or l’acte intellectuel, la pensée, naît de la rencontre de deux principes
intérieurs au sujet connaissant : d’une part, la virtus ou faculté intellectuelle et, d’autre part, la
similitudo rei intellectae, c’est-à-dire la forme intentionnelle (inconsciente) qui représente dans
l’intelligence l’objet connu. C’est cette forme qui informe et actualise la puissance intellective
(intellect possible) et lui donne de poser l’acte intellectif. Par conséquent, on appellera « moteur » de
l’intellect 1°- la cause de la faculté intellectuelle et 2°- la cause qui imprime la species dans cette
faculté. C’est en ce second sens, par exemple, que l’objet intelligible est dit moteur de l’intellect (cf.
arg. 3 et ad 3).
Dieu mérite éminemment d’être appelé moteur de l’intellect puisqu’il est la source ultime de
ces deux principes de l’intellection :
* Primo, comme Dieu est le premier Etant immatériel, il est Acte pur de pensée, Intellection
subsistante, puisque l’intellectualité est une des perfections quasi-transcendantales de l’être. Par
suite, selon le principe de la causalité du maximum, Dieu est cause de toute puissance intellectuelle.
Cela signifie d’abord qu’il est cause de l’intelligence elle-même et ensuite qu’il est cause des habitus
intellectuels qui viennent se greffer sur l’intelligence, en particulier les habitus de connaissance
surnaturelle (foi, lumen gloriae...). Bien plus, Dieu est la cause immédiate de l’intelligence puisqu’un
sujet intellectuel, transcendant tout l’ordre matériel, ne peut venir à l’être que par création181.
* Secundo, toutes les créatures (pré)existent en Dieu sur un mode immatériel et sont en lui
intelligibles. C’est à partir de la pensée divine qu’elles dérivent soit directement dans l’intellect
angélique, qui reçoit de Dieu ses idées lors de sa création, soit dans la réalité physique d’où, dans un
second temps, l’intelligence humaine les abstrait.
Cette action divine au coeur de l’activité intellectuelle créée ne supprime pas la réalité des
causes secondes. Tout d’abord, contre tout occasionnalisme, elle ne se substitue pas à l’intellect lui-
même. Le sujet de l’activité intellectuelle est bel et bien le sujet créé : c’est en lui qu’est formellement
la pensée (ad 1). Et on sait que saint Thomas a défendu avec vigueur l’autonomie de l’intelligence
humaine contre la théorie « augustinienne » de l’illumination qui postulait une intervention spéciale
de Dieu en toute intellection.
Ensuite, elle n’exclut pas l’action qu’une créature spirituelle peut exercer sur l’activité
intellectuelle d’une autre. Mais, plus on s’éloigne de Dieu, plus cette action devient superficielle. Dieu
et Dieu seul est la cause immédiate de la faculté intellectuelle qu’il maintient dans l’être et fait passer
à l’acte. L’ange, lui, exerce une action illuminatrice soit sur l’ange (q. 106, a. 1) soit sur l’homme (q.
111, a. 1). Cette illumination consiste d’une part à renforcer la puissance intellectuelle (et non à la
créer) et d’autre part à procurer les species adaptées, nécessaires à l’activité intellectuelle. Quant à
l’homme, par l’enseignement, il influe sur l’activité intellectuelle de ses semblables mais il ne peut agir
directement sur la vertu intellectuelle ni même procurer directement les species : il manipule
seulement les signes extérieurs à partir desquels l’intellect élabore ses propres concepts (q. 117, a. 1,
notez l’ad 3).

181
Le titre de l’article semble indiquer que saint Thomas veut établir l’action immédiate de Dieu dans l’intellect créé. En fait,
il n’est guère question de cette immédiateté. Seul Banez, in hoc loco, arg. 1, signale que le fait que Dieu créé directement
l’âme intellective fait qu’il est en un certain sens cause immédiate de l’activité intellectuelle, ce que ne sont pas les anges, cf.
q. 111, a. 1.

