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Entretien avec Sarah Frioux-Salgas

Elara Bertho : Vous êtes archiviste au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac. En
lien étroit avec cette activité aux archives, vous menez également une carrière de
commissaire d’exposition, où vous construisez une histoire intellectuelle,
diplomatique et artistique, à la croisée des arts et des lettres. Léopold Sédar
Senghor revient comme un leitmotiv dans vos diverses expositions. Pourriez-vous
revenir sur la place du poète-président dans votre parcours, à la fois comme
archiviste et comme commissaire ?

Sarah Frioux-Salgas : Senghor avait, au départ, une place très périphérique. En


2009, j’ai fait ma première exposition au Quai Branly : elle portait sur Présence
africaine qui s’appelait « Un mouvement, une tribune, un réseau » 1. Je voulais
retracer l’histoire d’un mouvement à partir d’une maison d’édition, et d’une
revue, qui a été à l’initiative de trois grands événements : les congrès de 1956 à
Paris, de 1959 à Rome et de 1966 à Dakar. Senghor a très peu publié chez Présence
Africaine. Il participe en revanche de cette aventure intellectuelle qu’est Présence,
d’autant plus qu’Alioune Diop était Sénégalais : il sollicite son compatriote en tant
que spécialiste de l’Afrique, poète, mais aussi membre de la revue Les Temps
modernes. Présence Africaine avait imaginé à Paris plein d’espaces de discussions.
On voit dans les archives de Michel Leiris qu’ils étaient à l’initiative de croisements
d’intellectuels africains, antillais et français, dont Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir 2. Ils organisaient des conférences et Senghor était tout le temps de ces
discussions.

Pour le colloque de 1956, en lisant le texte de Senghor, on voit que Césaire se fait
attaquer par les Africains-Américains à cause de sa comparaison entre la
ségrégation raciale aux États-Unis et la colonisation, et Senghor prend la défense

1
Cette exposition a eu lieu du 10 novembre 2009 au 31 janvier 2010 au Musée du Quai
Branly – Jacques Chirac. Le livret de l’exposition est disponible en ligne à
adresse suivante : https://www.quaibranly.fr/fileadmin/user_upload/1-
Edito/6-Footer/3-Si-vous-etes/2-Enseignant-
animateurs/DOSSIER_PEDAGOGIQUE_PRESENCE_AFRICAINE_MUSEE_DU_Q
UAI_BRANLY.pdf (c. le 29-09-2023). Voir également le dossier paru dans
Gradhiva, qui fonctionne comme un catalogue augmenté de cette
exposition, et notamment l’introduction : FRIOUX-SALGAS (Sarah), « Présence
Africaine. Une tribune, un mouvement, un réseau », Gradhiva : revue
d’anthropologie et d’histoire des arts, no10, 2009, p. 4-21. URL :
https://journals.openedition.org/gradhiva/1475 (c. 29-09-2023).
2
Archives Michel Leiris conservées au Laboratoire d’anthropologie sociale, sous la cote
fr/cdf/FMLE /01.01.00137
de Césaire. Il dit : « Vous luttez contre la ségrégation, pour l’égalité. Nous aussi.
Vous êtes citoyens américains. Nous sommes citoyens français » 3. En soutenant
la position de son ami, il appelle à une option fédérale, en tant que Français et
Africain, à l’échelle de l’Empire 4. Je retiens plusieurs choses de cet épisode : la
manière dont Senghor défend Césaire ; la façon dont il parle de métissage en 1956,
avec une vraie ouverture ; et surtout sa description de la violence coloniale, de la
situation de l’esclavage, avec l’idée que la solution ne peut passer que par la
culture.

Je signalais également, à l’époque, le congrès de la Société Africaine de Culture et


de la Société Européenne de Culture les 22-24 février 1960, avec une intervention
de Senghor très remarquée. Cette deuxième réunion est passée sous les radars.
Frantz Fanon, Édouard Glissant étaient tous présents. C’est en réalité à partir
d’une intervention de Senghor que tout le monde discute. C’est publié dans une
revue qui s’appelle Comprendre, qui est aux Archives du Musée du Quai Branly 5.

