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La science en soi
Pierre Bourdieu, Mouloud Mammeri
et Germaine Tillion
par Tassadit Yacine

Évoquer la relation entre le chercheur et son œuvre est


assurément chose difficile à analyser car c’est précisé-
ment la part intime de soi que l’on a tendance à effacer
parce qu’elle participe de la singularité, de la subjectivité
et d’approximations analytiques et théoriques alors que
l’effacement de ces dimensions serait plus rationnel car
supposé garant de conclusions plus rigoureuses. Cette
question, on le sait, est ancienne et continue encore à
faire débat dans le monde scientifique.
L’anthropologue est un agent (c’est-à-dire qu’il est,
à la fois, agi et agissant), dont la relation au terrain est
en réalité le produit de deux courants à la fois contra-
dictoires et complémentaires, centrifuges et centripètes,
l’un qui se passe en soi et l’autre qui provient de
l’extérieur, de l’histoire, de la société. Comme dirait
le poète allemand Hölderlin, il n’est pas seulement
dans le monde, il est au cœur de celui-ci.
À partir du monde berbère, j’aimerais revenir très
rapidement sur trois itinéraires, à la fois semblables et
différents, que l’on pourrait croiser. Ils sont, en effet,
semblables par leur attachement à l’ethnologie et dif-
férents dans leur rapport au politique et à l’ethnologie

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en situation de conflit (Sacriste, 2011 ; Laurière, 2019).


Il s’agit ici de Mouloud Mammeri (1917-1989) d’un
côté, et de Pierre Bourdieu (1930-2002) et Germaine
Tillion (1907-2008), de l’autre. Ces trois savants ont
en partage une institution, l’École des hautes études
en sciences sociales, et le monde berbère (l’Algérie).
Ils sont travaillés chacun à sa façon par cette relation
dialectique entre le sujet et son objet, et ont en com-
mun le fait d’avoir été acteurs dans une guerre : la
Seconde Guerre mondiale, pour Mouloud Mammeri
et Germaine Tillion, la guerre d’Algérie pour Pierre
Bourdieu. Face à des sociétés en guerre, ils ont eu
à prendre des engagements « politiques », civiques
et intellectuels. Leur habitus de savant s’est donc
construit dans des bouleversements qui ont été des
moments privilégiés de prise de conscience de soi
et de l’autre, et surtout du rapport à la valeur heu-
ristique d’une recherche dans de telles conditions
que peut éclairer la notion de point de vue déve-
loppée par Pierre Bourdieu. Il s’agit à la fois de ce
qui est déterminé par la position que l’agent occupe
dans l’espace social, dans le champ scientifique, et
de l’opinion qu’il se fait à propos d’un objet, d’un
fait social ou politique. Il est par conséquent socia-
lement et historiquement construit, et détermine la
nécessité pour les chercheurs de faire la sociologie
(ou l’anthropologie) des sociologues et des anthro-
pologues eux-mêmes, ce qui signifie d’emblée que
Bourdieu ne dissocie pas l’homme du savant et réci-
proquement. Le savant n’est pas une entité humaine
incréée, mais bien le produit de son histoire sociale,
économique et culturelle qui détermine sa position

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académique dans le champ et sa relation au monde


à l’exception de certains miraculés.

pierre bourdieu
et l’objectivation participante

Si l’on se fonde sur « l’objectivation participante »


(Bourdieu, 2003), l’un des derniers textes – pos-
thumes – sur sa propre méthode de travail, on peut
dire que Bourdieu « savant » a voulu en fin de carrière
objectiver la subjectivité de « l’homme », inscrite dans
son œuvre. Question évoquée à plusieurs reprises mais
sans jamais l’analyser en profondeur, comme dans
l’Esquisse pour une auto-analyse (Bourdieu, 2004)
publiée aussi post mortem.
Le fait de se soumettre à une autoanalyse revient
à reconnaître ce lien dialectique entre objectivisme
et subjectivisme présent dans ses premiers travaux
(Esquisse d’une théorie de la pratique, Le Sens pra-
tique, Réponses, et surtout dans des entretiens comme
« Du bon usage de l’ethnologie »).
En effet, son attachement à l’étude de la Kabylie
n’est intelligible que par rapport à sa propre histoire,
comme on peut le lire dans un entretien avec Mouloud
Mammeri, au moment du lancement de la revue Awal,
en 1985 :

J’ai fait une chose au fond assez analogue à ce que vous


faites, puisque j’ai travaillé sur une société qui, d’ailleurs,

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ressemble beaucoup à la société kabyle, la société béar-


naise. Qu’est-ce qui caractérise en propre la situation dans
laquelle on cherche à comprendre une société avec des
outils qui ont été forgés par toute une tradition anthro-
pologique à propos de sociétés extrêmement différentes,
notamment les sociétés mélanésiennes ou américaines ? Je
dois dire d’abord, en toute franchise, qu’il y a un certain
nombre de questions que je n’aurais jamais eu l’idée de
poser à la société béarnaise, si je n’avais pas fait de l’an-
thropologie : même pour les problèmes de parenté qui,
pourtant, sont extrêmement importants pour les agents
eux-mêmes – on ne parle que de ça, pratiquement, dans
ces sociétés, à travers les questions de transmission du
patrimoine, d’héritage, les problèmes que posent les rela-
tions, ou les conflits entre parents, etc., – je ne suis pas
sûr que j’aurais réinventé tout ce qu’enseigne la tradi-
tion des études de parenté et la problématique qu’elle
implique. Autrement dit, il y a une culture technique qui
est indispensable pour éviter de faire autre chose que de
l’enregistrement un peu naïf du donné tel qu’il se donne.
L’importation de problématiques étrangères, internatio-
nales, donne une distance et une liberté : elle permet de
ne pas être collé à la réalité, aux évidences, à l’intuition
indigène qui fait qu’à la fois on comprend tout et qu’on
ne comprend rien. C’est ce qui fait la différence entre
l’ethnologie spontanée des amateurs et l’ethnologie pro-
fessionnelle. [Bourdieu, 1985, p. 8]

Avant de poursuivre, quelques éléments bio-


graphiques sont nécessaires à l’appréhension de la
démarche du savant.
Pierre Bourdieu est né le 1er août 1930 à Denguin,
dans le Béarn, dans une famille paysanne très modeste
même si son père réussit à devenir employé des postes.

