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L EJOSNE-GUIGON (Renaud), « Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti.

Un music-hall de la cruauté », Parade sauvage Revue d’études rimbaldiennes, n°


31, 2020, p. 243-308

DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11265-5.p.0243

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L EJOSNE-GUIGON (Renaud), « Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti.


Un music-hall de la cruauté »
RÉSUMÉ – Deux poèmes de Rimbaud, “Mes petites amoureuses” (1871) et
“Parade” (Illuminations) peuvent être lus au prisme de l’histoire des cabarets
et des danses scandaleuses telles que la chahut, liée à l’hystérie et à ses corps
démantelés. Deux contrepoints non verbaux pour articuler ces lectures :
Chahut de Seurat (pour “Mes petites amoureuses”) et la théorie et pratique de
la performance futuriste dans son rapport au cabaret (pour “Parade”).
MOTS-CLÉS – Georges Seurat, Filippo Tommaso Marinetti, chahut, cancan,
chorégraphie sociale, café-concert, modernité, neurologie, marionnettes,
hystérie, catalepsie, énergétisme, performance, anarchisme, avant-garde, néo-
impressionnisme, futurisme

L EJOSNE-GUIGON (Renaud), « Chahuts in Rimbaud, Seurat, and Marinetti. Or,


a Music-Hall of Cruelty »
ABSTRACT – Two poems by Rimbaud, “Mes petites amoureuses” and “Parade,”
are here deciphered through the lens of the history of music-halls and those
cabaret dances that caused scandal all through the nineteenth century. This
was because of their alleged obscenity as well as their link to hysteria as a
centrifugal force dismantling bodies. The two Rimbaud pieces are read
against two nonverbal art objects: Seurat’s painting Chahut and the futurist
theory and practice of performance art.
KEYWORDS – Georges Seurat, Filippo Tommaso Marinetti, cancan, social
choreography, music-hall, modernity, neurology, puppets, hysteria, catalepsy,
energetics, performance art, anarchism, avant-garde, neo-impressionism,
futurism
LES CHAHUTS DE RIMBAUD,
SEURAT ET MARINETTI
Un music-hall de la cruauté1

La chahut : « Cette danse, c­ ’est la


manifestation ­d’une corruption profonde
qui menace de pénétrer dans toutes les
classes de la société2. »
Décision de justice (Paris, 1844).

Aucune danse ­n’est jamais neutre : il y a les danses normées de la


chorégraphie sociale et il y a les bacchanales qui font poindre le monstre
à deux têtes de la folie et de ­l’anarchisme3. Le xixe siècle a éprouvé
1 Je tiens à remercier vivement Steve Murphy pour ses c­ onseils suite à la relecture attentive
q­ u’il a bien voulu faire d­ ’une version antérieure de cet article.
2 En 1844, la justice ­condamna à six mois de prison, pour ­l’exemple, une jeune ouvrière
qui avait dansé la chahut ; la citation donnée ici est extraite de la sentence (reproduite
in Gazette des Tribunaux, 23 avril 1844 ; cité par A. Faure, Paris carême-prenant. Du car-
naval à Paris au xixe siècle, 1800-1914, Paris, Hachette, 1978, p. 79). Le genre du mot
« chahut » est fluctuant au xixe siècle (voir J.-C. Lebensztejn, Chahut, Paris, Hazan, 1989,
p. 10). Le plus souvent féminin ­jusqu’aux années 1850, il devient uniquement masculin
à partir des années 1890. Conformément à ces usages, ­j’utiliserai ici le féminin pour
me référer à la danse de la Restauration et de la monarchie de Juillet, et le masculin
pour parler du chahut plus institutionnalisé de la fin-de-siècle. La chahut, très présente
à Paris entre 1830 et 1870 – interdite par la police, elle était pratiquée dans les lieux
interlopes –, disparut ensuite pendant un temps, pour reparaître dans les années 1880
(voir C. Parfitt, Capturing the Cancan : Body Politics from the Enlightenment to Postmodernity,
thèse de doctorat, Londres, University of Roehampton, 2008, p. 110). On la retrouve
alors « au masculin [le chahut], dans les nouveaux bals-spectacles qui se développèrent
à la fin du second Empire et sous la IIIe République, l­’Élysée-Montmartre, le Jardin de
Paris, puis le Moulin-Rouge » (Lebensztejn, Chahut, op. cit., p. 58), ainsi que dans les
cafés-­concerts.
3 Sur cette ambivalence de la danse dans la ­culture occidentale, voir F. McCarren, Dance
Pathologies : Performance, Poetics, Medicine, Stanford, Stanford U. P., 1998, p. 1-5 ; M. Franko,
Dance as Text. Ideologies of the Baroque Body (1993), Oxford, Oxford U. P., 2015, p. 15-30,

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tout à la fois une fascination et une répulsion durables vis-à-vis des


danses populaires qui libèrent les corps – quadrilles parodiques du
carnaval, polka dansée aux bals publics pendant la seconde République,
chahut de bastringue, cancan des c­ af’­­conc’ de la Belle Époque4. Des
guinguettes de la Restauration aux saturnales institutionnalisées de la
fin-de-siècle court ainsi le fil de la danse carnavalesque qui perturbe
­l’ordre du corps et des corps5.
Un soir de 1865, les frères Goncourt notèrent dans une page de leur
Journal, à propos des danses du Casino-Cadet : « Une femme en robe
havane dansait, la tignasse en désordre, sa grande bouche fendue par
un rire, – le rire ­d’une bacchante à la Salpêtrière6 ». La danseuse de ce
bal de lorettes (le Casino-Cadet était situé non loin de la célèbre salle

64 et 99 et K. Gotman, Choreomania. Dance and Disorder, Oxford, Oxford U. P., 2018,


passim. Voir également P. Lascoumes, « La perpendicularisation de la société. Soldats,
danseurs, carrousels et ballets de cour », in P. Artières (éd.), Michel Foucault, la littérature
et les arts, Paris, Kimé, 2004, p. 147-158.
4 Tout au long du xixe siècle, les termes de « cancan » et de « chahut » sont utilisés
­comme parasynonymes. Sur ces deux mots, ­consulter G. Matoré, « Cancan et chahut,
termes de danse (1829-1845) », in Mélanges de linguistique française offerts à M. Charles
Bruneau, Genève, Droz, 1954, p. 177-183. Pendant toute la période qui nous occupe
ici, le cancan désigne une danse issue du quadrille. Voir C. Parfitt, « The Contradanse,
the Quadrille and the Cancan : Dancing Around Democracy in Post-Revolutionary
Paris », in Proceedings of Established S­ cholars’ Conference : A Conference of the Society for Dance
Research, Londres, University of Roehampton, 2008 (p. 29-36), p. 29 : « Le cancan est
né ­d’une variation à partir du quadrille, […] danse qui était populaire dans la France
des années 1820. Quant au quadrille lui-même, il ­s’agit ­d’une standardisation de la
­contredanse française, elle-même héritée de la country dance anglaise » (je traduis).
Avant les années 1840, le terme de « cancan » ne désigne pas tant une danse précise
que ­l ’ensemble des variations inventées à partir du quadrille, auquel il est intégré
­comme dernière figure, plus « libre » (aux deux sens de ce mot). Voir à ce propos
C. Parfitt, Capturing the Cancan, op. cit., p. 77, 80 et 111 ; voir aussi I. F. Guest, « The
Heyday of the Cancan », in W. H. Holden (éd.), Second Empire Medley, Londres, British
Technical and General Press, 1952, p. 10 et D. Price, Cancan !, Londres, Cygnus
Arts, 1998, p. 23. Au cours du siècle, et particulièrement à partir de la fin des années
1840, la chahut – originellement dansée par des hommes – devient de plus en plus
associée aux danseuses, d­ ’abord dans les guinguettes puis dans tous les bals publics
(C. Parfitt, Capturing the Cancan, op. cit., p. 101 ; voir aussi C. Paillet, « La féminisation
du chahut-cancan sous le Second Empire parisien », in Recherches en danse, no 3, 2015,
non paginé).
5 Claire Parfitt insiste sur le fait que « de 1830 à 1870, le cancan fut la plupart du temps
associé par la bourgeoisie à la saison du carnaval et aux bals masqués » (Capturing the
cancan, op. cit., p. 89 ; je traduis dans tous les cas).
6 E. et J. de Goncourt, Journal, 16 mars 1865, éd. R. Ricatte, Paris, Robert Laffont, 1956,
rééd. 1989, trois volumes, t. I, p. 1147.

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de bal-spectacle des Folies-Bergère7), figurée ici en ménade moderne,


sidère le public par son effrayante et magnétique danse dionysiaque8, au
point de transformer les hommes en animaux telle une nouvelle Circé9.
Une vingtaine ­d’années plus tard, Chahut de Seurat (1888-1889, ill. 1),
qui représente la fin d­ ’un cancan dans un café-­concert montmartrois,
actualise cette référence à la magicienne de l­ ’Odyssée : en bas à droite du
tableau, le spectateur – doté ­d’une canne phallique et dont le regard
diagonal est dirigé vers les jupons de la première danseuse – est pourvu
­d’un nez retroussé qui le fait ressembler à un porc10.

7 Le Casino-Cadet était sis au 18, rue Cadet ; à l­’époque où écrivent les Goncourt, la
danseuse la plus célèbre en était Rigolboche, véritable star de la chahut sous le second
Empire (voir C. Paillet, « La féminisation du chahut-cancan sous le Second Empire pari-
sien », art. cité). ­C’est précisément vers 1865 que la chahut, originaire des bals publics,
­s’introduit dans les cafés-­concerts – d ­ ’abord à ­l’Alcazar ­d’hiver puis dans tout Paris.
Comme le note Jean-Claude Lebensztejn à propos de l­’histoire de la chahut : au cours
du siècle, « les cafés-­concerts prirent la relève » des bals publics, devenus plus bourgeois
(Chahut, op. cit., p. 58).
8 Arthur Symons, dans un poème de 1892, appelle Nini-Patte-en-­l’air – célèbre cancaneuse
du Moulin-Rouge – « the Mænad of the Decadence » (cité par G. Ducrey, Corps et graphies.
Poétique de la danse et de la danseuse à la fin du xixe siècle, Paris, Champion, 1996, p. 282).
Dans les années 1840, déjà, un voyageur allemand à Paris, Ludwig Rellstab, décrivait
les chahuteuses ­qu’il avait vues lors d­ ’un bal au théâtre des Variétés c­ omme des « ménades
extatiques » (cité in D. Price, Cancan !, op. cit., p. 29). Sur la figure de la « ménade pari-
sienne » à ­l’époque de Symons, voir S. Vitacca, « La métamorphose de la Bacchante dans
­l’art de la seconde moitié du xixe siècle : du mythe antique à la “ménade parisienne” »,
actes de la sixième séance de ­L’Atelier du xixe siècle, Paris, S. E. R. D., publication en
ligne : serd.hypotheses.org/latelier-du-xixe-siecle, ­consulté le 13 sept. 2019. Voir égale-
ment A. Sotropa et S. Vitacca (éd.), Bacchanales ! Ivresse des arts au xixe siècle, Bordeaux,
P. U. de Bordeaux, 2018 et S. Buratti-Hasan et S. Vitacca (éd.), Bacchanales modernes ! Le
nu, ­l’ivresse et la danse dans ­l’art fran­çais du xixe siècle, cata­lo­gue ­d’expo­si­tion, Bordeaux,
Ajaccio et Cinisello Balsamo, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, Musée Fesch-Ville
­d’Ajaccio et Silvana Editoriale, 2016.
9 Georges Montorgueil c­ ompare La Goulue, célèbre danseuse de chahut sous la troisième
République, à une moderne et « impure Circé, surveillant du coin de l­ ’œil la métamor-
phose » (Paris dansant, illustrations de Willette, Paris, Théophile Belin, 1898, p. 172).
Érastène Ramiro (pseudonyme ­d’Eugène Rodrigues) note de son côté dans son Cours de
danse fin de siècle : « La Goulue est une enchanteresse. / Combien vraie toujours la fable
de Circé, la charmeuse, métamorphosant les c­ ompagnons ­d’Ulysse en pourceaux » (Gil
Blas, supplément illustré, 10 et 23 mai 1891, rééd. augmentée et sans nom d­ ’auteur pour
le texte, illustrations de Louis Legrand, Paris, Dentu, 1892, p. 6).
10 Gustave Kahn, qui fut le premier propriétaire de ce tableau (voir J. Rewald, Georges
Seurat, New York, Wittenborn, 1943, p. 70) écrivit à propos de Chahut : « [V]oyez cet
admirable groin de spectateur, archétype de noceur gras » (« Seurat », in ­L’art moderne,
vol. II, no 14, Bruxelles, 5 avril 1891 [p. 107-110], p. 109 b ; je souligne).

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Fig. 1 – Georges Seurat, Chahut, huile sur toile (171,5 x 140,5 cm), 1888-1889,
Otterlo (Pays-Bas), Collection Kröller-Müller Museum.

Dans ­l’équivalence posée par les Goncourt entre folie et danse obs-
cène, le moyen terme implicite est l­ ’hystérie, ainsi que l­ ’indique, à la fin
de la phrase, la référence à ­l’hôpital dont Charcot dirigeait depuis 1861
le service de neurologie. Dans son livre sur les établissements de danse
parisiens, ­c’est les soirées du Moulin-Rouge que Georges Montorgueil

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assimile quant à lui au Bal de la Salpêtrière : « […] le vrai bal des folles
est au Moulin-Rouge, quand le quadrille, ­conduit par Rayon-­d’Or ou la
Glu, déchaîne cette hystéro-épilepsie que les clowns femelles traduisent
en d­ ’impudiques envolées de jupons11 ». Or, ce n­ ’est pas seulement un
tel caractère « impudique » qui provoqua la c­ omparaison de ces danses
avec l­ ’hystérie. Aux yeux de nombreux c­ ontemporains en effet, le propre
de la chahut ­n’était pas seulement ­d’exhiber les jambes des danseuses
de manière indécente12 mais de tordre et de rompre le corps humain par
des mouvements ­contre-nature faisant ressembler les « chahuteuses » à
des malades en proie à une crise ­d’hysteria major.
On retrouve de tels mouvements dans « Mes petites amoureuses »,
envoyé par Rimbaud à Paul Demeny le 15 mai 1871. La danse forcenée
­qu’orchestre le je-violoniste (« ­j’ai ­l’archer en main, je c­ ommence », écrit
­l’épistolier en guise ­d’introduction à ce poème de la cruauté13) y mor-
celle le corps des jeunes filles et en désosse un à un les membres tour-
noyants. Comme le tableau de Seurat, ce poème enregistre et déconstruit
simultanément l­ ’inquiétude sociale liée aux danses populaires et à leur
(mauvais) traitement du corps humain. Un chroniqueur de la Revue et
gazette musicale de Paris écrivait déjà pendant la monarchie de Juillet, à
propos des quadrilles de bals publics :
11 G. Montorgueil, Paris dansant, op. cit., p. 116 (sur La Glu – à ne pas c­ onfondre avec La Goulue –,
voir R. B. Gordon, Dances with Darwin, 1875-1910. Vernacular Modernity in France, Burlington,
Ashgate, 2009, p. 50, n. 89). Voir aussi M. F. Zimmermann, Seurat and the Art Theory of
His Time, Anvers (Belgique), Fonds Mercator, 1991, trad. J. Ferry, S. Schnall et K. Fanny
Willems : Les mondes de Seurat : son œuvre et le débat artistique de son temps, Paris, Albin Michel,
1991, p. 370. Voir la gravure « Le Bal des Folles et des Hystériques à la Salpêtrière » parue
dans Le Courrier français, 11 avril 1886 (reproduite in R. B. Gordon, Dances with Darwin,
op. cit., p. 16). Sur les rapports entre ­culture du spectacle et hystérie sous le second Empire
et à la Belle Époque, voir ­l’étude indispensable de R. B. Gordon, Why the French Love Jerry
Lewis : From Cabaret to Early Cinema, Stanford, Stanford U. P., 2001 (trad. par l­ ’auteure : De
Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, Rennes, P. U. R., 2013).
12 Vidocq parle de « ­l’indécente chahut » : Mémoires de Vidocq, t. III, Paris, 1828-1829, p. 85
(cité in Trésor de la langue française, entrée « Chahut », en ligne : atilf.fr, ­consulté le 6 juil.
2019). Le Dictionnaire de l­’Académie française, en 1843 définit la chahut « une manière
de danser extrêmement indécente », ajoutant que cette danse ­s’est introduite en France
« dans quelques endroits mal famés, bien que la police l­’interdise dans tous les lieux
publics » (« Chahut, s. f. », Complément du Dictionnaire de ­l’Académie française, Paris, 1843,
cité par J.‑C. Lebensztejn, Chahut, op. cit., p. 10).
13 « Ici, ­j’intercale un second psaume, hors du texte : veuillez tendre une oreille ­complaisante
– et tout le monde sera charmé. – J­ ’ai l­’archet en main, je c­ ommence : [Mes petites
amoureuses] » (Œuvres ­complètes, éd. A. Guyaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 2009, p. 344).

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Au lieu de figurer tout uniment avec le plus ­d’élégance et de grâce possible, ils
[les « inventeurs de danses prohibées »] ont inventé des mouvements de pied,
des mouvements de bras, des mouvements de tête. Plus de formes c­ onvenues,
plus de routine, plus ­d’uniformité : au ­contraire, ­c’est un assaut de pantomimes
spirituelles et ­comiques, un feu roulant de saillies muettes. En un mot, dans
ce système, la c­ ontredanse est une forme dramatique où chacun improvise
suivant son génie et met en relief son individualité14.

Ce n­ ’est pas seulement la tradition (« plus de formes c­ onvenues ») qui est


mise à mal, mais le corps lui-même – qui semble en effet se désintégrer
ici. ­L’expression « des mouvements de pied, des mouvements de bras,
des mouvements de tête », qui insiste sur la dimension subversive de
cette désarticulation des gestes et des membres, pourrait aussi bien être
une description du tableau de Seurat, ou de « Mes petites amoureuses »
de Rimbaud. Un observateur américain notait en 1836, à propos des
célébrations du carnaval à Paris :
Des hommes et des femmes dont les manières, il ­n’y a pas dix minutes, étaient
encore parfaitement modérées [sober] – des hommes et des femmes qui, le
jour durant, étaient en pleine possession de leur raison –, jaillissent, à peine
minuit sonné, tel un déluge par les rues […] et, l­orsqu’ils se sont rejoints au
théâtre ou dans quelque salle des fêtes, y dansent alors toute la nuit d­ ’une
manière qui fait songer que leurs jambes sont devenues folles15.

Cette dernière expression, as if their legs had taken leave of their senses,
décrit à la fois une prise d­ ’autonomie et un devenir-fou de ces membres
laissés à eux-mêmes : la danse de carnaval, dans sa dimension éruptive
et centrifuge, se rapproche dangereusement de la crise hystérique.
Un tel traitement du corps, caractéristique des bals populaires,
se retrouve dans les scandaleux c­ af’­­conc’ ainsi que dans les cabarets
­d’artistes, tous lieux carnavalesques où se desserre ­l’emprise des normes
sur les corps16. Quelques années plus tard, à ­l’aube du xxe siècle,
14 Revue et gazette musicale de Paris, 21 février 1841, cité in F. Gasnault, Guinguettes et lorettes.
Bals publics et danse sociale à Paris entre 1830 et 1870, Paris, Aubier, 1986, p. 48-49.
15 J. Sanderson, The American in Paris, Philadelphie, Carey & Hart, 1847, p. 171, cité in
C. Parfitt, Capturing the Cancan, op. cit., p. 88 (je traduis et souligne, R. L.‑G.).
16 Rimbaud parle explicitement du cabaret dans au moins un poème, « Au Cabaret-vert,
cinq heures du soir » (éd. citée, p. 111). Sur la fonction poétique et politique du cabaret
dans ce sonnet de 1870, voir R. Chambers, « Rimbaud forain. À propos ­d’“Au Cabaret-
Vert, cinq heures du soir” », in Parade sauvage, oct. 2008, « Hommage à Steve Murphy »,
p. 324-337 et R. St. Clair, Poetry, Politics, & the Body in Rimbaud : Lyrical Material, Oxford,

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 249

Filippo Tommaso Marinetti et ­d’autres représentants des avant-gardes


devaient promouvoir les revues des théâtres de variété c­ omme modèle
­d’un nouvel art caractéristique de la modernité17. Le « music-hall »
londonien importe à Marinetti en tant que manifestation ­d’une énergie
nue et littéralement anarchique : il devient ainsi, dans la théorie et la
pratique futuristes, le modèle ­d’un spectacle énergétique, non repré-
sentatif et non narratif. Les corps y émettent des signaux épileptiques
qui ne sont plus seulement à percevoir ou à interpréter mais à éprouver,
par le biais de la c­ ontagion magnétique. Entre spectacle et pathologie,
la « physicofolie18 » hystérique défendue par Marinetti vient à la fois
du café-­concert – ancêtre du music-hall – et de la Salpêtrière : c­ omme
« Parade » des Illuminations, cette folie ­condense sur une scène fréné-
tique ­l’hypnose néo-mesmerienne, le corps grotesque bakhtinien et les
­contorsions de la maladie nerveuse. La poésie de Rimbaud, la peinture
de Seurat, les manifestes futuristes et les pratiques performatives des
avant-gardes historiques forment ainsi quelques points nodaux dans
une histoire politique de l­ ’hystérie en art.

Oxford U. P., 2018, p. 123-164. Sur ­l’histoire des cafés-­concerts et les différences entre
café-­concert et cabaret, voir A. Rifkin, « Cultural Movements and the Paris Commune »,
in Art History, vol. II-2, juin 1979, p. 202-221 ; J. Rancière, « Le bon temps ou la barrière
des plaisirs », in Les révoltes logiques, printemps-été 1978, repris dans Les scènes du peuple,
Lyon, Horlieu, 2003, p. 203-252 ; T. J. Clark, The Painting of Modern Life. Paris in the
Art of Manet and His Followers, Princeton, Princeton U. P., 1984, ch. 4, « A Bar at the
Folies-Bergères » (p. 205-258) ; C. Rearick, Pleasures of the Belle-Époque. Entertainment and
Festivity in Turn-of-the-Century France, New Haven, Yale U. P., 1985, p. 81 sqq. ; A. Sallée
et P. Chauveau, Music-hall et café-­concert, Paris, Bordas, 1986 ; W. Barthelmess, Das Café-
Concert als Thema der französischen Malerei und Grafik des ausgehenden 19. Jahrhunderts, Berlin,
1987, en particulier p. 1-20 ; M. Angenot et D. Geoffrion, Café-­concert. Archéologie ­d’une
industrie ­culturelle, Montréal, CIADEST, 1991 ; É. Pillet, « Cafés-­concerts et cabarets », in
Romantisme, no 75, 1992, p. 43-50 ; C. Condemi, Les cafés-­concerts, histoire ­d’un divertissement,
1849-1914, Paris, Quai Voltaire, 1992 ; A. Weill et F. Caradec, Le café-­concert (1848-1914),
Paris, Fayard, 2007 ; et P.‑R. Leclercq, Soixante-dix ans de café-­concert, 1848-1918, Paris,
Les Belles Lettres, 2014.
17 Voir en particulier F. T. Marinetti, « The Music-Hall » (1913), reproduit in G. Lista (éd.),
Marinetti et le futurisme. Études, documents, iconographie, Lausanne, ­L’Âge ­d’homme, 1977,
fac-similé, section non paginée du livre (planches photographiques).
18 Ibid.

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250 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

PANTINS HYSTÉRIQUES

La danse ­s’est transformée en une sorte


de gymnastique violente, dans laquelle
les jeunes gens distingués donnent de
grands coups de pieds, agitent la tête,
­contorsionnent tout leur corps, et dis-
persent bras, coudes et mains tout à fait
­comme s­’ils étaient des marionnettes
que remueraient des fils métalliques19.
Bayle St. John, voyageur anglais à Paris,
début du second Empire.

Deslauriers […], gagné par le délire du


cancan, se démenait au milieu des qua-
drilles c­ omme une grande marionnette20.
­L’Éducation sentimentale

Dans « Le Masque », Maupassant décrit ainsi un bal costumé à


­l’Élysée-Montmartre : « Les deux femmes, dont les cuisses semblaient
attachées au corps par des ressorts de caoutchouc, faisaient avec leurs
jambes des mouvements surprenants21 ». Au sujet de Jane Avril dan-
sant au Moulin-Rouge, Gabriel Astruc parle ­d’une « sorte ­d’échassier
qui restait en équilibre sur une jambe et balançait l­’autre c­omme un membre
isolé de son corps22 ». Ces « ressorts de caoutchouc », ce « balancement »
19 B. St. John, Purple Tints of Paris, Londres, Chapman and Hall, 1854, p. 275, cité in
C. Parfitt, « The Contradanse, the Quadrille and the Cancan : Dancing Around Democracy
in Post-Revolutionary Paris », art. cité, p. 34 (je traduis, R. L.‑G.).
20 G. Flaubert, ­L’Éducation sentimentale (1869), I, 5 (scène de ­l’Alhambra) : éd. P.‑M. de Biasi,
Paris, L. G. F., 2002, p. 138. Céleste Mogador, cancaneuse célèbre, emploie la même
image l­ orsqu’elle décrit dans ses Mémoires les mouvements mécaniques de la polka q­ u’elle
apprit à l­ ’automne 1844 (au milieu des années 1840, la chahut fut un temps supplantée
par la polka – cette dernière, originaire de Bohème, influença grandement le cancan) :
« On faisait une foule de figures […] ; on eût dit un monde de télégraphes et de pantins »
(C. Mogador, Mémoires, Paris, Librairie nouvelle, 1858 [2e édition], quatre volumes, t. I,
p. 284-285).
21 G. de Maupassant, « Le Masque » (1889), in ­L’Inutile Beauté [et autres nouvelles], Œuvres
­complètes, Paris, Conard, 1908, p. 160.
22 Cité in F. Caradec, Jane Avril. Au Moulin-Rouge avec Toulouse-Lautrec, Paris, Fayard, 2001,
p. 72, je souligne (R. L.‑G.).