Il y a eu ensuite l’exposition « Dakar 66. Chroniques d’un festival panafricain ».


Avec Dominique Malaquais et Cédric Vincent, nous souhaitions replacer
l’exposition dans le contexte de la Guerre Froide 6. Nous avons été très critiques
avec Senghor, en montrant les opérations de déguerpissement, les complicités
avec la France, les premières manifestations de 1966, pré-1968. Il y avait plein de
non-dits à l’époque sur cet événement et sur sa véritable réception au Sénégal –
même s’il est aujourd’hui une source de fierté pour la plupart des Sénégalais. Les

3
Propos rapporté dans FRIOUX-SALGAS (S.), « Le Premier Congrès international des
écrivains et artistes noirs (Paris, Sorbonne, 19-22 septembre 1956) : replay »,
Hommes & migrations, 1332, 2021/1, p. 143-149.
https://journals.openedition.org/hommesmigrations/12279 - c. 05-12-2023
4
Sur cette option fédérale, voir HEINIGER (Sébastien), Décolonisation, fédéralisme et
poésie chez Léopold Sédar Senghor. Paris : Classiques Garnier, coll. Études de
littérature des XXe et XXIe siècles, 2022, 478 p.
5
« Culture de l’Afrique noire et de l’Occident ». Première table ronde tenue à Rome du
22-24 février 1960 avec les conférences de François Mauriac et Léopold
Sédar Senghor, tiré à part, extrait de la revue Comprendre, n°21-22, 1961,
94 p.
6
L’exposition a eu lieu du 16 février 2016 au 15 mai 2016, au Musée du Quai Branly –
Jacques Chirac. Il n’y a pas de catalogue publié, mais des informations
disponibles sur le site du musée : https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-
evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/dakar-66-
36335/ (c. le 29-09-2023). Les deux commissaires coordonnent le
programme PANAFEST Archive, dont le webdocumentaire est disponible à
cette adresse : http://webdocs-sciences-sociales.science/panafest/ (c. le 29-
09-2023). Concernant le rôle des festivals panafricains dans la structuration
du champ artistique, voir : VINCENT (Cédric), « “Ils construisent pour le
futur...” », Africultures, n°73, 2008, p. 12-17 ; http://africultures.com/ils-
construisent-pour-le-futur-7574/ - c. 05-12-2023. Enfin, signalons que Sarah
Frioux-Salgas continue d’animer le carnet de recherches consacré au Festival
Mondial des Arts Nègres, https://fman.hypotheses.org/, c. 29-09-2023.
contradictions du festival tenaient par exemple à l’absence de Cheikh Anta Diop
au colloque : il reçoit tout de même un prix, de même que Sembène Ousmane. On
pourrait également citer, comme exemple des ambivalences des intellectuels de
l’époque, la position de Wole Soyinka qui avait attaqué violemment la Négritude
quelques années auparavant, mais qui était finalement présent à cet événement
comme tous les autres. Cela a tout de même été le marqueur de la fin d’un combat
pour toute une génération. Manthia Diawara a réalisé un film où il met en scène
un dialogue entre Wole Soyinka et des archives d’interviews de Senghor : il les fait
se retrouver autour d’un objectif commun, avec des discours et des stratégies
différentes 7. Dakar 66, c’était aussi ça : se rassembler et porter un même combat.
Senghor est toujours plus complexe que ce qu’on imagine : on lui reproche
beaucoup sa francophonie, mais on voit qu’il fait appel à tout le monde. Les Russes
sont là en prêtant un grand bateau-hôtel, le Rossia, des poètes soviétiques sont
présents… Senghor envoie des étudiants se former en URSS. Certes, il est très
rattaché à la Francophonie, mais finalement il a envoyé des Sénégalais se former
un peu partout. Ce n’était pas que des bourses offertes par les pays « hôtes » mais
l’État sénégalais finançait aussi des séjours d’étudiants au Mexique, en Allemagne,
en Europe de l’Est, en Chine….