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Ce sera le premier à rompre avec la paysannerie. Fils


unique, Pierre Bourdieu est choyé par ses parents.
Dans le village d’origine, il perçoit déjà une différence
entre ceux qui vivent dans les bourgs et ceux des
hameaux (houcous), les premiers sont dits « dépay-
sannés » et les seconds « empaysannés ».
Trois ruptures déterminantes seront à la formation
de son habitus : le lycée Barthou à Pau (ville bour-
geoise tournant le dos aux paysans) et le monde de
l’internat où les distinctions sociales sont également
très marquées ; l’ENS « rue d’Ulm », lieu du « pari-
sianisme » par excellence avec ses lois, sa vision et
ses divisions sociales, économiques et culturelles1 ;
l’Algérie, enfin, et en son sein la Kabylie alors en
situation de guerre. C’est sur ce dernier aspect que
je m’attarderai.
L’Algérie et la Kabylie occupent une place centrale
dans l’œuvre de Bourdieu et constituent une référence
majeure dans ses travaux ethnographiques.
La réalisation matérielle des enquêtes et des
recherches qui sont à la base de ses travaux cor-
respond à une période (1958-1960) qui présente la
double particularité d’être située au commencement
de l’œuvre scientifique de Bourdieu et au cœur de la
guerre d’Algérie2.

1. C’est à l’ENS qu’il s’aperçoit de l’importance du capital cultu-


rel et c’est au sein de cette institution qu’il fait un lien explicite entre
cette transmission qui va de soi – chez les catégories sociales aisées –
et celle acquise avec difficulté par les plus modestes.
2. Là aussi, on peut s’interroger sur cette situation de guerre qui
a marqué certains chercheurs et pas d’autres, car toute sa génération
était concernée par le service militaire en Algérie.

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À peine sorti de l’École normale supérieure en 1954,


destiné à une carrière de professeur de philosophie
– il vient d’entamer une thèse intitulée Les Structures
temporelles de la vie affective sous la direction de
Georges Canguilhem –, Bourdieu, comme beaucoup
de jeunes hommes de sa génération, est envoyé faire
son service militaire en Algérie, au moment même où
la guerre commence et s’intensifie1.
Dans ce contexte d’exception, son projet intellectuel
est bouleversé. Dans un premier temps, il engage toute
son énergie à comprendre la société algérienne coloni-
sée et entreprend des recherches sur les effets déstruc-
turants du sénatus-consulte de 1863 sur la société
algérienne (fragmentation des tribus). Il exploite pour
cela les archives et les fonds de documentation pour
mieux comprendre les tenants et les aboutissants de
cette guerre.
Ensuite, il obtient un poste à l’université d’Alger où
il enseigne la sociologie et la philosophie. Parallèlement,
dans le cadre de la direction de la Statistique géné-
rale (service dépendant du Gouvernement général), il
conduit des enquêtes sur le logement et la consom-
mation des ménages2, dont l’une aboutira à Travail
et travailleurs en Algérie (1963).
On doit à cette expérience algérienne plusieurs
ouvrages déterminants dans la carrière universitaire
de Bourdieu : Le Déracinement (1964), Esquisse d’une
théorie de la pratique (1972) et Le Sens pratique

1. Ce texte est une variante de la présentation de Bourdieu


(2008b).
2. Les résultats de cette enquête n’ont pas été publiés.

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(1980), pour s’en tenir à trois livres explicitement


consacrés entièrement ou en grande partie à ces ter-
rains. Par ailleurs, il écrit sur place un certain nombre
de textes, dont deux ouvrages plus pratiques : Travail
et travailleurs en Algérie (1963) et Sociologie de l’Al-
gérie (1958). Ces travaux ont nécessairement une
portée politique. Bourdieu essaie d’expliquer « aux
Français, surtout de gauche, ce qu’il en allait vraiment
d’un pays dont ils ignoraient souvent à peu près tout »
(Bourdieu, 2008b), et de poursuivre :
Tout en me disant que je n’allais à l’ethnologie et à la
sociologie, dans les débuts, qu’à titre provisoire, et que,
une fois achevé ce travail de pédagogie politique, je revien-
drais à la philosophie (d’ailleurs, pendant tout le temps
que j’écrivais Sociologie de l’Algérie et que je menais mes
premières enquêtes ethnologiques, je continuais à écrire
chaque soir sur la structure de l’expérience temporelle
selon Husserl), je m’engageais […] dans une entreprise
dont l’enjeu n’était pas seulement intellectuel. [Idem]

D’autant que les observations effectuées par Bourdieu


étaient inscrites dans le contexte bien particulier du
service militaire d’une guerre coloniale :

