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Samir Kafas

LES
ANCIENNES
SUCRERIES
DU MAROC

192 193
Samir Kafas

LES ANCIENNES
SUCRERIES DU MAROC
HISTORIQUE

La canne à sucre a été mentionnée pour la première fois par Abu


Hanifa al-Dinawari, botaniste et encyclopédiste arabe de la fin du
IXe siècle. Cet auteur signale la canne à sucre à « Zingis », qui signifie
apparemment la ville de Tanger (Tingis), ou alors toute la Maurétanie
tingitane, envahie à l’époque par les conquérants arabes. L’introduction
de la canne à sucre devrait être faite un peu plus tard, à peu près en
même temps qu’en Espagne pour se répandre ensuite dans tout le
bassin méditerranéen. Les dernières mentions de cette riche culture
sont contenues dans Les sources inédites de l'histoire du Maroc.1 À partir
des années 1615 et 1617; on ne parle de la canne à sucre qu’au passé,
en décrivant la richesse ancienne du pays. Entre 895 et 1615, s’écoule
donc une période d’environ huit siècles au cours de laquelle historiens
et géographes ne manqueront pas de mentionner l’industrie du sucre et
d’en souligner l’importance. Cette industrie va culminer vers la moitié
du xvie siècle avec la dynastie saadienne.
Tout au long du xvie siècle, l’enjeu économique était de taille dans
la lutte qui opposa les Chérifs saadiens et les Portugais. Les sources
historiques mettent toutefois l’accent sur la guerre sainte et en font la
cause principale de l’accession des Saadiens au pouvoir2. En fait, les

1. Comte Henry de Castries. Les sources inédites de l’histoire du Maroc. 1re série, Dynastie saadienne, Archives et
bibliothèques d’Angleterre. Tome II. Paris, P. Geuthner ; Londres, Luzac, 1925.
2. Chroniqueurs et historiographes arabes contemporains des Saadiens ne s’étaient pas intéressés à leurs débuts ;

Laquas (arcades) d’Ibachralen 2,


pont aqueduc,Séguia de l’Oued
194 Qsob, Région d’Essaouira 195
nouveaux maîtres du Maroc avaient vite saisi la nécessité de se doter des moyens économiques
qui leur permettraient de conquérir progressivement le pouvoir et prendre le dessus sur les
chefferies locales que représentaient les tribus arabes et les députés jazoulites de Tidsi et de
Tiyyout. Ces centres étaient des points clefs dans le commerce du Soudan et les chefs-lieux
d’une zone agricole et industrielle prospère pour la culture de la canne à sucre. Le règne
de l’autorité sur la plaine du Souss était donc de première importance pour les Saadiens
notamment en ce qui concerne les installations sucrières concentrées dans cette contré.
À cette époque, le sucre était un produit tellement prisé par les marchands européens que
les Saadiens vont l'exploiter intensément pour enrichir leur trésor et renforcer les troupes
makhzeniennes. Il fut essentiellement échangé contre des armes dont les Saadiens avaient
grand besoin pour contrôler le pays et chasser les Portugais de Santa-Cruz du Cap de Gué.
Les fabriques à sucre affichaient un caractère dynastique certain, comme en témoignent la
plupart des sources historiques.
Dès le début du xvie siècle, Mohamed ach-Chaykh as-Saâdi entama la rénovation de
l’industrie sucrière qui va connaître un essor beaucoup plus important après la prise d’Agadir
(Santa-Cruz du Cap de Gué). Cette activité ira grandissante jusqu’à la fin du règne d’Ahmed
al-Mansour adh-Dhahbî, moment de son arrêt définitif suite aux luttes intestines qui
éclatèrent entre les héritiers légitimes3.
Sous le règne d’Ahmed al-Mansour, l’impopularité des sucreries -qui ne cessent d’étendre
leurs productions- auprès des gens du Souss obligeait toujours le Makhzen à établir une
zone de protection tout autour de ces propriétés privées du sultan. En 1580, al-Mansour
organise une expédition dans le Souss pour soumettre les tribus rebelles et recouvrer les
impôts. C’est là un exemple probant du danger permanent qui guettait les entreprises