56
vertu intellectuelle forme intellective
Dieu crée, conserve, applique imprime
Ange conforte imprime
Homme - dispose à former

L’action de Dieu à l’intérieur de l’activité volitive s’explique selon des principes similaires.
L’acte volontaire a deux causes : l’objet bon et la faculté volitive elle-même.
* A titre d’objet, Dieu meut immédiatement et nécessairement la volonté. En effet, la volonté, comme
dynamisme découlant d’une intelligence qui est ouverte sur l’être en tant qu’être, a pour objet le bien
universel comme tel. Seul le Bien total peut la combler. Mise en présence de Dieu, la volonté ne peut
pas ne pas adhérer. Mais, face à un bien particulier, créé, elle reste libre. Dieu meut donc
efficacement la volonté à titre d’objet. Et rappelons que c’est l’attrait du Bien absolu qui se manifeste
dans le mouvement de la volonté vers les biens particuliers.
* La volonté elle-même se définit comme le dynamisme qui incline le sujet vers le bien universel. Or ce
dynamisme, cette inclination, vient directement de Dieu. En effet, seule la Cause première peut
orienter vers la Fin dernière. Je m’explique : la cause n’« achève » son oeuvre que lorsque son effet a
atteint sa perfection qui est la ressemblance avec sa cause. Plus la cause est élevée dans la hiérarchie
des causes, plus la fin de l’effet sera élevée. A la Cause première correspond donc l’obtention de la Fin
dernière. Saint Thomas prend l’exemple des sociétés : c’est à celui qui préside la Cité (le maire par
exemple) qu’il appartient d’orienter la Cité vers son bien commun. Celui qui n’a qu’une responsabilité
limitée (le responsable de l’entretien des squares) ne vise pas directement le bien commun en tant
que tel. Seul Dieu - parce qu’il est la Cause première - est à la source de la volonté, l’incline de
l’intérieur vers son objet.
Ainsi, pour tout autre que Dieu, la volonté est un sanctuaire inviolable. Il est dans la nature de
la volonté de se mouvoir elle-même et de ne pouvoir être contrainte. C’est ce que fait valoir l’arg. 1 :
« Tout ce qui est mû de l’extérieur subit une contrainte. Or la volonté ne peut être contrainte. La
volonté ne peut donc pas être mue par quelque chose d’extérieur », mais l’objectant à la tort
d’ajouter : « Elle ne peut donc être mû par Dieu ». Saint Thomas répond :

« Ce qui est mû par un autre est contraint s’il est mû contre son inclination naturelle, mais s’il est mû par
un autre de telle manière qu’il lui donne sa propre inclination, on ne dit pas qu’il est contraint182. Ainsi
Dieu en mouvant la volonté ne la contraint pas puisqu’il lui donne sa propre inclination. »

182
On ne dit pas d’un dominicain qu’il est contraint d’étudier ou d’un scout qu’il est contraint de ramper : douces violences !

57
Leçon VIII : Le miracle

Dieu conduit toutes les créatures vers leur bien. Dans le cas des créatures spirituelles, qui
constituent le sommet et la fin de toute l’oeuvre divine, ce bien est concrètement surnaturel : il
consiste dans la vision de l’Essence même de Dieu. Pour être en mesure d’atteindre cette fin
surnaturelle d’une façon conforme à sa dignité de connaissant, capable d’intérioriser la fin poursuivie,
la créature spirituelle a besoin d’une connaissance surnaturelle. « Je ne vous appelle plus serviteurs
mais amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15). Ici bas, pour
l’homme, cette connaissance est la foi. Un des effets les plus excellents du gouvernement divin est
donc de conduire les hommes à la foi et de les affermir en elle.
Pour ce faire, Dieu agit certes par l’attrait intérieur de la grâce, mais, s’adressant à un esprit
incarné, il agit aussi de l’extérieur par l’enseignement, la doctrina sacra, et les signes que sont les
miracles.

« Il est naturel à l’homme de saisir la vérité intelligible par des effets sensibles. Aussi, de même que sous
la conduite de la raison naturelle, l’homme peut parvenir à une certaine connaissance de Dieu par les
effets naturels, de même il est conduit à une certaine connaissance surnaturelle des vérités à croire par
certains effets surnaturels qu’on appelle des miracles183 ».

En cela, comme dans les sacrements, les créatures purement corporelles trouvent en quelque sorte
leur accomplissement : elles sont élevées au rôle de signes vis-à-vis de l’ordre de la grâce. Le miracle
rencontre donc une profonde convenance du côté de la nature corporelle :

« Il ne faut pas tenir pour frivole l’idée selon laquelle Dieu opère quelque chose dans la nature pour se
manifester aux esprits des hommes. En effet, toutes les créatures corporelles sont ordonnées à la nature
intellectuelle de quelque manière comme à leur fin. Or la fin de la nature intellectuelle est la
connaissance de Dieu. Rien d’étonnant si un certain changement se produit dans la substance corporelle
en vue de donner à la nature intellectuelle la connaissance de Dieu184 »

Le miracle est donc une action pédagogique par laquelle Dieu conduit l’homme à une certaine
connaissance surnaturelle. En lui, il faut donc considérer deux aspects : le fait et le message.