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 251

d­ ’un membre semblant « isolé » du tronc, transforment les danseuses


en autant de marionnettes aux articulations disjointes23. De similaires
« balancements » font également virevolter (« Tournez vos tours ! ») les
« petites amoureuses24 » rimbaldiennes dans leur sarabande infernale.
Dans « Mes petites amoureuses », le je poétique se fait marionnettiste
cruel – ou peut-être fou ? –, tirant furieusement et dans tous les sens les
ficelles de « ses » pantins disloqués25. « Hop donc » : tel un maître de
danse pervers, le poète fait sauter – ­c’est le sens de ­l’onomatopée hop – les
jeunes filles de ci et de là en tirant des fils invisibles26. Littré insiste sur
­l’importance des « sauts » dans le cancan, « sorte de danse inconvenante
23 Sur les poupées désarticulées dans la littérature fin-de-siècle, voir G. Ducrey, Corps et
graphies. Poétique de la danse et de la danseuse à la fin du xixe siècle, op. cit., ch. « Excursus
symptomatiques : ­l’acrobate chue et la poupée désarticulée » (p. 291-313). Ce chapitre,
qui étudie le « fantasme de dépècement misogyne » (p. 273) de la littérature de l­ ’époque,
porte sur Lorrain, Champsaur et Villiers.
24 A. Rimbaud, « Mes petites amoureuses », éd. A. Guyaux citée, p. 121-122. Sur ce poème,
voir notamment G. Schaeffer, « Poèmes de la révolte et de la dérision », in M. Eigeldinger
(éd.), Études sur les Poésies de Rimbaud, Neuchâtel, À la Baconnière, 1979, p. 81-132 ;
P. Brunel, « La danse macabre des petites amoureuses », in Arthur Rimbaud ou l­’éclatant
désastre, Seyssel, Champ Vallon, 1983, p. 52-55 ; A.‑E. Berger, Le banquet de Rimbaud.
Recherches sur ­l’oralité, Seyssel, Champ Vallon, 1992, p. 63-71 ; et B. de Cornulier, « Le
violon enragé d­ ’Arthur pour ses “Petites amoureuses” », in Parade sauvage, no 15, nov. 1998,
p. 19-32.
25 Le motif du poète marionnettiste est important au xixe siècle et son histoire mériterait
­d’être retracée précisément. Une étude récente de Steve Murphy sur Aloysius Bertrand
aborde cette question, justement en rapport avec la danse et la désarticulation : « De la
répression de l­’ivresse des chevaliers. “­L’air magique de Jehan de Vitteaux” », in Revue
Bertrand, no 2, 2019 (p. 77-93), notamment p. 85.
26 Selon le TLF, « hop », mot invariable, sert à « donner le signal (à une personne ou à
un animal) ­d’un saut, ­d’un mouvement rapide » (atilf.fr, entrée « Hop, Houp », page
­consultée le 5 mai 2019, je souligne). Le verbe anglais to hop (de l­’ang. médiéval hop-
pian) signifie « sauter » ou « sautiller ». On trouvait cette onomatopée dans un poème
de ­l’année précédente, « Bal des pendus », où elle était déjà associée à la gesticulation
(« cabrioler ») et à la figure du marionnettiste-violoniste : « Hurrah ! les gais danseurs,
qui n ­ ’avez plus de panse ! / On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs ! / Hop !
­qu’on ne sache plus si ­c’est bataille ou danse ! / Belzébuth enragé racle ses violons ! »
Ce poème, qui se souvient du romantisme frénétique et de la Comédie de la mort de
Gautier, joue à la fois sur le motif médiéval de la danse macabre et sur la figure du
diable marionnettiste (voir le « Au lecteur » des Fleurs du Mal) : « Messire Belzébuth
tire par la cravate / Les petits pantins noirs grimaçant sur le ciel, / Et, leur claquant au
front un revers de savate, / Les fait danser, danser aux sons ­d’un vieux Noël ! » Cette
danse désordonnée, la gigue des pendus, reviendra – de manière plus inquiétante, liée
toujours à ­l’érotisme macabre (­l’érection des pendus) mais sans le secours du pittoresque
romantique – dans « Streets – I » des Romances sans paroles de Verlaine : « Dansons la
gigue ! »

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252 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

des bals publics avec des sauts exagérés et des gestes impudents27 ». À
propos du bal masqué de l­ ’Opéra qui eut lieu lors du carnaval de 1856,
Montorgueil décrit une danse inventée par Clodoche, célèbre danseur
­comique de ­l’époque : « ­L’orchestre attaqua un quadrille : les drôles,
­comme électriquement secoués, de gesticuler et de bondir28 ! ». Quant au
peintre Jean-François Raffaëlli, il écrivait des danses c­ ontemporaines que
« Nous ressentons les rythmes musicaux avec frénésie » et « y répondons
[…] par des bonds et des sauts insensés29… ».
Le « déboîtement » de la farandole rimbaldienne (« Vos omoplates
se déboîtent, / Ô mes amours ! ») donne à chaque membre – genoux
(« Entrechoquez vos genouillères / Mes laiderons ! »), seins (« … les tran-
chées / De ton sein rond ! »), mains (« … pour ces éclanches30 »), reins
(« Une étoile à vos reins qui boitent […] ! ») – une autonomie effrayante.
Les « Amoureuses » du poème sont en ce sens les petites sœurs des
27 Dictionnaire Littré, en ligne (www.littre.org), entrée « Cancan », page ­consultée le 2 juin 2019.
Sur Rimbaud et le cancan, voir la remarque ­d’Ida Zajdel à propos ­d’une rime étrange des
« Premières ­communions » (cité in M. Ascione, « Premières (et dernières) c­ ommunions »,
in Parade sauvage, colloque no 1 : Rimbaud ou « la liberté libre », 1987 [p. 30-44], p. 36) : aux
vers 37-42 du poème, qui évoquent le « lointain nasillement des danses » réprouvées par
le prêtre de village, les rimes font précisément surgir le son can-can – « Cependant le Curé
choisit pour les enfances / Des dessins ; dans son clos, les vêpres dites, quand / ­L’air ­s’emplit
du lointain nasillement des danses, / Ils se sent, en dépit des célestes défenses, / Les doigts
de pied ravis et le mollet marquant ; / – La Nuit vient, noir pirate aux cieux ­d’or débar-
quant ». Voir aussi B. de Cornulier, « Le rimeur étourdi des “Premières c­ ommunions” »,
in Parade sauvage, no 17-18, août 2001 (p. 43-80), p. 53-54. Steve Murphy a fait remarquer
(« La double vision des “Premières c­ ommunions”. Approche en zigzag », in Francofonia,
no 72, printemps 2017 [p. 141-160], p. 149) que le sizain cité pouvait renvoyer au débat
qui avait fait rage un demi-siècle plus tôt entre le curé d­ ’Ars – qui voulait voir proscrites
les danses de village, jugées lubriques – et Paul-Louis Courier, qui au ­contraire défendait
ces danses populaires (Pétition pour des villageois que l­ ’on empêche de danser, Paris, 1822) ; voir
également S. Murphy, « De la répression de ­l’ivresse des chevaliers », art. cité, p. 91-92.
28 G. Montorgueil, Paris dansant, op. cit., p. 104.
29 J.-F. Raffaëlli, « Étude des mouvements de ­l’art moderne et du beau caractériste », in
Catalogue illustré des œuvres de Jean-François Raffaëlli exposées 28 bis, avenue de l­ ’Opéra, Paris,
1884, p. 60.
30 Voir M. L. Premuda Perosa, « Les éclanches d ­ ’Arthur », in Parade sauvage, colloque
no 3 (sept. 1991), Rimbaud cent ans après, éd. S. Murphy, 1992, p. 56-74 et, de la même,
« Lexique rimbaldien », in Parade sauvage, colloque no 4 (sept. 2002), Rimbaud : textes et
­contextes ­d’une révolution poétique, éd. S. Murphy, 2004, p. 135-144 (p. 135-138 sur le mot
« éclanche »). Pour une lecture différente de ce terme ­d’« éclanche », célèbre crux du corpus
de 1871, voir les analyses lexicographiques de J.‑P. Chambon (« Quelques problèmes de
vocabulaire : II. Éclanche », in Arthur Rimbaud, IV, Paris et Caen, Minard, 1980, p. 97-98)
et de P. Délot (« “Mes Petites Amoureuses” : notes critiques », in Parade sauvage, no 5,
1988, p. 38-49).

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 253

danseuses de quadrille naturaliste31, dont les mouvements ressemblaient


à ceux de pantins démantibulés. Littéralement, démantibuler signifie casser
la mâchoire (cf. « Je voudrais vous casser les hanches… »), la mettre en
pièces. On disait parfois « dégingandés » – ainsi Huysmans à propos
des danseurs de chahut représentés par Raffaëlli dans ­l’aquarelle Le
Quadrille naturaliste aux Ambassadeurs32 :
Les deux hommes qui […] servent de vis-à-vis [aux deux blanchisseuses] sont
encore plus turpides ; ­l’un ­d’eux tord une gueule de garçon de cuvette et
­l’autre un mufle de camelot ou ­d’acteur ; eux aussi se dégingandent, battent
avec les moulinets de leurs bras une rémolade de poussière dans les jets de
gaz, font avec les manches de veste de leurs jambes les digue-digue-don
­d’une crampe atroce33.

Érastène Ramiro, dans son Cours de danse fin-de-siècle, écrit des danseurs
de chahut que leurs « jambes fléchissent, bringuebalent34 », et parle au
sujet de la danseuse Nini-Patte-en-­l’air de « cheville désarticulée35 ». Des

31 Il ­s’agit là ­d’un synonyme de « chahut ». ­L’adjectif, dans ­l’expression « quadrille natu-


raliste » (utilisée à partir des années 1870), insiste sur la dimension licencieuse de cette
danse. C ­ ’est en particulier ­l’improvisation que la danseuse proposait dans les mouvements
finaux de la chahut (voir D. Price, Cancan !, op. cit., p. 33) qui était ­considérée ­comme
débridée et impudique : C. Parfitt, Capturing the Cancan, op. cit., p. 102.
32 Aquarelle, couverture de Paris Illustré, 1er août 1886.
33 J.-K. Huysmans, « Jean-François Raffaëlli » (1887), repris dans Certains, 1889, in Écrits
sur ­l’art (­L’art moderne, Certains, Trois primitifs), éd. J. Picon, Paris, GF-Flammarion, 2008,
p. 261. Jules Christophe parle de danseurs « dégingandés » à propos des deux figures
masculines sur la scène de Chahut de Seurat (« Georges Seurat », Les Hommes ­d’­aujourd’hui,
vol. VIII, no 368, 1890, p. 3).
34 É. Ramiro, Cours de danse fin de siècle, op. cit., p. 5 (je souligne). Voir P. Smith, Seurat and
the Avant-Garde, New Haven, Yale U. P., 1997, p. 192, n. 19. Déjà, dans Les Français peints
par eux-mêmes, on lisait à propos de cette « ­comédie licencieuse » ­qu’est la chahut : « pour
aider à la vérité de sa pantomime, le danseur […] appelle ses muscles à son secours ; il
­s’agite, il se disloque, il trépigne » (Taxile Delord, « Le Chicard », in Les Français peints par
eux-mêmes. Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, Paris, Louis Curmer éditeur, 1840
[p. 361-376], p. 371, je souligne). Un autre chroniqueur de ­l’époque parle, à propos du
chahut dansé au bal de barrière La Grande-Chaumière dans les années 1840, de « dislo-
cation générale du corps humain » (cité par G. Vuillier, La danse, Paris, Hachette, 1898,
p. 262). Dans ­L’Élève chérie de Jane de La Vaudère, roman de mœurs paru en 1908, une
jeune danseuse de cancan qui se produit dans un cabaret montmartrois appelé Le Gâtisme
­contagieux, invente un nouveau pas de danse, le « double Pâquerette », que le narrateur
décrit c­ omme une « dislocation savante » du corps (cité par P. Cryle, « The Aesthetics of
the Spasm », in C. Forth et P. Cryle, éd., Sexuality at the Fin de Siècle, Newark, Delaware
U. P., 2008 [p. 77-92], p. 89).
35 É. Ramiro, Cours de danse fin de siècle, op. cit., p. 10.

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254 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

expressions similaires reviennent aussi dans les descriptions des artistes


de ­caf’­­conc’. À propos des « gestes de la chanson », Maurice Lefèvre écrit :
« tout le corps se renverse, se casse vers les lambris du salon dépeint,
une main se porte vers l­’oreille, tandis que l­’autre ballotte, inutile36 ».
­D’autres chroniqueurs c­ omparent plus explicitement encore ces gestes
à ceux de pantins : toujours à propos ­d’une chanteuse de café-­concert,
Jules Claretie parle de « marionnette exaspérée qui ­s’agite là-bas [sur
la scène] ­comme un pantin dont on aurait cassé les fils37 ». Dans le dessin
intitulé Au Concert Européen (ill. 2), Seurat a donné à la chanteuse de
café-­concert la stature ­d’une marionnette38 : les bras et avant-bras, levés
en deux « V » symétriques, semblent allongés et pourvus ­d’une certaine
autonomie par rapport au buste, c­ omme deux pièces de bois accrochées
aux fils ­d’un marionnettiste.

36 M. Lefèvre, « Les gestes de la chanson », in Le Journal pour tous, 1er juillet 1896, p. 3 (je
souligne).
37 J. Claretie, La Vie à Paris. 1885, sixième année, 2e éd., Paris, 1886, p. 523. Paulus, le
« chanteur agité », imitait sur scène les gesticulations des pantins : voir R. B. Gordon,
« Le ­caf’­­conc’ et ­l’hystérie », in Romantisme, no 64, 1989 (p. 53-67), p. 55. Sur les rap-
ports entre les marionnettes, ­l’hystérie et la danse dans ­l’art du tournant du siècle,
voir N. J. Timpano, Constructing the Viennese Modern Body : Art, Hysteria, and the Puppet,
Londres, Routledge, 2017. Sur les rapports entre la neurologie, le café-­concert et les
corps-marionnettes, voir R. B. Gordon, « The Cabaret and the Body out of Control », in
Why the French Love Jerry Lewis, op. cit., p. 60-112, trad. française citée, p. 81-136. Voir
également R. B. Gordon, Dances with Darwin, op. cit., p. 34. Notons que ces relations
étroites entre maladie nerveuse et c­ ulture populaire, caractéristiques de la Belle Époque,
refont parfois surface dans la seconde moitié du xxe siècle : Rae Beth Gordon évoque
­l’exemple de Jerry Lewis (voir Why the French Love Jerry Lewis, op. cit., p. 203-216), mais on
pourrait penser également à Kurt Cobain intitulant « ­Tourette’s » une chanson de 1993
du groupe Nirvana inspirée de ­l’affection neurologique mise au jour par Georges Gilles
de la Tourette en 1885 (et c­ onnue dans les pays anglo-saxons sous le nom de ­Tourette’s
syndrome ou ­Tourette’s tout court), ou encore à Ian Curtis, le chanteur du groupe post-punk
Joy Division, qui puisait dans sa propre expérience de patient épileptique (en particulier
les crises toniques-cloniques dont il souffrait) les mouvements des danses ­convulsives
­qu’il performait sur scène en 1979-1980 (voir G. Marcus, The History of ­Rock’­n’Roll in
Ten Songs, New Heaven, Yale U. P., p. 44).
38 Le Concert Européen était situé 5, rue Biot, près de la place Blanche (à ­l’emplacement
de ­l’actuelle salle de c­ oncert « ­L’Européen »). Sur ce dessin, voir G. Tinterow, « The
Café-Concert, 1886-1888 », in R. L. Herbert et alii, Georges Seurat, 1859-1891, catalogue
­d’exposition, New York et Paris, MET et Musée ­d’Orsay, 1991 (p. 296-304), p. 299.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 255

Fig. 2 – Georges Seurat, Au Concert Européen, dessin, crayon Conté,


craie et gouache (31,1 x 23,9 cm), 1886-1888, New York, MoMA.

À la Gaîté Rochechouart (ill. 3), dessin qui date de la même période,


ajoute un élément important par rapport à celui du Concert Européen :
la chanteuse, peut-être arrivée à la fin de son numéro, est représentée
de trois quart, légèrement penchée vers le public et le chef d­ ’orchestre.

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256 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

Fig. 3 – Georges Seurat, À la Gaîté Rochechouart, dessin, crayon Conté et craie


(30,5 x 23,5 cm), 1887, Providence (Rhode Island), Museum of Art –
Rhode Island School of Design.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 257

Dans ­l’autre dessin qui porte le même titre39, une différence notable
avec le dessin de Providence est l­’inclinaison du buste de la danseuse,
plus marquée encore, ce qui accentue la ressemblance avec un pantin que
manipuleraient des fils invisibles. Quelques années plus tôt, Émilie Bécat
– créatrice du genre de la « chanson épileptique40 » et future propriétaire
de ­l’établissement de la Gaîté Rochechouart – avait été représentée dans
une position similaire par Edgar Degas, dans la gravure Mademoiselle
Bécat au Café des Ambassadeurs41 (1877-1878). Sur cette lithographie, la
chanteuse adopte une pose caractéristique de son « style épileptique »,
le buste incliné, les mains levées et les doigts écartés. Sa tête tombe
vers l­ ’avant ­comme celle d­ ’un pantin affaissé que le manipulateur aurait
abandonné dans un coin de sa loge après la fin d­ ’un spectacle.
Or le corps hystérique est lui aussi, à ­l’époque, ­comparé à celui des
marionnettes. Ainsi le narrateur de ­L’Éternelle Poupée de Jules Bois (roman
paru en 1894) décrit-il le personnage de Reine Chantil, « petite figure
dévastée d­ ’hystérie », ­comme un corps « déchiré » ­s’agitant au bout de
fils invisibles : « Et les bras aussi, les jambes, sous la robe, prête à un
déchirement d­ ’os, allaient et venaient, – selon un rhythme, cependant,
un rhythme de rire, – ­comme tirés par des fils ­d’au-delà dans la main
de quelque épileptique démon42 ». Le pantin, analogon inanimé du corps
humain, est l­’image même de la perte de maîtrise sur le corps propre.
Une patiente de Pierre Janet, parlant de ses états de dissociation, se
39 Seurat, À la Gaîté Rochechouart, crayon Conté et gouache sur papier (30,7 x 23,4 cm),
1887-1888, Cambridge (Massachusetts), Harvard University : The Fogg Art Museum.
40 Sur Émilie Bécat, voir R. B. Gordon, Why the French Love Jerry Lewis, op. cit., p. 72 sqq.,
et Dances with Darwin, p. 34 sqq. ainsi que M. Shapiro, « Degas and the Siamese Twins of
the Café-Concert : The Ambassadeurs and the Alcazar d­ ’Été », in Gazette des beaux-arts,
avril 1980 (p. 153-164), p. 156-157 et n. 17 p. 163. Sur les enjeux c­ ulturels de l­ ’épilepsie
et son importance dans le spectacle populaire à ­l’époque, voir également S. Baxendale
et F. Marshall, « The Epileptic Singers of Belle-Époque Paris », in Medical Humanities,
vol. XXXVIII-2, déc. 2012, p. 88-90.
41 E. Degas, Mademoiselle Bécat au Café des Ambassadeurs, lithographie (20,4 x 19,4 cm),
1877-1878, Boston, Museum of Fine Arts. Sur Degas, Seurat et la Bécat, voir
les remarques de Gary Tinterow dans J. Sutherland Boggs (éd.), Degas, catalogue
­d’exposition (Paris, Ottawa, New York), Paris, Galeries nationales du Grand Palais,
1988, p. 437-438.
42 J. Bois, ­L’Éternelle Poupée (1894), éd. J. de Palacio, Paris, Séguier, 1995, p. 56-57. Les fils
« ­d’au-delà » et l­ ’expression de « démon épileptique » font de ce paragraphe une réécri-
ture décadente du « Au lecteur » des Fleurs du Mal déjà mentionné (« ­C’est le diable qui
tient les fils qui nous remuent »). Le motif du pantin revient c­ omme un leitmotiv dans
le roman de Jules Bois : voir p. 112, 163, 184, 246.

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258 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

c­ ompare ainsi à un « polichinelle dont q­ uelqu’un tient la ficelle43 ». Quant


aux patients épileptiques, la manière dont les médecins les décrivent
fait également d­ ’eux de quasi-marionnettes. C ­ ’est le cas dans le c­ ompte
rendu de la maladie de B…, patient de Charles Féré (­l’un des proches
collaborateurs de Charcot) :
B… est assez bien c­ onstitué – mais on est tout de suite frappé de la longueur
disproportionnée de ses membres supérieurs. […] B… offre une mobilité extrême de la
face et des membres ; de temps en temps sa bouche se dévie à droite en même
temps ­qu’elle ­s’ouvre largement et les yeux clignent ou se ferment. Il existe en
même temps des mouvements dans le cou avec prédominance de la rotation de la tête
à droite. Les membres des deux côtés sont animés de mouvements lents de flexion
et d­ ’extension qui se produisent dans tous les segments, y c­ ompris les doigts et les
orteils – ces mouvements, qui se font alternativement dans toutes les directions,
rappelleraient la chorée ­n’était leur lenteur. […]
Il lève le bras droit, semble tirer des fils de sa main gauche q­ u’il regarde
fixement, a quelques tremblements des bras, et tombe en se tournant vers la
droite sans pousser aucun cri44.

Comme la Bécat sur la lithographie de Degas, ce patient a l­ ’apparence


d­ ’une marionnette – à qui manquerait cependant un manipulateur pour
en tenir les ficelles : « Sitôt après ­l’accès, on le relève, mais il ne tient pas
sur ses jambes. Il se livre à des mouvements bizarres avec ses membres
supérieurs45 […] ».

Cette impossibilité à se tenir debout, parente de ­l’astasie-abasie


des hystériques de Vienne (Elisabeth von R.) et de la Salpêtrière46,
43 P. Janet, ­L’état mental des hystériques, t. I, Les stigmates mentaux, Paris, Rueff, 1892, p. 153.
44 C. Féré, « Bâillements chez un épileptique », in Coll., Nouvelle iconographie de la Salpêtrière.
Clinique des maladies du système nerveux, vol. I, Paris, Delahaye, 1888 (p. 163-169), p. 164 (je
souligne dans tous les cas). Voir R. B. Gordon, « From Charcot to Charlot : Unconscious
Imitation and Spectatorship in French Cabaret and Early Cinema », in Critical Inquiry,
vol. XXVII-3, printemps 2001 (p. 515-549), p. 533 : « Le succès des pantins et des
marionnettes – avec leurs ficelles tirées par une force invisible, cachée – dans les cabarets
et les théâtres […] coïncide avec la fascination du public pour ­l’hystérie » (je traduis) ; et à
propos du cinéma des premiers temps (notamment Dislocations extraordinaires de Méliès,
1905) : « Les dislocations du corps rappelaient semble-t-il au public les marionnettes ou
les automates, évoquant par là la vie automatique de ­l’hystérique » (ibid.). À ce sujet, voir
également Pasi Valiäho, « Simulation, Automata, Cinema : A Critique of Gestures », in
Theory & Event, vol. VIII-2, 2005, n. p.
45 C. Féré, « Bâillements chez un épileptique », art. cité, p. 164-165.
46 Voir P. O. Blocq, « Sur une affection caractérisée par de ­l’astasie et de ­l’abasie », in
Archives de neurologie, vol. XV, no 43-44, 1888, p. 24-51 et 187-211 et P. Richer, Paralysies

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 259

est ­commune aux épileptiques et aux cataleptiques. À propos ­d’un


de ces derniers, le Dictionnaire de Panckoucke notait : « Si on plaçait
le sujet debout, les jambes fléchissaient sous lui47 ». De fait, chez
les chanteuses de Seurat et Degas, les poses suspendues et les corps
semblant remués par les fils d­ ’un manipulateur caché évoquent les
attitudes des cataleptiques de la Salpêtrière48, dont les photographies
(dues à Paul Regnard) apparaissent dans le troisième et dernier volume
de ­l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, paru en 1880. Sur
la photographie intitulée « Catalepsie » (ill. 4), les bras de la jeune
femme – dont le regard à la fois vide et inquiet va se perdre vers le
hors-champ à droite – sont tendus vers le haut, les coudes fléchis, les
mains entrouvertes.

et ­contractures hystériques, Paris, Doin, 1892, p. 48-52 et 172.


47 Coll., Dictionnaire abrégé des sciences médicales, Paris, Panckoucke, 1821, entrée « Catalepsie »,
p. 466.
48 Sur la catalepsie dans la seconde moitié du xixe siècle, voir A. Bacopoulos-Viau, « La
danse des corps figés. Catalepsie et imaginaire médical au xixe siècle », in Revue ­d’histoire
du xixe siècle, no 44, 2012, p. 165-184 (pour la première moitié du siècle, voir aussi
J. Carroy, « Votre toute dévouée et reconnaissante cataleptique », in Revue d­ ’histoire du
xixe siècle, no 38, 2009, p. 79-100). Sur les rapports, à la fois techniques et ontologiques,
entre catalepsie et photographie dans l­ ’Iconographie de la Salpêtrière, voir U. Baer, Spectral
Evidence : The Photography of Trauma, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2002,
p. 35-40. Rae Beth Gordon, c­ ommentant une autre lithographie de Degas, Mlle Bécat
aux Ambassadeurs : trois motifs (1876), remarque : « la chanteuse reproduit très clairement
ce que les médecins appelaient “­contracture hystérique” des deux mains » (Dances with
Darwin, op. cit., p. 36, je traduis). Sur la catalepsie et ­l’hystérie, voir notamment Paul
Regnard qui écrivait en 1887 que « ­c’est surtout chez les femmes que ­l’on observe la
catalepsie, et disons-le de suite, chez des femmes hystériques. C ­ ’est surtout chez celles-
ci q ­ u’on a signalé quelquefois des prodromes, parfaitement insignifiants d ­ ’ailleurs,
­consistant dans des bâillements, des vertiges, des maux de tête […] » (« Catalepsie », in
Dictionnaire populaire de médecine usuelle, Paris, Marpon et Flammarion, 1887, p. 348, cité
in A. Bacopoulos-Viau, art. cité, p. 172, n. 30). Comme les médecins, Huysmans associe
hystérie et catalepsie – voir la célèbre description de ­L’Apparition (1874-1876) de Gustave
Moreau, au chapitre v ­d’À rebours : « … elle devenait […] la déesse de ­l’immortelle
Hystérie, la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs
et lui durcit les muscles […] » (J.-K. Huysmans, À rebours, éd. D. Grojnowski, Paris,
GF-Flammarion, 2004, p. 92).

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260 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

Fig. 4 – Paul Regnard, « Catalepsie », in D.‑M. Bourneville et P. Regnard,


Iconographie photographique de la Salpêtrière : service de Monsieur Charcot, Paris, Progrès
médical-V. A. Delahaye et Lecrosnier, t. III, 1880, planche XXIV.
Collection BIU Santé Médecine, Université de Paris (Licence ouverte).

La rigidité de cette posture incommode des membres supérieurs


rappelle les pantins à fils ou à gaine du théâtre forain, et plus encore les
mannequins de bois et leurs articulations réglables. ­C’est notamment
les mannequins employés dans les ateliers ­d’artistes ­qu’évoque la pho-
tographie de Regnard49. On lit dans le Dictionnaire de Panckoucke, à
propos des cataleptiques : « les membres, la tête, le tronc ­s’arrêtaient
dans la position où on les plaçait, et y persistaient ­comme les parties

49 Sur les rapports entre les mannequins ­d’artistes et l­’épistémologie de la catalepsie à


­l’époque, voir J. Munro, Silent Partners : Artist and Mannequin from Function to Fetish,
catalogue ­d’exposition, Cambridge et Paris, Fitzwilliam Museum-Musée Bourdelle,
2015, trad. Mannequin d­ ’artiste, mannequin fétiche, ch. 6, « “Hystériques ! hystériques !
tous hystériques !” La femme mannequinée » (p. 113-129).

© 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.


Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 261

d­ ’un mannequin q­ u’on aurait fait mouvoir à volonté50 ». Le Dr Bourdin


notait à propos des mêmes patients que ­l’on peut « leur imposer, ­comme
à de véritables mannequins, toutes les positions imaginables51 ».
Le célèbre aliéniste Étienne-Jean Georget définissait la catalepsie une
« affectation intermittente et apyrétique du cerveau, qui se c­ ompose
­d’attaques ordinairement caractérisées par la suspension, le plus souvent
­complète de ­l’entendement, et une roideur, ­comme tétanique, générale
ou partielle du système musculaire52 ». Georget précisait que « les
membres ­conservent souvent, tout le temps de ­l’attaque, la position ­qu’ils
avaient au ­commencement, ou celle ­qu’on parvient à leur faire prendre ». La
catalepsie, lit-on quelques années plus tard dans ­l’Encyclopédie du xixe siècle,
se caractérise par « ­l’aptitude des muscles de la vie animale à recevoir
ou à garder tous les degrés de ­contraction ­qu’on leur donne53 ». Cette idée de
« faire prendre » aux corps de cire des poupées cataleptiques54 différentes
postures et ­contractions (ils « ­conservent indifféremment […] toute
attitude nouvelle ­qu’une main étrangère donne à leur tronc ou à leurs
membres55 ») est illustrée dans une autre photographie de ­l’ouvrage
de Bourneville et Regnard, « Catalepsie. Attitude provoquée » (ill. 5).

50 Article « Catalepsie » cité, p. 466.


51 Dr Bourdin, article « Catalepsie », in A. de Saint-Priest (éd.), Encyclopédie du xixe siècle.
Répertoire universel des sciences, des lettres et des arts […], t. VI, Paris, 1846, p. 641 a.
52 É.‑J. Georget, entrée « Catalepsie » du Dictionnaire de médecine ou répertoire général des sciences
médicales ­considérées sous le rapport théorique et pratique, par M. Adelon, Paris, Béchet jeune,
1822, p. 348, cité in A. Bacopoulos-Viau, art. cité, p. 171. La citation suivante est à la
même page (je souligne, R. L.‑G.).
53 Encyclopédie du xixe siècle, op. cit., p. 640 b. Le corps cataleptique est littéralement une tabula
rasa, à savoir une tablette de cire sur laquelle écrire : pendant l­’accès, « les organes […]
ont la faculté de ­conserver un degré de ­contraction donné, et se soumettent à tous ceux
­qu’on leur imprime » (Encyclopédie du xixe siècle, op. cit., p. 640 b ; je souligne). Voir aussi
Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Progrès médical-Delahaye et Lecrosnier,
t. III, 1879-1880, p. 193.
54 La c­ omparaison avec une statue de cire est fréquente à l­ ’époque. Binet et Féré parlent de
flexibilitas cerea (Le magnétisme animal, Paris, Alcan, 3e édition, 1890, p. 117). Voir aussi
L.‑F. Calmeil, De la folie, c­ onsidérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique
et judiciaire […], livre V, ch. 2, Paris, Baillière, 1845, t. II, p. 464, et déjà F. Boissier de
Sauvages, Œuvres ­complètes, Lyon, Jean Marie Bruysset, 1776, vol. V, p. 422. Pinel écrit :
« la malade fut toujours ­comme une cire molle qui prend successivement toutes les figures
que ­l’on veut, et se tient avec persévérance à la dernière » (Nosographie philosophique, rééd.
de 1813, Paris, t. III, p. 68).
55 M. Requin, article « Catalepsie », in P. Leroux et J. Reynaud (éd.), Encyclopédie nouvelle,
ou dictionnaire […] offrant le tableau des c­ onnaissances humaines au xixe siècle., Paris, Charles
Gosselin, 1837, t. III, p. 522 a.

