Vous êtes sur la page 1sur 168

Revue d’histoire des chemins de fer

53 | 2020
180 ans d'histoires ferroviaires
180 years of rail history

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rhcf/2385
DOI : 10.4000/rhcf.2385

Éditeur
Rails & histoire

Édition imprimée
Date de publication : 1 février 2020
ISSN : 0996-9403

Référence électronique
Revue d’histoire des chemins de fer, 53 | 2020, « 180 ans d'histoires ferroviaires » [En ligne], mis en ligne
le 01 avril 2022, consulté le 24 avril 2022. URL : https://journals.openedition.org/rhcf/2385 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/rhcf.2385

Tous droits réservés


INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Ce volume de La Revue d’histoire des chemins de fer, intitulé « 180 ans d’histoires
ferroviaires » permet de retrouver les textes des conférences qui avaient été données à
l’occasion du Train de l’innovation, organisé par la SNCF pour célébrer ses 80 ans, à
l’automne 2018, par des membres du comité scientifique de Rails & histoire et des
chercheurs invités. Des transports parisiens au tramway lyonnais, du réseau breton à la
ligne Paris Toulouse, de la liaison ferroviaire transmanche à la régionalisation des
transports dans le Massif central, c’est à une (re)découverte des réseaux ferrés que vous
invite ce numéro.
N°53

180ans
d’histoires
ferroviaires

Carolyn DOUGHERTY
1•
180ans
d’histoires
ferroviaires
180 years
of rail history
LA REVUE D’HISTOIRE Émile QUINET, économiste, professeur émérite
DES CHEMINS DE FER à l’École nationale des ponts et chaussées
9, rue du Château-Landon, 75010 Paris Georges RIBEILL, sociologue, directeur
ISSN : 0996-9403 de recherche honoraire à l’École nationale
des ponts et chaussées (LATTS)
www.ahicf.com
Paul SMITH, historien, direction générale
des Patrimoines, ministère de la Culture
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
et de la Communication
Sébastien BARBE
Laurent TISSOT, historien, professeur
à l’université de Neuchâtel
COMITÉ ÉDITORIAL
Pierre VIGNES, directeur honoraire de la SNCF
Étienne AUPHAN, géographe, professeur
Jean-Pierre WILLIOT, historien, professeur
émérite, Sorbonne Université
à Sorbonne Université
Francis BEAUCIRE, géographe,
Pierre ZEMBRI, géographe, professeur
professeur émérite à l’université Paris I -
à l’université de Paris-Est, directeur
Panthéon-Sorbonne
du laboratoire Ville Mobilité Transport
Emmanuel BELLANGER, historien,
Henri ZUBER, conservateur général
chargé de recherche au CNRS,
du patrimoine, adjoint au chef de service,
Centre d’histoire sociale du XXe siècle
Service historique de la Défense
Christophe BOUNEAU, historien, professeur
à l’université Bordeaux-Montaigne
SECRÉTARIAT D’ÉDITION
Karen BOWIE, historienne de l’art, professeur
Cécile HOCHARD, responsable
à l’École nationale supérieure d’architecture
du pôle scientifique de Rails & histoire
de Paris-La Villette
Laurent VERMEERSCH, docteur en géographie
Jacques CHARLIER, géographe, professeur
Relecteur/Correcteur
émérite à l’université catholique de Louvain
Christian CHEVANDIER, historien, professeur
MISE EN PAGE / COUVERTURE
émérite à l’université du Havre
Marion COCHAT, www.sea-shape.com
Agnès D’ANGIO-BARROS, conservatrice
en chef du patrimoine, Responsable
IMPRESSION
du département de l’accueil des publics
SNCF, Centre édition - La Chapelle,
de Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales
75018 Paris - Février 2020
Xavier DESJARDINS, géographe, professeur
à l’université de Paris-Sorbonne
Imprimé sur papier certifié PEFC (Program of Endorsement
Andrea GIUNTINI, historien, professeur for Forest Certification), issu de bois provenant de forêts
à l’université de Modène-Reggio Emilia gérées durablement, exempt d’acide, de métaux lourds et
Anne HECKER, géographe, maître entièrement recyclable.
de conférences, université de Nancy II La Revue d’histoire des chemins de fer est éditée par
l’Association pour l’histoire des chemins de fer (Rails &
Thomas JOINDOT, ingénieur des Mines,
histoire), 9, rue du Château-Landon, 75010 Paris. Tous
chef du département des Ouvrages d’art, droits de reproduction, de traduction et d’adaptation par
SNCF Réseau, direction Ingénierie et Projets tous procédés réservés pour tous pays, conformément
Michèle MERGER, historienne, chargée à la législation française en vigueur. Il est interdit de
de recherche honoraire au CNRS reproduire, même partiellement, la présente publication
sans l’autorisation écrite de l’éditeur. La rédaction n’est
Arnaud PASSALACQUA, historien, maître
pas responsable des textes et illustrations qui lui ont
OURS

de conférences HDR à l’université de Paris été communiqués. Les opinions émises par les auteurs
Nicolas PIERROT, conservateur en chef n’engagent qu’eux-mêmes.
du patrimoine, région Île-de-France, direction
5•

de la Culture, service Patrimoines et Inventaire


180 ANS D’HISTOIRES FERROVIAIRES
180 YEARS OF RAIL HISTORY

AVANT-PROPOS • 9

INTRODUCTION • 10/19
Francis BEAUCIRE

ARTICLES • 20/147

21/40 • Les transports parisiens et les pouvoirs politiques : des conflits


d’échelles, du métro au Grand Paris Express (XIXe-XXIe siècle).
Parisian transport and political powers: conflicts of scale,
from the metro to the Grand Paris Express (19th-21st century).
Arnaud PASSALACQUA

41/74 • La liaison ferroviaire transmanche, une nouvelle frontière


E

pour le Nord de la France.


R

The cross-channel rail link, a new border for the North of France.
I

Laurent BONNAUD
A

75/86 • La Bretagne et ses chemins de fer.


M

Brittany and its railways.


Jean-Louis ROHOU
M

87/109 • La régionalisation des transports ferroviaires


O

dans le Massif central : risque ou opportunité ? Trente ans d’évolutions.


Carolyn DOUGHERTY

The regionalization of rail transport in the French Massif central:


risk or opportunity? 30 years of evolution.
Pierre ZEMBRI
6•
111/129 • De Toulouse à Paris, les difficultés séculaires d’une ligne
de chemin de fer directe.
From Toulouse to Paris, the age-old difficulties of a direct railway line.
Georges RIBEILL

131/146 • Le tramway en France : de la saga d’une réussite


au développement tortueux d’un réseau dans l’agglomération lyonnaise.
The tramway in France: from the saga of a success story to the tortuous
development of a network in the Lyon conurbation.
Sébastien GARDON

RUBRIQUES • 148/164

149/158 • Biographie d’une cheminote : Catherine de Béchillon


(née en 1925) ou « L’art d’aider ».
Laurent THÉVENET

159/160 • Du côté des associations : Le métro miniature du centre


d’instruction de la RATP.
Michel BOUTARIC

161/163 • Les boursiers de Rails & histoire.

164 • Il était une voie… L’histoire ferroviaire que l’on écoute et que
nous allons écrire ensemble.
SOMMAIRE
7•
Carolyn DOUGHERTY S
8• OPO
AVA N T- P R
AVANT-PROPOS
FOREWORD

u 25 septembre au 14 octobre 2018, Rails & histoire a embarqué


à bord du Train de l’Innovation, organisé par la SNCF à l’occasion
de ses 80 ans. Une voiture a été mise à disposition de l’association où
nous avons pu présenter une animation interactive retraçant 180 ans
d’histoire ferroviaire et, surtout, aller à la rencontre de tous les passionnés
du rail qui ont visité ce train dans une quinzaine de gares. Ce périple à
travers la France a aussi permis à Rails & histoire d’organiser une série
de conférences dans une demi-douzaine des villes traversées. C’est leur
version écrite que propose ce numéro 53 de La Revue d’histoire des
chemins de fer. Vous y retrouverez également quelques rubriques, dont le
nombre et la variété seront étoffés dans les prochains numéros.

AVANT-PROPOS
9•
Photo 1. TER Le Train jaune (le Canari) sur la ligne de Cerdagne (de Villefranche/
Vernet-les-Bains à Latour-de-Carol), à proximité de Mont-Louis dans les Pyrénées-
Orientales (source : SNCF-Médiathèque - Michel Henri).

Photo 2. Passage en ligne d’une Rame Réversible Régionale (RRR)


TER Auvergne devant le château de Lauriat, à proximité de la gare de Beaumont (source :
SNCF-Médiathèque - Patrick Olivain).
10 •
Francis BEAUCIRE
francis.beaucire@wanadoo.fr
Professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne
Président du comité scientifique de Rails & histoire

INTRODUCTION
VUES DU RÉSEAU FERRÉ DEPUIS LE TERRITOIRE,
UN REGARD GÉOGRAPHIQUE

« La Révolution fera l’unité administrative du territoire. Elle ne réglera


pas pour autant ses difficultés de transport. Ce que l’Ancien Régime,
puis 1789, l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet n’ont
pu réaliser (…), le chemin de fer va l’accomplir, comme de lui-même,
au-delà des années 1840. » Fernand Braudel (1996)

’est au corps d’ingénieurs des Ponts et Chaussées que l’on doit la mise
en œuvre des réseaux de communication qui précédèrent le chemin
de fer : les réseaux des routes et des canaux. Leur réalisation répondait
à la nécessité de faciliter les échanges de marchandises et la circulation
des hommes. Des possibilités de mise en mouvement de l’économie et de
la société dépendait la croissance économique, c’est-à-dire la production
de richesses échangeables au sein du territoire national entre régions et
exportables vers l’étranger. François Caron cite ainsi l’article de François
de Pommereuil publié dans l’Encyclopédie méthodique de Charles-Joseph
Panckoucke en 1785 : « Sans grands chemins, point de grand commerce.
(…) Les chemins doublent la richesse » (Caron, 1997).

C’est dans ce contexte à la fois idéologique et technique que le chemin


Francis BEAUCIRE

de fer va s’imposer progressivement, avec une certaine lenteur tout de


même, pour finir par mailler finement le territoire national. La loi de 1842
marque une étape décisive après une décennie de projets, d’études et
d’atermoiements, mais le chemin de fer n’apparaît pas, loin s’en faut,
dans un désert de réseaux.
11 •
Dans le premier tiers du XIXe siècle, le territoire national a déjà pris les
premiers traits du visage qu’on lui connaît aujourd’hui, structuré par les
départements et leur réseau de préfectures et de sous-préfectures. On se
rappelle les principes qui ont guidé en 1790 le découpage administratif
et politique de la France par l’Assemblée constituante. Mirabeau déclare :
« Je demande une division qui ne paraisse pas une trop grande nouveauté,
qui soit désirée par toutes les provinces et fondée sur des rapports déjà
connus ». Le découpage départemental fait toutefois émerger pour
partie de nouvelles centralités urbaines et une nouvelle hiérarchie des
villes administratives, de telle façon que le temps d’accès aux relais
départementaux du pouvoir centralisé ne dépasse pas la journée. Dès
l’origine de la structuration administrative et politique, c’est un critère
d’accessibilité temporelle qui permet, entre autres considérations, de
procéder au découpage départemental (Nordman et Revel, 2000).

On attend donc du chemin de fer une augmentation de la vitesse et de la


capacité des transports, dans une perspective qui poursuit l’œuvre routière
et fluviale des Ponts et Chaussées au service d’une économie décloisonnée.
À près de quarante années de distance, deux lois majeures vont dessiner
le réseau ferré, que l’on s’attachera ici à regarder simplement sous l’angle
de l’accessibilité spatiale entre villes et régions. La loi de 1842 (Alexis
Legrand) fixe sept directions majeures rayonnant à partir de Paris, plus
deux liaisons transversales reliant l’une la Méditerranée au Rhin par Lyon
et l’autre l’océan Atlantique à la Méditerranée par Toulouse. Il importe
de rappeler qu’au début des années 1840, de nombreuses concessions
ont déjà été sollicitées, en fonction d’intérêts privés et locaux, et que la
puissance publique étudie depuis dix ans un schéma de réseau apte à
structurer les relations à l’échelle nationale. Selon les termes de la loi,
est explicitement mentionnée la desserte de Lille, Valenciennes, Nancy,
Strasbourg, Dijon, Lyon, Mulhouse, Marseille, Sète (Cette à l’époque),
Francis BEAUCIRE

Tours, Poitiers, Angoulême, Bordeaux, Bayonne, Nantes et Bourges.

En 1865, devant la forte demande émanant des collectivités locales et des


intérêts privés, la loi Migneret, relative aux chemins de fer d’intérêt local,
donne aux conseils généraux la possibilité d’autoriser la construction de
12 •
lignes locales complétant le réseau principal sous réserve d’en confirmer
l’utilité publique, le Conseil d’État en validant l’exécution sur la base du
rapport du ministre de l’Intérieur et des Travaux publics.

Durant les années qui précèdent la loi de 1865 et qui la justifie en quelque
sorte, parmi les nombreux projets de lignes locales ou régionales qui
voient le jour, le cas du projet d’une ligne directe d’Orléans à Rouen conçu
par les départements de l’Eure, de l’Eure-et-Loir et du Loiret en 1860 est
relaté par François Caron. Ce projet illustre le processus qui conduit au
maillage du réseau étoilé. Cette ligne de 170 km est présentée par ses
promoteurs comme « la voie la plus directe entre la Méditerranée et les
villes de l’Océan ». Tracée entre les lignes radiales de Paris à Rouen et
de Paris à Orléans, passant par Chartres, desservie par la ligne radiale
de Paris au Mans dès 1857, par Dreux, qui sera desservie par la ligne
de Paris à Granville en 1864 et par Évreux, cette transversale, qui sera
ouverte par tronçons durant les années 1870, fait partie des lignes qui
vont dessiner progressivement la toile d’araignée.

Enfin, en 1879, la loi Freycinet, « ayant pour objet le classement du


réseau complémentaire des chemins de fer d’intérêt général », incorpore
181 liaisons locales ou régionales dans le réseau principal. Les historiens
et les géographes n’auront pas manqué de parler opportunément du
passage de l’étoile (de Legrand) à la toile (d’araignée).

Le maillage du territoire national par le chemin de fer se place ainsi


dans la continuité du maillage routier formé par l’armature des routes
royales (plus de 34 000 kilomètres en 1835) que compléta la fine toile
des chemins vicinaux, résultant elle-même de la vision nationale des Ponts
et Chaussées. Les lois de 1824 et de 1836, cette dernière contemporaine
des débats sur la nécessité pour la puissance publique de procéder à
Francis BEAUCIRE

l’architecture d’un véritable réseau routier maillé, relancent la construction


et l’entretien des chemins vicinaux et départementaux, afin de parvenir
à un réseau routier intégré et hiérarchisé augmentant considérablement
l’accessibilité géographique entre régions et centres urbains.
13 •
C’est un même mouvement qui, vu dans son ensemble, va mettre le chemin
de fer au service d’un niveau d’accessibilité géographique de l’ensemble
du territoire encore jamais atteint. Étienne Auphan a mesuré la progression
du maillage territorial tout au long de la construction des réseaux jusqu’à
son apogée en 1937 (Auphan, 1989). En 1870, 40 % du réseau de
1937 sont construits, soit près de 18 000 km, ce qui représente une maille
moyenne de 56 km de côté, c’est-à-dire une distance moyenne à une
ligne de 23 km. En 1884, seulement cinq années après la loi de 1879,
la longueur des lignes atteint 72 % du réseau de 1937, soit 32 000 km,
pour une maille moyenne de 32 km de côté, et une distance moyenne à
une ligne de 16 km.

Figures 1 à 3. Trois états du réseau dans l’Ouest de la France en 1852,


1870 et 1884, extraits des cartes réalisées par Étienne Auphan dans sa thèse (1989),
qui illustrent le maillage progressif du territoire par le chemin de fer et notamment le
passage de l’étoile de Legrand à la toile d’araignée.

1852 1870

1884
Francis BEAUCIRE
14 •
La plus grande partie des campagnes et de leurs bourgs est desservie
de près. Les chefs-lieux de département, préfectures et sous-préfectures,
sont alors entièrement reliés par le chemin de fer (à l’exception de deux
sous-préfectures, Barcelonnette et Castellane) (Schnetzler, 1967). Maurice
Wolkowitsch a ainsi résumé l’effet économique des lignes d’intérêt local,
soit près de 20 000 km en 1927, qui complètent le réseau principal :
« Les “tacots” des voies ferrées d’intérêt local ont porté les amendements
au cœur des terres acides, permis la diffusion des engrais et produits
industriels dans les campagnes, ouvert les marchés urbains aux fruits,
primeurs, lait, marée, ils ont favorisé la formation d’un marché national
et l’intégration des campagnes à l’économie de marché. (…) L’extension
des réseaux de VFIL a été parfaitement justifiée par un contemporain,
P. Vidal de la Blache, lorsqu’il écrivait : “à mesure que se sont déroulées
les conséquences du chemin de fer, la différence s’est accentuée entre les
contrées qui en étaient pourvues et celles qui ne l’étaient pas et a créé
pour ces dernières une telle infériorité qu’à tout prix il a fallu la combattre”
(Vidal de la Blache, 1922). » (Wolkowitsch, 2002)

Photo 3. La gare de Saint-Nicolas-du-Pélem, sur la ligne Rostrenen-Quintin de


la Compagnie des chemins de fer des Côtes-du-Nord (CdN), construite en 1907. La ligne
donne correspondance à Quintin avec la ligne Saint-Brieuc-Pontivy du réseau de l’État
et à Rostrenen avec la ligne Loudéac-Carhaix du Réseau Breton (RB). La gare de Saint-
Nicolas-du-Pélem est elle-même une gare de bifurcation avec la ligne CdN de Guingamp
à Saint-Nicolas-du-Pélem, ouverte dans les années 1920 (source : coll. musée de Bretagne).

En cinq décennies seulement, un réseau ferré hiérarchisé, principal et


Francis BEAUCIRE
15 •
En cinq décennies seulement, un réseau ferré hiérarchisé, principal et
secondaire, à voie normale ou à voie métrique, a doublé le réseau routier
jusqu’à atteindre plus de 50 000 km de lignes en 1914. Le chemin de
fer, ses ouvrages d’art, ses gares et tous les bâtiments indispensables à
l’exploitation, comme les maisons de gardes-barrières se sont installés
dans les paysages, plus durablement même que l’exploitation des lignes.
Dans les petites villes, les bourgs et les villages, la gare a rejoint l’église et
la mairie-école. L’annuaire Pouey de 1933, réédité et commenté par Clive
Lamming (2019), fait état de plus de 11 000 gares, réseaux principal
et secondaire, ce qui se traduit par une gare pour trois communes en
moyenne (certes avec de grandes inégalités entre les départements, de
l’ordre de 1 à 7). Par exemple, le réseau ferré dans le département de
la Haute-Vienne est centré sur une unique ville, Limoges, à partir de
laquelle rayonnent six lignes du réseau principal et quatre lignes du
réseau secondaire, avec presque deux gares par carré de 10 km de côté.
En Dordogne, avec une même densité de gares, on compte plusieurs
carrefours ferroviaires locaux, centres de petites étoiles : Périgueux
(six lignes), Ribérac, Sarlat et Bergerac, mais aussi Thiviers (cinq
lignes chacune), qui témoignent de la finesse du maillage au milieu du
XXe siècle, avant la période qui verra une sévère rétraction des réseaux.

Figure 4. Le maillage du département de la Dordogne par le rail en


1933, carte extraite de l’Annuaire Pouey réédité par Clive Lamming (2019). Le PO
(Paris-Orléans) dessert la préfecture et les sous-préfectures, Périgueux, Nontron,
Ribérac, Bergerac et Sarlat. Le réseau secondaire complète les lignes du PO : si les chefs-
lieux ont tous des gares de correspondance, le réseau secondaire élève à ce rang dans
la hiérarchie des nœuds ferroviaires les gares de quatre petites villes ou gros bourgs
supplémentaires : Excideuil, Thiviers, Saint-Pardoux-la-Rivière et Château-Lévèque.
Globalement, le département offre deux gares pour 100 km 2, ce qui le place dans la
moyenne française (source : Lamming, 2019). Page suivante >
Francis BEAUCIRE
16 •
Aujourd’hui, les traces en sont bien visibles, tracés de voies routières et
de chemins, mais aussi bâtiments publics par la reconversion de l’usage
ferroviaire ou cédés au public. Ces traces accompagnent une présence
mémorielle dans la société française qui perdure après, pourtant, 80 ans
de rétraction du réseau.

Photo 4. La rétraction du réseau a ouvert la voie à de multiples réemplois


des plates-formes et des bâtiments. Ici, une gare désaffectée sur la ligne de
Saint-Quentin à Origny-Sainte-Benoîte, seulement fréquentée par des trains de fret
desservant la cimenterie d’Origny dans les années 1970 (source : cliché de l’auteur).

Et avec la structuration du territoire national par le département, il aura


Francis BEAUCIRE

apporté, il y a un siècle, une contribution pérenne à la reconfiguration du


réseau hiérarchique des villes, dont la géographie urbaine de la France
est aujourd’hui l’héritière.
18 •
Photo 5. Loin des grands monuments, une constellation de vestiges et
de traces des lignes disparues que de discrets détectives ferroviphiles
recensent avec soin et passion. Ici, l’un des deux ou trois souvenirs du raccordement
entre la gare de Saint-Germain-en-Laye et celle de Saint-Germain Grande Ceinture,
cerné par les voies routières : la maison du garde-barrière de la route de Poissy. Ce
raccordement, alors desservi par des trains de voyageurs, a également été utilisé pour
les premiers essais de locomotive électrique (source : cliché de l’auteur).

BIBLIOGRAPHIE

•Auphan É. (1989). « Obsolescence ou renaissance des réseaux ferrés pour le transport de


voyageurs en Europe occidentale (Grande-Bretagne, France, RFA) ? », thèse d’État, université
d’Aix-Marseille 2.
•Braudel F. (1996). L’identité de la France, t. 2, Paris, Arthaud-Flammarion.
•Caron F. (1997). Histoire des chemins de fer en France, vol. 1, 1740-1883, Paris, Fayard.
•Lamming C. (2019). L’annuaire Pouey de 1933, Toutes les lignes et les gares de France en
cartes, LR Presse.
•Nordman D, Revel J. (2000). « La formation de l’espace français », dans Burguière A.,
Francis BEAUCIRE

Revel J. (dir.), Histoire de la France, Paris, Seuil.


•Schnetzler J. (1967). « Le chemin de fer et l’espace français », Revue géographique de Lyon,
n° 42-1.
•Vidal de la Blache P. (2008) [1922]. Principes de géographie humaine, Paris, L’Harmattan.
•Wolkowitsch M. (2002). « L’évolution des réseaux de chemins de fer d’intérêt local et des
19 •

tramways voyageurs-marchandises de leur naissance à leur déclin, 1865-1951 », Revue d’Histoire


des Chemins de Fer, « Le chemin de fer à la conquête des campagnes », n° 24-25.
Carolyn DOUGHERTY
20 •
ARTICLES
Arnaud PASSALACQUA
arnaud.passalacqua@m4x.org
Université de Paris, ICT/LIED

LES TRANSPORTS PARISIENS ET LES POUVOIRS


POLITIQUES : DES CONFLITS D’ÉCHELLES, DU MÉTRO
AU GRAND PARIS EXPRESS (XIXE-XXIE SIÈCLE)
PARISIAN TRANSPORT AND POLITICAL POWERS:
CONFLICTS OF SCALE, FROM THE METRO TO THE GRAND
PARIS EXPRESS (19TH-21ST CENTURY)

ésumé
Cet article interroge les conflictualités à l’œuvre dans la gouvernance
des transports collectifs de la région parisienne depuis les origines de
l’omnibus jusqu’au projet actuel du Grand Paris Express. Il propose
d’interroger les liens entre les modalités successives de gouvernance des
mobilités et les types de systèmes de transport qui sont alors développés.
Il identifie la succession de quatre périodes, qui présentent chacune leur
logique d’acteurs : les temps du libéral, du local, du national et du global.

Abstract
This paper examines the conflicts at work in the governance of public
transport in the Paris region from the origins of the omnibus to the current
project of the Grand Paris Express. It proposes to question the links
Arnaud PASSALACQUA

between the successive modalities of governance of mobility and the types


of transport systems that are then developed. It identifies the succession
of four periods, each of which presents its own logic based on a specific
configuration of actors: the liberal, the local, the national and the global
periods.
21 •
Mots-clés : transports collectifs, région parisienne, gouvernance,
politique publique.

Keywords: public transport, Paris region, governance, public policy.

La conflictualité de la gouvernance des transports parisiens est l’un des


thèmes les plus récurrents de l’actualité contemporaine. Elle a occupé et
occupe toujours les esprits, que ce soit du fait de l’émergence récente
de nouveaux systèmes de mobilité portés par des opérateurs privés sans
régulation ou presque (vélos en flotte libre, trottinettes électriques…) ou à
l’occasion du renouvellement heurté du contrat d’exploitation de Vélib. Le
monde de l’automobile n’est pas exempt de ces tensions, qui ont touché
récemment aussi bien la fermeture à la circulation des voies sur berges que
le monde du taxi, chahuté par l’arrivée de systèmes concurrents fondés sur
Internet. Les projets plus classiques, comme le GPE (Grand Paris Express)
qui consiste d’abord à construire une infrastructure lourde, ont aussi fait
l’objet de controverses, en partie fondées sur des enjeux de gouvernance
(Subra, 2012), tandis que la probable ouverture à la concurrence de
lignes d’autobus, sinon de métro, risque d’alimenter de nouveau cette
chronique quasi ininterrompue, qui semble engagée depuis le milieu des
années 2000.

On peut s’interroger sur le caractère inédit de cette situation ainsi que sur
ses origines. Un regard de temps long invite effectivement à considérer
que d’autres modèles de gouvernance des transports parisiens ont été
à l’œuvre dans des conditions différentes. Le simple fait que les services
d’omnibus soient nés d’initiatives privées en dehors de toute régulation
Arnaud PASSALACQUA

par les pouvoirs publics suffit à marquer un point de départ très éloigné
de la situation actuelle, ce qui suppose donc un cheminement historique.

En retracer les grandes lignes et identifier les étapes successives est


l’objet de notre analyse. Une réflexion sur les enjeux décisifs de chaque
période est donc indispensable afin de pouvoir comprendre comment
ces questions qui semblent essentiellement politiques relèvent également
22 •
d’autres logiques. La cohabitation de pouvoirs crée des tensions autour
des systèmes de transport mais peut parfois susciter des complémentarités
entre échelles territoriales distinctes. Ce jeu d’échelles se trouve aussi en
question dans la différence qu’il convient de dresser entre les citoyens,
dont les structures territoriales relaient l’expression politique, et les usagers
des transports, un groupe dont les contours sont plus larges et plus flous.
Enfin, sur le plan technique, l’évolution des systèmes eux-mêmes, marquée
notamment par la motorisation de la Belle Époque, conduit à s’interroger
sur l’adéquation entre système sociotechnique et échelle de gouvernance,
selon une logique réciproque d’interdépendance entre ces deux entités.

Au-delà d’une approche juridique 1, l’historiographie qui s’est intéressée


à ces questions remonte aux années 1980. Citons notamment Dominique
Larroque (1984), Georges Ribeill (1986) et Michel Margairaz (1987), qui
ont tous trois insisté sur l’importance des logiques économiques à l’œuvre
derrière ces changements institutionnels, qui ne peuvent se cantonner ni
au champ politique, ni à celui de l’urbain. Depuis lors, certains travaux
ont également abordé l’enjeu de la planification et de l’organisation des
transports parisiens (Larroque et al., 2002 ; Désabres, 2011), voire plus
largement celui de la coordination des transports (Neiertz, 1999), tandis
que l’historiographie des liens entre Paris et la banlieue, qui est elle aussi
centrale dans ces questions, s’est largement étoffée depuis les années
2000 (Bellanger et al., 2007 ; Bourillon et Fourcaut, 2012).

La vision que nous proposons ici se veut à la fois plus synthétique que ces
différents travaux, qui portent chacun sur des périodes plus étroites, et
simultanément plus étendue, puisque nous traitons de près de deux siècles
en essayant d’identifier des logiques de temps long. Il nous semble possible
Arnaud PASSALACQUA

d’identifier trois configurations successives (libérale, locale et nationale)


avant de déboucher sur la description d’une forme de superposition de
ces trois modèles de gouvernance propre aux tensions du temps que nous
vivons, que nous proposons de qualifier de globale.
23 •

1
Pour une vision synthétique, voir Marcou (2012, p. 121-133) ; pour plus de détails sur la période
la plus ancienne, voir Lagarrigue (1956).
Le temps du libéral (années 1820-1900)

Si les transports urbains ont fini par intégrer la sphère de l’action


publique, ils sont apparus en dehors d’elle. À partir de la fin des années
1820, lorsque des services d’omnibus sont ouverts dans les grandes villes
occidentales (Paris en 1828, Londres en 1829, New York en 1830...),
la dynamique d’innovation se situe très nettement du côté des acteurs
privés. Les compagnies qui sont alors constituées pour exploiter des lignes
d’omnibus sont ainsi très nombreuses du fait qu’il est assez facile d’acheter
quelques véhicules et chevaux, d’embaucher quelques cochers et de
trouver un lieu de remisage d’une taille encore modeste. Elles offrent ainsi
des services très similaires sur des itinéraires proches voire identiques,
notamment sur ce que le XIXe siècle nomme le « boulevard », lieu de l’offre
culturelle et de la presse, mais aussi de différentes activités économiques.

Pendant les années 1830-1840, ces nouvelles compagnies définissent


leur service de transport selon leurs propres contraintes, sans orientation
des pouvoirs publics qui se cantonnent à accorder des autorisations. Les
compagnies fixent ainsi leurs tarifs, horaires et itinéraires au gré des
conditions du marché. La concurrence est vive et se lit autant dans le nom
que certaines compagnies se donnent afin de paraître à la mode (Dames
blanches en écho à l’opéra éponyme de François-Adrien Boieldieu,
Algériennes en référence à la conquête de l’Algérie…) que dans les
pratiques des cochers qui se battent pour la clientèle, parfois à coups de
fouet lorsque les voitures se dépassent.

Le système d’omnibus ne constitue donc pas véritablement un réseau


puisqu’il est formé par la superposition de lignes, exploitées par plusieurs
Arnaud PASSALACQUA

compagnies, même si les autorités imposent, en 1840, la correspondance


gratuite entre compagnies différentes. Comme elles travaillent dans un
contexte libéral, les compagnies ne s’aventurent pas dans les zones
périphériques, où les revenus semblent plus aléatoires. Dans ce contexte,
le transport public ne peut être porteur du développement urbain. Il ne se
développe que dans un second temps, suivant les flux de populations et
d’activités.
24 •
La position de retrait des pouvoirs publics est le reflet de l’affirmation
progressive et plus large du libéralisme au cours de ces mêmes décennies.
Le rôle qu’ils jouent se cantonne à la police de la voirie et de l’hygiène,
laissant les acteurs économiques trouver leur propre équilibre, sur un
marché dont il ne semble pas évident qu’il suppose une intervention plus
forte de leur part. Les investissements y sont faibles, les temporalités qui
caractérisent le marché sont rapides, et la concurrence permet d’assurer
des tarifs faibles. Le principal problème pourrait être lié au manque de
desserte des zones périphériques, mais la question de la banlieue, dans
les années 1830-1840, n’est pas pleinement abordée par la politique
publique en général, pas uniquement dans le domaine des transports.

Le contraste avec le système ferroviaire qui émerge à cette même époque


est ici saisissant. Avec la loi de 1842 2, les pouvoirs publics nationaux sont
alors capables d’inventer un système de collaboration avec les intérêts
privés pour constituer un réseau qui présente autant d’intérêts économiques
que stratégiques et nécessite une vision de temps long. En revanche,
desservir les voies de la capitale par un système de transport assez lent et
techniquement peu innovant ne paraît pas nécessiter de transiger avec les
principes du libéralisme.

Bien que stable en elle-même, cette situation n’est pas jugée satisfaisante
par le Second Empire qui, pour être libéral, n’en est pas moins
interventionniste et autoritaire dans plusieurs domaines, dont l’organisation
urbaine. C’est ainsi que pour l’accueil des nombreux visiteurs de la
première Exposition universelle que Paris organise en 1855, les préfets de
la Seine, Eugène Haussmann, et de police, Pierre-Marie Pietri, imposent à
la dizaine de compagnies d’omnibus de fusionner en une seule entité, à
Arnaud PASSALACQUA

laquelle une concession est conférée. La CGO (Compagnie Générale des


Omnibus) devient ainsi l’acteur principal des mobilités parisiennes, grâce
à un monopole sur le droit de stationnement des transports publics qui lui
est alors garanti, après la renégociation en raison de l’élargissement de
Paris en 1860, pour 50 ans.
25 •

2
Loi relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer en France.
Sur le temps long, cette première étape d’interventionnisme public ne se
traduit pourtant pas par une capacité des pouvoirs publics à disposer du
réseau d’omnibus à leur guise, bien que le cadre de la concession soit
très pointilleux sur de très nombreux points (tarifs, itinéraires...). Si la mise
en place de la CGO est l’occasion de la définition d’un premier véritable
réseau, la compagnie s’avère au fil des décennies être une institution très
autonome, qui dispose de relais puissants au sein du monde politique,
comme l’illustre la figure d’Eugène Étienne, patron du parti colonial,
parlementaire puis ministre et président du conseil d’administration de la
CGO. Elle mène ainsi son exploitation selon ses propres dynamiques. Elle
préfère voir les files de voyageurs se former dans les rues pour attendre
de voir passer un omnibus qui ne soit pas complet, ce qui lui garantit des
revenus, plutôt que de se lancer dans une politique de l’offre bien plus
risquée. La régulation du système se fonde donc sur la limite énergétique
des chevaux, dont la puissance ne permet pas d’accroître la capacité des
véhicules.

Au milieu du XIXe siècle, Paris vit donc une forme de rationalisation de son
offre de transport, qui suit la même logique que les autres transformations
du cycle haussmannien : l’intervention autoritaire et centralisatrice permet
la poursuite voire le renforcement des intérêts privés. En contraste,
les acteurs londoniens demeurent fidèles au long du XIXe siècle à la
configuration entièrement libérale du marché de l’omnibus, voyant, au
fil de la conjoncture économique, s’accroître ou se réduire le nombre
d’opérateurs. Alors que la capitale britannique est plus étendue et peuplée
que Paris, il semble bien que le fonctionnement de ses omnibus ne soit pas
moins satisfaisant que ce que la CGO offre aux Parisiens.
Arnaud PASSALACQUA

L’échec récurrent rencontré par les projets de métro depuis le milieu du XIXe
siècle vient confirmer, par contraste, cet ancrage libéral de la conception
des transports urbains. Les pouvoirs publics, tant locaux que nationaux,
s’avérant incapables de se décider sur un projet de métro consensuel, ils
laissent aux autres systèmes, plus libéraux, la charge d’assurer les flux
de transport de la région parisienne, portés par les omnibus et tramways
(figure 1). Ces derniers sont d’abord concédés à partir de 1873 par le
26 •
département, non sans dédommagement accordé à la CGO en raison
de son monopole. Le tramway offre aussi une sortie du tête-à-tête avec
la CGO, qui n’est ainsi plus la seule compagnie à exploiter un réseau de
transport en région parisienne.

Figure 1. Représentation du projet de métropolitain Haag, 1887 (source :


Archives de Paris, V108-1).

La loi de 1880 3 ancre cette logique de concession pour le tramway, dont


Arnaud PASSALACQUA

l’exploitation doit être concédée par l’autorité dont dépend la voirie,


sans qu’il y ait de subvention publique, ce qui laisse encore une marge
importante aux acteurs privés. Pour Paris, cette logique conduit néanmoins
l’État à intervenir directement comme concédant pour le réseau de lignes
de pénétration ouvert à la veille de l’Exposition de 1900, du fait de la
27 •

3
Loi du 11 juin 1880 relative aux chemins de fer d’intérêt local et aux tramways.
domanialité particulière des voiries de la capitale, ce qui marginalise le
Conseil général (Rasmussen, 1990). Le tramway vient ainsi brouiller les
cartes en multipliant les acteurs, mais ce mouvement demeure cantonné
à la surface. En souterrain, le choix d’un projet d’intérêt local sous la
pression de l’Exposition universelle de 1900, en tranchant en faveur de
l’échelle municipale, marque un basculement vers une nouvelle période,
dominée par une échelle locale, qui finit par s’imposer aussi en surface.

Le temps du local (années 1900-1940)

Si le choix d’un projet de métro s’est avéré long, ce système de transport


s’est très rapidement imposé comme l’incarnation du caractère local
que revêtent dès lors les enjeux de la mobilité parisienne. Résultat d’une
collaboration avec le groupe Empain (Suzor, 2016), porté par un industriel
belge figure de ce capitalisme de la Belle Époque, le métro incarne cette
combinaison entre la logique libérale préalable et la montée en puissance
des pouvoirs locaux. D’autres exemples pourraient être mobilisés, comme
celui de Thomson-Houston et de sa capacité à susciter l’intérêt des élus
locaux pour les solutions intégrées de tramway électrique qu’elle propose
à cette même période (McKay, 1976).

Cet essor du pouvoir local s’inscrit dans la lignée de la loi de 1884 4,


qui renforce les pouvoirs du maire en lançant une dynamique
d’autonomisation vis-à-vis de la tutelle préfectorale. L’importance de
cette figure de la République est d’ailleurs lisible dans le fameux banquet
des maires, organisé à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900
(Bellanger, 2014). Dès lors, l’échelon municipal devient aussi le lieu de
l’expression de lignes politiques alternatives, en particulier celles portées
Arnaud PASSALACQUA

par les mouvements socialiste puis communiste, qui n’ont pas accès aux
échelons nationaux (Chamouard, 2007). La gestion des réseaux urbains
(eau, énergie, transport…) est l’une des activités par lesquelles s’exprime
ce socialisme municipal. En région parisienne, cet ancrage local se traduit
par l’affirmation du conseil général de la Seine et par la convergence entre
l’émergence de l’urbanisme comme pratique, qui s’instaure alors en tant
28 •

4
Loi du 5 avril 1884 relative à l’organisation municipale.
que discipline, et sa mise en œuvre dans différents domaines, notamment
le logement et les transports. Au cours de la période, l’effacement des
intérêts privés est toutefois très progressif, puisqu’ils demeurent encore vifs
au cours des années 1920-1930.

