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ETAT et RELIGION

1. Définitions respectives de l’Église et de l’État et principes de leur séparation

Je crois qu'il est d'une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement
civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre.
Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser,
d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l'État.
L'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de
l'avancement de leurs intérêts civils. J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens
extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.
Il est du devoir du magistrat civil d'assurer, par l'impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à
chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu'un se
hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être
réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont
il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme il n'y a personne qui souffre volontiers d'être privé d'une partie de ses
biens, et encore moins de sa liberté ou de sa vie, c'est aussi pour cette raison que le magistrat est armé de la force réunie
de tous ses sujets, afin de punir ceux qui violent les droits des autres.
[…] Examinons à présent ce qu'on doit entendre par le mot d'Église 1. Par ce terme, j'entends une société d'hommes, qui se
joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu'ils jugent lui être agréable, et propre
à leur faire obtenir le salut. […]
Il n'y a point, dis-je, d'Église ou de compagnie, qui puisse durer bien longtemps, et qui ne soit bientôt détruite, si elle n'est
gouvernée par quelques lois, et si tous les membres ne consentent à l'observation de quelque ordre. […] Mais, comme
nous avons déjà prouvé que l'union de plusieurs membres, pour former un corps d'Église, est tout à fait libre et volontaire,
il s'ensuit de là nécessairement que le droit de faire des lois ne peut appartenir qu'à la société elle-même, ou du moins qu'à
ceux qu'elle autorise d'un commun consentement à y travailler ; ce qui revient à la même chose.

John Locke, Lettre sur la tolérance (1690)

2. La question de la liberté de la foi

a. Contraindre la foi par amour d’autrui et de la vérité.


Vous ne devez pas considérer la contrainte en elle-même, mais la qualité de la chose à laquelle on est contraint, si elle
est bonne ou mauvaise. Non pas que quelqu'un puisse devenir bon malgré lui, mais la crainte de souffrir ce qu'il ne veut
pas ou bien le fait renoncer à l'opiniâtreté 2 qui le retenait ou bien le pousse à reconnaître la vérité qu'il ignorait. Par suite,
cette crainte le conduit à rejeter le faux qu'il défendait ou à chercher le vrai qu'il ne connaissait pas ; il en arrive ainsi à
s'attacher volontairement à ce dont il ne voulait pas tout d'abord. [...]
C'est pourquoi, si en vertu du pouvoir que Dieu lui a conféré, au temps voulu, par le moyen des rois religieux et
fidèles, l'Église force à entrer dans son sein ceux qu'elle trouve dans les chemins et les haies, c'est-à-dire parmi les
schismes et les hérésies, que ceux-ci ne se plaignent pas d'être forcés, mais qu'ils considèrent où on les pousse. Le banquet
du Seigneur, c'est l'unité du corps du Christ, non seulement dans le sacrement de l'autel, mais encore dans le lieu de la
paix. Des Donatistes3 au contraire, nous pouvons dire qu'ils ne forcent personne au bien ; tous ceux qu'ils contraignent,
c'est vers le mal qu'ils les entraînent. [....] Il y a une persécution injuste, celle que font les impies à l'Église du Christ ; et il
y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies... l'Église persécute par amour et les impies par
cruauté.

Saint Augustin, Lettres 93 et 185 (408 et 417 apr. J-C).

b. Contradictions de la croyance forcée


Il est donc clair que la seule voie légitime d'inspirer la religion est de produire dans l'âme certains jugements et
certains mouvements de volonté par rapport à Dieu. Or, comme les menaces, les prisons, les amendes, les exils, les coups
de bâton, les supplices, et généralement tout ce qui est contenu sous la signification littérale de contrainte 4, ne peuvent pas
former dans l'âme les jugements de volonté, par rapport à Dieu, qui constituent l'essence de la religion ; il est clair que
cette voie-là d'établir une religion est fausse, et par conséquent que Jésus-Christ ne l'a pas commandée.
[... ] Ceux qui auparavant n'avaient pas de la Divinité les idées convenables, ou qui ne sentaient pas pour elle le
respect, l'amour et la crainte qui lui sont dus, n'acquièrent ni ces idées, ni ces sentiments, lorsque la contrainte leur

