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De l’importance du renouveau historiographique sur la

Grande Guerre
Laurent Henninger
Dans Revue Défense Nationale 2018/9 (N° 814), pages 76 à 79
Éditions Comité d’études de Défense Nationale
ISSN 2105-7508
ISBN 9782919639809
DOI 10.3917/rdna.814.0076
© Comité d?études de Défense Nationale | Téléchargé le 22/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 37.171.196.30)

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De l’importance du renouveau
historiographique
sur la Grande Guerre
Laurent Henninger
Historien, chargé d’études à la Revue Défense Nationale,
membre du comité de rédaction de Guerres et Histoire.

P
our l’historien, et plus particulièrement pour l’historien de la chose militaire,
les cinq années qui vont s’achever le 11 novembre prochain auront été celles
du centenaire de la Première Guerre mondiale. Ces cinq années de commé-
morations officielles, médiatiques, culturelles nous ont montré à quel point la
mémoire de ce conflit était vivante – dans notre pays, mais pas seulement. Cela n’a
rien d’étonnant quand on sait le traumatisme qu’il a représenté, ainsi que la dispa-
rition de tant de réalités multiséculaires ou l’émergence de phénomènes nouveaux
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qui marqueront à tout jamais non seulement le XXe siècle, mais bien tout l’avenir
de l’humanité. Inutile d’y revenir ici. Pourtant, par-delà la mémoire de cet événe-
ment, ces années furent également l’occasion de constater dans quelle mesure son
historiographie a bénéficié de bouleversements extraordinaires accumulés tout au
long des trois dernières décennies. Bien sûr, ce renouveau historiographique a sur-
tout concerné les champs de l’histoire sociale, de l’histoire des mentalités et de
représentations, voire de l’histoire économique. En comparaison, son histoire pro-
prement « militaire », c’est-à-dire l’histoire de la tactique, des opérations et des stra-
tégies – « l’histoire-bataille », comme on disait autrefois, avec un peu de condes-
cendance, voire de mépris – a donné lieu à un bien moins grand nombre de publi-
cations, que ce soit en France ou à l’étranger. Deux grandes raisons expliquent cela.
D’abord, le fait que ces champs et ces objets d’études n’avaient pratiquement pas
été explorés pendant près de soixante-dix ans ; il convenait donc de rattraper ce très
dommageable retard. Ensuite, le fait que bien peu d’historiens sont réellement
compétents pour les traiter – ou sont désireux de s’y atteler. L’histoire militaire a en
effet ceci de commun avec l’histoire économique (ou avec l’histoire des techniques,
ou celle des sciences) qu’elle nécessite une « double compétence » de la part de celui
ou de celle qui s’y spécialise.
Cependant, et même s’il reste quantitativement – et médiatiquement – en
retrait, un travail considérable a malgré tout été réalisé par les chercheurs ces quinze
dernières années, notamment dans le monde anglo-saxon, sur les aspects militaires
et opérationnels de la Grande Guerre. Naturellement, le poids mémoriel – et donc
aussi émotionnel – de l’événement est tel que les historiens tendent d’abord à étudier

Revue Défense Nationale n° 814 - 11 novembre 2018


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ce qui concerne directement leur nation : les Britanniques travaillent plus volon-
tiers sur la Somme, les Australiens sur les Dardanelles ou la campagne de Palestine,
les Canadiens sur Vimy, et les Français sur la Marne, Verdun ou les Balkans (le film
de Bertrand Tavernier, Capitaine Conan, est passé par là). Convenons tout de suite
que ce tableau est un peu caricatural, et de ce fait outrancier, que les travaux de
portée plus généraliste sont aussi présents, et qu’ils nous offrent des problématiques
et des analyses permettant non seulement de mieux penser la Première Guerre
mondiale dans sa globalité – même si c’est parfois à travers des perspectives très spé-
cifiques – mais aussi de mieux la situer dans le cours du développement global de
l’art militaire, et tout particulièrement dans le cours du déploiement de la guerre
industrielle et mécanisée, processus mondial qui s’étend de la guerre de Sécession
américaine jusqu’aux années 1950. Pour illustrer notre propos, et parce qu’il serait
fastidieux de tenter de présenter ici un panorama exhaustif, nous avons choisi de
présenter trois ouvrages : deux qui viennent de paraître de la plume d’historiens
français, et un autre, publié en 2005 et que l’on doit à une historienne américaine.