L’implication croissante des pouvoirs publics est le résultat de la situation


économique due à la Première Guerre mondiale : l’inflation conduit les
exploitants au bord de la faillite, du fait du maintien des tarifs au long
du conflit afin de limiter la hausse du coût de la vie (Passalacqua, 2018).
Au sortir de la guerre, le département de la Seine s’impose donc pour
reprendre en main un secteur très fragilisé financièrement. Il devient ainsi
l’acteur fort de l’entre-deux-guerres, qui assume les risques financiers de
l’exploitation des autobus et tramways, tout en en confiant l’exploitation
à une nouvelle compagnie privée, la STCRP (Société des Transports en
Commun de la Région Parisienne), tenue par une forme originale de
régie intéressée. Cette intervention publique s’inscrit également dans une
dynamique globale issue de la guerre qui voit l’État s’imposer dans les
rouages économiques de secteurs jusqu’alors restés en dehors de son
périmètre. Par un effet cliquet, le retour à la paix ne signifie pas un retour
à la situation antérieure.

Cette implication du département se traduit par une volonté très nette de


penser les réseaux au-delà des limites parisiennes. Le travail entrepris par
la STCRP au cours des années 1920 consiste en une harmonisation des
lignes en un réseau global, dont le célèbre remplacement des tramways
par les autobus peut aussi se lire comme une poursuite de la volonté
d’homogénéisation. En souterrain, l’extension du réseau de métro devient
une réalité à partir des lignes du rapport Jayot de 1927, les premières
Arnaud PASSALACQUA

stations hors de Paris étant inaugurées en 1934.

Il s’agit bien de rattraper l’extension urbaine d’une agglomération connue


pour les conditions précaires de logement et d’aménités urbaines qu’elle
offre aux habitants de sa périphérie galopante (Fourcaud, 2000). Si les
défenses de lignes d’autobus ou de tramways par des élus de banlieue du
conseil général sont parfois comprises comme électoralistes, elles reflètent
29 •
surtout un très lourd déficit de transport, résultat d’une construction des
réseaux très centrée sur Paris intra-muros.

Reste que cette dynamique se heurte à la conjoncture globale des années


1930, qui voit l’économie en crise et les finances publiques incapables
de soutenir de grands projets. Après l’épisode du Front populaire, une
politique plus restrictive se met en place, à travers l’instauration du Comité
de coordination des transports de la région parisienne, en novembre
1938 5. Dominé par l’État, qui prend ainsi le leadership pour la première
fois dans ce domaine, son objectif est de réduire les dépenses en imposant
des mesures de réduction du service tout en protégeant les intérêts des
acteurs en place. Ce faisant, les transports de la région parisienne
s’inscrivent dans la dynamique de basculement d’un service public porté
par les collectivités locales appuyées sur les acteurs privés vers un service
public de dimension nationale, qui touche nombre de secteurs, de la crise
des années 1930 à la Libération (Dard et Margairaz, 2005).

Le temps du national (années 1940-2000)

Le régime de Vichy précipite cette logique à l’œuvre à la fin des années


1930. En abolissant les formes démocratiques et parlementaires de la
IIIe République, il ancre la responsabilité de l’organisation des transports
parisiens dans le camp étatique, en en dégageant les élus locaux, jusqu’
alors dominants. Le nouveau régime est aussi marqué par un technocratisme
incarné par des figures d’ingénieurs tenant les commandes de grands
secteurs nationaux, comme Jean Bichelonne qui s’est notamment illustré
dans l’opération de nationalisation des chemins de fer en 1937. Les
communications sont confiées à Jean Berthelot, autre major de sortie
Arnaud PASSALACQUA

de l’École polytechnique, directeur du cabinet du ministre des Travaux


publics, Anatole de Monzie, au moment du décret-loi de novembre 1938.

Le contexte est aussi marqué par les conditions spécifiques du conflit qui
viennent déséquilibrer les relations entre STCRP et CMP (Compagnie du
Métropolitain de Paris). Alors que la première voit ses autobus mobilisés
30 •

5
Décret-loi du 12 novembre 1938 relatif à la coordination des transports et au statut des bateliers.
puis dispersés et difficilement rassemblés, avant que des solutions de
motorisation alternatives aux hydrocarbures soient développées, la
seconde voit son métro devenir l’un des supports essentiels de la mobilité
parisienne et l’un des refuges possibles lors des bombardements aériens.
La différence de structure capitalistique entre les deux types de réseau
joue alors en faveur du ferroviaire, qui en outre maintient son exploitation
bien plus aisément que celle du routier, plus fragile.

Cette conjoncture, défavorable à la surface, confirme la vision


proferroviaire de Jean Berthelot qui peut dès lors engager une réforme
durable des transports parisiens, qui met en œuvre, en 1942, la fusion
des réseaux, au profit de la CMP (Roth, 2002). Ce projet est ancien,
puisque discuté dès les années 1930, mais est resté inabouti du fait des
positions hostiles des deux compagnies. Cette décision peut se lire comme
une forme de revanche prise sur les conseillers généraux des années 1930,
prêts à défendre des lignes d’autobus desservant leur territoire, quand les
techniciens pouvaient les juger peu rentables ou trop peu ancrées dans
une logique de réseau. Cette fusion peut aussi se lire comme une façon
pour Paris de combler le retard qu’elle a pris sur Londres, qui a su, dès
1933, coordonner ses différents réseaux au sein d’une même entité, le
London Passenger Transport Board.

Dès lors, l’interventionnisme de l’État se maintient pendant la deuxième


moitié du XXe siècle. À la Libération, la CMP est prise dans le mouvement
d’épuration, et son activité est placée sous la tutelle d’un administrateur
provisoire, avant que la loi du 21 mars 1948 6 crée la RATP (Régie
Autonome des Transports Parisiens), régie nationale qui s’inscrit ainsi à
la fois dans la lignée ouverte par le gouvernement de Vichy et dans celle
Arnaud PASSALACQUA

des grandes nationalisations qui touchent différents secteurs économiques


au sortir de la guerre, en France comme en Europe (Prost, 1986), comme
l’illustrent par ailleurs les transports londoniens placés sous la conduite de
l’État cette même année 1948. Toutefois, elle arrive plus tardivement que
celles décidées pour sanctionner la collaboration ou, par la suite, pour
31 •

6
Loi du 21 mars 1948 relative à la réorganisation et à la coordination des transports de voyageurs
dans la région parisienne.
marquer une politique anticapitaliste. Elle est bien plus proche d’un esprit
d’économie mixte.

Côté parisien, la RATP doit aussi se comprendre comme le résultat d’un


compromis entre les gaullistes et les communistes, fortement implantés
dans ce secteur. Son nom traduit toutefois bien des ambivalences liées à
son difficile accouchement (Ribeill, 1988). Régie, elle n’est pas municipale
comme la situation la plus couramment attendue, mais d’État, sous la forme
d’un établissement public à caractère industriel et commercial, qui doit
équilibrer ses finances. Autonome, elle l’est vis-à-vis justement du territoire
qu’elle dessert, puisque cette autonomie doit se comprendre comme une
distance prise par rapport aux élus locaux et aux enjeux budgétaires de
cette échelle. Quant aux transports, elle les assure mais partiellement,
puisque les services des trains de banlieue demeurent exploités par la
SNCF 7, sur une zone qui ne peut se réduire à son caractère parisien, le
monopole de la RATP s’étendant sur un périmètre plus large.

Cette jeune structure, malgré la dynamique qui marque ses premières


années, en particulier le lancement du métro sur pneu, dont le prototype est
testé à partir de 1951, est rapidement prise dans un enlisement financier
doublé d’une dégradation de son image, à l’heure où se démocratise
l’automobile (Margairaz, 1989). La réforme de 1959, qui introduit le
STP (Syndicat des Transports Parisiens) comme autorité organisatrice aux
pouvoirs renforcés, signe un basculement dans une politique nationale
de grands projets. Le RER (Réseau Express Régional) est ainsi un objet
véritablement étatique, d’abord confié entièrement à la RATP, qui démarre
ses travaux en 1961, avant que les difficultés techniques et le coût des
stations cathédrales conduisent à une révision de ce pilotage, toujours
Arnaud PASSALACQUA

décidée dans les sphères ministérielles, voire à l’Élysée (Zembri, 2006).


L’exemple de ce dirigisme étatique est donné par le célèbre voyage de
Tokyo, qui voit, en 1971, un petit groupe de fonctionnaires d’État décider
de la façon dont le tronçon central du RER doit être bouclé, en s’inspirant
des correspondances quai à quai et de l’interconnexion qu’ils observent
au Japon. La proximité de ces acteurs, notamment leur formation souvent
32 •

7
Société Nationale des Chemins de Fer français.
d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, joue ici un rôle qui renforce la
synergie due aux positions qu’ils occupent dans l’administration ou à la
tête de la RATP et de la SNCF.

Cet épisode fait écho à la mystique aménageuse qui caractérise les actions
conduites par l’État en région parisienne, incarnées en particulier par les
villes nouvelles et leur fameuse formule forgée a posteriori : « Mettez-moi
de l’ordre dans ce b. ! » (Vadelorge, 2005). Le RER n’est finalement que
la traduction dans le domaine des transports collectifs de ces modalités
d’action pensées par opposition contre les élus locaux, en particulier
dans un contexte où le communisme est perçu comme une menace par le
pouvoir gaulliste (Bellanger, 2010). La gouvernance des transports, revue
en 1959, a ainsi devancé la loi de 1964 de réorganisation administrative
de la région parisienne 8 (figure 2).

Figure 2. Représentation du projet de ligne Est-Ouest du RER dans le


Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris,
1965 (source : Institut Paris Région).

Arnaud PASSALACQUA
33 •

8
Loi du 10 juillet 1964 portant réorganisation de la région parisienne.
Si le temps du national se traduit par des projets massifs, le réseau de
surface devient également un sujet de préoccupation de l’État. Face à
l’enlisement des autobus parisiens, la préfecture de police finit par suivre
la demande de la RATP d’ouvrir des couloirs réservés à ses véhicules,
le premier étant installé, en 1964, le long de la Seine (Passalacqua,
2008). Ambivalence supplémentaire de la politique nationale qui promeut
l’automobile par de multiples infrastructures, mais sait aussi la canaliser
lorsqu’il en va de la survie de services devenus presque marginaux. Ce
sont donc deux incarnations de l’État qui négocient autour d’un objet dont
on peut penser qu’une gouvernance plus locale n’aurait peut-être pas
permis une naissance plus précoce, en raison de la pression des intérêts
commerçants soucieux de préserver la possibilité que les automobilistes
s’arrêtent devant leurs boutiques.

De même, les grandes innovations introduites dans les années 1970


sont le produit d’un échelon national et n’auraient probablement pas pu
être portées par des échelons locaux, même décentralisés. Le versement
transport (1971) puis la Carte orange (1975) sont des opérations qu’il
convient de comprendre dans le contexte d’un État échaudé par Mai 1968,
à qui les manifestations d’usagers font craindre un retour des tensions,
tandis que les promesses du RER tardent à se concrétiser (Gordon, 2015).

Mais peu après sa mise en service, ce nouveau réseau présente déjà


les signes d’une saturation à venir, si bien que de nouveaux projets
macroscopiques voient le jour : c’est bien à l’échelon gouvernemental qu’il
est décidé de ne pas trancher entre les projets concurrents d’Éole, porté par
la SNCF, et de Météor, porté par la RATP, et de lancer conjointement ces
deux chantiers, ce qui concentre sur Paris l’essentiel des efforts, alors que la
Arnaud PASSALACQUA

desserte de la banlieue est déjà problématique (Zembri-Mary, 2011). Un


pouvoir plus local aurait peut-être fait d’autres choix, en s’éloignant aussi,
pour des raisons de budget, de partis pris architecturaux dont certains ne
sont pas sans rappeler les stations cathédrales du RER A. Une assemblée
dominée par des élus de banlieue aurait-elle choisi d’apporter une solution
aux problèmes de la banlieue d’abord fondée sur une amélioration de la
desserte de Paris ?
34 •
Le temps du global (années 2000-2010) ?

Le basculement dans un temps différent s’opère au tournant du


XXIe siècle. Plusieurs évolutions se combinent pour souligner la fin du
temps du national. D’une part, à l’échelle française, la phase d’intérêt
porté aux villes petites et moyennes au cours des années 1970 est suivie
de celle de décentralisation mise en œuvre par la gauche, en 1982-
1983. Si elles n’ont qu’un rapport assez lointain avec les transports
parisiens, ces dynamiques suscitent toutefois une montée en puissance des
gouvernances locales en province, dont l’un des points forts est la politique
des transports à l’échelle d’agglomérations progressivement structurées en
intercommunalités. L’icône de ce mouvement est le tramway, réinventé en
France en province, avant d’arriver en région parisienne, porté par les
élus de Seine-Saint-Denis (Gardon, 2018). Après l’ouverture du T1 (1992)
puis du T2 (1998), le tramway se déploie réellement dans l’agglomération
à partir du contrat de plan État-région 2000-2006, marquant ainsi
une influence provinciale dans la politique francilienne des transports,
même si les modalités d’utilisation de cet objet sont bien différentes entre
les grandes agglomérations de province et la petite couronne. Notons
toutefois que le tramway, souvent perçu comme un projet local, doit aussi
être vu comme le résultat d’une politique industrielle nationale couronnée
de succès, dans le sillage du concours Cavaillé (Demongeot, 2014), lancé
par l’État, qui n’est donc pas absent de cette dynamique.

Parallèlement à ce mouvement, les institutions bougent elles aussi. En


2000, la loi SRU 9 lance la dynamique de régionalisation du STP devenu
STIF (Syndicat des Transports d’Île-de-France), qui ne se concrétise après
des tensions qu’en 2005. Dès lors, pour la première fois depuis qu’une
Arnaud PASSALACQUA

telle entité existe, l’État n’est plus le décideur majoritaire dans le domaine
des transports de sa capitale. La région, qui joue pleinement sur ce
rôle pour assurer sa communication, comme le font celles de province
avec leurs TER, prend le relais, l’alternance de 2014, qui voit la droite
l’emporter, marquant une étape nouvelle dans cette affirmation, du fait
35 •

9
Loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains.
des divergences, dès lors acceptables et explicites puisque partisanes,
avec la ville de Paris, tenue par la gauche depuis 2001.

Dans cette même période, le jeu des mobilités se trouve également


compliqué par l’arrivée de nouveaux opérateurs exploitant des systèmes
inédits. Il s’agit d’abord d’actions suscitées ou encadrées par les pouvoirs
publics, en particulier les vélos en libre-service et l’autopartage, qui
laissent entrer dans le jeu des groupes qui n’avaient jusqu’alors pas
d’expérience d’exploitation de transports urbains (Huré, 2017). Puis, à
partir du milieu des années 2010, le système ancien des concessions se
trouve lui-même concurrencé par le modèle de la flotte libre, qui permet à
une offre de mobilité de se déployer en dehors du cadrage politique, avant
qu’une régulation puisse s’opérer, en réaction aux dysfonctionnements,
cette situation rappelant par bien des aspects celle des premiers omnibus
des années 1830. Elle voit s’épanouir, puis parfois disparaître aussi vite,
des objets nouveaux, dont le fonctionnement croise le plus souvent les
techniques numériques et l’électrification des motorisations. L’influence
de ces nouveaux acteurs n’a même plus besoin d’objets pour s’exercer,
comme l’illustre le cas d’applications de calculs d’itinéraires, dont les
conseils se traduisent en usages inédits et donc imprévus de voirie pas
toujours adaptés aux flux.

Dans ce contexte, l’État lui-même trouve une place nouvelle. S’il n’a pas
véritablement quitté le jeu, en particulier via ses opérateurs SNCF et RATP,
du moins en a-t-il laissé le leadership à la région. Mais l’émergence du
projet de Grand Paris le replace au centre du jeu. L’idée d’une rocade
en banlieue remonte au SDRIF (Schéma Directeur de la Région Île-de-
France) de 1994, document porté par l’État, avant d’avoir été réintroduite
Arnaud PASSALACQUA

d’abord au sein de la RATP, au début des années 2000 (Auzannet, 2018).


Dès lors que Nicolas Sarkozy choisit de s’emparer de la thématique du
Grand Paris, elle devient toutefois le lieu d’un combat entre la région,
inspirée par ce projet de la RATP, et l’État. Le débat public de 2010-2011
voit ainsi s’opposer exceptionnellement deux projets, l’un d’inspiration
plus locale proposant une desserte au plus près des territoires de la petite
couronne et l’autre d’inspiration globale, soucieux de desservir les grands
36 •
pôles importants à l’échelle de l’agglomération, les fameux clusters. La
SGP (Société du Grand Paris), qui met en œuvre le compromis trouvé en
2011, traduit à la fois le retour de l’État dans les mobilités franciliennes,
puisque la structure est un établissement public à caractère industriel et
commercial et qu’elle est très alimentée, à ses débuts, par la RATP, et
le souci d’un accompagnement des dynamiques locales, du fait de sa
gouvernance très ouverte sur la concertation, en particulier avec les élus
locaux. L’État du GPE n’est plus celui du RER, d’autant que la SGP est une
structure à durée de vie limitée, qui laissera la place à un gestionnaire
d’infrastructure, la RATP, et à l’autorité organisatrice IDFM (Île-de-France
Mobilités). Si l’objet présente bien des similitudes (mode lourd, coût, effet
de réseau, temporalité…), les enjeux en surface autour des gares sont
abordés bien différemment par rapport à la logique aménageuse qui a
accompagné le RER.

Conclusion

Si l’on considère les transports parisiens sur le temps très long, la tendance
la plus marquante est celle de la montée en hiérarchie et en puissance des
pouvoirs politiques dans un champ où la dynamique est d’abord portée
par les acteurs privés. Les raisons de cette évolution ne paraissent qu’assez
peu idéologiques. Les circonstances socio-économiques, notamment les
deux conflits mondiaux, ont tenu un rôle autrement plus décisif dans cette
histoire, qui voit les transports de la capitale entrer dans le ressort presque
exclusif de l’État dans la deuxième partie du XXe siècle. La dernière
évolution, qui passe de cet âge national à une période de superposition
des logiques d’actions et des typologies d’acteurs, est peut-être celle qui
semble la plus marquée d’une volonté idéologique. Elle se caractérise
Arnaud PASSALACQUA

par un État qui s’est positionné en retrait et qui n’est plus désormais que
l’un des acteurs parmi d’autres, même si son implication dans le GPE
témoigne d’une forme de survivance de sa volonté interventionniste ; mais
aussi par une forme de décentralisation qui positionne la région comme
acteur puissant, tout en s’ouvrant à des intérêts privés qui n’ont été aussi
peu contrôlés qu’aux débuts des omnibus, il y a près de deux siècles.
Ce processus de temps long a contribué à forger une exceptionnalité
37 •
parisienne, non pas uniquement pour les solutions de transport proposées
ou les quantités de voyageurs transportées, mais aussi en matière de
gouvernance. Nulle part l’État n’a tenu un tel rôle, tandis que la ville s’est
retrouvée assez vite marginalisée.

Par ailleurs, les transports parisiens apparaissent comme étant le lieu


d’une importante conflictualité, qui semble aujourd’hui se déployer tous
azimuts en raison du foisonnement des acteurs impliqués et des systèmes
de transport. D’autres périodes ont été marquées par des conflits qui
semblent plus canalisés, que ce soit ceux entre les exploitants d’omnibus
des années 1830-1840, ceux entre la CGO et la ville de Paris, ceux entre
l’État, les compagnies de chemin de fer et cette même ville de Paris autour
du projet de métro, ou ceux opposant la CMP et la STCRP, alimentés
également par d’autres acteurs, comme les constructeurs automobiles ou
les taxis collectifs, dans les années 1930. S’il paraît institutionnellement
moins conflictuel, même si l’opposition entre la RATP conduite par Pierre
Weil (1963-1971) et la SNCF est connue, le temps du national paie a
posteriori les effets d’une politique souvent pilotée par un seul niveau
décisionnel, notamment par des manifestations au début des années
1970, qui sont une forme de conflit à retardement.

Quels effets sur les réseaux et finalement sur l’offre de transport ces
évolutions institutionnelles ont-elles eus ? Beaucoup d’exemples viennent
alimenter l’idée d’une cohérence entre l’échelle de gouvernance et le
type de projet de transport déployé. Le plus évident est le métro, entré
en symbiose avec sa ville, mais d’autres jalonnent l’histoire parisienne
jusqu’au projet de GPE porté par l’État. Le niveau hiérarchique serait donc
une variable décisive de l’ampleur des projets mis en œuvre, et notamment
Arnaud PASSALACQUA

de leur budget et de leur temporalité. Ce schéma mériterait une analyse


plus fine, mais l’hypothèse qu’un niveau plus élevé conduit à des projets
plus imposants, plus coûteux et plus longs à réaliser semble raisonnable.
Mais les acteurs qui choisissent tel ou tel type de gouvernance sont-ils
conscients de ce qu’elle suppose comme réalisations à venir ? À moins que
la gouvernance ne soit qu’un choix a posteriori pour un projet envisagé
préalablement, comme l’illustre le GPE, ou qu’elle ne soit que le résultat
38 •
des positions, plus ou moins fortes, des acteurs privés, moins abordés
dans cet article, mais tout aussi décisifs pour saisir cette histoire politique
des transports parisiens.

BIBLIOGRAPHIE

•Auzannet P. (2018). Les Secrets du Grand Paris, Paris, Hermann, 198 p.


•Bellanger E. (2010). « De de Gaulle à Pompidou, lorsque l’État s’opposait aux élus
locaux : l’exemplarité du Grand Paris », dans Flonneau M. et al. (dir.), Le Grand dessein
parisien de Georges Pompidou. L’aménagement de Paris et de la région capitale, Paris,
Somogy, p. 43-53.
•Bellanger E. (2014). « Le maire au XX e siècle ou l’ascension d’une figure “sympathique”
et “intouchable” de la République », Pouvoirs, n° 1(148), p. 15-29.
•Bellanger E, Flonneau M, Fourcaut A. (2007). Paris/banlieues. Conflits et
solidarités. Historiographie, anthologie, chronologie 1788-2006, Paris, Créaphis, 479 p.
•Bourillon F, Fourcaut A. (dir.). (2012). Agrandir Paris. 1860-1970, Paris,
Publications de la Sorbonne/Comité d’histoire de la ville de Paris, 440 p.
•Chamouard A. (2007). « La mairie socialiste, matrice du réformisme (1900-1939) »,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 4(96), p. 23-33.
•Dard O, Margairaz M. (2005). « Le service public, l’économie, la République
(1780-1960). Introduction », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 52(3), p. 7.
•Demongeot B. (2014). « "Adapter le transport collectif à la ville telle qu’elle est".
Les initiatives Cavaillé de 1975 ou le retour du tramway sur l’agenda national », Revue
d’histoire des chemins de fer, n° 45, p. 115-142.
•Désabres P. (2011). « Les trois temps du métro de Paris : un réseau sans cesse
en débats », dans Lamard P, Stoskopf N (dir.), Transports, territoires et société, Paris,
Picard, p. 55-68.
•Fourcaut A. (2000). La Banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux
en France dans l’entre-deux-guerres, Grâne, Créaphis, 339 p.
•Gardon S. (dir.). (2018). Quarante ans de tramways en France, Lyon, Libel, 508 p.
•Gordon DA. (2015). « L’économie morale des banlieusards. Aux origines de la “crise
Arnaud PASSALACQUA

des transports” dans la France des années 1970 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire,
n° 4(128), p. 119-131.
•Huré M. (2017). Les mobilités partagées. Nouveau capitalisme urbain, Paris, Éditions
de la Sorbonne, 159 p.
•Lagarrigue L. (1956). Cent ans de transports en commun dans la région parisienne,
Paris, RATP, 217 p.
•Larroque D. (1984). « Économie et politique des transports urbains. 1855-1939 »,
Les Annales de la recherche urbaine, n° 23-24, p. 127-141.
39 •
•Larroque D, Margairaz M, Zembri P. (2002). Paris et ses transports, XIX e -XX e
siècles, deux siècles de décisions pour la ville et sa région, Paris, Éditions Recherches,
400 p.
•Marcou G. (2012). « L’organisation des transports publics en Île-de-France », dans
Transports et politiques locales de déplacement, Paris, Le Moniteur, p. 121-133.
•Margairaz M. (1987). Analyse socio-historique de la RATP. La RATP, l’État et les
collectivités locales (1949-1985). Trois âges et quatre contraintes, Paris, RATP, 67 p.
•Margairaz M. (1989). Histoire de la RATP, Paris, Albin Michel.
•McKay J. (1976). Tramways and Trolleys. The Rise of Urban Mass Transport in Europe,
Princeton, Princeton University Press, 266 p.
•Neiertz N. (1999). La coordination des transports en France de 1918 à nos jours,
Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 802 p.
•Passalacqua A. (2018). « Les transports urbains français pris dans la guerre :
un secteur industriel résilient ? », dans Fridenson P., Griset P. (dir.), L’industrie dans la
Grande Guerre, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France,
p. 121-133.
•Passalacqua A. (2008). « Séparer ou périr : conception et pratique du couloir réservé
à Paris (1960-1975) », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée,
vol. 120, n° 1, p. 59-76.
•Prost A. (1986). « Les nationalisations en Europe occidentale au sortir de la Seconde
Guerre mondiale », Le Mouvement social, n° 134, p. 3-8.
•Rasmussen A. (1990). « Un discours à l’épreuve : politique des tramways et
population de banlieue (1870-1914) », Villes en parallèle, n° 15-16, p. 242-263.
•Ribeill G. (1988). « Genèse de la RATP de la fin des années trente à la loi du 21 mars
1948 : un accouchement laborieux », dans Claval P. (dir.), Les chemins de fer, l’espace et
la société en France. Actes du colloque de l’AHICF (18-19 mai 1988), Paris, AHICF, p. 57.
•Ribeill G. (1986). « Quelques aspects de l’histoire des transports collectifs en région
parisienne (1828-1942) », Cahier/Groupe Réseaux, n° 4, p. 160-174.
•Roth R. (2002). « La première fusion CMP-STCRP en 1942 », dans Gérôme N.,
Margairaz M. (dir.), Métro, dépôts, réseaux. Territoires et personnels des transports
parisiens au XX e siècle, Paris, Éditions de la Sorbonne, p. 105-114.
•Subra P. (2012). Le Grand Paris. Géopolitique d’une ville mondiale, Paris, Armand
Colin, 336 p.
•Suzor C. (2016). Le Groupe Empain en France. Une saga industrielle et familiale,
Arnaud PASSALACQUA

Bruxelles, Peter Lang, 504 p.


•Vadelorge L. (2005). « Mémoire et histoire. Les villes nouvelles françaises », Les
Annales de la recherche urbaine, n° 98, p. 7-14.
•Zembri P. (2006), « La difficile modernisation des transports parisiens à travers les
avatars du RER (1965-1977) », dans Griset P (dir.), Georges Pompidou et la modernité :
les tensions de l’innovation 1962-1974, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, p. 37-50.
•Zembri-Mary G. (2011). « La longue durée dans la planification des infrastructures
de transport. Les cas de la ligne de métro automatique Météor (Paris) et de l’autoroute
40 •

A35 (Lauterbourg-Saint-Louis) », dans Lamard P., Stoskopf N. (dir.), Transports, Territoires


et Société, Paris, Picard, p. 69-82.
Laurent BONNAUD
laurent.bonnaud@essec.edu
Gérant fondateur, Sponte sua sprl

LA LIAISON FERROVIAIRE TRANSMANCHE,


UNE NOUVELLE FRONTIÈRE POUR LE NORD DE LA FRANCE
THE CROSS-CHANNEL RAIL LINK,
A NEW BORDER FOR THE NORTH OF FRANCE

ésumé
L’histoire du Nord de la France est façonnée par sa frontière maritime
avec l’Angleterre et, depuis 1994, par l’entrée en service de l’Eurotunnel,
infrastructure ferroviaire unique en son genre, où cohabitent navettes
ferroviaires, grande vitesse et trains de marchandises. Ce système de
transport novateur a créé la première frontière terrestre entre la France
et le Royaume-Uni. Nous évoquons la genèse de cette frontière, les textes
fondateurs qui la définissent et les changements intervenus dans sa gestion
depuis 25 ans, dans le contexte de l’afflux de migrants dans le Calaisis.
Il apparaît que la gestion frontalière résulte de compromis permanents
entre technologies, environnement juridique et institutionnel, et demande
sociale. En conclusion, nous verrons pourquoi, depuis 2016, le Brexit
remet en cause la plupart de ces équilibres.

Abstract
The history of Northern France is shaped by its maritime border with
Laurent BONNAUD

England and, since 1994, by the entry into service of the Eurotunnel, a
unique railway infrastructure, where rail shuttles, high speed and freight
trains coexist. This innovative transport system created the first land
border between France and the United Kingdom. We discuss the origins
of this border, the founding texts that define it and the changes that have
41 •

taken place in its management over the past 25 years, in the context
of the migrants inflow into Calaisis. It appears that border management
is the result of permanent compromises between technologies, legal and
institutional environment and social demand. In conclusion, we will see
why, since 2016, Brexit has been challenging most of these balances.

Mots-clés : accords de Shengen, Eurostar, Eurotunnel, frontières,


Getlink, Kent County, liaison ferroviaire transmanche, Manche, migrations,
Pas-de-Calais, région Hauts-de-France, relations franco-britanniques,
relations intergouvernementales, Sangatte, trafic ferroviaire international,
traité de Cantorbéry, traité du Touquet, tunnel sous la Manche.

Keywords: borders, Canterbury Treaty, Channel tunnel, cross-


Channel rail link, English Channel, Eurostar, Eurotunnel, Franco-British
relations, Getlink, Hauts-de-France region, intergovernmental relations,
international rail traffic, Kent County, migration, Pas-de-Calais, Sangatte,
Shengen agreements, Traité du Touquet.

Introduction

Le pas de Calais, détroit de 35 kilomètres dans la partie la plus étroite


de la Manche, sépare le Nord de la France du comté anglais du Kent. La
frontière maritime a profondément façonné l’histoire des deux régions : à la
fois obstacle et passage, elle est située dans une aire d’échanges séculaires
d’une exceptionnelle densité en raison de sa situation géographique, de la
démographie des côtes et de la complémentarité des économies (Morieux,
2008). Pourtant, sa définition est restée longtemps incertaine.

Avec l’émergence des nations, de la puissance étatique et de l’ordre


westphalien au milieu du XVIIe siècle 1, les États européens définissent leurs
frontières pour exercer leur souveraineté. Mais la liberté de navigation
Laurent BONNAUD

prévaut en mer 2, et celle de l’Angleterre 3 avec la France reste imprécise, la

1
Les deux traités de Westphalie mettent fin à la guerre de Trente Ans, en 1648.
2
Hugo de Groot, dit Grotius (1583-1645), conseiller de la Compagnie hollandaise des Indes
42 •

orientales, publie De Mare liberum en 1609.


3
Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande date de l’Acte d’Union de 1800, et l’actuel
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, de 1927.
notion de « frontière naturelle » coupant court aux questionnements. Or la
frontière entre les deux royaumes « n’était pas seulement une question de
théorie politique et de souveraineté, ou de langue et d’identité nationale,
mais aussi quelque chose de plus profond, qui affectait la culture, la
société et l’économie », analyse Mathieu Arnoux (2014) 4, qui rappelle la
complexité des liens anglo-normands, y compris de souveraineté, tout au
long du Moyen-Âge. La Manche, qui sépare les deux pays, est une mer
peu profonde qui s’élargit vers l’Atlantique, à l’ouest du pas de Calais, et
communique, à l’est, avec la mer du Nord. Côté anglais, elle constitue une
défense naturelle, comme l’a déclamé le duc de Lancaster dans Richard II,
tragédie de William Shakespeare jouée en 1595 : « Cette pierre précieuse
sertie dans une mer d’argent qui lui est comme un rempart / Ou comme
un fossé qui défend une maison » (Craig, 1990, p. 418 5).

Côté français, la Manche est mal connue des hydrographes et ingénieurs


de la Marine royale en formation. Lorsque Jacques-Nicolas Bellin
commence à combler cette lacune un siècle après les traités de Westphalie,
en 1749, il évoque le « besoin pressant » qu’avaient les navigateurs
« d’une carte fidèle pour un parage aussi fréquenté et le peu d’exactitude
que l’on trouvait dans toutes celles dont ils étaient obligés de se servir. » 6
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la continuité géologique entre le
Nord de la France et le Kent est établie, ce qui renforce la notion d’espace
d’échange 7 (figure 1).

Laurent BONNAUD

4
Traduction de l’auteur.
5
Traduction de l’auteur.
6
Bellin, Jacques-Nicolas (1703-1772). Observations sur la carte de la Manche dressée au Dépôt
des cartes, plans et journaux de la Marine, pour le service des vaisseaux du Roy... en 1749. (s.d.).
43 •

7
Bonnaud, Laurent, « Tunnel sous la Manche », Encyclopædia Universalis. : http://www.
universalis.fr/encyclopedie/tunnel-sous-la-manche/, consulté le 15 novembre 2019.
Figure 1. Nouvelle carte de la Manche pour servir aux vaisseaux du roi,
par Jacques-Nicolas Bellin (1749) (source : © P. Burgdorf).

Pour le géographe et diplomate Michel Foucher, dont les travaux font


autorité en matière de frontières internationales, l’asymétrie des
représentations est décisive : « En France, la séparation est côtière,
justifiant la politique de construction de forteresses ; pour le Royaume-
Uni, la séparation passe par la mer, justifiant le rôle assigné à la Navy. Et
plus tard, Londres revendiqua une souveraineté complète sur la Manche 8,
alors que Paris ne réclamait que des eaux territoriales. Les conceptions
différentes des limites expliquent qu’aucune convention n’ait fixé les limites
et délimité nettement la séparation. » (Foucher, 2018).

Au XIXe siècle, les premiers promoteurs de liaisons ferroviaires sous


Laurent BONNAUD

la Manche relèvent cette absence de convention. Lorsqu’en 1876, le


gouvernement français s’apprête à octroyer une concession de 99 ans
pour le percement et l’exploitation d’un tunnel sous-marin, les juristes
conçoivent la liaison fixe comme un système intégré composé de l’ouvrage
44 •

8
En anglais, English Channel et Straits of Dover pour le pas de Calais.
d’art et de son chemin de fer. La question de la frontière est posée. Un projet
de convention, daté du 30 mai de cette année, la situe « au milieu de la
distance séparant la ligne des basses eaux. » Elle ne s’applique toutefois
qu’au futur tunnel et à son chemin de fer, pas à la navigation, qui obéit
aux règles du droit maritime, ni à la pêche, aux ancrages et aux questions
de nationalité 9 : le texte déconstruit le concept de frontière en fonction
de la diversité de ses usages. Elle représente davantage qu’un tracé, réel
ou figuré : un concept qui prend en compte à la fois la géographie, la
technologie et le droit.

Entre 1876 et 1975, se succèdent de nombreux projets non aboutis


de liaisons fixes transmanche. Après la relance initiée par les deux
gouvernements, la SNCF et British Rail au tournant des années 1980,
l’attribution d’une concession est annoncée par les deux chefs d’État le
20 janvier 1986, à Lille. La création de la première frontière terrestre
entre les deux pays constitue un chapitre important des textes fondateurs
du tunnel sous la Manche, le traité de Cantorbéry et la concession
quadripartite, signés le mois suivant. Le Premier ministre britannique,
Margaret Thatcher, accorde une grande importance à la libre circulation
des marchandises au sein de la Communauté européenne. La frontière
doit donc s’effacer autant que possible 10. La « Dame de fer » n’en est pas
moins consciente de la dimension symbolique et politique de l’ouvrage.
Le tabloïd Sun titre d’ailleurs à cette occasion : « Nous ne sommes plus
une île » 11. Le président français, François Mitterrand, déclare que le
tunnel affectera moins qu’un pont l’image de l’insularité britannique, si
importante dans les représentations géopolitiques anglaises, hier comme
aujourd’hui (Foucher, 2018). Fin novembre 1990, dans la lettre que
Margaret Thatcher adresse, après sa démission, au chef d’État français,
le tunnel est la seule réalisation commune qu’elle mentionne : « Je crois, en
particulier, que la réalisation du tunnel sous la Manche sera un événement
Laurent BONNAUD

d’une importance considérable dans l’histoire des deux pays et qu’elle


9
Tobiansky d’Altoff, Alfred C., Le Tunnel sous la Manche, Paris, Dunot et Pinat, 1919, 45 p.
10
Confidential / Record of a discussion between the Prime Minister and the President of the
European Commission, Mr Roy Jenkins, on Monday 17 March (1980) at 1115 hours. Margaret
45 •

Thatcher Archive.
11
« Island no more ». Margaret Thatcher Archive, 860121 PD Westland THCR 3-5-52ii f3.
influencera les attitudes des Britanniques par rapport à l’Europe » 12.
Insularité, libre circulation, attitudes face à l’Europe constituent donc les
enjeux du nouvel ouvrage ferroviaire et de sa frontière invisible.

Finalement inauguré le 6 mai 1994, le tunnel sous la Manche change la


géographie en créant une frontière terrestre entre la France et le Royaume-
Uni et révolutionne les échanges entre le royaume et le continent européen.
Liaison ferroviaire permanente, il impose, pour la première fois dans
l’histoire des deux pays voisins, une définition précise de leur frontière et
des modalités inédites pour son contrôle.

