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Séance 4 : Les mirages de la société de consommation : extrait de Les Choses, de Georges Pérec,

1965.

Georges Perec obtient avec son roman Les Choses le prix Renaudot, en 1965. Les deux
personnages, Jérôme et Sylvie, convoitent des objets, des biens qu’ils ne peuvent acquérir éveillant
leur frustration extrême. En décrivant des êtres obsédés par la possession, englués dans les choses,
Perec conteste avec ironie la société de consommation. La lecture du texte nous invite donc à nous
demander en quoi Georges Perec met-il en évidence les mirages de la société de consommation ?

Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient pu l’être. Ils auraient su

s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient eu le tact, la discrétion

nécessaires. Ils auraient oublié leur richesse, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas

glorifiés. Ils l’auraient respirée. Leurs plaisirs auraient été intenses. Ils auraient aimé marcher,

flâ ner, choisir, apprécier. Ils auraient aimé vivre. Leur vie aurait été un art de vivre. Ces

choses-là ne sont pas faciles, au contraire. Pour ce jeune couple, qui n’était pas riche, mais qui

désirait l’être, simplement parce qu’il n’était pas pauvre, il n’existait pas de situation plus

inconfortable. Ils n’avaient que ce qu’ils méritaient d’avoir. Ils étaient renvoyés, alors que déjà

ils rêvaient d’espace, de lumière, de silence, à la réalité, même pas sinistre, mais simplement

rétrécie –et c’était peut-être pire–, de leur logement exigu, de leurs repas quotidiens, de leurs

vacances chétives. C’était ce qui correspondait à leur situation économique, à leur position

sociale. C’était leur réalité, et ils n’en avaient pas d’autres. Mais il existait, à cô té d’eux, tout

autour d’eux, tout au long des rues où ils ne pouvaient pas ne pas marcher, les offres

fallacieuses, et si chaleureuses pourtant, des antiquaires, des épiciers, des papetiers. Du

Palais-Royal à Saint-Germain, du Champ-de-Mars à l’Etoile, du Luxembourg à Montparnasse,

de l’île Saint-Louis au Marais, des Ternes à l’Opéra, de la Madeleine au parc Monceau, Paris

entier était une perpétuelle tentation. Ils brû laient d’y succomber, avec ivresse, tout de suite et

à jamais. Mais l’horizon de leurs désirs était impitoyablement bouché ; leurs grandes rêveries

impossibles n’appartenaient qu’à l’utopie.


Lecture analytique texte 2 : extrait de « Les Choses », de Pérec, 1965.
I/ Le rêve de l’argent et d’une autre vie
a/ L’image du luxe et de la richesse
Dans cet extrait, le lecteur saisit très rapidement que les deux personnages manifestent une
envie certaine pour les choses, pour le luxe et la richesse.
 A partir de la ligne 12, les accumulations semblent retranscrire les désirs du couple :
« Du Palais-Royal à Saint-Germain, du Champ-de-Mars à l’Etoile, du Luxembourg à
Montparnasse, de l’île Saint-Louis au Marais, des Ternes à l’Opéra, de la Madeleine au
parc Monceau ». Cette liste de lieux mythiques de la bourgeoisie parisienne révèle leur
attrait pour le faste. Ils parcourent Paris en omettant les quartiers populaires, ils ne
rêvent qu’à ce qui leur est inaccessible.
 L’antiphrase et l’adverbe « pourtant » (l 12-13) : « les offres fallacieuses, et si
chaleureuses pourtant » (fallacieuses = trompeuses) expriment le charme redoutable
de la richesse. Le luxe obnubile les protagonistes et le narrateur lance un constat sans
appel : « Paris entier était une perpétuelle tentation. » (l 15)
 L’adjectif qualificatif : « perpétuelle » traduit une tentation parisienne qui perdurera
mais qui ne trouvera jamais satisfaction.

