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Vie et destin d’Alexandre Grothendieck
PAR Myriam ANISSIMOV
2022
Folio
pages
A Paris, nul ne savait, à l'exception de Jean Malgoire, où avait subitement disparu le plus
grand mathématicien du XX e siècle qui avait quitté aussi bien sa famille que la communauté
mathématique et l’Institut des Hautes Études Scientifiques, où il avait dirigé pendant vingt
ans ses fameux séminaires de géométrie algébrique, illuminant ses étudiants, mais aussi
Jean Dieudonné (1906-1992) dont il avait été l’élève à Nancy, et qui devint avec humilité son
scribe.
Au mois de juillet 1990, Grothendieck avait accueilli aimablement son ancien élève Jean
Malgoire, et lui avait même remis « des vieux papiers ». Il s’agit de deux fonds distincts :
41 boîtes d’archives, faites sur mesure, selon ses instructions, et rangées dans trois
cantines. Puis, il lui remit d’autres manuscrits le 28 juillet 1995.
On n’y trouve aucune correspondance privée, car, selon sa fille Johanna, Grothendieck a
brûlé toutes ses lettres intimes, dans un fût de 100 litres, lorsqu’il résidait dans sa maison
Les Aumettes (Vaucluse).
A l'occasion de la visite de son ancien élève, Grothendieck lui donne la médaille Émile
Picard, remise tous les six ans par l’Académie des sciences, dont il se servait comme casse-
noix. En 2010, Malgoire déposa à l’université de Montpellier, où Grothendieck avait
enseigné jusqu’à sa retraite, les manuscrits que ce dernier lui avait confiés, soit 28 000
feuillets, composés d’écrits littéraires, philosophiques et mathématiques. Après un long
séjour dans un cagibi, ils ont été numérisés en haute résolution recto-verso, et une partie
mise en ligne (https://grothendieck.umontpellier.fr/).
i
Une enfance entr e cultur es juive, r usse et g er manique
Alexandre Grothendieck est né à Berlin, le 28 mars 1928. Son père Iossl Isaevitch (en
hébreu Yeshayahou) Shapiro, dit Sacha, né le 6 août 1890, était issu d’une famille dite « de
petits bourgeois » de Novozybkov, selon la nomenclature russe. Le quart de la population
était juive et d’obédience hassidique.
Dans son ouvrage La Clef des Songes, il écrit que son grand-père était rabbin, et que son
père quitta sa famille à l’âge de 14 ans. Il était assez fréquent que de jeunes garçons
quittent leur famille pour aller rejoindre des mouvements politiques, le plus souvent
socialistes, révolutionnaires ou sionistes.
Alexandre est le prénom par lequel il s’est fait connaître au sein du mouvement anarchiste,
qu’il a rejoint à l’âge de 17 ans. Il parlait couramment le russe, mais aussi le yiddish,
comme en témoigne une photo de sa mère dont le verso, en caractères hébraïques, lui est
dédié. Les Juifs de Novozybkov, dans la région de Smolensk, furent assassinés par les
Einsatzkommandos de l’Einsatzgruppe B pendant l’été 1941.((Operational Situation Report
USSR N°.92. The Einsatzgruppen Reports, Selection from the Dispatches of the Nazi Death
Squad’s Campain Against the Jews in Occupied Territories of Soviet Union July 1941-January
1943, Yad Vashem. Édité par Ytizhak Arad, Shmuel Krakowski, Shmuel Spector.)
Yossl Isaevitch Shapiro avait trois frères. L’un dont on ne connaît que le prénom russifié,
Boris qui servait dans la police Leib (Arieh en hébreu) et Ilya Isaevitch
Boris, qui servait dans la police, Leib (Arieh, en hébreu) et Ilya Isaevitch.
Yossl et Ilya étaient connus des services de police, en tant que serruriers. Ils habitaient
chez leurs parents. Ilya, anarchiste comme son frère, fut lui, comme arrêté, plusieurs fois.
Yossl Shapiro qui se fait désormais appeler Alexandre, rejoint les socialistes
révolutionnaires dès 1906. Condamné à mort la même année, il est gracié, eu égard à son
jeune âge, tandis que ses compagnons sont exécutés.
Il sera arrêté et condamné à de multiples reprises. Il passe quatre ans à la prison d’Orel et
de Yaroslav. Considéré comme un prisonnier violent et fou, il est transféré de la prison
d’Orel à Moscou, afin d’être examiné par un médecin, puis renvoyé en prison.
Auprès de ses codétenus, il est connu sous le nom de Sasha-Petr (pour Petrograd). Il écrit
de la poésie. Prisonnier rebelle, il organise des protestations. Plusieurs fois, il subit la
punition des 30 coups de fouet infligée par les gardiens sadiques, est envoyé au mitard
dans les cellules glaciales et obscures du système carcéral tsariste. Il fait aussi la grève de
la faim, et croupit toute l’année 1914 à l’isolement, dans une totale obscurité, occupant la
seule cellule d’un étage de la prison. Ce qu’il a souffert, en 1913, dans les geôles russes a
été admirablement décrit par l’écrivain yiddish Leivick Halpern (1888-1962) dans son récit
Dans les bagnes du tsar. Condamné à cinq ans de travaux forcés, il s’évade, au bout de trois
ans, au sein d’un convoi, en 1910. Il travaille ensuite dans les mines de charbon de
Berestovo-Bogudukhovsky, où il participe à l’agitation anarchiste communiste.
Shapiro aura passé au moins dix ans dans les prisons russes. Au cours d’une de ses
nombreuses arrestations, à laquelle il tente de s’opposer avec ses camarades, il est blessé
par balle à la poitrine et au bras, puis amputé à l’hôpital de la prison. Il y contracte la
tuberculose.