Depuis 1986, les cadres juridiques esquissés à la signature du traité et


de la concession du tunnel sous la Manche ont été régulièrement adaptés
et complétés, comme prévu dans les textes fondateurs. Mais à partir de
la fin des années 1990, de nombreux migrants affluent dans le Calaisis
en provenance de zones de conflits ou déshéritées, pour s’installer au
Royaume-Uni. Certains tentent de traverser la Manche clandestinement
par le tunnel, au péril de leur vie, et le trafic est durablement perturbé.
Les législateurs répondent alors par des dispositions dérogatoires du droit
commun.

Enfin, depuis le référendum en faveur d’une sortie du Royaume-Uni de


l’Union européenne, le 24 juin 2016, de nombreux acquis ont été remis
en question. En cet hiver 2020, des interrogations subsistent quant à la
future gestion de la frontière transmanche, au type de contrôle qui sera
imposé aux voyageurs et aux marchandises, et sur le principe même de
la liberté de circulation reconnue aux citoyens de l’Union européenne.
La liaison ferroviaire transmanche, témoin des évolutions politiques et
sociales en Europe depuis trois décennies, constitue ainsi un cas riche
d’enseignements sur les interactions entre technologie et institutions.
Laurent BONNAUD

12
« In particular, I believe that the completion of the Channel Tunnel will be an event of enormous
46 •

significance in the history of both countries and in shaping attitudes in Britain towards Europe. »
Margaret Thatcher Archive, 901124 MT to Mitterrand THKS Prem 19-3213 f93.
En 2014, vingt ans après l’inauguration de la Liaison fixe, l’association
Rails & histoire a souhaité dresser un état des changements que le « projet
du siècle » a suscités. Sous la supervision d’un conseil scientifique ad
hoc, le projet « Vingt années sous la Manche, et au-delà ? » a réuni
une centaine d’experts et de décideurs à l’occasion de quatre rencontres
scientifiques, à Lille (2015), Londres (2015 et 2016) et Bruxelles (2018).
Il a permis de questionner les notions de frontière transmanche, de
financement et gouvernance, et les impacts socio-économiques. Le présent
article s’inspire directement de ses travaux 13.

De la frontière asymétrique à la frontière terrestre :


l’impact de la liaison ferroviaire transmanche

Le 20 janvier 1986, la frontière n’est pas mentionnée dans la conférence


de presse annonçant l’attribution de la concession, car la question
épineuse des contrôles de douanes et d’immigration est loin d’être réglée,
comme le mentionne le Telegraph. Le Financial Times, de son côté, se
fait l’écho de nombreux acteurs économiques pour lesquels la nouvelle
infrastructure facilitera la levée des barrières qui s’opposent au mouvement
des personnes et des biens entre les pays d’Europe 14. Les sujets techniques
liés à la frontière sont éclipsés par les enjeux socio-économiques, les
conséquences régionales et la bruyante opposition au tunnel ferroviaire
de la part de ceux qui souhaitaient traverser la Manche au volant de leur
véhicule.

Une asymétrie persistante, des négociations difficiles

Depuis le projet de convention de 1876 pour un tunnel sous-marin, la


France et le Royaume-Uni ont ratifié la 3e convention à la conférence
de Genève du 29 avril 1958 sur les plateaux continentaux. L’objet de
Laurent BONNAUD

la convention n’est pas le tracé des frontières, mais les droits des États
à explorer et exploiter les ressources adjacentes à leurs côtes. La France

13
Ces travaux ont été publiés dans : Barbe, Beaucire et Bonnaud (2018) ; Auphan (2019).
47 •

14
Press Digest, Channel Tunnel, 21 January 1986, Margaret Thatcher Archive.
ayant émis plusieurs réserves à ce texte, les négociations entre les deux
pays sont relancées en 1964.

Le projet de liaison fixe occasionne-t-il cette démarche, comme au siècle


précédent ? Aucune source ne permet de l’affirmer, car nombreux sont
les secteurs concernés, comme la pêche hauturière et l’exploitation des
gisements d’hydrocarbures. Les premiers échanges de correspondance
coïncident toutefois avec une déclaration conjointe des ministres des
Transports en faveur d’un tunnel ferroviaire et le lancement d’une importante
campagne géologique (Bonnaud, 2001) ; les négociations officielles
relatives à la convention s’ouvrent en 1970, dans le contexte de la nouvelle
candidature du Royaume-Uni à la Communauté Économique Européenne,
menée par deux dirigeants très europhiles, Georges Pompidou et Edward
Heath. En juillet 1970, le Groupement pour le Tunnel sous la Manche
(GTM) présente son projet de double tunnel foré à navettes ferroviaires
aux gouvernements (UNO, 2006).

Les négociations sur le plateau continental durent jusqu’en 1974,


accompagnant ainsi l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE et l’avancement
du projet GTM, et achoppent sur les limites en Manche occidentale et autour
des Îles Anglo-normandes, qui sont renvoyées à un tribunal arbitral. « En
ce qui concerne le secteur de la Manche, où les côtes des deux États se font
face », incluant le pas de Calais, il est admis, que « la ligne représentée
par la médiane tracée par rapport aux lignes de base à partir desquelles
les Parties mesurent la largeur de leur mer territoriale constitue une ligne
équitable » (ibid., p. 137). Malgré l’absence de définition explicite des
limites entre les deux pays, qui ressort d’une négociation directe entre
les deux États, cette définition implicite est dans la continuité du projet de
convention de 1876. Les deux pays devraient donc pouvoir s’appuyer sur
cet accord pour définir la future frontière dans le tunnel, alors en cours de
Laurent BONNAUD

construction.

Toutefois, il est précisé que la délimitation doit être mesurée, « en ce qui


concerne le Royaume-Uni, à partir des lignes de base et des lignes de
fermeture des baies établies sur la côte méridionale de l’Angleterre » ;
48 •
« en ce qui concerne la France, à partir de la laisse de basse mer le long
de la côte septentrionale française. » (ibid., p. 144).

Ce point confirme l’asymétrie entre les deux visions. D’ailleurs, selon les
négociateurs britanniques, « les limites de ce territoire (...) ne sont pas le
produit de l’histoire naturelle mais de l’histoire politique » (ibid., p. 220).
Le plateau continental prolonge leur territoire, même s’il est plus proche du
territoire voisin, et l’importance des Îles Anglo-normandes dans l’histoire
anglaise justifie de déroger aux principes usuels de délimitation. Londres
considère également la défense de la zone située entre ses côtes et ses
possessions normandes comme l’une de ses responsabilités. Enfin, les
négociateurs considèrent les dispositions internationales prises en matière
de lutte contre la pollution, de sauvetage en mer et de circulation aérienne
comme purement administratives : elles ne remettent aucunement en cause
la souveraineté britannique sur cette zone.

L’abandon du projet de tunnel ferroviaire par le gouvernement Harold


Wilson, le 20 janvier 1975, fait oublier momentanément la question de la
frontière sous la Manche. Mais lorsque le tribunal arbitral rend sa décision,
le 18 juillet 1977, les parties contestent non seulement les délimitations qui
concernent les Îles Anglo-normandes, mais aussi la méthode prescrite pour
le calcul de l’équidistance, compliquée encore par certaines imprécisions
des cartes marines (ibid., p. 408). Finalement, les deux pays s’entendent
le 24 juin 1982, à Londres, pour délimiter le plateau continental à l’Est
de la longitude 30 minutes Ouest du méridien de Greenwich – incluant
donc le pas de Calais – sur la base des points médians. Cet accord clôt
le chapitre ouvert par Bellin presque trois siècles auparavant mais pour
une partie seulement de la Manche. L’accord de Londres précède de peu
la troisième conférence de l’Organisation des Nations Unies sur le Droit
de la Mer (CNUDM), le 10 décembre 1982. Adoptée à cette occasion, la
Laurent BONNAUD

convention de Montego Bay crée la notion juridique de Zone Économique


Exclusive (ZEE) dans la limite de 200 miles de la laisse des basses mers
d’un littoral et 350 miles s’il y a continuité du plateau continental. Les
ZEE ouvrent un nouveau chapitre de négociation entre la France et le
Royaume-Uni, mais qui ne concerne pas directement la liaison ferroviaire
49 •

transmanche.
Une frontière terrestre sous la Manche, « des problèmes
juridiques inédits »

Le 12 février 1986, un traité international fixe les engagements réciproques


des deux États et leurs liens avec le promoteur retenu pour la construction et
l’exploitation de la Liaison fixe transmanche. Il est signé dans la cathédrale
de Cantorbéry (Canterbury), dans le Kent. Le traité de Cantorbéry définit
la première frontière terrestre entre la France et le Royaume-Uni, pour
toutes les questions relatives à la Liaison fixe : c’est la projection verticale
de la ligne définie dans l’Accord de Londres en 1982. Les États exercent
leur juridiction en conséquence, sous réserve des dispositions du traité et
de protocoles ou accords particuliers conclus ou à venir. La frontière dans
la Liaison fixe devra être tracée dès que possible par une commission
mixte composée de représentants des deux États et, dans tous les cas,
avant la mise en service de l’ouvrage. Au cas où les travaux menés à
partir de l’un des deux États se poursuivent au-delà de la frontière, la loi
applicable dans cette partie est la loi de cet État avant que la jonction
soit effective. Enfin, les droits sur les ressources naturelles découvertes au
cours de la construction de la Liaison fixe sont régis par la législation de
l’État sur le territoire ou dans le plateau continental duquel ces ressources
se trouvent 15.

Pendant le chantier, les équipes françaises et britanniques rivalisent de


vitesse pour forer les trois galeries du tunnel qui composent la Liaison fixe.
La galerie de service est la première achevée. Les Britanniques ont avancé
de 170 mètres sur le terrain des Français, matérialisant une première
fois le cas de poursuite des travaux au-delà de la frontière. Mais dès que
Philippe Cozette et Graham Fagg se donnent la main sous la Manche,
le 1er décembre 1990, après avoir abattu d’un dernier coup de pioche
la mince cloison de craie qui les sépare encore, les deux pays ont une
Laurent BONNAUD

nouvelle frontière terrestre : un poste de douane est installé à Sangatte.


Pour le percement du tunnel ferroviaire nord, terminé le 22 mai 1991, le
15
Traité conclu entre la République française et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande
du Nord concernant la construction et l’exploitation par des sociétés privées concessionnaires
50 •

d’une liaison fixe transmanche, signé à Cantorbéry le 12 février 1986. Article 3, « Frontière et
juridiction » et article 4, « Police et contrôles frontaliers ».
tunnelier français dépasse le point kilométrique 19.3, frontière théorique,
et pénètre en territoire britannique sur quelques centaines de mètres avant
de stopper. « On m’a demandé d’arrêter », rapporte simplement Pierre
Matheron, directeur de la construction France (Fressoz, 2009, p. 145-
146). Même invisible, une frontière reste une limite chargée de symboles.
Une fois les galeries achevées, des plaques métalliques sont apposées sur
leurs parois (Marcou, 1993) : juridiquement, le tunnel est binational, et le
territoire des deux pays a été augmenté des trois tronçons de galerie, qui
leur reviendront au terme de la concession, en 2086.

La définition de la frontière s’accompagne de principes de gestion


qui prennent en compte la technologie du nouvel ouvrage. Les textes
fondateurs de la liaison ferroviaire transmanche, traité et concession, sont
inspirés par la lutte anti-terroriste, notamment de l’IRA 16, et contre les
trafics illicites 17. Pour les Britanniques, l’un des risques majeurs du tunnel
sous la Manche est de permettre la diffusion de la rage sur l’île. Comment
organiser les contrôles de police, d’immigration, de douane, sanitaires,
phytosanitaires, vétérinaires 18 et autres dans un tunnel ferroviaire sous-
marin, par où transiteront des trafics massifs et variés ? Comment concilier
ces contrôles avec les dispositions européennes en vigueur, avec les
sensibilités des opinions publiques ?

Le traité et la concession imposent seulement que « les contrôles frontaliers


sont organisés de manière à concilier, autant que possible, la fluidité et
la célérité du trafic avec l’efficacité de ces contrôles » 19 . Leurs modalités
pratiques sont reportées à des dispositions ultérieures. Toutefois, afin de
garantir fluidité et célérité, il est d’ores et déjà admis que les administrations
« pourront exercer leurs compétences dans une aire de contrôles juxtaposés
située sur le territoire de l’autre État » tout en réservant la possibilité de les
exécuter à bord des trains.
Laurent BONNAUD

16
Irish Republican Army (IRA), organisation paramilitaire créée en 1919 afin de mettre fin à la
souveraineté britannique sur l’Irlande du Nord, créer une république et restaurer l’unité irlandaise.
17
Cf. infra les déclarations du député Alan Williams sur la nécessité de « prévenir la contrebande
aux frontières terrestres ».
51 •

18
Les contrôles sanitaires, phytosanitaires et vétérinaires prennent une importance croissante dans
les années 1990, suite à l’épizootie dite de la vache folle.
19
France et Royaume-Uni / France-Manche / Channel Tunnel Group. Liaison fixe transmanche.
Concession quadripartite, article 15.2.
Ces solutions, appliquées de longue date pour les tunnels transalpins
– Mont-Blanc et Fréjus – et aux frontières de la France avec la Suisse,
l’Allemagne et l’Espagne, « constituent une véritable révolution pour
les autorités britanniques » (Marcon, 1993, p. 837). Les législateurs
prévoient, en outre, que « la construction et l’entretien des bâtiments et
installations nécessaires aux contrôles frontaliers seront à la charge des
concessionnaires », tandis que « chaque gouvernement est responsable
du paiement ou du recouvrement des frais afférents aux contrôles qui lui
incombent » 20.

« L’une des conséquences du tunnel sous la Manche est d’établir une frontière
terrestre entre la France et la Grande-Bretagne, écrit Gérard Marcou en 1993 ; mais
cette frontière, bien loin de séparer, liera l’Angleterre au continent plus sûrement que
n’importe quel accord international. Elle pose pourtant au Royaume-Uni et à ses
voisins des problèmes juridiques inédits, au moment où la suppression des contrôles
frontaliers à l’intérieur de la Communauté est donnée comme l’un des objectifs de
l’Union européenne » (Marcou, 1993, p. 833).

Une gestion frontalière évolutive, des contrôles


spécifiques

La décision de construire le tunnel sous la Manche a donc conduit les


gouvernements des deux États à investir très précisément le champ de
la gestion frontalière. Mais la spécificité et l’intensité des échanges dans
le détroit, la technologie novatrice de la Liaison fixe et les différences de
culture juridique génèrent un dispositif normatif complexe et pléthorique.
Les modalités de contrôle découlent de ces contraintes et de ces différences.

Un ensemble de contraintes géographiques, techno-


logiques et juridiques
Laurent BONNAUD

La liaison ferroviaire transmanche s’inscrit dans un ensemble géographique


restreint mais intensément occupé : le pas de Calais est le passage maritime
le plus court entre le Royaume-Uni et le continent (35 kilomètres) et le
détroit le plus fréquenté au monde, dans le sens Nord-Sud comme entre
52 •

20
Traité de Cantorbéry, article 4, « Police et contrôles frontaliers ».
le Kent et le Nord de la France. Calais et Douvres sont les premiers ports
européens pour le trafic de ferries ; il est prévu que la Liaison fixe captera
une majorité de ces trafics. Site et situation conditionnent également, de
longue date, les flux de migrants qui tentent de rejoindre l’Angleterre. « La
géographie continue d’imposer la localisation des zones de regroupement
et les itinéraires de passage. Ainsi, le Calaisis reste la région empruntée
préférentiellement pour tenter de se rendre en Angleterre, à bord des
camions qui traversent la Manche par les ferries ou par Eurotunnel »
(Migreurop, 2009).

La Liaison fixe ne constitue pas, en elle-même, une rupture technologique


mais intègre des technologies éprouvées à une échelle jamais atteinte
auparavant (figures 2 et 3) :
- trois tunnels de 50,5 km, dont 37,5 km sous la mer, ce qui en fait les
plus longs tunnels subaquatiques jamais réalisés 21, et leurs terminaux de
Coquelles (France) et Cheriton (Royaume-Uni) ;
- une infrastructure ferroviaire à grande capacité, comprenant notamment
les voies en boucle destinées à la circulation des navettes en circuit fermé ;
- des navettes pour véhicules routiers, voitures et poids lourds – celles-ci
constituant les wagons les plus lourds en exploitation ;
- des trains de voyageurs à grande vitesse (TSTM, puis Eurostar) ;
- des trains de fret directs.

Figure 2. Le tunnel sous la Manche en coupe transversale (source : © Getlink).


Laurent BONNAUD
53 •

21
La longueur totale du tunnel du Seikan, au Japon, est légèrement supérieure (53,8 km), mais sa
partie immergée n’est que de 23,3 km.
Figure 3. La liaison ferroviaire transmanche (source : © Getlink).

C’est donc un système complexe, à grande capacité, qui prend en charge


différents types de flux.

Sur le plan juridique enfin, quelles sont les caractéristiques de cet espace
transmanche ? Lors de la signature du traité de Cantorbéry, le Royaume-
Uni et la France sont tous deux membres de l’Union européenne. En
1986 et jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Acte Unique, le 1er janvier 1993,
des contrôles frontaliers sont encore réalisés entre pays membres de
l’UE. À partir de 1995, la France intègre l’espace Schengen 22, ce qui
n’est pas le cas du Royaume-Uni. « Tout au long de la période qui s’est
écoulée depuis la signature de l’accord de Schengen initial en 1985, les
gouvernements britanniques ont toujours eu pour politique de maintenir
le Royaume-Uni en dehors de la zone sans frontières » (Ryan, 2016). Les
acquis de Schengen définissent notamment les règles de franchissement
des frontières internes et externes, les visas et les contrôles d’immigration.
Ils prévoient l’abolition des contrôles aux frontières internes, quels que
soient le point de franchissement et le moyen de transport utilisé. Ces
dispositions peuvent être levées temporairement, comme on l’a vu entre
la France et l’Italie pour limiter l’afflux de ressortissants tunisiens après
Laurent BONNAUD

le printemps arabe de 2011, ou entre la France et la Belgique après les


attentats de 2015 et 2016. Une partie des acquis a été reprise dans la

22
Le principe des frontières ouvertes entre pays signataires remonte à un accord entre le
Luxembourg, l’Allemagne, la Belgique, la France et les Pays-Bas, signé à Schengen, Luxembourg,
54 •

le 14 avril 1985. Progressivement élargi, il est entré en vigueur le 26 mars 1995. 26 pays étaient
membres des acquis de Schengen en 2016. Sur le cadre juridique européen, cf. Ryan (2016).
législation européenne à la suite des traités d’Amsterdam et de Lisbonne 23,
mais le Royaume-Uni bénéficie d’importantes exemptions : sans être
soumis aux acquis, il participe aux dispositions concernant la coopération
policière et judiciaire, et bénéficie d’un accès limité aux données du
Système d’Information Schengen (SIS). Ce statut a été pleinement validé
par l’UE en 2016 24 (figure 4).

Figure 4. L’espace Schengen (source : Infographie © Toute l’Europe).

Lorsqu’ils pénètrent dans un État non-membre de l’espace Schengen, à


Laurent BONNAUD

des points de franchissement et horaires définis, les citoyens de l’UE ne


sont soumis qu’à des contrôles minimaux (passeport ou carte d’identité).

23
Entrés respectivement en vigueur les 1er mai 1999 et 1er novembre 2009.
55 •

24
Decision concerning a new settlement for the UK within the EU, European Council meeting of
18-19 February 2016. Ryan, ibid.
A contrario, les citoyens de pays tiers font l’objet de contrôles systématiques
d’entrée et de sortie (passeport et, le cas échéant, visa).

La frontière avec le Royaume-Uni dans les tunnels transmanche est donc


une frontière extérieure de type UE Schengen / UE non Schengen, comme
entre l’Irlande, la Croatie, la Bulgarie, la Roumanie et Chypre, d’une part,
et le reste de l’UE, d’autre part ; à cette nuance près que le Royaume-Uni
et l’Irlande ont choisi de ne pas rejoindre l’espace Schengen, tandis que
les quatre autres pays cités ont vocation à le faire et maintiennent, dans
cette attente, les contrôles aux frontières internes.

Quels contrôles pour une frontière sous-marine ?


Usages anciens et codification récente

Dès le début des années 1980, les débats sur la liaison ferroviaire
transmanche rappellent que la tradition britannique en matière de contrôle
d’identité et d’immigration se caractérise par la préférence donnée aux
contrôles aux postes frontières – ports et aéroports – sur les contrôles à
l’intérieur du territoire, préférences explicables par le caractère insulaire
du royaume. Le député travailliste Sydney Bidwell 25, ancien cheminot du
Great Western Railway, témoigne en 1981 : « Nous avons actuellement
les contrôles portuaires les plus stricts et les contrôles intérieurs les plus
laxistes de tous les pays du Continent » 26. Dès lors, trois solutions s’offrent
aux promoteurs et législateurs : contrôles à la sortie du territoire français,
à l’entrée du territoire britanniques, ou contrôles embarqués.

Mais les futurs trains à grande vitesse du tunnel sont bien différents des
trains de nuit, où le contrôleur relève les passeports des voyageurs pour
ne pas les réveiller aux postes-frontières, ou les liaisons Trans Europ
Express (TEE) qui peuvent marquer un arrêt en cas de besoin. Si l’on veut
Laurent BONNAUD

encourager fluidité et célérité du trafic pour les volumes et les grandes


vitesses envisagées, il n’est pas question d’installer un poste-frontière sous
la Manche ni « de faire sortir tout le monde au bout du tunnel » 27, pour

25
56 •

1917-1997.
26
House of Commons, Transport Committee, 2 nd Rep (II), Session 1980-1981, p. 357.
27
Ibid.
reprendre les termes du député travailliste Alan Williams. L’administration
britannique des Customs & Excise est alors opposée à des contrôles
embarqués, peu efficaces, mal tolérés et qui demandent davantage de
fonctionnaires que les contrôles en terminal par une sélection rouge/verte,
comme dans les aéroports.

« Nous savons, bien sûr, que dans de nombreux pays continentaux, des contrôles
sont effectués sur les trains, mais nous pensons que leurs administrations sont
probablement moins préoccupées par l’efficacité de ces contrôles parce qu’elles
sont déjà confrontées à une tâche insurmontable pour prévenir la contrebande aux
frontières terrestres (sic). Nous ne voudrions pas renoncer aux avantages dont nous
jouissons actuellement en matière de contrôle » 28.

Au début des années 1980, l’hypothèse de contrôles en fin de parcours, à


la gare de Waterloo, n’est qu’effleurée 29 : elle nécessite des trains scellés.
Un promoteur de pont a suggéré qu’ils soient réalisés en France « mais
je n’ai pas rencontré de grand enthousiasme à l’idée de déléguer ces
responsabilités à un autre État... » 30, rapporte un témoin à la Chambre
des communes : les esprits ne sont pas mûrs pour une telle révolution.

Toutefois, la solution des contrôles juxtaposés est rediscutée à partir de


1986 31, quand il devient clair que les volumes de trafic ne laisseront
guère de choix. Même si cela ne constitue pas, alors, une préoccupation
prioritaire, cette solution évite également à l’administration britannique
d’accueillir des voyageurs indésirables sur son territoire, où ils disposeraient
automatiquement de droits substantiels. Elle est donc envisagée dans le
traité. Les représentants des douanes des deux pays se rencontrent tous les
mois, de juin 1986 à février 1987, pour la mettre en œuvre 32. Jean-Pierre
Ghuysen, ancien secrétaire général de la commission intergouvernementale
au tunnel sous la Manche, nous livre un témoignage éclairant :
Laurent BONNAUD

28
House of Commons, Transport Committee, 2nd Rep (II), session juin 1980, p. 85.
29
House of Commons, Transport Committee, Session 1980-1981 et Brooke, Hansard, 94,
19 mars 1986.
30
Ibid. par. 903.
31
Brooke, Hansard, 94, 15 mai 1986.
57 •

32
Brooke, Hansard, 109, 5 février 1987.
« Lorsque les gouvernements ont signé les accords en ce qui concerne les contrôles
frontaliers, ce qui était dans les têtes, c’était d’offrir aux passagers une continuité,
une fluidité du trafic optimale. L’une des préoccupations des autorités françaises était
alors de favoriser l’exécution des contrôles frontaliers à bord des trains comme cela
s’était pratiqué longtemps sur le Continent. Faute d’y parvenir, la notion retenue fut
celle des contrôles juxtaposés, soit en Gare du Nord et symétriquement à Waterloo
International pour les trains et à Calais pour les navettes, le lieu ayant été choisi
en fonction de la disponibilité de l’espace moins contrainte que ce qu’imposait
la topographie du terminal de Folkestone. Ceci a eu pratiquement pour effet de
déplacer la frontière britannique à Calais (et d’une certaine manière à la gare du
Nord), ce qui a entraîné des conséquences considérables à tous égards, y compris
sur les charges d’exploitation d’Eurotunnel » (Ghuysen, 2018).

La « disponibilité de l’espace » conditionnera l’évolution des contrôles


frontaliers jusque dans l’esprit des négociateurs du traité du Touquet
(2003), dont nous parlerons plus bas : ici, la géographie a déterminé le
droit.

Enfin, la police française est armée, pas la police britannique. C’est


une différence considérable qui ajoute une dimension émotionnelle aux
discussions sur les contrôles frontaliers. Jonathan Aitken, représentant aux
Communes de South Thanet (Kent) et opposant de longue date à la liaison
fixe, sait jouer sur cette corde : il « frémit » à l’idée d’autoriser la présence
de gendarmes français armés sur le sol britannique : « ni la police du
Kent, ni les gens du Kent n’aimeraient voir cela » 33. Il évoque « Cheriton
Corral », par analogie avec le western de John Sturges, Règlements de
comptes à OK Corral.

À ces peurs, ancrées dans un passé très lointain 34, s’oppose ce que
Gérard Marcou nomme « la logique du système de transport ». C’est elle
qui « s’impose, détermine le contenu des accords et révèle l’importance
de la coopération entre les parties contractantes. Ce n’est pas la frontière
Laurent BONNAUD

qui commande l’interruption du trafic pour permettre les contrôles ; c’est


au contraire la continuité et la célérité du trafic qui sont les objectifs

33
Hansard, 94, 5 juin 1986.
58 •

34
Cf. le toujours actuel chapitre 18, « Problèmes de la communication » dans Crouzet (1986).
prioritaires, auxquels sont subordonnées les modalités des contrôles et les
formes de la coopération entre les parties contractantes » (Marcou, 1993,
p. 836). Ces objectifs se déclinent en fonction du triptyque géographie,
technologie et droit applicable.

Que se passe-t-il si un méfait est commis dans la partie française du


tunnel, et que le train passe ensuite en territoire britannique ? La police
française peut-elle le poursuivre ? Ces questions, grand classique du droit
maritime, ont fait l’objet d’échanges intensifs dans le cas du tunnel sous
la Manche. La poursuite transfrontalière permet aux forces de police d’un
État Schengen, en cas de flagrant délit pour des infractions graves, de
poursuivre les auteurs des faits au-delà de la frontière et de procéder à
leur arrestation sur le territoire d’un autre État Schengen. L’observation
transfrontalière permet de continuer à surveiller, au-delà des frontières
intérieures de l’espace Schengen, des personnes soupçonnées d’avoir
commis des actes criminels. Bien que le Royaume-Uni n’en soit pas
membre, certaines dispositions de l’accord de Schengen du 14 juin 1985
relatives à la coopération policière sont intégrées en droit britannique, à
l’exclusion du droit de poursuite et du volet immigration (CNCDH, 2015).
Le chemin jusque-là a été sinueux.

Initiée au milieu des années 1960, l’indispensable coopération


policière franco-britannique dans la zone frontalière transmanche a
longtemps existé hors de tout cadre légal. Dans L’homme de Londres
(1934) (figure 5), Georges Simenon place ce dialogue entre un
cheminot français, Malouin, et un inspecteur de Scotland Yard venu
enquêter sur l’assassinat d’un sujet britannique dans le port de Dieppe :

« J’appartiens à Scotland Yard et je voudrais vous demander un renseignement. »


(...)
Laurent BONNAUD

- Sommes-nous en France ou en Angleterre ? » demanda insolemment Malouin.


(...)
- Je travaille d’accord avec la police française, dit-il.
- Qu’est-ce qui me le prouve ? »
59 •
À plusieurs reprises, Simenon rappelle que l’inspecteur britannique n’a
pas le droit d’intervenir : « C’est l’affaire de la police française ». En
substance, les choses n’ont pas changé depuis la publication du roman :
il est permis d’observer sans intervenir. Toutefois, une alliance entre les
forces de police et de douane frontalières (Royaume-Uni, France, Belgique,
Pays-Bas) est formalisée depuis 1968 : c’est la Cross Channel Intelligence
Community (CCIC), qui travaille en concertation avec Europol 35.

Figure 5. Couverture de L’homme de Londres (source : © Le Livre de Poche).

Ces subtilités pénales ont inspiré plus récemment la série Tunnel (2013)
(figure 6) : dans le tunnel sous la Manche, à la frontière exacte entre
l’Angleterre et la France, est retrouvé le corps d’une femme politique
Laurent BONNAUD

connue, vraisemblablement assassinée. « Quand vous avez passé la


ligne, il n’y a plus de retour possible », annonce le bandeau de la série.
La saison 1 transpose fidèlement la série danoise Bron (Le pont, 2011),
60 •

35
: https://www.kent.police.uk/about-us/information-about-us/partner-organisations/cross-
channel-intelligence-community/, consulté le 24 septembre 2018.
qui se déroule sur le pont de l’Øresund, entre le Danemark et la Suède,
autre grande infrastructure binationale. La deuxième saison s’en est
largement émancipée : elle met en scène l’enlèvement d’un couple de
Français dans l’Eurotunnel et traite de sujets sensibles relatifs aux migrants
et au terrorisme. La troisième saison va encore plus loin, évoquant le Brexit
(Dezeraud, 2017). Le tunnel – le vrai – est un miroir de son époque.

Figure 6. Affiche de la série Tunnel (2013-2018) (source : © Canal +).

Laurent BONNAUD

Protocoles et textes additionnels : dans le fil des textes


fondateurs et au-delà

Le protocole dit de Sangatte entre la République française et le Royaume-


Uni, concernant les contrôles frontaliers et la police, la coopération
61 •

judiciaire en matière pénale, la sécurité civile et l’assistance mutuelle dans


la liaison fixe transmanche, est signé le 25 novembre 1991 après plus de
trois ans de négociations 36. La coopération judiciaire et policière restant
exclue du champ communautaire, le protocole de Sangatte répond aux
besoins spécifiques de la Liaison fixe. Il « instaurait, du moins à l’origine,
une surveillance du trafic lié au tunnel sous la Manche, inauguré trois ans
plus tard, par des contrôles nationaux juxtaposés dans les installations
terminales du tunnel à Frethun, en territoire français, et à Folkestone,
en territoire britannique » (Migreurop, 2009, p. 66). Le protocole règle
minutieusement tous les sujets de friction possibles entre les deux pays,
limitant, par exemple, le port d’armes des agents en service. Il codifie le
droit de poursuite en des termes qui auraient bouleversé le dialogue cité
plus haut de Simenon :

« Les pouvoirs d’interpellation réciproquement reconnus aux agents de l’“État


limitrophe” dans la zone de contrôles de l’“ État de séjour ” sont beaucoup plus
étendus que dans les accords pris pour référence : ils peuvent procéder à des
interpellations ou à des arrestations en application des lois et règlements de l’“État
limitrophe” relatifs aux contrôles frontaliers ou de personnes recherchées ; il
peuvent conduire ces personnes sur le territoire de l’“État limitrophe”, ou les retenir
24 heures dans les locaux de l’“État limitrophe” dans l’“ État de séjour ”, une durée
qui peut être prolongée de 24 heures si des circonstances exceptionnelles le justifient
(article 10). La possibilité de ”retenir” les personnes interpellées est inhabituelle dans
ce type d’accords. Toutes les zones de contrôle n’auraient cependant pas le même
statut : il y aurait lieu de distinguer les bureaux à contrôles nationaux juxtaposés, les
trains directs, et certaines aires des gares terminales à Londres et à Paris. » (Marcou,
1993, p. 838).

Dans ce cas précis, il s’agit bien, pour sécuriser une infrastructure sensible,
de ne pas entraver la tâche des pouvoirs publics et d’éviter que la rapidité
de passage de part et d’autre de la frontière ne facilite les infractions et
protège leurs auteurs. Les emprises du concessionnaire et les zones de
contrôle dans les gares sont donc placées sous une juridiction spécifique
Laurent BONNAUD

(Zhang, 2019, p. 732).


62 •

36
Un accord tripartite sur les mêmes bases est également signé à Bruxelles le 15 décembre 1993
entre la Belgique, le Royaume-Uni et la France. Il concerne les liaisons directes Bruxelles-Londres.
« Alors que l’article 7A du traité CEE, issu de l’Acte unique, prévoit la libre circulation
des marchandises, des personnes, des services et des capitaux dans “un espace
sans frontières intérieures”, et que le traité de Schengen prévoit la suppression des
contrôles sur les personnes aux frontières intérieures entre les États signataires,
les accords de Sangatte et de Bruxelles organisent les contrôles frontaliers sur les
personnes et les marchandises, notamment dans des buts de police, de contrôle
de l’immigration, de santé publique et de douane à la frontière entre la Grande-
Bretagne et la France. La conciliation entre ces différents textes n’est pas aisée car
ils n’ont ni le même objet, ni le même champ d’application, ni les mêmes dates
d’effet. », analyse Marcou (1993, p. 841).

Les contrôles juxtaposés en matière d’immigration sont théoriquement


assurés par des autorités distinctes de celles qui interviennent en matière de
sûreté : dans le terminal français de la Liaison fixe, sous la responsabilité
de la police aux frontières, alors que les contrôles de sûreté incombent
principalement aux douanes ; dans le terminal britannique, par la Border
Force alors que les contrôles de sûreté sont exercés par Eurotunnel sous la
supervision du Department of Transport 37.

À la fin des années 1990, le nombre de migrants désireux de franchir


la Manche pour s’installer au Royaume-Uni augmente fortement dans le
Calaisis, en raison de la multiplication des conflits et crises humanitaires
dans l’ex-Yougoslavie et l’Afrique subsaharienne, ainsi qu’au Moyen-
Orient après 2001. Des camps se développent au contact du terminal
de Coquelles et du port de Calais, dans des conditions dénoncées par
les organisations caritatives et les défenseurs des droits humains. Des
groupes et des personnes isolées tentent, au péril de leur vie, d’embarquer
à bord des trains, des camions ou des navettes. Le trafic s’en ressent ;
les coûts d’exploitation du concessionnaire augmentent, alors que sa
situation financière est encore précaire. Le risque que les tentatives de
traversées clandestines font peser sur la fluidité et la sécurité du trafic font
passer ce sujet au premier rang des priorités. La coopération policière
Laurent BONNAUD

franco-britannique s’étend à la lutte contre l’immigration clandestine à


destination du Royaume-Uni, qui n’était pas une priorité à la signature
des textes fondateurs. Celle-ci nécessite la « juxtaposition ordonnée des
systèmes procéduraux français et britanniques » (Cahn, 2006).
63 •

37
Commission intergouvernementale au Tunnel sous la Manche (CIG), Sûreté dans le tunnel sous
la Manche. Séminaire des parties prenantes, 9 octobre 2014, 8 p.
En réponse à cette situation, les deux pays ont conclu plusieurs traités 38 et
accords administratifs bilatéraux, dont la conséquence la plus visible est
de délocaliser et renforcer les contrôles frontaliers britanniques dans les
ports du Pas-de-Calais et sur le terminal français d’Eurotunnel (CNCDH,
2015) :
- le protocole de Sangatte de 1991 est complété par un protocole addi-
tionnel, signé à Bruxelles le 29 mai 2000, relatif à la création de bureaux
chargés du contrôle des personnes empruntant la liaison ferroviaire pour
pallier ce qui était perçu comme une lacune de sûreté (Zhang, 2019,
p. 733). Ce texte a « étendu le protocole précédent à la surveillance des
exilés par des contrôles communs à Paris (gare du Nord), Calais et Lille
en France, et au Royaume-Uni, à Londres (gares de Waterloo et de Saint-
Pancras) ainsi qu’à Ashford » ;
- le 4 février 2003, les gouvernements signent au Touquet un important
traité relatif à la mise en œuvre de contrôles frontaliers dans les ports
maritimes de la Manche et de la mer du Nord. C’est « en quelque sorte
le corollaire du protocole de Sangatte concernant les ports maritimes, les
questions juridiques et pratiques relatives au contrôle apparaissant assez
similaires dans les deux domaines […] » 39. Le traité du Touquet « a ouvert
les possibilités de contrôles frontaliers bilatéraux à l’ensemble des “ports
maritimes de la Manche et de la mer du Nord situés sur le territoire de
l’autre partie” » (Migreurop, 2009, p. 66). Il élargit également le rôle
de la CCIC, validant ainsi le niveau de coopération régional. Ainsi, les
dispositions ad hoc adoptées pour une technologie donnée – la liaison
ferroviaire – s’étendent aux liaisons flexibles des ferries, comme le rapporte
le sénateur André Boyer au sujet du traité du Touquet : « La mise en place
de BCNJ (Bureaux de Contrôles Nationaux Juxtaposés, (N.D.L.R)) sur les
ports de la Manche et de la mer du Nord est une étape supplémentaire
dans la lutte contre l’immigration clandestine qui parachève le dispositif
déjà mis en place avec nos partenaires britanniques pour éviter notamment
Laurent BONNAUD

l’utilisation du vecteur ferroviaire » (Boyer, 2003).

