Vous êtes sur la page 1sur 9

Relire Senghor ?

Pourquoi relire Senghor aujourd’hui ? À quoi bon ? Ce dossier entend fédérer


les énergies pour proposer de nouvelles lectures d’un « classique » trop souvent
mal connu. En France, on encense un Senghor international, français et
francophone, mais on le lit en somme très peu ; au Sénégal, l’œuvre est réduite au
rôle politique de son auteur et il arrive, là encore, qu’on se dispense de la lire
vraiment. Que de mémoires contrastées, si ce n’est contradictoires !

Le pari de ce dossier est d’aborder Senghor dans toutes ses ambiguïtés, en


admettant qu’il est porteur d’un bilan politique contrasté qu’il importe de rappeler
en France, mais aussi de potentiels heuristiques que nous gagnerions à prendre
en compte, au Sénégal et ailleurs. Trop souvent, les études qui lui ont été
consacrées se sont mutuellement ignorées : littéraires et politistes se toisent sans
s’entrelire. Senghor est ainsi étudié par des poéticiens, des généticiens et des
écrivains qui se gardent de confronter le poète de l’universel au président qui
dénonça sans sourciller l’encombrement des rues de Dakar par des « déchets
humains » en 1966. Il s’agit pourtant de la même personne. Senghor peut chanter
les fleuves, les rivières, les lacs de sa « Mésopotamie » natale, sise entre le Sine et
le Saloum, et décider de la construction des grands barrages qui bouleversèrent
l’écosystème décrit par la poésie en peul de Bakary Diallo. Face à de telles
contradictions apparentes, il est difficile de penser la coexistence des discours et
des actes, le rapport des textes poétiques aux textes politiques. Les politistes,
quant à eux, s’intéressent rarement aux nouvelles recherches portant sur
l’écopoétique ou sur les utopies fédérales formulées dans l’œuvre littéraire. Le
présent dossier entend pallier cette lacune en rassemblant des spécialistes issus
d’horizons divers pour entamer un dialogue entre les disciplines 1.

Une intense actualité bibliographique

Les articles rassemblés dans ce numéro s’inscrivent dans une actualité à la fois
éditoriale, scientifique et artistique, aussi bien au Sénégal, qu’aux États-Unis ou en
France. Depuis une quinzaine d’années, de nouvelles recherches affrontent le
bilan politique de Senghor. La « crise » de 1962 fait l’objet de témoignages inédits
et de nouvelles enquêtes : citons ici le film de William Ousmane Mbaye, le récit de

1
Le Groupe de recherche international sur Senghor, fondé en 2022 par l’ITEM/ENS-CNRS et le
Département de Lettres modernes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar croise avec profit les
disciplines et perspectives.
Roland Colin 2 ou les travaux en cours de Mouhamadou Moustapha Sow 3. Les
autobiographies d’acteurs politiques sénégalais abondent désormais 4, qui
permettent de complexifier et de nuancer le bilan de sa présidence. Des figures
d’opposition sont exhumées, comme celle d’Omar Blondin Diop, dont Florian
Bobin a publié les œuvres jusque-là restées inédites 5. Le procès en néo-
colonialisme, qui n’est pas nouveau, se trouve reformulé 6. Pascal Bianchini
retrace l’histoire du Parti Africain de l’Indépendance, interdit, muselé, contraint à
l’exil, et les diverses stratégies mises en place par les militants pour continuer à
s’engager malgré la censure ; aux côtés de François Blum, il replace le 1968
sénégalais dans une histoire globale des répressions des mouvements
estudiantins 7. Le style politique du président et sa stratégie de construction
nationale sont également revisités, faisant émerger un Senghor arpenteur des
terroirs et plus « vernaculaire » qu’on ne l’imagine souvent, du moins dans les
débuts de sa carrière politique 8. Dans nombre de travaux, c’est la politique