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262 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

Fig. 5 – Paul Regnard, « Catalepsie. Attitude provoquée », in D.‑M. Bourneville et


P. Regnard, Iconographie photographique de la Salpêtrière : service de Monsieur Charcot,
Paris, Progrès médical-V. A. Delahaye et Lecrosnier, t. III, 1880, planche IX.
Collection BIU Santé Médecine, Université de Paris (Licence ouverte).

Ici la patiente « Marie » (Blanche Wittman), debout, les bras plus


haut encore que dans la planche XXIV c­ ommentée plus haut, semble
vouloir joindre les mains au-dessus de sa tête56, dans une attitude qui
­n’est pas sans rappeler la « cinquième position » du ballet classique,
parfois dite « couronne ». Mais l­’« attitude » est ici, c­ omme l­’indique
le titre de la photographie, artificielle : « provoquée ». « On leur baisse
la tête, la tête reste baissée ; on la leur tourne à droite ou à gauche, elle
reste ainsi tournée. On leur lève un bras en ­l’air […] ; ils restent ainsi

56 La Mettrie, déjà, décrivait ainsi la catalepsie d­ ’« Heleine Renault, de Saint-Malo » : « il


était alors assez plaisant de voir cette jeune fille assise dans son lit, le tronc immobile,
la tête panchée, les yeux tournés de tous les côtés ­qu’on ­s’avisoit de les tourner, les bras fléchis &
suspendus, soûrire agreablement avant que de parler, ­comme une statuë à ressorts sus-
ceptible de toutes sortes de mouvemens » (J. O. de La Mettrie, Traité du vertige, avec la
description d­ ’une catalepsie hystérique […], Rennes, Vve P. A. Garnier, 1737, p. 122).

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 263

posés57 ». Blanche Wittmann fait ici songer aux Pinocchio en bois dont
les enfants font lever les bras ou sautiller les jambes en tirant vers le
bas un fil qui traverse le corps du fantoche par le milieu. La patiente,
dont la tête est inclinée vers la droite à la manière ­d’un Polichinelle de
burattini inanimé, regarde son poignet droit ­comme ­s’il ­s’agissait ­d’un
membre étranger, ­d’un objet. « Elle ressemblait beaucoup à une statue ou
plutôt à ces marionnettes dont se servent les histrions pour amuser les
enfants58 », écrivait déjà Boissier de Sauvages à propos de Magdeleine
Vallette, cataleptique, entrée à ­l’hôpital en 173759.

CARNAVAL, CABARET, CANCAN

The cancan is « a boisterous and latterly


indecorous dance of the quadrille order,
exploited in Paris for the benefit of such British
and American tourists as will pay well to be
well shocked. Its exact nature is unknown to
anyone c­onnected with this Companion60 ».
The Oxford Companion to Music (1934).

57 Encyclopédie nouvelle…, op. cit., p. 522 b.


58 F. Boissier de Sauvages, Observations sur une fille cataleptique et somnambule en même temps
(1742), cité in H. Laurent, Du somnambulisme naturel, thèse de médecine Paris, Imprimerie
Didot, 1834, p. 12.
59 À ajouter au dossier des rapports entre hystérie cataleptique et art moderne : dans la
première scène de ­L’Éclipse de Michelangelo Antonioni (­L’Eclisse, Italie et France, 1962,
118 minutes), le personnage de Riccardo (Francisco Rabal), à la suite de la rupture avec
sa femme, semble soudain pris d­ ’une crise de catalepsie. Complètement immobile, le
regard vide, il adopte une pose qui rappelle celles des hystériques de Charcot en proie au
stupor. Le cadrage qui le montre figé dans un fauteuil aux lignes géométriques évoque les
papes hystériques de Velázquez-Bacon, avec leurs hurlements muets et leurs mouvements
immobiles (voir par exemple Étude d­ ’après le portrait du pape Innocent X par Velázquez, huile
sur toile [1953], Des Moines, Iowa, Des Moines Art Center ; la même scène ­d’Antonioni
­comporte par ailleurs d­ ’autres citations picturales, de Manet à l­ ’expressionnisme abstrait).
Or, on sait grâce aux travaux de Mark Micale que Bacon c­ onnaissait le travail photo-
graphique de la Salpêtrière sur les hystériques mâles : le peintre irlandais possédait en
reproduction une série de photographies prises par Albert Londe en 1885, qui n­ ’avaient
pas été reprises dans la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière (voir M. Micale, Hysterical
Men. The Hidden History of Male Nervous Illness, Cambridge [Massachusetts], Harvard
U. P., 2008, p. 224-227).
60 P. A. Scholes (éd.), The Oxford Companion to Music, Oxford, Oxford U. P., 1934, p. 134.

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264 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

Dans Chahut, exposé au sixième salon des Indépendants au printemps


189061, Seurat pose à nouveau le problème des corps sauvages et des
danses subversives, mais dans un geste plus directement politique que
dans les dessins c­ onsidérés plus haut. C
­ ’est une version tardive et déjà
institutionnalisée du « chahut » qui est représentée ici : si ­l’on excepte
62

la présence des danseurs masculins (marque distinctive du cancan dix-


neuvième siècle), le quadrille de Seurat ressemble déjà plus à ce que
seront les cancans standardisés et marchandisés des années 1920 q­ u’aux
chahuts débridés et improvisés du second Empire63. La scène représentée
– quatre danseurs de cancan sur un plateau entouré de musiciens et de
61 Voir J. Rewald, Georges Seurat, op. cit., p. 79.
62 Sur cette institutionnalisation, voir par exemple G. Montorgueil, Paris dansant, op. cit.,
p. 204. Sur les évolutions du/de la chahut à l­’époque, voir : J.‑C. Lebensztejn, Chahut,
op. cit., p. 60 et 65 ; F. Gasnault, Guinguettes et lorettes. Bals publics et danse sociale à Paris
entre 1830 et 1870, op. cit., p. 48-56, 138-141, 155-156, 207-210, 260 sqq., 296-297 ainsi
que C. Parfitt, Capturing the Cancan, op. cit., p. 43-122. L­ ’évolution de la danse populaire au
cours du xixe siècle va dans le sens d­ ’une spectacularisation au sens de Guy Debord – c­ ’est
ainsi q­ u’on peut c­ omprendre les pages de F. Gasnault, op. cit., p. 265-268 (introduction de
scènes surélevées, etc.). Voir aussi S. Davies Cordova, Paris Dances : Textual Choreographies of
the Nineteenth-Century Novel, San Francisco et Londres, International Scholars Publications,
1999, p. 225 et 248 et D. Price, Cancan !, op. cit., p. 91. Sur le c­ ontexte de ces évolutions
à la fin du siècle, voir C. Rearick, Pleasures of the Belle-Époque. Entertainment and Festivity
in Turn-of-the-Century France, op. cit., p. 81-115. Jonathan Crary mobilise cette notion de
« spectacle » au sujet de Seurat (Suspensions of Perception : Attention, Spectacle, and Modern
Culture, Cambridge [Massachusetts], MIT Press, 1999, ch. 3). Sur cette spectacularisation et
son rapport avec l­ ’hypnotisme dans la c­ ulture fin-de-siècle, voir R. B. Gordon, Dances with
Darwin, op. cit., p. 53. Dans Chahut, une telle spectacularisation du cancan est manifestée
par la séparation entre scène et spectateurs (distance, élévation, ­concupiscence). ­C’est au
Casino-Cadet – déjà évoqué plus haut – que les danseurs inventèrent la forme de chahut
qui devait plus tard se fixer sous le nom de « French cancan » (galop élaboré à partir de
la dernière figure du quadrille naturaliste ; le nom de « French cancan » lui-même fut,
semble-t-il, inventé dès les années 1860 par Charles Morton qui fit venir le cancan dans
le music-hall ­d’Oxford street dont il était propriétaire). ­C’est aussi au Casino-Cadet que
le cancan – vers le milieu du second Empire – devient une fois pour toute spectacle,
autrement dit théâtre plutôt que bal public (sur la transformation du bal en un théâtre
de variétés au Jardin d­ ’hiver dans les années 1850 et au Ranelagh quelques années plus
tard, voir F. Gasnault, op. cit., p. 266). Sur ces questions, voir R. Camus, « Cancan :
Blurring the Line between Social Dance and Stage Performance », in Proceedings of the
Annual Meeting of the Society of Dance History Scholars, Baltimore, 2001 (p. 6-10), p. 8 et
G. B. Murray, « The Theme of the Naturalist Quadrille in the Art of Toulouse-Lautrec :
Its Origins, Meaning, Evolution, and Relationship to Later Realism », in Arts Magazine,
no 55, déc. 1980, p. 68-75.
63 Le fait pour les quatre danseurs ­d’être alignés tels ­qu’on les voit sur la scène de Chahut
était chose rare dans les années 1880 et 1890 (voir D. Price, Cancan !, op. cit., p. 62, 103
et 146-147).

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 265

spectateurs – est inspirée des revues données au café-­concert Le Divan


japonais, c­ omme en atteste le titre d­ ’un dessin préparatoire64 où n­ ’apparaît
cependant q­ u’une seule danseuse. Situé au 75, rue des Martyrs, non loin de
­l’atelier du peintre65, cet établissement incarnait ­l’esprit de Montmartre,
loin des guinguettes de gommeux et des lieux de spectacles ­chics – ceux
des Champs-Élysées ou des environs de la rue Le Peletier – ­qu’un Degas
avait peints dans les années 187066. Le Divan japonais est resté célèbre
­jusqu’à nos jours à travers une affiche de Toulouse-Lautrec, réalisée un
an après la mort de Seurat, où ­l’on voit Yvette Guilbert (vedette de cet
établissement) sur la scène et, au premier plan, Jane Avril attablée aux
côtés ­d’Édouard Dujardin67. Mais Seurat, lui, a supprimé toute référence
précise dans le tableau final ; du reste, la scène ­d’un établissement ­comme
le Divan japonais eût été trop petite pour ­qu’y dansent plus ­d’un ou deux
chahuteurs à la fois68, et cet éloignement par rapport à tout réalisme
explique que Seurat se soit ­contenté ­d’intituler Chahut ­l’œuvre de 1889,
sans article ni mention de lieu69. Dans un geste similaire, les figures
humaines sont soigneusement « abstraites » de toute référencialité directe ;
il ­n’y a là aucun art du portrait, aucun clin ­d’œil mondain.
Le terme de chahut a deux sens distincts : il désigne la danse repré-
sentée ici par Seurat, mais également, dans un sens métaphorique, un

64 G. Seurat, Au Divan japonais, crayon Conté et gouache sur papier (31,5 x 23,5 cm),
1887-1888, collection particulière. Sur cette identification, voir M. Weauver Chapin,
« Stars of the Café-Concert » in Toulouse-Lautrec and Montmartre, catalogue d­ ’exposition
(Washington et Chicago), National Gallery of Art, Washington, Art Institute of Chicago
et Princeton U. P., 2005, p. 138. Seurat exposa Au Divan japonais, entre autres dessins,
au quatrième Salon des Indépendants, en 1888 ; ­l’œuvre est ­aujourd’hui à New York
(longtemps ­considéré ­comme perdu, ce dessin réalisé en 1887-1888 a été vendu pour 5
millions ­d’euros à ­Sotheby’s, à Paris, en 2008).
65 ­L’atelier de Seurat se trouvait à ­l’époque passage de ­l’Élysée-des-Beaux-arts, ­aujourd’hui
rue André-Antoine.
66 Voir M. Shapiro, « Degas and the Siamese Twins of the Café-Concert », art. cité, p. 153 sqq.
67 H. de Toulouse-Lautrec, Le Divan japonais, lithographie (80,2 x 61,8 cm), 1892-1893,
Chicago, The Art Institute of Chicago.
68 Pour cette raison, l­ ’historien du cancan David Price suggère que Seurat a, dans Chahut,
­contaminé deux types de lieux distincts, « associant de la sorte, au sein ­d’un seul tableau,
­l’atmosphère bouillonnante des cafés-­concerts de petite taille » et l­ ’ampleur du spectacle
des « salles de bal plus grandes » (Cancan !, op. cit., p. 148, je traduis).
69 Sur ­l’absence d­ ’articles dans les titres de Seurat (Parade, Chahut, Cirque, etc.), et ses enjeux,
voir les analyses de Jean-Claude Lebensztejn dans Chahut, op. cit. (cf. M. Foa, Seurat, the
Art of Vision, New Haven, Yale U. P., 2015, p. 190 sq.). L ­ ’ouvrage de Lebensztejn est
fondamental et les analyses présentées dans le présent article lui doivent beaucoup.

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266 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

vacarme, un désordre – joyeux ou non. Le titre du tableau joue sur


­l’ambiguïté du mot. Comme on ­l’a vu, le xixe siècle reprochait volon-
tiers à la chahut des ­contorsions qui menaçaient, disait-on, le corps
social aussi bien que les corps individuels70. En ce sens, la chahut est
par excellence une « chorégraphie sociale » (subversive, en ­l’occurrence)
au sens ­qu’Andrew Hewitt donne à cette expression dans son livre
Social Choreography : Ideology as Performance in Dance and Everyday Life71.
Hewitt appelle « chorégraphie sociale » une zone indéterminée à la fois
esthétique et politique, la « performance de ­l’ordre social et esthétique
et l­ ’articulation de […] la relation réglée de l­ ’esthétique au social72 ». En
tant que « ­continuum esthétique de ­l’articulation des corps », la cho-
régraphie sociale va des c­ omportements et attitudes sociopolitiques les
plus inconscients – et en apparence les plus « purement somatiques73 »
– à la danse stricto sensu en tant que codification esthétique du mou-
vement corporel74. Si la « danse » au sens artistique est « un espace où
70 Voir à ce propos C. Parfitt, « The Contradanse, the Quadrille and the Cancan… », art. cité,
p. 35 : « Si le cancan représentait une menace si grande, ce n­ ’est pas seulement du fait
de la perturbation ­qu’il causait au corps civilisé du quadrille, mais bien du fait de la
perturbation ­qu’il causait au corps civilisé de la société » (je traduis). Dans la chahut,
écrit quant à lui J.‑C. Lebensztejn, « ­l’obscénité était aggravée par la c­ ontagion ; une
gravitation désastreuse entraînant vers le bas tout l­ ’édifice social » (Chahut, op. cit., p. 54).
Sur la question de la ­contagion dans le spectacle populaire, voir R. B. Gordon, Dances
with Darwin, op. cit., p. 19-34.
71 A. Hewitt, Social Choreography : Ideology as Performance in Dance and Everyday Life, Durham
(Caroline du Nord), Duke U. P., 2005.
72 A. Hewitt, op. cit., p. 35 (je traduis).
73 À ce propos, on lira aussi le ­commentaire de la notion bourdieusienne ­d’habitus que
donne la théoricienne de la danse Jane Desmond dans son article « Embodying Difference :
Issues in Dance and Cultural Studies », in J. C. Desmond (éd.), Meaning in Motion : New
Cultural Studies of Dance, Durham, Duke U. P., 1997, p. 29-53.
74 A. Hewitt, op. cit., p. 35 (voir aussi p. 78-79). Hewitt, on le voit, s­ ’oppose à la vision post-
mallarméenne de la danse développée par un Frank Kermode (voir Romantic Image [1957],
rééd. Londres, Routledge, 2002 et « Poet and Dancer Before Diaghilev », in Salmagundi,
no 33-34, printemps-été 1976, p. 23-47), selon laquelle la danse – et la danseuse – est la
figure même de l­ ’esthétique nue, transcendante par rapport à l­ ’empire de la signification,
et par c­ onséquent du social. À propos de la danse au sens restreint, Hewitt écrit (Social
Choreography, op. cit., p. 2) : « La danse n­ ’est pas seulement une figure privilégiée de l­ ’ordre
social, mais la réalisation [enactment] ­d’un ordre social qui à la fois trouve son reflet dans
des préoccupations esthétiques et se trouve façonné par de telles préoccupations ». À
ce propos, voir également ­l’approche de Norman Bryson dans son article « Cultural
Studies and Dance History », in J. C. Desmond (éd.), Meaning in Motion, op. cit., p. 55-77
(en particulier p. 58 sq., et p. 75 : « ­L’histoire de la danse a tout à gagner à ­s’ouvrir au
terrain plus large de ­l’histoire du mouvement structuré dans la société [structured social
movement] ; une discipline qui reste à créer, la “kinétique sociale” ou anthropologie du

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 267

des possibles politiques se trouvent travaillés et performés » à travers le


mouvement75, symétriquement, dans la société, les manières ­qu’ont les
corps de se déplacer et ­d’interagir avec ­d’autres corps (de ­s’agréger ou
de se désagréger, etc.) correspondent à des agencements ­complexes qui
sont justiciables ­d’une analyse chorégraphique. Or, ces chorégraphies
sociales sont toujours susceptibles ­d’être perturbées. Comme le souligne
­l’historienne de la danse Kélina Gotman, « Les formes adoptées par les
corps peuvent […] être saisies c­ omme produisant, reflétant, et parfois
bouleversant la “choréopolitique” de la vie sociale76 ». Quelle « choréo-
graphie sociale » est à ­l’œuvre dans le tableau de Seurat ? Pour répondre
à cette question, il faut faire un détour par ­l’histoire de la « chahut ».
Au cours du xixe siècle, chahut et cancan furent décrits à de nombreuses
reprises ­comme un véritable danger social. Danse monstrueuse où ­l’humain
se dégrade « en étalant publiquement une impudeur bestiale » – pour
reprendre les mots de Jean-Claude Lebensztejn –, la chahut est aussi une
chorégraphie sociale scabreuse, car par elle « la classe respectable s­ ’avili[t]
en imitant la canaille77 ». La chahut vient du peuple, des guinguettes, et
elle fascine les bourgeois qui fréquentent cafés-­concerts et prostituées.
De même, si les « petites amoureuses » de Rimbaud sont des « étoiles
ratées » (« Fade amas ­d’étoiles ratées78… »), ­c’est sans doute au sens où,
ne pouvant danser dans le corps de ballet de ­l’Opéra79, elles doivent

mouvement, embrasserait un territoire ­culturel important, ­comprenant les histoires


­complexes du spectacle et de l­ ’industrialisation » ; je traduis).
75 A. Hewitt, op. cit., p. 4.
76 K. Gotman, Choreomania. Dance and Disorder, op. cit., p. 117 (je traduis), à propos de la
biopolitique de la fin-de-siècle et du c­ oncept de « chorégraphie sociale » ­d’A. Hewitt.
77 J.‑C. Lebensztejn, Chahut, op. cit., p. 54. À ce propos, voir par exemple la Physiologie du
Chicard de Charles Marchal (Physiologie du Chicard, par un journaliste, Paris, Lachapelle,
1842, p. 32), qui résume de la manière suivante l­ ’esprit du carnaval tel q­ u’il se fait jour
aux Bals Chicard, sis dans les huppés Vendanges de Bourgogne : « ­C’est l­ ’immoralité, cachée
sous un parfum de bonne société, – ou plutôt c­ ’est un homme distingué qui s­ ’avilit, qui
se fait peuple pour quelques jours, – pour une nuit ­d’orgie et de carnaval ».
78 Ce vers, « Fade amas d­ ’étoiles rat‑ées », renvoie, littéralement, à l­ ’idée de « rat d­ ’opéra »,
que Delvau définit ainsi : « RAT, s. m. Petite fille de sept à quatorze ans, élève de la danse,
qui est à la première danseuse, ce que le saute-ruisseau est au notaire, et qui devient bien
plus facilement célèbre c­omme courtisane que c­omme rivale de Fanny Essler » (Dictionnaire de la
langue verte, Paris, Dentu, 1866, p. 331, je souligne) ; Steve Murphy effectue ce rappro-
chement dans son analyse de « Ma bohême » (« ­L’amant des étoiles : “Ma bohême” », in
Stratégies de Rimbaud, Paris, Champion, 2004, n. 11, p. 126-127).
79 « Étoile » est en effet attesté dès le milieu du xixe siècle dans le sens de ­comédien(ne) ou
danseur (se) qui se distingue de ses pairs. Bien que cette acception ne soit pas enregistrée

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268 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

se ­contenter des danses « dépravées » que ­l’on déploie dans les bals de
grisettes des Maréchaux, ou au mieux dans les quadrilles de ­caf’­­conc’80.
Beaucoup des danseuses de cancan les plus célèbres de la monarchie de
Juillet (telles Élise Sergent alias la reine Pomaré, ou Céleste Mogador,
surnom d­ ’Élisabeth-Céleste Vénard) ou du second Empire (telle Blanche
­d’Antigny à la Closerie des Lilas81) étaient aussi courtisanes ; au Bal Mabille
ou à Bullier, danser était en même temps un moyen ­d’attirer de potentiels
clients82. ­C’est précisément sur cette ambiguïté de la danse que joue le
sujet lyrique rimbaldien ­lorsqu’il fait asseoir ses « amoureuses » sur ses
genoux telles des filles de cabaret : « Descends ici, que je te fouette / En
mon giron83 ». Le je du poème souligne cruellement le statut dégradé de
cette danse q­ u’il fait effectuer aux jeunes filles, en rappelant au passage
à ces dernières leur statut de danseuses-prostituées :
Hop donc ! Soyez-moi ballerines
Pour un moment84 !…

par Littré à ­l’époque – ni par l­ ’Académie dans la 7e édition de son Dictionnaire, en 1877
(il faut attendre la 8e édition [1933]) –, le Trésor de la langue française (entrée « Étoile »,
atilf.fr, ­consulté le 10 juin 2019) cite un exemple de 1862, soit neuf ans avant notre
poème, se référant directement au sens de « danseur (euse) promu(e) aux premiers rôles
dans une troupe ou un corps de ballet ».
80 Jean Lorrain parlait de la Goulue ­comme de ­l’« étoile du chahut » (Les Âmes ­d’automne,
Paris, Fasquelle, 1898, p. 146). Georges Montorgueil écrit de son côté ­qu’à la fin du siècle
« le quadrille naturaliste alla aux nues » au point que « ses partenaires passèrent au rang
­d’étoiles » (Paris dansant, op. cit., p. 175).
81 Blanche ­d’Antigny, ­l’un des modèles de la Nana de Zola, dansa à la Closerie des Lilas
– qui devint vite c­ onnue c­ omme Bal Bullier, du nom de son propriétaire – dès l­ ’âge de
quatorze ans. Voir notamment D. Price, Cancan !, op. cit., p. 16.
82 C. Paillet (« La féminisation du chahut-cancan sous le Second Empire parisien », art. cité)
le signale : « Rigolboche, au même titre ­qu’Irma Carabine ou Rose Pompon, est inscrite
sur le registre des prostituées de la préfecture de police » ; il s­’agit du registre BB2,
« Femmes galantes 1859 ». À partir des années 1880, qui voient le cancan se profession-
naliser, les danseuses auront de moins en moins souvent recours à la prostitution (voir
à ce sujet D. Price, Cancan !, op. cit., p. 17, 21 et ch. 2, p. 45-71), quoique le mythe de la
danseuse-prostituée perdure bien au delà de cette période. Sur ­l’importance des femmes
dans la c­ ulture du spectacle à la fin du siècle et la place de la danse, voir l­’étude de
C. Hindson, Female Performance Practice on the Fin-de-Siècle Popular Stages of London and
Paris : Experiment and Advertisement, Manchester, Manchester U. P., 2007.
83 Deux ans plus tard, dans le prologue sans titre ­d’Une saison en enfer, c­ ’est la Beauté elle-
même que Rimbaud traitera c­ omme une prostituée : « Un soir, j­’ai assis la Beauté sur
mes genoux. – Et je ­l’ai trouvée amère. – Et je ­l’ai injuriée » (éd. A. Guyaux citée, p. 245).
84 Sur la danseuse-courtisane et ses rapports avec la médecine et l­’hygiénisme à Paris au
xixe siècle, voir ­l’étude de Felicia McCarren sur Giselle de Gautier et la pathologisation

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 269

La porosité des frontières sociales qui rend la chahut si scandaleuse se


manifeste aussi bien vers le « haut » que vers le « bas » : la chahuteuse
doit être placée le long ­d’un ­continuum qui lui fait jouxter ­d’un côté la
prostituée et de l­’autre la danseuse de ballet classique, avec lesquelles
elle se c­ onfond parfois. Finette « la Bordelaise » (Joséphine Durwend),
ballerine ­d’origine créole – membre du corps de ballet de ­l’Opéra, elle se
rendit célèbre dans le répertoire du ballet romantique et fut notamment
représentée par Whistler85 –, se produisait aussi ­comme cancaneuse dans
les années 186086. Cette perméabilité entre le haut et le bas – au double
sens artistique et social – est inlassablement soulignée dans la seconde
moitié du siècle. Les cafés-­concerts attiraient et effrayaient les possé-
dants dans la mesure où ils semblaient détruire les cloisons qui séparent
les classes sociales. Une chronique de la Revue des Deux Mondes affirme
ainsi : « On sent là sans barrières entre eux, dans un sans-gêne ­commun,
la femme tarifée et la mondaine, le repris de justice et le magistrat, les
maîtres et les domestiques, les honnêtes gens et les filous87 ». Dans les
descriptions de c­ af’­­conc’ que l­ ’on trouve sous la plume des écrivains ou
du corps féminin : Dance Pathologies, op. cit., p. 49-112.
85 Dans une pointe sèche de 1859. Voir V. Irvine, « Whistler and the Cancan Dancer : A
Case Study of Finette », in E. Hermens, J. Meacock et G. Petri (éd.), Connecting Whistler :
Essays in Honour of Margaret F. MacDonald, s. l., 2010, p. 17-22. Voir aussi D. Price,
Cancan !, op. cit., p. 35-37 et C. Parfitt, Capturing the Cancan, op. cit., p. 101.
86 À Paris, elle dansa au Bal Bullier et au Bal Mabille. Plus tard, à Londres, elle se produisit
au Lyceum Theatre en 1867 et à l­ ’Alhambra Palace en 1868 (voir V. Irvine, « Whistler
and the Cancan Dancer », art. cité, p. 18). Finette était célèbre pour ses coups de pieds
et son grand écart.
87 M. Talmeyr, « Cafés-­concerts et music-halls », in La Revue des Deux Mondes, 1er juillet
1902 : « Puis, aux mêmes places, les coudoyant, beaucoup aussi de petites gens, des bou-
tiquiers, des c­ ommis, des valets de chambre, et les inévitables têtes bizarres, violentes,
patibulaires » (cité in T. J. Clark, The Painting of Modern Life, op. cit., p. 305-306, n. 26).
Voir aussi J. Rancière, « Le bon temps ou la barrière des plaisirs », in Les scènes du peuple,
op. cit., p. 210 ; M. Angenot et D. Geoffrion, Café-­concert. Archéologie ­d’une industrie ­culturelle,
op. cit., p. 6 ; et R. St. Clair, Poetry, Politics, & the Body in Rimbaud, op. cit., p. 143-145.
Sur Seurat peintre du « mélange des classes (intermingling of classes) », voir T. J. Clark,
op. cit., p. 266. Sur le mélange social dans les bals publics parisiens du xixe siècle, voir
par exemple Brieux de Saint-Laurent, Quelques mots sur les danses modernes, Paris, Douniol,
1856, p. 19 : « Ce ­qu’il y a de pire, ­c’est que ces danses sont le triste apanage de la bonne
société. On voulut ­confondre dans un bal fraternel et la cour et la ville et les dames de
la halle » (cité in F. Gasnault, Guinguettes et lorettes. Bals publics et danse sociale à Paris entre
1830 et 1870, op. cit., p. 236 ; voir aussi p. 296). D ­ ’autres historiens remarquent que la
mauvaise réputation des lieux de danse populaire au xixe siècle venait non seulement de
ce mélange des classes sociales, mais aussi du mélange des genres-genders qui caractérisait
les bals publics : voir C. Parfitt, Capturing the Cancan, op. cit., p. 84.