« Dans les miracles, il y a deux choses à considérer. D’abord, ce qui est produit, c’est-à-dire quelque
chose qui dépasse le pouvoir de la nature ; selon ce point de vue, on les appelle puissances. Ensuite ce en
vue de quoi les miracles sont produits, c’est-à-dire pour manifester quelque chose de surnaturel ; de ce
point de vue là, on les appelle couramment des signes185 »

Il est vrai que, dans le traité du gouvernement divin et autres lieux où il traite de façon
systématique du miracle186, saint Thomas se préoccupe surtout de définir le « fait » proprement
miraculeux d’une manière qui le distingue absolument des actions possibles aux créatures, corporelles
et spirituelles. Il s’intéresse beaucoup, par exemple, à ce qui distingue le vrai miracle de ses
contrefaçons diaboliques. On n’a donc pas manqué de reprocher à saint Thomas de méconnaître
l’aspect de signe qui définit le miracle pour en rester au miracle comme oeuvre de la puissance divine.
Mais c’est un mauvais procès qui vient d’une lecture de l’oeuvre de saint Thomas trop superficielle,
qui ne tient pas compte de son caractère organique. D’une part, en traitant du miracle non pas à

183
IIa-IIae, q. 178, a. 1
184
CG III, 99, n° 2755.
185
IIa-IIae, q. 178, a. 1, ad 3
186
Cf. surtout CG III, 98-107 et Q. de pot., q. 6. Sur la doctrine thomiste du miracle, cf. A. VAN HOVE, La doctrine du
miracle chez saint Thomas et son accord avec les principes de la recherche scientifique, Paris-Louvain, 1927

58
propos de la toute-puissance de Dieu mais à propos du gouvernement divin, saint Thomas met
implicitement en valeur la dimension « éducative » du miracle. D’autre part, dans les commentaires
187
scripturaires et dans la Somme de théologie elle-même, à propos des miracles du Christ ou du don
188
des miracles dans l’Eglise , saint Thomas se révèle très attentif à la finalité du miracle.
Nous envisagerons d’abord la possibilité et la nature du fait miraculeux (I), puis nous
préciserons la finalité du miracle (II)

I. Nature et possibilité du miracle

« On appelle quelque chose miracle lorsqu’il se produit en dehors du dispositif (ordo) de la


189
nature créée toute entière . » La définition même du miracle suppose l’idée d’une nature
consistante et stable, d’un cours normal dans lequel Dieu n’intervient pas directement. Or, le concept
de nature - et l’idée corrélative d’un double régime de l’action de Dieu dans le monde - ne prend
e e
guère son essor dans le monde chrétien qu’au XII et XIII siècle. Pour les hommes de la Bible, le
concept de nature reste assez flou, de sorte que la différence entre l’action ordinaire de Dieu et son
action extraordinaire n’apparaît guère190. La puissance illimitée de Dieu est la source, plus ou moins
directe, de tout ce qui se produit, que ce soit la chute de la neige en hiver ou la résurrection d’un mort
! Il reste que certaines actions divines provoquent, du côté de ceux qui en sont les témoins, des
réactions plus vives d’étonnement, de stupeur, de crainte...
Chez saint Augustin encore191, qui est la source principale de la théologie du miracle dans la
tradition théologique latine, l’approche du miracle se situe dans la perspective d’un « cosmologie
mystique », d’une vision théophanique, esthétique, de l’univers où tout fait signe192. Ainsi, pour
Augustin, tout est d’une certaine manière « miracle » dans la nature qui nous entoure (le lever du
soleil, la succession des saisons, la beauté de la lumière...), au sens d’une manifestation de la
puissance mystérieuse de Dieu. Seule l’habitude émousse l’admiration. C’est donc le choc de l’insolite
193
(dimension subjective) qui caractérise le miracle . Bien plus, pour Augustin, la « nature » est un
concept plastique. Si nous parvenons à définir tant bien que mal un cours ordinaire des choses, nous
ne savons pas trop ce que sont la nature des choses et leurs virtualités. Aussi, saint Augustin entend
préserver un certain caractère « naturel » du miracle. Même s’il agit parfois contre le cours ordinaire
de la nature, Dieu ne fait rien contre la nature : dans le miracle il actualise des virtualités qui existent
dès l’origine dans la nature des choses.
Saint Thomas a, lui, une conception plus rigide de la nature, qui va lui permettre de définir avec
précision le fait miraculeux. Dans le traité du gouvernement divin de la Somme de théologie, à la q.
105, saint Thomas consacre directement trois articles au miracle (aa. 6-8)194. Le premier (a. 6 : « Dieu
peut-il faire quelque chose en dehors de l’ordre qu’il a mis dans les choses ? ») est une défense de la