nous en trouvons quelques bribes dans des sources tardives. Les notices les plus importantes sur cette période cruciale de l’histoire des Saadiens sont
consignées dans les chroniques et les descriptions géographiques européennes. Sur les débuts de la dynastie saadienne voir notamment l’étude de
Plan de situation m. garcía-arenal, «Mahdï, Muräbit, sharïf : l’avènement de la dynastie sa‘dienne», Studia Islamica, lxxi, 1990, pp.77-114.
des différents réseaux 3- Voir h. de Castries, Les Sources inédites de l’Histoire du Maroc, Archives et Bibliothèques d’Angleterre, t. III, 138.
hydrauliques,
Carte archéologique
d’après Paul. Berthier
196 197
makhzeniennes4. De nouvelles sucreries furent établies par la région du Souss6. Dans le sud d’autres localisations de
al-Mansour dans le Haouz et le Haha5. Cet acte traduit moindre importance sont à signaler à l’Oued Tamri, à
sans doute une volonté du sultan d’établir cette florissante l’Oued Massa et dans la région de Ksabi près de Guelmim.
industrie dans les endroits les plus sûrs de son royaume. Sur ces quatorze localisations, six ont été fouillées depuis
1957, deux de façon partielle et quatre intégralement.
DESCRIPTION
i - Sucreries Du Nord De L’atlas
Outre les plantations de canne, l’exploitation du sucre
exige la construction et l’entretien de longs canaux et de Sucrerie de Mogador
grands bassins à la fois pour l’entrainement des moulins Cette sucrerie dite également d'Oued Qsob est située à
à sucre et pour l’irrigation. Pour l’établissement des roues l’endroit où l’oued se dégage des gorges de Tameraght,
hydrauliques, les fabriques avaient intérêt à s’installer dans au débouché de la montagne et à la tête du périmètre
la montagne ou sur ses abords immédiats. Cependant, sur d’épandage dit Oulja du Qsob ou Tiourza. Elle commande
le plan agricole, il fallait atteindre les terres alluviales des tout le périmètre irrigué d’Oued Qsob et recevait ses eaux Laquas d’Aït Bou Djeddi, pont aqueduc,
Moule pain de sucre «ouljas» d’où s'effectue l’étirement des canaux d’irrigation. de la seguia dérivée du même oued. Sise sur sa rive gauche, Séguia de l’Oued Qsob, Souïra el-Qédima
Les premières recherches furent menées par Paul Berthier la sucrerie a reçu diverses appellations : Souira el-Qédima,
dont les travaux, jusqu’alors inégalés, ont mis au jour Sour el-Qédim, Sour des Larb a̒ , Tassourt Taqeddim (forme
quatorze fabriques de sucre au nord de l’Atlas et dix dans amazighe). La plus connue est Souira el-Qédima. Faut-il
encore rappeler qu’il existe dans la région de Mogador une
autre Souira el-Qédima qui n’est autre que le fort portugais
4- L. Justinard, «Notes sur l’histoire du Sous au xvie s. : I. Sidi Ahmed ou Moussa ; II. Carnet d’un
lieutenant d’El-Mansour», in Archives Marocaines, xxix, Ed. Champion, Paris, 1933, pp.165-215. d’Agouz à l’embouchure du Tensift.
Voir aussi réédition par O. Afa, « Diwân qaba’il Sus fi ‘ahd Ahmed al-Mansour ad-Dahbî, par Brahim
Ben ‘Ali al-Hassâni », Revue de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Agadir, n°1, 1987, 6- 1- Souira el Qdima (Mogador) : décembre 1948 ; 2- Chichaoua-sud et Chichaoua-nord : décembre
pp.85-120. 1948 ; 3- Oulad Messaoud, Tazemmourt I et II, Sebt des Guerdane, el-Groun- Tiouznikine, Chninet,
5- Voir A. al-Fachtâli, Manâhil as-Safâ fî ma'âthir mawâlînâ ach-chorafâ, annoté par Abd Al-Karim Aîn Saddaq et Oulad Ali : mars 1952 ; 4- Sidi Chiker : juin 1954 ; 5- Sidi Moussa : janvier 1956 ;
Kurayyim, éd. ministère des Habous et des Affaires islamiques,1972, Rabat, et M. al-Ifrânî, Nuzhat 6- Assads : mai 1958.
al-Hâdî, présenté et annoté par A. Chadli, éd. Matba‘at an-Najâh al-Jadida, (1998), Casablanca.