Grothendieck écrit encore dans La Clef des Songes, que son père a ensuite rejoint, à Kiev, un
groupe autonome de combattants anarchistes, « en contact avec Makhno, le chef de
l’armée ukrainienne de paysans ». On ne trouve pas de mention de cet épisode dans les
archives de la Fédération de Russie. Mais cela ne signifie nullement que ce n’est pas vrai.
Cela dit, on ignore quelles y furent ses fonctions, sachant qu’il avait perdu un bras en
résistant à son arrestation.
Pour se faire une idée de la guerre civile en 1918, à Kiev, il faut lire La Garde blanche, le
grand roman de Mikhaïl Boulgakov, qui habitait une maison dans le quartier du Podol, où
vivait une importante communauté juive.
Shapiro et Rachel Davidovna se marièrent pendant l’été 1917. Leur fils David, surnommé
Dodek, naquit le 20 octobre 1918, selon le calendrier julien. Rachel Davidovna séjourna à
Kiev, puis rejoignit Moscou en 1919.
Rachel Shapiro et Ilya, son beau-frère, furent arrêtés par les bolcheviks le 21 août 1921. Ils
furent condamnés en tant que contre-révolutionnaires, le 14 janvier 1922, et déportés au
Goulag des Solovetzki, puis à Petrominsk. Rachel fut ensuite élargie et condamnée à la
relégation à Nazym et Sourgout. Son fils Dodek vivait chez les Shapiro, ses grands-parents
paternels. Doué comme Alexandre Grothendieck pour les mathématiques et les sciences, il
fit des études de physique à l’Université de Leningrad et devint ingénieur.
Alexander Sasha Shapiro fut à son tour arrêté, au mois de novembre 1921, avec un groupe
appartenant au Secrétariat des Forces Armées en Ukraine. Il s’évada entre novembre 1921 et
Janvier 1922. Recherché par le Guépéou, il franchit la frontière polonaise, muni de faux
papiers au nom d’Alexandre Tanaroff, avec la complicité de Yelena Fyodorvna, une de ses
conquêtes, qui a également participé à son évasion de prison. Bien qu’il ne soit pas un
Adonis, Shapiro est un homme à femmes.
Il abandonne en URSS son épouse Rachel et leur fils Dodek (David), demi- frère aîné,
d’Alexandre Grothendieck. Les dernières informations qu’Alexandre Grothendieck recueillit
sur lui, lui parvinrent d’Oulianovsk, en Sibérie, où il vivait en relégation avec Rachel. Il lui
dédia son œuvre A la poursuite des champs, écrit en 1983, un manuscrit de six cents pages,
rédigé sous la forme d’une lettre adressée au mathématicien Daniel Quillen. Dans La Clef
des Songes, Grothendieck regrette de n’avoir jamais réussi à entrer en contact avec son
demi-frère.
Parce qu’on rasait la tête des prisonniers en Russie, Sacha Shapiro, la liberté retrouvée,
rasera ses cheveux. Un jour, son fils Alexandre fera de même.
Arrivé clandestinement à Berlin, Sacha Shapiro y vit quelques semaines et rejoint les
milieux anarchistes au sein desquels il rencontre Johanna Grothendieck, mariée à Johannes
Raddatz. Celle qu’on appelle familièrement Hanka est née dans une famille de la
bourgeoisie protestante, à présent ruinée. Elle a une petite fille nommée Maidi. Coup de
foudre entre Sacha et Hanka, qui divorcera. Leur fils Alexander, né le 28 mars 1928, est
d’abord enregistré à l’état civil sous le nom Raddatz, l’ex-mari de sa mère. Puis Hanka, fait
porter son seul nom sur le registre d’état-civil.
Maidi et le petit Alexander assistent parfois aux affrontements violents de leurs parents.
Sacha, en proie à une colère aveugle, « frappe avec brutalité » la petite Maidi.
Quand Hitler arrive au pouvoir en 1933, Hanka et Tanaroff décident de quitter l’Allemagne
au plus vite. Maidi est placée dans une institution pour handicapés mentaux. Le petit
Alexander qu’on appelle affectueusement Shurik, est conduit à Hambourg chez un couple de
protestants, les Heydorn, qui prennent des enfants en pension parce qu’ils sont pauvres.
Sur le seuil de leur demeure, Hanka avoue à Wilhelm et Dagmar Heydorn, l’épouse du
pasteur, qu’elle est sur le point de quitter l’Allemagne, et n’a pas un sou à leur donner. Ils
acceptent malgré tout d’accueillir Shurik, âgé de cinq ans. Il a de longs cheveux bruns,
denses et bouclés. Avant de prendre congé, Hanka demande à Dagmar de ne pas lui parler
de Dieu, dont il ignore tout, de ne pas lui couper les cheveux et de ne pas l’envoyer à
l’école. Dagmar lui répond qu’elle ne peut rien promettre. Pour la première fois, « le petit
Russe » dormit, ce soir-là, dans des draps propres, sans punaises. Quelques jours plus
tard, on lui coupa les cheveux, on l’envoya à l’école et il entendit parler de Dieu, chose
prévisible dans la maison d’un pasteur, devenu précepteur.
Shurik a passé six ans à Hambourg, durant lesquels ses parents ne se sont guère souciés
de lui. Sa mère l’a abandonné en quelques minutes, pressée de rejoindre Sacha à Paris.