Je travaille donc depuis plusieurs années sur le festival de 1966, et je comprends


que la stratégie politique de Senghor a été bien plus complexe qu'on ne l'imagine.
C’était indispensable pour réussir à organiser un tel évènement mais certainement
aussi pour des raisons politiques plus large. Ce constat ne m’empêche pas d’avoir
un regard critique sur sa politique, mais il me paraît nécessaire de travailler sur ces
personnalités complexes, en évitant de les figer dans une période, en travaillant
sur le contexte plus général d’une époque et en essayant de voir avec qui ils
étaient en dialogue.

J’ai retrouvé Senghor en travaillant sur un projet de recherche mené récemment :


« FESMAN : partages d’archives ». L’idée était de faire un guide des sources, entre
la Suisse, la France et le Sénégal 8, et de réindexer les archives de l’INA, totalement
invisibilisées parce que mal indexées. L’objectif était aussi de créer un dictionnaire
en ligne du Festival 9. Diane Turquety a écrit un article sur ce projet et notre
méthodologie 10.

7
DIAWARA (Manthia), Negritude : A Dialogue between Wole Soyinka and Léopold Sédar
Senghor. NYAFF, États-Unis / France, film, 2015, 59 min.
8
Cf. FRIOUX SALGAS (S.), GRAND (Lucile), TURQUETY (Diane), Guide des sources du FESMAN,
111 p., en ligne : https://fman.hypotheses.org/files/2022/09/Guide-des-
sources-2607.pdf (c. 29-09-2023) ;
9
Le dictionnaire est disponible à l’adresse suivante : https://fman.huma-
num.fr/s/dictionnaire/page/bienvenue (c. 29-09-2023)
10
TURQUETY (D.), « Pour un partage d’archives : le « 1er Festival mondial des arts nègres,
Dakar 1966 » [en ligne], Trouble dans les collections (2022), disponible
L’exposition « Senghor et les arts : réinventer l’universel », est dans le
prolongement de ces expositions précédentes 11.

EB : Quels fonds du musée entrent en résonnance avec cette exposition « Senghor


et les arts » de 2023 ? Comment l’avez-vous construite ?

SFS : Au Quai Branly, nous conservons la collection complète de Présence Africaine


et beaucoup de publications de Senghor lui-même. Nous conservons aussi le fond
Panafest Archives, qui rassemble les archives des quatre grands festivals
panafricains du XXe siècle, donc le festival de 1966 12. Mais nous avons surtout reçu
une donation de Jean Gérard Bosio. C’est majoritairement une donation de
tableaux de l’École de Dakar, des photos de l’exposition « Picasso » de Dakar en
1972, et quelques livres de traductions de Senghor en langues étrangères. Au
moment de l’exposition Dakar 66, Roland Colin, que j’avais rencontré en
travaillant sur Présence Africaine (nous nous étions très bien entendus et j’ai
toujours été très admirative de sa lucidité, jonglant entre sa fidélité à Mamadou
Dia et à Senghor), m’a conseillé de contacter Jean Gérard Bosio qui avait été le
conseiller culturel de Senghor de 1970 à 1980. C’était Georges Pompidou qui avait
connu Bosio : il avait été envoyé au Sénégal à seulement 22 ans. Il a été
époustouflé par la personnalité de Senghor, et il l’a accompagné toute sa vie. Il
raconte tout cela dans un témoignage que nous présentons dans l’exposition.
C’est donc cet ancien diplomate, toujours très fidèle à Senghor, qui a joué un rôle
très important dans les expositions internationales du Musée Dynamique,
notamment celles qui furent consacrés Chagall, Soulages, Picasso, Manessier….
C’était spectaculaire de les faire venir au Sénégal à cette époque. C’était le seul
pays en Afrique à faire venir ces artistes. Bosio s’est aussi battu pour que
l’exposition de 1974, « Art sénégalais d’aujourd’hui », puisse faire venir au Grand
Palais des artistes sénégalais. Au Ministère de la Culture, un tel projet ne faisait
pas l’unanimité. Nous avons constaté dans les correspondances à quel point il
s’était battu. Avant 1974, Senghor avait déjà fait, des artistes sénégalais, des
ambassadeurs culturels de son pays, notamment en organisant une
représentation de Macbeth par la troupe du théâtre Sorano, au théâtre de l’Odéon
à Paris.