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270 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

journalistes bourgeois, la menace qui affleure c­ onstamment est celle du


chaos dans le sens le plus littéral de ce terme : ­l’entropie, ­l’indéterminé,
­l’informe – « ces hommes […] se mettent à bondir l­ ’un portant l­ ’autre
et à se précipiter dans le pêle-mêle étourdissant de la danse sans frein et
sans forme, on se prend, on se raidit, on se presse ­l’un ­contre l­ ’autre ; on
va d­ ’un bond unanime à travers cette foule enivrée qui partage tous vos
bondissements88 ». Cinquante ans plus tôt, on trouvait déjà des expres-
sions similaires – ­quoiqu’employées dans un sens plus humoristique et
ambivalent – dans les physiologies, par exemple dans ­l’« encyclopédie »
Les Français peints par eux-mêmes :
On rencontre à ce bal le plus curieux pêle-mêle de nuances sociales, de
­contrastes déguisés, les têtes les plus graves de publicistes, enchevêtrées avec
ce que la littérature et les ateliers produisent de plus échevelé. Là, plus de
numéro d­ ’ordre, plus de catégories, de c­ onditions ; tout est nivelé, fondu dans
­l’immense tourbillon des costumes et des quadrilles89.

Cependant, à l­ ’époque de Rimbaud, et plus encore à celle de Seurat,


ce danger représenté par le chahut en tant ­qu’effacement des barrières
sociales doit être ­compris plus précisément à la lumière de ­l’opposition
entre high et low ­qu’élabore ­l’historienne Rae Beth Gordon90. Le low
fin-de-siècle ­n’est pas seulement la ­culture populaire et le low brow art91,
ce n­ ’est pas seulement les « basses classes » de la société : c­ ’est aussi le

88 A. Privat d­ ’Anglemont, « Voyage de découverte du boulevard à la Courtille par le fau-


bourg du Temple », in Paris anecdote, Paris, Delahaye, 1884, p. 283-284.
89 Les Français peints par eux-mêmes, ch. « Le Chicard » cité, p. 364.
90 Sur le high et le low ­culturels et leur relation avec la neurologie et le pathologique,
voir R. B. Gordon, De Charcot à Charlot, op. cit., p. 41-50 et 109-112. Voir aussi l­ ’idée
très novatrice, avancée par la même historienne, de « modernité vernaculaire » : Dances
with Darwin, op. cit., p. 9, 13, 19, 25, 56, 114 et surtout p. 265 sqq. La « modernité
vernaculaire » se distingue du modernisme (résolument high quant à lui) ainsi que de
­l’avant-garde. Rae Beth Gordon montre c­ omment cette modernité-là a façonné les
avant-gardes.
91 Sur les rapports entre high et low dans ­l’art de ­l’époque, voir notamment ­l’essai de Gustave
Kahn, ­L’esthétique de la rue, Paris, Fasquelle, 1902. Sur la ­culture populaire et la ­culture
visuelle dans la littérature et ­l’image fin-de-siècle, voir L. Eitner, « Subjects from Common
Life in the Real Language of Men : Popular Art and Modern Tradition in 19th-Century
French Painting », in K. Varnedoe et A. Gopnik, Modern Art and Popular Culture. Readings
in High and Low, New York, MoMA, 1990, p. 52-81 ; V. Schwartz, Spectacular Realities :
Early Mass Culture in Fin-de-Siècle Paris, Berkeley, University of California Press, 1998 ;
et H. G. Lay, « Pictorial Acrobatics », in G. P. Weisberg (éd.), Montmartre and the Making
of Mass Culture, New Brunswick, Rutgers U. P., 2001, p. 145-179.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 271

« bas » corporel92, lui-même articulé directement à ­l’inconscient corporel


et à son cortège de symptômes sauvages. Jules-Bernard Luys, neuroa-
natomiste et fondateur de la revue ­L’Encéphale, souligne explicitement
cet isomorphisme entre les deux ordres verticaux – hiérarchie sociale et
hiérarchie physiologique – l­ orsqu’il écrit : « […] dans les bas-fonds de la
société, ce sont les forces aveugles de l­ ’automatisme, de l­ ’irréflexion qui
dominent93 ». Il importe de ­comprendre ­qu’il ­n’y a dans cette dernière
phrase aucune métaphore : les classes laborieuses sont littéralement le
réservoir des fonctions neurologiques les plus élémentaires – fonctions
« inférieures » (réductibles à l­’activité nerveuse de la moelle épinière)
dans cette psychophysiologie évolutionniste inspirée de J. H. Jackson.
Les pauvres sont dangereux parce ­qu’ils sont tout entiers voués à ­l’arc
réflexe, à ­l’involontaire, à l­’hystérie. Or, ­c’est des mêmes bas-fonds de
la société que viennent aussi ces danses aux mouvements chaotiques
que sont la cachucha ou le chahut94 – danses que, symétriquement, les
médecins retrouvent dans certaines affections neurologiques régressives
telles que la chorée de Sydenham ou la maladie de Huntington. Un
collaborateur de Charcot note que, dans les cas d­ ’athétose95, « Certains
malades sautent sur leurs pieds ­d’une façon rhythmée, absolument
92 Peter Stallybrass et Allon White ont étudié, dans la littérature anglaise des xviie et
xviiie siècles, ­l’isomorphisme entre les oppositions du haut et du bas « dans ces quatre
domaines symboliques que sont les formes psychiques, le corps humain, ­l’espace géo-
graphique et ­l’ordre social » (The Politics and Poetics of Transgression, Ithaca, Cornell U. P.,
1986, p. 3, je traduis dans tous les cas). La principale ­conséquence de cet isomorphisme
est que « toute transgression des règles ordonnant la hiérarchie de ­l’un de ces domaines
peut avoir des c­ onséquences majeures sur les autres domaines » (ibid.). Voir p. 26 : « En
étudiant le chevauchement entre les discours high et low, chevauchement fortement chargé
de tabou qui produit le grotesque […], [nous avons montré que] les traits structuraux
sous-jacents au carnaval ont des effets qui dépassent de loin les strictes frontières de la
fête populaire, et sont en réalité intrinsèques à la dialectique de la classification sociale
­comme telle » (voir également les remarques sur Bakhtine, p. 9).
93 J.‑B. Luys, Études de physiologie et de pathologie cérébrales : des actions réflexes du cerveau dans
les ­conditions normales et morbides de leurs manifestations, Paris, Baillière et fils, 1874, p. 99,
cité in M. Gauchet, ­L’inconscient cérébral, Paris, Seuil, 1992, p. 119.
94 À propos du cancan, du « bas » corporel et des bas-fonds, l­ ’historienne de la danse Claire
Parfitt souligne ainsi que « les mouvements indépendants des différentes parties du corps
représentaient une menace particulière dans le cas des parties dites “basses”, les jambes
par exemple. Le mouvement isolé des jambes évoquait la possibilité pour des membres
supposés irrationnels du corps politique – tels que les femmes, les classes inférieures,
­l’Autre ­qu’est le colonisé – ­d’échapper à tout ­contrôle rationnel » (« The Contradanse,
the Quadrille and the Cancan… », art. cité, p. 34 ; je traduis).
95 Affection neurologique qui se marque par des mouvements spasmodiques des membres.

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272 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

­comme ­s’ils dansaient96 […] ». Charcot lui-même c­ ompare la chorée


­d’Augustine à une mazurka97, celle de Flor… à une bourrée98. Dans
la scène du bal masqué de Manette Salomon des Goncourt (1868), le
personnage du peintre bohême Anatole déploie une danse unheimlich
qui est une véritable performance neurologique. Cette danse actualise
tout à la fois une jouissance, et une inquiétude sociale vis-à-vis du corps
sauvage – le corps de la cérébration inconsciente et de la maladie ner-
veuse c­ omme désagrégation99 : « Il se donnait des tics nerveux qui lui
détraquaient la figure, imitait en clopinant le bancal ou la jambe de bois,
simulait, au milieu ­d’un pas, le gigottement [sic] de pied ­d’un vieillard
frappé ­d’apoplexie sur un trottoir100 ». ­L’association des « tics » (étudiés
à l­ ’époque par les neurologues101) à l­ ’image du clochard infirme, « vieil-
lard frappé d­ ’apoplexie sur un trottoir », rend explicite l­ ’apparentement
entre architecture nerveuse et échelle sociale.
Ce qui c­ onstitue une menace, aussi bien dans les danses tressautantes
du café-­concert que dans les crises nerveuses, c­ ’est ainsi un certain
retour du refoulé social102. Resurgit en effet, au sein du corps et du
96 D. Michaïlowski, « Étude clinique sur ­l’athétose double », in Coll., Nouvelle iconographie
de la Salpêtrière, vol. V, Paris, L. Bataille et Cie, 1892 (p. 57-88, 185-199, 251-262 et 292-
309), p. 252.
97 J.-M. Charcot, Leçons sur les maladies du système nerveux faites à la Salpêtrière, recueillies et
publiées par D.‑M. Bourneville, Paris, Delahaye, 1875-1887, trois volumes, t. I (Œuvres
­complètes, I, 1886), p. 391-392 (Augustine ­n’est pas nommée mais son identité est indi-
quée indirectement par la n. 2 p. 387 qui renvoie pour les antécédents de la patiente
présentée à ­l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, op. cit., t. II, 1878, p. 122-186) :
« … elle progresse alors avec un balancement rythmé du corps, un mouvement cadencé
des membres du côté droit qui rappellent assez bien la danse dite “mazurka”. Telle est,
du moins, l­ ’opinion émise par quelques personnes c­ ompétentes en pareille matière ». La
modalisation introduite par la dernière phrase indique le statut socialement obscène des
danses populaires.
98 « … si la malade est debout et soutenue, elle danse alternativement sur chaque pied,
imitant à peu près la bourrée ou les danses des Tsiganes ou des Zingari ­d’Andalousie » :
Leçons sur les maladies du système nerveux, op. cit., t. III, 1887, leçon 15, p. 219.
99 Voir M. Gauchet, ­L’inconscient cérébral, op. cit. et, du même, « Du réflexe à ­l’inconscient »,
in Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences, vol. V-2, 2007, p. 89-96.
100 E. et J. de Goncourt, Manette Salomon, ch. lxix : Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven &
Cie, 1868, deux volumes, t. II, p. 11.
101 Voir notamment Charcot, « Contractures ­d’origine traumatique. – Tics non douloureux
de la face chez une hystérique », in Leçons sur les maladies du système nerveux, op. cit., t. III,
leçon iii, ainsi que Dr J. Noir, Étude sur les tics chez les dégénérés, les imbéciles et les idiots,
Paris, Progrès médical, 1893.
102 ­L’historien de ­l’art T. J. Clark remarque, à propos de la mise en avant du corps obscène
dans les revues de ­caf’­­conc’ : « [I]l ne ­s’agit plus seulement ­d’une question sexuelle ; ou du

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 273

corps social, le refoulé que sont l­’inconscient corporel et le spectacle


carnavalesque, dans leur obscénité. Comme ­l’ont montré Peter Stallybrass
et Allon White dans leur ouvrage fondamental The Politics and Poetics
of Transgression103, ­c’est une même structure symbolique qui refoule le
carnavalesque dans les corps individuels et dans le corps de la société.
Réprimé par la ­culture bourgeoise c­ omme le sont de plus en plus au
xixe siècle les célébrations du carnaval104, le bas corporel fait retour sous
la forme du clownisme et de ­l’hystérie105.
moins il ­s’agit du point où la sexualité se noue à ­d’autres formes de terreur et de déni :
c­ ’est la manière la plus fréquemment et la plus plausiblement employée pour souligner
que toutes les répressions – sexuelle, politique, religieuse, économique – sont en réalité de
même nature. Peut-être une telle équivalence est-elle un peu trop rapide et facile : il reste
­qu’elle a eu des effets politiques, religieux et économiques indéniables » (The Painting of
Modern Life, op. cit., p. 232-233, je traduis). Voir déjà ibid., p. 231, à propos de l­ ’indécence
volontaire des revues dans les c­ af’­­conc’ : « Il ne pouvait certes pas être prudent de mettre à
ce point l­ ’accent sur les exigences du plaisir, et de laisser le corps s­ ’ériger, tous les soirs, en
un impératif catégorique insensé – l­ ’innocence et le cynisme partout, partout la démangeai-
son, la rougeur de la chair et ­l’excès ». Sur la dimension politique des cafés-­concerts et des
cabarets sous le second Empire et la troisième République, outre ce chapitre de T. J. Clark
(op. cit., p. 205 sqq.), voir A. Rifkin, « Cultural Movements and the Paris Commune »,
art. cité ; J. Rancière, « Le bon temps ou la barrière des plaisirs », art. cité ; R. B. Gordon,
De Charcot à Charlot, op. cit., p. 81 sqq. et Dances with Darwin, op. cit., p. 11-58 et 124-144 ;
et R. St. Clair, Poetry, Politics, & the Body in Rimbaud, op. cit., p. 123-164.
103 Ce retour ­d’un refoulé du low social dans les corps et les textes est abordé par P. Stallybrass
et A. White à travers une relecture marxiste-lacanienne du « carnaval » bakhtinien et
du ­concept de « souillure » chez Mary Douglas. À propos de Wordsworth par exemple,
et de la « scène de séduction […] traumatique » (The Politics and Poetics of Transgression,
op. cit., p. 124) lors de laquelle le jeune poète avait éprouvé une jouissance mêlée de dégoût
devant les spectacles des saltimbanques à la foire de Bartholomew, White et Stallybrass
écrivent : « ­L’ambivalence du “je” poétique est […] inscrite dans son inéluctable retour
dans ­l’écriture à cette scène qui est celle même dont il a obstinément déclaré q­ u’il y était
absent. […] “Wo es war soll ich werden” ­constituerait une description appropriée de ce poète-
sujet révulsé par des pratiques sociales qui sont destinées à devenir le ­contenu même de
­l’inconscient bourgeois » (ibid.). Sur la parenté entre le carnaval et ­l’hystérie, voir aussi
ibid., p. 176 et 181-182. Les auteurs montrent que les manifestations hystériques et le
carnaval « correspondent, dans les sphères privée et publique respectivement, à la “mise
en scène” des pôles ­d’ordinaire réprimés à ­l’intérieur de certaines structures binaires à
travers lesquelles une ­culture se pense. “Mise en scène” est bien le mot : [on sait] ­jusqu’où
Charcot et ­d’autres étaient prêts à aller dans ­l’exploitation de cette théâtralité propre à
­l’hystérie, reproduisant le sensationnalisme visuel des exhibitions de monstres dans les
spectacles de foire » (p. 189).
104 Voir A. Faure, Paris carême-prenant. Du carnaval à Paris au xixe siècle, 1800-1914, op. cit.,
p. 165-168 et passim.
105 À propos des fantasmes carnavalesques et circassiens qui terrorisent les patientes hysté-
riques de Freud, Stallybrass et White notent ainsi : « Le statut dévalué du rite populaire
[…] est tel que Freud ne “voit” jamais sa propre référence à la pantomime [la description

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274 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

­ ’est alors littéralement que tout spectacle carnavalesque est une forme
C
­d’hystérie, et inversement l­ ’hystérie une danse clownesque. Janet parle
­d’une patiente dont le cas lui « a semblé curieux106 » : son hystérie se
manifeste par des mouvements sauvages, non réglés. « Barb., âgée de
quatorze ans, semble présenter le type de la chorée de Sydenham, mou-
vements incoordonnés de tous les membres, sans aucun rythme, “qui
rappellent ceux des baladins”107. » Chez les hystériques, ­c’est toujours
le corps incoordonné qui menace de faire retour : et ce corps est aussi
celui de la danse de carnaval, celle des spectacles forains que donnent
les « baladins » mentionnés par Janet. Symétriquement, lorsque Lucien
Rigaud qualifiait le chahut ­d’« hystérie de la danse108 », on c­ omprend à
présent que l­’expression doit être prise au pied de la lettre.
Aussi « Mes petites amoureuses » est-il avant tout une hystérisation
des corps. Et passé ­l’effet de choc et de dégoût – indéniables – ressentis
par le lecteur devant la haine et la violence que déploie le sujet lyrique
­contre les jeunes filles, ce qui ­l’emporte est surtout ­l’inquiétante étran-
geté induite par la mécanisation hystérique des corps. ­L’hystérie, ­c’est
ici la désarticulation (« Vos omoplates se déboîtent, / Ô mes amours ! /
Une étoile à vos reins qui boitent, / Tournez vos tours ! »), et le malaise
du lecteur tient sans doute avant tout à cette atomisation du corps, où
chaque membre gagne une effrayante vie séparée. Il ­s’agit ­d’une inversion
carnavalesque de ­l’esthétique du ballet109, dans lequel les postures au

de la somatisation hystérique c­ omme “des phantasmes projetés, traduits en activité


motrice et représentés sous forme de pantomime” : Freud, “Remarques générales sur les
attaques hystériques”, 1909] autrement que c­ omme une métaphore. À la fin ­d’une lettre
à Fliess écrite en 1896, Freud mentionne ce que Charcot a appelé la phase “de clownisme”
des attaques hystériques. Freud parle du “clownisme dans ­l’hystérie des jeunes garçons,
­l’imitation des animaux et les scènes de cirque” c­ omme ­d’une “­compulsion de répétition
datant de leur enfance [lors de laquelle] ils cherchent leur plaisir dans les cabrioles, sauts
périlleux et grimaces les plus fous” » (The Politics and Poetics of Transgression, op. cit., p. 175 ;
voir aussi p. 184 à propos de la « lutte entre carnaval et carême » chez Emmy von N.).
106 P. Janet, ­L’état mental des hystériques, t. II, Les accidents mentaux, Paris, Rueff, 1894, p. 95.
107 Ibid., p. 96. Les guillemets sont de Janet.
108 L. Rigaud, Dictionnaire d­ ’argot moderne, Paris, Ollendorff, 1888, p. 84 a. Sur les rapports entre
hystérie et carnaval et le refoulement du corps carnavalesque, voir à nouveau Stallybrass
et White, The Politics and Poetics of Transgression, op. cit., en particulier ch. 5 (p. 171-190).
109 ­L’hystérie du cancan rimbaldien rejoint ainsi l­ ’esthétique propre à la chahut au sens histo-
rique : celle ­d’une parodie du ballet. Sur le cancan c­ omme parodie du ballet romantique,
voir F. Gasnault, Guinguettes et lorettes. Bals publics et danse sociale à Paris entre 1830 et
1870, op. cit., p. 48-49 ; C. Parfitt, « The Contradanse, the Quadrille and the Cancan… »,
art. cité, p. 33 et Capturing the Cancan, op. cit., p. 78 sqq.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 275

c­ ontraire ne doivent jamais briser ­l’unité du corps110. « Hystérie de la


danse », la ronde de « Mes petites amoureuses » est, ­comme la chahut
des années 1830, une crise – ­c’est
danse bruyante, effrénée, satanique, avec ses battements de mains, ses évolu-
tions de bras, ses frémissements de hanches, ses tressaillements de reins, ses
trépignements de pieds, ses attaques du geste et de la voix ; elle saute, glisse,
se plie, se courbe, se cabre ; dévergondée, furieuse, la sueur au front, ­l’œil en
feu, le délire au visage111.

MÉSAVENTURES DE LA SYNTHÈSE

­L’hystérie, « une ­conflagration specta-


culaire de tous les paradoxes, en un seul
geste, cri, symptôme, rire, regard112 ».

Plus encore que son apparentement aux mauvais lieux et sa sensua-


lité indécente, ce qui effrayait dans le chahut, ­c’est la présentification
si littérale ­qu’il donne de ­l’anarchie : retour du refoulé neurologique
et carnavalesque, emportement centrifuge, dissolution généralisée où
chaque membre devient indépendant de l­ ’organisme total113. La désar-

110 Voir par exemple Claude-François Menestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les regles
du theatre, Paris, 1682 (en particulier les ­commentaires de Platon à propos de ­l’origine
du ballet dans ­l’harmonie ; p. 41 : le ballet ­comme « ­compos[ition ­d’]un tout » ; voir
aussi les p. 196 sqq. qui évoquent « le mouvement ­d’ensemble, ­comme tout le corps de
­l’homme se meut quand il marche… » : p. 199). Voir également Louis de Cahusac, La
Danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse, La Haye, 1754, t. I, p. 166 (au
sujet de la danse théâtrale à l­ ’époque d­ ’Auguste) : « Leurs mouvemens, leurs pieds, leurs
mains, leurs bras, n ­ ’étoient que les diverses parties du tableau, aucune de ces parties
ne devoit rester oisive, toutes devoient c­ oncourir à former cet assemblage heureux d­ ’où
résultent l­ ’harmonie & l­ ’ensemble » ; et p. 168 : « … nous avons […] des pieds excellens,
des jambes brillantes, des bras admirables. Quel dommage, que l­ ’Art de la Danse nous
manque ».
111 Les Français peints par eux-mêmes, ch. « Le Chicard » cité, p. 371.
112 G. Didi-Huberman, Invention de ­l’hystérie. Charcot et ­l’iconographie photographique de la
Salpêtrière, Paris, Macula, 1982, p. 75 (souligné par l­ ’auteur).
113 Sur le lien entre démembrement et anarchie, voir R. B. Gordon, De Charcot à Charlot.
Mises en scène du corps pathologique, op. cit., p. 86. C. Parfitt résume ainsi ce point : « De

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276 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

ticulation du corps « chahutant » semble préfigurer, voire précipiter,


­l’effondrement de la société. Omniprésente dans les discours de ­l’époque,
cette équivalence de ­l’hystérie, du café-­concert et de l­’anarchie permet
peut-être de poser à nouveaux frais le problème de l­’« anarchisme » de
Seurat, lieu de ­controverse chez les spécialistes du peintre114.
Au delà des recoupements (attestés) entre cercles anarchistes et ate-
liers néo-impressionnistes, on a souvent remarqué – à juste titre – que
la technique « pointilliste115 » elle-même, dans sa manière de ­combiner

même que le corps classique représentait la centralisation du pouvoir dans le système


politique monarchique, le corps fragmenté du cancan suggérait la fragmentation du
corps politique, et la démocratisation de la maîtrise [democratisation of ­control] » (« The
Contradanse, the Quadrille and the Cancan… », art. cité, p. 34, je traduis). Voir aussi
M. Clark, « The Quadrille as Embodied Musical Experience in 19th-Century Paris », in
The Journal of Musicology, vol. XIX-3, été 2002 (p. 503-526), p. 514.
114 Sur le problème de ­l’anarchisme dans la peinture de Seurat, voir : E. Herbert, The
Artist and Social Reform. France and Belgium, 1885-1898, New Haven, Yale U. P., 1961 ;
R. L. Herbert, « Les artistes et ­l’anarchisme d ­ ’après les lettres inédites de Pissaro,
Signac et autres » (trad. A.‑M. Rougerie et J. Rougerie), in Le mouvement social, no 36,
juil.-sept. 1961, p. 2-19 ; R. Thomson, Seurat, Oxford, Phaido Press, 1985, p. 192-193 ;
S. F. Eisenman, « Seeing Seurat Politically », in Art Institute of Chicago Museum Studies,
vol. XIV-2, 1989, p. 211-221 ; L. Nochlin, « ­Seurat’s Grande Jatte : An Anti-Utopian
Allegory », in Art Institute of Chicago Museum Studies, vol. XIV-2, 1989, p. 133-154 ;
A. Boime, « Georges S­ eurat’s Un dimanche à la Grande Jatte and the Scientific Approach
to History Painting », in E. Mai et A. Repp-Eckert (éd.), Historienmalerei in Europa :
Paradigmen in Form, Funktion und Ideologie, Mainz am Rhein, Verlag Philipp von
Zabern, 1990, p. 303-333 ; M. F. Zimmermann, Seurat et le débat artistique de son
temps, op. cit., p. 326-331 ; R. Roslak, « The Politics of Aesthetic Harmony : Neo-
Impressionism, Science, and Anarchism », in The Art Bulletin, vol. LXXIII-3, 1991,
p. 381-390 ; J. G. Hutton, Neo-Impressionism and the Search for Solid Ground. Art, Science
and Anarchism in Fin-de-Siècle France, Baton Rouge, Louisiana U. P., 1994 ; T. J. Clark,
Farewell to an Idea. Episodes in the History of Modernism, New Haven, Yale U. P., 1999,
p. 107 sqq. (et tout le chapitre, ­consacré à Pissaro, sur les rapports entre peinture et
anarchisme à ­l’époque) ; R. Roslak, Neo-Impressionism and Anarchism in Fin-de-Siècle
France. Painting, Politics, and Landscape, Londres, Routledge, 2007 ; A. Beccaria, « Le
tableau néo-impressionniste : un équivalent plastique à des idéaux anarchistes », mai
2011, https://124revue.hypotheses.org/2365, ­consulté le 28 juin 2019 ; et F. Ferretti,
« La nature ­comme œuvre ­d’art : Élisée Reclus et les (néo)impressionnistes », in Belgeo,
no 3 (« Art(s) & Espace(s) »), 2014, non paginé.
115 Le terme, en réalité, est inadéquat, ne serait-ce que parce que la touche néo-impres-
sionniste, en dépit des apparences, n ­ ’est pas en réalité un « point ». Répondant aux
sarcasmes de certains critiques, ou de peintres qui tels Gauguin rejetaient les néo-
impressionnistes ­comme de « petits […] ­chimistes qui accumulent des petits points »
(Gauguin, cité in J. Rewald, Georges Seurat, op. cit., p. 64), Signac était déjà très clair à
ce sujet : voir ­D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (première publication La Revue
blanche, mai-juillet 1898, puis repris en volume en 1899), nouvelle édition Paris, Henri

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 277

les dimensions molaire et moléculaire de la perception, était ­congruente


avec ­l’effort pour penser et créer une articulation nouvelle entre individu
et collectivité. La technique picturale était volontiers perçue ­comme
un analogon du fonctionnement de la société, tous deux travaillant à
­l’agrégation harmonique de molécules – de couleurs ­d’un côté, ­d’individus
de ­l’autre – en un tout cohérent. « ­L’application de “formules” correctes,
écrit Federico Ferretti, aurait permis l­ ’établissement de ­l’harmonie116. »
Robyn Roslak a insisté sur la métaphore c­ himique de la « synthèse »,
­commune à la théorie politique anarchiste et au métadiscours des artistes
néo-impressionnistes117.
En usant ­d’une métaphore non plus ­chimique mais linguistique,
on pourrait définir cette « synthèse » ­comme la production d­ ’une unité
organique à partir d­ ’une « double articulation » picturale, entre la touche
individuelle asignifiante (équivalent des « phonèmes » de Martinet, uni-
tés de seconde articulation, dépourvues de « signifié ») et les ensembles
signifiants perçus par l­’œil du spectateur (analogues cette fois aux
« monèmes » du structuralisme fonctionnaliste, unités de première

Floury, 1911, p. 82-85. Lire cependant N. Broude, « New Light on ­Seurat’s “Dot” :
Its Relation to Photo-Mechanical Color Printing in France in the 1880s », in The Art
Bulletin, vol. LVI-4, déc. 1974, p. 581-589 et R. Shiff, « Realism of Low Resolution »,
in Apollo, no 144, nov. 1996, p. 3-8.
116 F. Ferretti, « La nature ­comme œuvre ­d’art : Élisée Reclus et les (néo)impressionnistes »,
art. cité, § 53.
117 Voir R. Roslak, « The Politics of Aesthetic Harmony : Neo-Impressionism, Science, and
Anarchism », art. cité et, de la même, Neo-Impressionism and Anarchism in Fin-de-Siècle
France, op. cit., en particulier p. 4-5 : « La version anarchiste de l­ ’utopie, de même que la
description par Fénéon des visées idéalisantes du tableau néo-impressionniste typique,
étaient le résultat d­ ’une réorganisation scientifique – analogue au processus ­chimique
de la synthèse – du monde c­ ontemporain » (je traduis ; voir aussi p. 28 et tout le premier
chapitre). Jonathan Crary (Suspensions of Perception : Attention, Spectacle, and Modern Culture,
op. cit., p. 178-185) a étudié les rapports entre Seurat et Durkheim du point de vue de
cette question de l­ ’« organisation ». D. D. Egbert insistait déjà sur ces deux facettes de la
notion ­d’harmonie à ­l’époque du néo-impressionnisme : « La technique même employée
par les néo-impressionnistes, avec ses touches de couleurs individuelles fortement
accentuées et formant néanmoins une harmonie générale dans le tableau saisi ­comme
tout, coïncide avec ­l’esprit individualiste et pourtant ­communautaire de ­l’anarchisme
­communaliste » (Social Radicalism and the Arts : Western Europe, a Cultural History from
the French Revolution to 1968, New York et Londres, A. A. Knopf-G. Duckworth and Co,
1970, p. 240 ; je traduis). Sur cette pensée de la synthèse picturale ­comme harmonie et
­contraste à la fois, plus précisément c­ omme interdépendance (et non pas c­ ontradiction)
entre ordre et liberté – équivalent esthétique des théories anarchistes –, voir T. J. Clark,
Farewell to an Idea, op. cit., p. 105-107 et 107-108.