187
Cf. IIIa, q. 43-44. On se référera à l’excellente présentation de J.-P. TORRELL, Le Christ en ses mystères, La vie et l’oeuvre
de Jésus selon saint Thomas d’Aquin, t. 1, p. 261-280 : « Les miracles du Christ », qui constitue d’ailleurs une bonne
introduction à la problématique du miracle chez saint Thomas.
188
Cf. IIa-IIae, q. 178 : De gratia miraculorum.
189
Ia, q. 110, a. 4.
190
Sur le miracle dans la Bible et le vocabulaire y afférent, cf. la récente synthèse de P. BEAUCHAMP, « Miracle, A- Théologie
biblique », Dictionnaire critique de théologie, Paris, 1998, p. 733-736 ; X. LEON-DUFOUR, « Miracles », VTB 19886, col.
757-795.
191
Dans les trois articles 6-8 de la q. 105, toutes les références explicites à la Tradition concernent saint Augustin. Cf. P. DE
VOOGHT, « La notion philosophique de miracle chez saint Augustin. Dans le ‘De Trinitate’ et le ‘De genesi ad litteram’ »,
RTAM 10 (1938), p. 317-343.
192
Cf. les remarques de J.-Y. LACOSTE, « Miracle, B- Théologie historique et systématique », Dictionnaire critique de
théologie, Paris, 1998, p. 736-738 [736], qui oppose toutefois de manière excessive l’univers patristique et l’univers
scolastique.
193
Cf. De utilitate credendi, 16, 34, in fine.
194
et revient sur cette thématique pour montrer que les anges ne peuvent accomplir de miracles (q. 110, a. 4).

59
possibilité du miracle, dirigée contre le médiatisme gréco-arabe qui prétend astreindre Dieu à n’agir
en ce monde que par l’intermédiaire des causes intermédiaires. Dieu, dans cette perspective, n’est
plus le maître transcendant de la nature mais un élément, premier certes, d’un tout nécessaire. Là
contre, saint Thomas va insister sur la liberté de Dieu vis-à-vis de sa création.
« A partir de chaque cause, explique l’Aquinate, un ordre dérive dans ses effets. » Chaque
cause agente étant mue par sa fin, c’est-à-dire par le bien qu’elle poursuit par son action, elle met en
place, consciemment ou inconsciemment, un dispositif, un « ordre » qui lui permet d’atteindre ce
bien. Ainsi, l’évêque, maître en son diocèse, vise le bien commun de la communauté chrétienne et,
dans ce but, établit certaines lois, prend certaines décisions concrètes (la nomination de l’abbé X en
telle paroisse).
Or, de même qu’il y a une hiérarchie des causes (et des biens poursuivis), de même il y a une
hiérarchie des ordres ou dispositifs mis en place par ces causes. Le dispositif mis en place par la cause
inférieure pour obtenir un bien inférieur est subordonné et dépend du dispositif mis en place par la
cause supérieure pour obtenir un bien supérieur. Il « s’emboîte » en lui. Par contre le dispositif mis en
oeuvre par la cause supérieure ne dépend pas de celui mis en place par la cause inférieure. Par
exemple, le dispositif mis en place par l’évêque (avec les lois et les décisions qui le définissent) est
subordonné au dispositif mis en place par le pape pour le bien commun de l’Eglise universelle. Selon le
cours normal des choses, la vie du diocèse participe de soi à la poursuite du bien commun de l’Eglise
universelle, mais dans certains cas exceptionnel, le pape peut intervenir directement dans la vie du
diocèse, par exemple, en appelant à Rome l’abbé X et l’utiliser au service de l’Eglise selon des règles
qui ne dépendent pas de celles fixées par l’évêque pour son diocèse et même les enfreignent.
Ayant précisé le rapport non réciproque entre l’ordre inférieur et l’ordre supérieur, saint
Thomas explique que l’« ordre des choses », dont on se demande si Dieu peut l’enfreindre, peut
s’entendre de deux manières : en tant qu’expression de la causalité de la Cause première (la poursuite
du bien commun de l’Eglise) ou bien en tant qu’expression de la causalité d’une cause seconde (la
poursuite du bien commun du diocèse). Dans le premier cas, il est clair que Dieu ne peut agir contre
l’ordre qu’il a fixé ou plutôt qu’il fixe lui-même (le pape ne peut agir contre le bien commun de
l’Eglise). Dans le second cas, il peut agir contre l’ordre des choses (le pape peut agir contre le bien
commun particulier du diocèse).
La raison profonde en est que « Dieu n’est pas soumis à l’ordre des causes secondes » Celui-ci
procède de Dieu non en vertu d’une nécessité mais librement. Ce qui implique deux choses (à ne pas
confondre) :
- Dieu aurait pu disposer un autre ordre des choses. C’est lié à la liberté créatrice. Mais le miracle n’est
pas la substitution d’un autre ordre des choses à l’ordre des choses existant.
- Dieu peut agir en dehors de l’ordre qu’il a institué. En effet, l’effet produit dans l’univers l’est plus
principalement par Dieu (y compris quant à la détermination) que par la cause seconde. Par
conséquent,
- Dieu peut produire sans la cause seconde l’effet de la cause seconde.
- Dieu peut produire dans le monde un effet que les causes secondes ne peuvent jamais produire.
Une action qui se produit en dehors de l’ordre des choses est-elle pour autant une action
« contre nature » (arg 1 et ad 1) ? L’autorité de saint Augustin milite là contre. Pour sauvegarder par
respect pour saint Augustin une certaine « naturalité » du miracle, saint Thomas distingue deux types
d’agent. Primo, l’agent est purement « extérieur » : il n’est pas à la source de l’inclination naturelle de
la chose sur laquelle il agit. Dans ce cas, nous avons affaire à une action violente, comme lorsqu’un
homme projette une pierre en l’air ou qu’un tyran maintient son peuple dans l’ignorance. Secundo,
l’agent est de quelque manière à l’origine de l’inclination naturelle. Dans ce cas, l’action de l’agent qui

