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FRANÇAIS
2Des hypothèses explicatives surgissent aussitôt : la peur (et le refus) du face-à-face dans les
relations sociales (Crozier, 1963) ; la présence d’un État fort, centralisé, soucieux de l’intérêt
général ; des acteurs sociaux faiblement organisés (ou dont les organisations sont jugées faiblement
légitimes) ; des pratiques conflictuelles récurrentes, scandant depuis des décennies l’histoire sociale
du pays ; des conceptions du monde où les compromis sont souvent pensés comme des
compromissions, etc. Bref, la négociation aurait, dans le cas français, mauvaise presse, serait
étrangère aux pratiques sociales concrètes et, par voie de conséquence, ne serait que faiblement un
objet de recherche universitaire.
3Si cette vision est juste, la résolution du problème semble simple : multiplions les études
théoriques, les observations empiriques, traduisons les travaux nord-américains, diffusons-les,
confrontons les paradigmes et les approches conceptuelles. En d’autres termes : la page est blanche,
remplissons-la. Il existerait ainsi une urgence théorique (et une nécessité pratique) de « travailler »
la notion de négociation et, à l’instar des universités nord-américaines, de créer des programmes
d’études (tel le Harvard Negotiation Project, regroupant des chercheurs de l’université de Harvard
et du MIT, des programmes d’enseignement, des séminaires d’études, une « clinique des conflits »,
publiant des guides pratiques). L’offre de formation est faible -peu d’universités françaises
proposent des cours de formation à la négociation, sauf dans quelques DESS spécialisés ou au sein
d’instituts dédiés aux activités de gestion ou de commerce, alors que les besoins sont réels.
4Ainsi posé, le problème est-il résolu ? Non, car la page n’est pas aussi blanche. Il existe de
nombreux travaux sur la négociation, mais dont la visibilité n’est pas immédiate – c’est le cas de la
« littérature grise », produite en particulier dans le champ des relations professionnelles – ou dont la
portée est plus pratique que conceptuelle (ou plutôt : où la conceptualisation a une visée
immédiatement pratique). Commençons par ces derniers. Les catalogues d’édition (ESF Éditeur, les
Éditions d’Organisation, Dunod, en particulier) fourmillent de références explicites à la négociation.
Il s’agit d’ouvrages destinés à des formateurs d’adultes, à des professionnels du conseil en
organisation, à des responsables commerciaux. C’est une littérature souvent prescriptive ou
normative, proposant des « recettes » ou analysant des « styles » de négociation. Si l’accent est mis
sur l’application pratique, les emprunts théoriques sont cependant nombreux (même s’ils sont peu
explicités) et certains ouvrages proposent une modélisation élaborée – cf. le modèle autorité-
entente-négociation (Chalvin, 1984).
6C’est à cette aune que doit être mesuré le silence des universitaires français. À quelques rares
exceptions près, ils ne s’inscrivent pas dans la même tradition que leurs confrères nord-américains,
ces derniers ne séparant jamais l’œuvre théorique de ses exigences pratiques. Le modèle stratégique
de la négociation sociale, que commente ici Jean Boivin, est de cet ordre : c’est un modèle
théorique, mais à visée expérimentale, et proposé aux employeurs pour initier des stratégies de
changement organisationnel (Walton, McKersie et Cutcher-Gerschenfeld, 1994). Est-ce pour ces
raisons que les universitaires français, soucieux de leur neutralité axiologique ou désireux d’aider
l’acteur le plus faible, hésitent à inscrire leurs travaux dans de semblables opérationnalisations ?
Probablement. Une seconde raison vient durcir le trait précédent : le désintérêt pour la négociation
sociale comme activité de compromis et comme technique collective de prise de décision. La
prégnance, pendant longtemps, des approches marxistes en sociologie du travail ont ainsi réduit la
négociation à la seule modalité de résolution des conflits. Si conflit et négociation constituent
ensemble un « rapport formel sociologique », selon le mot de Georg Simmel (1995), leur étude
concomitante aurait dû s’imposer. La sociologie marxiste du travail a privilégié le premier et s’est
désintéressé de la seconde.
7Cette désertion a laissé le champ libre à quelques bricolages conceptuels. Les approches
séraphiques de la négociation ont ainsi occulté ce que cette activité recèle de conflits et de tensions,
entre les négociateurs comme au sein de chaque camp. Son processus est tout sauf harmonieux.