Grothendieck écrit que ses parents « … ont alors été déclarés par moi comme des
"étrangers", tout comme mon enfance était désormais déclarée "étrangère" ». Il concède que,
durant les cinq premières années de sa vie, ses parents l’avaient accepté « dans sa
"totalité", et totalement : dans ce qui en moi est "viril", est "homme", et dans ce qui est
"femme". […] A aucun moment je n’ai eu à renier quelque chose en moi, pour être accepté par
mon entourage et pouvoir vivre en paix avec lui. »
Wilhelm, un humaniste, très cultivé, enseignait chez lui le latin, le grec et les
mathématiques. Dagmar tenait la maisonnée. « Après la guerre, j’ai renoué et je suis resté
en relations suivies avec eux jusqu’à la mort de l’un et de l’autre, écrit Grothendieck dans
Récoltes et Semailles. »
Mais le nouveau milieu dans lequel vit Shurik est tout à fait conformiste en ce qui concerne
« les attitudes répressives de rigueur pour tout ce qui concerne le corps et, plus
particulièrement, le sexe ». Cette division entre l’intellect et le corps, Grothendieck en prend
conscience dans sa quarante-huitième année, durant ce qu’il nomme « l’avènement de la "
troisième période" » de sa vie : « dans l’histoire de ma relation à moi-même, c’est-à-dire
dans celle de la relation à mon corps, à "l’homme" et à "la femme" en moi. »
Peu de temps après son arrivée en Allemagne, n’y trouvant aucun travail, Alexandre
Tanaroff a donc quitté Berlin pour Paris. Lia, une jeune femme juive, l’y rejoint. Mais en
1925, Sacha reçoit du consulat allemand à Paris une autorisation de séjour en Allemagne
pour une durée de seulement huit jours. Il retourne à Berlin et y restera jusqu’à l’arrivée
de Hitler au pouvoir en 1933. Il y vit avec Hanka.
la Seconde Guerre mondiale ; mais un portrait à l’huile a subsisté. Le couple rejoint les
Brigades internationales en Espagne. Après la fin de la guerre, ils franchissent la frontière
avec les soldats vaincus de la République espagnole, et s’établissent à Nîmes.
En 1939, les Heydorn estimant la situation trop dangereuse pour Shurik, à présent âgé de
10 ans, le font monter seul dans un train à destination de Paris, où son père est venu le
chercher. Shurik ne va passer que quelques mois avec lui, car il fait l’objet d’un arrêt
d’expulsion le 6 octobre 1939. L’administration française s’est lancée dans la chasse aux «
étrangers indésirables ». Sur ordre du Préfet du Gard, Tanaroff est arrêté à la « Villa Le
Cottage », le 29 du même mois, et interné au camp de concentration du Vernet d’Ariège, le
31. Les tentatives de le faire libérer resteront vaines. L’administration se déclare
défavorable « à toute mesure de libération », elle juge cet « individu très suspect ». En
juin, 1941, Sacha est transféré au « camp-hôpital » de Noé, qui n’en a que le nom,
dépourvu qu’il est de médecin, de matériel et d’équipement médical.
Alexandre Tanaroff est déporté à Auschwitz, via Drancy, dans le convoi n°19, le 14 août
1942. 1 015 Juifs, dont cent dix-sept enfants et adolescents, voyagèrent avec lui, pendant
cinq jours jusqu’à Birkenau. 115 d’entre eux furent sélectionnés pour le travail. Tous les
autres furent conduits à la chambre à gaz, le 17 août. Un seul homme, Nathan Seroka, a
survécu.
Shurik est interné avec Hanka au camp de Rieucros. Dans les baraques glaciales, il dort,
recroquevillé contre sa mère. Il y passera deux ans durant lesquelles il se rendra chaque
jour au lycée de Mende, situé à cinq kilomètres, avec des « chaussures de fortune », qu’il
pleuve, ou qu’il vente. Il n’est pas un élève remarquable, sauf en mathématiques. Il
surprend et heurte son rigide professeur en faisant preuve d’inventivité.
telle façon sur telle autre". Visiblement, cet homme qui m’enseignait ne se sentait pas capable
de juger par ses propres lumières (ici, la validité d’un raisonnement). Il fallait qu’il se reporte
à une autorité, celle d’un livre en l’occurrence. »
A douze ans, Alexander dont le prénom a été francisé en Alexandre, cherche le lien existant
entre la circonférence d’un cercle et son diamètre, quelle que soit la taille du cercle. Une
détenue du camp lui offre un manuel dans lequel il est démontré qu’il faut multiplier le
diamètre par le nombre Pi, qui vaut approximativement 3,1416. Il ne l’a d’abord pas crue,
puis il a dû s’incliner. Pi n’est pas égal à 3, comme il le pensait.
Il écrit : « Ces règles ; dès mes premiers contacts avec la mathématique scolaire, en 1940, au
lycée de Mende, il aurait semblé que je les connaissais, les sentais d’instinct, comme si je les
avais toujours connues. Sûrement, je les sentais mieux que le prof lui-même, qui nous récitait
sans conviction les lieux communs d’usage alors sur la différence entre un "postulat" (en
l’occurrence, celui d’Euclide, le seul dont lui et nous ayons eu l’heur d’entendre parler…) et un
"axiome", ou la "démonstration" des "trois cas d’égalité des triangles", en suivant le livre de
classe comme un élève de première communion suivait son bréviaire. »
« On était juifs pour la plupart, et quand on était avertis (par la police locale) qu’il y aurait
des rafles de la Gestapo on allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux par petits
des rafles de la Gestapo, on allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux, par petits
groupes de deux ou trois, sans trop nous rendre compte qu’il y allait bel et bien de notre peau.