Détaché au cabinet militaire du Gouvernement général


où j’étais soumis aux obligations et aux horaires d’un
deuxième classe employé aux écritures (rédaction de
courrier, contribution à des rapports, etc.), j’ai pu entre-
prendre d’écrire un petit livre (un « Que sais-je ? ») dans
lequel j’essayais de dire aux Français, surtout de gauche,
ce qu’il en allait vraiment d’un pays dont ils ignoraient
souvent à peu près tout – cela encore une fois, pour ser-
vir à quelque chose et peut-être aussi pour conjurer la

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mauvaise conscience de témoin impuissant d’une guerre


atroce. [Bourdieu, 2004, p. 56-57]

Écrits dans des conditions extraordinaires, ces textes


sont importants parce que ces recherches sont aussi
le symptôme d’une double rupture : rupture avec la
manière dont étaient alors pensés et imaginés l’Algérie
et les « indigènes » par les « orientalistes », mais sur-
tout rupture dans sa propre trajectoire puisque l’ap-
prenti savant interrompt une carrière de philosophe en
France et, plutôt que de suivre la pente escarpée mais
assurée de la théorie philosophique et du dialogue
avec les grands auteurs, s’initie à l’anthropologie éco-
nomique puis à de grandes enquêtes ethnographiques
– la description minutieuse des stratégies matrimo-
niales, l’enquête tant photographique que statistique.
Ce double bouleversement sera le ressort principal de
l’invention et de la formation d’une nouvelle manière
de voir et de penser le monde social.
Cette expérience dans une situation aussi trouble
que la guerre d’Algérie a été à l’origine d’une « conver-
sion du regard », selon ses propres mots. Il s’agit d’une
conversion biographique et intellectuelle profonde qui
fait du philosophe parisien un anthropologue, eth-
nologue et sociologue, qui s’inscrit dans un contexte
historique spécifique et se définit d’emblée comme une
manière engagée de faire de la science, ce qui carac-
térisera Bourdieu toute sa vie. Les sciences sociales
étaient pour lui une « arme » politique, au service
d’une critique sociale des formes de domination.
Mouloud Mammeri, comme Pierre Bourdieu, va
connaître la guerre, celle de 1939-1945 d’abord, puis

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celle d’Algérie (1954-1962). Ce sont des moments fon-


dateurs qui, pour lui aussi, transforment radicalement
son regard sur la société. La recherche cesse d’être un
simple projet de connaissance pour la connaissance
pour devenir une réponse possible à une véritable
angoisse, celle éprouvée face à la disparition d’une
langue, d’une culture et d’un peuple : les Berbères.

mouloud mammeri, ou la refondation


d’une littérature berbère

Né en 1917 à Taourirt Mimoun, un des villages


de la tribu des Aït Yenni (Haute Kabylie), Mouloud
Mammeri est issu d’une « grande » famille connue dans
toute la région. Salem, père de Mouloud, armurier-
bijoutier, est poète à ses heures. Il est ainsi dépositaire
de la tradition kabyle ancienne qu’il va transmettre à
son fils aîné. Cette initiation sur le tas ne durera guère
longtemps puisque le jeune Mouloud sera invité par
son oncle à Rabat pour une meilleure éducation. Il
avait alors 11 ans et comptait parmi les rares « indi-
gènes » à étudier le français, chez son oncle, grand
personnage du Palais. L’oncle du jeune Mouloud avait
le rang de ministre et avait pour fonction principale
d’être le précepteur du futur roi.
Après des études secondaires à Paris, il regagne
l’Algérie en 1933. Il fréquente, à Alger, le lycée Bugeaud
avant de partir en France pour rejoindre le lycée
Louis-le-Grand, à Paris. Pendant la Seconde Guerre,

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il est mobilisé. C’est à cette période qu’il découvre


de nombreux autres berbérophones – des Rifains, des
Chleuh – et prend conscience que sa personne « ne
représente rien », qu’il n’est « qu’un numéro » parmi
d’autres.
Après sa démobilisation, il enseigne dès 1948 les
lettres françaises dans un lycée de la banlieue d’Alger.
C’est grâce à la Colline oubliée – un premier roman de
l’auteur publié en 1952 – que Mouloud Mammeri fait
une entrée remarquée dans la littérature d’expression
française. Mais, plus que le romancier, c’est l’intellec-
tuel engagé dans un destin collectif et dans la défense
des cultures minorées qu’il nous importe de saisir et
de faire connaître au lecteur. Dans le sillage de Jean
Amrouche, Mouloud Mammeri va essayer de corriger
une image qu’il estime faussée de sa société.
Dès 1937, Mouloud Mammeri, à la demande de
Jean Grenier (philosophe important qui fut notam-
ment le professeur d’Albert Camus), publie un article
sur la société berbère dans la revue Aguedal. On voit
déjà se dessiner une volonté claire de faire découvrir
la société berbère, une société qui « persiste mais qui
ne résiste pas ». Le jeune Mammeri – il a 18 ans –,
sans avoir les instruments d’analyse, se livre à une
véritable auto-socioanalyse :
Telle m’apparaît la société berbère où j’ai grandi et dont
les principes de vie ont été les premiers que l’éducation ne
m’ait jamais inculqués… Car bientôt dix ans de culture
occidentale m’ont totalement changé d’atmosphère : je ne
vis plus ce dont je parle, sinon de façon impersonnelle ou
en tout cas stylisée et j’en disserte comme d’un souvenir,
qui reste vrai puisqu’il a été, mais qui ne me remet qu’une