60
contrarie cette inclination naturelle n’est pas contre nature195. Tel est le cas dans le miracle : la
« nature » n’est pas un pur vis-à-vis par rapport à Dieu ; elle est l’expression de sa sagesse et demeure
en sa main, de sorte que Dieu peut en modifier le cours sans la violenter.
Par rapport à l’effet miraculeux produit par Dieu, on dira que le sujet est en puissance
obédientielle196. Il n’y a pas dans le sujet un dynamisme naturel qui le conduirait à l’effet produit, mais
rien ne s’oppose en lui à l’action divine. Ainsi le cep de vigne est en puissance réelle de donner du fruit
mais il est en puissance obédientielle de devenir statue d’Hercule.
Le deuxième article affine la notion du miracle. Saint Thomas part de la définition nominale, de
l’étymologie, du miracle : « Miracle vient d’admiration ». Cette admiration, bien décrite par Aristote
197
comme le commencement de toute philosophie , naît du décalage entre l’effet qui est perçu et la
cause qui demeure cachée. Mais il faut aussitôt souligner le caractère relatif, subjectif, de
l’admiration. Elle est proportionnelle au degré d’ignorance de la cause. Telle chose est admirable pour
X qui ne l’est absolument pas pour Y. Le primitif reste béat d’admiration devant le téléphone qui lui
transmet la voix d’un absent, alors que nous ne prêtons même plus attention à ce phénomène !
Saint Thomas explique alors que le miracle est ce qui suscite au plus haut point l’étonnement :
la cause de l’effet constaté est purement et simplement ignorée de tous. Elle l’est, si je puis dire, de
droit. Cette cause qui agit en dehors de tout l’ordre des causes secondes, ne peut dès lors être que
Dieu, produisant directement l’effet en question.
La notion de miracle intègre une certaine dose de relativité. Il est vrai que nous ne connaissons
que très superficiellement la nature et les capacités réelles des choses198. Et les progrès de notre
connaissance de la nature peuvent amener à contester la qualification de miracle attribuée jusqu’alors
à un fait. Il n’en reste pas moins que, pour ne pas être miraculeux comme tel, un fait autrefois perçu
comme tel, n’en reste pas moins providentiel. Dieu a pu toucher les âmes à travers un phénomène
naturel mais providentiellement disposé. Toutefois, la relativité du miracle n’est pas, si je puis dire,
absolue : il y a des effets que, par définition, aucun étant créé ne peut produire.
Est-ce à dire que Dieu seul produit des miracles ? Saint Thomas en est persuadé - « Lui seul fit
des merveilles » (Ps 135, 4). Il consacre un article199 à montrer qu’il est métaphysiquement impossible
que l’ange accomplisse un vrai miracle - l’ange entre dans l’ordre de la création, il est soumis à ses lois
et s’il peut agir en dehors des lois de l’ordre physique par exemple, il ne peut poser une action qui
transcende toutes les lois de la création - et il disserte longuement sur la distinction entre le miracle et
les actions étonnantes produites dans la nature par les anges, les démons, les magiciens...
200
Pourtant la créature peut être associée à l’oeuvre miraculeuse . Certes, le pouvoir de faire
des miracles - qui n’est autre que la toute-puissance divine - ne peut être communiquée à la créature
par manière de disposition stable, de possession permanente, mais Dieu peut, par une motion
passagère, élever l’esprit à un acte surnaturel qui sert d’instrument à l’action divine. Ce peut être une
prière ou même un acte extérieur à travers lequel Dieu déploie sa puissance (le roi te touche, Dieu te
guérit).
Les réponses aux objections permettent de préciser quelques points :