2
Président Dia, Paris, Autoproduction [éd., distrib.], 2012 ; COLIN (Roland), Sénégal notre pirogue :
au soleil de la liberté. Journal de bord 1955-1980. Paris : Présence africaine, 2007, 405 p. ;
COLIN (R.), PERROT (Thomas), SMITH (Étienne), « “Alors, tu ne m'embrasses plus Léopold ?”
Mamadou Dia et Léopold S. Senghor », Afrique contemporaine, 2010, n°1 (n°233), p. 111-132.
3
SOW (Mouhamadou Moustapha), « Crise politique et discours médiatiques au Sénégal : le
traitement informationnel des évènements de décembre 1962 à Dakar », Revue d’histoire
Contemporaine de l’Afrique, n°1, 2021, p. 119-42.
4 Depuis les mémoires de DIA (Mamadou), Mémoires d’un militant du Tiers-Monde. Paris :
Publisud, 1985, 245 p. (réed. : Afrique, le prix de la liberté. Paris : L’Harmattan, 2001), voir
notamment : SECK (Assane), Sénégal : émergence d’une démocratie moderne (1945-2005) : un
itinéraire politique. Paris : Karthala, 2005, 360 p. ; DIOP (Majhmout), Mémoires de luttes. Paris :
Présence Africaine, 2007, 309 p. ; CAMARA (Ousmane), Mémoires d’un juge africain : itinéraire d’un
homme libre. Paris : Karthala ; CREPOS, 2010, 306 p. ; DIENG (Amady Aly), Mémoires d’un étudiant
africain. Dakar : Codesria, 2011, 2 vol., 194 et 214 p. ; CAMARA (Sadio), L’Épopée du Parti Africain de
l’Indépendance (P.A.I.) au Sénégal (1957-1980). Paris : L’Harmattan, 2013, 262 p. ; DIOUF (Abdou),
Mémoires. Paris : Seuil, 2014, 379 p. ; BATHILY (Abdoulaye), Passion de liberté : mémoires. Paris :
Présence Africaine, 2022, 758 p.
5
DIOP (Omar Blondin), Nous voir nous-mêmes du dehors : réflexions politiques (1967-1970). Textes
réunis et présentés par Florian Bobin. Dakar : Autoédition, 2023, 133 p. Voir aussi : BOBIN (Florian),
« “On tue vos fils, réveillez-vous”. Fragments d’une histoire de la répression politique au Sénégal
(1960-1976) », Revue d’Histoire Contemporaine de l’Afrique, n°4, 2023 (à par.).
6
NDIAYE (Khadim), « Léopold Sédar Senghor, chantre du (néo)colonialisme français », dans
BORREL (Thomas), BOUKARI-YABARA (Amzat), COLLOMBAT (Benoît), DELTOMBE (Thomas), dir., L’Empire
qui ne veut pas mourir : une histoire de la Françafrique. Paris : Éditions du Seuil, 2021, 992 p. ;
p. 121-131.
7
BIANCHINI (Pascal), « Les Paradoxes du Parti Africain de l'Indépendance au Sénégal autour de la
décennie 1960 », Pencum Sancombao 2019, (en ligne) URL : https://galsenspring.com/2019/
09/27/les-paradoxes-du-parti-africain-de-lindependance-pai-au-senegal-autour-de-la-decennie-
1960/?fbclid=IwAR3bFSXgxLYY03WV91WXt5T9Pw NmZb5p1tB775X5ylWbGHo1J0g9mNdYODY –
c. 25-09-2023 ; BIANCHINI( P.), « 1968 au Sénégal : un héritage politique en perspective », Canadian
Journal of African Studies / Revue canadienne des études africaines, (Routledge), vol. 55, n°2, 2021,
p. 307-329 ; BLUM (Françoise), « Sénégal 1968 : révolte étudiante et grève générale », Revue
d’histoire moderne contemporaine, (Belin), 2012, n°2, p. 144-177 ; BLUM (F.), GUIDI (Pierre),
RILLON (Ophélie), et al., Étudiants africains en mouvements : contribution à une histoire des années
1968. Paris : Publications de la Sorbonne, coll. Histoire contemporaine, 2016, 366 p. ;
GUEYE (Omar), Mai 1968 au Sénégal : Senghor face aux étudiants et au mouvement syndical. Paris :
Karthala, 2017, 335 p.
8
SMITH (E.), Des arts de faire société : parentés à plaisanteries et constructions identitaires en
Afrique de l’Ouest (Sénégal). Thèse soutenue sous la direction d’Astrid von Busekist, à l’Institut
d’Études politiques de Paris, 2010, 969 p. ; voir notamment p. 401-41 et p. 690-697.
culturelle de Senghor qui suscite le plus d’intérêt, qu’il s’agisse de ses projets
muséaux, de son soutien au « modernisme » ou au Festival Mondial des Arts
Nègres de 1966, conçu comme un moment d’intense diplomatie culturelle 9.