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réalité filtrée dont je n’arrive plus à discerner le degré de


fidélité. C’est ce qui fait de ce qui précède un à peu près :
mon passage de la culture berbère à un genre de vie qui,
je crois, en est radicalement différent, a été brusque, et ce
qui par la suite m’a le plus frappé dans la première, a été
ce dont il fallait avec douleur m’arracher après l’avoir si
longtemps chéri, c’est-à-dire tout le stock de vérités que
l’on m’avait inculquées et dont j’étais forcé de reconnaître
la fausseté ou le leurre. Je l’ai fait parce que ces vérités que
l’on m’avait apprises me semblaient maintenant illogiques,
mais je ne l’ai pas fait sans quelque regret de quitter tout
un monde ami de mon enfance, sans quelque déception
de m’apercevoir que ce que j’avais si longtemps cru n’était
qu’illusion, sans quelque douleur de savoir que tous les
miens, continuant de penser comme moi dans mon enfance,
étaient détachés de moi. [Mammeri, 1985c (1938-1939),
p. 175]

Pour Mammeri, c’est en fait la présence coloniale,


le passage par le Maroc, par la France, puis par le
lycée Louis-le-Grand qui sont les premiers facteurs de
perturbation et de trouble intérieur (quitter la mon-
tagne pour la ville et pour des milieux sociaux radi-
calement différents du sien). Mais la Seconde Guerre
mondiale a sans doute été l’événement décisif, foyer
d’une transformation ontologique et psychologique.
Sans doute, pour cette raison, l’ethnologie apparaît,
à ses yeux, comme une véritable vocation. Elle est la
seule discipline qui permette d’affirmer une existence
face à un écrasement « planétaire », face à toute domi-
nation. La guerre contre le nazisme était un combat
pour la liberté, mais aussi pour une prise de conscience
aiguë de soi et de ce que l’on représente. La peur
de disparaître non en tant qu’individu, mais en tant

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que partie d’un tout, d’un peuple, d’une culture, était


gigantesque :
Justement, je venais de sortir d’une épreuve internationale
où toutes les nations étaient impliquées et, moi, j’étais
individuellement, en tant que Berbère, je n’y étais pas.
Je trouvais ça scandaleux, que l’on nie ce que j’avais de
profond et d’essentiel. [Yacine, 2018, p. 42]

Durant la longue période de la guerre d’Algérie,


c’est la figure du romancier et non celle de l’intellec-
tuel qui occupe le devant de la scène. Si La Colline
oubliée est très bien accueillie par la critique fran-
çaise, elle sera en revanche très mal perçue par la
propagande nationaliste (et par une certaine gauche
en France) qui attendait plutôt un engagement plus
affirmé idéologiquement. L’écrivain est renvoyé à ses
origines kabyles et accusé de francophilie. Malgré ces
accusations, Mammeri a continué avec ses collègues et
amis français, dont Albert Camus, Emmanuel Roblès
(connus sous le nom des Libéraux), à publier un
journal (Espoir-Algérie). Il est l’auteur des éditoriaux
d’Espoir-Algérie et en même temps chargé de rédiger
des lettres pour le service des autorités de l’ONU (au
nom du FLN) pour dénoncer la torture en Algérie.
Recherché par les parachutistes, Mouloud Mammeri
trouve refuge auprès d’amis et de parents au Maroc
jusqu’à l’indépendance, en 1962, date à laquelle il
revient, en Algérie, pour enseigner les lettres françaises
d’abord dans l’enseignement secondaire, ensuite dans
l’enseignement supérieur.
C’est à partir de 1969 que Mammeri se consacre
aux sciences sociales et plus particulièrement à l’étude

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des cultures dominées en Algérie, en particulier la


culture berbère. Il se tourne alors de façon concrète
vers l’ethnologie.
Il est nommé, en 1969, directeur du Centre de
recherches anthropologiques, préhistoriques et ethno-
graphiques (CRAPE) à Alger. La direction de cet orga-
nisme lui permet de se concentrer sur les problèmes de
culture et de langue berbères. Il publie plusieurs articles
dans la revue scientifique Libyca, à laquelle il donne
une orientation nouvelle en la faisant sortir de la seule
préhistoire et de l’archéologie pour l’inscrire dans la
culture vivante de l’Algérie des années 1970. Mais l’eth-
nologie, dans le cadre universitaire algérien de l’époque,
n’était pas en position favorable. Il y avait même une
véritable hostilité envers la discipline et envers ses objets
privilégiés telles les minorités ethniques.
À la même période, Mohammed Arkoun (profes-
seur d’islamologie à la Sorbonne, originaire d’Algérie),
dénonçait avec véhémence ce désastre :
Les indépendances reconquises dans des conditions très
difficiles ont donné naissance à des nationalismes exi-
geants, mais sans solides fondements historiques et cultu-
rels. Les dérives vers un islam militant et mythologique,
un arabisme abstrait et intolérant ont retardé jusqu’à nos
jours la réévaluation critique des composants historiques,
sociologiques et anthropologiques des sociétés maghré-
bines. Ainsi, au lieu de prendre en compte, scientifique-
ment et culturellement, le « substrat » berbère, pourtant
vivace, on a préféré insister exclusivement sur le caractère
arabe et islamique des identités « nationales » artificiel-
lement différenciées pour mieux asseoir les légitimités
politiques des États. [Arkoun, 1991, p. 48]

