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PAR LE CARDINAL DE LA LUZERNE

Jésus dit à ses disciples : Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous sous des peaux de
brebis, mais qui au dedans sont des loups ravissants. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits.

Jésus donne ici un précepte souverainement important, mais qui paraît très difficile à pratiquer.
Autant il est nécessaire de se garantir des faux prophètes, autant il est quelquefois difficile de les
discerner. Et cependant, ce ne sont pas seulement les hommes éclairés qui sont tenus de faire ce
discernement ; les hommes les plus simples y sont pareillement obligés. Il semble même leur être
plus nécessaire ; parce qu'ayant plus que les autres besoin d'être conduits, le danger d'un mauvais
conducteur est pour eux encore plus grand.

Jésus-Christ donne pour principe de reconnaître les faux prophètes à leurs fruits. Dieu seul pénètre
dans l'intérieur des cœurs. Il ne nous est donné de connaître que les actes extérieurs. Ainsi, tandis
que Dieu juge les actions par les intentions qui les produisent, nous ne pouvons au contraire juger
les intentions, que par les actions qui les manifestent. Mais cette règle de nos jugements est fautive
et dangereuse : fautive, parce qu'il n'y a pas de signe plus équivoque des dispositions de l'âme que
des actions qui peuvent avoir une multitude de causes que nous ignorions ; dangereuse, parce
qu'elle nous expose à former des jugements faux et injustes.

Comment donc observer le commandement de Jésus-Christ ? Comment concilier le précepte qu'il


donne, de chercher à reconnaître les faux prophètes par leurs fruits, avec sa défense de juger le
prochain sous peine d'être jugé soi même ? Cette partie importante et délicate de la conduite
chrétienne exige quelques développements.

Comme la religion consiste principalement en deux choses, dans ses dogmes et dans sa morale,
dans ce qu'elle enseigne à croire, et dans ce qu'elle ordonne de pratiquer, il y a deux sortes de faux
prophètes : des prédicateurs du mensonge, et des prédicateurs du vice. Ils cherchent tous à nous
égarer : les premiers, dans les routes de l'erreur ; les seconds, dans les voies du péché. Les uns
pervertissent, les autres corrompent. Nous devons nous défendre avec un soin extrême des
séductions de ceux-là, des illusions de ceux-ci. Les docteurs de l'erreur sont de deux genres : les
hérétiques qui combattent la doctrine de l'Église ; les schismatiques, qui attaquent l'Église elle-
même en s'efforçant de la diviser. Ces deux classes d'ennemis de la catholicité, distinctes dans leur
nature, se confondent presque toujours dans le fait. L'hérésie devient promptement schisme :
condamnée par l'autorité, elle se révolte aussitôt contre elle et s'en sépare. Le schisme mène à
l'hérésie par un court chemin. La foi, qui n'a plus l'appui de l'autorité infaillible, tombe bientôt.
Celui qui abandonne son guide, ne tarde pas à s'égarer. Il n'est pas pour l'ordinaire difficile de
connaître les maîtres du schisme et de l'hérésie. Toute foi opposée à celle de l'Église romaine est
hérésie ; toute communion différente de l'Église romaine est schisme.

Ainsi, il existe un moyen certain de discerner le prophète. Considérez s'il est uni de foi et de
communion avec l'Église principale, mère et maîtresse de toutes les autres, qui, les attirant toutes à
elle, est le centre commun auquel elles se tiennent unies. Cet examen n'exige ni talents brillants, ni
connaissances étendues, ni discussions profondes. C'est un fait que l'esprit le plus grossier peut
aisément juger. Il n'y a personne qui ne puisse savoir si le pasteur qui l'a instruit est dans la même
communion que son évêque, lequel est lui-même dans celle du chef suprême de l'Église.