Plutôt que d’établir le bilan politique du Président Senghor (1960-1980), d’autres


travaux proposent de prendre au sérieux sa pensée politique durant la période-clé
de l’impérialisme tardif (1945-1960), séquence historique qui fait elle-même
l’objet d’un renouvellement historiographique important. Comme pour toute une
génération d’intellectuels, la pensée politique senghorienne se révèle plus
inventive à cette époque que dans les phases ultérieures de sa vie, quand le chef
d’État se contente de gérer et de défendre un capital intellectuel quelque peu figé.
Gary Wilder a bien souligné l’intérêt de retracer les contours des projets
senghoriens de décolonisation sans indépendance, d’invention d’une
communauté politique post-nationale capable d’organiser l’interdépendance
plutôt que de subir la fatalité d’États-nations isolés, nominalement souverains
mais impuissants 10. Sébastien Heiniger prolonge cette lecture en récusant une
approche déshistoricisée des textes senghoriens pour les éclairer et les
comprendre à nouveaux frais, à l’aune de l’utopie fédérale qui devait, selon
l’auteur, rénover puis remplacer la communauté impériale française 11. Tous deux
insistent sur la nécessité de ne pas dissocier les textes théoriques et littéraires des
interventions politiques, tant la théorie, en cette période féconde, est placée au
service de l’action politique, et simultanément nourrie par elle.

Ces recherches renouvellent les travaux classiques d’histoire intellectuelle, qui


portaient davantage sur l’affirmation philosophique et culturelle de la négritude
chez Senghor, sur ses sources et influences (en particulier dans la pensée
catholique française, dans le sillage de Jacques Maritain, Emmanuel Mounier puis
Pierre Teilhard de Chardin), que sur les projets politiques de l’après 1945 12.

9
HARNEY (Elizabeth), In Senghor's Shadow : Art, Politics, and the Avant-Garde in Senegal, 1960-
1995. Durham : Duke University Press, 2004, 316 p. ; COHEN (Joshua), « Locating Senghor’s École de
Dakar : International and Transnational Dimensions to Senegalese Modern Art, c. 1959–1980 »,
African Arts, vol. 51, 2018, n°3, p. 10-25 ; COHEN (J.), « African Socialist Cultural Policy : Senegal
under Senghor », African Arts, vol. 54, 2021, n°3, p. 28-37 ; MURPHY (David), dir., The First World
Festival of Negro Arts, Dakar 1966. Liverpool : Liverpool University Press, 2016, 235 p. ;
WANE (Ibrahima), M’BAYE (Saliou), dir., Le Premier Festival mondial des arts nègres : mémoire et
actualité. Paris : L’Harmattan, coll. Harmattan Sénégal, 2020, 364 p.
10
WILDER (Gary), Freedom Time: Negritude, Decolonization, and the Future of the World. Durham :
Duke University Press, 2015, 384 p.
11
HEINIGER (Sébastien), Décolonisation, fédéralisme et poésie chez Léopold Sédar Senghor. Paris :
Classiques Garnier, 2022, 478 p.
12
Voir : KESTELOOT (Lilyan), Les Écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature
[1963]. Bruxelles : Éditions de l’Institut de Sociologie de l’Université Libre de Bruxelles, 1983
(8e éd.), 340 p. ; IRELE (Abiola), « Negritude or Black Cultural Nationalism », The Journal of Modern
African Studies, vol. 3, 1965, n°3, p. 321-348. Le chapitre sur Senghor dans l’ouvrage de Buata
Malela, Les Écrivains afro-antillais à Paris (1920-1960). Stratégies et postures identitaires. Paris :
Karthala, 2008, 465 p. (« Senghor nomothète », p. 225-273), reprend à nouveaux frais ces
questionnements. Pour la biographie intellectuelle la plus complète de Senghor, voir
HYMANS (Jacques Louis), Léopold Sédar Senghor : An Intellectual Biography. Edinburgh : Edinburgh
University Press, 1971, 312 p. (trad. de L’Élaboration de la pensée de Léopold Sédar Senghor :
esquisse d’un itinéraire intellectuel, thèse soutenue en 1964 à IEP Paris, 1964, 478 p.) et
L’intérêt majeur de ces travaux de plus en plus fournis est de contextualiser
l’action et la pensée senghorienne : au Senghor plutôt racialiste des débuts de la
négritude succède un Senghor chantre du métissage à partir de la fin des années
1940 ; au Senghor défendant les langues africaines et le bilinguisme en 1937 fait
suite un Senghor qui freinera la reconnaissance des langues africaines dans le
Sénégal indépendant, face à une nouvelle génération qui s’identifie à Cheikh Anta
Diop ; le Senghor présenté comme « père de la Nation » est précédé par un
Senghor apôtre du fédéralisme franco-africain voire eurafricain, sceptique vis-à-
vis de la souveraineté nationale. Ces portraits multiples permettent d’examiner ce
qui fait l’unité de cette pensée, mais aussi ses bricolages, autrement dit sa grande
adaptabilité aux contextes politiques et intellectuels. Reste peut-être en suspens
la question de l’originalité profonde de Senghor ou de sa perméabilité à des
circulations d’idées bien plus répandues, qu’une focalisation exclusive sur le
personnage du poète-président et la volonté de singulariser sa pensée à tout prix
tendent à invisibiliser.