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278 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

articulation ayant à la fois un signifiant et un signifié118). Chez Signac, une


telle synthèse prend le nom d­ ’« harmonie ». Or cette harmonie picturale
est réputée isomorphe d­ ’une harmonie sociale et politique, qui trouve
quant à elle sa forme achevée dans l­ ’utopie d­ ’une c­ oncorde universelle.
Le tableau, aussi bien du point de vue de la technique que de celui du
sujet, doit être ­l’équivalent de cette synthèse harmonique – selon une
formule lapidaire de Signac : « Justice en sociologie, harmonie en art :
même chose119 ». Un anarchiste anonyme définissait en 1887 ­l’harmonie
­comme « ­l’ordre dans ­l’infinie variété », expression parallèle à celle de
« variété dans ­l’unité » employée par Signac dans son journal à propos
de la surface des tableaux néo-impressionnistes120.
Or, dans Chahut, la synthèse et l­’harmonie sont toutes deux mises
à mal. La « synthèse » ­n’aboutit jamais tout à fait : à quelque distance
du tableau que ­l’on se place, les deux articulations du langage pictural
– atomes de la touche d ­ ’un côté, ensembles nommables de l­’autre –
demeurent dans une tension irrésolue121. Au point de vue chromatique
de même, la synthèse colorée (qui, dans le métadiscours néo-impres-
sionniste, prend le nom de « mélange optique122 ») ­n’a pas lieu. ­C’est

118 Voir A. Martinet, Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, 1960, rééd.
augmentée 1980, p. 13-15 et 61-144.
119 P. Signac, manuscrit inédit et sans date (vers 1902), cité in R. L. Herbert, « Les artistes et
­l’anarchisme ­d’après les lettres inédites de Pissaro, Signac et autres », art. cité, p. 9. Sur le
problème de ­l’« harmonie » dans le néo-impressionnisme en général, voir J. G. Hutton,
Neo-Impressionism and the Search for Solid Ground. Art, Science and Anarchism in Fin-de-Siècle
France, op. cit., p. 37 sqq.
120 ­J’emprunte le rapprochement de ces deux expressions à R. Roslak, « The Politics of
Aesthetic Harmony… », art. cité, p. 384 a. La citation du Journal de Signac vient de
J. Rewald (éd.), « Extraits du journal inédit de Paul Signac, partie I », in Gazette des
beaux-arts, VIe série, no 36, juil.-déc. 1949 (p. 166-174), p. 170.
121 À propos ­d’un phénomène similaire dans Parade de cirque (1888), Jonathan Crary parle de
« tension entre cohésion et désintégration » (Suspensions of Perception : Attention, Spectacle,
and Modern Culture, op. cit., p. 176, je traduis). Voir aussi R. H. Brain, « ­Seurat’s Method »,
in The Pulse of Modernism. Physiological Aesthetics in Fin-de-Siècle Europe, Seattle, University
of Washington Press, 2015 (p. 133-149), p. 148, à propos du néo-impressionnisme en
général et du problème – déjà posé par Signac – de la bonne distance où se placer par
rapport au tableau : « Les oscillations entre l­ ’analogique [la “Gestalt totale de l­ ’image”]
et le numérique [la “touche […] discrète”] varient ­constamment avec les changements
de position [du spectateur], donnant ­l’impression que ­l’image est inachevée ou encore
en train de se former » (je traduis).
122 Le « divisionnisme » néo-impressionniste repose sur ­l’utopie ­d’une couleur-lumière
(« peindre avec la lumière », écrivait déjà Helmholtz, et Georges-Albert Aurier devait
dire de Pissaro q­ u’il peignait directement avec le soleil), où la synthèse des tons ne se

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 279

particulièrement vrai du drapé anguleux qui forme la jupe de la première


danseuse123, au centre géométrique du tableau : le bleu et le rouge asso-
ciés au blanc « produisent » moins le rose dans ­l’œil du spectateur ­qu’ils
ne présentifient ce processus de production lui-même. La synthèse se
fasse pas sur la palette (synthèse soustractive, opacifiante : « si l­ ’on c­ ombine autrement
que par le mélange optique ces éléments ennemis, leur mixture aboutira à une teinte
boueuse ») mais dans l­ ’œil du seul spectateur (synthèse additive, élaborée directement à
partir des rayons lumineux) – la palette, elle, se « rédui[sant] aux couleurs du prisme »
(Signac, ­D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, op. cit., respectivement p. 78 et 72).
De là la touche divisée et l­ ’importance de la juxtaposition des tons sur la toile (ibid.,
ch. v, p. 77-91). Signac use aussi ­d’une métaphore musicale très parlante, fondée sur
le paradigme typiquement romantique et postromantique de la symphonie : « Pour
écouter une symphonie, on ne se place pas parmi les cuivres, mais à ­l’endroit où les
sons des divers instruments se mêlent en ­l’accord voulu par le ­compositeur » (p. 88, je
souligne). Sur la préhistoire de cette notion de mélange optique, voir M. Kemp, The
Science of Art : Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat, New Haven,
Yale U. P., 1990, notamment p. 287 sur les « Maximes » de Rubens (voir p. 292 sur
Hogarth lecteur de Rubens), p. 301 sq. sur Turner, et p. 305 sur les Préraphaélites et
Ruskin. À propos du mélange optique chez Seurat – et de ses faux-semblants –, lire
J. Carson Webster, « The Technique of Impressionism : A Reappraisal », in College Art
Journal, vol. IV-1, nov. 1944, p. 3-22 ; W. I. Homer, Seurat and the Science of Painting,
Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 1964 ; R. L. Herbert, Neo-Impressionism, cata-
logue d­ ’exposition, New York, The Solomon R. Guggenheim Museum, 1968, essai
introductif (p. 15-26), aux p. 17-21. Voir le débat au sujet des thèses de Homer (proches
de celles que l­ ’on trouvait déjà chez Fénéon, en particulier dans le c­ ommentaire de la
Grande Jatte qui est au centre de l­’essai paru dans La Vogue en 1886) : en particulier
A. Lee, « Seurat and Science », in Art History, no 10, juin 1987, p. 203-226 ; J. Gage,
« The Technique of Seurat : A Reappraisal », in The Art Bulletin, vol. LXIX-3, sept.
1987, p. 448-454 ; G. Roque, « Seurat and Color Theory », in P. Smith (éd.), Seurat
Re-viewed, University Park, Penn State U. P., 2009, p. 43-64 ; et M. Foa, Seurat, the Art
of Vision, op. cit., ch. 2 (« Figuring Out Vision »), en particulier p. 86 et 88-89. Que le
« mélange optique » soit un mythe est depuis longtemps admis (voir par exemple la
mise au point éclairante de Georges Roque, art. cité, p. 49 sq., et ­l’explication optique
donnée par M. Livingstone, Vision and Art : The Biology of Seeing, New York, Abrams,
2008, p. 164-187), mais ce qui ­m’intéresse ici est la manière dont le tableau de Seurat
met à nu les fondements de ce mythe.
123 Ce drapé est par ailleurs tellement schématique ­qu’il ressemble à une étude abstraite (on
observe un phénomène similaire dans les nuages qui occupent le tiers supérieur de Port-
en-Bessin, les grues et la percée [1888, Washington, National Gallery of Art]), les zigzags
et les courbes superposées faisant songer au dynamisme d­ ’une géométrie « vorticiste »
avant la lettre. Sur la tension entre figuration et abstraction – qui est toujours aussi une
tension entre figuration et défiguration –, voir Signac, D ­ ’Eugène Delacroix au néo-impres-
sionnisme, op. cit., p. 81. Sur les problèmes de ­l’« abstraction » dans la seconde moitié du
xixe siècle, voir notamment P. Rousseau (éd.), Aux origines de ­l’abstraction, 1800-1914,
catalogue ­d’exposition, Paris, Musée ­d’Orsay, 2003, en particulier P. Rousseau, « Un
langage universel. L­ ’esthétique scientifique aux origines de l­ ’abstraction », p. 18-33. Voir
déjà R. L. Herbert, Neo-Impressionism, op. cit., p. 23.

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280 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

dédouble et se fissure, laissant apparaître l­ ’architectonique de sa propre


­construction au lieu de la dépasser dialectiquement (aufheben). Autrement
dit, la synthèse rend visible la c­ onstruction au lieu de l­’effacer124. De
même, les touches bleu roi et bleu ciel qui mouchètent le cheviller en
volute de la c­ ontrebasse, à gauche, ne se « fondent » pas c­ omplètement
dans le brun de ­l’instrument en bois125 : elles insistent, empêchant que
la fusion optique résorbe totalement les petites différences. Ce caractère
problématique de la synthèse seuratienne actualise une inquiétude que
pressent, sans cependant l­ ’affronter explicitement, le discours de Signac
sur le mélange optique :
Delacroix, esprit exalté et réfléchi tout ensemble, couvre sa toile de hachures
fougueuses, mais qui dissocient la couleur avec méthode et précision […].
Jongkind […] et aussi Fantin-Latour [­n’avaient pas] poussé aussi loin [que
les néo-impressionnistes] ce morcellement de la touche. Vers 1880, Camille
Pissarro (tableaux de Pontoise et d­ ’Osny) et Sisley (paysages du Bas-Meudon
et de Sèvres) montrèrent des toiles ­d’une facture absolument fragmentée126.

124 H. G. Lay a étudié cette suspension de la représentation par la présentification du


medium, non pas d­ ’un point de vue moderniste greenbergien (exploration de l­’opacité
du medium nu), mais à travers ­l’écran de la ­culture visuelle : ­l’affiche et la publicité. Les
derniers tableaux de Seurat, écrit Lay, « engagent un examen, moins de la vie moderne
elle-même que des représentations promotionnelles de la vie moderne » (H. G. Lay, « Pictorial
Acrobatics… », art. cité, p. 175 ; je traduis ; voir aussi ibid., p. 170 : « Le tableau veut
que nous voyions cette instance de médiation [le medium de ­l’affiche] aussi clairement
que nous voyons le spectacle lui-même, ­l’application de la peinture et les procédures
déterminées par lesquelles le spectacle et la peinture entrent – de manière malaisée – en
coalescence. Pour le dire plus simplement, Chahut ­s’adresse aux modes de représentation
par lesquels le monde du divertissement montmartrois avait appris à se représenter :
affiches promotionnelles, battage publicitaire, “mise en scène” de formes de danses sup-
posées populaires. Ces modes de représentation, semble nous dire le tableau, justifient
une suspension de notre “suspension volontaire d­ ’incrédulité” »).
125 Sur la non-fusion des « points », voir R. L. Herbert, Neo-Impressionism, op. cit., p. 19 ; et
déjà les mises au point de J. Carson Webster, « The Technique of Impressionism : A
Reappraisal », art. cité. Les points de Seurat, affirmait déjà Meyer Schapiro (discussion lors
du colloque de 1954 Problèmes de la couleur, éd. I. Meyerson, Paris, 1957, p. 251), attirent
­l’attention sur leur propre mode de fonctionnement – ils ont une esthétique propre,
indépendante du problème de la « fusion optique ». Voir aussi à ce propos J. Gage, « The
Technique of Seurat… », art. cité, p. 452 a-b ; R. Shiff, « Realism of Low Resolution »,
art. cité ; B. Prendeville, « Seurat and the Art of Sensing : Perception as Artifact », in
P. Smith (éd.), Seurat Re-viewed, op. cit., p. 149-162 (en particulier p. 156) et É. Alliez (avec
J.‑C. Martin), ­L’œil-cerveau : nouvelles histoires de la peinture moderne, Paris, Vrin, 2007,
ch. 4, p. 243-245.
126 P. Signac, ­D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, op. cit., p. 79-80 ; je souligne dans
tous les cas.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 281

Dissociée, morcelée, fragmentée, la touche ­n’a aucune garantie trans-


cendante que ­l’ensemble se recompose en une « synthèse », qui par
­conséquent semble toujours en sursis, différée.
Quant à ­l’« harmonie », elle est mise en échec dans Chahut par
­l’esthétique de la caricature, ­l’introduction de la laideur127, la ­contradiction
entre la libération de l­ ’érotisme et la mécanisation de la danse128, la dis-
torsion des corps q­ u’induisent les mouvements « insensés » (Raffëlli) du
quadrille naturaliste. La figure chorégraphique qui est représentée dans
ce tableau de Seurat, le battement129, était très à la mode dans les années
1880 : les jambes y sont projetées en ­l’air le plus haut possible130. Mais
on remarque en outre que le peintre a volontairement représenté les
quatre jambes levées ­d’une manière qui rend pour ainsi dire impossible
leur appartenance physique aux corps des danseurs : elles sont placées
trop haut pour pouvoir se rattacher de manière anatomiquement vrai-
semblable aux troncs (cette brisure est particulièrement évidente chez
le premier danseur masculin). Les quatre chahuteurs semblent ainsi ne
plus former ­qu’un seul grand corps, arachnoïde, monstrueux et tressau-
tant, à seize membres – ce qui rejoint une description ­contemporaine
du « quadrille naturaliste » à ­l’Élysée-Montmartre : « […] [Q]uatre
127 Gustave Kahn y insistait dans la notice nécrologique ­qu’il écrivit à la mémoire de son
ami : « Le danseur est laid […] il est le grossissement banal de la physionomie féminine
placée à côté de lui […] ; il fait […] un ignoble métier » (« Seurat », article cité, p. 109 b).
128 Sur les rapports entre le cancan et la mécanisation des corps, voir N. Bryson, « Cultural
Studies and Dance History », art. cité, p. 69 et A. Hewitt, Social Choreography, op. cit.,
p. 57. Sur Chahut de Seurat et ­l’organisme-machine, voir R. H. Brain, « ­Seurat’s Method »,
chapitre cité, p. 143-147.
129 D. Price, Cancan !, op. cit., p. 146 (sur l­ ’histoire de ce pas, voir aussi p. 26 et 30).
130 Le battement ici représenté correspond plus précisément à ce ­qu’Arthur Symons (dans
ses Colour Studies in Paris, Londres, Chapman and Hall, 1918, p. 101) décrit sous le nom
de « série », un high kick (battement) réalisé par plusieurs danseurs de c­ onserve. Parmi les
autres figures du cancan post-second Empire on c­ ompte (voir M. Souvais, Les cancans de La
Goulue, s. l., Copie-Nette, 1991, p. 39, n. 7) le « grand écart », le « rond de jambe » (et ses
nombreuses variantes), la « roue » et le « port ­d’armes » (figure où les danseuses attrapent
du bout des doigts leur cheville ou la pointe de leur chaussure, la jambe ­complètement
tendue ; voir É. Ramiro, Cours de danse fin de siècle, op. cit., p. 24 et 49 sqq.). Cette dernière
figure devait devenir, beaucoup plus tard, ­l’une des plus iconiques du « French cancan »
(voir à ce propos deux films célèbres, et anachroniques dans leur rendu du chahut : Moulin
Rouge de John Huston, Royaume-Uni, 1952, 119 minutes et French Cancan, de Jean
Renoir, France et Italie, 1954, 108 minutes, chorégraphies de Claude Grandjean). Déjà
à l­ ’époque qui nous occupe, on trouve le « port ­d’armes » présenté ­comme métonymique
du quadrille naturaliste, dans un dessin de F. Lunel en couverture du Courrier Français
(numéro du 12 mai 1889).

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282 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

grands quadrilles réunis finalement et formant un corps de vingt-quatre


artistes chorégraphiques. Si vous préférez : quarante-huit jambes des plus
décolletées atteintes de suggestives épilepsies131 ». Dans le tableau de
Seurat, les jambes droites des danseurs sont en somme des membres sans
corps, et ceci les rapproche une fois de plus des anatomies impossibles
des hystériques132 : postures aberrantes (Paul Richer parle à propos des
­contorsions hystériques d­ ’« attitudes bizarres qui ne semblent soumises
­qu’à la loi de ­l’étrange, de ­l’impossible et de ­l’illogique133 »), organes
sans corps, figures démembrées134.
À la lumière de cette réticence par rapport à la synthèse et à
­l’harmonie, il faudrait peut-être parler chez Seurat ­d’anarchisme scep-
tique. Contrairement à Maximilien Luce ou à Signac, Seurat semble
­constamment, en effet, se tenir à distance non seulement de l­’utopie
anarchiste mais de ­l’utopie tout court. Il suffit pour ­s’en rendre c­ ompte
de ­comparer Un dimanche après-midi à la Grande Jatte135 (1884-1886) aux
grands tableaux de ­l’harmonie utopique ­q u’a produits le
131 G. Brandimbourg, « La fête du 6 juillet à l­ ’Élysée-Montmartre », in Le Courrier français,
10 juillet 1892, p. 8.
132 En ce sens, le corps hystérique ressemble non seulement aux bonhommes des dessins
­d’enfants (G. Wajeman, Le maître et l­ ’hystérique, Paris, Navarin, 1982, p. 165), mais éga-
lement à celui des portraits-charges, accentuant les détails et le mécanique ; or, Seurat
­s’inspire manifestement ici de ­l’art de la caricature – Kahn parle de visages « typiques »
(« Seurat », art. cité, p. 109 b).
133 P. Richer, « Description de la grande attaque hystérique », in J.‑M. Charcot, Leçons sur
les maladies du système nerveux, op. cit., t. I (p. 435-448), p. 438.
134 Lacan rappelle que « le morcellement anatomique, en tant que fantasmatique, est un
phénomène hystérique » : J. Lacan, Le Séminaire, livre III : Les psychoses (1955-1956),
éd. J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 201 (cette leçon et la précédente – intitulées par
J.‑A. Miller « La question hystérique » et « “­Qu’est-ce q­ u’une femme ?” » – forment une
longue digression l­ ’hystérie dans le séminaire ­consacré aux psychoses).
135 G. Seurat, Un dimanche après-midi à la Grande Jatte, huile sur toile (207 x 308 cm), 1884-
1886, The Art Institute of Chicago, Helen Birch Memorial Collection. Claire White
(Work and Leisure in Late Nineteenth-Century French Literature and Visual Culture. Time,
Politics and Class, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014, p. 122-123) ainsi que John
G. Hutton (Neo-Impressionism and the Search for Solid Ground. Art, Science and Anarchism
in Fin-de-Siècle France, op. cit., p. 128 sqq.) opposent également la Grande Jatte au Temps
­d’harmonie de Signac. Sur la Grande Jatte ­comme non-utopie, voir L. Nochlin, « ­Seurat’s
Grande Jatte : An Anti-Utopian Allegory », art. cité. Ernst Bloch, dans son grand livre sur
­l’utopie, Das Prinzip Hoffnung (Le principe-espérance, 1954-1959), proposait déjà une analyse
similaire de ce tableau de Seurat. Voir aussi M. Ward, « The Rhetoric of Independence and
Innovation », in C. F. Moffett (éd.), The New Painting : Impressionism, 1874-1886, catalogue
­d’exposition (Washington et San Francisco), San Francisco, The Fine Arts Museums of
San Francisco, 1986, p. 420-442 ; J. House, « Interpreting S­ eurat’s Figure Paintings »,

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 283

néo-impressionnisme, tels que Bords méditerranéens ­d’Henri-Edmond


Cross136 (1895) ou Au temps d­ ’harmonie de Signac137 (1893-1895). Loin de
ces scènes de c­ ommunion et de liesse, le Dimanche après-midi de Seurat
est transi d­ ’une mélancolie laforguienne ; il ne montre pas une c­ oncorde,
mais une simple co‑existence, nue et additive, les corps s­’échelonnant
partes extra partes dans un espace raréfié et un temps vide138. Cette
méfiance mélancolique vis-à-vis des utopies explique aussi ­l’importance
des figures humaines esseulées chez Seurat : les jeunes garçons immobiles
dans la Baignade de la National Gallery bien sûr139, mais également les
passants solitaires qui hantent les dessins du début des années 1880 (Le
Marchand ­d’oranges ; La Pluie ; Sous la voûte – Le Clochard ; La Banquiste140),
ou encore les figures raides et isolées de certains paysages maritimes de
la dernière période, tel Port-en-Bessin, le pont et les quais141 (1888).
­L’anarchisme sceptique de Seurat refuse l­’utopie c­ omme étant une
voie encore trop facile et trop bien tracée, et ­l’harmonie ­comme un effa-
cement indu des ­contradictions et de la violence. ­L’utopie, c­ ’est encore
in P. Smith (éd.), Seurat Re-viewed, op. cit., p. 99-112 et R. L. Herbert et alii, Seurat and
the Making of « La Grande Jatte », Chicago, Art Institute of Chicago, 2004, p. 162-169.
136 H.‑E. Cross, Bords méditerranéens, huile sur toile (65,4 x 92,2 cm), 1895, collection Walter
F. Brown. Sur les notions d­ ’harmonie et d­ ’utopie chez Cross, voir Hutton, Neo-Impressionism
and the Search for Solid Ground, op. cit., p. 141-146.
137 P. Signac, Au temps d­ ’harmonie, huile sur toile (310 x 410 cm), 1893-1895, Montreuil,
hôtel de ville.
138 Sur Laforgue et Seurat, voir R. Herbert, « Parade de Cirque de Seurat et ­l’esthétique scienti-
fique de Charles Henry », in Revue de l­ ’art, no 50, 1980 (p. 9-23), p. 19 ; M. F. Zimmermann,
Les mondes de Seurat, op. cit., p. 229 sqq., 289-295 et 323-325 ; J. U. Halperin, « The Ironic
Eye/I in Laforgue and Georges Seurat », in P. Smith (éd.), Seurat Re-viewed, op. cit., p. 113-
146 ; et C. White, Work and Leisure…, op. cit., p. 82 sqq. Sur la coexistence anomique
des individus dans La Grande Jatte, voir T. J. Clark, The Painting of Modern Life, op. cit.,
p. 265.
139 G. Seurat, Une baignade, Asnières, huile sur toile (201 x 300 cm), 1883-1884, Londres,
National Gallery.
140 Le Marchand d­ ’oranges, crayon Conté et craie blanche, 1881, Paris, Musée du Louvre ; La
Pluie, crayon Conté, 1882-1883, collection particulière ; Sous la voûte – Le Clochard, crayon
Conté, 1883-1884, collection particulière ; La Banquiste, crayon Conté, 1883-1884, col-
lection particulière.
141 Port-en Bessin, le pont et les quais, huile sur toile (66,9 x 84,3 cm), 1888, Minneapolis, The
Minneapolis Institute of Arts, The William Hood Dunwoody Fund. Les trois figures
humaines placées par Seurat dans ce paysage déplurent à Félix Fénéon, à l­ ’exception de
­l’extraordinaire petite fille du premier plan (Fénéon, « Exposition des artistes indépen-
dants à Paris », in ­L’art moderne, I, no 9, Bruxelles, 1889 [p. 339-341], p. 339). Quelques
années plus tard, dans les derniers paysages de Seurat (peints à Gravelines), toute figure
humaine disparaît.

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284 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

trop : néo-impressionnistes, encore un effort si vous voulez devenir


anarchistes ! Le retour du refoulé, dans Chahut, aurait en ce sens une
signification métapolitique : ­c’est le retour de la dysharmonie au sein
de ­l’harmonie (cette dernière, en effet, est indéniablement présente elle
aussi : le mélange lumineux, la c­ onstruction parfaite de ­l’espace pictu-
ral, les lignes ascendantes inspirées des théories de Charles Henry et de
Humbert de Superville142). C ­ ’est ­l’impossibilité ­d’effacer la douleur, la
laideur et la difformité. En ce sens, le tableau est une déconstruction143
de l­’utopie signacienne, ou fénéonienne144 : il montre les refoulements
que l­ ’utopie implique, il montre que l­ ’harmonie ne se fait q­ u’au prix de
tous ces refoulements, qui sont autant de mutilations du réel.
Or ­l’hystérie elle-même est précisément ­l’impossibilité de la syn-
thèse145. Alors que l­’utopie supprime la c­ ontradiction, l­’hystérie est ce
142 Sur Seurat et Charles Henry, voir ­l’article pionnier de R. Herbert, « Parade de Cirque de
Seurat et ­l’esthétique scientifique de Charles Henry », art. cité. Voir aussi M. Kemp, The
Science of Art, op. cit., p. 318-319 ; Herbert et alii, Georges Seurat, 1859-1891, catalogue cité,
p. 391-393 (« Charles Henry ») ; M. F. Zimmermann, Les mondes de Seurat, op. cit., p. 323
et 376-377 ; J. Crary, Suspensions of Perception : Attention, Spectacle, and Modern Culture,
op. cit., p. 163-165 ; M. Foa, Seurat, the Art of Vision, op. cit., p. 144-145 ; et ­l’étude détaillée
de R. M. Brain dans « ­Seurat’s Method », chapitre cité. Au point de vue de la question
des lignes et de leur dynamisme dans Chahut, les théories de Charles Henry c­ onstituent
une relecture « psychophysique » de celles de D. P. G. Humbert de Superville, artiste
et théoricien dont Seurat s­ ’inspire ici pour la représentation des visages (les danseurs, le
chef ­d’orchestre, le client à droite) ; sur Seurat et Humbert de Superville, voir Herbert
et alii, Georges Seurat, op. cit., p. 363 et 386-387.
143 Sur cette question politique, voir les analyses de T. J. Clark dans Farewell to an Idea, op. cit.
(p. 109, et p. 102 sur la notion de ­contradiction) et de R. H. Brain, « ­Seurat’s Method »,
chapitre cité (p. 147 sq.).
144 Pour Fénéon, le tableau signacien ­constitue une surface littéralement utopique, dans la
mesure où l­’alliance des couleurs y est un équivalent de ­l’accord, en politique, entre
liberté individuelle et ­communauté : « ­L’essor de chaque couleur est libre et la solidarité
de toutes stricte : le tableau s­ ’unifie sous leur houle » (F. Fénéon, « Signac », in Les Hommes
­d’­aujourd’hui, vol. VIII, no 373, mai 1890, repris dans Fénéon, Œuvres plus que c­omplètes,
éd. J. U. Halperin, Genève, 1970, t. I [p. 174-179], p. 176).
145 Janet, à ­l’époque, définit l­’hystérie c­ omme une incapacité à la synthèse : le faisceau de
­conscience de ­l’hystérique est devenu trop étroit pour permettre à la patiente ou au
patient de saisir tout son corps, ou du moins de le saisir c­ omme une unité organique
dans l­ ’espace-temps vécu ; les hystériques sont séparé(e)s de leur corps propre par la dis-
sociation. De la même manière, les danseurs de Seurat semblent coupés de leurs corps,
aliénés à eux-mêmes. Voir à ce propos L. Nochlin, « Mass Culture and Utopia : Seurat and
Neoimpressionism », in S. F. Eisenman (éd.), Nineteenth Century Art : A Critical History,
Londres et New York, Thames & Hudson, 1994 (p. 274-287), p. 281-284 : les danseurs
de Chahut sont « réduits à la ­condition de purs automates ; leurs membres, leurs ­fesses,
leur poitrine, leur entrejambe et leur sourire sont manifestement aliénés de leur corps et

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 285

qui fait sans cesse revenir la ­contradiction – dans les corps146, sous la
forme du symptôme, cette torsion ­qu’exemplifient les membres bistour-
nés des quatre danseurs de Seurat. ­L’hystérie est la ­contradiction même,
faite chair ; ­comme le dit la préface du dernier volume de l­ ’Iconographie
photographique de la Salpêtrière :
­ ’est ainsi que le besoin de manger pourra être exagéré (boulimie) ou tout à
C
fait nul (abstinence), ­qu’une ­constipation opiniâtre sera remplacée par de la
diarrhée ; – q­ u’une polyurie sera suivie ­d’une ischurie plus ou moins c­ omplète ;
– que, chez une malade anesthésique, on trouvera des points où la sensibilité
sera ­considérablement exaltée147 […].