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Sucrerie de Chichaoua-Sud Sucrerie de Tazemmourt I
Il existe deux sucreries à Chichaoua. Elles sont toutes deux situées sur la rive droite de La sucrerie de Tazemmourt I est située à proximité immédiate du
l’oued du même nom à la pointe du triangle formé par les routes d’Essaouira à Marrakech village portant le même nom et que l’aqueduc longe sur sa face
et Chichaoua à Chemmâ ̒ïa et Safi. Le meilleur point de repère pour les retrouver est la nord-est. Elle occupe les dernières pentes d’un pli de terrain assez
Zaouïa Bel Moqaddem à environ quatre kilomètres au nord de Chichaoua. La toponymie prononcé, le Jbel Tazemmourt, et se rattache, sur le plan hydraulique,
locale désigne ces vestiges par Sour al- ̒Abîd (muraille des esclaves), terme souvent attribué au système de la séguia dite Mehdia Tahtaniya (Basse Mehdiya).
aux canaux d’irrigation et aux fabriques de sucre dans les autres zones étudiées. En berbère, le mot Tazemmourt signifie olivier sauvage. Cela ne nous
rapproche guère de la canne à sucre. Cependant, au moment de la
Sucrerie de Sidi Chiker découverte, une plateforme dite agrour isemgâne ou agrour la ̒bid, a
Elle est située sur la rive droite du Tensift, à environ quatre kilomètres de la zaouia du même été trouvée à l’intérieur du village. Selon la tradition, au beau temps
Salle des machines, emplacement du broyeur et traces
nom et au débouché de la grande seguia dite Herroussia. La toponymie est assez pauvre, de la sucrerie les esclaves venaient s’y rassembler, danser et jouer de des canaux d’écoulement, sucrerie de Souïra Qedima
le lieu porterait le même nom que la seguia Herroussia. Sur la sucrerie elle-même, il n’y a la musique. Le site a été fouillé en novembre 1958, simultanément
aucune donnée. L’identification de Sidi Chiker en 1954 est faite en se basant sur la présence avec Tazemmourt II.
d’un pan d’aqueduc d’environ 40 m, au débouché de la seguia Herroussia, aucun autre indice
n’était apparent. Sucrerie de Tazemmourt II
La sucrerie de Tazemmourt II n’est éloignée de la première que de
ii - Sucreries du sud de L’Atlas ( Souss) 5 km environ vers l’Ouest. Elle se trouve à proximité des villages
d’Adouar et des Oulad Abdou. L’identification de cette sucrerie s’est
Sucrerie d'Oulad Messaoud faite pour la première fois par P. Berthier en mars 1952. Avant les
Elle est située sur la rive gauche d’Oued Souss à environ six kilomètres au sud du fleuve, à fouilles, le site se présentait dans de bonnes conditions. L’aqueduc,
proximité de la route d’Ighrem et du village de Oulad Messaoud. Au point de vue hydraulique en général très bien conservé, ne parvenait cependant pas à son point
c’est le premier établissement identifié sur le réseau de la seguia Mehdia. Cette localisation terminal. Les gros murs de la sucrerie étaient en partie détruits.
fut identifiée ainsi que presque toutes celles du Souss en mars 1952. Le site se présentait dans
des conditions très favorables avant qu'il ne soit investi par les fouilles de mai et novembre Dans la quasi-totalité des fabriques fouillées se retrouvent les mêmes Bassain d’accumulation,
1958, et mai 1959. subdivisions essentielles : Séguia de l’Oued Qsob, Région
d’Essaouira

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- L’installation hydraulique comprenant une chute d’eau de 10 mètres
environ de haut, la gorge de la roue hydraulique, le canal de fuite et
des bassins ;
- La salle des machines où se trouve l’emplacement des broyeurs ou
presses ainsi que les canaux et les citernes servant à l’écoulement et
au stockage du jus ;
- La salle de cuisson contenant les cuves, les fours, les foyers de chauffe
et les poteries.
Parmi les indices les plus sûrs, qui authentifient de telles installations,
est la présence de la poterie et plus précisément du « moule à pain
de sucre » ou du « pot de sucrerie » .Les textes historiques peuvent
palier aux lacunes des vestiges archéologiques, bien qu’ils restent
muets quant aux techniques de fabrication du sucre. Ainsi El-Ifrani,
dans sa Nouzhat al-Hâdî rapporte que le marbre apporté d’Italie
était payé en sucre poids pour poids, al-Mansour ayant établi dans le
Haha, le Chichaoua et ailleurs encore de nombreux pressoirs pour la
canne à sucre. D’autres témoignages sont contenus dans la relation de
Ro. C., datant de 16097, qui énumèrent les ressources ayant contribué
à la prospérité d’al-Mansour et dont ils citent l’or du Soudan, le sel
de Taghazza et le produit des sucreries de Marrakech, Taroudant et
Mogador.

7. H. de Castries, Les Sources inédites de l’Histoire du Maroc, Archives et Bibliothèques d’Angleterre, t. iii, pp. 248-65

Samir Kafas
Chef de la Division de l’inventaire
et de la documentation du patrimoine
Trace de frottement
de la roue hydraulique,
sucrerie de Souïra
202 el-Qédima 203

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