»
Au collège Cévenol, Shurik s’ennuie en classe parce qu’il lit en une semaine, de la première
à la dernière page, tous les manuels de toutes les matières. Il résout tous les exercices de
mathématiques et en invente d’autres, pour corser les choses. Seul le professeur d’histoire
naturelle, M. Friedel « était d’une qualité humaine et intellectuelle remarquable ».
Il joue aux échecs, prend des leçons de piano, et exige le silence quand il s’assied devant le
clavier. La fille du pasteur dit de lui : « Un type fort mal embouché et même malpoli ». Il
passe son baccalauréat au Chambon, en 1945.
La paix revenue, Alexandre retrouve sa mère, libérée en 1944, et s’installe avec elle à
Meyrargues, un village situé au milieu des vignes. Ils y vivront très pauvrement pendant
trois ans. Hanka fait des ménages et Shurik, ouvrier saisonnier pendant les vendanges,
revend, sous le manteau, du « vin de grappillage ». Les relations entre la mère et son fils
sont empreintes d’une « violence hallucinante ». Dans les derniers mois qui précèdent sa
mort, l’existence au côté de Hanka sera « un enfer », écrit-il dans La Clef des Songes.
« Grothendieck était dans une situation de dénuement total, nous lui avons proposé de
présenter un projet d’études. Je le reçus chez moi. Je fus stupéfait. Au lieu d’un entretien de
vingt minutes, il passa deux heures à m’expliquer comment il a reconstruit “avec les moyens
du bord” des théories qui avaient mis des siècles à se construire. Il montrait une sagacité
extraordinaire. Grothendieck donnait l’impression d’un jeune homme extraordinaire, mais
déséquilibré par la souffrance et la privation. »((Alexandre Grothendieck Sur les traces du
dernier génie des mathématiques, Philippe Douroux, Allary Editions, 2016, p.108.))
Apprendre que ce qu’il croyait avoir découvert, l’avait été par d’autres avant lui, ne le déçoit
pas. Le travail solitaire du mathématicien l’émeut. Il l’évoque par une métaphore. Il s’agit,
écrit-il, « d’une chose fragile, infiniment délicate, sur le point de naître. C’est la partie
créatrice entre toutes – celle de la conception et d’une lente gestation dans les chaudes ténèbres
de la matrice nourricière, depuis l’invisible double gamète originelle, devenant informe
embryon et se transformant au fil des jours et des mois, par un travail obscur et intense,
invisible et sans apparence, un nouvel être en chair et en os. »
Il voit aussi dans l’œuvre créatrice deux forces : « la partie "yin" ou féminine du travail de
découverte. L’aspect complémentaire, la partie "clarté" ou "yang" ou masculine,
s’apparenterait plutôt au travail coup de marteau ou de masse, sur un burin bien affûté ou
sur un coin de bon acier trempé ». Et de poursuivre : « Ce sont là l’épouse et l’époux du
couple indissoluble des deux forces cosmiques originelles, dont l’étreinte sans cesse renouvelée
fait ressurgir sans cesse les obscurs labeurs créateurs de la conception, de la gestation et de la
naissance – de la naissance de l’enfant, de la chose nouvelle. » Chez Grothendieck, malgré
l’abstraction du formalisme mathématique qu’il a créé, la passion sensuelle n’est jamais
absente.
« Ils se tutoyaient tous, parlaient un même langage qui m’échappait à peu près totalement,
fumaient beaucoup et riaient volontiers, il ne manquait que les caisses de bière pour compléter
l’ambiance – c’était remplacé par la craie et l’éponge. »
Mais aussi :
« Il ne devait pas se rendre compte de l’étendue de mon ignorance, à en juger par les conseils
qu’il m’a donné alors pour orienter mes études. »
Il assiste également au cours de Jean Leray au Collège de France. Ce dernier l’a reçu avec
bienveillance. Au début, il avoue ne rien comprendre, mais persévère. Il écrit à Dagmar
Heydorn qu’il vit dans des conditions assez favorables, qu’il a des petites-amies, et a
recommencé à étudier le piano, mais ne dit pas où, et éventuellement avec qui.
En 1949, Cartan conseille à Grothendieck d’aller étudier à Nancy, haut lieu de l’analyse
fonctionnelle. A Nancy, où les jeunes et brillants mathématiciens se penchent sur des
thèmes mathématiques nouveaux.
« J’ai lu avec intérêt votre lettre du 30 juin. Elle témoigne d’une ardeur pour les
mathématiques modernes dont je ne peux que vous féliciter ; et si vous venez à Nancy en
septembre, mes collègues et moi-même seront heureux de vous guider dans vos recherches. »
Laurent Schwartz et Jean Dieudonné, perplexes face au nouveau venu, décident de l’évaluer
et de le guider. Ils lui confient une série de quatorze problèmes sur lesquels il butent, et lui
proposent d’en résoudre un ou deux. Quelques semaines plus tard, Alexandre avait trouvé
la solution de plus de la moitié d’entre eux. Schwartz et Dieudonné sont émerveillés de
découvrir « un mathématicien de premier ordre », car les solutions nécessitaient des
notions nouvelles. En six mois, l’autodidacte avait terminé le travail. Dieudonné se serait
écrié : « Laurent… il a tout résolu ! » Chaque problème résolu ayant valeur pour une thèse.