Pour revenir à Jean-Gérard Bosio, ce dernier avait très actif dans le premier projet
avorté du Musée des Civilisations Noires, qui commence à être discuté en 1974.

sur https://troublesdanslescollections.fr/2022/12/23/article-7-3/ (c. 29-09-


2023).
11
Cette exposition a eu lieu du 7 février 2023 au 19 novembre 2023 ; cf. :
https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-
musee/expositions/details-de-levenement/e/senghor-et-les-arts (c. 29-09-
2023). Voir également le catalogue d’exposition : DIOUF (Mamadou), FRIOUX-
SALGAS (S.), LIGNER (Sarah), Senghor et les arts : réinventer l’universel. Paris :
Musée du Quai Branly - Jacques Chirac, 2023, 183 p.
12
Fonds Panafest. Musée du quai Branly - Jacques Chirac. 35AP
Ce projet titanesque devait aboutir à la construction d’un immense complexe
culturel, installé entre la Médina et Le Plateau : il aurait nécessité de raser un
quartier de Dakar. En quelque sorte, Bosio était le bras armé culturel de Senghor.
Ils fonctionnaient ainsi : Senghor savait très clairement ce qu’il voulait au départ,
et Bosio le mettait en place grâce à ses réseaux. Bosio accompagnait
systématiquement les expositions, au Mexique et ailleurs. Pour revenir au
déplacement des étudiants sénégalais, Bosio décrochait des bourses lors de ces
voyages diplomatiques. Éric Camara a ainsi bénéficié d’une bourse au Mexique, il
a travaillé au Musée d’Anthropologie de Mexico, et il y resté. C’est l’un des
exemples de cette diplomatie culturelle à l’œuvre.

Bosio a plusieurs fois souhaité donner sa collection au Sénégal, qui a toujours


refusé. La désenghorisation a laissé des traces. Il est petit à petit revenu vers nous,
au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, tout en gardant une partie des objets
pour le Sénégal. C’est ce don qui nous a donné l’idée d’une exposition sur la
diplomatie culturelle de Senghor. Bosio est présent dans l’exposition par un
entretien filmé mais aussi dans le catalogue.

Au Musée, nous conservons aussi le fond d’archives de la revue Bingo. Nous avons
quasiment tous les numéros et la collection photographique de Bingo 13. Cette
revue panafricaine est une manne photographique sur l’histoire du continent.
Nous avons aussi tout Dakar matin. Le Sénégal, et Senghor indirectement, sont
donc très présents dans nos collections.

Pour finir, ces dons d’archives sont certainement liés à mes préoccupations qui
tournent autour de l’histoire du panafricanisme. Je crois que le facteur humain est
très important dans l’acquisition d’archives et mon prisme panafricain fait que les
chercheurs de Panafest Archives ont donné le fruit de leur collecte d’archives
informelles au musée, mon travail sur Présence Africaine m’a permis de
rencontrer Bosio…. Les archives Cunard et les archives Beckett ont été achetées à
Austin au Texas, parce que l’archiviste était passionné par l’avant-garde
anglaise 14. Le fond Bingo et le fonds Panafest sont venus au Quai Branly parce que
j’avais les connexions pour les faire venir.