1
A entendre ici au sens large de communauté religieuse.
2
Marque d’un trop grand attachement à son opinion et à sa volonté.
3
Le donatisme est une doctrine chrétienne schismatique puis hérétique.
4
Il s’agit ici notamment de la contrainte politique.
extorque les signes externes de la religion5. Ceux qui avaient auparavant pour Dieu certains jugements, et qui croyaient
qu'il ne fallait l'honorer que d'une certaine manière, opposée à celle en faveur de qui se font les violences, ne changent
point non plus d'état intérieur à l'égard de Dieu. [...] Ainsi ces contraintes ne font rien pour Dieu [...].
Par la même raison il est évident que jamais les hommes qui ont formé des sociétés et qui ont consenti à déposer leur
liberté entre les mains d'un souverain6, n'ont prétendu lui donner droit sur leur conscience.

Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ (1686).

3. La question de l’autorité morale.


a. Nécessité d’une « religion civile ».
Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité
publique. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions importent à la
communauté. Or il importe bien à l'État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de
cette religion n'intéressent ni l'État ni ses membres qu'autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui
qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu'il lui plaît, sans qu'il
appartienne au souverain d'en connaître. Car comme il n'a point de compétence dans l'autre monde, quel que soit le sort des
sujets dans la vie à venir ce n'est pas son affaire, pourvu qu'ils soient bons citoyens dans celle-ci.
Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément
comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet
fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non
comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à
son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il
soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision sans explications ni
commentaires. L'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le
bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois, voilà les dogmes positifs. Quant aux
dogmes négatifs, je les borne à un seul ; c'est l'intolérance : elle rentre dans les cultes que nous avons exclus.
Jean-Jacques Rousseau, Contrat social (1762) Livre IV, Chapitre 8
b. Athéisme et morale
On voit à cette heure, combien il est apparent qu’une société d’athées pratiqueraient les actions civiles et morales, aussi
bien que les pratiquent les autres sociétés, pourvu qu’elle fît sévèrement punir les crimes, et qu’elle attachât de l’honneur et de
l’infamie à certaines choses. Comme l’ignorance d’un premier Être créateur et conservateur du monde, n’empêcherait pas les
membres de cette société d’être sensibles à la gloire et au mépris, à la récompense et à la peine, et à toutes les passions qui se
voient dans les autres hommes, et n’étoufferait pas toutes les lumières de la raison ; on verrait parmi eux des gens qui auraient
de la bonne foi dans le commerce, qui assisteraient les pauvres, qui s’opposeraient à l’injustice, […] qui mépriseraient les
injures, qui ne feraient tort à personne, soit parce que le désir d’être loué les pousserait à toutes ces belles actions, qui ne
sauraient manquer d’avoir l’approbation publique, soit parce que le dessein de se ménager des amis et des protecteurs, en cas de
besoin, les y porterait. […]
Il s’y ferait des crimes de toutes les espèces, je n’en doute point ; mais il ne s’y en ferait pas plus que dans les sociétés
idolâtres […].
Que l’on parcoure toutes les idées de bienfaisance qui ont lieu parmi les chrétiens, à peine en trouvera-t-on deux qui aient
été empruntées de la religion ; et quand les choses deviennent honnêtes, de malséantes qu’elles étaient, ce n’est nullement parce
que l’on a mieux consulté la morale de l’Évangile.

Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète (1682).

c. Religion, crainte et pouvoir politique.

Ce ne fut ni la crainte ni la piété qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d’en
avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu’à donner des lois et bâtir
des murailles.
Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion
pour l’état, et les autres, l’état pour la religion. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique : le culte et les
cérémonies qu’ils instituèrent furent trouvés si sages que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul
dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir.
Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner
des principes de morale ; ils ne voulurent point gêner des gens qu’ils ne connaissaient pas encore. Ils n’eurent donc
d’abord qu’une vue générale, qui était d’inspirer à un peuple, qui ne craignait rien, la crainte des dieux, et de se servir de
cette crainte pour le conduire à leur fantaisie.

5
Les contraint à manifester des signes apparents de religion.
6
Le dépositaire du pouvoir politique ; ce n'est pas nécessairement un roi ; ce peut être un gouvernement démocratiquement élu, ou une puissance
législative issue du peuple.
Montesquieu, Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716).

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