38
La base en ligne des Traités et Accords de la France peut être consulté à l’adresse suivante :
: https://basedoc.diplomatie.gouv.fr/exl-php/recherche/mae_internet___traites
64 •

39
Guédon, Louis, Assemblée nationale, 18 décembre 2003 ; Migreurop (2009, p. 69).
Ces textes de référence sont complétés par une vingtaine d’arrangements
administratifs spécifiques à la liaison ferroviaire transmanche et aux
installations portuaires 40, et par six déclarations politiques conjointes,
notamment à l’occasion des sommets franco-britanniques 41. L’accord
administratif d’Évian (2009) prévoit « la mobilité des personnels de
l’Agence des frontières du Royaume-Uni (UK Border Agency), afin qu’ils
s’installent dans le Nord de la France, et d’améliorer l’efficacité des
contrôles à la frontière commune » (Guérin, 2018). Dans le port de Calais,
un centre de coordination opérationnel conjoint regroupe désormais la
Police Aux Frontières (PAF) et les douanes françaises, d’une part, l’Agence
frontalière du Royaume-Uni, d’autre part. De nouveaux équipements de
sûreté, financés par le Royaume-Uni, sont déployés. À Folkestone, un
centre franco-britannique de mutualisation du renseignement est mis en
place pour démanteler les filières d’immigration irrégulière, qui permet
de multiplier les opérations coordonnées de police de part et d’autre de
la Manche. Les franchissements illégaux diminuent de 75 % entre 2009
et 2010 42. Un nouveau pic dans l’afflux des migrants est atteint en 2015
et 2016 avec la guerre en Syrie. Plusieurs pays membres de Schengen
réinstaurent alors des contrôles temporaires aux frontières internes à
la suite de la vague d’attentats qui les frappe. Enfin, un traité relatif au
renforcement de la coopération pour la gestion coordonnée de la frontière

40
Notamment : arrangement franco-britannique pour l’application du protocole du 25 novembre
1991 relatif aux contrôles frontaliers et à la police, à la coopération judiciaire en matière
pénale, à la sécurité civile et à l’assistance mutuelle, en ce qui concerne les contrôles
frontaliers dans les trains directs empruntant la liaison fixe transmanche, signé le 29 juin 1994 ;
arrangement franco-britannique pour l’application du protocole additionnel au protocole de
Sangatte relatif à la création de bureaux chargés du contrôle des personnes empruntant la liaison
ferroviaire reliant la France et le Royaume-Uni, signé le 6 juin 2001 ; arrangement pour la mise en
place de zones de contrôle en application du traité signé au Touquet le 4 février 2003 relatif à
la mise en œuvre de contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche et de la mer
du Nord des deux pays, signé le 16 octobre 2003 ; arrangement administratif entre le ministre
de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire de la
Laurent BONNAUD

République française et le ministre délégué chargé des Frontières et de l’Immigration du Royaume-


Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, relatif à l’action conjointe des gouvernements de
la France et du Royaume-Uni visant à sécuriser la frontière commune et lutter contre
l’immigration irrégulière, signé à Évian le 6 juillet 2009 ; arrangement administratif relatif
au renforcement de la frontière commune, signé à Londres le 2 novembre 2010.
41
Cf. 2 novembre 2010, 20 septembre 2014, 20 août 2015, 3 mars 2016, 16 novembre 2017,
18 janvier 2018.
65 •

42
Déclaration politique... 2010.
franco-britannique, signé à Sandhurst le 18 janvier 2018, est entré en
vigueur dès le 1er février suivant (Guérin, 2018, p. 1).

C’est donc une véritable refondation du cadre juridique et institutionnel


de la frontière franco-britannique qui se met en place dans la dynamique
créée par la liaison fixe transmanche. Mais cette refondation dépasse
la technologie de la liaison fixe et les enjeux de sécurité et de sûreté 43
ferroviaire : l’afflux migratoire dans le Nord de la France à destination de
l’Angleterre, l’évolution des opinions publiques sur ce sujet et les enjeux
électoraux qu’il entraîne entrent également en compte dans le travail du
législateur. Les déclarations de responsables politiques français reflètent
cette nouvelle donne :

« […] La frontière vers l’Angleterre ne peut être franchie […]. »


(Éric Besson, ministre de l’Immigration, 23 avril 2009).
« La frontière à Calais est fermée et a vocation à le demeurer. »
(Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, 29 juin 2016) (Guérin, 2018, p. 1).

Nous sommes loin de la lettre et de l’esprit du traité de Cantorbéry,


qui visait, rappelons-le, à « concilier, autant que possible, la fluidité et
la célérité du trafic avec l’efficacité de ces contrôles », conception de
frontière-passage permise par la technologie ferroviaire dans le cadre
de l’Union européenne. En outre, les dispositions adoptées par le traité
du Touquet neutralisent les systèmes Schengen et Dublin (Guérin, 2018,
p. 5) 44. Le traité du Touquet, réciproque dans son principe, a été conclu
après la première fermeture du camp de Sangatte. Mais il fait peser sur
la France et sur le Pas-de-Calais l’essentiel du contrôle migratoire, les
flux étant, depuis deux décennies, presque exclusivement à destination de
l’Angleterre. En 2015 et 2016, plus de 8 000 personnes vivent dans des
abris précaires entre Calais et le terminal transmanche.
Laurent BONNAUD

43
La sécurité (safety) concerne principalement la gestion des risques techniques, la sûreté (security),
celle des risques humains.
44
Les règlements de Dublin, instaurés en 1990 et revus à plusieurs reprises depuis, prévoient
66 •

plusieurs critères de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande


d’asile. Le critère le plus fréquemment retenu est celui de l’État-membre d’entrée ou de séjour.
Au contrôle de l’immigration clandestine s’ajoute le contexte de lutte
antiterroriste. Les clôtures et la surveillance du site Eurotunnel, du port de
Calais et de la rocade sont fortement renforcées, avec une contribution
financière britannique : il n’est pas certain que le principe de partage entre
les gouvernements des frais afférents aux contrôles qui leur incombent
(article 4 du traité) soit respecté à la lettre.

Enfin, ces « traités et arrangements administratifs organisent


l’enchevêtrement de quatre régimes juridiques de police aux frontières,
les règles applicables étant différentes suivant qu’une même infraction
est perpétrée dans un train circulant entre Paris et Londres, dans un train
circulant entre Bruxelles et Londres, dans le port de Calais, dans le centre-
ville de Calais, voire dans les emprises ferroviaires de Calais et Calais-
Frethun. Du fait de cette juxtaposition de régimes, le droit applicable est
extrêmement complexe et difficilement accessible, notamment pour ceux
qui doivent quotidiennement le mettre en œuvre » (CNCDH, 2015). Les
services de police qui opèrent dans la région frontalière sont conduits
à développer des stratégies d’adaptation et de coopération informelle
(ibid.).

Mais comment simplifier la gestion d’une frontière ferroviaire et sous-


marine, traversée à haute fréquence par des flux hétérogènes de passagers
et de marchandises, entre deux pays de tradition juridique fortement
différenciée ? La perspective du Brexit ajoute de nouvelles inconnues
à cette équation redoutablement complexe, pour ne pas dire qu’elle la
reformule de fond en comble.

Perspectives post-Brexit

Dans la pratique, avant d’embarquer dans un train Eurostar ou une


Laurent BONNAUD

navette Eurotunnel, tous les passagers font l’objet d’un contrôle d’identité
dans un terminal dédié. Leur cas s’apparente à celui de toute personne
franchissant une frontière Schengen, par quelque moyen de transport que
ce soit.
67 •
Pour éviter ces inconvénients au petit nombre de voyageurs au départ de
Bruxelles à destination de Lille ou Calais, qui ne sortent pas de l’espace
Schengen, tout en évitant que des voyageurs n’utilisent ces destinations
pour se rendre au Royaume-Uni sans contrôles d’identité préalables
(Zhang 2019, p. 738), les contrôles pour ces derniers ont été limités aux
bagages, contrôles matériels de sûreté distincts des contrôles frontaliers de
personnes. Mais l’enregistrement se fait par un terminal Intra-Schengen
dédié (figure 7), depuis lequel les passagers accèdent directement à la
voiture n°18 des Eurostar Alstom e300 ou n° 16 des nouvelles rames
Siemens e320, réservées aux destinations de Lille et Calais. Cette procédure
n’est évidemment pas d’application pour les voyageurs qui se rendent de
Bruxelles à Lille avec le Thalys ou le TGV, ce qui illustre la complexité des
interactions entre technologie et droit applicable.

Figure 7.Gare de Bruxelles-Midi : accès Intra-Schengen pour les


voyageurs Eurostar à destination de Lille-Europe (source : © auteur).
Laurent BONNAUD
68 •
Par ailleurs, les contrôles juxtaposés n’existent pas dans les autres ports
de la Manche, comme ceux desservis par Brittany Ferries. Ils ont lieu à
l’arrivée sur le territoire britannique. Il est vrai que le trafic et le nombre de
candidats au statut de réfugié politique outre-Manche y est beaucoup plus
faible que dans le Pas-de-Calais. Les contrôles juxtaposés ne s’appliquent
pas non plus aux contrôles douaniers, qui restent ancrés sur le territoire
national, aux points d’entrée ou en brigade volante.

L’ouverture d’une liaison Eurostar entre Londres et Amsterdam, le


4 avril 2018, a réouvert le chapitre des contrôles frontaliers. Dans le sens
Angleterre-Pays-Bas, la relation est directe, les contrôles s’effectuant en
gare de Saint-Pancras selon les dispositions en place pour la France et la
Belgique. Au retour, les voyageurs doivent effectuer une correspondance en
gare de Bruxelles-Midi pour effectuer les contrôles d’identité britanniques,
dans l’attente d’un terminal adapté à Amsterdam et de la signature
d’un accord quadripartite par la Belgique, la France, les Pays-Bas et le
Royaume-Uni.

Le Brexit, effectif depuis le 1er février 2020, peut remettre en question ces
équilibres patiemment élaborés. Avec la sortie du Royaume-Uni de l’UE, la
frontière sous la Manche sépare désormais un pays membre et signataire
des accords de Schengen, d’un pays non-membre et non-signataire de
Schengen, ce qui implique la mise en place de contrôles douaniers 45 et
frontaliers supplémentaires, théoriquement avec le soutien de Frontex, le
corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes. Dans ce domaine,
les négociations ouvertes pendant la période de transition, jusqu’au
31 décembre 2020, seront déterminantes.

Les impacts sur le trafic maritime et ferroviaire entre les deux pays, tout
aussi difficiles à anticiper, dépendent également des relations futures qui
Laurent BONNAUD

seront négociées pendant la période de transition.


69 •

45
Les douanes françaises ont ouvert 700 postes à cette fin en 2017.
Les contrôles entre les pays membres de l’UE et le Royaume-Uni post-
Brexit peuvent ralentir le trafic, comme l’ont démontré une grève du zèle
des douaniers français, au début de l’année 2019, et plusieurs retards
causés par les contrôles aux frontières, comme ceux survenus fin octobre
de la même année. Pour les voyageurs ferroviaires ressortissants d’un pays
membre de l’UE, passagers d’Eurostar et des navettes du concessionnaire,
l’impact du Brexit devrait se traduire par des contrôles d’identité plus
approfondis et systématiques. Pour les marchandises, les conséquences
de contrôles administratifs et douaniers seraient beaucoup plus lourdes
et pourraient affecter l’ensemble des chaînes logistiques, toujours plus
étroitement intégrées depuis 1994, grâce à la prévisibilité permise par
la liaison fixe. De nouvelles technologies, dites « frontière intelligente »,
dont le coût reste toutefois élevé, automatiseront une partie des contrôles
pour en réduire l’impact. Celui-ci sera probablement significatif pour les
contrôles sanitaires, vétérinaires et phytosanitaires (SIVEP), sensibles et plus
complexes à mettre en œuvre : des aires de stockage et de stationnement
supplémentaires ont été prévues, et les reports successifs du Brexit depuis
le 31 mars 2019 ont permis de finaliser ces travaux. Enfin, une partie des
dédouanements pourrait être délocalisée, comme le prévoit une nouvelle
ligne de ferries à Tillbury, sur la Tamise (Maurice, 2019).

Depuis le référendum et de manière accélérée depuis 2017, délai


nécessaire pour prendre la mesure des enjeux, toutes les parties concernées
– chargeurs, transporteurs, administrations et collectivités – ont travaillé
et investi pour évaluer les domaines impactés, les dispositions à prendre,
et mettre au point les procédures de limitation des risques en cas de sortie
sans accord ou no-deal.

L’importance stratégique du pas de Calais pour les échanges européens,


les chaînes logistiques, le tourisme et le commerce extérieur britannique
Laurent BONNAUD

constitue un fort incitant à défendre l’esprit du traité de Cantorbéry :


maintenir la célérité et fluidité du trafic. En 2019, le tunnel sous la Manche
a transporté 21 millions de voyageurs (dont 11 millions en Eurostar),
2,6 millions de véhicules particuliers et 1,7 million de poids lourds. Le
trafic ferroviaire de marchandises par le tunnel renoue avec la croissance,
70 •

et un quart des exportations britanniques en valeur y transite.


La frontière physique, si laborieusement délimitée, ne changera pas. Son
contrôle restera la prérogative des États, donc le domaine des accords
bilatéraux et du droit international. La coopération de Dublin et les accords
Europol devraient devenir caducs la concernant, tout comme les travaux
de plusieurs instances relatives aux migrations, comme le Réseau européen
des migrations de la Commission européenne et le Comité Stratégique sur
l’Immigration, les Frontières et l’Asile (SCIFA).

Conclusion

Les observations formulées par Jacques-Nicolas Bellin au XVIIIe siècle


gardent une part de vérité : l’espace transmanche reste hautement
fréquenté, et sa cartographie est encore discutée lorsqu’il s’agit de délimiter
des zones d’intérêt. Pour Michel Foucher (2018), « la situation actuelle
semble présenter, dans sa gestion asymétrique, une singulière continuité
avec les cartes mentales du passé ». Katia Sarmiento-Mirwaldt (2018)
résume ainsi cette continuité : « Every border is unique ».

Le projet puis la réalisation de la liaison ferroviaire transmanche ont remis


en question la notion de frontière franco-britannique, créé une frontière
terrestre, suscité une gestion spécifique construite sur un ensemble de
contraintes.

Du fait de sa situation géographique et de sa proximité des côtes


britanniques, le Nord de la France, notamment l’actuel département du
Pas-de-Calais, a toujours été un lieu de transit incontournable pour les
voyageurs et les marchandises.

« Nous devons nous rappeler que la Manche n’était pas seulement la frontière entre
les deux royaumes, c’était aussi la seule voie d’approvisionnement en Angleterre
Laurent BONNAUD

pour certains aliments essentiels, qui ne pouvaient être produits sur place » (Arnoux,
2014, p. 52).

À la voie maritime s’est ajoutée depuis 1994 la voie ferroviaire sous-


marine. Celle-ci a modifié la géographie en supprimant la rupture de
71 •

charge, ce qui a accentué cette caractéristique régionale. Le Nord de la


France se distingue à cet égard des autres régions littorales de la Manche,
la Normandie et la Bretagne. Nous avons vu que la gestion des contrôles
frontaliers y diffère également.

Le statut de la frontière terrestre entre les deux pays, qui perpétue des
représentations très anciennes, a toujours pris en compte les dérogations
dont bénéficie le Royaume-Uni au sein de l’Union européenne. Il se
caractérise aujourd’hui par les spécificités techniques de la liaison ferroviaire
et par une complexité et une asymétrie héritées de ces représentations de
longue durée. Il résulte également des politiques migratoires des deux
pays riverains et de l’Union européenne.

Infrastructure stratégique, lien transfrontalier vital entre le Royaume-


Uni et le continent, le tunnel continuera à faire l’objet d’une supervision
spécifique entre les deux gouvernements et d’une attention soutenue des
régions littorales. Dans le triple jeu qui détermine la frontière et sa gestion
entre géographie, technologie et droit, seul ce dernier, l’espace juridique
et réglementaire, change radicalement avec la sortie du Royaume-Uni de
l’UE. Dans ce contexte sans précédent, qui fait régner « dans le pays un
climat d’incertitude totale sur l’avenir » et « affecte l’ensemble de l’Union
européenne » (April et Schnapper, 2019, p. 233), il est probable que la
gestion frontalière continue d’évoluer. Les textes élaborés pour la liaison
ferroviaire transmanche, puis élargis aux ports du pas de Calais depuis
2003, pourraient inspirer une future gestion bilatérale, voire s’étendre à
d’autres frontières européennes et au-delà.
Laurent BONNAUD
72 •
BIBLIOGRAPHIE

•Arnoux M. (2014). « Border, trade route or market? The Channel and the medieval European
economy from the twelfth to the fifteenth Century », Anglo-Norman Studies, n° 36, p. 39-52.
•Avril D, Schnapper P. (2019). Où va le Royaume-Uni ?, Paris, Odile Jacob, 270 p.
•Auphan É. et al. (2019). La liaison ferroviaire transmanche dans l’Europe du Brexit. The cross-
Channel railway link in a post-Brexit Europe, Paris, Revue d’histoire des chemins de fer, n° 52,
Rails & histoire, 210 p.
•Barbe S, Beaucire F, Bonnaud L. (dir.). (2018). Vingt années sous la Manche, et au-
delà ? Twenty years under the Channel, and beyond?, Paris, Revue d’histoire des chemins de fer,
n° 48/49, Rails & histoire, 520 p.
•Bonnaud L. (2001). « The Channel Tunnel (1955-1975): When the Sleeping Beauty woke
again », Journal of Transport History, 3e série, vol. 22, n° 1, p. 6-22.
•Boyer A. (2003). Rapport fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense
et des forces armées sur le projet de loi autorisant l’approbation du traité entre le gouvernement
de la République française et le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande
du Nord relatif à la mise en œuvre de contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche
et de la mer du Nord des deux pays, Sénat, session ordinaire de 2003-2004, annexe au procès-
verbal de la séance du 8 octobre 2003. : http://www.senat.fr/rap/l03-008/l03-0081.html,
consulté le 2 octobre 2016.
•Cahn O. (2006). « La coopération policière franco-britannique dans la zone frontalière
transmanche », thèse de doctorat, université de Poitiers, UFR de droit et sciences sociales, École
doctorale Droit et Science Politique Pierre Couvrat, 2 vol., 796 pages.
•CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme). (2015). Avis sur la
situation des migrants à Calais et dans le Calaisis, assemblée plénière, 2 juillet, 21 p.
•Craig WJ. (dir.). (1990). The complete works of William Shakespeare, Londres, Henry Pordes.
•Crouzet F. (1985). De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire,
Paris, Perrin, 596 p.
•Dezeraud P. (2017). « “ Tunnel ” : une troisième et dernière saison pour la série de Canal+ »,
20 janvier 2017. : http://www.ozap.com/actu/-tunnel-une-troisieme-et-derniere-saison-
pour-la-serie-de-canal/517478, consulté le 22 septembre 2018.
•Foucher M. (2018). « Vingt ans sous la Manche et au-delà ? Repenser les migrations et les
frontières », dans Barbe S, Beaucire F, Bonnaud L (dir.), Vingt années sous la Manche, et au-
delà ? Twenty years under the Channel, and beyond?, Paris, Revue d’histoire des chemins de fer,
n° 48/49, Rails & histoire, p. 473-480.
•Fressoz M. (2009). Le scandale Eurotunnel. Enquête sur une extravagante aventure, Paris,
Flammarion, collection Enquête, 402 p.
•Ghuysen JP. (2018). « Retour d’expérience », dans Barbe S, Beaucire F, Bonnaud L (dir.), Vingt
Laurent BONNAUD

années sous la Manche, et au-delà ? Twenty years under the Channel, and beyond?, Paris, Revue
d’histoire des chemins de fer, n° 48/49, Rails & histoire, p. 162.
•Guérin A. (2018). « Traité franco-britannique de Sandhurst : tout changer pour ne rien
changer », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés. : http://journals.
openedition.org/revdh/3772 ; DOI : 10 .4000/revdh.3772, consulté le 27 février 2018.
•Marcou G. (1993). « L’entrée en service du tunnel sous la Manche et la frontière franco-
73 •

britannique », dans Annuaire français de droit international, vol. 39, p. 833-849. : https://
doi.org/10.3406/afdi.1993.3161, consulté le 10 avril 2018.
•Maurice S. (2019). « Transports. Le Brexit fait caler Calais », Libération, 18 novembre, p. 14.
•Migreurop. (2009). Les frontières assassines de l’Europe, 55 p.
•Morieux R. (2008). Une mer pour deux royaumes. La Manche, une frontière franco-anglaise
(XVII-XVIIIe siècle), Presses universitaires de Rennes.
•Ryan B. (2016). « The EU Borders: Schengen, Frontex and the UK », ILPA, EU Referendum
Position Paper, n° 11, 19 May, 7 p.
•Sarmiento-Mirwaldt K. (2018). « Every border is unique. That doesn’t mean we cannot
draw comparisons », dans Barbe S, Beaucire F, Bonnaud L (dir.), Vingt années sous la Manche, et
au-delà ? Twenty years under the Channel, and beyond?, Paris, Revue d’histoire des chemins de
fer, n° 48/49, Rails & histoire, p. 487-490.
•UNO. (2006). Delimitation of the Continental Shelf between the United Kingdom of Great Britain
and Northern Ireland and the French Republic (UK, France) / 30 June 1977-14 March 1978,
Report of International Arbitral Awards / Recueil des sentences arbitrales, vol. XVIII.
•Zhang C. (2019). « Mobile Borders and Turbulent Mobilities: Mapping the Geopolitics of the
Channel Tunnel », Geopolitics, n° 24(3), p. 728-755, DOI: 10.1080/14650045.2017.1379994
Laurent BONNAUD
74 •
Jean-Louis ROHOU
contact@ahicf.com
Vice-président de Rails & histoire

LA BRETAGNE ET SES CHEMINS DE FER


BRITTANY AND ITS RAILWAYS

ésumé : Cet article retrace les étapes de la construction du réseau


ferroviaire en Bretagne jusqu’à l’inauguration de la ligne à grande
vitesse qui atteint Rennes en 2017. Ce maillage est constitué de lignes
nationales mais aussi d’intérêt régional, le Réseau breton, qui a permis
de désenclaver le centre de la région, dont il ne reste plus que deux lignes
aujourd’hui.

Abstract : This article traces the stages of the construction of the rail
network in Britain until the inauguration of the high-speed line that reaches
Rennes in 2017. This network is made up of national lines but also of
regional interest, the Breton Network which has opened up the centre of
the region, of which there are only two lines remain today.

Mots-clés : Réseau breton, Bretagne, Compagnie des chemins de fer


de l’Ouest, Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, Louis Harel
de la Noë, Fulgence Bienvenüe.

Keywords: Breton network, Brittany, Compagnie des chemins de fer


de l’Ouest, Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, Louis Harel
de la Noë, Fulgence Bienvenüe.
Jean-Louis ROHOU

Pourquoi « ses » chemins de fer dans ce titre ? Il n’y a bien qu’une


seule Bretagne, mais il se trouve, comme nous allons le voir, que le
réseau ferroviaire breton s’est constitué avec deux grandes compagnies
nationales, ainsi qu’un important ensemble de lignes complémentaires
75 •

régionales, « le Réseau breton ».


Une Bretagne, plusieurs réseaux

Après beaucoup de débats sur l’opportunité de construire une ligne au


centre Bretagne, c’est la Compagnie de l’Ouest qui construit la dorsale
nord, de Rennes à Brest, et la Compagnie du Paris-Orléans (PO) qui
réalise la ligne sud, de Nantes à Quimper et Landerneau.

Figure 1. Le réseau ferré en Bretagne aujourd’hui (source : © SNCF Réseau).

La construction du réseau va vite. Après que Le Mans a été desservie dès


1854, Rennes est atteinte en 1857, Guingamp en 1863, Saint-Malo en
1864 et Brest en 1865. Au sud, de Savenay (Nantes), le PO atteint Redon
et Lorient en 1862, Quimper en 1863. Cette rapidité d’avancement des
travaux de réalisation des lignes laisse un peu rêveur compte tenu des
Jean-Louis ROHOU

moyens de l’époque en génie civil. Et certes, au moins sur les côtes, il n’y
a pas de grandes altitudes en Bretagne, mais il y a des franchissements de
vallées ou d’estuaires qui ont nécessité des ouvrages importants, comme le
viaduc du Scorff à Lorient ou le spectaculaire viaduc de Morlaix.
76 •
Figure 2. Le viaduc de Morlaix (source : © Philip Bourret, www.structurae.de).

Les « embranchements » pour desservir les villes côtières et une partie


du centre de la Bretagne sont ouverts quelques années plus tard. Le PO
ouvre Auray-Pontivy (alors encore appelée « Napoléonville ») ainsi que
Quimper-Châteaulin en 1864, Châteaulin-Landerneau en 1867, Auray-
Quiberon en 1882 et Rosporden-Concarneau en 1883. Au nord, la
Compagnie de l’Ouest ouvre Saint-Brieuc-Pontivy en 1871-1872, Dol-
Lamballe en 1879, Plouaret-Lannion en 1881, Morlaix-Roscoff en 1883
et Dinan-Dinard en 1887.

La Compagnie de l’Ouest, en proie à de grandes difficultés, a été rachetée


en 1908 par les Chemins de fer de l’État. Cette compagnie ferroviaire
nationale avait été créée par l’État en 1878 pour reprendre plusieurs
compagnies locales de chemins de fer défaillantes, notamment dans les
Jean-Louis ROHOU

Charentes et en Vendée. Mais, à partir de 1908, le réseau de l’État devient


une compagnie d’envergure nationale. Les chemins de fer de l’État, comme
le PO, ont exploité leur réseau jusqu’en 1937.
77 •
Le Réseau breton

Il faut ajouter à l’ensemble des lignes des grandes compagnies un véritable


réseau régional secondaire, le Réseau breton, composé de 426 km de
voies à écartement métrique dans le Finistère et les Côtes-d’Armor (et,
de façon marginale, dans le Morbihan et l’Ille-et-Vilaine). Il s’agissait de
désenclaver le centre de la Bretagne.

Figure 3. Le Réseau breton (© Fibo.cdn).

Paimpol
0 10 20km

Brélidy-
Morlaix Plouëc

Guingamp

Le Fret
Camaret
Carhaix
Port-de- Rostrenen
Châteaulin Carhaix Loudéac La Brohinière
Châteauneuf- Gourin
du-Faou

Rosporden Lignes PO et Ouest-Etat (voie normale)


Lignes départementales (voie métrique)
Pont-L’Abbé Réseau Breton
St-Guénolé Ligne Réseau Breton (ex-CFCF)

Le Réseau breton a connu une construction aussi rapide. Il est conçu en


étoile à partir du point central que constitue le bourg de Carhaix, au cœur
de la Bretagne. Ses lignes font partie du réseau complémentaire défini par
la loi du 17 juillet 1879, Charles de Freycinet étant ministre des Travaux
publics. Cinq branches vont rayonner autour de Carhaix. Elles desservent
les bourgs de l’intérieur et assurent au nord et au sud leur liaison avec
les réseaux de l’Ouest et du PO, auxquels elles sont connectées en cinq
points. La ligne de Carhaix à Morlaix est en service en 1889, en 1893
celle de Guingamp, prolongée à Paimpol en 1894, celle de Rosporden en
Jean-Louis ROHOU

1898, celle de Rostrenen puis Châteaulin respectivement en 1898 et 1906.

C’est la Compagnie de l’Ouest qui est concessionnaire de ce réseau.


Elle en afferme l’exploitation à la Société générale des chemins de
fer économiques. Cette société deviendra beaucoup plus tard CFTA,
78 •

appartenant au groupe Transdev.


Figure 4. Les horaires des lignes du Réseau breton (source : Indicateur officiel de
la SNCF, service hiver 1966, imprimerie Chaix, coll. Rails & histoire).

Jean-Louis ROHOU

Aujourd’hui ne subsistent que les lignes Guingamp-Carhaix et Guingamp-


Paimpol, toujours exploitées par CFTA en sous-traitance de la SNCF. Ces
deux lignes avaient été mises à l’écartement normal en 1967.
79 •
Les chemins de fer des Côtes-du-Nord. Les ouvrages
de Harel de la Noë

Louis Harel de la Noë


Louis Harel de la Noë est né à Saint-Brieuc en 1852. Polytechnicien et ingénieur des
Ponts et Chaussées, il va réaliser, à partir de 1901 et jusqu’à sa retraite en 1908,
dans son département d’origine, les Côtes-du-Nord et après un passage remarqué
dans la Sarthe, les ouvrages d’art des lignes du chemin de fer d’intérêt local des
Côtes-du-Nord. Il utilisera de façon combinée le métal, la brique et le béton au profit
de ponts et de viaducs aux profils marqués par la légèreté et l’originalité des formes,
concevant les ouvrages à la fois en ingénieur et en artiste. Il laisse un ensemble
d’ouvrages qui commencent à être reconnus, après de nombreuses destructions
conduites dans l’indifférence de leur intérêt patrimonial.

Un réseau, lui aussi à voie métrique, a été développé dans les Côtes-du-
Nord (aujourd’hui Côtes-d’Armor), constitué de 19 lignes construites en
deux phases, au début du XXe siècle puis dans les années 1920. Il s’est
agi dans la majeure partie des cas de barreaux assurant le maillage du
territoire et plusieurs points de contact et de correspondance avec les
gares du grand réseau et avec celles du Réseau breton. La dernière de
ces lignes, Saint-Brieuc-Paimpol, a été fermée en 1956.

Ce réseau a donné lieu à la construction d’ouvrages d’art très


caractéristiques par l’originalité de leur conception et par les matériaux
utilisés (maçonnerie, poutrelles métalliques, béton armé, éléments de
décoration) leur donnant une réelle élégance dans une grande économie de
moyens. Ces ouvrages (environ 300) dont d’imposants viaducs – certains
ont été conservés (les voies ont disparu) – dus à Louis Harel de la Noë
(1852-1931). Il a aussi construit des gares, en particulier celle de Saint-
Brieuc CdN, de conception plutôt moderne (1905), aujourd’hui reconvertie
en restaurant universitaire.
Jean-Louis ROHOU
80 •
Figure 5. Le viaduc de Toupin (source : coll. musée de Bretagne).

Figure 6. La gare de Saint-Brieuc (source : coll. musée de Bretagne).

Jean-Louis ROHOU
81 •
Les étapes de modernisation du réseau

La ligne Paris-Le Mans est électrifiée en 1937. Le réseau de l’État avait hésité
entre ses lignes Paris-Le Havre et Paris-Le Mans, mais c’est cette dernière
qui l’emporta en raison d’un bilan économique plus favorable. Cette
électrification en courant continu 1 500 V est alors innovante par rapport
à celles déjà réalisées par le PO : commande centralisée depuis Paris des
13 sous-stations d’alimentation, esthétique des poteaux caténaires et des
bâtiments. C’est un des éléments de la politique de modernisation menée
par Raoul Dautry à la tête du réseau de l’État depuis 1931.

Pendant longtemps, tous les trains à destination de la Bretagne (et des Pays
de la Loire) vont donc s’arrêter au Mans pour changement de traction.
Mais, en 1966, l’arrivée de puissantes et rapides locomotives diesel
CC 72 000 permet la mise en place de trains rapides « l’Armor » et « le
Goéland » vers la Bretagne, sans arrêt au Mans. Un peu plus tard, ce
même type de trains est créé à destination de Nantes, « le Nantais » et
« le Maine-Océan » (voir, à ce propos, le film de Jacques Rozier Maine-
Océan, 1986, en DVD depuis 2008).

Figure 7. Publicité Armor Goéland (source : Indicateur officiel de la SNCF, 1966,


imprimerie Chaix, coll. Jean-Louis Rohou).
Jean-Louis ROHOU
82 •
Après la section Le Mans-Rennes en 1965, le réseau ferroviaire de la
Bretagne est électrifié en 25 000 V alternatif à partir de 1987 (Rennes-
Saint-Brieuc), Saint-Brieuc-Brest en 1989, Rennes-Redon en 1991, Redon-
Quimper en 1992, puis Plouaret-Lannion en 2000 et Rennes-Saint-Malo
en 2005.

Annoncée dès septembre 1981 lors de l’inauguration de la ligne à grande


vitesse Paris-Lyon, décidée officiellement en septembre 1983, les travaux
de la Ligne nouvelle à Grande Vitesse (LGV) de Paris à Connerré sont
lancés en 1985. Les rames TGV arrivent donc en Bretagne en 1989. Le
TGV dessert Brest, puis Quimper à partir de 1992. En 2017, la LGV est
prolongée jusqu’à Rennes, mettant cette ville à seulement 1 h 25 de Paris.

Figure 8. La LGV Bretagne-Pays-de-la-Loire (source : SNCF Réseau).

Figure 9. Les temps de parcours pour Paris et les gains de temps (source :
SNCF Réseau).

Jean-Louis ROHOU
83 •
Figure 10. La Bretagne se rapproche de l’ensemble de la France
(source : © SNCF, direction Grands projets et prospective).

La Bretagne, terre de batailles ferroviaires

Les Bretons ont souvent lutté pour la sauvegarde de leurs dessertes


Jean-Louis ROHOU

ferroviaires et leur amélioration :


- d’abord, au XIXe siècle, pour la construction du Réseau breton, puis pour
sa survie dans les années 1960, aboutissant au maintien de deux lignes
(Guingamp-Carhaix et Paimpol) avec leur mise à voie normale (la section
Guingamp-Paimpol était néanmoins déjà accessible aux trains du grand
84 •

réseau avec trois files de rails) ;


- pour le fret : historiquement, la Bretagne connaît un fort trafic alimentaire.
C’est la Bretagne (et les Pays de la Loire) qui fournissent Paris en viande,
lait, marée, etc. Une disposition particulière, l’ « annexe B ter », avait
été mise en place dans les tarifs fret de la SNCF pour compenser le
désavantage de la longueur du trajet depuis la Bretagne. Une bataille des
expéditeurs a été menée dans les années 1980 contre la suppression de
cette disposition. Toujours est-il que le trafic ferroviaire de fret, après l’échec
en 2016 d’un trafic de conteneurs par Combiwest (activité commencée en
2011), est aujourd’hui très faible, c’est la route qui assure la quasi-totalité
des échanges ;
- l’électrification des grandes dorsales Rennes-Brest et Rennes-Quimper
a été obtenue au travers d’un « plan ferroviaire breton » (après le plan
routier) avec une importante et exceptionnelle aide de l’État à la SNCF.
Et des manifestations nombreuses ont été ensuite organisées contre les
suppressions d’arrêts (pour accélérer les trains), notamment à Questembert
et Plouaret ;
- pour cette dernière gare, après bien des manifestations, le nouvel
établissement public Réseau ferré de France, créé en 1997, accepte
avec l’aide de la région, du département et de fonds européens, une
électrification simplifiée et rapidement menée de la ligne Plouaret-Lannion,
qui permettra au TGV de desservir le Trégor à Lannion via Plouaret ;
- « La Bretagne à Grande Vitesse », c’est-à-dire la construction de la LGV
entre Connerré (Le Mans) et Rennes, est obtenue par un accord des élus
bretons, de toute tendance, et des milieux économiques de la région qui
apportent un tiers du financement. Jean-Louis ROHOU
85 •
Fulgence Bienvenüe
On ne saurait aborder le sujet des chemins de
fer en Bretagne sans évoquer la personnalité du
« père du Métro parisien », Fulgence Bienvenüe
(cf. la station de métro « Montparnasse-
Bienvenüe »). Né à Uzel-près-l’Oust (Côtes-
d’Armor) en 1852, mort à Paris en 1936, il perd
un bras, arraché lors de la construction d’une
ligne ferroviaire dans l’Orne. Promu ingénieur
en chef de la ville de Paris, Bienvenüe convainc
les élus parisiens de construire la première ligne
de métro qui sera ouverte pour l’Exposition
Universelle de 1900. Il développe le réseau
de métro avec des innovations remarquables,
comme la technique du « bouclier », et une
méthode de congélation des sols pour la
traversée sous-fluviale de la ligne 4 (à partir
de la place Saint-Michel). Il n’y aura aucun
accident grave sur les chantiers du métro qu’il
dirigera.

Figure 11. Fulgence Bienvenüe au métro Monceau (source: © RATP)

Tourisme et mémoire ferroviaires en Bretagne

Trains touristiques
- La Vapeur du Trieux (Paimpol-Pontrieux), gare de Paimpol, avenue du Général de Gaulle 22500
Paimpol, en saison.
- Chemin de Fer de la baie de Saint-Brieuc (Association des chemins de fer des Côtes-du-Nord),
1 promenade Harel de la Noë, Parc de Boutdeville 22360 Langueux-Les Grèves.
- Chemins de fer du Centre Bretagne (Saint-Brieuc-Loudéac), circulation provisoirement interrompue,
M. Joindot, 8 la Commanderie Brélévenez 22300 Lannion ; dépôt-atelier, rue Pierre Loti 22600
Loudéac.
- « Le Tire-Bouchon » (TER Auray-Quiberon), en saison.
- Association « A Fer et A Flots » (Morlaix-Roscoff et Landerneau-Brest), Maison Penanault,
10 place Charles de Gaulle 29600 Morlaix.
Jean-Louis ROHOU

Musées
- Musée du Rail, gare de Dinan, place du 11 novembre 1918 22100 Dinan.
- Musée de la Gare, Gare de Guiscriff, 117 rue de la Gare 56560 Guiscriff.

Vélorails
- Vélorail de Médréac, 6 rue de la Gare 35360 Medréac.
- Vélorail du Kreiz Breizh et Chemin de fer de Bon Repos, gare de Gouarec 22570 Gouarec.
86 •
Pierre ZEMBRI
pierre.zembri@enpc.fr
UMR LVMT, université Paris Est-Marne-la-Vallée

LA RÉGIONALISATION DES TRANSPORTS FERROVIAIRES


DANS LE MASSIF CENTRAL : RISQUE OU OPPORTUNITÉ ?
TRENTE ANS D’ÉVOLUTIONS
THE REGIONALIZATION OF RAIL TRANSPORT IN THE
FRENCH MASSIF CENTRAL: RISK OR OPPORTUNITY?
30 YEARS OF EVOLUTION

ésumé
Le Massif central a bénéficié, au XIXe siècle, d’un maillage ferroviaire
conséquent, qui n’a cessé d’être remis en cause par la suite du fait de la
diminution des densités de population, du recul de certaines activités mais
aussi du fait de la remise en cause de dessertes interrégionales voyageurs
et fret transitant auparavant par le massif. Ce dernier se trouve donc
désormais davantage contourné que traversé par les grands courants de
trafic. Parallèlement, l’état des lignes internes au massif s’est dégradé du
fait de son moindre intérêt pour l’exploitant national. La régionalisation,
processus débuté au milieu des années 1980 et renouvelé au début des
années 2000, pouvait être considérée comme un moyen de redynamiser
les dessertes et de maintenir un niveau de maillage correspondant
aux ambitions politiques des exécutifs régionaux. Si les dessertes
régionales ont pu connaître des évolutions globalement positives, les
politiques volontaristes menées par les régions ont été contrecarrées par
l’accélération de la dégradation des infrastructures à partir de 2005 ainsi
Pierre ZEMBRI

que par le retrait des dessertes nationales traversant le massif. S’ajoute


le partage de ce dernier entre deux régions « internes » (Auvergne et
Limousin) et des régions ayant un siège situé en plaine (Midi-Pyrénées,
Aquitaine, Rhône-Alpes, Languedoc-Roussillon). Depuis le redécoupage
87 •

régional entré en vigueur en 2017, le massif se trouve partagé entre trois


régions ayant toutes leur siège en plaine. Nous nous interrogeons sur les
changements envisageables, compte tenu de la nécessité de résorber des
effets de frontière hérités et d’éviter autant que possible que s’en créent
de nouveaux.