EB : Comment défendre une histoire des idées et une histoire intellectuelle au sein
du Quai Branly ? Comment exposer des archives ? Quelles solutions avez-vous
inventé pour donner à lire et à entendre de la littérature ?

SFS : Mon père, Jean-Pierre Salgas, était critique littéraire, et il s’intéressait


particulièrement à l’histoire intellectuelle, dont celles des anciens colonisé.e.s.
Cela vient donc aussi de mes parents. À quinze ans, mon père m’a offert Peau

13
Les cotes des fonds cités dans ce paragraphe sont les suivantes : P6283, Médiathèque
du Quai Branly pour Bingo ; P6334 pour Dakar Matin ; 35AP pour le Fonds
Panafest.
14
Fonds Harry Ransom Center, Université d’Austin, Texas ; Fonds Nancy Cunard,
Manuscript Collection MS-01010 ; Fonds Beckett MS-00297.
noire, masques blancs de Fanon et Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en
France de Pierre Goldman, deux livres fondamentaux dans mes engagements
adolescents. De mon côté, j’ai une formation d’historienne de l’Afrique et j’ai vécu
une période de grandes controverses sur l’afrocentrisme. « Qui parle de l’Afrique
et comment ? » étaient des questions structurantes au moment de mes études, et
cela avait été très violent. La prise de parole sur le continent m’a toujours
intéressée. On connaissait peu la prise de parole des dominés, en dehors des
grands moments de résistance armée, comme la Guerre d’Algérie par exemple.

Sinon, ma mère est conservatrice de musée, et depuis ma petite enfance, elle m’a
toujours emmenée voir des expositions, nous avons même habité au-dessus d’un
musée. Et de mon côté, pendant mes études, j’ai eu la chance d’être assistante
d’exposition au Musée d’histoire du judaïsme, où j’avais été impressionnée par
une très belle exposition sur les revues d’avant-garde yiddishs 15.

J’ai été embauchée en 2003 au Musée du Quai Branly et quelques années plus
tard, en 2008, j’ai proposé une exposition sur l’histoire de Présence Africaine en
sachant que cette maison d’édition était un prisme passionnant pour parler de
l’histoire des idées des intellectuels noirs du XXe siècle. Par ailleurs, j’avais été très
inspirée par une magnifique exposition à Londres, organisée entre autres par
Denis Hollier, sur la revue Document. Dans un premier temps, mon projet a été
refusé puis, comme je suis têtue, je l’ai reproposé ensuite à deux autres personnes
et ça a marché notamment grâce à Hélène Fulgence, qui dirigeait le département
du développement culturel et à Yves Le Fur, qui s’occupait du département des
collections. J’avais trente ans, le Musée avait quatre ans. Je ne faisais d’ombre à
personne. Je ne présentais pas d’objet. Il n’y avait pas encore d’exposition
présentant majoritairement des archives. Je ne sais pas pourquoi ils m’ont fait
confiance. Je n’ai pas eu de catalogue pour cette exposition ni pour celle sur Nancy
Cunard mais j’ai pu coordonner deux numéros de la revue du musée, Gradhiva,
avec ma collègue et amie Maira Muchnik qui en est la responsable. C’était bien
mieux, car plus adapté à ce qui m’intéressait. C’est une publication en ligne bien
mieux diffusée qu’un catalogue d’exposition. Travailler sur Présence africaine m’a
permis de suivre plusieurs pistes. C’est un peu la genèse du reste de mes
recherches, que je n’ai pas cessé de déployer depuis vingt ans. En travaillant sur la
période qui précédait la création de Présence Africaine, je suis tombée sur Nancy
Cunard, et sur la Negro Anthology conservée à la bibliothèque du musée 16.