Concernant les études littéraires et philosophiques, un autre tournant peut être


observé depuis les parutions des textes de Souleymane Bachir Diagne, notamment
L’Art africain comme philosophie, qui a considérablement contribué à redynamiser
les études senghoriennes 13. Explicitant le malentendu entre Jean-Paul Sartre et
les tenants de la négritude dans ce qu’il nomme un « baiser de mort », S.B. Diagne
souhaite désessentialiser une pensée souvent encapsulée dans de petites
formules réductrices. Il prône notamment une compréhension de la pensée de
Senghor en termes non de définitions excluantes mais de pôles qui dialoguent
entre eux : entre enracinement et ouverture, entre négritude et métissage.
L’identité ne se conçoit qu’en dialogue avec d’autres identités. La négritude, ainsi
décrite par le biais de l’art, ne repose pas seulement sur une définition raciale
(comme l’affirme Senghor à sa biographe Janet Vaillant dans sa
correspondance 14), mais également sur une ouverture à des pôles présents en
chacun de nous : Picasso peut dès lors être décrit comme s’étant ouvert au
« nègre » en lui, sans que cela soit perçu comme une contradiction. Cette relecture
stimulante de Senghor est poursuivie par de nombreux autres chercheurs, aux
premiers rangs desquels Papa Samba Diop, qui a consacré une étude à sa poésie 15
et poursuit un chantier au long cours pour élaborer un « Dictionnaire Senghor »
dont quelques notices sont publiées dans ce dossier. Babacar Mbaye Diop étudie
tant la poésie que les essais de Senghor dans une perspective écopoétique. De son
côté, Nadia Yala Kisukidi est revenue sur l’influence d’Emmanuel Mounier sur la

STEINS (Martin), « Les Antécédents et la genèse de la négritude senghorienne », Thèse soutenue à


l’Université Paris 3 en 1981, 3 vol.). Pour une biographie d’ensemble, voir VAILLANT (Janet), Vie de
Léopold Sédar Senghor : noir, Français et Africain. Traduit de l’anglais par Roger Meunier. Paris :
Karthala, 2006, 448 p.
13
DIAGNE (Souleymane Bachir), Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie.
Marseille : Riveneuve Éditions, 2019, 168 p.
14
VAILLANT (Janet), Vie de Léopold Sédar Senghor…, op. cit.
15
DIOP (Papa Samba), Léopold Sédar Senghor, poésie : étude critique. Paris : Honoré Champion,
coll. Entre les lignes : littératures du Sud, 2015, 142 p.
philosophie de Senghor 16 et a proposé de revisiter les lectures senghoriennes de
Marx pour en montrer les impasses à partir de la critique de Fanon 17. L’influence
de la pensée de Bergson, étudiée par S.B. Diagne et N. Y. Kisukidi, est aussi l’angle
d’approche de travaux philosophiques anglophones comme ceux de Messay
Kebede et Donna Jones, qui soulignent l’influence du vitalisme bergsonien sur la
conceptualisation de la négritude senghorienne 18. Cheikh Thiam, plus
récemment, s’est démarqué de cette lecture pour tenter d’arrimer fermement la
philosophie de la négritude à la culture sérère traditionnelle plutôt qu’à un legs
occidental 19.