Abstract: In the 19th century, the Massif Central benefited from a


significant rail network, which has been constantly challenged after 1930
by the decline in population densities, the decline of certain activities and
also the fact that interregional passenger services and freight transiting
across the massif have been removed. The latter is now more bypassed
than crossed by major traffic flows. At the same time, the state of the
railway infrastructure inside the massif has deteriorated because of its lower
interest for the national operator. Regionalization, a process that began in
the mid-1980s and was renewed in the early 2000s, could be seen as a
means of revitalizing services and maintaining a level of networking fitting
with the political ambitions of regional executives. While regional services
have seen overall positive developments, the proactive policies pursued by
the Regions have been thwarted by the acceleration of the deterioration
of infrastructures from 2005 onwards, as well as by the withdrawal of
national services crossing the massif. Added to this is the division of
the latter between two «internal» regions (Auvergne and Limousin) and
regions with a capital city located in the plain (Midi-Pyrénées, Aquitaine,
Rhône-Alpes, Languedoc-Roussillon). Since the mergers between regions
came into force in 2017, the massif is shared between three Regions all
having their capital outside. We question the possible changes, given the
need to reduce legacy boundary effects and to avoid creating new ones
as much as possible.

Mots-clés : régionalisation, réforme régionale, réseau d’infrastructures,


services ferroviaires, Massif central.
Pierre ZEMBRI

Keywords: Regionalization, regional reform, rail infrastructure, rail


services, Massif Central.
88 •
Introduction

La régionalisation des transports ferroviaires est un processus qui a


débuté timidement au lendemain du premier choc pétrolier et qui a pris
de l’ampleur au cours des années 1980 avant de connaître une crise
majeure entre 1991 et 1997. Une seconde tentative, encadrée par la loi
SRU (Solidarité et Renouvellement Urbain) de décembre 2000, a permis de
pérenniser la compétence régionale et de donner aux régions davantage
de poids vis-à-vis de la SNCF. Les dernières années ont été marquées par
des regroupements créant des territoires régionaux plus vastes, ainsi que
par le transfert par l’État de la gestion d’une majorité de lignes à grand
et moyen parcours (Intercités). Ces dernières évolutions débouchent sur
un changement d’échelle majeur et remettent en question les politiques de
gestion menées par les anciennes régions.

Le Massif central est une entité physique qui n’a pas d’équivalent en termes
de territoire institutionnel. Le réseau ferré qui le parcourt a été conçu
au XIXe siècle par des compagnies qui avaient des motivations propres
(Caron, 1997 ; Ribeill, 1985) et pas toujours liées à la desserte du massif
lui-même, mais aussi des politiques de tracé et de desserte originales
(Caralp-Landon, 1959). Le maillage du réseau a été plutôt dense au sein
du massif, avec un kilométrage important et de nombreux nœuds de
tailles diverses, parfois localisés loin de toute agglomération (Lartilleux,
1959). La régionalisation a consisté en un découpage en sous-réseaux
artificiels et a conduit à la remise en cause progressive de liaisons internes
au massif. Cette juxtaposition de réseaux régionaux centrés sur Clermont-
Ferrand (Auvergne), Limoges (Limousin), mais aussi Lyon, Dijon, Toulouse
ou Montpellier a ôté toute unité de gestion à l’échelle du massif. Le déclin
parallèle du trafic fret et des services à longue distance gérés par la SNCF
puis par l’État (Intercités) n’a fait que renforcer ce cloisonnement, au point
que contourner le massif est devenu plus intéressant que le traverser. Enfin,
Pierre ZEMBRI

les infrastructures ne font plus l’objet d’investissements leur permettant de


perdurer à moyen voire à court terme, du fait de leur moindre utilisation et
de leur moindre intérêt stratégique pour le gestionnaire national de réseau
instauré par la loi de 1997 (Zembri, 2019).
89 •
Nous proposons de faire un bilan raisonné de ces évolutions depuis le
milieu des années 1980. Le processus de régionalisation, qui a débuté dans
le massif à cette époque, était source d’espoir, la décision se rapprochant
du territoire et les régions étant susceptibles d’investir pour redynamiser
les dessertes. Les espérances du départ ont pu être partiellement déçues
du fait d’évolutions externes impactant négativement le réseau du
massif : politique propre de la SNCF, politique de gestion du réseau et de
maintenance des infrastructures, modalités de facturation du service et de
l’accès au réseau, etc.

Pour ce faire, nous étudierons dans un premier temps les effets de la


première phase de régionalisation (1985-1992) avant d’aborder la
seconde phase depuis 2002, puis de recenser les limites du processus
du fait des facteurs externes précédemment évoqués. Nous terminerons
par une approche plus prospective liée au redécoupage régional et à ses
conséquences prévisibles.

Un état des lieux initial (1985)

En 1985, le Massif central est traversé et irrigué par deux axes principaux
nord-sud se subdivisant en plusieurs branches :
- l’axe Paris-Limoges-Toulouse (et ses antennes vers Ussel, Agen, Rodez,
Carmaux, etc.), parcouru par des trains à grand parcours vers le massif
pyrénéen ainsi que vers la Catalogne ;
- l’axe Paris-Clermont-Ferrand et ses prolongements vers Nîmes, Béziers,
Aurillac, Le Mont-Dore, etc.
S’y ajoutent deux transversales Lyon-Bordeaux, en tronc commun à l’Est
de Saint-Germain-des-Fossés (via Montluçon et via Clermont-Ferrand et
Ussel).

L’ensemble de ces axes est parcouru par des trains de jour et de nuit. Le
Pierre ZEMBRI

concept de trains animés (ou Loisirail), apparu en 1983, se développe sur


trois liaisons traversant le massif : « L’Aubrac » (Paris-Clermont-Ferrand-
Béziers), « Le Cévenol » (Paris-Clermont-Ferrand-Nîmes-Marseille) et « Le
Ventadour » (Lyon-Bordeaux via Ussel). Il traduit un effort de développement
90 •
fondé sur le tourisme et la découverte des territoires desservis. À l’heure du
développement de la grande vitesse, ces trains constituent une alternative
intelligente, avec des rames directes et confortables (Corail) comprenant
une voiture animation. Le succès de ces dessertes en saison d’été est
avéré, avec la mise en œuvre de longues compositions. Si « Le Cévenol »
avait existé auparavant sous la forme d’un train automoteur direct Vichy-
Marseille, « L’Aubrac » est une création pure, la rupture de charge à
Clermont-Ferrand puis à Neussargues ayant été auparavant systématique
de jour.

Les dessertes régionales sont encore étoffées, comme en témoignent


les services de référence des régions Auvergne et Limousin (niveau de
desserte au moment de la signature de la première convention, avant
toute intervention régionale) : 177 trains et 39 cars régionaux par Jour
Ouvrable de Base (JOB 1) sur le réseau auvergnat en 1986, 98 trains et
6 cars régionaux en Limousin en 1985 (Zembri, 1993).

La première régionalisation : des régions plutôt


prudentes, peu de résultats

Des positionnements divers

Il est important de rappeler préalablement les conditions de cette première


période de transfert de compétences :
- des régions, autorités organisatrices à titre facultatif (donc sans transfert
de ressources de la part de l’État) ;
- des régions « internes » au massif (Auvergne, Limousin), avec peu de
marges de manœuvre financières, soucieuses de préserver l’essentiel des
dessertes ;
- des régions périphériques avec des moyens plus importants mais des
Pierre ZEMBRI

préoccupations différentes : ainsi, le Languedoc-Roussillon cherche


d’abord à développer sa « colonne vertébrale » littorale, insuffisamment
desservie.
91 •

1
JOB : services circulant au moins les mardis et jeudis non fériés.
Ces autres régions voient le massif comme une périphérie à rattacher
à des centres externes (Montpellier, Toulouse, Lyon). En témoignent
notamment les efforts menés en début de période par le Languedoc-
Roussillon pour rapprocher le haut-pays lozérien du littoral et ceux menés
par Midi-Pyrénées pour en faire autant avec ses marges aveyronnaises,
au profit de la capitale régionale (figure 1). Ces politiques justifiaient des
investissements limités pour obtenir des gains de vitesse ou de capacité :
réouverture (hélas sans réfection de la voie) du tronçon Rodez-Séverac-
le-Château en 1989 pour établir des relations directes entre Toulouse et
Millau, accélération des autorails directs entre Montpellier et Mende pour
descendre sous les trois heures de temps de parcours, etc. Ces efforts
initiaux se sont quelque peu affaiblis au fil du temps et de la dégradation
des infrastructures.

Figure 1. Représentation des politiques de rattachement des marges midi-


pyrénéennes et languedociennes au cœur de ces deux régions essentiellement
situées hors massif (source : cartographie de l’auteur, bilan de la période 1985-2008).
Pierre ZEMBRI
92 •
On peut également en faire une autre lecture, celle du souci de contrecarrer
l’influence d’une région voisine sur un territoire excentré, influence
généralement favorisée par l’existence de longue date de services directs.
C’est vraisemblablement le cas du bassin de Millau, situé sur l’axe
historique orienté nord-sud Clermont-Ferrand-Béziers.

Quand le Limousin inaugurait une convention originale


mais « piégeuse »

La convention à la marge, dite également « convention Limousin » a été


signée pour la première fois en 1985. Elle était rassurante en apparence : la
région n’était responsabilisée que sur les conséquences des modifications
de service qu’elle avait demandées, par rapport à un service de référence
réputé équilibré. Mais elle ignorait qu’elle était également comptable de
toute évolution du trafic, quelle qu’en soit la raison.

Dix-huit conventions de ce type ont été signées entre 1985 et 1994.


La convention à la marge correspondait bien à l’absence d’ambition
particulière manifestée par la grande majorité des régions... et surtout à
leur faible marge de manœuvre financière.

Le calcul du solde annuel de la convention s’effectuait en mettant en


équivalence le différentiel de charges issu des modifications de service
demandées par la région (CSn) et l’écart de recettes entre l’année écoulée
et l’année de référence (Rn – R0) 2.

Si le solde CSn – (Rn – R0) était positif, région et SNCF se le partageaient


(50/50) 3. Si le solde était négatif, c’était à la région de le verser
intégralement à la SNCF. Ces conditions n’étaient pas négociables, et les
Pierre ZEMBRI

2
Les recettes de l’année de référence étaient réactualisées en tenant compte des évolutions tarifaires
générales intervenues dans l’intervalle.
3
En pratique, l’État, qui versait une subvention d’équilibre importante pour les services régionaux
dans leur ensemble, refusait qu’il y ait un versement effectif de la SNCF aux régions. Les excédents
étaient donc logés dans un compte de tiers au nom de la région dans les écritures comptables de la
93 •

SNCF, et ils ne pouvaient être mobilisés que pour compenser des soldes négatifs ultérieurs ou pour
abonder des investissements (matériel, infrastructures, etc.).
conventions « Limousin » étaient toutes rédigées en des termes identiques,
ce qui en dit long sur le rapport de forces très déséquilibré qui s’était établi
entre l’autorité organisatrice et son prestataire 4.

Dans le cas précis du Limousin (figure 2), la région investit dans de


nouvelles dessertes (CSn négatif), mais les recettes décroissent par rapport
à l’année de référence, ce qui aggrave le solde négatif à payer à la SNCF.
La région n’est donc pas récompensée de ses efforts mais ne se décourage
pas pour autant. En fin de période (1991), ce sont 108 trains et 18 cars
qui sillonnent le réseau régional chaque jour ouvrable, soit 10 trains et
9 cars supplémentaires par rapport à 1985.

Figure 2. Évolution des masses CSn et Rn – R0 dans les bilans annuels de


la convention TER Limousin, entre 1985 et 1990 (calculs de l’auteur à partir des
états annuels communiqués par la SNCF à la région ; unité : FRF).

1 500 000

-1 500 000

-3 000 000

-4 500 000

-6 000 000
1985 1986 1987 1988 1989 1990

CSn
Rn-R0
Solde résultant
Pierre ZEMBRI
94 •

4
Le juriste Denis Broussolle (1989) n’hésitait pas à employer le terme fort de « pacte léonin » pour
désigner cette première génération de conventions SNCF-régions.
Parallèlement, l’Auvergne, qui a signé une convention en des termes
identiques en 1986, se focalise sur le solde dû à la SNCF et procède donc
à des ajustements de sa desserte pour en limiter l’ampleur. Contrairement
au Limousin, la région réduit dès le départ légèrement l’offre (le CSn est
de ce fait positif). Les recettes progressent toutefois dans un premier temps
avant de baisser franchement (1988). En 1990, la région donne un tour de
vis massif pour réduire ses charges, ce qui recrée un excédent (figure 3) 5.

Figure 3. Évolution des masses CSn et Rn – R0 dans les bilans annuels de


la convention TER Auvergne, entre 1985 et 1990 (calculs de l’auteur à partir des
états annuels communiqués par la SNCF à la région, unité : FRF).

4 000 000

3 000 000

2 000 000

CSn
1 000 000 Rn-R0
Solde résultant

-1 000 000

-2 000 000
1986 1987 1988 1989 1990

Les conventions de type Limousin ont été fortement contestées à partir de


1992, année durant laquelle les régions constatent au vu des chiffres de
l’année précédente que le trafic peut baisser pour des causes exogènes (en
l’occurrence les risques forts d’attentats sur le sol français qui dissuadent
une partie de la clientèle d’utiliser les transports collectifs). L’allégation
initiale de la SNCF, selon laquelle la responsabilité des régions se
limitait aux seules conséquences de leurs actions sur l’offre, devient très
contestable. Une vague de dénonciations intervient donc, les régions ne
Pierre ZEMBRI

pouvant pas assumer les conséquences de la chute des trafics, les soldes

5
Confrontée à deux années successives de déficit pour des sommes relativement faibles (884 000 F
en 1988 et 1 085 433 F en 1989), la région ordonne l’année suivante plus de 3,3 millions de F
95 •

de réductions de service, ce qui permet d’obtenir un solde positif de 1,9 million de F en 1990 sans
résoudre le déficit de recettes par rapport à l’année de référence (1,437 million de F).
négatifs atteignant rapidement, pour les plus importantes d’entre elles,
plusieurs dizaines de millions de francs.

Le bilan des conventions Limousin traduit à la fois le coût des politiques


menées et les résultats en termes de fréquentation. Selon les cas, ces
résultats convergent, divergent, s’annulent ou s’additionnent. Le problème
principal est que ni les exécutifs régionaux, ni les opérateurs ne peuvent
prévoir à l’avance les évolutions de la fréquentation. D’autre part, il y
a un décalage entre une mesure et ses effets (aggravé par le délai de
transmission des résultats, qui a pu atteindre 18 mois).

Un premier bilan en 1991 (dernière année sous le


régime de la première génération de conventions)

Au final, l’offre a sensiblement progressé en Limousin et a été réduite en


Auvergne (figure 4). Pour autant, ce ne sont pas des évolutions uniformes. En
Limousin, l’accent a été mis sur le renforcement des dessertes périurbaines
autour de Limoges, de l’axe Limoges-Uzerche-Tulle, et la création d’une
liaison routière directe entre La Souterraine et Guéret, au profit des
voyageurs en correspondance de l’axe Paris-Limoges. En revanche, l’offre
a été allégée sur la partie la moins fréquentée de l’axe Limoges-Poitiers
(entre Le Dorat et Bellac) ainsi qu’entre Nexon et Périgueux (l’offre ayant
été réorientée vers Saint-Yrieix). Enfin, sur la rocade Montluçon-Ussel,
l’offre a été renforcée entre Montluçon et Auzances, et allégée au-delà.

En Auvergne, c’est la mise sur route de Neussargues-Bort-les-Orgues


qui génère l’essentiel des économies réalisées. L’offre ferroviaire en JOB
a été considérablement allégée sur Neussargues-Saint-Flour, et l’offre
routière revue à la baisse sur l’axe Vichy-Pont-de-Dore-Arlanc. On note
en revanche un renforcement limité des services périurbains autour de
Clermont-Ferrand, dans toutes les directions.
Pierre ZEMBRI
96 •
Figure 4. Évolution
quantitative de l’offre TER des régions Limousin et
Auvergne sur la période entre l’année de référence (1985 en Limousin,
1986 en Auvergne) et 1991 (source : Indicateurs officiels SNCF).

Moulins

Chateauroux

Montluçon Vichy
Guéret
POITIERS
Montluçon

LIMOGES
Angoulême CLERMONT-
FERRAND

Ussel Thiers
Ussel Le Mont-Dore

Bort-les-Orgues
Arvant
Tulle

Neussargues
Périgueux Le Puy
Brive
Aurillac Dunières
Brive

Capdenac
Augmentation de l’offre supérieure ou égale à un aller-retour
Maintien de l’offre de service de référence (- 1 A/R <var.< + 1 A/R)
Diminution de l’offre supérieure ou égale à un aller-retour

Les évolutions sont plus contrastées dans la fraction montagneuse des


régions « externes » au massif. Midi-Pyrénées a renforcé l’offre sur le
quart nord-est toulousain, avec des effets jusqu’à Figeac, Rodez (+ 2 AR
en JOB dans les deux cas) voire Millau (création d’un AR quotidien),
dans le cadre de sa politique de rattachement des marges excentrées
déjà évoquée plus haut. L’offre a été également renforcée sur l’axe Brive-
Capdenac (+ 1 AR).

L’action de la région Languedoc-Roussillon a été plus symbolique avec la


création d’un AR direct en moins de trois heures les jours ouvrables entre
Montpellier et Mende via Nîmes, et d’une ligne d’autocars directs entre
Pierre ZEMBRI

Mende, Langogne et Le Puy pour ouvrir un accès plus rapide au bassin


lyonnais et au TGV vers Paris (un AR quotidien). Parallèlement, l’offre TER
a été dégraissée sur les axes de l’Aubrac (–1,5 AR sur Béziers-Millau,
–1 AR au nord de Millau) et du Cévenol au nord de Génolhac.
97 •
La dénonciation de la plupart des conventions de type Limousin au
début des années 1990 plonge le transport régional dans une période
d’incertitude majeure. Les insuffisances de financement apparaissent
importantes au niveau national, et leur comblement repose sur la bonne
volonté de l’État. Ce dernier prend le temps de commanditer, en lien
avec l’Association Nationale de Élus Régionaux (ANER 6), un audit des
comptes TER et un rapport plus politique confié au sénateur Hubert Haenel
(Haenel, 1994). Il en ressort une volonté de renforcer la régionalisation
tout en restaurant une confiance largement entamée à la fois par le
caractère trompeur des conventions et par l’incapacité de la SNCF à
expliquer la formation de ses coûts et à garantir l’individualisation de
ceux effectivement générés par le TER. Une expérimentation de nouvelles
relations sous le contrôle de l’État est instaurée pour la période 1997-
2001, avec six régions volontaires 7. Cependant, Robert Savy, président
du conseil régional du Limousin, fait en sorte que ce dernier soit intégré au
dispositif le 1er janvier 1999. Son argumentation a porté sur le risque de
généraliser au terme de l’expérimentation des dispositions pénalisant les
régions plutôt rurales avec des trafics faibles et un kilométrage important
de lignes à entretenir. C’est justement le cas du Limousin avec plus de
1 200 km de lignes ferroviaires à rapporter à un trafic à peine supérieur à
1,03 million de voyageurs/kilomètre en 1999 8. Son succès lui permet de
bénéficier d’une rallonge (limitée) de la subvention de l’État et d’engager
de nouveaux développements de l’offre sans attendre une généralisation
qui n’avait rien d’évident en début de processus. À l’échelle nationale,
l’expérimentation est un succès, ce qui permet de généraliser les nouvelles
modalités de conventionnement pour le 1er janvier 2002.
Pierre ZEMBRI

6
Aujourd’hui Régions de France. L’audit a été réalisé par KPMG, auditeur international ayant
réalisé auparavant un exercice similaire en Belgique (KPMG Peat Marwick, 1996).
7
Alsace, Centre, Pays de la Loire, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Nord-Pas-de-
Calais.
98 •

8
Soit un tiers du trafic de l’Alsace, plus petite des six régions expérimentatrices, et un septième du
trafic de Rhône-Alpes ou du Nord-Pas-de-Calais.
La seconde régionalisation (depuis 2002) : moder-
nisation de l’offre et développements ciblés

Des conditions différentes

Ces conditions résultent de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU)


du 13 décembre 2000. Elle stipule notamment dans sa section 5 (art. 124
à 139 inclus) que :
- la région devient une autorité organisatrice de plein exercice, avec un
transfert important de ressources de la part de l’État (art. 124 et 125) ;
- une dotation spécifique concerne le renouvellement du matériel roulant,
qui est presque complètement réalisé sur la période 2002-2018. S’y
ajoute un programme spécifique de modernisation des gares sur cinq ans
(art. 128).

L’offre régionale connaît des développements importants, mais qui


compensent très partiellement dans le contexte du Massif central le retrait
des services nationaux, notamment sur les lignes transversales et les
antennes des deux grands axes nord-sud. La SNCF a en effet engagé
une politique de recentrage sur la grande vitesse et sur un nombre très
limité d’axes classiques qui prend pleinement effet avec la réorganisation
de ses structures en 2005 (création d’une activité Intercités vouée à être
conventionnée ou à disparaître).

S’y ajoutent les conséquences de la mise en œuvre de la réforme du système


ferroviaire français avec la création d’un gestionnaire d’infrastructures,
Réseau Ferré de France (RFF) et la mise en place d’un péage d’infrastructures
qui touche les trains régionaux. Si cette charge est indolore au départ
du fait de l’augmentation des transferts aux régions (en application de
la loi SRU), elle augmente considérablement durant les années 2000.
Cette hausse continue des charges d’infrastructure (péages), conjuguée à
Pierre ZEMBRI

celle des coûts de production de la SNCF, se heurte au plafonnement des


ressources des régions à partir de 2012, ce qui entraîne des arbitrages
entre développement et « rationalisation » de l’offre.
99 •
Auvergne et Limousin : le maintien
de politiques contrastées

Pour autant, les régions Auvergne et Limousin poursuivent leurs politiques


contrastées, ce qui conduit à des évolutions de l’offre (figure 5) et de
la fréquentation (figure 6) très différentes. Si l’Auvergne augmente
sensiblement son offre en début de période, dans l’euphorie de
l’instauration de la nouvelle génération de conventions, elle la réduit
ensuite très régulièrement à partir d’un point haut atteint en 2004. La
baisse sur 12 ans est de l’ordre de 20 %, alors que l’offre TER Limousin
s’est accrue de 17 %.

Figure 5. Évolution de l’offre régionale exprimée en trains.km entre 2003


et 2016 (source : Palmarès annuel des régions, Ville, Rail et Transport).

Évolution de l’offre (tr. km)

7 000 000

5 250 000

3 500 000

1 750 000

0
2003 2005 2007 2009 2011 2013 2015

Auvergne Limousin

La fréquentation ne suit pas strictement les évolutions de l’offre, ce qui


donne à penser côté Auvergne qu’il y a eu, du moins dans un premier
Pierre ZEMBRI

temps, un repositionnement qui ne nuisait pas à l’évolution des usages.


Cela dit, une baisse s’amorce à partir de 2010, ramenant le gain sur la
période à néant (–0,66 %). L’évolution côté Limousin s’établit en hausse
globale de 23 % entre 2003 et 2015, soit un rythme supérieur à celui de
100 •

l’évolution de l’offre.
Figure 6. Évolution de la fréquentation des trains régionaux exprimée
en milliers de voyageurs.km, entre 2003 et 2016 (source : Palmarès annuel des
régions, Ville, Rail et Transport).

Évolution de la fréquentation (milliers de vk)

280

210

140

70

0
2003 2005 2007 2009 2011 2013 2015

Auvergne Limousin

Il n’est malheureusement pas possible, faute de comptes de ligne


accessibles, d’avoir une idée de l’évolution des services sur la partie
du massif gérée par les autres régions. Cela vaut d’ailleurs à partir de
2017, pour la partie de réseau incluse au sein de la Nouvelle-Aquitaine
et d’Auvergne-Rhône-Alpes après fusion.

Recul des services nationaux, crise des infrastructures :


une perte d’unité croissante à l’échelle du massif

Le recul des services nationaux

Si le TGV évite le Massif central, les trains classiques ne sont pas pour
Pierre ZEMBRI

autant maintenus en contrepartie, sauf pour accéder aux deux anciennes


capitales régionales. On note un net renforcement des services sur Paris-
Clermont-Ferrand, avec une légère accélération des trains. Mais cette
évolution positive est largement compensée par des reculs, au détriment
101 •

de la finesse de desserte au sein du massif :


- fin des rames directes Paris-Ussel, Paris-Rodez et Paris-Périgueux-Agen
de jour ;
- le même sort est réservé aux trains Bordeaux-Lyon par les deux itinéraires ;
- fin des liaisons directes Aubrac et Cévenol, ainsi que vers Aurillac et Le
Mont-Dore : une rupture de charge à Clermont-Ferrand est imposée ;
- maintien d’un seul train de nuit sur Paris-Toulouse/Rodez, suppression
de toutes les autres liaisons (Paris-Aurillac, Paris-Millau-Béziers, Paris-
Nîmes, Paris-Ussel, Bordeaux-Lyon, etc.).

L’exemple de l’axe Paris-Limoges-Toulouse (tableau 1) montre des


évolutions non négligeables de l’offre débouchant sur un bilan négatif
entre 1989 (en amont de la mise en service du TGV Atlantique, qui aura
un impact sur la desserte classique Paris-Toulouse), et 2018. Les pertes
les plus notables concernent les trains multitranches de jour et de nuit qui
irriguaient le Sud-Ouest du massif vers Agen, Rodez, Aurillac, Carmaux,
etc. On notera en outre que la grille horaire actuelle se caractérise par
deux trains Paris-Toulouse circulant à moins de 15 minutes d’intervalle
(un train Intercités classique et un Intercités Éco), ce qui réduit à trois le
nombre de créneaux horaires distincts dans la journée. L’offre de 1989
comportait en outre un AR Limoges-Toulouse permettant aux habitants du
Limousin d’avoir un débouché matinal commode vers le Sud de la ligne,
bien avant l’arrivée du premier train de Paris, et de pouvoir revenir en
soirée.

Tableau 1. Évolution de l’offre Grandes Lignes (puis Intercités) entre


1989 et 2018 (source : Horaires officiels SNCF, jours ouvrables de base).

Tronçon de ligne Desserte 1989 (AR) Desserte 2018 (AR) Évolution (AR)

Paris-Limoges 13,5 (dont 3 de nuit) 7 (dont 1 de nuit) –6,5

Limoges-Brive 11,5 (dont 3 de nuit) 7 (dont 1 de nuit) –4,5


Pierre ZEMBRI

Brive-Toulouse 9 (dont 3 de nuit) 4 (dont 1 de nuit) –5


102 •
La question des trains Intercités (ou trains d’équilibre du territoire) a été
mise sur l’agenda politique du gouvernement en 2014, lequel a lancé une
mission destinée à réfléchir à leur avenir et à formuler des propositions
(Zembri, 2018). La question du Massif central n’a pas été facile à aborder
du fait des problèmes de maintien en état des infrastructures et de la
lenteur des trains. Si la mission a été unanime pour demander le maintien
du Cévenol avec transfert de responsabilité aux deux régions concernées,
la concurrence autoroutière la conduisait plutôt à demander le transfert sur
route de L’Aubrac. La transversale Bordeaux-Lyon pouvait être rétablie via
Montluçon après des travaux alors en cours, et la commission demandait
son maintien, prenant acte de l’impossibilité d’en faire autant sur l’itinéraire
via Brive. Enfin, s’il était demandé d’augmenter significativement l’offre
sur Paris-Clermont-Ferrand (+ 4 AR), c’est une légère diminution (–1 AR)
qui était préconisée sur le tronçon Brive-Toulouse du POLT (Paris-Orléans-
Limoges-Toulouse). D’une façon générale, les propositions de maintien
ou de diminution d’offre ont été scrupuleusement suivies par la SNCF.
En revanche, les propositions d’augmentation n’ont guère été suivies
d’effets…

On notera l’absence de services à grande vitesse touchant le massif, à


l’exception de l’antenne de Saint-Étienne, desservie depuis la mise en
place du TGV Sud-Est en 1981. Une liaison Lille-Roissy-Limoges-Brive a
fonctionné entre décembre 2007 et le printemps 2016. Cette relation était
subventionnée par les régions Limousin et Centre à hauteur de 3 millions
d’€ annuels. Elle avait une valeur symbolique forte pour un territoire qui
se considérait à l’écart des évolutions de l’accessibilité liées à la grande
vitesse (Delebarre, 2017).

Un réseau vieillissant aux performances en déclin

La crise des infrastructures demeure dimensionnante, même si des régions


Pierre ZEMBRI

ont consenti des investissements importants pour sauver l’essentiel de leur


réseau. Les grands axes (relativement) bien équipés sont rares dans le
Massif central : Paris-Orléans-Limoges-Toulouse (POLT) et Paris-Clermont-
Ferrand. Les autres sont en situation périphérique, le massif étant désormais
103 •

davantage contourné que traversé.


Le réseau a donc été touché par la crise des infrastructures débutée en
2006, crise résultant d’un sous-investissement chronique depuis le début
des années 1980. Les ralentissements se sont multipliés, avec pour
conséquence un allongement important des temps de parcours et des
difficultés à maintenir les correspondances en bout de ligne.

La régionalisation n’a que peu d’impact, les capacités d’investissement des


régions demeurant limitées. Par ailleurs, le réseau ferroviaire national est
sous la responsabilité d’un gestionnaire, RFF puis SNCF Réseau, dont la
mission est de fournir des infrastructures en état nominal de fonctionnement
en échange d’une redevance d’usage. Si ces dernières sont effectivement
perçues, tant auprès de l’État (redevances forfaitaires d’accès) que des
régions (part variable des péages au prorata des trains.km circulés), le
réseau n’est pas pour autant en état nominal.

Trois régions ont finalement pris la décision d’investir lourdement pour


sauvegarder les parties de réseau les plus menacées, par le biais de Plans
rail pluriannuels : Midi-Pyrénées (800 millions d’€), l’Auvergne (180
millions d’€) et le Limousin (118 millions d’€). Cela a permis de remettre
en état normal de fonctionnement un linéaire important (figure 7). On note
des effets de frontière (Auvergne-Limousin ou Auvergne-Rhône-Alpes) liés
aux priorités d’investissement des régions : les rénovations se sont arrêtées
le plus souvent de part et d’autre des limites de leur territoire.

L’infrastructure continue par conséquent à « craquer » sur des segments


non traités, notamment dans l’ex-Limousin. L’âge moyen des infrastructures
demeure préoccupant sur le réseau occitan, et plus particulièrement sur sa
composante languedocienne : plus de 50 ans pour la ligne de l’Aubrac
et pour Nîmes-Langogne (partie sud du Cévenol), plus de 60 ans pour
Rodez-Séverac, qui n’est plus exploitée de ce fait depuis 2018.
Pierre ZEMBRI

La partie montagneuse du réseau occitan est soumise en grande partie à


des limitations « temporaires » de vitesse très pénalisantes pour les temps
de parcours. C’est notamment le cas de la quasi-totalité du « H » lozérien
(lignes de l’Aubrac, du Cévenol et Translozérienne entre Le Monastier
104 •
et La Bastide-Saint-Laurent). Ainsi, sans intervention urgente forcément
financée par la région, le tronçon Génolhac-Langogne du Cévenol ne
serait parcourable qu’à 40 km/h voire moins en 2020, et le tronçon Alès-
Génolhac ne serait plus parcourable du tout.

Figure 7. Opérations de rénovation sur le réseau interne au Massif central


et lignes fermées faute d’intervention à temps (cartographie de l’auteur, à partir
des informations fournies par les régions et SNCF Réseau).

La situation côté Nouvelle-Aquitaine est comparable, avec des suspensions


de circulation inopinées que la région n’a pas pu anticiper. Selon la
Pierre ZEMBRI

cotation interne à SNCF Réseau, deux axes de l’ex-Limousin sont en « très


mauvais état », avec deux sections suspendues en 2018 (St-Yrieix-Objat
et Saillat-Chassenon-Angoulême), et deux autres lignes en « mauvais
état » (Guéret-Montluçon et Poitiers-Limoges). Mais la dernière citée est
105 •

actuellement en travaux.
Le nouveau découpage régional, source d’espoir ?

Limousin et Auvergne se retrouvent intégrés à des ensembles plus vastes,


intégrant des territoires externes au massif, réputés plus riches. Par ailleurs,
l’Occitanie réunit les anciennes régions Midi-Pyrénées et Languedoc-
Roussillon. Cela change-t-il quelque chose ?

A priori, les cloisonnements internes doivent être réduits... Sauf que l’effet
de frontière a joué, et que des investissements lourds sont nécessaires pour
le contrecarrer... Et les nouvelles régions ne sont guère plus riches que
les anciennes lorsque l’on rapporte leurs ressources à l’étendue de leur
territoire. Les processus conduisant à rouvrir des tronçons « suspendus »
sont longs et complexes. Par ailleurs, les régions entrent en conflit avec
SNCF Réseau à propos de devis fluctuants et de prix jugés bien trop élevés.

Des liaisons internes au massif sont désormais à recréer à l’issue


d’une phase de fragmentation qu’il semble difficile de contrecarrer. Les
transversales est-ouest sont particulièrement affectées (figure 8). Il n’est
ainsi plus possible de joindre en direct Limoges, Brive et au-delà Bordeaux
à partir de Clermont-Ferrand. La liaison directe avec Saint-Étienne est
également coupée. Le débouché direct vers l’Occitanie reste menacé pour
la partie ex-auvergnate des lignes de L’Aubrac et du Cévenol.

D’une façon générale, les temps de parcours sont dégradés par rapport
aux décennies antérieures. Aller de Clermont-Ferrand à Nîmes prend
désormais 5 h 07 à 5 h 16 (service annuel 2019) à la vitesse moyenne
de 59 km/h, alors que Le Cévenol mettait 4 h 45 en 2006. Pire encore, la
liaison directe Limoges-Lyon s’effectuait en 5 h 16 pour 411 km en 1991.
Il faut désormais entre 6 h 09 et 6 h 40 pour relier les deux villes via
Montluçon et Riom (deux changements).
Pierre ZEMBRI
106 •
Figure 8. État des liaisons ferroviaires internes au Massif central en 2018
(source : horaires officiels SNCF).

Le Massif central est désormais partagé entre trois régions dont le siège
est en plaine (Lyon, Bordeaux, Toulouse). Trois périphéries avant tout à
rattacher au « centre » ? On note en tout cas une absence d’intérêt pour
l’établissement de liaisons interrégionales après l’affaiblissement des
Intercités :
- des négociations difficiles entre Nouvelle-Aquitaine et AURA (Auvergne-
Pierre ZEMBRI

Rhône-Alpes) à propos du rétablissement d’une liaison directe Bordeaux-


Lyon via Limoges et Montluçon ;
- sursis de la liaison Aubrac limité à 2020 après « expérimentation » (dont
on ne sait pas en quoi elle consiste exactement) d’une cogestion État-
107 •

région ;
- des moyens trop limités pour rétablir les liaisons anciennement
transfrontalières comme Thiers-Saint-Étienne ou Ussel-Volvic.

Quel avenir dans ces circonstances ?

Le retrait de l’État laisse les régions maîtresses du destin de leur réseau


mais ne leur confère pas assez de moyens financiers pour rétablir ce qui a
été interrompu, ni maintenir ce qui se dégrade. Seule l’Occitanie semble
vouloir mener une politique volontariste après la tenue des États Généraux
du Rail et de l’Intermodalité (EGRIM) en 2016 : plusieurs réouvertures sont
au programme, et la région envisage de se substituer à SNCF Réseau pour
assurer la maîtrise d’ouvrage des travaux à mener et réduire des devis
jugés bien trop élevés. Auvergne-Rhône-Alpes donne clairement la priorité
à l’ancienne région Rhône-Alpes (étoile lyonnaise et les deux Savoie).
Nouvelle Aquitaine, malgré une bonne volonté difficilement contestable,
se trouve confrontée à un « mur » d’investissements à réaliser : 1,3 Mds €
à trouver d’ici 2022.