Deux modèles ont pris la négociation en otage : le premier, fonctionnaliste, a prêché l’harmonie et
les vertus de la coopération, sans s’expliquer sur les motifs de la conflictualité sociale ; le second,
gagé sur le conflit de classes, a théorisé les vertus du conflit, mais sans comprendre les ressorts
profonds de l’accord social. Pour les uns, la négociation, réduite à une technique de communication
et au problem-solving, pouvait être une alternative concrète, décentralisée dans les ateliers et
services, à la négociation collective ; d’où son essor dans des contextes de management participatif
et sa focalisation privilégiée sur l’acte de commandement. Pour les autres, la négociation fut
(demeure ?) l’illusion du partage des pouvoirs ou de la réciprocité, « un simulacre actif de paix
perpétuelle » (Jeudy, 1996, p. 28). Illusion d’autant plus vaine que, dans le même temps, les conflits
sociaux ne disparaissaient point de la scène sociale (en occupaient même le frontstage, cf. décembre
1995) et apparaissaient comme la seule donnée tangible, venant contredire les (beaux) discours
d’une négociation dite « raisonnée » aux États-Unis (principled negotiation, cf. les thèses de Roger
Fischer et William Ury, 1981).
9L’hypothèse d’une présence réelle de cette réflexion en sociologie, mais disséminée dans différents
travaux et différentes écoles théoriques, ne formant pas, comme aux États-Unis, un corpus constitué
et visible, semble, alors, se renforcer. Michel Crozier, Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud ont tous
écrit de fort belles pages sur l’activité de négociation. Elle y est toujours traitée comme un mode
majeur de régulation sociale. Chez Touraine (1973), elle est un processus d’institutionnalisation,
entre conflits et organisations ; elle caractérise l’entreprise comme une institution : c’est parce que
les acteurs y sont en conflit à propos de ses orientations et décisions stratégiques que s’accroît sa
capacité institutionnelle ; la négociation y devient donc nécessaire et structurante. Chez Michel
Crozier et Ehrard Friedberg – et même si Jean-Philippe Neuville souligne ici que sa centralité n’est
jamais véritablement questionnée —, la négociation est un mode privilégié d’organisation,
susceptible de rendre possible la coopération entre des acteurs sociaux poursuivant des objectifs
divergents, voire contradictoires. Relations de pouvoir et négociation sont du même ordre – « Le
pouvoir est inséparablement lié à la négociation : c’est une relation d’échange, donc de négociation
» (1977, p. 57) – et motivent ensemble l’engagement des ressources des acteurs. Pour Jean-Daniel
Reynaud (1989), la négociation collective est l’archétype de la régulation sociale : point de
rencontre entre des règles concurrentes, elle n’est pas un simple marchandage : elle élabore une
régulation, dite conjointe, et cette régulation, provisoire, contingente, fonde le système de relations
sociales.
10Dans le prolongement de ces écoles théoriques, de nombreux travaux ont accentué le trait : Pierre
Grémion (1976) montre combien la règle administrative, pour être appliquée, ne peut être qu’une
règle en permanence négociée ; Renaud Sainsaulieu (1977) nomme « modèle de la négociation » un
type particulier d’identité et de relation au travail dans l’entreprise, apparaissant chez les ouvriers
professionnels et les techniciens, dotés de ressources suffisantes pour affirmer et gérer leurs
différences ou leurs alliances ; Christian Morel (1981) décrit la « grève froide », cette activité
hybride entre guerre et paix, conflit et négociation, où chaque partie négocie sans vraiment négocier
; Gilbert de Terssac (1992), plus récemment et à propos d’industries très réglementées, illustre de
façon convaincante le raisonnement de Reynaud : la règle est par essence négociée. Bref,
contrairement à l’impression première, la notion de négociation semble bien établie dans la tradition
sociologique française. Mais diffuse, inscrite dans des travaux ne portant pas spécifiquement sur
elle.
13À cette faible légitimité scientifique se sont ajoutés des effets épistémologiques – soit ces
raisonnements non induits par l’observation attentive du réel et fonctionnant comme des cadres
paradigmatiques, non questionnés par les chercheurs (Boudon, 1986, p. 128). Dans le cas français,
la dénonciation du fonctionnalisme et de la vision intégratrice de la société a favorisé, par
contrecoup, une approche polémique de celle-ci. Ce qui eut pour conséquence une relative
méconnaissance des mécanismes par lesquels une société se produit elle-même, au détriment d’une
focalisation sur la manière dont elle se reproduit, à l’identique et en veillant à ce que la domination
reste le mode majeur de gouvernement des conduites sociales (cf. les thèses de Pierre Bourdieu et
leur actualisation périodique, 1992). Comment tiendrait, en effet, pensent quelques auteurs, un ordre
social que d’autres estiment en permanence bricolé ou négocié, s’il n’était régi, au-delà de quelques
arrangements sociaux, par des forces structurantes et surplombantes ? À l’inverse, la vision
intégratrice produisit une sacralisation de l’activité de négociation – elle devint un art, une
profession, au sens nord-américain du terme, à confier à des experts et se résumant à de simples
techniques.