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L’on pouvait aussi lire dans la discipline un reste


colonial. Lors du XXIVe Congrès international de
sociologie qui s’est tenu à Alger en mars 1974, l’on
insistait sur les méfaits de l’ethnologie occidentale,
taxée essentiellement de « colonialisme » par le
ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
scientifique de l’époque, ethnologie qu’il fallait, selon
lui, évacuer complètement et définitivement au nom
d’une certaine conception du « développement » éco-
nomique et de la « science », qui n’aurait que faire des
cultures régionales : « La colonisation a des aspects
scientifiques. L’ethnologie comme discipline d’étude
propre aux pays en voie de développement en est un »
(Mammeri, 1989, p. 15).
Cette attaque en règle de l’ethnologie allait de pair
avec l’ensemble du système éducatif où, à côté de
l’ethnologie, on supprimait également l’enseignement
du berbère et de l’hébreu. Les sciences de l’éducation,
de l’histoire et de la philosophie furent arabisées. Le
CRAPE a continué à fonctionner grâce à l’action de
Mammeri. Avec son départ en retraite en 1981, le
centre cessera toute activité selon les orientations mises
en place par Mammeri.
Ce contexte défavorable à la recherche contraint
le savant à résister et à trouver des alliés en dehors
de l’Algérie. C’est naturellement la France et certains
chercheurs français qui lui prêteront main-forte.
Mammeri leur fait prendre conscience de la menace de
disparition des pratiques culturelles en Algérie. Il réa-
lise aussi avec amertume que le risque est encore plus
aigu que sous le colonialisme car les nouveaux États,
sous l’effet d’un fervent nationalisme centralisateur,

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tentent d’effacer les cultures ancestrales considérées


comme primitives. Il le mesure en constatant la perte
de vitesse des imusnawen1 dont il devint un fervent
défenseur :
Je suis venu à l’étape avant-dernière de cette lente désa-
grégation. J’avais la chance de me retrouver au bout d’une
chaîne de transmission privilégiée. Mais aussi j’avais la
conscience d’être le maillon faible, celui qui risquait de
céder parce qu’à partir de moi à peu près aucune des
conditions qui avaient permis la survie de ces poèmes
n’existait. Les vieillards qui les vivaient et les faisaient
vivre quittaient la scène souvent longtemps avant de quit-
ter la vie. La génération d’hommes mûrs qui les remplaçait
était sans qu’elle le sût très bien, elle-même, à la fois
différente et moins concernée. Tous ou presque étaient
bilingues, quelquefois trilingues. Beaucoup avaient vécu
de longues années à l’extérieur, coupés du pays, de sa
pratique et de ses normes.
Une démographie galopante, de nouveaux besoins, les condi-
tions devenues draconiennes d’un pacte colonial qui durcis-
sait à l’usage leur laissaient beaucoup moins de loisirs qu’à
leurs pères, moins de désir aussi de continuer les pra-
tiques anciennes. Les jeux, jadis passionnants, de la cité
étaient devenus ou nuls ou mécaniques, dérisoires depuis
que de toute façon les acteurs avaient perdu l’initia-
tive politique. [Mammeri, 1988, p. 10]

À Bourdieu il fait l’aveu de cette prise de conscience


et du fait que son père a été l’avant-dernier d’une
lignée de ces dépositaires des savoirs traditionnels :

1. Pluriel d’amusnaw, terme kabyle qui désigne le dépositaire de


la connaissance orale d’un village ou d’une tribu.

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Il a eu un disciple qui est mort aussi et après eux c’est


quelque chose d’autre qui commençait : ceci est reconnu
par tout le groupe, ce n’est pas une vision personnelle.
Les gens disent : « II y a eu un tel et un tel », ils citent
toute la généalogie des imusnawen qui se transmettent la
tamusni. Puis quand est mort le dernier, celui qui s’ap-
pelait Sidi Louenas, ç’a été fini… [cité dans Bourdieu
2008a, p. 51-66]

Ce qui invite Mammeri à se situer, par force, dans


cette lignée :

Après lui, cette forme de tamusni est morte et on passe


à autre chose. Même si extérieurement, on en a gardé
quelques formes superficielles, en réalité tout le monde
sait que cette façon de concevoir et de dire les choses
est morte avec cet homme. D’ailleurs, ça a été vraiment
un drame collectif : quand il est mort, on savait que
quelque chose était définitivement mort avec lui. Je ne
suis donc pas le fils du dernier mais de l’avant-dernier
et je pense que ça m’a servi dans la mesure où ça m’a
beaucoup sensibilisé à ce genre de choses. Moi-même, je
ne pouvais pas être le successeur de mon père du fait que
je n’ai pas du tout mené la même vie : j’étais à l’univer-
sité, j’avais donc déjà d’autres points de référence. Mais
il n’en reste pas moins qu’il a eu toute sa vie le souci de
m’initier le plus qu’il pouvait. Je suis même en train de
me demander si ce goût que j’ai eu très tôt pour la litté-
rature ne m’est pas venu de cette ambiance dans laquelle
je baignais sans même y penser, étant enfant. Alors qu’il
négligeait de m’apprendre les choses pratiques de la vie
dont j’aurais eu grand besoin, chaque fois qu’il recevait
des gens avec lesquels il savait qu’il allait avoir un échange
non trivial, mon père me faisait chercher partout. J’étais
tout enfant et il savait très bien que les trois quarts des

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choses qui se diraient resteraient incomprises de moi. Il


me baignait tout de même dans cette atmosphère-là…
Adolescent, j’avoue que j’ai aimé cela passionnément : ce
n’était plus lui qui me faisait chercher au village, c’est moi
qui cherchais à savoir avec qui il allait être… [Bourdieu,
2008a, p. 287-288]