L’avenir du réseau est subordonné à la génération de ressources


supplémentaires, que les régions réclament pour l’instant sans succès.
Pierre ZEMBRI
108 •
RÉFÉRENCES

•Broussolle D. (1989). « Conventions entre personnes publiques et décentralisation : l’exemple


des dessertes ferroviaires », Actualité Juridique Droit Administratif, p. 747-755.
•Caralp-Landon R. (1959). Les chemins de fer dans le Massif central, Paris, Centre
d’études économiques, Études et mémoires, 469 p.
•Caron F. (1997). Histoire des chemins de fer en France, tome 1 : 1740-1883, Paris, Fayard,
706 p.
•Delebarre M. (2017). Accessibilité du Limousin et des territoires limitrophes, rapport au
Premier ministre, mai, 54 p.
•Émangard PH, Zembri P, Collardey B. (2002). Des omnibus aux TER (1949-2002),
Paris, La Vie du Rail éditions, avril, 464 p.
•Haenel H. (1994). Régions, SNCF : vers un renouveau du service public, rapport au ministre
de l’Équipement, des Transports et du Tourisme, Paris.
•KPMG Peat Marwick Consultants. (1996). Les relations financières futures entre les
régions et la SNCF. Paris, 2 vol.
•Lartilleux H. (1959). Géographie des chemins de fer français, tome 1, Paris, Chaix, 369 p.
•Ribeill G. (1985). « Aspects du développement du réseau ferré français sur la longue durée.
L’approche historique », Cahiers du groupe Réseaux, n° 1, p. 10-25.
•Zembri P. (1993). « Les transports collectifs régionaux en France depuis la décentralisation :
contribution à une approche géographique », thèse, université Paris XII-Créteil, 490 p.
•Zembri P. (1997). « Vers une seconde étape de la régionalisation des transports ferroviaires :
causes et enjeux d’une mutation délicate », Transports urbains, n° 96, p. 17-24.
•Zembri P. (2001). The second wave of rail transport regionalization in France: origins, main
issues and first results, communication à la 9e Conférence Mondiale sur la Recherche en Transports
(CMRT/WCTR), Séoul (Corée du Sud), 22-27 juillet, 19 p.
•Zembri P. (2005). « Régions-État-SNCF : comment sortir de la crise de confiance ? », Pouvoirs
locaux, n° III (3e trimestre), p. 61-64.
•Zembri P. (2019). « Les infrastructures ferroviaires au prisme de la libéralisation : éléments
pour une approche stratégique », Recherche Transports Sécurité, 11 p.

Pierre ZEMBRI
109 •
Le Capitole longeant la Vézère près d’Estivaux.
(source : SARDO – Centre National des Archives Historiques (CNAH) du Groupe SNCF. http://openarchives.sncf.com)
Georges RIBEILL
ribeillgeorges@orange.fr
École nationale des Ponts et Chaussées (LATTS)

DE TOULOUSE À PARIS, LES DIFFICULTÉS SÉCULAIRES


D’UNE LIGNE DE CHEMIN DE FER DIRECTE
FROM TOULOUSE TO PARIS, THE AGE-OLD DIFFICULTIES
OF A DIRECT RAILWAY LINE

ésumé : L’histoire de la ligne directe Paris-Orléans-Limoges-


Toulouse (POLT) est marquée par un achèvement tardif, pour des
raisons à la fois politiques et géographiques. Elle apparaît néanmoins
comme pionnière en matière d’électrification du réseau. La grande vitesse
y fait son apparition à partir des années 1960, lorsqu’est inauguré le
Capitole, qui relie alors Paris à Toulouse en sept heures. Celui-ci disparaît
petit à petit avec l’achèvement de la ligne à grande vitesse par Bordeaux,
qui signe le lent déclin de la liaison directe par Limoges.

Abstract: The history of the Paris-Orleans-Limoges-Toulouse (POLT)


direct line is marked by a late completion, for both political and
geographical reasons. Nevertheless, it then appears as a pioneer in the
electrification of the network. High-speed trains began to appear in the
1960s, when the Capitole was inaugurated, linking Paris to Toulouse in
seven hours. It gradually disappeared with the completion of the high-
speed line through Bordeaux, which marked the slow decline of the direct
link through Limoges.

Mots-clés : Compagnie du Midi, région Sud-Ouest, Paris, Toulouse,


Georges RIBEILL

électrification, Capitole.

Keywords: Compagnie du Midi, Southwest region, Paris, Toulouse,


111 •

electrification, Capitole.
Paris-Toulouse sera le dernier des grands axes ferroviaires directs, achevé
seulement à la fin du XIXe siècle, en 1893 ! À l’heure d’une floraison de
LGV, assiste-t-on à un remake de cette histoire séculaire, où Toulouse serait
atteinte par une LGV depuis Bordeaux ? Ou devra-t-on plutôt se satisfaire
de l’actuelle « POLT » 1 ? Cette contribution revient sur les grandes étapes
historiques de cette ligne.

Commençons par évoquer l’histoire parallèle de la route et du rail reliant


Toulouse à la capitale : « Il n’y a jamais eu qu’une route de Paris à Toulouse
par Limoges, presque rectiligne et immuable au cours des siècles, ne
dépassant pas 500 m d’altitude dans le Limousin, presque perpendiculaire
à tous les fleuves ou cours d’eau qui descendent du Massif central, de la
Loire jusqu’au Tarn, sans jamais être tentée de suivre un moment leurs
vallées. Le chemin de fer suivra à peu près le même tracé, et grâce à ses
tunnels, il réussira à ne pas dépasser 433 m d’altitude ; si bien qu’on
peut dire que de Paris à Toulouse il n’y a pas de plus grandes montagnes
à franchir que de Paris à Lyon, mais il y en a davantage, et surtout
infiniment plus de vallées » 2 (Reverdy, 1981, p. 204-213). L’intendant
du Limousin Turgot puis l’ingénieur en chef de la généralité de Limoges
Trésaguet joueront un rôle important au XVIIIe siècle, le franchissement des
cours d’eau donnant lieu à la construction précoce de fameux ponts. Au
siècle suivant, affecté à sa demande à Souillac, l’ingénieur des Ponts et
Chaussées Vicat y construira un pont à sept arches pour la traversée de la
Dordogne, avec recours pour leurs fondations à la chaux hydraulique, un
procédé « révolutionnaire » qui fera sa fortune.

À l’écart des grands plans

La liaison ferroviaire Paris-Toulouse ne bénéficiera pas d’acteurs locaux


aussi décisifs. Il faut rappeler qu’à la suite des quatre premières concessions
à perpétuité, Andrézieux à Saint-Étienne (1823, 23 km), Saint-Étienne à
Georges RIBEILL

Lyon (1826, 58 km), Andrézieux à Roanne (1828, 67 km) et Épinac au canal

1
Paris-Orléans-Limoges-Toulouse
112 •

2
686 km séparent Paris de Toulouse par l’ancienne RN20, 678 km par l’actuelle autoroute,
713 km par le chemin de fer.
de Bourgogne (1830, 27 km), les sieurs Martin et Gimet avaient obtenu
par une ordonnance du 21 août 1831 la concession à perpétuité d’une
voie ferrée reliant Montauban à Toulouse, au canal du Midi précisément :
un chemin de fer de 50 km procurant de nouveaux débouchés textiles et
agricoles dans le Languedoc. Mais concession restée sans effet.

Dans les grands plans de réseaux de communication qu’agitent alors


les saint-simoniens, c’est le canal du Midi qui doit être prioritairement
prolongé de Toulouse à Castets (Lamé et al., 1832, p. 166-168), à 78 km
en amont de Bordeaux, par un canal latéral à la Garonne, où Toulouse,
« grand entrepôt intérieur » agricole, doit devenir avec Limoges et Angers,
« l’un des principaux points de croisement du système de navigation de
l’Ouest » (Chevalier, 1838, p. 114) (figure 1).

Figure 1. Toulouse : la seconde gare Matabiau, construite entre 1903 et 1905,


œuvre de l’architecte Marius Toudoire. Au premier plan, le canal du Midi que stérilisa
la Compagnie du Midi (source : SARDO – Centre National des Archives Historiques (CNAH) du
Groupe SNCF. http://openarchives.sncf.com).

Georges RIBEILL

En 1842, lors des débats parlementaires qui aboutiront à la fameuse loi


du 11 juin qui consacre l’étoile Legrand, deux élus de la Haute-Vienne, le
procureur général Dulery de Peyramont et l’ancien négociant Pétiniaud,
113 •

réclament un chemin direct de Paris à Toulouse et aux Pyrénées.


Dufaure, rapporteur du projet de loi, prône le prolongement de la ligne de
Paris à Bordeaux jusqu’à Toulouse, accepté par la Chambre. Des demandes
de prolongements vers le centre de l’Espagne et les Pyrénées orientales
sont rejetées, contrairement au prolongement jusqu’à la Méditerranée. Le
plan voté le 11 juin consacre finalement deux arborescences au-delà de
Bordeaux, d’une part jusqu’à Bayonne et, d’autre part jusqu’à Marseille
via Toulouse. La liaison Bordeaux-Marseille sera réduite à Bordeaux-
Cette dès lors que d’autres concessions recouvrent les liaisons de Cette
à Montpellier (1836), de Montpellier à Nîmes (1844) et au-delà jusqu’à
l’artère Lyon-Avignon-Marseille. De même est décidé le prolongement de
la ligne de Paris à Orléans jusqu’à Vierzon.

L’étoile Legrand à six branches a une vocation géostratégique, joindre les


ports, défendre les frontières terrestres exposées, ce qui exclut la capitale
méridionale du Languedoc, ni port maritime, ni place militaire importante,
bien protégée de l’Espagne par la chaîne des Pyrénées.

Comparée aux principales capitales provinciales, Toulouse souffre d’un


autre handicap géographique, l’obstacle naturel des contreforts du Massif
central et du Limousin, dont les cours d’eau d’est en ouest, encaissés dans
de profondes vallées, impliquent de nombreux ouvrages d’art, handicap
plus facilement surmonté par la route nationale.

Délaissée sous le Second Empire

Sous le Second Empire, les très influents ministres d’État, le périgourdin


Magne et l’auvergnat Rouher, intervinrent, l’un pour accélérer la desserte
ferroviaire du Périgord depuis Limoges, l’autre pour soutenir le Grand
Central, par lequel le tout-puissant duc de Morny entendait trouver sur
le versant atlantique des débouchés aux mines et charbonnages de
l’Auvergne et du Cantal. Les concessions obtenues en 1855 des lignes de
Georges RIBEILL

Montauban au Lot, du Cantal à Périgueux et de Périgueux à Agen, et à titre


provisoire d’embranchements sur Cahors, Villeneuve-d’Agen, Bergerac et
Tulle, ne répondent nullement aux intérêts du Centre. Rapporteur du projet
de concession, le baron de Jouvenel, élu de la Corrèze, soulignait son
114 •
enclavement : « Rien ne sortait de ces contrées privées de moyens de
communication ; rien ne pouvait y entrer qu’à la condition de supporter
un prix de transport qui, pour la plupart des denrées de consommation,
représentait un chiffre égal à la valeur de la matière à son point de
départ. Aussi ce pays a-t-il été condamné jusqu’à ce jour à souffrir plus
cruellement que tout le reste de la France des crises de subsistance que
nous avons traversées. Tandis que la Corrèze, l’Aveyron, le Cantal, la
Haute-Loire et le Lot voyaient leurs pauvres habitants payer les céréales
nécessaires à leur alimentation un prix dépassant de 50 % les tarifs du
nord, de l’est, du littoral de l’Océan et de la Méditerranée, ces mêmes
contrées pouvaient croire éternellement enfouies sans profit pour elles
les immenses richesses houillères et métallurgiques que renferment leur
sol (…). N’est-il pas constant que le bassin de la Méditerranée, le Quercy,
le Languedoc, la Gironde, le Périgord, le Limousin, etc., sont restés jusqu’à
ce jour presque exclusivement tributaires de la houille anglaise ? » 3

Même son de cloche chez l’économiste Blaise soulignant le désenclavement


industriel et minier du Centre et du Midi, enfin pénétrés et atteints par Agen
et Montauban : « De nouvelles et immenses richesses vont être mises à jour,
plusieurs départements vont entrer dans la sphère de l’activité générale »… 4
Les 11 départements que desservira le Grand Central – Puy-de-Dôme,
Cantal, Corrèze, Dordogne, Lot, Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne,
Tarn, Aveyron, Haute-Loire et Creuse – constituent « le plus riche dépôt
minéralogique de la France » (ibid.), où parviendront enfin les charbons de
Saint-Étienne, d’Aubin et de Decazeville. Et de pronostiquer d’immenses
bénéfices croisés : les populations ouvrières apporteront leurs bras
intelligents aux usines et aux mines, tout en constituant pour les productions
des populations agricoles un débouché avantageux ; jusqu’à conseiller à la
compagnie « de renoncer à la faculté de n’exécuter des travaux que pour
une seule voie » (ibid.), tant la croissance de son trafic lui paraissait assurée.
Mais lors de la discussion au Corps législatif, d’autres représentants du
Georges RIBEILL

Lot et de la Corrèze critiquèrent ces transversales ferroviaires ignorant


l’axe privilégié de leurs mouvements d’affaires : « Les contrées desservies

3
Moniteur universel, 21 juin 1855.
115 •

4
Journal des chemins de fer, 14 avril 1855, p. 299-300.
autrefois par la route impériale n° 20 seront désormais délaissées » 5, et
si, au lieu de suivre la route nationale n° 21 (de Limoges à Lourdes via
Agen), on l’avait suivie, on aurait économisé les 18 millions prévus pour
les embranchements de Cahors et de Tulle « tout en accomplissant la noble
pensée de l’Empereur voulant que tous les chefs-lieux de département
soient reliés avec Paris par un chemin de fer » (Picard, 1884, p. 93-99).
Le maire de Cahors, le comte Joachim Murat, élu du Lot en 1854, regretta
que le chemin de Limoges à Agen par Périgueux ait été concédé sans que
fut étudiée au préalable la ligne de Paris à Toulouse par Tulle, Cahors et
Montauban, qui souffrirait moins de la concurrence de la proche artère de
Paris à Bordeaux, et eût desservi sans embranchements les deux préfectures
de Tulle et de Cahors. Autre fervent bonapartiste, élu du Gers, Granier de
Cassagnac plaida en vain pour des prolongements des lignes de l’autre
côté de la Garonne, irriguant Basses-Pyrénées, Hautes-Pyrénées, Haute-
Garonne, Ariège, Gers.

Les mirages économiques qui soutenaient les projets ferroviaires portés


par des affairistes regroupés autour du duc de Morny, représentant les
intérêts des mines de la Loire et de l’Aveyron, ne résistèrent pas à l’épreuve
de coûts de chantiers sous-évalués et de trafics surévalués ; entré en
déconfiture, le Grand Central sera démantelé en 1857, et ses concessions
partagées entre les deux grandes compagnies du PO et du PLM 6.

Plus au sud, l’inventaire prometteur des ressources minières des Pyrénées


ne pouvait que susciter, en 1863, la critique d’un notable gersois,
Cénac Moncaut, rêvant d’un chemin de fer desservant les vallées des
Pyrénées centrales, condamnées à végéter « faute de voies de transport
perfectionnées » (Cénac-Moncaut, 1863, p. 206-207) : « L’industrie
n’attend que l’achèvement de ces voies de transport pour opérer une
véritable révolution économique et former dans les vallées des Pyrénées,
des Sedan, des Louviers, des Saint-Étienne, des Glasgow, si ce n’est des
Georges RIBEILL

Manchester… » (ibid.) D’autant plus que l’eau des torrents, force motrice
gratuite, est à préférer à la houille qui n’est pas inépuisable...

5
Moniteur universel, 12 avril 1855.
116 •

6
Sur la constitution et la liquidation du Grand Central, voir Giraud (1952, p. 125-129 et
181-186).
Quant à la Compagnie du Midi, elle faisait de Bordeaux le point de
jonction privilégié avec l’artère d’Orléans, prolongée jusqu’à la frontière
espagnole, et le point d’accès à sa grande transversale jusqu’à Cette,
obtenant la concession des deux canaux parallèles pour relever leurs
tarifs et annihiler tout risque de concurrence (figure 2) ! Récriminations
de la part de notables locaux conscients de l’enclavement ainsi entretenu
par un monopole tout-puissant. Un agronome toulousain pointera ainsi
« un Sud-Ouest victime des grandes compagnies, comme [le sont] les
canaux » (Théron de Montaugé, 1869, p. 597-599 et 642), réclamant
en vain la suppression des tarifs différentiels que pratique abusivement la
Compagnie du Midi.

Figure 2. Carte du réseau des chemins de fer du Midi (source : SARDO – Centre
National des Archives Historiques (CNAH) du Groupe SNCF. http://openarchives.sncf.com).

Georges RIBEILL
117 •
Les étapes de la construction laborieuse de la ligne
directe

« Contrairement aux autres grandes lignes, celle de Paris à Toulouse n’a pas
été l’aboutissement d’un projet d’ensemble, mais de plusieurs réalisations
dont les buts étaient différents », résumait bien un géographe (Duchemin,
1945). Quatre concessionnaires puis exploitants, Orléans, Centre,
Midi et Grand Central (GC), contribueront à la réalisation de la ligne
directe. Rappelons les étapes : Paris-Juvisy : 20 septembre 1840 (PO) ;
Juvisy-Les Aubrais : 5 mai 1843 (PO) ; Les Aubrais-Vierzon : 20 juillet
1847 (Centre) ; Vierzon-Châteauroux : 15 novembre 1847 (Centre) ;
Châteauroux-Argenton : 1er mai 1854 (PO) ; Argenton-Limoges : 10 juin
1856 (PO) ; Agen-Montauban-Toulouse : 30 août 1856 (Midi).

Entre Limoges et Toulouse, la large brèche est colmatée par diverses


lignes, toujours chronologiquement : Capdenac-Lexos-Montauban : 30
août 1858 (GC) ; Périgueux-Niversac-Brive : 17 septembre 1860 (GC) ;
Limoges-Nexon-Périgueux : 26 août 1861 (GC) ; Brive-Capdenac :
10 novembre 1862 (GC). Alors Paris est relié à Toulouse par une relation
« directe » en 824 km. Puis ce sont Niversac-Agen : 3 août 1863 (PO) ;
Lexos-Tessonnières-Toulouse : 24 octobre 1864 (PO) ; Nexon-Saint-
Yrieix-Brive : 20 décembre 1875 (PO), la ligne « directe » via Limoges-
Nexon-Brive-Capdenac étant raccourcie de 70 km, mais avec des pentes
de 12,5 mm, une pente de 16 mm sur 7 km et des courbes descendant
à 300 m entre Capdenac et Lexos. Reste alors une brèche plus resserrée
entre Limoges et Montauban.

Des chantiers difficiles pour réaliser les derniers


maillons

Pas de hasard si les tracés nord-sud ont jusqu’alors évité les roches
Georges RIBEILL

granitiques très dures du Limousin et ses vallées encaissées, si le


franchissement des faîtes de partage des eaux constitue la principale
difficulté du profil. Pour cette future grande artère, le cahier des charges
impose enfin deux voies, des pentes limitées à 10 mm et des courbes de
118 •
500 m au moins. Classée par la loi du 31 décembre 1875, déclarée d’utilité
publique le 11 mars 1879, la section Montauban-Brive est concédée au
PO par la loi du 20 novembre 1883 ; déclarée d’utilité publique par la loi
du 22 juillet 1881, la section Limoges-Brive lui est aussi concédée.

La section la plus facile, Cahors-Montauban (66 km, un seul tunnel) est


livrée le 10 avril 1884. Celle de Brive-Cahors (100 km) suit, bien plus
tard, achevée le 1er juillet 1891 : 50 % du parcours est en courbe, 35 %
en courbes de 500 m, et 75 % en pentes de 10 mm, parcours jalonné
de 11 viaducs (2,9 km bout à bout), de 19 souterrains (10 km), et d’un
mur de soutien en arcade de 1 km à Mercuès. La section Limoges-Brive
(97 km) est achevée le 1er juillet 1893, jalonnée de 15 souterrains (5,5 km)
et de 10 viaducs (1,7 km). Les chantiers seront confrontés à de grandes
difficultés d’ordre géologique (schistes très durs, terrains argileux instables)
et hydrologique (émergence de sources, causes d’éboulements). En
septembre et octobre 1888, motivée pour des revendications salariales, se
déroulera la plus longue grève recensée des « chemineaux 7 » occupés sur
les chantiers ferroviaires au cours du XIXe siècle : manœuvres, terrassiers,
mineurs, charpentiers…, grève déclenchée en Corrèze, au nord de Brive,
mais contagieuse dans le Lot, avec manifestations de masse vers les
préfectures, rixes avec les forces de l’ordre et grands reportages de la
presse nationale.

In fine, si le prix de revient du kilomètre s’élève à 968 000 fr. (Brive-


Cahors) et à 570 000 fr. (Limoges-Brive), les coûts de construction sont
pour l’essentiel à la charge de l’État, en vertu de la convention financière
de 1883 ! Les études et chantiers auront vu défiler de nombreux ingénieurs
des Ponts et Chaussées, fiers de leur bel ouvrage décrit dans de substantiels
mémoires techniques 8.
Georges RIBEILL

7
Les « chemineaux », ouvriers des chantiers, cheminant d’un chantier à l’autre, ont donné leur
nom aux « cheminots »
8
Ponts et Chaussés, Chemin de fer de Limoges à Brive par Uzerche. Rapport sur l’éxecution des
travaux et les dépenses effectuées. Service de M. Daigremont. Arrondissements de MM.Draux et
Guillaume ; Ponts et Chaussées, Ligne de Montauban à Brive. Section de Cahors à Brive. Rapport
119 •

sur l’exécution des travaux et les dépenses effectuées, Pont et Chaussées, Service de M. Pihier.
Arrondissements de MM. Bleynie et Marchat.
Des trafics agricoles encouragés

En 1893, Toulouse est alors atteint depuis Paris en 713 km, contre les
845 km via Bordeaux et la grande artère rivale du sud-ouest. Avec un
impact sensible sur les trafics : de 33 000 t/km en 1891 entre Montauban
et Brive, le trafic marchandises décuple en moins de cinq ans ; sur
Montauban-Limoges, il progresse de 381 000 t en 1897 à 657 000 t en
1911. Le trafic de voyageurs progresse moins vite : 108 000 voyageurs
par kilomètre en 1891, 176 000 à peine en 1898, 354 000 en 1911.
« En 1912, malgré un gain de l’ordre de 4 h 30 mn par rapport à 1887,
le train le plus rapide mettait encore 11 heures pour effectuer le trajet »,
explique le géographe Robert Marconis (1986, p. 397-399). Ce tracé fait
de Limoges une étoile ferroviaire à six branches, de Brive-la-Gaillarde une
étoile à cinq branches, sous-préfecture de la Corrèze prenant le dessus sur
Tulle, bien consciente de ce qu’elle doit au rail (Dautrement, 1960) !

M. Wolkowitsch a souligné la diffusion des amendements grâce à un


tarif unique pour un ensemble de destinations indépendamment du point
d’expédition : « le recul des landes s’est opéré notamment le long des axes
ferroviaires principaux (Brive-la-Gaillarde, Argenton-sur-Creuse, Saint-
Sulpice-Laurière) » (Wolkowitsch, 1992, p. 27), et les gares du Limousin
qui recevaient 35 000 tonnes en 1887, reçoivent 109 000 tonnes en
1907. Le trafic des vins d’Algérie reçus au port de Sète et expédiés sur
Paris se partage entre PO et PLM selon des accords territoriaux plus
favorables au PO et au Midi, en vertu du parcours Sète-Paris, 867 km
via Toulouse, contre 935 km via Lyon et 877 km via Clermont-Ferrand.
En 1909, l’État impose un nouveau partage entre PO-Midi et le PLM à
qui revient 75 % du trafic, accord qui sera valable jusqu’en 1938. De
même, le trafic des vins arrivant aux gares de Béziers et du Bousquet en
provenance du Languedoc occidental appartiendra au PO-Midi et à la
ligne de Toulouse 9.
Georges RIBEILL
120 •

9
Pour une représentation cartographique de l’importance des trafics marchandises sur les diverses
lignes du réseau national, voir Renouard (1960, cartes des trafics marchandises en 1913 et 1952).
Il convient d’évoquer le rôle militant des services agricoles du PO et du Midi
auprès des populations paysannes qu’elles désenclavent, en les initiant
à des pratiques performantes dans leurs cultures (sélection des variétés,
traitements phytosanitaires, récoltes, conditionnement et expéditions)
(Ribeill, 2009 ; 2013). Le PO aura organisé cinq journées d’information
sur le parcours de la ligne de Paris à Toulouse : « Pomme de terre »
(Limoges, 1924) ; « Châtaigne » (Brive, 1924) ; « Ensilage et fourrages »
(Toulouse, 1927) ; « Élevage et commerce du dindon » (Châteauroux,
1929), et le Midi, une autre : « Production et commerce de la pêche »
(Toulouse, 1935). Divers trafics de niche profiteront bien plus au PO qu’au
Midi en raison de la configuration de leur réseau. La tomate de Marmande
à peau dure, promue dans le Marmandais touché par le phylloxéra, sera
vouée à une grande notoriété (Ribeill, 2012) ; la ligne reliant Moissac à
Cahors, pour transporter en temps et à coût réduits un fameux mais fragile
chasselas, n’aboutira pas, malgré la promesse politique du parlementaire
lotois Anatole de Monzie, les travaux d’infrastructure étant stoppés en
1914, sans reprise après-guerre (Ribeill, 2014). Par contre, de nombreux
sites horticoles bénéficieront de trains saisonniers, aux horaires et tarifs en
Grande Vitesse ajustés pour alimenter le carreau des halles parisiennes,
telles les fraises de la vallée moyenne du Lot, auxquelles quelques wagons
sont affectés chaque été (Ribeill et Miquel, 2015).

Une électrification pionnière mais fractionnée (1926,


1935, 1943)

Les archives du PO étudiées par M. Wolkowitsch (1960) révèlent comment


un programme d’électrification tôt bâti sera finalement plus favorable à
la ligne de plaine Paris-Bordeaux qu’à la ligne accidentée Paris-Limoges-
Brive. En mars 1918, on se propose d’électrifier les lignes de déclivité au
moins égale à 10 mm/m, où le kWh remplace 2,5 kg de charbon sur
la ligne Tulle-Clermont-Ferrand (pentes de 25 %), 1,6 kg sur Limoges-
Georges RIBEILL

Montauban (pentes de 10 %), alors qu’il ne remplacerait seulement que


1,2 kg entre Châteauroux et Limoges (pentes de 6 %). Ce programme de
2 267 km inclut donc les parties montagneuses de la voie Paris-Toulouse,
deux transversales et les lignes d’abord du Massif Central. Jugé même
121 •
insuffisant par le ministre périgourdin Claveille, il est porté à 3 100 km, avec
l’adjonction de prolongements de Bersac à Poitiers et de Brive à Nexon.
Le programme est modifié l’été 1920 par le successeur de Claveille, Le
Trocquer, tandis que l’ingénieur de la compagnie Hippolyte Parodi défend
l’électrification plus rentable des lignes à profil facile et à gros trafic, soit
Paris-Les Aubrais… Le programme finalement arrêté prévoit trois tranches,
la première (1 800 km) intéressant l’artère Paris-Brive, alimentée par le
barrage d’Eguzon et les centrales thermiques parisiennes (figure 3), et
deux transversales montagneuses.

Figure 3. Note sur l’électrification de Paris à Brive (source : SARDO – Centre


National des Archives Historiques (CNAH) du Groupe SNCF. http://openarchives.sncf.com).
Georges RIBEILL

Imposé aux compagnies par leur tutelle comme courant de traction


standard national, le courant continu 1 500 volts signifie des sous-stations
122 •

espacées de 20 à 30 km, rapprochées même de 10 à 15 km sur le


parcours le plus difficile entre Brive et Caussade 10. Mais la réalisation de
ce programme coûteux sera vite freinée par le contexte d’un franc déprécié
et un taux d’intérêt renchéri ; si bien que les caténaires s’arrêteront à
Vierzon, en novembre 1926 (Bouneau, 2018, p. 61 ; Merger, 2018, p. 87).
La reprise au PO des électrifications en 1931 profite à Bordeaux, atteinte
en décembre 1938, alors que si Brive est atteinte en 1935, Montauban
le sera seulement en 1943, où les caténaires rejoignent ceux de la ligne
Montauban-Sète, électrifiée en 1935 par la Compagnie du Midi.

Dans le parc électrique mobilisé, se distinguent de fameuses séries de


2D2, les 700, 5100 puis 5500, ces « monuments d’architecture métallique
mobile » conjuguant puissance, tenue de voie, fiabilité et… longévité !
(Charmantier, 1981) 11

Mais aussi des locomotives à vapeur boostées !

C’est le propre des réseaux pauvres de rechercher des innovations peu


coûteuses… Au PO, les ingénieurs en chef successifs de la Traction,
Maurice Lacoin, Louis de Boysson et Edmond Epinay, laisseront le
centralien André Chapelon, transfuge du PLM en 1925, exercer son talent
d’expérimentateur. « Puisque le développement de l’électrification nous
interdit de commander des unités nouvelles, il nous a paru intéressant de
porter notre effort sur l’amélioration de types en service sur les lignes où
la traction vapeur doit être maintenue », énonce Epinay en 1929 (Vergez-
Larrouy, 1997, p. 191). Ainsi seront affectées à Limoges pour le service
des express entre Vierzon et Toulouse les Pacific 3800 avec surchauffeur
Houlet et échappement Kylchap ; ainsi seront transformées des Pacific série
4500 en 240 série 4700 affectées en 1934 à Brive 12. Et le 31 décembre
1934, le Barcelone-Express de 617 tonnes gravit les 40 km de la rampe
continue de 10 mm d’Allassac à la Porcherie à 72 km/h de moyenne !
Georges RIBEILL

10
Il sera écarté en France en raison de ses interférences parasites avec les lignes télégraphiques
et téléphoniques ; le PO adoptera le 3 000 volts continu pour électrifier au Maroc le réseau
dépendant de sa filiale privée, la Compagnie des chemins de fer du Maroc.
11
La 2D2 5516 sera titulaire d’un record de parcours avec plus de 7 millions de km.
123 •

12
Maurice Maillet, Les Pacific PO-Midi et l’œuvre d’André Chapelon au réseau d’Orléans,
Éditions du Cabri, 1983.
À l’heure de la SNCF

Il est certain que les coopérations technique et commerciale entre Midi et


PO n’étaient pas toujours parfaites dans leurs grandes gares-frontières
d’Agen, Montauban et Toulouse. En 1934, la tutelle a forcé les deux
réseaux pauvres à fusionner leur service de l’Exploitation, escomptant
une réduction de leurs frais généraux et une meilleure offre commerciale
commune. La création de la SNCF en 1938 renforcera cette fusion, avec
leur absorption dans une des six nouvelles régions créées par la SNCF, la
région Sud-Ouest.

L’axe Paris-Toulouse constitue « le deuxième grand axe de circulation » de


cette région Sud-Ouest (SNCF, 1967), surclassé par l’axe Paris-Bordeaux,
leur tronc commun, jusqu’à Orléans, bénéficiant seul d’un trafic très
important. En effet, comme c’est appris en 1967 au sein de la SNCF,
« la ligne de Toulouse, au profil difficile, est moins utilisée par les trains
de marchandises que la ligne de Bordeaux, les régions traversées étant
peu industrielles ; elle voit cependant circuler un nombre élevé de trains
de voyageurs (Le Capitole, Barcelone-Express…) » (ibid.), reliant Paris,
Limoges, Toulouse et l’Espagne via Cerbère (photo 1).

Photo 1. Le Capitole franchissant un viaduc sur la ligne Toulouse-Paris à


Pierre-Buffière (source : SNCF, médiathèque, Michel Henri).
Georges RIBEILL
124 •
L’image médiocre de la ligne sera corrigée avec le lancement à rebonds
du Capitole : le 15 novembre 1960, un train de 1ère classe exclusive
relie Toulouse à Paris en 7 heures. Mais le 20 mai 1967, c’est un saut
technologique et commercial majeur qui est accompli : 69 km de voies et de
signaux ont été modernisés entre Les Aubrais et Vierzon pour permettre à
quatre locomotives BB 9200 dotées du cab-signal, d’y rouler à 200 km/h,
en tête de belles voitures rouges UIC équipées de bogies Y 24, du beau
matériel dessiné par Arzens (photo 2).

Photo 2. Train rapide « Le Capitole » en ligne (source : SNCF, médiathèque, Yves


Bouchet).

De quoi relier en soirée et en six heures Paris à Toulouse et réciproquement,


par ce nouveau Capitole (photo 3). Curieusement ou symptomatiquement,
Georges RIBEILL

le 20 mai, son inauguration est plutôt discrète, assurée par le directeur de


la région Sud-Ouest de la SNCF, sans tapage médiatique 13 !
125 •

13
Deux pages seulement dans la RGCF (juillet-août 1967, p. 432-433) ; Caire (1967, p.120-
127) ; La vie du Rail, n°1117, 29 octobre 1967.
Photo 3. Panneau des horaires pour le train « Le Capitole » reliant Paris
à Toulouse à 200 km/h en gare de Paris-Austerlitz (source : SNCF, médiathèque,
A. Boucher).

Malgré ses adaptations techniques et commerciales, devenu en 1970


un TEE composé de voitures grand confort tractées par de puissantes et
belles CC 6500, le Capitole deviendra caduque avec la concurrence des
Caravelles d’Air-Inter reliant Blagnac à Orly, puis l’avènement des TGV.
En 1980, le Capitole perd son statut de TEE et doit s’ouvrir à la 2e classe.
Nouveau coup dur en 1991 avec l’avènement du TGV-Atlantique qui
met Toulouse à 5 heures de Paris… via Bordeaux et condamne à mort le
Capitole !

Sans doute, lorsque Georges Pompidou est président de la République


Georges RIBEILL

française, de juin 1969 à avril 1974, et qu’il demeure toujours très attaché
à sa résidence acquise à Cajarc en 1962, en bordure de son Cantal natal,
une occasion est manquée… Cajarc étant sur la ligne reliant Figeac et
Decazeville à Cahors, Pompidou aurait pu se satisfaire de voyages en train
de nuit, et la qualité de la liaison aurait pu alors bénéficier d’un discret coup
126 •
de pouce élyséen, tant il est vrai que nombre d’élus locaux, parvenus dans
les sommets du pouvoir, ont souvent favorisé les communications avec leur
circonscription sous des modalités variées (modernisation de l’exploitation,
électrification de la traction, opposition aux fermetures, desserte par une
ligne nouvelle, etc.). Seul naîtra de cette situation le petit aérodrome de
Lalbenque, en 1970, sur la commune de Cieurac, qui accueillera aussi
l’avion du prince consort du Danemark Henri de Montpezat et son épouse
Margrethe II. Et si, par temps de brouillard, l’autorail Cajarc-Cahors puis
le train de nuit Toulouse-Paris pourront parfois subvenir à l’impossibilité
de décoller depuis Lalbenque, cela ne justifiera pas une grande attention
à ces palliatifs ferroviaires.

Plutôt que le Capitole dont les horaires de début et fin de journée visent


de trop rares hommes d’affaires, les trains de nuit à tranches seront plutôt
mieux appropriés pour mettre en relation avec la capitale ces départements
périphériques de l’Aveyron, de l’Ariège, des Hautes-Pyrénées, jusqu’aux
Pyrénées-Orientales. L’Occitan, le Paris-Côte vermeille évoquent des trains
quotidiens, bien remplis et bon marché, plus économiques qu’une nuit
d’hôtel parisien. Mais comme les trains de jour – Téoz en 2004, Intercités
en 2012 –, ils souffriront d’un abandon progressif… 14

Côté marchandises, la ligne a bien profité de la création du marché de


Rungis en 1969, malgré ses défauts de conception : « La réception et
le traitement des wagons s’effectuent sur des voies implantées entre les
pavillons des fruits et légumes, dont le front des quais est complètement
occupé par les camions » (Huet, 1993). Le 30 novembre 1971, le
Roussillon-Express relie Perpignan-Saint-Charles à Rungis à 140 km/h,
au préjudice du Provence-Express créé en 1962, reliant Avignon à
Bercy à 120 km/h. Mais ces trafics sont fragiles, vulnérables aux conflits
sociaux, prompts à basculer vers le camion ; ainsi, à l’issue de la grève de
1986-1987, Pomona opte pour la route. L’abandon récent, en juin 2019,
Georges RIBEILL

par les expéditeurs du recours à des rames spécialement conçues pour le

14
Voir le dossier « 160 ans de trains de nuit », Rail-Passion, hors-série, juin 2017 ; notamment
127 •

Bernard Collardey, « Les trains de nuit intérieurs », détaillant p. 79-80 les récentes péripéties de
ces relations avec Carmaux, Rodez, Albi, Luchon et Latour-de-Carol.
transport de fruits et légumes frais, mais qu’il faut bien remplacer après
40 ans de service, témoigne de cette fragilité.

POLT modernisée ou LGV prolongée depuis Bordeaux ?


Des avenirs indécis ?

Dans les années 1990, le débat sur la modernisation de la ligne, absente


du schéma directeur des lignes à grande vitesse de 1991, est relancé : la
liaison Paris-Toulouse pourrait-elle s’accommoder de rames pendulaires ?
Un projet de TGV pendulaire baptisé POLT (Paris-Orléans-Limoges-
Toulouse), mettant Toulouse à moins de six heures de Paris, est étudié,
soutenu par les trois régions Centre, Limousin et Midi-Pyrénées en 1996 ;
une étude présentée au ministre des Transports en février 1998 débouche
sur un avant-projet sommaire confié à SNCF et à RFF. Poussée par le
ministre Jean-Claude Gayssot, signée en février 2001, une convention
engage l’État, les trois régions, SNCF et RFF : en 2004, Limoges sera à
2 h 30 de Paris, grâce au pendulaire... Mais le projet sera officiellement
abandonné en décembre 2003 au profit des projets de LGV Bordeaux-
Toulouse et de son embranchement Poitiers-Limoges...

Il est vrai que les gains attendus d’un train pendulaire seraient plus
substantiels si la ligne n’avait pas été conçue depuis l’origine avec les
forts dévers qu’imposent les nombreuses courbes de 500 m de son tracé
sinueux entre Limoges et Cahors, où le bénéfice de la pendulation est
d’autant moins sensible donc !