15
L’exposition « Futur antérieur : l'avant-garde et le livre yiddish (1914-1939) » s’est
tenue du 11 février au 17 mai 2009 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme,
à Paris. Voir Ackerman (Ada) et Hazan-Brunet (Nathalie), dir., Futur
antérieur : l’avant-garde et le livre yiddish (1914-1939). Paris : Skira
Flammarian ; Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 2009, 271 p., ill.
16
Voir aussi FRIOUX-SALGAS (S.), « “L’Atlantique noir” de Nancy Cunard, Negro Anthology,
1931-1934 », in FRIOUX-SALGAS (S.), « L’Atlantique noir » de Nancy Cunard,
dossier paru dans Gradhiva : revue d’anthropologie et d’histoire des arts,
n°19, 2014, p. 4-29.
Ensuite, c’étaient les sœurs Nardal et la Revue du Monde Noir (dont nous avons la
collection complète). Et le festival de 1966 était déjà présent dans l’exposition sur
Présence Africaine, car Alioune Diop, son fondateur, avait participé activement à
l’organisation du colloque. Dans cette section, nous avons présenté des archives
administratives et privées qui étaient dans les fonds récupérés du Musée National
des Arts d’Afrique et d’Océanie et du Musée de l’Homme. J’ai également eu
l’occasion d’interroger Édouard Glissant lors du travail autour de cette exposition.
Au musée du Quai Branly, je pense que les gens n’ont pas pris toujours la mesure
de mes propositions, qui prenaient d’une certaine manière le contrepied de ce
qu’était le musée en tant que tel, mais ils m’ont fait confiance. Cette exposition a
bien marché, elle est allée au Sénégal, puis elle a fait le tour de l’Afrique sous la
forme de panneaux.

Ensuite, ils ont continué à me faire confiance sur l’histoire des idées, sur l’histoire
des dominés. Ils ont accepté mes projets systématiquement. Il y a eu l’exposition
« Le Siècle du Jazz », « Paul Robeson 1898-1976 : un homme du Tout-Monde » et
« Color Line » 17 : cela faisait une collection d’expositions sur l’histoire des luttes,
de l’anticolonialisme, de la ségrégation raciale…

Pour revenir à la forme de mes expositions, j’aime beaucoup y faire entendre de


la poésie ou même y reproduire des poèmes. Dans « Présence Africaine », j’avais
reproduit un poème violemment anticolonialiste de David Diop : « Le Temps du
martyr » 18.

Je me suis toujours adaptée à de petits espaces, avec des moyens moins


importants que pour les grosses expositions mais avec des équipes formidables,
aussi impliquées que si je faisais une exposition grand public. Je n’ai jamais eu le
sentiment que l’investissement était moins important parce que je faisais une
petite exposition. Et presqu’à chaque fois, ça a eu du succès. La politique
d’exposition a aussi la vocation d’être un contrepoint au discours du Musée. Et au
Quai Branly, pendant longtemps cette ligne a été suivie. C’est une institution
intéressante car, finalement, même si c’est un établissement à vocation très grand

17
L’exposition « Le Siècle du jazz », organisée par le Museo di arte moderna e
contemporanea di Trento e Rovereto, le Musée du quai Branly et le Centre
de cultura contemporània de Barcelone, a été présentée à Paris du
17 mars au 28 juin 2009 ; voir SOUTIF (Daniel), Le Siècle du jazz : art, cinéma,
musique et photographie de Picasso à Basquiat. Paris : Musée du quai
Branly ; Skira-Flammarion, 2009, 446 p., ill., 29 cm. L’exposition « The Color
Line : les artistes africains-américains et la ségrégation » s’est tenue du
4 octobre 2016 au 15 janvier 2017. Voir SOUTIF (D.), The Color Line : les
artistes africains-américains et la ségrégation 1865-2016. Paris : Flammarion,
2016, 399 p., 30 cm, ill. L’exposition « Paul Robeson 1898-1976 : un homme
du Tout-Monde » s’est tenue du 26 juin au 14 octobre 2018. Le livret est
téléchargeable à l’adresse suivante :
https://www.fondationmartineaublet.fr/img/02f/mqb-cp-paulrobeson.pdf
(c. 29-09-2023)
18
Présence Africaine, n°2, 1948/1, p. 235-236.
public, où le discours de plateau des collections est figé à cause de la scénographie
et de l’appareil discursif qui accompagne les objets, il y a toujours eu des espaces
critiques. Les prises de paroles sont donc très variées. En interne, je valorise nos
collections d’archives, des collections de la médiathèque, des ouvrages. Je
participe à la valorisation d’autres types de collections que des objets.