Il est donc des faux prophètes dont on peut facilement se garantir. Tels sont les ministres des sectes
auxquelles, dans le seizième siècle, donna naissance l'esprit d'indépendance, et que l'Église a
anathématisées dans son dernier concile général. Ils portent écrit sur leur front l'arrêt de leur
réprobation ; leur scission avec l'Église romaine l'y a imprimé en caractères ineffaçables. Ils ne
peuvent pas se laver du reproche de cette séparation. Ils ne le veulent même pas. Ils se font gloire de
leur opposition à l'Église romaine. Ils s'arrogent à eux-mêmes le titre d'Église de Jésus Christ, et
imaginent recouvrir le vice de leur nouveauté, par la fastueuse qualité de réformateurs qu'ils
usurpent.

Mais en même temps que la cité sainte est occupée à repousser les furieux assauts que lui livrent ses
ennemis déclarés, elle est obligée de veiller sans cesse sur les travaux que ses ennemis obscurs et
cachés font sous terre pour la miner. Ce sont là les faux prophètes de notre évangile, les loups qui se
présentent sous la peau des brebis, pour les égorger plus sûrement. Voyez-les dans notre patrie, ces
apôtres de l'imposture, emprunter le langage de l'Église, pour anéantir sa doctrine ; annoncer le
rétablissement des règles anciennes, pour détruire la discipline ; supposer une destitution des
légitimes pasteurs, pour colorer leur propre intrusion ; présenter au peuple le même appareil de
culte, pour l'abuser sur le changement de religion. Mais, comme vous le recommande Jésus-Christ,
pour les reconnaître, examinez leurs fruits. Voyez les excès scandaleux auxquels se sont abandonnés
un grand nombre d'entre eux, et qui les ont livrés au mépris de leurs propres partisans. Voyez
l'atroce persécution qu'ils ont excitée, et qu'ils ne cessent de fomenter contre les pasteurs fidèles.
Voyez leurs mesures astucieuses pour empêcher de parvenir jusqu'au peuple les censures dont les a
frappés et dont les menace encore le Souverain Pontife. A ces désordres, à ces violences, à ces
ruses, reconnaissez-vous l'Église de Jésus-Christ ?

Il est encore d'autres prophètes du mensonge également dangereux, et dont il est pareillement
nécessaire de se garantir ; qui font profession d'obéir à l'Église, mais en la plaçant où il leur plaît ;
de respecter son autorité, mais en ne l'admettant que dans les conciles généraux, si difficiles à
rassembler ; de croire à son infaillibilité, mais en la restreignant au gré de leurs intérêts ; d'être
soumis à ces décisions, mais en ne reconnaissant pas pour telles celles qui condamnent leurs
erreurs. Ils affichent une sévérité de morale, une austérité de conduite imposantes. Ils ont toute
l'apparence des brebis les plus fidèles du troupeau ; mais ce sont des loups déguisés, qui ne
cherchent qu'à le dévorer. Examinez leurs fruits ; voyez où tendent leurs discours. Ils vous disent
que l'Église a reçu de Dieu son pouvoir ; mais ils le circonscrivent. Ils vous défendent de vous
révolter contre elle ; mais ils vous exhortent à lui désobéir sur les points qui les contrarient. Ils vous
recommandent d'écouter la voix des premiers pasteurs ; mais ils y associent celle des pasteurs
inférieurs, qu'ils s'efforcent de susciter contre leurs chefs. En un mot, en convenant dans les mots de
l'autorité de l'Église, ils l'anéantissent par leurs exceptions. Troupeau fidèle de Jésus-Christ, tout ce
qui tend à affaiblir l'autorité sacrée qu'il a établie sur vos têtes, doit, par cela seul, vous être suspect.
Vous pouvez juger aisément quel est l'intérêt qui engage à l'énerver. Ceux qu'elle ne contredirait pas
chercheraient-ils à l'atténuer ? Rejetez avec force toutes les vaines distinctions, qu'ils ne vous
présentent que pour éluder les condamnations dont ils sont frappés. L'Église universelle ne peut
réclamer de droits que ceux qui lui appartiennent. Le corps entier des successeurs des apôtres,
héritier de leur infaillibilité, ne peut pas plus errer sur l'étendue de son pouvoir, que sur les autres
points de la foi. Qu'ils soient réunis en concile ou dispersés, que leurs condamnations soient
générales ou particulières, qu'elles portent sur les dogmes mêmes ou sur les faits qui y ont une
relation intime, reconnaissez dans toutes leurs décisions les oracles de l'Esprit-Saint dont ils sont les
organes ; et, par une conséquence nécessaire, reconnaissez dans ceux qui ne s'y soumettent pas, ces
faux prophètes que Jésus-Christ vous ordonne de fuir. Ils vous diront qu'il ne convient pas à de
simples fidèles de se mêler des disputes de religion. C'est précisément parce qu'il ne leur convient
pas de discuter le fond des controverses, qu'ils doivent se tenir plus fortement unis, plus entièrement
soumis à l'autorité qui les décide, et rejeter plus vigoureusement toutes les subtilités par lesquelles
on essaie de l'affaiblir.