195
Saint Thomas prend généralement l’exemple de la marée. Dans le phénomène de la marée, l’eau de la mer est aspirée vers
le haut par l’influence de la lune, ce qui est contraire à la nature particulière de l’eau, qui tend vers le bas, mais, comme dans
la physique d’Aristote, les propriétés des corps inférieurs dépendent des corps célestes, le mouvement n’est pas contre nature.
196
Cf. L.-B. GILLON, « Aux origine de la puissance obédientielle », Revue thomiste 47 (1947), p. 304-310. Cf. saint THOMAS,
In IV Sent., d. 17, q. 1, a. 5, qla 1, ed. Moos, p. 850-851 : De ratione miraculi secundum se sumpti tria sunt : quorum [...]
secundum, ut in natura recipiente non sit ordo naturalis ad illius susceptionem, sed solam potentiam obedientiae ad Deum.
197
Cf. ARISTOTE, Métaphysique, I, 2 : « C’est en effet l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs
aux spéculations philosophiques » (tr. Tricot, p. 16-17)
198
Cf. Ia, q. 110, a. 4, ad 2.
199
Ia, q. 110, a. 4
200
Cf. Ia, q. 110, a. 4, ad 1 ; IIa-IIae, q. 178, a. 1, ad 1...

61
* L’ad 2 est une exégèse de la définition classique du miracle donnée par saint Augustin201 dans sa
formulation scolaire : « Quelque chose de difficile (arduum) et d’inhabituel (insolitum) qui se produit
au-delà de la capacité (facultas) de la nature et de l’attente (spes) de celui qui s’en étonne. » Chacune
de ces quatre notes du miracle semble pouvoir être contestée et demande donc être interprétée.
- Le miracle est difficile, relevé (arduum), non pas en raison de la grandeur de la chose en laquelle il se
produit - car certains miracles concernent des réalités très prosaïques : l’eau rendue douce par
Moïse... - mais parce qu’il dépasse les possibilités de la nature.
- Le miracle est insolite non en raison de sa rareté mais parce qu’il va à l’encontre des lois ordinaires.
Où saint Thomas, d’abord attentif à la nature objective du miracle, prend congé de saint Augustin,
d’abord attentif à son impact psychologique...
- Le miracle dépasse les capacités de la nature non seulement quant à l’effet produit mais aussi - nous
allons le préciser - quant à la manière de la produire.
- Le miracle transcende non pas l’espérance qui naît des perspectives ouvertes par la grâce, mais
l’attente naturelle de l’homme (qui n’attend effectivement pas la résurrection).
* arg. 3 et ad 3 : L’effet direct du miracle n’est pas nécessairement d’ordre sensible - et saint Thomas
mentionne la science infuse reçue par les apôtres au jour de Pentecôte - mais il se manifeste alors
dans des effets sensibles qui suscitent l’étonnement202.
Un dernier article (a. 8) propose une classification des miracles selon une échelle de
grandeur203. Cette grandeur du miracle ne se prend pas de la puissance divine qui s’y déploie, car, en
regard de ce que Dieu peut faire, tout miracle est fort petit ! Elle se prend plutôt de l’effet miraculeux
lui-même, plus précisément de son degré de transcendance par rapport aux capacités de toute la
nature. Plus un effet dépasse les lois ordinaires de la nature, plus il est miraculeux.
Saint Thomas envisage alors trois formes de dépassement de la nature qui constituent trois
catégories hiérarchisées de miracles :
* La nature même du fait (substantia facti) est miraculeuse, c’est-à-dire que l’effet miraculeux lui-
même est absolument impossible à réaliser par la nature. Par exemple, la coexistence de deux corps
dans un même lieu, la rétrogradation du soleil dans sa course (Josué ; Is 38), la glorification du corps
humain...
Cet enseignement s’accorde toutefois difficilement avec l’ad 1 de l’a. 7. Là saint Thomas
204
expliquait que ni la création du monde ou de chaque âme, ni la justification de l’impie n’étaient des
miracles bien qu’ils soient l’oeuvre exclusive de Dieu.