Histoire, philosophie, études littéraires… on le voit, Senghor occupe toujours une


certaine actualité éditoriale 20. Il faut encore ajouter à cela les écrits
journalistiques, dont beaucoup restent relativement hagiographiques, célébrant
le « grand homme » dont « l’héritage » serait à consolider, au risque de peu tenir
compte des débats scientifiques contemporains 21. Pourtant, la médiatisation de
l’œuvre de Senghor s’opère principalement via un troisième champ : celui des
espaces muséaux. L’exposition « Senghor et les arts : réinventer l’universel » 22,
qui s’est tenue en 2023 au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac sous le triple
commissariat de Sarah Ligner, Sarah Frioux Salgas et Mamadou Diouf, a contribué
à replacer Senghor au centre de l’espace médiatique. Une autre exposition se
tiendra en 2025 au Grand Palais autour du Festival Mondial des Arts Nègres de
1966, dans le sillage des travaux de Dominique Malaquais sur les archives

16
KISUKIDI (Nadia Yala), « L’influence vivante du personnalisme de Mounier sur la philosophie
esthétique et la poésie de Léopold Sédar Senghor », COnTEXTES [En ligne], 12, mis en ligne le 26-
09-2012, c. 25-09-2023, URL : https://journals.openedition.org/contextes/5592.
17
KISUKIDI (N.Y.), « Vie éthique et pensée de la libération : lecture critique des usages senghoriens
de Marx à partir de Fanon », Actuel Marx, vol. 55, n°1, 2014, p. 60-72. Proposant de faire dialoguer
Négritude et philosophie au-delà du cas Senghor, le numéro spécial de Rue Descartes qu’elle a
dirigé invite à un retour sur les effets de la Négritude, dans la pluralité de ses généalogies
intellectuelles et malgré ses limites et les critiques bien connues : KISUKIDI (N. Y.), « Négritude et
philosophie », Rue Descartes, vol. 83, n°4, 2014, p. 1-10.
18
KEBEDE (Messay), « Negritude and Bergsonism », Journal on African Philosophy, n°3, 2003, p. 1-
20 ; JONES (Donna), The Racial Discourses of Life Philosophy : Negritude, Vitalism, and Modernity.
New York : Columbia University Press, 2010, 240 p.
19
THIAM (Cheikh), « Negritude, Eurocentrism, and African Agency : For an Africentered Renaissance
of Léopold Sédar Senghor’s Philosophy », The French Review, vol. 88, n°1, octobre 2014, p. 149-
163 ; ID., Return to the Kingdom of Childhood : Re-envisioning the Legacy and Philosophical
Relevance of Negritude. Columbus : The Ohio State University Press, 2014, 150 p.
20
Voir aussi : BERTHO (Elara), Senghor. Paris : PUF, coll. Les grandes figures de l’histoire, 2023,
170 p.
21
AZIZA (Mohamed), BOGEAT (Alban), BOUTIN (Benjamin), dir., L’Héritage de Senghor. [Conclusion
par Hélène Carrère d’Encausse]. Paris : L’Harmattan ; Alberobello : AGA (Arti Grafiche
Alberobello), coll. L’Orizzonte, n°159, 2022, 386 p., ill. Pour des biographies journalistiques
récentes et plus nuancées, voir : LANGELLIER (Jean-Pierre), Léopold Sédar Senghor. Paris : Perrin,
2021, 444 p. ; et FALL (Ibou), Senghor, sa nègre attitude. Dakar : Forte Impression S.A., 2021,
297 p.
22
À propos de cette exposition, qui s’est tenue du 7 février 2023 au 19 novembre 2023, voir :
https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-
levenement/e/senghor-et-les-arts (c. le 21-06-2023). Voir également le catalogue d’exposition :
DIOUF (Mamadou), FRIOUX SALGAS (Sarah), LIGNER (Sarah), Senghor et les arts : réinventer l’universel.
Paris : Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 2023, 183 p., ill.
« Panafest ». Dans le présent dossier, l’entretien mené avec Sarah Frioux Salgas
permet d’attirer l’attention sur les apparitions de Senghor dans une suite
d’expositions du Musée du Quai Branly, où constitue un personnage plus ou moins
secondaire mais néanmoins toujours présent, que ce soit dans « Présence
africaine » ou encore dans « Dakar 66 ».