Immédiatement reconnu comme un Maître, Grothendieck est accueilli dans le Saint des
Saints des mathématiques françaises, constitué par un groupe de jeunes qui ont pour nom
André Weil, Henri Cartan, Jean Dieudonné, Szolem Mandelbroit, Jean Delsarte, Jean
Coulomb, Roland de Possel, Charles Ehresmann, Claude Chevalley. La plupart ont étudié à
la faculté de Nancy et ont pour ambition de refonder les mathématiques. Ils se sont inventé
un nom collectif, Nicolas Bourbaki, dont la naissance est fixée en 1934, quelque part en
Crète. Henri Cartan rédige sa légende. Ce Bourbaki est réputé avoir mauvais caractère et
refuse de rencontrer quiconque, hormis ses collaborateurs.
Ne supportant pas l’humour dévastateur et l’esprit de dérision constant qui y règne,
Grothendieck s’éloigne en 1960.
Mais que dit Grothendieck à propos de sa puissance intellectuelle et de ses travaux qui ont
révolutionné le langage mathématique ?
« Dans notre connaissance des choses de l’Univers (qu’elles soient mathématiques ou autres),
le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. C’est l’innocence originelle que
nous avons tous reçus en partage à notre naissance et qui repose en chacun de nous, objet
souvent de notre mépris, et de nos peurs les plus secrètes. Elle seule unit l’humilité et la
hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les
choses pénétrer en nous et de nous en imprégner . »
Quand nous abordons la lecture de Récoltes et semailles, naïfs que nous sommes, nous
pensons que nous allons sans doute comprendre quelque chose, tant la langue de
Grothendieck, son style, sont empreints de naturel, de poésie, faussement archaïque, ou
naïve. Tels sont les titres des paragraphes d’introduction : Promenade à travers une œuvre
– ou l’enfant et la Mère, la topologie – ou l’arpentage des brumes, Les topos – ou le lit à deux
places, Tous les chevaux du roi…, Les motifs – ou le cœur dans le cœur, A la découverte de la
Mère – ou les deux versants, Le beau château dont on a hérité, La belle demeure parfaite, Un
beau pays dont on ne connaît que le nom, La robe de l’empereur de Chine …
Il se voit comme un enfant, un enfant « intensément absorbé dans un jeu d’enfant ».
« La découverte est le privilège de l’enfant. C’est du petit enfant que je veux parler, l’enfant
qui n’a pas peur encore de se tromper, d’avoir l’air idiot, de ne pas faire sérieux, de ne pas
faire comme tout le monde » écrit-il dans Récoltes et Semailles.
Ainsi, on le voit, Récoltes et Semailles n’est pas seulement l’œuvre d’un mathématicien
méditant sur l’immensité de sa création – l’unification des branches différentes des
mathématiques par le langage des topos –, mais aussi celle d’un conteur à la langue
incomparable, d’une grande pénétration et puissante.
La prose de Grothendieck est à la fois savante, précise, technique, mais jamais pédante. Au
contraire, l’auteur dialogue avec son lecteur dans une manière presque orale, sans être
jamais vulgaire ou fautive. Comme Proust, Grothendieck, dans son livre de 1500 pages, est
le commentateur de son propre Texte, de son œuvre mathématique et du récit de sa vie et
de son commentaire, dans lequel les notes et les notes des notes occupent tout un volume,
non sans rappeler les « paperoles » de Proust.
« Ce document, par ailleurs, écrit Grothendieck dans L’Avertissement, n’a rien d’une
“autobiographie”. Tu n’y apprendras ni ma date de naissance (qui n’aurait guère d’intérêt que
pour dresser une carte astrologique), ni les noms de ma mère et de mon père ou ce qu’ils
faisaient dans la vie, ni les noms de celle qui fut mon épouse et d’autres femmes qui ont été
importantes dans ma vie, ou de mes enfants qui sont nés de ces amours, et ce que les uns et les
autres ont fait de leur vie. »
Aussi bien le style que la méthode de Grothendieck ont stupéfié ses pairs. Pierre Cartier
écrit : « Il s’est retrouvé l’un des créateurs de la géométrie algébrique, avec des idées
extrêmement générales, et des méthodes qui n’auraient pas dû réussir, parce que, en gros, il
était comme un aigle qui survole de très haut et qui plonge sur sa proie. »
Grothendieck ne se voit pas comme un aigle. Sa plume est celle d’un poète. Voici ce qu’il
écrit sur les topos :
« C’est le thème des topos qui est le "lit" ou "cette rivière profonde" où viennent s’épouser la
géométrie et l’algèbre, la topologie et l’arithmétique, la logique mathématique et la théorie des
catégories, le monde du continu et celui des structures "discontinues" ou "discrètes". Il est ce
que j’ai conçu de plus vaste, pour saisir avec finesse, par un même langage riche en
résonnances géométriques, une "essence" commune à des situations des plus éloignées les unes
des autres provenant de telle région ou de telle autre du vaste univers des mathématiques […]
Ainsi, le point de vue fécond n’est autre que cet "œil" qui à la fois nous fait découvrir, et nous
fait reconnaître l’unité dans la multiplicité de ce qui est découvert. Et cette unité est
véritablement la vie même et le souffle qui relie et anime ces choses multiples. »
G r othendieck pr ofesseur
’ è
Grothendieck, qui a reçu un passeport Nansen de l’ONU, après la Seconde Guerre mondiale,
ne veut en aucun cas faire son service militaire, et ne demande pas la nationalité française.
Il ne peut donc pas obtenir un poste en France. C’est pourquoi il va enseigner de 1952 à
1954 à São Paulo, à l’invitation de Paulo Ribenboim, puis à l’université Lawrence, au
Kansas. En 1958, il donne à Harvard un cours sur la théorie des faisceaux, puis à Chicago.
Grothendieck est parti seul au Brésil. En dehors de ses cours, il s’enferme dans son bureau
jour et nuit. Schwartz écrit dans son autobiographie qu’il était capable de travailler vingt-
quatre heures, sans se coucher.