b/ Le songe d’une existence idéale


 Il est intéressant de noter les changements significatifs qu’aurait pu apporter la richesse
dans l’existence de nos deux personnages. Certes, leur situation financière se serait
améliorée mais c’est surtout sur les mutations comportementales qui en auraient
découlé qu’il faut concentrer notre attention. En effet, les protagonistes auraient été
tout autres avec de l’argent. exprimées par les énumérations de verbes infinitifs
 Perec, ici, adresse un clin d’œil au naturalisme et à Zola selon lequel le milieu social
détermine l’individu et inscrit véritablement cette constatation dans son roman. Sylvie
et Jérô me, dans le Paris bourgeois, auraient été des individus différents.
 Le rythme binaire de la ligne 2 : « Ils auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. »
révèle les valeurs morales que le luxe leur aurait offert.
 Les deux phrases négatives de la ligne 3 : « auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en
seraient pas glorifiés » indiquent les travers de la richesse qu’ils auraient évités,
l’exemplarité qui aurait été la leur.
 Les verbes qui se succèdent à la ligne 4 appartiennent au lexique du plaisir : « marcher,
flâ ner, choisir, apprécier » et témoignent de ce désir de connaître une autre existence.
Le paroxysme du rêve se situe à la ligne 5 : « Leur vie aurait été un art de vivre. »
Cependant, le songe laisse rapidement place à la réalité et à l’insatisfaction permanente
des personnages.
II/ L’insatisfaction permanente
a/ L’inconfort de la classe moyenne
 Les deux protagonistes appartiennent à la classe moyenne, un état social évoqué dans
la périphrase : « qui n’était pas riche, mais qui désirait l’être » (l 6) Le fait de cô toyer
des quartiers bourgeois est une frustration permanente et cruelle.
 Ce couple se définit par une situation sociale de l’entre-deux où tout doit être calculé
comme l’indique le champ lexical de l’étroitesse : inconfortable (l 7), rétrécie (l 9),
exigu (l 9), chétives (l 10), bouché (l 17).
 Il n’est pas pauvre mais il n’est pas riche non plus, éveillant un profond sentiment
d’inconfort traduit à la ligne 9 par l’adjectif au comparatif : « pire » : « et c’était peut-
être pire». Cette appartenance à la classe moyenne les freine dans leurs désirs. Ils vivent
une existence correcte mais qui dénote de leurs aspirations : « C’était leur réalité, et ils
n’en avaient pas d’autres. » (l 11)
b/ Des aspirations impossibles
 Nous pouvons noter que le temps employé des lignes 1 à 5 est le conditionnel passé :
« ils auraient aimé », « ils auraient su » (l 1), « ils auraient eu », « ils auraient oublié » (l
2). Il s’agit d’un temps qui exprime l’irréel du passé (ce qui aurait pu avoir lieu)
 Ce temps évoque les désirs inassouvis des deux personnages. Il
correspond aux rêveries impossibles du couple comme le révèle
le rythme ternaire de la ligne 1-2 : « Ils auraient su s’habiller, regarder,
sourire comme des gens riches. »
 Pour renforcer cette incapacité à voir se réaliser leurs aspirations, le narrateur use
d’une phrase au présent de vérité générale qui marque une véritable rupture dans les
espérances des protagonistes : « Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. »
 De la sorte, à partir de la ligne 5, le conditionnel passé se voit remplacé par l’imparfait
qui révèle la réalité à laquelle sont confrontés Sylvie et Jérô me : « Ils n’avaient que ce
qu’ils méritaient d’avoir. » (l 7)Rappel : l’Indicatif = le mode du réel
 La conjonction de coordination « mais » clô t notre passage et permet un basculement
dans l’extrait. Les rêveries des personnages laissent place à un constat douloureux mais
qui est l’évidence même : leurs aspirations ne sont que des chimériques.
 La métaphore : « l’horizon de leurs désirs » se voit niée par l’adverbe :
« impitoyablement » et par le verbe « boucher ».
 Le mot « utopie » apparaît à la ligne 17 et ce choix est loin d’être anodin. cf. son
étymologie : topos : le lieu, ut : « idéal » ou « idéel » (qui n’existe que dans le monde des
idées) ; autrement dit le lieu, les choses qui n’existent pas, nous comprenons que le
couple aspire à l’impossible. Leur insatisfaction, de la sorte, ne peut qu’être
permanente. Il est impossible de « tordre » le Réel à sa guise, penser le contraire c’est se
condamner à souffrir. Dans l’acceptation du réel, la libération. (Pensée des philosophes
du Bonheur, comme Spinoza ou Nietzsche ou leBouddha)
BILAN : Dans cet extrait des Choses, Georges Perec dresse un portrait peu élogieux de la
société de consommation. Les deux personnages mis en scène sont confrontés à la frustration,
à l’envie et l’insatisfaction. Ils ne peuvent s’offrir ce qui les fait rêver et sont réduits à une vie
moyenne.

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