Le poète et l’homme d’action, le culturel et le politique

En s’insérant dans cette actualité éditoriale et scientifique, le présent dossier


aborde, à partir de plusieurs disciplines, un objet historique et mémoriel
ambivalent. À cet égard, il importe d’emblée de préciser que la longue occultation
du bilan politique de Senghor ne relève pas simplement d’une indifférence
« littéraire » au personnage politique, mais constitue bien la manifestation d’une
histoire « néocoloniale » : il n’est pas anodin que la mémoire française soit
oublieuse 23 et se contente de louer en Senghor le fondateur de la Francophonie
ou l’ami de la France. Cet oubli de la part d’ombre du personnage (songeons à
l’enfermement, pour plus d’une décennie, de Mamadou Dia et de quatre de ses
ministres en 1962, à la répression violente des manifestations du Parti Africain de
l’Indépendance en 1963, à la répression contre le parti Cheikh Anta Diop, contre
les étudiants en 1968, à l’affaire Omar Blondin-Diop, à la censure de la presse, à la
succession Senghor-Diouf sans élection en 1980, etc.) a une histoire très concrète,
qui est le fruit de relations diplomatiques et résulte de la fabrication de discours
hégémoniques 24. S’intéresser à la répression de la gauche sous Senghor, à ce qui
figure comme au revers de ses discours, aux effets très concrets de sa politique
économique et de son mode de gouvernement, c’est donc s’attacher à
déconstruire le mythe français du poète-président pacifique parce qu’artiste,
démocrate parce qu’attaché aux relations avec la France. Florian Bobin revient
ainsi sur les différentes étapes de la construction de son pouvoir politique et relit
les répressions à l’aune des discours du président-poète, qui eut parfois la main
lourde pendant ses vingt années de gouvernement. L’intensité de la répression a
certes été moindre que dans les pays voisins, mais elle n’en vient pas moins ternir
l’héritage politique de l’homme de lettre.

Poussant la lecture plus avant, on peut tirer profit d’une confrontation des
projets politiques de Senghor à son écriture poétique. C’est la perspective de
Sébastien Heiniger, qui revient ici sur le langage et les inspirations à la fois

23
Voir le site de l’Assemblée nationale : « Année 2006, année Senghor, le père de la
francophonie » (URL : https://www.assemblee-
nationale.fr/12/evenements/Senghor/senghor.asp, c. le 25-09-2023) ainsi que le site de la
Fondation Jaurès, « Léopold Sédar Senghor, portrait francophone » (URL : https://www.jean-
jaures.org/publication/portraits-francophones-leopold-sedar-senghor/, c. le 25-09-2023).
24
On remarque qu’en France le récit de l’« exception sénégalaise » résume celle-ci presque
entièrement au personnage de Senghor, alors qu’au Sénégal, ce discours de l’exception s’inscrit
dans une perspective chronologique plus vaste, remontant aux Quatre Communes, et incorpore
diverses figures politiques, historiques et religieuses.
politiques, poétiques et religieuses du fédéralisme franco-africain défendu par
Senghor entre 1945 et 1960. Qu’il s’agisse de penser l’égalité raciale pour la Cité
de demain, de réconcilier la maison divisée ou de pratiquer une greffe
civilisationnelle, la poésie de Senghor résonne avec son projet de fédération
franco-africaine renouvelée, une solution alternative aux indépendances, à
laquelle Senghor consacra beaucoup d’énergie à la fois littéraire et politique.