« En effet ils ne sont pas de nature à être faits par d’autres causes et ainsi ils ne se produisent pas en
dehors de l’ordre de la nature puisqu’ils n’appartiennent pas à l’ordre de la nature. »

Cajetan pense résoudre la difficulté en distinguant ce qui relève de l’action causale générale et
ordinaire de Dieu seul, dans l’ordre de la nature ou dans l’ordre de la grâce, qui n’est pas miraculeuse
car la cause en est connue et ce qui relève de l’action causale particulière de Dieu seul selon un ordre
connu de lui seul (transsubstantiation, incarnation...)205.

201
Saint AUGUSTIN, De utilitate credendi, 16 : « J’appelle miracle tout ce qui, difficile (arduum) et inhabituel (insolitum),
apparaît au-delà de l’attente ou de la capacité de celui qui s’en étonne. »
202
En Ia, q. 106, a. 3, saint Thomas refuse l’idée selon laquelle Dieu pourrait faire un miracle en subvertissant l’ordre des
degrés angéliques en faisant valoir que les hommes ne peuvent connaître les réalités purement spirituelles. Il ne peut y avoir
de miracle là où l’homme ne peut en être « édifié ».
203
Cf. CG III, 101.
204
Sur le caractère non-miraculeux de la justification d el’impie, cf. Ia-IIae, q. 113, a. 10. On notera en particulier (ce que
Cajetan se garde bien d’observer) que l’âme, à l’égard du don de la grâce, possède plus qu’une simple puissance
obédientielle.
205
Cf. In Iam, q. 105, a. 8, n° II. Il faudrait donc entendre l’expression : non sunt nata fieri per causas secundas de la façon
suivante : sunt nata fieri non per causas secundas.

62
* La nature même de l’effet miraculeux n’est pas hors des capacités de la nature, mais la nature ne
peut jamais le produire dans le sujet dans lequel il se produit miraculeusement. Par exemple, qu’un
homme soit vivant n’a rien de miraculeux, mais qu’il soit vivant après avoir été mort, oui.
* La nature même de l’effet miraculeux n’est pas hors des capacités de la nature et le sujet dans
lequel il se produit en est naturellement capable, mais la manière (modus) dont ce bien est produit est
au-delà des capacités de la nature. Par exemple, une guérison instantanée.

II. La finalité du miracle

A propos de la possibilité de l’annihilation des créatures par Dieu (q. 104, a. 4), nous avons
noté que, si saint Thomas en évoquait la possibilité abstraite, condition de la liberté de l’acte créateur,
il se refusait à y voir une possibilité réelle. D’une part, une telle annihilation est contraire à la nature
des choses et, d’autre part, il est impossible d’y voir un miracle, car, explique l’Aquinate, le « miracle
206
est ordonné à la manifestation de la grâce ». Le miracle est finalisé ; il est utile , vise un bien et on ne
voit pas quel bien résulterait de l’annihilation des créatures. Cette finalité du miracle est de l’ordre de
la connaissance : le miracle est un signe qui procure une connaissance salutaire chez ceux auxquels il
s’adresse. Tel est bien l’enseignement des Ecritures : le miracle est un acte de puissance qui va de pair
avec une « parole », un enseignement.
Pour saint Thomas, le miracle vise spécialement la conversion et l’affermissement dans la foi.
Tout d’abord, parce que le miracle est un motif de crédibilité. En effet, si l’acte de foi n’est jamais la
conclusion d’un raisonnement purement naturel, il ne prend pas non plus la raison à rebrousse poil ; il
est raisonnable207. Par suite, comme l’affirme Vatican I à la suite de l’Aquinate,

« pour que l’hommage de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu que les secours intérieurs du
Saint-Esprit soient accompagnés des preuves extérieures [argumenta] de sa révélation, à savoir des faits
divins et surtout les miracles et les prophéties208 ».