14Des effets de situation (soit ces raisonnements étroitement dépendants de l’insertion des
chercheurs dans le monde social) sont venus obscurcir le propos : dans une société caractérisée par
le refus du face-à-face, où les grèves ouvrières spontanées font plus sûrement augmenter les salaires
que de longues négociations avec les chambres patronales, et où les conventions d’entreprise ont
des durées indéterminées, sans pression des signataires pour les renouveler – « un jeu d’esquive qui
favorise le règlement par crise », résumait Jean-Daniel Reynaud (1975, p. 181) —, comment les
chercheurs en sciences sociales auraient-ils pu s’enthousiasmer pour l’étude d’une activité aussi peu
légitimée ou pratiquée ? « Un pays qui n’aime pas la négociation », comme Jean-Paul Jacquier
nomme ici la France, peut-il produire des chercheurs qui aimeraient l’étudier ?
15Cette peur française du face-à-face trouva son écho, en sciences sociales, dans le déni du sujet et
le refus de considérer l’individu singulier, contrairement aux recommandations de Max Weber
(1922/1995, I, p. 40), comme l’atome de base de l’action sociale. Prégnance des concepts collectifs
et attrait pour les structures collectives ont concouru à ce que l’individu soit, comme son activité de
négociation, occulté. Puisque la négociation est une activité à plusieurs, rassemblant des
négociateurs en chair et en os, dotés d’affects et d’une personnalité, titulaires d’une histoire
personnelle et d’un caractère, elle obligeait les analyses à se focaliser sur ces personnes, à les
ausculter dans leurs pratiques singulières. Hors la psychologie sociale, les autres disciplines sont
désarmées devant l’action des individus, leurs représentations, leurs désirs. Rompues aux charmes
des entités collectives, les sciences sociales eurent des difficultés, dans le contexte français de
préférence bureaucratique, à penser la négociation autrement que comme la rencontre provisoire de
groupes sociaux, incarnant des intérêts divergents. La sociologie des relations professionnelles et
l’économie du travail forgèrent ainsi des figures macroscopiques de ces intérêts, raidies dans
l’éternité des rapports de classe. Entreprises d’un côté, syndicats de salariés de l’autre, les positions
furent ainsi figées, dé-personnalisées ; l’analyse se centra sur l’outcome, le produit de ces
négociations, et non sur le processus qui y conduit. Cette réduction des acteurs sociaux à leurs
intérêts de groupe sera active en théorie des jeux, les adversaires, quel que soit leur nombre réel (les
cinq mille salariés d’une entreprise métallurgique ou les huit organisations syndicales et patronales
réunies autour d’une table de négociation) étant toujours ramenés au nombre théorique de deux,
nommés A et B dans les graphiques et les équations. Leurs préférences sont jugées préétablies,
indépendantes du jeu propre de la négociation – à tel point que John Hicks pourra, dans sa Theory
of Wages (1932), modéliser les anticipations des négociateurs et déterminer ainsi le point de leur
rencontre, supprimant de ce fait tout conflit, et toute négociation elle-même. Comme le souligne
Raymond Friedman (1994, p. 6), dans ces conditions, le processus de négociation est traité comme
une boîte noire (« as a black box and ignored »). Michel Lallement, s’il convient de la force
heuristique de la théorie des jeux pour renouveler l’intelligence des situations de négociation, n’en
inverse pas moins salutairement ici l’analyse : ce qui importe dans le jeu, dit-il, et ce que révèle sa
théorie, c’est l’être-ensemble, la volonté de jouer, plutôt que l’espoir d’un gain.
16À l’autre bout du spectre, les études, non holistes, qui observèrent les activités quotidiennes des
individus, comme les y invitait la tradition inter-actionniste, ont à ce point considéré l’activité de
négociation comme intrinsèque à l’action sociale qu’elle disparut sous l’analyse de l’interaction
elle-même. Anselm Strauss (1978, p. 14) remarque ainsi que les premiers théoriciens de
l’interactionnisme, Robert Park, William Thomas ou George H. Mead, ont tous « manqué » la
négociation (« how even theorists disposed to think non deterministically can ‘miss’ negotiation
processes »). Pour la plupart d’entre eux, soit les processus sociaux majeurs – le conflit,
l’assimilation, la compétition et l’accommodation, pour reprendre ceux de Park et Burgess dans leur
manuel de 1921 – sont des processus globaux d’institutionnalisation, et ces théoriciens ne «
descendent » pas à un niveau plus fin dans l’étude de ces processus, soit ce sont les personnes elles-
mêmes, leurs rôles et leur capacité réflexive qui sont au centre de l’analyse, comme chez Mead, et
la négociation, comme rapport social, ne trouve plus sa place. La même remarque peut être
formulée vis-à-vis des travaux, plus contemporains, de Erving Goffman, même si sa
conceptualisation de la vie quotidienne – l’ordre de l’interaction, les situations de co-présence et en
face à face, leurs arrangements, cf. Goffman (1988) – constitue une ressource théorique importante
pour l’étude de la négociation sociale. Si l’auteur dissèque de fort habile façon nos manières de
faire en société et nos rites d’interaction, le processus d’engagement de soi, les rituels et les formes
d’évitement, massivement présents dans toute négociation, semblent banalisés et définissent
n’importe quelle interaction finalisée, qu’elle soit de négociation ou de simple coopération.