Ce retour aux pratiques culturelles en Kabylie


ancienne a donné lieu à deux entretiens avec Bourdieu
et à trois ouvrages (Mammeri, 1980, 1985a et 1990).
Mammeri avait une admiration évidente pour certains
chercheurs français qui ont conduit des enquêtes en
Kabylie, dans l’Aurès ou dans le lointain Hoggar, à
l’instar du père Charles de Foucauld qui a permis
une véritable sauvegarde du lexique et de la poésie
des Touareg, ou encore d’Adolphe Hanoteau, d’Aris-
tide Letourneux pour les Kabyles, de Jean Delheure
et de Pierre Cuperly pour les Mozabites. Mais leurs
travaux portaient essentiellement sur le passé ou sur
des pratiques révolues, voire fossilisées. Or, Mammeri
souhaitait qu’on évoquât une culture vivante et des
individus acteurs de leur histoire.
Ces ethnologues étaient trop distants, peu diserts
sur les situations des autochtones confrontés à des
dominations extrêmes et surtout à l’effacement de
leur histoire depuis les indépendances recouvrées.
Préoccupés par des enjeux de carrière ou par le politi-
quement correct, ils évitaient d’écrire sur des sujets qui
fâchent et se contentaient d’enfermer les populations
dans leurs modèles « théoriques » ou raisonnements
« purement » scientifiques, évitant ainsi tout débat
susceptible de remettre en question l’ordre établi.

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Cela dit, Mammeri reconnaît aussi l’existence d’une


l’ethnologie à papa et regrette une transmission de ce
savoir tronqué à un moment donné de l’histoire ; mais
l’importance de la discipline est plus forte que tout.
Mieux encore, ces ethnologues faisant partie du passé
étaient le produit d’un système, de leur système, de
leur époque : ce n’étaient ni des sages ni des défenseurs
de l’humanisme.
Mammeri était très attaché à la conception d’une
nouvelle anthropologie et luttait ouvertement en faveur
d’une discipline libérée et libératrice qui reviendrait
à ses principes fondamentaux : la connaissance de
l’humain et le respect de sa langue, de sa culture sans
distinctions de « races » comme le préconisait Claude
Lévi-Strauss dans les années 1950. S’il fallait se méfier
d’une ethnologie coloniale, il ne fallait cependant pas
se débarrasser de la discipline totalement.
Mammeri et Bourdieu, nourris d’expériences de
terrain très riches, le déclarent sans ambages dans un
entretien pour un « bon usage de l’ethnologie » dans
les pays du tiers-monde paru dans la revue Awal en
1985 :
L’ethnologie, quand elle est bien faite, est un instrument
de connaissance de soi très important, une sorte de psy-
chanalyse sociale permettant de ressaisir l’inconscient
culturel que tous les gens qui sont nés dans une certaine
société ont dans la tête : des structures mentales, des
représentations, qui sont le principe de phantasmes, de
phobies, de peurs. Et il faut englober dans cet inconscient
culturel toutes les traces de la colonisation, l’effet des
humiliations… [Mammeri, 1985b, p. 20]

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germaine tillion
et l’humanisme ethnologique

Issue d’un milieu bourgeois provincial – son père


était magistrat et sa mère était d’une famille de
notables –, Germaine Tillion est née en 1907 et est édu-
quée selon des valeurs traditionnelles (Tillion, 2009,
p. 353-354). Élève de Marcel Mauss, c’est par l’inter-
médiaire de Louis Massignon et de Jacques Soustelle1
qu’elle effectue son premier terrain dans l’Aurès. Elle
y conduit des enquêtes sur les relations matrimo-
niales et l’ensemble des structures anthropologiques
caractérisant le groupe des Chaouia. Elle revient, à
Paris, au musée de l’Homme2, et dès les débuts de
la Seconde Guerre elle s’engage dans la résistance au
sein du réseau du musée de l’Homme. Son engagement
la fit emprisonner à Fresnes d’abord, puis déporter
dans les camps de concentration de Ravensbrück, en
Allemagne. Les conditions inhumaines dans lesquelles
elle survit sont insupportables. Pour dépasser l’horreur
et ne pas sombrer dans la folie, elle met son savoir
ethnologique au service d’une résistance mentale.

1. Soustelle était également un élève de Mauss. Elle le retrouvera


plus tard dans la résistance et en Algérie en 1954.
2. Entre 1927 à 1934, elle rejoint un groupe d’étudiants pour
classer les collections ethnographiques au musée d’Ethnographie du
Trocadéro. Le lien se renforce en 1934. On lui propose alors une
mission dans l’Aurès, pour étudier le groupe berbère des Chaouia.
La première mission a lieu en 1935-1936. Elle est accompagnée de
Thérèse Rivière, sœur de Georges Henri Rivière, alors sous-directeur
du musée de l’Homme.