L­ ’hystérie est toujours à la fois A et non-A, insulte vivante au principe


de c­ ontradiction ; pour reprendre les mots de Georges Didi-Huberman,
­l’hystérie est « un feu de paradoxes, paradoxes de toutes les qualités : les
hystériques sont […] (toujours à outrance) chaudes et froides, humides
et sèches, inertes et ­convulsives, syncopales et pleines de vie, abattues
et hilares, fluides et lourdes, stagnantes et vibratoires, fermentées et
acides, etc. etc.148 ».
­L’alliance étrange entre harmonie et dysharmonie, dans le tableau
de Seurat, explique peut-être le sentiment de malaise qui ne peut
manquer de toucher le spectateur. Ce malaise est de même nature que
celui qui frappe le lecteur de « Mes petites amoureuses ». C ­ ’est que les
corps et la danse mis en avant par le poète et le peintre correspondent
à un de ces moments ­d’« effondrement [collapse] » de la chorégraphie
sociale dont parle Andrew Hewitt : « ces moments qui surviennent
dans la danse et dans les ­comportements sociaux, les menaçant ­d’une

de leur esprit, en une dystopie de fétichisme et ­d’objectification » (je traduis). Sur cette
brisure qui passe – ­comme chez les hystériques de Janet – au sein même des corps et
des sujets, dans ce tableau de Seurat, voir déjà ce ­qu’écrivait Gustave Kahn, « Seurat »,
art. cité, p. 109 b : « la tête de la danseuse, ­d’une admirable beauté, par le ­contraste du
sourire officiel, quasi sacerdotal, et de la finesse fatiguée des traits tous menus, fins et
empreints de désir […] » (je souligne).
146 Je rappelle la célèbre phrase des Études sur l­ ’hystérie : « … ­l’incident déterminant c­ ontinue,
des années durant, à agir […] : c­ ’est de réminiscences surtout que souffre ­l’hystérique »
(J. Breuer et S. Freud, Études sur l­ ’hystérie [1895], trad. A. Berman, Paris, P. U. F., 1956,
Communication préliminaire, p. 3).
147 Iconographie photographique de la Salpêtrière, volume III cité, « Du sommeil chez les hysté-
riques », p. 3.
148 G. Didi-Huberman, Invention de ­l’hystérie, op. cit., p. 75.

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286 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

brisure de rythme », « ces actions disgracieuses qui nous reconduisent au


sol149 ». Une histoire du geste, écrit ce théoricien de la danse, doit être
attentive à ces « cas de trébuchement [stumbling] », à ces « sentiments
de malaise physique [bodily unease] », tout particulièrement ceux qui,
aux xixe et xxe siècles, viennent suggérer dans leur brutalité « les effets
nocifs des rythmes de la modernité150 ». Nous pouvons maintenant
répondre plus précisément à la question que nous avons posée plus haut
au tableau de Seurat : la chorégraphie sociale qui se joue dans Chahut est
celle d­ ’une modernité dissociée où non seulement le corps bourgeois
trébuche151 et voit avec effroi revenir le corps carnavalesque, mais où le
volontaire laisse place à ­l’involontaire, et le geste à la gesticulation152.

149 A. Hewitt, Social Choreography : Ideology as Performance in Dance and Everyday Life, op. cit.,
p. 35. Sur les rapports entre rythmes modernes, dance et pathologie, voir aussi ­l’étude
de Felicia McCarren sur les ballets de L.‑F. Céline : Dance Pathologies, op. cit., p. 172-222.
150 A. Hewitt, op. cit., p. 35 (sur la question du trébuchement, voir ibid., p. 78-116). Les
analyses proposées par Hewitt permettent de ­complexifier le problème des rapports entre
chahut et modernité. Le discours c­ onservateur, en effet, n ­ ’a pas le monopole de cette
critique des corps « chahutants » ; on trouve aussi une ­condamnation de cette danse chez
les représentants du mouvement esthétique socialiste anglais, par exemple chez John
Ruskin, pour qui le cancan devient la dystopie capitaliste par excellence, une chorégra-
phie sociale néfaste (Social Choreography, op. cit., p. 54-58). Selon Ruskin (Time and Tide
[1867], IX, aux accents adorniens avant la lettre), le cancan certes implique que les corps
­s’auto-disciplinent dans une technique brillante, mais cette discipline ­n’est que le revers
sombre de la rationalisation technologique du mouvement opérée par le taylorisme, et
la virtuosité des danseuses est mise au service de ­l’immoralité et de la marchandisation
(­commodification) des corps. « Ruskin critique le cancan non c­ omme éruption d­ ’une force
pré-civilisée et anarchique, mais ­comme ­l’annexion de telles forces aux modes les plus
modernes de (re)production » (p. 57 ; je traduis). En somme, « La danse théâtrale, sous
la forme du cancan, marque la ­commercialisation de la révolte dionysiaque » (p. 58).
151 Sur le trébuchement dans la neurologie de la Salpêtrière, voir en particulier la thèse
de Georges Gilles de la Tourette, soutenue en 1885, Études cliniques et physiologiques sur
la marche (Paris, Progrès médical-Delahaye & Lecrosnier, 1886) ainsi que la seizième
« leçon du mardi » de Charcot, « Un cas d ­ ’abasie trépidante survenue à la suite d ­ ’une
intoxication par la vapeur de charbon », in Leçons du mardi à la Salpêtrière. Polyclinique.
1888-1889, éd. Dr Blin, Charcot et Colin, Paris, Progrès médical-Lecrosnier & Babé,
1888, policlinique du 5 mars 1889, p. 355-377. Voir aussi G. Gilles de la Tourette,
« ­L’attitude et la marche dans ­l’hémiplégie hystérique », in Coll., Nouvelle iconographie de
la Salpêtrière, vol. I, op. cit., p. 1-12 et D. Michaïlowski, « Étude clinique sur ­l’athétose
double », art. cité.
152 Sur ­l’involontaire neurologique (le tic, la chorée) et la différence entre geste et gesticulation
du point de vue ­d’une histoire du geste, voir ­l’important article de Giorgio Agamben,
« Notes sur le geste », trad. D. Loayza, in Trafic, no 1, hiver 1991, repris dans Moyens sans
fins : notes sur le politique, Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 59-71. Pour un c­ ommentaire
­d’Agamben du point de vue de ­l’histoire de la danse, voir K. Gotman, Choreomania,

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 287

Pour reprendre une phrase ­d’Agamben à propos ­d’Étienne-Jules Marey


et des frères Lumière en tant que c­ ontemporains de Georges Gilles de
la Tourette : « Toute une génération a perdu le ­contrôle de ses gestes
pour se mettre à gesticuler et à déambuler frénétiquement153 ». Et si
le tableau de Seurat agresse le spectateur, c­ ’est en redéployant sur la
toile même le sourd travail du « disgracieux » (Hewitt) propre à la
modernité neurologique, le rythme « brisé » qui était déjà celui de la
mélodie dissonante produite, dans « Mes petites amoureuses », par le
violon désaccordé. Brisure du rythme qui est celle même de ­l’hystérie.
Le corps hystérique, résume Foucault dans son cours sur Les anormaux,
est « siège ­d’une multiplicité infinie de mouvements, de secousses,
de sensations, de tremblements, de douleurs et de plaisirs154 ». Dans
Chahut, une telle alliance du plaisir et du déplaisir est très précisément
localisable : elle vient avant tout de la ­contradiction entre la direction
des lignes, qui ­comme on ­l’a dit correspond à ­l’idée de joie dans la
dynamogénie de Charles Henry – les lignes obliques, ce que Gustave
Kahn résume en disant : « la gaieté de […] ligne, [ce sont] les lignes
montantes (au dessus de ­l’horizontale)155 » – et ­l’impression pénible
laissée par le tableau, impression liée à la satire grimaçante, à l­ ’agitation
épileptique156, à la laideur immédiatement perceptible des corps et des

op. cit., p. 70-71, 89 et 308-309. Sur le problème de la gesticulation et du corps bourgeois


au xixe siècle, voir A. Hewitt, Social Choreography, op. cit., p. 81 sqq.
153 G. Agamben, « Notes sur le geste », art. cité, p. 63.
154 M. Foucault, Les anormaux. Cours au collège de France, 1974-1975, éd. V. Marchetti et
A. Salomoni, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1999, p. 193.
155 G. Kahn, « Seurat », art. cité, p. 109 a ; même remarque chez Signac (« Variétés :
Impressionnistes et révolutionnaires », in La Révolte, no 4, 13 juin 1891) et chez le néo-
impressionniste suisse Henry van de Velde (« Notes sur ­l’art : Chahut », in La Wallonie,
no 5, mai 1890). Sur la question de la ligne – les « directions sur ­l’Horizontale », selon
­l’expression de Seurat –, voir la lettre à Maurice Beaubourg du 28 août 1890, c­ onsidérée
­comme l­ ’« Esthétique » de Seurat. Sur les lignes dynamogéniques dans les tableaux tardifs
de Seurat, voir notamment les remarques de J. Christophe, « Causerie, ­l’impressionnisme
à ­l’exposition des artistes indépendants », in Journal des artistes, 6 avril 1890, p. 101-102.
Notons que les lignes montantes sont importantes aussi dans Au temps ­d’harmonie de
Signac (et le passage de la lettre à Maurice Beaubourg auquel je viens de faire référence
est, justement, cité par Signac : voir ­D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, op. cit.,
p. 83).
156 Il me semble que les rapports entre néo-impressionnisme et épilepsie fourniraient
le sujet ­d’une recherche intéressante. Je rappellerai seulement ici que Paul Signac a
été un temps membre ­d’un groupe ­d’agitateurs artistiques, proche du collectif des
Incohérents, qui ­s’appelait – en hommage à la fois à un célèbre monologue-moderne

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288 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

visages. Ces ­contradictions et tiraillements157, cette intrication de la


beauté et de la laideur158, de la douleur et de la jouissance159, ce sont
aussi ceux de ­l’hystérie. Il ne ­s’agit pas de faire de ­l’hystérie une clef de
lecture du tableau : Seurat n­ ’a pas « représenté » ­l’hystérie – du reste,
il ne s­ ’agit pas ici de représentation, d­ ’autant moins que l­ ’hystérie est
précisément ­l’impossibilité de la re‑présentation. L­ ’hystérie est présence
douloureuse, excès de présence160. Le tableau de Seurat ne dépeint pas
une crise ­d’hystérie, il hystérise – les corps, la danse, la peinture. Une

de Charles Cros et aux patientes « agitées » de la Salpêtrière – les « Harengs saurs


épileptiques ».
157 Kahn (« Seurat », art. cité, p. 109 b), est sensible à ce ­qu’on pourrait appeler anachro-
niquement la dimension « brechtienne » que produit, dans le tableau, le clivage entre
représentation et représenté : « Si vous cherchez à tout prix un symbole, […] vous en
trouverez un dans le faire hiératique de cette toile et son sujet, une c­ ontemporaine igno-
minie ». Sur les enjeux de la c­ ontradiction dans Chahut, voir notamment L. Nochlin,
« Mass Culture and Utopia : Seurat and Neoimpressionism », art. cité, p. 281 sqq. et
H. G. Lay, « Pictorial Acrobatics », art. cité, p. 170-171.
158 G. Kahn, « Seurat », art. cité, p. 109 b, parle de « ­l’opposition de la beauté de la danseuse,
luxe de féerie modeste, et la laideur de l­ ’admirateur ».
159 ­L’immixtion entre jouissance et douleur hystériques dans la peinture est étudiée à
­l’époque par Huysmans. (Je remercie ici Claire White d­ ’avoir attiré mon attention sur
­l’importance de cette problématique chez le Huysmans critique d­ ’art.) Voir notamment
­l’article sur « Félicien Rops » (éd. J. Picon citée, p. 295) où Huysmans renvoie à une
gravure sur bois de Hiroshige : « La plus belle estampe que je c­ onnaisse, dans ce genre,
est effroyable. ­C’est une Japonaise couverte par une pieuvre ; de ses tentacules, ­l’horrible
bête pompe la pointe des seins, et fouille la bouche, tandis que la tête même boit les
parties basses. ­L’expression presque surhumaine ­d’angoisse et de douleur qui ­convulse
cette longue figure de pierrot au nez busqué et la joie hystérique qui filtre en même temps
de ce front, de ces yeux fermés de morte, sont admirables ! » Voir aussi p. 305 : « Il y eut
dans ces agissements d­ ’ardentes joies maintenant perdues et des douleurs impossibles à
notre temps. M. Rops ­l’a ­compris et dans certaines de ses planches, il a exprimé ces excès
­d’allégresse et de souffrance, ­d’une façon terrible ». Voir ­l’article sur Jules Chéret – dont
les lithographies se trouvent être une des principales sources d­ ’inspiration des derniers
tableaux de Seurat, en termes de ­composition (voir Cirque, 1890-1891) : « M. Chéret a
­d’abord le sens de la joie, mais de la joie telle ­qu’elle se peut ­comprendre sans être abjecte,
de la joie frénétique et narquoise, c­ omme glacée de la pantomime, une joie que son excès
même exhausse, en la rapprochant presque de la douleur » (­L’art moderne, éd. H. Juin,
Paris, U. G. E., 1975, p. 276). Sur Chéret, Huysmans et l­’hystérie, voir R. B. Gordon,
« Le ­caf’­­conc’ et ­l’hystérie », art. cité, n. 23, p. 66.
160 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, 1981, rééd. en un volume, Seuil,
2002, p. 36 : « ­L’hystérique, ­c’est à la fois celui qui impose sa présence, mais aussi celui
pour qui les choses et les êtres sont présents, trop présents, et qui donne à toute chose
et c­ ommunique à tout être cet excès de présence […] Et ­l’identité ­d’un déjà-là et ­d’un
toujours en retard, dans la présence excessive. Partout une présence agit directement sur le
système nerveux, et rend impossible la mise en place ou à distance ­d’une représentation ».

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 289

fois de plus, ­l’expression de Louis Rigaud à propos du chahut, « hys-


térie de la danse », est ici à prendre littéralement.
La répétition des corps sans profondeur dans Chahut161 – les quatre
danseurs étant certes placés les uns « derrière » les autres, mais plutôt
sur le mode de la frise162 que selon une perspective albertienne – pour-
rait être lue c­ omme le déploiement pictural de cet espace instantané
qui est celui du symptôme hystérique. Le symptôme, dans l­ ’hystérie,
est caractérisé en effet par la ­condensation (Freud : « Ce qui rend
­l’attaque [hystérique] incompréhensible, c­ ’est q­ u’elle donne une figu-
ration simultanée à plusieurs imaginations dans le même matériel,
autrement dit q­ u’elle procède à une ­condensation163 »). Ce symptôme
­n’existe que dans la répétition, le temps arrêté164 – Lyotard écrit à

161 Sur ­l’absence de profondeur qui marque tous les grands tableaux de Seurat après La
Grande Jatte, voir J. Crary, Suspensions of Perception : Attention, Spectacle, and Modern
Culture, op. cit., p. 189-190 (et plus généralement p. 188-214, sur la mise à mal de la
perspective). Sur la frontalité et ­l’écrasement de ­l’espace dans le néo-impressionnisme,
voir les remarques de Rosalind Krauss à propos de la préhistoire de la grid moderniste :
R. E. Krauss, « Grids », in The Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths,
Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 1985 (p. 8-22), p. 15.
162 Cet effet de frise crée un écho avec les décorations, étagées verticalement, qui couvrent le
mur de gauche. On peut remarquer que Parade de cirque, de son côté, évoque l­ ’esthétique
du bas-relief, impression renforcée par les spectateurs du premier plan, qui ressemblent
aussi aux figurines d­ ’un théâtre d­ ’ombres. Dans le dessin Une parade (1886-1888, The Fine
Arts Museum of San Francisco) – qui ­n’est pas une esquisse préparatoire pour Parade de
cirque mais une œuvre indépendante – la frontalité et ­l’absence de premier plan donnent
au dessin un aspect hiératique rappelant les frises de ­l’art égyptien (R. L. Herbert et alii,
Georges Seurat, 1859-1891, catalogue cité, p. 266). Voir le passage de Charles Blanc sur
les frises égyptiennes dans son ouvrage – que Seurat avait lu de près – Grammaire des
arts du dessin : architecture, sculpture, peinture, Paris, Vve Jules Renouard, 1867, rééd. 1931,
p. 440. À propos de Seurat et de la frise, Kahn devait écrire dans sa notice nécrologique :
« Ses dilections pour les œuvres ­d’art antérieures allaient aux hiératiques, tels que les
Égyptiens et les primitifs. Il était particulièrement séduit par des œuvres plus flexibles,
telles les frises grecques » (« Seurat », art. cité, p. 109 a).
163 Freud, « Considérations générales sur l­’attaque hystérique » (1909), G. W., VII, trad.
D. Guerineau in Névrose, psychose et perversion, Paris, P. U. F., rééd. 2010 (p. 161-165),
p. 161.
164 On peut penser à cette malade de Janet qui relit toujours la même page d­ ’un roman, car
parvenue au bas de la page elle en a oublié le début : voir ­L’état mental des hystériques, t. I,
Les stigmates mentaux, op. cit., p. 94. Plus largement, sur la question du temps et du passé
dans ­l’hystérie selon Janet, voir ­l’article de ce dernier intitulé « ­L’amnésie hystérique »
(­conférence faite à la Salpêtrière le 17 mars 1892), in Archives de neurologie, vol. XXIV,
1892, p. 29-55 (voir à ce propos M. Larroque, « Le temps et la névrose selon Pierre Janet »,
parution en ligne sur le site des éditions L­ ’Harmattan, https://www.editions-harmattan.
fr/minisites/index.asp?no=2&rubId=33, c­ onsulté le 30 juin 2019). Sur la temporalité

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290 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

propos des photographies de la Salpêtrière que l­’hystérie ­n’est pas


tant une maladie ­qu’un « essai ontologique sur le temps165 » –, ou
plus précisément englué dans ­l’instantanée et interminable « préci-
pitation de la jouissance sur le corps166 ». L­ ’espace hystérique est bien
un précipité, au sens c­ himique – « les affects y deviennent catastrophes
corporelles, énigmatique et violente spatialité167 » – et le tableau de
Seurat, dans sa « spatialité » elle aussi « violente », dans sa synthèse
entravée, touche en cela à l­ ’imprésentable (das Undarstellbare). Aussi la
peinture fonctionne-t-elle rigoureusement c­ omme le symptôme, dont
« le court-circuit […] va de pair avec la manière dont un(e) hystérique
se voue à actualiser ­l’imprésentable pour un autre168 » qui en demeure
proprement stupéfait. La sidération des spectateurs, dans Chahut,
est celle que provoque ­l’hystérie telle que la décrit le psychanalyste
­contemporain Charles Melman : « Le scénario hystérique rompt le
cadre du fantasme et ­contraint le spectateur interloqué à ­s’interroger sur ce
que peut vouloir dire dès lors, ce réel auquel il a affaire, à ­l’occasion de cet
accès, de cette crise, de ce symptôme169 ».

dans la pensée médicale de ­l’hystérie à l­’époque de Charcot et Seurat, voir M. Roth,


« Hysterical Remembering », in Modernism/Modernity, vol. III-2, 1996, p. 1-30 ainsi que
I. Hacking, Rewriting the Soul : Multiple Personality and the Sciences of Memory, Princeton,
Princeton U. P., 1995, ch. 13 à 15 (p. 183-220).
165 J.‑.F. Lyotard, « La parole, ­l’instantané » (première parution : catalogue de l­’exposition
Photographies de la Salpêtrière, ­commissaire : Franco Cagnetta, Venise, printemps 1980 ;
publ. Furor, no 4, oct. 1981), in ­L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988,
p. 146 : « ­L’hystérie ne serait pas une maladie seulement, plutôt un essai ontologique
sur le temps. Ou mieux : cela en raison de ceci. La photo le révèle parce q­ u’elle est une
hystérie du regard tout autant ­qu’un moyen de c­ ontrôle ».
166 M. David-Ménard, « ­L’hystérique, trente ans plus tard », in L ­ ’hystérique entre Freud et
Lacan. Corps et langage en psychanalyse, Paris, Éditions universitaires, 1983, réédition de
2013, Préface, non paginée.
167 G. Didi-Huberman, Invention de ­l’hystérie, op. cit., p. 74.
168 M. David-Ménard, « ­L’hystérique, trente ans plus tard », art. cité.
169 C. Melman, Nouvelles études sur l­ ’hystérie. Séminaire 1982-1983 (1984), rééd. Toulouse, Erès,
2010, p. 35, cité in M. David-Ménard, « ­L’hystérique, trente ans plus tard », art. cité (je
souligne, R. L.‑G.).

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 291

LE MUSIC-HALL DE ­L’ANARCHIE : « PARADE170 »

La musique se trouve accompagnée


par des images grotesques, pleines de
postures drolatiques, de danses ou plutôt
de singeries cocasses171.
Henri Michaux

« Parade », dans les Illuminations, présente un théâtre de la cruauté


(« La démarche cruelle des oripeaux ! ») où se déploient les déhanche-
ments étranges de « drôles très solides », jouant pour eux-mêmes et leurs
­compagnons des drames grotesques172. Ils se ­contorsionnent et inventent
une chorégraphie étrange, entre immobilité (« poses ») et mouvement
(« démarche cruelle »), entre charme homoérotique scabreux (« Il y a
quelques jeunes, – c­ omment regarderaient-ils Chérubin ? ») et franche
lubricité (« tendresses bestiales »). Les bateleurs qui défilent sur ces tréteaux
170 A. Rimbaud, « Parade », éd. A. Guyaux citée, p. 293. La multiplicité des interprétations
de « Parade » (presque programmée par la dernière phrase du poème) est quasi légendaire
dans les études rimbaldiennes. André Guyaux citait déjà pas moins de soixante-huit
­commentaires différents en 1998 (voir l­’appendice du « Dialogue sur “Parade” » in
T. Klinkert et H. Wetzel (éd.), Traduction = interprétation/interprétation = traduction. ­L’exemple
Rimbaud, Paris, Champion, 1998), et il y en a de nouveaux depuis (voir notamment la
bibliographie donnée par Pierre Brunel, Éclats de la violence. Pour une lecture c­ omparatiste des
Illuminations, Paris, José Corti, 2004, p. 119 sqq.). Ces ­commentaires sont, selon les cas,
plus ou moins « occultistes » – pour reprendre une expression de P. Brunel – et plus ou
moins éclairants. Parmi les lectures les plus intéressantes, voir : N. Wing, « ­Rimbaud’s “Les
ponts”, “Parade”, “Scènes” : The Poem as Performance », in The French Review, vol. XLVI-3,
fév. 1973, p. 506-521 ; A. Raybaud, Fabrique ­d’Illuminations, Paris, Seuil, 1989, p. 150-156 ;
L. Forestier, « “Parade” ou la parabole », in Berenice, vol. II-2 (« Rimbaud »), Rome, mars
1981 ; P. Piret, « Lire l­’ambivalence : Parade, Paradis, Parodie », in Les lettres romanes,
numéro hors-série « Les Illuminations : un autre lecteur ? », 1993, p. 55-63 ; J. Bienvenu,
« “Parade” ou la caricature de ­l’hermétisme », in Parade sauvage, no 17-18, août 2001,
p. 181-199 ; et B. Claisse, « “Parade” ou l­’œuvre-monstre », in Littératures, no 54, 2006,
p. 179-199, rééd. in Les Illuminations et ­l’accession au réel, Paris, Classiques Garnier, 2012,
p. 93-113. Voir aussi quelques éclaircissements sémantiques dans A. Fongaro, « “Parade”
unique et universelle », in De la lettre à l­’esprit. Pour lire Illuminations, Paris, Champion,
2004, p. 132-139, et, dans le même recueil : « Crânes, voix, ressources, dos », p. 151-160.
171 H. Michaux, ­L’Infini turbulent (1957), in Œuvres ­complètes, éd. R. Bellour et Y. Tran, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998-2004, trois volumes, vol. II, p. 928.
172 Sur les rapports entre « Parade » et la « sauvagerie » du théâtre absolu artaldien, voir
A. Raybaud, Fabrique ­d’Illuminations, op. cit., p. 155 sq.

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292 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

apparaissent ­d’abord c­ omme des fous échappés de quelque asile (« hébé-


tés », « folâtres », « enragées »), ou peut-être, plus précisément, ­comme des
internés ­comédiens ­d’une pièce de théâtre – telles les pièces que fit jouer
Sade aux aliénés de Charenton, ou la ­comédie humaine-divine qui fait
le quotidien des personnages de l­’hôpital psychiatrique dans A Divina
Comédia de Manoel de Oliveira (1991) : « Dans des costumes improvisés
avec le goût du mauvais rêve ils jouent des ­complaintes, des tragédies de
malandrins et de demi-dieux spirituels ­comme l­ ’histoire ou les religions
ne l­’ont jamais été ». Est-ce encore même du « théâtre » ? Sans doute
pas : « Pas de c­ omparaison avec […] les autres bouffonneries scéniques »,
précise le poème173. ­C’est ­qu’en effet tout dépasse sans cesse le cadre
scénique de la représentation de manière à venir défaire le monde (« plu-
sieurs ont exploité vos mondes174 »), bouleverser ­l’espace (« transformer
les lieux ») et métamorphoser les corps (« les os ­s’élargissent, les larmes
et des filets rouges ruissellent175 »). Cette parade cruelle anticipe par là
­l’idée artaldienne d ­ ’un théâtre incandescent et non représentatif. On
retrouvera en effet chez Artaud cette double idée que le vrai théâtre ne
peut exister que c­ omme abolition du théâtre, et que le spectacle absolu
doit être une réfection de ­l’anatomie elle-même : « Le théâtre vrai ­m’est
toujours apparu ­comme ­l’exercice ­d’un acte dangereux et terrible, / où
­d’ailleurs aussi bien ­l’idée de théâtre et de spectacle ­s’élimine176 ». Ainsi :
L­ ’acte dont je parle vise à la transformation organique et physique vraie du
corps humain.

173 Voir le c­ ommentaire de Bruno Claisse, « “Parade” ou ­l’œuvre monstre », art. cité, p. 95.
174 Sur le danger de destruction du monde dans « Parade », voir A. Raybaud, Fabrique
­d’Illuminations, op. cit. et B. Claisse, art. cité. Voir également M. Murat, ­L’art de Rimbaud,
Paris, José Corti, rééd. augmentée 2013, p. 221 : « Les acteurs sont ­d’abord des “drôles”,
une cohorte de Vautrins lâchés sur “vos mondes” : police dévoyée, dont ­l’ambivalence
sexuelle agressive est formulée par un recours à ­l’argot obscène (“prendre du dos”) ».
175 Dans ce passage, il est difficile de ne pas entendre – jusque dans la syntaxe et le rythme
de la phrase – un souvenir de la vision du saint Antoine de Flaubert : « les poitrines se
bombent, les griffes ­s’allongent, les dents grincent, les chairs clapotent » (La Tentation
de saint Antoine, ch. vii, éd. C. Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1983, p. 234). Cet
hypotexte me semble plus vraisemblable, pour cette phrase de « Parade », que la source
proposée par J. Bienvenu (un passage de Constantinople de Gautier : « ils roulèrent bientôt
à terre, ruisselants de sang ») dans son article « Parade ou la caricature de l­ ’hermétisme »,
art. cité, p. 183.
176 A. Artaud, « Le théâtre et la science », publié dans ­L’Arbalète, no 13, été 1948 ; in Œuvres,
éd. É. Grossman, Paris, Gallimard, 2004 (p. 1544-1548), p. 1544 (­c’est la première phrase
du texte). La citation suivante est à la même page.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 293

Pourquoi ?
Parce-que le théâtre ­n’est pas cette parade scénique où ­l’on développe vir-
tuellement et symboliquement un mythe
mais ce creuset de feu et de viande vraie où anatomiquement,
par piétinement ­d’os, de membres et de syllabes,
se refont les corps,
et se présente physiquement et au naturel
­l’acte mythique de faire un corps.