18Contribution originale, cependant. Ces textes, réécrits par leurs auteurs, ont d’abord été présentés
lors d’un séminaire de recherche tenu en 1997-1998 à l’université Pierre-Mendès-France de
Grenoble. Ce séminaire a regroupé, de façon volontaire, des praticiens et des universitaires. Si notre
diagnostic est exact – l’activité de négociation, désormais laïcisée et étendue, devient un objet digne
d’attention et d’observation —, il importe de mettre en tension deux types de discours savants :
ceux des chercheurs, habitués aux rigueurs et à l’élégance des constructions théoriques, et ceux des
acteurs engagés dans l’action. Les textes de ces derniers illustrent leur capacité réflexive : non
seulement, pour reprendre le trait d’Anthony Giddens (1987), ils savent ce qu’ils font, pourquoi ils
le font et sont capables de l’énoncer, mais ils disposent de ressources (issues de leur expérience
individuelle et collective) telles qu’ils peuvent objectiver leurs pratiques. Il s’agit donc ici,
partiellement, d’une « sociologie de l’expérience » (Dubet, 1994) où débattent ensemble des acteurs
et des chercheurs, sachant ce qu’ils ont en commun et ce qui les sépare, mais décidés à élucider
ensemble une importante question sociale : celle de la négociation. Comme toute pragmatique, il
serait illusoire de croire que la réflexion à propos de la négociation pourrait être construite dans le
seul champ clos universitaire ; aucun acteur, fût-il chercheur, ne peut prétendre, seul, à la production
de connaissances. A fortiori sur le thème de la négociation sociale, tant l’étude de cette activité,
pour sa compréhension comme pour sa conceptualisation, requiert une élaboration conjointe, une
co-capitalisation. Cette mise en tension est opératoire pour les chercheurs : confrontés aux mondes
vécus des acteurs sociaux, ils peuvent reformuler leurs hypothèses, reconstruire leurs interprétations
du monde. Ce travail analytique conjoint semble désormais possible – un langage commun
s’instaure, certains concepts deviennent d’usage courant (cf. les termes de « régulation », ou de «
compromis social ») – et scientifiquement fructueux : les frontières disciplinaires deviennent
poreuses ; nos objets se diversifient ; nos hypothèses gagnent en vraisemblance et en capacité
heuristique.
202. Réévaluer les théories disponibles. Si les personnes, dans le cours de leurs actions, explorent
diverses solutions négociées, elles ne le font pas sans certains outils conceptuels. Elles forgent ainsi
des pragmatiques de la négociation. De nouvelles controverses scientifiques en surgissent, dues à
l’émergence de ces theories-in-use. Les théories constituées en sont-elles atteintes ? Comment
réagissent-elles face à cette intrusion du réel ? À l’inverse, du fait des capacités réflexives des
acteurs sociaux, habiles à théoriser leurs pratiques, ces pragmatiques ne sont-elles pas en mesure
d’éprouver les hypothèses fondatrices des théories constituées ? De cette tribologie salutaire peut
naître un renouvellement théorique d’importance.
213. Explorer les différentes dimensions de la négociation sociale, sans se réduire au champ des
relations professionnelles. Si ce dernier a produit nombre d’études sur les processus de négociation
en entreprise ou dans les branches professionnelles (Adam, Bachy, Dupuy, Martin, 1974 ; Adam,
Reynaud, Verdier, 1972 ; Reynaud, 1978), s’il nous éclaire sur le fonctionnement des systèmes
sociaux – « Le paradigme de la régulation sociale n’est pas à chercher dans la secte religieuse, mais
dans la convention collective de travail » (Reynaud, 1979) —, il importe de ne pas s’y enfermer.
Pour deux raisons : la négociation collective elle-même s’est transformée (dans ses formes, ses
objets, ses prétentions), elle s’est étendue et il convient d’en tenir compte. Surtout, il semble
nécessaire de « sortir » l’analyse de la stricte négociation sociale de l’entreprise (ou de la branche)
et de la questionner plus largement : dans son rapport à l’État, dans sa dynamique européenne, ou
dans sa dimension normative.