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En effet, Germaine Tillion se lance dans une obser-


vation directe de la vie quotidienne dans le camp,
son attention est accordée tant aux victimes qu’aux
bourreaux car résister, c’est ne pas affronter l’autre,
c’est apprendre à accepter la vie comme elle se pré-
sente : dans la faim et l’extrême humiliation. Pour
l’ethnologue, le camp n’est pas seulement un lieu
concentrationnaire mais aussi un terrain d’observa-
tion :
L’œil de l’ethnologue s’attache immédiatement à com-
prendre et à décrypter cet autre monde. Le camp devient
ainsi, in situ, objet et nouveau terrain d’étude. Les outils
d’enquête définis par Marcel Mauss dans ses cours dispen-
sés à l’Institut d’ethnologie sont ici réinvestis : observation
discrète, entretien non directif avec les prisonnières et
sens de l’écoute, stratégies et « répertoire de ruses », col-
lecte de documents – y compris des négatifs montrant des
expérimentations des médecins SS sur les lapins polonais
(pour dire les détenues polonaises) –, prise de notes sur
une petite imitation de Jésus-Christ qui ne la quitte jamais
mais aussi constitution de fiches, de listes, de statistiques
et de tableaux généalogiques… comme s’il s’agissait d’une
tribu des montagnes de l’Aurès, aucun rouage de l’univers
concentrationnaire n’échappe à la curiosité de Germaine
Tillion. [Blanc, 2018, p. 125]

Le camp est donc cet univers dans lequel des humains


vivent, s’organisent et obéissent à des structures et à
des statuts bien déterminés, comme elle l’avait déjà
observé auparavant à la prison de Fresnes, en France.
Tillion avait remarqué que le corps concentrationnaire
n’était pas homogène et que des hiérarchies existaient
aussi bien chez les dominants (le personnel) que chez les

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dominés (les emprisonnés). Comment rendre compte


de façon distanciée de telles situations ? Le choix de
Tillion, au camp de Ravensbrück, était d’en faire une
opérette, Le Verfügbar1aux Enfers, qui pouvait servir
doublement comme un moyen de combat symbolique
contre le dominant et de thérapie pour les victimes,
ses camarades de détention, mais l’ethnologue avait
conscience des défaillances de la mémoire. Elle avait
peur que l’horreur passe inaperçue si elle n’est pas
rapportée au plus grand nombre comme elle l’écrit
juste après la Libération, dès 1946, dans la première
version de son Ravensbrück :
J’avais conscience d’aider un peu moralement les
meilleures d’entre nous. J’avais aussi une autre raison
[…] : il me paraissait malheureusement certain que
nous serions très peu nombreuses à survivre, mais je
supposais que nous ne disparaîtrions pas toutes et je
voulais donner à la vérité toutes ses chances de sortir
de ce puits de désolation et de crime. [Citée dans Blanc,
2018, p. 126]

Savoir, comprendre, est essentiel, c’est un for-


midable outil pour résister, comme un « bouclier »
(Todorov, 2007, p. 179). Julien Blanc décrit avec pré-
cision ce passage de la « déportée » en ethnologue de
la prison :
On se doit d’insister sur un point essentiel qui confère
à la réflexion de l’ethnologue une large part de son ori-
ginalité. Les notes prises sur le vif par « Kouri2 » et les

1. Détenu sans affectation particulière, corvéable à merci.


2. Surnom donné à Germaine Tillion.

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documents accumulés au cœur même du camp forment


la matière première, la matrice du premier Ravensbrück,
publiée dès 1946. Cette base documentaire conséquente
a été complétée par l’enquête qu’elle mène ensuite en
Suède, à Göteborg, au lendemain de sa libération par la
Croix-Rouge parmi un groupe de trois cents Françaises en
avril 1945. En quelques semaines, malgré l’épuisement et
l’accablement elle s’entretient avec les survivantes, recense
près de sept mille déportées françaises, reconstitue tous
les convois, établit fiches et listes où figurent les noms
– pseudos – dates et lieux de naissance, motifs de la
déportation, date, provenance et numéro des convois,
numéro de matricule et de block à Ravensbrück…
Significativement, le texte de synthèse de soixante-dix-sept
pages qu’elle signe dans le premier Ravensbrück, intitulé
« À la recherche de la vérité », porte les mentions de
lieux et de dates suivantes : « Ravensbrück, 1944-1945. »
[Blanc, 2018, p. 124-125]

Le passage par le camp a donc été déterminant car


il a opéré un changement irréversible, à la fois pour
la chercheuse et pour la femme. L’ethnologue atta-
chée à sa tribu chaouia venait de prendre conscience
d’un désastre planétaire qu’il fallait consigner afin
que nul n’oublie son ampleur. C’est en effet après
la Libération que Germaine Tillion décide de cesser
de faire de l’ethnologie sur des groupes restreints.
Très préoccupée qu’elle était par la grande histoire,
elle a voulu écrire sur l’histoire des camps, retrouver
des survivants, des acteurs et interroger les mémoires
individuelles des internés mais aussi celles de leur
groupe familial.
Mais l’actualité, celle de 1955, va ouvrir une
autre page de l’histoire et rappeler la chercheuse

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à sa discipline première. Ses amis politiques Pierre


Mendès France et François Mitterrand lui demandent
de mettre son savoir d’ethnologue au service du
Gouvernement général en Algérie pour comprendre
les débuts d’une situation insurrectionnelle (les
premiers attentats ont eu lieu dans l’Aurès préci-
sément)1. Jacques Soustelle, ethnologue, est alors
résident général de l’Algérie (c’est-à-dire gouverneur
général, poste de commandement à la fois politique
et administratif). C’est dans ce contexte particuliè-
rement difficile qu’elle conduit, à la demande des
autorités (entre 1954-1955) une nouvelle enquête
au sein des tribus chaouia, ce qu’elle accepte plus
par civisme que par conviction car elle s’était enga-
gée, dès 1945, à faire une recherche sur la mémoire
récente. Mais la situation en Aurès a changé. Plus
exactement, c’est le point de vue de l’ethnologue,
passée par Ravensbrück, qui s’est transformé. Elle
devient plus attentive aux formes de la souffrance,
y compris les plus discrètes, et dénonce les effets
déstructurants de la politique coloniale.
Ce nouvel humanisme ethnologique fait qu’elle
éprouve alors une difficulté considérable à adopter le
même mode opératoire qu’avant-guerre :
Lorsque je voulus faire le point de mon enquête dans sa
dernière phase, les fils s’emmêlèrent : dans une main, le
fil de l’observation scientifique se croyant objective ; dans
l’autre, la connaissance vécue et passionnée des êtres et
des situations. [Tillion, 2009, p. 276]

1. On signalait alors l’assassinat d’un notable algérien et celui


d’un instituteur français.