Dans « Aliéner l­’acteur » (mai 1947) Artaud parle d ­ ’une « création


anarchique dont le vrai théâtre était fait pour redresser les irascibles et
pétulantes gravitations177 ».
Comme le théâtre artaldien, la parade de Rimbaud ­n’est plus repré-
sentation mais « débordement passionnel, / un épouvantable transfert
de forces / du corps / au corps. / Ce transfert ne peut pas se reproduire
deux fois178 ». À propos de ce passage ­d’Artaud, et du théâtre ­comme
paradoxale « répétition de ce qui ne se répète pas179 », Derrida cite un
passage de la Philosophie à ­l’époque tragique des Grecs de Nietzsche, où le
philologue écrit, ­commentant quelques fragments d­ ’Héraclite : « Et ainsi,
­comme ­l’enfant et ­l’artiste, le feu éternellement vivant joue, ­construit et
détruit, dans ­l’innocence180 ». Du « transfert » irrépétable ­d’Artaud au
« feu » nietzschéen, il s­’agit toujours de l­’événement nu autour duquel
tourne le discours, sans pouvoir nommer ce que justement il n­ ’existe
que de manquer. De même ­l’hystérie : événement sans répétition et
néanmoins toujours déjà répété – réminiscent, selon l­ ’expression de Breuer
et Freud –, identité vertigineuse du visible et du non-visible, elle est
simultanément ­l’aimant et ­l’abîme où ­s’engloutissent les appareillages
discursifs et optiques de la rationalité. Excès de présence qui ­n’existe
pourtant que par le défaut radical de toute présence possible, elle est un
« théâtre en flammes » selon ­l’expression de Freud à propos du transfert181.
­L’hystérie est le théâtre absolu – c­ ’est-à-dire, ­l’autosuppression du théâtre :
177 « Aliéner ­l’acteur », mai 1947 (­L’Arbalète, no 13, été 1948), in Œuvres, éd. citée (p. 1520-
1523), p. 1520.
178 Cahier 201 (8-12 décembre 1946), in Œuvres, éd. citée, p. 1177.
179 J. Derrida, « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation », in ­L’écriture et
la différence, Paris, Seuil, 1967 (p. 341-368), p. 367.
180 F. Nietzsche, La philosophie à ­l’époque tragique des Grecs (Die Philosophie im tragischen Zeitalter
der Griechen, 1873) : trad. et cit. J. Derrida, ibid., n. 1.
181 Georges Didi-Huberman rapproche la syncope hystérique – ou plutôt la syncope (du
temps et du logos) ­qu’est ­l’hystérie – du théâtre incendié de Freud. Commentant le

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294 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

La scène a entièrement changé, tout se passe ­comme si quelque ­comédie eût


été soudainement interrompue par un événement réel [wie wenn ein Spiel durch
eine plötzlich hereinbrechende Wirklichkeit abgelöst würde], par exemple ­comme
lorsque le feu éclate pendant une représentation théâtrale182 [wenn sich während
einer Theatervorstellung Feuerlärm erhebt].

« Parade », qui à la manière du transfert est une « ­comédie […]


soudainement interrompue » – ­c’est aussi la fin des « Ponts », dans les
mêmes Illuminations – investit ce vacillement de la représentation. Les
formes cèdent aux forces, par embrasement – « faciès déformés, plom-
bés, blêmis, incendiés » –, le défilé se fait métamorphose, la troupe des
­comédiens-malandrins menaçant à chaque instant de passer la barrière
de la scène. En cela, la « Parade » rimbaldienne apparaît ­comme une
première épreuve de ce qui deviendra un trait fondamental des avant-
gardes du xxe siècle183, depuis les performances futuristes ­jusqu’aux
tentatives de théâtre annulé chez Tadeusz Kantor (dans ­Qu’ils crèvent les
artistes [1985] ou A
­ ujourd’hui c­ ’est mon anniversaire [1990]) ou aux expéri-
mentations ­convulsives du Théâtre-Laboratoire de Jerzy Grotowski (le
corps hurlant et c­ ontorsionné de Ryszard Cieślak dans Le Prince c­ onstant
[1965] ­d’après Calderón184).

soudain refus ­d’Augustine de se prêter aux (dé)monstrations de Charcot, ­l’historien de


­l’art écrit : « le non [de la patiente]… est moins un moment d­ ’acmé dans la fiction engagée
­qu’un moment de rupture de fiction, c­ omme l­ ’interruption du spectacle lui-même. C ­ ’est le
­comble du transfert […] au sens où Freud le c­ omparaît à un théâtre en flammes » (Invention
de ­l’hystérie. Charcot et ­l’iconographie photographique de la Salpêtrière, op. cit., p. 252).
182 Freud, « Observations sur l­ ’amour de transfert » (« Bemerkungen über die Übertragungsliebe »,
in Weitere Ratschläge zur Technik der Psychoanalyse, III [1915] ; G. W., X), dans De la technique
psychanalytique, trad. A. Berman, Paris, P. U. F., 1953, p. 119. Voir à ce propos Lacan, Le
Séminaire, livre XI : Les quatre c­ oncepts fondamentaux de la psychanalyse, séminaire de 1964,
éd. J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1973, leçon x, p. 113-124.
183 La pratique de la poésie qui est mise en avant dans les lettres-manifestes de mai 1871
annonce elle aussi les avant-gardes des années 1910 : l­’art n­ ’est pas œuvre mais proces-
sus (« je travaille à me rendre Voyant », « il faut être voyant, se faire voyant » : éd. citée,
respectivement p. 340 et 344 ; je souligne). Dans une phrase biffée du brouillon pour le
premier Manifeste du futurisme, Marinetti écrivait : « Nous c­ ondamnons ­l’art en tant que
réalisation, nous ne le c­ oncevons ­qu’à l­ ’état d­ ’effort et dans un mouvement d­ ’ébauche » :
cité in G. Lista, La scène futuriste, Paris, C. N. R. S. éditions, 1989, p. 64.
184 Grotowski écrit dans Vers un théâtre pauvre : « Il n­ ’y a q­ u’un seul élément que le cinéma et
la télévision ne peuvent voler au théâtre : c­ ’est la proximité de ­l’organisme vivant. […] Il
est donc nécessaire d­ ’abolir la distance entre l­ ’acteur et le public, en éliminant la scène,
en détruisant toutes les frontières. Que les scènes les plus drastiques se produisent face
à face avec le spectateur afin ­qu’il soit à la portée de la main de ­l’acteur, ­qu’il sente sa
respiration et sa sueur » (trad. C. B. Levenson, Lausanne, ­L’Âge ­d’homme, 1971, p. 40-41).

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 295

« Parade » pourrait ainsi être lu ­comme le laboratoire ­d’une cer-


taine modernité épileptique, telle ­qu’elle se développera notamment
dans les manifestes de Filippo Tommaso Marinetti écrits dans les
années précédant la Première Guerre mondiale185. Dans un article
intitulé « Le théâtre de variétés » (Il teatro di varietà, plus ­connu sous
le titre de sa réédition londonienne, « The Music-Hall186 »), texte

On retrouve à nouveau Artaud : « Nous supprimons la scène et la salle qui sont rempla-
cées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière ­d’aucune sorte, et qui
deviendra le théâtre même de l­ ’action. Une c­ ommunication directe sera rétablie entre le
spectateur et le spectacle, entre ­l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé
au milieu de ­l’action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de
la c­ onfiguration même de la salle » (« Le théâtre de la cruauté », premier manifeste, in
Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, p. 103). La tentative de briser la frontière
entre le public et la scène – et, plus largement, entre la vie et l­ ’art – est le trait principal
des avant-gardes historiques (le second trait définitoire de ces dernières étant le refus de
toute séparation entre les genres et media artistiques – d­ ’où les pratiques de montage, de
mélange, de collage) ; à ce propos, voir les ouvrages classiques de R. Poggioli (The Theory
of the Avant-Garde [Bologne, 1962], trad. G. Fitzgerald, Cambridge [Massachusetts],
Harvard U. P., 1968) et de P. Bürger (Théorie de l­’avant-garde [Francfort, 1974], trad.
J.‑P. Cometti, Paris, Questions théoriques, 2013). Voir également M. Perloff, The Futurist
Moment. Avant-Garde, Avant Guerre, and the Language of Rupture, Chicago, University
of Chicago Press, 1986. Marinetti, rétrospectivement, résumait les serate futuristes par
la formule : « ­l’introduction brutale de la vie dans l­’art » (entretien « In tema del futu-
rismo », La Diana, Naples, janv. 1915, cité par G. Berghaus dans « Futurist Performance,
1910-1916 », in E. Adamowicz et S. Storch, Back to the Futurists. The Avant-Garde and Its
Legacy, Manchester, Manchester U. P., 2013 [p. 176-194], p. 184).
185 Du « Manifeste des dramaturges futuristes » (1911) au « Manifeste du théâtre synthétique »
(1915). Sur la théorie et la pratique futuristes des arts vivants (danse, « théâtre », perfor-
mance, cinéma, etc.), les quatre ouvrages les plus importants sont : M. Verdone, Teatro
del tempo futurista, Rome, Lerici, 1969 ; M. Kirby et V. Nes-Kirby, Futurist Performance,
New York, Dutton, 1971, rééd. New York, PAJ, 1986 ; G. Lista, La scène futuriste, op. cit. ;
et surtout l­’étude monumentale (et de loin la plus c­ omplète) de G. Berghaus, Italian
Futurist Theatre, 1909-1944, Oxford, Oxford U. P., 1998.
186 Voir G. Lista (éd.), Marinetti et le futurisme. Études, documents, iconographie, op. cit. Comme
­l’indique le catalogue de ­l’exposition de Yale F. T. Marinetti and Futurism, ce manifeste fut
publié dans Lacerba le 1er octobre 1913 (vol. XIX, no 1) sous le titre « Il teatro di varietà »
(il avait ­d’abord été distribué sous forme de prospectus à Milan, en français et en italien,
le 29 septembre précédent), puis dans The Mask de Edward Gordon Craig à Florence
(no 6, 1913 ; voir « Teatro di Varietà », in F. T. Marinetti : Teoria e invenzione futurista, éd.
L. De Maria, Milan, Mondadori, 1968, p. 80-91), et enfin à Londres le 21 novembre de
la même année, avec un titre modifié, « The Meaning of the Music Hall » (M. G. Wynne
et L. Marinetti Barbi, « F.T. Marinetti and Futurism », in The Yale University Library
Gazette, vol. LVII, no 3-4, avril 1983 [p. 104-137], p. 121). Il fut ensuite traduit en russe et
parut dans Teatr I Iskusstvo (no 5, 1914). Voir G. Berghaus, Italian Futurist Theatre, op. cit.,
p. 161. Dans sa correspondance, Marinetti cite en général ce manifeste en ­l’intitulant de
manière abrégée « Le Music-Hall » ; je ferai ici de même.

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296 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

manifestaire qui c­ omme « Parade » doit beaucoup à l­ ’énergétisme du


xixe siècle – dans le cas de Marinetti : Helmholtz, Charles Henry187 –,
le poète italien explique : « Les auteurs, acteurs et mécaniciens du
Music-hall ­n’ont ­qu’une seule raison ­d’être et de triompher : celle
­d’inventer incessamment de nouveaux éléments de stupeur188 » (§ 3).
La « stupeur » se trouvait déjà au centre hypnotique du poème en
prose de Rimbaud, qui évoquait les « yeux hébétés à la façon de la
nuit ­d’été » des saltimbanques. « Le futurisme, écrit Marinetti, veut
transformer le Music-hall en Théâtre de la stupeur, du record et de
la physicofolie189. » S­ ’appuyant sur une psychologie des foules à la Le
Bon et sur ­l’idée de folie collective et ­contagieuse190, cette théorie de
la performance futuriste met ­l’accent sur une forme ­d’hypnotisme, de
catalepsie induite : ­l’art, lit-on dans le même article, doit être « inven-
tion c­ ontinuelle de nouveaux éléments plongeant le spectateur dans la

187 Sur ­l’énergétisme dans « Parade », voir le ­commentaire ­d ’A. Raybaud, Fabrique
­d’Illuminations, op. cit., p. 152. À propos de ­l’influence de Charles Henry sur Marinetti,
voir G. Lista, « Esthétique du music-hall et mythologie urbaine chez Marinetti », in
Théâtre années 20, numéro « Du cirque au théâtre », 1983, p. 48-64. Sur la question de
­l’énergie dans le futurisme en général, voir É. Benoit, « Pulsions et dépenses (futurisme,
surréalisme, Bataille) » in Modernités, no 42 (« Écritures de ­l’énergie »), 2017, p. 203-216.
188 Je cite à chaque fois entre parenthèses dans le corps du texte le numéro de l­ ’alinéa dans
la publication originale (le manifeste de Marinetti est en effet ­constitué d­ ’une liste de
paragraphes, numérotés par l­ ’auteur).
189 Dans le manifeste, cette phrase (après le § 19) est soulignée d­ ’un trait. Sur les rapports
entre le théâtre de variété fin-de-siècle en France et le manifeste « The Music-Hall » de
Marinetti (primitivisme, énergétisme, promotion de la maladie nerveuse et du choc),
voir R. B. Gordon, Dances with Darwin, op. cit., p. 266 ; sur le rapport entre le music-hall,
les avant-gardes du xxe siècle et ­l’inconscient corporel, voir ibid., p. 56. Sur le futurisme
marinettien et la pathologie nerveuse, voir L. Rainey, « Shock Effects : Marinetti, Pathology,
and Italian Avant-Garde Poetics », in M. Micale (éd.), The Mind of Modernism : Medicine,
Psychology, and the Cultural Arts in Europe and America. 1880-1940, Stanford, Stanford
U. P., 2004, p. 197-213. Sur le ­contexte épistémologique et esthétique de cette psycho-
physiologie des arts, voir R. M. Brain, The Pulse of Modernism : Physiological Aesthetics in
Fin-de-Siècle Europe, op. cit., passim.
190 Sur Marinetti, les foules et l­’hystérie, lire F. T. Marinetti, « Les émeutes milanaises de
mai 1898. Paysages et silhouettes », in La Revue blanche, vol. XXII, no 173, août 1900,
p. 561-570. Voir A. Colombo, « Marinetti e il ’98 », in Il Politico, vol. LXIII-1, no 184,
Pavie, janv.-mars 1998, p. 5-26. Sur les implications esthétiques de ­l’article de Marinetti
sur les émeutes de Milan, voir C. Salaris, « Le futurisme et ­l’esthétique de la foule »,
trad. O. Bosc in Mil neuf cent. Revue ­d’histoire intellectuelle, no 28, 2010, p. 59-82 et surtout
C. Poggi, « Folla/Follia : Futurism and the Crowd », in Critical Inquiry, vol. XXVIII-3,
printemps 2002, p. 709-748, article qui souligne ­l’influence de Le Bon et de Tarde sur
le futurisme.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 297

torpeur ». Il ­s’agit de provoquer des « cascades ­d’hilarité irréfrénable »


(§ 5). Les hystériques de Charcot, déjà, étaient à la fois stupides – au
sens de : frappé(e)s de stupor191 – et hilares. Le psychiatre britannique
Bernard Hart écrivait en 1907 que
les traits distinctifs du rire hystérique sont sa nature irrésistible et immaîtri-
sable, le fait que cette perturbation soit limitée à un seul centre fonctionnel,
indépendamment du reste de la personnalité, le phénomène ­d’amnésie qui
­s’ensuit, et la présence ­concomitante ­d’autres symptômes de ­l’hystérie192.

Comme la performance nouvelle imaginée par les futuristes, le music-


hall repose sur une ­contamination énergétique entre les planches et
la salle193. Un autre membre du groupe futuriste, Enrico Prampolini,
prendra au mot ces « cascades ­d’hilarité » : chez Prampolini, le projet
de ­contamination du public ­n’est plus seulement énergétique, mais
­chimique, au point que le décorateur et dramaturge envisagea de « rem-
placer les acteurs vivants » par « ­d’authentiques “acteurs-gaz” », et de
projeter vers la salle des gaz hilarants qui eussent « empli le public de
joie et de terreur194 ».
Chez Marinetti, la performance – terme anachronique mais utile195 – a
­d’abord pour fonction de perturber, de frapper le public : ce dernier se

191 Rae Beth Gordon rappelle que la stupor – qui est également ­l’état ­conclusif des crises
­d’épilepsie – est une catégorie mobilisée dans la description des réactions du public
au c­ af’­­conc’ : par exemple à propos de la chanteuse Polaire, dont on supposait q­ u’elle
induisait sur l­ ’assistance une quasi-crise d­ ’hystérie – « La salle, figée de stupeur, oublie
­d’applaudir », note Jean Lorrain (La Ville empoisonnée. Pall-Mall Paris [1936], cité par
R. B. Gordon, De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, op. cit., p. 120).
192 B. Hart, « The Hysterical Laughter », recension de ­l’article de J. Ingegnieros, « Le rire
hystérique » ( Journal de psychologie normale et pathologique, nov. 1906), in The British Journal
of Psychiatry, vol. LIII, no 221, avril 1907 (p. 411-412), p. 412 (je traduis).
193 Voir R. B. Gordon, De Charcot à Charlot, op. cit., ch. 2 (en particulier p. 70-80), et Dances
with Darwin, op. cit., p. 266 sqq. Voir aussi les pages de Jonathan Crary sur Seurat et
Gabriel Tarde dans Suspensions of Perception : Attention, Spectacle, and Modern Culture, op. cit.,
p. 240 sqq.
194 Cité in M. Causey, Theatre and Performance in Digital Culture : From Simulation to Embeddedness,
Londres, Routledge, 2006, ch. i, 4 (p. 68-90), p. 87 ; je traduis (R. L.‑G.). Sur l­ ’utilisation
des gaz hilarants dans un c­ ontexte performatif (en particulier dans les cirques ambulants),
voir E. Hickey Grayson, « Social Order and Psychological Disorder : Laughing Gas
Demonstrations, 1800-50 », in R. Garland Thomson (éd.), Freakery : Cultural Spectacles
of the Extraordinary Body, New York, New York U. P., 1996, p. 108-120.
195 Voir à ce propos R. Goldberg, Performance. Live Art, 1909 to the Present, New York, Harry
N. Abrams, 1979, ch. 1, « Futurist Performance : The Untamables » (p. 9-21).

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298 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

voit refuser toute inertie, toute passivité, et ce exactement c­ omme dans


le music-hall196 qui
par son rythme dansant, accéléré et entraînant, […] tire de force les âmes les
plus lentes de leur torpeur et leur impose de courir. […] Le Music-hall est le
seul théâtre qui utilise la collaboration du public. Celui-ci ­n’y demeure pas
statique ­comme un stupide voyeur, mais participe bruyamment à l­’action,
chantant lui-même, accompagnant l­ ’orchestre, soulignant les acteurs par des
boutades imprévues. Les acteurs eux-mêmes dialoguent drolatiquement avec
les musiciens. (§ 7 et 8)

Avant le music-hall londonien, ce sont les cafés-chantants et les c­ af’­­conc’


parisiens qui avaient inventé cette participation du public au spectacle
lui-même : dans les beuglants de quartier, petites goguettes populaires,
les auditeurs accompagnaient le spectacle de hurlements si hauts que
­l’on n­ ’entendait pas toujours les chanteurs197. ­L’année où parut « The
Music-Hall », le plasticien (plus tard musicien) futuriste Luigi Russolo,
dans son manifeste « ­L’art des bruits » (­L’arte dei rumori, 1913), envi-
sage une musique qui soit faite de bruits de machines, de trains, de
tramways, etc. mais aussi de cris de foules : or, les cris de protestation
du public lors des serate (les « soirées » futuristes présentées dans le
Nord de ­l’Italie en 1910) et des performances musicales futuristes
venaient de fait ­s’inscrire dans la performance elle-même, assurant
une paradoxale mais effective participation du public à ­l’œuvre ­d’art
éphémère198. L ­ ’intégration au sein de ­l’œuvre des bruits des usines
ou des villes, et du brouhaha du public, anticipe ­4’­33” de John Cage
(1952) et les expérimentations de Luigi Nono (La Fabbrica illuminata,
1964). Dans les serate, si certes il y a encore une scène et un public,
­comme dans « Parade » cette séparation est poreuse et le but est
toujours de la détruire par tous les moyens possibles : provocations,

196 Sur la participation du public au spectacle ­comme fait propre au music-hall, mobilisé
par Marinetti c­ ontre le théâtre bourgeois traditionnel, voir G. Berghaus, Italian Futurist
Theatre, op. cit., p. 170-171.
197 Voir R. B. Gordon, Dances with Darwin, op. cit., p. 33. Sur les échanges performatifs et
phatiques entre artistes et public dans le music-hall britannique, P. Bailey, « Conspiracies
of Meaning : Music-Hall and the Knowingness of Popular Culture », in Past & Present,
no 144, août 1994, p. 138-170.
198 Sur la question des bruits et le rapport au public dans la musique et la performance
futuristes, voir G. Berghaus, « Noise : A Category in Futurist Theatre and Music », in
Zbornik radova Akademije umetnosti, no 6, Université Novi Sad, 2018, p. 15-35.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 299

agressions, travail sur les réactions du public199, occupation de la salle


par les performers200.
­L’idée de ­contamination du public est plus explicite encore dans un
manifeste plus tardif de Marinetti, celui du « Théâtre de la surprise201 »
(publié en octobre 1921) :
Dans le Théâtre de la Surprise la pierre de la trouvaille que lance ­l’auteur
doit : 1) Frapper de stupeur amusante la sensibilité du public ; 2) Suggérer
une ­continuité ­d’idées amusantes c­ omme une eau que l­’on a frappé violem-
ment jaillit j­usqu’au ciel, produit des cercles c­ oncentriques, émet des échos,
qui à leur tour en éveillent d­ ’autres ; 3) Provoquer dans le public des mots et des
gestes absolument imprévus, de sorte que chaque surprise sur la scène enfante d­ ’autres
surprises dans le parterre, dans les loges, hors du théâtre, dans la ville, le lendemain
et les jours suivants202.

« Maîtres jongleurs, ils […] usent de la ­comédie magnétique » :


c­ ’est dire que le cabaret rimbaldien de la cruauté ­s’appuie déjà sur une
forme de transfert énergétique203, plus précisément sur la ­contamination

199 Voir en particulier Luci (« Lumières ») de Francesco Cangiullo (deux versions différentes :
1919 et 1922), où le rideau se lève sur une scène vide, toute la salle étant plongée
dans la plus ­complète obscurité ; la performance est réalisée par le public lui-même,
dont on attend ­qu’il crie, de plus en plus fort : « Lumières ! ! ! » (voir les deux proto-
coles de performance cités par M. Kirby et V. Nes-Kirby, Futurist performance, op. cit.,
p. 254-255).
200 Un autre exemple de participation du public est la performance qui fut donnée à la galerie
Sprovieri de Naples le 14 mai 1914 : il ­s’agissait d­ ’une nouvelle mise en scène de Piedigrotta
(poème de Cangiullo inspiré de la fête carnavalesque napolitaine et du théâtre de variétés,
dont la première avait eu lieu à Rome le 29 mars 1914) dans laquelle « la déclamation
dynamique et simultanée du poème motlibriste fut exécutée avec ­l’accompagnement
de pétards et de feux ­d’artifice distribués au public » (G. Lista, La scène futuriste, op. cit.,
p. 135).
201 Sur ce texte, voir G. Lista, La scène futuriste, op. cit., p. 173.
202 Cité in G. Lista, Marinetti et le futurisme, op. cit., p. 279-280, je souligne (R. L.‑G.).
203 À ­l’époque où Rimbaud écrivait, un tel transfert énergétique, proche du fluidisme uni-
versel des magnétiseurs, était identifié par certains c­ omme la base même du spectacle
de café-­concert : ainsi le publiciste catholique Louis Veuillot écrivait-il dans Les Odeurs
de Paris (Paris, Palmé, 1867, p. 150) que « La physionomie générale de ­l’auditoire est
une sorte de torpeur troublée. Ces gens-là ne vivent plus que de secousses » (cité in
M. Angenot et D. Geoffrion, Café-­concert. Archéologie d­ ’une industrie c­ ulturelle, op. cit., p. 4).
Sur les rapports entre danse, visibilité, énergie et hystérie à ­l’époque, voir la dense étude
de Felicia McCarren sur Loïe Fuller et Charcot : F. McCarren, « The “Symptomatic Act”
circa 1900 : Hysteria, Hypnosis, Electricity, Dance », in Critical Inquiry, vol. XXI-4,
été 1995, p. 748-774 (repris sous une forme très augmentée in Dance Pathologies, op. cit.,
p. 113-171).

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300 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

hypnotique propre à la théâtralité de l­’hystérie204. Or, chez Charcot et


­l’école de la Salpêtrière (qui fit grand usage du « magnétisme animal »
hérité indirectement de Mesmer à travers Puységur puis Braid205, ainsi
que de la métallothérapie de Burq206), « hypnose » et « magnétisme »
sont peu à peu devenus synonymes d­ ’hystérie207. Féré et Binet écrivent
ainsi, dans la partie historique de leur traité du Magnétisme animal :
Mesmer provoquait chez ses malades des crises nerveuses dans la description
desquelles on retrouve les principaux signes de la grande attaque hystérique,
telle ­qu’on la voit se produire journellement. Le silence, ­l’obscurité, ­l’émotion,
­l’attente ­d’un phénomène extraordinaire, la réunion de plusieurs personnes
dans un même lieu, sont des c­ onditions ­connues pour favoriser les crises

204 Sur la ­contagion de la danse obscène (« poses et les tendresses bestiales », etc.), voir,
outre la tradition du c­ af’­­conc’, le cinéma des premiers temps, en particulier Alice Guy,
Le piano irrésistible (Gaumont, 1907) et Louis Feuillade, La Bouss-Bouss Mee (Gaumont,
1909, sur une manie dionysiaque provoquée par un spectacle de café-­concert). Sur cette
question, je renvoie à R. B. Gordon, « Hysterical Gesture and Movement in Early Film
Comedy », in Why the French Love Jerry Lewis, op. cit., p. 167-202 ainsi q­ u’à S. Frézzato,
« Le dévoiement du dionysisme dans le cinéma des premiers temps », in S. Buratti-Hasan
et S. Vitacca (éd.), Bacchanales modernes !, op. cit., p. 321-327.
205 Sur Braid et Charcot, lire par exemple G. Gilles de la Tourette, L ­ ’hypnotisme et les états
analogues au point de vue médico-légal, Paris, Plon, 1887, p. 40-79. Sur la place de Braid
dans l­’histoire du magnétisme, voir H. F. Ellenberger, The Discovery of the Unconscious.
The History and Evolution of Dynamic Psychiatry, New York, Basic Books, 1970, p. 112-113
et 175 ; et J. Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie : l­’invention de sujets, Paris, P. U. F.,
1991, p. 56-64 et 157 sqq.
206 Voir A. Harrington, « Metals and Magnets in Medicine : Hysteria, Hypnosis and Medical
Culture in Fin-de-Siècle Paris », in Psychological Medicine, no 28, 1988, p. 21-38.
207 Le texte central à ce propos – quoique ­l’assimilation de ­l’hypnose à ­l’hystérie y reste
implicite – est la c­ ommunication de Charcot à l­’Académie des sciences intitulée « Sur
les divers états nerveux déterminés par ­l’hypnotisation chez les hystériques », in Comptes
rendus hebdomadaires des séances de ­l’Académie des sciences, t. XCIV, Paris, janv.-juin 1882
(séance du 13 février 1882), p. 403-405. Cf. G. Gilles de la Tourette et P. Richer : « un
individu hypnotisable est souvent un hystérique, soit actuel, soit en puissance, et toujours
un névropathe, c­ ’est-à-dire un sujet à antécédents nerveux héréditaires susceptibles d­ ’être
développés fréquemment dans le sens de l­ ’hystérie par les manœuvres de l­ ’hypnotisation »
(« Hypnotisme », in Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Hasselin et
Houzeau, 1887 [p. 67-132], p. 75 ; voir aussi A. Binet et C. Féré, Le magnétisme animal,
op. cit., p. 55, 60, et avec plus de nuances p. 252 ; et J. Babinski, Hypnotisme et hystérie :
du rôle de l­ ’hypnotisme en thérapeutique, Paris, Masson, 1891, p. 14-17 et passim). Dès 1865,
Lasègue faisait déjà l­ ’hypothèse que la catalepsie hypnotique « ne survient que chez les
femmes en pleine évolution hystérique » (cité in D. Barrucand, Histoire de l­’hypnose en
France, Paris, P. U. F., 1967, p. 53). ­C’est là la principale pomme de discorde entre la
Salpêtrière et ­l’école de Nancy, Liébault et Bernheim soutenant au ­contraire que tout
individu est hypnotisable et que l­’hypnose, résultat de la suggestion, n­ ’est nullement
pathologique en soi.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 301

c­ onvulsives chez des sujets prédisposés. Rappelons que les femmes étaient en
majorité, que la première crise qui se déclarait produisait une ­contagion, et
nous serons pleinement édifiés sur la nature hystérique de ces manifestations208.