22Nous avons donc opté pour différents « détours » (Balandier, 1985). Premier détour, celui du
questionnement : le seuil de validité de la théorie des jeux, la question de la bonne foi en
négociation, l’actualité de la théorie institutionnaliste de la négociation, etc. À côté de l’entreprise,
privée ou publique, industrielle ou de service, traitée ici classiquement comme espace pertinent de
régulation et de conflits, nous porterons le regard sur des lieux inusités en sociologie industrielle
(par exemple : un bateau de la marine nationale) et qui, pourtant, pour reprendre le propos de Jean
Saglio, conduisent « à poser de façon renouvelée un certain nombre de questions classiques ».
L’entreprise elle-même sera soumise à un traitement décalé. Dans certaines contributions (en
particulier celles d’Ivan Roth ou de Pierre-Eric Tixier), les « entreprises » constituent moins des
décors où l’on observe des négociations sociales, que les protagonistes privilégiés de celles-ci, des
entreprises en production incessante d’elles-mêmes, soumises aux contraintes de la modernisation
mais souhaitant que la résolution et la gestion de celles-ci soient largement négociées. D’un certain
côté, cette entreprise-là, dans son ensemble, devient négociatrice (Chaivin, 1984).
23Cet effort ne va pas sans résistances, sans tâtonnements, sans expérimentations parfois
douloureuses. Christian Martin met ainsi en scène une entreprise industrielle aux prises – parfois
dramatiques – avec la négociation sociale. Elle semble ainsi prisonnière de son histoire, de ses
propres représentations et de son système social interne (d’où le concept de « négociation non
contractuelle à la française »). Globalement, la figure de l’entreprise présentée ici sera cependant
moins celle d’un espace de domination, où négociation rimerait avec reddition ou manipulation,
qu’un lieu simultanément contractuel et conflictuel, et dont les contractants en conflits, conscients
de leur interdépendance, tentent de rationaliser les formes de leurs rapports.
24Le lecteur trouvera donc ici plusieurs « théories » de la négociation ou de l’action collective.
Certaines sont des théories éprouvées. Jean Saglio, Jean-Philippe Neuville, Michel Lallement, Yves
Lichtenberger, notamment, s’essayent à l’exercice consistant à interroger le corpus théorique
disponible et, si besoin, à l’enrichir. Laure Bazzoli nous fait découvrir, à travers les thèses de John
Commons, l’économie institutionnaliste. Nicolas Dodier propose une approche originale de la
négociation, adossée au paradigme sociotechnique, mais conservant son statut de pragmatique
sociologique. Le lecteur trouvera également ici d’autres pragmatiques. Cette diversité des
disciplines et des approches est volontaire ; le monde social est trop complexe pour être saisi d’une
seule voix. Leur réunion dans un même corpus nous semble participer d’un effort compréhensif de
la négociation sociale.
26A negotiated order, selon l’expression d’Anselm Strauss (1978, p. 5). Si aucune contribution ne
fait explicitement référence à cet auteur, toutes semblent illustrer, chacune à sa manière et à
l’occasion de situations fort diverses, le schéma straussien : le monde social comme une somme de
règles et de politiques organisationnelles (« as the sum of the organization’s rules and policies »),
d’accords, d’ententes, de pactes et de divers arrangements, qu’ils soient privés ou publics. Cet ordre
social est cependant un ordre structuré. C’est le second constat que nous offre la lecture de ces
contributions : ces négociations et ces arrangements sont encadrés par des règles ; et ces règles sont
l’objet incessant d’une négociation « en règle ». Paradoxe sociologique majeur : le jeu de la
négociation sociale est un jeu structuré, mais sa structuration est elle-même le produit d’une
négociation. Jeu structuré donc, mais sans cesse « retravaillé » ; il se renouvelle, se recompose. Des
logiques se substituent à d’autres, de nouvelles normes ou exigences apparaissent. Des instances de
régulation deviennent obsolètes, ou entrent en crise. Les règles du jeu se renégocient.
291. La négociation comme méthode de production d’accords entre des parties aux intérêts
divergents est la définition la plus classique. La plupart des manuels nord-américains y font
référence et identifient la négociation (compromising) comme une des modalités de résolution des
conflits, au même titre que l’évitement (avoiding), le consensus (accomodating) ou l’imposition
(competing). (Pour une discussion de ce point, cf. Lewicki et Litterer, 1985 ; ou Rojot, 1994).