Déjà bien connu pour ses livres précédents, le colonel Michel Goya nous
propose Les Vainqueurs – Comment la France a gagné la Grande Guerre (Éditions
Tallandier). Le premier intérêt de ce livre est qu’il entreprend de combler un
manque aussi absurde que scandaleux de travaux sur la victoire de 1918. Dans la
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mémoire nationale, inconsciente ou non, les images de ce conflit auraient en effet
tendance à se limiter aux clichés sur la bataille de la Marne en 1914 (les taxis, les
pantalons rouges, etc.), et les visions cauchemardesques de la guerre des tranchées
ou des boucheries de Verdun en 1916. On en serait presque à se demander comment
nous avons gagné la guerre. Goya fait ainsi œuvre salutaire en nous rappelant bien
à quel point cette victoire ne fut en rien usurpée, mais aussi à quel point cette der-
nière année de la guerre est largement différente de toutes les autres du point de
vue de la forme, mais aussi des moyens et de la nature même de l’art militaire. En
1918, en effet, l’armée française est devenue la plus moderne du monde ; elle est
pleinement entrée dans l’ère de la guerre mécanisée et industrielle. Elle possède
plus de camions et de véhicules que toutes les autres armées du monde réunies, ce
qui lui permet de manœuvrer avec rapidité et souplesse, et son aviation est sur-
puissante, ne serait-ce que quantitativement. Surtout, son infanterie n’a plus rien à
voir avec celle de 1914, qui combattait encore largement selon les principes tac-
tiques issus du XIXe siècle. Enfin, l’industrie française équipe nombre d’armées
alliées, y compris l’armée américaine. L’auteur n’en reste pas là. Son analyse se pro-
longe jusqu’aux années qui suivent l’Armistice, non seulement en étudiant les évé-
nements chaotiques qui y font suite, mais aussi en posant les jalons d’une réflexion
sur une autre problématique : pourquoi et comment l’armée de la victoire de 1918
va-t-elle se transformer en armée de la défaite de 1940 ?

De son côté, Sylvain Ferreira se penche sur le camp adverse avec un petit
livre intitulé L’inévitable défaite allemande – mars-juillet 1918 (Lemme EDIT).
Complétant à merveille l’ouvrage précédent, Ferreira nous montre que la défaite

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allemande, elle, fut largement « méritée », et même que ses responsables sont à
chercher au moins autant à Berlin qu’à Paris, Londres ou Washington. C’est un
nouveau pavé dans la mare de la légende du « coup de poignard dans le dos », inven-
tée dès 1919 par les milieux militaires allemands. Ce qui n’est pas inutile, tant le
mythe de l’excellence militaire allemande a la peau dure, malgré toute l’historio-
graphie de ces trente dernières années, qui l’a déjà considérablement mis à mal.
Ferreira décortique les « offensives Ludendorff » du printemps et de l’été 1918. Le
constat est sans appel : maîtrisant parfaitement la tactique, les Allemands déploient
tout leur savoir-faire dans ce domaine sans aucune perspective opérative et encore
moins de plan stratégique. Non seulement leurs succès tactiques ne débouchent sur
rien, mais ils sont de toute façon dans l’impossibilité totale de les exploiter du fait
de leurs ressources limitées, tant en hommes, en matériels et en ravitaillement
qu’en termes d’objectifs stratégiques, et donc politiques. En d’autres termes, ils
mènent la guerre la plus futile et la plus vaine que l’on puisse concevoir. Le tout à
coup de centaines de milliers de vies humaines, bien entendu – vies allemandes ou
alliées, d’ailleurs. Au final, après une série d’offensives superficiellement victo-
rieuses et qui se succèdent du début du printemps au début de l’été, l’armée alle-
mande ne s’est pas seulement essoufflée pour rien, mais elle est dans un état bien
pire qu’au début de l’année. La série de contre-offensives alliées peut alors commen-
cer. Elle ne s’interrompra que le 11 novembre. Entre-temps, Britanniques, Américains
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et – principalement – Français auront avancé partout, bousculant et achevant de
désorganiser leur adversaire. C’est alors toute l’Allemagne qui s’effondre et bascule :
armée, marine, nation, État… Un véritable plan stratégique au service d’objectifs
politiques bien définis et dans lequel les opérations et autres actions tactiques se
seraient intégrées pour être mises à son service et aurait très probablement permis
à Berlin d’éviter une issue aussi funeste.
Cela nous amène naturellement vers le troisième ouvrage de notre sélec-
tion : Absolute Destruction – Military Culture and the Practice of War in Imperial
Germany, de l’historienne américaine Isabel V. Hull (Cornell University Press,
2005). Le propos de l’auteur est encore plus ambitieux que les précédents, et se
situe au croisement de l’histoire militaire proprement dite, de l’histoire politique,
de l’histoire culturelle et de l’histoire des idées. Du coup, cela permet de replacer
tout ce qu’analyse Sylvain Ferreira dans une perspective plus large. Les échecs apo-
calyptiques subis par deux fois par le système militaire allemand au XXe siècle ne
furent donc l’effet ni du hasard, ni de la malchance, mais bien de phénomènes qui
prennent leur source dans les dernières décennies du siècle précédent. C’est ce que
ce livre nous explique. Après 1871 et la fin des guerres ayant abouti à la création
d’un empire allemand unifié, une oligarchie militaire s’est constituée en État dans
l’État, s’appuyant pour cela sur l’excellence professionnelle et technicienne du sys-
tème du grand état-major prussien, mais aussi sur la faiblesse intellectuelle et morale
des empereurs qui se succéderont sur le nouveau trône, le seul homme capable de
résister à ce processus en maintenant une authentique vision politique – Bismarck –
étant rapidement écarté. Le problème, c’est que cela se produisit au pire moment