Une seconde classe de faux prophètes, qu'il est aussi nécessaire, et plus difficile encore de discerner
et de fuir, ce sont ceux qui tendent des pièges, non pas à la foi, mais à la piété. Il n'est pas question
ici des pécheurs scandaleux ; ils sont facilement reconnus ; ils seraient fâchés de ne pas l'être. Mais
on voit souvent dans la société, des hommes, jouissant d'une réputation entière, qui la méritent
même selon le monde, qui, remplissent avec exactitude tous les devoirs de la probité civile,
prétendent y réduire tous ceux de la religion, et resserrent la morale chrétienne dans la justice et la
bienfaisance ; que l'on ne peut accuser d'incrédulité, mais dont la foi vacillante n'est à leurs yeux
qu'une opinion plus sûre dans la pratique, et plus utile pour contenir le peuple ; qui ne manquent pas
aux observances extérieures que prescrit la loi divine, mais plutôt pour ne pas offenser les regards
publics, que pour se rendre agréables à ceux de Dieu ; qui, des commandements divins, adoptent ce
qui ne contrarie pas leurs inclinations, et qui les concilient avec toutes les dissipations, tous les
plaisirs, toutes les passions ; qui regardent comme des excès toutes les sublimes vertus que le
christianisme prescrit, et comme des minuties, les pratiques pieuses qu'il conseille. Ces hommes
sont d'autant plus dangereux, que leur morale est attrayante et leurs exemples séduisants ; d'autant
plus difficiles à reconnaître, que, réservés dans leurs propos, ils laissent rarement percer leurs
principes relâchés, et que tout ce qu'on aperçoit d'eux, ne présente que de l'honnêteté, et une sorte de
régularité. Et c'est à raison de cela même qu'on doit se garder d'eux avec une plus grande
précaution. Plus il est facile d'être entraîné dans cette vie anti-chrétienne, plus il faut apporter de
vigilance à s'en garantir. En recherchant attentivement quels sont leurs fruits on verra qu'ils n'en
portent aucun ; que leur vie est absolument vide de bonnes œuvres ; que s'ils ne donnent pas dans
les vices grossiers, contraires aux premiers principes de la morale, ils ont tous les défauts
incompatibles avec la piété ; et que, s'abstenant des actions criminelles qui troublent la société, ils
s'en permettent un grand nombre de répréhensibles, que la religion défend.