30Cette acception de la négociation, Walton et McKersie (1965, p. 381) l’ont enrichie en y greffant
la notion d’intra-organizational bargaining : une négociation est dite « sociale » quand les
négociateurs doivent rendre compte de leurs actions à leurs mandants. Jean Boivin rappelle ici
comment ces auteurs, en actualisant récemment leur approche (Strategic Negotiations, 1994), ont
mis en évidence la façon dont la négociation collective d’entreprise, dite interest-based, rend
possible le changement organisationnel. Ce type de négociation élargit la zone d’accord potentiel. À
cet égard, et par différence avec le cas français, Jean Bernier rappelle opportunément combien la
notion d’accord, dans les droits du travail nord-américains, est inséparable des notions d’équilibre
entre les parties et de « bonne foi ». C’est aussi ce que plaide Jean-Paul Jacquier pour qui la
production d’accords doit reposer sur des principes d’équivalence et de réciprocité entre les acteurs
parties prenantes à la négociation ; de tels principes constituent les conditions majeures de réussite
des négociations sociales qui ne peuvent être réduites à la simple application de règles édictées par
les tutelles publiques ni à une soumission à leurs exigences de conformité.
31Dans le cas d’individus liés par un contrat commercial, Jean-Philippe Neuville adopte cette même
posture : la négociation, dit-il, implique l’interaction d’au moins deux individus, simultanément en
interdépendance et en désaccord ; elle naît d’un désaccord et meurt une fois l’accord obtenu, pour
renaître à l’occasion d’un prochain désaccord et s’inscrire ainsi dans un processus de production de
coopération sans cesse redéployé. Dans un autre contexte, celui d’une entreprise de métallurgie,
l’observation et le suivi du travail des opérateurs conduit Nicolas Dodier à identifier la négociation
dans les réseaux sociotechniques comme un mode de construction d’accords entre différentes
entités, accords qui sont l’expression du rapport de solidarité « tissé » entre des opérateurs
participant ensemble au fonctionnement de mêmes ensembles techniques.
322. Une deuxième acception de la négociation se focalise sur la production de règles ou de normes.
C’est dans cette perspective que Zartman (1977, p. 67) définit la négociation comme un « joint
decision-making process », un système de prise de décision conjointe, en la distinguant de deux
autres modes possibles : l’adjudication (le recours à un tiers, ou à l’État) et la coalition (le vote
majoritaire). La négociation est ici appréciée comme une technique de production de règles entre
des parties en conflit (ce conflit résultant d’un « blocage des mécanismes normaux de prise de
décision », selon March et Simon, 1958/1991, p. 111).
33Cette définition de la négociation est explicite chez John Commons, dont Laure Bazzoli souligne
l’actualité des thèses. Pour l’institutionnaliste nord-américain, longtemps méconnu en France, la
négociation constitue un mécanisme efficient de création et de sélection de règles sociales, rendant
possible un « capitalisme raisonnable » (reasonable capitalism). Sa conceptualisation de la
transaction sociale est heuristique : une relation de négociation encadrée par des règles collectives,
mais que les acteurs interprètent en permanence.
34On retrouve cette même conception chez Pierre Héritier, pour qui la négociation est le moyen
privilégié de fixer des normes, régulant ainsi les échanges marchands. Ou chez Jean-Christophe Le
Duigou, quand il attribue à la négociation, comme à l’État, un rôle de production des normes
sociales, normes qui, classiquement, arbitrent entre intérêts particuliers et généraux, mais qui vont
permettre aussi d’articuler aspirations des salariés et besoins d’efficacité productive. Marie-Laure
Morin confirme ce statut normatif de la négociation : elle uniformise les conditions de la
concurrence, régule la prestation de travail et complète, ou améliore, les règles étatiques. Surtout, en
ces temps de modernisation des entreprises, elle permet une permanente adaptation des règles.
353. Une dernière définition s’esquisse, si l’on se centre sur les acteurs eux-mêmes, leurs
orientations et leurs relations : la négociation comme production d’identités et de légitimités. Le
trait est explicite chez Yves Lichtenberger : le compromis construit l’acteur. Engageant sa
responsabilité, il l’oblige à tenir compte d’une réalité complexe. Nous sommes ainsi au-delà d’un
simple marchandage ou de conflits d’intérêts à résorber. Nier ou annuler le conflit, note l’auteur,
c’est nier l’identité des acteurs qui s’y expriment. L’introduction du pluralisme syndical et de la
négociation collective à EDF-GDF, remarque Pierre-Éric Tixier, a ainsi favorisé l’affirmation de
nouveaux acteurs, syndicaux évidemment, mais aussi gestionnaires, comme les directions d’unités.
Ce surcroît d’acteurs aggrave cependant les problèmes de gouvernance du système. La négociation
ouvre un espace de concurrence et d’autonomie ; les identités usuelles sont perturbées et c’est toute
la légitimité de l’ancien compromis social d’entreprise qui est atteinte. Le jeu crée l’acteur, et ce
dernier joue sur les règles du jeu ; acteurs et règles sont ainsi en rapport stratégique, souligne
Michel Lallement. Pour ces raisons, plaide cet auteur, le postulat d’une rationalité substantielle, tel
qu’énoncé en théorie des jeux, doit être relâché. La négociation est alors moins le produit d’intérêts
prédéfinis que le moyen pour les acteurs d’exister ensemble et de posséder des règles en commun.