Grothendieck entretient une correspondance avec Jean-Pierre Serre, un jeune prodige des
mathématiques, lauréat de la médaille Fields à 26 ans, et professeur au Collège de France à
vingt-neuf ans.
Grothendieck a écrit un nouveau travail, refusé par les revues spécialisées les plus
prestigieuses, qui estiment l’auteur pas assez connu, et surtout, ne comprennent pas
l’intérêt de ce travail. Mais finalement, le Tohoku Mathematical Journal accepte de publier
ce très long texte, intitulé Sur quelques points d’algèbre homologique, désormais connu sous
le nom Le Tohoku.
« Dans les années 1960, il régnait à l’IHES, autour de Grothendieck, chez ses élèves,
collaborateurs, collègues, une atmosphère de grande effervescence. Grothendieck avait refondé
la géométrie algébrique avec l’imposant traité EGA (Éléments de géométrie algébrique), et dans
ses séminaires, les SGA (Séminaires de géométrie algébrique), de nouvelles théories naissaient,
des territoires inconnus s’ouvraient, que l’on défrichait avec enthousiasme. On a beaucoup
décrit sur cette période, appelée "l’âge d’or" de la géométrie algébrique. »
« … ce qui faisait de Dieudonné le serviteur rêvé d'une grande tâche, que ce soit au sein de
Bourbaki ou dans la collaboration qui a été la nôtre pour un autre grand travail de fondations,
était la générosité, l'absence de toute trace de vanité, dans son travail et dans les choix de ses
grands investissements. Constamment je l'ai vu s'effacer derrière les tâches dont il s'est fait le
serviteur, leur prodiguant sans compter une énergie inépuisable, sans y chercher aucun
retour. Nul doute que sans rien y chercher, il trouvait dans son travail et dans la générosité
même qu'il y mettait une plénitude et un épanouissement, que tous ceux qui le connaissent ont
dû sentir. »
Reclus dans son bureau, Grothendieck écrit quinze à vingt pages chaque nuit, de 22 heures
à 6 heures. Le matin, il dort.
Au début, ses étudiants ne sont pas très nombreux à venir s’asseoir dans la salle de cours,
située au milieu du bois. Elle est pauvrement meublée. Un tableau noir, des chaises, rien de
plus. Avec ses élèves qui viennent s’entretenir avec lui, il ne parle que de maths. Michel
Demazure témoigne : « Nous avions des tête-à-tête. Je devrais dire de cerveau normalement
i
constitué à une machine intellectuelle prodigieuse » .
Les exposés du Maître durent des heures. La plupart des étudiants avouent ne rien
comprendre, ne voient pas où il veut en venir, mais persévèrent. Et soudain, c’était
l’éblouissement. « Et je peux vous dire que l’éblouissement dure encore cinquante après », se
souvient le mathématicien Michel Reynaud.
« Tout mathématicien digne de ce nom a ressenti, même si ce n’est que quelques fois, l’état
d’exaltation lucide dans lequel une pensée succède à une autre comme par miracle…
Contrairement au plaisir sexuel, ce sentiment peut durer plusieurs heures, voire plusieurs
i
jours. »
En 1964, il entrevoit sa théorie des Motifs, « le cœur dans le cœur de la géométrie nouvelle.
» « … A tort ou à raison, je considère la théorie des Motifs comme ce que j’ai apporté de plus
profond à la mathématique de mon temps. »
Cependant, à la fin des années 1970, Grothendieck, devenu selon ses propres termes
ironiques « une star dans le grand monde des mathématiques », rompt avec la
communauté mathématique. Il a découvert que l’IHES est subventionné de façon minime
par le ministère de la Défense. Il incite ses collègues à refuser toute participation de
l’armée au financement de leur Institut. En fait, il semble que Grothendieck soit tombé dans
un piège ourdi par Motchane pour le pousser à la démission. Ses pairs ne sont pas fâchés
de se débarrasser de son imposante stature. Sa demande ne rencontrant que peu d’écho,
Grothendieck quitte l’IHES. Ce n’est que la première épreuve que ses ex-élèves lui
réservent.
Le texte de cette conférence a paru au mois de mars 2022, aux Éditions du Sandre.
Grothendieck dit à son auditoire qu’au Viêt Nam, où il a passé trois semaines, la science
tue des milliers d’êtres humains. Il s’insurge contre le complexe militaro-industriel.
Après avoir quitté l’IHES, Grothendieck est accueilli en tant que « professeur invité » au
Collège de France. Au terme de deux années réglementaires, il n’est pas reconduit. Sa
chaire est supprimée. De fait, son « enseignement mathématique associé à des perspectives
critiques sur le rôle social de la science et l’avenir de la science en général », n’est pas
soutenu par trente-deux professeurs qui votent contre sa reconduction. Il est de fait, tout
simplement éconduit, ce qui constitue une exception. Il est en quête d’un nouveau poste.
Après son éviction du Collège de France, Grothendieck rompt aussi avec sa femme et ses
enfants, et va d’abord s’installer à Villecun, un village de l’Hérault, dans une maison sans
confort, sans eau chaude, et dont la pièce principale est dépourvue de fenêtre. Il y vivra
huit ans. Grothendieck préfère la lampe à pétrole à l’électricité, qu’il n’utilise pas. Il passe
son permis de conduire, et achète une vieille 2CV pour aller enseigner à Montpellier.
