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Je crois qu'il est d'une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement
civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre.
Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser,
d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l'État.
L'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de
l'avancement de leurs intérêts civils. J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens
extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.
Il est du devoir du magistrat civil d'assurer, par l'impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à
chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu'un se
hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être
réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont
il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme il n'y a personne qui souffre volontiers d'être privé d'une partie de ses
biens, et encore moins de sa liberté ou de sa vie, c'est aussi pour cette raison que le magistrat est armé de la force réunie
de tous ses sujets, afin de punir ceux qui violent les droits des autres.
[…] Examinons à présent ce qu'on doit entendre par le mot d'Église 1. Par ce terme, j'entends une société d'hommes, qui se
joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu'ils jugent lui être agréable, et propre
à leur faire obtenir le salut. […]
Il n'y a point, dis-je, d'Église ou de compagnie, qui puisse durer bien longtemps, et qui ne soit bientôt détruite, si elle n'est
gouvernée par quelques lois, et si tous les membres ne consentent à l'observation de quelque ordre. […] Mais, comme
nous avons déjà prouvé que l'union de plusieurs membres, pour former un corps d'Église, est tout à fait libre et volontaire,
il s'ensuit de là nécessairement que le droit de faire des lois ne peut appartenir qu'à la société elle-même, ou du moins qu'à
ceux qu'elle autorise d'un commun consentement à y travailler ; ce qui revient à la même chose.
1
A entendre ici au sens large de communauté religieuse.
2
Marque d’un trop grand attachement à son opinion et à sa volonté.
3
Le donatisme est une doctrine chrétienne schismatique puis hérétique.
4
Il s’agit ici notamment de la contrainte politique.
extorque les signes externes de la religion5. Ceux qui avaient auparavant pour Dieu certains jugements, et qui croyaient
qu'il ne fallait l'honorer que d'une certaine manière, opposée à celle en faveur de qui se font les violences, ne changent
point non plus d'état intérieur à l'égard de Dieu. [...] Ainsi ces contraintes ne font rien pour Dieu [...].
Par la même raison il est évident que jamais les hommes qui ont formé des sociétés et qui ont consenti à déposer leur
liberté entre les mains d'un souverain6, n'ont prétendu lui donner droit sur leur conscience.
Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en
avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir
des murailles.
Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion
pour l’état, et les autres, l’état pour la religion. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique : le culte et les
cérémonies qu’ils instituèrent furent trouvés si sages que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul
dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir.
Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner
des principes de morale ; ils ne voulurent point gêner des gens qu’ils ne connaissaient pas encore. Ils n’eurent donc
d’abord qu’une vue générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne craignait rien, la crainte des dieux, et de se servir de
cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.
5
Les contraint à manifester des signes apparents de religion.
6
Le dépositaire du pouvoir politique ; ce n'est pas nécessairement un roi ; ce peut être un gouvernement démocratiquement élu, ou une puissance
législative issue du peuple.
Montesquieu, Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716).