La « ­comédie magnétique » des forains de Rimbaud rappelle les démons-


trations d­ ’hypnotisme de foire209, et les formes de sidération du public
par le spectacle : à la lettre, « magnétique » désigne un « système de
pratiques à ­l’aide desquelles on produit sur le corps humain des phé-
nomènes insolites, c­ omparés dans l­’origine à ceux qui caractérisent
­l’aimant » (Littré210). Au premier rang de ces « phénomènes insolites »
est le somnambulisme provoqué : ­l’hypnose211.
On retrouve cette idée ­d’un théâtre magnétique chez Artaud, plaidant
pour un « théâtre grave, qui, bousculant toutes nos représentations, nous
insuffle le magnétisme ardent des images et agit finalement sur nous

208 A. Binet et C. Féré, Le magnétisme animal, op. cit., p. 8. Sur les rapports entre magné-
tisme, fluidisme, hypnose et hystérie dans la France fin-de-siècle, outre les études déjà
citées de H. E. Ellenberger, D. Barrucand et J. Carroy, voir : A. Harrington, « Hysteria,
Hypnosis, and the Lure of the Invisible : The Rise of Neo-Mesmerism in Fin-de-Siècle
French Psychiatry », in Coll., The Anatomy of Madness, Londres, Routledge, 1985-1988,
t. III, p. 226-246 ; G. Paicheler, « Charcot, ­l’hystérie et ses effets institutionnels : du
“labyrinthe inextricable” à ­l’impasse », in Sciences sociales et santé, vol. VI, no 3-4, 1988,
p. 133-144 ; A. Gauld, A History of Hypnotism, Cambridge, Cambridge U. P., 1992, p. 297-
363 ; R. Porter, « The Body and the Mind, the Doctor and the Patient », in S. L. Gilman
et alii, Hysteria Beyond Freud, Berkeley, University of California Press, 1993 (p. 225-
285), p. 258 sqq. ; Adam Crabtree, From Mesmer to Freud : Magnetic Sleep and the Roots of
Psychological Healing, New Haven, Yale U. P., 1994, p. 266 sqq. et 307 sqq. ; P. H. Castel,
La querelle de ­l’hystérie. La formation du discours psychopathologique en France, 1881-1913,
Paris, P. U. F., 1998 ; et J. Munro, Silent Partners : Artist and Mannequin from Function to
Fetish, catalogue d­ ’exposition cité, p. 113 sqq.
209 Plus généralement, les similitudes entre spectacle forain et magnétisme ont été notées
en particulier par deux historiennes du cinéma, A.‑M. Quévrain et M.‑G. Charconnet-
Méliès, dans leur article « Méliès et Freud : un avenir pour les marchands ­d’illusions » (in
Méliès et la naissance du spectacle cinématographique, Paris, Klincksieck, 1984, p. 221-239) :
les auteures de cet article soulignent ainsi « ­l’étroite parenté qui lie les séances d­ ’hypnose
et les tours des illusionnistes » (p. 227).
210 Dictionnaire Littré, en ligne (www.littre.org), entrée « Magnétisme », page ­consultée le
17 juin 2019.
211 Voir à ce propos N. Edelman, Histoire de la voyance et du paranormal. Du xviiie siècle à nos
jours, Paris, Seuil, 2006. Dans La fille Élisa ­d’Edmond de Goncourt (1877), le person-
nage ­d’Alexandrine Phénomène est une hystérique magnétique – on parlait au xixe siècle
de « somnambulisme spontané » ; voir C. Richet, « Du somnambulisme provoqué », in
Journal de ­l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de ­l’homme et des animaux,
vol. XI, 1875, p. 348-377 (et ­l’article, différent mais portant le même titre, paru dans
la Revue philosophique de la France et de l­’étranger, vol. X, juil.-déc. 1880, p. 337-374).

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302 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

à ­l’instar ­d’une thérapeutique de ­l’âme dont le passage ne se laissera


plus oublier212 ». La « ­comédie magnétique », chez Artaud, a un sens
très littéral, reposant sur un nouveau fluidisme universel :
La croyance en une matérialité fluidique de ­l’âme est indispensable au métier
de ­l’acteur. Savoir ­qu’une passion est de la matière, ­qu’elle est sujette aux
fluctuations plastiques de la matière, donne sur les passions un empire qui
étend notre souveraineté213.

Cette c­ onnaissance du fluidisme des corps, que doit posséder le c­ omédien,


vise en dernier ressort à agir physiquement sur le corps magnétique-
hystérique des spectateurs : « Savoir par avance les points du corps q­ u’il
faut toucher c­ ’est jeter le spectateur dans des transes magiques214 ».
Magnétique devient alors synonyme de cruel : « Tout ce qui agit est
une cruauté. C ­ ’est sur cette idée ­d’action poussée à bout, et extrême
que le théâtre doit se renouveler215 ». Il faut ainsi un théâtre
qui produise des transes ­comme les danses de Derviches et ­d’Aïssaouas pro-
duisent des transes, et qui s­ ’adresse à l­ ’organisme avec des moyens précis, et
avec les mêmes moyens que les musiques de guérison de certaines peuplades
que nous admirons dans les disques mais que nous sommes incapables de
faire naître parmi nous216.

Les futuristes auront à leur tour le projet ­d’une « ­comédie magné-


tique », pour reprendre le terme de Rimbaud : il s­ ’agit du Teatro magnetico
­d’Enrico Prampolini, qui en c­ onçut les plans au milieu des années 1920.
Ce spectacle, dont les maquettes furent montrées à ­l’Exposition inter-
nationale des arts décoratifs à Paris en 1925, est un théâtre sans acteur,
œuvre d­ ’art totale mettant en jeu formes géométriques et volumes en
mouvement, lumières et bruits, et dont le mode ­d’action sur le public

212 A. Artaud, « Le théâtre et la cruauté », in Le Théâtre et son double, op. cit., p. 91.
213 « Un athlétisme affectif », in Le Théâtre et son double, op. cit., p. 141.
214 Ibid., p. 147. Voir aussi « En finir avec les chefs-­d’œuvre », p. 87 : « Si la musique agit sur
les serpents ce ­n’est pas par les notions spirituelles ­qu’elle leur apporte, mais parce que
les serpents sont longs, ­qu’ils s­ ’enroulent longuement sur la terre, que leur corps touche
à la terre par sa presque totalité ; et les vibrations musicales qui se c­ ommuniquent à la
terre l­’atteignent ­comme un massage très subtil et très long ; eh bien je propose ­d’en
agir avec les spectateurs ­comme avec des serpents ­qu’on charme et de les faire revenir
par l­ ’organisme j­usqu’aux plus subtiles notions ».
215 « Le théâtre et la cruauté », loc. cit., p. 91.
216 « En finir avec les chefs-­d’œuvre », in ibid., p. 88-89.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 303

repose entièrement – selon les mots de Prampolini – sur « le pouvoir


magnétique de [la] suggestion » :
Ayant aboli les éléments visuels du théâtre traditionnel, acteurs et décors, ce
nouveau type de théâtre utilise son pouvoir magnétique de suggestion en fonction
des ­composantes spécifiques de ­l’attraction spirituelle qui rythment le temps
de ­l’action dans l­’espace scénique, à savoir le son de la voix humaine et les
lumières colorées de ­l’environnement scénique ou les décors217.

On ne saurait négliger la dimension politique de telles « ­comédies


magnétiques », tant il est vrai que toucher à la représentation, à ses
frontières et à ses lignes de partage, est toujours un acte politique. Ainsi
que le souligne R. B. Gordon à propos du café-­concert :
L­ ’échange vital ­d’énergie entre performeur et spectateurs, au sein d­ ’un mélange
inédit de classes parmi les spectateurs du c­ af’­­conc’, a créé une ambiance volatile
où l­ ’imitation inconsciente était non seulement difficile à réprimer mais aussi
potentiellement dangereuse, pas seulement à cause des dangers de mimer des
symptômes hystériques, mais parce que l­ ’ambiance carnavalesque et l­ ’anarchie
corporelle dans ces performances résonnaient avec ­l’anarchie politique218.

­ ’est ainsi un carnavalesque anarchiste qui se dessine, et ce ­n’est pas un


C
hasard si le bas corporel est au centre des performances de Marinetti, par
exemple Pieds (Le Basi, 1915), où les spectateurs assistent à un drame
joué uniquement par les pieds et jambes des ­comédiens, le reste des
corps étant dissimulé par le rideau de scène. Commun aux esthétiques
­d’Artaud et des futuristes219, le registre du carnavalesque engage une
217 Trad. et cit. G. Lista, La scène futuriste, op. cit., p. 381 (souligné par Prampolini) ; sur le
projet du « Teatro Magnetico Prampolini », voir G. Berghaus, Italian Futurist Theatre,
op. cit., p. 444-446.
218 R. B. Gordon, De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, op. cit., p. 85.
219 Sur Artaud et les futuristes, voir Artaud, Œuvres ­complètes, éd. P. Thévenin, Paris,
Gallimard, t. VIII (1971), p. 298-299. Lire G. Lista, « Artaud et le futurisme », in Espaces,
no 6, Bruxelles, automne 1975, p. 5-10. Artaud ­s’intéressa également à ­l’esthétique du
music-hall, et voulait faire de son Théâtre Alfred-Jarry un « music-hall intellectuel »
(lettre à J.‑R. Bloch du 23 avril 1931, in Œuvres ­complètes, éd. citée, t. V, 1964, p. 64).
Le dramaturge remarquait : « dans la mesure où le théâtre se borne à nous faire péné-
trer dans ­l’intimité de quelques fantoches, et où il transforme le public en voyeur, on
­comprend que […] le gros de la foule aille chercher au cinéma, au music-hall ou au
cirque, des satisfactions violentes, et dont la teneur ne le déçoit pas » (Le Théâtre et son
double, op. cit., p. 90). Artaud promeut le music-hall en tant que spectacle non asservi au
logos : « … il suffirait de peu de chose […] pour retrouver le secret ­d’une poésie objective
à base ­d’humour, à laquelle a renoncé le théâtre, ­qu’il a abandonnée au Music-hall et

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304 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

esthétique de la théâtralité outrée qui est déjà au cœur de « Parade220 ».


Il ­s’agit de promouvoir la bestialité (« tendresses bestiales221 ») ainsi que
la vulgarité : « Le Music-hall » de Marinetti propose ­d’« encourager
le genre […] des c­ omiques excentriques américains […], leurs fantai-
sies grossières, leurs énormes brutalités » (2e partie, § 5). Plus tard, le
« Manifeste de la danse futuriste » (1917) en appellera à une danse nouvelle
qui soit : « Inharmonieuse – Disgracieuse – Asymétrique222 […] ». Tout
doit être agression, attaque : les « raccourcis de cynisme révélateur » de
Marinetti (§ 5) semblent faire écho à l­ ’« exploit[ation] [de] vos mondes »
de « Parade ». Tout doit être, aussi, excessif : le « luxe » – « On les envoie
prendre du dos en ville, affublés d­ ’un luxe dégoûtant » –, l­’excès223, la
dépense folle, ­l’outrance : charge, voire caricature (« Parade » : « faciès
déformés », « enrouements folâtres », « voix effrayantes », « ressources

dont le Cinéma ensuite a tiré parti » (ibid., p. 45). Voir aussi p. 92 : « Pratiquement,
nous voulons ressusciter une idée du spectacle total, où le théâtre saura reprendre au
cinéma, au music-hall, au cirque, et à la vie même, ce qui de tout temps lui a appartenu.
Cette séparation entre le théâtre d ­ ’analyse et le monde plastique nous apparaissant
­comme une stupidité ».
220 Sur le carnavalesque dans « Parade », voir A. Raybaud, Fabrique ­d’Illuminations, op. cit. et
P. Piret, « Lire l­ ’ambivalence : Parade, Paradis, Parodie », art. cité. Rappelons la descrip-
tion du corps grotesque que cite Bakhtine ; elle correspond exactement à la « parade »
des saltimbanques de notre poème : « un bègue qui ­s’adresse à Arlequin est incapable de
prononcer un mot ­compliqué : il fait des efforts terribles, ­s’étouffe, se couvre de sueur, ouvre grand
la bouche, tremble, s­’asphyxie, sa face s­’enfle, ses yeux lui sortent des orbites » (F. Schneegans,
Geschichte der grotesken Satire, Strasbourg, 1894, cité in M. Bakhtine, L ­ ’œuvre de François
Rabelais et la ­culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [première publ. 1965],
trad. A. Robel, Paris, Gallimard, 1970, p. 303, je souligne [R. L.‑G.]).
221 Dans le premier paragraphe du poème, le manuscrit donne la leçon « hébêtés » (sic) pour
hébétés.
222 Sur cet aspect de la danse futuriste, voir P. Veroli, « Futurism and Dance », in V. Greene
(éd.), Italian Futurism, 1909-1944 : Reconstructing the Universe, catalogue d­ ’exposition, New
York, Solomon R. Guggenheim Museum, 2014, p. 227-230 ; A. Duffey, Confronting the
Boundaries of Art and Recovering the Futurist Legacy : The Futurist Avant-Garde and Avant-
Garde Dance of the 1960s, MPhil dissertation, New York, Barnard College, 2010. Voir
également ­l’article de Yokota Sayaka, « La danza nel futurismo : la sensibilità corporea
di Filippo Tommaso Marinetti », in Danza e Ricerca. Laboratorio di studi, scritture, visioni,
vol. VII-6, 2015, non paginé.
223 Le substantif luxŭs, ūs, viendrait (si ­l’on en croit Arnout et Meillet, Dictionnaire étymolo-
gique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1931, rééd. 2001, p. 374 b) de ­l’adjectif luxus,
signifiant « mis de travers » (voir fr. « luxation »). Autrement dit, le luxe est à la fois un
excès et un dé‑règlement, une mise de biais : voir les roués xviiie siècle des Fêtes galantes
de Verlaine : « ­L’abbé divague. – Et toi, marquis, / Tu mets de travers ta perruque » (« Sur
­l’herbe ») ; « ­L’abbé c­ onfesse bas Églé, / Et ce vicomte déréglé / Des champs donne à son
cœur la clé » (« En bateau »).

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 305

dangereuses » ; Marinetti : « caricatures puissantes »). À l­’image du


« grotesque mécanique » des clowns marinettiens (2e partie, § 5), les
histrions de « Parade » orchestrent le retour des corps grotesques chers au
carnaval médiéval, jusque dans leur obscénité, leur sexualisation la plus
agressive – « prendre du dos en ville », « quelques jeunes […] pourvus
de […] ressources dangereuses ». Le « luxe dégoûtant » (les italiques et
­l’épithète indiquent un emploi étymologique, dans le sens de « luxure224 »)
des baladins, dans « Parade », revient sur les scènes du music-hall, dont
Marinetti note avec enthousiasme q­ u’il « ravale la luxure à la fonction
naturelle du coït » (§ 13). De même les « poses et les tendresses bestiales »
rimbaldiennes, qui dégradent en les rendant mécaniques les figures
socialisées du corps amoureux225, deviennent-elles dans les music-halls
de Londres les « gestes et les langueurs » qui « mécanise[nt] drolatique-
ment le sentiment, déprécie[nt] et gâche[nt] ironiquement la hantise de
la possession charnelle » (§ 13). Comme ceux des artistes de variétés, les
corps de « Parade » c­ ontrefont les corps multiples et incontrôlables de
­l’hystérie ; ils en exhibent de manière volontairement obscène tous les
symptômes : théâtralité exubérante (« ils jouent des c­ omplaintes, des

224 F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, 1934, rééd. 2016, entrée « Luxus », p. 814 c :
« débauche ».
225 Les « tendresses bestiales » de Rimbaud et les « ravalements » de la luxure de Marinetti
nous font retrouver la chahut en tant que pantomime dégradée, et dégradante, de
­l’érotisme : ­c’est bien souvent ainsi que cette danse était décrite au xixe siècle, en par-
ticulier pendant la monarchie de Juillet. Ainsi, une description de la chahut dansée au
Grand Saint-Martin en 1833 en fait une « danse passionnée qui met tout en scène, tout !
depuis la timidité du premier aveu, j­usqu’aux joies délirantes de la possession, j­usqu’au
dégoût de l­’assouvissement » (cité in A. Faure, Paris carême-prenant. Le carnaval à Paris
au xixe siècle, op. cit., p. 79). Cf. à ce propos Les Français peints par eux-mêmes, ch. « Le
Chicard » cité, p. 371 : « […] tout est réuni dans cette c­ omédie licencieuse q­ u’on nomme
la chahut. Ici les figures sont remplacées par des scènes ; on ne danse pas, on agit ; le
drame de ­l’amour est représenté dans toutes ses péripéties ; tout ce qui peut c­ ontribuer
à en faire deviner le dénoûment est mis en œuvre […] ». Cela rattache une fois de plus
la chahut à l­’hystérie : pour Freud, le symptôme hystérique est toujours en quelque
façon la pantomime ­d’un acte sexuel – voir les « Considérations générales sur ­l’attaque
hystérique » : « La crise hystérique et ­l’hystérie en général réinstallent chez la femme un
fragment d­ ’activité sexuelle qui avait existé dans les années d­ ’enfance » (trad. Guerineau
citée, p. 165). Dans ses Croquis parisiens, Huysmans associe les danses de cabarets à une
jouissance sexuelle hystérique : les danseuses des Folies-Bergère, par exemple, sont des
« corps crispés et attendant, aboutissant enfin par le tracas triomphal des cymbales et
des cuivres, au cri de douleur et de joie de la chose venue » (Croquis parisiens, VII, in Croquis
parisiens, À vau-­l’eau, Un dilemme, Paris, Plon, 6e édition, 1908, p. 25, je souligne). La
chahut est, littéralement, une hystérie codifiée.

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306 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels »), « yeux hébétés »,


visages torturés à la Duchenne de Boulogne226.
Bien avant le « Cinquantenaire de ­l’hystérie » ­d’Aragon et Breton
(mars 1928), l­’avant-garde des années 1910 peut ainsi revendiquer
­l’hystérie ­comme matériau et ­comme telos227. Marinetti fait ­l’éloge des
numéros de music-hall parce ­qu’ils tracent des « analogies profondes
entre ­l’humanité, le monde animal, le monde végétal et le monde méca-
nique » (§ 5). Or ces devenirs-machines et ces devenirs-animaux sont
ceux même de ­l’hystérie. Les patient(e)s hystériques poussent des cris de
bête (Renée, patiente de la Salpêtrière, pendant la période clonique de
la crise : « un cri rauque, aigu que nous avons c­ omparé faute de mieux
au cri du chameau, puis le miaou des chats, l­ ’aboiement du c­ hien228 »),
deviennent d­ ’inquiétants mécanismes (le corps cataleptique des hysté-
riques est décrit par Ernest Mesnet ­comme une « machine mue par un

226 Les « faciès déformés » font en effet songer aux faradisations de Duchenne de Boulogne
ainsi ­qu’aux altérations nerveuses et autres paralysies faciales des visages dans les
photographies que reproduit l­’Iconographie photographique de la Salpêtrière. Le jeu des
­comédiens rimbaldiens a bien lieu, précise le poème, au « plus violent Paradis de la
grimace enragée ».
227 Sur le ­contexte d­ ’une telle revendication à l­’époque du manifeste de Marinetti et dans
la période immédiatement antérieure, et sur les rapports entre hystérie et arts visuels au
tournant du siècle, voir les travaux de Céline Eidenbenz, en particulier sa thèse Expressions
du déséquilibre : ­l’hystérie, ­l’artiste et le médecin (1870-1914), Genève, Université de Genève,
2011 et les deux articles de la même chercheuse « ­L’âme renversée. L­ ’arc hystérique et
ses corps à rebours autour de 1900 » et « Les mots de l­’hystérie : de la Salpêtrière au
serpentinisme », in Pulsion(s). Art et déraison, catalogue ­d’exposition, Namur et Waterloo,
Musée Félicien Rops et Éd. Renaissance du Livre, 2012, p. 51-89 et p. 91-169. Voir éga-
lement : D. Silverman, « Sigmund Freud – Jean-Martin Charcot », in J. Clair (éd.), Vienne
1880-1938. ­L’apocalypse joyeuse, catalogue ­d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 1986,
p. 576-585 (sur le c­ ontexte de ces interactions entre art et pathologie, voir D. Silverman,
Art Nouveau in Fin-de-siècle France : Politics, Psychology, and Style, Berkeley, University of
California Press, 1989) ; S. Schade, « Charcot and the Spectacle of the Hysterical Body.
The “Pathos Formula” as an Aesthetic Staging of Psychiatric Discourse – A Blind
Spot in the Reception of Warburg », in Art History, vol. XVIII, no 4, déc. 1995, p. 499-
517 ; R. Rapetti, Le symbolisme, Paris, Flammarion, 2005, p. 256-264 ; G. Blackshaw
et L. Topp, Madness and Modernity : Mental Illness and the Visual Arts in Vienna 1900,
catalogue ­d’exposition (Londres, Wellcome Collection), Burlington, Lund Humphries,
2009 ; N. J. Timpano, Constructing the Viennese Modern Body : Art, Hysteria, and the Puppet,
op. cit. ; et C. Barde, « Courbes névrosées, lignes asthmatiques : usages de la métaphore
médicale dans la réception de ­l’art nouveau », in S. Leroy (éd.), Medicine and Maladies :
Representing Affliction in Nineteenth-Century France, Leiden et Boston, Brill/Rodopi, 2018,
p. 251-270.
228 P. Janet, ­L’état mental des hystériques, t. II, Les accidents mentaux, op. cit., p. 158.

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Les chahuts de Rimbaud, Seurat et Marinetti 307

ressort229 »). Par ces devenirs spectaculaires, ­l’hystérie nous reconduit à


la danse des bas-fonds qui fascina Seurat : un chroniqueur des années
1830 notait déjà à propos de la « chahut » que les danseurs y prennent
« des poses furibondes, des allures menaçantes230 », ­comme les « drôles »
rimbaldiens, dans leur ballet mécanique et frénétique, « mêlent […] les
poses et les tendresses bestiales231 ». Autrement dit, les chahuts dansés
dans les carnavals de la monarchie de Juillet étaient déjà eux-mêmes de
véritables « parades sauvages » : en 1840, un observateur les décrivait
­comme un « effrayant assemblage de cris stridents, de rires c­ onvulsifs,
de dissonances gutturales, d­ ’inimaginables c­ ontorsions232 », pantomime
qui semble annoncer ­l’art des ­contorsions233 et les cris ­d’animaux que
présentent les bateleurs des Illuminations.
Sur les scènes londoniennes admirées par Marinetti, on voit ainsi ces
saltimbanques d­ ’un nouveau genre, pratiquant les « pitreries grimaces »
(sic, § 5) et les « bizarreries d­ ’accoutrements » (id.), lointains avatars des
tours de ces « Maîtres jongleurs » de Rimbaud, qui portent « des costumes
improvisés avec le goût du mauvais rêve » et sont tour à tour « Chinois,
Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons
sinistres ». ­L’adjectif niais associé au lexique de la baraque de foire rappelle
le début de « Délires, II » : « ­J’aimais les peintures idiotes, dessus de
portes, décors, toiles de saltimbanques… ». Et ­c’est aussi la dimension
« idiote » du café-­concert234 qui plaisait à Seurat : dans le livre ­qu’il lui
229 E. Mesnet, « Études sur le somnambulisme, envisagé au point de vue pathologique »,
mémoire lu à la Société médico-psychologique le 26 décembre 1859, publié dans les
Archives générales de médecine, série 5, vol. XV, 1860-II (p. 147-173), p. 161 : « Frappé de
­l’expression de Mme X…, je ­m’arrêtai ; mais elle, semblable à une machine mue par un
ressort, ­continue à accomplir seule le mouvement qui lui avait été imprimé, allant sans
hésitation, mais aussi sans c­ onscience, dans la route tracée devant elle ».
230 Article paru dans Vert-Vert le 5 janvier 1834, cité in F. Gasnault, Guinguettes et lorettes.
Bals publics et danse sociale à Paris entre 1830 et 1870, op. cit., p. 51.
231 Comme le note A. Raybaud (Fabrique ­d’Illuminations, op. cit., p. 153), « la mascarade
ouvr[e] la voie à l­ ’irruption de l­ ’abominable ».
232 T. Delord, « Le Chicard », in Les Français peints par eux-mêmes, op. cit., p. 371.
233 Les artistes ­contorsionnistes appartiennent d­ ’abord à l­ ’univers du café-­concert ; cette mode
des ­contorsions ne s­’est étendue au cabaret que plus tard, et ce, précisément, en raison
de l­’influence grandissante du café-­concert dans le monde du spectacle parisien : voir
R. B. Gordon, De Charcot à Charlot, op. cit., p. 82.
234 Les Goncourt parlent ­d’« idiotisme » à propos des chansons et danses de ­l’Eldorado : E.
et J. de Goncourt, Journal, 13 janvier 1865, éd. R. Ricatte citée, t. I, p. 1131. Voir aussi
Jules Lemaitre, toujours au sujet du café-­concert : « … tout cela forme un spectacle
lamentable, mais qui ­n’est pourtant pas sans douceur. ­C’est ­comme un grand bain de sottise

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308 RENAUD LEJOSNE-GUIGON

c­ onsacra, son ami Gustave Coquiot indique que le peintre, « venu de


son atelier tout près de là, était c­ onquis [­lorsqu’il se rendait au Concert
de ­l’Ancien-Monde] par tant de niaiserie235 ». Quant au music-hall, ­s’il
est érigé au rang de modèle par Marinetti, ­c’est précisément pour la
niaiserie qui lui est propre et le rend si précieux. En effet, parce ­qu’il
­n’a pas de tradition académique, ­n’ayant « heureusement […] pas de
maîtres, pas de dogmes » (§ 1), étant « naturellement anti-académique,
primitif et ingénu » (§ 14), le music-hall est en quelque sorte – pour
reprendre une expression de Jean Dubuffet à propos des artistes bruts
– « indemne de ­culture » savante.
Aussi le music-hall marinettien, avec ses « rires et sourires, ricane-
ments, c­ ontorsions et grimaces de l­ ’humanité future » (§ 6), sa tentative
­d’atteindre le « maximum de monstruosité anatomique » (§ 17), rejoint-il
­l’étrange cabaret de Rimbaud, ce « plus violent Paradis de la grimace
enragée » où se dessine le visage défiguré d­ ’une nouvelle humanité.

Renaud Lejosne-Guigon

que ­l’on prendrait. Il y a des gens qui goûtent là un plaisir ­d’ironie facile, et aussi un plaisir
­d’encanaillement. Mais il ­convient de se défier, car, à la longue, on sentirait naître en soi un
imbécile qui ­s’amuserait de la même façon que les autres » (« Les cafés-­concerts », article
daté du 23 novembre 1885, in Impressions de théâtre, 2e série, 1888, p. 291, je souligne).
235 G. Coquiot, Seurat, Paris, Albin Michel, 1924, ch. « Au café-­concert », p. 108. Dans un
autre livre, le même Gustave Coquiot écrit à propos des affiches publicitaires des cabarets
et des cafés-­concerts ­qu’elles « exagèr[ent] une physionomie niaise […], apothéosant le
geste ­d’un crétin, la grâce maniérée ­d’une fille, faisant du rire avec des déformations
physiques, célébrant la cachexie cérébrale d­ ’un cabot de marque » (Les cafés-­concerts, Paris,
Librairie de ­l’Art, s. d., p. 17).

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