Ses élèves ont affaire à un professeur peu ordinaire. Toutefois, ses collègues n’apprécient
pas sa façon d’enseigner et lui rappellent que les élèves ne sont pas là pour s’amuser. «
Ah bon ? leur répond-il, je me suis toujours amusé à faire des mathématiques ! »
Quand le temps le permet, il fait son cours sous les pins. Il apporte du pain de son village,
il pique-nique dans l’herbe avec ses élèves, qu’aucune curiosité n’anime ; il les note avec
répugnance et lassitude. Il est à la fois chaleureux et exigeant.
Par ailleurs, en 1977, il est accusé d’avoir commis un délit au terme de l’article 21 de
l’ordonnance du 22 novembre 1945 du code pénal. Une plainte a été déposée auprès du
procureur de la République. Qu’a donc fait l’ancien professeur au Collège de France
Grothendieck ? En 1975, il a hébergé pendant plus de huit jours un moine japonais, nommé
Kuniomi Musanaga, dont le visa avait expiré depuis une semaine. Il pourrait être condamné
à une peine de deux mois à deux ans de prison, et une amende de deux mille à deux cent
mille francs.
Lui, qui a été détenu dans un camp français en tant qu’indésirable, est traîné devant un
tribunal pour délit d’hospitalité. Quant au moine, il a depuis longtemps regagné son pays.
En 1978, Grothendieck jubile dans le prétoire, en s’adressant aux juges.
« Monsieur le Président, messieurs les juges, je plaide coupable du délit d’hospitalité, les faits
qui me sont reprochés étant parfaitement corrects sur le fond. Je vous demande néanmoins,
pour l’honneur de la Justice française, de désavouer un texte de loi qui est en contradiction
flagrante avec le sens élémentaire de la justice qui est en chacun de nous et de m’acquitter. »
« … Si en votre âme et conscience, vous estimez devoir prononcer une condamnation, je pense
que ce serait tromper les esprits en voulant les rassurer, que de m’appliquer une simple peine
de principe. J’ai connu dans mon enfance les rigueurs des camps de concentration pendant
près de deux ans. Fort de cette expérience, je puis aujourd’hui, homme mûr, envisager une
peine de prison. »
Il achève en suggérant « la peine maximale ». Il est condamné à six mois de prison, avec
sursis.
Cet ensemble, comme il a été dit, a été conservé par l’auteur dans 41 boîtes, commandées,
sur mesure, et au millimètre près, à un relieur.
En 1988, le jury du prix Crafoord choisit Grothendieck pour honorer l’ensemble de son
œuvre. La récompense consiste en une médaille du travail et 270 000 dollars. Le Monde
annonce dans son édition du 16 au 17 avril, que Grothendieck et Pierre Deligne sont les
deux lauréats.
Aussitôt, Grothendieck écrit à François Mitterrand que l’information parue dans le journal
du soir est erronée « car je n’accepte pas le prix qui m’a été décerné. J’ai transmis au Monde
copie de ma lettre au secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Suède où j’expliquais les
raisons de mon refus, en priant Le Monde d’insérer intégralement cette réponse
conformément à mon droit de réponse pour une information non fondée, incompatible avec
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mes prises de position publiques. »
Grothendieck écrit évidemment à l’Académie royale de Suède pour l’informer de son refus.
« Je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni aucun autre),
et ceci pour les raisons suivantes. Mon salaire de professeur est plus que suffisant. Je n’ai
aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à mes travaux, je suis
persuadé que la seule épreuve est celle du temps. La fécondité se reconnaît par la progéniture,
et non par les honneurs. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels
s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont
déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, les pouvoirs et les
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prérogatives qui vont avec. »
Il écrit que Pierre Deligne s’est arrogé les résultats et la paternité d’une partie de ses
travaux et a organisé son « enterrement ». Grothendieck consacre une partie importante
de Récoltes et Semailles à la trahison de celui qu’il croyait être son ami, et qui osa interposer
entre le Séminaire de géométrie algébrique 4 et le 5, le séminaire 4 ½, dont il aurait été
l’auteur, et Grothendieck, un simple collaborateur. Deligne n’a pas répondu aux
accusations de son Maître. Il était cependant venu rendre visite à Grothendieck en
compagnie de sa petite fille. Au cours de leur conversation courtoise, Grothendieck lui avait
clairement dit ce qu’il lui reprochait. Deligne n’a pas répondu.
les six opérations », qui sont absents du volume du séminaire SGA5. Grothendieck écrit à
ce propos : « Dédain brigandage et mystification. »
En 1991, Grothendieck achète une maison dans le petit village de Lasserre, en Ariège, au
pied des Pyrénées. Non loin du camp du Vernet, d’où son père fut transféré à Drancy, puis
déporté à Auschwitz. Non loin du camp de Rieucros, où il fut incarcéré deux ans avec sa
mère. Il y vit reclus, en ascète, refusant toute visite, y compris celle de ses enfants. Il
retourne les lettres qu’il reçoit « à l’expéditeur ».
Il renonce aussi à « la femme », une des trois passions de sa vie, avec ce commentaire : «
J’ai rangé mes outils. »
Cependant, en 1995, il accepte de recevoir son ancien élève Jean Malgoire, qui lui propose
de publier sa Longue marche à travers la théorie de Galois. Il lui confie quelques cartons et
signe une lettre l’autorisant à publier les manuscrits qu’ils contiennent. Après sa mort, ces
manuscrits sont proposés à des éditeurs, mais personne n’en veut. Aucun mécène sollicité
n’est intéressé par des milliers de papiers, considérés à l'époque comme « sans valeur ».