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historique qui soit, c’est-à-dire au moment où la guerre mécanisée et industrielle
modifiait radicalement et définitivement la nature de la guerre entre grandes puis-
sances. Plus que jamais, l’interdépendance du politique, du stratégique et du mili-
taire devait donc être renforcée, pensée et organisée. Mais la caste militaire alle-
mande, qui n’avait jamais vraiment compris la pensée clausewitzienne, laquelle eut
pourtant constitué un outil inégalable pour accompagner et favoriser un tel pro-
cessus, préféra camper sur ses confortables certitudes issues des « leçons » des
guerres napoléoniennes et de l’unification allemande. Peu de temps avant de mou-
rir, en 1891, le vieux maréchal von Moltke eut le temps de prophétiser les catas-
trophes à venir, mais personne ne l’écoutait déjà plus. En outre, tout comme l’État
prussien lui-même, cette caste méprisait toutes les traditions démocratiques et par-
lementaires françaises ou anglo-saxonnes, et son pouvoir ne pouvait être soumis à
la critique ou au moindre contre-pouvoir. L’eût-il souhaité que même l’empereur
Guillaume II n’aurait rien pu faire – et il se laissera d’ailleurs déposséder de tout
pouvoir militaire effectif lors de la Grande Guerre. Du point de vue de l’art mili-
taire, les conséquences de ce processus à la fois politique et social seront drama-
tiques. Logistique et renseignement seront négligés et méprisés par le grand état-
major, au seul profit de la conduite des opérations, ce qui produira inévitablement
une focalisation exclusive sur les questions tactiques. Cela allait se révéler catastro-
phique à l’heure où la notion de « bataille », a fortiori décisive, se dissolvait désor-
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mais dans un espace-temps dilaté où elle ne signifiait pratiquement plus rien. Pour
comble, tout contrepoint politico-stratégique sera systématiquement écarté au
bénéfice exclusif d’une tactique conçue de la façon la plus étriquée qui soit.
Clausewitz pouvait se retourner dans sa tombe ! La nature éminemment politique
de la guerre étant désormais niée, la seule préoccupation qui tenait lieu de pensée
stratégique aux militaires allemands était la destruction physique absolue de l’adver-
saire et de ses forces, au détriment de tout le reste. On a vu depuis où cela les
mènera, du génocide des Héréros en Namibie aux exactions contre les civils belges
ou français en 1914, mais aussi, finalement aux désastres de 1918 et de 1945, en
passant par les massacres que l’on sait durant la Seconde Guerre mondiale, en par-
ticulier dans toute l’Europe orientale.


On espère que ces exemples de travaux auront montré à quel point la
nouvelle historiographie militaire de la Première Guerre mondiale pouvait être
riche d’enseignements et de mises en perspectives utiles pour les stratèges et les

comprendre une part ô combien importante des tragédies du XXe siècle. w


stratégistes d’aujourd’hui et de demain. Elle l’est déjà au minimum pour mieux

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