38Faut-il la faire apparaître au grand jour ? En tout cas, estime Jean-Christophe Le Duigou, il s’agit
d’expliciter les bases des accords et des désaccords, ainsi que les enjeux qu’ils recouvrent. La
création d’espaces de délibération est ainsi une manière de rendre publique cette négociation.
Qu’elle n’ait pas toujours besoin d’être visible – « Il n’est pas de négociations sans secrets », note
Michel Rocard (1997, p. 43) dans son commentaire de l’édit de Nantes – ne signifie pas qu’elle ne
doive pas, à certains moments cruciaux, être transparente.
41Les auteurs semblent ainsi mettre en tension deux évolutions possibles : soit un affaiblissement
de la régulation de contrôle des tutelles, pouvant aboutir à une certaine disqualification de l’autorité
publique, avec, parallèlement, le désir de libres engagements d’acteurs individuels dans des micro-
négociations de nature diverse, au nom de la démocratie et de la citoyenneté ; soit une
dissémination et une banalisation de ces négociations, aboutissant à une atomisation des acteurs et
des instances, donc au risque anomique, et stimulant certains acteurs dans leurs attitudes de blocage
et d’opposition.
Régulations et expérimentations
42Des règles viennent enserrer l’activité de négociation sociale. Des instances, comme les
institutions de la négociation collective, la rendent possible. Règles et institutions sont ainsi des
éléments permissifs de l’activité de négociation ; nul doute, alors, qu’elles constituent des
ressources pour l’action et sont, simultanément, l’objet de l’action. « Une part importante »,
souligne Jean-Daniel Reynaud dès les premières pages de ses Règles du jeu (1989, p. 25) « – nous
serions tenté de dire : la part majeure – des conflits et des négociations concerne le maintien, la
modification, le changement ou la suppression des règles. » Les règles du jeu, souligne Michel
Lallement en citant Max Weber et sa description du jeu de skat, construisent le jeu (ce sont des
règles constitutives, dirait John Searle, 1969), mais leur mobilisation ou la manière de s’en jouer
renseignent l’observateur sur l’acteur lui-même (son identité, ses espoirs, ses pratiques). Observer
les règles du jeu de la négociation ou le jeu sur ces règles conduit ainsi à construire, pour l’analyse,
des systèmes d’action concrets où, du bateau de guerre à l’atelier de production automobile, les
acteurs inventent en permanence la structuration de leurs échanges.
43Ces règles peuvent se révéler des contraintes insupportables pour l’action. La négociation sociale,
pour être efficace, doit être autonome, loin de tout interventionnisme étatique. Sinon, estiment ici
certains auteurs, les rigidités l’emportent, la conformité règne, et le syndicalisme se repose sur une
représentativité octroyée. Recommandation proposée par Jean-Christophe Le Duigou : les acteurs
sociaux, aux fins de construire un véritable dialogue social et civique, doivent se placer, sans
confusion de rôles, à l’égal des acteurs politiques. De son côté, Pierre Bauby met l’accent sur la
problématique de la régulation. Dans le cas particulier des services publics, cela implique la rupture
avec les conceptions centralisatrice, uniformisatrice, bureaucratique et autoritaire de l’action
publique. Elle suppose que l’on substitue à la classique régulation d’experts « une régulation
d’acteurs » fondée sur la transparence des enjeux et de véritables évaluations.
44Ce débat ne peut que s’aviver avec la dimension européenne. Marie-Laure Morin estime ainsi
que la pluralité des modes de relations entre les États nationaux et les systèmes de négociation
collective en Europe obligera les partenaires sociaux français à examiner, probablement dans
l’urgence et sous la contrainte, cette épineuse question de l’autonomie de la négociation sociale. Il
s’agit d’inventer une « nouvelle architecture de négociation », selon le mot de Pierre Héritier, en
instituant autant de nouveaux lieux (l’échelon européen, les « segments de production ») qu’en
redynamisant, autour des questions de l’emploi et de la formation professionnelle, les lieux
institutionnels classiques de la négociation collective. Redynamiser les relations sociales, autour de
nouveaux enjeux socioproductifs (le service au client), telle est également la bonne leçon que nous
livre ici Ivan Roth à propos de la RATP.