Les miracles ont donc pour but de confirmer un enseignement ou de manifester une sainteté
exemplaire, proposée par Dieu en modèle209. Déjà, dans l’AT, les miracles accréditent les prophètes
210
auprès du peuple . Et le NT souligne le lien miracle/prédication. Dans le grand discours de
Pentecôte, Pierre décrit Jésus comme

« cet homme que Dieu a accrédité auprès de vous par les miracles, prodiges et signes qu’il a opérés par
lui au milieu de vous, ainsi que vous le savez vous-mêmes » (Ac 2, 22)

et le même saint Luc montre dans les Actes que cette synergie prédication/miracles se prolonge dans
la mission des apôtres. C’est aussi l’enseignement de la finale de Marc :

« Pour eux [les Onze], ils s’en allèrent prêcher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la
parole par les signes qui l’accompagnaient » (Mc 16, 20).

Dans le De utilitate credendi, dirigé contre le rationalisme manichéen, saint Augustin avait
insisté sur la valeur de la croyance pour accéder à la vérité. Toute croyance suppose une autorité. Or
l’autorité s’impose par deux moyens : les miracles et le nombre, la sagesse et la moralité des

206
Cf. IIa-IIae, q. 178, a. 2 : Operatur enim ea [miracula] Deus ad hominum utilitatem.
207
Cf. CG I, 6.
208
VATICAN I, Constitution Dei Filius, c. 3 (Dz 3009) ; CEC 156.
209
Cf. IIa-IIae, q. 178, a. 2.
210
Cf. Is 7, 11 ; 38, 7-8..., mais il n’est pas exclu que de faux-prophètes accomplissent des « miracles ». L’Ecriture en donne
maints exemples et elle recommande de juger aussi du miracle en fonction du message qu’il est censé confirmer (cf. Dt 13, 3).

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croyants211. Le miracle n’a pas simplement pour but d’éveiller l’attention en provoquant l’étonnement
(admiratio) - comme le ferait le fait de faire voler un homme - mais il est aussi de nature à susciter la
reconnaissance (gratia) et la bienveillance (benevolentia), indispensables pour tisser une relation
interpersonnelle de confiance entre l’enseignant et l’enseigné - ce que font les miracles de guérison.
Mais il est clair que, pour saint Augustin, le credere doit peu à peu céder la place à l’intelligere. De
sorte que, selon lui, les miracles sont une concession à la faiblesse humaine. Voilà pourquoi, il estime
qu’ils étaient utiles au début de la prédication évangélique, mais qu’ils n’ont plus de raison d’être
aujourd’hui, d’autant que la fréquence en diminuerait le caractère insolite et donc l’efficacité
212
psychologique . Sur ce point, saint Thomas ne suit pas le docteur d’Hippone. Il estime que le miracle
a une valeur apologétique permanente aussi bien pour les simples que pour les sages : il est même le
213
seul argument vraiment probant aux yeux de la raison . Le « miracle » de la conversion du monde au
christianisme (dont saint Augustin faisait un argument distinct) est en fait la preuve de l’efficacité des
miracles, car sans miracles une telle conversion n’aurait pu avoir lieu.
Cela dit, le miracle n’a pas qu’une valeur en quelque sorte extrinsèque de confirmation de
l’autorité divine d’un enseignement. Cet aspect, qui est indéniable, a souvent été hypertrophié par la
théologie néoscolastique dont la préoccupation apologétique était première214. La théologie
contemporaine souligne à juste titre que, par sa nature même de signe, le miracle est une « parole »
salvifique et pas seulement la confirmation d’une parole215. La réception du miracle suppose donc une
disposition religieuse d’écoute, une certaine « foi ». En particulier, le miracle témoigne de la présence
du Royaume. Il inaugure l’ordre de la nouvelle création et présente ainsi une forte valeur
eschatologique. C’est vrai de manière éminente pour les miracles, guérisons, exorcismes, accomplis
par Jésus-Christ. Ils attestent la présence en lui et par lui du Royaume216.

211
De utilitate credendi, XVI, 34.
212
Saint Augustin est toutefois revenu sur sa position pour la nuancer dans les Retractationes, I, XIV, 5.
213
Cf. CG I, 6 ; G. BERCEVILLE, « Les miracles comme motifs de crédibilité chez saint Thomas », Mélanges de Science
Religieuse 53 (1996), p. 51-64.
214
C’est ainsi que, dans l’enseignement du P. R. Garrigou-Lagrange, par ex., le miracle n’est plus étudié dans le cadre du
gouvernement divin mais dans le cours apologétique sur la Révélation.
215
Cf. L. MONDEN, Le miracle, signe de salut, Paris, 1960.
216
Cf. CEC, 547-550 ; Ainsi, en Jn, les semeia accomplis par Jésus sont des gestes qui manifestent qu’en Jésus l’événement
eschatologique a lieu

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