Le 3 janvier 2010, Grothendieck change d’avis et écrit une lettre à Luc Illusie, dans laquelle
il affirme interdire de « publier aucune œuvre ou texte dont je suis l’auteur, sous quelque
forme que ce soit ». En 2012, Malgoire dépose les papiers confiés par Grothendieck à
l’université de Montpellier.
Grothendieck est mort à 86 ans, le 13 novembre 2014, à l’hôpital de Saint-Girons dans un
état de délabrement physique tragique. Le monde découvre alors que le plus grand
mathématicien du XX e siècle et le vieux misanthrope de Lasserre, squelettique et sourd,
presque aveugle, reclus dans sa maison, ne faisaient qu’un. Au cours de crises mystiques, il
avait durement mis sa santé à l’épreuve, notamment lors d’un jeûne de plus de quarante
jours au terme duquel il comprit qu’il était au seuil de la mort.
Vêtu d’une robe de bure et portant été comme hiver des sandales de moine en cuir brut, il
parlait avec tendresse au lierre et aux orties qui envahissaient son jardin, car « elles ne
l’avaient jamais trahi ». Des plantes, il y en avait aussi chez lui, et lorsqu’il coupait des
roses pour faire un bouquet, il le faisait « avec affection ».
Dans le testament trouvé dans sa maison, Grothendieck écrivit que ses manuscrits,
remisés dans des boîtes d’archives entoilées et faites sur mesure, devaient être remis à la
Bibliothèque nationale. II précisait que si aucun accord n’était trouvé dans les sept mois
suivant sa mort, tous ses papiers devaient être détruits.
Il n’en alla pas ainsi. Longtemps, les manuscrits n’ont pas semblé intéresser la BNF, qui se
réveilla soudain assez brutalement. Six cantines furent alors transférées à Paris et
Les séminaires de géométrie algébrique qu’il animait à l’Institut des Hautes Études
scientifiques, n’étaient suivis que par un nombre restreint d’élèves capables de suivre les
conférences, qu’il donnait sans notes. Elles pouvaient durer plus de dix heures.
Grothendieck a révolutionné le langage des mathématiques. On a souvent comparé son
génie à celui d’Einstein. Dans Récoltes et Semailles, il écrit :
A Lasserre, les villageois ignoraient que l’anachorète qu’on pouvait parfois apercevoir dans
son jardin, vêtu de son manteau de bure, était le plus grand mathématicien du XX e siècle.
Une énigme. Car il n’avait pas reçu d’initiation au « travail mathématique ». Encore tout
enfant il était animé par « une pulsion de connaissance » ainsi qu’il l’explique dans Récoltes
enfant il était animé par « une pulsion de connaissance », ainsi qu il l explique dans Récoltes
et Semailles, « un long voyage » de 1500 pages, mêlant harmonieusement une prose
naturelle, fluide et imagée avec le formalisme mathématique.
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Les der nier s mois du « mathématicien le plus créatif, le plus profond du XXe siècle »
Dans les dernières années de sa vie, Grothendieck était convaincu de l’existence du Mal, de
« Satan le Maudit ». Il écrit que Satan est le maître des pensées et des sentiments de sa
victime. Un jeûne de quarante jours, nous l’avons dit, le conduit aux portes de la mort. Il
pense au suicide. Juge, après une tentative avortée, en ouvrant le robinet du gaz, qu’il
s’agissait d’une provocation de Satan. Choisit-il le gaz parce que son père a été gazé à
Birkenau ?
Il est persuadé que la fin du monde, « le grand Moment », est proche. Il se livre à des
calculs pour en fixer la date ; ils s’avèrent faux.
Grothendieck consulte Le Mémorial de la déportation des Juifs de France établi par Serge
Klarsfeld. Il recopie l’intégralité des noms des Juifs déportés dans le même convoi que son
père. D’une écriture minuscule, il écrit les noms des Juifs assassinés, le lieu et la date de
leur naissance, leur lieu de résidence, la date de leur déportation, le lieu de leur assassinat.
Parmi cette immense chaîne humaine, dont les noms sont reliés pas des flèches rouges ou
noires, il inscrit celui de son père Sacha Shapiro, (souligné en bleu), connu par la police du
gouvernement de Vichy et la Gestapo sous le nom d’Alexandre Tanaroff. Sacha Shapiro,
monté dans le wagon à bestiaux à la gare de Bobigny le 14 août 1942.
Grothendieck sent, si l’on peut dire, « sa mort prochaine » ; d’une certaine manière, il
rejoint son père, dont il portait le prénom.
Arrivé en France à l’âge de onze ans, il est ainsi que l’écrit magnifiquement le
mathématicien Laurent Lafforgue dans l’introduction à Récoltes et Semailles :
« Un maître du langage pour qui l’acte humain par excellence était l’acte de nommer et de
décrire par les mots. Un roi des mathématiques que les mathématiciens n’ont jamais vraiment
perçu comme l’un des leurs – plutôt comme une sorte d’extraterrestre – et qui a quitté leur
monde, ou qui a été chassé par eux de leur monde, alors qu’il était en pleine maturité. Un
étranger tombé de nulle part dans un monde dont il est devenu le roi, lui qui se percevait
comme un marginal, et qui est effectivement redevenu un marginal. Un prince des sciences qui
a critiqué le monde des sciences comme aucun scientifique ne l’a jamais fait, le perçant à nu.
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»
Longtemps considéré avec méfiance, si ce n'est « mépris », selon ses propres termes, par
le monde académique qui n'enseignait pas les topos, le plus grand mathématicien du XX e
siècle, mourut loin des honneurs et de sa gloire précoce. Il repose dans le minuscule
cimetière de Lasserre, au pied des Pyrénées.
MYRIAM ANISSIMOV
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