46Dans leurs contributions, plusieurs auteurs s’engagent dans une tentative de (re)conceptualisation
en identifiant les évolutions en cours, quitte à en accuser les contrastes. Une lecture semble ainsi les
traverser : celle opposant l’ancien au nouveau. Jean Boivin remarque que les nouvelles techniques
de négociation collective (« basée sur les intérêts ») sont radicalement différentes de celles du
modèle traditionnel. Si les unes se préoccupaient de répartir les richesses, les autres s’occupent de
leur création. Si ce problème a toujours été celui des négociateurs – d’où le « dilemme du
négociateur », devant arbitrer entre la maximisation de ses gains et le renoncement à ses
prétentions, cf. les travaux de David Lax et James Sebenius (1986) —, il prend aujourd’hui une
certaine acuité au moment où, comme le note Pierre-Éric Tixier à propos d’EDF-GDF, il s’agit,
pour les acteurs de cette entreprise publique, désormais inscrite dans une obligation de performance
économique, de substituer une logique d’échange et d’engagement mutuel à l’ancienne logique
(confortable, mais stérile) de simple opposition.
47On peut ainsi dégager de nombre de contributions les caractéristiques de deux modèles de
négociation, même si le second est émergent et non stabilisé (d’où la description de scénarios, ou
l’énoncé de principes nécessaires) : d’un côté, un premier modèle, encore dominant, fondé sur le
rapport de force et le conflit, avec des capacités de blocage des salariés, des règlements de litiges au
coup par coup, sans vision à long terme, des idéologies prégnantes, une multiplication d’instances
de concertation, un compromis social basé sur un échange salaire/productivité ; de l’autre, un
modèle fondé sur des accords (ou des désaccords) explicites, autour d’enjeux liés aux mutations des
sociétés industrielles, impliquant la création d’espaces de délibération, l’adoption de visées
prospectives, la confrontation volontaire aux autres modèles européens de négociation.
48Opposer l’ancien et le nouveau est toujours tentant, souvent heuristique. Le risque, néanmoins,
pour des raisons de lisibilité des phénomènes et de leur dynamique, réside dans l’accentuation de la
cohérence interne de chacun des deux modèles ainsi construits, au détriment d’un examen
circonstancié de leur complexité ; l’hétérogénéité des situations est gommée. Certes, la construction
de doublets, nombreux dans ces contributions, pour rendre compte des évolutions – court/long
terme ; conflit/coopération ; contrôle/régulation, etc. – permet une modélisation intéressante. On
mesure ainsi les points de rupture, ou de résistance. Et il importe souvent, pour les acteurs engagés
dans l’action, de disposer d’une analyse directement opératoire, d’énoncer des scénarios possibles
afin d’infléchir ou d’orienter l’action. Mais une conceptualisation qui se bornerait à traduire les
aspirations au changement des acteurs sociaux tournerait vite court ; la littérature nord-américaine
le montre souvent. Il importe alors d’articuler deux perspectives de recherche dans un projet de
production conjointe associant chercheurs et acteurs sur le thème de la négociation sociale : celle
qui privilégie le refaçonnage des dispositifs de régulation sociale ; celle qui, complémentaire mais
divergente dans sa posture, consiste à décrire par le menu les processus interactifs, à les démêler
sans réduire leur complexité. À ces conditions, l’activité de négociation sociale peut alors être
appréhendée dans toute sa richesse. Là réside l’ambition de cet ouvrage.
Présentation de l’ouvrage
49Une première partie – « Jeux, règles et régulation sociale » – rassemble des contributions qui se
proposent d’expliciter, commenter ou enrichir quelques notions, catégories ou principes d’analyse
théorique. Sociologie, économie, sciences juridiques et industrial relations theory sont ainsi
convoquées pour entreprendre un travail notionnel sur : régulation et règles, jeux d’acteurs,
transactions, faithful negotiation ou ordre public social.
51Enfin, une dernière partie – « Interactions et rapports collectifs » -poursuit ce travail réflexif. Elle
s’impose d’interroger certaines postures ou concepts sociologiques en les confrontant au réel des
rapports négociés, tels qu’observés ou pratiqués sur un bateau de combat, dans des entreprises
d’automobile ou de métallurgie, dans une confédération syndicale, etc.
52L’ouvrage se clôt sur la contribution de Yves Lichtenberger. En terminant son texte, l’auteur
souligne combien la réflexion à propos de la négociation, comme expression d’une conflictualité
coopérative et promesse d’échanges, est d’actualité. Telle est l’ambition de l’ouvrage : contribuer au
renouveau de l’attention savante envers une activité sociale « au cœur des évolutions sociales à
venir ». Ainsi, d’ici quelques années, pourrons-nous peut-être faire nôtre, pour le cas français, le
constat de Zartman à propos de la négociation, tel qu’énoncé en liminaire de cette introduction : un
champ d’études à part entière, une occasion de fructueux échanges interdisciplinaires, un appui aux
praticiens.
AUTEURS
Christian Thuderoz
Thuderoz Christian, INSA, Lyon
Du même auteur
Qu'est-ce que négocier ?, , 2010