« Senghor » est ma plus grande exposition. On était trois commissaires, avec


Mamadou Diouf et Sarah Ligner.

La prochaine exposition que je prépare porte sur trois femmes anthropologues :


Zora Neale Hurston, Katherine Dunham et Eslanda Robeson. Ces trois femmes
étaient déjà présentes dans mes précédentes expositions, que ce soit sur Paul
Robeson, sur Nancy Cunard ou sur Dakar 66. Elles ont été formées par Franz Boas,
par Melville Herskovits. Elles vont faire des terrains toutes les trois : Eslanda
Robeson se rend en Afrique du Sud en 1936, elle rencontre les premiers militants
de l’ANC, elle ne devient pas anthropologue mais une grande militante et
journaliste. Zora Neale Hurston fait du terrain pour Franz Boas sur sa ville, sur le
vodun, sur la Nouvelle Orléans, elle publie dans la Negro Anthology puis elle
devient écrivaine. Elle utilise, dans son écriture, son terrain d’anthropologue. Et
Katherine Dunham, quant à elle, fait du terrain en Haïti, en Jamaïque, sur le vodun
et la danse. Elle devient une grande danseuse en intégrant ce qu’elle a appris sur
le terrain. Ces trois femmes détournent leur formation en anthropologie pour faire
autre chose. Cette exposition aura lieu dans un an. Elle s’inscrit toujours dans la
lignée du chemin de fer initial posé par l’exposition Présence Africaine.

J’ai aussi ce projet au Grand Palais sur Dakar 66, dans deux ans. Chris Dercon, qui
a dirigé la Réunion des Musées Nationaux pendant quelques années, a voulu ce
projet pour la réouverture du Grand Palais après travaux en 2025. Il s’intéresse
depuis longtemps à la production des artistes du Sud global. Il a notamment
intégré ces artistes dans le parcours permanent de la Tate Modern à Londres, à
l’époque où il dirigeait ce grand musée anglais. Pourquoi cette idée ? En 1966,
l’exposition inaugurale du Grand Palais était en réalité l’exposition de Dakar, qui
était venue à Paris. Aujourd’hui, on croit que c’est l’exposition Picasso qui a
inauguré le Grand Palais, mais Chris Dercon a découvert que ce n’était pas le cas.
À mon avis, c’est parce qu’il a lui-même eu un parcours non-français, en étant à la
Tate Gallery, qu’il a été sensibilisé à ces questions d’artistes du Sud. Ce n’était pas
du tout évident : c’est un vrai geste politique que de rouvrir le Grand Palais avec
une exposition sur Dakar en rappelant l’histoire de ce lieu, intimement liée au
Sénégal. Mais malheureusement Chris Dercon est parti : il va diriger la Fondation
Cartier. En tout cas, l’exposition aura lieu grâce à lui. Senghor va de nouveau être
un fil conducteur. L’idée sera tout de même de déconstruire le festival de 1966 :
nous voulons aussi montrer comment il a été une chappe de plomb pour
invisibiliser des histoires culturelles des pays partenaires, comment Senghor a
également utilisé le festival pour mener des politiques urbaines de
déguerpissements, ce qui ne s’est pas fait sans violences. Il s’agit de réinterroger
les politiques culturelles nationales de l’époque. Nous sommes quatre
commissaires d’exposition : Yves Le Fur traite de l’exposition d’art ancien ; Sarah
Ligner va travailler sur l’exposition « Tendances et confrontations » ; Malick
Ndiaye se concentre sur l’exposition de 1974 et les artistes contemporains ; moi,
je m’occupe de ce qui a précédé le festival et du festival en lui-même, bref la
section sans œuvre, toujours la même histoire ! Par ailleurs, je crois qu’il n’est plus
possible d’avoir une seule voix dans une exposition : « la voix du commissaire » ne
doit plus être unique. Nous croyons à ce fonctionnement communautaire.