Simultanément, les contributeurs de ce dossier ont voulu relire Senghor avec


empathie, pour en renouveler une vision souvent figée. Loué par habitude,
systématiquement ramené à des maximes essentialistes dont la plus connue est
la célèbre formule « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène » 25, ânonné
dans les classes à partir de poèmes dépolitisés comme « Femme nue, femme
noire », Senghor n’est pas vraiment lu. Les tomes de Liberté 26 ne sont plus édités
et se vendent à prix d’or sur des sites d’occasion. Il existe une disjonction entre
l’académicien célébré de par le monde et la relative rareté des lectures effectives
de ses textes, comme si la négritude senghorienne n’avait plus de public, à l’heure
où les postcolonial studies mettent bien d’autres auteurs à l’honneur. Ses textes
politiques sont dispersés dans cinq volumes énormes, introuvables, truffés de
redites et labyrinthiques. Edoardo Cagnan effectue une très belle étude de ces
textes, en écho aux Situations de Sartre et sans doute aussi en compétition avec
les Œuvres en dix-sept tomes de Sékou Touré. La volonté de « faire œuvre » et de
« faire volume », comme le montre E Cagnan, reflète le désir de consécration
intellectuelle et littéraire du poète, mais s’inscrit aussi dans une contre-offensive
politique, symbolique et médiatique menée par le chef de l’État au moment où il
est attaqué de toutes parts, notamment par les cercles intellectuels ou militants
en France 27, à la suite de l’éviction de Mamadou Dia et du tournant pris vers un
pouvoir personnel en 1963. À partir du début des années 1960, Senghor lit
toujours autant, mais sa pensée n’évolue plus, il gère un héritage de pensée et de
concepts qu’il défend jalousement contre la concurrence montante des nouvelles
générations d’intellectuels africains, au premier rang desquelles Wole Soyinka et
Stanislas Adotevi.

Reste l’œuvre poétique, qui résiste mieux au temps. Xavier Garnier poursuit ici ses
propositions en faveur d’une lecture écopoétique 28 : selon lui, le lyrisme de

25
GARNIER (Xavier), « La notion de raison intuitive. “L'émotion est nègre, la raison est hellène”.
Histoire d'une formule », in GIRAULT (Jacques) ; LECHERBONNIER (Bernard), dir., Léopold Sédar
Senghor : africanité - universalité. Paris : L'Harmattan, coll. Itinéraires et contacts de cultures,
vol. 31, 2002, p. 115-120.
26
SENGHOR (Léopold Sédar), Liberté 1 : Négritude et humanisme. Paris : Le Seuil, 1964, 438 p. ;
Liberté 2 : Nation et voie africaine du socialisme. Paris : Le Seuil, 1971, 314 p. ; Liberté 3 :
Négritude et civilisation de l’universel. Paris : Le Seuil, 1977, 576 p. ; Liberté 4 : Socialisme et
planification. Paris : Éditions du Seuil, 1983, 668 p. ; Liberté 5 : Le Dialogue des cultures. Paris : Le
Seuil, 1993, 295 p.
27
Senghor batailla notamment avec la revue Esprit, publiée par Le Seuil, éditeur de la série
Libertés.
28
GARNIER (X.), « Vertiges de Senghor », Po&sie, vol. 157-158, n°3-4, 2016, p. 258-262. ;
Écopoétiques africaines : une expérience décoloniale des lieux. Paris : Karthala, coll. Lettres du
Sud, 2022, 264 p.
Senghor n’aboutit pas à la description pittoresque d’une Afrique « nègre » mais
plutôt à l’évocation d’une relation des humains au vivant, qu’il relie à la pensée
latourienne de « Gaïa ». Claire Riffard et Mbaye Gueye offrent quant à eux une
lecture génétique du poème « Chant pour Yacine Mbaye » à partir de quatre
brouillons conservés à la BNF : d’un poème de circonstance, panégyrique d’une
championne d’athlétisme, Senghor fait un éloge du rythme et un véritable art
poétique, que les deux auteurs proposent de considérer comme l’une des
premières ébauches de son « Élégie pour la Reine de Saba ».

Une statue à déboulonner ou un écrivain à redécouvrir ?

Que retenir, donc, de l’héritage de Senghor ? À peine a-t-il quitté le pouvoir qu’une
longue période qualifiée de « désenghorisation » s’est ouverte au Sénégal, où elle
a laissé des traces 29. Si certains intellectuels ont pu se montrer nostalgiques de la
culture humaniste de l’homme de lettres, présenté comme un pédagogue de la
construction nationale et de l’équilibre culturel et régional 30, les nouvelles
générations, nées à partir des années 1980, le voient d’abord comme un poète
français, vivant en France, déconnecté des modèles socio-culturels
contemporains 31. La synthèse nationale réalisée autour d’une culture urbaine et
islamo-wolof n’est pas celle qu’envisageait Senghor, plus à l’aise avec l’ex-
métropole française qu’avec ce nouveau centre de gravité culturel de la nation
sénégalaise. Quoiqu’il se trouve progressivement supplanté par d’autres figures,
comme Cheikh Anta Diop ou des leaders religieux 32, il n’en a pas moins laissé un
héritage intellectuel important. Si l’on redécouvre aujourd’hui la part d’ombre de
sa présidence, son départ du pouvoir a contribué à établir une sorte de modèle
pour la démocratie sénégalaise. C’est en cela peut-être qu’il est demeuré un
homme de lettres et de culture : contrairement à tant d’autres chefs d’États de sa
génération, phagocytés par le pouvoir au point de ne pouvoir envisager de le
quitter, Senghor, comme Nyerere qui quitta la présidence de la Tanzanie six ans
après son homologue sénégalais, avait une vie au-delà du politique. Certes, il n’a
plus donné de textes majeurs après 1980, mais son œuvre philosophique et
littéraire antérieure a assuré sa notoriété à mesure que son bilan politique était
progressivement remis en question.