Quant aux avancées du TGV desservant Bordeaux de plus en plus


rapidement depuis Paris et conséquemment Agen, Montauban et Toulouse,
elles contribueront à assécher l’offre de trains circulant entre Limoges et
Toulouse, dont les arrêts dans les gares intermédiaires, de moins en moins
nombreux, motiveront la création d’associations d’usagers, tel le collectif
Georges RIBEILL

d’usagers des gares de Gourdon et de Souillac, « Tous ensemble dans


les gares », fondé en 2007, aux actions récurrentes de blocage des voies
pour se faire entendre… 15
128 •

15
Tous ensemble dans les gares, Déjà 10 ans de lutte pour la défense du service public ferroviaire
autour des gares de Gourdon et Souillac, 2007-2012, 325 p.
BIBLIOGRAPHIE

•Bouneau C. (2018). « Le bilan de la politique d’électrification », dans Bonin H, Bouneau C (dir.),


Paris-Bordeaux en train, 1844-2016, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
•Caire D. (1967). « La mise en service du nouveau Capitole à 200 km/h », Chemins de fer,
n° 264, p. 120-127.
•Cénac-Moncaut J. (1863). Les richesses des Pyrénées françaises et espagnoles, Paris,
Guillaumin.
•Charmantier G. (1981). Les locomotives électriques de type 2D2, Midi, PO, État et SNCF,
Breil-sur-Roya, Éditions du Cabri.
•Chevalier M. (1838). Des intérêts matériels en France. Travaux publics, Routes, Canaux,
Chemins de fer, Paris, Gosselin et Coquebert.
•Dautrement L. (1960). Centenaire de l’inauguration du chemin de fer à Brive. 1860-1960,
Brive, 40 p.
•Duchemin P. (1945). « Le chemin de fer de Paris à Toulouse », Annales de Géographie,
n° 296, p. 274-293.
•Girard L. (1952). La politique des travaux publics du Second Empire, Paris, Armand Colin.
•Huet J. (1993). « Le trafic des primeurs du Sud-Est de la France de 1900 à nos jours », Revue
d’histoire des chemins de fer, n° 9, p. 48-52.
•Lamé, Clapeyron, Flachat S et E. (1832). Vues politiques et pratiques sur les travaux
publics de France, Paris, Paulin, Carilian-Goeury, 336 p.
•Marconis R. (1986). Midi-Pyrénées, XIXe-XXe siècles. Transports, espace, société, Toulouse,
Milan, tome 1, « Genèse et fonctionnement de la région ».
•Merger M. (2018). « Hippolyte Parodi », dans Bonin H, Bouneau C (dir.), Paris-Bordeaux en
train, 1844-2016, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
•Picard A. (1884). Les chemins de fer français. Étude historique sur la constitution et le régime
du réseau, Paris, Rothschild, tome 2.
•Renouard D. (1960). Les transports de marchandises par fer, route et eau depuis 1850, Paris,
Armand Colin.
•Reverdy G. (1981). « Histoire des grandes liaisons françaises », tome 1, Revue générale des
routes et aérodromes, « La route de Paris à Toulouse ».
•Ribeill G. (2009). « Les Services agricoles des grands réseaux ; de grands moyens pour quelle
efficacité ? », Revue d’Histoire des chemins de fer, n° 41, p. 61-87.
•Ribeill G. (2012). « Promues par le rail, Tomate de Marmande, Tomate PLM : deux variétés au
destin opposé », Historail, n° 23, p. 36-41.
•Ribeill G. (2013). « Le rôle historique des chemins de fer dans l’approvisionnement de Paris en
fruits et légumes », Mémoires publiés par la Fédération des sociétés historiques de Paris et d’Île-
de-France, tome 64, p. 129-140.
•Ribeill G. (2014). « De Moissac à Cahors, la “ligne du chasselas” : un mirage durable issu du
plan Freycinet », Historail, n° 31, p. 63-75.
•Ribeill G, Miquel L. (2015). « Les trains de fraises de la vallée du Lot », Historail, n° 34,
p. 70-79.
•SNCF. (1967). Géographie économique et ferroviaire, tome 2, p. 376.
•Théron de Montaugé L. (1869). Agriculture et classes rurales dans le pays toulousain depuis
le milieu du XVIIIe siècle, Paris, Librairie de la Maison rustique.
Georges RIBEILL

•Vergez-Larrouy JP. (1997). Les chemins de fer Paris-Orléans, La Vie du Rail / La Régordane.
•Wolkowitsch M. (1960). L’économie régionale des transports dans le Centre et le Centre-
Ouest de la France, Paris, SEDES, p. 148-153.
•Wolkowitsch M. (1992). « Le chemin de fer et le monde agricole en France », Revue d’histoire
des chemins de fer, hors-série, n° 3, « Les transports par fer et leurs clientèles ».
129 •
Sébastien GARDON
sebastiengardon11@gmail.com
UMR Territoires

LE TRAMWAY EN FRANCE : DE LA SAGA D’UNE RÉUSSITE


AU DÉVELOPPEMENT TORTUEUX D’UN RÉSEAU
DANS L’AGGLOMÉRATION LYONNAISE
THE TRAMWAY IN FRANCE: FROM THE SAGA OF A SUCCESS
STORY TO THE TORTUOUS DEVELOPMENT
OF A NETWORK IN THE LYON CONURBATION

ésumé : En France, c’est à partir des années 1970 que les décideurs
nationaux et locaux commencent à mettre en place des politiques
en faveur des transports collectifs, allant jusqu’à envisager la « solution
tramway » avec plus de consistance. Cet article revient sur la manière dont
le tramway a progressivement rallié les suffrages des élus, des experts,
des professionnels du transport. Il présente les acteurs qui, de ville en ville,
ont favorisé son retour en grâce, en revenant sur les atouts des options
techniques choisies. En insistant sur les problématiques d’aménagement
urbain qui ont progressivement pris le pas sur les projets de transport
stricto sensu, il révèle les logiques professionnelles qui sous-tendent la
construction et l’exploitation des réseaux de tramway. Enfin, à partir du
cas de la construction d’un grand réseau de tramway dans une métropole
de province (Lyon), cet article retrace l’histoire tortueuse de ce mode de
transport en soulignant ses impasses et ses perspectives de développement
dans des contextes urbains de plus en plus complexes.
Sébastien GARDON

Abstract: In France, it was in the 1970s that national and local decision-
makers began to implement policies in favour of public transport, going
so far as to consider the «tramway solution» with greater consistency.
This article looks back at how the tramway has gradually won the votes
131 •

of elected representatives, experts and transport professionals. It presents


the actors, who from city to city, have favoured its return to grace, by
reviewing the advantages of the technical options chosen. By insisting on
the urban development issues that have gradually taken precedence over
transport projects in the strict sense of the term, it reveals the professional
rationale behind the construction and operation of tramway networks.
Finally, based on the case of the construction of a large tramway network
in a provincial metropolis (Lyon) this article traces the tortuous history of
this mode of transport by highlighting its impasses and its development
prospects in increasingly complex urban contexts.

Mots-clés : tramways, projets urbains, innovations, modèle d’action


publique.

Keywords: tramways, urban projects, innovations, public policy model.

En France, 29 réseaux de tramway fonctionnent aujourd’hui dans la plupart


des grandes agglomérations 1. Quels sont les facteurs qui expliquent cet
engouement pour le tramway qu’ont connu les villes françaises au cours des
dernières décennies ? Jusqu’au début des années 1970, le développement
des transports en ville s’organise autour de l’automobile et des voiries
routières et autoroutières. Alors que le démantèlement des derniers
anciens réseaux de tramways, commencé dans les villes françaises dès
les années 1930, se poursuivait dans les années 1950 (hormis à Saint-
Étienne, Lille et Marseille) (Emmangard, 2012), il faut attendre les années
1970 pour constater enfin un regain d’intérêt pour les transports collectifs
(Lefèvre et Offner, 1990).

C’est en effet au cours de cette période que Paris aménage son RER
(Réseau Express Régional), que Lyon et Marseille construisent leur réseau
Sébastien GARDON

de métro (formé respectivement de trois et deux lignes), que Lille prépare


la mise en place de son VAL (Véhicule Automatique Léger) et que les

1
Il faut également noter qu’une ligne du réseau de tramway de Bâle (Suisse) pénètre sur un kilomètre
jusqu’à la commune française de Leymen (Haut-Rhin), que le réseau de tram-train de Sarrebruck
(Allemagne) circule jusqu’à Sarreguemines (Moselle) sur un kilomètre en France, et que le tramway
132 •

de Genève (Suisse) vient juste d’être prolongé jusqu’à Annemasse (décembre 2019), avec quatre
stations en France. Les projets d’Amiens, de Lens et de Toulon ont été abandonnés.
projets de tramways sont à nouveau étudiés. Le contexte, marqué par la
crise économique et énergétique, est favorable à la recherche de nouvelles
solutions tant technologiques qu’institutionnelles ou économiques 2.

Pourquoi le « retour » du tramway en France ?

Les mobilisations locales, sociales ou environnementales et le foisonnement


des réflexions sur les transports urbains (création du Groupement pour
l’Étude des Transports Urbains Modernes (GETUM) en 1967, création de
l’Institut de Recherche sur les Transports (IRT) en 1970, colloque de Tours
des 25 et 26 mai 1970 qui débouche sur un manifeste pour les transports
urbains (Livre Vert, 1970), Rapport du Club de Rome en 1972, étude
« Neuchateau » de la SOFRETU-RATP en 1973-1975) jouent un grand
rôle dans cette dynamique (Gérondeau, 1977).

À l’origine de ce renouveau du tramway, on trouve également une initiative


du secrétaire d’État aux Transports (gouvernement de Jacques Chirac),
Marcel Cavaillé. Le 27 février 1975, il adresse une lettre aux maires de
huit villes : Bordeaux, Grenoble, Nancy, Nice, Rouen, Strasbourg, Toulon
et Toulouse (Demongeot, 2001), par laquelle il les incite à réfléchir à des
choix techniques mobilisant des matériels « comparables à des tramways
modernes ». Ce « concours Cavaillé » transformera durablement les
projets de transports et d’aménagement des villes françaises au cours des
décennies suivantes. Il est souvent considéré comme l’acte de naissance de
ce que l’on qualifie rétrospectivement de « tramway français standard »,
bientôt produit par les usines Alstom. Mais c’est finalement la ville de
Nantes (Bigey, 1993), non sollicitée au départ, qui est la première à
participer au renouveau du tramway dans les villes françaises, avec la mise
en service de la première ligne en 1985 3. Après Nantes, c’est Grenoble
Sébastien GARDON

qui se lance dans l’aventure, avec un projet pour la première fois validé
par un référendum local, qui approuve un tramway beaucoup plus intégré

2
La mise en place progressive du versement transport pour les villes de province, à partir de 1973,
donne de nouveaux moyens aux villes pour développer leur réseau de transports en commun.
133 •

3
L’extension du tramway au sud de la ville de Saint-Étienne, en 1983, marque les premiers
aménagements en faveur du tramway en France depuis la Seconde Guerre mondiale.
au centre-ville (1987), puis Strasbourg, en 1994, qui développe un projet
ambitieux avec, cette fois, un autre constructeur (Bombardier). À partir de
cette période, on observe un véritable basculement. Les élus ont conscience
du fait qu’on peut gagner une élection avec le tramway. Celui-ci gagne
également la région Île-de-France, au nord de Paris, en Seine-Saint-Denis
(ligne T1 ouverte en 1992), même s’il faudra attendre encore quelques
années pour le voir circuler à nouveau dans les rues de Paris (en 2006) 4.

Progressivement, la solution « tramway » (re)devient crédible aux yeux des


élus, des experts, des professionnels du transport. Pourtant, elle n’est pas
encore envisagée comme le moyen de lutter activement contre la congestion
automobile. Le tramway se développe là où existent des opportunités,
notamment foncières, comme à Nantes. Il est d’abord aménagé à côté de
la circulation automobile. En deçà d’un modèle français, alors encore en
construction, les orientations prises successivement par les villes françaises,
qui se tournent à nouveau vers le tramway, offrent des perspectives
différentes en fonction du contexte d’émergence de chaque projet. Selon
les enjeux locaux, sont débattues, avec des réponses parfois différentes,
les alternatives techniques (aérien, souterrain, rail, pneus, etc.) (Marconis,
1997) et les grandes options d’aménagement (desserte du centre ou du
périurbain, etc.).

Entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980, les
controverses sont encore fortement marquées par le désir de mettre
en œuvre des solutions technologiques radicalement nouvelles, et le
« vieux » tramway doit (dé)montrer sa « modernité ». Les débats prennent
nécessairement une tournure politique à travers le positionnement des
élus vis-à-vis du tramway, les enjeux électoraux qu’il représente et les
mobilisations locales. Le rythme des projets est alors fortement dépendant
Sébastien GARDON

du calendrier électoral : débats sur le projet pendant la campagne


électorale, lancement des études en début de mandat, travaux en cours de
mandat et inauguration souhaitée avant les prochaines élections. Mais, à
partir de la fin des années 1990, c’est un véritable engouement, parfois
134 •

4
Voir le numéro spécial de la Revue Générale des Chemins de Fer sur les tramways en Ile-de-
France, n° 287, novembre 2018.
peu maîtrisé par les acteurs publics et les élus, car tout le monde veut
« son tramway », sans forcément étudier ou valoriser d’autres modes de
transports (tableau 1).

Tableau 1. Les réseaux de tramways dans les villes françaises fin 2019
(source : auteur).

Ville Date d’inauguration Taille du réseau/km Nombre de lignes Caractéristiques

Saint-Étienne 1881 (ancien 11,7 3 lignes Voie métrique


réseau)/1983

Marseille 1893 (ancien 13 3 lignes Aérien et souterrain


réseau)/2007

Lille 1909 (ancien 22 2 lignes (5 lignes en projet, Aérien et souterrain


réseau)/1994 projet de tram-train)

Nantes 1985 44 (et 64 km 3 lignes (projets d’extension, 2 lignes de tram-train


de tram-train 3 nouvelles lignes et projets de tram-train)

Grenoble 1987 42,7 5 lignes (projets d’extension et projet -


de tram-train)

Île-de-France 1992 101,4 (et 19 km 10 lignes (plusieurs extensions ou lignes Dont 2 lignes de tram-train.
de tram-train) en projet et 2 lignes de tram-train en projet) Portions en pneumatique

Strasbourg 1994 48 6 lignes (projets d’extension) Extension vers l’Allemagne

Rouen 1994 15,2 2 lignes (projets d’extension) Aérien et souterrain

Montpellier 2000 60,5 4 lignes (projets d’extension d’une autre ligne) -

Nancy 2000 11,3 1 ligne (prolongement et remplacement par Pneumatique Système TVR
un tramway sur rail)

Orléans 2000 29,3 2 lignes Portions avec système


d’alimentation par le sol

Lyon 2001 73 (et 55 km 7 lignes (projets d’extension) Une ligne directe vers l’aéroport
de tram-train) et 3 lignes de tram-train

Caen 2002 16,2 3 lignes (2 autres lignes en projet) Pneumatique Système TVR
(remplacé par tramway sur rail)

Bordeaux 2003 77,3 4 lignes (projets d’extension Portions avec système


et de nouvelles lignes) d’alimentation par le sol

Clermont- 2006 14,7 1 ligne Pneumatique (transformation


Ferrand en tramway sur rail évoqué)

Mulhouse 2006 16,2 (et 22 km 3 lignes (projets d’extension) 1 ligne de tram-train


de tram-train)

Valenciennes 2006 33,8 2 lignes (projets d’extension) -

Le Mans 2007 18,8 2 lignes -

Nice 2007 27,5 3 lignes (projets d’extension et de 4e ligne) -

Toulouse 2010 16,7 2 lignes La ligne 2 relie l’aéroport et sera


transformée en Aéroport Express

Reims 2011 11,2 2 lignes Portions avec système


d’alimentation au sol
Sébastien GARDON

Angers 2011 12,3 1 ligne (2 autres lignes en projet) Portions avec système
d’alimentation au sol

Brest 2012 14,3 1 ligne (projet d’extension et d’une 2e ligne) -

Dijon 2012 19 2 lignes -

Le Havre 2012 13 2 lignes Aérien et souterrain

Tours 2013 14,8 1 ligne (Projets d’extension et de 2 ligne)


e
Portion avec système
d’alimentation au sol
135 •

Besançon 2014 14,5 2 lignes (projets d’extension) -

Aubagne 2014 2,8 1 ligne (une ligne de tram-train en projet) Réseau de transport gratuit

Avignon 2019 5,2 1 ligne (projet d’extension et d’une 2 ligne)


e
-
À la conquête des villes : le tramway « cheval de Troie »
des projets urbains 5

Au-delà des problématiques de transports stricto sensu, la question des


aménagements et des projets urbains (requalification des espaces, insertion
paysagère, standardisation des projets, design des stations et des véhicules,
préoccupations artistiques) prend de plus en plus de place (Hamman,
2011). Une grande variété de métiers se trouve donc impliquée dans la
conduite des projets : concepteurs, ingénieurs, urbanistes, architectes,
paysagistes, industriels, administrateurs, conducteurs, designers, voire
artistes. Au-delà des rôles répartis entre maîtres d’œuvre et maîtres
d’ouvrage, les services techniques des villes et les agences d’urbanisme
participent activement à cette dynamique. Au fur et à mesure de leur
développement, les projets de tramway tiennent compte davantage des
enjeux intercommunaux et des relations entre le centre et les quartiers ou
communes périphériques. D’autres questions viennent se greffer sur cette
problématique qui peut également prendre une tournure sociale, à travers
les publics visés et la tarification, ou à partir de la capacité du tramway
à réduire les inégalités urbaines. Les enjeux économiques et fonciers sont
également perceptibles, en particulier à travers le rôle que peuvent jouer
les commerçants ou promoteurs immobiliers.

En complément des dynamiques locales se joue également un pilotage


national, voire européen, des projets, à travers notamment la recherche
de financements. Se pose alors la question des échelles de gouvernement
et des relations entre les niveaux institutionnels impliqués au niveau local,
national, européen. À travers ses appels à projet et les financements
correspondants (en moyenne 17 à 18 % des projets sélectionnés), l’État a
en effet contribué, via l’implantation du tramway dans certaines villes, au
Sébastien GARDON

développement d’une véritable filière économique et industrielle autour de


certains opérateurs. Cette filière, qui s’appuie sur le « tramway français
standard » élaboré par Alstom, devient alors de plus en plus exportatrice
à l’étranger (Europe, Afrique du Nord, Moyen-Orient). À la différence des
réseaux français, où aménagements et matériels roulants sont découplés,
136 •

5
Pour un panorama complet de ce développement, voir Gardon (2018).
à l’étranger ce sont plutôt des projets « clés en main » qui se négocient (où
le matériel roulant ne compte que pour 15 % de la facture totale). Ainsi, ce
tramway « à la française » qui s’exporte est l’emblème du réaménagement
de façade à façade, au-delà du strict projet de transport.

En France, ce succès ne s’est pas appuyé paradoxalement sur un véritable


programme national. Il s’agit plutôt d’une « contagion positive » de ville à
ville, d’initiatives locales, qui ont souvent rendu les élus prisonniers de ce
type de projet urbain, pour un gain politique parfois aléatoire : certains
maires ont, semble-t-il, gagné des élections avec le tramway, d’autres les
ont perdues. Le contexte législatif et financier français (versement transport,
mise en place des plans de déplacements urbains, déclaration d’utilité
publique, appels à projets et subventions de l’État) a souvent suscité des
jalousies de la part de nos voisins européens, qui étaient à la fois surpris
de la rapidité avec laquelle le réseau de tramway français a été démantelé
puis de l’ampleur qu’a pris son « retour » ces dernières années. Ces
projets de tramway ont véritablement transformé les mobilités urbaines. Ils
ont revitalisé les centres-villes (photo 1) et désenclavé certaines banlieues
(Laisney, 2011). Ils ont aussi réussi à changer l’image et l’attractivité des
villes. Certains parlent donc d’une « école française du tramway », qui
s’est appuyée sur des savoir-faire originaux, désormais exportables. Cette
French touch du tramway français constitue aujourd’hui un modèle en
circulation, qui s’appuie sur des expertises métiers variées, dépassant
largement le cadre des problématiques transports (design, architecture,
urbanisme, etc.).

Photo 1. Le tramway de Saint-Étienne, place du Peuple (source : auteur).


Sébastien GARDON
137 •
Ces différents succès masquent aussi parfois d’autres choix faits et des
échecs dans des villes où le tramway n’a pas pu encore s’implanter
(comme à Amiens, Dunkerque, Lens, Nîmes ou Toulon) ou a connu
quelques difficultés et retards (comme à Caen, Reims ou Nancy). Si la
plupart des grandes villes françaises sont aujourd’hui dotées d’un réseau
de tramway, le développement de celui-ci passe à présent par les villes
moyennes, comme en témoigne l’ouverture en 2014 d’un tramway à
Aubagne (nouvelle génération Citadis avec des rames de 22 mètres), par
l’essor encore timide en France des lignes de tram-train (à Mulhouse,
Nantes, Paris ou Lyon) 6, en développant des modèles low cost (Besançon)
ou de nouveaux projets (permettant une extension des usages comme
pour les livraisons), sans oublier les perspectives internationales. Cette
aventure du tramway en France rencontre donc aujourd’hui quelques
limites et renvoie à une forme de saturation des potentialités d’équipement
des villes françaises. Ainsi, dans les grandes villes, les principales lignes
sont dessinées, les prolongements sont plus aléatoires et plus coûteux, non
pas en termes d’investissement mais de rentabilité d’exploitation.

Un grand réseau dans une ville de province : le tram-


way lyonnais complémentaire du métro ?

Lyon n’a pas été parmi les premières villes françaises à remettre dans
ses rues des tramways modernes. Depuis les années 1960, les décideurs
lyonnais avaient plutôt fait le choix de développer son réseau de transports
en commun autour du métro (ligne C ouverte en 1974, puis lignes A
et B en 1978, et enfin ligne D en 1991, ligne E en étude). Ce réseau
s’est construit à partir du travail mené à l’échelle intercommunale par la
communauté urbaine de Lyon, le SYTRAL (Syndicat mixte des Transports
de l’Agglomération Lyonnaise et du département du Rhône) et le conseil
Sébastien GARDON

général du Rhône (Gardon, 2011). Alors que des choix politiques forts
ont été faits, de gros efforts financiers ont été réalisés, des orientations
urbanistiques et techniques importantes ont été prises (Waldmann, 1991),
l’agglomération lyonnaise se trouve pourtant, au milieu des années 1990,
138 •

6
Voir sur ce point le n° 119 de Transports urbains sur « Tram-train et territoires », octobre 2011.
dans une impasse. Malgré un réseau en développement depuis 30 ans,
Lyon a la particularité de n’avoir aucune de ses banlieues, ni aucun de ses
campus universitaires desservi par le métro, en dehors de la Manufacture
des Tabacs, récemment réhabilitée à l’entrée du 8e arrondissement,
et où se trouve l’université Lyon 3. Cette période est marquée par une
lente inflexion dans les réflexions concernant les déplacements urbains
lyonnais. En effet, le développement du réseau est sérieusement ralenti.
Les projets de prolongement du métro ne se concrétisent pas, que ce
soit au nord, sur Caluire (ligne B au-delà du parc de la Tête d’Or et
ligne C en empruntant la voie de chemin de fer existante), au sud, sur la
Confluence (ligne A), au nord-ouest, sur La Duchère (ligne D), et au sud-
est, sur Vénissieux (ligne D). Seul le prolongement de la ligne B au sud, sur
Gerland, est réalisé, dans la perspective du développement de ce quartier
et de l’accueil de la coupe du monde de football en 1998, bien qu’il ne fut
inauguré qu’après l’événement.

Dans l’esprit des aménageurs et décideurs lyonnais, deux visions s’opposent


alors, sans que les clivages recoupent l’échiquier politique. D’un côté, il y
a les tenants du métro, de l’autre, ceux qui commencent à réfléchir à un
retour du tramway. Ces deux tendances se retrouvent parmi les proches
du maire de l’époque, Michel Noir (RPR). En effet, tandis que le métro est
mis en avant dans la politique de reconquête des espaces publics (plan
Presqu’île, parcs de stationnement, etc.), émerge parallèlement au sein de
cette même équipe un projet ambitieux de lignes de tramways : le projet
Hippocampe, qui se veut très complémentaire du réseau de métro 7.

Les partisans du métro l’emportent mais cette victoire est de courte durée
puisqu’elle conduit au statu quo, étant donné que les prolongements de
ligne ne sont pas réalisés. Raymond Barre (apparenté UDF) succède à
Sébastien GARDON

Michel Noir en 1995. Son premier adjoint, Christian Philip, espère


renforcer sa notoriété en se fondant sur le secteur des transports urbains,
en vue des élections municipales de 2001. Il convient donc d’avancer
rapidement, ce qui condamne tout prolongement de métro – trop long –
139 •

7
Le projet Hippocampe avait pour objectif de relier Les Minguettes, Gerland et la Cité internationale
par l’avenue de l’Europe, et comprenait deux fourches indépendantes au nord et au sud.
et le projet Hippocampe – trop ambitieux. L’équipe de Christian Philip se
lance donc dans la mise en place d’un PDU nouvelle mouture – selon la
LAURE de 1996 – dont l’axe principal est la création de deux lignes de
tramways. Le document est signé en 1997.

Les deux lignes de tramway ouvertes en 2001 permettent de restructurer


le réseau des transports collectifs en centre-ville et de proposer des
extensions en périphérie. Surtout, pour la première fois, elles offrent des
solutions de connexion avec les campus universitaires lyonnais (Lyon 1 à
La Doua et Lyon 2 à Bron). Néanmoins, la dynamique choisie ne résout
que de manière insatisfaisante les objectifs défendus par les aménageurs.
Une nouvelle fois, le parti pris est celui de lignes indépendantes avec une
seule destination dans chaque sens ; de même, la ligne T1 recoupe sur
une grande partie de son itinéraire le trajet de la ligne B du métro. Elle
supprime aussi les possibilités de prolongement du métro B au nord vers
Villeurbanne, le long du parc de la Tête d’Or, et le quartier Saint-Clair de
Caluire ou du métro A, au sud, vers la Confluence. D’autres problèmes
sont rencontrés lors des choix d’itinéraires de la ligne T2, car il s’agit
de résoudre plusieurs enjeux difficilement conciliables : relier le campus
universitaire de Lyon 2, le centre-ville de Bron, le parc technologique de
la Porte des Alpes et Saint-Priest, tout en offrant des connexions avec les
autres lignes existantes (lignes A, B et D du métro, ligne T1 du tramway).
Si bien que le tracé retenu traverse effectivement ces différentes zones
mais ne répond pas à toutes les attentes en termes d’efficacité et de
distances parcourues 8. De même, une grande partie des hôpitaux Est
ainsi qu’Eurexpo ne sont pas encore reliés par cette nouvelle ligne de
transport en site propre de l’agglomération.
Sébastien GARDON

8
La ligne réalise une première boucle pour rejoindre Grange Blanche et la ligne D, puis une
140 •

seconde boucle pour rejoindre le campus de Lyon 2, si bien que la liaison avec ce site n’est pas
très efficace.
Quand le tramway se montre efficace… pour l’est de
l’agglomération

À l’inverse, la ligne de tramway T3, ouverte en décembre 2006 (photo 2),


propose une alternative importante pour relier une partie de la banlieue
au centre-ville à partir de l’utilisation de l’ancienne voie de chemin de fer
de l’est. Surtout, contrairement à la ligne T2, sur un parcours très long
elle comprend peu de stations et permet donc des temps de parcours très
efficaces, associés à un bon fonctionnement de parcs-relais. Son utilisation
est renforcée par le prolongement de la ligne A du métro jusqu’à Vaulx-
en-Velin La Soie (ouvert en octobre 2007) et la mise en service, en 2011,
de la ligne TramExpress reliant la Part-Dieu à l’aéroport Saint-Exupéry
(photo 3).

Photo 2. La ligne T3 à Dauphine-Lacassagne (source : auteur).

Sébastien GARDON
141 •
Photo 3. Le Rhonexpress et la ligne T3 (source : auteur).

Néanmoins, il restait encore une grande partie de l’agglomération, à l’est,


qui ne se trouve toujours pas connectée à une ligne forte de transport :
Montchat, les hôpitaux est, une partie des quartiers d’habitation de Bron,
Eurexpo, Chassieu, Genas... Les enjeux forts de développement du grand
Est (Porte des Alpes, Eurexpo, Carré de Soie, Grand Stade prévu à Décines)
ont conduit le SYTRAL à adopter dans son plan de mandat (2008-2014)
le raccordement de la ligne du tramway T2 à Eurexpo (nouvelle ligne T5)
puis la mise en place d’une connexion jusqu’au projet de grand stade à
Décines et la ligne de tramway T3, elle-même débranchée en direction du
stade sur un kilomètre. La ligne T5, ouverte en novembre 2012, introduit
pour la première fois la possibilité d’une double destination (fourche) pour
une ligne de transport en site propre à Lyon (T2 reliant à l’est soit Saint-
Sébastien GARDON

Priest, soit Chassieu et Eurexpo via le T5).

De son côté, la ligne de tramway T4 (ouverte en avril 2009) s’attache à


résoudre la difficile problématique de la liaison vers Vénissieux. À partir
de l’axe du boulevard des États-Unis (photo 4), elle complète au sud-
est la ligne D du métro en permettant cette fois de relier le plateau des
142 •
Minguettes 9 au centre-ville de Lyon par une ligne forte. La seconde phase
de ce projet comporte la connexion entre la station Jet-d’Eau Mendès-
France 10, dans le 8e arrondissement de Lyon, et la Part-Dieu avec un
prolongement de l’exploitation de la ligne jusqu’à La Doua à Villeurbanne,
en 2013. Pour la première fois, plusieurs lignes de tramway (les lignes T3
et T4, puis les lignes T1 et T4) circuleront sur la même infrastructure 11.

Photo 4. La
ligne T4 : 80 ans après le projet initial de Tony Garnier, un
tramway circule enfin sur le boulevard des États-Unis (source : auteur).

Enfin, les prolongements du métro (ligne B jusqu’à Oullins, puis jusqu’au


pôle hospitalier de Lyon Sud à Saint-Genis-Laval) et du tramway (ligne
T1 jusqu’à la Confluence (photo 5) puis jusqu’à Debourg, qui devient la
ligne T6 jusqu’aux hôpitaux Est) permettent une nouvelle dynamique de
développement pour la ligne B, la moins fréquentée des grandes lignes
de métro 12. Ces projets offrent enfin un maillage plus complet du réseau,
qui permet de constituer l’armature d’une boucle périphérique constituée
par une voie de tramway 13. Sur le modèle parisien 14, l’enjeu est surtout
Sébastien GARDON

9
La ligne débouche ensuite sur quelques mètres sur le territoire de la commune de Feyzin.
10
Commune aux lignes de tramway T2 et T4.
11
Les lignes de tramway T1 et T2 partagent également depuis 2001 quelques centaines de mètres
de voie entre le centre d’échanges de Perrache et le quai de la rive gauche du Rhône.
12
Si l’on excepte la ligne C reliant l’hôtel de ville de Lyon à Caluire.
13
Proche du modèle de tramway Hippocampe envisagé avant la mise en place des deux premières
143 •

lignes de tramway du PDU de 1997.


14
Le tramway T3 qui suit les boulevards des maréchaux.
de privilégier les relations de banlieues à banlieues et de sortir du schéma
pensé uniquement autour de relations centre-périphéries. À partir d’une
connexion entre le Sud-Est et le Nord-Est de l’agglomération, il s’agit de
favoriser des liens entre des territoires longtemps séparés (Vénissieux,
Bron, Vaulx-en-Velin principalement) en permettant de nombreuses
correspondances entre les lignes existantes ou projetées (lignes de tramway
T1, T2, T3, T4, T6 ; lignes du métro A et D).

Photo 5. Le tramway à Confluence (source : auteur).

À côté de ces perspectives encourageantes, dans un contexte de difficultés


financières et face à ces ambitions importantes de rééquilibrage du réseau,
le grand stade, réalisé à Décines dans la banlieue est de Lyon, a renforcé
les logiques d’opportunités, sans possibilité de réconcilier entre eux les
projets construits ou en cours. Alors que ce projet pouvait être l’occasion
de mieux réfléchir à la structuration des déplacements urbains à l’est en
proposant notamment un axe de transport en site propre (nord-sud) sur
Sébastien GARDON

les espaces réservés au boulevard urbain est, il limite considérablement


la cohérence entre les lignes développées ces dernières années : la ligne
de métro D et les lignes de tramway T3 et T2, comme les projets de
débranchement de lignes en construction ou prévus T5 et T3bis. À cela
s’ajoute le projet encore flou de prolongement du métro A, de Vaulx-en-
144 •

Velin jusqu’à Décines.


Au-delà de la réalisation de la première ligne de tramway en rocade (T6
qui vient juste d’être inaugurée en novembre 2019) et de ses prolongements
au nord sur Villeurbanne, l’un des principaux chantiers à venir est le
retour d’un projet de métro à Lyon. Cette nouvelle ligne relierait le centre-
ville (avec l’hypothèse d’un passage à Bellecour voire d’une connexion
jusqu’à La Part-Dieu) à l’ouest de l’agglomération jusqu’au quartier
d’Alaï (entre les communes de Tassin-la-Demi-Lune et Francheville). Les
études sont lancées avec une ouverture à confirmer pour 2030. En effet,
la mise en place d’un tram-train en 2012 (photo 6), comportant trois
lignes au départ de la gare de Saint-Paul, n’offre pas encore une solution
satisfaisante pour des communes qui supportent un trafic automobile très
important. Les enjeux tarifaires, la gestion de ces lignes et la compatibilité
avec le réseau de tramway de centre-ville ne permettent pas pour l’instant
la réalisation d’un vrai « RER à la lyonnaise », pourtant envisagé un temps
dans le projet REAL de 2004, à une période où les collaborations entre la
région Rhône-Alpes et le Grand Lyon s’annonçaient sur un meilleur jour.
Ainsi, ce projet de métro et l’amélioration de la liaison entre la gare de
Saint-Paul et celle de La Part-Dieu avec un bus en site propre tout juste
rénové sur la partie du cours Lafayette, empêche à nouveau d’envisager
une vraie connexion entre les lignes de l’ouest et le tramway lyonnais,
dont le développement s’est jusque-là exclusivement tourné vers l’est, avec
plus de 73 kilomètres de réseau.

Photo 6. Le tram-train en gare de Gorge-de-Loup (source : auteur).