Mais, voici ce qui est plus déplorable encore et plus dangereux. Ce n'est pas seulement sous le
masque de la probité qu'on attaque la piété ; c'est quelquefois sous celui de la piété elle-même. Cette
vertu si pure, si noble, si désintéressée, il y a des hommes, et il y en avait dès le temps de saint Paul,
qui cherchent à s'en faire un profit. Et il est à cet égard des profits de tous les genres. Ils sont
multipliés comme les passions que l'on veut servir. Profit d'intérêt. Jésus-Christ reprochait aux
pharisiens qu'ils prolongeaient leurs oraisons pour se donner le moyen de dévorer les maisons des
veuves. Profit d'orgueil. On veut acquérir la réputation d'une haute vertu, se donner la considération
qui y est attachée ; et c'est le but d'une multitude de pratiques pieuses qu'on a grand soin de laisser
paraître. Profit de domination. Sous un extérieur composé, on s'insinue auprès des personnes
dévotes ; on prend de l'empire sur leur esprit, on dirige leurs affaires, on gouverne leurs familles, on
se rend le maître, et d'elles, et de tout ce qui leur appartient. Profit de sensualité. On prend l'air de la
mortification, pour en recevoir le dédommagement ; on paraît s'éloigner du monde pour en être
recherché ; on affecte l'amour des privations, pour se procurer les douceurs de tout genre ; on
semble craindre les égards, les soins, les complaisances, pour s'en faire rendre davantage. Enfin
quelquefois même, il faut le dire, profit de libertinage. On recouvre d'un vernis de sainteté, des
dissolutions cachées. On a vu jusqu'à des hommes assez criminels pour faire servir les actes les plus
respectables de la piété à séduire les âmes simples et faibles. Ô vous, qui chérissez la vertu, qui
désirez d'être conduits dans ses voies, fuyez ces guides hypocrites, qui, dans les conseils qu'ils
donnent, considèrent leur propre avantage. Celui qui a la basse scélératesse de faire de la piété le
ministre de ses passions, en fera le flatteur des vôtres. Il emploiera tout son art, non à réprimer vos
faiblesses, mais à les excuser ; et, devant être votre censeur, il se fera votre complaisant. Ce sont là,
sans doute, de tous les faux prophètes, les plus difficiles à discerner. Mais avec un coeur droit et une
attention soutenue, vous parviendrez à les connaître. Dieu ne permet pas à l'hypocrisie de tromper
longtemps ceux qui ne veulent pas en être abusés. La passion qu'elle sert, et qu'elle travaille à
déguise, perce toujours par quelque endroit ; et elle se trahit souvent par les efforts qu'elle fait pour
se cacher.

Mais où est donc la charité qui pense toujours bien du prochain ? qui n'en présume jamais le mal ?
Est-elle compatible avec ces défiances qu'il faut concevoir en s'approchant de lui ? Oui, sans doute.
Ces deux devoirs différents ne sont pas opposés ; et comme il est nécessaire de pratiquer l'un et
l'autre, il est important de montrer comment ils se concilient. Il faut distinguer la liaison générale de
la charité qu'on a avec tous les hommes, de la liaison particulière de confiance dont on est uni avec
quelques personnes, et spécialement avec le directeur de sa conscience. La première n'exige pas
l'examen attentif et suivi, que demande essentiellement la seconde. Je ne dois pas penser mal de
mon prochain, à moins qu'il ne m'en ait donné une raison positive ; mais je ne dois pas lui donner
ma confiance, à moins qu'il ne m'ait donné des preuves également positives qu'il la mérite. J'augure
favorablement de tous ceux dont je ne sais pas certainement du mal : je ne me livre qu'à ceux dont
je sais certainement du bien. Tant que je n'ai pas de motif formel de juger désavantageusement mon
frère, mon jugement à son égard reste dans la classe des présomptions ; et alors il doit être en sa
faveur. Maïs pour me lier intimement avec lui, et surtout pour lui confier la conduite de mon âme, la
simple présomption de sa vertu ne suffit pas. Je n'ai pas besoin de considérer quelle est la conduite
du commun des hommes ; mais il m'est souverainement important de connaître à fond ceux à qui je
dois me fixer. La charité, qui forme ma liaison avec les premiers, me fait juger d'eux en bien, sans
examen ; la prudence, qui dirige mon union avec les seconds, me les fait examiner avec soin avant
de m'y abandonner. Ainsi je remplis les deux obligations : je ne juge point témérairement mes frères
; et je ne me confie pas à eux inconsidérément. J'acquitte ce que je leur dois, par ma présomption
favorable ; et ce que je dois à moi-même par ma prudente précaution.

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