Malgré une pensée à bien des égards datée, Senghor n’est pas sans avoir forgé des
armes pour le présent : ces armes ne sont pas « miraculeuses », elles nécessitent
un assemblage patient. Il faut prendre le temps de naviguer parmi des continents

29
DIOP (Momar-Coumba) ; DIOUF (M.), Le Sénégal sous Abdou Diouf. Paris : Karthala, 1990, 436 p.,
p. 251-284.
30
SMITH (E.), « “Senghor voulait qu’on soit tous des Senghor” », Vingtième Siècle : revue d’histoire,
vol. 118, n°2, 2013, p. 87-100.
31
HAVARD (Jean-François), « Senghor ? Y’en a marre ! », Vingtième Siècle : revue d’histoire
vol. 118, n°2, 2013, p. 75-86.
32
Ibid.
poétiques et textuels imposants. Alors, pour peu qu’on accepte de faire la part du
Zeitgeist et du caractère inévitablement daté des connaissances sur lesquelles
s’appuient sa pensée, Senghor ouvre des perspectives utiles pour penser le
dialogue de l’identité et de l’altérité, dans ce rapport sans cesse entretenu entre
unité et diversité, entre négritude et métissage, entre enracinement et ouverture,
entre temporel et spirituel. Il permet aussi un renouvellement la critique de
l’extractivisme et du capitalisme par le biais de l’écopoétique et de l’attention au
vivant.

Senghor n’est pas une icône, il n’est pas univoque, il n’est pas « lisse ». Ses
aspérités, ses contradictions – entre le discours politique et la pratique, parfois
même entre différentes strates de sa pensée – sont également une richesse. Le
caricaturer nous ampute d’une partie de notre mémoire, laquelle n’est pas
uniquement sénégalaise, mais constituée d’un dialogue entre la France et le
Sénégal. Le conflit mémoriel, dès lors, traduit aussi une histoire néocoloniale faite
de rapports de force continués et de ressentiments, qui seront étudiés dans l’essai
d’Elgas auquel est consacrée la rubrique « À Propos » du présent numéro 33.

Senghor n’est pas un Fanon ou un Césaire, prêt au réemploi postcolonial. Mais en


conclure que sa pensée serait inactuelle serait par trop sommaire. Il a vécu bien
plus longtemps que Fanon : il a traversé tout le XXe siècle. Il n’a pas écrit d’œuvres
courtes et incisives comme le Discours sur le colonialisme de Césaire, préférant
des textes de dialogues – même si ses prétendus « pardons » à la France sont en
réalité des réquisitoires contre l’extractivisme de l’entreprise coloniale. En
contrepartie, son œuvre des années 1930 aux années 1980 donne à voir toutes les
strates historiques de la relation coloniale et post-coloniale : théoriser la
réhabilitation des valeurs culturelles du monde noir dans la négritude racialisée
des années 1930, penser l’égalité politique dans le possible fédéral du moment de
réforme impérial des années 1950, faire advenir le national avec l’accession à la
souveraineté contrariée par la Guerre Froide et les nouvelles dépendances
économiques à partir des années 1960, puis penser « à l’aune de l’universel » le
métissage, le dialogue des cultures et la mondialisation culturelle à l’heure de
l’interdépendance généralisée et des nouvelles asymétries globales.

Elara Bertho

Étienne Smith 34

33
ELGAS, Les Bons Ressentiments : essai sur le malaise postcolonial. Paris : Riveneuve, 2023, 219 p.
34
CNRS/LAM (Les Afriques dans le Monde)

Vous aimerez peut-être aussi