Sébastien GARDON
145 •
BIBLIOGRAPHIE

•Bigey M. (1993). Les élus du tramway. Mémoire d’un technocrate, Paris, Lieu Commun, 250 p.
•Demongeot B. (2011). « «S’adapter à la ville telle qu’elle est». Les initiatives Cavaillé de
1975 ou l’invitation du tramway à l’agenda national », Revue d’Histoire des Chemins de Fer,
n° 45, p. 115-142.
•Emangard PH. (2012). « Les tramways en Europe. Une vision diachronique », Transports
urbains, n° 120, p. 3-8.
•Gardon S. (dir.). (2018). Quarante ans de tramways en France, Lyon, Libel, 508 p.
•Gardon S. (2011). Goût de bouchon. Lyon, les villes françaises et l’équation automobile,
Paris, Descartes et Cie, 154 p.
•Gérondeau C. (1977). Les transports urbains, Paris, PUF, Collection « Que-sais-je ? », 128 p.
•Hamman P. (dir.). (2011). Le tramway dans la ville, Le projet urbain négocié à l’aune des
déplacements, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 290 p.
•Laisney F. (2011). Atlas du tramway dans les villes françaises, Paris, Recherches, 424 p.
•Lefèvre C, Offner JM. (1990). Les transports urbains en question. Usages, décisions,
territoires, Paris, Celse, 221 p.
•Marconis R. (1997). « Métros, VAL, Tramways... La réorganisation des transports collectifs
dans les grandes agglomérations de province en France », Annales de géographie, n° 593-594,
p. 129-154.
•Waldmann R. (1991). La grande traboule, Lyon, Éditions Lyonnaises d’Art et d’Histoire.
Sébastien GARDON
146 •
Carolyn DOUGHERTY
148 • I Q U E S
RU B R
PORTRAIT DE CHEMINOTS
CATHERINE DE BÉCHILLON (NÉE EN 1925),
OU « L’ART D’AIDER »

Laurent THÉVENET
loren.thevenet@gmail.com

Catherine de Béchillon est née le 13 juin Photo 1. Henri Lang vers 1920 (source :
1925 dans le 16e arrondissement de Paris. coll. Catherine de Béchillon).
Son père, Henri Lang, est issu d’une famille
juive ayant quitté l’Alsace en 1870 pour
demeurer française. La famille est implantée
à Rambervilliers dans les Vosges, où Henri
Lang est né en 1895. La famille de sa mère,
Jacqueline Lang, née Hirsch, a émigré de
Belgique en 1789, et ses membres ont
acquis la nationalité française au moment
du décret du 27 septembre 1791 ratifié
par Louis XVI accordant la citoyenneté aux
Juifs de France. La famille maternelle est Henri et Jacqueline Lang, mariés en 1921,
parisienne depuis plusieurs générations. ont eu quatre enfants : Philippe, né en 1924,
est décédé à l’âge de 6 ans ; Catherine,
Tant du côté paternel que maternel, la famille née en 1925 ; Élisabeth, née en 1928,
compte de nombreux notables ou serviteurs est morte trois ans après sa naissance ; et
de l’État, civils ou militaires. Plusieurs Geneviève, née en 1932, qui deviendra
membres de la famille sont ingénieurs, médecin des hôpitaux de Paris. Les décès
d’autres médecins. Malgré une enfance et de son frère et de sa sœur, à la suite de
une adolescence difficiles, marquées par maladies infectieuses, affectent Catherine
le décès de sa mère, Henri Lang se forge et la conduisent à vouloir devenir médecin.
un caractère fort, ouvert et sociable. Il fait Les événements dramatiques vécus par
des études brillantes. Polytechnicien sorti sa famille modifient ses premiers choix
7e de sa promotion, ingénieur des Ponts d’enfant et façonnent à tout jamais la
Laurent THÉVENET

et Chaussées, puis professeur à l’École des jeunesse, la vie et le parcours de Catherine


ponts et chaussées, il est officier d’artillerie Lang. À noter – chose rare à l’époque pour
lors de la Grande Guerre où il fut cité à une jeune fille – qu’elle bénéficie de deux
deux reprises pour sa bravoure. Il est fait séjours linguistiques en Angleterre, à l’âge
chevalier de la Légion d’honneur. La mère de 13 et 14 ans, au cours des étés 1938
149 •

de Catherine, Jacqueline, n’a pas d’activité et 1939, où elle se perfectionne en langue


professionnelle. anglaise.
Photo 2. Jacqueline Lang avec Philippe La famille Lang loge avenue de Tokyo
et Catherine (source : coll. Catherine de à Paris jusqu’en 1932 et rejoint l’Alsace
Béchillon). lorsque Henri est nommé à l’Administration
des chemins de fer d’Alsace et de Lorraine
(AL) pour y construire le tunnel de Sainte-
Marie-aux-Mines à Saint-Dié, inauguré
en juillet 1937. Catherine Lang garde de
bons souvenirs de ses études primaires à
Strasbourg. Puis la famille quitte l’Alsace
et déménage en fonction des différentes
affectations du père. Elle s’installe à
Marseille en janvier 1938, lorsque Henri
Lang devient sous-directeur du secteur
Méditerranée de la région Sud-Est de
la toute jeune SNCF, créée le 1er janvier
1938. À l’été 1939, il est affecté à Paris en
Si la famille de sa mère est juive non qualité de chef du service Voie et Bâtiments
pratiquante, celle d’Henri Lang est plus de la région Sud-Est, avec pour mission
religieuse. Cependant, il est à noter qu’en de mettre en œuvre l’électrification de la
avril 1939, à 14 ans, Catherine est, à sa ligne Paris-Lyon-Marseille. La famille est à
demande, baptisée catholique. Elle évoque peine installée que la guerre est déclarée
dans ses souvenirs avoir été confrontée, le 3 septembre 1939 et l’armistice signé
enfant, à l’antisémitisme lors de vacances par le maréchal Pétain le 22 juin 1940.
d’été dans le Nord. Son père, préoccupé Après l’exode, les Lang reviennent à Paris
de spiritualité, est également séduit par le et emménagent au 11 quai d’Orsay, mais
catholicisme. par crainte des bombardements, seul le
père reste à Paris. Sa mère, sa grand-
« Á mon père », une jeunesse mère et les enfants logent à Évry-Petit-
bouleversée par la guerre et les Bourg. Trop jeune pour le lycée public,
persécutions Catherine est inscrite en classe de seconde
au collège privé Notre-Dame-de-Sion.
Photo 3. Henri Lang et sa fille Catherine Le 27 septembre 1940, une ordonnance
avant-guerre (source : coll. Catherine de allemande prévoit le recensement de la
Béchillon). population juive dans la France occupée.
Le 3 octobre, le gouvernement de Vichy
adopte une loi sur le statut des Juifs qui
leur interdit certains emplois publics et
Laurent THÉVENET

diverses professions. C’est la première


vague des lois anti-juives. Beaucoup
de Juifs étrangers sont internés dès le
4 octobre par l’administration française.
Les persécutions commencent. Henri Lang,
150 •

comme nombre de Juifs français, croit que


les anciens combattants seront protégés.
Ainsi, il se rend « en confiance » au le 10 mars, de Jean Tuja, directeur de la
commissariat avec sa fille Catherine lors région Sud-Est de la SNCF pour « motif
du recensement des Juifs ordonné par le professionnel ».
régime de Vichy.
À Paris, Jacqueline Lang déploie une
Photo 4. Carte d’identité d’Henri Lang, énergie farouche, frappant à toutes les
1940 (source : coll. Catherine de Béchillon). portes possibles pour tenter de faire libérer
son mari, a priori susceptible de bénéficier
d’une dérogation liée à son statut d’ancien
combattant et lui permettant d’être exempté
de l’application du statut des Juifs. Elle
multiplie les interventions pour sauver son
mari, notamment auprès des dirigeants de
la SNCF ; le directeur, Pierre Fournier, lui
rend visite le matin même de l’arrestation.
Raoul Dautry, ancien directeur du réseau
de l’État, intervient lui aussi auprès
des autorités allemandes. De son côté,
Catherine Lang est chargée d’une requête
auprès de Monseigneur Suhard, cardinal
Le 12 décembre 1941, Henri Lang est de Paris, par l’intermédiaire du couvent
arrêté par deux Feldgendarmes allemands de Notre-Dame-de-Sion. Rien n’y fera.
lors de la rafle dite « des notables ». C’est Le décret tant espéré ne sera publié au
Catherine qui ouvre la porte de leur domicile Journal officiel qu’en 1943 bien longtemps
à 6 heures du matin, et les derniers mots après la mort d’Henri Lang.
de son père furent « les filles, vous irez en
classe ce matin, comme d’habitude ; il faut Malgré son optimisme quant la réussite
garder le sourire ». Elle ne le reverra plus. des démarches entreprises pour obtenir
Il s’agit de la première grande rafle anti- une dérogation, Henri Lang est déporté, le
juive décidée par l’occupant en représailles 27 mars 1942, avec le premier « convoi
d’assassinats d’officiers allemands dans le spécial » vers Auschwitz. Il y meurt
métro parisien. Son père et 742 hommes d’épuisement le 21 mai 1942. Après
français, anciens combattants de la Grande l’arrestation de son mari, Jacqueline Lang
Guerre, pratiquement tous des notables et décide de rester à Paris avec ses filles.
des intellectuels, dont le mari de Colette, Elle bénéficiera, comme toutes les familles
des collègues ingénieurs et son beau- de déportés ou d’internés cheminots, du
frère, Pierre Hirsch, sont internés dans une traitement de son mari versé par la SNCF.
Laurent THÉVENET

caserne à Compiègne où ils subissent des Le 29 mai 1942, le port de l’étoile jaune
conditions de vie particulièrement sévères. est imposé aux Juifs de plus de six ans.
La Croix-Rouge est interdite d’action, et Catherine Lang la porte le premier jour
aucune correspondance n’est possible du décret, un dimanche en se rendant à la
avec les familles. Il réussit cependant à messe… Elle racontera ensuite : « Le port de
faire passer clandestinement quelques
151 •

l’étoile allait installer en nous un sentiment


lettres à sa femme. Il reçoit même la visite, de peur constant, une vulnérabilité. ». En
juin 1942, Catherine Lang, alors âgée de y rencontre Suzanne Termat, dirigeante
17 ans, passe l’écrit du baccalauréat de de l’École et future assistante sociale
philosophie. Craignant les rafles, sa mère principale de la SNCF, qui publie en 1945
la fait héberger à l’internat de Notre-Dame- un livre sur le métier d’assistante sociale.
de-Sion. Puis Mère Francia, qui le dirige, Catherine Lang se passionne pour les
lui trouve des faux papiers et un ausweis stages pratiques et aime immédiatement ce
lui permettant de se rendre en zone libre. métier. À l’issue de son diplôme d’État, elle
Elle quitte Paris le 15 juillet 1942, la veille est recrutée en juin 1947 à la SNCF où elle
de la rafle du Vel’ d’Hiv, et est ensuite avait fait un stage de quelques mois. Cette
accueillie dans un foyer d’étudiantes embauche nécessitera l’intervention de sa
de Notre-Dame-de-Sion à Lyon, où elle mère auprès du directeur du personnel,
partage une chambre, installée sur un lit de Henri Flamant, car le poste proposé la
camp dépliable, avec une autre étudiante. contraignait à se séparer à nouveau de
Elle reste en contact avec sa mère par sa famille. En effet, l’assistante sociale
l’intermédiaire d’ingénieurs SNCF dont le principale du Sud-Est semblait réticente à
fidèle Jean Tuja. Sa sœur Geneviève, âgée embaucher la fille d’un ingénieur SNCF.
de dix ans, reste cachée par Mère Francia. Recrutée finalement à Vénissieux, où elle
Celle-ci, Gabrielle de Linares, de son nom reste quatre mois, elle rejoint Paris après
civil, recevra le titre de « Juste parmi les quelques remplacements et exerce à
nations » décerné par le Comité français Villeneuve-Saint-Georges, grand centre
pour Yad Vashem en 2007. En 1998, ferroviaire en région parisienne avec des
Catherine Lang signera l’épigraphe de permanences à l’atelier de maintenance
son livre Aider à vivre en hommage à son du matériel roulant et à la cité créée à
père qui « connut le pire en mourant seul l’époque de la Compagnie du PLM.
à Auschwitz ».
Photo 5. Cité SNCF de Villeneuve-Saint-
Le choix du métier, entre passion Georges, 1948 (source : SARDO – Centre
et réparation National des Archives Historiques (CNAH) du
Groupe SNCF).
L’exil de Catherine Lang à Lyon dure 27
mois. Elle passe les deux étés 1943 et
1944 en qualité de monitrice à la colonie
de vacances SNCF de Cognin, près de
Chambéry. Elle souhaite s’inscrire en
médecine mais sa mère lui interdit de
peur que son identité soit dévoilée. Elle
s’inscrit finalement en hypokhâgne et,
Laurent THÉVENET

malgré le contexte oppressant, y mène


une vie d’étudiante jusqu’à son retour à
Paris, en octobre 1944. Parisienne et âgée
maintenant de 19 ans, elle s’inscrit à l’École Elle y est confrontée à la tuberculose,
des surintendantes où elle obtient une avec la nécessité d’éloigner les enfants
152 •

dérogation car il était nécessaire d’avoir de parents contagieux et de placer ceux-


21 ans pour recevoir cette formation. Elle ci dans des établissements sanitaires.
Autre problématique de l’après-guerre, métier. Bien plus tard, en 1987, elle sera
la pénurie de logements, notamment à profondément marquée par la parution
Villeneuve, où les bombardements ont du livre de Yolande Tisseron, Du deuil à
détruit une partie de la cité SNCF. Sentiment la réparation, et publiera des articles à ce
d’impuissance partagé entre collègues. Par sujet dans la revue Empan.
moment découragée devant l’ampleur des
besoins et des nécessités, Catherine Lang Photo 7. Catherine Lang vers 1960
utilise pour se perfectionner les services (source : coll. Catherine de Béchillon).
du Bureau d’Étude des Questions Sociales
(BEQS) rattaché à la direction des services
sociaux SNCF. Elle est très vite repérée par
l’ingénieur dirigeant ces services, Monsieur
Paris, comme une des assistantes sociales
les plus assidues et grande lectrice. Un
poste lui est proposé au sein du BEQS,
mais elle refuse. Elle est alors mutée sur
Paris-Gare de Lyon où elle découvre un
autre corps de métier ferroviaire : les
conducteurs de train, à une époque où la
vapeur reste prépondérante.

Photo 6. Dispensaire de Villeneuve-


Saint-Georges, 1944 (source : SARDO
– Centre National des Archives Historiques
(CNAH) du Groupe SNCF).

Mais revenons au début des années 1950,


où une soirée de l’Association Nationale
des Assistants de Service social (ANAS)
va « modifier sa vie professionnelle et pas
seulement » selon ses propres mots. En
effet, cette organisation professionnelle,
créée en 1944, organise une conférence
Curieuse, avide d’apprendre, remplie avec Myriam David, médecin pédiatre,
Laurent THÉVENET

d’appétence pour mieux se connaître psychanalyste et ancienne déportée, sur


et comprendre la relation d’aide une nouvelle méthodologie de service
professionnelle, Catherine Lang se social, le case-work, qu’elle avait vu
passionne pour le métier d’assistante pratiquer aux États-Unis de 1946 à 1950
sociale. Elle y restera viscéralement lors de son séjour à Boston.
153 •

attachée et tentera de mieux saisir les


raisons et les choix qui mènent à ce
Parmi les pionnières du case-work financé par le plan Marshall. Il s’agit d’une
alternance de cours universitaires et d’un
Intriguée et intéressée par les études de stage dans une banlieue de New York où
cas présentées, curieuse de cette nouvelle elle suit notamment une famille de migrants
méthode, elle évoque le case-work avec français. Elle est hébergée au foyer de
Paulette Charlin, psychologue et conseillère l’enfance puis au sein de familles. Elle
d’orientation à la SNCF. Celle-ci avait été fait ensuite le tour des États-Unis en bus
envoyée en 1950 par le comité d’entente Greyhound avant de revenir en France.
des écoles de service social au congrès Cette expérience américaine sera une des
de Vienne sur le case-work organisé par plus belles années de sa vie : « Ce ne fut
l’ONU. Elle l’encourage à s’inscrire aux pas qu’une année de plaisir, mais c’est
groupes réunis par Myriam David. Elle vraiment là que j’ai appris mon métier ».
s’engage alors au sein d’un groupe de dix À son retour et au cours des années 1956-
assistantes sociales, nommé « Pergolèse » 1957, le « métier » connaît une période
du nom de la rue où habite le médecin d’effervescence autour de cette méthode
pédiatre, pour étudier cette méthode, nouvelle. Le comité d’entente des écoles de
appelée également « aide psychosociale service social, l’UNCAF, et bien d’autres
individualisée », inspirée des sciences institutions, dont la SNCF, multiplient les
humaines et de la psychanalyse. Ce groupe initiatives et les cours d’apprentissage. Le
fonctionne au domicile de Myriam David à numéro 1 de la revue Vie sociale, édité
partir de janvier 1952 en dehors des heures en 1999, dresse un panorama complet
de travail, de 21 heures à minuit à raison de l’introduction du case-work en France
d’une séance tous les 15 jours. Il durera et du rôle des nombreuses actrices de ce
plus de trois années. Le docteur David mouvement. Il ne serait pas totalement
exige qu’elles rédigent leurs entretiens juste d’oublier aussi les réticences, les
d’aide pour les présenter en séance ou incompréhensions d’une partie du corps
en supervision, condition non négociable. professionnel redoutant la mise en cause
Catherine Lang se souvient très bien de de leurs pratiques professionnelles ou
son premier cas dénommé « Juliette », fille l’abandon des origines du métier. Mais ces
d’un cheminot, revenue de sanatorium et craintes se dissipent vite face à l’enjeu de
en conflit avec son père. Des supervisions la professionnalisation et à la clairvoyance
collectives puis individuelles sont bientôt de certaines responsables de service.
démarrées pour approfondir les situations L’urgence médicale et sanitaire n’est plus
présentées. Myriam David découvre le le quotidien des assistantes sociales et
métier d’assistante sociale et encourage beaucoup cherchent une reconnaissance
les participantes à mieux le définir. « Elle par une méthodologie déjà pratiquée et
nous a appris à écouter et entendre avec reconnue aux États-Unis. Les placements
Laurent THÉVENET

beaucoup de précisions » et « comprendre d’enfants, la séparation des familles


ce qui était en jeu pour les personnes dans questionnent le corps professionnel sous un
leurs difficultés », rapporte Catherine Lang. angle plus psychologique. Les équipements
En 1954, deux membres du groupe, dont sociaux se multiplient, les fléaux sociaux
Catherine Lang, décident de partir aux reculent, d’autres métiers investissent le
États-Unis pour se perfectionner. Boursière
154 •

champ social, la seule réponse médico-


de l’ONU, elle bénéficie d’un programme sociale n’apparaît plus comme pertinente.
Ainsi, il semble nécessaire, au vu de ces Une autre vie, de la Recouvrance
changements, de se désinvestir du champ à l’écriture
médical pour élargir les compétences et
mieux répondre aux besoins détectés. Photo 9. Catherine et Marc de
Catherine Lang est au cœur de ces Béchillon, 1970 (source : coll. Catherine
évolutions et des débats du moment. Au de Béchillon).
sein du service social SNCF où elle exerce,
plusieurs dirigeants, et les assistantes
sociales principales dans leur majorité,
encouragent et soutiennent ces évolutions.

Photo 8. La bibliothèque du BEQS,


1950 (source : SARDO – Centre National
des Archives Historiques (CNAH) du Groupe
SNCF).
Le 15 juin 1960, Catherine Lang épouse
Marc de Béchillon. Lui-même, hasard de la
vie, est le fils d’un ingénieur de la SNCF.
Elle attend un enfant, Denys, qui naît le
29 mai 1961, et le poste de responsable
d’un service lui apparaît peu compatible
avec sa nouvelle vie. Elle devient
enseignante au BEQS pour quelques
années. Au cours de cette période,
Catherine de Béchillon commence à écrire
Le Bureau d’Étude des Questions Sociales et intervient notamment lors de séminaires
(BEQS), dirigé par Jacqueline Cuisiniez, ou conférences organisés par l’ANAS. Le
sera l’instrument pour former les assistantes dirigeant des services sociaux, Monsieur
sociales de la SNCF. À la fin des années Paris, lui propose de participer à des
1960, une grande majorité des assistantes formations hors SNCF. Elle enrichit ainsi
sociales SNCF est sensibilisée ou formée au son réseau et transmet sa pratique du case-
case-work. Le BEQS fera notamment appel work. En 1968, à la faveur d’un changement
à Myriam David et Catherine Lang dès la professionnel de son mari, formé à l’art-
fin des années 1950. En effet, à la suite thérapie, ils décident de créer un centre
de son séjour américain, elle entreprend et psychothérapeutique près de Tarbes.
autofinance une formation de superviseur,
mise en place par l’UNCAF. Puis elle Photo 10. La Recouvrance, 1970
partage sa vie professionnelle entre le (source : coll. Catherine de Béchillon).
Laurent THÉVENET

secteur de Villeneuve-Saint-Georges et la
formation au BEQS avec des supervisions.
Sa situation « d’assistante de base » et de
formatrice n’était pas sans ambiguïté vis-
à-vis de la hiérarchie sociale. Elle se voit
155 •

donc proposer un poste d’assistante sociale


chef, mais sa vie personnelle l’éloigne de
ce choix.
Le centre de la Recouvrance, avec ses 21 En 1997, elle rédige son ouvrage Aider
lits, ouvre le 2 février 1969 et accueille des à vivre, propos sur le service social, paru
enfants puis des adultes en grande difficulté en 1998, et poursuit sa réflexion sur le
psychologique. Elle y assume la fonction métier d’assistante de service social et le
de direction pour « assurer la sérénité de travail social en publiant de nombreux
la maison ». Elle maintient des liens étroits articles. Elle approfondit ainsi sa pratique
avec Myriam David qui l’aide pour les et théorise des aspects méthodologiques,
situations difficiles. C’est un investissement notamment par l’apport des sciences
total pour elle et son mari, avec une humaines, et plus particulièrement de la
bataille sans fin pour obtenir l’agrément de psychologie et de la psychanalyse. Avec
l’établissement pour les moins de 18 ans. Aider à vivre, c’est au terme d’une longue
Le centre accueillera parmi les patientes carrière qu’elle souhaite témoigner pour
Gabrielle Russier, se souvient-elle lors d’un faire connaître « cet étonnant métier qu’est
entretien. Elle sera sollicitée au moment le travail social ». Elle fait revivre le souvenir
de « l’affaire » par des journalistes mais des « rencontres avec des hommes, des
refusera de répondre à la presse. femmes, des enfants qui ne soupçonnaient
pas que leur richesse intérieure, plus que
Photo 11. Catherine de Béchillon, leur détresse, donnait un sens à leur vie ».
1990 (source : coll. Catherine de Béchillon). Rencontrant les uns et les autres à son
bureau, dans la rue, dans des cafés, à leur
domicile, dans le train ou sa voiture ou à
l’hôpital, en prison ou à la Recouvrance,
elle énumère ces lieux car, pour elle,
c’est une des originalités de ce métier :
« Il peut s’exercer en tous lieux et donc
s’ancre dans la vie ». Cette énumération
de lieux ne suffit pas cependant pour dire
la difficulté du métier qui « par des gestes,
quelquefois d’une grande banalité, comme
accompagner une démarche de celui qui a
trop peur d’autrui pour la faire seul » peut
Après 14 ans d’engagement et de aider à vivre… Lors des entretiens, elle se
persévérance, le centre ferme en avril rappelle avec émotion de ces situations
1986. Son mari ouvre un cabinet à Pau, suivies et apportées en supervision : Juliette,
et Catherine de Béchillon reprend des Angèle, Alain et bien d’autres, qu’elle
activités de supervision et d’enseignement a accompagnés à un moment de leur
à l’école de service social de Pau et à vie. En introduction de son ouvrage, elle
Laurent THÉVENET

l’UNCANSS. Elle travaille également à mi- mentionne que son « éducation bourgeoise
temps pour le conseil général des Pyrénées- ne la préparait pas à prévoir que la vie
Atlantiques et pour l’association béarnaise lui offrirait une si grande diversité ». Elle
de contrôle judiciaire en réalisant des savait que ce métier la confronterait à
enquêtes sociales et de personnalité pour la souffrance et aux manques : « Mon
156 •

le juge instructeur. Elle intervient également expérience de la guerre, où j’ai survécu à la


pour une association d’insertion. Shoah, a sans doute un sens dans le choix
que j’ai fait de devenir assistante sociale. Elle clôt sa carrière professionnelle à la
Mais j’ignorais que j’allais tant recevoir ». fin des années 2000 puis entre en 2013
En conclusion, elle imagine que « d’autres dans une maison de retraite qu’elle
poursuivront le chemin pour ouvrir de quittera ensuite pour s’installer dans un
nouvelles voies car la tâche demeure établissement géré par des sœurs. Pour
d’actualité. Elle est difficile, parce qu’elle Catherine de Béchillon, c’est un choix en
nous fait côtoyer la douleur, la misère, le lien avec l’aide vitale apportée par les
désespoir, les incapacités, le vide ; parce sœurs de Notre-Dame-de-Sion à sa sœur
qu’elle manque souvent de nous entraîner et à elle-même pendant la guerre et les
dans l’aveuglement de la réparation persécutions des Juifs.
sans fin. Mais elle nous fait participer à
la richesse de l’expérience humaine ». Aujourd’hui âgée de 95 ans, elle garde
Fidèle aux valeurs de ce métier, membre une mémoire incroyable, une intelligence,
de l’ANAS depuis 1947, Catherine de une sensibilité aux questions humaines et
Béchillon souhaite transmettre et nous dit une vivacité d’esprit sans égale. Elle reçoit
« combien ce métier exige d’invention, de ses nombreux visiteurs, dont plusieurs
présence, d’intérêt pour les personnes, de anciennes patientes de la Recouvrance,
souplesse et de rigueur ». En citant le poète en contemplant de ses yeux bleus perçants
autrichien Rainer Maria Rilke, elle espère une superbe vue sur les Pyrénées.
qu’il peut y avoir un art d’aider.

Photo 12. Catherine de Béchillon,


90 ans (source : coll. Catherine de Béchillon).

Laurent THÉVENET
157 •
ARTICLES / OUVRAGES
DE CATHERINE DE BÉCHILLON

•1984, « L’évolution du service social dans la dynamique de l’histoire : un temps fort du


39e congrès de l’ANAS », La Revue française de service social, n° 141-142.
•1985, « Le problème des enfants maltraités posé à l’assistante sociale », La Revue
française de service social, n° 144-145.
•1990, « La Maltraitance : une réponse professionnelle », La Revue française de service
social, n° 156.
•1993, « L’Enquête de personnalité », Congrès de l’Association française de criminologie,
Pau, p. 181-183.
•1995, « Entre théorie et pratique », La Revue française de service social, n° 177-178.
•1998, Aider à vivre, propos sur le travail social, Toulouse, Erès.
•2009, « Le travail social, formation à l’accompagnement », Empan, n° 74, p. 107-112.
•2009, « Les violences aux mineurs », Problèmes politiques et sociaux, n° 964.
•2010, « Service social et placement familial », Empan, n° 80.
•2011, « Notre métier est-il un art ? » La Revue française de service social, n° 243.
•2014, « Une transformation en profondeur du travail social », dans David M., Prendre
soin de l’enfance, Toulouse, Erès.
•2017, « La clinique en service social », La Revue française de service social, n° 265.

BIBLIOGRAPHIE

• Entretiens avec Catherine de Béchillon (2018), menés par Paula Parravano


et Laurent Thévenet.
• Archives SNCF, œuvres sociales et services sociaux, Le Mans.
• Bibas N. (2012). Henri Lang, un dirigeant de la SNCF mort à Auschwitz, Paris, LBM.
• Charrier MF, Feller É. (2001). Aux origines de l’action sociale, l’invention des
services sociaux aux chemins de fer, Toulouse, Érès.
• Charrier MF, Feller É. (2012). L’action sociale à la SNCF, l’affirmation d’une
identité, Toulouse, Érès.
• Cheminée L, Bouquet B, Boudard F. (1999). « Éléments pour une histoire du
Case-Work en France (1945-1970) », Vie sociale, n° 1, p. 3-110.
• Thévenet L. (1997). « Les assistantes sociales du chemin de fer. Émergence et
construction d’une identité professionnelle 1919/1949 », maîtrise d’histoire.
Laurent THÉVENET

REMERCIEMENTS
Pascale Durand, Marilyne Gérard, Monique Guessard et Paola Parravano.
158 •
Du côté des associations

.LE MÉTRO MINIATURE DU CENTRE


D’INSTRUCTION DE LA RATP

Michel BOUTARIC

Cette maquette animée a été conçue Cette représentation d’une ligne de métro
pour l’exposition universelle de 1935 à en miniature permettait la formation des
Bruxelles et de 1937 à Paris. Récupérée, métiers suivants : chef de station, chef
agrandie et perfectionnée à partir de… de départ, régulateur ainsi qu’agent de
1941, après une période de désaffection, maîtrise.
elle devient un outil de formation des
agents du réseau ferré de la RATP à partir La maquette du centre d’instruction de
de 1949. En 1953, elle est installée dans Lagny a été utilisée de 1949 à 1987. En
une grande salle de 800 m2 au centre de 1989, elle est démontée car inutilisée du
formation du 92 rue de Lagny, dans le 20e fait de la mise en service des simulateurs.
arrondissement de Paris. Son devenir, très incertain à cette époque,
se traduit par une restauration de la partie
Photo 1. Maquette RATP, vue de la maquette qui reproduisait le fameux
d’ensemble, publiée dans La Vie du viaduc de Passy de la ligne 6, soit une
Rail du 13 octobre 1963 (source : RATP). dizaine de mètres de longueur, exposée
dans les locaux de la RATP jusqu’en 2010.
Le reste de la maquette est stocké dans de
très mauvaises conditions dans une sous-
station désaffectée.

En 2012, l’Amicale des Modélistes


Ferroviaires du Personnel de la RATP (AMFP
RATP) propose à la direction générale de
la RATP de la restaurer bénévolement. À
partir de 2014, la restauration des éléments
Michel BOUTARIC

À cette époque, les caractéristiques sont de la maquette qui étaient récupérables


les suivantes : 196 mètres de double voie ; peut démarrer dans un local à Villeneuve
21 stations ; 32 trains la parcourent en 20 triage, près de la collection des matériels
minutes. de la RATP. Fin 2015, la maquette est
reconstituée en partie dans ce même local
159 •

de Villeneuve : une ligne de 60 mètres de


longueur avec 9 stations et le viaduc de Photo 2. Maquette RATP, détail du
Passy. À terme, 18 trains pourront circuler terminus principal « Avignon »,
sur cette ligne, lorsque les nouveaux publiée dans La Vie du Rail du
matériels commandés seront livrés. De 13 octobre 1963 (source : RATP).
l’époque, nous n’avons récupéré que
7 trains sur les 32 d’origine, dont seulement
4 sont en état de fonctionnement.

Depuis 2015, l’unité mémoire de la


RATP a intégré la présentation de cette
maquette aux visiteurs lors des journées du
patrimoine. En 2019, après les gros travaux
de l’infrastructure, nous avons démarré le
câblage des signaux, des itinéraires et
de la traction. Selon la disponibilité des
membres de l’AMFP qui travaillent sur
cette maquette, elle devrait être totalement
opérationnelle entre 2020 et 2021.

Les adhérents de Rails & histoire auront eu la


chance de pouvoir admirer cette maquette
lors de la journée de visite organisée sur
le site de Villeneuve-Saint-Georges, le
12 mars 2020.
Michel BOUTARIC
160 •
LES BOURSIERS

DE RAILS & HISTOIRE

Au cours de l’année universitaire 2018- modifications urbaines que la gare et les


2019, Rails & histoire a soutenu les voies de chemin de fer peuvent ou non
recherches de huit étudiants, en master 1 engendrer, et d’interroger la place de ce
ou 2 et thèse de doctorat. L’association se quartier dans la seconde moitié du XXe
félicite de constater que les cinq étudiants siècle avec l’augmentation considérable
de Master ont soutenu leur mémoire, des échanges et l’insertion de l’automobile
alors que les recherches des thésards se dans la ville. La gare n’est pas un espace
poursuivent. fixe et immuable. Son bâtiment voyageur,
ses installations, ses remises sont amenés à
Trois études se sont intéressées aux évoluer en fonction des usages, du trafic et
gares, que ce soit en termes d’histoire ou des politiques de la compagnie ferroviaire
d’architecture : qui l’exploite. Interroger la gare et ses
rapports à la ville, c’est donc interroger
une relation en mutation permanente.

- Thomas GALLICHIO, dans son mémoire


- Benjamin FORTIN-DUCHEMIN a ainsi de master 2 en architecture, a analysé en
poursuivi ses recherches sur la gare de quoi la gare d’Auber marque un tournant
Rouen-Rive-droite, prenant pour sujet, en dans la conception et la considération
LES BOURSIERS

master 2, la formation du quartier autour des espaces souterrains à Paris grâce,


de la gare, de l’implantation du premier en particulier, aux réalisations d’André
bâtiment en 1847 jusqu’à la Seconde Wogenscky. Au croisement d’un
Guerre mondiale et l’achèvement des programme technique et artistique, la gare
161 •

travaux engagés pour la reconstruction d’Auber étonne par ses proportions. Elle
de la gare. Il s’est agi d’envisager les constitue un monde souterrain, à part du
réseau métropolitain classique apparenté politiques (guerre, changements de
à un tramway souterrain. Il s’agissait gouvernement, orientations stratégiques
pour les concepteurs de répondre à un de la SNCF, etc.). Une des raisons de sa
programme novateur pour l’époque, avec persistance se trouve dans la formation
une certaine rupture d’échelle mêlant des intellectuelle des hommes aux commandes.
contraintes d’usages et des considérations Les principales personnalités chargées de
d’aménagement intérieur. Pour cela, des la conception des gares (Raoul Dautry,
principes et théories seront appliqués Urbain Cassan, Paul Peirani, Jean-Marie
pour donner à l’ensemble une dimension Duthilleul et Étienne Tricaud, mais aussi
architecturale utile à l’homme. Dans tous les présidents successifs de la SNCF)
l’optique de cette rupture d’échelle et de sont toutes issues de l’École polytechnique
vitesse, s’est mise en place une esthétique et ont, les unes après les autres, fait évoluer
tout d’abord commune à toutes les gares et perdurer pendant près d’un siècle
puis interprétée par l’équipe d’Auber. Cette ce modèle qui tend, de nos jours, à se
étude permet également de comprendre la libéraliser. Leur pensée, notamment héritée
position des différents acteurs ayant conçu de l’idéologie saint-simonienne, constitue
la gare et d’affiner le rôle de l’architecte et l’essence des gares françaises.
des designers dans la conception d’Auber.

- Le mémoire de master 2 en architecture Sarah MORISOT a poursuivi, en master


de Mathias COVILLE analyse l’édification 2 d’histoire de l’art contemporain du XIXe
ferroviaire, comprise entre les années siècle, ses recherches sur les images et le
Carolyn DOUGHERTY

1920 et 1980, et montre que s’il existe chemin de fer en s’appuyant sur l’exemple
aujourd’hui un monopole de maîtrise de la Compagnie des chemins de fer du
d’œuvre plus ou moins détenu par l’État, Nord. À la fois créateur d’images et sujet
c’est parce que les décisions politiques des images, le Chemin de fer du Nord fait
de l’entre-deux guerres ont institué une l’objet d’une riche production depuis le
nouvelle culture relative aux gares. L’esprit milieu du XIXe siècle. L’étude s’intéresse aux
162 •

de cette culture a été transmis et a évolué gravures sur bois présentes dans la presse,
au fil des générations et des événements mais aussi dans les guides touristiques,
aux photographies commandées par le des régions Auvergne-Rhône-Alpes et
président de la compagnie, aux gravures Occitanie et a montré en quoi les lignes
techniques présentes dans les notices interrégionales de dessertes fines du
d’expositions universelles et aux affiches. territoire entre les régions Auvergne-
Ces quatre supports pouvant être très Rhône-Alpes et Occitanie sont révélatrices
souvent étudiés en regard les uns des autres, des enjeux de territoire actuels en matière
ils permettent de mettre en exergue certains de transports gravitant autour d’elles.
aspects du voyage, ses conséquences, sa Ce travail vise à mieux comprendre les
perception et la mise en image de tout cela. interactions entre les différents acteurs
Les matériaux des œuvres constituant le qui composent ce réseau de transport. Il
corpus ainsi que le début de la chronologie s’agit avant tout de mettre en lumière les
permettent d’aborder avec un nouvel angle évolutions subies ou à venir par ces lignes
le phénomène ferroviaire. De nombreuses en termes d’infrastructures et d’offres de
thématiques ont déjà été étudiées pour la dessertes dans des territoires de faible
fin de siècle mais en les transposant dès le densité au prisme de la régionalisation.
milieu du XIXe siècle et en tenant compte Pour cela, l’étude tente d’énumérer quels
d’images issues de l’art dit « mineur », il sont les enjeux qui concernent ces lignes et
s’agit de donner une nouvelle perspective. si des logiques d’investissements émanent
Ainsi, ce sujet offre l’étude d’une multitude de la mise en œuvre des politiques menées
de supports majoritairement issus d’un par ces différents acteurs au plan régional
art qui a été moins étudié, laissant dans et interrégional.
l’ombre une part de l’approche du train
et de son appréhension par le public de Par ailleurs, deux boursiers, soutenus par
l’époque. Ce travail propose également Rails & histoire les années précédentes, ont
deux volumes d’un très riche catalogue récemment soutenus leur thèse de doctorat.
thématique et commenté.
Le 2 juillet 2019, Matthieu SCHORUNG
a présenté ses travaux sur « Le transport
ferroviaire de passagers aux États-Unis
entre conflictualités institutionnelles,
processus de territorialisation et ancrage
métropolitain ». Cette thèse peut être
consultée en ligne. : https://tel.
archives-ouvertes.fr/tel-02197401v1

Jérémie BRUCKER a intitulé sa thèse,


soutenue le 6 décembre 2019 : « Avoir
l’étoffe. Une histoire du vêtement
LES BOURSIERS

professionnel en France des années 1880


à nos jours ».

Pierre SOULIÉ, dans son mémoire de Tous ces travaux sont conservés et peuvent
163 •

master 1 en urbanisme et aménagement, être consultés au centre de documentation


a étudié cinq « petites lignes » ferroviaires de Rails & histoire ( : bibliotheque@
ahicf.com).
IL ÉTAIT UNE VOIE…
L’HISTOIRE FERROVIAIRE QUE L’ON ÉCOUTE
ET QUE NOUS ALLONS ÉCRIRE ENSEMBLE

Depuis quelques mois, grâce au soutien de notre mécène, SNCF, nous travaillons sur
un projet de podcasts portant sur l’évolution des anciens lieux ferroviaires. En écoutant
ces podcasts, nous embarquons pour un voyage sur d’anciens sites reconvertis et ayant
aujourd’hui une nouvelle activité.

Nous souhaitons développer ce concept et Rails & histoire a fait du son l’une de ses
créer de nouveaux podcasts, et pour cela spécialités depuis le début des années
nous avons besoin de vous. Com- 2000 avec des collectes d’archives orales
ment participer à l’aventure ? C'est très portant sur les métiers du rail, RFF ou en-
simple : core la Seconde Guerre mondiale. Ces
• Si vous avez une âme de chercheur, vous travaux ont notamment débouché sur la
pouvez nous aider en vous déplaçant sur création de corpus très riches et ont permis
les sites et dans les centres où des archives la réalisation de l’exposition Voix chemi-
sont conservées afin de créer un dossier notes. Une histoire orale des années 1930
documentaire nous permettant d’écrire à 1950, présentée aux Archives nationales
l’épisode et de documenter le lieu. en 2015. Il était une voie… s’inscrit dans la
• Si votre plume est aiguisée, vous pou- tradition orale de notre association, tout en
vez nous aider à rédiger le scénario des explorant les médias contemporains.
podcasts.
• Si vous ou quelqu’un de votre entourage : https://www.ahicf.com/post/ecoutez-le-
a travaillé sur l’un des sites envisagés ou premier-episode-de-notre-podcast-il-etait-une-
a une histoire particulière avec l’un de voie
ces sites, participez aux podcasts en nous
confiant votre témoignage.
• Si vous avez en tête ou près de chez
vous, des lieux ayant eu plusieurs vies dont
une en lien avec le chemin de fer, n’hésitez
pas à nous contacter. Plusieurs sites sont
envisagés pour les prochains podcasts :
IL ÉTAIT UNE VOIE...

- la gare maritime de Cherbourg


- l’ancienne gare de Saint-Nazaire, au-
jourd’hui reconvertie en théâtre
- la gare du Midi, à Biarritz, aujourd’hui
reconvertie en opéra
- Luma, les ateliers d’Arles.
164 •
ET RAILS & HISTOIRE
VOUS SOUHAITENT UNE EXCELLENTE ANNÉE 2020
180 ANS D’HISTOIRES FERROVIAIRES

Ce volume de La Revue d’histoire des chemins de fer, intitulé « 180 ans d’histoires ferroviaires »
permet de retrouver les textes des conférences qui avaient été données à l’occasion du Train de
l’innovation, organisé par la SNCF pour célébrer ses 80 ans, à l’automne 2018, par des membres
du comité scientifique de Rails & histoire et des chercheurs invités. Des transports parisiens au
tramway lyonnais, du Réseau breton à la ligne Paris-Toulouse, de la liaison ferroviaire transmanche
à la régionalisation des transports dans le Massif central, c’est à une (re)découverte des réseaux
ferrés que vous invite ce numéro.
Carolyn DOUGHERTY

REVUE D’HISTOIRE DES CHEMINS DE FER


166 •

9, rue du Château-Landon, 75010 Paris


ISSN : 0996-9403
www.ahicf.com
Prix : 25 €

Vous aimerez peut-être aussi