De la même manière, pour casser cette voix unique d’un commissaire qui aurait
une narration homogène, on a décidé d’avoir des espaces critiques dans chaque
section : ces espaces évoqueront les non-dits du festival, l’histoire du théâtre,
l’exposition d’« art nègre » et la question des restitutions, ou encore les
expositions d’art ancien qui ont eu lieu dans les années 1930. L’idée est
d’interroger notre propos. Nous allons contacter des chercheurs, des historiens de
l’art : nous allons leur proposer des thèmes, avec dix items pour discuter du sujet :
une photographie, une citation, un collage, une œuvre viendront proposer des pas
de côté par rapport à la linéarité du circuit suivi par le spectateur.

Par exemple, concernant le théâtre, qui a été très présent au festival de 1966, on
pourrait imaginer un espace critique qui montrerait comment le théâtre militant
était mobilisé ailleurs à cette période. On va certainement demander à Christine
Douxami de réagir à la dictature au Brésil, et de montrer comment le Théâtre
« noir » (Teatro Popular Negro) a été occulté : le Brésil n’a en effet envoyé que des
danseuses de samba 19. On va demander à Sarah Fila Bakabadio de travailler sur
une troupe de danse à Harlem et de montrer comment les États-Unis envoient une
autre troupe de danse qui n’est pas aussi militante que celle-ci. Il faudra en outre
interroger la ville, l’architecture, la gestion des pauvres à Dakar même.

On va également se mettre en lien avec « Alter Natives », une association qui


travaille avec des jeunes primo-arrivants en France ou des jeunes de Montreuil en
décrochage scolaire. Ils étudient des histoires de parcours d’objets, ils travaillent
de manière indirecte sur les restitutions. Ils viennent souvent aux archives du
Musée du Quai Branly, ils ont fait plein de dossiers. Ces jeunes seront dans les
espaces critiques. Là, l’idée est de leur donner la parole sur l’histoire du festival, à
travers plusieurs angles. L’idée est de voir aussi l’impact ou le non-impact au
Sénégal, en province, en interrogeant aussi des gens d’aujourd’hui sur le festival.
Ce sera une histoire alternative du festival qui se dessinera à travers les questions
de ces jeunes.

19
Pour une histoire du théâtre populaire au Brésil, voir DOUXAMI (Christine), « Des
théâtres populaires et contemporains dans un Brésil historiquement sous
tensions coloniales : quelle(s) voix aujourd’hui ? », Cahiers de littérature
orale, 2021, n°89-90, p. 71-102.
EB : Comment avez-vous travaillé avec le Sénégal ? Quelles solutions ont été
imaginées pour faire voyager les expositions que vous avez montées et avec
quelles réceptions ?

SFS : Je travaille depuis longtemps avec la Bibliothèque universitaire de Dakar :


l’exposition a été présentée en 2011, au cœur de la BU. J’ai travaillé trois semaines
là-bas avec les collègues. On a donné nos copies d’archives sur le festival. Je
travaille aussi avec la radio et la télévision du Sénégal, les ANS, la direction
cinématographique du festival. Nous avons restitué les archives de l’INA pour
qu’elles soient accessibles depuis Dakar. Diane Turquety a écrit un article dans
Troubles dans les collections sur les enjeux d’une telle collaboration 20.

20
TURQUETY (Diane), « Pour un partage d’archives : le “premier Festival mondial des arts
nègres, Dakar 1966” », art. cit.

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