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Tzvetan Todorov (2018, p. 355) renchérit :

Or, non seulement ces deux modes d’appréhender la


connaissance sont aussi réels l’un que l’autre ; Tillion
découvre de plus que le second définit le premier. Entre
1940 et 1946, elle n’a recueilli aucune nouvelle infor-
mation concernant les Chaouia de l’Aurès, pourtant elle
se rend compte qu’elle ne les comprend plus de la même
manière. Ce ne sont pas eux qui s’étaient transformés mais
bien elle. L’expérience concentrationnaire l’a transformée
et, de ce fait, elle voit d’un autre œil la société qui forme
l’objet de son étude.

Comment comprendre les affres de la faim si l’on


n’y a jamais été soi-même confronté ? L’expérience
du camp lui a permis de mieux voir et sentir ce
qu’était cette horrible privation de nourriture pour
les Chaouia :

Certes, j’avais senti d’instinct les pudeurs qui entouraient


tous les rites de la nourriture dans ces pays où la famine
est chronique. Je les avais senties d’instinct, et même,
très naturellement, adoptées, mais je ne les ai vraiment
comprises que lorsque, dans l’aube glaciale, j’ai vu des
fantômes chancelants se détourner, tous, d’un seul mou-
vement, pour ne pas rencontrer le regard d’un autre fan-
tôme qui – brusquement isolé des autres – grignotait dans
les ténèbres, tandis que, dans le silence devenu total, on
n’entendait plus que le bruit énorme des dents grinçant
sur quelque chose, des lèvres suçant quelque chose, de
la salive mouillant quelque chose, et de la glotte se ten-
dant et se détendant pour avaler quelque chose. [Tillion,
2009, p. 49-50]

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La démarche que préconise Tillion n’annule ni la


distance, ni l’objectivité nécessaire à l’appréhension de
l’objet, bien au contraire. Mais, pour elle, cette étape
de l’expérience scientifique n’est pas suffisante. Elle doit
être complétée par un partage d’expérience empathique :
Pour discourir sur les sciences humaines, l’érudition pure
ne peut suffire, et une expérience vécue, profonde et
diverse, constitue l’indispensable substrat de la connais-
sance authentique de notre espèce : […] les événements
vécus sont la clé des événements observés. [ibid., p. 276]

Germaine Tillion, Pierre Bourdieu, Mouloud


Mammeri, bien que différents en apparence, sont en
accord sur un principe, largement partagé par les cher-
cheurs du domaine, selon lequel le savant ne peut être
radicalement séparé de l’homme et réciproquement.
L’intérêt de cette réflexion est de mettre l’accent sur
des conditions de recherche qui, pour le commun des
mortels, paraissent impossibles. À l’inverse, ici, elles
ont permis à leurs auteurs de produire des œuvres
originales. Le savant se nourrit d’une expérience
extraordinaire, atypique, de l’homme qui transcende
cette « division intérieure » grâce à la résilience. Cela
conduit à une méfiance du « purement » scientifique,
ainsi exprimée par Tillion :
Je tiens à vous signaler que les rapports « scientifiques »
– c’est-à-dire basés sur l’observation des autres – sont
faux et factices : pour connaître une population, il faut à
la fois la « vivre » et la « regarder ». C’est pourquoi ceux
qui vivent doivent apprendre à regarder. [idem]

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Sherry Ortner a exprimé mieux que quiconque l’im-


portance de ce retour du subjectif en tant que prise en
compte des affects dans le champ scientifique :
Avec le « retour de l’acteur » à la fin des années 1970 et
au début des années 1980, dans le contexte des théories
de la pratique, le sujet agissant est redevenu un concept de
l’anthropologie culturelle. Ce retour de l’acteur a soulevé
les questions de « l’agent » et de la « subjectivité ». Mais
depuis que la théorie de la pratique, alors naissante mais
aujourd’hui devenue classique, a été développée par les
structuralistes d’un courant ou d’un autre, l’acteur n’a
jamais été considéré comme doué d’une vie affective riche
et complexe, animée non seulement par des intentions
pratiques mais aussi par des sentiments puissants. Ainsi, si
les systèmes sociaux et culturels sont produits, reproduits
et parfois même transformés par la pratique sociale, cette
dernière ne peut être correctement appréhendée sans une
référence aux sentiments et aux affects, égale à celle de
la pensée. Cela semble plutôt évident mais, à en juger
par la littérature disponible, cela ne l’est pas. [Ortner,
2006, p. 165-175]

Ces trois parcours de savants fortement attachés à


l’ethnologie ont ainsi permis de montrer l’importance
des affects, de l’expérience vécue, à des moments dif-
férents dans l’histoire critique de notre monde, dans
la façon d’appréhender les êtres et les choses sans
forcément mettre en question les fondements de la
nécessaire objectivité de la discipline ni verser exces-
sivement dans le subjectivisme. Ils ont tâché, chacun
à leur manière, de trouver un juste équilibre entre
objectivité et subjectivité (entre l’homme et le savant),
et de faire avancer la recherche.

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